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Full text of "Vingt années de Paris"

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VINGT ANNÉES DE PAfflS 



'. "ïtiU.^^ 



ANDRÉ GILL 



VINGT ANNEES 

DE PARIS 

AVEC UNE PItÉFACE 



ALPHONSE DAUDET 



PARIS 

C. HARPON ET E. FLAMMARION 

iDITBURS 
te. KDE RACIMI. PniS L'ODiaN 

1883 
Ton» droits réserïéB. 



PREFACE 



PRÉFACE 



•«AM^^^W^^^^WW^ 



Vingt ans de Paris I 

Quelle rumeur dans ces quatre 
motSy quelle houle remuante et gron- 
dante d^hommeSy de livres^ d'aventu- 
res et d'idées^ que d'amis perdus, de 
joies sombrées , d'engloutissements 



II PRÉFACE 

sans nom y effacés par le temps qui 
monte; et comme il faut qu'il ait la 
vie dure le souvenir qui tient debout 
sur ce cimetière d'épaves ! 

André Gill est pour moi un de ces 
souvenirs. 

Je Vai rencontré au bon moment ^ à 
Vheure fraîche des amitiés de jeu- 
nessCy quand la terre encore molle 
s'ouvre à toute semence ^ pour des 
moissons de tendresse et d'admira- 
tion. J'avais vingt^-trois ans, lui 
guère davantage. J'étais campagnard 
à l'époque, campagnard de banlieue, 
hirsute, velu^ chevelu, botté comme 
un tzigane, coiffé comme un tyrolien, 
logeant entre Clamart et Meudon, à 
la porte du bois. Nous vivions là qua^ 



PRÉFACE III 

tre ou cinq dans des payotes, Charles 
Bataille y Jean Duboys, Paul Arène, 
qui encore? On s'était réunis pour 
travailler, et Von travaillait surtout 
à courir les routes forestières, cher-- 
ch^nt des rimes fraîches et des 
champignons à gros pieds. 

Entre temps une bordée sur Paris, 
toute la bande. Chaque fois la nuit 
nous surprenait, après l'heure des 
trains et des carrioles, attardés av^x 
lumières des terrasses avant de nous 
lancer, bras dessus bras dessous et 
chantant des airs de Provence, dans 
le noir des mauvais chemins. On fai^ 
sait tous les cafés de poètes; et le 
pèleHnage finissait régulièrement au 
petit estaminet de Bobino, lequel 



IV PRÉFACE 

était alors V arche d' alliance de tout 
ce qui rimait, peignait , cabotinait 
au quartier Latin. Cest à Bobino'que 
fai fait la connaissance d'André 
Gill. 

Il déclamait debout sur une table, 

robuste et beau, les cheveux dans le 

gaz, au milieu d'un cercle de chopes. 

Sa voix de faubourg, un peu lourde, 

laissait tomber la Hme et déhanchait 

la phrase qu'il dessinait d'un coup de 

pouce, en rapin. Après des vers de 

lui, délicats et spirituels, il dit de la 

prose de moi, une fantaisie parue la 

veille dans un journal et qu'il avait 

apprise. On est sensible à ces choses 

quand on débute, et de cette soirée on 

fut amis. U abord de très près, puis 



* M * 



PRÉFACE 



<^^^^^^^^ M ^0ttttt0>mi*t>t*0t0>mtt0tm0»t*0»0t0*0^t0^^^^^^m 



avec des intermittences de rencon^ 
très, de grands espaces de silence, 
mais non d'oubli. 

Les années filèrent, nous entrai^ 
nant loin du carrefour ou nos vies 
s'étaient mêlées. La mienne après 
bien des cahots avait marché droit à 
son but sur des rails solides; la 
sienne continuait à s'égailler, à hue, 
à dia, brûlée à tous [les becs de gaz, 
acclamée sur les tables de café dont il 
ne sut jamais descendre. Il venait 
rarement chez moi, malgré mes ins-* 
tances et le plaisir qu'on avait à le 
voir. En face d'une femme distinguée, 
je le sentais mal à Vaise, gêné par la 
pensée de sa vie et de ses habitudes ; 
on avait beau l'encourager, sa verve 



-^ «-A 



VI PRÉFACE 

Tie dégelait pas^ il restait timide , trop 
poli, ne savait ni entrer ni s'en aller, 
mangeait loin de la table, et souf" 
frait d'ignorer, car il y avait en lui 
un singulier mélange de populacerie 
et de ra^nement, de sang rouge et de 
sang bleu. 

Je Vaimxiis mieux rue d'Enfer, 
dans le délabrement de son vaste ate^ 
lier meublé de deux chevalets et d'un 
trapèze. On était toujours sûr de trou- 
ver là un ramas de pauvres hères ^ des 
misères recueillies, de ces « âw^s de 
poche » comme il y en a dans Tour^ 
gueneff et dont les loques résignées 
fvmxiient silencieusement autour du 
poêle. Tout en causant, Gill travail- 
lait, ébauchait des toiles énormes 



PRÉFACE vn 

pour des cadres géants que son rêve 
dépassait encore. Blasé sur ses succès 
de dessin et las de V éternelle grimace 
des caricatures^ il avait V ambition 
d^être un grand peintre^ marquait sa 
place très haut, entre Vo lion et Courbet. 
Se trompait-il F... Je n'entends i*ien 
à la peinture et ne Vaims guère, — 
tant d'autres s'y connaissent et se 
pâment devant, par profession l — 
Mais il me semble qu'André Gill 
avait ainsi que Doré la palette noire 
des crayonneurs. Son osil pris et 
comme hypnotisé par la ligne restait 
fermé à la couleur. En tout cas, ceux 
qui ouvriront son livre plein de pages 
exquises, chaudes de vérité et de 
bonté, s'assureront que le caricatu^ 



Tin PRÉFACE 

Hste, tendre comme tous les grands 
railleurs^ était un poète et un écri" 
vain. 

Les dernières fois où je le vis^ il me 
paraissait triste et las, rebuté par la 
misère qu'il cachait fièrement. Tout 
à coup f appris qu'il était à Charen- 
ton, bouclé. Ceux qui vivaient plus 
près de lui ne s'étonnèrent pas, 
m'a-'t'On dit. Pour moi, ce fut une 
stupeur et une épouvante. Gill était le 
troisième de notre petite bande que 
la folie méprenait: Charles Bataille, 
Jean Duboys morts aux aliénés, près- 
que sous mes yeux. Le courage me 
manqua pour aller voir celui-là. Je 

■i 

me raisonnais, je m'enchaînais par 
des rendez-vous, que je manquai 



PRÉFACE IX 

tous, obsédé par Vidée fixe du mal qui 
frappait autour de moi. 

Un jour, en sortant, je heurte sur 
le palier quelqu'un sonnant à ma 
porte : 

« Tiens!... Gilll... » 

Gill, maigri, des cheveux blancs, 
m^is toujours beau, toujours son cor-- 
dial sourire de grand enfant sensuel 
et bon. 

« Je sors de Charenton... Je suis 
guéri... » 

Et Vôn descendit au Luxembourg. 
Comme il n'y avait plus de Bobino, on 
s'assit dans un petit café désert au 
milieu du jardin, à peu près à la 
place ou Von s'était connu. Il ne m'en 
voulait pas de n'être pas allé le voir. 



i 



PRÉFACE 

« Bah/... pour les visites qu'on me 
faisait/... fêtais une curiosité, une 
chronique... un but de promenade et 
de friture au bord de Veau. . . » 

Puis il me parla de la maison de 
fous, très sensé, très calme^ un peu 
trop convaincu seulement qu'il n'y 
avait pas un malade à Charenton, 
rien que des victimes. « On n'a pas 
idée des crimes qui se commettent 
dans cette boîte... Un beau livre à 
écrire. . . Si vous voulez, je vous don- 
nerai des notes... » Et pendant un^ . 
minute, la fixité de cet œil vert, sans 
pupille, m'inquiéta. Passant ensuite 
au motif qui l'amenait chez moi, il 
me demanda un titre et une préfax^e 
pour un [volume de souvenirs qu'il 



PRÉFACE XI 

allait publier. Je lui donnai son titre, 
— Vingt ans de Paris, — et lui promis 
les quelques lignes d'en-tête dont il 
croyait avoir besoin. Là-dessus nous 
nous séparions, sans phrases, sur 
une poignée de main qui ne mentait 
pas. 

a — A bientôt, Gill? 

« — Parbleu I » 

Trois jours après, on le ramassait 
sur une route de campagne, jeté en 
travers d'un tas de pierres ^ Vépov^ 
vante dans les yeux, la bouche ou- 
verte, le front vide, fou, refou. 

Il y a des mois de cela; et depuis 
des mois je cherche sa préface, je 
lutte pour U écrire contre le frisson qui 
me fait tomber la plume des mains. 



zii PRÉFACE 

Gill, mon ami, êtes-vous là ? M'en- 
tendez'vous ? Est-ce bien loin où vous 
êtes F... Je vous jure que f aurais 
voulu vous offrir quelque chose d'élo- 
quent, une page bonne comme vous, 
généreuse, artiste, lumineuse, comme 
votre chère mémoire, fai essayé, je 
n'ai pas pu. 

Alphonse Daudet. 




VINGT 

ANNÉES DE PARIS 



^^^^^t^^^^l^^f^^Sf^^t^^^^fS/>,/>if>if*^^**^f^^^f*yS/<^>J>^^^^^^^^^^^^f*^^^^^^^^^tf*^S^^J^J^^^^VkJ^ 



HISTOIRE D'UN MELON 




AR une belle matinée du mois 
d'août 1868, mon meilleur ami, 
celui qui partage exactement mes 
peines et mes joies, et, pour tout dire, mon 
linge aussi, était arrêté, à l'angle de la rue 
Vavin, en extase devant un melon. 

Une outre de jus, un boulet de lumière ! 
un vrai chef-d'œuvre de l'été qui, près de 



VINGT ANNÉES DE PARIS. 



là, dans sa. chaleur exagérée et suprême, 
commençait de rouillei* les feuillages du 
Luxembourg ! 

Il étalait, le fruit savoureux, son orgueil 
obèse au milieu de ses frères cantaloups, 
dans la paille dorée et rayonnante, rond 
conune un astre, ventru, vermeil, énorme 
et parfumé, la queue en. vrille comme un 
cochon, ballonnant au soleil sa sphère aux 
côtes rebondies, avec la majesté d'une cou- 
ronne d'empereur et la joie d'un turban de 
carnaval. 

Mon ami, sans doute, avait vu bien d'au- 
tres cucurbitacés au cours de sa carrière 
sans en être ému. Celui-là fut une révélation. 
Peut-être aussi faut-il aux melons, comme à 
certains musiciens, plusieurs « auditions » 
pour être compris. Alors, ce fut l'audition 
décisive ; car , après quelques instants de 
contemplation, mon meilleur ami pénétra 



HISTOIRE D'UN MELON. 3 

dans la boutique, y déposa, sur le comptoir, 
quelque menue monnaie, saisit l'objet de sa 
convoitise, et s'en fut radieux, par les rues, 
avec sa conquête. 

Il faut connaître le vertueux, riant, clair, 
calme quartier de l'Observatoire, pour com- 
prendre le plaisir infini de s'y promener 
avec un melon sous le bras. Je dis — avec 
un melon — parce que ce hors-d'œuvre 
(considéré par quelques-uns comme dessert) 
donne à celui qui le porte un air de bour- 
geoisie cossue, de citoyen qui « a de quoi », 
d'où il résulte, pour le promeneur, un cer- 
tain aplomb, une recrudescence d'aise et de 
nonchalance heureuse dans la marche. 
•' Mais, en résumé, le melon n'est pas indis- 
pensable. 

Mon ami se promena donc tranquillement, 

humant la brise tiède, flânant aux enseignes, 

' regardant les passants ; il se croisa peut-être 



4 vin;gt années; debparis. 

avec M. Littré, qui a le bon goût de demeurer 
par là, peut-être avec Michelet, son voisin, 
lequel vivait encore ; avec Sainte-Beuve, 
lancé au trot derrière une fillette... 

Puis, tout à coup, il se souvint que c'était 
mardi, qu'il avait à faire, comme chaque 
mardi, son dessin de la Lune; il s'élança 
vers son domicile. 

Maintenant que je crois être reconnu, je 
reprends mon pronom personnel : 

J'habitais alors la rue d'Assas, dans une 
maison en briques, un étage au-dessous du 
logement de Vallès, qui serait bien Thomme 
le plus tendre, le plus spirituel, le plus char- 
mant et éloquent du monde, n'était la manie, 
qui le tient, de ne se croire à l'aise que dans 
la fumée des batailles ou la gueulée des fau- 
bourgs. On allait de l'un chez l'autre; on 
avait de grands rires, des espoirs fous; le 
soir, à la fenêtre, au ciel pâlissant, on regar- 



HISTOIRE D'UN MELON. 5 

dait devant soi, à l'angle de la maison 
Lahure, un grand mur de lierre où venaient 
se coucher les oiseaux. C'était le bon temps... 
— Passons. 

J'arrivai, avec mon melon, pour le mo- 
ment du déjeuner. Nous nous trouvâmes 
trois, — peut-être quatre : la chanson des 
Fraises^ Mamzeir Thérèse^ avait déconsidéré 
le nombre trois. La table était dressée ; mon 
acquisition eut les honneurs de la séance ; et 
comme, entre soi, quand les nerfs sont dé- 
tendus on est aise quelquefois de se laisser 
aller à la simplicité de l'esprit, comme les 
grosses plaisanteries sont, alors, les plus 
goûtées, tout le chapelet dès niaiseries qui 
se peuvent dire, à propos d'un melon, fut 
égrené. 

En fin de compte, on tomba d'accord qu'il 
fallait publier son portrait. 

Le portrait du melon? Oui. — Dans le 



VINGT ANNEES DE PARIS. 

journal? Parfaitement. Puisque la censure 
interdisait tout, puisqu'on ne pouvait plus 
, rien risquer d'expressif, il fallait dessiner le 
melon. Gela ne voudrait rien dire. 

— Qu'importe ! 

Et je le fis. 

Les collectionneurs le retrouveront au 
n' 29 bis de la 1" année de F Éclipse. 

La Lune était rÉclipse alors, ayant été, 
quelques mois auparavant, contrainte à sV- 
clipser par la jurisprudence de l'Empire. 

Le dessin fut présenté, le lendemain, au 
ministère ; la Censure fut magnanime, l'au- 
torisation de paraître fut accordée. 

Mais, dès le surlendemain, nous recevions, 
au bureau de la publication, Tordre de com- 
paraître devant un juge d'instruction dont le 
nom m'échappe, — grand dommage ! La 
nouvelle de cette poursuite fit scandale. 

Il se trouva, juste, dans toute la presse, un 



HISTOIRE D'UN MELON. 

seul être, depuis àme-damnée de Villemes- 
saat, pour ne pas nous défendre. 

Nous étions accusés d'obscénité ! 

C'était raide ! On en parla liuit jours ; et la 
fortune du dessin courut Paris, renforcée des 
mille quolibets de la foule, qui a sa façon de 
légiférer, elle aussi. 

Comme le croquis ne représentait per- 
sonne, il fut facile d'en appliquer l'intention 
à tout le monde, et chacun de son côté le fit 
pour « sa bête noire » . 

Rochefort, dans une de ses Lanternes^ y 
veut reconnaître Delesvaux, ce président de 
la 6' chambre, qui, après s'être concilié les 
faveurs de la cour par une série d'arrêts 
iniques, s'est ^enfin rendu bonne justice en 
se crevant d'excès. 

M. Francisque Sarcey fit un bon article 
indigné et gaulois dont je le remercie en- 
core. Et la poursuite fut abandonnée. 



SMC 



8 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

Voici comment : 

Au jour iadiqué par rassignation, je me 
rendis chez le juge. Nous comptions bien sur 
le procès. N'avais-je pas déjà retenu, chez 
un fruitier, un autre melon que -je devais 
présenter au tribunal, en arguant de mon 
innocence par la sienne? 

Gela, peut-être, eût été joyeux. Il n'em- 
pêche, qu'à l'exemple de ce juste atterré sous 
l'accusation d'avoir volé les tours de Notre- 
Dame, j'étais mal à l'aise en grimpant 
les rigides escaliers de pierre et en enfi- 
lant les couloirs bourrus du Palais de Jus- 

* 

tice. 

On me fit entrer, asseoir même dans le 
cabinet aux soupçons. Le greffier poussié- 
reux, raccorni, se tenait prêt à écrire. Le juge 
dont j'oublie le nom, l'homme de loi, le roi 
de pique, celui qu'on appelle David chez les 
tireuses de cartes, une tête pointue, l'œil 



HISTOIRE D'UN MELON. 9 

louche, figure biseautée, m'observait de 
coin : il m'interrogea tout à couj) : 

— Vous vous reconnaissez Tauteur d'un 
dessin représentant un melon, auquel il man- 
que une tranche fuyant devant un crayon, et 
intitulé : M. X, deux points ? 

Vous entendez, lecteurs? X deux points, 
c'est-à-dire : X..., trois lettres, si l'on veut. 

Deux points, trois points, je n'y saisissais 
nulle malice, et je ne sais pourquoi je répon- 
dis, pris d'un subit et providentiel souci de 
la minutieuse exactitude : 

r- Non, monsieur : X, trois points. 

— Bah ! ût le magistrat. 

Il reprit le journal, regarda. 

— C'est vrai, dit-il; vous pouvez vous 
retirer. 

L'instruction était abandonnée ; Thémis, 
désarmée ! 
Comprenez -vous ? Moi, j'ai longtemps 



10 



VINGT ANNEES DE PARIS. 



cherché. — Accusation d'obscénité ? — A 
force de m'exercer à voir de rœil du juris- 
consulte de cette époque, à entrer, comme 
on dit, oc dans la peau du bonhomme », j'ai 
fini par supposer vaguement ! 
Mais cela est tout à fait impossible à dire. 




LE MUSEE DU LUXEMBOURG 



^^ww^MMw» 




N parlait l'autre jour de suppri- 
mer le musée du Luxembourg, 
d'en bouleverser les salles et d'eii 
arracher les tableaux, pour je ne sais quel 
aménagement sénatorial. Bon Dieu! Mes- 
sieurs les sénateurs exigent-ils tant d'espace? 
Pour podagres et impotents que je les sup- 
pose, la plupart, il me reste néanmoins un 
vague espoir qu'on ne va pas installer un lit 
à baldaquin et machiné pour les infirmités 
de chacun d'eux. 
Le Sénat, dont l'existence ne reposeguère 



12 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

que sur un pilotis de bâtons dans les roues 
de la République, voudra bien, pour cette 
fois, j'imagine, serrer ses augustes coudes 
et laisser vivre le Conservatoire de notre art 
moderne, le lieu d'étude et d'émulation de 
la jeune génération, statuaire et peintre, le 
musée du Luxembourg, une des grâces de 
la Rive Gauche. 

Aisément je calcule de combien peu d'im- 
portance est mon impression personnelle , 
pour la chose publique ; mais je ne saurais, 
sans protester au nom de mes souvenirs, 
laisser consommer le sacrifice. 

Du plus loin que je regarde en arrière, je 
vois mon grand-père me tenant par la main, 
tout petit enfant, bizarrement fagoté' d'une 
pèlerine à carreaux rouges, d'une casquette 
à gland, et me traînant à travers les galeries, 
où son goût quelque peu suranné l'arrêtait 
en extase devant les tartines beurrées et 



LE MUSÉE DU LUXEiMBOURG. 13 

confi tarées des sous-éièves de David, les 
Lancrenon, les Mauzaisse, les Delorme; 
Alphée et Aréthtise^ le fleuve Scamandre^ 
Hector reprochant à Paris sa lâcheté, puis 
encore devant les « navets » sculptés de 
MM. Bra et Brun. 

Un peu plus tard, dès que j'avais un ins- 
tant la libre disposition de mon jeune indi- 
vidu, j'y courais tout seul, à ce Musée qui 
m'enchantait. Je grimpais, timide, l'escalier 
de pierre ; et souvent, le gardien-chef m'in- 
terdisait l'entrée. Alors je restais, le cœur 
gros, sur le palier, jusqu'à ce qu'un copiste, 
arrivant à son tour, me prit, souriant, par la 
main, et m'introduisît^ sous le couvert de 
son autorité. 

Qu'on m'excuse de parler tendrement de 
mon enfance. Il me paraît que ce bambin 
de huit ans, amoureux d'art, qu'une grande 
bête de gardien épouvante et fait reculer sur 



14 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

le seuil d'un musée public, est un tableau 
qui pourrait tenter la plume ou le crayon. 

Plus tard encore, ainsi que tous les élèves 
des Beaux- Arts, j'ai fait là quelques ébauches 
de copies, dans le silence religieux du jour 
calme tombant en nappes égales des grandes 
baies du cintre ; avec la joie des croisées ou- 
vertes au bout des salles sur les frondai- 
sons ensoleillées du jardin, le sable d'or des 
allées, le rire et les jeux des enfants aux 
jambes nues, aux costumes bariolés^ 

Enfin, plus récemment, après que la 
guerre, proscrivant les tableaux, transfor- 
mant en ambulance la galerie, en eut long- 
temps suspendu, sur des lits de mourants, 
les cadres vides, je l'ai ressuscité, ce musée 
du Luxembourg. 

Et, tout à l'heure, en feuilletant le carnet 
de cette année-là — 1871 — n'ai-je pas re*- 
trouvé des rimes fanées ? 



LE MUSÉE DU LUXEMBOURG. 15 

O cher temps envolé I — Quand, la grille fermée, 

Nous allions, tous les deux dans l'ombre parfumée, 

Seuls maîtres des lilas; le doux silence... Rien 

Que ma voix qui fredonne un menuet ancien 

Et votre jeune rire égrené sous les arbres. 

Nous allions, épelant, sur la blancheur des marbres. 

Le nom de quelque reine au profil solennel, 

Ou choisissant parfois un astre dans le ciel, 

Et puis très curieux, ramenant de la nue 

Nos regards, de trouver Tétoile devenue 

Perle dans l'eau, parmi les duvets d*argent fin 

Que les cygnes secouent sur Tonde du bassin. 

T'en souviens-tu ? — C'était dix temps de la Commune. 

On voit que j'étends à ma jeunesse la fa- 
veur réclamée pour mon enfance ; il faut 
passer quelque chose à un homme dont les 
cheveux commencent à grisonner, et dont 
le cœur se tourne déjà vers le passé. 

Oui, le plaisir de parcourir le soir, après 
la retraite, le jardin paisible, débarrassé de 
la foule, c'était l'immunité de fonctions qui 
ont failli me coûter cher. Un groupe d'artis- 
tes, fidèles à Paris malgré le danger, sou* 
cieux de ses trésors artistiques, m'avait 



16 VINGT ANNEES DE PARIS. 

confié le soin de reconstituer lé musée du 
Luxembourg, et de le garder. 

Au reste je n'y ai point fait que de mé- 
chants vers, et, tandis que je me tiens par la 
main , j 'aurai l'honneur de présenter au maître 
idéologue-peintre Ghenavard le citoyen qui 
donna l'accès des galeries à sa Divine Comé- 
die, aux trois portraits restauration de M. In- 
gres, aux Armures et aux Poissons de Vollon, 
à tant d'autres toiles méritantes, abandon- 
nées jusqu'alors aux rats des greniers impé- 
riaux. 

Quand f arrivai sur le lieu de ma commis- 
sion, le palais de Marie de Médicis était dé- 
sert, dévasté; les appartements démeublés 
offraient, béantes aux regards, leurs solitudes 
grises de poussière. Quant au Muséç, plus 
Un tableau, plus un buste, je l'ait dit. L'am- 
bulance était déménagée depuis longtemps; 
vide absolu. Les araignées filaient à l'aise. 



LE MUSÉE DU LUXEMBOURG. 17 

Au rez-de-chaussée, dans l'aile de bâti- 
ment qui contient aujourd'hui la sculpture, 
les gardiens familiers avaient imaginé, con- 
struitjConsolidé maintesbicoquesen planches, 
très propices à leur agrément domestique : 
un parfum de saucisses, de pommes de terre 
frites, circulait sous les voûtes : des tuyaux 
noirs de cuisine s'enfonçaleat dans les pilas^ 
très corinthiens ; c'était joli tout & fait I La 
nourriture substantielle primant Tintellec- 
tuelle; le venlre à la place du cerveau; com«- 
ble du naturalisme ! 

Il est vrai qu'un des fauteurs^ houspillé 
pour cette débauche de popotte^ me répon< 
dit : a Oh I je ne fais la mienne qu'à Thuile I » 

On m'avait revêtu des « pouvoirs les plus 
complets x> pour me substituer au conserva- 
teur officiel, M. de Tournemine. Je devais le 
remplacer partout, dans sa charge et dans 

ses appartements. Quand je lui rendis visite, 

2 



18 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

et m'expliquai, il pâlit dans son fauteuil. 
Moi, j'étais debout, et je lui dis : 

— Tranquillisez- vous, monsieur; je passe 
et ne suis pas gênant; ne dérangez rien à 
vos affaires ; il n'y a ici qu'un travailleur de 
plus qui vient vous aider. 

Et alors, nous travaillâmes. Le bataillon 
des gardiens lava, frotta, épousseta ; les ca- 
dres enchâssèrent de nouveau leurs toiles, 
et la bonne odeur du vernis du Musée chassa 
les émanations pharmaceutiques de l'ambu- 
lance. 

Tous les jours, avec un camarade que m'a- 
vait adjoint la commission, un statuaire 

dont les statues sont rares, — tes statues sont 
rares, mon vieux Jean! — tous les jours 
nous allions explorer les hangars, les gre- 
niers du Louvre et du palais de l'Industrie, 
rapportant de nos investigations les mar- 
bres, les toiles qui pouvaient enrichir visi- 



LE MUSÉE DU LUXEMBOURG. 19 

blement la collection publique. C'est ainsi 
qu'un merveilleux paysage de Courbet : Sous 
BoiSy est entré au Luxembourg. Il est vrai 
qu'on l'en a fait ressortir depuis, afin de 
l'envoyer à l'impératrice. Pourquoi? je me le 
demande. Nous poussâmes la coquetterie 
jusqu'à rapporter, un jour, un paysage de 
M. de Tournemine lui-même. En dehors de 
ses attributions de conservateur, M. de Tour- 
nemine avait la spécialité des éléphants 
peints sur ciels orange. 

Une galerie de bois, construite sur le dou- 
ble pont qui relie les ailes du palais faisant 
face à la rue de Tournon, fournit l'em- 
placement nécessaire au regain de collec- 
tion. 

Enfin le musée de sculpture, supprimé 
depuis des années, fut réinstallé sous les 
arceaux du rez-de-chaussée. Il y est encore. 

Les journées de Mai arrivèrent avec la fin 



ÎO VINGT ANNEES DE PARIS. 

de nos travaux. Je me rappelle mon dernier 
jour de présence. 

I^es gardiens, massés en un coin de la 
galerie principale, se croisaient les bras. Je 
les priai de continuer leur besogne qui était 
d'accrocher des tableaux. 

^ £b ! monsieur, s'écria TuO) ou se bat à 
cinq cents pas d'ici I 

~ Ëh blenl accrochons pour les vala^* 
queurs. 

Mf de Tournemine, qui survenait, fut de 
mon avis .* on se remit à l'ouvrage, C'était 
le mardi ou le mercredi. 

