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Full text of "Plâtres et marbres"

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LES  MAITRES  CONTEMPORAINS   (Prose) 


Laurent    TAILHADE 


PLATRES  ET  MARBRES 


Editions 

3,    PLACE    DE  l'O 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcli  ive.org/details/pltresetmarbreOOtail 


PL\TRES  ET  MARBRES 


LES   MAITRES   CONTEMPORAINS   (Prose) 


Laurent    TAILHADE 


PLATRES  ET  MARBRES 


Sixième  Édition 


Éditions     "  ATHENA  „ 

3,    PLACE    DE   l'ODÉON.     —     PARIS    (vi^) 
1922 


Tous  droits  de  reproduction,  de  traduction  ou  d'adaptation, 
réstrvàj.^ottr-i'fHti^ays. 

B!BLiOTH£CA 


//  a  été  tiré  de  cet  ouvrage 

dix    exemplaires  sur  papier  pur  fil 

numérotés   de  i   à   lo. 


A  SACHA   GUITRY 


A  vous  qui,  dans  la  /leur  du  primevère,  sub- 
juguant le  Public  et  maîtrisant  les  Destins, 
aimé,  fêté  de  tous,  applaudi,  victorieux,  et 
célèbre  déjà  quand  vos  contemporains  n'étaient 
point  bacheliers  ;  à  vous  qui,  le  rire  aux  lèvres 
et  la  sagesse  au  front,  montez  cette  échelle  de 
cristal  dont  l'ascension  mène  à  la  gloire  en 
même  temps  qu'à  la  fortune,  d'un  cœur  affec- 
tueux je  consacre  les  pages  que  voici. 

Que  votre  nom,  SACHA  illumine  de  joie  et 
d'amitié  ce  livre.  Non,  je  Vespère,  sans  amer- 
tume ni  douceur,  vous  y  trouverez  un  écho  des 
luttes  civiques  dont  s'enorgueillit  le  début  du 
siècle,  un  reflet  des  lueurs  que  suscita  l'Affaire, 
une  image  encore  vivante  de  nos  espoirs  déçus 
et  de  nos  courroux  amortis. 

L.  T. 

La  Fourberie-en-Saint-Lunaire,  le  10  août  1912. 


NOTES   SUR  HENRICK  IBSEN 


LES  REVENANTS 


Le  conflit  pour  la  Beauté  dure  éternellement. 
Comme  ces  aventuriers  des  antiques  légendes 
qui  partaient  sur  la  mer  à  la  conquête  des 
neuves  Atlantides,  postulateurs  du  Saint-Graal 
ou  chevaliers  des  Princesses  douloureuses, 
l'Humanité,  loin  des  viles  besognes  et  des  lâches 
perisers,  embarque,  par  instants,  vers  le  mirage 
de  gloire  que  les  poètes  font  resplendir  à  ses 
yeux.  Chaque  peuple  fournit  son  contigent  de 
passions  et  de  rêves,  entreprend  de  siècle  en 
siècle  des  luttes  mémorables,  où  s'affirment  la 
présence  et  le  triomphe  d'une  esthétique  insoup- 
çonnée jusque-là. 

Ainsi  d'âge  en  âge,  par  des  métamorphoses 
successives,  les  familles  humaines  accroissent 
leur  trésor  intellectuel.  Elles  se  passent,  comme 
les  coureurs  de  Prométhée,  ce  flambeau  de  l'Art 
qui  survit  aux  ruines  et  aux  désastres,  ce  flam- 
beau dont  la  lueur  impérissable  guide  les  hommes 
en  marche  et  ne  s'éteint  jamais. 


PLATRES   ET   MARBRES 


Quand  Voltaire,  pour  flagorner  la  grande 
Catherine,  disait  en  plein  xviii^  siècle  : 

C'est  du  Nord  aujourd'hui  que  nous  vient  la  Lumière, 

il  se  montrait  aussi  bon  courtisan  que  mauvais 
historien.  Les  races  latines,  prédominantes 
encore  dans  le  conglomérat  français,  touchaient 
à  une  des  plus  hautes  manifestations  qu'ait  fait 
paraître  leur  génie. 

La  Révolution  et  les  conquêtes  de  la  Répu- 
blique allaient  éveiller  la  conscience  humaine 
et,  par  un  exemple  sublime,  instruire  l'Uni- 
vers. Plus  d'un  siècle  a  passé  depuis  les  jours 
héroïques.  Dans  ce  crépuscule  d'un  âge  à  son 
déclin,  en  attendant  qu'une  aurore  nouvelle  rajeu- 
nisse les  littératures  en  décadence,  le  courant 
intellectuel  remonte,  dirait-on,  vers  le  monde 
septentrional. 

Au  théâtre,  les  Germains  :  Allemands,  Erses 
ou  Scandinaves,  ceux  que  Carlyle  confond  sous 
le  vocable  de  JVorses,  ont,  pendant  la  dernière 
moitié  du  xix^  siècle,  donné  à  l'Univers  deux 
poètes  :  Wagner,  Ibsen,  fauteurs,  l'un  et  l'autre, 
d'un  mouvement  peut-être  sans  analogue  depuis 
la  Renaissance  aux  matins  verdoyants. 

Ibsen,  d'ailleurs,  appartient  à  la  même  race 
que  le  Normand  Pierre  Corneille,  encore  qu'il  en 
paraisse  l'aîné,  comme  Eschyle  semblait  celui 
d'Homère.  Corneille,  en  effet,  descend  des  pirates 
du  XF  siècle,  tandis  qu'Ibsen  vient  en  ligne  droite 
des  ascg-ards,  où  les  bardes  runiques  «  chantaient 
sur  leurs  harpes  de  pierre  »  les  abruptes  épopées 


PLATRES    ET    MARBRES  9 

des  vieux  Rois  de  la  mer.  L'un  est  un  Wicking-, 
l'autre  un  Niebeliingp.n. 

On  n'a  pas  oublié  les  luttes  héroï-comique? 
dont  les  opéras  de  Wagner  furent  le  prétexte  à 
leurs  premières  auditions  dans  Paris.  Les  pàtis 
siers  et  M .  Déroulède  faisaient  échec  à  Loheng-rin 
On  se  harpailla  de  la  belle  manière,  dans  les  envi 
rons  de  la  rue  Boudreau.  La  bataille  à'IIeinani 
recommençait.    Mais    au    pourpoint   cerise    de 
Théophile    Gautier,    aux    imprécations    grandi- 
loques    de    Pétrus    Borel    avaient    succédé    les 
pommes  cuites  et  les  poissons  pourris  dont  les 
mitrons,  armés  par  la  Ligue  des  patriotes^  apos 
trophaient  les  femmes  et  les  artistes  coupables 
de  rêver  au  chevalier  du  Graal. 

Ibsen,  plus  aisément  adopté  par  la  France, 
n'a  pas  vu  toutefois  son  renom  implanté  sans 
coup  férir  dans  le  pays  de  Molière.  Etait-ce  la 
protestation  du  clair  génie  latin?  Je  ne  le  pense 
pas,  Ibsen  est  aussi  clair  que  nos  dramaturges 
de  l'accès  le  moins  défendu  :  Racine  ou  Victor 
Hugo.  Néanmoins,  de  notables  escarmouches, 
des  prises  d'armes  éclatantes,  signalèrent  chaque 
étape  de  son  intronisation  parmi  nous.  A  la 
première  du  Canard  sauvage,  un  «  prince  de  la 
critique  »  imitait  le  cri  de  ce  palmipède  et  for- 
mulait ainsi  un  arrêt  plus  joyeux  que  motivé. 

A  présent  même  que  le  vieux  Norse, 

Génie  entré  vivant  dans  l'immortalité, 

impose  au  Monde  le  rayonnement  de  sa  gloire, 
le  mensonge  ni  la  bêtise  ne  désarment  sur  ses  pas. 


10  PLATRES    ET   MARBRES 

A  Nîmes,  au  mois  de  mars  1901,  un  journal 
dévot  incriminait  sa  moralité.  D'aucuns  le 
jugent  peu  folâtre,  en  quoi  ils  ont  amplement 
raison.  D'autres,  enfin,  se  dispensent  de  le  lire 
afin  d'asseoir  leur  jugement  en  toute  indépen- 
dance. Mais  qu'importent  ces  clameurs  au  Génie 
et  les  colères  qu'il  soulève!  La  tempête  gronde 
un  instant.  Elle  disparaît.  Bientôt,  dans  Tazur 
•apaisé,  la  gloire  du  poète,  gloire  toujours  nou- 
velle et  toujours  lumineuse,  resplendit.  Les  bêtes 
Jiocturnes  —  fétides  ou  sanglantes  —  ont  beau 
hurler  après  le  jour  :  il  jaillit!  Elles  se  terrent 
dans  leur  bauge  empuantie,  et  l'aurore,  sans 
•effort,  éclate  au  ciel  serein. 

Le  Théâtre  forme  un  tout  dans  l'histoire  de  la 
pensée,  étant  la  pensée  elle-même  que  l'acte 
<léfinit,  l'incarnation  de  l'idée  en  des  personnages 
sensibles.  Le  théâtre  grec  a  pour  objet  la  Civili- 
sation, les  Dieux,  la  Famille,  la  Cité  ;  le  théâtre 
latin,  la  Vie  privée;  celui  de  Shakespeare, 
l'Homme  et  sa  destinée,  la  Nature  et  la  Vie. 
Les  Espagnols  n'ont  cure  que  de  la  poésie  des 
passions;  les  Français  portent  à  la  scène  des 
romans  de  mœurs  et  des  thèses  sociales,  tandis 
que  les  Allemands  s'exercent  dans  le  genre  his- 
torique et  légendaire,  mise  en  mouvement  des 
traditions  ancestrales.  A  l'inverse  des  autres 
genres  littéraires,  le  théâtre  se  comprend  par- 
tout. Il  est  cosmopolite  par  essence,  même 
lorsqu'il  porte  l'empreinte  d'un  temps  et  d'une 
.race,  comme  celui  de  Shakespeare  ou  de  Cal- 
•dcron.   C'est  pourquoi  Ibsen,  qui  d'ailleurs,  à 


PLATRES   ET   MARBRES  li 

la  manière  de  Dumas  fils  ou  de  Brieux,  discute 
dus  thèses  sociales,  s'est  proraptement  acclimaté 
en  France. 

Aux  écrivains  de  notre  pays  il  a  suggéré  une 
rénovation  complète  de  la  formule  dramatique 
Grâce  à  lui  ont  disparu  pour  jamais  la  frivolité 
le  verbiage,  l'esprit  du  Boulevard,  toute  cette 
nauséabonde  phraséologie,  inepte  et  mercantile, 
dont  les  fournisseurs  à  la  mode  empoisonnaient 
depuis  si  longtemps  la  ville  et  les  faubourgs. 

Trois  caractères  essentiels  donnent  sa  physio- 
nomie originale  au  drame  ibsénien,  à  savoir  :  la 
donnée  éminemment  simple  du  concept  drama- 
tique, le  tempérament  excessif,  barbare  et  sans 
atténuation  des  personnages;  enfin,  la  logique 
poussée  à  l'absurde,  logique  de  la  thèse  ou  de  la 
situation.  Ici  le  choc  des  passions  résulte  de  la  vie 
intérieure. 

Ces  caractéristiques,  vous  les  retrouvez  aussi 
bien  dans  Shakespeare  et  dans  Ibsen  que  dans 
les  frustes  épopées  de  Snoor  ou  de  Seemund.  Elles 
éclatent  dans  les  poèmes  de  la  Tétralogie  comme 
dans  les  sagas  confuses  du  Grammairien  saxon. 
Néanmoins,  s'il  fallait  apparenter  vers  le  passé, 
les  théâtres  d'Ibsen,  de  Bjôrstjerne  Bjômson,  de 
tous  les  Scandes,  ceux-ci  rejoignent  au  plus  près 
leur  famille  intellectuelle  dans  la  sainte  lumière 
d'Athènes,  parmi  les  tragiques  grecs. 

La  passion  intense,  la  religieuse  gravité  de  la 
fable  ne  forment  point  le  seul  rapport  des  Hel- 
lènes avec  les  Norwégiens.  Leurs  moyens  sont 
les  mêmes.  La  terreur  et  la  pitié,  requises  par 


b 


12  PLATRES  ET  MARBRES 

Aristote,  procèdent  manifestement  des  mêmes 
causes  chez  l'mi  et  l'autre  peuples.  La  structure 
de  leurs  légendes  est  absolument  unie,  exempte 
d'épisodes.  Tout  est  concis,  harmonieux  et 
fort  comme  dans  une  statue  grecque.  Ici  Phidias 
est  proche  parent  de  Thorwaldsen. 

Le  point  de  vue,  dans  le  théâtre  Scandinave 
aussi  bien  que  dans  le  théâtre  grec,  est  pris  de 
la  fin.  Les  acteurs  savent  dès  le  début  quelles 
forces  les  conduisent,  quel  héritage  exécré  pèse 
sur  leur  tête,  quel  inéluctable  pouvoir  guide 
leurs  démarches  impuissantes  vers  un  abîme 
de  désespérance  et  de  malheur. 

Assises  sous  le  frêne  Ygdrassil  ou  dans  la 
nuit  primordiale  de  l'Erèbe,  les  Parques  et  les 
Nornes  tressent  pour  les  Ephémères  la  trame  des 
irrévocables  jours. 

Dans  les  pièces  d'Eschyle  ou  de  Sophocle, 
comme  dans  celles  d'Ibsen,  chaque  mot  du  dia- 
logue découvre  les  fils  d'une  destinée  anté- 
rieure, se  mêlant  pour  aboutir  à  la  catastrophe, 
comme  chaque  faisceau  de  nerfs  aboutit  au 
cerveau. 

Le  canevas  de  ces  fils  convergents,  imbriqués 
l'un  dans  l'autre,  suffit  pour  étreindre  sans  rémis- 
sion les  victimes  de  la  Fatalité.  C'est  dans  le 
passé,  dans  l'origine  même  des  personnes  que  la 
catastrophe  prend  son  origine.  Le  meurtre 
d'Agamemnon,  les  noces  infâmes  de  Gertrude, 
la  débauche  du  père  Alving  suscitent  de  formi- 
dables héritiers  :  Oreste,  Hamlet,  Oswald. 

Ici,  la  situation  domine  les  êtres.  Elle  découle 


PLATRES   ET   MARBRES  13 

d'un  ensemble  de  causes  supérieures  au  vouloir 
humain.  Elle  participe  en  quelque  manière  à 
l'insensibilité,  à  l'irrésistibilité  des  forces  cos- 
miques. Les  Esprits  de  la  Terre,  de  la  Mer 
insidieuse  et  du  Ciel  noir  d'orage,  le  rut  bestial 
des  Centaures,  les  embûches  mortelles  du 
Sphinx,  la  Ténèbre,  les  Épouvantes  mettent 
quelque  chose  de  leur  antique  effroi  dans  les 
égarements  d'OEdipe  et  de  Pasiphaë.  L'on 
entend  gronder  encore  la  voix  des  jotuns  sep- 
tentrionaux dans  la  passion  furibonde  et  la 
tempête  sans  bonace  que  l'auteur  des  Reve- 
nants déchaîne  en  ses  héros. 

La  situation,  je  le  répète,  domine  ici  les  êtres. 
La  nécessité  les  emprisonne.  Elle  projette  sui 
eux  une  lumière  fantomale,  une  atmosphère 
maladive  qui  les  enveloppe  comme  un  suaire  ei 
les  exclut  pour  jamais  de  l'Univers. 

Empoisonnés  comme  d'une  maVaria,  ils 
agissent  avec  la  précision  et  la  véhémence  de 
spectres.  Leur  automatisme  se  retrouve  chez  la 
plupart  des  aliénés.  Les  femmes  surtout  :  Hedda 
Gabier,  Rebecca  West,  névropathes,  en  proie 
à  l'alcoolisme  héréditaire,  aux  hallucinations, 
aux  attaques  d'épilepsie,  ont  des  mouvements 
somnambuliques.  Ladys  Macbeth  de  sous-pré- 
fecture, bourgeoises  au  cœur  tumultueux,  elles 
dépensent  toute  leur  énergie  à  rêver  d'abord, 
puis  à  vouloir  la  Fatalité  qui  les  étreint.  Une 
possession  les  aiguillonne  vers  l'abîme.  Une  pré- 
destination les  y  conduit.  La  «  détresse  des 
Welsung   ))    ne   diffère   point   de   leur    détresse. 


leurs  mesqniiies  aTcntiires,  Us  :z-.:  :':.-:  au- 
dessus  de  Mme  Bovaiy. 

Les  catastrophes  qm  les  brisent  r  :  r::t  à 
rétemité  da  Mal  que  Irar  âme  st  :  : '.e 

aTee  méfms.  Ce  sont  les  filles  de  WoLan  assises 
au  foyer  do  fVCTÛer  Terni. 

Les  pexsmmages  dlbsen  icprfacnlent  chacmi 
wie  manièfe  de  sentir  la  Vie,  mnecoltiire  (rc\  'es 
déforme  on  les  élètre  poor  toujours. 

Am  seotîments  que  chacun  eifHÎme,  «m  r  r  : 
naît  l'emprunte.  On  devine  si  son  édncati  :  : 
vraie  on  foii?se^  empoisonneuse  on  nourr: 
L  >=:  =    4  ^  :.  -.  ::.  --.  a  ts,  néfastes  ou  prospères .    -   i  : 
clé  terrr,  :   r  -  :  -.  :    -  i  par  l'ascendance  des  ac      :  f 
ensuite    :. s:     -i^    ascèse   «jne  leur  imposr     e 
milieu.  Ils  ne  dépendent  jamais  des  hommes  ni 
de  leurs  passions.  Il  n'y  a  pas  d'intrigue.  ^îaî? 
la  sitaati<m  relative  de  chacun  est  modifiée  par 
la  volonté  d'un  se:!.    Cette  volonté   demeure 
inéluctable.  Gesi   U  Li<t.in.  Chaque  être  qui 
parait  sur  la  scèn^    ;:::rte  le  jngonent  des 
autres.  Ils  sont  h  -r  :: -iirrjir-  un  tribunal  sans 
recours. 

Une    telle   forme    n^    -    :  admettre    de 

hors-d'œuvre  ni  d'enj:  :  -  ..r.^.  Quel  propos, 
en  dehors  de  leur  unique  -.  -  :.  :^  aventure, 
ne  messiérait  point  à  ces  ::        :   t~  r.éros? 

Leurs  paroles  sont  :r5  ^-  ;  es.  Ils  ne  se 
rencontrent  que  pour  re:::T  r:-i::>=  ':=  -"êîs 
(i«-    destin,  pour  entre-::,: --r:    leurs    :Li:rur5, 


PLATRES   ET   MARBRES  15 

échangeant  des  répliques  mortelles,  des  affirma- 
tions qui  brisent  irréparablemcntleursexistences. 
Ils  ne  s'épanchent  pas.  Ils  ne  font  pas  d'esprit, 
n'apportent  point  de  gestes  superflus,  ne  trai- 
tent que  de  leur  propre  misère.  Une  situation  se 
tranche  en  quelques  mots.  Ils  ne  s'abordent  que 
pour  des  entretiens  utiles,  ofl'ensants  et  meur- 
triers. Cela  suffit  à  les  départir  de  la  société 
parisienne  oîi  tout  ce  qui  n'est  pas  faux  brillant, 
snobisme,  esprit  de  chroniqueur  ou  commérages 
de  portier  n'a  aucune  chance  de  plaire  au  spec- 
tateur. 

Consciente  ou  non,  la  méthode  d'IIenrick  Ibsen 
procède  à  la  fois  de  sa  race  et  de  son  entraîne- 
ment philosophique.  Il  est  du  Nord.  Il  appartient 
à  un  peuple  cérébral  qui  regarde  en  face  l'Idée, 
un  peuple  individualiste  qui  n'obéit  pas  au  mot 
d'ordre  social  mais  au  sens  intime  et  l'envisage 
comme  un  principe  d'action  qui  met  la  con- 
science fort  au-dessus  des  préjugés. 

En  outre,  le  libre  examen,  le  Protestantisme, 
le  devoir  pour  chacun  de  s'élever  soi-même  à 
la  dignité  de  prôlre,  avec  ce  que  la  littérature 
biblique  ajoute  à  l'âme  Scandinave  de  rigueur 
dans  les  formules,  explique  le  génie  à  la  fois 
indépendant  et  volontaire  d'IIenrick  Ibsen.  Dans 
le  livre  sacré  du  luthéranisme  il  s'est  fait  à  son 
gré  une  Loi  des  Douze  Tables  qu'il  observe  rigou- 
reusement. 

La  Réforme  et  le  Nord  sont  des  isolants.  C'est 
pourquoi  le  théâtre  d'Ibsen  n'est  pas  la  résul- 
tante   des   opinions  à   la  mode,  mais  bien   le 


16  PLATRES    ET   MARBRES 

dogme  d'un  esprit.  Il  ne  représente  d'autre 
geste  que  le  drame  intérieur  de  l'Homme,  la  lutte 
de  la  conscience  individuelle  contre  les  forces 
de  la  Nature  et  l'iniquité  des  lois. 

Eu  outre,  la  Norwège  —  où  s'est  écoulée  à  peu 
près  entière  l'existence  d'Henrick  Ibsen,  avant 
que  la  méchanceté  de  ses  ennemis,  combinée 
avec  la  froideur  inintelligente  de  ses  compatriotes 
l'en  eussent  exilé  à  jamais  —  offre  un  lieu  d'élec- 
tion pour  observer  librement  la  vie  moderne, 
exempte  de  toutes  les  pompes  niaises  en  honneur 
dans  les  pays  latins  et  même  dans  les  pays 
anglo-teutons. 

Le  climat  est  sévère,  les  mœurs  simples  et 
graves.  C'est  une  pure  démocratie,  entre  la  majo- 
rité des  paysans  et  celle  des  pêcheurs.  Mais  ces 
paysans  sont  les  anciens  laboureurs  de  VAvesta  ; 
ces  pêcheurs  sont  issus  des  compagnons  de 
H'Rold.  Petites  sont  les  fortunes,  l'instruction 
prodiguée  :  aucune  démarcation  de  rang  ou  de 
savoir.  La  plus  parfaite  liberté  règne  entre 
ces  égaux.  Leur  état  s'organise  suivant  les  prin- 
cipes du  Contrat  social.  De  là  conflit  entre  la 
volonté  générale  et  le  sentiment  individuel.  Une 
puissante  originalité,  un  inventeur,  un  poète, 
an  homme  représentatif,  le  «  surhumain  »  de 
Nietzsche  ou  d'Emmerson,  J.-G.  Borckman,  Sol- 
ness  le  Constructeur,  n'ont  pas  de  place  dans  la 
démocratie.  Ils  sont  1'  «  ennemi  du  peuple  ».  Ils 
îont,  malgré  leurs  noms  divers,  le  personnage 
anique,  le  Révolté,  dans  chaque  œuvre  d'Ibsen, 

De  l'austère  formule  protestante,  de  ces  liabi- 


PLATRES    ET   MARBRES  17 

tudes  fortes,  du  travail,  résulte  une  loi  sociale 
qu'on  n'élude  pas,  comme  en  France,  par  l'esprit 
du  monde  et  le  scepticisme  élégant,  mais  qu'on 
aborde  en  face  pour  la  braver  ou  que,  moins 
résolu,  on  trangresse  par  la  fuite.  Ainsi  la  dame 
de  la  mer.  Ainsi  l'Oswald  des  Revenants, 
L'innocent  va  chercher  au  Midi  la  joie  de  vivre. 
Il  estime  la  France  déliée  de  toutes  les  entraves 
de  morale  ou  de  métaphysique  dont  il  souffrait 
chez  lui,  parce  qu'il  a  vécu  dans  les  ateliers 
de  peintres  et  que  son  cœur  s'est  réjoui  de  leurs 
libres  amours. 

11  ne  sent  pas  que  l'ostentation  et  la  nécessité 
de  plaire  exercent  en  France  la  même  tyrannie 
qu'en  Norwègela  morale  publique  et  les  entraves 
religieuses;  que  les  peintres  sont  de  parfaits 
notaires  et,  sous  leur  attitude  agréable,  des 
arrivistes  acharnés  à  l'argent,  aux  honneurs, 
aux  places,  pour  qui  l'Art  est  un  simple  moyen 
de  parvenir. 

Ainsi  le  docteur  Stockmann,  en  présence  de 
la  déréliction  et  de  l'outrage,  se  redresse. 
D'une  voix  montée  au  diapason  des  prophètes, 
il  impose  à  ses  contempteurs  la  vérité  qu'il  sent 
naître  et  grandir  en  lui.  C'est  là  une  bien  autre 
découverte  que  celle  de  microbes  dans  une 
source  thermale.  Sous  le  choc  des  affronts,  le 
médecin  de  campagne,  le  savant  confiné  dans 
l'étroitesse  provinciale  s'élève  à  la  hauteur  des 
suprêmes  intelligences.  Le  charbon  de  feu  qui 
toucha  les  lèvres  d'Isaïe  semble  avoir  effleui-é 
sa  bouche.    Aux  fulgurations  de  la   douleur,  il 


18  PLATRES  ET  MARBRES 

aperçoit  toute  sa  vie  comme  un  paysage  révélé 
par  un  éclair.  Il  découvre  en  un  instant  les  lois 
suprêmes  qui  régissent  les  groupes  et  fondent 
la  Cité. 

La  populace  —  dit-il  —  ne  se  trouve  pas  seulement  au 
fond.  Elle  vit  et  grouille  autour  de  nous.  On  en  trouve  même 
au  sommet  de  la  société.  Un  plébéien  vulgaire  est  celui  qui 
a  la  même  pensée  que  ses  supérieurs  et  qui,  toujours,  est 
de  leur  avis.  Les  gens  qui  agissent  de  la  sorte  sont  de  vul- 
gaires plébéiens. 

Nous  autres  —  ajoute-t-il  —  nous  autres,  l'avant-garde, 
nous  sommes  si  avancés  que  la  masse  de  l'armée  n'arrive 
pas  à  nous  rejoindre. 

Voici  que  l'inventeur,  naïf  et  maladroit,  le 
candide  Stockmann,  si  charmé  au  début  de  la 
vie  par  les  promesses  et  l'affabilité  de  ses  con- 
citoyens, a  conquis  la  sagesse  au  prix  du  mar- 
tyre. Et  luxfacta  est/  Vilipendé,  honni  de  tous, 
chassé  de  sa  maison  par  les  pierres  de  la  canaille 
et  l'exécration  des  propriétaires,  il  affirme  son 
droit.  Il  formule  cette  maxime  que  n'eût  pas 
désavouée  l'impériale  tristesse  de  Marc-Aurèle  : 

Pour  être  puissant,  il  faut  être  seul  :  l'homme  le  plus 
puissant  du  monde,  c'est  le  plus  seul. 

Cette  solitude,  tôt  ou  tard  conquiert  le  monde. 
Peut-être  un  jour  triomphera-t-elle  du  bas 
empire  radical  où  croupit  la  société  moderne. 

Si  fortem  virum  quem  conspexere,  silent. 


C'est  de  l'hérédité  morbide  qu'il  s'agit  dans 
Les  Revenants,  Laquelle?  Ibsen  ne  le  dit  pas. 


PLATRES   ET   MARBRES  id 

Les  phénomènes  en  sont  à  peine  indiqués  (1), 
Le  principe  est  d'autant  plus  redoutable  qu'il 
apparaît  mystérieux.  Le  vieil  Alving  fut  sa  vie 
durant  un  ivrogne  imperturbable,  un  débauché 
têtu.  Son  héritier,  Oswald,  expie,  en  pleine 
jeunesse,  les  erreurs  paternelles.  Est-ce  para- 
lysie, alcool?  Est-ce  un  antécédent  plus  ina- 
vouable encore?  Les  maux  héréditaires  se  con- 
fondent en  démence  chez  le  malheureux  qu'ils 
accablent.  Ce  sont  les  revenants  par  lesquels 
«  le  mort  saisit  le  vif,  son  hoir  »,  comme  disaient 
les  vieux  juristes. 

C'est  dans  la  Norwège  septentrionale,  au  bord 
d'un  fiord  glacé  que  verrouille  un  éternel  hiver. 
Combien  froide,  la  ténébreuse  pluie!  Elle  des- 
cend du  pôle,  embrume  les  cerveaux  d'une 
inguérissable  mélancolie.  Des  mousses  grises, 
des  lichens  peureux,  des  saules  nains  tordus  par 
l'incessante  rafale  sont  les  uniques  végétaux  que 
porte  un  sol  de  gel  et  de  granit.  Un  été  de 
quelques  jours,  la  lumière  du  soleil,  puis  les 
ténèbres  sans  fin,  l'obscurité  frisonnante  que 
parfois  éclaire  seulement  l'explosion  des  aurores 
boréales. 

Le  fils  du  chambellan  Alving  revient  à  cette 
lerre  de  désolation  après  avoir  pris  conseil  d'un 
médecin  fameux,  aliéniste  de  Paris.  Les  alié- 
nistes,  au  xix®  siècle,  sont  les  derniers  médecins 
ie  Molière.  Affolé,  mordu  par  l'angoisse  de  la 


(1)  Cf.  D'  Robert  Geybr,  Étude  médico-psychologique  sur  le 
he'âlre  d'Ibsen  (G.  Naud,  édit.). 


20  PLATRES   ET    MARBRES 

paralysie  imminente,  Oswald  a  couru  vers  sa 
mère,  d'étapes  en  étapes,  ne  quittant  le  train  que 
pour  gagner  le  bateau  qui  le  ramènera  dans  la 
demeure  ancestrale.  Chez  sa  mère,  il  retrouve 
jeune  fille,  belle  et  désirable  comme  la  vie,  une 
enfant  jadis  élevée  à  ses  côtés,  Régine,  fille 
d'une  servante  et  du  chambellan  défunt  que 
]y|me  Alving,  pour  laisser  intacte  la  mémoire 
de  son  époux  et  léguer  à  Oswald  un  nom  exempt 
de  blâme,  a  nourrie,  instruite,  promue  à  la  cul- 
ture intellectuelle.  Cette  Régine  a  pour  père 
supposé  un  certain  Engstrand,  menuisier  occa- 
sionnel et  cafard  de  son  état.  C'est  un  des  plus 
beaux  hypocrites  que  l'on  aie  vu  au  théâtre 
Les  imposteurs  classiques  :  Tartuffe,  lago, 
îlichard  III,  le  Joseph  Surface  de  Shéridan, 
.sont  des  quidams  ingénus  au  regard  de  celui-ci. 
Après  avoir  touché  le  prix  de  son  utile  mariage, 
kEngstrand  complote  d'emmener  Régine  pour 
fonder  avec  elle  un  asile  trop  hospitalier  destiné 
aux  marins,  et  de  vivre  ainsi  aux  frais  de  l'éta 
blissement.  li  a  pour  dupe  ordinaire  le  pasteur 
Manders,  brave  homme  imbu  de  préjugés,  qui 
se  fie  aux  apparences  et  croit  sur  parole 
n'importe  quel  aigrefin.  La  scène  où  Engstrand 
explique  au  pasteur  les  motifs  de  son  union  avec 
la  mère  de  Régine  et  se  glorifie  d'avoir  toujours 
«vécu  en  esprit  d'amour  »  avec  sa  femme,  qu'il 
a  fait  mourir  de  mauvais  traitements,  laisse 
bien  loin  les  fameux  dialogues  de  Molière.  Cet 
écornifleur  est  le  type  achevé  du  scélérat,  le. 
que  l'ont  fait  les  mœurs  soi  disant  bibliques  de 


PLATRES    ET    MARBRES  21 

a  Réforme.  Il  parle  toutes  les  langues,  celle  de 
régoïsme,  de  la  pitié,  du  remord,  de  la  raison  pra- 
tique. Il  jargonne  le  patois  huguenot.  Il  s'indigno 
«  que  Mammon  soit  devenu  le  prix  du  péché  ». 

Oui,  mon  frère,  je  suis  un  méchant,  un  coupable, 

dit  Tartuffe  avec  des  roulements  d'yeux  et  des 
gestes  de  componction.  Engstrand,  lui,  se  vante 
de  ses  hontes.  Il  supplie,  mais  il  intimide.  Il 
sauve  le  prêtre  de  l'ombre  du  crime  que  lui-même 
a  commis,  l'incendie  de  la  fondation  Alving,  dont 
il  rêve  d'escroquer  les  deniers,  après  avoir  fait 
craindre  à  ce  nigaud  apostolique  d'en  être  l'au- 
teur involontaire.  Les  hypocrites  de  Poquelin  ou 
de  Shakespeare  sont  plus  fouillés,  plus  amou- 
reusement décrits.  Mais  ce  n'est  pas  l'art  d'Ibsen, 
cet  art  exempt  d'ornements  et  de  paroles  vaines 
qui  signale  ses  personnages  uniquement  par  des 
caractères  d'action.  La  papelardie  scélérate  du 
menuisier  Engstrand  procède  par  des  faits. 
On  voit  ses  infamies  sans  les  étudier,  comme 
on  devine  les  paysages  sur  les  cartes  d'un 
atlas. 

Or,  le  pasteur  Manders,  d'accord  avec 
]VIme  Alving  qu'il  a  jadis  aimée,  encore  que, 
déférant  aux  bienséances  mondaines,  il  l'ait 
reconduite  au  foyer  conjugal  d'où  la  pauvre 
femme,  abreuvée  d'outrages  et  de  honte,  s'était 
enfuie  un  jour,  ont  concerté  d'attribuer  le  nom 
du  chambellan  Alving  à  un  établissement  chari- 
table, perpétuant  ainsi  la  tradition  fallacieuse  de 
ses  vertus,  de  sa  générosité,  la  bonne  réputa- 


22  PLATRES    ET    MARBRES 

tion  d'outre-tombe  qui  sert  de  couronnement  à 
l'imposture  quotidienne  des  bourgeois. 

Le  retour  d'Oswald  coïncide  avec  l'inaugura- 
tion de  cet  hospice  et  de  l'école  que  le  pasteur 
Manders,  par  égard  envers  la  Providence,  a 
négligé  d'assurer  contre  l'incendie.  M™^  Alving 
a  donné  pour  cette  œuvre  tout  le  bien  laissé 
par  le  chambellan.  Car  elle  n'entend  pas  que 
la  moindre  parcelle  de  l'argent  exécré  qui  l'a 
jadis  asservie  à  un  homme  indigne  d'elle  tombe 
entre  les  mains  d'Oswald.  Les  hontes  du 
mariage,  cette  prostitution  mille  fois  plus  hon- 
teuse que  celle  de  la  rue  qui  livre  une  fille  pure, 
enthousiaste  et  belle  à  un  viveur  perdu  de 
stupres  et  d'infamie  à  condition  qu'il  possède 
quelque  bien,  cette  prostitution  qui  fonde  les 
maisons  «  honorables  »  et  la  bourgeoisie  réac- 
tionnaire, elle  en  purifiera  le  patrimoine  de  son 
fils. 

Ainsi,  la  même  heure  anéantit  le  double 
héritage  du  père  :  celui  de  l'or  par  la  flamme 
et  celui  des  tares  physiques  par  la  mort. 
M"'®  Alving  —  le  type  le  plus  ferme,  le  plus 
individuel  que  l'individualiste  Ibsen  ait  peut- 
être  créé  —  sauf  son  erreur  envers  la  fille  natu- 
relle de  son  mari,  a  toujours  raison.  Elle  a 
adopté  cette  fille  mais  l'a  gardée  implicitement 
sur  le  pied  de  domesticité,  ce  qui  achève  la 
perte  d'Oswald.  Méprisant  les  bienfaits,  mal 
donnés  et  conséquemment  vains,  Régine  quille 
cette  maison  hospitalière  où  sa  place  était, 
malgré  tout,  d'un  rang  inférieur.  Régine  est  la 


PLATRES   ET   MARBRES  23 

clairvoyance  même  :  son  instinct  de  proie  et  de 
joie,  son  instinct  de  bête  à  l'atïùt  de  l'or  ou  de 
la  volupté,  lui  découvrent  les  motifs  secrets, 
l'envers  des  consciences.  Elle  pénètre  les  mobiles 
de  chacun.  Une  lois  sa  naissance  reconnue,  elle 
quitte  les  êtres  de  demi-bonté  qui  l'environnent; 
elle  fuit  non  parce  qu'elle  est  la  sœur  de 
l'homme  qui  l'aime  —  proche  parente  des 
Walkyries,  elle  épouserait  comme  elles  un 
héros  venu  du  même  sang,  et,  comme  Sigelinde 
ferait  don  à  Siegmund  de  sa  beauté  —  mais 
parce  qu'Oswald  est  malade,  parce  que  son 
entourage  est  éperdu,  parce  que  la  santé,  la 
raison  et  la  force  ne  peuvent,  sans  déchoir, 
acceptei  le  contact  des  faibles  ou  des  vaincus. 
La  vie  ne  doit  à  la  mort  aucune  concession. 
Tête  jolie,  impertinente  et  dure,  mélange  de 
soubrette  française  et  d'institutrice  allemande, 
elle  incarne  la  joie  de  vivre  dont  Alving  le  père, 
avant  que  la  débauche  l'eût  dégradé,  resplendis- 
sait. De  même  la  joie  de  vivre  qu'Oswald  a 
cherché  vainement  à  travers  les  sites  et  les 
horizons,  la  joie  de  vivre  qu'étouffe  ou  pervertit 
l'ambiance  torpide  et  renfermée  d'une  petite 
ville  de  province  dans  un  district  de  l'extrême 
Nord.  Plus  que  tout  autre,  Régine  est  le 
porte-parole  de  l'auteur.  Dans  son  théâtre, 
en  effet,  Ibsen  dévoile  opiniâtrement  non  les 
forfaits  des  criminels,  d'une  psychologie  trop 
simple,  mais  les  abominations  que  le  besoin  de 
paraître,  le  manque  de  courage  et  de  foi  sus- 
citent dans  les  milieux  respectables,  tout  ce  qui 


24  PLATRES   ET   MARBRES 

grouille  de  bassesse,  de  laideur  et  de  férocité 
dans  l'âme  fétide  et  carnassière  des  honnêtes 
gens.  M'"*'  Alving  qui  s'est  immolée  au  devoii 
et  n'y  croit  plus,  Oswald  qui  meurt  fou  des 
vices  paternels,  ne  saurait  capter  Régine.  «  Le 
bateau  va  partir  »  ;  elle  méprise  et  luit  les  demi 
vérités  de  ces  énervés,  de  ces  névropathes  et  de 
ces  impuissants. 

Badaud,  moral,  onctueux  et  prédicant,  le  pas- 
teur Manders  fait  avec  ses  interlocuteurs  un 
véhément  contraste.  Manders  est  la  société 
même,  si  elle  obtempérait  sérieusement  à  ses 
propres  lois.  D'ailleurs,  il  ne  fait  que  des  sottises  ; 
il  a  rendu  à  son  mari  la  femme  qu'il  aimait, 
qui  s'offrait  et  qu'il  pouvait  défendre.  Use  laisse 
berner  par  un  intrigant  de  bas  étage  qui  affecte 
le  repentir. 

Il  installe  des  œuvres  de  charité  que  le  feu 
dévore  en  un  moment. 

Néanmoins  il  se  révolte  et  s'insurge  comme 
un  onagre  débridé  contre  les  «  ouvrages  subver- 
sifs »  et  les  lectures  anarchistes  de  M"^  Alving. 
Il  pousse  des  cris  de  cormoran  à  l'idée  d'unir 
le  frère  et  la  sœur  du  père,  idée  qui  paraît  toute 
simple  à  la  mère  du  jeune  homme  qui  n'a  pas 
oublié  son  Plutarque  et  se  rappelle,  sans  doute, 
le  mariage  de  Cimon. 

Car  la  solitude  a  fait  de  M""^  Alving  une 
insurgée.  Elle  pousse  à  l'extrême  comme  toutes 
les  héroïnes  d'Ibsen,  comme  Hedda  Gabier 
comme  Rebecca  West  la  logique  de  sa  rébel- 
lion. Le  devoir  auquel  fut  asservie  sa  jeunesse: 


PLATRES    ET   MARBRES  2d 

«  Mon  devoir,  son  devoir,  leur  devoir.  Ah!  je 
crains  bien  d'avoir  rendu  ma  maison  insuppor- 
table »,  dit-elle  avec  une  ironie  méchante, 
n'existe  plus  désormais  à  ses  yeux.  Elle  s'est 
reconquise  à  la  libre  vie,  au  moment  même  où, 
par  la  mort  de  son  fils,  tout  va  tomber  en  ruine 
sous  ses  pas. 

Ces  quatre  personnages  forment  avec  Oswald 
tout  reHectif  du  drame. 

L'action  en  est  simple.  Oswald  est  une  espèce 
d'Hamlet  qui,  suivant  les  conseils  de  PoUonius, 
aurait  fait  son  tour  de  France  et  d'Italie.  Il  en 
rapporte  l'idée  vague  du  bonheur  dans  l'incons- 
cience, ayant  vu  ou  cru  voir  que  les  Méridionaux 
ne  se  donnent  pas  de  mal  et  ne  consultent  jamais 
leur  «  moi  »  intérieur.  Mais  il  en  rapporte  aussi 
l'oracle  impitoyable  du  neurologiste  :  hérédité 
maladive,  tare  originelle,  déchéance  imminente, 
«  quelque  chose  de  vermoulu  dans  tout  son 
organisme  ».  La  mère  qui  connaît  l'histoire  de 
son  mari,  qui  pour  sauver  les  apparences  a  dû 
se  faire  la  camarade  secrètement  révoltée  de  ses 
orgies,  s'attabler  avec  lui  en  tète-à-tète  et  boire 
en  écoutant  ses  insanités  ;  qui  souvent  a  dû  lutter 
corps  à  corps  avec  lui  pour  l'étendre  sur  sa 
couche  ignominieuse,  démêle  dans  la  tristesse 
de  son  fils,  tressés  et,  peut-on  dire,  concaténés, 
les  vices  physiques  et  laideurs  morales  du  père. 
Pour  sauver  l'enfant  de  ses  entrailles,  elle  fait 
bon  marché  des  pudeurs  féminines,  de  l'auto- 
rité maternelle  ;  puis  quand  l'heure  inéluctable 
sonne,  quand  les  «  revenants  »  entraînent  Oswald 


26  -  PLATUES    ET   MARBRES 

dans  les  ténèbres  de  la  folie  et  de  la  mort,  pareils 
aux  coursiers  de  la  ballade  romantique,  prête 
au  renoncement  dernier,  elle  cherche,  la  mère 
douloureuse,  ce  poison  libérateur  que  Régine 
eût  accordé  au  moribond,  et  quand  l'agonie 
s'achève,  en  même  temps  qu'une  embellie  l'ait 
resplendir  le  ciel  polaire,  elle  verse  au  tragique 
adolescent  les  clartés  qu'il  réclame,  cette  lumière 
que  lamentaient  les  vierges  d'Euripide  et  que 
Gœthe,  chargé  d'ans  et  d'honneurs,  implorait 
pendant  son  agonie.  Elle  tient^  la  mère  doulou- 
reuse, elle  tient  les  rideaux  grands  ouverts  au 
cri  suprême  de  son  fils  expirant  :  «  Le  soleil  ! 
Le  soleil!  » 

Le  soleil  éclaire  Oswald  inanimé.  Les  reve- 
nants s'évanouissent  à  son  approche.  La  mort  a 
guéri  pour  toujours  l'héritier  maudit  de  la  mai- 
son Alving.  Mais  n'est-il  d'autre  médecin  que  le 
trépas  ?  Les  infortunés  qui  payent  la  rançon  des 
fautes  antérieures  ne  seront-ils  point  rédimés 
quelque  jour?  Le  dogme  du  péché  originel,  le 
dogme  des  ténèbres  et  de  peur,  n'en  briserons- 
nous  jamais  l'entrave? 

Nos  pères  —  disait  le  prophète  juif  —  nos  pères  ont 
mangé  du  raisin  vert,  mais  nos  dents  ne  seront  point  aga- 
cées. 

Admettre  la  responsabilité  personnelle,  c'est 
déjà  beaucoup  :  toute  une  école  de  criminalistes 
s'y  refuse  absolument. 