Vers quatre heures, le bruit de bataille du 
dehors approchant, vers quatre heures, -— 
ici je ne puis m'empècher de sourire, — il 
me vint une vague idée que, peut-être, j'a- 
vais tournure de héros : Impavidum 1 

II faut que je l'avoue : un diable est en 
moi qui me pousse à cambrer la taille dans 



L£ MUSÉE DU LUXEMBOURG. ^i 

les situations tendues. Nombre de timides, à 
ma façon, que je connais, ont au corps un 
diable pareil, et mourant d'effroi de paraître 
gauches, développent, aux instants délicats, 
les attitudes monumentales et harmonieuses 
des marbres grecs. Ils en tirent le juste bé- 
néfice; toute la vie, on les appelle : poseurs. 
Je fis donc trois pas vers le groupe des 
gardiens, et, tirant de ma poche une pièce 
de cinq francs, des deux qui composaient 
mon avoir, — voyez l'opulence! — je la leur 
offris en disant : 

— Citoyens, nous ne nous reverrons plus 
sans doute ; acceptez ceci pour boire à la 
santé de la République. 

C'était ridicule probablement. Il n'en pa- 
rut pas ainsi. Et M. de Tournemine, me 
serrant très cordialement la main, m'aflBrma 
« qu'il garderait, quoi qu'il arrivât, le souve- 
nir d'avoir vécu quelque temps en compa- 



22 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

gnie d'un parfait gentilhomme. » — Je cite 
le texte. 

Et je partis ; je ne l'ai point revu. Un fan- 
taisiste quelconque a , depuis , voulu faire 
entendre qu'avant de mourir, M. de Tourne- 
mine se serait plaint de tourments endurés 
pendant la Commune. Gela n'est pas vrai ; 
M. de Tournemine n'a pas menti. 

Je reviens à mon vœu. On m'a demandé 
mes notes personnelles; je les dgnne béné- 
volement, sans m'inquiéter fort de l'intérêt 
qu'elles peuvent avoir; mais ce qui est, à • 
coup sûr, intéressant, c'est la conservation 
du musée du Luxembourg et son maintien à 
la place qu'il occupe, dans le quartier des 
Écoles de l'Avenir. 

On a proposé de le transporter sur l'autre 
rive ; jamais ! Il me paraît aussi nécessaire 
au début, au développement des esprits, que 



LE MUSÉq Dq^LUXEMBOURG. 13 

les Écoles de droit ou de médecine, étant 
lui-même un foyer d'étude et d'espérance, 
une oasis pour le rêve aux jours de lutte ou 
de sonibre hiver. Et si les « jeunes » man- 
quent à cette heure de générosité, de sève, 
d'élan : s'ils s'attardent aux brasseries, s'é- 
puisent en des plaisirs énervants, n'en pour- 
rait-on attribuer quelque peu la cause à cette 
dévastation progressive du champ de leur 
éducation ? 

Pour ne parler que du Luxembourg, n'est- 
ce pas assez que la guerre en ait fait à peu 
près chauve le jardin ? N'est-ce pas trop que 
l'Empire, en sa fièvre de spéculation, en ait 
détruit sa poésie, la Pépinière, ce coin de 
paradis des rêveurs, aux méandres parfu- 
més, aux parterres encombrés du fouillis des 
roses, où le printemps, chaque année, ra- 
menait les fronts studieux à l'ombre des lilas 
nouveaux ? Héritage embaumé et charmant, 



VINCT AjNNÉES D^E V\kkl5. 



sacré par l'étude et l'amour des atnés, qu'es- 
tu devenu ? 

La génération nouvelle n'est-elle pas as- 
sez dépossédée? Faut-il qu'on lui enlève en- 
core l'échaotillon d'art, le coin de récréa- 
tion qui lui reste ? 

Holà ! Jeunesse, on te dépouille. Défends 
ton ïlusée. 



JULES VALLES 



«M^V^/WV^X 



C'est bien là ma mine bourrue, 
Oui, dans un salon ferait peur. 
Mais qui, peut-être, dans la rue, 
Flairait à la foule en fureur, 
e suis l'ami du pauyro hère 
Qui, dans l'ombre, a faim, froid, sommeil, 
Gomment, artiste, as-tu pu faire 
Mon portrait avec du soleil? 
Jules Vallès, au bas de sa photographie. 




N voilà un que j'aime de tout 
mon cœur, et que je vais désoler 
en disant le bien que je pense 

de lui. 
La vérité avant tout : Vallès a le caractère 

le plus jeune, le plus gai, le plus émerveillé 



«6 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

que je connaisse. Ajoutez à cela une santé 
inébranlable. Il se battrait, peut-être encore, 
avec acharnement, pour le sourire en cou- 
lisse d'une danseuse de corde ; et, pour ma 
part, je Ten félicite. Mais lui, n'aime pas 
qu'on le sache. 

Avec sa chevelure hérissée et rebelle, sa 
barbe bourrue et retroussée, — barbe et che- 
veux blancs aujourd'hui, luisants et noirs, 
jadis, comme charbon de terre, — avec ses 
yeux hardis, ronds sous les rudes sourcils, 
son nez coupé court, retroussé, aux narines 
de dogue ou de Socrate, les trente-deux 
dents étincelantes rangées sous le pli dédai- 
gneux et amer de sa lèvre, avec tout son 
masque heurté, aux plans durs, qui semble 
avoir été martelé par quelque tailleur de fer, 
en son pays d'Auvergne ; avec, surtout, sa 
voix de cuivre, amoureuse de tempête, et le 
rovdis farouche de son allure, il s'est fait, 



J 



JULES VALLÈS. 27 

autrefois, une renommée de casse-cou, 
d'exalté violent, dur à cuir. 

C'est son premier succès, son succès de 
jeunesse ; il y tient. 

Et, soigneusement toujours, il a défendu, 
de la retouche et de l'altération, cette extra- 
vagante contrefaçon de sa propre physiono- 
mie, où, depuis vingt ans, le public le voit 
grinçant de la mâchoire, et rageusement 
campé devant la société. 

Moi-môme, pour complaire à sa manie 
bien plus qu'à mon sentiment, ne l'ai-je pas 
caricaturé en chien crotté, lugubre, traî- 
nant, à la queue, une casserole bossuée et 
retentissante ? 






— J'ai un cou d'athlète, un cou d'Auver- 
gnat, répétait-il souvent; les gens qui ont, 
comme moi, un cou de taureau... 



28 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

Je regardai, un jour, ce cou fameux, et, 
saisi de franchise : 

— Vous avez un petit cou, lui dis-je. 

Il y eut un silence de quelques secondes ; 
puis Vallès répondit : 

— Oui, j'ai un petit cou ! 

Mais j'avais vu flamber son regard : il était 
vexé. 

Tout le faible de Vallès est là. 

Pour ma part, j'aime en lui jusqu'à cet 
enfantillage persistant de son héroïque désir, 
lequel ne peut s'accommoder, pour enve- 
loppe, de la taille modeste et de la muscu- 
lature moins terrifiante que frêle qui lui sont 
dévolues. 

Quand je le rencontrai pour la première 
fois, il fendait l'espace, en compagnie de 
Daniel Lévy, son associé d'une heure : se- 
couant une canne énorme, il arpentait le 
boulevard Montmartre; les pans d'une re- 



JULES VALLËS. 89 

dingote, allongée démesurément sur com- 
mande, flottaient derrière lui ; un chapeau 
vertigineux, élancé de sa tête, menaçait le 
ciel... 

— Il est un peu ^aut, lui dis-je. 

— Jamais trop haut, me cria-t-il, jamais ! 
pour un Ghapeau d'ambitieux. 

A cette époque, il avait déjà fait lesBéfrao- 
(aireSi oe chef-d'œuvre de style, d'ironie et 
de sensibilité, Il venait de terminer, à VÊvé» 
nementy une série d'articles émus, intimes, 
de souvenirs, de paysages, dont les merveii- . 
leuses qualités de nature, de parfum, de goût 
et d'élévation s'étaient trouvées peu acces- 
sibles au public des journaux, et avaient dû . 
s'interrompre pour céder la place aux chro* 
niques boulevardières. 

Ces miettes d'un art sans précédent jus- 
qu'alors ont été recueillies et publiées sous 
ce titre : la Rue^ en un volume devenu in- 



30 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

trouvable, et dont je regrette fort qu'on n'ait 
point fait de nouvelles éditions. 

Les favorisés qui en possèdent un exem- 
plaire savent de quelle manière exquise et 
pénétrante cet orageux Vallès entend et fait 
entendre la chanson des bois, des champs, 
Mai^ la Lessive^ la Rue de province^ les grands 
peupliers droits à l'entrée de son village ! . . . 

J'avais dévoré le livre ; je rencontrai 
l'auteur : . son aspect, rébarbatif à d'autres, 
m'apparaissait absolument joyeux et sédui- 
sant. 

Je me sentis invinciblement poussé vers 
lui, comme je l'avais été, quelques jours 
auparavant, vers Alphonse Daudet, quand 
celui-ci m'était apparu au café de Bobine, 
jeune, radieux, tout poudré de la farine par- 
fumée de son Moulin. 

Impressions lointaines qui me sont restées 
fidèles. Ces deux artistes, ces deux hommes, 



JULES VALLÈS. 31 

si différents, sont demeurés pour moi l'objet 
d'une égale et tendre admiration. 






Vallès vint loger, rue d'Assas, en la mai- 
son de briques dont j'ai parlé déjà, où se 
sont écoulées les heures de ma vie les meil- 
leures; c'est là que j'ai pu apprécier ce 
poète, ce rêveur sensible et vaillant, avec sa 
belle verve éternelle, son intarissable gaieté. 

Pour la première fois, en ce moment, pa- 
raissait la Rue^ son journal, qu'il a refait et 
refera, toujours sous ce titre : la Rue^ qui 
lui est cher : — une feuille fantaisiste plus 
fournie d'audace et d'humour que de numé- 
raire. Aussi bien la cuisine en était-elle 
curieuse à observer, chez Gadart d'abord, 
dans les salles d'exposition ; plus tard, rue 
Drouot, dans le fond d'une arrière-boutique 
abandonnée. 



32 VINGT ANNEES DE PARIS. 

C'était une vaste table en bois blanc, où 
traînaient, pêle-mêle, manuscrits et cornets 
de friteSy aliments confondus de l'esprit et 
du corps, quelques chaises dépaillées, nom? 

bre de cannes, deux ou trois placards vio- 

» 

lents, piqués d'épingles au mur; et, debout, 
scandant ses éloquences du poing, Yallès^ 
déclamant, ricanant, dictant ses articlesi 
chauffaat ses collaborateurs, distribuant la 
besogne, corrigeant les épreuves. ~ Une 
activité furieuse et jamais lassée; des feux 
d^artiflce de saillies, de paradoxes, des fusées 
de blague, des pétards d^indignation , des 
chandelles romaines d'enthousiasme; et tou- 
jours du talent, une grande forme hardie, 
latine, bien moderne cependant, lyrique... 
et, j'ajoute pour l'agacer, romantique. 

On rencontrait là des compagnons dont 
les noms, accouplés, jurent à cette heure : 

Maroteau et Magnard, Francis Enne, Albert 



J 



'-^■' 



ilLES VALLÈS. 33 

Brun, Puissant, Pipe-en-bois, Bellanger et 
d'autres. 

Dans les après-midi de repos, rares d'ail- 
leurs, on partait en expédition pour quelque 
campagne extra murosy à Belleville ou Gha- 
renton, le plus souvent aux mornes plaines 
chauves de la Glacière, le long du cours 
sinueux et savonneux de la Bièvre. Je vois 
encore mon ami, son geste découpé sur le 
ciel ; j'entends sa voix, la brise qui, au-dessus 
de nos tètes, faisait fâcher les feuilles, le 
petit bruit doux et triste de la rivière. 

On allait ainsi jusqu'à T humble auberge 
où sont la table verte au plein air, le vin 
bleu. — Avancez les lamentaUes l — On invi- 
tait un pauvre. 

Puis la Rue offusqua l'Empire; elle fut 
étranglée. Et, vers le même temps, Vallès 
alla percher plus bas dans Paris, rue de Tour* 
noH) un étage au-dessous de cet aventureux 

3 



34 VINGT ANNEES DE PARIS. 

et charmant illuminé, le capitaine Lambert, 
qui, certainement, aurait franchi le pôle, 
comme il l'avait promis, si la destinée, brus- 
quement, ne Teûl couché, criblé de balles, 
dans une capote de simple soldat, devant les 
murs tragiques de Buzenval. 

Mes relations avec Vallès devinrent plus 
rares; je le rencontrai moins souvent. Il était 
tout entier repris par ses préoccupations po- 
litiques, lesquelles m'ont toujours navré. 

Il me convient, toutefois, de rappeler ici le 
grotesque soupçon qu'on a voulu faire peser 
sur sa vie, à ce moment. Le mot de police a 
étéprononcé: agent provocateur, a-t-on dit, 
je crois. Pour qui connaît, de Vallès, la hau- 
taine inflexibilité du caractère, c'était une 
accusation absurde, à ce point que je n'en ai 
jamais voulu connaître la teneur précise. 



JULES; VALLÈS. 35 

A présent, je le perds de vue presque com- 
plètement jusqu'au siège, où je le retrouve 
commandant un bataillon de Ménilmontant, 
qu'il menait jouer au bouchon, comme les 
autres, sur le glacis. J'allai voir ses galons et 
son sabre. 

Mais ce harnachement platonique l'en- 
nuyait probablement; il rêvait mieux; car, 
au 31 octobre, il est cassé, poursuivi. Bientôt 
je le vois revenir, par les rues encombrées 
de neige, effacées dans l'ouate brumeuse du 
ciel d'hiver, que refoule, sans cesse, le canon 
prussien . 

Des soirs, en cachette, il vient partager sa 
bûche de bois et son pain de paille en mon 
logis. 

Que de fois encore, là, du coin de la che- 
minée maussade, il nous emporte, oublieux, 
sur l'aile de sa parole ardente, imagée, au 



36 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

delà des remparts, de l'enaeini, de la saison, 
de l'angoisse, en des lointains verdoyants, 
fleuris de ses souvenirs î 

Cependant, les jours terribles se suivent. 
On meurt de faim, on meurt de froid; on- ne 
se plaint pas. Mais la lutte est terminée : 
vaine espérance, adieu ! Voici l'armistice, la 
honte, — ô douleur ! 

Et voici la Commune 1 






Il ne m'appartient pas de préciser le rôle 
que Vallès a joué dans cette folie effrayante» 
Je m'en suis peu soucié. 

On m'a dit qu'après l'affaire de Châtillouj 
la mort de Duval, il avait protégé de la foule> 
sauvé les gendarmes qu'on ramenait prison^- 
niers. Je sais qu'il a été condamné^ surtout 
pour Une phrase qu'il n'a ni conseillée ni 
écrite; puis encore, une farce au ministère 



iULES VALLÈS. 37 

de l'instruction publique, où il décréta, pour 
rire : 

AtU !•'. — M orthographe est abolie. 

Je n'en sais pas plus long. Je ne le vis 
qu'une fois en ces temps funestes : 

Il marchait dans les rangs, un rouleau de 
papier sous le bras, derrière la manifesta- 
tion, en cortège, des francs-maçons, cha- 
marrés de symboles, qui s'en allaient parle- 
menter, du côté de Versailles. 

— Et vous? lui dis-je en m'approchant, 
vous n'avez donc pas une écharpe rouge ? 

— Ne m'en parlez pas; je n'ose la met- 
tre, elle me donne l'air d'un singe. — Elle 
est là. 

— Sous votre bras? dans ce papier? 

— Oui ; comme un homard ! 






Vallès est, depuis neuf ans, sur la terre 



38 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

d'exil. Sa tête est blanche. Toujours vigou- 
reux et vert, son robuste talent inscrit, par- 
fois, dans nos journaux, sa mgirque léonine. 
Faut-il révéler le secret de Polichinelle, 
dire que c'est lui-même qui signe Jacques 
Vingtras ? 

Il vit de plus en plus seul, regardant les 
autres, tour à tour, reprendre ie chemin de 
la Patrie. A Londres, le plus souvent; par 
échappées, à Bruxelles, qui lui rappelle mieux 
Paris, il reçoit la visite d'une amie qui, aux 
jours d'effroyable danger, l'a suivi partout, 
l'exhortant, le conjurant de vivre, voulant le 
sauvegarder ; — mais je m'arrête, craignant 
d'effleurer la délicatesse d'une modestie 
héroïque, de manquer, par la moindre indis- 
crétion, au profond respect que j'éprouve 

devant cette noble figure du dévouement. 

• 

Quant aux capacités politiques de Vallès, 



JULES VALLf.S. :)9 

je les igQore. Elle ne sauraient prévaloir, 
à mes yeux, sur sa gloire littéraire. Je le 
voudrais ici, tout simplement, faisant ce 
qu'il peut faire, étant ce qu'il doit être, ce 
que Philarète Chasles, rouvrant son cours, 
après les journées de Mai, n'a pas craint de 
proclamer en pleine chaire de littérature : 
■ Un des maîtres de la langue française ! » 




FEU LE B(BUF-GRAS 



>V^\M«%M«\«^ 




UE vont devenir les ambilieux, à 
cette heure où il n'y a plus de 
bœuf-gras? Car Monselet Ta dit : 

Et l*on n*a pas été grand*chose 
Quand on n*a pas été bœaf-^ras. 

Il est vrai que par la cherté des vivres qui 
se payent, et la froidure des temps qui cou- 
rent, une des sept vaches maigres du Pha- 
raon symboliserait mieux la situation. C'est 
égal : on peut regretter le bœuf-gras. Il était 
un prétexte à la joie, une tradition gauloise, 
un divertissement de « haulte graisse », écla- 



42 VINGT ANNEES DE PARIS. 

tant et sonore, chassant l'ennui devant ses 
paillons et ses fanfares, un Qxutoire à la 
glaudissante furie populaire; et, n'en dé- 
plaise aux Spartiates modernes, je crois que 
la santé des peuples, comme celle des hom- 
mes, ne va guère sans rire. 

Au reste, ce que j'en dis n'est pas pour 
exprimer un souci personnel. Le bœuf-gras 
légendaire m'a comblé pour ma part. J'en ai 
eu tout mon compte ; mieux encore ; je l'ai 
été. 

Adsum! Ami des bœufs-gras, bœuf-gras 
moi-même. Je le fus en 1866 ou 67; con- 
sultez les archives du Carnaval. Je n'en 
conclurai point, selon Je mot du plus ai- 
mable des lettrés, que cette prérogative ait 
le moins du monde « agrandi ma chose »• 
On le verra tout à l'heure ! 

En dehors du lustre, au moins momen- 
tané, requis des prétendants, l'honneur 



FEU LE BCEUF-GRAS. 43 

d'être bœuf-gras ne vous arrive pas tout 
décerné daqs le gilet C'est comme la croix 
d'honneur, cela se demande; et François 
Polo, fondateur de la Ltmey l'avait demandé 
pour son journal qui, je pense, était un peu 
moi-même. Ayant obtenu ce comble de fa- 
veur, il me pria de choisir mon bœuf, et 
j'allai voir l'acquéreur. 

L'acquéreur des bœufs-gras, cette année- 
là, c'était Fléchelle, Achille Fléchelle, « le 
bouillant Achille », comme il dit lui-même, 
aujourd'hui retiré des affaires, ex-boucher 
de l'empereur. 

Les habitués du café des Bouffes l'ont 
connu. Dans ces derniers temps, il aimait 
peu parler de politique ; mais fidèle à son 
client déboulonné, quand Daubray lui lan- 
çait des pointes, il se contentait de grogner, 
moitié figue, moitié raisin, avec un rire en- 
trelardé : 



M VINGT ANNÉES DE PARIS, 

— L'empereur, c'est mon ami; eh! là- 
bas, petit, faut pas le débiner !... sans ça... 
pfwittt! ah ! chaleur!... 

Et son bras court et gros, fendant l'es- 
pace, entaillait un gigot imaginaire. 

Au demeurant, jovial et bon enfant; trin- 
quant à la ronde. 

La surveille des jours gras, j'allai donc 
voir Fléchelle ; et, en arrivant à l'angle du 
carrefour Gaillon, où prospérait son com- 
merce, je vis un tableau rutilant de couleur, 
quipourrait s'intituler : Madame la Bouchère^ 
et que je recommande aux réalistes : 

Une très jolie femme, adorablement vêtue 
de soie et de velours aux tons chatoyants et 
clairs, franchissait le seuil de la boutique 
encadré de viandes. Autour de son chapeau 
léger où flottait une plume, et de sa mante 
aux reflets mordorés, se découpaient les gi- 
gantesques moitiés de bœufs entremêlant à 



FEU LE BCEUF-GRAS. 45 

la pourpre de leur chair de larges bandes de 
gras jaune. Ce qu'il aurait fallu, pour peindre 
cela, de tubes de blanc d'argent, de laque, ^ 
de garance et de cadmium, est réjouissant à 
calculer. 

C'était M"« Fléchelle qui partait chez le 
maréchal Vaillant, pour y arrêter, sous son 
approbation, l'itinéraire du cortège des 
bœufs-gras. 

Je m'efiaçai devant elle, puis, à mon tour, 
franchis la porte de beefsteacks, et pénétrai 
dans le charnier où je trouvai le patron offi- 
ciant lui-même, en grand tablier blanc, le 
CI fusil D au poing. 

Gomme tous les fournisseurs des Tuile* 
ries, en ce temps, Fléchellej tête à ronfla^ 
guettes^ à barbiche, à moustaches^ faisait sed 
efforts pour copier le masque impérial ; je 
dois à la vérité de dire qu'il était mieux i 
l'oôil plus vif, le teint plus clair* 



46 VINGT ANNÉES DE PARi;^. 

Il me reçut avec de vigoureuses démon- 
strations de belle humeur, et me donna 
l'adresse de ses bœufs, pour y aller faire 
mon choix : — au Jardin d'acclimata- 
tion. 

Ce fut l'affaire d'un fiacre. 

Au retour, comme je lui dénonçais ma 
préférence pour un vaste animal aiix puis- 
santes cornes, dont le blanc pelage me pa- 
raissait en harmonie avec le titre du journal : 
la Lune ^.\q maître boucher fut pris, dans 
son antre, d'une allégresse infinie; il bon- 
dissait, exalté, parmi les entrecôtes, ne ces- 
sant de s'écrier: 

— Ah ! il a le nez creux, le jeune homme!... 
il a mis dans le joint, dites donc?... c'est le 
plus beau bceûce!,,, il a mis dans le joint... 
du premier coup, là : pfwitt!... un boeûce de 
dix-huit cents... ah! chaleur!... 
. En effet, c'était le plus beau bœuf des 



FEU LE.BCBUF-GRAS. 47 

cinq; il venait premier dans le défilé, et ce 
fut lui qui s'appela : la Lune. 

Or, le dimanche-gras, dans Taprès-midi, 
comme le populaire , en masse compacte et 
en grand émoi, s'était aggloméré devant le 
portail du Sénat, grouillant et attendant le 
cortège, il y avait, à trois pas de la bouscu- 
lade, sur le trottoir, un groupe composé de 
deux personnes seulement, mais très animé. 
Ces deux personnes étaient votre servi- 
teur, d'une part, et, de l'autre, « Mouchii » 
M.on6t. Mouchu Monet était mon proprié- 
taire. 

Entre parenthèses, au cas où la postérité, 
dans la suite des temps, se déciderait à dé- 
corer de plaques commémoratives mes diffé- 
rents séjours, elle retrouverait facilement 
ceux-ci : masure peinte jusqu'à mi-bàtisse, 
en rouge foncé. Hôtel du Luxembourg^ à 
deux culbutes du Sénat. Je n'ai jamais connu 



AS VINGT ANNÉ£S|D£ PARIS. 

rien de plus gai. La porte était implacable* 
ment fermée à onze heures du soir ; mais 
jjavais, aux fenêtres, des camarades qui me 
descendaient la clef par une ficelle. — Chut ! 

Mouchu Monet, donc, en cette après-midi 
du dimanche gras, refusait de me laisser 
rentrer chez moi , faute de sept francs — 
chette — que je lui devais et n'avais en 
poche... 

J'entends d'ici les personnes amoureuses 
de solennel blâmer la manière abandonnée 
dont je confesse, à propos de bœuf gras, ma 
« vache enragée ». 

Que voulez-vous? Polo n'était pas encore 
prodigue à mon endroit; moi-même j'étais 
un peu désordonné, insouciant, mal éco-> 
nome: enfin j'étais très jeune. Au fait, cela 
m'est plus doux à dire que le contraire; etj 
en ce moment même où je censure le grand 
gatçon échevelé que j'étais alors, je me fais 






FEU LE BOSUF-GRAS. 49 

un peu l'effet du bon parrain gui daube, en 
public, son filleul, mais qui, au fond de soi, 
ne peut s'empêcher de sourire, et songe, en 
le regardant : si j'avais encore son estomac 
et son appétit, du diable si je ne serais pas 
tout pareil ! 

Admettons l'enfantillage : on n'en est pas 
moins dur à la peine, moins droit dans le 
danger. 

J'avais dépensé, pour amollir l'inexorable 
Monet, plus d'arguments qu'il n'en faudrait 
au savant docteur Bergeron pour faire guil- 
lotiner trois douzaines de pharmaciens ; j'a- 
vais été tour à tour enjoué, superbe et sup- 
pliant : c'était une erreur, un oubli inconce- 
vable de ma part de n'avoir pas demandé 
d'argent, la veille, à la caisse. Aujourd'hui, 
dimanche, impossible : bureau fermé. D'ail- 
leurs, quoi ? la belle affaire ! douze heures de 

retard... N'y avait-il pas là-haut de quoi 

4 












50 VINGT ANNEES DE PARIS. 

couvrir douze fois la somme? et palati, et 
patata. — Rien ! 

Tout à coup, une gigantesque rumeur s'é- 
leVa, une irrésistible poussée fit onduler, 
refluer la foule, envahit le trottoir; les ser- 
gents de ville se précipitèrent; les becs de 
gaz, en un clin d'œil, se transformèrent en 
grappes de mômes ; les toits , les fenêtres 
pullulèrent de silhouettes penchées, avides de 
voir: on entendait les fanfares, la mascarade 
arrivait, hérauts en tète, éblouissante, somp- 
tueuse, avinée et braillante, frappant sur la 
peau d'âne et soufflant dans les cuivres. 

L' « ami de l'empereur » était dans le tas, 
Fléchelle lui-même, épanoui dans sa voi- 
ture, en eo&tume de cérémonie, tout reluisant 
de drap neuf, a{K)pleetique et rayoni^nt, se 
disant san^à douta en son ccbup : — « Daa^ 

toute kl bouebem parisieontr non )..o« je 



FEU LE BOKIIF-CRAS. 51 

Des bouchers comme Achille? ah ! chaleur! 
pfwitt! » 

Et la béte bonne à manger, mugissante, 
immense et blanche, à son tour parut, en- 
guirlandée de roses, dorée aux cornes, la 
bave au mufle, ses gros yeux troubles errant, 
effarés , sur la démence de ses bourreaux ; 
morne, maintenue par les quatre sacrifica- 
teurs sur la claie roulante, avec, en haut, 
Toriflamme qui déroulait sa banderoUe dans 
le vent, allumait, au soleil, sa légende, en 
six grandes lettres d'or : LA LUNE. 

Et moi, frappé soudain d'une lueur, 
comme si un pétard m'avait éclaté sous le 
crâne, je saisis « mouchu » Monet par un 
bouton de sa guenille, et je lui criai : 

— Quand on pense que vous osez m'en- 
bêter pour sept francs, le jour même où je 
Buis bœuf-gras ! — Regardez ! 

St j'attendis ses excuses, Qer et o^me^ 



52 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

figé dans un mouvement de pitié souveraine; 
à part moi, je pensais : Mélingue voudrait 
bien être à ma place. 

« Jilouchu » Monet contempla mon bœuf 
d'un œil froid, fit osciller d'une épaule à 
Tautre, quelque temps, sa lourde tête, exté- 
nuée du calcul des menues additions, puis, 
sombre comme le Destin, répondit : 

— Cha ne me regarde pas. 






Voilà ce que je connais de la gloire, 





ACTES EN VERS 



VW»^W^^/»A 




u quartier Latin, le dimanche, 
Talien joue « les Jeunes ». 
G'est-à-dire que le directeur du 
petit théâtre de Gluny tente, à ses risques et 
périls, une aventure devant laquelle se dé- 
robent volontiers les gaillards qui ont ce 
danger pour mission, et que l'État subven- 
tionne ad hoc. 

U appelle à lui les aspirants à la gloire, ce 
qui est généreux, ausculte attentivement 
leurs essais, ce qui est courageux; et quand 
un manuscrit, dans le tas, lui parait suffi- 



pi VINGT ANNÉES DÉ PAklS. 

samment conforme au bon sens, le met en 
scène et le joue, ce qui est héroïque. 

Il y ainsi des hommes de bonne volonté 
qui font le devoir des autres. 

Gela mérite un encouragement, une ré- 
compense; Talien, peut-être, l'aura, si le mi- 
nistère jette les regards de son côté. D'ail- 
leurs, ce n'est pas la question que je veux 
soulever en ce moment. 

Je ne veux que déplorer la nuée d'élucu- 
brations en un acte, en vers^ qui, dès la pre- 
mière avance de Talien, a crevé tout à coup, 
inondant les cartons de Gluny. 

Je sais qu'une hésitation est permise de- 
vant la grande Thèse humaine et pantelante, 
qu'on ne peut, sans quelque frisson, songer, 
pour la première fois, à charpenter les so- 
lives d'un drame de haute architecture ; mais 
aussi, l'acte en vers, dont le principe est de 
faire miroiter une idée grosse comme une 



ACTES EN Vers. && 

tète d'aiguille, l'acte en vers où il est indif- 
férent d'avoir grand'chose à dire, suffisam- 
ment entraîné qu'on est vers la quantité par 
l'enfilade des rimes, le petit acte en vers, 
creux et pailleté comme un mirliton, me 
paraît une arme un peu trop puérile à qui 
rêve de forcer le succès. Trop sûrement, ce 
hochet au poing, on risque de s'y repren- 
dre à deux fois, comme dit le grand Cor- 
neille, « pour se faire connaître », et sans 
être un Gid ni le faire, un « jeune » , de vrai 
tempérament, doit frapper plus fort son pre- 
mier coup. 

Est-ce timidité, cependant, ou paresse ? 
Obstinément, les « jeunes » poussent, l'un 
après l'autre, au début, ce vagissement 
rhythmique succédané des pleurs du ber- 
ceau, qui n'intéresse que les mamans et les 
petites sœurs. 

C'est la faute du Passant, 



t f 



56 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

Oui, le , Passant^ bijou exquis, diamant 
taillé dans le rêve, serti dans la grâce, dont 
les feux allumèrent les premiers la gloire 
d'un ravissant poète, le Passant a donné des 
bluettes à toute la jeunesse éprise de littéra- 
ture ; il a fait du mal, il en fait encore aux 
jeunes écrivains, comme on prétend que 
l'œuvre de Balzac fait du mal aux jeunes 
calicots. 

Songezrdonc ! avec un seul acte, entrer au 
cœur de la foule, enthousiasmer, régner le 
soir, être illustre ! Il y a de quoi tenter l'i- 
mitation, aJEFoler tous les économes d'efforts, 
les pressés de jouir, tous les susurreurs de 
rien que le farouche rédacteur de la Rue^ 
autrefois, a nommé : les Crotte-Menu,,, 

La première du Passant l je me la rappelle 
comme si c'était hier : 

On l'avait annoncée, prônée, escomptée 
au café de Bobino^ voisin des arbres du 



ACTES EN VERS. 57 

Luxembourg, où se réunissaient les Parnas- 
siens^ où passait Rochefort, où venait de 
débarquer, avec Pierrot Héritier y Paul Arène 
au bras d'Alphonse Daudet, célèbre déjà par 
les Lettres de mon moulin. 

L'auteur, avec son joli nom ciselé : Fran- 
çois Goppée, avec son profil nerveux et de 
pur camée, avait dit des fragments aux ta- 
bles, distribué à la ronde des poignées de 
main. On savait que deux belles filles, deux 
artistes de race, allaient prêter le charme de 
leur chair et de leur talent à l'interprétation ; 
tout bas, on ajoutait même... que l'une 
d'elles était aimée du poète, que l'autre en 
séchait de jalousie : un vrai roman ! 

Enfin, c'était notre drapeau à tous que le 
camarade allait dresser dans la bataille... 

Comble de l'émotion ! J'en appelle à ceux 
de mon âge : le lustre de l'Odéon, ce soir- 
là, nous sembla rayonner notre aurore. 



^ VlN'GT ANNEES DE PARIÔ. 

Dans la salle, il y avait le Tout-Paris de 
l'Empire: un bruit d'éperons, des entre- 
croisements de moustaches, des femmes plâ- 
trées, étincelantes de parures, des crânes lui- 
sants surchauffés d'agio, des ventres balon- 
nés d'expropriation, des nez affilés par la 
ruse, une odeur de luxe violent et malap- 
pris, de virements, de policç et d'indiges- 
tion splendide ; c'était superbe ! 

11 y avait aussi les maîtres venus pour 
encourager l'élève: Gautier, Banville, Au- 
gier, Leconte de Lisle, tous les fronts om- 
bragés du vert laurier, tous, excepté Hugo, 
qui était ailleurs... 

On frappa les trois coups. 

Vous connaissez la pièce ; elle arriva 
comme une manne : 

Ce rien enguirlandé de fleurs, enbaumé 
de jeunesse, le naïf et chaste amour de Za- 
netto s'offrant, au clair de lune, à la Sylvia, 



AtTES ËiN vËns. ^^ 

la courtisane charnue et rêveuse après boire, 
un idéal de l'Empire, fut tout de suite ac- 
cueilli, acclamé, adoré. La pièce déroula son 
collier de rimes précieuses, tendrement, 
perle à perle, dans une musique si imprévue 
et si douce, qu'il s'en répandit, par la salle 
enivrée, une sensation de fraîcheur pour 
ainsi dire virginale. 

Ce fut un enchantement comme une goutte 
de rosée sur une bouche en fièvre. 

Toutes les dames décolletées d'alors agi- 
taient les reins dans leurs fauteuils ; les 
sous-préfets de passage à Paris, ce jour-là, 
roulaient des yeux humectés. Mathilde s'af- 
faissait, pâmée, dans sa loge. 

Quel succès ! On lit relever quatre fois le 
rideau. 

Et nous donc! la phalange de Bobino. Du 
délire!... 

Après avoir touché la main du vainqueur 



60 VINGTj années; DjE PARIS. 

chancelant d'émotion, courant affolé par les 
couloirs, embrassé, fêté à la volée, serré de 
bras en bras, on s'en fut par les rues endor- 
mies, chacun de son côté échafaudant son 
acte en vers. 

r 

Hélas ! moi comme les autres... 

Il a vu le feu de la rampe sur cette même 
' scène de l'Odéon, mon acte, un soir que 
j'avais grand mal à la tête. 

Beaucoup de monde « dans les places » , 
conune on dit. 

J'avais fait ailleurs une besogne plus 
hardie; on croyait peut-être que j'allais dire 
un mot de vérité. Point ! j'avais péniblement 
cousu de rimes une pantalonnade. 

Et le cœur me Dattait !... Je sue encore au 
souvenir de ces niaiseries. 

La calotte de cuivre du pompier, perdu 
près de moi dans la coulisse, avait, pour 



ACTES EN VERS. 61 

ma prunelle effarée, les flamboiements d'un 
casque d'Athénée. 

Je me rappelais un mot de Félix Pyat : 
€ Quand la toile s'est levée pour la première 
du Chiffonnier^ j'ai eu la sensation d'un 
homme à qui on enlève sa chemise. » Et 
j'attendais... 

— Place au Théâtre ! 

Ce cri poussé, le rideau se leva , roulant 
sur sa tringle : 

— Vlan ! çà y est, fit Duquesnel en me 
frappant sur l'épaule. Je le regardai; Du- 
quesnel n'est pas une bête : il avait dans le 
regard cette étincelle de malice qu'allume 
aux yeux expérimentés la contemplation d'un 
jobard. 

Vlan! ça y était: les acteurs parlaient ; 
Porel traînait à son cou une corde où mon 
orgueil d'auteur est resté pendu. 

Est-ce à dire que l'acte en vers, m'ayant 



62 VINGT ANNEES DE PARIS. 

été dur, sera condamné? Non, certes, et 
tant d'autres en ont tiré, sauront en tirer 
meilleur parti que je ne l'ai su faire moi- 
même, parbleu! Seulement, j'ai peine avoir 
se présenter tous les jeunes cerveaux mar- 
qués pareillement, comme les têtes de mou- 
tons aux barrières. 

Je tenais à dire que le Passant ne se re- 
commence pas, qu'il a eu la chance d'une 
fortune sans seconde, même pour son béné- 
ficiaire 

Tenez : Coppée, l'autre semaine, donnait 
encore un acte en vers à TOdéon : le Trésor. 

Eh bien! — il me pardonnera, parce qu'il 
sait que je lui garde une admiration bien af- 
fectueuse, — mais, pendant qu'on jouait sa 
pièce, il m'est apparu, bien que nous n'ayons 
encore, ni Tun ni l'autre, que je sache, 
doublé le cap de la quarantaine, il m'est ap« 
paru, di»«}e^ d^ns }a ht\im 4e rimagin^-i 



ACTES EN VERS. 63 

tion, pâle, un peu cassé, pareil à un vieux 
petit eniployé, l'employé à l'acte en vers. 

EfiFaçons cela. Goppée a bien d'autres 
« trésors i> dont il n'est pas avare ; son œuvre 
oàt considérable ; il n'est plus à juger. 

Je parle aux débutants, sans en avoir le 
droit peut-être ; ils feront de mon conseil ce 
qu'ils voudront. Mais j'imagine qu'à cette 
heure, le moule de l'acte en vers est un peu 
usé, fragile, qu'il faut aujourd'hui, pour se 
faire place dans la cohue des esprits, un 
cri plus haut, plus humain. La guerre et la 
Commune ont bouleversé le chemin des 
Passants, 

A Saint-Gloud, les mirlitons ! 

L'acte de fantaisie en vers gracieux est un 
badinage d'an tan. 





i i m mr é' i ^ ' - 1 1 T ^ iii— a^^w^Tr^P^IWHM^»'»w^^'pi 



PAUVRES CENSEURS! 



f^^m^^^^m 




E 4 septembre 1870, vers quatre 
heures de Taprès-midi, en ren- 
trant chez lui, celui qui écrit ces 
lignes, comme dit le Maître, saisit son por- 
tier par la tète, et T.embrassa avec transport. 
J'en avais embrassé bien d'autres dans le 
trajet de la place de la Concorde à l'Entre- 
pôt!... 

La République venait d'être proclamée ; 
l'Empire était à bas. J'avais l'âge admirable 
où, selon l'expression populaire, « on marche 
sur ses vingt-huit ans ». Depuis la veille, le 

5 



66 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

sang m'affluait au cœur à le rompre... Enfin, 
c'était fait : Liberté ! Égalité ! Fraternité! 
Vive la République ! J'avais entendu et sou- 
tenu, d'une voix retentissante, le cri de 
délivrance du peuple devant le Corps légis- 
latif ! 

PuiSj je m'étais rué à travers la foule, 
éperdu, les cheveux tout droits, avec une 
inexprimable joie, un irrésistible besoin 
d'embrasser. Le premier au cou duquel je 
sautai fut Richard Lesclide, ce qui n'est pas 
un petit travail, Richard ayant sept pieds de 
haut. Il reçut mon étreinte comme un chêne 
qu'il est et sera longtemps encore ; puis me 
rendit au niveau terrestre de. l'humanité, 
d'où je m'élançai de nouveau pour con- 
tinuer... 

Enfin, je pris un fiacre ; la voilure décou- 
verte était alors une des manifestations de 
ma bonne humeur^ C'est du haut d'un de ces 



1 

t 



• 



PAUVRES CENSEURS! 67 \ 

chars banals que, tantôt dressé, répondant 
aux passants avec des gestes de bas-reliefs 
de Rude, et tantôt rassemblé, assis dans la 
majesté sereine d'un arc de triomphe, je 
rentrai chez moi par les boulevards. • 

Le flot humain inondait Paris; l'exaltation 
était à son comble : il éclatait des rires, il < 

coulait des pleurs. On voyait à chaque ins- 
tant, du coin d'une enseigne, du haut^'un 
fronton, tomber une aigle de pierre ou de 
fonte, arrachée par l'indignation victorieuse, 
et qui allait s'écraser sur le trottoir, dans le 
ruisseau..* La foule qui, dans ses jours de 
hesse, aime bien crier quelque chose, criait 
de temps en temps : Vive Gill ! comme elle 
criait vive un autre, au passage de toute 
figure amie. — Quelle journée!... 

Une chose que je ne remarquai pas j 

d'abord, que je vis sans en chercher la rai- 
son, c'est qu'à partir du Ghâtelet^ les groupes 



68 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

arrivaient infailliblement en sens inverse de 
ma course, et que je remontais le courant 
populaire. 

Où donc allaient les autres? Je l'ai su plus 
tard : ils allaient à T Hôtel de Ville. 

Quant à moi, je rentrai radieux; je dînai 
comme quatre ; puis je m'endormis du som- 
meil des hommes antiques, bercé dans lé 
rêve, des vieilles républiques guerrières ; et 
l'ombre de Léonidas me donna, sur l'oreiller, 
quelques poignées de main vraiment flat- 
teuses.- 

Maintenant, pour dérouiller un des clichés 
narratifs de Dumas père, je dirai qu'un 
explorateur qui, trois mois plus tard, battant 
les carrefours et les rues de la rive gauche, 
en aurait observé les habitants, eût remar- 
qué sans doute un homme très jeune encore, 
pitoyablement vêtu d'un képi, d'une capote 
de soldat et d'un pantalon gris à bande 



J 



PAUVRES CENSEURS 09 

rouge. En poussant plus loin ses investiga- 
tions, il eût pu même se convaincre que, par 
un système illusoire et compliqué d'épin- 
gles, le jeune homme en question, proba- 
blement célibataire, avait essayé vainement 
d'hermétiser sa défroque ouverte, par maints 
hyatus, au vent d'hiver. 

Le jeune homme, c'était encore celui qui 
écrit ces lignes. En souvenir de la misère 
commune, on excusera le déshabillé de 
l'aveu. On était en plein siège. Plus de pain, 
plus de bois, plus d'argent, plus de journaux 
à images, plus de travail... 

Il y avait bien les trente sous de la garde 
nationale. Tant de malheureux ont, depuis, 
pour les défendre, versé tant de sang ver- 
meil, qu'on aurait peine à les passer sous 
silence.. . Mais les jeunes estomacs sont insa- 
tiables; je souhaitais plus encore; et comme, 
entre les sorties de Trochii, il y avait du 



70 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

temps de reste, je rêvais d'employer ce 
temps à quelque besogne en rapport avec 
mes facultés, et qu'on m'aurait pu accorder. 

Pourquoi, me dira-t-on, ne vous conten- 
tiez- vous pas de ce qui suffisait à tant d'au- 
tres ? Parce que certaines comparaisons, si 
humble que l'on soit, font parfois naître des 
rancœurs ; et, depuis le 4 Septembre, j'avais 
d'anciens camarades préfets, sous-préfets, 
délégués ci, délégués là, tous, récemment, 
plus ou moins dorés, chamarrés : l'un, entre 
autres, que je ne nommerai point, désolé que 
je serais de l'affliger d'ailleurs, et qui portait 
une casquette de féerie, absolument dissi- 
mulée sous la spirale infime des galons; 
j'imagine qu'il était quelque chose comme 
« général des bibliothèques » ! 

C'étaient ceux qui, le 4 Septembre, n'a- 
vaient point négligé de.se rendre à l'Hôtel 
de Ville. Je ne parlerai pas non plus des 



PAUVRES CENSEURS! 71 

inspecteurs de musées « de province » qui, 
bloqués dans Paris, continuèrent à émarger 
autre chose que trente sous, je vous jure ! Je 
constate mélancoliquement, sans la moindre 
colère... 

Enfin, j'étais très misérable, et, timide 
comme je Tai toujours été, sans qu'il y 
paraisse, tout à fait empêtré. 

J'allai voir Rochefort. 

C'était rue Cadet, dans la maison qu'avait 
auparavant habitée Timothée Trimm. Il y 
avait, chez le membre du gouvernement de 
la Défense, un certain nombre de personnes 
dont je ne saurais dire aujourd'hui les noms; 
je me rappelle seulement son fils aux che- 
veux blonds, qui, dans l'embrasure d'une 
croisée, souriant, exerçait un petit oiseau à 
se tenir immobile dans le creux de sa main, 
couché sur le dos, faisant le mort, comme 
un soldat de Champigny. 



7i VINGT ANNEES DE PARIS. 

J'aime Rochefort et ne cache point ma 
sympathie, n'en déplaise à ses ennemis. Je 
n'ai point à apprécier sa politique à laquelle 
je n'entends point grand'chose de plus qu'à 
une autre; mais, habitué à juger les hommes 
sur la physionomie, je lui sais gré de la dis- 
tinction de ses traits nerveux et tourmentés, 
de la lueur de bravoure qui veille au fond de 
ses yeux gamins et résolus. 

Il nie reçut cordialement, me fit manger 
d'un pâté composé de menus os de je ne sais 
quel animal ; et, en apprenant ma détresse, 
poussa quelques exclamations qui semblaient 
protester. 

— Je vais vous donner une lettre pour 
Charles Blanc, me dit-il, il ne peut vous 
refuser. 

Je pris la lettre. M. Charles Blanc était 
alors délégué au ministère des beaux-arts ; 



PAUVRES CENSEURS! 73 

là, mieux qu'ailleurs, je pouvais être em- 
ployé: j'y courus. 

Le laquais de rantichambre était gigan- 
tesque, imposant, tout à fait impérial. Il prit 
ma lettre, cependant, la fit passer, puis, 
après quelques minutes, m'introduisit. 

— Monsieur, me dit M. Charles Blanc, 
vous avez beaucoup de talent, beaucoup 
d'esprit, beaucoup... 

Je me sentis perdu. 

— Mais ce que vous demandez est impos- 
sible. 

— Ah!... 

— Oui. Vous savez qu'il n'y a plus de 
censure. 

— Je suis payé, au moins, pour savoir 
qu'il y en avait une. 

On se rappelle les démêlés du journal la 
Lune avec les ciseaux de l'Empire. 

— Oui, continuait toujours le délégué im- 



74 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

passible, eh bien! il n'y en a plus. Mais 
nous avons toujours les censeurs. 

— Bah! 

— Certainement. Ces gens-là se trouvaient 
sur le pavé. Qu'en faire? Nous leur avons 
donné les places dont on pouvait disposer. 

— Bon ! vous les avez indemnisés... Et 
Troppmann ? 

Il me regarda, effaré. 

— Oui, ce pauvre Troppmann, vous ne 
l'avez pas indemnisé, lui. C'est dommage ! 

Et je repartis dans la neige, après avoir 
salué profondément la valetaille. 

Voilà quel était le système administratif, 
en 1870, pendant la guerre. 





L'INFLEXIBLE PIÉTRI 



xx^^^XM» 




ONDAMNÉ trois fois , — rien que 
cela ! trois fois emprisonné, deux 
fois comme civil, une fois comme 
militaire ; voilà les états de service que m'at- 
tribua V Inflexible^ en 1868. Je ne sais ce 
qu'il en serait aujourd'hui; mais, en ce 
temps, quand les improvisateurs de la police 
donnaient carrière à leur imagination, la fan- 
taisie des poètes était rondement distancée. 






\] Inflexible I — Se souvient-on de cette 



76 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

\ 

publication qui vulgarisait Tidéal de Tim- 
monde? ou la collection honteuse de ses 
quelques numéros pourrit-elle, oubliée, dans 
le fumier de TEmpire ? Le malheureux qui 
ne craignit pas d'étaler le nom de son père 
sur cette ordure, un long et jeune Polonais 
jaunâtre, efflanqué, gluant, les yeux en trous 
de pipe, la lèvre en rebord de vase, a, de- 
puis, supplié pitoyablement qu'on l'oubliât. 
Je ne le nommerai point. 

Donc* en son deuxième numéro de Vin- 
flexible, à travers le torrent d'injures et de 
calomnies dont il essayait d'engloutir, sous 
la bave, les noms de Rochefort et de Vallès, 
le Polonais en question, me désignant par 
une initiale transparente, m'accusait d'avoir 
été incarcéré trois fois , tant par la justice 
militaire que civile ; mais, par exemple, tou- 
jours pour vol : manque de variété dans le 
motif. 



L'INFLEXIBLE PIETRI. 77 

Il avait, Taimable drôle, pour collabora- 
teur anonyme en cette afiFaire, un fils pré- 
sumé de Dupin et d'une danseuse, un soi- 
disant général de Bussy, que Nadar se sou- 
vient peut-être encore d'avoir rossé, en 1849, 
au bal d'Antin,et qui, finalement, s'est laissé 
crever près d'une borne, en sorte que son 
àme est restée noyée en quelque ruisseau de 
la Ville tte ou de la Chopinette, Ophélie de 
la boue. 

Misérable écœuré d'infamie, à qui le dé- 
goût de soi-même, au passage d'un cor- 
billard, arracha ce mot d'éloquence mons- 
trueuse : « Qiie ne suis-je mort, pour qu'on 
me salue ! » 

Il était vieux d'ailleurs au moment de 
l'outrage; à peine je l'avais entrevu : je 
m'occupai du jeune. Et, le jour même de 
l'apparilition du placard, je me mis en quête 
d'en rencontrer le signataire que je connais 



78 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

sais davantage; autre part je dirai comment. 
Certes, si l'ignoble attaque se fût produite 
une quinzaine plus tard, elle n'eût soulevé 
qu'un rire énorme de dégoût ; il eût été su- 
perflu d'y répondre ; la lumière était faite 
alors sur V Inflexible et sa rédaction; mais 
cela se passait dès le second numéro ; on ne 
savait rien encore ; l'opinion publique était 
en suspens ; il fallait manifester sur l'heure. 






Je fouillai, je parcourus tout le quartier 
Montparnasse où l'animal était baugé. Pro- 
bable, s'il avait paru, que j'en eusse fait 
quelque gâchis. Mais le hasardj qui m'a doté 
de la pesanteur du bras^ ne permit point que 
j'en fisse usage en cette occasion. Le coquin 
fut introuvable ; et le soir, désespéré, je cou- 
rus chercher deux témoins, espérant qu'ils 
seraient plus avisés ou moins éventés. 



L'INFLEXIBLE PIËTRI. 79 

Or, ces deux lémoins, François Polo, ré- 
dacteur en chef de V Éclipse^ et mon cousin, 
le docteur Morpain, s'étant mis en route le 
lendemain, me revenaient vers cinq heures 
du soir, harassés à leur tour, ayant exploré 
les maisons et les bouges de l'ancienne bar- 
rière, sans y découvrir apparence du Polo- 
nais, enfoui dans sa cachette. 

Même, je me rappelle que le docteur, me 
voyant atterré, m'offrit un chiffon de papier, 
un procès- verbal de Tinutilité des recher- 
ches en ajoutant : 

— Allons ! allons ! tranquillise-toi, et mets 
cela dans ta poche. 

Pauvre cousin ! si peu de famille que l'on 
ait, voilà les plaisanteries qu'on en i*eçoit ! 

Gomme j'étais tranquille, vous poUvôz en 
juger ! 

Je m'enfermais, je n'osais plus sortir ; ce 
soir-là je n'ai vu que Victor Noir^ le grand 



eii-j^:u j .11 '"Li: ft^ jtrûrr nias mea bras les 
y'rîix;:ljcrLz^ ie liim^es. ema et Érémissaat, 
:..i:: zi'juille. c^mnie la b«:a et brave cMen 
ie Tf rr^Necve r-H iiirii: «ii aaltre. Mais 
vil ze s:rTSi^: d*:ci:. 

Li nil: ie rik^csa. n-'irm-x- .sans sont :n«:riJ: 
eCy le I«f2«ieii:.La. eliul^., j'avais mon plan : 
vôLr FlcCrî. 

Le ortiru i-e^ c-:l::e nr:znalt alors: il élail 
ciief suprvrzie, Jjniiiiant rcmpereur, absolu, 
formidable, terrl^aat. Mais, ojmme le boulet 
qui devait ^ae^ Xapolêt^a, le personnage qui 
m'îatlmidera, dans la défense de mon bon- 
neur, n'est pas encore fondu. 



♦ ♦ 



A onze heures du matin, un samedi peut- 
être, en fin de compte, le jour où VEcSpsej 
sous presse, attendait mon arrivée pour im- 
primer, je m'en fus à la Préfecture, dans un 



L'IHPLEXIBLE PIËTRI. SI 

fiacre aux storea baissés, Jç voua dis qu'a- 
vaut d'avoir lavé l'injure, je me serais laisat^ 
mourir de faim plutôt que de moutrer le 
bout de mon nez aux Parisiens ! 

Sur le palier du grand escalier de pierre, 
une sorte d'accablement subit me prit, une 
sensation d'écrasement, d'annihilation, dtj 
dégoût. Je m'appuyai sup le rebord d'une 
des vastes croisées qui donnaient aur la 
Seine, et, vaguement, mes regarda s'attar- 
dèrent à l'eau qui coule, comme la vie, em- 
portant les immondices de l'humanité. . . 

Il faisait beau temps, le grand soleil de 
juillet; les arbres du quai balançaient leurs 
panaches verts, les passants allaient et ve- 
naient allègrement ; sur le pont Saint-Michel, 
à gauche, des filles, en toilette claire, riaient 
elles. Sur le quai des 
face, on apercevait les 
les devantures de mar- 



80 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

enfant, qui vint se jeter dans mes bras les 
yeux pleins de larmes, ému et frémissant, 
tout mouillé, comme un bon et brave chien 
de Terre-Neuve qu'il aurait dû naître. Mais 
cela ne suffisait point. 

La nuit se passa, pour moi, sans sommeil ; 
et, le lendemain matin, j'avais mon plan : 
voir Piétri. 

Le préfet de police régnait alors ; il était 
chef suprême, dominant l'empereur, absolu, 
formidable, terrifiant. Mais, comme le boulet 
qui devait tuer Napoléon, le personnage qui 
m'intimidera, dans la défense de mon hon- 
neur, n'est pas encore fondu. 






A onze heures du matin,. un samedi peut- 
être, en fin de compte, le jour où VEclipse, 
sous presse, attendait mon arrivée pour im- 
primer, je m'en fus à la Préfecture, dans un 



L'INFLEXIBLE PIÉTHI. 81 

fiacre aux stores baissés, Je vous dis qu*a» 
vaut d'avoir lavé Tinjure, je me serais laissé 
mourir de faim plutôt que de montrer le 
bout de mon ne? aux Parisiens ! 