La  responsabilité  héréditaire  doit  être  abolie 
dans  l'ordre  moral,  guérie  dans  l'ordre  corporel, 


PLATRES   ET  MARBRES  27 

sa  négation  sociale  devenant  proportionnelle  à 
son  affirmation  pliysique.  Si  la  sélection  darwi- 
nienne montre  le  mal,  elle  ofîre  aussi  le  remède  : 
une  source  de  guérison  qui  ne  trompera  pas 
l'humanité  future. 

Les  Reçenants  sont  le  procès  de  la  famille  telle 
que  l'ont  instituée  le  mensonge  des  Lois  et  les 
usurpations  du  Capital.  En  substituant  à  l'amour, 
à  l'instinct  clairvoyant  de  la  nature  je  ne  sais 
quelles  combinaisons  tortueuses  d'épargne  ou 
d'intérêt;  en  admettant,  dans  la  plupart  des  cas, 
cet  exécrable  marché  où  les  époux  se  vendent 
et  se  trompent  à  qui  mieux  mieux,  le  mariage 
de  convenance  que  fomentent  les  notaires,  que 
déterminent  les  fortunes  et  qui,  au  lieu  d'éta- 
blir une  famille,  accouple  deux  sacs  d'argent, 
la  Société  moderne  a  transmis  aux  races  à  venir 
un  germe  de  dissolution  et  de  mort.  C'est  le 
germe  vénéneux,  le  ferment  corrupteur  qui  couve 
sous  les  pompes  de  l'argent  et  les  voluptés  de 
la  paresse. 

Les  trésors  amassés,  accrus  à  la  face  de  la 
misère  universelle,  ne  rachètent  point  leurs 
détenteurs  des  maux  inexorables.  Ni  le  divin 
désir,  ni  le  choix  libre  et  fier  dont  un  calcul 
abject  a  sevré  les  époux,  ne  béatifieront  jamais 
la  pensée  ou  la  chair  de  ces  opulents  nécessiteux. 

Les  acliarnés  stigmates,  les  infirmités  expia- 
toires de  la  richesse  frappent  fe  riche  dans  ses 
héritiers.  La  descendance  des   oisifs,  exemp 
du  travail,  n'est  pas  affranchie  de  fa  douleur. 
Plutus  ne  confère  la  joie  ni  la  santé. 


28  ,  PLATRES   ET    MARUUfiS 

Quand  il  eut  évoqué  du  sein  des  Mères  pri- 
mordiales et  conduit  en  son  laboratoire  de  Wit- 
iemberg  la  splendeur  immarcessible  de  la  Tyn- 
daride;  quand  il  eut  baisé  le  front  d'Hélène  et 
goûté  sur  ses  lèvres  le  parfum  de  l'immortalité; 
quand  il  eût  changé  en  or  tous  les  métaux  de 
l'Empire;  quand  le  bel  Euphorion,  emporté  sur 
la  trace  d'Icare,  imita  son  audace  et  mourut 
comme  lui,  Faust,  lassé  pour  toujours  des 
voluptés  humaines,  dans  un  burg  ignoré  de  ses 
admirateurs  s'enferma  solitaire,  en  attendant  la 
mort.  Hautes  étaient  les  tours  et  la  porte  mas- 
sive. Des  ombres  pâles  rôdaient  cependant  aux 
environs  :  la  Dette,  la  Pauvreté,  la  Faim  et  le 
Souci.  Des  trois  premières,  le  vieil  homme  ne 
redoutait  rien  :  mais  l'autre,  le  spectre  mysté- 
rieux, le  fantôme  impondérable,  se  glissant  par 
la  serrure,  pénétra  dans  la  chambre  haute  et  mit 
en  fuite  le  sommeil. 

Comme  Faust  à  sa  dernière  étape,  le  riche 
traîne  après  soi  d'innommables  tortures,  le 
souci   vengeur  que  nul  n'évite  et  ne  corrompt. 

Vous  avez  ordonné  l'héritage.  Vous  avez  cru 
pouvoir  détourner  du  patrimoine  commun  une 
réserve  sacrilège,  assurant  ainsi  à  vos  héritiers 
des  jours  stériles  et  méchants.  Vous  avez  exclu 
l'humanité  de  vos  tendresses  égoïstes.  Soit! 
L'humanité  reprend  ses  droits.  La  faiblesse 
humaine  venge  les  malheureux  que  vous  avez 
spoliés.  L'héritage  de  l'or  est  caduc.  Il  est  péris- 
sable. Celui  des  antécédents  morbides  ne  se 
peut  aliéner.  Vous  avez  fondé  un  groupe  de  thé- 


PLATRES   ET  MARBRES  29 

sauriseurs  à  qui  tout  appartient,  sans  travail  ni 
fatigue.  Mais  aux  biens  que  vous  transmettez  se 
joint  le  poids  cruel  de  vos  fautes  et  de  vos 
tares.  Les  déchéances  que  vous  léguez  à  votre 
postérité  rendent  vains  ses  privilèges  et  votre 
avarice  inféconde.  Exclus  de  la  joie  éternelle, 
hors  du  monde,  vivant  pareils  à  des  lépreux,  ils 
gardent  avec  leur  pécune  l'accablante  chevance 
des  hontes  et  des  infirmités. 

Mais  voici  que  le  soleil  se  lève.  Un  air  plus 
doux  fond  les  glaces  éternelles.  Après  le  long 
hiver  boréal,  un  printemps  se  déchaîne  dans  les 
fleurs  odorantes  et  les  rameaux  pourprés.  Len- 
tement, la  pitié  se  lève  au  cœur  de  l'homme,  et 
la  justice,  et  la  raison.  Bientôt,  demain  peut-être, 
une  répartition  meilleure  de  l'abondance  com- 
mune assurera  aux  enfants  de  la  terre  une  part 
égale  de  richesse,  de  bonheur  et  de  santé. 
Libres  et  forts,  les  hommes  se  suspendront  au 
sein  de  la  commune  mère,  guéris  à  jamais  des 
douleurs,  filles  de  l'égoïsme.  La  sélection  à 
rebours  du  mariage  capitaliste  n'enfantera  plus 
de  monstres  ni  de  dégénérés. 

Les  anciens  morts  ne  reviendront  plus.  Mais 
sauvés,  purifiés  et  robustes,  leurs  fils  s'enlace- 
ront sur  la  terre  plus  douce,  dans  une  étreinte 
iraternelle  d'amour,  de  pardon  et  de  réconcilia- 
ion. 

Mars  1901. 


Aristide  BRUANT 


Quand  Rodolphe  Salis  eut  quitté  le  sombre, 
Fuligineux  et  pittoresque  Chat  Noir  du  boule- 
vard extérieur  pour  installer  ses  tréteaux  dans  un 
hôtel  à  soi  et  vendre  le  plus  cher  possible  aux 
gens  du  monde  les  obséquieuses,  les  gogue- 
nardes quérimonies  dont  il  assaisonnait  sa 
bière  et  les  ponts-neufs  de  ses  auteurs,  la  taverne 
d'où  le  «  gentilhomme  cabaretier  »  avait  entre- 
pris la  conquête  de  la  Gaule  ne  chôma  pas  un 
seul  jour.  Emportés  les  tableaux  de  Willette,  les 
ombres  de  Rivière,  le  bric-à-brac  moyenâgeux, 
restait  un  bouge  sordide  et  nu  dont  trois  salles 
petites,  de  niveau  différent  et  les  plus  malcom- 
modes qui  se  puissent  imaginer,  formaient  la 
teneur  intégrale. 

Apprendue  au  plafond  en  guise  de  lustre,  une 
chaise  de  paille  invitait  les  gens  à  continuer 
leur  chemin,  tandis  qu'une  bande  vociférante 
accueillait  les  badauds  par  toutes  sortes  de 
huées,  nasardes  et  contumélies  dont  le  public 
se  délectait.  Dans  l'alvéole  du  Chat  Noir,  le 
Mirliton   se  mettait  à   l'aise.   Aux  courbettes 


PLATRES   ET  MARBRES  31 

pompeuses,  aux  compliments  sarcastiques  du 
hobereau  de  Chanoirville  succédaient  les  mau- 
vaises paroles  :  tout  un  débordement  d'apo- 
strophes canailles  et  d'incagades  populacières. 
On  n'y  traitait  plus  les  gens  de  «  messei- 
gneurs  »,  mais  on  célébrait  leurs  visages  avec 
des  mots  de  gueule  que  Tabarin  ni  Gauthier- 
Garguille  n'eussent  désavoués.  Appréciant  exac- 
tement l'intellect  de  son  auditoire,  le  nouveau 
maître  du  lieu  offrait  à  la  torpeur  comateuse 
des  bourgeois  noctambules  un  agréable  révulsif. 
Le  plaisir  d'essuyer,  chaque  soir,  quelques 
giboulées  d'invectives  les  ramenait  avec  doci- 
lité. Etre  un  mufle  et  se  l'entendre  dire  à  la  face 
de  tous,  n'est-ce  point  un  délice  sans  pareil? 

Bruant  le  prodigua  sans  relâche  à  ses  con- 
temporains, tant  que  brilla  le  Mirliton.  Une 
autre  joie  nous  ramenait,  artistes,  épris  des 
chansons  que,  d'une  voix  mordante  et  sur  des 
rythmes  dégingandés,  le  cabaretier  lui-même 
faisait  ouïr  aux  visiteurs.  Ce  grand  garçon  pâle, 
déjà  loin  du  matin,  le  front  couvert  d'un  cha- 
peau de  cow-boy  qui  jetait  de  longues  ombres 
sur  ses  traits  intelligents  et  réguliers;  ce 
Montmartrois  en  habit  de  chasse,  les  braies 
tendues  par  une  ceinture  écarlate,  disait, 
comme  Iparraguire  ou  Jasmin,  les  poèmes  de  sa 
composition.  Cela  était  inattendu,  brutal  et 
généreux.  A  côté  des  couplets  rosses —  toujours 
les  mêmes  —  et  des  romances  doucereuses  de 
Delmet  ou  de  Fragerollcs,  un  art  violent  repré- 
sentait la  vie  des  classes  fainéantes,  posait  le 


32  PLATRES  ET   MARBRES 

décor  de  la  misère,  de  la  crapule,  du  meurtre  et 
de  la  prostitution. 

.  Des  traits  d'eau-forte  vigoureusement  appuyés 
faisaient  entrer  dans  les  mémoires  l'âpre  vision 
de  la  rue  —  de  la  rue  mendiante  et  scélérate  — 
campait  l'indigène  de  la  place  Maubert  ou  du 
lac  Daumesnil,  avec  son  geste,  son  accent  et  sa 
guenille.  Le  vagabond,  la  pierreuse,  l'assassin, 
le  trimardeur,  le  leno  entouré  de  ses  compagnes, 
toute  une  panathénée  de  la  fange  se  déroulait 
à  travers  les  Chansons  et  monologues  que  le 
grand  peintre  Steinlen  commentait  avec  génie. 
Paris  chantait  A  Batignolles,  A  Saint-Lazare^ 
A  Ménilmontant,  itinéraire  gouailleur  et  tra- 
gique d'un  pèlerin  sorti  des  mauvais  lieux. 
Géomay^  A  la  Roquette  firent  passer  le  froid  de 
la  guillotine  sur  la  nuque  des  ivrognes  noc- 
turnes échoués  au  Mirliton. 

Avec  une  envergure  moindre,  aves  des  res- 
sources de  linguistique  et  de  prosodie  très  infé- 
rieures. Bruant,  par  la  sincérité,  par  le  vécu 
de  ses  brefs  poèmes,  atteignait  à  une  intensité 
dans  l'horrible  où  M.  Jean  Richepin  ne  s-. 
guinda  jamais.  La  Chanson  des  Gueux  offre, 
incontestablement,  une  heureuse  ordonnance, 
une  docte  mise  en  train  du  bagout  populaire  et 
des  jargons  surannés.  Il  y  a  là  une  réthorique 
ferme  et  souple  que  l'auteur  n'a  jamais  retrouvée 
depuis.  Ce  sont  à  peu  près  les  seuls  vers  de 
M.  Richepin  qui  ne  fatiguent  point.  L'abus  des 
chevilles,  du  remplissage  si  communs  dans  les 
Caresses  ou  les  Blasphèmes  ne  se  fait  guèïo 


PLATRES   ET  MARBRES  33 

sentir  qu'à  de  longs  intervalles  :  c'est  un  livre  de 
jeunesse,  alerte  et  déluré.  Mais  la  sincérité 
manque,  et  la  tendresse  pareillement. 

M.  Jean  Richepin  n'aime  pas  ses  héros.  En 
parfait  bourgeois  qu'il  est,  il  plastronne  et  cher- 
che les  effets  devant  sa  ménagerie  de  déshéri- 
tés. Il  porte  aux  chemineaux  le  même  genre  de 
tendresse  que  M.  Coppée  a  vouée  aux  garçons 
de  magasin.  Dans  leurs  douleurs  et  leurs  plai- 
sirs, il  ne  trouve  que  prétextes  à  variations  plus 
ou  moins  ingénieuses  :  c'est  un  article  de  vente 
qu'il  prépare  avec  dextérité. 

On  compte  qu'un  tramp,  ayant  larronné  deux 
poules  à  l'auteur  de  la  Chanson  des  Gueux,  le 
poète  cita  devant  les  tribunaux  ce  partageur 
naïf.  Pour  divertissant  qu'il  puisse  paraître,  un 
tel  commérage  ne  serait  point  ici  de  mise  s'il 
ne  formait  une  allégorie  assez  représentative  des 
sentiments  qu'on  prête,  à  M.  Richepin  envers  les 
miséreux  — partant,  de  la  cordialité  probable  de 
ses  inspirations. 

Aristide  Bruant,  pour  être  véridique  eut  de 
bonnes  raisons.  Avant  que  se  fût  dégagée  son 
étoile,  pendant  les  années  d'une  jeunesse  pauvre 
et  méritante,  il  coudoya  ses  héros  faméliques. 
Ils  les  a  vus  souffrir.  Il  a  noté  leur  insouciance, 
leur  blague  résignée  :  c'est  leur  âme  elle-même 
—  féroce  ou  attendrie  —  qui  parle  dans  ses 
vers. 

Par  un  beau  soir  du  mois  d'août  1884,  à 
Montmartre,  chez  Rodolphe  Salis,  qui  tenait 
encore  son  académie  hétérodoxe  boulevard  de 


34  PLATRES   ET   MAlUiUES 

Rochechouart,  dans  ce  cabaret  fameux  où  bril 
laient  tour  à  tour  Jules  Jouy,  Alphonse  Allais, 
Charles  Gros,  Albert  Samain,  Louis  MarsoUeau, 
Maurice  Donnay,  Willette,  Henri  Rivière  et  le 
compositeur  Fragerolles,  oii  peintres,  musiciens, 
«  auteurs  gais  »,  donnaient  la  chasse  aux  papil- 
lons bleus,  s'évertuaient  à  la  fantaisie  et  multi 
pliaient  les  charges  d'atelier,  au  grand  amuse- 
ment de  leur  climtèle,  avait  paru  inopinément 
un  diseur  de  belles  rimes  qui  ne  ressemblait  en 
rien  aux  «  bons  chansonniers  »  de  l'endroit. 
Grand,  souple,  avec  une  tète  de  médaille 
romaine  émergeant  de  sa  chemise  écarlate,  le 
visage  soigneusement  rasé  sous  une  ample  che- 
velure brune,  une  voix  mordante  de  ténor,  frap- 
pant chaque  mot  d'une  vive  empreinte,  c'était 
Aristide  Bruant,  tel  que,  peu  de  mois  après, 
devait  l'applaudir  et  l'aimer  tout  ce  que  Paj-is 
compte  d'artistes  ou  de  curieux. 

Il  venait  du  café-concert.  A  VÉpoqiie,  a  la 
barrière  du  Trône,  au  Concert  de  Robinson  ou 
Sellier,  de  l'Opéra,  se  faisait  alors  entendre 
avec  lui  et  chantait  les  /itro7i<:/eZZe5  de  Déranger, 
il  préludait  à  sa  véritable  manière  par  d'excel- 
lentes fantaisies  :  Henri  IV  a  découché^  V Enter- 
rement^ et  cette  Chaussée  de  Clig'nancoart  que 
Paulus  —  heureux  alors  et  battant  son  plein 
—  avait  mise  à  la  mode.  Pour  entrer  chez  Salis 
il  apportait  un  refrain  destiné  à  la  plus  immé- 
diate popularité.  Le  gentilhomme  cabaretier, 
déférant  à  cette  réclame  inopinée,  accueillait 
l'auteur  d'un  pont-neuf  qui,  de  Montmartre  à 


PLATRES   ET   MARBRES  33 

Montrouge  et  d'Auteuil  à  Saint-Mandé,  avait, 
en  moins  d'une  semaine,  fait  le  tour  de  Paris  : 

Je  cherche  fortune 
Autour  du  Chat  Noir 
Au  clair  de  la  lune, 
A  Montmartre  le  soir. 

Cela  se  chantait  sur  l'air  Aqiieros  moiintag'nos, 
que,  dans  le  pays  de  Bigorre,  on  attribue  avec 
unanimité  à  Gaston  Phœbus,  encore  que  le  beau 
prince  légendaire  n'ait  aucunement  collaboré  à 
cette  mélodie,  écrite  dans  les  premiers  ans  du 
Romantisme,  aux  approches  de  1820. 

Mais,  enfin  libéré  du  music-hall^  du  concert, 
et  dégagé  de  toute  formule  antérieure,  Aristide 
Bruant  ne  tarda  pas  à  révéler  sa  personnalité. 
Du  «  beuglant  »  de  la  rue  Biot  où  le  retenait 
encore  un  engagement  accepté,  au  Chat  Noir 
où  ses  préférences  avaient  fait  élection  de  domi- 
cile, chemin  faisant  il  rencontrait,  sur  le  bitume 
des  boulevards  extérieurs,  les  marchandes  éco- 
nomiques de  sourires,  dont  il  allait  se  faire  le 
clinicien,  l'aquafortiste  et  le  poète  incontesté. 
Dans  cet  endroit  singulièrement  poissonneux 
de  la  place  et  du  boulevard  de  Clichy,  les  péri- 
patéticiennes de  l'amour  sont  presque  aussi  nom- 
breuses que  les  passants.  Chaque  marronnier, 
dans  sa  collerette  de  fonte,  accueille,  sous  ses 
rameaux  précaires,  une  ou  plusieurs  dryades. 
Galathée  ne  fuit  pas  vers  les  saules,  mais  vers 
l'escalier  fétide  et  l'allée  obscure  des  garnis. 
C'est  là  que  Bruant  connut,  pour  la  première 


36  tLATRES  ET   MARBRES 

fois,  l'obsession  du  Paris  nocturne,  de  la  rue. 
En  huit  jours  il  nota  :  A  Batig-nolles  —  faut-il 
dire  sa  première  chanson  ou  sa  première  eau- 
forte?  —  puis  :  A  La  Villette,  sans  prendre  la 
peine  de  lui  chercher  un  air  nouveau.  C'étaient 
les  deux  pendants  :  la  fille-fleur  et  le  récidiviste, 
le  «  vagabond  spécial  »,  comme  dit,  en  baissant 
les  yeux,  notre  code  pénal,  et  celle  qui  crée  au 
délicieux  jeune  homme  des  loisirs;  l'une  poussée 
comme  un  champignon  entre  les  dalles  du  trot- 
toir, l'autre, 

De  son  métier  ne  faisant  rien, 

jusqu'au  temps  que  l'exécuteur  des  hautes 
œuvres  mette  fin  à  ses  travaux. 

Ces  deux  chansons  in  limine  marquent  l'étape 
initiale  qui  conduisit  Bruant  de  sa  première 
manière  à  sa  forme  définitive.  Ce  fut  le  pont 
jeté  entre  le  music-hall  et  le  cabaret  d'art.  Au 
Chat  Noir,  pas  de  censure,  toute  liberté  d'expres- 
sion accordée  à  l'artiste,  aucune  de  ces  barrières 
ineptes  dont  la  symbolique  Anastasie,  indul-  j 
gente  aux  gaudrioles,  aux  sous-entendus  gra- 
veleux, a  coutume  de  ligoter  les  écrivains  sin- 
cères et  les  poètes  nés.  Grâce  à  la  liberté  du 
Chat  Noir,  Bruant  put  oser  ce  que  nul,  depuis 
Tabarin  sur  son  tréteau  du  Pont-Neuf,  n'avait 
mis  sur  les  planches  :  aller  au  bout  de  son  tem- 
pérament. 

La  mode  sacra  bien  vite,  sous  cette  nouvelle 
hj^postase,  Vex-Chat  Noir  désaffecté.  Le  monde 
y  vint,  élégant  et  nombreux,  toute  une  piaffe 


PLATRES  ET  MARBRES  37 

d'équipages,  de  viveurs  et  de  femmes  habillées 
Cela  était  à  la  fois  très  peuple  et  très  fashio 
nable,  comme,  sans  doute,  les  Forcheron<i, 
au  xviii®  siècle,  ou  les  petits  théâtres  du  second 
Empire. 

Les  belles  dames  qui  se  risquaient  là,  dans  un 
joli  geste  quelque  peu  timide  et  quelque  peu 
osé,  y  prenaient  place  néanmoins  sans  trop  do 
crainte,  car  elles  n'ignoraient  pas  que  —  pour 
citer  un  mot  de  Chamfort  —  «  la  bonne  compa- 
gnie était  en  cet  endroit  comme  partout  ailleurs, 
et  la  mauvaise  excellente  ». 

Debout  sur  une  table,  Aristide  Bruant  vocifé- 
rait les  couplets  argotiques,  invectivait  l'audi- 
toire, se  promenait  de  long  en  large  à  travers 
les  chopes  et  sur  la  tête  des  clients.  Il  obligeait 
les  visiteurs  à  chanter  avec  lui  dans  un  terrible 
unisson,  à  escalader  les  tables  grandes  comme 
un  mouchoir  de  poche;  il  bousculait  sans 
égards  les  messieurs  ventripotents,  éconduisait 
ies  goujats,  défendait  à  coups  de  poing  et 
d'invectives  sa  porte  contre  les  alphonses,  les 
poivrots,  les  femmes  seules  et  les  femmes 
5aoùlcs,  ne  permettait  pas  au  premier  venu  de 
.robelolter  dans  son  hôtellerie. 


Les  chansons  et  monologues  de  Bruant 
iemeurent  comme  un  précieux  tableau,  comme 
jn  document  de  tout  premier  ordre  sur  la  vie 
des  classes  fainéantes  à  la  fin  du  xix®  siècle. 
.Test  un  vaste  panorama  où  défilent,  dans  leur 


38  PLATRES   ET   MARBRES 

accoutrement  spécifique  et  leur  geste  représen- 
tatif, les  mendiants,  les  nomades,  les  bohèmes 
de  Paris,  les  nymphes  du  trottoir,  les  «  mes- 
sieurs du  dimanche  »,  tout  ce  monde  ironique  et 
besogneux  qui  va  de  la  prison  à  l'asile  de  nuit 
en  passant  par  le  Dépôt;  qui  blague,  chante, 
frappe,  jeûne,  tue  et  meurt,  avec  la  même 
insouciance  ricaneuse  ;  qui  ne  dîne  que  rare- 
ment, ne  pleure  qu'à  ses  moments  perdus  ;  qui 
parfois  manque  de  pain,  mais  n'est  jamais  à 
court  d'esprit. 

Bruant,  comme  tous  les  artistes  véritables  et 
les  poètes  doués,  a,  dans  son  œuvre  si  véridique, 
si  amère,  des  coins  de  tendresse  imprévus  et 
délicieux.  D'un  trait  cursif  il  marque  l'émotion 
vive  que  sur  l'intellect  embryonnaire  de  ses  per- 
sonnages produisent  l'éternelle  beauté  des 
choses  et  le  retour  du  mois  de  mai. 

Il  découvre  chez  la  fille  du  trottoir  l'expres- 
sion nette  et  juste  qui  met  son  pauvre  chiffon 
de  lettre  au  niveau  des  plus  émouvantes  élégies. 

Artiste  violent  et  contenu,  il  possède  un 
champ  de  vision  borné  à  dessein,  mais  par  cela 
même  d'une  clarté  sans  pareille,  un  microcosme 
où  s'inscrivent  durement — comme  les  silhouettes 
noires  sur  la  rubrique  des  poteries  étrusques  — 
les  personnages  qu'il  a  vus.  Il  connaît  leurs 
émotions  comme  leurs  appétits  ;  il  connaît  le 
mot  inoubliable  qui  les  fixe  pour  toujours. 

Néanmoins,  cet  artisan  insigne  de  l'argot,  le 
seul,  peut-on  dire,  en  France,  avec  François 
Villon   (car  les   beaux   esprits  comme   Olivier 


PLATRES  ET  MARBRES  39 

Chéreau,  Péchon  de  Ruby,  Francisque  Michel, 
le  capitaine  Laphrise,  Jean  Richepin  sont  des 
liumanistes  moins  au  courant  du  peuple  que 
des  anciennes  chartes),  Bruant,  de  qui  les  fades 
plagiaires  font  voir  l'éclatante  maîtrise,  n'a  rien 
inventé  du  langage  de  ses  types.  Son  art  con- 
siste à  choisir  le  mot  pertinent,  essentiel,  parmi 
les  vocables  de  la  rue.  Ne  demandez  à  cette 
langue  impudente  et  savoureuse,  qui  délecte  les 
humanistes,  ni  déférence  au  bon  goût,,  ni  clair- 
obscur,  ni  demi-teintes.  Les  refileurs  de  comète, 
les  trimardeurs,  les  apachcs,  les  commensaux 
de  la  Belle-Etoile  et  de  la  GIoche-de-Bois  ne 
peuvent  discourir  comme  les  messieurs  du  quai 
d'Orsay  ou  prendre  modèle  sur  le  Journal  des 
Débats. 

Voici  d'abord  le  mauvais  garçon,  terreur  des 
faubourgs,  coqueluche  des  belles-de-nuit  et  bête 
noire  des  sergots.  Comme  les  guerriers  d'Ho- 
mère, il  ne  prend  pas  le  temps  de  vieillir.  Son 
éphémère  destinée  s'achève  tantôt  à  la  Nouvelle, 
tantôt  à  l'hospice  d'aliénés,  quand  il  élude,  par 
hasard,  le  chirurgien  en  plein  vent  qui  opère  de 
la  tête  les  condamnés  à  mort. 

Il  appartient  à  la  faune  de  Paris,  au  même 
titre  que  les  rats  d'égout,  les  moineaux  de  square 
et  les  chiens  perdus.  Il  vend  des  contremarques, 
ramasse  des  bouts  de  cigare,  intente  des  com- 
merces inavouables,  appelle  au  sortir  des  théâ- 
tres les  fiacres  endormis,  chourine  au  lendemain 
du  terme  les  concierges  sans  défense  :  ouvreur 
de  portières  —  dans  les  deux  sens  du  mot.  Il 


40  PLATRES  ET  MARBRES 

tue,  instinctivement,  quelquefois  pour  manger, 
quelquefois  pour  se  distraire.  Il  tue.  et  ne 
s'émeut  pas  autrement  qu'un  loup  en  train  de 
mener  sa  proie.  Il  meurt  ensuite,  non  peut-être 
en  beauté,  mais  avec  un  sang-froid  qui  montre 
que  de  l'escarpe  au  héros  la  distance  n'est  pas 
aussi  grande  que  veulent  bien  le  dire  poètes, 
historiens  et  moralistes. 

Voici,  combien  touchante  sous  la  jupe  de 
futaine  et  le  bonnet  blanc  de  la  fille  soumise,  la 
prisonnière  de  Saint-Lazare,  telle  que  l'a  fixée 
en  un  crayon  immortel  celui  qui  fut,  plus  que 
tout  autre,  l'illustrateur  de  Bruant,  le  grand 
peintre  de  la  misère  et  de  la  douleur  :  Toulouse- 
Lautrec.  Manon  Lescaut  a  plus  de  tenue  en 
écrivant  à  des  Grieux,  mais  sa  frivole,  sa  char- 
mante lettre  ne  porte  pas  au  cœur.  La  fille-folle- 
de-son-corps  dont  Aristide  Bruant  éternisa 
l'épître  au  suave  jeune  homme  qui  vit  de  ses 
largesses  n'a  pas,  dans  son  intellect  obtus,  dans 
son  cœur  piétiné  comme  un  trottoir,  moins  de 
ferveur  et  d'amour  que  les  héroïnes  des  poètes. 
Elle  dit,  avec  des  mots  tachés  de  boue  et,  peut- 
être,  de  larmes,  les  mêmes  choses  que  mur- 
murent en  paroles  d'or  les  amoureuses  légen- 
daires. Seulement,  le  panier  à  salade  remplace 
ici  le  balcon  de  Vérone  ou  le  cloître  du  Para- 
clet. 

Aristide  Bruant,  poète  et  peintre  de  la  rue, 
était  logiquement  destiné  à  conduire  sa  chanson 
à  travers  les  routes  et  les  grands  chemins  qui 
prolongent  la  rue  aux  dimensions  de  la  planète. 


PLATRES    ET   MARBRES  41 

Un  économiste,  M.  Charles  Demolins,  affirme 
que  «  la  route  crée  le  type  social  ».  Marchand 
de  craj-ons  sur  le  pavé  «  national  »,  Côtier  dans 
les  «  compiles  et  quadriviers  de  l'urbe  »,  incar- 
nent, l'un  et  l'autre,  dans  une  silhouette  «  repré- 
sentative »,  tous  les  porte-besace,  tous  les  bat- 
teurs d'estrade  que  l'argot  désigne  sous  le 
vocable  jovial  et  pittoresque  de  «  trimadeurs  », 
philosophes  narquois  et  résignés  qui,  réduisant 
au  minimum  leur  idéal  et  leur  appétit,  dînent 
d'une  soupe  ou  d'un  croûton  de  pain,  couchent 
sur  la  paille  des  meules,  qui  pour  s'abriter  des 
météores  et  prendre  leurs  repas  n'ont  même  pas 
.besoin,  comme  Diogène,  d'une  écuelle  ou  d'un 
tonneau. 

Et  ce  sont  les  Joyeux,  les  insoumis,  les 
révoltés  pour  qui  le  régiment  aggrave  la  prison, 
les  marcheuses,  le  fossoyeur,  la  «  marmotte  » 
qui  demande,  à  titre  de  parure. 

Un  jersey  et  des  peign'  en  célunoïde, 

les  «  dos  »  qui  chantent  matines  «  au  marlou 
que  la  loi  raccourcit  »,  ou  bien  à  cet  homme 
libre  par  excellence,  guerrier,  chef  sauvage, 
dompteur  de  chevaux  et  fils  de  «  dauftère  »,  qui 
meurt  comme  César  d'un  coup  porté  en  pleine 
poitrine  par  la  main  d'un  rival. 

Etrange  miracle  de  la  poésie  !  Aristide  Bruant 
qui,  pareil  à  tous  les  vrais  artistes,  est  l'homme 
le  plus  correct  du  monde,  réfractaire  à  la 
bohème,  estimé  de  ses  voisins,  adoré  de  ses 
amis,  en  règle  avec  son  percepteur,  a  connu  celte 


42        -  PLATRES    ET  MARBRES 

bonne  fortune  de  persuader  aux  «  joyeux  » 
mêmes  qu'il  avait  fait  à  «  Biribi  »  son  service 
militaire. 

S'il  n'a  pas  vécu  dans  cet  enfer,  il  n'en  a  pas 
moins,  avec  une  conscience  peu  ordinaire, 
cherché  aux  sources  mêmes  les  éléments  de  son 
œuvre  d'art.  Au  fond  des  bouges,  à  travers  les 
banlieues  scélérates,  les  faubourgs  et  les  «  cilés  » 
vermineuses  où  lleurit  le  tournesol,  risquant 
les  bagarres  et  les  rencontres  meurtrières, 
s'exposant  au  couteau  des  escarpes,  à  la  puan- 
teur des  «  caveaux  »,  à  la  familiarité  des 
«  pilons  »,  afin  de  prendre  sur  le  fait  costumes 
et  langage,  il  a  touché  d'assez  près  au  monde 
.qu'il  évoque  pour  en  donner  une  fidèle  image. 

Sa  manière  est  brutale,  procédant  par  touches 
crues  et  violentes,  délimitant  d'un  Irait  d'eau- 
forte  rudement  appuyé  des  silhouettes  inoublia- 
bles ;  mais  rien  de  moins  pornographique,  et  — 
si  l'on  veut  me  permettre  un  mot  ridicule  — 
rien  de  plus  chaste  que  ces  tableaux  dun  réa- 
lisme 

Nu  comme  l'Indigence  et  pur  comme  la  Faim. 

La  volupté  en  est  absente  :  l'émoi  sexuel  y 
paraît  à  peine,  sans  raffinement  ni  profondeur. 
On  ne  sent  jamais  dans  ces  rythmes  l'odeur 
fauve  de  la  luxure.  L'amour  s'impose  à  la  femme 
comme  une  corvée,  à  l'homme  comme  une 
source  de  profits  légitimes  et  bienvenus.  Aris- 
tide Bruant,  copieux  en  mots  de  gueule,  en 
expressions  véhémentes,  en  vocables  cyniciues, 


PLATRES    ET   MARBRES  43 

-est,  à  coup  sûr,  un  des  poètes  les  moins  eroti- 
ques de  la  langue  française. 

Rien  n'importe  moins  dans  une  œuvre  d'art 
que  la  nature  du  sujet.  Quand  un  imbécile  écri* 
des  odes  pindariques,  il  n'en  reste  pas  moins  un 
imbécile.  Bruant,  lui,  pour  avoir  osépeindre  avec 
une  franchise  entière,  sans  hypocrisie  et  sans 
allénuation,  le  monde  hétéroclite  qui  vit  en 
dehors  des  lois,  pour  en  avoir  noté  l'idiome  avec 
un  goût  très  artiste,  a  conquis  et  gardera  dans 
le  Parnasse  contemporain  une  place  mémorable, 
qui  n'appartient  qu'à  lui. 

Retiré  aux  champs,  sur  les  bords  de  la  Loire, 
il  consacre  les  loisirs  dorés  de  son  âge  mûr 
à  fixer  pour  les  scholiastcs  à  venir  les  modalités 
présentes  de  l'argot.  Son  Dictionnaire  argot- 
français  ajoute  une  «  contribution  »  aux  enquères 
déjà  nombreuses  des  érudits  ou  des  poètes  qui, 
depuis  1850,  ont  étudié  le  langage  des  zingari 
et  des  truands. 

Cette  langue  changeante,  pittoresque,  com- 
posée de  métaphores,  d'allégories,  eut  de  tous 
temps  le  privilège  d'intéresser  les  esprits  atten- 
tifs. Le  jars,  le  bigorne,  le  slang  des  Anglais  et 
le  rothwelsch[\lA\\e\\  rouge)  des  Allemands  sont 
Autant  de  provinces  aux  frontières  mal  définies, 
Je  ce  patois  qu'usitèrcnt,  depuis  Villon  jusqu'à 
Drouïn  de  Bercy,  depuis  les  routiers  du  onzième 
siècle  jusqu'à  Lacenaire,  tous  les  chantres  de 
a  bohème  et  tous  les  malfaiteurs  :  les  rcfileurs 
ic  comète,  les  frérots  de  la  cuque,  les  chercheurs 
de  blé  lunaire,  les  tunantes,  lespicaros,  les  mar- 


44  PLATRES   ET    MARBRES 

miteux,  les  cagous,  les  rifodés,  les  malingreux, 
les  escarpes,  les  golfos  de  Cordoue  et  les  apa- 
ches  de  Paris.  Cartouche,  Mandrin,  le  beau 
François  et  Fleur-d'Epine  ont  tour  à  tour 
employé  cet  euphuisme  de  la  misère,  de  la 
révolte,  du  crime  et  du  délit.  C'est  l'adaptation 
du  vocabulaire  classique  aux  besoins  d'une 
société  irrégulicre  et  ténébreuse,  vivant  en 
marge  et  aux  dépens  du  monde  civilisé,  qui  fait 
l'argot  ou  jo&eZm,  comme  disait  François  Villon. 

La  plupart  des  professions,  ainsi  que  Victoi 
Hugo  en  a  fait  la  remarque,  emploient  un 
idiome  incompréhensible  et  fabriqué  de  toutes 
pièces.  L'amateur  de  courses  qui  parle  de 
steeple-chase  et  d'outsider,  Vaficionado  qui 
explique  la  façon  dont  Guerrita  intentait  une 
suerte,  le  journaliste  qui  dit  mon  papîei\  le 
parlementaire  qui  prête  «  un  sein  »  aux  Com- 
missions et  «  des  bases  »  au  lien  social  ne  rom-' 
peut  pas  moins  en  visière  avec  la  correction  et 
le  bons  sens  que  les  mauvais  garçons  de  la 
Cour  des  Miracles  ou  que  les  «  messieurs  du 
dimanche  »  dansant  au  bal  Fabvier  des  pas  que 
les  Sioux  n'oseraient  point  aux  bords  du  Mis- 
souri ou  du  Meschacébé. 

De  même,  quand  les  précieuses  de  Tallemant 
et  de  Saumaize  traitaient  leurs  pieds  »  de  chers 
souffrants»  et  nommaient  un  clystère  «le  bouil- 
lon des  deux  sœurs  »;  quand  Voilure  ou  Mon- 
tausier  inventaient,  pour  complaire  à  Julie 
d'Angennes,  le  mot  «  encanailler  »  ou  «  l'esprit 
d'expédients    »,   ils  se   servaient  d'un    dialecte 


VLATRES  ET  MARBRES  4.^ 

plus  inaccessible  au  vulgaire  que  l'eskaldunao 
et  le  samogitique. 

Néanmoins,  ces  gens,  honnêtes  et  sérieux, 
déférant  aux  convenances,  n'auraient  su  pré- 
tendre à  la  qualification  d'argotier  qui  fut,  de 
tout  temps,  en  possession  de  relier  entre  euy 
malfaiteurs  et  déclassés. 

Roquefort,  qui  au  xvii^  siècle  disserta  sur  Tar- 
got,  en  distingue  trois  sortes  :  l'argot  des  gueux 
et  mendiants,  celui  des  voleurs  et  des  filous, 
enfin  celui  des  ouvriers. 

Il  est  permis  —  dit  Francisque  Michel  —  de  ne  point 
adopter  cette  distinction.  Quelque  commisération  que  nous 
ayons  pour  les  malheureux  en  proie  à  cette  aflreuse  maladie 
désignée  par  Maître  François  sous  le  nom  de  fault  d'argent ^ 
nous  faisons  très  peu  de  diffircnce  entre  les  mendiants  et 
les  voleurs  qui  exploitent  nos  grandes  villes;  quand  on 
demande  l'aumône,  on  est  bien  près  de  l'exiger. 

Voilà  certes  un  paléographe  dont  le  cœur  ne 
fondait  pas  de  pitié  à  l'aspect  des  mcndigots. 
Pour  d'autres  raisons  sans  doute  que  Francisque 
Michel,  on  jugera  la  division  arbitraire.  Deux 
courants  bien  distincts  sont  marqués  dans  le 
«  bigorne  »  de  toutes  les  époques.  L'argot  est 
alternativement  sinistre  et  comique,  d'après  la 
spécialité  des  hommes  qui  le  «  jaspinent  ». 
Dans  le  monde  des  blesches  (apprentis  merciers), 
jes  coësmes  (merciers),  des  camelotiers  hiirés 
iporte-ballcs)  et  des  coureurs  de  landy  dont 
Péchon  de  Ruby  a  conté  la  «  vie  généreuse  », 
parmi  les  sabouleux,  marcandiers  etcoquillards, 
ce  n'était  guère  qu'un  chiffre  oarlé  «  pour  mieux 


46  PLATRES   ET   MARBRES 

échapper  quand  ils  étaient  découverts  et  pour 
tondre  sur  un  œuf  », 

La  clé  en  était  aux  mains  des  archi-suppôts 
régnant  sur  les  confréries  de  vagabonds  et  de 
mendiants  ;  ceux  qui  l'employaient  ne  savaient 
pas  exactement  la  signification  de  leur  palabre. 

Il  est  certain  —  dit  le  Père  Garasse  —  que  ces  gens  ont 
eu  une  cabale  parmi  eux  qui  ne  s'enseigne  qu'aux  frères 
de  la  besace  et  de  mille  autres  qui  lisent  le  picaro,  soit  en 
espagnol,  soit  en  français;  je  m'assui^e  qu'il  n'y  en  a  pas 
quatre  qui  l'entendent,  car  il  y  a  des  termes  mystérieux  de 
maraudaille  qui  sont  de  vraies  énigmes  à  qui  n'A  pas  lait 
son  apprentissage  de  gueuserie  et  qui  entendrait  ces  locu- 
tions sans  commentaire  :  ringer  sur  le  pelât  et  câbler  à  la 
historié. 

Les  temps  sont  fort  changés.  Les  siècles  héroï- 
ques de  la  langue  verte  ont  pris  fin.  Les  chauf- 
feurs d'Orgères  ne  causeraient  pas  sans  quelque 
difficulté  avec  nos  modernes  cambrioleurs.  Le 
sanscrit  du  bagne  a  perdu  quelques-unes  de  ses 
plus  amères  beautés.  Ces  tropes  magnifiques  et 
sanglants  :  épouser  la  veuve  (être  guillotiné)  ; 
faire  suer  un  chêne  (assassiner  un  homme)  ont 
disparu.  Le  dernier  qui,  dans  le  sabri  (forêt  cri- 
minelle), évoquait  une  troupe  de  malfaiteurs 
embusqués  et  le  sang  de  la  victime  effarant  de 
sa  pourpre  les  arbres  silencieux,  affronte  la 
comparaison  des  plus  belles  images  connues. 

Mais  les  chemins  de  fer  ont  tué  les  voleurs  de 
grande  route.  On  n'égorge  plus  les  marchands 
attardés,  les  courriers  en  détresse.  C'est  au 
grand  jour,  sous  les  yeux  bienveillants  de  la 


PLATRES   ET   MARBRES  47 

police,  que  les  gredins  travaillent.  Leur  bara- 
gouin porte  la  trace  de  l'embourgeoisement  qui 
caractérise  leurs  opérations. 

Autrefois,  on  ne  trucidait  guère  sans  que  la 
découverte  du  macchabée  révélât  quelque  gen- 
tillesse. Les  chauffeurs  grillaient  à  la  Sainte- 
Menehould  les  pieds  des  ruraux,  le  duc  de 
Praslin  pralinait  à  coup  de  bottes  la  physio- 
nomie de  la  duchesse  ;  Billoir  façonnait  un  jeu  de 
patience  avec  les  morceaux  de  la  fille  Le  Manach, 
et  Lacenaire  composait  des  vers  tellement  stu- 
pides  qu'on  aurait  pu  les  attribuer  à  Déranger. 
Les  escarpes  d'à  présent  ont  supprimé  ces  fiori- 
tures de  leurs  prédécesseurs.  Un  coup  de  rasoir 
ou  de  trauchet,  le  patient  a  son  compte.  L'af- 
faire est  bâclée  sans  qu'il  soit  besoin  de  littéra- 
ture ou  d'imagination. 

A  dater  de  Francisque  Michel,  qui  publia  son 
Etude  critique  en  1856,  les  travaux  de  la  lexico- 
graphie argotique  ne  se  comptent  plus. 

En  quinze  ans,  l'on  peut  noter  la  brochure 
excellente  de  MM.  Marcel  Schwob  et  Georges 
Guieysse;  la  Langue  des  Criminels^  de  Lom- 
broso;  le  Dictionnaire  d'argot  fin  de  siècle,  de 
Charles  Virmaître,  doni  ]]Iesdemoiselles  Saturne 
recèlent  de  curieuses  trouvailles  sur  le  dialecte 
usité  à  Lesbos;  le  Dictionnaire  d'argot,  de 
Rigaud;  celui  de  Georges  Dclasalle.  Enfin,  les 
Etymologies,  de  Timraermans,  ont  porté  la 
lumière  dans  les  cavernes  les  plus  obscures  du 
jargon.  L'écrivain  qui,  pour  suppléer  au  défaut 
de  couleur  ou  d'imagination,  voudra  passementer 


4»  PLATRES   ET   MARBRES 

de  langue  verte  ses  élucubrations,  n'aura  pas 
grand'peine  à  compiler  tant  d'ouvrages  mis  à  la 
portée  des  plus  faibles  humanistes. 