Sur le palier du grand escalier de pierre, 
une sorte d'accablement subit me prit, une 
sensation d'écrasemeiit, d'annihilation, dQ 
dégoût. Je m'appuyai sur le rebord d'une 
des vastes croisées qui donnaient sur la 
Seine, et, vaguement, mes regards s'attar- 
dèrent à l'eau qui coule, comme la vie, em» 
portant les immondices de l'humanité. . . 

Il faisait beau temps, le grand soleil de 
juillet; les arbres du quai balançaient leurs 
panaches verts, les passants allaient et ve- 
naient allègrement ; sur le pont Saint-Michel, 
à gauche, des filles, en toilette claire, riaient 
en agitant des ombrelles. Sur le quai des 
Vieux-Augustins, en face, on apercevait les 

étalages de bouquins, les devantures de mar- 

6 



80 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

enfant, qui vint se jeter dans mes bras les 
yeux pleins de larmes, ému et frémissant, 
tout mouillé, comme un bon et brave chien 
de Terre-Neuve qu'il aurait dû naître. Mais 
cela ne suffisait point. 

La nuit se passa, pour moi, sans sommeil ; 
et, le lendemain matin, j'avais mon plan : 
voir Piétri. 

Le préfet de police régnait alors ; il était 
chef suprême, dominant l'empereur, absolu, 
formidable, terrifiant. Mais, comme le boulet 
qui devait tuer Napoléon, le personnage qui 
m'intimidera, dans la défense de mon hon- 
neur, n'est pas encore fondu. 






A onze heures du matin,. un samedi peut- 
être, en fin de compte, le jour où VEclipse^ 
sous presse, attendait mon arrivée pour im- 
primer, je m'en fus à la Préfecture, dans un 



L'INFLEXIBLE PIÉTRI. 81 



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fiacre aux stores baissés, Je vous dis qu'a» 
vant d'avoir lavé Finjure, je me serais laissé 

mourir de faim plutôt que de montrer le 

« 

bout de mon nez aux Parisiens ! 

Sur le palier du grand escalier de pierre, 
une sorte d'accablement subit me prit, une 
sensation d'écrasement, d'annihilation, dQ 
dégoût. Je m'appuyai sur le rebord d'une 
des vastes croisées qui donnaient sur la 
Seine, et, vaguement, mes regards s'attar- 
dèrent à l'eau qui coule, comme la vie, em- 
portant les immondices de l'humanité. . . 

Il faisait beau temps, le grand soleil de 
juillet; les arbres du quai balançaient leurs 
panaches verts, les passants allaient et ve- 
naient allègrement ; sur le pont Saint-Michel, 
à gauche, des filles, en toilette claire, riaient 
en agitant des ombrelles. Sur le quai des 
Vieux-Augustins, en face, on apercevait les 

étalages de bouquins, les devantures de mar- 

6 



80 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

enfant, qui vint se jeter dans mes bras les 
yeux pleins de larmes, ému et frémissant, 
tout mouillé, comme un bon et brave chien 
de Terre-Neuve qu'il aurait dû naître. Mais 
cela ne suffisait point. 

La nuit se passa, pour moi, sans sommeil; 
et, le lendemain matin, j'avais mon plan : 
voir Piétri. 

Le préfet de police régnait alors ; il était 
chef suprême, dominant l'empereur, absolu, 
formidable, terrifiant. Mais, comme le boulet 
qui devait tuer Napoléon , le personnage qui 
m'intimidera, dans la défense de mon hon- 
neur, n'est pas encore fondu. 






A onze heures du matin, un samedi peut- 
être, en fin de compte, le jour où VEclipse, 
sous presse, attendait mon arrivée pour im- 
primer, je m'en fus à la Préfecture, dans un 



L'INFLEXIBLE PIÉTRI. 81 

flacre aux stores baissés, Je vous dis qu'a* 
vaut d'avoir lavé Tinjure, je me serais laissé 
mourir de faim plutôt que de montrer le 
bout de mon ne? aux Parisiens ! 

Sur le palier du grand escalier de pierre, 
une sorte d'accablement subit me prit, une 
sensation d'écrasemeiit, d'annihilation, dQ 
dégoût. Je m'appuyai sur le rebord d'une 
des vastes croisées qui donnaient sur la 
Seine, et, vaguement, mes regards s'attar- 
dèrent à l'eau qui coule, comme la vie, em- 
portant les immondices de l'hiunanilé. . . 

Il faisait beau temps, le grand soleil de 
juillet; les arbres du quai balançaient leurs 
panaches verts, les passants allaient et ve- 
naient allègrement ; sur le pont Saint-Michel, 
à gauche, des filles, en toilette claire, riaie^t 
en agitant des ombrelles. Sur le quai des 
Vieux- Augus tins, en face, on apercevait les 

étalages de bouquins, les devantures de mar- 

6 



80 VINGT ANNEES DE PARIS. 

enfant, qui vint se jeter dans mes bras les 
yeux pleins de larmes, ému et frémissant, 
tout mouillé, comme un bon et brave chien 
de Terre-Neuve qu'il aurait dû naître. Mais 
cela ne suffisait point. 

La nuit se passa, pour moi, sans sommeil; 
et, le lendemain matin, j'avais mon plan : 
voir Piétri. 

Le préfet de police régnait alors ; il était 
chef suprême, dominant l'empereur, absolu, 
formidable, terrifiant. Mais, comme le boulet 
qui devait tuer Napoléon , le personnage qui 
m'intimidera, dans la défense de mon hon- 
neur, n'est pas encore fondu. 






A onze heures du matin,. un samedi peut- 
être, en fin de compte, le jour où VEclipse, 
sous presse, attendait mon arrivée pour im- 
primer, je m'en fus à la Préfecture, dans un 



L'INFLEXIBLE PIÉTRI. SI 

fiacre aux stores baissés, Je vous dis qu'a* 
vaut d'avoir lavé Tinjure, je me serais laissé 
mourir de faim plutôt que de montrer le 
bout de mon nés; aux Parisiens ! 

Sur le palier du grand escalier de pierre, 
une sorte d'accablement subit me prit, une 
sensation d'écrasement, d'annihilation, dQ 
dégoût. Je m'appuyai sur le rebord d'une 
des vastes croisées qui donnaient sur la 
Seine, et, vaguement, mes regards s'attar- 
dèrent à l'eau qui coule, comme la vie, em- 
portant les immondices de l'humanité. . . 

Il faisait beau temps, le grand soleil de 
juillet ; les arbres du quai balançaient leurs 
panaches verts, les passants allaient et ve- 
naient allègrement ; sur le pont Saint-Michel, 
à gauche, des filles, en toilette claire, riaient 
en agitant des ombrelles. Sur le quai des 
Vieux- Augustins, en face, on apercevait les 
étalages de bouquins, les devantures de mar* 

6 



82 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

chands d'estampes, et, à droite encore, la ^ 
boutique du restaurant Lapérouse où la 
table est si gaie, où, devant la fenêtre ou- 
verte, avec un doigt de cognac sous le nez, 
tout en voyant passer les bateaux, on pour- 
suit, de Tœil idéal, des papillons de rêve si 
jolis par-dessus les parapets... Tout cela, 
hier, m'appartenait, et c'était mon droit d'en 
user joyeusement, de circuler le front haut, 
comme un gars vigoureux et libre:., et au- 
jourd'hui ! L'indignation me redressa d'un 
coup. 

— M. Piétri? demandai-je au premier 
venu. 






Je suis resté surpris à jamais de la faciUté 
avec laquelle fut accueillie ma demande 
d'audience. 

— Par ici, entrez donc... Le garçon d'an- 



L*INFLEXIBLE PIÉTHI. 83 

tichambre était plié en deux sur mon pas- 
sage, et je pénétrai dans Tantre du souverain 
de la Police. 

Je vois encore le masque à moustaches et 
à impériale cosmétiquées, le crâne en forme 
d'œuf, les yeux troubles, en étain, du préfet 
d'alors, assis dans la vaste salle éclairée à 
demi, quasi ténébreuse, devant une table 
immen'se, couverte d'un drap vert, trois cor- 
dons de sonnettes pendant du plafond, à 
portée de sa main. — Il parla : 

— Que puis-je pour votre service, mon- 
sieur? 

— Monsieur le préfet, je suis accusé d'a- 
voir été trois fois en prison, par un journal 
de ce matin; et, comme en ces moments 
d'angoisse, un peu de fièvre échauffe tou-» 
jours le débit, je ne craignis pas d'ajouter : 
un journal qu'on prétend même émané de 
votre adiliinistration. 



84 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

Le Piétri, impassible, ne sourcilla pas. Je 
oontinuai : 

— Or, il y a, jusqu'à cette heure, ceci de 
remarquable dans ma vie, que je n'ai point 
môme séjourne une minute dans le plus 
humble violon. Vous êtes le chef de la po- 
lice, en situation, par conséquent, de témoi- 
gner des antécédents de vos administrés; je 

■ 

viens vous demander l'attestation de ma vir* 
ginité judiciaire. 

Le préfet me répondit : 

— Monsieur, cela ne se fait pas... Cepen- 
dant, j'ai le plus vif désir de vous être agréa- 
ble (oh! oui), mais... dites-moi ? l'accusation 
ne porte pas uniquement sur vos antécé- 
dents civils. Vous avez été soldat ? 

— Parfaitement, 44* de ligne, 5" du !•', 

— Avez-vûus votre congé? 

i^ Mon congé?... ah! ma foi» je Tai égaré* 



1 



^INFLEXIBLE PIÉTIlt. §» 

— J'en aurais besoin. Procurez- vous en 
un double. 

— Mais pour cela, il faut du temps... je 
suis perdu ! 

— Apportez-moi votre congé... vers quatre 
heures. Bonsoir, monsieur. 






Me voilà reparti. Mon congé, il me faut l'al- 
ler redemander au ministère de la guerre : 

— Cocher, au Gros-Caillou ! — J'arrive ; 
j'attends : les heures s'écoulent..* Enfin, on 
me le donne, ce congé qui ne fait mention 
d'aucun crime, d'aucun châtiment. — Co- 
cher, à la Préfecture ! brûlez le pavé ! — 
Sauvé, mon Dieu ! j'arrive, il est juste quatre 
heures, l'heure prescrite... M. le préfet de 
police est parti depuis longtemps. 

J'entre dans des bureaux, je force des 
consignes. Des aides de camp du chef, des 



86 VINGT ANNÉES DE PARIS, 

employés subalternes m'affirment avec dou- 
ceur que leur maître est tout disposé en ma 
faveur, qu'il ferait l'impossible pour m'être 
utile; mais... il est parti. Reviendra-t-il de- 
main?... ce soir? après-demain ? on ne sait. 
Du coup, je repars à travers les escaliers 
et les couloirs, en hurlant, gesticulant, par- 
lant haut; j'expose mon cas à d'innocents 
garçons postés pour ouvrir les portes, ensei- 
gner le chemin. 

L'un d'eux tout à coup me dit-^le pauvre 

diable a peut-être payé cher cette parole — : 

— Mais c'est le Casier judiciaire que vous 

demandez: ici, la porte à gauche; 1 fr. 25. 

J'entre, je donne 1. fr. 25, on me délivre 

un papier que tous ont le droit de réclamer, 

au même prix : c'est l'extrait du casier, le 

relevé des antécédents judiciaires de chacun. 

Le mien n'a qu'un mot : NÉANT. 

Je l'emporte, enthousiasmé, je l'imprime: 



L'INFLEXIBLE PIËTRI, 87 

mes lecteurs de cette époque l'ont vu dans 
le n" 4 de la première année de Y Eclipse, à 
la date du 5 juillet 1868. 



M. Piétri, préfet de police de l'Empire, 
' avait jugé utile et agréable de me laisser 
ignorer ce détail de son administration, 
l'existence du Casier judiciaire. 

J'avais négligé de lui en faire mes compli- 
ments; j'en saisis l'occasion. 

Mille excuses pour le retard. 




SERMON DE CARÊME 




N mot charmant, bien naïf, est 
celui de cet enfant, assis inerte 
sur son banc d'école, et qu'un 
visiteur interroge : 

— Tu ne travailles donc pas, mon petit 
ami? 

— Non, m'sieu. 

*- Alors, que fais-tu là ? 

— J'attends qu'on sort. 

Eh ! bien, ce mot qu'on ne peut entendre 
sans sourire, il me fait choir en mélancolie. 



90 VINGT ANNEES DE PARIS. 

quand je songe à quantité de grands garçons 
qui ont vingt-cinq ans à cette heure et qui, 
continuant la tradition du moutard de l'asile, 
bien portants, mais sceptiques, sans foi, sans 
feu, sans but, ennuyés, inutiles, ennuyeux, . 
semblent plantés dans la vie uniquement 
pour attendre quon sort. 
La jeunesse a-t-elle été toujours ainsi ? 






J'ai l'honneur d'être admis dans l'intimité 
de quelques sexagénaires qui m'émerveil- 
lent par la vitalité physique et intellectuelle 
qu'ils développent incessamment. Quand 
une heure sombre m'arrive, il me faut fuir 
en hâte les hommes de mon âge, et surtout 
l'entretien stérile des plus jeunes. — C'est 
près de quelque grand aîné que je me 
réfugie. 

Difficilement, en effet, trouverais-je autre 



SERMON DE CARÊME. 91 

part, en été, un géant de belle humeur qui, 
comme Tillustre professeur Pajot, m'en- 
traînât, toute une après-midi, sur les flots 
jaseurs et ombragés de la Marne, à force 
d'avirons ; l'hiver, un viveur intéresssant de 
causerie prestigieuse, enthousiaste et conso- 
lant comme Molin, dqnt l'esprit, l'appétit et 
le cœur sont toujours en éveil; ou même, en 
tout temps, un espiègle de haute futaie, 
comme Nadar, qui, fatigué de photographie, 
de dessin, d'aérostation et de littérature, se 
repose en bondissant, comme un clown, à 
travers ses ateliers, défaisant, de minute en 
minute, le nœud de ma cravate, avec les cris 
de joie d'un écolier lâché ! 

Et qu'on ne dise point que ce sont là des 
cas spéciaux résultant d'organisations excep- 
tionnelles ; il m'est revenu du courage, de 
l'espoir, de tous les anciens que j'ai connus. 

Les jeunes ont des vapeurs, des névroses. 



M VINGT ANNÉES DE PARIS. 

de Tennui latent, des ironies clichées pour 
tout ce gui fut admirable, un vilain dégoût 
de Teffort, un rire de crécelle à tout idéal, 
une avide recherche du truc lucratif et 
rapide, une maîtresse en coopération, des 
vices solitaires. 






D'où vient cette dégénérescence ? 

D'une fabrication ruinée d'abord, j'en* 
tends bien que les rudes soldats de 92, au 
retour des batailles, devaient offrir, à la fé» 
condité de leurs puissantes épouses libre- 
ment vêtues, des arguments que n'ont pu 
égaler, de leur échine fléchie, les sous-pré- 
fets de l'Empire, accointés de leurs minces 
dames sanglées, de la nuque à la crinoline, 

en d'étroits corselets. 

De même, je ne saurais oublier que les 
Nana^ dont, tantôt, l'histoire nous fut contée, 



SERMON Dfi CARÊME. 08 

ont triomphalemeat, aux applaudissements 
du dernier règne, inventé, vulgarisé, multi- 
plié quantité de pratiques peu ravigotantes 
pour la descendanoe de leurs adorateurs. 

Mais ce sont là fatalités dont on ne peut 
attendre un remède que du temps et d'une 
éducation nouvelle. D'ailleurs, un peu moins 
de muscle, de pourpre dans le sang, n'est 
point ce que je déplore uniquement dans la 
génération aotuelle. Encore que la vaillance 
de la chair ait, avec celle de l'esprit, une 
indéniable correspondance, on ne peut exci- 
per de la fragilité des poumons pour absoudre 
un manque de souffle idéal, un dépérisse- 
ment de l'entrain, de la verdeur gauloise. 
Un ardent poète regretté, Glatigny, qui, 
certes, n'était point robuste, a néanmoins 
brûlé jusqu'au bout d'une belle flamme ; et, 
si nous n'étions en proie à une école de dé- 
couragement systématique, on pourrait peut« 



94 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

être encore se tirer d'affaire, avec de violents 
dépuratifs. 

Malheureusement, il y a parti pris d'indif- 
férence lâche, de ramollissement hâtif. On 
ne voit, en haut du pavé, que rejetons de 
bourgeois et de banquiers, pâles de sucer 
leurs petites cannes, héritiers, fainéants, 
ignorants, railleurs; et si l'on venait dire 
aujourd'hui : « Tel a bien mérité de l'huma- 
nité, » tous répondraient en chœur : « Faut 
pas nous la faire ! » 






La génération de 48, après l'écœurement 
d'une révolution ratée, pendant les loisirs 
débauchés de L'Empire, a commencé l'œuvre 
de dénigrement par dégoût, désespérance, 
peut-être pour s'excuser elle-même. 

L'habitude en est venue, la mode : l'usage 
en a passé dans Fart et dans la science. Va 



SERMON DE CARÊME. 95 

pour la science dont les analyses décevantes 
sont compensées par le bien-être des décou- 
vertes; mais pour l'Art. L'Art, qui doit être 

> 
comme un baume appliqué proportionnelle- 
ment sur les blessures de la science en per- 
pétuelle démonstration du Néant, l'Art peut- 
il abandonner sa mission sacrée, qui est de 
faire sans cesse éclore, aux champs désolés 
de la réalité, l'Illusion, fleur éternelle qui 
parfume le monde, et console de la vie ? 

1848, il est vrai, succédait à 1830, et dans 
l'ordre naturel des réactions, devait dédai- 
gner la moisson de gloire que lui avaient 
léguée les devanciers, comme on voit, aux 
années de récolte surabondante, couler le 
sang de la vigne aux ruisseaux. 

Tant pis ! Je regrette les romantiques 
fureurs des anciens ; j'eusse aimé mieux 
porter l'écarlate pourpoint de Gautier que le 
gilet de flanelle des éreintés de mon temps ! 



M VINGT ANNÉES DE PARIS. 

Ah ! nous sommea loin du Gorrège et de 
son cri d'enthousiasme : « Anch'io son pit" 
torli^ devant Raphaël; bien loin, môme, 
de Carpeaux, le grand statuaire attardé parmi 
nous, qui, souffrant déjà du mal dont il 
devait mourir, en quittant les galeries du 
Louvre, jetait, au Prisonnier de Michel-Ange, 
la rose de sa boutonnière, avec un bai« 

ser • ••• 

Le fonds qui manqué le plus, c'est Tàd* 
miration ; Tadmiration , ressort indispen- 
sable ! Qui admire est tenté d-égaler, de 
surpasser. . . 

Au fait, je demande pardon au lecteur de 
cette homélie. Je ne voulais que lui conter 
une anecdote à laquelle prête un regain 
d'actualité le récent anniversaire de Victor 
Hugo : un cri d'admiration poussé loin d'ici, 
voilà longtemps. La scène est à deux person- 
nages ; l'un est le Maître lui-môme ; l'autrd, 



SERMON DE CARÊME. 97 

un mien vieil ami que j'ai nommé tout à 
rheùre. 






Donc, en septembre 1843, ce mien ami 
descendait à cheval, rayonnant de jeunesse, 
un des sentiers rocheux des Hautes-Pyrénées. 
Il allait tranquille au soleil, abandonnant sa 
chevelure aux vives caresses de Tair. 

Un piéton montait la côte, au même ins- 
tant, un peu courbé quoique dans la force 
de l'âge, le chapeau sur les yeux. Tout à 
coup, soit excès de chaleur, soit fatigue, soit 
pour toute autre cause, il se découvrit, et le 
cavalier, tremblant, éperdu en reconnaissant 
son visage, exclama dans l'étendue ce cri 
retentissant î 

— Hugo ! 

Hugo — c'était lui — s'arrêta, s'inclina; 
tnais le cheval effrayé du cri, violemment 



98 VINGT ANNEES DE PARIS. 

refréné, se cabra si rudement, qu'il envoya 
son cavalier sur le sol, et s'enfuit. 

Mon homme désarçonné, meurtri, se re- 
leva, salua profondément ; puis, interloqué, 
prit le parti de courir après sa monture. 

Il se disait, entre chaque enjambée : bon ! 
le Maître est ici; je le retrouverai bien. 

Il le retrouva en effet, le soir même, assis 
et causant comme un personnage naturel 
chez la marchande de fabac du village. 
Il n'osa l'interrompre, songea : demain ma- 
tin, j'irai le voir. Et, pendant la nuit, il eut 
des songes merveilleux, où Hugo lui propo- 
sait sa collaboration et l'appelait : « mon 
cher ! » 

Hélas ! le lendemain, Hugo était parti, un 
message arrivé de la veille l'avait rappelé en 
toute hâte. 

Ce fut pour mon homme un désappointe- 
ment si amer, qu'il demanda, toute la jour- 



SERMiON DE CARÊME. 99 

née, des consolations au vin d'Espagne, et 
le soir, n'ayant obtenu qu'une recrudescence 
de mélancolie, s'alla glisser dans un torrent 
qui cascadait par là. 

En résumé, ajoute le héros de cette équi- 
pée, vous savez qu'autrefois, en arrivant à 
Lyon, j'ai traversé le Rhône à belles bras- 
sées, pour un maigre pari. Quand on est 
nageur à ce point, on nage malgré soi': le len- 
demain matin, je m'éveillai dans mon lit 
d'auberge. 






Assurément je n'engage personne à suivre 
cet hyperboUque exemple, où s'affirme trop 
clairement l'influence du Malaga sur un cer- 
veau gentiment fêlé au préalable. 

C'est égal : cela sent bon, l'enthousiasme 
et l'amour du beau ! Tout excès dévotieux 
est,, à mon goût, préférable au dénigrement 



100 VINGT ANNÉES DE I^ÂRIS. 

en face d'un génie, unique depuis les pro- 
phètes, et pour réclusion duquel il a fallu 
l'effort de dix-huit cents ans !... 

Quant à moi, si j'avais à choisir entre le 
danger de la noyade et le métier de certains 
laids bossus qui, après avoir, à genoux ei 
roulant des yeux dé crapaud extatique, baisé 
le pupitre du Maître, à Guernesey, essayent, 
à cette' heure, de « le blaguer » dans les 
journaux où cette besogne est lucrative, on 
me verrait, rapide, courir à la rivière ! 

Un peu d'enthousiasme et d'idéal, mes 
frères; admirons, aimons, travaillons avant 
qv!on sort ! C'est la grâce que je vous sou* 
haite. AmenI 





CLEMENT THOMAS 



«AAMMMM/W 




E 18 mars — inutile d'ajouter le 
millésime, on le connaît, — le 
18 mars, au matin, comme j'étais 
encore couché (j'habitais alors du côté de 
l'Entrepôt, boulevard Saint-Germain), j'en- 
tendis ma porte s'ouvrir, ce qui n'avait 
rien que de naturel, ma clef restant tou- 
jours à la disposition des amateurs; et je 
vis entrer Agricol. 

— Encore à la paille ! s'écria-t-il ; tu ne 
sais donc pas qu'il y a une révolution ? 

— Bon ! depuis quand ? 



102 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

— Depuis tout à Theure, à Montmartre ; il ' 
faut voir ça! 

— Voyons. 

Et sautant à bas du lit, je précipitai ma 
toilette, interrogeant, par secousses, mon 
camarade occupé à fumer des cigarettes et à 
taquiner un poids de quarante qui me suit 
depuis l'adolescence... 






Un peu rude, mon camarade : moitié ou- 
vrier, moitié artiste, hardiment bâti, têtu, 
Breton d'origine, faubourien d'habitudes, 
nous l'appelions Agricol à cause de sa res- 
semblance avec uu personnage de roman 
d'Eugène Sue. Autre part, peut-être, je dirai 
son véritable nom. 

L'exercice violent lui est indispensable ; et 
jamais la gravure en taille-douce à laquelle 
il était destiné, qu'il exerça par intervalles, 



CLÉMENT THOMAS. 103 

non sans talent, n'a pu apaiser le tourment 
de ses muscles. Avec cela, une sorte de cu- 
riosité invincible des métiers populaires. Je 
Tai connu, tour à tour, peintre, cordonnier, 
forgeron, déménageur. Gomme déménageur, 
il aimait monter un piano, sur ses épaules, 
au cinquième étage, et, là, le placer, l'ouvrir 
et en jouer, au grand ébahissement du ou 
de la locataire. 
Un a drôle de corps », comme vous voyez. 
Il est, lui-même le dit, rustique , et, 
j'ajoute, mal commode à malmener. Fier 
d'ailleurs, enclin à l'héroïsme et aux grands 
mouvements du cœur. Voici un fait : 

Engagé des premiers, au moment de la 
guerre, dans les francs-tireurs de Mocquart, 
il partit battre la plaine avec sa compagnie, 
puis tomba malade : il avait .rencontré la 
petite vérole noire qui courut le guilledou 
en ce temps. Sa face énergique était belle, 



lOi VINGT ANNEES DE PARIS. 

de ligne régulière et pure ; elle est, depuis 
lors, couturée, labourée. Tant bien que mal, 
s'accrochant aux arbres, rampant le long 
des buissons, se reposant au bord des fossés, 
il revint seul, se traîna jusque dans Paris, 
frappa à la porte d'une ambulance, y fut 
recueilli. 

Là, dans le crépuscule des salles d'agonie 
et le frisson somnolent de la fièvre, un frag- 
ment de journal tomba entre ses mains ; il 
y put lire qu'on promettait des pensions aux 
veuves de soldats victimes du siège. Il avait 
une maîtresse, une pauvre fille débile, ra- 
chitique, à ce point que, nommant l'homme 
Agricol, nous appelions sa femme la Mayeux, 
une chétive créature qui s'était abandonnée 
éperdument à ce grand garçon. Il la fit ve- 
nir, l'épousa, comptant mourir et lui laisser 
du pain... 

Pour « peuple » que soit mon homme, on 



J 



CLÉMENT THOMAS. 105 

voit qu'il s'en peut reacontrer de plus vul- 
gaires. 






Revenons au 18 mars. 

Assurément, je ne vais pas refaire This- 
torique ressassé du premier jour de la Com- 
mune ; il y en aurait bon besoin cependant, 
l'impartialité m'ayant paru étrangère à tous 
les récits que j'en ai lus. Seul, Edouard 
Lockroy s'est trouvé d'accord avec mon 
impression. Il raconte une sorte de fête, une 
procession populaire en armes, un défilé, 
des mouvements de bataillons très calmes, 
très joyeux en plein soleil rayonnant qu'il 
faisait ce jour-là, une grimpée serpentante 
de bayonnettes sur la butte, une prise de 
possession illusoire du sol familier, du grand 
air et de la liberté. 

Je voudrais dire, au surplus, ce qu'il m'a 



106 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

semblé démêler d'enfantillage en cette af- 
faire. 

On avait le printemps tout neuf, cinq 
mois d'épouvantable misère à oublier, à sa- 
• vourer un facile triomphe que, le matin, 
M. Thiers, sachant bien ce qu'il faisait, avait 
ménagé aux pauvres diables jaloux de leur 
armement. (On connaît l'équipée des canons 
réquisitionnés, sans chevaux pour les em- 
mener.) 

Les gens de Montmartre y mettaient de 
l'ostentation, de la pavane; on jouait au 
soldat. Le peuple, enfant ignorant et mal- 
heureux, toujours en défiance et qu'on pour- 
rait mener par une franche persuasion, 
s'irrite et se désespère aux malices d'une 
diplomatie dont il se sent dupe ; il résiste ; la 
répression motivée par sa résistance, pif! 
paf!... on le réprime. 

Le châtiment formidable et solennel exa- 



J 



CLÉMENT THOMAS. 107 

gère la physionomie des réprouvés, et d'om- 
bres dans la vie fait des statues dans la 
mort. Je parle des meneurs comme des me- 
nés, du troupeau comme des chefs : igno- 
rance et misère d'une part, extravagance 
outrecuidante et puérile de l'autre. 

J'ai connu grand nombre des niais d'alors 
que, depuis, la légende a faits terrifiants. Un 
jour ou l'autre, je les passerai en revue; il 
faudra rabattre de leur hyperbolique im- 
portance. 

En résumé, si j'avais à synthétiser le ta- 
bleau du désastre, je n'aurais qu'à me rap- 
peler un cadavre entre autres qu'il m'a fallu 
enjamber plus tard, à la fin de mai. C'était 
un homme fusillé, les pieds au mur, la tête 
au bord du trottoir, le bras rejeté étendant 
ses doigts raidis vers une croûte roulée au 
ruisseau. 

En dépit de ses fautes, le peuple de la 



108 VINGT ANNEES DE PARIS. 

Commune gardera cet aspect pour la pitié 
humaine : 

Un malheureux, révolté, mort en croyant 
défendre son morceau de pain. 






Il ne s'agit d'ailleurs, en ce moment, que 
d'une rencontre et d'une observation que je 
fis le 18 mars, en compagnie d'Agricol, et 
les voici : 

Après avoir traversé Paris, déjeuné dans 
un cabaret de la place Blanche, exploré le 
quartier des Buttes, serré quelques échan- 
tillons de mains calleuses, nous repassions, 
pour la dixième fois peut-être, devant la 
maison de la Boulè-Noire, quand un groupe 
de trois personnes attira notre attention. 

Il pouvait être environ trois heures et 
demie ou quatre heures du soir. Près du 
troisième arbre, au bord du trottoir, sur le 



CLÉMENT THOMAS. 109 

terre-pleia qui règne au milieu de la chaus- 
sée, je les vois encore; ils étaient debout: 
un sergent de fédérés, petit, physionomie 
chafouine; un homme quelconque de sa 
compagnie, au port d'armes, et de profil; 
enfin, répondant au sergent et lui faisant 
face, un grand vieillard à barbe blanche, en 
pardessus gris, chapeau haut de forme, une 
canne à la main, droit, sec et propre. Sil- 
houette étrange, inusitée, ce jour^là, dans 
ces parages, où ne se voyaient guère que 
guenilles et uniformes. C'est ce qui nous fit 
• approcher, nous arrêter près du triangle 
formé par les trois hommes* 

Le vieux, en ce moment, parla; je me 
rappelle exactement ses paroles : 

— Non, mes enfantSj disait-il, non; vous 
savez bien que je ne peux plus rien être. 

Un passant qui vint s'ajouter à nous 
murmura : 



110 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

— Tiens ! c'est Clément Thomas. 

Celui qui avait mené la garde nationale à 
Buzenval était-il sollicité de reprendre son 
commandement? Je ne sais. 

n y eut un instant de silence pesant ; puis 
Tex -général recula, fit un pas en arrière 
pour se retirer, mais gauchement j mala- 
droitement, comme incertain de son libre 
arbitre. Ceci est le point décisif à remarquer; 
j'y insiste : il ne sut point repartir. 

Je connais médiocrement l'histoire de 
Clément Thomas et n'ai pas pris le temps de 
l'étudier; mais ce geste a sufiBpour me con- 
vaincre que la netteté, la franchise d'allures 
n'étaient point du ressort de ses vertus. En 
une seconde, son trouble, sa tournure em- 
barrassée, sa retraite oblique avaient allumé 
la défiance du groupe qui s'était formé au- 
tour de nous, groupe qui devenait foule. 



CLÉMENT THOMAS. Ht 

Une voix cria : il faut Tarrêter! La retraite 
lui fut barrée ; on Tentoura. 

Resté en place, interdit, je le vis dispa- 
raître, entraîné dans une masse armée et 
tumultueuse. 
. Alors mon compagnon me dit : 

— Suivons-les : on va le fusiller. 

Certes, si j'avais entrevu la probabilité 
d'un tel dénouement, j'aurais, selon le conseil 
d'Agricol, accompagné la foule ; évidemment 
nous eussions fait, pour sauver l'homme, 
tout ce que pouvaient deux grands garçons 
résolus, de stature et d'accent populaires. 

Mais cela était si loin de mes prévisions, 
de l'impression a bonhomme » du commen- 
cement de la journée, que, haussant les 
épaules, fatigué de promenade, je pris mon 
compagnon par le bras, et le ramenai dans 
Paris. 

Ce n'est que vers huit heures du soir que 



112 VINGT ANNEES DE PARIS. 

la rumeur nous apprit la double exécution 
de Lecomte et de Clément Thomas. 

— Tu vois ! me dit Agricol ; eh bien, 
maintenant la Commune est f....ue ! 



Dès ce soir de son premier jour, en effet, 
la Commune prit tournure d'épouvante et 
perdit les neuf dixièmes de ses adhérents ou 
de ses tolérants. Si ce meurtre n'avait pas été 
commis, les événements, peut-être, eussent 
eu un autre cours. Clément Thomas, qui 
avait alors la soixantaine j serait mort depuis 
ou ne vaudrait guère» mieux; trente mille 
hommes de France j vigoureux et jeunes, qui 
sont enfouis sous la terre, y seraient encore 
debout, vivant pour le travail et pour la 
République^ 



LE MODELE 



rfWWMMWMMM 



A Coquelin cadtt 




'fft! 



Depuis quatorze ans que M** Bas- 

culard, mon épouse, me répète : 

« Armand, nous n'avons pas ton portrait; 

c'est ridicule ; un chef de famille doit avoir 

son image accrochée à la place d'honneur 

de son foyer ; » je n'ai pas trouvé le temps 

de me faire faire. Un commerçant sérieux 

n'a pas de loisirs... P'fift. 

Mes enfants ont été photographiés chez 

Nadar. 

8 



114 VINGT ANl^^SS QS PARIS. 

Ma femme a préféré poser chez Carjat, 
parce qu'en dehors de son métier, cet artiste 
fait des vers; moi, je ne -comprends pas 
qu'on s'occupe de trente-six choses à la fois ; 
c'est du désordre ; mais ma femme adore la 
poésie ; elle est donc allée chez Garjat. Moi, 
je n'ai été tiré nulle part. 

J'avais mon idée. Un projet caressé depuis 
longtemps. A l'instar de mon respectable 
beau-père et prédécesseur, qui mpurut en 
regrettapt de n^ pas iious laisser squ |inag0 
tracée par Horace Vernet, j'ai toujours am-r' 
bitionné, moi, de me fq^ire peindre ^n gran? 
4eur natur6^^, p'fft... et h l'huile. J'ai mille 
pq^isons, p'fft... pour préférer à tout autre ce 
genre de reproduction de laflgiire hunaaine : 
La photographia n% ni consistance, ni va? 
leur sérieuse; elle passe, on l'égaré; m 

• _ • 

jfésufné, ce n'est que du papier ; 1^ sculpture 
est tristOi p&le, encombrante et lourde en 






LB MODÈLE. 118 

diable; on ne sait où la fourrer; si on prend 
le parti de la mettre au jardin — encore 
faut-il avoir ce jardin — elle est exposée aux 
caprices de la température. Le dessin au 
crayon, même aux deux crayons, manque 
de solidité ; c'est encore du papier. Bref, il 
n'y a rien de tel qu'un bon tableau, gai à 
l'œil, dans un beau cadre doré qui brille et 
qu'on accroche aux murs de son salon. C'est 
une valeur mobilière. Tel est mon senti- 
ment, à moi. P'fft ! 

Et si, comme il est présumable, mon sen- 
timent se transmet à ma descendance, il y a 
lieu dès lors de préjuger que mes fils et 
petits-fils imitant mon exemple, une galerie 
se formerait ainsi des hommes de ma race, 
un panthéon des chefs successifs de la mai- 
son Basculard, qui ne serait pas, j'imagine, 
— p'fft! — sans intérêt pour l'Histoire. 

Ces considérations m^avaient décidé» Une 



116 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

seule chose me retenait encore ; le prix qu'on 
a coutume de payer ces sortes de produits. 
J'avais interrogé, près du Louvre, un gar- 
dien du Musée : 

— Combien pensez-vous, avais-je dit à 
cet homme, que me demanderait un bon 
peintre, M. Duran ou M. Bonnat, pour faire 
mon portrait en grandeur naturelle, comme 
ceci, à mi-corps? 

— De dix à vingt mille francs. 

P'fFt... J'avais envie de demander à ce 
fonctionnaire de bas étage : 

— Combien croyez-vous donc qu'il me 
faut, à moi, expédier de kilogrammes de 
chocolat vanillé, praliné, sans rival, pour 
les gagner, ces dix ou vingt millç francs ? 

Mais il n'aurait pas compris ; je me bornai 
à lui répondre en pinçant les lèvres : 

— Bigre ! il faut convenir que ces mes- 
sieurs gagnent l'argent bien facilement. 



LE MODÈLE. 117 



Je le lui dis ainsi comme je vous le répète, 
et comme je suis prêt à le redire à qui vou- 
dra : on pourra m'arracher le cœur, mais on 
ne m'arrachera pas Tindépendance du lan- 
gage. 

Vingt mille francs ! Certes, la maison Bas- 
culard s'appuie sur une caisse qui, je puis le 
dire, ne craint pas les fluctuations commer- 
ciales : mais je serais désespéré que la for- 
tune m'eût rendu prodigue. Et, d'ailleurs, je 
considère ces façons orientales de traiter 
certaines gens, peintres ou comédiens, 
comme attentatoires à l'équilibre nioral. Où 
irions-nous si tous les capitalistes s'ingé- 
raient de jeter l'or en barres à la tète des 
individus qui s'écartent de la société pour 
embrasser des professions irrégulières ? P'fft ! 

Heureusement nous avons dans le quar- 
tier un artiste plus abordable. 

Au moins, s'il a de ces prétentions scan- 



il8 VINGT ANNÉES DE PARlè. 

daleuses, n'â-t-il pas réussi encore à les im- 
poser, car on a saisi ses meubles avant-hier. 
Je le tiens de mon huissier qui venait d'ins- 
trumenter en personne. 

Aussitôt je me suis dit : c'est le moment; 
voici un gaillard à qui la Providence vient 
d'enseigner à propos la modestie. Tâtons-le. 
Et je l'ai fait venir. P'fFt! 

— Mon garçon, lui ai-je dit, vous n'êtes 
pas heureux, — ma femme me poussait le 
coude, mais M°' Basculard n'entend rien 
aux affaires, — mon garçon, vous n'êtes pas 
heureux, soyez raisonnable. 

Il me fait un prix, je lui en ai dit un autre; 
nous avons coupé la poire en deux, et hier, 
j'ai posé pour la 'première fois dans son 
atelier. 

Nous commençons par chercher la pose. 

Je voulais une pose qui fût digne de moi, 
p'fft!... Je dis à l'artiste : 



■\ 



LE MODÈLE. 119 

— Faites-moi à mi-corps, A mi-corps... 
avec la pose favorite de M. Thiers... en y 
ajoutant quelque chose du Vercingétorix qui 
était à l'Exposition. . . 

— Bien, me dit-iL 

Après quelques tâtonnements, j'attrape la 
pose. Nous commençons. 

C'est très fatigant de poser, p'fift!,.. Et 
puis rien n'est ennuyeux et déplaisant à voir 
comme un atelier. C'est sale, c'est mal 
rangé. Des couleurs partout. Il est bien re- 
grettable que pour se faire faire en peinture, 
on soit obligé d'aller chez des peintres. 
Enfin!... 

Le désordre de l'atelier, le fouillis des 
toiles, des meubles, des étoffes jetées pêle- 
mêle, et l'obligation de rester immobile ne 
tardèrent pas à me faire mal au cœur. J'a- 
vais envie de fermer les yeux. Je dis à l'ar- 
tiste : 



lîO VINGT ANNÉES DE PARIS. 

— Avez-vous besoin du regard? 
Il me dit : 

— Non. Nous verrons plus tard le 
regard. 

— Bien. Je ferme les yeux et peu à peu 
une douce somnolence m'envahit. P'ffffft!..- 

Tout à coup, j'entends — dans ma som- 
nolence — la porte s'ouvrir et une voix — 
juvénile — prononcer ces paroles : 

— Avez-vous besoin d'un modèle ? 

Je rouvre les yeux et je vois une fillette 
de quatorze, quinze ans; mal vêtue, très 
mal; en cheveux, l'air doux, pas vilaine, la 
beauté du diable, p'fft ! 

L'artiste la regarde, interrompt mon por- 
trait et lui dit : 

— Fais voir. 

Je me demandais : Fais voir. . . quoi ? Sa- 
vez- vous ce qu'elle fait voir? — p'fft! — 
elle ôte sa jupe, sa camisole, elle ôte tout, et 



LE MODÈLE. 121 

se met nue, complètement nue, p'fft! p'fft! 
p'fft! 

Vous comprenez que M"* Basculard ne 
m'a pas habitué à ces choses-là. J'étais... 
révolté et... ému en même temps. P'fiFt! 

Elle, cependant, avait l'air le plus tran- 
quille du monde. L'artiste aussi. Il tournait 

m 

autour d'elle, l'examinait. Tout à coup, il 
me dit : 

— Comment la trouvez-vous? 

A ce coup, le rouge me monta à la face. Je 
me levai, je pris mon chapeau. 

— Monsieur, lui dis-je, je suis marié ! 
Et je sortis. 

Dans la rue, je respirai plus librement, 
p'fiFt! p'fft!... Mon indignation se calmait. 
La pensée me vint d'attendre cette enfant. Il 
me semblait qu'il y avait là une bonne ac-* 
tion à faire, qu'on pouvait encore ramener 
au bien cette âme égarée... 



1S« VINGT ANNEES DE PARIS. 

AU bout de cinq minutes, elle sortit. Je ne 
pus, en la revoyant, me défendre d'une cer- 
taine émotion, p'fft! La pitié probablement. 
Je m'approchai d'ielle et lui parlai avec 
bonté. 

Quelques minutes plus tard, entraîné sans 
savoir comment, je me trouvais chez elle. 

Un taudis ! . , . un vrai chenil ! 



* 
* * 



Néanmoins... j'y passai quelques ins- 
tants... Fut-ce une faute? je ne le crois pas. 
Je ne saurais me résoudre à qualifier de cou- 
pable un acte qui a la vertu pour dénoue- 
ment; — et c'est ce qui arriva : 

Au moment de quitter la malheureuse, 
pris d'une inspiration soudaine, je me plaçai 
devant elle, et avec l'autorité qui résulte de 
mon âge et de ma situation, — p'fft ! 

— Jurez-moi, lui dis-je, que c'est la der- 



LE MODÈLE. m 

nière fois, et que vous serez sage désormais. 

Elle me le promit. 

Vous en penserez' ce que vous voudrez ; 
mais, moi, je m'éloignai, le cœur plein du 
légitime orgueil que donne le sentiment d'a- 
voir, probablement, fait une bonne action. 

Après un bel inventaire de fin d'année, je 
ne sais rien de meilleur dans la vie. 




A L'ECOLE DES BEAUX-ARTS 



AMMMMMMI 




EUDi prochain, 25 mars, tous les 
jeunes Français, illusionnés d'art, 
pourront se présenter au concours 
des prix de Rome, et tenter la première 
épreuve de peinture. Il seront un peu moins 
d'une soixantaine — je connais cela — 
réunis, aux premières lueurs de l'aube, dans 
la troisième cour, à gauche, de l'Ecole des 
Beaux-Arts, armés d'une boîte à couleurs, 



m VIIjGT i^NNÉES DE PA^IS. 

d'un chevalet portatif, d'une toile « de 6 » , 
et munis d'un petit pain d'un sou. 

T 

Il y a vingt ans, à pareille époque, j'étais 
de la fête ; je voudrais pouvoir en être en- 
core. Je n'avais point fermé Tœil de la nuit 
précédente ; si Ton m'avait proposé de re- 
noncer au concours, pour être, tout simple- 
ment, sur l'heure, Vélasquez ou Titien, j'au- 
rais eu un beau rire de dédain et de refus. 
La plupart des concurrents, jeudi, seront 
tout pareils à ce que j'étais. 

Tout pareillement aussi, un gardien les 
appellera nominativement, tour à tour, selon 
Tordre des inscriptions prises dans le oou- 
* rant de la semaine ; il fera le simulacre de 
les fouiller, pour constater qu'ils n'ont ap- 
porté aucun document, croquis ou calque de 
maître. Un à un, ils graviront le petit escalier 
raide qui mène au lieu du concours, débou- 
cheront dans un long couloir, orné, en son 



A L*ÉGOLE DES BEAUX-ARTS. 1S7 

milieu, de poêles en fonte espacés, percé, 
à droite et à gauche, d'étroites logelles. 

Chacun choisira la sienne ; puis tous at- 
tendront, par groupes de camarades, Tarri- 
vée du programme que sont en train d'éla- 
borer les professeurs. Pour tuer le temps, on 
se regarde, on se rapproche, quand on se 
connaît; on fait, aux inconnus, des scies. 
Blaguer le nouveau, c'est la tradition. Je me 
rappelle avoir été sciV par Lambron, le beau 
Lambron, le peintre des croque-morts. J'a- 
vais dix-sept ans, les yeux bleus, les che- 
veux longs. Il m'accabla d'une série de 
plaisanteries qui me confusioîinèrent beau- 
coup, tout en me paraissant d'un goût dou- 
teux. 

La gaieté, d'ailleurs, est rarement affinée, 
chez les jeunes gens, peintres ou sculpteurs. 
Dès l'enfance, marqués au front de la folie 
spéciale qui prendra leur vie, rarement ils 



128 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

I 

font leurs études, observent autrement que 
par les yeux, soumettent leur esprit au crible 
de la fréquentation. 

Beaucoup sont pauvres et, nobles d'as- 
piration, par nature, sortent de souche 
esclave. 

De là, cette vulgarité dans l'expression 
parlée, cette lourdeur dans les relations, 
cette inélégance des façons et de la tenue, 
ces espiègleries brutales dont l'usage com- 
mence à décroître, maïs dont la légende est 
toujours en faveur : de V Échelle de la Broche 
en dosj du cheval mis en couleur, dans la 
cour de l'Institut, pendant que son cavaUer 
rendait visite à Vernet ; du camarade exposé 
nu, sur un toit, l'hiver, et succombant au 
froid. 

J'y ajouterai deux traits que je tiens d'un 
vieux, d'un ancien, du temps où l'on payait 
encore un sou pour passer le pont des Arts, 



A L'ÉCOLE D£S BEAUX-ARTS. 119 

et où le pont Neuf était, à droite et à gauche, 
flanqué de niches en pierre où de petits mar- 
chands débitaient leurs produits. 

— Quelquefois, me disait Henri Rousseau, 
riant encore, — car il était resté primitif et 
mal dégrossi, — quelquefois, pour économi- 
ser un quart d'heure de trajet, ceux qui ha- 
bitaient la rive droite se décidaient, au sortir 
deTEcole, à prendre le pont des Arts; et, 
pour rire, ceux qui habitaient la rive gauche 
les accompagnaient, en grande partie. On 
prenait son élan, dès l'Institut, et, au grand 
galop, on se précipitait sur les planches du 
pont sonore, tandis que l'invalide préposé 
au contrôle, se jetant hors de sa guérite, es- 
sayait de prévenir son collègue de l'autre 
* bout, par des signaux désespérés. 

Mais alors, un des grands de la bande, 
l'homme à barbe du tas, l'arrêtait d'un air 
protecteur, disant : « Laissez donc ! ce sont 

9 



130 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

des enfants ; je vais payer. » Et tandis que le 
malheureux invalide, à demi rasséréné, gui- 
gnait, du coin de l'œil, le tourbillon dispa- 
raissant, lui semblait compter autant de sous 
que de fuyards, puis, tout à coup, les voyant 
hors d'atteinte, campait un sou unique dans 
la main du garde, et ricanait : t Tiens ! voilà 
pour moi, vieux serin ; eux, je ne les connais 
pas. » Et il s'en allait, superbe. 

Une autre fois, un des rapins ayant eu 
maille à partir avec une marchande de bei- 
gnets du pont Neuf, on résolut de le venger. 
L'un des meneurs alla conunander à la pau- 
vre cent beignets pour la sortie de l'École. 
— Ayez soin qu'ils soient bien chauds pour 
six heures, lui répéta-t-il avec instance. La 
malheureuse prépara les cent beignets, les 
sortit de la poêle, à l'instant même où arri- 
vaient les cent drôles. Alors on lui demanda : 
« Sont-ils bien chauds ? » 



À L'ÉCOLE DES BEAUX-ARTS. iSl 

— Oh! oui, messieurs. — Bien chauds! 
brûlants ! 

— Eh bien, alors, -^ et le cœur tout en- 
tier des polissons hurlait, — eh bien alors, 
une!... deux!... trois!... f... lanquez-vous 
les au... rein! 

Voilà doac le genre de plaisanterie, la 
monnaie d'esprit dont on fête les nouveaux 
venus. Le couloir des loges s'emplit de quo- 
libets et de rires ; les voix de gorge et les 
voix de tête résonnent, roulant d'échos en 
échos. . . Tout à coupj profond silence ; voilà 
le programme qu'on apporte, le texte du 
sujet de concours^ en quelques lignes^ sur 
papier timbré du sceau de l'École et qu'on 
accroche, après lecture officiellej aux murs 
de la chambrée. 

C'est généralement une belle parole de 
l'histoire sainte ou païenne. Il s'agit d'expri- 
mer^ avec des tons^ des contours et des plis 



132 VINGT ANNEES DE PARIS. 

d'étoffe, l'éloquence d'un Gracque ou d'un 
Machabée ! 

Comment les pauvres diables s'y pren- 
nent-ils pour allumer leur jeune imagination 
à ces vieilles cendres, depuis trois mille ans 
éteintes? Où prennent -ils l'enthousiasme? 
Où le renseignement? Tout le monde se met 
à l'œuvre aussitôt; il faut qu'au soir, l'es- 
quisse soit terminée, rendue au gardien, qui 
les range au fur et à mesure. Les malins, 
ceux qui ont échappé au contrôle de l'en- 
trée, tirent en hâte, de leurs poches, les cal- 
ques de vieilles gravures qu'ils ont apportées, 
tant bien que mal adaptent, au sujet pres- 
crit, les plis, les attitudes d'un vieux poncif. 
Les autres font comme ils peuvent. Et quand 
le jour décline, ils s'en vont incertains, in- 
quiets, moins brillants que le matin. L'im- 
passible gardien met sous clé soixante toiles 
de 6, à jamais barbouillées. 



A I/EC'OLE DES BEAUX-ARTS. ISS 

Deux jours après, lé jugement sera rendu: 
vingt élèves, sur cette première épreuve, 
seront admis au concours « de la figure 
peinte ». Enfin, dix, de ces vingt, monteront 
définitivement en loges, pour, de nouveau 
et plus amplement, peindre une belle parole 
de Tantiquité. 

Le vainqueur de ces dix aura le Prix de 
Rome. C'est-à-dire que, honoré de la faveur 
patriotique et d'une subvention de l'État, au 
lieu d'être un artiste, une sorte d'initiateur, 
de prophète, ému au cours de sa vie, lais- 
sant, en ses œuvres, trace de son temps pour 
la postérité, il s'étudiera à refaire du vieux, 
loin de son pays, refroidissant sa flamme aux 
marbres émiettés de l'irrémédiable Italie, 
épuisant son amour aux grandes filles en 
pain d'épice du Transtévère, égrenant ses 
belles années dans la poussière et l'ennui 
•des choses mortes. 



134 VINGT ANNEES DE PARIS. 

Puis, si vraiment il est marqué du signe 
auquel on reconnaît les peintres majestueux, 
il reviendra vieillir en France, investi des 
conmiandes ofiBcielles, déposant sans relâ- 
che, le long des murs, de vastes et insipides 
pastiches des écoles enterrées. 



* 



Qu'importe !•.. Allez au premier essai du 
concours, enfants. Si, quelque jour, un souffle 
d'amour réel pour TArt et la Vérité vous em- 
plit les poumons, si la poignante et auguste 
Réalité vous fait battre le cœur, vous saurez 
bien, de vous-même, rejeter la guenille moi- 
sie et cuistrale qu'on vous impose. Allez, 
pendant tout un jour, manger votre pain 
blanc de jeunesse, au fumet vertigineux de 
l'Espérance... 

Et soyez émus devant vos professeurs, 



A L*ÉGOLE DES BEAUX-ARTS. 13S 

comme je le fus, autrefois, devant Horace 
Vernet : 

Voilà longtemps déjà. C'était près de TÉ- 
cole : je voyais venir à moi, sec, astiqué, cam- 
bré, ce petit vieux gaillard, qu'il convient de 
ne point rapprocher de Delacroix, par exem- 
ple, mais qui n'en déroulait pas moins les 
Smala f du bout de la brosse, avec une cer- 
taine désinvolture. 

Il fumait un énorme cigare, et j'avais aux 
doigts les premières cigarettes. 

— Si je lui demandais du feu ? pensai-je. 

On a de ces audaces ravies, dans l'enfance. 
Horace Vernet s'y prêta fort bien, souriant. 
Mais moi, perdant la tête, rouge au delà des 
oreilles, je laissai choir ma cigarette, la ra- 
massai, de plus en plus confus; puis, pre- 
nant le cigare qui me parut éteint, songeant 
peut-être, dans mon délire, à le raviver, je 
l'approchai de mes lèvres, avec un trouble 



136 VINGT ANNÉES DE PARIS. 



tel que je mis dans ma bouche le côté du feu. 

— Bon! ce n'est rien; du feu, vous en 
avez là, me dit le vieillard, en me touchant 
le front ; et riant d'un rire qui fit vaciller les 
longues pointes gommées de sa moustache; 

il ajouta : 

— Vous en avez là ! vous serez un artiste. . . 

Hélas ! 




LE TABLEAU DE MARCEL 



<MM»»»W»W»^WW»W» 




'est fait! la cage est vide, Toi- 
seau envolé, Tenfant hors du 
logis. Du taudis ou de Thôtel, 
de tout atelier d'artiste peintre ou sta- 
tuaire, est sorti le tableau nouveavi-né , le 
marbre neuf. Des lointains paisibles du 
Luxembourg aux mercantiles hauteurs de 
Montmartre, on a vu, pendant dix jours, 
camions, voitures de déménagement, fia- 
cres, baquets, commissionnaires, emporter, 
vers le palais à coiffe de verre des Champs- 
Elysées, la moisson d'art annuelle. 



. 138 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

11 y a eu, comme toujours, grande presse 
au dernier moment, sur le passage des en- 
vois, à la porte n" 9. Rapins et maîtres mê- 
lés, confondus sur les degrés du grand esca- 
lier de pierre, ont fraternellement imité le 
chant du coq, entonné les scies de rigueur 
pendant le déSlé. Les camarades se sont 
retrouvés ; les forts ont été salués, les chétifs, 
blagués. Des feutres d'un autre âge ont été 
signalés çà et là, campés sur des yeux en- 
fantins et des barbes fluviales, ainsi qu'aux 
jours d'émeute reparaissent les types debar- 
ricadiers. La dernière peintresse est revenue, 
toujours pareille, émue et empanachée, 
filant les yeux baissés, dissimulant, dans un 
foulard, sa « nature morte » encore fraîche. 