Le  poète  Jean  Poux  dit  Arsène  Lavôme  en 
fournit  une  preuve.  Banquiste  plat,  reporter 
sans  ouvrage  ni  talent,  il  s'est  improvisé  docteur 
en  jobelin  pour  les  caboulots  de  Montmartre, 
sans  connaître  le  jars  non  plus  que  le  français. 

Dans  ses  fades  plagiats  de  Ricliepin  ou  de 
Bruant,  il  remplace  les  signes  de  ponctuation 
par  le  vocable  qu'on  ne  proféra  qu'une  fois  à 
Waterloo. 

11  exploite  la  fausse  pitié  des  satisfaits  et  tran- 
quillise leur  pleutrerie  avec  des  simagrées  bour- 
geoisement révolutionnaires.  Il  insulte  prudem- 
ment le  Capital  dans  les  cabarets  chers  à  la  réac- 
tion,à  peu  près  comme  Théodore  Botrely  rétablit 
le  Roy.  L'un  chouanne  et  l'autre  sans  culottise, 
mais  tous  deux  avec  une  mentalité  pareille  et 
pour  toucher  quelque  pourboire.  Que  les  heureux 
du  monde  se  rassurent!  les  Riches  n'ont  rien  à 
craindre  avec  des  gars  de  ce  tempérament.  Ce 
sont  des  domestiques  et  non  des  insurgés. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'Aristide  Bruant 
donna  tout  d'abord  aux  amateurs  de  langue 
verte  un  vocabulaire  argot-français.  En  effet, 
les  amateurs  de  ces  verrues  et  malformations 
linguistiques  s'enquerront  moins  de  versions  que 
de  tlrèmes.  Une  lecture  médiocre,  un  peu  d'ins- 
tinct suffisent  pour  comprendre  aujourd'hui  les 
textes  argotiques.  Mais  il  est  moins  aisé  d'en 
pratiquer  soi-même  l'écriture. 


PLATRES   RT  MÂJIBRES  49 

VArg'ot  au  dix-neuçième  siècle  donne  aux 
amis  du  chansonnier  le  plaisir  de  retrouver,  au 
milieu  de  scolies  amusantes,  presque  tout  le 
répertoire  d'Aristide  Bruant.  Avec  raison,  i'au 
teur  cite  copieusement  ses  propres  ouvraçres. 
Ils  font  autorité  dans  la  matière.  Les  fraarmonts 
extraits  de  ses  Chansons  et  monologues,  du  J/zr- 
liton,  divulguent  la  mise  en  œuvre  à  côté  des 
matériaux. 

C'est,  au  point  de  vue  grammatical  aussi  bien 
qu'au  point  de  vue  littéraire,  le  meilleur  exemple 
que  l'on  puisse  donner. 

Si  le  langage  secret  des  bohèmes  et  bandits 
renferme  d'horriPiques  beautés,  les  expressions 
de  la  rue  sont  pleines  de  fantaisies  et  de  belle 
humeur.  Les  «  mots  »  abondent.  Thomas  Gray 
parle,  dans  son  Elégie,  des  «  Ilampden  de  vil- 
lage ».  Le  lexique  de  Bruant  fait  voir  qu'il  existe 
des  Chamfort  et  des  Aurélien  Scholl  de  trottoir. 
Les  voyous  sont  pour  la  plupart  des  journa- 
istes.  Il  est  vrai  de  dire  que  la  réciproque  se 
voit  aussi  communément. 

Baptiser  limace  la  chemise  d'une  vieille 
femme,  dire  que  le  flatteur  couche  le  poil  ou  jette 
de  la  pommade,  assurer  que  celui  qui  frappe 
fambonne,  et  que  celui  qui  refuse  ne  marche 
pas,  qualifier  le  pou  d'espagnol  et  les  missives 
de  bahillardes,  n'est-ce  pas  aussi  boufion  que 
les  nouvelles  à  la  maintes  mieux  venues? 

En  pernoctant  sur  !e  trimard,  VouLlaw  s'est 
enrichi.  Tantôt  il  s'exprime  en  grec  et  nomme 
ornion  une  poule,  tantôt  il  désigne  par  un  terme 

4 


50  PLATRES  KT   MARBRES 

hispano-arabe  la  compagne  dont  il  vit  :  la  mou- 
kère  travaille  pour  subvenir  à  ses  besoins. 
Ainsi,  le  parler  de  ce  monde  louche  devient 
pareil  à  son  costume.  L'Argot  s'habille  avec  le 
manteau  d'Arlequin. 

Ayant  fait  vivre  les  malandrins  des  quartiers 
redoutables,  Aristide  Bruant  donne  la  joie  aux 
curieux  d'en  noter  la  parole.  Ainsi  dans  Mail- 
lane,  après  Mireïo  et  Lis  Isclo  d'or,  Frédéric 
Mistral  assemble  un  répertoire  de  la  langue  pro- 
vençale. Quand  la  victoire  est  certaine  et  triom- 
phant le  poète,  il  sied  qu'il  dévoile  ses  pro- 
cédés «  aux  jeunes  hommes  des  temps  qui  ne 
sont  pas  encore  ». 

Ces  gloses  et  mémoires  sont  le  legs  d'artistes 
heureux  de  1«  postérité. 

Février  1913.  Mars  1900. 


Edouard  DUBUS 


Le  10  juin  1895,  vers  quatre  heures  de  l'après- 
midi,  fut  trouvé,  gisant  aux  latrines  de  la  place 
Maubert,  le  cadavre  d'un  inconnu.  Mort  fou- 
droyante ou  syncope?  Les  garçons  de  police, 
mandés  pour  le  constat,  fouillèrent  tout  d'abord 
avec  minutie  chaque  vêtement  de  l'étranger. 
Ensuite  de  quoi,  prenant  garde  qu'il  respirait 
encore,  ces  messieurs  le  firent  d'urgence  con- 
duire à  la  Pitié. 

Une  seringue  de  Pravaz  recueillie  dans  sa 
poche,  ainsi  que  deux  fioles  contenant  quelques 
gouttes  d'une  liqueur  amère,  donnaient  la  plus 
grande  vraisemblance  à  l'hypothèse  d'un  suicide 
manqué. 

Admis  à  l'hôpital  sans  que  rien  dévoilât  son 
identité,  l'agonisant  de  la  place  Maubert  expirait 
deux  jours  après.  Il  ne  s'était  point  éveillé  de  sa 
torpeur  comateuse;  il  n'avait  pu  fournir,  avant 
l'heure  suprême,  aucun  indice  propre  à  désigner 
les  siens. 

Dans  l'ampithéâtre,  la  table  de  dissection 
attendait  sa  dépouille  parmi  cette  foule  anonyme 
Je  cadavres  qui,  chaque  jour,  paient  à  la  Science 


62  PLATRES   ET   MARBRES 

future  une  rançon  de  «  chair  à  faire  pauvreté  ». 

Par  bonheur,  M.  Jean  Court,  rédacteur  au 
Mercure  de  France  en  même  temps  que  secré- 
taire de  police  pour  le  quartier  du  Panthéon, 
apprenait  la  mort  du  suicidé  présumé. 

Le  signalement  rendu  par  les  subalternes  qui, 
dès  la  vespasienne  de  la  Maub,  avaient  donné 
les  premiers  soins  au  malheureux;  quelques 
indices,  dont  le  plus  caractéristique  sans  doute 
fut  l'outillage  de  morphinomane  trouvé  sur  le 
défunt,  éveillèrent  les  soupçons  de  M.  Jean  Court. 
Ce  personnage  mystérieux  dont  les  jours  s'ache- 
vaient d'une  manière  à  la  fois  si  triviale  et  si 
pathétique,  n'était-ce  point  un  confrère,  un 
artiste  faisant  gloire  de  s'adonner  à  l'opium,  au 
haschisch,  à  la  cocaïne,  sans  préjudice  de  l'alcool 
et  autres  vulgaires  excitants? 

M.  Jean  Court  ne  s'était  pas  trompé.  Couché 
sur  le  marbre  hideux,  il  eut  vite  fait  de  recon- 
naître son  collaborateur  au  Mercure^  son  ancien 
ami,  le  poète  Edouard  Dubus,  mort  en  la  trente- 
deuxième  année  de  son  âge,  emporté  par  la 
tuberculose  qu'aggravait  sinistrement  cette 
bizarre  hygiène  de  poisons. 

Les  plus  intimes  du  défunt,.M.  Alfred  Vallette, 
directeur  du  Mercure  de  France,  M.  Georges  Des- 
plas,  ancien  président  du  Conseil  municipal, 
communiquèrent  en  grande  hâte  à  la  mère 
d'iidouard  Dubus  le  trépas  misérable  de  son 
fils.  Pour  dérober  le  cadavre  aux  hommages 
posthumes,  Mme  Dubus  qui,  pareille  ù  la  mégère 
de    Béîiédiction,  nourrissait   contre  l'enfant  de 


PLATRES   ET  MARBRES  53 

ses  entrailles  une  haine  hystérique,  fît  enlever 
nuitamment  ses  restes  de  l'amphitéâtre,  si  bien 
que  M-  Dubus  le  père,  non  plus  que  ses  deux 
filles,  ne  purent  assister  aux  obsèques  du  mal- 
heureux garçon. 

Le  souvenir  des  cœurs  amis  seul  accompagna 
au  cimetière  la  dépouille  de  l'abandonné.  Par 
l'ironique  hasard  de  son  méchant  destin,  le 
pauvre  enfant  venait  d'être  appelé  à  un  héri- 
tage qui  l'eût  pour  toujours  exempté  de  la  misère. 


Un  volume  de  vers  au  titre  gracieux  :  Quand 
les  violons  sont  partis^  quelques  rimes  posthumes 
que  l'on  trouvera  dans  un  recueil  édité  par 
M.  Albert  Messin  forment,  avec  Les  vrais  sous- 
offs,  brochure  de  circonstance  publiée  chez  l'édi- 
teur Savine,  à  la  remorque  de  M.  Lucien  Des- 
caves, tout  le  bagage  imprimé  d'Edouard  Dubus. 
Malgré  l'influence  évidente  de  Mallarmé,  de 
Baudelaire,  de  Verlaine  et  de  Charles  Gros 
{Complainte  pour  Don  Juan,  Cavalier  Spleen)  y 
malgré  des  réminiscences  et  des  emprunts  can- 
dides, la  joliesse  des  œuvrettes  que  M.  A.  Mes- 
sein  réunit  fort  à  propos  en  un  tome  définitif 
défendra  de  l'oubli  ce  poète  nonchalant  et  délicat. 

Avec  son  visage  lunaire  de  Pierrot  tubercu- 
leux, sa  bouche  au  rire  enfantin,  avec  ses  yeux 
gris  de  myope  dont  le  regard  ne  peut  embrasser 
le  contour  des  choses,  Dubus  fut,  malgré  son 
esprit  si  fin,  l'homme  du  monde  le  mieux  orga- 
nisé pour  donner  dans  tous  les  panneaux  tendus 


64  PLATRES  ET  MARBRES 

à  sa  crédulité  Ce  fut  un  disciple  se  conformant 
avec  docilité  aux  Idoles  du  Maître^  à  qui  le  pre- 
mier venu  montrait  la  lune  dans  un  sac  et  faisait 
prendre,  non  pour  des  lanternes,  mais  pour  de 
reluisants  soleils  les  plus  abjectes  vessies. 

Boulangisme,  occultisme,  symbolisme,  per- 
versité, Dubus  adopta  sans  fatigue  les  calembre- 
daines à  la  mode  chez  ses  contemporains.  De 
notre  temps  il  eût  été  malthusien  ou  sillonniste, 
peut-être  l'un  et  l'autre,  car  le  besoin  «  d'imiter 
pour  être  original  »  lui  conférait  un  éclectisme 
smgulier. 

La  seringue  trouvée  sur  lui  à  l'heure  de  sa 
mort  ne  le  quittait  pas  depuis  longtemps.  Par 
esprit  d'imitation,  il  buvait  de  l'absinthe  comme 
Verlaine,  il  s'injectait  de  la  morphine  comme 
Guaita.  La  noire /(ioZe de  Quincey  l'avait  réduit  en 
esclavage.  Cette  morne  luxure  des  poisons  oii 
roule  notre  siècle  d'hypocrisie  et  de  douleur 
avait  conquis  cet  enfant  anémique,  de  sang 
trop  pauvre  pour  lutter  contre  l'opium.  Ce  pacte 
diabolique  une  fois  consommé,  la  victime  ne  se 
peut  plus  dédire  sans  un  effort  peu  commun  de 
volonté.  Quiconque,  au  mépris  de  sa  dignité,  de 
son  intelligence,  voulut  un  soir  goûter  aux  plantes 
endormeuses,  engage  sa  vie  à  de  rudes  expia- 
lions,  encourt  la  chance  effroyable  de  ne  jamais 
voir  sa  peine  remise  ou  atténuée. 

Pourtant,  ces  herbes  maudites  du  rêve  et  de  la 
paresse  ont  adouci  dans 

L'infini  bercement  du  loisir  embaumé, 


PLATRES   ET  MARBRES  55 

tant  de  maux  étendus  sur  le  poète  malade  que 
sa  mère  abandonna! 

La  vie  —  disait  Chamfort  —  est  un  mal  dont  le  sommeil 
repose  toutes  les  seize  heures.  C'est  un  palliatif.  La  mort 
est  le  remède. 

Vous  le  savourez  à  présent,  ce  remède  effi- 
cace, ami  que  nous  déplorons  encore.  Ce  n'est 
plu3  désormais  l'ivresse  temporaire,  mais  le 
sommeil  infini  qui  vous  délasse  du  mal  d'avoir 
été.  Cependant  le  souvenir  de  votre  âme 
exquise,  les  vers  de  vos  jeunes  saisons  refleu- 
rissent perpétuellement  votre  image  dans  l'es- 
prit, dans  le  cœur  de  ceux  qui  vous  ont  aimé. 

JuiUet  1895. 


Fleurs  d'automne. 


Un  brouillard  gris,  d'un  gris  léger  et  délicat, 
nuancé  de  rose  comme  la  plume  de  tourterelle 
sauvage,  enbrume  l'horizon  et  flotte  au  sommet 
des  arbres  qu'il  encapuchonné  de  vapeurs.  Dans 
les  froides  aubes,  dans  les  crépuscules  hâtifs, 
pleurent  les  cuivres  de  l'automne.  Aux  feuil- 
lages d'un  vert  déteint,  au  chrome  indécis  des 
tilleuls  et  des  peupliers  s'incrustent  rubis,  escar- 
boucles,  topazes  et  grenats,  la  gamme  entière 
des  ors,  des  ors  fumeux,  recuits  et  mordorés  que, 
par  taches,  ensanglante  le  corail  des  arbouses, 
la  grappe  mûre  des  orbiers.  Le  vent  d'après 
l'orage  a  mordu  les  vignes  folles  aux  raisins 
presque  noirs,  la  gelée  blanche  festonne  leurs 
pampres  d'écarlate. 

La  saison  magique  ennoblit  les  parterres,  fée- 
rise  les  bois.  Il  n'est  si  piteuse  banlieue,  il  n'est 
si  maigre  campagne  à  laquelle  le  soleil  mourant 
ne  prête  une  heure  de  Ijcauté.  C'est  un  deuil 
somptueux,  drapant  de  velour  ponceau  les  bico- 
ques friturières,  les  cottages  de  banlieue  et  les 
vide-bouteilles  hilarants  des  bourgeois. 

Stéphane  Mallarmé,  qui  devisait  commune- 


PLATRES  ET  MARBRES  57 

ment  avec  une  syntaxe  moins  abstruse  que  dans 
V Après-midi  d'un  faune  ou  La  Prose  pour  des 
Esseintes,  prétendait  qu'il  convient  de  lire  sous 
les  charmilles  d'un  jardin  à  la  française  le 
Discours  sur  la  Méthode  pour  en  éprouver  le 
charme,  assez  peu  manifeste  aux  yeux  des  bonnes 
gens.  Ce  paradoxe  maniéré,  tel  que  les  aima  le 
grand  poète  d'Hérodiade,  interprété  au  sens  le 
plus  large,  nous  apprend  à  discerner  l'harmonie 
intime  des  lieux  et  des  saisons,  à  mettre 
d'accord  les  paysages  et  l'histoire,  les  œuvres 
d'art  et  de  nature,  le  drame  cosmique  du  soleil 
ressuscité  d'entre  les  morts  avec  les  souvenirs 
que  les  hommes  ont  inscrits  dans  les  pierres  et 
les  solives  de  leurs  monuments. 

A  Versailles,  l'automne  acquiert  une  grâce 
inconnue,  un  charme  que  d'autres  lieux  ne  lui 
sauraient  donner.  Et  ces  fauves  après-midi, 
sous  le  couvert  des  hêtres  et  des  charmes  où 
bondit  l'écureuil,  tel  un  oiseau  couleur  de 
feuille  morte,  se  regrette,  au  couchant,  l'astre 
nec  pluribus  impar  que  le  plus  vain  des  Rois 
avait  pris  pour  blason. 

L'eau  dormante  du  grand  canal,  des  bassins 
où  grenouilles,  hippocampes.  Naïades  bouffies 
et  Tritons  emperruqués  somnolent  dans  la  vase, 
parmi  les  lentilles  et  les  moisissures  vertes,  les 
ifs  en  pyramides,  les  buis  rectangulaires  gardent 
une  fraîcheur  d'apparat  dans  la  débâcle  de  l'été.. 
Mais,  au  tournant  des  promenoirs,  au  fond  des 
salles  de  verdure,  tombe 

...  le  soleil  jaune  d'un  long  rayon 


08  PLATRES    ET    MARBRES 

et  ces  clartés  chaleureuses  qui  proclament  la 
fin  des  beaux  jours. 

Les  parterres  éclatent  de  nuances  violentes; 
les  fleurs  d'arrière-saison  arborent  pour  la  plu- 
part des  teintes  magnifiques,  d'un  luxe  téné- 
breux, pareilles  à  ces  tapisseries  espagnoles 
brochées,  lamées,  orfévrées  de  soie  et  de  pail- 
lon, où  les  matières  éclatantes,  les  feux  des 
corindons,  les  métaux  précieux  concourent  à 
l'effet  nocturne  de  l'ensemble,  pareilles  encore 
aux  mornes  et  fastueux  émaux  des  rétables 
gothiques  ou  byzantins. 

Les  fleurs  claires  :  églantine,  lilas  de  Perse, 
lilas  blanc,  acacia,  faux  ébénier,  sureau,  boule- 
de-neige,  aubépine  et  pêcher  rose  ennoblissent 
la  jeunesse  de  l'année. 

Au  mois  de  juin,  les  lis  ouvrent  leurs  corolles 
orgueilleuses,  dont  le  fade  et  lourd  encens,  uni 
aux  odeurs  plus  légères  des  tilleuls  sert  de  parure 
aux  nuits  de  la  Saint-Jean,  première  fête  de  l'été. 

A  présent,  les  couleurs  douces  ou  véhémentes 
confondent  leur  disparate  en  une  mosaïque 
d'aspect  riche  et  délicieux.  Géraniums,  balisiers, 
héliotropes,  agératums  bleu  turquin,  lantanas, 
calcéolaires,  coréopsis  de  couleur  aventurine 
ou  jaune  d'or,  hélianthes  majestueux  lleuris 
tour  à  tour  dans  les  jardins  royaux  et  les  cités 
de  chiffonniers,  dahlias,  balsamines,  œillets 
d'Inde,  toute  une  palette  de  rouges,  de  violets, 
de  tons  purpurins  ou  safranés  que  déchire,  par 
place,  le  rose  vif,  le  blanc  mat  d'un  glaïeul  rigide 
sous  l'armure  de  ses  feuilles  en  couteaux. 


PLATRES    ET    MARBRES  59 

Ces  plantes  d'autrefois  ont,  ici,  tout  leur 
charme,  brillent  d'un  éclat  adorable  et  suranné. 
Elles  sont  bien  «  françaises  »  ayant,  depuis  des 
siècles,  emmagasiné  les  sucs  du  terroir  et  fait  à 
son  image  leur  beauté  persuasive. 

Ah!  quand  refleuriront  les  roses  de  septembre... 

chantait  le  pauvre  Lélian,  dont  l'âme  crépuscu- 
laire s'harmonisait  aux  nuances  défaillantes, 
aux  parfums  amortis  de  l'arrière-saison.  Le  rude 
Agrippa  lui-même,  dans  son  poème  de  fer,  de 
feu,  de  colère  et  d'épouvante,  s'attendrit  au  sou- 
venir des  corolles  automnales. 

Une  rose  d'octobre  est  plus  qu'une  autre  exquise!... 

Vers  délicieux,  unique,  le  seul  peut-être 
qui  mérite  d'être  sauvé  dans  le  fatras  des  Tra- 
giques. 

Nulle  part  les  fleurs  ne  sont  plus  élégantes 
qu'à  Paris;  nulle  part  elles  n'ont  moins  de  relief 
et  de  personnalité.  Ce  sont  des  objets  de  luxe, 
de  mode,  quelque  chose  comme  des  gemmes 
éphémères  dont  la  précarité  n'est  pas  le  moindre 
charme.  On  en  fait  des  chapeaux,  des  coussins, 
des  guirlandes  —  horreur'  des  œufs  de  Pâques 
et  des  poissons  d'avril.  Quand  le  gaz  flamboie 
aux  vitrines,  le  muguet,  l'azalée,  au  printemps, 
les  roses  de  juin,  les  lis  dorés  en  août  assument 
des  coloris  violents  d'étoffes  orientales,  sur  les 
étagères,  dans  les  cornets  de  Venise  ou  les 
buires  de  Nancy.  Leurs  contours  s'illustrent  de 
la  richesse  ambiante.  Dans  le  home  d'une  femme 


60  PLATRES   ET  MARBRES 

qui  sait  son  métier,  chacune  d'elles  prend  l'as- 
pect d'un  objet  d'art. 

Celles  de  la  rue  ont  un  aspect  minable.  Au 
contact  des  mains  balourdes,  sous  l'arrosage 
brutal  et  permanent  qui  leur  fait  —  dit  Balzac 
—  recommencer  une  deuxième  végétation,  elles 
perdent  la  noblesse  de  leur  coloris,  leur  forme, 
leur  caractère.  Ce  ne  sont  que  des  produits  hor- 
ticoles, des  salades  à  l'eau  du  ruisseau. 

Dans  les  squares  et  les  endroits  publics,  elles 
semblent  encore  plus  dolentes.  L'ingéniosité 
funeste  des  Le  Nôtre  municipaux  perpètre  avec 
elles  de  sacrilèges  mosaïques,  des  losanges,  des 
damiers  et  des  grecques  propres  à  faire  bénir  la 
cécité.  Goléus,  agératums,  bégonias  s'y  prêtent 
à  des  combinaisons  dignes  de  Pécuchet.  On  les 
oblige  à  représenter  des  chiens,  des  urnes  funé- 
raires, des  instruments  de  cuisine,  le  nez  de 
M.  Glaretie  et  la  silhouette  du  Président  Fal- 
lières.  Ajoutons  les  marbres  hideux,  les  bronzes 
répulsifs,  les  gens  qui  dorment  sur  les  bancs, 
les  mioches  qui  font  des  gâteaux  de  sable  à  tra- 
vers les  allées,  item  les  messieurs  d'habitudes 
régulières  qui  fument,  en  lisant  le  cours  de  la 
Bourse  ou  le  résultat  complet  des  courses,  un 
cigare  infect  :  si  le  désir  vous  anime  encore  de 
prendre  une  chaise  au  parc  Monceau  ou  bien  au 
Luxembourg,  c'est  que  vous  pousserez  l'humeur 
conciliante  dans  ce  que  le  bénin  a  de  plus 
excessif. 

Il  n'est  jardin  qu'en  province,  dans  les  trous 
perdus  où  l'on  ignore  l'art  de  forcer  les  plantes' 


PLATRES  ET  MARBRES  Cl 

de  Violer,  sous  prétexte  de  culture  intensive, 
Tordre  aimé  des  saisons,  oîi  le  soleil  fleurit  les 
tubéreuses,  où  les  dalhias  gigantesques  épa- 
nouissent h  l'aise  leur  feuillage  de  satin  vert, 
leurs  fleurs  géométriques,  leurs  fleurs  teintes 
de  sang,  de  pourpre  et  d'or. 

Voici  un  beau  parterre,  proche  de  quelque 
hôtel  désert  ou  d'un  couvent  abandonné,  dans 
la  ruette  la  plus  morte  d'une  ville  méridionale, 
presque  inhabitée.  Du  haut  des  promenoirs 
tapissés  de  violiers  jaunes,  l'œil  plonge  au  loin 
sur  ]es  poulies  où  l'Adour,  véhément,  se  dérobe 
parmi  les  aulnes  et  les  peupliers,  où,  de  l'aube 
au  crépuscule,  retentissent  les  cris  et  les  battoirs 
des  lavandières.  Les  guêpes,  les  abeilles  bour- 
donnantes, les  machaons  diaprés  voltigent  sur 
les  romarins,  les  asters  et  les  lavandes;  les 
chardonnerets,  les  hochequeues,  les  pinsons  à 
la  gorge  éclaboussée  d'écarlate,  gazouillent  vers 
le  soir  tantôt  sur  les  hautes  branches,  tantôt  sur 
le  gravier  jaune  des  allées.  Au  fond,  parmi  les 
houx  d'un  vert  sombre  et  métallique,  sous  le 
buis  qui  enserre  les  plates-bandes,  les  merles, 
mis  en  gaieté  par  l'ondée  estivale,  répètent  sans 
fin  leur  cadence  ironique,  cependant  que  monte 
des  clématites  blanches  un  très  doux  parfum 
de  vanille  et  de  benjoin. 

Vieilles  fleurs!  aïeules  du  jardin.  Ce  sont  elles 
que  vantent  les  poètes  : 

Le  camélia  blanc  savament  découpé 
Est  un  rêve  chinois  de  mate  porcelaino. 


62  PLATRES   ET  MARBRES 

Son  calice  d'où  monte  une  furtive  haleine 
Semble  dire  les  vers  du  doux  Li-taï-pé. 
Sous  les  glauques  abris  des  osiers  et  des  saules 
Croit  l'humide  moisson  qu'ombragent  des  roseaux. 
La  Source  a  dérobé,  parmi  les  fleurs  des  eaux, 
Son  sein  harmonieux  et  ses  jeunes  épaules... 

Le  bouquet  de  Marceline  mêle  aux  roses  de 
Provins  celles  de  tous  les  mois,  aux  églantines 
delà  Scarpe  le  noble  amour  du  rossignol,  éclos 
dans  les  parterres  de  Saadi  ; 

J'ai  voulu  ce  matin,  te  rapporter  des  roses... 
Ce  soir  ma  robe  encor  en  est  tout  embaumée. 
Respires-en  sur  moi  l'odorant  souvenir. 

c'est  le  thym,  la  marjolaine,  la  véronique 
«  douce  à  voir  »,  la  sauge,  l'œillet,  le  perce- 
neige, 

Dieux  1  que  la  neige  est  froide  à  l'âme  d'une  fleuri 

le  pavot  mortel  et  délicieux,  la  violette  et  le 
troène  virgiliens;  c'est  le  chèvrefeuille,  l'ama- 
ryllis, le  pois  de  senteur,  l'harpalium,  le  rusti- 
que passe-rose  que  Delacroix  peignait  avec 
amour.  Filles  de  la  zone  tempérée  où  tout  n'est 
que  douceur,  harmonie,  équilibre,  leur  parfum 
suave  et  tenace,  leur  éclat  se  marient  aux  gloires 
passagères,  aux  ciels  fins,  à  la  délicate  lumière 
d'un  climat  où  le  beau  temps  est  la  plus  belle 
des  fêtes  publiques. 

En  revanche,  les  monstres  floraux  des  exposi- 
tions, chrysanthèmes,  orchidées,  les  uns  d'une 
lourdeur  vulgaire,  en  dépit  des  croisements  et 


PLATRES   ET   MARBRES  63 

des  bâtardises  scientifiques,  les  autres  mala- 
dives, chantournées,  «  fleurs  de  fièvre  »  et 
d'importation,  affichent  la  laideur  signalétique 
des  parvenus  et  des  exilés.  La  plupart  sont 
laides,  piteuses,  rachitiques,  de  tournure  mala- 
dive, sans  parfum  et  de  triste  couleur,  réserve 
faite  du  sauvage  anthéricum  et  du  cattléyas 
dont  les  pétales  mauves  semblent  les  ailes  trem- 
blantes de  quelque  gigantesque  papillon. 

Elles  donnent,  ces  fleurs  monstrueuses,  la 
richesse  aux  jardiniers  savants  qui  les  marcot- 
tent, les  hybrident,  les  chantournent,  les  défor- 
ment —  comme  les  comprachicos  déformèrent 
Gwynplaine  —  suivant  le  plaisir  des  belles 
dames,  des  snobs  pour  qui  toujours  une  fleur 
est  assez  belle  quand  chacun  de  ses  boutons 
coûte  plus  d'un  louis,  et  qui,  d'ailleurs,  n'au- 
raient pas  moins  de  goût  pour  l'étoile  azur  de 
la  bourrache  ou  le  quintefeuille  lilas  des  pommes 
de  terre,  si  ces  herbes  arrivaient  de  Tromsoë  ou 
de  Java. 

Mais  quel  dieu,  quel  poète  des  jardins 
remettra  dans  leur  gloire  primitive  les  antiques 
fleurs?  Qui  donc  prendra  la  défense  des  roses  de 
France  dont  Ossit  a  magnifié  la  gloire,  des  hémé- 
rocalles,  des  sensuelles  tubéreuses,  des  lis  embau- 
més plus  qu'un  harem  d'Egypte?  Qui  gardera  les 
pétunias,  les  belles-de-nuit  où  viennent  boire  les 
papillons  crépusculaires,  oii  les  sphynx  velus 
enfoncentleurs trompes  en  bourdonnantd'ivresse. 
Qui  sauvera  les  fleurs  chères  aux  vieilles  dames 
de  province,  les  fleurs  des  presbytères  et  des 


64  PLATRES   ET   MARBRES 

jardins  campagnards,  celles  qui  bordent  encore 
les  parterres  olympiens  de  Versailles  et  qui, 
dans  les  soirs  d'automne  où  murmure^ 

L'inflexion  des  voix  chères  qui  se  sont  lues, 

offrent  au  déclin  du  soleil  un  lit  de  pourpre 
violette  et  de  satin  cramoisi,  les  fleurs  pareilles 
aux  Princesses  de  jadis,  les  fleurs  qu'ont  aimé 
La  Vallière  ou  Montespan,  chères  vieilles  fleurs 
qui  se  fanent  avec  le  soir  autour  des  boulin- 
grins historiques,  en  exalant  comme  un  dernier 
baiser  leur  odeur  pénétrante  et  fugitive' 


Montagne. 


Aa  Docteur  I:  Bétons. 

Je  fus  l'hôte  de  Barèges  à  toutes  les  époque? 
de  ma  vie.  Autrefois  même,  et  bien  avant  que 
le  tourisme  se  fût  implanté  dans  le  Sud-Ouest 
aux  lointaines  provinces,  les  gens  de  Tarbes 
choisissait  volontiers  les  bourgades  balnéaires 
qui,  du  Pic  du  Midi  d'Ossau  à  celui  de  Bigorre, 
s'étendent  en  arc  de  cercle  aux  pieds  de  Vigne- 
male  :  Cauterets,  Saint-Sauveur,  Luz  et  Barèges, 
pour  y  prendre  leurs  quartiers  d'été.  L'Adour 
voisinait  ainsi  avec  le  Gave.  Mes  premiers 
«  souvenirs  de  voyage  »  ont  pour  décor  la 
plaine  d'Argelès,  la  roule  de  Gavarnie  et  le 
plateau  de  Lienz.  L'ascension  à  Barèges  n'était 
pas,  vers  1867,  une  petite  affaire.  On  s'y  pré- 
parait d'avance  avec  toutes  sortes  de  précau- 
tions, d'emballages  et  de  soins.  On  emportait 
des  couvertures,  des  comestibles,  du  vin,  le  tout 
pour  faire,  à  travers  les  routes  éminemment  car- 
rossables des  Hautes-Pyrénées,  cinquante  ou 
soixante  kilomètres.  En  ce  temps,  la  Province 
cultivait  l'art  de  faire  difficilement  des  choses 
«  faciles  »,  d'élever  à  la  hauteur  d'un  culte  les 

5 


66  PLATRES  ET   MARBRES 

moindres  offices  domestiques,  de  solenniser  les 
grands  jours  de  la  lessive,  des  confitures,  de 
l'oie  et  du  cochon.  Le  rituel  des  «  villégiatures 
et  déplacements  »  n'était  ni  moins  sérieux  ni 
moins  compliqué.  Le  xviii^  siècle  s'amusa  du 
«  Voyage  à  Saint-Cloud  »  entrepris  sur  le 
bateau  Cygne  —  bateau  qui  a  donné  son  nom 
à  l'île  de  Grenelle  —  par  un  droguiste  présomptif 
du  quartier  des  Lombards.  Tous,  plus  ou 
moins,  nous  étions,  mes  camarades  et  moi, 
pareils  à  ce  coquebin  des  rues  tripières,  avec 
en  outre,  l'engoncement  qui  duit  à  la  province. 
Mais  le  but,  valait,  ici,  qu'on  le  tentât.  Notre 
Saint-Cloud  hanté  des  aigles  avait  de  quoi 
imprimer  sur  nos  jeunes  intellects  une  vision 
tenace  de  grandeur  et  de  beauté. 

Mes  parents  habitaient  Tarbes,  où  mon  père, 
magistrat,  vers  le  milieu  d'août,  prenait  des 
vacances  annuelles. 

A  huit  heures,  le  matin,  sur  la  place  du 
Maubourguet,  qui  n'a  guère  changé  depuis, 
encore  que  ses  beaux  tilleuls  d'alors  aient  été 
remplacés  par  tel  zinc  d'art  peu  fertile  en  om- 
brages, une  guimbarde  expectait  les  transhu- 
mants. C'était  la  classique  diligence  du  Courrier 
de  Lyon,  des  Flibustiei's  de  la  Sonore  et  de 
vingt  autres  mélodrames,  la  diligence  terre  de 
Sienne  brûlée  et  jaune  canari,  avec  une  rotonde, 
une  impériale,  un  coupé  à  trois  places  pour  les 
personnes  de  distinction.  Ce  que  les  voyageurs 
empilaient  de  cartons,  de  sacs,  de  malles  déhis- 
centes, de  balandras  hors  d'usage  et  de  paniers 


PLATRES   ET  MARBRES  67 

à  victuailles  dans  cette  caisse  ambulatoire  passe 
l'imagination.  Il  y  avait  là  des  grosses  dames, 
des  professeurs  à  binocles,  des  juges  à  cravate 
blanche,  toutes  sortes  de  marmousets,  filles  et 
garçons,  puis,  se  détachant  en  vigueur,  noir, 
imbu  de  transpiration  et  de  fumet  désobligeant, 
l'ecclésiastique  inévitable,  posé  comme  un  chou- 
cas (évitons  poliment  le  terme  générique)  sur 
tous  les  paysages  des  Hautes-Pyrénées.  Car  ce 
département,  département  de  Lourdes  et  de 
Betharam,  comme  disait  Ducuing,  «  l'ami  de 
Ponsard  »,  s'adonne  avec  un  égal  bonheur  à 
rélève  du  prêtre  et  du  cheval. 

Notre  guimbarde,  lentement,  gravissait  les 
pentes  amicales  qui  traversent  du  nord  à 
l'ouest,  la  campagne  subpyrénéenne,  riche 
d'arbres,  d'eaux  courantes,  de  moissons,  de  maïs 
vert  et  de  blés  mûrs. 

Lourdes  n'était  pas  devenue  encore  la  Ville 
Sainte,  la  Mecque  des  mariolâlres,  un  lieu  de 
négoces  et  d'opérations  gigantesques,  une  Bourse 
de  la  Mysticité,  ce  casino  sans  pair  dont  la 
cagnotte  engraisse  et  fait  vivre  tant  de  com- 
merces aborigènes,  et  de  trafics  adventices,  aide 
à  tant  de  locations,  de  baux,  de  ventes,  de 
fermage,  accroît  si  manifestement  les  recettes 
de  la  Banque  de  France,  de  l'Orléans  et  du 
Midi,  que  l'Etat  laïque,  cette  bonne  Marianne 
des  sous-vétérinaires,  feint  d'en  ignorer  l'exis- 
tence, quand  elle  parle  au  «  Peuple  souverain  », 
pour,  en  cachette,  la  couvrir  d'une  protection 
obstinée  et  tutélaire. 


PLATRES   ET   MAKBRES 


La  diligence  faisait  à  Lourdes  une  première 
halte,  y  renouvelait  son  attelage.  Sur  la  place 
grise,  étroite  et  sans  caractère,  à  gauche  de 
l'église  maussade  les  demoiselles  Tardivailh 
bigotes  et  rances  pucelles,  débitaient  1'  «  article 
de  piété  »,  de  la  bimbeloterie  —  avec  ces 
affreux  «  souvenirs  »,  bois  sculptés,  cailloux 
d'Auvergne,  minerais  d'améthyste  ou  de  plomb 
argentifère,  cornes  de  chamois  et  autres  épou- 
vantails,  aussi  communs  dans  les  Vosges  que 
dans  les  Pyrénées,  en  Espagne  qu'en  Hollande, 
à  Scheweningue  qu'à  Saint-Sébastien,  à  Gérard- 
mer  qu'à  Luchon,  sans  doute  pour  ce  que 
Genève  seule  est  en  possession  de  les  fabriquer. 
Non  loin  de  là,  chez  un  apothicaire  de  style 
archaïque,  le  chocolat  Pailhasson  invitait  le 
touriste  à  connaître  l'intimité  de  ses  délices. 

Tablettes,  pastilles,  croquettes  à  la  cannelle, 
suivant  le  goût  espagnol,  ou  suivant  le  goût 
français  à  la  vanille,  quelques-uns  sans  doute 
parmi  les  jeunes  d'antan  se  remémorent  ces 
merveilles  d'un  artiste  disparu.  Le  vieux  Pailhas- 
son, apothicaire  à  Lourdes,  recommandé  par  la 
probité  de  ses  drogues,  l'alpinisme  de  son 
arnica  et  les  malencontres  domestiques  faisant 
de  lui  un  Ménélas  au  petit  pied,  avait  poussé 
la  manipulation  des  cacaos  jusqu'à  la  dernière 
limite  du  talent.  Il  cuisait,  décortiquait,  broyait, 
sucrait,  malaxait  lui-même  la  fève  transatlan- 
tique, le  théobrome  qui,  par  lui  conditionné,  mis 
en  paquets  ou  en  boîtes,  ne  déméritait  point  de 
ce  qualificatif  mythologique  dont  l'affuble  encore 


PLATRES   ET  MARBRES  69 

le  Codex.  Le  chocolat  Pailhasson  était  alors 
une  de  ces  nourritures  incomparables,  étran- 
gères à  la  chimie,  à  la  fallacieuse  et  nauséa- 
bonde chimie  où  se  complaisait  le  savoir-faire 
des  Maîtres  inconnus. 

C'était  le  temps  où,  de  Bayonne  à  Toulouse, 
de  Bordeaux  à  Montauban,  dans  la  Novempo- 
pulanie,  le  Comminges,  en  Bigorre,  en  Béarn, 
aux  bords  du  Gave,  de  l'Adour  et  de  l'Echez, 
tels  officiers  de  bouche,  non  moins  insignes  par 
l'étude  que  par  l'inspiration,  virtuoses  de  la  cré- 
maillière,  conduisaient  un  orchestre  de  poêles, 
de  tournebroches  et  de  casseroles  avec  une 
sublime  autorité.  On  mangeait  alors  des  sauces 
véridiques,  des  champignons  frais,  des  rôtis  qui 
n'étaient  point  marmitonnés  au  fond  d'une  com- 
mode. Hélas!  au  début  de  mes  vertes  saisons, 
j'ai  connu  quelques-unes  encore  de  ces  accueil- 
lantes auberges  dont  la  forte  cuisine  appuyait 
les  charmes  du  paysage  environnant,  lui  prêtait 
des  grâces  toujours  neuves. 

Au  sortir  de  Lourdes,  la  diligence  reprenait 
son  allure  endormie  et  cahotante,  dans  la  stri- 
deur des  fouets,  le  grincement  des  ferrailles,  le 
crachotement  des  ecclésiastiques  dont  la  bouche 
faisait  clapoter  des  patenôtres,  patenôtres  à 
quoi  s'amalgamaient  les  jurons  du  cru  et,  rani- 
mant tour  à  tour  chacune  des  deux  rosses, 
l'apostrophe  :  «  hil  de putol  »  sur  quoi  Sancho 
Pança  disserte  de  manière  louable  dans  son 
entrelien  avec  Tome  Cécial,  écuyer  de  Samson 
Carasco,   sans   doute    à   cause   qu'elle   est   en 


70  PLATRES    ET  MARBBES 

pareille  vigueur  sur  l'un  et  l'autre  versants  des 
Pyrénées. 


Un  ravin  où  la  fonte  des  neige  accumule, 
chaque  printemps,  les  cailloux  monstrueux,  les 
roches  erratiques  déracinés  par  l'avalanche. 

Un  gave  —  le  Bastan  —  qui  tantôt  déborde, 
s'échevèle,  tantôt  bleuit,  avec  des  transparences 
d'aigue-perse  et  d'émeraude,  mais  qui  toujours, 
calme  ou  tumultueux,  déclame  d'une  voix  pro- 
fonde et  soutenue,  à  travers  les  îlots  plantés  de 
saules  nains,  à  travers  les  blocs  de  granit  et  de 
marbre  où  se  perd  en  écume,  où  se  brise  en 
poussière  la  fougue  de  ses  eaux. 

A  droite,  une  montagne  lépreuse,  caduque  — 
malgré  les  plants  de  jeunes  arbres  qui  la  sou- 
tiennent —  peu  à  peu  se  désagrège,  s'émiette, 
fond  comme  la  poudre  inerte  d'un  gigantesque 
sablier. 

A  gauche,  en  surplomb  du  torrent,  la  voie 
unique,  rue  aux  maisons  blanches,  aux  hôtels 
pleins  de  mouvement,  sinon  de  lumière  et  de 
gaîté,  bourdonne  comme  une  ruche,  à  l'heure 
où  touristes  et  baigneurs  «  prennent  le  frais  » 
sur  les  trottoirs  débonnaires,  où  tous  les  corps 
de  métiers  indigènes  :  loueurs  d'ânes,  servantes 
d'auberges,  guides  et  porteurs,  vaquent  au  raco- 
lage du  passant. 

A  mi-chemin  de  Luz,  la  route  encaissée  et 
«  pendante  en  précipices  »  côtoie  une  longue 
suite  de  rochers,  ardoises  et   calcaires,   d'où 


PLA.TRES    ET   MARBRES  71 

suinte  parmi  la  mousse,  les  calthas  et  les  saxi- 
frages une  eau  pure  et  froide  comme  le  diamant. 
Les  sources  jaillissent  à  fleur  de  sol,  imprè- 
gnent d'une  sève  généreuse  aussi  bien  les 
arbres  superbes  que  les  plus  infimes  des  gra- 
mens.  Dans  les  ruisseaux  qui,  dirait-on,  coulent 
sur  un  lit  de  pierres  précieuses,  tant  la  lumière 
avive  leur  limpidité,  les  aulnes  aux  feuilles 
rondes,  les  noyers,  les  frênes  oii  pose  le  vol 
mordoré  des  cantharides,  fout  mouvoir,  çà  et  là, 
de  caressantes  ombres,  tandis  que,  sur  le  chemin, 
toutes  sortes  Je  bestioles,  argus  aux  ailes  de  tur- 
quoises, carabes  glacés  d'or,  staphylins  embau- 
més de  rose,  cicindèles  fleurant  le  jasmin,  grises 
et  vertes  sauterelles  dansent,  courent,  voltigent 
au  soleil,  se  suspendent  aux  églantiers  fleuris. 

Bientôt,  néanmoins,  au  sommet  de  la  côte 
infinie,  apparaissent  des  toits,  la  silhouette  de 
l'Hôpital  militaire.  Des  échoppes,  à  droites, 
flanquent  la  montée,  et  le  Bastan  peu  à  peu 
disparaît,  offusqué  par  les  maisons  du  bourg. 
C'est  Barèges.  Le  postillon  fait  claquer  son 
fouet,  appelle  autour  de  sa  patache  le  monde 
sinistre  des  loueurs  en  meublé,  des  «  pisteurs  » 
et  autres  parasites  qui  —  disait  Taine  —  «  regar- 
dent l'étranger  en  même  temps  comme  une 
récolte  et  comme  une  proie  ». 