On a hurlé des « bans » pour Carolus, 
espéré vainement Sarah Bernardt, Enfin les 
gardiens du Palais ont repoussé k foule au 
dehors. A cinq heures, les portes se sont 



LE TABLEAU DE MARCEL. 139 

fermées. Silence. Il faut attendre maintenant 
les décisions du jury. Que faire jusqu'au 
premier mai, jusqu'à l'ouverture de l'Expo- 
sition ? 

L'œuvre accomplie, l'efiFort épuisé, la tar^ 
fine ou le navet disparu, l'artiste, aux pre- 
niiers instants, semble hébété, prostré, 
comme amputé d'un morceau de son être. Il 
erre, traînant son désœuvrement, son in- 
quiétude, par les rues, les brasseries, le 
regard vague, les bras ballants, rebelle au 
séjour de l'atelier vide , veuf de sa 
chimère. 

En efiFet, si médiocre que soit l'œuvre, on 
y a laissé de soi-même ; utilement ou non, 
ce marbre, on l'a ému de son souffle, on a 
laissé de sa vie en cette toile ; à l'heure de 
la séparation, non seulement c'est un vide 
à l'atelier, c'est véritablement un trou dans 
le cœur. Chez les isolés surtout, les céliba- 



140 VFNGT ANNÉES DE PARIS. 

taires. Pour eux, c'est absolument Tami qui 
s'en va, le consolateur, le confident des 
causeries muettes pendant les longs crépus- 
cules d'hiver, aux reflets mourants du poêle, 
alors que, dans la magie du soir, il semblait 
qu'on vît, par moments, s'animer, palpiter 
l'ébauche. 

Il en est ainsi pour le peintre Marcel. 

Son tableau de cette année représente 
un intérieur ouvrier; trois personnages: 
l'homme, la femme, l'enfant. La mère effa- 
rée serre entre ses bras son petit emmailloté. 

9 

Scène violente. 

Quand l'idée a jailli , soudaine, armée depied 
en cap ainsi que la Minerve au sortir du crâne 
olympien, Marcel en a brossé tout aussitôt 
l'esquisse, au courant du premier jet. Puis 
est venue la réflexion; l'étude a déterminé 
les proportions, la gamme. 

Il a fallu songer aux modèles. 



LE TABLEAU DE MARCEL. 141 

Trouver l'ouvrier, la femme du peuple, 
rien de plus facile. Depuis l'abandon des 
académies, le délaissement du nu, les « po- 
seurs » sont en grève ; il en pleut dans la 
misère de Paris. 

Quant aux femmes» il n'est point rare de 
voir se musser, dans l'entrebâillement des 
portes d'atelier, la frimousse ébouriffée et 
curieuse d'une fille qu'ennuie la couture ou 
le fer à repasser, et qui, sur le conseil d'une 
rouleuse, a entrepris le « tour des artistes » , 
vient offrir sa beauté paresseuse. 

Un enfant au maillot, c'est autre chose à 
obtenir, A moins d'être voisin d'un bureau 
de nourrices, et encore ?... 

Le mieux serait de l'avoir fait ; mais est-ce 
que Marcel a eu le temps d'être père ? 

Orphelin de bonne heure, jeté au vent du 
hasard, en dédaignant les aubaines, retenu 
en même temps que poussé hors des étroites 



14« VINGT ANNEES DE PARIS. 

conventions de la société moyenne, par ces 
deux fatalités natives : — pauvreté, imagi- 
nation, — il a grandi dans l'indépendance 
d'allure et d'esprit qui le désigne à la répro- 
bation bourgeoise. Aucun guide, aucune 
aide. Ses amitiés? des partages de peines; 
ses amours ? quelques sourires, par échap- 
pées, longuement suivis de pleurs. Cepen- 
dant, il poursuit son but. Les ans passent. 
Il vient tard, le nid, à ces oiseaux-là ! 






Non, Marcel n'a pas d'enfant. 

C'est pourquoi notre homme est allé voii* 
Tin camarade j ancien disciple de Préault 
qui, pour le salut de son estomac^ substitua 
naguère le moulô au ciseau, et fait aujour- 
d'hui, au lieu de statues j des accessoires dô 
théâtre. 

Là, dans la fumée des pipes^ le chant des 



LE TABLEAU DE MARCEL. 143 

m- i j-ij-ij-j-u- i (ru\fif\f^J\riJ~ij'\t\f'\f'\r^r\ri'^ir' i ~- \^ ""^ ^ •*• ^ i *"*- ■■■■*■■■■*■ ■*•— ■■■■»■ — ■* — ■»■■* — ■^ — — ^^^ ^ ^^ * ■■■— i ^ — ■**^»i»»**»» 

ouvriers, la joyeuse odeur du vernis, sous 
le regard troué des tètes de cotillon, la 
trompe en baudruche des éléphants de 
féerie; dans le vaste pandémonium, em- 
combré de bibelots en toc et de simili-meu- 
bles à trucs, qui est son usine, le cartonnier, 
sur l'heure, a modelé, moulé, enluminé, mis 
au monde factice un enfant parfaitement 
conformé, articulé, propre à Tillusion, et Ta 
jeté au bras de Marcel qui s'en est allé ravi. 

Il ne s'agissait plus que d'habiller le bébé. 

La Providence, encore une fois, s'est ma- 
nifestée sous les traits de M"* Henriette. 

C'est la vieille femme de ménage de Mar- 
cel ; une autre misère : 30 francs par mois. 
Elle a été mariée. Son homme^ un cordonnier, 
alors qu'elle fut près d'accoucher, la délaissai 
pour une autre « qui avait plus de manières » , 
dit-elle humblement. 

L'enfant est venu, un garçon ; elle l'a élevé 



144 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

tant bien que mal. Maintenant il est soldat. 
Quand elle a eu connaissance de l'embar- 
ras de Marcel : 

— Passez-moi cela, lui a-t-elle dit, c'est 
mon affaire . 

— Mais les vêtements? 

— J'ai ceux du petit 

— Votre garçon ? mais c'est un homm^ ! 

— Oh! j'ai gardé ses petites afiFaires de 
« dans le temps »• 

— Oui. Eh bien, mère Henriette, allez! 
vous me ferez plaisir. 

Cela u'a pas été long. La mère Henriette a 
couru vers son taudis, elle est revenue avec 
un paquet de vieux langes, une brassière, 
un petit bonnet. Elle était rajeunie de vingt- 
cinq ans. C'était plaisir de voir virer, s'as- 
souplir, vivre le poupon dans ces vieilles 
mains maternelles. 

Une épingle ici, une épingle là; en un 



LE TABLEAU DE MARCEL. 1i5 

« 

clin d'œil co fut fini ; puis, soulevant le pou- 
pon dans, ses bras, et le contemplant d'un 
œil enchanté : 

— C'est tout à fait lui, fit-elle. 

Et tandis que se mouillaient ses yeux, elle 
appuya, d'un geste emporté, ses lèvres sur 
le carton colorié... 

grandeur de la chair! puissance de l'en- 
fant! culte jamais lassé; œuvre jamais finie 

et toujours présente; amour dont l'éternel 
éclair suffit à entretenir la flamme au cœur 
des vieillards. 

C'est à cela, c'est à ce geste éloquent, naïf, 
irréfléchi d'une pauvre servante, que songe 
à présent Marcel, en son atelier vide et 
muet, le regard errant aux solives du pla- 
fond, où les araignées, silencieusement, tis- 
sent leurs fils pareils à des cheveux gris. 

10 



LE CHAUFFEUR 



^'^AM^^MWM^ 



Cet homme à peau de bête, coiffé 
comme un pendu, que la pluie 
glace, que la vapeur brûle, debout 
sur la locomotive, dévorant les rou- 
tes, coupant le vent, avalant la 
neige, mécanicien, chauffeur, c'est 
le peuple I 

J. Vallès. 




ET homme à peau de bête, coiffé 
comme un pendu, debout sur la 
locomotive, ce chauffeur qui, d'un 
bout du monde à Tautre, mène, à son sort di- 
vers, l'humanité, cet humble ouvrier de ver- 
tige et de précision, il a, aujourd'hui, charge 



\iS VINGT ANNEES DE PARIS. 

d'âme et de chair souveraines : il conduit 
un prince, un cousin d'empereur, au plaisir. 

Il conduit un prince du sang, oui, du 
sang ! Touchera-t-il, pour ce surcroît d'hon- 
neur, un surcroît de salaire ? Aucun. 

C'est quatre-vingt-dix francs qu'il gagne par 
mois, quatre-vingt-dix, et tout à l'heure, en 
prenant place devant la fournaise, il a cal- 
culé que ce voyage de douze heures lui as- 
sure trois francs d'existence. 

Trois francs ! pour tout son monde : pour 
lui, pour les petits, pour le père usé au tra- 
vail, pour la femme qui, peut-être, l'oublie 
et le trompe, dans les longues nuits d'ab- 
sence, au logis, à l'abri du froid, du vent 
qu'il coupe, de la neige qu'il avale, lui, de- 
bout au rang du devoir. — Il faut gagner 
trois francs pour ta famille, chauffeur ! 
' Le chauffeur, grave, est monté à son 
poste, sur le monstrueux cheval de fer qui 



LE CHAUFFEUR. U9 

dévore la braise et la flamme. Il allume sa 
pipe, le chauffeur, et sourit,.. Que voulez- 
vous? la vie est faite ainsi pour lui; à d'au- 
tres la joie, aux princes ! L'effrayant cour- 
sier mugit, siffle, beugle, crache et s'ébranle : 
AU right ! 

Allright! En avant! L'espace dévoré, les 
champs, les bois envolés, les arbres penchés 
et rapides qui s'enfuient, les fleuves, les ri- 
vières, la course des flots dépassée, la fumée 
en tourbillonnant délire, et là-bas, derrière, 
le pays qui s'en va, qui décroît, s'évanouit.. 
AU right! En avant ! 

En avant! sous les tunnels, roule e' 
gronde, ouragan de bronze et de feu ; hurle 
sur les rails, encombre de brume étouffante, 
au passage, la voûte aux parois humides i 
hue ! par la route rayée d'acier, longée de 
flls de télégraphe qui montent et descendent, 
comme .une portée de musique notée d'oi- 



150 VINGT ANNEES DE PARIS. 

seaux. Hurrah ! nous n'avons pas le temps 
de saluer les clochers; hurrah ! plus vite! et 
déroule, plus épaisse et plus folle encore, ta 
tresse échevelée de vapeur noire : le prince 
est pressé. 

Il est pressé, ce prince. Il ne va pas à la 
bataille, certes, mais bien plutôt pour voir sa 
belle; on est, chez lui, moins diable à quatre 
que vert-galant. Et, malgré l'impatience, 
étendu nonchalamment sur le velours du 
w^agon d'honneur, on offre à sa suite quel- 
ques dragées prolifiques , aimable prince ! — 
et puis, on bâille. 

On bâille,, entends- tu, chauffeur? Un 
prince bâille. Allons! plus vite encore, ac- 
tive et déchaîne, et lance, plus ardente en- 
core, la retentissante chimère qui bouillonne 
et rugit sous ta main calleuse, et, malgré la 
pluie qui te glace, la vapeur qui te brûle, en 
avant !•.. Le chemin va... va! va!... 



LE CHAUFFEUR, 15! 

Oh! horreur!... 

Horreur ! que voit-on, là, en avant, sur la 
ligne? Une masse arrêtée, énorme!... un 
tombereau chargé de pierres de taille. Le 
charretier épouvanté dételle ses chevaux : il 
abandonne le fardier. — Horrible ! Que faire ? 
Le train se précipite à toute vapeur : c'est la 
mort! 

C'est la mort? Pour le mécanicien, pour le 
chauffeur, peut-être ; mais, avec de l'audace, 
pour le prince, — non! — Qu'en dis-tu?... 
Le mécanicien hausse les épaules» Allons! 
encore, encore ! Lâchons tout ! ... démence ! 
Épouvantable intrépidité! Dévouement su- 
blime ! 

Sublime ! On entend un effroyable fracas 
de heurt et d'écrasement; le sol craque, le 
train sursaute, se cabre; la locomotive est 
effondrée, éventrée; la cheminée s'abat; de 
toutes parts, des quartiers de roc, lancés de 



158 VINGT ANNEES DE PARIS. 

la charrette broyée, volent en éclats, en 
poussière; les deux ouvriers gisent sur le 
chemin, le mécanicien tué, le chauffeur, les 
jambes fracassées; mais le train franchit 
l'obstacle, passe... Le prince est sauf! 

Ah ! prince, vous êtes sauf. Quel bonheur! 
Quelle joie pour votre auguste famille ! quelle 
perte c'eût été pour elle et pour nous ! Voilà 
une heureuse échappée, un vrai miracle, un 
chauffeur providentiel, — infirme désor- 
mais, pauvre diable; mais on lui doit une 
belle chandelle. Il l'aura sans doute... Ce- 
pendant, le prince est sombre. 

Il est sombre, ce bon prince; pour la pre- 
mière fois, ses intestins se resserrent. Il 
songe à ce qui aurait pu arriver... Quelle im- 
prudence! et qui l'a commise?... Oh! ce 
chauffeur, ce gueux ! Qu'on ne le laisse pas 
s'échapper ! — Ne craignez rien, Altesse, il 
n'a plus de jambes ! — Ah ! très bien. Qu'on 



LE CHAUFFEUR. 155 

le juge ! On le juge. — Qu'on le condamne ? 
On le condamne. 

Te voilà condamné, chaufifeur! Tu n'as plus 
tes quatre-vingt-dix francs, plus de famille ; 
tes petits sont bien abandonnés ; ton père en 
cheveux blancs, il peut crever, à cette heure, 
comme un vieux cheval de charrue. Et ta 
femme; c'est maintenant qu'elle t'oublie, 
pendant les longs jours et les longues nuits 
qu'il te faut râler en prison... Qu'importe t*^ 
Réjouis-toi : ton prince est vivant, bien vi- 
vant, pour, ta patrie et sa belle, et pour 
longtemps ! 

Il y a longtemps de cette histoire, chauf- 
feur. Sans doute, estropié, misérable, déses- 
péré, tu t'.es couché dans la tombe depuis 
bien des années. Écoute, je le dis pour con- 
soler ta cendre : il est plus gras que jamais, 
le prince; il a perdu le goût des voyages; il 
rêve une situation assise, un trône, par 



VINGT ANNEES DE PARIS. 

exemple, d'où son cœur généreux, comme il 
a fait pour toi, se pencherait sur des millions 
de travailleurs, tes pareils, sur l'innom- 
brable troupeau de tes frères, sur le peuple 
de France. Allons, dors en paix, chauffeur! 





GUSTAVE COURBET 



^^^^^^^^^^^^^^v«s«>* 



Les farouches taureaux, dans les vallons du Doubs, 
Quand ils le voient passer, jalousent ses épaules 
Comme un Turc il est fort, et comme un agneau, doux. 
Son nom, caché longtemps, a volé jusqu'aux pôles. 

C'est le peintre, le vrai, des vallons et des bois. 
Des chevreuils et des bœufs égarés dans les plaines, 
fies femmes en chansons laissant mourir leurs voix, 
Et des curés béats aux immenses bedaines. 

E. Vermesch. 



ES vers, dont l'encens parut fade 
à Courbet, me sont revenus au 
souvenir, l'autre jour, en visitant 
les salles d'exposition de V Impressionnisme y 
une école dont chaque adepte, tour à tour, 
aussitôt qu'il parvient à forcer la porte du 




156 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

Salon officiel, se hâte d'abandpnner les ré- 
solutions intransigeantes. 

Impressionnisme, d'ailleurs, équivaut à 
toute autre chosisme : c'est la devise quel- 
conque, variable selon l'époque, au moyen 
de laquelle se rallient les mécontents, pour 
inquiéter l'opinion publique et combattre les 
idées reçues, qui, sans cela, dégénéreraient 
en préjugés. Je n'y vois aucun inconvénient 
pour ma part, et j'honore profondément la 
mémoire de Courbet, qui peut-être, aujour- 
d'hui, se fût appelé impressionniste, et qui 
des premiers livra la bataille avec la supé- 
riorité d'un talent énorme et l'aplomb d'une 
vanité sans seconde. 

Sa vanité mise à part, c'était un simple 
s'il en fut, en dépit du retroussis narquois 
de sa lèvre. Honnête homnie, d'ailleurs, très 
honnête, et ce doit être le remords de M. Du- 
mas fils de l'avoir insulté. Tout au plus fal- 



GUSTAVE COURBET. 157 

lait-il en rire, après avoir admiré Fincon- 
scient génie du peintre. 

Inconscient, en effet, il le fut comme un 
bœuf, dont il avait la redoutable encolure et 
l'irrésistible coup d'épaule, avec la lenteur 
du ruminant, le front têtu et dur. — « 11 a 
du charbon dans le crâne, » disait F Auver- 
gnat Vallès. 

Inconscient vis-à-vis de sa propre produc- 
tion. Lorsqu'il partageait avec Bon vin, le 
railleur, son atelier, celui-ci s'amusait à lui 
faire choisir, dans son œuvre d'une année, 
les moindres morceaux pour les envoyer au 
Salon. 

. La chose admirable vraiment, en son mas- 
que d'idole assyrienne épaissie de rusticité 
villageoise, était le regard : deux yeux, non, 
deux lacs, allongés, profonds, doux et bleus. 
J'ai songé bien des fois, en les regardant, à 
leur puissance inouïe de vision; je les ima- 



158 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

ginais s'ouvrant sur tel ou tel coin de na- 
ture, l'absorbant, pour ainsi dire, et en em- 
prisonnant à jamais le reflet sous les pau- 
pières. 

Cette faculté phénoménale a marqué son 
talent. Il rapportait le paysage entier, tons 
et valeurs, dans son souvenir, et pouvait 
l'exécuter à l'atelier comme s'il eût été de- 
vant le motif. De là, peut-être, cette ampleur 
de la facture débarrassée de comparaison 
méticuleuse au moment de faire ; de là aussi 
quelques négligences de dessin. Je n'entends 
pas dire qu'il eût coutume de procéder ainsi ; 
au contraire, c'était le plus rarement ; mais 
je l'ai vu peindre de chic. 

De théorie préconçue, d'esthétique ini- 
tiale, je n'ai jamais supposé qu'il en eût 
l'ombre ; le secret de sa force était dans un 
robuste instinct. 

Le Maître âH Omans était peintre et paysan . 



GUSTAVE COURBET. iS9 

Proudhon, Champfleury, Gastagnary l'ont 
gratifié d'une philosophie. Sa vanité flattée 
s'efiForça d'en revêtir l'étofiFe et s'y carra jus- 
qu'au ridicule. Faiblesse et sottise. 

Pour ma part, en furetant par les coins 
de son atelier, j'ai quelquefois découvert 
des esquisses de jeunesse qu'il se hâtait de 
m'ôter des mains, et où les troubadours abri- 
cot mandolinaient à fleur de nacelle, au fil 
de l'eau, pâmés aux pied des blanches da- 
moiselles. 

Qu'est-ce que cela prouve? Qu'il avait 
cherché sa voie, comme tout le monde, et 
s'était heureusement résolu à sa pente natu- 
relle. Il n'y a là rien que de très louable, et 
la légende est au moins superflue, qui veut 
embellir Courbet d'une langue de feu spon- 
tanée et native, à l'instar des prophètes. 

Ajoutons que cette grosse vanité dont on 
lui a fait un crime, et qui l'entraîna vers les 



160 VINGT ANNEES DE PARIS. 

plus sots dangers, lui fut bien utile, au dé- 
but, en se doublant d'opiniâtreté. 
Ses commencements avaient été durs. 



♦ * 



Il racontait parfois des épisodes. 

Celui-ci entre autres : dans sa bouche 
naïve, avec le parler traînard et chanteur de 
Franche-Comté, le récit devenait grand. 
J'essaierai d'en retrouver les mots ; mais il 
faudrait les gestes et l'accent du bonhomme. 

— Un matin que j'étais encore couchais^ — 

c'est Courbet qui parle, — que j'étais encore 
couchais j j'entends ma porte s'ouvrir, et qui 

est-ce que je vois entrais? C'était mon père ; 

il arrivait de chais nous avec son bâton. 

— Eh bien! donc, qu'il s'écrie, qu'est-ce 
que tu fais là, encore cowcAàw? Toujours à 
dormir, donc ? 

— Bon! qu'est-ce que vous me fichais? 



GUSTAVE COURBET. 161 

Faut donc point dormir pour travaillais? Et 
la mère ? 

— Elle va bien. Embrasse-moi. Mais tu 
sais que nous ne sommes point tant riches. 
Nous avons déjà vendu un champ, Tannée 
dernière, pour i* encourageais. Quand est-ce 
que tu vas gagnais de l'argent? On n'en veut 
donc point de ta panture? Elle est donc 
pourrie ? Ça ne va donc point ? 

— Ça ne peut pas allais mieux ! Us n'ont 
jamais rien fait de pareil. 

— Pourquoi qu'ils te refusent toujours à 
l'Exposition, alors? Ils ne sont pas plus ma- 
lins que toi ? Non ! C'est donc toi qu'es plus 
malin q\x'eusse. Eh ben ! je voudrais voir ça; 
montre-moi donc leur musée, à eusse! 

Courbet accède au désir de son père ; il le 

mène au Louvre. 

Étourdi, aveuglé par l'éclat des dorures, 

le vieux villageois tourne, glisse et se torli- 

11 



162 VINGT ANNEES DE PARIS. 

colise en la splendeur des salles, sans rien 
comprendre. 

— C'est ben beau, tout ça, c'est ben beau ! 
Tu crois que t'es plus fort que ça, toi? 

— Ça, répond Courbet, ça, c'est de la ! 

Je n'écris point le mot, mais Courbet le ré- 
pétait avec fracas. 

— Ab ! bah! vraiment? fait alors le père, 
en es-tu ben sûr? Eh ben ! mais alors, si t'en 
es si sûr que ça, nous allons vendre encore 

UN CHAMP ! 

Et il s'en va content. 

N'est-ce pas que c'est beau et grand cette 

a 

foi robuste du paysan en l'infaillibilité du fils 
de sa chair?... 






Étayé sur ce dévouement, Courbet put 
s'obstiner, s'imposer, parvint. 
Il a été incontestablement une des grandes 



GUSTAVE COURBET. les 

figures, un des initiateurs de la peinture 
contemporaine* 

Il est venu au moment opportun pour en- 
diguer le romantisme débordé. Il a ramené 
vers l'observation la sincérité, la réalité ; ré- 
veillé Tamour de la nature, y compris ses 
vulgarités, par opposition aux excès inven- 
tifs des fougueux cavaliers d'idéal de 1830; 
ainsi que Delacroix avait débridé toutes les 
extravagances de la ligne et de la couleur, 
en haine des froides conventions de l'école 

de David. 

Aujourd'hui que la politique a surmené 
l'attention publique, une période artistique 
est imminente ; il y a lieu d'espérer que le 
maître futur aura une admirable formule, 
étant obligé, pour dominer, de résumer les 
qualités de ces trois grands chefs. 

Revenons à l'homme et au pittoresque de 
ses verrues. 



164 VINGT ANNÉES DE PARIS. 






J'ignore s'il eut en sa jeunesse des heures 
de fougue, d'emportement. Je ne Tai connu 
qu'à la fin de l'Empire; à ce moment il pa- 
raissait lourd, envahi par la graisse, épaissi. 

Ses journées se suivaient, pareilles. 

Couché tard généralement, il s^arrachait 
tard aussi, vers les neuf heures, aux discu- 
tables douceurs du lit de fer où il reposait 
dans un coin de son atelier. 

Cet atelier — je crois qu'il n'en eut jamais 
d'autre à Paris— était situé à l'en Ire-sol d'une 
vieille maison de la rue Hautefeuille, aujour- 
d'hui disparue. Le vitrage en donnait sur une 
cour, et la lumière y tombait crue et triste, 
arrêtée au milieu de la pièce, ébauchant con* 
fusément, dans le fond, les toiles délaissées, 
les châssis brisés, les cadres hors d'usage 
abandonnés pêle-mêle avec quelques vieux 



GUSTAVE COURBET. 168 

meubles sans valeur envahis par la pous* 
sière. 

En manches de chemise, bretelles pen- 
dantes, rhomme errait par l'atelier, traînant 
ses savates, arrêté tour à tour devant chaque 
chevalet, grattant par -ci, retouchant par- 
là, n'attaquant que rarement une toile 
blanche. 

Puis venait l'heure du déjeuner, qui le 
menait près de là, rue des Poitevins, chez 
son ami Laveur, à la table d'hôte où se sont 
assis, peu ou prou, tous les étudiants d'alors. 

L'après-midi était le moment du travail 
réel, qui durait jusqu'au dîner. 

Puis il retournait chez Laveur, y faisant de 
longues stations, le samedi surtout, où le 
Dîner Courbet réunissait autour de lui la 
foule des camarades, les Toussenel, les 
Charton, les Dupré, les Vallès, les André 
Lemoyne, etc.. 



166 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

G*est alors qu'il fallait voir, les manches 
retroussées, son bras blanc et gras étalé sur 
la table, Courbet se fourvoyer dans les dis- 
cussions où trébuchaient à chaque pas son 
ignorance et son débit empâté ! Les flagor- 
neurs, qui toujours pullulent autour des cé- 
lébrités, encourageaient sa jactance. Il chan- 
tait, au dessert, des romances de sa compo- 
sition, dénuées de rimes et de bon sens, sur 
des airs à lui, prétendait-il, et qui n'iétaient 
que des souvenirs. 

Je me rappelle ceci : 

Mets ton chapeau de paille. 
Ta robe rayé-6/tfu. 
Avec ton ruban blanc 
Autour de ton cou brun. 

— Bigre ! fis-je, quand il eut entonné ce 
singulier quatrain, voilà de la poésie de co- 
loriste ! 

Il m'en voulut longtemps de mon irrévé- 
rence. 



GUSTAVE COURBET. 167 

Un autre soir, il courut haletant vers 
Montmartre, arriva en sueur au bal de l'É- 
lysée, se laissa tomber sur une chaise et fit 
demander Métra, qui conduisait l'orchestre. 

— Ecoutais! fit-il, aussitôt que le musi- 
cien des Roses l'eut rejoint. 

Il croyait avoir trouvé une « nouvelle Mar- 
seillaise » et se mit à glousser un long trou 
lou lou rappelant, comme air, la valse du 
Lauterbach, 

En temps ordinaire, il achevait sa soirée 
aux brasseries, chez Andler ou à la Suisse] 
puis, à l'heure de la fermeture, en été, pen- 
dant les nuits tièdes, allait prolonger sa 
veille sur un banc du boulevard Saint-Michel, 
où son ombre énorme inquiéta d'abord les 
sergents de ville, qui finirent par s'y habi- 
tuer. 

J'arrive à la colonne. 

L'idée du déboulonnement (mon idaie, 



168 VINGT ANNEES DE PARIS. 

prononçait-il), qui lui avait poussé- en sep- 
tembre 1870 et qui n'avait alors excité au- 
cune réprobation du gouvernement de la Dé- 
fense , ardent à répudier tout souvenir des 
Clésars ; Tidée était-elle restée clouée en son 
crâne, ou s'était-elle envolée? Je ne sais. 
Cependant, i\ n'en avait plus reparlé ; ce n'est 
p?is lui qui en détermina l'exécution. Jq crois 
qu'il assista au renversement.de la colonne, 
mais en simple spectateur. 

C'est, je pense, le mot déboulonner qui 
avait dû le séduire. Un mot inconnu, nou- 
veau, tombant dans la cervelle de Courbet, 
y faisait du ravage, y causait une obsession, 
comme le bourdonnement d'un hanneton 
dans une cruche. 

Il me scia, tout un soir, en me répétant à 
chaque minute : 

— Faites donc « un tel » en Torquemada ! 
Torquemada, Torquemada, Torrrr...! 



GUSTAVE COURBET. 169 

Ce mot lui roulait sous le front et l'incen- 
diait, sans autre motif que sa sonorité. 

On voit que je fais la bonne part dexidicule 
à celui qui fut mon professeur pendant quel- 
ques mois. 

Il est bon de rappeler maintenant qu'il a 
fait les Casseurs de pierres ^ la Vague ^ le 
Combat de Cerfs^ la Remise de Chevreuils, 
tant d'autres merveilles ! . . . 

Où est donc passé V Enterrement dOr- 
nans^ que, pendant la Commune, j'avais fait 
apporter au Luxembourg ? 

Courbet, cette masse engourdie et fruste, 
avec une vision saine et un bel instinct puis- 
sant, a rayonné sur la peinture contempo- 
raine et lui a imposé sa marque. 

Il a su garder l'indépendance, la liberté de 
ses sensations; tel il était, tel il s'est rué tout 
entier dans son efiFort, et c'est pourquoi 
peut-être il aura quelque jour en son pays 



170 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

une statue que ne déboulonnera pas la posté- 
rité. 

On peut sourire en notant les faiblesses de 
rbomme ; il faut s'incliner respectueusement 
devant l'œuvre toujours vivant, toujours 
fier du maître. 



LE VOL 



m^ft^^^^ttt*^ 




UE fait, seul, avec cette chatte en- 
dormie à ses pieds, dans cet étroit 
gis molbos encombré de meu- 
bles fanés, ce jeune garçon de dix-sept ans, 
aux longs cheveux, le coude appuyé sur une 
table, un livre à images^ le Mtisée des Fa- 
milles ou le Magasin pittoresque, ouvert de- 
vant lui? 

Il ne lit pas. Ses yeux ardents et fixes 
poursuivent, dans l'espace, une des mille 
illusions de son âge. Il est devant la vie ou- 
verte à peine, incertain, enthousiaste de 



172 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

\ 



tout, vigoureux, plein de désirs non encore 
formulés. 

Tout à l'heure, il lisait. A quelques pages 
de distance, il a trouvé successivement les 
portraits de Vincent de Paul, de Jean Bart, 
de Mandrin. Il connaît leur histoire. Son 
cerveau bouillonne : il voudrait être grand, 
lui aussi : grand apôtre, grand soldat, grand 
bandit; éblouir par la charité, se colleter 
avec la tempête, ou turlupiner le préfet de 
police, qu'importe, pourvu qu'il rayonne!... 

A-t-il eu le temps de peser le bien et le 
mal? Il est bachelier; cela suffit-il pour avoir 
une conscience déterminée? Il a eu le prix 
de gymnastique ; il « forçait le douze » au 
« saut de mouton » ; la tête est chaude , le 
muscle dur : il s'agit de plaire aux femmes, 
d'étonner le monde, — voilà tout ! 

Gomme il fait triste en ce réduit ! Par la 
fenêtre, on ne voit que le pavé de la cour où 



LE VOL. 173 

rherbe pousse, et un pan de mur gris, plein * 
de moisissure, où s'adosse une pompe en 

« 

fer. 

Il est enfermé. Il ne connaît du monde 
que le eoUège qu'il a quitte, et sa tante qui 
Ta recueilli, une vieille demoiselle, une 
sainte, s'il y a des saintes, mais qu'épou- 
vante cette besogne d'élever, de sauvegarder 
un grand garçon en rut. — Pourquoi faut-il 
que les enfants grandissent?... Son petit 
LouiSt elle voudrait qu'il fût toujours « le 
petit Louis »; elle le nommera ainsi jusqu'à 
ce qu'elle meure. 

Elle est dévote ; elle va demander à Dieu 
l'inspiration; deux fois par jour, elle part 
pour l'église. Et, chaque fois, elle ferme la 
porte à clé derrière elle. 

Une vieille colombe qui protège un jeune 
loup aux dents serrées et blanches !... 

il rêve t avoir d^d éperons, des bottes de 



174 VINGT ANNÉES bK PARIS. 



^^***^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^*^****>*11" ll " i O<*MT<TfM'M'^~ W >f><'UVXJVIJVO WOW^MU,,^j|J|j 



buffle comme d'Artagnan, le fer qui sonne à 
la hanche de Hernani, le rayon qui dore la 
chevelure de Raphaël, la chaîne aux pieds, 
comme Christophe Colomb,... épouvanter, 
ricaner comme Cartouche , être roué en- 
suite,... être crucifie comme Jésus, mais 
adoré!... 

Il rêve : le monde est à deux pas, tout 
proche, vivant, hurlant, grouillant, avec ses 
passions, ses batailles, sa gloire, ses filles, 
ses ivresses !... Et ce marteau du chaudron- 
nier Bonafé qui retentit de l'autre côté de la 
rue, chantant sa chanson dorée et sonore... 
qui l'appelle ! 

— Ah! on étouffe ici. 

Il se lève, promène un regard sombre sur 
les murs, les armoires, les bardes, les sou- 
venirs, les vieux portraits décorés d'un brin 
de buis flétri... 

Dans un coin de la chambre, il y a deux 



LE VOL. 175 

commodes, Tune sur l'autre; la tante, à 
rétroit dans son refuge, a empilé les meu- 
bles; elle n'a rien voulu aliéner de Thumble 
héritage. Il ouvre les tiroirs, les fouille... 
Quelle est cette vieille tabatière? Il l'ouvre : 
dans la tabatière, il y a deux pièces de 
monnaie jaunes, jaunes comme les yeux 
de la chatte qui s'est éveillée et l'observe ; 
de l'or ! du vieil or d'économie, tout ce que 
possède la pauvre femme, sans doute, deux 
louis. 

Il en prend un, referme violemment le 
tiroir, se redresse, repousse d'un coup de 
pied la chatte qui file en miaulant ; ouvre la 
fenêtre, enjambe l'appui ; au risque de se 
tuer, gagne la terrasse en s' accrochant aux 
aspérités du mur, atteint l'escalier, s'en- 
fuit. 

Le voilà dehors, envolé, libre!... L'air est 
vif, les passants vont et viennent; il lui 



176 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

semble qu'on le regarde. Que va-l-il faire ?.. . 
il Q*a ni faim, ni soif; il est ivre, ivre de son 
vol. Cette pièce d'or, au fond de sa poche, 
lui brûle le creux de la main; l'atmosphère 
à ses oreilles bourdonne conune im train de 
chemin de fer en marche. Où aller? avec 
qui? Ses anciens camarades de collège? ils 
sont riches, lui pauvre : il serait moqué, hu- 
milié!... Il ira droit devant lui, à l'aventure ! 
Tiens! la barrière; on lui en a toujours fait 
un tableau épouvantable, de cette barrière 
où le peuple s'amuse. Pourquoi? Les gens 
n'y sont pas fiers ; il y a d'autres grands ga- 
mins. Il y va. 

Ce n'est pas le vrai peuple qui paresse 
parla... Des vagabonds, de faux ouvriers, 
curieux de frotter leur cuir à cette peau déli- 
cate, l'emmènent boire, lui font changer sa 
pièce : on ne le quitte plus, il a de quoi 
payefà 



LE VOL. 177 

L'heure passe... Il entre dans un bas- 
tringue où ses longs cheveux, sa joue im- 
berbe, le font regarder singulièrement ; des 
voyous à casquette écrasée, au poil gras 
plaqué aux tempes, ras au crâne, l'appellent 
« tante », 

Tante!... elle est là-bas, bien triste, bien 
accablée sans doute ; elle s'est aperçue de la 
laide action de son neveu ; elle se dit en san- 
glotant qu'il finira mal !.,. 

Lui, on le bouscule, on le fait sortir; il 
faut se battre : voilà qu'il a reçu un coup de 
couteau sur la main; cela n'est rien. Mais il 
fait nuit noire. Seul de nouveau, il erre long- 
temps par les boulevards extérieurs muets. 
Écœuré, meurtri, la fièvre le prend; sa poche 
est vide, il grelotte... 

Le matin lentement blanchit les toits. 

Combien de temps a-t-il marché ainsi sans 

voir le chemin?... Maintenant, il est dans 

12 



178 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

son quartier : l'instinct Ta ramené : voilà sa 
rue. Les boutiques s'ouvrent ; on le regarde 
passer honteux, défait, les vêtements en 
désordre; on le connaît, le petit Louis : des 
regards étonnés le suivent. La demeure qu'il 
fuyait hier est ouverte ; allons !... il en fran- 
chit le seuil, tête baissée, traverse la cour, 
monte l'escalier en étouffant ses pas. La 
porte est entrebâillée : dans l'entrebâille- 
ment, la chatte arrêtée le regarde venir ; elle 
fixe sur lui ses yeux, ses deux yeux jaunes. 
» Il arrive, — oh! comme son cœur bat! — 
d'un doigt tremblant, il pousse la porte qui 
cède... 

Elle n'a pas dormi non plus, la vieille 
tante; elle est là, debout, toute droite,, pe- 
tite, en deuil, et si pâle!.. Elle ne fait point 
de reproche ; elle dit seulement : 

— Ah ! vous voilà. 

Alors lui, le misérable enfant, il suc- 



LE VOL. 179 

combe, ses jarrets fléchissent : il s'abat sur 
les genoux. 

Et la pauvre femme enveloppe de ses bras 
chétifs ce flls de son frère, qui vient de la 
faire tant souffrir. El ils pleurent longtemps 
ensemble... 

Et le petit Louis se relève honnête homme 
pour toujours, — oh ! oui, pour toujours! 




PORTRAITS APRES DECES 



MA^f^^^MA^MA^ 




ui, mon cher ami, il est de moi, ce 
croquis que vous avez trouvé un 
soir chez FAuvergnat de la rue Ser- 
pente, au milieu de la ferraille et des verres 
cassés ; quant au profil qu'il représente, je 
ne Fai pas connu vivant. 

Avant d'avoir conquis ma part de pain au 
soleil, j'ai crayonné. beaucoup de ces dessins 
lugubres. Portraits après décès \ c'était, je 
crois, une spécialité dans le quartier pauvre 
que j'habitais alors, et l'on en retrouverait 
quelques-uns par-ci, par-là, dans les man- 



iH'i VINGT ANNÉES DE PARIS. 

sardes ouvrières. Du reste, je ne regrette pas 
que le besoin de gagner ma vie m'ait placé 
souvent en face de ces têtes de trépassés : le 
doigt de la mort, en les modelant pour l'é- 
ternité, leur imprime d'étranges grimaces, 
de singuliers sourires. Pour le métier que je 
fais, à présent, ce sont là de bonnes études. 

Celle que vous avez retrouvée, que j'ai vue 
l'autre jour à votre mur dans un petit cadre 
noir, porte la date lointaine de 1865. Il y a 
eu de l'ouvrage pour moi dans ce temps-là. 
Le choléra, dont j'avais peur, m'a fait vivre 
à peu près un an, ma foi ! 

Les gens tombaient comme des mouches. 
La photographie coûtait cher, on me savait 
pauvre et peu exigeant : — Allez chercher 
l'artiste de la rue Neuve-Guillemin ! 

L'artiste était au bain froid. Une fois au 

moins, chaque jour, entre deux brassées, 

, j'entendais le baigneur crier mon nom. Eh ! 



POirrUAlTS APKÈS DKCÈi?. 183 

houp ! J'étais hors de Feàu, ruisselant comme 
un caniche. Courir à ma cabine, m'essuyer 
dans mes hardes, c'était l'affaire d'un mo- 
ment, et j'étais au « client ». Je le suivais, 
quel qu'il fût, dans les greniers, dans les 
galetas, dans les petits, logements d'ouvriers ; 
j'arrivais après le médecin, après le prêtre; 
je laissais en partant cette consolation de 
ceux qui restent : un souvenir du visage des 
êtres disparus. Et j'ai souvent fait crédit. 
Tenez, le dessin que vous avez, il ne m'a 
pas été payé. 

Dans la petite rue noire, étroite où je 
demeurais moi-môme, c'était un pauvre 
homme de menuisier dont la femme était 
morte en quelques heures. J'entrai timide et 
furtif , conduit par un voisin ; il me reçut 
gravement et avec embarras, parlant bas, 
me regardant avec des yeux qui remerciaient 
déjà. 



184 VINGT ANNEES DE PARIS. 

C'était une grande misère. Il y avait une ' 

chaise préparée en face du cadavre; je tirai 

une feuille de papier et je commençai. Le 
voisin s'en était allé. 

— Vous n'y verrez peut-être pas assez, 
monsieur? 

— Très bien ; merci. 

La fenêtre était fermée, les rideaux, tirés. 
Sur la table de nuit, couverte d'un grand- 
mouchoir blanc, on avait déposé l'eau bénite 
et la branche de buis dans une soucoupe 
fêlée. Tout près, deux chandelles fumaient 
en guise de cierges, éclairant la morte mal 
couchée dans un lit de bois peint^ disloqué 
aux jointures. Autour le taudis était noir. A 
peine on distinguait confusément les lignes 
misérables du mobilier : une table, une com- 
mode en bois blanc, quelques ustensiles de 
cuisine abandonnés, aux angles desquels 
la lumière vacillante mettait des tons rou- 



PORTRAITS APRÈS DÉCÈS. 185 

geâtres. Et dans le coin, au fond, les deux 
yeux du veuf qui était au pied du lit. 

Le dessin avançait lentement. C'était un 
vilain métier, rude et triste. 

Km dehors, pas un bruit : cette rue, démolie 
aujourd'hui, était déserte, morne; quelques 
rares passants, jamais une voiture. Il n'y 
avait dans le silence que la respiration entre- 
coupée de l'homme : je ne le voyais pas 
pleurer, je l'entendais sangloter en dedans. 
Ils aiment bien leurs femmes, ces gueux-là ! 

Et je continuais à copier les froides lignes 
du visage mort, les cheveux plaqués aux 
tempes, la peau collée à l'os, le nez pincé, 
la bouche restée tordue d'avoir vomi son 
dernier râle, et les prunelles ternes avec le 
regard étonné des yeux qu'on n'a pas fermés. 
C'est une chose étrange et particulière aux 
cholériques qu'on ne peut baisser leurs pau- 
pières. 



186 VINGT ANNEES DE PARIS. 

Il y avait une odeur acre qui m'épouvan- 
tait ; je ne sais si l'homme s'en aperçut : 

— Monsieur, me dit-il, voulez-vous que 
j'aille chercher du chlore? 

Je le regardai : il avait les dents serrées, 
la peau de son visage tremblait, les larmes 
allaient jaillir. Je répondis : — Non. 

Nous restâmes là une heure encore, moi, 
le cœur serré, respirant le moins possible, 
songeant aux opinions contradictoires des 
médecins, à la contagion, aux miasmes, 
observant ladécomposition rapide et l'horreur 
grandissante; lui, toujours immobile sur sa 
chaise. Il ne se leva que deux ou trois fois 
pour moucher les chandelles dont le suif 
coulait en larmes jaunes. 

Le dessin était fini; je le lui présentai. 

— Oui..., oui..., fit-il, et il fut presque 
heureux, une seconde. Puis, comme j'avais 
pris mon chapeau et mon carton : 



PORTRAITS APRES DÉCÈS. 187 

— Pardonnez-moi, monsieur, fit-il, en me 
reconduisant sur le carré, je n'avais pas osé 
vous dire..., vous n'auriez pas voulu tirer le 
portrait. . . , voilà déjà bien du temps que je ne 
travaille pas... 

— Ne parlons pas de cela, lui dis-je; 
plus tard... c'est bon... au revoir, mon- 
sieur. 

Je retrouvai le jour et la respiration dans 

la rue. 

Et au bain froid, tout de suite ! Jamais je 
n'ai été déshabillé plus vite. Je grimpai 
l'échelle, et... une.,, deux... trois... pouf! 
Du haut de la girafe, mon cher ! Ah ! Feau 
était bonne ! 

Aujourd'hui encore, ces pauvres tètes 
mortes me reviennent en mémoire et je 
les vois grimacer parfois sous le crayon, dans 
la bouffissure des heureux, des puissants du 
jour, de ceux que je dessine à cette heure. 



188 VINGT ANNEES DE PARIS. 

Et c'est peut-être la cause de cette mélan- 
colie que vous avez su lire à travers la gaieté 
bouffonne de mes caricatures. 




CHARENTON 




uissÉ-jE, en appelant Tatlention 
publique sur un fait personnel de 
peu (importance, faire pénétrer 
l'examen, Tenquête, le contrôle en ces éta- 
blissements qu'on décore hypocritement du 
nom di asiles. 

J'ai déjà dit en plusieurs endroits que j'ai- 
mais la Belgique et que j'y allais fréquem- 
ment. J'aime ce pays de lumière blanche, de 
claire verdure, où le peuple est nul, sans 
ambition, sans guerre, sans enthousiasme, 
sans talent, sans esprit et sans caractère. Je 



190 VINGT ANNEES DE PARIS. 

m'y sens vivre et penser plus clairement 
qu'autre part. Puis, tout autour sont les 
Flandres, pays de religion artistique, où la 
mémoire des maîtres se mêle aux reliques 
bariolées et pittoresques des guerres espa- 
gnoles. 

Donc, vers le mois d'octobre 1881,j'élais 
à Bruxelles, et, selon mon habitude, j'étais 
allé saluer, à Anvers, le fauteuil de Rubens, 
enseveli dans sa cage de verre ; le puits de 
Quentin Matsys, qui déroule en l'air ses vo- 
lutes forgées sur la place de la cathédrale ; 
j'avais payé 50 centimes le droit de faire 
découvrir la Descente de croix de Rubens, et, 
vers quatre heures de l'après-midi, je repris 
la route de Bruxelles. 

Une voiture me conduisit jusqu'à Malines; 
là, le cocher manifesta le désir de ne pas 
aller plus loin. Je le quittai, je cherchai à le 
remplacer, je n'y pus parvenir; Malines est 



CHARENTON. . 191 

un bourg mort. Je pris donc le parti de fran- 
chir à pied la distance qui me restait à par- 
courir, et je me mis en route. Celte distance 
est de trois lieues à peine ; il me fallut toute 
la nuit et le jour du lendemain pour en avoir 
raison. Il faut dire que, vers cinq heures, le 
ciel s'était couvert de nuages noirs, et qu'un 
vent terrible s'était mis à souffler, déraci- 
nant les arbres, ébranlant les toits, fauchant 
les herbes. 

Assez mal renseigné sur la route à suivre, 
je me mis donc à errer par la plaine, buttant 
aux monticules, roulant aux fossés, chutant 
aux ruisseaux; au bout d'une demi-heure, 
j'étais en guenilles et couvert de boue. 

Le vent me jeta tout à coup sur un arbre 
donc le choc m'étourdit et me fit ricocher 
dans une mare; en me relevant j'aperçus 
deux yeux flamboyants fixés sur moi. C'était 
un loup. 



192 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

Je crois l'avoir tué d'un coup de canne. 

A Taube blanchissante, quelques chau- 
mières m'apparurent encore endormies, la 
plupart dévastées par l'ouragan ; j'y frappai. 
Les paysans stupides me regardèrent avec 
terreur, donnant tous les signes de la plus 
vive agitation et refusèrent de m'ouvrir; ce 
n'est que beaucoup plus tard que j'ai compris 
qu'ils me prenaient pour un fou. 

Je continuai donc et j'atteignis enfin les 
portes de Bruxelles. J'y vis un fiacre, j'y 
voulus monter ; le cocher, sans exphcation, 

» 

me rejeta sur le pavé; je lui déchargeai ma 
canne sur les épaules et j'en hélai un autre. 
Il pouvait être huit heures du soir. 

Celui-là me conduisit à l'hôtel de Ter-, 
monde; mais, aussitôt arrivé, il exigea le 
prix de sa course, refusa de venir le cher- 
cher à deux pas de là, chez un ami, et me fit 
conduire au poste, où d'ignobles employés 



GHAH£NTON. 193 

qui, je Tespère, ont été depuis jetés à la 
porte, me firent passer la nuit au violon. 

Le lendemain, sans que j'y comprisse rien, 
deux hommes, qui étaient alors mes cama- 
rades, Gil-Naza et Stoëquart, vinrent me 
chercher en voiture et me conduisirent à 
Ever, dans un asile d'aliénés. 

C'est ma première étape. 

Le premier moment de stupéfaction passé, 
je repris mes sens; j'examinai l'entourage, 
assez propre. Un vieux, qui se disait roi 
de tous les pays, m'offrit le trône de Bel- 
gique^ dont il ne se souciait plus, puis me 
quitta pour aller souffleter lentement et 
méthodiquement un idiot qui chantait en 
bavant. 

Je restai là vingt-quatre heures, assez mal 
traité. J'ai subi la cellule et la camisole de 
force. 

Puis Vallès vint me Chercher, un ma- 

13 



194 VINGT ANNÉES D£ PARIS. 

tin, avec une voiture. Le soir, à huit 
heures, j'étais à Paris; je couchai chez 
moi. 

Gomment se fait-il qu'après avoir repris 
mon train habituel, déjeuné chez Brébant, 
dîné chez Marguerite, je fus accosté, dans la 
rue, par des individus qui me menèrent à la 
préfecture? Là encore je fus enfermé pen- 
dant une heure en cellule, puis je vis M. Macé, 
qui me causa familièrement, et me parut un 
homme intelligent et agréable. 

Vers minuit, autre fiacre. Cette fois, on me 
dépose à Ville-Évrard , un asile de gâteux. 
Vingt -quatre heures. De Ville-Évrard à 
Sain te- Anne. Encore vingt-quatre heures.^ Et 
enfin, en m'annonçant la liberté, dernière 
voiture, qui me conduit à Charenton, qu'on 
appelle Saint-Maurice, par euphémisme sans 
doute. 

Cette bâtisse, divisée en cinq ou six ailes 



GHARENTON. 195 

\ 

et surmontée d'une chapelle k fronton, re- 
garde Tespace du haut des collines. 

Elle a des prétentions au monument et se 
carre, muette et farouche , enceinte d'un 
fossé. Des corbeaux y voltigent sur les toits 
plats à l'italienne. Ils attendent les ca- 
davres. 

De là-haut, la vue est vaste et magni- 
fique. C'est la vallée où viennent con- 
fluer la Seine et la Marne. L'été, c'est un 
poudroiement d'or, un fourmillement de 
verdure admirable en toute cette étendue; 
l'hiver, c'est une solitude nue, froide et mé- 
lancolique. J'arrivais en automne : j'eus des 
aurores pourprées, liïas, et des couchants 
d'or tout mon soûl. Mais les grilles se croi- 
sent partout, et l'on voit la nature comme 
un poisson, à travers les mailles d'un 
filet. 

L'établissement de Gharenton se compose 



196 VINGT ANNEES DE PARIS. 

de dix-huit divisions, dix pour les femmes, 
huit pour les hommes. Toutes sont établies 
sur le même modèle : une rangée de cellules 
enveloppant une cour entourée d'arcades. 

Pour mon début, on me séquestrait à la hui- 
tième, la division des agités, des fous dan- 
gereux ; je ne pouvais pas être mieux servi. 
Je m'attendais donc à vivre dans une tem- 
pête de cris, de coups, de vociférations, de 
bonds désordonnés, d'extravagances. Quelle 
ne fut pas ma surprise en me trouvant dans 
un groupe de seize à dix-huit personnes par* 
faitement recueillies, reposées et bien por- 
tantes. A peine deux fous* 

L'un d'eux s'appelait S. . . C'était lin bou- 
cher de province. Telles étaient sa maigreur, 
son étisie, sa faiblesse, qu'à peine se pou- 
vait-il tenir sur les jambes. Deux garçons 
l'étayaient de chaque côté pour l'aider à 
marcher et pour le faire manger. Entre 



CHARENTON. 197 

chaque bouchée, le misérable était pris de 
hoquets et d'horribles vomissements de 
sang. 

L'infortuné n'avait aucune colère; il se 
bornait à gémir d'une voix triste, lamen- 
table, épuisée : 

— Pourquoi suis-je ici?... Oh! là W- .Oh! 
là là! 

Un beau matin, vers trois heures, il mou- 
rut, et l'on étendit son corps décharné sur la 
table d'amphithéâtre. 



Je ne vois plus que des êtres intelligents 
et paisibles : Sylvis, ancien diplomate, 
taillé en hercule; Laudart, un joyeux soldat, 
capitaine d'infanterie; Gossonel, qui a peut- 
être un grain, car il se prétend investi d'un 
pouvoir occulte et forcé de rester pour ac- 
complir sa mission jusqu'au bout; Riche- 



198 VINGT ANNKKS DE PAHIS. 



^i^'^^>«St^S^V/\^Sj'N/>^./^^/\^^X^k^kyWX^«^\^^ ^ 



mont, le plus distingué des musiciens gen- 
tilshommes. 

La maison marche à la cloche ; à chaque 
instant on entend une sonnerie, qui indique 
telle ou telle fonction de la journée. 

Tout le monde sort dans la cour, quelque 
temps qu'il fasse, pendant qu'on prépare les 
tables. 

Un autre coup de cloche rappelle à table 
les pensionnaires. 

Deux repas par jour, le café au lait ou le 
chocolat le matin. 

On se lève à cinq heures et demie. La clo- 
che éternelle se met en branle ; un vieux em- 
bouche un clairon et y souffle un simulacre 
de diane. Les portes s'ouvrent avec un grand 
fracas de clés. Chaque détenu ramasse ses 
bardes, jetées dans le couloir la veille, et 
s'habille. 



CHARENTON. 199 

Presque aussitôt, café au lait; à huit heures 
et demie, la visite du médecin. 

Il s'avance, suivi de son état-major d'in- 
ternes et de surveillants, passe rapidement 
devant chacun et ne s'arrête que pour signer 
une feuille où il a prescrit les différentes or- 
donnances. 

* 

— Je ne comprends pas, me disait-il, 
pourquoi Ton vous a arrêté à Bruxelles; il y 
a un mystère là-dessous. 

Gomme s'il n'était pas plus stupéfiant de 
voir Paris séquestrer de parti pris et indéfi- 
niment un homme que la maison d'Éver, du 
moins, avait relâché après examen. 

Sa visite est éternellement pareille. 

— Gomment allez-vous ? 

— Très bien, docteur. 

— Vous ne dessinez pas ? 

— Non, docteur, j'ai le malheur de ne 



200 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

savoir travailler avec fruit qu'en liberté. 

— Vous avez tort. Vous nous prouveriez 
que vous pourriez reprendre vos travaux 
une fois libéré. 

— Je ne vous prouverai pas cela. D'ail- 
leurs, cela conduirait à un système déplo- 
rable. 

— Gomment cela? 

— Certainement. Il suffirait de mettre la 
camisole à tous les hommes de talent, puis 
de leur dire : Maintenant, faites-nous un 
chef-d'œuvre pour nous prouver que vous 
n'êtes pas fou. 