La  sempiternelle  diligence  d'autrefois —  rem- 
placée aujourd'hui  par  un  caisson  automobile 
qui  rappelle  assez  exactement  les  camions  des 
rai'fineurs  —  la  diligence  faisait  son  entrée,  aux 
approches  du  soir,  vers  six  heures,   entourée 


72  PLATRES   ET   MARBRES 

aussitôt  de  femelles  tricotantes,  glapissantes, 
collantes,  plus  acharnées  que  des  moustiques, 
plus  familières  que  des  poux,  s'arrachant  le 
pérégrin  de  haute  lutte,  imposant  à  sa  stupeur 
le  gîte  et  le  souper.  Quant  au  «  reste  »,  l'aspect 
de  leur  visage  avait  tout  ce  qu'il  faut  pour  en 
éloigner  la  tentation.  En  aucun  lieu  de  l'Occi- 
dent, sinon  peut-être  à  Naples  où  les  faquins 
emportent  votre  valise  malgré  vous,  le  débotté 
ne  fut  si  plein  d'ennuis.  (Cela,  d'ailleurs,  s'est 
fort  amendé.  Ici  comme  partout,  le  Touring- 
Cliib  supprime  ce  qui  restait  de  caractéristique 
et  de  local.  Barèges,  ayant  perdu  le  pittoresque 
d'antan,  s'est  fort  humanisée  :  aujourd'hui,  le 
touriste  y  peut  descendre  sans  avoir  l'impres- 
sion de  tomber  dans  un  clan  de  naufrageurs.) 

Et  c'était  la  course  dans  les  casas  de  hiies- 
pedes,  maisons  à  balcons,  dominant  le  Gave, 
s'appuyant  à  l'allée  horizontale,  maisons  où 
chaque  étage,  pourvu  d'une  galerie  à  balustres, 
donne  sur  la  montagne,  si  bien  que  les  éclopés, 
sans  quitter  leur  chambre,  peuvent  contemplei 
à  l'aise  les  cimes  d'améthyste,  d'argent  et  d'or, 
quand  leurs  arêtes  se  profilent  en  plein  azur, 
quand  le  brouillard  n'enchifrène  point  les  pics 
de  l'Ardiden,  la  route  grand  du  Tourmalet. 

Ces  vieilles  maisons  de  Barèges!  Elles  restent 
dans  ma  mémoire,  avec  leur  agencement  uni- 
forme, leurs  placards,  leurs  portes  de  noyer, 
leurs  papiers  de  tenture  à  bouquets  extravagants 
du  plus  pur  style  Louis-Philippe,  les  chambres 
à  deux,  la  cotonnade  blanche  des  rideaux  et, 


PLATRES   ET   MARBRES  7? 

recouvrant  l'un  et  l'autre  lits,  un  tricot  de  laine, 
dont  les  mailles  larges  représentaient  des  fleurs 
violentes  sur  fond  noir,  un  peu  comme  les 
châles  des  danseuses  gaditanes.  Bientôt,  la 
campane  convoquait  leurs  pensionnaires,  à  table 
d'hôte,  cependant  que  les  porteurs  de  bagages 
mendiaient  un  pourboire  supplémentaire,  avec 
ténacité. 

A  présent,  l'inondation  et  le  cyclone  ont 
dévasté  Barèges.  Les  ruines  ont  fait  place  aux 
demeures  d'autrefois.  Les  abords  des  Thermes 
offrent  un  aspect  de  dévastation  qui  rappelle 
certains  coins  de  banlieue  après  le  siège  et  la 
Commune.  Toits  écroulés,  fenêtres  vides,  seuils 
éventrés,  planchers  caducs,  murailles  déhis- 
centes, partout  des  éboulis,  des  masures  en 
décombres,  dont  nulle  plante  rudérale,  nulle 
herbe  miséricordieuse  ne  cache  la  triviale  et 
repoussante  laideur. 

Depuis  le  cataclysme  qui  emporta  un  tiers 
de  Barèges  et  valut  aux  «  sinistrés  »  les  conso- 
lations de  la  Banque  de  France,  aucun  d'eux  n'a 
relevé  son  logis,  n'a  pris  la  peine  de  faire  emporter 
les  démolitions.  Et,  pareille  à  ces  mendiants 
qui,  pour  aviver  la  commisération  publique,  font 
paraître  aux  yeux  de  tous  leur  chancre,  leur 
ulcère  ou  leur  moignon,  Barèges  donne  aux 
visiteurs  le  spectacle  peu  réconfortant  de  ses 
murs  démantelés,  d'un  décor  propre  à  situer 
Les  horreurs  de  la  guerre,  sombres  imagina- 
tions de  Goya  ou  de  Valère  Bernard.  Quel  autre 
bourg  voué  aux  Nymphes  souterraines  oserait 


74  PLATUES   ET    MARBRES 

prendre  vis-à-vis  de  la  clientèle  une  si  fâcheuse 
liberté?  La  plupart  des  villes  d'eaux  s'exercent 
aux  élégances,  prennent  pour  deux  mois  un 
déguisement  de  fête,  prodiguent  la  poudre  aux 
yeux,  les  réclames  tapageuses.  Ce  ne  sont  que 
redoutes,  corsos  et  bals  d'enfants.  A  Barèges,  la 
permission  de  bâiller  tout  leur  saoul  est  l'unique 
plaisir  offert  aux  visiteurs.  En  fait  de  casino, 
des  monceaux  de  pierres,  des  ruines  et  des 
trous.  Mais,  ici,  la  guérison  est  flagrante  : 
l'énergie  occulte  des  fontaines  salvatrices  pro- 
met un  regain  de  jeunesse  et  de  vitalité  aux 
impotents,  aux  infirmes,  aux  blessés.  Mais,  ici, 
les  boiteux  marchent,  les  paralytiques  jettent 
leurs  béquilles  au  torrent.  A  quoi  bon,  dès  lors, 
rechercher  de  frivoles  parures?  La  Santé,  toute 
une,  en  un  puits  de  soufre  :  est-il  besoin  d'autre 
hôtesse  pour  appeler,  ici,  quiconque  pâtit  et 
désespère  de  guérir  ailleurs? 


Depuis  trois  siècles  au  moins,  Barèges  est  en 
possession  d'accueillir  les  plus  illustres  visiteurs, 
d'améliorer  le  valétudinaire  des  princes  et  des 
rois.  Quand  les  routes  actuelles  n'existaient 
même  pas  à  l'état  de  projet,  quand  il  fallait 
traverser  la  montagne  soit  en  chaise,  soit  à  dos 
de  bpurrique,  plus  d'un  intrépide  baigneur 
s'aventura  dans  les  gorges  du  ïourmalct,  à  la 
recherche  des  fonts  qui  redonnent  la  joie  et  la 
vigueur. 


PLATRES   ET  AtXRBRES  7o 

Parmi  ces  explorateurs  de  piscines  —  inglo- 
rieuses encore  — il  convient  de  citer  celui  qui,  à 
la  mort  de  Louis  XIV,  fut  sur  le  point  d'assumer 
la  Régence,  à  l'exclusion  de  Philippe  d'Orléans, 

Ce  fut  dans  l'été  de  1676  que  M'"^  de  Main- 
tenon,  avec  Fagon  et  M"""  de  Ventadour,  con- 
duisit, pour  la  première  fois,  le  duc  du  Maine 
aux  eaux  des  Pyrénées.  Le  sang  généreux 
d'Henri  IV  s'était  vicié  d'abord.  A  la  postérité 
du  Béarnais,  deux  reines,  l'Autrichienne  après 
la  Florentine,  avaient  infusé  le  mal  de  Naples  et 
cette  odieuse  scrofule  que  la  médecine  extrava- 
gante d'alors  était  impuissante  à  réparer.  La 
pléthore  sanguine  de  Louis  XIV  ne  valait  pas 
mieux  que  la  sèche  anémie  de  Louis  XIII. 

Jour  par  jour,  le  mémorial  de  Dangeau  relate 
la  lutte  du  médecin  et  de  l'apothicaire  contre  les 
dartres  et  l'atrabile  du  Grand  Roi.  Le  héros  de 
Lebrun,  que  l'on  voit  aux  galeries  de  Versailles, 
le  porte-sceptre,  le  Jupiter  tonnant  entrait  dans 
la  garde-robe,  après  l'apothéose.  Le  Maître  du 
monde  quittait  la  foudre  et  les  rayons  mytholo- 
giques entre  les  mains  des  porteurs  de  clystères. 
11  avalait  force  rhubarbe  et  non  moins  de  juleps, 
sans  triompher  jamais  de  l'excoriation  maligne, 
de  toutes  les  incommodités  qu'envenimait  ou 
faisait  naître  son  insatiable  voracité.  Apollon  et 
Crepitus  à  la  fois,  le  Roi  Soleil  avait  les  pieds 
hostiles  et  bâfrait  comme  un  chantre.  Sa  majesté 
ne  le  préservait  pas  de  fistules,  non  plus  que  la 
gloire  de  son  ranp;  ne  le  détournait  de  l'indi- 
gestion. 


76  PLATRES   ET   MARBRES 

Le  régime  de  Versailles  profitait  mal  aux 
cufanls.  Princes  bossus,  idiots,  contrefaits  ou 
mort-nés,  la  kyrielle  est  navrante  autant  qu'in- 
terminable. Tristes  victimes  infantiles,  ceux 
mêmes  qui  survécurent  aux  maladies  du  pre- 
mier âge  portèrent  fréquemment  le  stigmate  de 
la  porulente  et  royale  hérédité.  Le  duc  de  Bour- 
gogne ne  put  empêcher  son  épaule  de  dévier; 
le  flot  de  ses  beaux  cheveux  bruns  sert  à  mas- 
quer le  membre  difforme.  Le  duc  de  Berry  porte 
une  croix  de  fer  pour  maintenir  sa  taille  droite. 
Enfin,  le  «  rejeton  du  double  adultère  »,  comme 
l'appelle  Saint-Simon,  le  «  mignon  »  de 
Louis  XIV  et  de  «  la  vieille  guenippe  »  traîne 
à  Barèges  son  pied-bot  et  sa  jambe  contrefaite. 

Fagon,  qui  cumulait  avidement  les  emplois, 
qui  se  montrait  aussi  fort  curieux  de  simples  et 
d'herborisations,  avait,  en  sa  qualité  d'intendant 
au  Jardin  royal,  herborisé  dans  les  vallées  de 
Campan,  de  Gripp  et  d'Aygos-Clusos,  franchis- 
sant le  territoire  de  Bagnères  et  le  port  du  Tour- 
malet.  Chemin  faisant,  son  guide  lui  parla  des 
cures  merveilleuses  dont  Barèges  se  vantait 
déjà,  si  bien  qu'il  décida  la  gouvernante  à  mener 
le  petit  duc  en  ce  pays  perdu. 

Le  projet,  approuvé  de  M™®  de  Maintenon, 
eut  bientôt  l'assentiment  du  Roi,  encore  que 
tous  deux  ne  fissent  que  préluder  à  «  cette 
coquetterie  en  Dieu  et  le  chapelet  à  la  main  » 
qui  pensîi  mettre  sur  le  trône  de  France,  la  veuve 
Scarron,  maîtresse  de  Villarceau!  Un  édit  royal 
fit  abaisser  le  Tourmalet.  Peu  de  temps  après 


PLATRES   ET  MARBRES  77 

le  commencement  des  travaux,  l'auguste  cara- 
vane en  put  franchir  le  col. 

A  Barèges,  Françoise  d'Aubigné  ne  goûta  que 
de  faibles  plaisirs.  Elle  trouvait,  comme  Taine, 
ce  lieu  «  plus  affreux  qu'on  ne  peut  dire  »  et, 
pour  comble  de  misère,  elle  y  gelait.  La  com- 
pagnie, mauvaise,  la  respectait  et  l'ennuyait. 

Mais  sa  perfidie  agile  ne  perdait  point  une 
occasion  si  favorable  défaire  expier  à  la  superbe 
Athénaïs  tant  de  bienfaits  qu'elle  en  avait  reçus. 
Déjà,  la  vieille  Esther  songeait  à  détrôner  cette 
«  altière  Vasthi  »  dont  Louis  XIV  ne  supportait 
plus  qu'avec  ennui  la  hautaine  et  quinteuse 
humeur.  Ses  lettres,  chefs-d'œuvre  de  tact,  de 
retenue  et  de  décence,  charmèrent  le  roi  par 
leur  exacte  médiocrité.  Quand,  après  une  longue 
absence,  il  vit  entrer  le  «  mignon  »  presque 
guéri,  boitant  à  peine  et  guidé  seulement  par  la 
main  de  sa  gouvernante  modeste  et  grave  sous 
ses  coiffes  blanches,  son  cœur  fut  pris  4  ce 
spectacle  si  judicieusement  calculé.  Françoise 
d'Aubigné  commençait  l'aventure  sans  précédent 
qui  conduisit  presque  une  gourgandine  sur  le 
trône  de  France.  Elle  entreprenait  ce  merveilleux 
travail  et  cette  farce  sublime  qui  devaient,  au 
dénouement,  lui  faire  épouser 

D'une  main  un  cul-de-jatte  et  de  l'autre  le  soleil. 


Un  âpre  soleil  tombe  d'aplomb  sur  la  rampe 
déclive,  orientée  en  plein  midi,  qui  sert  de  pro- 


78  PLATRES    ET    MARBRES 

montoir,  de  salon  et  quasi  de  réfectoire  aux 
baigneurs  desheurés.  C'est  la  rue  unique  de 
Barèges,  où  les  tables  hôte,  les  maisons  meu- 
blées s'échelonnent  jusqu'aux  Thermes,  dont  la 
massive  architecture  en  pierre  de  Lourdes 
oppose  à  l'avalanche  un  bloc  jusqu'à  présent 
immuable  et  respecté.  La  tornade  —  fameuse 
chez  les  savantasscs  —  du  2  février  1909  a 
ravagé  un  bon  tiers  de  la  bourgade,  enfonçant 
les  murs,  disloquant  les  fenêtres,  émietlant  les 
toitures.  Elle  a  réduit  à  l'état  de  moellons  et  de 
décombres  plusieurs  demeures  d'autrefois.  Mais 
les  Thermes  subsistent,  nef  de  cathédrale  sans 
absides  ni  transept,  où  des  baignoires  au  ras  du 
sol,  des  baignoires  en  marbre  noir,  pareilles  à 
d'antiques  sarcophages,  occupent  la  place  laté- 
rale des  chapelles,  tandis  que  la  bonne  odeur 
du  «  soufre  à  l'état  naissant  »  tient  lieu  de 
myrrhe,  de  benjoin  et  d'opobalsame,  dans  ce 
tempje  dévoué  aux  Nymphes  épuloliques,  aux 
Nymphes  des  sources  revigorantes  et  des  métaux 
les  mieux  famés. 

Aujourd'hui,  la  rue,  encore  endimanchée  et 
tricolore  de  la  Fête  Nationale,  surabonde  — 
peut-on  dire  —  de  promeneurs  et  de  gaîté.  La 
forte  haleine  du  benzo-naphtol  et,  ça  et  là, 
quelques-unes  de  ces  pétarades  qui  sont  la 
gloire  des  moteurs  bien  appris,  témoignent  que 
la  civilisation  plane  sur  nous  comme  un  gypaète, 
que  douze  cents  misérables  mètres  au-dessus  de 
la  mer  ne  nous  priveront  ni  des  bienfaits  inhé- 
rents à  l'automobilisme,  ni  des  splendeurs  qu'il 


PLATRES    ET    MARBRES 


remorque  après  soi.  Eccastor!  Voici  les  gentle- 
men à  lunettes,  leurs  compagnes  «long-voilées», 
sans  musique  de  Monpou,  et  messieurs  leurs 
chaufteurs,  dignes  de  tout  respect.  Ce  beau 
monde  s'égaille,  plastronne,  fait  du  foin  parmi 
les  éclopés  de  la  guerre  ou  de  l'amour  qui  traî- 
nent à  la  recherche  d'un  peu  d'ombre,  parmi  les 
loueurs  d'ânes,  les  servantes  d'auberges  et  les 
tqys  en  bérets  blancs. 

Ils  sont  venus  de  grand  matin  par  les  routes 
encore  fraîches,  le  long  des  gaves,  des  cascades 
tombant  sur  un  lit  de  cailloux  bleus,  comme  une 
famée  au  coloris  de  perle  ;  ils  ont,  sans  rien  voir, 
côtoyé  la  prairie  alpestre,  les  roches  où  fleurit 
l'œillet  sauvage  et  Iherbe  aux  parfums  d'anis, 
les  bois  de  pins  sylvestres  aux  effluves  résineux, 
les  routes  où  palpitent  comme  un  vol  gris  de 
phalènes  les  «  ombres  volages  »  des  frênes,  des 
hêtres  et  des  châtaigniers. 

Ils  sont  venus  retremper  leurs  esprits  curieux, 
leurs  intellects  assoiffés  de  connaître  dans  la 
performance  ou  —  pour  mieux  dire,  sur  celte 
frontière  espagnole  —  dans  la  fiincion  que  l'on 
intègre  ici.  Un  badigeonneur  enthousiaste,  au 
milieu  des  cartouches  aux  armes  de  La  Vallée 
et  de  Barèges,  cartouches  représentant  des 
bœufs  tératologiques  et  des  vautours  qui  passe- 
raient aisément  pour  ornithorinques  dans  les 
faubourgs  de  Sumatra,  fait  tout  le  long  d'une 
banderolle  pie  assavoir  que  deux,  trois  équipes 
de  cyclistes  montent  la  côte  et  que,  dans  quel- 
ques moments,  ces  héros  de  1^  pédale  vont  nous 


80  PLATRES    ET   MARBRES 

accorder  l'honneur  de  se  faire  contrôler  ici.  Vous 
rappelez-vous  V Annonciateur  de  la  Victoire^ 
une  forte  nouvelle  de  l'insupportable  Villiers? 
Oncques  foule  Spartiate  n'attendit  le  messager 
de  Léonidas  avec  plus  de  vertige  et  de  frémis- 
sement. Des  hommes  gras,  notaires,  pétrous- 
quins,  marchands  de  cassonade,  avocats  limo- 
sins,  boutiquiers  en  trousseaux  d'alpinistes,  se 
conglomèrent  aux  marmitons  graisseux  des  tables 
d'hôte,  aux  officiers  de  l'Hôpital  militaire  dont 
l'élégance  victorieuse  n'ignore  point  les  panta- 
lons kakis.  Tout  ce  monde  «  espère  »  une  grande 
chose  —  la  Visitation  de  l'Esprit,  sans  doute  —  il 
échange,  en  attendant,  ce  qui  lui  sert  d'idées. 
Des  tables,  au  ras  du  trottoir,  portent  la  colla- 
tion préparée  aux  athlètes.  Car  tel,  jadis,  Attila 
sur  son  étalon  de  bataille,  ceux  qui  vont  passer 
mangeront  sans  mettre  pied  à  terre,  sans  quitter 
un  instant  leur  cheval  de  serrurerie.  Aimé  des 
dieux  qui  verra  face  à  face  le  visage  de  ces 
intrépides  !  Ils  courent  un  circuit.  Au  reste,  je  ne 
sais  point  lequel  ni  l'importance  qu'on  lui  donne. 
Est-il  régional  ou  national?  S'agit-il  de  l'Aqui- 
taine ou  de  la  France?  Quoi  qu'il  en  soit,  la  rue 
exulte,  comme  un  chevreau  sur  les  montagnes 
de  Bétel.  Un  adolescent  dont  certaine  ruade,  au 
foot-ballj  a  cassé  le  tibia,  comme  nous  faisons 
d'une  allumette,  pleure  presque  sur  l'épaule 
démise  par  la  boxe  d'un  de  ses  copains,  étoile 
dont  's'honore  le  lycée  de  Bordeaux.  Un  air  de 
jubilation  flotte  sur  la  transparente  matinée, 
anime  les  intelligences  et  oénétre  les  cœurs.  Tels 


PLAÏBES    ET    MARBRBS  81 

sont  les  jours  fériés  de  h  Bêtise  humaine  — 
qui  seule,  disait  Renan,  «  peut  donner  une  idée 
de  l'Infini.  » 


Un  par  un,  courbés  sur  leur  guidon,  l'échinc 
circondexe  et  la  jambe  velue,  appuyant  d'un 
effort  déocspéré  sur  leurs  pédales,  terreux,  con- 
gestionnés, dégouttant  de  sueur  et  de  graisse  en 
fusion,  hébétés,  sourds,  aphones  et  plus  fétides 
que  des  aegypans,  voici  les  coureurs  montés  sur 
leur  bécane.  Quelques-uns  passent,  après  avoir 
donné  leur  parafe  au  contrôle,  d'autres,  vidés 
semble-t-il  de  leur  dernière  moelle,  tombent, 
s'affaissent  comme  une  outre  vide  ou  comme  une 
omelette  en  train  de  désouffler.  C'est  l'envers  du 
sport.  Ils  boivent  des  œufs  crus;  la  glaire  dégou- 
line aux  commissures  de  leurs  lèvres..  Ils  boi- 
vent du  thé  froid,  de  l'orgeat.  Les  imprudents 
vont  jusqu'à  la  cervoise.  Et  dès  qu'ils  ont  repris 
haleine,  l'imbécillité  sportive  ruisselle  dans 
chacun  de  leurs  propos.  Ils  remontent  enfin, 
prennent  de  nouveau  leur  mécanique,  et  peu  à 
peu  disparaissent  vers  le  col  du  Tourmalet, 
tandis  que  poudroie  au  soleil  la  route  blanche, 
et  que  de  stridentes  hirondelles  passent  dans  le 
ciel  de  braise  et  de  lapis. 

L'allure  de  ces  jeunes  hommes,  leurs  discours, 
la  forme  de  leurs  propos  et  l'expression  de  leur 
visage  ne  semblent  pas  idoines  à  corroborer 
cette  opinion  que  les  sports  améliorent  grande- 
ment l'espèce  humaine.  Ils  ne  rappellent  que 

•e 


82  PLATRES   ET   MARBRES 

de  fort  loin  ces  joueurs  de  bécane,  le  Sauroc- 
tone^  le  Discobole  et  Y  Improvisateur .  On  se 
plaît  à  imaginer  les  disciples  de'Sunium  bâtis 
d'une  autre  sorte  et  ne  propageant  point  d'iden- 
tiques balivernes  quand,  au  sortir  delà  palestre, 
le  «  divin  Platon,  fils  des  vieux  sanctuaires  » 

Épanchait  sur  eux  un  discours  embaumé. 
En  flattant  sous  ses  doigts  la  chevelure  blonde 
D'un  jeune  Athénien  immobile  et  charmé. 

Pour  les  Grecs  dont  on  nous  rebattait  volon- 
tiers les  oreilles,  au  moment  où  divers  infirmes 
s'avisèrent  de  «  lancer  »  les  jeux  olympiques 
dans  le  monde  moderne,  ce  qui  faisait,  tout 
d'abord,  songer  aux  vers  de  Veuillot  : 

Regardez-les  un  peu!  La  plupart  sont  malsains! 
Cuirassés  de  flanelle  antirhumatismale, 
Ils  vont  en  Grèce,  ayant  des  onguents  dans  leur  malle 
Et  ne  peuvent  s'asseoir  que  sur  certains  coussins  I 

pour  les  Grecs,  Hermès,  dieu  du  Gymnase, 
était  aussi  le  dieu  de  l'Agora,  le  bel  adolescent 
dont  la  Lyre,  faite  d'une  écaille  de  tortue,  accom- 
pagnait la  plainte  d'Orphée  et  marquait  le  rythme 
des  nobles  entretiens.  C'était  l'inspirateur  de 
tous  les  échanges,  de  tous  les  trafics,  hormis 
les  échanges  de  coups  de  poing  et  le  trafic  de 
la  laideur.  Il  présidait  aux  luttes  des  tribuns, 
aux  débats  des  marchands,  à  l'enthousiasme 
des  poètes.  Il  souriait  même  à  l'astuce  des  lar- 
rons, comme  Athêna  aux  mensonges  dOdusseus. 
Mais  on  ne  se  le  représente  guère  appuyant  un 


PLATRES   ET   MARBRES  83 

boxeur  nègre  ou  menant  à  la  victoire  un  cycliste 
cagneux  par  les  genoux.  Il  n'avait  prévu  ni  Sam 
Mac  Vea,  ni  Jacquelin. 

Le  mépris  des  lettres  anciennes,  modernes  et 
généralement  de  tout  exercice  intellectuel,  résulte 
de  cette  gymnique  insensée.  A  l'âge  où  l'esprit 
se  meuble,  au  lieu  des  Géorgiques  et  des  Orai- 
sons de  Tite-Live,  on  inculpe  aux  éphèbes  de 
la  bourgeoisie  un  ensemble  de  connaissances 
que  les  pédagogues  d'autrefois  croyaient  tout 
au  plus  bonnes  pour  les  lutteurs  forains.  Aussi 
faut-il  entendre  ces  athlètes  ricaner  devant  toute 
manifestation  d'art  ou  de  beauté.  Ils  sont  ignares, 
malappris;  ils  vivent  dans  une  admiration  de  leur 
personne  où  le  dindon  lui-même  atteint  diffici- 
lement. L'amour  effréné  des  femmes  pour  les 
imbéciles  n'est  pas  étranger  à  cet  état,  si  l'on 
ose  dire  d'esprit.  Etant  sûrs  d'être  «  gobés  » 
par  elles,  ces  plats-pieds  se  gobent  éperdument. 
Un  homme  qui  «  cause  »,  fût-il  beau,  jeune, 
riche,  élégant,  fût-il,  comme  Ghamforl  adoles- 
cent, un  Adonis-Hercule,  ne  peut  inspirer  au 
«<  sexe  qui  a  les  cheveux  longs  et  les  idées 
courtes  »  que  beaucoup  de  mépris  accompagné 
d'un  peu  de  répulsion.  Il  ennuiera  toutes  les 
femmes.  En  vain  essairait-il  de  lutter  contre 
n'importe  quel  goujat,  champion  de  n'importe 
quel  sport,  mais  particulièrement  des  sports  qui 
enlaidissent  et  ramènent  celui  qui  les  exerce  à 
l'anthropopithèque,  dont  il  incarne  encore  l'in- 
lelligence  et  les  appétits. 


AU  PAYS  DE  L'ALCOOL  ET  DE   LA  FOI 


Pêcheurs  d*Hommes 

La  presqu'île  de  Grozon,  désolée  et  funèbre, 
s'amarre  dans  la  baie  de  Douarnenez,  descend 
par  la  grève  de  Morgat,  les  sables  de  Cador, 
jusqu'au  promontoire  de  la  Chèvre,  qui  darde 
ses  arêtes  de  basalte  vers  la  pointe  du  Raz,  vers 
la  baie  des  Trépassés,  où  l'Atlantique  brise  de 
hautes  lames,  éparpille  en  écume  sa  houle  furi- 
bonde. C'est  un  lieu  sinistre,  de  mélancolie  et 
d'épouvante.  Le  clair  azur  de  septembre,  les 
jeux  infinis  du  couchant  sur  la  mer,  les  ombres 
vertes  des  falaises,  la  lumière  d'améthyste  et 
d'or  ne  déguisent  point  la  sombre  horreur  des 
coteaux  en  friche,  des  landes  que  hérissent  l'aj  onc 
et  la  bruyère  marescente.  Des  chênes  malingres 
des  cormiers,  çà  et  là  quelques  pièces  de  blé; 
puis,  aux  marges  des  fossés,  un  enchevêtrement 
de  broussailles,  d'arbustes,  que  pavoise  le  géné- 
reux automne  :  grappes  violettes,  baies  écartâtes 
ou  corymbes  noirs,  aubépins,  sureaux,  églantiers, 
ronces  et  nerpruns  tendent  pour  la  soif  du  pau- 
vre leurs  pulpes  astringentes.  C'est  le  vende- 


PLATRES  ET   MARBRES  85 

miaire  des  Irimardeurs  aux  vignobles  du  grand 
chemin. 

Une  route  sablonneuse,  cruellement  défoncée, 
à  travers  des  pentes  raides,  conduit  au  bourg 
qui  domine  le  paysage  raboteux.  Ici  finit  un 
monde!  Ici,  les  rocs  violemment  arrachés  des 
entrailles  du  globe  marquent  à  la  vie  une  limite 
infranchissable.  Peu  d'oiseaux  terrestres,  sauf 
l'ardente  alouette  qui,  de  son  timbre  clair, 
invoque  le  soleil,  ou  bien  un  épervier  tout  à 
coup  immobile,  puis  abîmé  soudain  vers  la  loin- 
taine proie.  Des  foulques,  des  bécasses  de  mer, 
des  mouettes  grises  à  tire  d'aile  gagnent  les 
rivages  de  Kerlor,  sinon  vers  l'ouest,  la  Grotte 
des  Korrigans  on  leurs  œufs  sont  éclos. 

L'église  de  Crozon,  qu'entoure  un  mail  planté 
de  charmes,  a  subi  naguère  une  hideuse  restau- 
ration. Les  murs  blancs,  propres  et  unis,  offrent 
les  plans  rectangulaires  chers  aux  maçons  de  tous 
les  pays.  Seul,  à  peu  près  intact,  le  clocher  du 
xvii*^  siècle,  ventru  et  redondant,  témoigne  d'une 
préoccupation  architecturale.  Quant  au  surplus, 
le  bâtiment  reluit  de  platitude.  C'est  une  grange, 
c'est  uneétable  à  porcs.  Des  aveugles,  estropiés 
du  cerveau  tout  autant  que  des  yeux,  en  on  fait 
la  maison  de  l'Idéal.  Franchissez  la  porte.  Le 
spectacle  n'est  pas  moins  saugrenu.  Un  jour  blanc, 
tombé  sur  les  murs  nus  des  vitraux  incolores, 
décèle  crûment  vingt  horreurs  de  moderne 
bondieuserie,  un  déballage  de  la  rue  Saint-Sul- 
pice,  des  vierges  à  la  crème,  et  des  saints  au 
cold-cream;  puis,  égayant  le  chœur,  un  maître- 


86  PLATRES   ET   MARBRES 

autel  découpé,  semble-t-il,  dans  quelques  fonds 
de  vieilles  boîtes  à  cigares,  pour  l'amusement  de 
Pécuchet. 

Sculptée  en  plein  bois,  d'après  ce  goût  empha- 
tique et  pesant  qui  garde  le  nom  de  style 
Louis  XIV,  la  chaire  supporte  un  ange  em^er- 
ruqué,  bouffi  et  bête  comme  le  Roi-Soleil.  Dans 
une  chapelle,  à  droite  du  transept,  vestige  infi- 
niment curieux  de  la  sculpture  bretonne  vers  la 
fin  du  Moyen  Age,  un  rétable  où  grouillent  des 
figures  cocasses,  des  bonshommes  charmants 
et  ridicules,  expose  à  la  vénération  des  fidèles 
quelques  scènes  pathétiques  de  l'Ancien  Testa- 
ment. Le  clergé  local  n'a  pu  encore,  faute 
d'argent,  troquer  ce  morceau  d'une  facture 
probe  et  originale  contre  les  stucs  de  Bonasse, 
si  exactement  appropriés  à  sa  compréhension 
du  Beau. 

Le  théâtre  est  fort  laid.  Mais  la  scène  qu'on 
y  joue,  et  les  spectacles  donnés  à  l'église  de 
Crozon  par  les  ecclésiastiques  du  pays  valent 
bien  qu'on  pénètre  dans  leur  bâtisse.  On  y  peut 
étudier  la  cristallisation  de  la  Foi  chez  les  âmes 
primitives,  toucher  du  doigt  les  causes  de 
r  «  hiérogénie  »  et  le  processus  dans  les  milieux 
dévots  de  l'empoisonnement  sacré. 

Vers  le  milieu  de  juin,  afin  de  préparer  leur 
croisade  en  faveur  des  monges  et  béguines, 
d'exalter-  au  service  de  l'Église,  les  maîtres 
vidangeurs,  quelques  prêtres  d'ici,  organisèrent 
un  festival,  sinon  gratuit,  du  moins  inaccoutumé. 
Ces  choses-là  perdent  beaucoup,  même  au  récit 


PLATRES   ET  MARBRES  87 

le  plus  exact.  La  méchanceté,  la  bêtise  collec- 
tive des  foules  appartiennent  au  genre  épique. 
Zola  romancier,  Steinlen  dessinateur,  peuvent 
seuls  mettre  en  branle  cette  machine  stupide 
et  formidable  :  la  Populace.  Néanmoins,  voici 
un  opuscule,  publié  avec  l'assentiment  de 
M.  F.  Corrigou,  vicaire  capitulaire  à  Quimper 
(l'Evêque  sans  doute  n'a  pas  osé  signer),  qui  ne 
laisse  pas  d'être  fort  instructif  sur  les  compor- 
tements du  clergé  concordataire,  salarié,  comme 
chacun  sait,  par  les  deniers  de  tous.  La  chose 
se  nomme  Taolennou  ar  Mission  (Tableau  de  la 
Mission),  ayant  pour  auteur  M.  l'abbé  Balanaut, 
prêtre  du  diocèse.  Le  texte,  breton  comme  il 
convient,  n'est  pas  traduit  en  français.  L'emplette 
en  est  d'ailleurs  malaisée.  Il  faut  montrer  patte 
blanche,  obtenir  la  recommandation  du  des- 
servant pour  la  boulangère-  mystique  aux  pâles 
yeux,  à  la  face  recuite  et  blanche,  vendeuse 
du  libelle.  On  sait  que  le  Breton,  à  l'exception 
des  A/iglais,  n'exècre  personne  au  monde  tant, 
que  les  Parisiens.  Mais  la  boulangère  de  Crozon 
vend  des  faïences  peintes,  ces  hideuses  faïences 
de  Quenyser  »  qui,  avec  l'ébénisterie  en  faux 
vieux  chênes  de  Malo  ou  de  Servan,  ont  pour  les 
yeux  bourgeois  d'invincibles  attraits  :  pichets 
de  formes  naïves,  porte-bouquets,  assiettes  à 
fleurs  et  autres  bagatelles.  Entre  l'intérêt  de 
son  commerce  et  l'intérêt  du  ciel,  que  peut 
faire  une  ame  véritablement  chrétienne?  Vendre 
le  plus  cher  possible,  tondre  le  Parisien,  car  les 
écus  des  mécréants  n'ont  pas  d'odeur. 


OO  PLATRES   BT   MÂKBUES 

Zes\  Tableaux  de  la  Mission,  au  nombre  de 
douze,  reproduisent  les  simulacres  appendus 
aulour  de  l'Eglise,  pendant  que  les  mission- 
naires de  Grozon  travaillaient  de  leur  métier. 
Ce  sont  des  moralités  d'un  dessin  fort  libre 
qui  rappelle,  mais  avec  moins  d'élégance,  les 
«  croquis  effrontés  »  (ô  Goppée!  ô  François!) 
dont  les  voyous,  amis  des  arts  plastique,  embel- 
lissent les  murailles  à  leurs  moments  perdus. 
On  y  voit  l'Ame  pécheresse  et  l'Ame  fervente  au 
milieu  des  accessoires  de  la  Damnation  ou  du 
Salut.  Dans  les  foirails  de  banlieue,  aux  portes 
des  baraques,  des  «  entre-sort  »  comme  disait 
Vallès,  au  seuil  des  géantes,  des  torpilles  et  des 
somnambules  triomphent  d'identiques  enseignes 
oii  quelque  vitrier  en  délire  badigeonna  la 
Femme  Colosse,  découvrant  ses  jambes  énormes 
à  des  hommes  graves  et  stupéfaits.  Rien  de 
plus  nauséabond  que  ces  malpropretés. 

Debout  sur  une  table,  une  baguette  (la  verge 
de  sa  vertu  !)  dans  la  main,  le  pasteur  de  Crozon 
édifiait  ses  ouailles,  répétait  du  malin  au  soir  le 
boniment  approprié.  L'orgue  hydraulique  et  le 
chajjeau  chinois  manquaient  à  la  parade,  car 
l'homme  noir  tenait  avec  maîtrise  l'emploi  de 
queue-rouge,  d'avaleur  de  sabre  et  de  pantalon. 

C^es  tableaux  ne  sont  pas  chose  neuve  —  atteste 
Balaiiaut,  dans  sa  préface,  car  il  vaut  toujours 
mii'ux  se  réserver  une  porte  de  sortie,  alors 
qu  on  ejihibe  de  pareils  objets.  Ils  furent  inven- 
iéti  [  ar  Michel  Le  Noblez,  natif  de  Plougucrn- 
de-Lépn,  qui  mourut  en  odeur  de  sainteté  dans 


PLATRES   KT  MARBRES  89 

la  soixante-quinzième  année  de  son  âge,  le 
29  septembre  1577.  Encore  que  l'assertion  du 
pieux  auteur  semble  mensongère  —  les  cos- 
tumes des  gens  du  monde  (tableau  neuvième), 
remontent  simplement  aux  environs  de  1860  — 
il  n'est  pas  impossible  que  l'usage  de  ces 
tableaux  ait  pris  naissance  au  moment  qu'il 
indique,  c'est-à-dire  vers  la  fin  du  xvi®  siècle.  La 
Ligue  avait  débarqué  des  Espagnols,  avec  leurs 
prêtres,  leurs  moines,  leur  police  dévote,  en 
Bretagne.  La  péninsule  armoricaine  en  fut 
immédiatement  infestée.  C'est  à  peu  près  de  ce 
temps  que  date  la  Vie  des  Saints  bretons,  par 
Albert  Legrand,  dominicain  de  Morlaix,  dont  la 
pesante  sottise  et  l'ignoble  matérialité  cadrent 
assez  bien  avec  les  représentations  de  Michel  Le 
Noblez. 

Au  xvii»  siècle  —  dit  Renan  —  notre  Bretagne  française 
fut  tout  à  fait  conquise  par  les  habitudes  des  jésuitiques  et 
le  genre  de  piété  du  reste  du  monde.  Jusque-là  la  religion 
y  avait  eu  un  cachet  absolument  à  part. 

Mais  dans  les  placards  de  Le  Noblez,  le  carac- 
tère fétichiste  se  mariait  avec  la  religion  toute 
charnelle  des  jésuites  :  ci^lte  du  sang,  des  vis- 
cères, amulettes  et  autres  gestes  régressifs  vers 
la  pure  bestialité  des  religions  préhistoriques.  A 
Crozon,  en  1902,  les  jésuites,  bien  entendu, 
restent  dans  la  coulisse,  et  les  carmes  et  les 
dominicains.  Ce  ne  sont  pas  les  «  pêcheurs 
d'hommes  »  d'Albert  Juhellé,  insinuants  et  dou- 
cereux, m.ais  bien  les  grossiers  manœuvres  de 


90  PLATRES    ET   MARBRES 

la  bâche  ou  de  l'avano  qui  opèrent  ici.  Leurs 
maîtres  laissent  au  clergé  séculier  le  bénéfice 
précaire  et  ridicule  des  Tableaux  de  la  Mission. 

Le  cœur  de  l'homme  en  état  de  péché,  vous 
entendez  le  cœur  lui-même,  l'organe  de  la  circu- 
lation, est  hanté  par  sept  bêtes  infernales,  atteste 
le  prédicateur  crozonais  :  le  Paon  d'orgueil,  le 
Bouc  de  luxure  (on  fait  avec  sa  peau  la  culotte  du 
Diable),  le  Pourceau  de  gourmandise,  l'Escargot 
de  paresse,  le  Lion  de  colère,  la  Vipère  d'envie 
et  le  Crapaud  d'avarice.  Touchant  ce  batracien, 
M.  le  curé  veut  bien  entrer  dans  quelques  préci- 
sions zoologiques.  Le  Crapaud  symbolise  ratta- 
chement aux  biens  périssables  à  cause  qu'il  porte 
un  sac  de  louis  (  !)  sur  son  échine  et,  de  peur  de 
manquer,  s'endort  chaque  soir  avec  une  motte 
de  terre  dans  la  bouche.  Sur  le  Bouc  et  sa  four- 
rure, le  saint  homme  abonde  en  commentaires. 
Il  se  tourne  vers  l'auditoire  féminin  et  n'épargne 
aucunement  les  ordures.  Ce  qui  ne  fait  pas  rougir 
une  Bretonne  pieuse  ne  saurait,  même  enrubanné 
de  périphrases,  trouver  place  dans  un  honnête 
discours.  Les  instruments  du  péché  figurés  par 
Le  Noblez  sont  le  miroir,  le  biniou,  les  cartes,  la 
bouteille  —  et  par-dessus  tout .  LE  LIVRE, 
Romans,  poèmes,  journaux,  histoires,  chansons, 
il  ne  faut  ri^/i  lire,  pas  même  la  ^i&Ze,  pas  même 
les  bouquins  de  piété.  Le  chapelet  suffit,  le 
simple  moulin  à  prières  qui  abêtit  à  coup  sûr, 
empêche  de  penser. 

Par  une  attention  délicate  pour  ses  ouailles, 
Balanaut  recrésente  les  damnés  en  costume  cita- 


PLATRES  ET   MARBRES  9^ 

din.  Les  Bienheureux,  au  contraire,  assument  les 
coiffes  armoricaines,  la  veste  soutachée  et  la 
robe  de  droguet,  le  chapeau  de  saint  Thégon- 
nec.  Dimanche  dernier,  au  prône  de  Camaret,  le 
curé  de  Pont-Croix  insultait  les  baigneurs  qui 
font  vivre  son  auditoire.  Aimable  tolérance  du 
clergé  bretonnant,  séparé,  comme  au  siècle 
d'Auguste,  de  l'Univers  tout  entier! 

Les  tableaux  se  succèdent.  Après  les  sept 
péchés,  l'humble  Contrition  où  l'âme  reconquise 
se  sustense  de  hareng  et  de  clous  dans  le  cul  (si 
j'ose  emprunter  à  Voltaire  cette  expression  un 
peu  vive).  Le  pécheur  pénitent  monte  au  ciel, 
tandis  que  le  têtu,  emporté  par  le  Grand  Diable, 
va  rôlir  dans  les  chaudières  infernales.  Un 
tableau  de  la  Mort  du  juste  apprend  aux  moins 
lucides  comment  le  bienheureux  Michel,  qu'in- 
voque chaque  soir  l'amiral  de  Cuverville,  met 
en  fuite  le  Malin  et  veille  autour  du  moribond. 
A  son  chevet,  un  enfant  de  chœur  assiste  le 
prêtre  qui,  d'un  air  bête,  graisse  le  pauvre  homme  • 
de  saintes  huiles,  tandis  que  Pierre,  en  chasuble 
d'or,  la  tiare  au  front  et  marchant  sur  des 
nuages,  lui  montre  le  chemin  du  Paradis. 

Les  représentations  du  Diable  sont  tout  à  fait 
expressives.  Les  vrais  catholiques  d'à  présent 
croient  au  Satan  cornu,  velu  et  puant  du  Moyen 
Age.  Le  cagotisme  du  batave  Huysmans  n'est 
aucunement  sporadique  :  ce  chef  de  bureau  aca- 
riâtre ne  pourrait  compter  ses  frères  de  foi. 

Mais  la  fourche  de  Satan  qui,  dans  les  éjacu- 
lations  de  mystique  pornographie  où  se  délecte 


PLATRES  ET  MARBRES 


l'auteur  d'A  rebours,  n'est  qu'un  trope  dégoû 
tant,  parmi  d'autres  épluchures,  garde  pour  les 
indigènes  de  Crozon  l'efficacité  d'un  horrible 
épouvantail.  Les  femmes  grosses  avortaient 
pendant  les  représentations  des  Choéphores.  Au 
départ  des  missionnaires  de  Crozon,  une  femme 
noyée  et  deux  hommes  pendus  ont  démontré 
de  sorte  péremptoire  la  vertu  de  leur  catholicon. 
Il  faut  plaindre  ces  victimes  de  la  peur.  Les  tur- 
pides  grimaces  qui  les  épouvantèrent  font  partie 
intégrante  de  la  pédagogie  ecclésiastique.  C'est 
pour  inculquer  aux  enfants  des  tableaux  pareils 
aux  affiches  de  Balanaut  que  les  politiciens  de 
Bretagne  ont  lancé  leurs  meutes  contre  les 
représentants  de  la  Loi,  et  que  la  Loi  elle-même 
s'est  faite  si  lâche,  si  menteuse. 

Il  faut  plaindre  les  victimes,  cerveaux  empoi- 
sonnés d'alcools  et  de  ténèbres,  d'où  la  raison, 
la  possibilité  de  comprendre,  le  bon  sens  et  la 
lumière  sont  à  jamais  bannis. 

Il  y  a  quatorze  jours,  aux  grandes  marées 
d'équinoxe,  les  pêcheurs  de  langoustes,  de  sar- 
dines et  de  mulets,  ceux  qui  venaient  d'Oues- 
sant  ou  des  côtes  d'Angleterre,  les  Douarnenez, 
les  Kerlor,  les  Plougastel,  ayant  amarré  leurs 
embarcations,  dépensaient  joyeusement  leur  pari 
de  prise.  Nuit  et  jour,  une  semaine  durant,  ils 
n'ont  quitté  les  débits  que  pour  vomir,  s'entre- 
tuer  ou  cuver  dans  un  pesant  sommeil  leur 
«  cuite  »  meurtrière.  Pleins  étaient  les  cabarets  : 
or,  chaque  maison  est  ornée,  ici,  d'au  moins  un 
cabaret.  Ivres,  ils  chantaient  Notre-Dame  de  la 


LATRES   ET   MARBRES  93 

France  et  la  Polka  des  Anglais,  avec  des  hur- 
lements de  fauves  et  des  hoquets  d'imbriaques, 
mêlant  ainsi  la  dévotion,  le  goût  des  spiritueux 
et  la  haine  des  autres  peuples  :  tout  leur  génie  et 
tout  leur  cœur. 

La  mer  laiteuse,  d'un  mauve  mordoré,  déferle 
sur  la  plage  de  Morgat.  Un  ciel  pommelé  de 
nuages  roses  plaque  des  taches  de  cuivre  sur  les 
teintes  douces  que  prend  la  vague  au  moment 
du  crépuscule.  C'est  un  déroulement  de  flots  à 
peine  ombrés  par  les  approches  de  la  nuit  que 
passementent,  comme  un  lacis  de  blanc  jayet, 
les  moutons  soulevés  parle  schiste  des  falaises. 
La  nature  s'endort  au  milieu  de  sa  féerie  éter- 
nelle, insoucieuse  du  clocher  bedonnant  qui  sur- 
plombe, là-bas,  de  sa  sottise,  l'ironie  adorable 
et  pacifique  de  la  mer. 


Vieilles  Carêmes 


Gravissez,  par  un  bel  après-midi,  l'acrotère  de 
Pen-Form,  rude  promontoire  qui  surplombe  le 
Ster-Aôn  (rivière  profonde)  et  cette  presqu'île  de 
Térenez  que  la  marée  haute  sépare  du  continent, 
comme  une  barque  déliée  de  ses  amarres. 

L'ascension,  parmi  les  végétaux  épineux, 
ronces,  genévriers,  camarines,  houx  aux  bran- 
ches agrippeuses,  dans  un  éboulis  de  schiste? 
effrités,  sur  l'herbe  glissante  des  corniches,  avec 
le  cinglon  des  rameaux  et  des  lianes  frappant 
au  visage  le  promeneur  indiscret,  l'ascension  ne 
va  pas  sans  quelques  déboires.  Mais,  franchi 
l'escarpement  et  gagné  le  plateau  qui  règne  sur 
la  mer,  une  allégresse  monte  des  vagues  pares- 
seuses et  de  l'air  embrumé.  Des  nuances  con- 
fuses de  perle,  depuis  le  gris  tourterelle  jus- 
qu'au mauve  défaillant  des  hortensias,  une  palette 
de  tons  sourds  de  teintes  dégradées,  amortit 
le  bleu  céleste,  de  l'émeraude  un  peu  trouble  de 
la  riyière  endormie.  En  face,  des  coteaux  où  la 
nappe  blanchâtre  du  sarrasin,  le  vieil  or  du  fro- 
ment alternent  avec  la  sombre  et  fastueuse  ver- 


PLATRES  ET  MARBRES  95 

dure  des  chênes  ou  des  pins.  A  la  base  de  Pen 
Form,  un  dolmen  érige  son  impudeur  ithyphal 
lique  au  bord  de  la  falaise  acore,  devant  un 
abîme  de  saphir  et  de  jais  noir.  Le  tempérament 
idolâtre  des  Bretons  a  guerdonné  ce  caillou 
d'une  historiette  priapique.  Aux  belles  époques 
et  chez  les  peuples  chrétiens,  la  légende  gri- 
voise accompagne  en  faux  bourdon  la  légende 
dorée.  Pour  enfant  de  chœur,  Jacques  de  Vora- 
gine  a  Gautier-Garguille  ou  Fagotin.  Donc,  le 
«  moine  »  de  Landevenec  était,  sous  le  roi  Hoël 
de  fainéante  mémoire,  une  sorte  de  frère  Jean 
des  Entommeurs,  grand  dépendeur  d'andouilles 
et  grand  sécheur  de  pots.  Il  abusait  des  crêpes 
de  blé  noir  et  des  boudins  fumés,  grands  com- 
pulsoires,  comme  chacun  sait,  à  beuverie.  Au 
temps  où  ses  pieux  confrères  s'exténuaient  de 
jeûnes  et  de  veilles,  il  décrottait  vaillamment  les 
figues  de  chevreaux,  les  poulardes  engraissées. 
n  entonnait,  comme  eau  de  roche,  le  cidre 
vieux  de  Fouesnan  et  le  clairet  de  Saumur.  Bon 
compagnon  du  reste,  faisant  honneur  à  l'écot 
jar  ses  chansons  tumultueuses  et  ses  rires 
débridés.  Un  des  plus  ordinaires  passe-temps 
Ju  cher  homme  était  de  se  rendre  à  la  cale  de 
Pen-Form  pour  assister  aux  débats  des  péron- 
lelles  qui,  pendant  la  canicule,  se  baignaient 
lans  les  eaux  mortes,  près  des  bas-fonds  de 
férenez.  C'était  un  spectacle  à  damner  saint 
Yves,  saint  Malo,  saint  Tudwal  et  saint  Jacut 
eux-mêmes,  encore  que  la  chasteté  de  ces  graves 
personnages  qui,  selon  toute  son  apparence, n'ont 


96  PLATRKS   ET    MARBRES 

jamais  vécu,  ne  fasse  pas  un  doute  pour  lés 
hagiographes  de  la  maison  Poussielgue,  poui 
les  «  écrivains  »  de  chez  Palmé.  Le  moine  goû- 
tait fort  les  jeux  dévergondés,  et  les  ris,  et  les 
pudeurs  feintes  des  baigneuses.  Il  en  recherchait 
la  tentation;  il  se  délectait  dans  son  péché.  Un 
rire  silencieux  écartait  ses  oreilles  de  faune, 
découvrait  ses  dents  blanches  sous  des  lèvres 
sanguines  et  charnues.  Mais,  certain  jour  de 
malheur,  le  saint  abbé  Matmunucle  surprit  dans 
cette  damnable  extase.  Fou  de  douleur  et  d'indi- 
gnation à  la  pensée  qu'un  frère  de  son  Ordre  en 
transgressait  la  règle  fondamentale,  Matmunuc 
sur  le  chef  du  prévaricateur  posa  la  main  qui  lie 
et  qui  délie  et,  touchant  son  froc  de  la  crosse 
abbatiale,  enjoignit  au  coupable  de  rester  en 
faction  à  cette  même  place,  jusqu'au  soir  de 
Josaphat. 

A  présent,  la  boucle  du  Ster-Aôn  (que  les 
Français  traduisent  inexactement  par  Aulne) 
sert  de  remise  aux  bateaux  fourbus,  aux  navires 
hors  d'usage,  qui  ne  tiendraient  plus  avec  la 
dignité  qu'il  faut  leur  emploi  dans  le  golfe  de 
Brest.  Sur  l'eau  morte  croupissent  et  porrissent 
le  Richelieu^  la  Séminaris  qui  rapporta  les 
cendres  de  La  Bourdonnais,  modèles  désuets  d'un 
art  aboli,  où  quelques  faibles  machines  se  mêlent 
aux  voiles  des  antiques  nefs;  VOnon-Daga,  une 
folie  de  Napoléon  III,  qui,  après  la  guerre  de 
Sécession,  avait  acheté  aux  Yankees,  et  pour 
drmer  les  côtes  françaises,  ce  drôle  de  bateau. 
Des  tourelles  blanches  sortent  de  la  carène    et 


PLATRES  ET  MARBRES  97 

renferment  des  canons.  Cela  pourrait  venir  des 
chantiers  de  Laputa  —  île  des  hommes  à  pro- 
jets, dont  Swift  immortalisa  les  gestes  —  cela 
pourrait  être  exécuté  par  des  calfats  et  des  char- 
pentiers en  démence,  d'après  une  épure  de  Bou- 
vard et  Pécuchet.  Le  «  somnambule  obscur, 
brusquement  frénétique  »,  dont  les  mornes  rêve? 
eurent  pour  conclusion  le  réveil  de  Sedan, 
s'était  épris  de  cette  machine  extravagante, 
bonne  tout  au  plus  à  chasser  le  canard  sauvage, 
le  héron  et  la  poule  d'eau.  Tout  les  ans,  on 
envoie  à  Brest  ï Onon-Daga,  que  l'on  remet  en 
couleur  comme  les  sièges  de  jardin  et  les  arbres 
en  tôle  peinte  dans  les  nids  à  bourgeois  de 
Bécon-les-Bruyères. 

Ces  coques  invalides,  ces  frégates  en  retraite 
ne  vont  pas  sans  quelque  mélancolie.  Elles  ont 
couru  les  océans,  porté  d'un  monde  à  l'autre, 
l'espoir  et  la  douleur  des  hommes,  la  scéléra- 
tesse des  armes,  le  néant  des  entreprises  colo- 
niales. Vieilles  machines  de  mort,  elles  gisent  à 
présent,  laides  et  tordues,  sur  la  vase  des  calan- 
ques, pleines  de  goémons,  sous  la  rouille  des 
conferves  et  des  plantes  marines,  à  travers  les 
fucus  gélatineux,  les  varechs  pareils  aux  cri- 
nières vertes  des  noyés. 

Mais  la  plus  émouvante  de  ces  épaves  tra- 
giques c'est,  parmi  les  coques  réformées,  le 
S/ax,  qui  de  l'île  du  Diable  ramena,  il  y  douze 
ans,  le  capitaine  Dreyfus  vers  les  juges  iniques 
de  Rennes,  plus  impitoyables  au  malheureux 
que  les  requins  et  les  geôliers.  Temps  héroïques 

7 


98  PLATRES  ET  MARBRES 

OÙ  nous  pûmes  espérer  l'avènement  de  la  jus- 
tice sociale.  Dreyfus,  correct  et  digne,  stupéfia 
le  monde  par  sa  fermeté,  par  son  calme,  par 
la  précision  de  ses  réponses.  Mais,  à  cette 
situation  shakespearienne,  on  aurait  voulu  des 
mots  shakespeariens,  des  traits  de  flamme  pour 
stigmatiser  Mercier;  la  canaille  antisémite. 
Dreyfus  ne  les  a  pas  dits,  obstinément  fidèle  à 
cette  discipline  militaire  qui  fut  son  idéal  de 
jeunesse,  dont  nulle  infamie  et  dont  nulle  tor- 
ture n'a  pu  le  détacher.  Cela  vaut  mieux  peut- 
être  ainsi.  La  personne  du  capitaine  d'état-major 
disparaît  dans  une  pénombre  de  gloire  et  de 
douleur,  tandis  que  les  problèmes  soulevés  par 
l'Affaire  demeurent  pendants.  Les  revendica- 
tions qu'elle  suscita  pèseront  sur  la  conscience 
publique  d'un  poids  que  l'avènement  seul  de  la 
justice  est  capable  un  jour  de  soulever. 

Le  crépuscule  descend  parmi  les  nuages  cou- 
leur de  cuivre  et  de  turquoise  morte.  De  larges 
gouttes  pleuvent  sur  la  baie,  en  même  temps 
qu'un  rayon  amorti  de  soleil  dore  les  mâtures 
du  S/ax,  vaisseau  mémorable,  que  poussa  le 
vent  de  la  Raison  et  qui,  pour  l'honneur  de 
l'espèce  humaine,  porta  un  jour  de  l'histoire 
dans  ses  flancs. 

Morgat,  septembre  1903. 


Le   pardon   de    Rumengol. 


La  route  chemine,  empoussiérée,  à  travers  le^ 
coteaux,  descendant  aux  bas-fonds,  escaladant' 
les  cimes  où  flamboie  un  clair  soleil  d'août. 
Une  ombre  dense  tombe  des  chênes  sur  les 
bruyères  mauves,  les  ajoncs  d'un  vert  noir,  seule 
flore  du  pays  armoricain.  Des  groupes  d'ivro- 
gnes étançonnés  l'un  à  l'autre,  des  filles  droites 
dans  leurs  jupes  froncées  en  tuyaux  d'orgue 
autour  des  hanches  et,  sur  la  tête,  ces  coiffes 
légères  dont  les  ailes,  comme  d'un  goéland,  pal- 
pitent au  front  des  vierges  de  la  mer.  Des  tou- 
ristes —  imbéciles  à  roulettes  —  passent  au 
grand  fracas  de  leurs  autos,  soulevant  la  poudre 
et  laissant  derrière  eux  un  souffle  nauséabond 
d'huiles  grasses.  Les  voitures  du  pays  :  chars- 
à-bancs,  jardinières,  tape-culs,  au  triple  galop 
de  leurs  bêtes  gorgées  d'avoine,  emportent  vers 
le  Pardon  un  chargement  effroyable  de  chrétiens 
avinés.  Quelques  vieilles,  nu-pieds,  hululent  des 
cantiques,  cependant  qu'à  l'horizon  les  cloches 
du  sanctuaire  se  mettent  en  branle,  annoncent 
la  fin  des  vôpre^^^jjÇJÎÎri^R^e  de  la  procession. 


100  PLATRES   ET   MAUBRES 

Un  homme  d'âge  mûr,  les  favoris  en  pattes  de 
lapin,  dans  un  état  de  nudité  bachique,  trône 
sur  lecailloutis  des  ponts  et  chaussées,  au  grand 
amusement  de  quelques  bavolettes  que  ne  scan- 
dalisent en  aucune  manière  les  gestes  de  ce 
faune  bas-breton.  Ici,  la  foi  cohabite  avec  la 
pochardise,  l'une  prêtant  à  l'autre  de  robustes 
appuis. 

L'église,  sur  les  flancs  du  coteau,  ouvre  sa 
croix  latine,  parmi  les  fleurs  anciennes  et  les 
tombes  vermoulues  d'un  cimetière  abandonné  : 


Sous  ces  ormes  rugueux,  à  l'ombre  de  ces  ifs  où  le  gazon 
s'arrondit  sur  maintes  tombes  de  terre,  reposent  pour  tou- 
jours, chacun  dans  sa  cellule  étroite,  les  rustiques  ancêtres 
du  hameau. 


C'est  une  illustration  toute  faite  pour  V Elégie 
adorable  de  Thomas  Gray.  Les  sépultures  villa- 
geoises, avec  leurs  ifs  rogneux,  leurs  cyprès 
séculaires,  ont  oublié  depuis  longtemps  les 
impostures  dogmatiques.  La  Mort,  en  ce  lieu 
de  calme  et  de  sérénité,  dépouille  les  terreurs 
si  longtemps  mises  en  œuvre  par  le  prêtre.  Elle 
apparaît  comme  la  loi  inévitable  des  échanges, 
le  recommencement  perpétuel  de  la  Vie  en  ses 
modalités. 

Quand  nous  entrons,  les  processionnaires 
ont  effectué  déjà  leur  mystique  promenade. 
L'église  regorge  d'une  foule  enthousiaste  et 
recueillie.  Les  bonnets  en  huit  des  environs  de 
Brest  se    mêlent  aux    béguins    surbrodés    et 


PLATRES  ET  MARBRES  401 

magnifiques  de  Plougastel,  aux  cornettes 
héroïques  d'Ouessant^  aux  frivoles  chaperons 
de  Guéménée.  Le  prêtre,  vaste  rougeaud  à  la 
lippe  malicieuse,  encapuchonné  d'un  mer- 
veilleux taffetas  Louis  XVI,  œillets  rouges  sur 
fond  paille,  donne  le  salut  et  promène  l'osten- 
soir avec  l'air  capable  d'un  notaire  qui  n'a  pas 
perdu  sa  journée.  Les  têtes  se  courbent  «  sous 
le  Vent  des  cantiques  »,  cependant  que  l'orgue 
déchaîne  ses  tonnerres  et  que  grelotte  la  brus- 
que sonnette  des  enfants  de  chœur.  Nitide, 
baroque  et  scintillante,  la  chapelle,  avec  ses 
doubles  transepts,  les  rétables  aveuglants  de 
dorure  et  les  saints  de  bois  peinturlurés,  apparaît 
comme  un  décor  de  féerie,  une  grotte  d'ombre 
au  porche  grand  ouvert  sur  le  poudroiement 
jaune  du  soleil.  Le  célébrant  a  remisé  la  lunule 
dans  le  tabernacle;  les  ouailles  sont  debout. 
Hommes  et  femmes  se  pressent  à  gauche  du 
maître-autel,  vers  le  pilier  où  reluit,  en  chasuble 
de  satin  rosâtre,  le  fétiche  du  lieu,  Notre-Dame 
de  Rumengol.  C'est  le  moment  de  la  collecte. 
Le  troupeau  se  rue  à  «  l'adoration  »,  vide  son 
boursicot  dans  la  patène  offerte  par  un  bas 
officiant,  et  chacun,  hommes,  femmes,  adoles- 
cents, touche  le  pli  miraculeux  du  manteau  de 
la  Vierge.  L'hymne  qui  jaillit  de  leurs  poitrines 
ardentes  ne  dépasse  pas  la  fadeur  habituelle  de 
ces  sortes  de  poèmes.  Sous  les  formes  sans- 
crites et  les  rudes  consonnances  du  patois 
breton,  l'art  jésuite  édulcore,  aplatit  la  vision 
extatique  : 


102  PLATRES  ET  MARBRES 

Lys  aux  corolles  d'argent 
Vers  les  sources,  dans  les  prés, 
Dieu  le  fil  une  blancheur 
Qui  pavoise  nos  campagnes. 

Madone  deRumengol, 
Vierge,  ô  Vierge  salvatrice  ! 
Au  nom  de  ion  Fils,  accorde- 
Nous  santé  de  corps  et  d'âme  1 

Il  n'est  souchet,  dans  les  eaux. 
Dont  le  parfum  rivalise 
Avec  loi.  Muguet  et  rose 
Pâlissent  à  tes  genoux  : 

Car  tu  verses,  dam'  Marie, 

Comme  un  baume  incomparable, 

La  senteur  du  paradis. 

Sur  Tréguier,  Léon  et  Kerne  (Cornouailles). 

Les  filles  brament  la  musique  assez  plate  du 
morceau.  L'on  y  chercherait  en  vain  quelque 
Irace  des  harmonies  d'antan,  de  ces  airs  bre- 
tons où  Bourgault-Ducoudray  a  retrouvé  maints 
vestiges  des  modes  que  chantait  le  chœur  de 
Sophocle  ou  d'Euripide.  C'est  un  cantique  et 
voilà  tout.  Au  milieu  du  parvis,  un  groupe  se 
fige  dans  une  sorte  de  coma  extasié.  Une  grand'- 
mère  aux  yeux  pâles  et  clairs  dans  une  face 
recuite,  des  jouvencelles  et,  menant  le  chœur, 
un  gars  de  dix-huit  ans,  l'air  têtu  et  délibéré  d'un 
chouan  prêt  à  mal  faire.  De  sa  chemise  sans 
cravate  émerge  une  tête  dure^  aux  yeux  bruns, 
aux  lèvres  épaisses,  au  front  bas,  sous  des 
cheveux  luisants.  C'est  le  Breton  de  l'espèce 
noire  et  courte,  si  différent  du  Celte  blond  qui 


PLATRES   ET    MARBRES  103 

porte  dans  ses  yeux  la  couleur  indécise  et  les 
tristesses  de  la  mer.  Le  costume,  veste  de  fulaine, 
larges  braies,  ceintures  éclatantes,  avec  le  som- 
brero d'oîi  pend  un  velours  orgueilleux,  paraît 
conforme  exactement  à  la  vêture  du  peuple  ara- 
gonais.  Les  faces  dures  et  hâlées  ne  contredi- 
sent en  rien  cette  vue  du  prime  abord.  L'aspect 
tout  entier  du  pèlerinage  évoque  la  même  impres- 
sion d'Espagne.  J'ai  retrouvé  dans  l'église  de 
Rumengol,  dans  ses  nappes  d'autel  et  ses  vierges 
costumées,  les  dorures,  le  paillon,  le  clinquant 
cher  au  catholicisme  d'outre-mont.  Les  peuples 
croyants  sont  les  peuples  idolâtres.  Ce  n'est  pas 
la  Vierge  mère  d'un  dieu,  la  pucelle  qui  enfante 
le  Soleil,  comme  Isis  ou  Devaki,  «  virgini  Dei 
parae  »,  mais  bien  le  manitou,  le  simulacre  de 
bois  ou  de  pierre,  l'image  éponyme  dont  la 
bonne  volonté  ne  dépasse  pas  les  limites  du 
canton. 

La  vierge  de  l'Espérance  —  dit  une  chanson  de  romeria, 
—  celle-là  qui  est  à  Saint-Gilles  —  seule,  celte  Dame  con- 
naît —  à  quel  point  je  t'aime,  toi  ! 

De  même  à  Rumengol,  Notre-Dame  n'exauce 
que  ses  paroissiens  et  les  bigots  des  communes 
limitrophes.  Et  j'ai  retrouvé  encore,  sous  son 
autel,  le  Bienheureux  de  cire  peinte  que  l'église 
de  Pasajes-san-Juan  expose  à  la  vénération  des 
fidèles,  sous  une  vitre  de  cristal.  Le  sanctuaire 
est  opulent.  Des  largesses  pauvres  mais  conti- 
nues ont  permis  au  clergé  d'édifier  sur  la  prairie 
où  s'assoient  les  pèlerins  une  sorte  de  piscine 


104  PLATRES   ET    MARBRES 

dans  Je  goût  moderne  le  plus  parfaitement  hideux 
qui  semble,  à  côté  du  vieux  calvaire,  une  chanson 
de  Botrel  près  d'un  poème  d'Ossian.  Les  des- 
servants de  Rumengol  prospèrent,  fument  des 
cigares  exquis,  montent  à  bicyclette,  logent  dans 
des  maisons  toutes  blanches  et  vertes,  sous  un 
manteau  de  clématites,  de  vignes-vierges,  de 
cobéas.  Nul  métier  plus  facile  ni  plus  doux.  Il 
est  à  la  portée  de  tous.  Car  il  suffît  d'une 
absolue  impudence  et  d'une  foi  relative  dans  les 
sottises  que  l'on  ingurgite  au  bétail  des  fidèles 
pTOsternés. 


Dans  le  golfe  de  Camaret,  les  barques  revien- 
nent lentement  au  port,  leur  voile  gonflée  à 
peine,  sous  le  vent  amorti,  comme  des  cygnes 
blancs  et  noirs  qui,  d'une  aile  pendante,  rasent 
le  flot  ensommeillé. 

A  marée  haute,  la  mer  se  diapré  de  rose  et  de 
mauve,  tandis  que  le  soir  appelle  vers  leurs 
nids,  au  «  lion  »  du  Toulinguet,  aux  sommets  de 
Penthir,  mouettes,  cormorans,  guilloux  et  maca- 
reux. Le  granit  des  falaises  qu'imbibe  de  lumière 
le  crépuscule  à  son  déclin  semble  fondre,  s'éva- 
porer dans  les  ors  en  poudre  du  couchant.  Elles 
deviennent  d'une  transparence  laiteuse,  pareille 
à  des  blocs  d'opale  ou  de  quartz  hyalin,  tandis 
que  vers  le  nord  des  vagues  d'améthyste 
encerclent  l'horizon  de  gemmes  frissonnantes. 

Heure  exquise  de  calme,  de  douceur  et  de  paix 


PLATRES   ET   MARBRES  103 

rayonnante  que  trouble  à  peine,  au  lointain,  le 
sinistre  aspect  d'un  torpilleur,  décrivant  sur  le 
golfe  une  hydre  écumeuse,  un  serpent  de 
ténèbres,  évoquant  la  présence  de  la  destruction, 
les  hontes  de  la  guerre  à  travers  l'apaisement 
du  soir  et  le  rythme  paisible  de  la  mer. 

Camarel-sur-Mer,  20  août  1903. 


Santer  Anna  ar  Palud. 


Ceux  qui,  vers  1884,  au  temps  où  Gustave 
Kahn  disputait  à  Krysinska  l'impatronisation 
du  vers  libre,  ayant  lu  Poètes  maudits  et  drame 
le  Cantique  spirituel,  imaginent,  sur  la  foi  de 
Tristan  Corbière,  les  pompes  archaïques  d'un 
pèlerinage  médiéval,  théorie  en  extase  de  rus- 
Ires  dévolieux,  harnais  barbares  et  splendidcs, 
couleurs  bizarres,  pennons  orfèvres,  casaques 
chatoyantes,  corsets  pareils  aux  élytres  des 
cétoines,  hennins  orgueilleux,  pourpre  phéni- 
cienne et  lampas  féodal;  ceux  qui  rêvent  encore 
mendiants  à  la  façon  de  Callot  ou  de  Ribeira, 
ladres  superbes,  grivolants  décoratifs,  miteux 
dorés  comme  l'épi  de  messidor,  béquillards, 
éclopés  narquois  étalant  au  bon  soleil  squirrhes, 
ulcères  et  malandres  fomentés  par  l'herbe-aux- 
gueux,  toute  une  romantique  pouillerie  issant 
de  la  Cour  des  Miracles,  des  îles  de  San- 
Lucar  ou  du  faubourg  de  Lavapiès,  truculente 
comme  un  charnier  de  Zurbaran  et  joyeuse 
comme  un  refrain  de  séguedille  ;  ceux  que  han- 
tent les  vers   néo-mvsliaues,  les  stronhes  cpu- 


PLATRES  ET  MARBRES  107 

:riles  et  vieillottes  des  premiers  décadents  et 
qui,  sous  le  porche  vétusté  d'une  église  baroque, 
sous  le  campanille  ajouré  des  chapelles  armori- 
caines, cependant  que  montent  les  vapeurs  du 
benjoin  et  les  rudes  cantiques,  aperçoivent 
«encore 

à  travers  la  danse  des  hosties, 

le  rêve  violet  d'un  doux  évêque  blanc; 

■ceux  enfin  que  délectent  les  cortèges  sanctimo- 
niaux,  et  les  bannières,  et  les  châsses,  et  les 
Bienheureux  gestatoires,  et,  comme  gazouillait 
cette  pauvre  mâchoire  de  Scudo, 

les  vierges  marchant  dans  les  fêles  sacrées, 
en  voiles  blancs, 

feront  preuve  de  circonspection,  le  dernier 
dimanche  d'août,  en  s'abstenant  de  diriger  leur 
tourisme  vers  Sainte  Anne  de  la  Palud. 

Ce  Cantique  de  Corbière!  Il  éclata  comme 
une  fanfare  dans  les  jardins  ennuyeux  du  Par- 
nasse, à  travers  les  quinconces  de  bois  mort  et 
les  fleurs  en  papier  peint.  Les  odes  maladives, 
cocasses  et  somptueuses  de  Raimbaud  —  raté 
sublime  —  n'absorbaient  pas  la  badauderie 
éclose  des  apprentis  symbolistes  au  point  de 
leur  inhiber  les  Amours  jaunes.  Le  biniou 
aigrelet  de  Corbière  et  sa  feinte  guitare  amu- 
saient, par  la  fallacieuse  candeur,  le  mauvais 
ton  sincère,  le  négligé  vantard  de  leurs  ariettes. 
Les  Fouquier,  les  Schérer,  les  critiques  d'alors 
agitaient  leurs  oreilles  et  demeuraient  pensifs. 


108  PLATRES   ET  MARBREf 

Des  audaces,  des  tours  familiers,  un  roman- 
tisme tutoyeur  de  brasserie  ou  de  bastringue, 
le  mot  cru  mis  en  sa  place  et,  dans  une  volte, 
l'éclair  indéniable  du  génie,  exaltaient  le  miso- 
néisme  des  bonzes,  renfrognaient  leur  inintel- 
ligence coutumière  jusqu'à  la  plus  parfaite  imbé- 
cillité. 

Corbière  vaticinait  des  paysages,  ricanait  une 
litanie  obscène,  théologale  et  picares-que,  au 
grand  contentement  des  jeunes  daims  que  le 
«  dernier  bateau  »,  sans  relâche,  transporte  vers 
les  îles  du  Plagiat. 

C'est  le  pardon,  liesse  et  mystères 
Déjà  l'herbe  rase  a  des  poux, 

—  Sainte-Anne,  onguent  des  belles-mères 
Consolation  des  époux! 

Prèle  ta  douce  et  chaste  flamme 
Aux  fidèles  qui  sont  ici. 
Tes  remèdes  de  bonne  femme 
Pour  les  bêtes  à  cornes  aussi. 
Demande,  maîtresse  altière, 
Très  haute  devant  le  Très-Haut, 
Au  pauvre  monde  pas  fière, 
Dame  pleine  de  comme  il  faut! 
Si  nos  corps  sont  puants  sur  terre 
Ta  grâce  est  un  bain  de  santé. 
Répands  sur  nous  au  cimetière 
La  bonne  odeur  de  sainteté. 
Aux  perdus  dont  la  vue  est  grise, 

—  Sauf  respect  perdus  de  boisson  — 
Montre  le  clocher  de  l'église 

Et  le  chemin  de  la  maison! 

Cela' sentait  l'étable,  la  huche  à  pétrir,  la 
bouillaison  des  pommes,  la  «  cire  jaune  »  des 
abeilles,  les  remugles  des  logis  armoricains,  le 


PLATRES  ET  MARBRES  109 

bouge  è  ivrogne,  le  lieu  d'honneur  à  matelots. 
Tout  à  coup,  de  ce  réalisme  impudent  jaillissait, 
comme  aux  Annonciations  de  Memling  ou  du 
Frère  Angélique,  le  lys  épanoui  de  la  mysticité, 
l'effusion  d'une  éloquence  naïve  qui  reposait  de 
l'école  banvillienne  et  de  ses  trop  beaux  vers. 

0  fleur  de  la  pucelle  neuve, 
Fruit  de  l'épouse  au  sein  grossi, 
Reposoir  delà  femme  veuve 
Et  du  veuf  Dame-de-Merci! 
Bâton  des  aveugles!  Béquille 
Des  vieilles!  Bras  des  nouveau-nésl 
Mère  de  madame  ta  fille! 
Parente  des  abandonnés. 
Arche  de  joachim  !  Aïeule! 
Médaille  de  cuivre  eiracé  ! 
Gui  sacré!  Trèfle-quatrc-feuille! 
Mont  d'Horeb  !  Tige  de  jessé  ! 
Des  croix  profondes  sont  tes  rides! 
Tes  cheveux  sont  blancs  comme  fils. 
—  Préserve  des  regards  avides 
Le  berceau  de  nos  petits-fils. 
Fais  venir  et  conserve  en  joie 
Ceux  à  naître  et  ceux  qui  sont  nés 
El  verse,  sans  que  Dieu  te  voie, 
L'eau  de  tes  yeux  sur  les  damnés. 
Prends  pitié  de  la  fille-mère, 
Du  petit  au  bord  du  chemin  : 
Si  quelqu'un  leur  jette  la  pierre 
Que  la  pierre  se  change  en  pain! 

C'est  avec  raison  que  M.  Charles  Le  Goffîc, 
dans  la  claire  et  noble  préface  vouée  à  la  glori- 
fication de  Corbière,  souligne  les  traits  émou- 
vants de  celte  doxologie,  en  note  l'ardente  et 
généreuse  familiarité 


;  10  PLATRES    ET   MARBRES 

Il  faut  lire  —  dit-il  --  toutela  pièce  ;  plutôt  il  faut  la  laisser 

se  déployer  devant  soi.  C'est  le  chef-d'œuvre  du  réalisme 
lyrique.  Dans  cette  grande  fresque  barbare,  violemment 
coloriée  d'une  fougue  d'exécution  prodigieuse,  tient  à  l'aise- 
toute  la  Bretagne  des  pardons  et  des  calvaires,  celle  qui 
chante  et  celle  qui  mendie,  celle  qui  titube  et  celle  qui 
s'agenouille,  et  qui  est  la  môme  parfois  à  des  heures  ditlé- 
rentes  de  la  journée.  L'orgie  sacrée  se  déroule  pendaut 
quatorze  pages,  sur  cinquante-neuf  strophes  de  quatre 
vers. 

Merveille  citamie!  Et  elle  peint  au  vif  cette  Bretagne 
insoupçonnée  des  Chateaubriand  et  des  Brizeux,  campée 
sur  son  roc  de  misère,  dans  la  grande  immensité  hostile, 
avec  ses  haillons,  ses  plaies,  sa  vermine  et  ses  orémus! 

Le  gauche  dandy  et  faussement  désinvolte, 
le  mauvais  loustic  qui  proféra  sur  Tltalie  —  à 
vingt  ans!  —  les  «  mots  »  d'un  Gaudissart  en 
belle  humeur,  le  provincial  aux  attitudes  «insup- 
portables »  des  Amours  jaunes  et  des  Raccrocs, 
s'est,  au  moins  une  fois,  réalisé  dans  cet  hymme 
plein  de  rustique  fervent  et  de  sincérité.  Pour 
avoir  écrit  la  Berceuse  en  nord-ouest  mineur ,  la 
Rhapsodie  foraine  ei\e  Bossu  Bitord,  sombre  et 
magnifique  poème  où  râle,  pue  et  «  plangore  » 
dans  toute  son  horreur  «  l'amour  à  trente  sous  », 
Edouard-Tristan  Corbière  a  conquis  le  nom  de 
poète,  s'est  fait  digne  des  honneurs  que  Roscoff, 
sa  ville,  «  trou  de  flibustiers,  nid  à  corsaires  » 
entre  deux  «  sommes  de  granit  »  lui  décernera 
demain. 


La  dune  sablonneuse  de  Pen-Trez,  à  Ploaré, 
domine  sur  le  golfe  de  Douarnenez.  Au  loin, 


PLATRES    ET   MARBRES  111 

dans  un  brouillard  nuancé  de  mauve  et  de  rose, 
le  Cap  de  la  Chèvre^  puis  en  découpures  indé- 
cises, la  Baie  des  Trépassés.  La  chupelle 
Sainte-Anne,  abritée  par  un  vallonnement  des 
coups  de  mer  et  des  tempêtes,  n'offre  au  passant 
rien  que  de  banal. 

Restaurée,  à  ce  qu'il  semble,  par  des  maçons 
ivres  de  platitude,  elle  n'excède  aucunement  le 
pittoresque  d'un  bureau  d'omnibus.  Un  vicaire 
oléagineux  pédale,  sur  un  petit  harmonium, 
l'harmonium  de  toutes  les  paroisses  indigentes, 
maints  cantiques  nasillards  et  dévots  que  repren- 
nent en  chœur  des  commères  assez  peu  trans- 
figurées. C'est  au  Palud  —  attestent  les  guides, 
les  loueurs  de  pataches  et  les  bateliers  de 
Rosnoen  —  que  se  tiennent  les  dernières  assises 
du  luxe  bas-breton,  Surcots  papelonnés  de  bro- 
derie et  de  cannetille,  coiffes  aériennes  palpi- 
tant comme  des  ailes;  vestes  héréditaires  où, 
tour  à  tour,  splendissent  au  milieu  du  dos  le  vol 
d'un  perroquet  et  le  Saint-Sacrement,  le  jais, 
le  clinquant,  les  pointes  d'aiguille  reluisent  à 
Sainte-Anne,  bouquet  de  fleurs  antiques  sur  la 
vivante  fleur  humaine,  versicolores  et  nilides, 
comme  l'arc-en-ciel.  Aux  marges  des  grèves 
dont  la  basse  mer  dénude  les  sables  jaunes  et 
soyeux,  par  les  falaises  qui  déclinent  et  pen- 
chent vers  la  mer,  quand  la  procession  déroule 
sa  fantasmagorie  ancestrale  de  costumes,  de 
bannières  et  de  cierges  tremblottants,  l'on  peut 
sans  trop  d'eflbrt  et  d'imaginative  rétrograder 
vers  les  illusions  où,  sous  les  chênes  druidiques 


112  PLATRESET   MARBRES 

Viviane,  mai  exorcisée  encore,  menait  aux 
étangs  de  perdition  les  hommes  du  roi  Gralon 
et  de  Conan  Meriadeck. 

A  vrai  dire,  on  ne  rencontre  guère  à  Sauter^ 
Anna  d'autres  costumes  que  ceux  dont  la  vue 
est  ici  coutumière.  Le  drap,  la  futaine  bleue, 
avec  ça  et  là  des  agréments  écarlates  ou  jaunie 
serin,  quelques  rubans  de  velours  ponceau  et 
force  guimpes  de  mousseline  blanche,  repré- 
sentent l'effectif  des  splendeurs  indigènes.  Seuls 
deux  ou  trois  porte-fanions  qui  marchent  autour 
de  l'évêque,  un  lourdaud  mal  harnaché,  ont 
arboré  des  toilettes  somptueuses,  les  costumes 
d'antan,  mais  si  peu  harmoniques,  si  drôlement 
ajustés  à  celles  qui  les  portent,  qu'on  les  croi- 
rait venus  en  location  de  chez  quelque  Babin 
sous-préfectoral. 

Grand,  osseux,  mal  bâti,  coiffé  d'une  mitre  à 
soufflet  rouge  pareille  aux  sacs  à  pralines  des 
moins  illustres  épiciers,  le  «  cuistre  violet  »  ne 
bénit  pas  avec  toute  l'élégance  désirable. 

Pour  exercer  honnêtement  son  industrie  et 
bonifier  son  attitude,  il  devrait  obtenir  quelques 
leçons  de  Mounet  Sully,  répéter  ses  pas  avec 
Mme  Stichel. 

A  l'issue  des  vêpres,  le  cortège  se  reforme  et 
prend,  malgré  l'averse  opiniâtre,  le  chemin  de 
la  mer.  C'est  un  remous  de  parapluies  aux 
ombelles  uniformes,  assimilant  de  point  en 
point  la  boueuse  théorie  à  ces  ballets  de  cham- 
pignons ou  de  cucurbites  que  le  Châtelet  fait 
d'habitude  reluire  vers  dix  heures  et  demie  du 


PLATRES  ET  MARBRES  113 

soir.  Le  ciel  gris,  d'un  vilain  gris  fumeux  et 
sale.  Des  nuages  encapuchonnent  le  Menez- 
Hom  ;  la  procession  barbote  dans  une  fange 
liquide;  tous  les  pèlerins  sont  plus  ou  moins 
éclaboussés;  les  fonds  d'or  et  d'outre-mer  noyés 
dans  la  bruine;  le  temps  «  sinistre  »,  comme  le 
disait,  non  sans  quelque  emphase,  le  passeur 
de  Dineault  qui,  dès  l'aube,  transportait  dans 
son  bac  les  voitures  et  les  promeneurs  du  Faou. 

Le  spectacle  n'est  point  à  l'église.  Les  ro- 
mances bêtes,  la  procession  vulgaire,  l'épiscope 
très  inférieur  aux  choristes  de  V Africaine,  vile- 
ment expédiés,  reste  le  fête  véritable,  la  ker- 
messe, la  ducasse,  la  vervena,  la  réjouissance 
canaille,  enfin,  quel  que  soit  le  nom  dont  il 
vous  plaira  la  nommer. 

Au  milieu  des  tentes  où  graillonnent  maints 
ragoûts  pestilentiels,  attablés  à  des  tréteaux 
boiteux,  des  hommes  boivent,  mangent,  écor- 
chent  le  renard  avec  l'aisance  de  Bruscambille 
ou  de  Sancho  Pança.  Une  toute  jeune  fille,  sous 
le  chaperon  éclatant  de  Pont-l'Abbé,  mord  à 
même  les  os  de  sa  pitance,  le  menton  lubrifié  de 
graisse  et  d'échalote.  Une  odeur  d'évier,  de  peau 
humaine,  de  spiritueux,  de  caporal  et  de  papier 
d'Arménie  offusque  l'odorat.  Des  ivrognes,  le 
dos  plaqué  de  boue,  à  la  façon  des  ruminants, 
s'effondrent  sur  le  chemin,  dans  les  flaques  de 
vase.  D'autres  chantent,  vavacrent  et  se  gorgent 
d'eau-de-vie  à  chaque  reposoir,  dans  les  caba- 
rets de  feuillage  dont  la  verdure  tient  encore, 
grâce  à  l'ondée  inépuisable.  Une  tribu  de  roma- 

8 


114  PLATRES    ET   MARBRES 

nichèls,  vieilles  grimaçantes,  jeunes  hommes 
hautains  comme  des  dieux,  bohémiennes  aux 
regards  luisants,  à  la  peau  couleur  de  cuivre 
neuf,  mioches  pouilleux  et'  superbes,  occupe  lo 
champ  de  foire  tout  entier.  Les  femmes  exercent 
le  métier  de  somnambules  pour  l'édification  des 
gobe-mouches,  à  qui  sainte  Anne  elle-même  ne 
suffit  pas.  Les  mâles  tiennent  des  jeux  de  bara- 
ques, des  têtes  de  turc,  des  «  massacres  »  et 
des  tirs  aux  macarons.  D'autres,  et  ce  sont  les 
mieux  achalandés,  exercent  le  bonneteau  avec 
une  maîtrise  que  ne  surpassent  en  aucune  ma- 
nière les  apaches  dans  les  trains  de  course,  les 
sunday  men  au  Point-du-Jour.  Avoir  quitté 
Paris,  ses  ergastules  et  ses  vapeurs  fiévreuses, 
les  lampes  Popp  et  le  pavé  de  bois;  habiter  un 
coin  perdu,  un  coin  érémitique  des  Cor- 
nouailles;  avoir  en  carriole  et  par  des  routes 
exécrables  fait  un  nombre  imposant  de  lieues; 
avoir  franchi  à  gué  des  rivières  et  supporté  les 
grains  tenaces  qu'apporte  le  suroît;  avoir  des 
limbes  du  souvenir  mandé  le  poème  de  Cor- 
bière, pour  trouver  en  face  du  sanctuaire  et 
parmi  les  ajoncs  de  la  Palud  ce  même  guéri- 
don où  les  voyous  du  dimanche  rançonnent  leurs 
victimes  dans  les  sites  frituriers!  Mais,  ici,  le 
bonneteur  opère  sans  crainte.  Il  ne  redoute  pas 
qu'un  agent  malévole  interrompe  le  cours  de  ses 
travaux.  En  dix  minutes,  les  trois  cartes  déva- 
lisent un  croquant  allumé  déjà  d'une  pointe 
de  vin.  Panent  et  circensesl  II  faut  bien  que 
l'électeur  s'amuse  et  que  le  contribuable  goûte 


PLATRES   ET  MARBRES 


115 


quelques  loisirs  après  sa  visite  au  percepteur. 

Le  soir  tombe  déjà.  Les  voitures,  breaks 
jardinières,  calèches  déhiscentes,  l'une  après 
l'autre,  s'en  vont  au  pas  funèbre  de  leurs  rosses. 
Des  bourgeois  endimanchés,  des  fillettes  à 
chapeaux  hideusement  fleuris,  des  adolescents 
vêtus  de  complets  trop  modernes^  s'égaillent  à 
la  recherche  de  leurs  tape-culs.  La  Belle  Jar- 
dinière, comme  partout  ailleurs,  étend  sur  les 
coteaux  de  Plomodiern  son  règne  incontesté. 