— Monsieur Gill, vous avez trop d'esprit. 

— Gela fait compensation pour ceux qui 
n'en ont pas assez; D'ailleurs, Victor Hugo a 
trop de génie, César avait trop de gloire, 
Jésus, trop de bonté. 

Tous ceux qui ont quelque chose l'ont trop 
pô-ur ceux qui ne l'ont pas du tout. 



GHARENTON. 201 

C'est pour cela qu'on les enferme; ce qui 
n'empêche pas les esprits généreux de re- 
chercher les mêmes qualités, quitte à en 
mourir aussi. 

— Allons, donnez-lui un bain. 

Voilà ce qu'on a pour faire diversion à la 
vie qui s'écoule lentement, bêtement, sans 
incidents ni distractions. La plupart entrent 
intelligents et, petit à petit, s'atrophient, de- 
viennent stupides. 

J'ai frémi en entendant un vieillard ac- 
cuser cinquante-quatre ans de présence dans 
ce bouge. 

Que de forces perdues! Que de cer- 
veaux annihilés ! Mais quoi ! nul ne s'en oc- 
cupe. 

Sans doute, la maison est considérée 
comme infaillible et la moindre question 
relative à ses œuvres serait considérée 
comme déplacée. 



202 VINGT ANNÉES DE PARIS 



Messieurs nos gouvernants ont probable- 
ment d'autres chiens à fouetter. 

C'est dommage ! Il y aurait cependant là 
de quoi jeter un grand cri de justice, d'hu- 
manité, une belle page à écrire dans l'his- 
toire parlementaire, un grand nombre d'âmes 
et de cerveaux à tirer du gouffre immonde 
où les laisse pourrir l'indifférence de la so- 
ciété ventrue! 




EUGENE VERMESCH 



•^W^VSAA^f^MMp 




N feuilletant chez l'éditeur Gha- 
ravay, l'autre soir, un manuscrit 
posthume de ce condamné mort 
en exil, sa physionomie m'est réapparue 
dans le souvenir... 

Lors de ma prime jeunesse, un beau 
matin, nous vîmes entrer, daiis l'hôtel où je 
vivotais en compagnie de quelques étudiants, 
un garçon de vingt ans, blondasse, râpé, 
nez en quête, chapeau sur l'oreille, qui sem- 
blait un composé de Gringoire et de Panurge. 



304 VINGT ANNEES DE PARIS. 

Le carabin qu'il venait voir nous le pré- 
senta : 
1— M. Eugène Vermesch, poète. 

La maison, rue Vavin, maison aujourd'hui 
détruite, était précédée d'une cour plantée 
d'arbres, sous lesquels on dressait en ce 
moment la nappe de la table d'hôte. Invité 
à prendre sa part du déjeuner frugal, 
Vermersch, à la hâte, engloutit quelques 
bouchées, puis, c'était là sa préoccupation, 
tirade ses poches quelques feuillets imprimés 
fraîchement, et commença de nous jeter à la 
tète ses élucubrations. 

Ce qu'il nous lut, c'était les Lettres à Mimi, 
une brochure qu'on a vue se ianer parmi 
tant d'autres sous les galeries de l'Odéon, 
l'inévitable vagissement de la vingtième 
année en ce temps, une ritournelle ressassée 
en rhonneur de la grisette idéale, ce mythe 
évanoui. 



£UGÈN£ VERMESGH. SO^ 

La guitare d'Eugène en valait une autre du 
même genre, pas plus. Difficilement, sur cet 
échantillon, Fauteur eût obtenu le moindre 
brin du « vert laurier » dont Banville est 
dépositaire; mais il montrait un rêve si 
pareil au mien, de si bon cœur enfilait le 
chapelet des hémistiches, que tout d'abord 
il me fut sympathique, et qu'aujourd'hui 
encore, je me rappelle en souriant sa tête 
enthousiaste, renversée en arrière, laissant 
pendre les cheveux, ses longs yeux doux 
filtrant une lueur charméej les trois fils d'or 
de sa moustache, et le geste de sa main, 
qu'il avait belle j envolé à la suite des rimes 
dans la brise qui, là haut j chantait à travers 
les arbreSj et semait des fleurs d'acacia dans 
nos verres. 

Ce qu'un autre, plus expérimenté dès lors, 
aurait pu lui reprocher, c'était un manque 
de personnalité, une assimilation trop 



206 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

flagrante; ses vers, pas mal faits d'ailleurs, 
sonnaient trop clairement Técho des Béranger, 
des Musset, des Murger. Pas de noies indivi- 
duelles. Par là, il manquait au premier devoir 
de rhomme, et surtout de l'artiste, qui est 
de se montrer soi-même afin de rendre fidèle- 
ment à l'œuvre les virtuosités originales 

qu'il a reçues de la nature. 

« 

Mais tant d'autres ont réussi et sont honorés 
pour une pareille lâcheté de tempérament, 
que je ne saurais en faire un crime à Ver- 
mesch. D'ailleurs il en est mort. Oui, feu 
Vermesch est une victime du pastiche, et je 
le montrerai tout à l'heure. 

Depuis son débarquement du pays, Lille 
en Flandre, il vivait rue de Seine, en une 
chambre d'hôtel qui l'abrita jusqu'à l'heure 
de la fuite, c'est-à-dire neuf années en- 
viron . 

Partout, sur les meubles détraqués, sur le 



EUGÈNE VERMESGU. SOT 

vieux divan, sur le carreau, des montagaes, 
des écroulements de livres et de brochures 
qu'il empilait sans cesse. La demeure en 
était encombrée ; ce que Vermesch a lu de 
récriture des autres est incalculable. Il ne 
se plaisait qu'en ce fouillis d'imprimés ou 
aux discussions esthétiques. J'insiste sur sa 
fidélité au logis, parce qu'elle indique, à mon 
sens, un besoin de recueillement et d'in- 
timité propre aux natures tendres et inof- 
fensives. 

C'est donc là, dans cet amas de bouquins 
amis, que Vermesch, les yeux humides, le 
nez au ciel, incessamment en proie au vœu 
littéraire, improvisait, déclamait, remâchait 
des vers et des morceaux de prose, inspirés 
toujours par l'admiration des maîtres qu'il 
ne cessait de lire. 

Entre temps, il flânait à gauche ou à 
droite, sous l'Odéon ou sur les quais, bou- 
quinant, poussant des reconnaissances dans 



208 VINGT ANNEES DE PARIS. 

les bureaux de rédaction du Hanneton ou 
d'autres feuilles de cette valeur, et y lais- 
sant gratis le < fruit de sa veine » . 

Pas d'autre souci. La médecine, qui lui 
avait servi de prétexte à gagner Paris, était 
depuis longtemps délaissée. Sa mère, veuve, 
lui servait une petite pension. Ses goûts 
étaient sobres. Je crois qu'il était heureux. 
Sa mère mourut. 

Du mince héritage qui lui revint, — ■ une 
quinzaine de mille francs, — il confia la 
presque totalité à son ami Victor Azam qui 
depuis . i . mais qu'importe ? — à son éditeur 
et ami Victor Azam qui, lancé à la Bourse, 
devait amplement et rapidement faire fruc- 
tifier le magot. On ignora toujours le détail 
des opérations triomphantes qui s'ensui- 
virent; ce qui est certain, c'est que Victor 
Azam ne rendit à son ami et collaborateur 
que les coquilles,., des typographes de son 
imprimerie. 



EUGÈNE VERMESGH. . 20f ) 

Alors ce fut la misère. 

Je Tai revu en ce temps, couvert d'un 
paletot de poils qui devint légendaire, coiffé 
d'un feutre avachi, courant les librairies, les 
bibliothèques, les journaux, sans plainte, 
mais amaigri, inquiet, affamé. C'était fini de 
rire à la Muse. Il fallait tirer le pain quotidien 
de ce qui n'avait été jusqu'alors qu'amuse- 
ments et dilettantisme. Un reste de la vanité 
qu'avaient fait éclore les faciles applaudis- 
sements des camarades lui raidissait l'échiné, 
le rendait peu sympathique aux marchands 
de copie. 

Cependant il trouva quelques maigres 
débouchés, mit en œuvre ses .procédés d'as- 
similation, travaillant beaucoup, mais obsédé 
toujours de la manie d'imitation qui avait 
daté ses débuts, ne trouvant rien de bien 
neuf, de saisissant, et, avec beaucoup d'éru- 
dition et conscience, perdant son encre. 

ii 



'iWi VINGT ANNEES DE PARIS. 



Il ne faudrait point cependant dénier à 
Yermesch tout mérite littéraire. Ses Hommes 
du jour et ses Binettes rimées, deux volumes 
inspirés de Banville et Monselet (toujours le 
pastiche), montrent des qualités d'ironie et 
de finesse qui, en une autre époque, eussent 
suffi à la fortune d'un débutant. 

J'ai rompu des lances et en romprai encore 
contre quiconque pour la défense des 
huitains, ballades et stances qui composent 
le Testament du sieur Vermesch. Malheureuse- 
mient, l'idée du Testament est à Villon, et sa 
forme, à tout le monde un peu; c'est égal ! 
je ne sais rien de plus tendre et de plus 
accompli que les strophes à Racheta qui com- 
mencent ain^ : 



Si de ror â-âne en uoii jg^ilet, 
Qu'on le porte chez Kachel, fille 
Qui reste seule, sans famille 
Et Idge près du ChAftelét 



EUGÈNE VERMESGH. m 

Elle est Jolie et mal famée, 
Elle a Pœil bleu, grand et moqueur. 
Et c'est, des reines de mon cœur, 
Celle que j'ai le mieux aimée. 



De même pour Tode héroïque qui ouvre et 
ferme le volume. Il y a incontestabiemeat 
daas ces vers, en dehors de la facture, 
imitée de Hugo, uu mouvement et uu souffle,^ 
un lyrisme difficiles à rencontrer autre part, 
dans le prétentieux fatras des rapsodies 
moder&es. 

Yermesch «vait de la nature, de fat 
volonté, du travail, siirtoiit de Tenthou- 
siasme, une émotion sincère. Encourage, 
sans doute il eût pris son vol plus audacieuse- 
ment, plus librement dans Tart, se fût dëbaor- 
rassé des chaînes qui rivaient son effort u 
TadmiTation servile du passé. Tout l'ont 
ignoré, dédaigné. L'amertume est venue : lia 
destinée, obstinément, lui refusait place. Il a 



212 VINGT ANNEES DE PARIS. 

fallu, pour qu'on l'aperçût, — et à quelle 
lueur ! — qu'il écrivît : le Père Duchêne ! 

Et dans quel but? Dans quelle^ circon- 
stances? Mourant de faim, après le siège; 
pour, avec son flair de journaliste et son 
procédé coutumier d'adaptation, arracher un 
succès avec un morceau de pain à l'actualité, 
pour essayer d'un pastiche au goût du jour. 
Je vous dis que c'est le pastiche qui l'a 
perdu ! 

Vermesch, en ressuscitant le Père Du^ 
chêne^ j'en suis certain, n'a pas, une seconde, 
prévu son importance folle et ses effroyables 
conséquences. 

Il a voulu pasticher Hébert, comme il avait 
pastiché Villon, Rabelais, Hugo, Leconte de 
risle, etc.. 

Est-ce à dire que je veuille l'absoudre? 
Non! Mais j'interviens contre les traditions 
exagérées qui transforment en épouvantes 



EUGÈNE YEHMESGH. 213 

éternelles des aventures niaises, et du pre- 
mier jobard mal inspiré font un spectre ter- 
rifiant et gigantesque. 

Vermesch, indécis, chétif, timide et bayant 
aux étoiles, n'aurait pas tué une mouche, 

comme on dit. 

* 

Mettons plus souvent au jour vrai la 
physionomie réelle des réprouvés de la tra- 
dition. Cela, sans doute, ne diminuera pas le 
mal qu'il ont pu faire ; mais, du moins, étein- 
drait-on cette auréole de damnés dont 1'* 
magination les affuble, qui est une sorte de 
gloire aussi, et qui peut tenter les hallucinés 
de l'avenir. 

Un mot de Vermesch pour finir et prouver 
son inconscience en tant que fauteur du 
Père Duchêne. 

Aux premiers jours de juin, comme les 
massacres de la répression duraient encore, 
il était réfugié, rue du Four-Saint-Germain, 



• 



» 



±U VINGT ANNEES DE PARIS. 

daBS une de ces admirables familles dool 
rien ne désempare la charité. 

C'est là que je le vis. 

Dans la rue, les soldats allaient et venaient; 
les vigilances de la répression se multi- 
pliaient. 

Tout à coup, tranquillement, Vermesch 
parla d'une course à faire daîis les environs, 
d'une visite, à deux cents pas, disait-il, 
l'affaire de dix minutes. 

— L'affaire de la mort, malheureux! 
m'écriai-je. Tu seras fusillé en arrivant sous 
la porte ! 

Et il me répondit : 

— De quel droit? 

11 n'y avait qu'à hausser les gaules 
jusqu'au plafond et à se taire; c'est ce que 

U ne sortit pas du reste ; on le fit évader ^ 



EUGÈNE YERMESGH. âl5 

il alla s'engloutir dans le brouillard de 
Londres. 

En 1871, il écrivait, parlant de ses regrets, 
de sa douleur d'expatrié : « Si cela dure, je 
mourrai. » 

Gela a duré huit ans pour lui. 

Et, l'année dernière, on l'a enterré dans 
un coin du sol anglais. Par un beau temps, 
les journaux l'ont dit. Pour un jour, le ciel 
de Londres était bleu. Il faisait du soleil 
comme en France. 





LE NATN 



SOOVENIR DU PAVÉ LATIN. 



««^^^^w^^^w» 




uiSQUE Jean Richepin, mon ex- 
cellent camarade et confrère, a 
nommé dernièrement dans ses ar- 
ticles Astezani, je veux, en souvenir de Tin- 
térèt que nous inspira jadis cette ébauche 
macabre, essayer d'en évoquer la silhouette 
tordue et touchante. 

Je Tai peint d'ailleurs, autrefois, grattant 
sa mandoline, assis au milieu des fleurs, et 
j'ai conservé la toile; il est là devant moi. 



^18 VINGT ANNEES DE PARIS. 

tandis que je noircis ce papier; il me re- 
garde écrire. 

Il doit être peu de Parisiens de ma géné- 
ration, j'entends des Parisiens de la rive 
gauche, des amoureux de l'Odéon et du 
Luxembourg, de ce beau quartier paisible, 
parfumé, naïf, où mourut Michelet, où vieillit 
Sainte-Beuve, où Hugo fut jeune, où l'en- 
thousiasme naît, où se repose la gloire; il 
doit être, dis-je, peu de mes contemporains 
qui n'aient, le soir, en ces dernières années, 
tressailli, sursauté même en apercevant tout 
à coup dans l'ombre, à hauteur des genoux, 
une sorte de gnome transparent, surmonté 
d'un chapeau de haut tuyau, semblable à un 
poêle en marche. 

Barbu, bourru, couvert d'un manteau lo- 
queteux, frappant le trottoir d'an bâton court, 
proportionné à sa taille, l'être, au moment 
même où l'on allait marcher sur lui, poussait 



LE NAIN. 2IS> 

ua sourd grognement. Le passant, effaré, 
sautait de côté, et, dans l'espace resté libre, 
le nain passait avec un ton fanfaron. 

C'était Âstezani gui trottait au travail ou 
en revenait, selon qu'il était huit heures ou 
minuit. Son travail c'était la musique; le 
gonflement qu'il avait au côté droit sous son 
manteau, équilibrant sa bosse, était causé 
par une mandoline qu'il portait amoureuse- 
ment serrée à son flanc difforme ; une 
antique et jolie mandoline florentine, au 
manche arrondi en volute, fanée, recuite, 
couleur de vieille orange. 

Il arrivait des profondeurs de la banlieue, 
rêveur, gronoimelant, grincheux, livrant, du 
bout de sa canne, des combats aux chiens 
indiscrets qui le venaient flairer, gagnait le 
boulevard Michel et se haussait aux vitres 
des cafés. 



220 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

Quand il réussissait à atteindre le bouton 
de la porte, il entrait. 

Astezani était connu. Sitôt qu'il paraissait, 
les filles de service l'installaient sur un siège. 

Lui, impassible, avec un feu de mépris 
dans Tœil, se laissait faire; on le hissait, oa 
le calait. 

Et alors, après quelques minutes pendant 
lesquelles il s'efforçait de s'isoler, le bout 
d'homme commençait de gratter son jambon. 

Le silence aussitôt s'étabUssait profond, 
respectueux. 

Je m'intéressai à ce monstre de génie ; je 
le suivis, le fis parler, le fis poser; il était 
exigeant et demandait, pour poser, cinquante 
sous de l'heure. 

J'appris qu'il était propriétaire, à la Butte- 
aux-Gailles, d'une masure qui lui rapportait 
cinquante sous par semaine. 



LE NAIN. 221 

t 

Je voulus le diminuer, le réduire au prix 
habituel des modèles. 

Il se fâcha et ne revint plus. 

J'allai le chercher; il était mort; je vis sa 
veuve, car il avait femme et enfants. La 
femme était aveugle. 





LA CHARGE DE M. THIERS 



^>Mf^^^^^^^^^» 




E récris pour l'ahurissement des 
provinciaux : je n'ai jamais vu 
M. Thiers, Je l'ai, à ma façon, des- 
siné cinq cents fois peut-être ; je ne l'ai ja- 
mais vu. 

Cela tient probablement à ce qu'il en est 
de mon humble individu comme de la plu- 
part des Parisiens qui, peu soucieux de leurs 
monuments, laissent volontiers s'écouler la 
vie sans s'inquiéter de savoir si l'obélisque 



284 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

a une porte et sans gargariser d'ascensions 
exténuées la colonne. 

Je n'ai pas enjambé le petit Thiers. Cet 
aveu fait, je n'ai plus qu'à exaspérer les 
peintres fanatiques de la copie méticuleuse 
du modèle, en déclarant qu'il me semble 
avoir mieux fait pour dessiner Thiers de ne 
le pas voir, et que, par ce moyen, j'ai mieux 
tenu compte de la légende et servi au pu- 
blic une silhouette plus conforme à ses idées 
préconçues. 

J'ai eu l'honneur d'obtenir un soir, à 
dîner, l'approbation du grand Hugo pour 
cette parole. 

On a le droit d'être laid jusqu'à trente ans ; 
plus tard, la laideur est haïssable, car elle 
ne vient plus de la nature, mais du carac- 
tère. Thiers n'était pas absolument laid, 
mais petit, grincheux et bourgeois. 

C'est la bourgeoisie qui lui doit des sta- 



LA CHARGE DE M. THIERS. SS5 

tues ; le peuple ne lui doit rien ; au reste, il 
a eu soin de donner la mesure de sa ten- 
dresse pour le peuple à Transnonain et en 
mai 71. 

Le Mirabeau -mouche, relève de Talley- 
rand, Pickochole, disait Gastille, Foutriqueî, 
disait le maréchal Soult, sans foi politique, 
ajoutait Gormenin, mais avide de pouvoir, 
non pour le bien qu'il peut faire, mais pour 
celui qu'il procure, le trafiquant, avec Simon 
Deatz, de la duchesse de Berry, M. Thiers a 
bu largement et peut-être immodérément à 
la coupe d'une popularité qui faisait fausse 
route. 

J'ai la satisfaction d'avoir, au cours de 
mon œuvre modeste, osé parfois dépailleter 
sa robe de prophète et montrer l'étincelle 
méchante qui crépitait au fond de ses lu- 
nettes. Le faux-col de Prudhomme se hausse 
de lui-même aux oreilles et à la mâchoire 

15 



S26 VINGT ANNEES DE PARIS. 

de ce partisan du pape, de cet ennemi de 
Proudhon et des chemins de fer. Le pli de 
sa lèvre serrée a le tranchant du sabre» 

Est-ce à dire que la mémoire de M. Thiers 
usurpe la grande place que lui a concédée 
l'histoire ? Non; mais j'ai trouvé un peu vaste 
pour lui le manteau que lui a taillé le peintre 
Vibert dans le drapeau tout entier de la 
France. Il eût suffi du moindre lambeau du 
haillon sublime qui couvre l'Humanité» 




LETTRE DE POPULOT 



A SON COUSIN BIBI. 



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ENDANT que ces muffes-là digè- 
rent ou tripotent des machines de 
Bourse en disant qu'il n'y a pas 
de question sociale, pour n'avoir pas à s'en 
occuper, je te vas l'expliquer en deux temps, 
moi, la question sociale, mon vieux Bibi. 

Tu vas voir qu'y a pas besoin de grands 
mots ni de grandes phrases, ni de se f... 
des torticolis, ni d'avaler tant de verres 
d'eau sucrée pour dire une bonne fois ce qui 



228 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

tombe sous le bon sens du premier venu. 

Quand t'es venu au monde, est-ce que t'as 
demandé à faire partie de la société? Non, 
pas vrai? Une fois sevré, t'avais devant 
toi tes quatre pattes pour en faire ce que 
tu pourrais. Si t'avais été d'âge à choisir, 
t'aurais peut-être préféré la vie sauvage, les 
bois, les fleuves, le grand vent, la chasse, la 
pêche, et un coin de terre à toi, car la terre 
a de quoi donner un coin à chacun de ses 
enfants. 

Mais pas du tout. On t'a pigé au débuché 

du ventre de ta mère, inscrit, catalogué. Ton 

couillon de père et ta pauvre dinde de mère 
n'ont pas pipé. 

Ça y était : t'étais de la société. C'est- 
à-dire que t'étais engagé, forcé d'aller te 
faire casser la gueule à vingt ans, sans savoir 
pourquoi, que tu seras forcé de payer des 
impôts à jet continu jusqu'au trou* 



LETTRE DE POPULOT, S29 

Pour t'imposer ces devoirs-là, quand Vas 

pas encore les yeux ouverts, qu'est-ce qu'elle 
te fourre en retour, la société? 

Rien du tout. Débrouille-toi et casque! 
Ah! si t'es le fils d'un proprio, chouette! ça 
va bien ; t'as qu'à te laisser aller : tu peux 
être crétin de naissance, te croiser les pattes, 
biturer le Gliquot, te boucher la gueule avec 
des truffes et te ramollir la colonne avec les 
filles. C'est ton droit; t'as le sac; ton père te 
l'a laissé, qui l'avait peut-être bien hérité 
aussi. Y a comme ça des bandes de fainéants 
qui se pondent les uns les autres pendant 
des siècles, et qui n'ont pas autre chose à 
faire que de s'empiffrer du sac qu'a volé le 
premier de la bande. 

Car il y a ça d'esbrouffant, qu'on te fait 
avaler comme un miel, depuis le conmien- 
cement des commencements, que les morts, 
avant de crever, ont le droit de disposer à 

15. 



230 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

tort et à travers de l'argent qui devrait être 
uniquement aux vivants, pour faciliter leurs 
transactions et leurs relations ; en sorte que 
le capital, gui devrait être mobilisé perpé- 
tuellement, s'endort dans les mains des fai- 
néants, des égoïstes, des ventrus. Comme si 
l'homme, après sa crevaison, avait droit à 
autre chose que de pourrir avec tous les au- 
tres atomes abolis de l'humanité. Gomme si 
tout le monde, en ce monde, ne devait pas 
travailler pour soi, puis, en quittant le jeu, 
rendre tout à la masse, pour aider le jeu des 
nouveaux ! 

Comme si l'on avait droit, parce qu'on 
s'est enrichi dans sa vie, de modifier, quand 
on n'est plus rien sur terre, la destinée des 
vivants : sous prétexte qu'on a un faible 
pour ceux qui vous sortent de la* cuisse, — ce 
qui n'est jamais bien sûr. Qu'on jouisse en sa 
vie de ce qu'on a su acquérir, rien de plus 



LETTRE DE POPULOT. 281 

ui_i-Lf j" " ' -~rr.ri — i — i 'nrin~ni i — rnnnnn.r nnnn.r ninninn_n_ni,n,n/\ru^j 'Lnj ri j\jxfUxr i jTjxruxr w»g t<» 

juste; mais encore après sa mort, c'est 
monstrueux. 

C'est pourtant comme cela ; et il se passera 
des siècles encore, sans qu'on ose toucher à 
l'hérédité qu'est le plus noir des crimes de 
lèse-humanité. 

Oui ! voyons : deux enfants qui naissent, 
l'un au premier, l'autre au grenier, ont-ils 
même droit devant la nature et la vie ? 

Autre chose que la somme et la qualité de 
leurs facultés et de leurs vertus doit-il les 
distinguer dans la suite? 

Le fils du galérien vient au monde aussi 
fier que le fils de l'empereur; peut-être, 
est-il mieux doué pour l'utilité publique. 

Il n'aura cependant que la honte, la mi- 
sère, l'éternelle suspicion; s'il est orphelin, 
la prison qui avilit, jusqu'à la majorité! 

Puis une balle de fusil dans quelque champ 
de bataille ou le cabanon des maudits. 



234 VINGT ANNÉES DE PARIS. 

Alors, sans doute, le cœur serré d'an- 
goisse, ignorant la nature de ce bruit, vous 
avez marché, guidé par le son; vous êtes ar- 
rivé près d'un soupirail ardent, ouvert à 
fleur du trottoir, et, plongeant le regard dans 
la cave flamboyante et grise de poussière, 
vous y, avez vu, comme une vision d'enfer, 
des hommes demi-nus, rouges du feu des 
fours, se courbant, se tordant avec le vent de 
la nuit sur l'échiné, soulevant entre leurs: 
bras nerveux une pâte épaisse et pesante, 
puis la rejetant au pétrin avec le Hanl d'an- 
goisse arraché par l'effort. 

Ces hommes sont les geindres. Ils pétris- 
sent le pain* 

Le geindre n'est pas seul. Il est aidé par 
le mitron : l'un pétrit, l'autre enfourne et 
pèse. Ils commencent ensemble, à sept 
heures du soir, et finissent à trois heures du 
matin. Ensemble aussi, la farine en poussièrQ 



L'OUVRIER BOULANGER. 235 

les étoufiFe; la nécessité d'être debout inces- 
samment les afQige de varices. Il n'est point 
rare de voir les jambes du geindre trouées 
de crevasses. En général, il meurt jeune et 
poussif. 

A ce prix il conquiert, pendant sa courte 
existence, une maigre part de ce pain tant 
gaspillé par les uns, tant convoité par les 
autres, qu'il boulange en râlant pour le 
monde, et qu'il remonte, après la besogne 
finie, dévorer dans son taudis, plus pâle 
que la cendre du four éteint. 




^^ 



TABLE DES MATIÈRES 






Pbéface. 

Histoire d'un melon • « 1 

Le Musée du Luxembourg. . 11 

Jules Vallès 25 

Feu le bœuf gras 41 

Actes en vers 53 

Pauvres censeurs 65 

L'inflexible Piétri 75 

Sermon dé carême 89 

Clément Thomas 101 

Le Modèle. 113 

A rÉcole des Beaux-Arts 125 



TABLE DES MATIÈRES 

Le Tableau de Marcel 137 

Le Chauffeur 147 

Gustave Courbet. . . t 155 

Le Vol : . . 171 

Portraits après décès 181 

Charenton 189 

Eugène Vermesch 203 

Le Nain. Souvenir du pavé latin 217 

La Charge de M. Thiers 223 

Lettre de Populotà son cousin Bibi 227 

L'Ouvrier boulanger 233 



62632916 



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