Mais,  là-bas,  à  l'horizon,  sous  une  écharpe 
de  brume  qu'emporte  le  vent  sonore,  tout  à  coup 
paraît  un  lambeau  d'azur.  Des  gouttes  de  soleil 
pleuvent  sur  les  flots.  Comme  un  linceul  de 
tafl"etas  bleuâtre  passementé  d'argent,  la  vague 
borde  l'arène  de  franges  dentelées.  Dans  sa 
grâce  alanguie  de  courtisane  amoureuse,  la  mer 
halète  doucement;  la  mer  nue  et  splendide;  la 
beauté  console  d'âge  en  âge  les  Ephémères  de 
leurs  vaines  turbulences,  de  leurs  superstitions 
grotesque  et  de  la  laideur  incurable  qu'ils  propa- 
gent autour  d'eux. 

AQÛt  1902-1912, 


La   Médaille  qui  s'efface. 


Les  Pardons,  manifestement,  dépouillent  leur 
caractère  primitif,  alléguait  un  beau  parleur,  à 
table  d'hôte,  poussant  vers  les  Parisiens  cha- 
que trait  de  son  discours.  Le  manque  de  foi,  le 
snobisme,  les  Grands  Magasins  qui  permettent 
à  chacun  d'endosser  le  hideux  uniforme  de  la 
«  civilisation  »  ;  les  trains  qui,  six  mois  durant, 
vomissent  dans  les  paysages  les  plus  écartés 
leur  bétail  omniprésent  de  touristes,  concourent 
à  désorganiser  les  pompes  de  ce  genre,  à  subs- 
tituer aux  fêtes  populaires  un  spectacle  payant. 
Cène  sont  plus  les  jeux  ordonnés  parle  culte  ou 
les  goûts  d'une  race,  mais  bien  un  trompe-rœil 
idoine  à  foraminer  les  bourses  étrangères.  Aux 
visiteurs  des  Pyrénées,  le  montagnard  fait 
admirer  sa  grotte,  son  herbier,  ses  vaches,  sa 
cahute.  Il  donne  au  poids  de  l'or  une  écuelle  de 
ce  lait  parfumé  d'origan  et  de  thym,  froid  comme 
l'eau  neigeuse  des  torrents,  où  le  pain  de  seigle 
prend  un  goût  d'ambroisie.  Les  paysans  d'Ober- 
ammergaû  cabotinent  la  Passion  aux  gobe- 
mouches  que  la  mode  conduit  vers  leurs  bois 


PLATRES  ET   MARBRES  117 

de  mélèzes,  d'épicéas,  de  hêtres  et  de  pins.  Les 
plazas  de  toros,  accessibles  à  tous  les  genres 
d'aveugles  protecteurs  d'animaux,  font  paraître, 
de  jour  en  jour  plus  attristant  le  déclin  de  la 
tauromachie.  Où  sont  les  «  grandes  épées  », 
comme  disait  cet  excellent  vicomte  de  Bornier? 
Qui  tient  aujourd'hui  le  glaive  magnanime  de 
Montés,  d'El  Tato,  de  JoséDominguez,  de  Fras- 
cuelo  et  de  Guerrita?  Il  en  est  de  même  en 
Bretagne  où  les  pardons,  au  lieu  d'une  mani- 
festation de  l'allégresse  plébéienne,  du  mysti- 
cisme local,  n'offrentqu'uneparadeniaise,  propre 
à  divertir  les  cyclistes  en  rupture  de  comptoir, 
les  victimes  des  «  petits  trous  pas  chers  »  que 
leur  insuffisance  intellectuelle  oblige  à  se  crever 
d'ennui  devant  l'azur  de  la  mer  et  du  ciel.  Dans 
quelques  années  on  sera  tenu  de  louer  des 
choristes  pour  symboliser  l'âme  des  vieux 
Bretons, 

L'homme  immobile  auprès  de  l'immuable  chose, 

comme  dit  José-Maria  de  Hérédia. 

L'Armorique,  pour  peu  d'argent,  acquerra  la 
fleur  des  lavoirs,  la  crème  des  «  fortifs  »,  qu'elle 
aura  bientôt  fait  de  maquiller  en  pèlerins  con- 
vaincus. Théodore  Botrel  ne  se  déguise  en 
Breton  que  depuis  qu'il  fréquente  la  Bulle  et 
se  sent  à  jamais  incapable  de  parler  français. 
Pourquoi  les  bourdonniers  de  Lourdes,  les  cucu- 
piètres  d'Auray  ne  suivraient-ils  pas  l'exemple 
du  barde  montmartrois?  Cet  été,  d'ailleurs,  le  peu 
qui  reste  encore  des  antiaues  oardons  n'a  revêtu 


418  PLATRES   ET   MARBRES 

aucune  espèce  de  gloire.  Il  en  faut  accuser 
d'abord  les  météores,  tant  de  brouillards  et 
d'ondées  oîi  se  détrempent  les  horizons  que  le 
prestige  du  Soleil  n'a  point  illuminés.  La  dévo- 
tion en  waterproof,  l'extase  sous  un  parapluie, 
à  travers  les  pentes  boueuses  et  les  chemins 
défoncés,  cela  dégoûterait  même  les  bienheu- 
reux ascètes  du  sixième  acte  de  Faust  :  Pater 
Angeliciis  ei  Pater  Prof undus.  La  fenaison  est 
en  retard.  Les  blés  couchés  pourrissent,  attendant 
la  faucille  des  estivandiers.  Mais  c^  qui  réduit 
avant  tout  les  assemblées  d'automne,  c'est  le 
dérangement  causé  aux  champêtres  par  la  sédi- 
tion de  MM.  de  Mun  et  consorts.  Pendant  qu'ils 
buvaient  du  trois-six  à  Landerneau,  élevaient  des 
abeilles  à  Ploudaniel,  vociféraient  à  Quimper  : 
«  Mort  aux  juifs  !  »,  nos  culs-terreux  abandon- 
naient leur  froment,  leurs  patates,  leurs  mois- 
sons. Boire  de  l'eau-de-vie  aux  frais  des 
congrégations,  braire  des  cantiques  assaisonnés 
de  Marseillaise,  beugler  tour  à  tour  :  «  Vive  le 
Sacré-Cœur!  Vive  la  liberté!  »  cela  n'emplit 
guère  l'estomac  ni  le  grenier.  Ce  n'est  pas  de 
cette  viande  que  l'on  pourra  dîner  pendant 
l'hiver.  Aussi,  la  géorgique  donne  ferme  depuis 
que  le  dernier  hobereau,  conduisant  la  dernière 
nonnain  dans  le  pigeonnier  de  ses  ancêtres,  a, 
sans  risque  ni  labeur,  protesté  contre  la  Loi. 
Les  rustres  que  menace  la  famine  se  sont  remis 
à  l'ouvrage,  étourdis  encore  un  peu  des  liba- 
tions qu'ils  popinèrent  depuis  quelque  temps. 
Absence  qui  détourne  du  sanctuaire  la  caterve 


PLATRES  ET   MARBRES  119 

pittoresque  des  porteurs  de  braies.  Ln  un  mot, 
les  figurants  de  la  pieuse  mascarade  ont  fait 
relâche  ce  mois  d'août. 


Ce  qui  fait  relâche,  c'est  encore  le  type  breton, 
ce  fameux  «  type  breton  »  que  les  érudits  et  les 
penseurs  de  V Antijuif  tiennent  pour  incommu- 
table  et  permanent.  A  vrai  dire,  les  types 
bretons  se  ramènent  ici  (à  part  quelques  élé- 
ments excentriques)  aux  apports  ordinaires  du 
conglomérat  français.  Parcourez  la  collection 
de  cartes  postales  éditées  par  Villard.  Vous 
trouverez  les  caractéristiques  ordinaires  de  toute 
la  province,  en  exceptant  peut-être  les  rares  et 
gigantesques  néo-Celtes,  les  Kymris  aux  yeux 
pers,  aux  crins  fauves,  que  l'on  trouve  encore  à 
peu  près  purs  dans  les  districts  maritimes  : 
Tréguier,  Saint-Pol-de-Léon,  Vannes  et  Quim- 
per.  11  est  juste  de  dire  que  c'est  en  leurs  pays 
que  le  dialecte  breton  s'est  perpétué. 

Quant  à  ceux  de  la  montagne  et  de  la  plaine 
intérieure,  ce  sont  des  ibéro-ligures  (comme  la 
plupart  des  riverains  de  la  Loire).  Vous  avez 
marqué  précédemment  le  caractère  espagnol  de 
leurs  costumes,  de  leurs  églises.  Cette  nation  est 
double.  Voici  d'abord  le  brun  à  tête  elliptique, 
à  face  longue,  aux  traits  finement  dessinés,  à 
méplats.  C'est  le  type  du  sud,  l'exemplaire 
sémitique,  nombreux  dans  le  Morbihan,  l'Ibère 
tel  qu'on  le  voit  dans  les  deux  Navarres,  les  pays 


120  PLATRES  ET   MARBRES 

de  Soûle  et  de  Labour,  la  Biscaye  et  le  Guipuzcoa. 
Quant  aux  bruns  dont  la  tête  s'avère  sphérique, 
les  cheveux  luisants,  les  yeux  noirs  et  petits,  ce 
sontles  Ligures.  Eux  ne  vinrent  point,  comme  les 
Ibères,  de  l'Afrique.  Ils  dévalèrent  de  l'Asie  en 
suivant  le  Danube,  le  Haut-Rhin  et  la  trouée  du 
Jura.  Apparemment,  ce  furent  au  début  des 
Mongoloïdes.  Le  type  extrême,  à  Pont-l'Abbé, 
semble  presque  Chinois.  Les  femmes  portent  un 
casque  phallique  dont  le§  dessins  se  retrouvent 
dans  l'Extrême-Orient  (cercle  solaire,  gouttes  de 
clarté,  ornements  de  paillon  qui  symbolisent  la 
génération  émanant  du  Soleil).  A  Ploudergat, 
riiabitdes  mariés  semble  de  tous  points  identique 
à  celui  des  princesses  iakoutes,  dont  un  portrait 
décore  le  roman  de  Strienski  :  Sur  la  lisière 
des  forêts.  Ernest  Renan  qui,  par  certaines 
origines,  était  un  peu  cousin  des  gens  de  Pont- 
l'Abbé,  disait  qu'il  y  avait  en  lui  des  traces  de 
Lapon. 

Ces  peuples  qui,  s'ils  avaient  gardé  leur 
langue  maternelle,  parleraient  les  uns  le  turc;  les 
autres  le  berbère  (eskiiarra),  par  quelle  incanta- 
tion les  a-t-on  voulu  donner  pour  Celtes?  Parce 
que,  sans  doute,  depuis  trois  mille  ans  à  peine, 
ils  ont  adopte  le  sanscrit  —  après  avoir  été 
celtisôs  par  une  immigration  d'Aryas.  C'est  le 
lignage  peu  mâtiné  des  Kymris,  Celtes  ou 
Bretons,  venus  de  la  Grande-Ile,  au  v**  siècle, 
pour  fuir  les  Saxons  et  la  peste  jaune,  sous  la 
conduite  de  chefs  religieux  et  militaires,  Saint 
Dunstan,  saint  Colomban  que  vénèrent  encore 


PLATRES  ET  MARBRES  121 

d'une  même  latrie,  Armoricains  et  Irlandais. 
Ils  parlent  encore  le  kimraëg,  une  langue  sans- 
crite analogue  à  l'ancien  gaulois  et  correspondant, 
malgré  quelques  nuances  de  dialectes,  à  l'erse, 
ou  érinnack,  employé  en  Irlande  et  dans  tout  le 
border  écossais. 

Mais,  avant  cette  occupation  tardive,  la  Bre- 
tagne n'eut  d'autres  éléments  ethniques,  d'autres 
habitants  que  ceux  dont  est  formé,  à  part  les 
provinces  excentriques  do  l'Est  et  du  Midi,  ce 
qu'on  nomme  si  mal  à  propos  le  peuple  français. 
La  race  indo-germaine  —  les  Celtes  ou  Gaulois 
aux  yeux  bleus,  à  la  chevelure  ardente,  venus 
de  l'Europe  occidentale  ou  septentrionale  peut- 
être  même,  comme  les  Ligures,  de  la  haute  Asie 
—  n'abonde  pas  dans  la  Bretagne  armorique.  Je 
n'en  ai  vu,  quant  à  moi,  que  deux  types  dans 
tout  l'arrondissement  de  Châteaulin  :  une  auber- 
giste du  Faou,  déjà  très  vieille  femme,  et 
M.  François  Leguiner,  juge  de  paix  à  Lande- 
venec.  César,  qui  traite  l'ethnographie  avec  la 
plus  calme  désinvolture,  classe  les  divers  Asiates 
parmi  les  Celtes  ou  Gaulois.  Linguâ  sua  Celtce^ 
nostrâ  Galli  appellantur.  Il  confond  les  masses 
populaires  avec  l'aristocratie  blanche  qui  les 
«  civilisa  ».  Déjà,  donc,  au  temps  de  César,  ils 
usitaient  le  langage  celtique.  C'est  pourquoi  le 
latin  —  dérivé  de  leur  idiome  —  les  entama  peu, 
sauf  dans  l'est,  à  Rennes,  où  les  gallois  furent 
ainsi  nommés  parce  qu'ils  parlaient  français.  Au 
petit  nombre  de  Celtes  incorporés  alors  aux 
peuplades  ibériques  et  liguriennes,  il  convient 


122  PLA.TRES    KT   MARBRES 

d'ajoibter  les  néo-Celtes  blonds,  venus  de  la 
Grande-Ile,  au  v^  siècle.  Géants  flaves,  idolâtres 
et  magnifiques,  race  de  poètes  et  de  marins  qui 
se  plaît  aux  rêves  légendaires,  aux  entreprises 
insensées.  A  eux,  pour  une  importante  fraction 
du  moins,  appartiennent  Chateaubriand,  Le  men- 
nais  et  la  plupart  des  grands  navigateurs  armo- 
ricains. Au  panthéisme  druidique  des  anciens 
habitants,  au  polythéisme  védique  des  néo- 
Celtes  se  sont  greffés  quelques  vestiges  des 
cultes  égyptiens.  Dans  le  Morbihan,  pour  dix 
femmes  en  noir,  leur  habituelle  parure,  on  en 
trouve  une  qui,  de  la  tête  aux  pieds,  se  revêt 
d'écarlate.  C'est  une  phénicienne.  Les  jésuites 
qui  composent  des  hymnes  pour  les  paroissiens 
du  diocèse  de  Vannes  font  dire  à  leurs  cho- 
ristes ce  refrain,  idiot  parmi  tant  d'autres  : 

Catholique  et  Breton,  toujours! 

Or,  ces  «  traditionnels  »,  race  de  soi-disant 
granit  et  de  chêne,  ont  sans  cesse  combattu  pour 
des  dogmes  importes  du  dehors,  des  fétiches 
adventices,  contre  les  Romains  pour  les  Druides 
(Vclléda),  contre  les  rois  de  France  pour  les 
princes  anglais,  contre  la  Révolution  pour  les 
rois  de  France  et,  maintenant  encore,  pour  les 
rites  orientaux.  Quels  indigènes! 

Le  catholicisme,  néanmoins,  a  marqué  ce  pays 
d'une  empreinte  vigoureuse.  C'est  lui  seul  qui, 
par  la  vertu  de  son  obscurantisme,  conféra  l'ho- 
mogénéité à  des  peuples  si  divers.  L'entêtement, 
l'ivrognerie  et  la  saleté,  comme  des  cryptogames 


PLATRES  ET  MARBRES  123 

vénéneux,  ont  grandi  sous  sa  tutelle,  champi- 
gnonné  dans  son  ombre.  Mais  voici  que  les 
types  s'oblitèrent;  la  foi  des  aïeux  se  désa- 
grège. La  médaille  s'efface,  les  contours  adoucis 
peu  à  peu  se  confondent  avec  la  généralité  du 
type  humain.  Il  faut  longtemps  chercher  dans 
une  foule  bretonne  pour  trouver  un  gall,  un 
ibère  offrant  les  traits  caractéristiques  de  leur 
sang.  Les  échanges  plus  communs,  l'air  béni  de 
la  Révolution  qui  balaie  chaque  jour  la  lande  bre- 
tonne et  chasse  les  miasmes  du  passé,  rendent 
l'homme  pareil  à  lui-même,  d'un  bout  à  l'autre 
de  l'univers.  La  fraternité  des  cœurs  et  des 
intelligences  pétrit  dans  un  moule  identique  la 
face  de  tous  les  peuples  en  marche  vers  la 
lumière,  la  délivrance  et  la  raison. 

Morgat,  1903. 


Marines. 


Un  matin  gris,  d'un  gris  mat  et  blême,  d'un 
gris  après  l'orage,  décolore  le  golfe  de  Brest,  en 
estompe  les  lointains,  approche,  comme  une 
toile  de  fond  sans  air  ni  perspective,  les  falaises 
de  Querlen,  des  Espagnols,  de  Roscanvel. 
Horizon  terne,  mer  plombée,  avec  çà  et  là, 
comme  des  écumes  paies,  un  vol  —  grisâtre 
aussi  —  de  mauves  et  de  goélands. 

Depuis  ce  mois  d'août  mil  neuf  cent  trois  où 
notre  éminent  confrère  de  la  Dépêche  à  Brest  le 
nommé  Goudurier,  essaya  pour  accroître  son 
tirage  de  me  faire  assassiner  par  les  yaous  de 
Camaret,  en  collaboration  avec  le  sieur  Tou- 
douze,  cacographe  mort  depuis,  je  n'avais  point 
revu  ce  coin  maritime,  sauvage  et  délicieux. 

Le  bateau  de  Morgat  traverse  la  rade,  au 
beuglement  des  sirènes  que  parfois  interrompt 
le  grincement  aigu  d'un  sifflet  à  vapeur. 
Encombré  de  malles  et  de  touristes  sans  pres- 
tige, le  pont  a  l'aspect  inhospitalier  des 
tramways  quand  tombe  une  averse  inopinée.  Et 
voici  toutes  les  espèces  de  petits  bourgeois.  En 


PLATRES    ET   MARBRES  12o 

rupture  de  comptoir,  de  bureau,  la  famille 
Homais  et  celle  de  Joseph  Prudhomme  vont  à 
la  conquête  des  «  petits  trous  pas  chers  ».  Cela 
bavarde,  épilogue,  échange  des  aperçus  tout 
faits,  éprouve  déjà  l'immense  ennui  que  la  mer 
Communique  au  bétail  humain.  Le  bourgeois, 
en  effet,  se  crève  sur  les  plages,  comme  le 
paysan  dans  les  baignoires  :  mais  il  n'en  con- 
vient pas. 

Sur  la  passerelle,  une  femme  laide  et  rêveuse 
établit,  à  grand  renfort  de  tabourets,  une  sorte 
de  barrage  autour  du  timonier,  intercepte  le 
«  point  de  vue  »  au  commun  des  passagers. 
Son  mari,  désagréable  et  chafouin,  prélève  des 
kodaks  sur  l'immensité,  en  exhalant  des  apo- 
phtegmes, La  sirène  mugit,  La  nef  s'ébranle 
et,  dans  un  remous  d'eau  trouble,  inscrit 
le  sillage  du  départ.  Des  odeurs  salines  mon- 
tent dans  la  froide  clarté  :  l'amertume  des 
varechs,  l'émanation  fraîche  des  algues,  le 
parfum  sexuel  des  goémons.  Les  rocs  de  por- 
phyre se  découpent  en  arêtes  menaçantes, 
inhospitalières  à  l'homme,  inhospitalières  au 
végétal.  Pas  d'arbres,  peu  de  gazon.  Le  vert 
sans  éclat  des  bruyères  et  des  genêts,  avec,  aux 
fonds  vaseux,  les  pâtis  noirs  de  salicores  et  de 
pourpier  maritime. 

Ces  escarpements,  ces  côtes  de  basalte  et  de 
granit  qui  saignent,  comme  écorchés,  dans  le 
jour  neutre  d'un  mois  d'août  sans  soleil,  revêtent 
par  moments  une  splendeur  étrange,  un  éclat  de 
rêve  et  d'incomparable  beauté.  La  lumière  vive 


126  PLATRES   ET   MARBRES 

des  après-midi,  les  rayons  incandescents  du 
crépuscule  se  réfractent,  se  dégradent  en  colo- 
rations véhémentes.  Et  ce  sont  de  lucides  amé- 
thystes, des  saphirs  aux  grèves  d'or,  aux 
cirques  de  lapis.  Le  flot  verdâtre  et  bleu,  fascé 
d'azur  et  de  sinople,  entraîne  pêle-mêle  aigues- 
marines  et  turquoises  ou  bien,  laiteux,  pareil 
dans  sa  cuve  atlantique  à  du  bronze  fondu, 
semble  éteindre  le  couchant  sous  une  vague  de 
perle,  de  nacre  et  de  burgau. 


La  mer  étale —  dans  l'entr'acte  du  flux  et  du 
reflux  —  prodigue  ses  mirages,  de  la  pointe  du 
Gouïn  au  fanal  du  Keravès.  Une  brume  vapo- 
reuse, une  apparition  édénique  de  Thulé  ou 
d'Asegard.  Bleus  pers,  lilas  et  mauve,  gris  tur- 
quin,  pastel  violacé  des  héliotropes,  rose  des 
roses-thé,  outremer  des  turquoises  et  verts  des 
malachites  se  transforment,  se  dégradent  en 
mille  nuances  délicates  ou  violentes,  comme  si 
des  élytres  de  scarabées,  des  corolles  de  fleurs, 
des  ailes  de  papillons,  des  nacres  de  pétoncles 
mariaient  leurs  teintes  dans  le  poudroiement  du 
soir,  tandis  qu'à  l'horizon,  sous  l'écharpe  de 
rêve  et  le  brouillard  magique,  un  double  azur  :  les 
cieux,  les  flots,  vibrent  confondus  en  un  baiser 
de  lumière.  Le  soleil  plonge  son  orbe  de  cuivre 
aux  fournaises  du  couchant.  Les  petites  vagues 
chaperonnées  de  flammes  étincellent  au  large, 
comme  une  danse  d'esprits  ignés,  comme  un 


PLATRES  BT  MARBRES  J27 

vol  de  Salamandres  en  ambassade  aux  pays  des 
ondins.  Mais  sous  le  granit  des  falaises  dont 
les  rochers  d'ocre  et  de  vermillon,  les  escarpe- 
ments se  détachent  en  vigueur  autour  de  cales 
assombries,  déjà  les  eaux  prennent  leurs  teintes 
crépusculaires,  le  sfumato  qui  mue  en  noire 
architecture  l'image  ondoyante  de^  écueils. 

L'anse  de  Camaret,  qui  s'arrondit  et  se  creuse 
derrière  la  presqu'île  de  Crozon,  met  à  l'abri 
des  tempêtes  un  peuple  tout  entier  de  barques 
et  de  pêcheurs.  Le  village  s'oriente  d'après  ce 
golfe  en  miniature,  avec  ses  maisons  blanches, 
au  pied  d'un  morne  coteau  que,  par  places, 
anime  le  geste  puéril  des  moulins  à  vent.  Le 
quai  où  viennent  s'amarrer  les  canots  de  plai- 
sance, les  embarcations  des  caboteurs  et  les 
bateaux  de  pêche  domine  un  cirque  de  coteaux 
qui  descend  vers  l'Atlantique  et  se  perd  au  loin- 
tain. A  gauche,  un  «  sillon  »  transformé  en 
estacade  désoblige  les  regards  épris  de  beauté 
par  deux  monuments  vétustés  et  saugrenus. 
L'un,  une  chapelle  caca  d'oie  sans  aucune 
apparence  de  ligne  ou  d'architectonique,  l'autre 
une  tour  lie  de  vin,  érigée  par  Vauban  contre 
les  Anglais. 

Rien  de  plus  sot  que  l'aspect  de  ces  ruines, 
dont  Toudouze,  littérateur  déjà  nommé,  a  jadis 
empêché  la  destruction  avec  un  déplorable 
succès. 

Quand  l'approche  de  la  nuit  ramène  au  port 
la  flottille  des  sardiniers,  les  preneurs  de 
congres  ou  de  langoustes,  c'est  le  jeu  des  voiles 


128  PLATRES  KT   MARBRE? 

blanches,  des  voiles  couleur  de  tan,  le  sillage 
des  carènes  abordant  comme  des  cygnes  au 
lieu  de  leur  repos.  Les  cordages,  les  mâts,  les 
antennes  découpent  en  plein  éther  leurs  images 
hardies.  Les  filets  bleuâtres,  qui  se  mêlent  à  la 
vague  et  trompent  les  bêtes  méfiantes  de  la 
mer,  pendent  aux  vergues  comme  une  cheve- 
lure de  sirène  et,  dans  les  lueurs  expirantes, 
prennent  le  reflet  somptueux  des  pierreries. 

Ici,  comme  dans  presque  toute  la  Bretagne 
armoricaine  et  dans  la  plupart  des  pays  fran- 
çais, la  haine  de  l'Angleterre  empoisonne  les 
meilleurs  esprits. 

Le  chanoine  Moreau^  qui  s'est  fait  l'historio- 
graphe du  siège  de  Roscanvel  par  le  maréchal 
Daumont,  au  xvi^  siècle;  la  Société  des  biblio- 
philes bretons,  qui  narre  dans  ses  Mélanges  his- 
toriques la  descente  des  Anglais  vers  la  fin  de 
Louis  XIV,  et  la  défense  de  Vauban;  le  cheva- 
lier de  L...,  qui  a  raconté  les  horreurs  de  la 
Surveillante  et  la  pieuse  férocité  de  Ducouëdic 
lequel,  après  avoir  fait  sauter  un  navire  et  mas- 
sacrer l'équipage  du  Québec,  ordonna  des  prières 
pour  les  morts;  Levot,  dans  son  Histoire  de  la 
ville  de  Brest,  manifestent  contre  l'Anglais  une 
animadversion  qui  n'a  d'égale  que  la  turpitude 
et  la  bassesse  de  leur  langue.  Leur  chauvinisme 
ne  va  pas  jusqu'à  parler  français! 

En^ souvenir  de  la  grande  bataille  du  18  juin 
1694,  les  habitants  de  Camaret  ont  donné  à  la 
grève  de  Trèz-Rouz  le  nom  de  Maro-ar-Saozon^ 
«  la  Mort  aux  Anglais  »,  nom  amplement  justifié 


PLATRES    ET   MARBRES  129 

par  le  massacre  qui  se  fit  sur  la  crique  au  sable 
rouge.  Un  bardit  vanté  par  les  folkloristes 
modernes  est  le  gwertz  plus  ou  moins  authen- 
tique, le  chant  commémoratif  de  cette  bouche- 
rie :  «  Homo  homini  lupus  »,  dit  Hobbes.  Le 
Breton,  ivrogne,  misonéiste  et  catholique,  a, 
pour  se  montrer  un  atroce  loup-garou,  deux  rai- 
sons de  plus  que  ses  frères  en  humanité. 

Aucun  vestige  des  anciennes  horreurs  ne  sub- 
siste dans  l'heureuse  bourgade  où  se  plaisent  les 
peintres  et  qu'a  choisie  André  Antoine  pour 
séjour  d'été.  L'hôtellerie,  accorte  et  lumineuse, 
ouvre  sur  la  calanque  même  où  s'abrilent  les 
nefs.  Après  le  canotage,  les  plaisirs  alternés 
de  la  voile  et  de  la  rame,  Camaret  n'offre 
pas  d'amusement  plus  soutenu  que  la  chasse 
aux  voiucres  de  l'Océan.  Sur  le  «  lion  »  du  Tou- 
linguet,  sur  les  pointes  du  GaT'rec-hii',  sur  le 
Berniou-Piz  abondent  les  oiseaux  maritimes  : 
goélands  à  manteau  bleu,  guilloux,  mouettes, 
hirondelles  de  mer,  et  ces  perroquets  bizarres 
qui  se  nourrissent,  comme  les  pêcheurs  ailés 
dont  ils  partagent  l'habitacle,  de  poulpes  et  de 
crustacés.  Les  cormorans,  hardis  écumeurs  du 
golfe  de  Brest,  reviennent  chaque  soir,  le  cou 
tendu  sur  leurs  ailes  noires,  comme  une  flèche 
sur  son  arc,  vers  ce  «  lion  »  accroupi  dans 
Tarcne  écumeusc.  En  juin,  les  nids  abondent, 
confiés  à  la  formidable  lulelle  de  la  mer.  Les 
pauvres  gens  dévorent  la  chair  coriace  des  vau- 
tours à  pieds  palmés  qui  mangent  leurs  pois- 
sous,    et  de    leurs    œufs    ils  fabriquent  toutes 

9 


130  PLATRES    ET   MARBRES 

sortes  de  pâtisseries  locales  dont  il  n'est  guère 

possible  de  goûter  la  saveur  qu'après  un  long 

entraînement. 

Eux,  les  dompteurs  de  la  vague,  de  la  vague 

perfide  et  nourricière,  ne  regardent  pas   de  si 

près  aux  moissons  qu'elle  donne.  Rois  sur  leurs 

«  petites  fustes  »,  comme  disait  Villon,  ils  ont 

en  récompense  de  la  terre  et  des  repos  médiocres 

la  vie  haute  et  libre  des  hommes  qui  n'obéissent 

qu'à  eux-mêmes,  et  tirent  leur  subsistance  comme 

une  gloire,  du  danger. 

* 
•  * 

A  marée  basse. 

Cette  côte  du  Finistère  est  le  pays  des  cavernes  ; 
leurs  architectures  surhumaines,  leurs  voûtes  en 
arceaux,  leurs  déambulatoires,  leurs  salles  mys- 
tiques, leurs  porches  enveloppés  d'un  jour  cré- 
pusculaire, s'étendent  sous  la  mer,  pénètrent  les 
rochers.  Quand  viennent  les  jours  de  l'équinoxe, 
emportant  le  flot  qui  se  contracte  et  n'alanguit 
plus  son  rythme  aux  grèves  coutumières,  c'est 
une  féerie  inquiétante  et  douce,  pareille  au  chant 
des  Nymphes  qui,  sous  les  vertes  ondes,  tissaient, 
dans  la  grotte  de  Cyrène,  la  toison  des  béliers 
maritimes,  des  troupeaux  hyalins.  Voici  que  la 
marée,  en  désertant  les  plages,  met  à  découvert 
les  royaumes  humides,  les  lacs  prisonniers  dans 
les  abîmes  et  les  bois  sonores  que  Virgile  a  chan- 
tés. Un  air  bleu,  d'un  bleu  triste  d'automne, 
baigne  les  longues  avenues,  les  hautes  nefs  où 
traînent,  çà  et  là,  des  ombres  gigantesques.  Par 


PLATRES   ET   MARBRES  131 

places,  des  étangs,  limpides  comme  un  regard, 
font  sur  le  sable  roux  des  taches  d'émeraude. 
Sous  la  transparence  des  eaux,  le  marbre  accroît 
sa  blancheur;  cependant,  les  calcaires  violets 
apparaissent  comme  des  blocs  d'améthyste,  que 
les  anémones  de  mer,  les  amadisia,  ces  vivants 
chrysanthèmes,  étoilent  d'une  exquise  floraison. 
Des  astéries,  les  unes  mauves,  hyalines,  d'un 
azur  trôs  doux  —  pastel  ou  turquoise  —  d'au- 
tres d'une  teinte  plus  violente,  «  haricot  rouge  » 
ou  vert  foncé,  rampent  aux  bas-fonds,  dans  les 
jardins  «  où  croît  l'algue  salée  »,  parmi  les  la- 
minaires, le  goémon  et  les  fucus. 

L'eauronge  le  basalte,  le  porphyre.  Elleusepeu 
à  peu  les  roches  les  plus  dures,  émiette  le  granit 
et  rend  au  flot  la  poussière  des  montagnes.  Mais 
quelques  blocs  subsistent,  dardent  au  loin  des 
écueils  obstinés.  C'est  la  protestation  magnanime 
de  la  terre  contre  l'Océan  despotique.  A  ces  rudes 
lutteurs,  la  vague  donne  un  riche  manteau  de  pé- 
toncles et  de  coquillages  :  patelles,  vigneaux,  gib- 
bules,  haliotides,  et,  par  masses  compactes,  le 
test  ardoisé  des  moules  qu'un  byssus  opiniâtre 
fait  victorieux  des  courants  et  qui  s'applique  aux 
récifs  comme  les  écailles  d'une  armure  japo- 
naise. 

L'imagination  populaire,  le  goût  mythique 
des  Bretons  ne  s'est  guère  mis  en  frais  pour 
inventorier  ces  trésors.  Dans  un  roc  découpé, 
creusé,  ajouré  par  la  tempête,  ils  découvrent  pla- 
tement la  silhouette  d'un  lion  accroupi.  Sur  la 
côte  de  Dinan,  les  guides  s'obstinent  à   vous 


132  PLATRES   ET   MARBRES 

montrer  un  donjon  illusoire,  «  le  château  », 
comme  ils  disent.  Les  trois  écueils  redoutables 
qui  montent  leur  faction  pérennelle  devant  la 
pointe  du  Toulinguet  se  nomment  les  Tas  de 
pois.  Il  est  permis  de  supposer  qu'un  touriste 
dont  le  romantisme  fut  éduqué  par  la  Sabotière 
ou  le  Pardon  de  Ploërmel  s'est  institué  le  par- 
rain bénévole  de  la  Grotte  aux  Korrigans,  vers 
l'anse  de  Morgat. 

Mais  les  noms  imbéciles  ne  prennent  rien  à  la 
beauté  des  lieux,  où  le  deuil  de  la  mer  a  posé  son 
empreinte.  Ici  règne  le  silence  et  la  désolation 
des  villes  englouties.  Ces  arcs,  ces  nobles  pen- 
dentifs, ces  caves,  ces  portiques  baignés  de  lueurs 
vertes  où,  pêle-mêle  avec  toutes  sortes  de  dé- 
bris et  d'épaves,  l'on  rencontre,  au  lendemain 
des  tempêtes,  la  forme  pâle  d'un  noyé,  ces 
antres  échafaudent  leurs  magnificences  étranges, 
pareilles  aux  cathédrales  d'un  culte  malfaisant, 
à  la  pagode  sinistre  d'une  divinité  meurtrière, 
Kali,  Artémis  ou  Dourga.  La  grande  magicienne 
leur  communique  ses  prestiges,  les  captieux 
mirages  qui  font  aimer  l'Océan  comme  une 
courtisane. 

C'est  le  charme  propre  de  la  mer,  de  la 
«  grande  femme  »  qui  se  révèle  ainsi  dans  l'at- 
trait permanent  d'une  éternelle  mue,  épouse  de 
l'Air,  dont  elle  reflète  les  couleurs  et  subit  les 
météores.  Par  un  léger  matin  de  septembre, 
elle  pétille,  elle  miroite  au  grand  soleil  ;  des  étin- 
celles flambent  et  l'embrasent,  tandis  que  la 
vague,  au  bord  de  l'arène  jaunâtre,  se  déroule 


PLATRES  ET  MARBRES  133 

comme  un  clair  manteau  de  satin  bleu.  Puis 
ce  sont  des  couleurs  de  perle  que  nue  à  peine 
le  rose  et  l'orangé.  Voici,  avec  leurs  iris  pro- 
fonds, les  cailloux  du  Labrador,  la  blancheur 
laiteuse  des  pintadines  et  l'arc-en-ciel  orageux 
du  burgau. 

Mais  qu'un  nuage  fasse  écran  :  toute  gloire, 
toute  lumière  s'abolit.  D'un  coup,  la  mer  se 
plombe,  et,  livide,  menace  cruellement  :  les 
grottes,  si  pleines  de  charme  et  d'illusion  tout  à 
l'heure,  ne  sont  plus  quel'égoutde  l'Atlantique, 
un  coupe-gorge  qui  pue  et  qui  fait  froid. 


Les  Arts  du  feu. 


Entre  le  cap  Fréhel  étendant  au  loin  comme 
une  estacade  violatre  les  écueils  de  ses  roches 
poreuses  et  le  golfe  de  Saint-Malo  où  Chateau- 
briand rêve  encore  dans  sa  tombe,  aux  cieux 
transatlantiques,  aux  lointaines  floridcs  qui, 
pendant  les  orages  de  l'an  II,  accueillirent  la 
mélancolie  incestueuse  de  René,  en  une  longue 
découpure  la  Manche  festonne  le  littoral  et, 
selon  des  courbes  harmonieuses,  monte  sur  le 
sable  roux  les  dunes,  en  déchiqueté  les  pro- 
montoires, ou  bien  s'échevêle  et  se  cabre  contre 
les  écueils. 

A  Saint-Briac,  limite  occidentale  de  l'Ille-et- 
Vilainc,  point  extrême  de  cette  côte  adoptée 
hélas  !  par  la  laideur  et  la  sottise  des  riches, 
l'estuaire  du  Frémur  s'envase  quand  descend  la 
marée.  Il  ne  reste  sur  la  plage  médiocre,  d'où  le 
flot  s'est  retiré,  qu'une  teinte  fugitive,  le  pâle 
azur  du  ciel,  reflété  dans  l'eau  croupie.  Et, 
môme,  en  pleine  mer,  cette  côte  malouine 
assume  les  coloris  les  plus  doux,  une  gamme 
de  nuances  opalescentes,  de  reflets  dégradés  où 
se   confondent,    se    mêlent,    se    pénètrent    les 


P^AXHKa    ET    MARBRES 


133 


nuances  délicates  et  changeantes  d'un  arc-cn- 
cielalVaibli.  Ciels  vaporeux,  lointains  de  brumes, 
flot  de  cendre,  toute  lumière  s'atténue  et  s'har- 
monise en  des  gammes  d'une  douceur  péné- 
trante. Ici,  le  spectre  solaire,  peut-on  dire,  ne 
chante  qu'en  mineur.  Verlaine  parle  d'  «  un  bain 
de  jour  si  blanc  que  les  ombres  sont  roses  ». 
Les  bords  du  Flémur,  la  pointe  de  Saint- 
Lunaire,  le  Port-Hue  et  la  Garde-Guérin,  les 
prés  sur  la  falaise  de  salicornes  et  d'oyas,  la 
piste  des  grèves,  tout  ce  paysage  de  la  mer  occi- 
dentale garde  un  peu  de  gris,  même  sous  les 
éclairages  les  plus  vifs.  C'est  la  «  mer  de  lait  », 
cette  mer  que  les  Argonautes  de  Pailas  n'ont 
point  connue,  «  où  la  joie  elle-même  est  un 
peu  triste  »,  dont  le  plus  grand  des  Bretons, 
Ernest  Renan,  déduisit  les  charmes  et  la  tris- 
tesse en  des  phrases  immortelles.  Tout  ce  qui, 
d'ordinaire,  sert  à  la  confection  des  marines 
littéraires,  tous  les  lieux  communs,  les  compa- 
raisons faciles,  toutes  les  images  empruntées  au 
minéral  par  la  longue  suite  des  versificateurs  y 
manqueraient  d'à-propos  et  d'efficace.  Le  saphir 
ne  brille  guère  ici,  encore  moins  1'  «  émeraude  » 
qui  sert  aux  entrepreneurs  de  casinos  pour  dési- 
gner la  côte  armoricaine.  Si  ces  industriels 
étaient  capables  de  voir,  ils  abandonneraient 
r  «  émeraude  »  aux  lacs  des  Pyrénées^,  aux 
gaves  de  Pau  ou  d'Argelès.  Mais  il  ne  s'agit 
aucunement  de  peindre  pour  aguicher  les 
amateurs  de  billets  circulaires.  Témoin  les 
croûtes  aux  épinards  de  M.  Hugo  d'Alési! 


136  PLATRES   ET   MARBRES 

La  seule  image  qui  subsiste,  c'est  la  «  mer  de 
lait  »  prise  à  V Invocation  sur  V Acropole,  soit 
que  la  vague,  épaisse  comme  un  laitier  de  fonte, 
pousse  au  coucher  du  soleil,  sur  un  lit  d'algues 
et  de  varechs,  le  trouble  indigo,  le  «  vert 
monstre  »  de  la  marée  haute,  soit  que  les 
claires  vapeurs  de  l'aube  amortissent  de  leur 
haleine  et  transforment  en  gris  turquin  le  cobalt, 
l'outremer  des  moires  laiteuses  qu'emportent 
les  jusants  vers  la  ligne  d'horizon.  Quand  la 
tempête  brouille  d'un  noir  de  plombagine 
l'opprimante  nuée  oii  crépitent  maints  éclairs, 
ce  sont  encore  des  gris  morts  et  sinistres,  des 
écumes  d'un  blanc  pûle  d'où  toute  couleur  paraît 
absente,  hormis  le  «  roux  fumeux  »  de  l'orage, 
le  bleu  ardoisé  de  la  pluie.  Et  l'œil  se  plaît  à 
cet  achromatisme,  à  cette  longue  suite  de 
clartés  diminuées,  autrement  riche  et  diaprée  et 
féconde  en  jeux  de  lumière  que  la  dure  incan- 
descence, le  «  bleu  perruquier  »  des  ciels  méri- 
dionaux. 

J'ai  retrouvé  le  charme  de  ces  flottantes 
lueurs,  de  ces  grisailles  où  le  rayon  blanc  se 
décompose  à  l'infini  dans  les  émaux,  les  grès, 
les  porcelaines  auxquels  MM.  Eugène  et  Paul 
Baudin  ont  attaché  leur  nom.  Rien  de  plus 
charmant  ni  de  plus  doux  que  les  œuvres  de  ces 
maîtres  potiers. 

Quand,  au  retour  de  la  Commune  et  de  l'exil, 
ayant  lîionté  ce  calvaire  qui  même  pour  les  forts 
et  les  heureux  sera  toujours  la  scale  cValtrai, 
mais  ayant,  par  là  même,  agrandi  sa  techniaue 


PLATHES   ET  3'ARBiV'S  137 

chez  F.es  confrères  de  Londres,  que  l'esthétique 
de  Ruskin  et  des  préraphaélites  orientait  déjà 
vers  un  art  nouveau,  Eugène  Baudin  eut  le  bon 
esprit  de  ne  point  retourner  à  l'atelier  de  sa 
jeunesse.  La  politique  l'avait  déraciné.  II 
demanda  tout  d'abord  à  la  politique  un  emploi, 
un  gîte,  une  consécration,  peut-on  dire,  qui  le 
rachetât  de  son  exil  et  le  dédommageât  du  lemps 
perdu.  Toute  une  législature,  on  put  voir  au 
Parlement  sa  grande  barbe  d'apôtre  socialiste, 
sa  blouse  blanche  de  faïencier.  Il  fut,  comme 
Thivrier,  «  député  du  prolétariat  »,  forçant  par 
la  dignité  de  sa  vie  et  la  raison  qui  découlait  de 
ses  discours  l'estime  générale,  aimé,  choyé, 
de  son  parti,  en  honneur  chez  ses  adversaires. 

Un  hasard,  cependant,  l'avait  conduit  dans  le 
pays  malouin^  que  ne  déshonoraient  encore  ni 
les  panades  à  la  guimauve  de  M.  Théodore 
BotreL  ni  la  diffusion  des  élégances  bourgeoises^ 
ni  le  pullulement  des  tramways. 

Après  quelques  essais  d'élevage  et  d'horticul- 
ture, après  avoir  tâté  de  la  ferme  et  de  la  basse- 
cour,  vendu  aux  gens  des  œufs,  du  lait,  toute  la 
boutique  de  Perrette,  Eugène  Baudin  se  rappe- 
lant, un  beau  jour,  la  glaise  et  le  kaolin  de  son 
adolescence,  par  grand  bonheur  se  refit  potier. 

Est-ce  l'aspect  vaporeux  de  la  côte  armori- 
caine, les  nuances  multiples  et  charmantes  du 
flot,  est-ce  le  route  violûtre  qui  l'ont  aidé  à 
préciser  l'inspiration  un  peu  flottante  de  ses 
premiers  essais? 

Évidemment,    la    forêt    d'automne    instruisit 


133  PLATRES   ET    MARBRES 

Galle  de  Nancy,  lui  révéla  toute  cette  poésie 
qu'il  vitrifiait  dans  les  vases  et  les  coupes  dont 
ses  héritiers  ont  fait,  à  présent,  un  si  fâcheux 
objet  de  commerce.  On  imagine  volontiers  que 
Baudin  emprunta  la  rare  distinction  de  ses  émaux 
à  l'ambiance  mélancolique,  aux  suaves  couleurs 
du  pays  qu'il  habitait.  Pour  la  plupart,  le  grès 
flammé,  quelle  qu'en  soit  la  provenance,  tout 
d'abord  suggère  une  idée  éclatante  de  vitrifi- 
cation métallique  et  dure,  de  corps  hyalin 
cruellement  poli.  Ivlassiet,  du  golfe  Juan,  en 
retrouvant  le  secret  des  faïences  hispano-arabes, 
n'a  pas  peu  contribué  à  mettre  cette  opinion  en 
crédit. 

Pour  complaire  à  la  clientèle,  au  faux  goût, 
au  désir  du  public  d'  «  en  avoir  pour  son  argent  », 
il  n'a  cessé  dappuyer,  de  monter  les  reflets  des 
pièces  qu'il  expose.  Artiste,  certes  !  mais  gâté 
par  les  nécessités  commerciales  d'une  production 
toujours  plus  abondante! 

Baudin,  au  contraire,  a  pu  méditer  sa  formule, 
tâtonner  à  loisir,  étudier,  comparer,  opposer 
aux  jeux  de  la  lumière  et  du  plein  air  les  trou- 
vailles de  son  laboratoire.  Du  ciel,  du  flot,  de 
l'atmosphère,  des  arcs-en-ciel  prodigieux  où  se 
décompose  le  rayon  blanc,  dans  ce  décor  de 
brumes  fugitives,  il  a  extrait  la  plus  riche 
palette.  C'est  aux  plages  de  Saint-Briac  et  de 
Saint-Lunaire  qu'il  doit  le  meilleur  de  son  talent. 

Abandonné  pour  une  part  à  la  coll?boration 
des  températures  magistrales,  au  travail  du  feu, 
le  dessein  des  potiches  qu'il  édite,  jalousement 


PLATRES    ET   MARBRES  139 

arabesque,  n'admet  point  la  représentation  — 
même  stylisée  et  schématique  —  d'un  objet,  quel 
qu'il  soit. 

Une  fois  tourné,  revêtu  de  substances  métal- 
liques (fer,  cuivre,  manganèse  ou  cobalt),  le  vase 
est  enfourné  pendant  une  trentaine  d'heures. 
Que  ce  soit  une  grande  pièce,  une  potiche,  une 
vasque  ou  bien  l'un  des  mille  objets  usuels,  cen- 
driers, écritoires,  bonbonnières  où  se  plaît  le 
caprice  du  maître  potier,  l'objet  subit  une  cha- 
leur de  treize  cents  degrés  qui  liquéfie  les  sels 
et  parfois  en  libère  le  métal.  Ainsi,  la  flamme  du 
chalumeau,  le  courant  saturé  d'oxygène  donnent 
aux  sels  de  cuivre  des  teintes  mauves  lilas,  perses 
ou  bleues,  l'émail  vert  turquoise  de  Deeck, 
tandis  que  le  courant  réducteur,  de  moindre 
intensité,  dégage  en  plaques  d'un  pourpre  écla- 
tant le  métal  rouge  de  Cypris.  La  fumée  épaisse 
de  l'ajonc,  de  la  tourbe,  des  bois  humides  et 
des  charbons  gras  agit  sur  les  sels  d'argent,  les 
irise  et  ménage  môme  au  fournier  des  étonne- 
ments  lorsqu'il  déroche  la  pièce  et  la  produit  au 
jour.  Cette  chaleur  qui,  dans  les  premiers  âges 
de  la  terre,  fondit  les  marbres,  jaspa  les  bûches, 
veina  la  griotte  et  le  portor,  opère  encore  et 
seconde  le  travail  humain.  C'est  elle  qui  donne 
aux  vases  de  Baudin  ces  couleurs  mates  de 
pulpes  florales,  ces  pruines  de  fruits  mûrs,  ces 
teintes  mourantes  de  vagues  au  soleil  couchant, 
cette  variété  discrète  de  tons  atténués  et  somp- 
tueux. 

Les  arts  du  feu  commencent  toute  civilisation. 


140  PLATRES   ET  MARBRES 

Hepliaistos  et  Tubalcdin  forgent  les  outils,  les 
armes,  fondent  les  vases  magiques,  les  orne- 
ments des  Immortelles,  collier  d'Aphrodite, 
armure  de  Pallas,  et  la  foudre  des  Dieux. 

Seul,  un  Welsung  peut  forger  l'Epée  éter- 
nelle qui  affranchira  le  Walhall  et  rachètera  la 
race  de  Wotan.  Partout,  la  mythologie  du  Feu 
célèbre  sa  force  libératrice,  la  gloire  du  forgeron, 
de  Torfèvre,  de  celui  qui  dompte  et  façonne  les 
métaux  devant  la  fournaise  embrasée. 

C'est  avec  la  première  libation  qu'Agni 
s'élance  et  naît  du  soma  renversé.  Le  bûcher, 
le  foyer,  sont  les  premières  formes  de  l'autel. 
Et  quand  il  s'adoucit,  quand  il  se  fait  amical, 
industrieux  et  prospère,  quand  il  se  civilise,  le 
Feu,  mis  en  œuvre  par  des  artisans,  pareil  aux 
grands  ouvriers  du  Moyen  Age  qui  cherchent 
encore,  tels  que  les  Baudin,  à  exceller  dans  la 
technique  de  leur  art,  donne  aux  yeux  que  leurs 
ouvrages  émerveillent,  l'enchantement  et  le 
réconfort  de  la  beauté. 

Saint-Briac,  191i. 


La  route  et  le  costume. 


Avec  les  jours  chagrins  bornés  d'aubes  grisâ- 
tres et  de  couchants  morfondus,  les  semaines 
s'envolent,  et  les  mois  avec  les  semaines,  et  les 
saisons  avec  les  mois. 

Août  emporte  au  déclin,  dans  sa  robe  plu- 
vieuse, les  fleurs  moribondes  et  les  fruits  avortés. 
On  ferme!  Voici  la  clôture,  la  mort  du  Casino, 
la  fin  du  baccara,  le  départ  des  grands  juifs, 
des  «  pêches  à  quinze  sous  »,  des  gentilshommes 
slovaques,  des  princes  hunigares,  des  comé- 
diens célèbres,  des  évêques  in  partibus,  des 
ministres  et  des  croupiers.  Vers  tels  sites  nou- 
veaux, le  cours  des  heures  emporte  les  forçats 
de  la  montagne  ou  de  la  mer,  excite  leurs  intel- 
lects à  des  plaisirs  condignes,  promettant  des 
chasses  et  des  tripots  «  à  la  hauteur  ». 

Les  «  dames  de  charité  »  ont  sué  leur  bal 
d'adieu,  chanté  faux  leur  suprême  ariette.  Le 
conducteur  de  cotillons  a  vagi  sa  dernière  con- 
férence et,  pour  tant  de  peine,  a  touché  les  vingt- 


142  PLATRES    ET   MARBRES 

cinq  derniers  louis  de  ses  appointements.  Les- 
boxeurs,  les  jockeys,  les  étoiles  du  chant  et  les 
princesses  de  la  tragédie  ont  fait  chacun  leur 
numéro,  couverts  d'or,  de  horions  ou  de  gloire. 
Et  tous  de  repartir  avec  empressement. 

Hélas!  C'était  hier  l'Été!  Voici  l'Automne! 

Et  déjà  les  personnes  qui  redoutent  l'imprévu 
du  dialogue  demandent  à  leurs  connaissances, 
à  leurs  amis  «  en  quel  endroit  ils  passeront 
l'hiver  ». 

La  Fourberie  (qu'il  faudrait  écrire  «  tourberie  » 
à  cause  de  je  ne  sais  quel  gisement  de  tourbe 
incrusté  dans  ses  falaises)  est  une  «  agglomé- 
ration »  entre  Dinard  et  Saint-Lunaire,  dans  la 
baie  de  Saint-Malo. 

Vos  périples  en  Bretagne  vous  ont,  sans  doute, 
fait  connaître  ce  beau  lieu ,  inventé ,  peu  de 
temps  après  la  Guerre,  par  Emile  Bergerat, 
Maurice  Bouchor  et  ce  Jean  Richepin  que  toutes 
les  femmes  nommeraient  prince  des  orateurs  si 
la  question  leur  était  soumise.  Nous  la  décou- 
vrîmes, quant  à  moi,  l'an  dernier,  cette  Four- 
berie, en  arrivant  à  Saint-Briac,  mais  avec  tant 
d'admiration  que  nous  ne  pûmes  nous  empêcher 
d'y  revenir  pour  un  nouvel  été.  Il  y  pleut  déses- 
pérément, ce  qui  gâte  notre  extase  première  et 
nous  enseigne  une  fois  de  plus  qu'il  ne  faut  pré- 
tendre jamais  recommencer  n'importe  quelle 
chose  dans  la  vie.  Il  y  a  peu  de  temps  encore, 
le  pays  était  absolument,  délicieusement  sau- 


PLATRES   KT   MARBRES  143 

vage.  Mais  les  peintres  s'y  ont  mis,  et  les  bâtis- 
seurs de  villas,  et  les  scarlet  pimpernel  de  tous 
les  sports.  Il  y  a  déjà  force  tennis  et  bientôt, 
sans  doute,  une  baraque  propice  aux  petits  che- 
vaux. Le  concours  hippique  y  transporte  ses 
gentillàtres,  ses  lieutenants  et  son  crottin.  La 
route  s'encombre  d'autos  si  nombreuses  et  four- 
millantes que  la  Mort  y  semble  installée  en 
permanence.  De  temps  à  autre,  on  est  informé 
qu'une  vieille  femme,  une  oie,  un  enfant  sont 
écrasés  :  de  quoi  les  autorités  prennent  leur 
parti,  comme  si  le  maire  et  ses  adjoints  avaient 
lu  Marc-Aurèle.  Il  faut  bien  que  ces  pauvres 
riches  s'amusent!  MM.  Aaron  et  Blumental,  de 
la  rue  du  Caire,  MM.  Postmandatt  et  Bleim- 
bimhaus,  de  la  rue  d'Aboukir,  font  de  la 
vitesse  après  dîner.  Vous  n'auriez  pas  le  droit 
de  molester  leur  névrose  et  de  chagriner  ces 
notables  commerçants.  On  porte  d'ailleurs  la 
victime  sur  l'addition,  et  c'est  un  grand  bien  pour 
une  famille  rurale  d'avoir  un  ancêtre  ou  quelque 
rejeton  mis  en  chair  à  saucisse  par  le  méca- 
nisme d'une  40-HP. 

Le  voisinage  presque  immédiat  de  Dinard, 
«  station  aristocratique  »,  promulguent  les  échos 
payants  des  gazettes  mondaines,  le  voisinage  de 
Dinard  implante  ici  toutes  les  variétés  de  sous- 
élégances  que  l'on  voit  aux  alentours  des  bains 
célèbres  :  Ostende,  Blankenberghe,  Biarritz, 
Guétharie.  Les  bourgeois  y  foisonnent  et  les 
snobs  avec  eux.  Cela  met  le  swager  à  la  portée 
des  modestes  budgets.  Sur  la  dune  de  Saint- 


144  PLATRES   ET   MARBRES 

Briac,  le  golf  déterre  des  pelotes;  à  chaque 
instant,  le  promeneur  de  se  voir  défenestré  pai 
une  balle  hors  de  son  orbite.  Qu'un  chemineau, 
un  pauvre  homme  entre  deux  vins,  un  fol  s'avise 
de  vous  jeter  à  la  tête  ne  fût-ce  qu'une  pomme 
verte,  il  n'y  aura  pas  assez  de  gendarmes,  de 
chats-fourrés  et  de  porte-clefs  pour  exclure  du 
monde  ce  dangereux  malfaiteur.  Que  n'est-il 
actionnaire  du  golf  à  Saint-Briac?  Il  aurait 
licence  de  vous  écorcher  le  ciboulot  comme  un 
babouin  fait  d'une  amande  verte,  avec  l'assenti- 
ment, que  dis-je?  l'approbation  même  de  la 
sous-préfecture  et  de  la  municipalité. 

Cela  ne  serait  rien  encore,  ou  du  moins  pas 
pas  grand'chose.  Il  faut  payer  de  quelque  peine 
ce  charme  nostalgique  et  la  féerie  éternelle  de 
la  Mer!  Azaïs,  l'amoureux  transi  de  M™*  Cottin, 
ne  déraisonnait  pas  autrement  quand  il  préco- 
nisa le  système  des  compensations.  Mais  les 
aviateurs  exécutent  leurs  prouesses  dans  le  même 
coin  d'  «  azur  »  qui  nous  prête  son  nébuleux 
abri.  Toutes  les  sortes  d'avions  :  hydro,  aéro, 
nigaudplanes  se  déchaînent  sur  le  golfe,  de 
Jersey  à  Paramé.  Vous  savez  à  quel  point  leur 
aspect  enflamme  la  respectuosité  de  nos  con- 
temporains. C'est,  à  parler  proprement,  la  foi 
nouvelle.  Même  les  souverains  en  déplacement 
n'obtiennent  pas  un  tel  succès.  J'ose  dire  que 
Mahomet  ne  fut  jamais  de  son  vivant  si  populaire 
que  Védrines.  Garros,  beaucoup  plus  qu'Ernest 
Renan,  est  notoire  à  la  majorité  des  Français. 

Ces  pèlerins  de  la  badauderie  intégrale  font 


PLATRES    ET   MARBRES  145 

des  kilomètres,  s'encaquent  dans  des  trains 
fétides,  se  conglomèrent  à  faire  éclater  les  rem- 
parts de  Vauban  pour  le  plaisir  singulier  de  voii 
une  caisse  d'emballage  en  possession  de  voltiger. 
Pendant  une  semaine,  le  «  nid  de  corsaires  », 
comme  dit  Théodore  Botrel  pour  désignei 
Saint-Malo,  a  congrégé  un  fort  concile  de  gobe 
mouches.  On  n'y  pouvait  remuer.  Dans  les  plus 
immondes  bouges,  la  moindre  soupente  valait 
des  prix  de  palace-hôtel.  C'était  un  luxe  que  de 
dormir  sur  les  billards.  Enfin,  il  y  avait  tant  de 
monde  que  les  punaises,  dans  les  chambres,  en 
étaient  incommodées!  «  Sainte  simplicité  », 
comme  disait  Jean  Huss  avant  qu'on  le  braisât. 

Seuls,  par  leur  mauvais  goût  tenace,  par  leur 
mépris  sublime  du  ridicule  et  la  composition 
farcesque  de  leur  accoutrement,  les  Anglais 
diversifient  le  paysage  et  l'animent  de  gaieté. 
L'influence  de  Ruskin  sur  les  femmes  entraîne 
quelques  résultats  divertissants.  Apercevez-vous 
une  dame  britannique  mi-partie  vert  pistache 
et  glace  à  la  framboise?  Gagez  à  coup  sûr 
qu'elle  revient  de  Florence,  qu'elle  s'est  appro- 
prié les  Ufizzi.  Son  harnachement  préraphaélite 
sort  de  Lorenzo  Monaco,  à  moins  qu'elle  ne  l'ait 
copié  sur  un  ange,  dans  les  prédelles  de  Fra 
Angelico  ou  sur  les  nymphes  de  BoLticelli. 

Quant  aux  hommes,  la  coutume  qu'ils  ont  prise 
de  traverser  nu-(ête  l'existence  les  rend  tout  à 
fait  précieux  et  distingués.  Ils  ressemblent  à  des 
concierges  qui  prendraient  le  frais  sur  le  pas  de 
leur  porte.  Et  le  brûle-gueule  qu'ils  tettent  opi- 

iO 


i46  PLATRES   ET  MARBRES 

niâtrement  n'est  pas  pour  nuire  à  l'assimilation. 
Le  matin,  quand  ils  sortent  vêtus  de  blazers 
aux  couleurs  des  clubs,  et  promènent,  senible- 
t-il,  une  enseigne  de  teinturier  sur  leur  dos,  ils 
donnent  aux  races  latines  une  grande  et  forte 
leçon.  L'homme  qui,  pour  son  plaisir  personnel, 
revêt  dans  la  grise  lumière  de  l'Occident  un 
veston  pareil,  tantôt  à  une  peau  de  léopard, 
tantôt  à  une  tulipe  perroquet,  manifeste  une 
singulière  indépendance  d'esprit.  Oser  être  soi- 
même,  ne  déférer  que  le  moins  possible  aux 
préjugés,  n'est-ce  pas  un  effort  louable  et  qui 
mérite  qu'on  levante?  Et  comme  elle  avait  raison 
cette  miss  quadragénaire  que  Taine  vit  danser 
avec  une  couronne  de  roses  et  des  lunettes 
bleues  ! 

Hier,  à  marée  haute,  le  soleil  tombait  parmi 
des  nuages  troubles,  sous  des  vapeurs  de  plomb. 
«  La  mer,  couleur  d'écaillé  d'huître  »  et  par 
places,  aux  endroits  où  ne  venait  plus  aucune 
lumière,  d'un  bleu  ardoisé,  le  bleu  déjà  mort  du 
soir,  quand  la  nuit  est  prochaine.  Mais,  au  large, 
couvert  à  demi  par  l'écume  et  les  vagues  tou- 
jours plus  hautes,  Cézembre,  leGrand-Bey,  d'où 
Chateaubriand  regarde  à  jamais  vers  l'Atlantique, 
apparaissaient  tout  roses,  et  comme  glacés  par 
une  lumière  de  féerie.  Et  de  ce  calme,  de  ce 
beau  paysage  montait  vers  nous  la  paix  éternelle 
du  soleil  et  de  la  mer.  Est-il  permis  d'en  noter  ici 
le  souvenir,  d'employer  dans  ce  but  —  une  fois 
n'est  pas  coutume!  —  le  pronom  personnel? 
Coppée  avouait  au  public,  chaque  semaine,  les 


PLATRES   ET   MARBRES  147 

onguents  qu'il  employait  et  quel  usage  il  faisait 
de  ses  vieilles  malles.  Mais  il  était  de  l'Aca- 
démie. Or,  l'Académie  imprime  un  caractère,  et 
les  vieilles  pantoufles  d'un  académicien  inté- 
ressent beaucoup  plus  de  gens  qu'on  ne  le  croit. 

Dinard,  le  31  août  1912. 


Introduction  à  une  Histoire  de  la  Torture 


Voici  un  livre  sans  éloquence  ni  beauté.  C'est 
une  galerie  où,  disposés  en  bon  ordre,  éclairés 
d'un  jour  tout  plat,  haches,  baillons,  glaives, 
carcans,  les  mains  de  gloire  et  les  cravates  de 
chanvre  —  antiquailles  du  supplice,  bric-à-brac 
du  terrorisme  légal  —  dorment  sur  les  rayons 
des  vitrines,  méthodiquement.  L'auteur,  Wil- 
liam Andrews,  consciencieux  et  maussade,  avec 
un  flegme  que  nulle  horreur  n'est  en  possession 
d'émouvoir,  coordonne  les  pièces  remarquables 
de  sa  funèbre  collection.  Rien  ne  l'ébranlé.  Pas 
un  cri  de  miséricorde,  pas  une  larme  de  colère, 
pas  même  une  secousse  des  nerfs  exacerbés.  La 
torture,  la  potence,  l'échafaud,  les  étrivières 
alternent  dans  son  catalogue  morfondu,  sans 
communiquer  une  pulsation  d'émoi,  un  élan  de 
vie  à  la  phrase  honnête,  prosaïque  et  minutieuse. 
C'est  la  Cuisinière  bourgeoise  de  la  férocité. 
Anglais,  William  Andrews  ne  voit  que  l'Angle- 
terre :  sa  philosophie  de  l'histoire  n'est  pas 
moitis  bornée  que  celle  de  Rudyard  Kipling, 
encore  que  d'un  jingoïsme  plus  discret.  Mais  le 
sentiment  ethnique,  l'infatuation  nationale  sont 


PLATRES   ET  MARBRES  149 

affirmés  Ici  par  le  volontaire  oubli  des  autres 
peuples  qui,  pourtant,  ne  le  cédèrent  en  rien  aux 
Anglais  dans  la  cruauté  des  inventions  pénales. 
Andrews  a  documenté  son  ouvrage  par  une  lec- 
ture étendue  et  perspicace  des  archives,  des 
registres;  il  a  parcouru  villes  et  bourgades^ 
consultant  les  rôles  des  paroisses,  les  écrous 
des  prisons,  les  livres  de  compte  du  bourreau. 
Avec  le  goût  de  tourisme  inhérent  à  la  vieille 
Angleterre,  il  a  fait  un  périple  autour  des  châ- 
timents abolis.  C'est  le  résultat  de  sa  dernière 
enquête  qui  forme  le  présent  volume.  N'y  cher- 
chez fièvre,  ni  tendresse,  ni  généralisations 
d'idées,  mais  ce  qu'Andrews  vous  apporte  dans 
la  traduction,  parfois  élégante  et  probe  toujours, 
de  M.  Paul  Guérie,  à  savoir  des  faits,  des  docu 
ments  de  toute  sorte,  des  matériaux  que  leur 
sécheresse  môme  recommande  au  philosophe, 
à  l'historien.  Car  ce  livre  terre  à  terre  soulève 
un  monde  et,  pour  un  esprit  éclairé,  devient 
l'instigateur  de  puissantes  rêveries.  Il  soulève 
un  monde  :  le  monde  sanglant  de  la  cruauté  juri- 
dique. Ici,  le  magistrat  est  féroce,  mais  le  justi- 
ciable n'est  pas  moins  barbare  que  lui.  Cai 
toutes  ces  horreurs  s'accomplissent  à  la  requête, 
aux  applaudissements  do  la  foule,  avec  même 
son  concours.  Le  spectacle  de  la  mort  grise  les 
multitudes.  Lâche  et  sanguinaire,  la  populace 
hume  avec  transport  l'odeur  infâme  du  char- 
nier; elle  se  délecte  aux  hurlements  desintercis. 
l'availlac,  Damiens  ont  «  amusé  »  Paris  de  leur 
agonie  épouvantable,  et  ne  sait-on  pas  que  la 


150  PLATRES   ET  MARBRES 

guillotine,  en  France,  est  toujours  un  des  plai- 
sirs le  plus  courus?  C'est  la  tauromachie  des 
peuples  adonnés  à  protéger  les  animaux.  Mais, 
sous  l'influence  du  christianisme,  quand  la  reli- 
gion de  la  mort  compliquait  de  pieuse  inhuma- 
nité le  cannibalisme  spécifique  de  l'homme, 
l'abomination  des  tortures  brilla  d'une  splendeur 
merveilleuse.  Nul  bourreau  plus  sinistre  que  le 
pithécanthrope  baptisé.  Nulle  sauvagerie  com- 
parable à  celle  des  nations  éduquées  par  le 
prêtre.  Qu'était  un  Néron,  un  Tibère,  un  Attila, 
qu'étaient  les  ogres  et  les  anthropophages  au 
regard  de  Dominique,  ou  de  Bossuet  le  Domi- 
nique de  l'Inquisition,  le  Bossuet  des  Dragon- 
nades? Le  juge  immiséricordieux,  le  chat- fourré 
sans  entrailles  appliquaient  la  loi  sanguinaire 
à  des  justiciables  non  moins  atroces  que  lui. 

Mais  en  dehors  même  du  christianisme,  en 
dehors  de  la  longue  stagnation  qu'il  imposa  au 
genre  humain,  c'est  une  douloureuse  histoire 
que  celle  des  efforts  tentés  pour  acclimater  dans 
les  lois  pénales  un  peu  de  logique  et  de  douceur. 
La  série  initiale  va  de  la  cruauté  au  châtiment; 
c'est  un  premier  pas  vers  la  lumière.  La  marche 
ascendante  continue;  elle  monte  du  châtiment 
à  la  défense  individuelle  ou  sociale.  Que  d'osse- 
ments rompus,  que  de  sang  et  quels  déserts 
d'épouvante,  depuis  les  limbes  de  la  préhistoire 
jusqu'au  marquis  de  Beccaria,  jusqu'à  cette 
coutume  de  raison  et  de  bonté  que  la  gratitude 
publique  a  nommée  «  jurisprudence  de  Château- 
Thierry  »  ! 


PLATRES   ET    MARBRES  151 

Ce  fut,  aux  premiers  jours,  la  mécnancetc  de 
l'enfant,  de  l'anthropoïde  incomplètement  évolué, 
abusant  de  sa  force  pour  torturer  les  faibles, 
réjoui  par  les  tourments  d'inoffensives  bestioles. 
Dans  VEchelle  (MM.  Poinsot  et  Normandy),  un 
gamin  de  race  cléricale  arrache  les  yeux  des 
pauvres  oiselets.  Il  n'est  pas  rare  de  trouver, 
dans  les  maisons  bourgeoises,  d'aimables  gar- 
nements qui  chargent  de  poudre  la  carapace 
d'une  tortue  vivante  et  se  délectent  de  l'explo- 
sion. Ce  sont  des  attardés  (Lombroso),  qui  du 
singe  ancestral  ont  gardé  l'appétit  du  carnage 
imbécile  et  malfaisant  sans  autre  but  que  le 
plaisir  de  nuire. 

A  l'action  réflexe  de  l'homme  qui  se  venge, 
du  père  qui  bat  son  enfant,  de  la  multitude  qui 
lynche  un  prévenu,  les  tribus  congrégécs  oppo- 
sent l'action  méditée  du  législateur,  qui  monte 
de  la  vindicte  à  l'expiation,  de  l'expiation  à  la 
prévention,  de  la  prévention  à  la  cure  du  délin- 
quant, principe  entrevu  de  Platon  qui,  pour  son 
idéale  République,  institua  le  sophronistère  où 
les  coupables  sont  guéris  du  crime  comme  d'une 
infirmité. 

Le  Moyen  Age,  centre  de  toute  ânerie  et  de 
toute  hideur,  invente  le  symbolisme  des  peines 
comme  celui  des  remèdes  :  les  siècles  monar- 
chiques héritèrent  de  ees  sottises  avec  fidélité. 
Ainsi,  le  feu  aux  hérétiques,  champions  de 
l'Enfer,  l'écartèlement  aux  traîtres,  fauteurs  de 
division,  le  poing  coupé  aux  parricides  et,  dans 
l'ordre  simplement  correctionnel,  la  cucking- 


132  PLATRES   ET   MARBRES 

stool  aux  femmes  impudiques  ou  calomniatrices, 
le  masque  aux  propagateurs  de  fausses  nouvelles, 
aux  imbriaques  le  tonneau.  Dans  V Homme  qui 
rit,  Victor  Hugo  enregistre  la  plupart  des  cou- 
tumes pénales  en  vigueur  au  début  du  xviii®  siè- 
cle dans  le  Royaume-Uni.  Voici  le  crayon  de  la 
cucking-stool  : 

Un  trébuchet,  dont  l'appellation  composée  du  mot  fran- 
çais coquine  et  du  mot  allemand  sthul,  signifie  chaise  de 
p...  La  loi  anglaise  étant  douée  d'une  longévité  bizarre,  cette 
punition  existe  encore  dans  la  législation  d'Angleterre  pour 
les  femmes  querelleuses.  On  suspend  la  cucking-stool  au- 
dessus  d'une  rivière  ou  d'un  étang.  On  asseoit  la  femme 
dedans  et  on  laisse  tomber  la  chaise  dans  l'eau,  puis  on  la 
retire  et  on  recommence  trois  fois  ce  plongeon  de  la  femme 
«  pour  rafraîchir  sa  colère  »,  dit  le  commentateur  Chamber- 
layne. 

Le  goût  caricatural  dans  l'application  des  tour- 
ments appartient  en  propre  à  la  Chine  ainsi  qu'aux 
peuples  chrétiens.  L'inquisition  goguenarde  ses 
victimes,  les  affuble  en  talamasques  ;  ainsi,  le 
bourreau  du  Jardin  des  supplices  découpe  un 
mac-farlane  dans  la  peau  d'un  condamné.  L'hor- 
rible Jeffreys  assaisonnait  de  compliments  iro- 
niques la  flagellation  d'une  voleuse  : 

Bourreau  —  disait-il  —  je  te  recommande  cette  dame. 
Fouette  ferme  !  Fouette  jusqu'au  sang  !  C'est  Christmas  1 
le  temps  est  froid  et  madame  aura  l'ennui  de  se  déshabiller. 
"Veille  donc  à  lui  réchauUer  sérieusement  les  épaules. 

A  l'inverse  de  l'allégorie  expiatoire,  chère 
aux  civilisations  (?)  chrétiennes,  Voltaire,  dans 


PLATRES   ET  MARBRES  lo3 

son  commentaire  sur  le  livre  Dei  delitti  e  délie 
pêne,  disait  : 

Le  faux  monnayeur  est  un  excellent  artiste.  Il  faut  le 
faire  travailler  à  la  monnaie  avec  des  fers  aux  pieds,  l'obli- 
ger à  graver  des  billets  authenthiques. 

«  Le  bon  vieux  temps  »,  cher  aux  âmes  tor- 
tionnaires, à  Joseph  de  Maistre,  à  Veuillot,  à 
Lacordaire,  au  libérâtre  Montalembert,  apparaît 
dans  sa  pouilleuse  et  sanglante  nudité  à  chaque 
page  de  William  Andrews.  La  Cité  antique, 
amoureuse  de  la  vie  et  sachant  le  prix  de  l'être 
humain,  était  avare  de  supplices.  Les  cruautés 
que  rapportent  avec  indignation  tels  mémo- 
rialistes d'Athènes  ou  de  Rome  n'étaient  que 
jeux  d'enfant  auprès  des  tortures  inventées  par 
les  évêques  et  les  moines.  Quand  le  fils 
diEnobarbus  torréfiait  (avec  tant  de  sagesse)  la 
crapule  des  Catacombes  pour  en  éclairer  ses 
jardins,  il  soulevait  Tindignation  théâtrale  des 
annalistes  et  des  poètes.  Qu'eussent-ils  proféré, 
ces  déclamateurs  pindariques,  devant  les  auto- 
dafés, les  grillades  en  masse  du  duc  d'Albe,  le 
bûcher  aux  sorcières,  le  feu  bénit  mêlant  dans 
ses  tourbillons  malades,  hérétiques  et  proscrits, 
les  névropathes,  les  maures,  les  juifs  et  les 
penseurs? 

Tant  que  subsista  le  paganisme,  la  douceur 
des  lois  gardait  les  citoyens.  Nos  mémoires 
vibrent  encore  des  imprécations  contre  Verres, 
de  qui  le  geôlier  Sertius,  préludant  aux  Narcisso 
Portas,  aux  Henrique  Marzo  de  la  régente  d'Es- 
pagne, tourmentait  si  cruellement  ses  condani- 


154  PLATRES   ET   MARBRES 

nés,  que  la  mort  ne  se  pouvait  acheter  d'un 
prix  assez  royal  :  «  O  magnum  atqiie  intoleran- 
diim  dolorem!  o  gravem  acerbamqiie  fortanam! 
non  vitam  liberiim,  sed  mortis  celeritalem 
pretio  redimere  cogebantur  parentes.  »  [Cic.  In 
Verrem,  De  suppliciis.) 

Verres  était  un  officier,  ayant  par  conséquent 
une  justice  à  lui,  faisant  de  la  loi  Portia  le  même 
état  que  les  modernes  Conseils  de  guerre  font  du 
droit,  de  la  justice  et  de  la  pitié.  Le  vol  des 
simulacres  divins,  la  ruine  de  la  Sicile,  tant  de 
forfaits  et  tant  de  hontes,  il  combla  la  mesure  en 
soumettant  aux  verges  un  citoyen  romain.  Du 
haut  de  sa  croix,  les  bras  étendus  sur  le  rivage 
de  Messine,  Gavius  fit  entendre  une  clameur 
plus  haute  que  le  sifflement  des  lanières.  Il 
attesta  le  nom  de  Rome,  le  droit  du  citoyen  et, 
par  la  ruine  du  proconsul,  racheta  de  l'abîme 
son  pays  infortuné. 

Dès  que  s'établit  le  culte  du  nabi  galiléen, 
le  monde  retourne  à  la  barbarie,  aux  ténèbres 
des  peuplades  omophages.  Un  raffinement  inouï 
dans  les  supplices  indique  seul  une  culture  plus 
ancienne.  Les  «  lentes  mâchoires  »  de  Tibère 
pendant  quinze  cents  ans  serviront  à  mordre 
la  chair  humaine.  Les  pontifes  du  culte  nouveau, 
comme  le  César  de  Caprée,  et  mieux  que  lui, 
peut-être,  distilleront  goutte  à  goutte  une  mort 
épouvantable  aux  justes,  aux  martyrs  de  la  libre 
pensée. 

Priscillien  fut  le  premier  en  date.  Sa  mort  est 
caractéristique  de  la  noirceur  chrétienne. 


PLATRES    ET   MARBRES  155 

Aucun  empereur  —  dit  Voltaire  —  n'avait  imaginé, 
avant  le  tyran  Maxime,  de  condamner  un  homme  au  supplice, 
uniquement  pour  des  points  de  controverse.  Il  est  bien  vrai 
que  ce  furent  deux  évoques  espagnols  qui  poursuivirent  la 
mort  des  priscillanistes  auprès  de  Maxime.  Mais  il  n'est  pas 
moins  vrai  que  ce  tyran  voulait  plaire  au  parti  dominant 
en  versant  le  sang  des  hérétiques.  La  barbarie  et  la  justice 
lui  étaient  également  indillerentes. 

Jaloux  de  Théodose,  Espagnol  comme  lui,  du 
sinistre  Théodose,  complice  de  l'évêque  Théo- 
phile, incendiaire  du  Serapeiim,  il  se  flattait  de 
lui  enlever  l'Empire  d'Orient,  comme  déjà  il 
avait  envahi  celui  d'Occident.  Théodose  était 
haï  pour  ses  cruautés  ;  mais  il  sut  gagner  tous 
les  chefs  de  la  religion  chrétienne.  Maxime 
voulait  déployer  le  même  zèle,  attacher  les 
évêques  espagnols  à  sa  fortune.  Il  flagornait 
tour  à  tour  l'ancienne  religion  et  la  nouvelle  ; 
c'était  un  homme  aussi  fourbe  qu'inhumain, 
comme  tous  ceux  qui,  dans  ces  temps-là,  pré- 
tendirent ou  parvinrent  à  l'Empire.  Cette  vaste 
partie  du  monde  était  gouvernée  comme  Alger 
en  1766.  La  milice  faisait  et  défaisait  les  empe- 
reurs, que  très  souvent  elle  choisissait  parmi 
les  nations  réputées  barbares.  Théodose,  oppo- 
sait alors  à  Maxime  d'autres  barbares,  ceux 
de  la  Scythie.  Ce  fut  lui  qui  remplit  les 
armées  de  Goths,  et  qui  éleva  Alaric,  le  vain- 
queur de  Rome.  Dans  cette  confusion  horrible, 
c'était  donc  à  qui  fortifierait  le  plus  son  parti 
par  tous  les  moyens  possibles. 

Maxime  venait  de  faire  assassiner,  à  Lyon,  l'empereur  Gra- 
tien,  collègue  de  Théodose;  il  méditait  la  perte  de  Valenti- 


156  PLATRES  ET  MARBRES 

nien  II,  nommé  successeur  de  Gratien  à  Rome,  dans  son 
enfance.  Il  assemblait  h  Trêves  une  puissante  armée,  com- 
posée de  Gaulois  et  d'Allemands.  Il  faisait  lever  des  troupes 
en  Espagne,  lorsque  deux  évêques  espagnols,  Idacio  et 
llhacus  ou  Itacius,  qui  avaient  alors  beaucoup  de  crédit, 
vinrent  lui  demander  le  sang  de  Priscillien  et  de  tous  ses 
adhérents,  qui  disaient  que  les  âmes  sont  des  émanations 
de  Dieu,  que  la  Trinité  ne  contient  pas  trois  hypostases,  et 
qui,  de  plus,  poussaient  le  sacrilège  jusqu'à  jeûner  le 
dimanche.  Maxime,  moitié  païen,  moitié  chrétien,  sentit 
bientôt  toute  l'énormité  de  ces  crimes.  Les  saints  évêques 
Idacio  et  Ithacus  obtinrent  qu'on  donnât  d'abord  la  question 
à  Priscillien  et  à  ses  complices,  avant  qu'on  les  fît  mourir; 
ils  y  furent  présents,  afin  que  tout  se  passât  dans  l'ordre,  et 
s'en  retournèrent  en  bénissant  Dieu  et  en  plaçant  le  défen- 
seur de  la  foi,  Maxime,  au  rang  des  saints.  Mais  Maxime 
ayant  été  défait  par  Théodose,  et  ensuite  assassiné  aux  pieds 
de  son  vainqueur,  il  ne  fut  point  canonisé. 

Il  faut  remarquer  que  Martin,  évêquede  Tours,  peut-être 
homme  de  bien,  sollicita  la  grâce  de  Priscillien;  mais  les 
évêques  l'accusèrent  lui-même  d'être  hérétique,  et  il  s'en 
retourna,  de  peur  qu'on  ne  lui  fit  donner  la  question,  à 
Trêves. 

La  mort  de  Priscillien  fut  atroce. 

Deux  bourreaux  attachèrent  ses  jambes  avec 
des  chaînes  et  ses  bras  avec  des  cordes. 

Un  prêtre  lui  dit  :  «  Abjure  tes  erreurs,  Pris- 
cillien! soumets-toi  à  l'évêque  de  Rome.  » 

Priscillien  ne  répondit  pas. 

Les  bourreaux  mirent  ses  pieds  dans  un  bra- 
sier. 

Le  prêtre  le  somma  de  nouveau  d'abjurer  ses 
erreurs  et  de  «  glorifier  le  Père  des  fidèles  ». 

Priscillien  persista  pas  son  silence. 

Le  prêtre  et  un  moine  ordonnèrent  aux  bour- 
reaux d'achever   leur    œuvre.    Les    bourreaux 


PLATRES    ET   MARBRES  iol 

obéirent.  Ils  couvrirent  de  plaies  le  corps  de 
Priscillien  et  versèrent  sur  ces  plaies  saignantes 
du  plomb  fondu.  Puis  la  peau  du  crâne  fut  ar- 
rachée; enfin  on  plongea  une  fourche  rougie  au 
feu  dans  les  entrailles  du  martyr,  dont  le  moine 
et  le  prêtre  savouraient  les  torlures. 

Priscillien  expira  après  avoir  courageusement 
enduré  cet  effroyable  supplice.  Il  fut  le  premier 
martyr  de  la  Libre  Pensée,  la  première  victime 
officiellement  immolée  par  les  prêtres  de  Jésus- 
Christ,  dans  l'intérêt  de  leur  Eglise  qui  ne  tarda 
pas  à  devenir  la  plus  terrible  ennemie  du  genre 
humain. 

Les  six  disciples  de  Priscillien  furent  torturés 
comme  lui. 

Quant  à  Piiscilfien,  if  eutia  consolation,  après  avoir  été 
pendu,  qu'il  fût  honoré  de  sa  secte  comme  un  martyr.  On 
célébra  sa  fêle  et  on  lui  fêterait  encore  s'il  y  avait  des  pris- 
ciliianistes  (1). 

De  même,  le  tombeau  du  diacre  Paris  ne  man- 
querait pas  de  soulager  encore  la  meute  des 
hystériques,  aussi  bien  que  Lourdes  ou  la  Sa- 
lelte  :  mais  le  janséniste  est,  tout  comme  l'ana- 
baptiste ou  le  manichéen,  une  espèce  perdue. 
Le  seul  patriarche  Synésius,  primat  de  Monsé- 
gur,  attise,  comme  un  veilleur  de  phare,  les 
clartés   de   la   Gnose    pour  éclairer   cette   JMer 


(i)  Cf.  VoUaire,  Commentaire  de  Beccaria,  t.  xxxvii,  édition 
Collin  de  Plancy,  Paris,  1823,  et  Hipp^lyte  Magen,  Les  prêtres 
et  les  moines  à  travers  les  âges,  «  Publications  illustrées  »,  sans 
date. 


158  PLATRES   ET   MARBRES 

des  ténèbres  où  patauge  la  bêtise  contemporaine. 
Il  résiste  au  Démiurge  et  favorise  les  Eons. 
Laus  sancto  Plerômati  I 


La  monotonie  implacable  des  tortures  pro- 
mulgue d'âge  en  âge  la  férocité  du  prêtre  et  le 
cannibalisme  du  roi.  Ce  n'est  pas  sans  raison 
que  la  brute  sanguinaire  des  Soirées  de  Saint- 
Pétersbourg  proclamait  le  bourreau  une  des 
assises  de  l'état  chrétien.  Il  en  est  même  la 
pierre  angulaire,  avec  le  soldat,  bien  entendu  — 
bourreau  poussé  au  cube  —  auquel  est  dévolu 
cette  fonction  éminemment  glorieuse  d'exercer 
le  vol  à  main  armée,  objet  suprême,  objet  unique 
du  patriotisme  le  «  plus  éclairé  ». 

Dès  les  premières  tentatives  de  la  pensée 
humaine  vers  l'affranchissement,  dès  que  s'af- 
firme la  révolte  initiale  de  l'esprit  contre  les 
«  hommes  obscurs  »,  la  tyrannie  et  la  dépréda- 
tion du  clergé  un  rituel  inquisitorial  est  sur  le 
champ  promulgué.  Les  jésuites  d'Espagne,  par 
l'entremise  de  la  hideuse  Christine,  leur  ser- 
vante, n'ont  eu,  à  quinze  siècles  d'intervalle,  pour 
Aschéri,  Noguès,  Thioulouze,  qu'à  reprendre  les 
tourments  dont  leurs  compatriotes  Idaco  et 
Ithacus  accablèrent  Priscillien  (1).  Les  Alfredo 


(1)  Leur  mentalité  reste  la  même,  leurs  procédés  ne  varient 
pas.  L'abr^itissementet  le  massacre,  le  vol  à  main  armée  —  quand 
l'escroquerie  est  impraticable  —  tels  sont  les  bienfaits  du  cbris- 
lianisme,  invariablement, 

Dans  les    Annales    de    la   Sainte-Enfance  (décembre  1901), 


PLATRES   ET  MARBRES  159 

Péflas,  les  Narcisse  Portas,  le  juge  infâme  En- 
rique  Marzo  recommencent,  avec  plus  de  cabo- 
tinage peut-être,  mais  d'un  cœur  non  moins 
atroce,  les  abominations  des  Nithard,  des  Bo- 
guet,  des  Rémigius.  Ils  savent  comment  arra- 
cher les  ongles,  brûler  à  petit  feu,  écraser  les 

Marie-AugU3tine  Balin,  une  de  ces  mégères  papelardes  qae  l'anti- 
phrase populaire  traite  de  «  bonnes  sœurs»,  écrit  de  Mandchourie 
tvec  un  ton  de  gentillesse  : 

«  Les  Russes  devenaient  de  plus  en  plus  furieux  contre  les 
Chinois.  Ils  tuaient  sans  pitié  tous  ceux  qu'ils  rencontraient  : 
•n  moins  de  cinq  minutes  nous  les  avons  vus  en  tuer  six  : 
nous  étions  terrifiées  deyant  ce  spectacle  !  » 

Plus  tard,  la  «  bonne  sœur  »  ayant  suivi  l'armée  russe,  s'ac- 
coutume aux  égorgements. 

«I  Deux  mille  soldats  chinois  nous  attendaient  à  San-Sing  pour 
nous  massacrer...  mais  la  veille,  quatre  mille  Russes  étant  des- 
cendus du  Nord,  prirent  le  fort,  firent  sauter  l'arsenal  et  tuèrent 
tous  les  soldats  chinois,  de  sorte  que  nous  n'en  vîmes  pas  un 
»eul  aux  bords  du  fleuve.  Deo  gratins \  nous  étions  sauvées.  » 

L'assassinat  de  deux  mille  Chinois  par  quatre  mille  Russes 
délecte  la  fille  Balin.  Mais  ce  n'est  pas  tout  : 

«  Une  chose  nous  fit  plaisir.  Une  pauvre  maison  brûlait  à  côté 
d'une  superbe  pagode;  je  me  disais  :  Quel  dommage  que  le 
diable  ne  soit  pas  brûlé  1  A  l'instant  môme,  un  cosaque  allume 
un  fagot  de  paille,  le  porte  à  la  pagode  et  la  fait  flamber.  Quelle 
bonne  action  t  Nous  en  avons  ri  de  bon  cœur! 

•  Une  autre  fois,  nous  avons  vu,  avec  quel  plaisir  I  les  soldats 
russes  renverser  les  idoles  gigantesques,  les  brisant  à  coups 
de  sabre  :  nous  partagions  leur  bonheur.  » 

L'incendie,  la  ruine,  le  pillage,  comme  au  temps  oh  la  populace 
que  fomentait  l'évêque  Cyrille  écrasa  Hypathie  à  coups  de 
pierres,  enivrent  déplaisir  évangélique  cette  pieuse  truie.  Elle  eût 
apporté  son  cotret  au  bûcher  de  Jean  Huss.  Et,  missionnaire  du 
peuple  de  Diderot,  de  "Voltaire,  de  Claude  Bernard,  de  Renan,  de 
Clémence  Royer,  elle  emprunte  au  limier  du  Saint-Office  le 
brandon  incandescent  qui  dévore  jusqu'au  dernier  vestige  des 
civilisations.  C'est  pourquoi  Waldeck-Rousseau,  et  les  mmistres 
ses  porte-coton,  et  la  Chambre  sa  servante,  ne  manqueront  point 
de  voter,  avec  l'argent  de  la  France,  une  monstrueuse  indemnité 
pour  les  pirates  en  soutane,  les  femelles  à  cornettas  et  à  bavolets. 
(Février  1902.) 


iCO  PLA.TUES    ET    MARBRES 

pjniloires,  émasculer  par  la  faim,  exaspérei 
par  la  soif,  le  tout  afin  que  l'épiscopat  espagnol 
garde  un  trône  où  le  scrofuleux  héritier  d'Al- 
phonse XII  accomplira  les  basses  œuvres  du 
Gésu. 

Dès  le  IV®  siècle,  le  cérémonial  est  ordonné. 
Il  n'est  fibre  du  corps  humain  qui  ne  puisse 
devenir,  grâce  à  l'ingéniosité  cléricale  et  monar- 
chique, le  siège  d'une  épouvantable  douleur.  Le 
brodequin  brise  en  mille  éclats  les  os  des 
jambes;  par-dessus  les  coins,  on  «  voit  issir  la 
moelle  ».  Dans  la  chambre  de  torture,  on  arrache 
par  petites  touffes  les  poils  du  patient;  car  les 
successeurs  de  Dominique  ou  de  Pierre  de  Cas- 
telnau  dépassent  de  beaucoup  en  fureur  meur- 
trière le  Delaware  ou  le  Pied-Noir,  qui  se  con- 
tentent de  scalper  leur  ennemi.  Dans  les  plaies 
vives,  on  coule  de  l'huile  bouillante,  du  plomb 
fondu;  on  insère  des  épines  entre  l'ongle  et 
le  doigt;  on  allume  sous  les  victimes  des  feux 
ménagés  de  telle  sorte  que  la  mort  n'apporte 
pas  une  brusque  terminaison  à  leurs  géhennes. 
On  essorille:  on  arrache  le  sexe,  les  mamelles 
avec  toutes  sortes  de  raffinements  et  de  subtilités. 
Près  du  bourreau  se  tient  un  médecin  plus 
ignare  et  presque  aussi  infante  que  ceux  qui,  de 
nos  jours,  constatent  les  «  miracles  »  à  Lourdes 
et  autres  casinos  sacrés. 

L'homme  en  robe  noire  instruisait  l'homme  en 
souquenille  rouge.  Il  dosait  la  torture  et  gardait 
le  patient  d'une  fin  libératrice.  L'estrapade  rom- 
pait les  membres,  disloquait  les  articulations. 


PLATRES   ET   MARBRES  161 

La  question  de  l'eau  faisait  éclater  comme  une 
outre  pleine  le  sorcier  ou  l'hérétique.  Le  Moyen 
Age,  cependant,  négligea,  la  plupart  du  temps, 
une  fioriture  inventée  par  Tibère,  «  grand  maître 
en  la  science  de  bourrellerie  »  et  digne  de 
l'approbation  de  tous  les  papes,  de  tous  les  rois 
qui,  depuis  les  Césars,  se  baignèrent  dans  le 
sang  des  opprimés  : 

De  tant  de  sortes  de  tourments  qu'il  inventa,  celui-ci 
me  semble  plus  cruel.  Après  avoir  fait  enyvrerdes  hommes 
par  malice  et  à  force  de  boire,  il  commandait  qu'on  leur 
liast  fort  étroitement  les  membres  virils,  et  ainsi  il  les 
faisoil  grossir  et  tendre,  non  sans  endurer  un  cruel  tour- 
ment de  Turinc  et  des  petites  cordes  de  boyau  dont  ils 
étoient  liez  (1), 

Chaque  élément  concourait  aux  exécutions 
publiques  ou  secrètes.  Le  feu  surtout  permettrait 
de  varier  l'horreur  de  la  questi^m,  depuis  le  fer 
rouge,  la  marque,  les  compèdes,  la  lampe  ar- 
dente, jusqu'à  l'autodafé.  Quand,  excrucié  par 
la  question  préalable,  les  chevilles  rompues,  les 
jambes  fracassées,  les  bras  en  loques,  le  juif  ou 
l'hérétique,  le  savant,  l'honnête  homme  avaient 
épuisé  les  formes  diverses  de  la  méchanceté 
apostolique  ou  royale,  sur  le  martroy,  au  que- 
madero,  le  bûcher  consumait  ces  restes  lamen- 
tables. Lafîemas,  complice  de  Richelieu,  per- 
mettait aux  capucins  Lactancc  et  Tranquille  de 

(i)  Histoire  des  Empereurs  romains,  avec  leurs  portraits  en 
taille  douce,  écrite  en  latin  par  Suétone  et  traduite  en  frui^çnis 
par  D.  B.  —  A  Paris,  chez  Nicolas  de  Gras,  au  troisicnie  pillier 
de  la  Grande  Salle,  à  l'L  couronné,  mdcxcxi. 

11 


162  plAlTres  et  marbres 

cinérer  vivant  le  misérable  Urbain  Grandier,  ce 
pendant  qu'à  travers  les  nuages  de  la  fournaise, 
«  tendant  au  ciel  ses  bras  dont  le  feu  a  déjà  fait 
des  os  de  squelette  »,  le  sublime  confesseur 
William  Hawkes  attestait  sa  foi  plus  brûlante 
et  plus  haute  que  la  flamme  dévoratrice  : 

Tu  as  ici  ton  rang,  ô  invincible  Haux  ! 
Qui,  pour  avoir  promis  de  tenir  les  bras  hauts 
Dans  le  milieu  du  feu,  si  du  feu  la  puissance 
Faisait  place  à  ton  zèle  et  à  la  souvenance. 
La  face  était  brûlée^  et  les  cordes  des  bras 
En  cendres  et  charbons  étaient  chutes  en  bas, 
Quand  Haux  en  octroyant  aux  frères  leur  requête, 
Des  os  qui  furent  bras  fit  couronne  à  sa  tête. 

(Agrippa  d'Aubigné.) 

Pour  la  Féodalité,  plus  tard  pour  la  Monar- 
chie, en  tout  temps  pour  l'Eglise,  les  exécutions 
de  mécréants  furent  un  mode  précellent  d'ac- 
quérir la  propriété. 

Reginald  Front  de  Bœuf  qui,  dans  les  sou- 
terrains de  Torquilstone,  menace  le  vieux  Isaac 
de  le  coucher  sur  des  barres  de  fer  préalablement 
rougies,  tandis  «  qu'un  esclave  sarrazin  frottera 
ses  membres  d'huile,  pour  empêcher  que  le 
rôti  ne  brûle  »  (Waller  Scott^  Ivanhoë),  n'est 
pas  issu  tout  entier  de  la  fantaisie  épique 
du  romancier  calédonien.  Pour  extorquer  aux 
Juifs  leurs  trésors,  le  roi  Jean  pratiquait  des 
méthodes  analogues  aux  expédients  préconisés 
par  M.  Edouard  Drumont,  l'homme  aux  «  che- 
mises soufrées  ». 


PLATRES   ET   MARDRE3  1G3 

Ayant  fait. enfermer  dans  un  de  ses  châteaux  un  israé- 
lite  opulent,  il  lui  fit  arracher  tous  les  jours  une  dent, 
jusqu'à  ce  que  le  prisonnier,  voyant  la  moitié  de  sa 
mâchoire  dégarnie,  eût  consenti  à  payer  une  somme 
énorme  dont  le  tyran  voulait  s'emparer  (1). 

(1)  Les  héritiers  du  Cœur-de-Lion  n'apportaient  aucune  retenue 
dans  leur  antisémitisme  : 

«  Si  le  roi  (Edward  1",  1274-1307)  trouvait  de  l'opposition 
dans  ses  tentatives  de  pillage,  il  existait  une  race  d'hommes  à  qui 
(sic)  il  semblait  permis  de  piller  et  d'opprimer  avec  impunité. 
Les  juifs  s'étaient  originalement  introduits  en  Angleterre  sous 
Guillaume  le  Conquérant,  et,  quoiqu'ils  fussent  liés  par  de  grandes 
restrictions,  sujets  à  beaucoup  d'extorsions  et  souvent  égorgés 
par  la  populace,  ils  avaient,  dans  le  cours  de  deux  siècles,  consi- 
dérablement augmenté  en  nombre  et  en  opulence.  Ils  étaient 
établis  dans  toutes  les  villes  commerciales.  Mais  leur  principale 
résidence  était  un  quartier  de  Londres  distingué  par  le  nom  de 
Juiverie.  Ils  obéissaient,  sur  toutes  les  affaires  spirituelles,  h 
un  grand  prêtre  de  leur  choix,  confirmé  par  une  patente  de  la 
couronne;  pour  le  temporel,  ils  se  trouvaient  placés  sous  la  juri- 
diction d'un  officier  chrétien,  nommé  par  le  roi,  et  appelé  le  Justi- 
cier des  juifs.  On  a  déjà  dit  qu'ils  prêtaient  de  l'argent  à  intérêt; 
les  amendes,  les  confiscations,  les  tailles  et  subsides  des  gouver- 
nements féodaux  leur  donnaient  de  nombreuses  occasions  d'exercer 
leur  industrie  favorite.  Ils  avaient  trouvé  un  protecteur  dans  le 
roi  Henri,  quoiqu'il  leur  en  eût  coûté  des  sommes  énormes. 
Edward  (il  est  difficile  de  rendre  raison  de  sa  politique)  avait 
toujours  passé  pour  leur  ennemi  et  leur  persécuteur.  Il  est  aisé 
d'expliquer  la  haine  du  peuple  qui  les  regardait  comme  de  race 
maudite,  descendant  de  ceux  qui  avaient  crucifié  le  Sauveur  et 
comme  usuriers  accaparant  les  richesses  et  même  le  nécessaire 
des  chrétiens  (Cf.  la  collection  de  la  Libre  Parole).  Mais  pour- 
quoi le  roi,  supérieur,  comme  il  semblait  l'être,  aux  préjugés  du 
vulgaire,  se  montrait-il  leur  ennemi  plus  qu'aucun  de  ses  prédé- 
cesseurs et  se  privait-il  lui-même  d'une  ressource  qu'ils  avaient 
si  souvent  employée  avec  tant  de  succès?  Dans  la  première  année 
après  son  couronnement,  on  défendit  aux  juifs  d'élever  des  syna- 
gogues, de  tenir  aucun  fief,  ou  aucun  franc-tènement,  et  de  prendre 
aucun  intérêt  pour  prêt  d'argent.  Tout  Israélite,  dès  l'âge  de  sept 
ans,  dut  porter,  sur  la  partie  la  plus  apparente  de  son  vêlement, 
deux  bandes  de  drap  jaune  de  six  pouces  de  large,  comme 
marque  distinctive,  et  les  individus  des  deux  sexes  furent,  dès 
l'âge  de  douze  ans,  assujettis  à  une  capitation  de  trois  pences, 
qui  se  payait  annuellement  à  Pâques.  Exclue  de  toutes  les  sources 


iG4  PLATRES   ET   MARBRBS 

Apres  une  résistance  héroïque  de  trois  siècles, 
le  pays  albigeois  enrichit  de  ses  dépouilles, 
inquisiteurs  méridionaux  rapaces  barons  du 
Nord,  jusque  au  temps  que,  pressuré,  affaibli, 
ruiné  d'hommes  et  de  courage,  il  passa,  au 
xin^  siècle  et  par  l'intermédiaire  d'un  cadet  entre 
les  mains  du  stupide  Louis  IX,  ce  roi  de  France 
que  les  prêtres  canonisèrent  sans  doute,  à  cause 
qu'il  n'était  pas  possible  d'en  trouver  un  qui  fût 
plus  inepte,  plus  malfaisant  et  carnassier. 

de  bénéfices,  celle  race  adopla  d'aulres  expédients  pour  faire  de 
l'argent  ;  elle  se  mit  à  rogner  les  monnaies,  délit  dont  la  décou- 
verte fut  difficile  tant  que  dura  l'usage  légal  de  couper  les  pences 
d'argent  en  demi-pence  et  farlhings.  Ce  crime  doit  avoir  été  gé- 
néral dans  leurs  familles,  si  nous  en  jugeons  par  le  châliment 
(1279).  Le  même  jour,  tous  les  juifs  soupçonnés  de  quelque  délit 
furent  arrêtés  :  le  peu  d'argent  rogné  que  l'on  trouva  chez  eux  fut 
regardé  comme  la  preuve  évidente  de  leur  culpabilité  :  une  com- 
mission spéciale  s'occupa  de  les  juger  pendant  plusieurs  mois  : 
on  en  pendit  à  Londres  deux  cent  quatre-vingts  des  deux  sexes,  et 
peut-être  bien  un  plus  grand  nombre  dans  -le  reste  du  royaume, 
et  l'on  confisqua  au  profit  de  la  couronne  leurs  maisons  et  toutes 
leurs  propriétés. 

Ce  peuple  malheureux  n'avait  pas  cependant  fourni  assez  de 
victimes.  En  1287,  à  un  jour  marqué  (2  mai),  tous  les  juifs  de 
l'Angleterre,  sans  distinction  d'âge  ni  de  sexe,  furent  arrêtés, 
jetés  dans  les  prisons  et  retenus  au  cachot  jusqu'à  ce  qu'ils  eus- 
sent racheté  leur  liberté  par  un  présent  de  douze  mille  livres 
(pounds)  pour  le  roi.  Trois  années  après,  leur  sort  fut  fixé 
(31  aoiil).  Il  fut  ordonné  par  une  proclamation  à  toute  la  race  de 
quitter  le  royaume  à  jamais  dans  le  court  espace  de  deux  mois  et 
.<50us  peine  de  mort.  Le  nombre  des  exilés  à  qui  le  roi  donna  des 
passeports  et  accorda  un  secours  suffisant  pour  leur  voyage, 
s'éleva  à  soixante  mille  cinq  cent  onze.  Mais  leurs  maisons  et 
leurs  terres,  leurs  trésors  et  leurs  créances,  tout  fut  confisqué  au 
bénéfice  de  la  couronne.  On  dit  que,  durant  le  passage,  il  en  périt 
un  grand  nombre  par  la  haine  ou  l'avidité  des  mariniers,  dont  plu- 
sieurs furent  ensuite  convaincus  et  subirent  la  peine  de  leur  crime. 
(John  Lingard.  Histoire  d'Angleterre,  t.  III,  trad.  par  M.  le 
chevalier  de  Roujoux.  Paris,  Carié  de  La  Charie,  édit.  1825.) 


PLATRES   ET   MARBRES  ICo 

Les  confiscations  engraissaient  la  monacaille 
fainéante.  Le  Saint-Office,  non  content  de  ré- 
duire en  cendre  juifs,  maures,  cathares,  albi- 
geois, protestants,  magiciens,  astrologues, 
«  possédés  »,  héritait  de  leurs  biens,  les  englou- 
tissait dans  ses  coffres  insatiables  —  ainsi, 
Caligula  ou  Néron  «  acceptaient  »  l'hoirie  des 
condamnés  à  mort. 

Ce  n'était  pas  l'escroquerie  onctueuse  du  clergé 
moderne  et  des  congrégations  «  expulsées  ». 
C'était  le  vol  à  main  armée  des  Chauffeurs  ou  de 
Mandrin. 

Diane  de  Poitiers  demandait  à  son  royal  et 
gâteux  amant  le  don  d'un  réformé  comme  celui 
d'un  joyau. 

Elle  battait  monnaie  à  la  place  de  Grève.  Pour  les  pro- 
testants, ce  fut  la  féroce  Diane  de  Tauride.  Elle  les  dépouil- 
lait en  les  égorgeant  sur  son  autel.  La  «  Vactie  à  Colas  », 
comme  on  appelait  alors  la  Réforme,  fut  sa  vache  à  lait  et 
à  sang. 

(Paul  de  Saint-Victor,  Hommes  et  Dieux,  xiii). 

La  noblesse  et  le  clergé  de  France  vécurent, 
au  xvii^  siècle,  de  la  proscription  des  huguenots. 
A  cette  époque,  ruiné  par  ses  catins  on  ne  peut 
plus  duchesses,  par  ses  guerres  et  par  ses  bâti- 
ments, le  vieil  époux  de  la  Maintenon,  avec  un 
cynisme  tout  monarchique,  se  prostituait  au  juif 
Samuel  Bernard,  grand  «  acquéreur  »  de  par- 
paillots. Louis  XIV  préludait  ainsi  aux  compor- 
tements de  Louis-Philippe  —  arrière  petit-fils  de 
sa  bâtarde  —  lequel,  vers  1840,  flagornait  la 
première  baronne  de  Rothschild, 


1C6  PLA.ÏRES   ET   MARBRES 


C'était  le  «  bon  vieux  temps  ».  William  An- 
drews, pour  la  Grande-Bretagne  seulement, 
recueille  un  spicilège  des  mieux  fournis.  En 
Ecosse,  l'usage  s'est  conservé,  jusqu'au  début 
du  xix^  siècle,  de  donner  des  fêtes  publiques 
avant  ou  après  l'exécution.  Il  est  vrai  que  l'on 
ne  mangeait  pas  tout  à  fait  le  corps  du  pendu. 
Le  christianisme  est  une  loi  de  douceur  et  d'abs- 
tinence, comme  il  appert  de  Flamidien.  L'Eglise, 
d'ailleurs,  tient  beaucoup  aux  jours  maigres.  On 
se  contente  d'arroser  le  cadavre 

...  et  la  cave  épuisée 
Fait  couler  à  pleins  brocs  une  liqueur  aieée, 

ce  pendapt  que  les  suppôts  de  Thémis  bâfrent 
du  plum-pudding.  On  bamboche  autour  du  pilori 
et  de  la  potence,  comme  dans  la  tour  de  Ra- 
venswood.  A  Paisley,  juges,  greffiers,  aldermen 
s'emplissent  de  bière  double  et  de  claret.  Ils 
font  carrousse  le  jour  même  du  supplice  et 
n'hésitent  point  à  dévorer  d'un  seul  coup  plus 
de  quatre-vingts  pistoles  en  l'honneur  du  défunt. 
Ce  sont  les  épices  du  gibet,  la  ripaille  de  la 
mort. 

La  question  ouvre  l'appétit  du  magistrat.  Non 
seulement  «  elle  fait  passer  une  heure  ou  deux  », 
mais  elle  déchaîne  agréablement  le  pourceau 
compliqué  d'hyène  qui  grogne  dans  le  fond  des 
«  diables  engiponnés  ».  Le  cabaret  Paxlon,  à 
Edimbourg,  était  fort  achalandé  pour  ces  sortes 


PLATRES   ET   MARBRES  167 

de  repas.  C'est  à  la  taverne  de  Cleribug  que  le 
capitaine  Mannering  va  consulter  son  avocat 
Pleydell,  en  train  de  s'ivrogner,  comme  d'habi- 
tude, le  samedi  au  soir. 

Sous  Henri  VIII,  soixante-douze  mille  exécu- 
tions donnèrent  à  la  vieille  Angleterre  un  spec- 
tacle nouveau  toujours  et  toujours  applaudi. 
Les  gibets  font  partie  de  la  chose  municipale. 
C'est  à  leur  présence  qu'un  village,  qu'un  bourg, 
un  hameau  de  quelques  feux  doit  son  existence 
économique;  c'est  aux  portes  des  églises  que 
s'enchâssent  le^  carcans! 

Andrews  abonde  là-dessus  en  historiettes  pa- 
tibulaires ;  avec  son  calme  imperturb.é,  il  narre 
les  «  usages  curieux  »,  les  «  singulières  anec- 
dotes »  et  rend  hommage,  en  passant,  à  1'  «  hu- 
manité de  la  nation  anglaise  »  : 

j'admire  en  tout  ceci 

De  quelle  allure  aimable,  ainsi  qu'en  son  domaine, 
De  supplice  en  supplice  Olivier  se  promène; 
Quille  l'un,  reprend  l'autre  et  va  sans  trébucher 
Du  fagot  au  licol,  du  gibet  au  bûcher! 
Comme  il  en  fait  jaiUir  mille  grâces  cachées!  » 

(Victor  Hugo  Cromwell.) 

Les  bois  de  justice,  les  arbres  secs,  les 
fourches  où  Gwinplaine  heurte  un  pendu  gou- 
dronné, concourent  à  l'agrément  du  paysage 
ainsi  qu'à  l'information  des  pérégrins. 

h' Itinerariiim  Anglicœ  d'Ogilby  (xvii®  siècle) 
trace  un  itinéraire  tout  à  fait  galant  à  travers  les 
ruisseaux,  les  forêts,  les  moulins  à  vent,  et  tou- 
jours, comme  étoile  indicatrice,  un  gibet  à  l'ho- 


168  PLATRES   ET  MARBRES 

rizon.  Pour  aller  de  Frampton,  Wilberton  et 
Sherbeck  à  Nottingham,  «  vous  gardez  toujours 
votre  droite  et  trouvez  sur  la  gauche  une  po- 
tence au-dessus  du  pont  de  pierre  ».  Si  le 
voyageur  continue,  il  jouit  encore  d'une  pers- 
pective dont  les  lakistes  n'ont  pas  suffisamment 
adorné  leurs  poèmes;  car  «  en  quittant  Nottin- 
gham, après  avoir  passé  le  gibet,  on  monte  sur 
une  petite  colline...  »  Aussi,  la  bonne  foi  d'An- 
drews  n'est  pas  douteuse  quand,  sérieux  comme 
un  âne  qu'on  émouche,  il  opine  que  la  hart  fut-, 
en  Angleterre,  «  le  genre  de  peine  capitale 
en  usage  pendant  de  longs  siècles  et  même 
encore  aujourd'hui;  car  on  a  bien,  pour  donner 
la  mort,  employé  d'autres  modes  de  supplices, 
mais  aucun  comme  celui-là  n'a  reçu  une  appli- 
cation générale  ».  Pour  n'être  pas  formulé  dans 
un  langage  exquis,  l'apophtegme  n'en  est  pas 
moins  divertissant. 

Outre  le  gibet  si  plantureux  en  corbeaux  que 
Bewick,  dans  les  Oiseaux  d'Angleterre,  n'as- 
signe pas  d'autre  futaie  aux  corneilles,  choucas, 
freux  et  corvinés  de  toute  espèce  qui,  malgré 
les  huiles  empyreumatiques,  dévorent  les  pen- 
dus ;  outre  le  gibet  et  le  fouet  saxon,  ne  discer- 
nant pas  l'homme  d'avec  l'animal  (si  peu  dis- 
tincts au  Moyen  Age)  ;  outre  les  ceps,  le  pilori, 
la  marmite  d'eau  ou  de  graisse  bouillante  pour 
les  empoisonneurs  et  les  sorciers;  outre  enfin 
les  épreuves  juridiques  dont  le  résultat  heureux, 
néfaste,  peu  importe,  aboutissait  à  la  mort  du 
patient  :  l'ordalie  par  le  fer  rouge,  l'immersioû 


PLATRES    ET   MARBRES  169 

OU  les  breuvages  empoisonnés  dont  la  vertu  pro- 
batoire ne  donnait  un  espoir  d'impunité  qu'aux 
gredins  les  plus  endurcis,  la  miséricordieuse 
Angleterre  tenait  en  réserve,  pour  certains 
délits,  un  châtiment  qu'Andrews  n'hésite  pas  à 
qualifier  de  «  cruel  et  de  barbare  ».  C'est  la 
presse  à  mort,  dont  Victor  Hugo  dramatisa  les 
épouvantes  dans  l'un  des  plus  mémorables 
chapitres  de  YHomme  qui  rit.  Le  jeune  lord 
Fermain  Clancharlie,  abandonné  par  les  com- 
prachios  et  retrouvé  dans  une  baraque  de  sal- 
timbanques, doit  être  confronté  avec  le  misérable 
qui  en  a  fait  un  monstre  : 

L'homme  lié  sur  le  sol  était  absolument  nu,  à  cela  près 
de  ce  haillon  hideusement  pudique  qu'on  pourrait  nommer 
la  feuille  de  vigne  du  supplice,  et  qui  était  le  succingulum 
des  Romains  et  le  christipannus  des  gothiques,  duquel 
notre  vieux  jargon  gaulois  a  fait  le  cripagne.  Jésus,  nu  sur 
la  croix,  n'avait  que  ce  lambeau. 

L'effrayant  patient  que  considérait  Gwinplaine  semblait 
un  homme  de  50  à  60  ans.  11  était  chauve.  Des  poils  blancs 
de  barbe  lui  hérissaient  le  menton.  11  fermait  les  yeux  et 
ouvrait  la  bouche.  On  voyait  toutes  ses  dents.  Sa  face 
maigre  et  osseuse  était  voisine  de  la  tête  de  mort.  Ses  bras 
et  ses  jambes,  assujettis  par  les  chaînes  aux  quatre  poteaux 
de  pierre,  faisaient  un  X.  Il  avait  sur  la  poitrine  et  le  ventre 
une  plaque  de  fer,  et  sur  cette  plaque  étaient  posées  en  tas 
cinq  ou  six  grosses  pierres.  Son  râle  était  tantôt  un  souffle, 
tantôt  un  rugissement. 

Le  shérif,  sans  quitter  son  bouquet  de  roses,  prit  sur  la 
table,  de  la  main  qu'il  avait  libre,  sa  verge  blanche  et  la 
dressa  en  disant  : 

—  Obédience  à  Sa  Majesté. 

Puis  il  reposa  la  verge  sur  la  table. 

Ensuite,  avec  la  lenteur  d'un  glas,  sans  un  geste,  aussi 
immobile  que  le  patient,  le  shérif  éleva  la  voix. 


170  PLATRES  ET  MARBRES 

Il  dit  : 

—  Homme  qui  ôles  ici  lié  de  ciiaînes,  écoulez  pour  la  der- 
nière rois  la  voix  de  la  justice.  Vous  avez  été  extrait  de  votre 
cachot  et  amené  dans  cette  ^eôle.  Dûment  interpellé  et  dans 
les  formes  voulues,  fornialiis  v^rbis  pressus,  sans  égard  aux 
lectures  et  communications  qui  vous  ont  été  faites  et  qui 
vous  vont  être  renouvelées,  inspiré  par  un  esprit  de  ténacité 
mauvaise  et  perverse,  vous  vous  êtes  enfermé  dans  le  silence 
et  vous  avez  refusé  de  répondre  au  juge.  Ce  qui  est  d'un 
libertinage  détestable,  et  ce  qui  constitue,  parmi  les  faits 
punissables  du  cashlit,  le  crime  et  délit  d'oversenesse. 

Le  sergent  de  la  coiffe,  debout  à  droite  du  shérif,  inter- 
rompit et  dit  avec  une  indifférence  qui  avait  on  ne  sait  quoi 
de  funèbre  : 

—  Overhernessa.  Lois  d'Alfred  et  de  Godrun,  chapitre  vi. 
Le  shérif  continua  : 

—  C'est  pourquoi,  homme,  puisque  vous  n'avez  pas 
voulu  vous  départir  du  silence,  bien  que  sain  d'esprit  et 
parfaitement  informé  de  ce  que  vous  demande  la  justice, 
puisque  vous  êtes  diaboliquement  réfractaire,  vous  avez  dû 
être  géhenne,  et  vous  avez  été,  au  terme  des  statuts  crimi- 
nels, mis  à  l'épreuve  du  tourment  dit  «  la  peine  forte  et 
dure  ».  Voici  ce  qui  vous  a  été  fait.  La  loi  exige  que  je  vous 
en  informe  authentiquement.  Vous  avez  été  amené  dans 
cette  basse-fosse,  vous  avez  été  dépouillé  de  vos  vêtements, 
vous  avez  été  couché  tout  nu  k  terre  sur  le  dos,  vos  quatre 
membres  ont  été  tendus  et  liés  aux  quatre  colonnes  de  la 
loi,  une  planche  de  fer  vous  a  été  appliquée  au  ventre,  et 

'on  vous  a  mis  sur  le  corps  autant  de  pierres  que  vous  en 
pouvez  porter.  «  Et  davantage  »,  dit  la  loi. 

—  Plus  que,  aftirma  le  sergent. 
Le  shérif  poursuivit  : 

—  En  cette  situation,  et  avant  de  prolonger  l'épreuve,  il 
vous  a  été  fait,  par  moi,  shérif  du  comté  de  Surrey,  somma- 
tion itérative  de  répondre  et  de  parler,  et  vous  avez  sata- 
niquement  persévéré  dans  le  silence,  bien  qu'étant  au  pou- 
voir des  gênes,  chaînes,  ceps,  entraves  et  ferrements. 

—  Aiiachiementa  legalia,  dit  le  sergent. 

—  Sur  votre  refus  et  endurcissement,  dit  le  shérif,  étant 
équitable  que  l'obstination  de  la  loi  soit  égale  à  Tobstina- 
lion  du  criminel,  l'épreuve  a  continué,  telle  que  le  com- 


TLATUES    ET    MARBRES  471 

mandent  les  édits  et  textes.  Le  premier  jour  on  ne  vous  a 
donné  ni  à  boire  ni  à  manger. 

—  Hoc  est  super  jejunare,  dit  le  sergent. 

Il  y  eut  un  silence.   On  entendait  l'afireuse  respiration 
sifflante  de  l'homme  sous  le  tas  de  pierres. 
Le  sergent,  en  droit  compléta  son  interruption  : 

—  Adde  augmentam  abstinentix  ciborum  diminutione. 
Comueludo  britannica,  article  50 i. 

Ces  deux  hommes,  le  shérif  et  le  sergent,  alternaient; 
rien  de  plus  sombre  que  cette  monotonie  imperturbable; 
la  voix  lugubre  répondait  à  la  voix  sinistre;  on  eût  dit  le 
prêtre  et  le  diacre  du  supplice  célébrant  la  messe  féroce 
de  la  loi. 

Le  shérif  recommença  : 

—  Le  premier  jour  on  ne  vous  a  donné  ni  à  boire  ni  à 
manger.  Le  deuxième  jour  on  vous  adonné  à  manger  et  pas 
à  boire;  on  vous  a  mis  entre  les  dents  trois  bouchées  de 
pain  d'orge.  Le  troisième  jour  on  vous  a  donné  à  boire  et 
pas  à  manger.  On  vous  a  versé  dans  la  bouche,  en  trois  fois 
et  en  trois  verres,  une  pinte  d'eau  prise  au  ruisseau  d'égout 
de  la  prison.  Le  quatrième  jour  est  venu.  C'est  aujour- 
d'hui. Maintenant,  si  vous  continuez  à  ne  pas  répondre, 
vous  serez  laissé  là  jusqu'à  ce  que  vous  mouriez.  Ainsi  le 
veut  justice. 

Le  sergent,  toujours  à  sa  réplique,  approuva  : 

—  Mors  rei  homagium  est  bonse  legi. 

—  Et  tandis  que  vous  vous  sentirez  trépasser  lamenta- 
blement, repartit  le  shérif,  nul  ne  vous  assistera,  quand 
même  le  sang  vous  sortirait  de  la  gorge,  de  la  bai'be  et  des 
aisselles,  et  de  toutes  les  ouvertures  du  corps  depuis  la 
bouche  jusqu'aux  reins. 

—  A  throtebolla,  dit  le  sergent,  et  pabu  et  subhircis,  et 
a  grugno  usque  ad  crupponum. 

Le  shérif  continua  : 

—  Homme,  faites  attention.  Car  les  suites  vous  regar- 
dent. Si  vous  renoncez  à  votre  silence  exécrable,  et  si  vous 
avouez,  vous  ne  serez  que  pendu,  et  vous  aurez  droit  au 
meidefeoh,  qui  est  une  somme  d'argent. 

—  Dainnum  confitens,  dit  le  sergent,  habeat  le  melde- 
feoh.  Leges  Inx,  chapitre  xx. 

—  Laquelle  somme,  insista  le  shérif,  vous  sera  payée  ea 


172  PLATRES    ET    MARBRES 

doUkins,  suskins  et  galihalpens,  seul  cas  où  cette  monnaie 
puisse  être  employée,  aux  termes  du  statut  d'abolition,  au 
troisième  de  Henri  cinquième,  et  aurez  le  droit  de  jouis- 
sance de  scortum  ante  ynorlem,  et  serez  ensuite  étranglé  au 
gibet.  Tels  sont  les  avantages  de  l'aveu.  Vous  plaît-il 
répond  re  à  justice  ? 

Le  shérif  se  tut  et  attendit.  Le  patient  demeura  sans 
mouvement. 

Le  shérif  reprit  : 

—  Homme,  le  silence  est  un  refuge  oij  il  y  a  plus  de  ris, 
que  que  de  salut.  L'opiniâtreté  est  damnahle  et  scélérate. 
Qui  se  tait  devant  justice  est  félon  à  la  couronne.  Ne  per- 
sistez point  dans  cette  désobéissance  non  filiale.  Songez  à  Sa 
Majesté.  Ne  résistez  point  à  notre  gracieuse  reine.  Quand 
je  vous  parle,  répondez-lui.  Soyez  loyal  sujet. 

Le  patient  râla. 
Le  shérif  repartit  : 

—  Donc,  après  les  soixante-douze  premières  heures  de 
l'épreuve,  nous  voici  au  quatrième  jour.  Homme,  c'est  le 
jour  décisif.  C'est  au  quatrième  jour  que  la  loi  fixe  la  con- 
frontation. 

—  Qaarta  die,  frontem  ad  frontem  adduce,  grommela  le 
sergent . 

—  La  sagesse  de  la  loi,  reprit  le  shérif,  a  choisi  celte 
heure  extrême,  afin  d'avoir  ce  que  nos  ancêtres  appelaient 
«  le  jugement  par  le  froid  mortel  »,  attendu  que  c'est  le 
moment  où  les  hommes  sont  crus  sur  leur  oui  et  sur  leur 
non. 

Le  sergent  appuya  : 

—  Judicium  pro  frodmortell,  quod  homines  credendi 
sint  per  suum  y  a  et  per  suum  na.  Charte  du  roi  Adelstan, 
tome  K,  page  173. 

Il  y  eut  un  instant  d'attente,  puis  le  shérif  inclina  vers  le 
patient  sa  face  sévère. 

—  Homme  qui  êtes  là  couché  à  terre... 
Et  il  lit  une  pause. 

—  Homme,  cria-t-il,  m'enlendez-vous? 
L'homme  ne  bougea  pas. 

—  Au  nom  de  la  loi,  dit  le  shérif^  ouvrez  les  yeux. 
Les  paupières  de  l'homme  restèrent  closes. 

Le  shérif  se  tourna  vers  le  médecin,  débouta  sa  gauche. 


PLATRES   ET   MARBRES  173 

—  Docteur,  donnez  votre  diagnostic. 

—  Probe,  da  diagnosticum,  fil  le  sergent. 

Le  médecin  descendit  de  la  dalle  avec  la  raideur  magis- 
trale, s'approcha  de  l'homme,  se  pencha,  mit  son  oreille 
près  de  la  bouche  du  patient,  lui  tâta  le  pouls  au  poignet,  à 
l'aisselle  et  à  la  cuisse,  et  se  redressa. 

—  Eh  bien,  dit  le  shérif. 

—  Il  entend  encore,  dit  le  médecin. 

—  Voit-il?  demanda  le  shérif. 
Le  médecin  répondit  : 

—  II  peut  voir. 

(Victor  Hugo,  L'Homme  qui  rit,  lib.  IV,  cap.  v.) 

A  la  plèbe  sanguinaire,  au  juge  sans  entrailles 
faisait  échec  la  victime  endurcie.  Au  bourreau 
impitoyable  répondait  le  prévenu  stoïque.  Ce 
«  charme  de  taciturnité  »,  où  les  démonologues 
trouvaient  le  sigilliim  Diaholi  en  attendant  que 
la  science  y  reconnût  un  des  caractères  essen- 
tiels de  l'hystérie,  est  assez  commun  dans  ces 
jours  exécrés.  L'excès  des  maux  engourdit  à  la 
manière  du  chloroforme  et  prête  au  dernier  des 
laboureurs  une  constance  de  héros. 

Je  sçais  —  dit  Montaigne  (Essais,  lib.  II,  cxxxii)  — 
qu'il  s  est  trouvé  de  simples  païsans  s'eslre  laissez  griller  la 
plante  des  pieds,  écraser  le  bout  des  doigts  à  tout  le  chien 
d'une  pistole,  poulser  les  yeux  sanglants  hors  de  la  teste,  à 
force  (lavoir  le  front  serré  d'une  chorde,  avant  que  de 
s'eslre  seulement  voulu  mellre  k  rcnçon...  combien  en  a-t- 
on veu  se  laisser  patiemment  brasier  et  rostir  pour  des 
opinions  empruntées  d'aultruy,  ignorées  et  incogneues? 

Grippeminaud  lui-même  usait  ses  «  gryphes  » 
sur  la  couenne  du  bélître,  aussi  dure  que  le  cuir 
du  buffle  ou  du  rhinocéros. 


174  PLATRES   ET   MARBRKS 

La  décollation,  réservée  aux  grands  person- 
nages, était  la  peine  la  plus  douce  et  la  plus 
noble  en  même  temps.  Guillaume  le  Conquérant 
la  réserva  expressément  à  l'aristocratie.  Les 
échai'auds  de  Withehall  (1649)  et  de  Fotheringay 
(1587)  virent  tomber  deux  têtes  royales  :  spectacle 
vengeur  et  consolant!  Jane  Gray  (1554),  après 
Anne  de  Boleyn  (1536),  posa  aussi  pour  mourir, 

Sur  le  funèbre  bloc  sa  tête  pâle  et  belle. 

Et  ce  fut  le  billot  visqueux  de  la  Tour  de  Lon- 
dres qui  reçut  un  dernier  baiser  de  ces  lèvres 
charmantes!  Jane  Shore,  en  sa  qualité  de  bour- 
geoise, femme  d'un  orfèvre  de  Lombard  Street, 
endura  les  affronts  du  sinistre  Richard  III 
«  brouillé  avec  l'amour  dès  le  ventre  de  sa 
mère  ».  Elle  paya  de  cruelles  humiliations  les 
jours  de  splendeur  et  la  tendresse  d'Edward  IV. 
(Cf.  le  drame  de  Rowe  infiniment  supérieur  à  la 
plate  et  niaise  adaptation  d'Andrieux.) 

Néanmoins,  ce  n'était  pas  toujours  à  la  face 
que,  pareille  aux  meurtriers  de  César,  ferifacienif 
la  vengeance  de  leurs  proches  atteignait  les  rois. 
Les  exécutions  du  sinistre  Glocester  sont  enve- 
loppées de  mystère^  comme  celles  d'un  despote 
oriental.  Quelques  muets  d'Ildiz-Kiosk  en  eus- 
sent été  les  ministres  pertinents.  Et  quel  sup- 
plice digne  d'une  Roxane  frénétique,  cette  farce 
machinée  en  1327,  par  Mortimer,  le  sanglant 
«  paramour  »  d'Isabelle  de  France,  calvaire 
d'Edward  II,  sous  le  fouet  de  John  Maltravers, 


PLATRES   ET   MARBRES  175 

exécution  du  prince  voluptueux  empalé  avec  des 
barres  de  fer  rouge  sur  le  cadavre  de  son 
amant!  (1). 

Les  royaumes  du  continent  prodiguent  aussi 
les  échafauds.  Les  têtes  les  plus  hautes  sont 
tranchées  par  la  main  du  pautonier  :  Biron, 
Cinq-Mars,  Montmorency,  Egmont,  victimes 
des  passions  hideuses  que  fomente  la  royauté. 

Si  la  hache  atteignait  les  grands,  c'est  sans 
nulle  retenue  que  la  potence  châtiait  la  racaille 
bourgeoise  et  populaire.  En  1817,  Cruikshank 
vit  pendre  à  Old  Bayley  une  dizaine  de  per- 
sonnes, dont  deux  femmes  coupables  d'avoir 
fabriqué,  peut-être,  mais  à  coup  sûr  propagé  de 
fausses  bank-notes.  Cette  monstrueuse  cruci- 
fixion inspira  au  caricaturiste  de  nobles  senti- 
ments et  l'un  de  ses  plus  mauvais  croquis 


Ce  n'est  pas  la  moindre  vertu  d'Andrews  que 
de  savoir  dater.  Il  est  précis  et  chronologue.  Il 

(!),..•  On  l'affubla  (Huges  Spenser)  d'une  robe  noire  avec  les 
armes  de  sa  famille  renversée;  on  lui  posa  un  rouleau  d'orties 
sur  la  tête  ;  on  le  pendit  à  une  potence  élevée  de  cinquante 
pieds,  au  milieu  des  acclamations  et  des  huées  de  la  populace.  A 
peu  de  distance  au-dessous  de  lui,  on  supplicia  aussi  Simon  de 
Reading,  fidèle  serviteur  qui  avait  toujours  partagé  les  diverses 
fortunes  de  son  maitre.  On  décapita,  en  outre,  le  comte  d'Arundel 
et  deux  autres  gentilshommes  :  ils  étaient  restés  neutres  durant 
toute  l'invasion,  mais  on  les  accusait  d'avoir  consenti  à  la  mort 
du  duc  de  Lancastre.  Aux  yeux  du  public,  tout  leur  crime  était 
de  posséder  des  terres  contiguës  à  celles  du  mignon  de  la  reine 
à  qui  elles  furent  bientôt  données.  (John  Lingard,  loc.  cit.) 


176  PLATRES   ET   MARBRES 

permet  de  comparer  et  d'établir  des  synoptiques 
entre  les  œuvres  de  la  justice  et  les  œuvres  de 
l'esprit.  L'intelligence  humaine  cherche,  décou- 
vre, imagine  et  se  souvient.  Le  juge,  ossifié 
dans  la  nocuité  pédantesque,  promulgue  les 
supplices  avec  une  quiétude  imbécile  que  ne 
troublent  ni  les  lumières  conquises,  ni  le  déclin 
des  mœurs  vers  la  pitié.  Rien  de  la  boucherie 
afflictive  ne  tombe  en  désuétude.  De  1673 
à  1717,  Dryden,  Pope,  Addison  peuvent,  à 
chaque  instant,  repaître  leurs  yeux  du  gibet 
national.  En  1683,  du  vivant  de  Sydenham,  un 
fou  assassin  de  19  ans,  André  Mill,  est  branché 
à  la  potence  de  Merrington,  dans  le  comté  de 
Durham.  (Depuis  vingt  ans,  le  jury  a  fait  guillo- 
tiner Kaps,  Louis  Menesclou,  Vacher  (1),  tous 
trois  irresponsables,  uniquement  parce  que  leurs 


(1)  Vacher,  de  si  horrible  mémoire,  n'était  qu'un  malade  dan- 
gereux. L'ayant  rencontré  sur  le  trimard,  j'ai  parlé  avec  lui  à 
peu  près  pendant  cinq  minutes;  quand  je  le  quittai,  j'étais  mal 
à  l'aise,  impressionné  comme  quand  on  rencontre  une  bêle  veni- 
meuse, un  monstre  (il  se  croyait  envoyé  de  Dieu,  être  sur  la  terre 
pour  accomplir  une  grande  mission).  Il  m'assurait  avoir  vu  Dieu  de 
ses  yeux,  comme  il  me  voyait  moi-même,  et  en  avoir  reçu  cette 
mission  qu'il  était  chargé  d'accomplir;  en  un  mot,  c'était  un 
homme  très  chrétien,  peut-être  un  peu  plus  fou  ou  plus  croyajit 
que  les  autres.  Il  me  fit  voir  son  livret  militaire;  il  avait  été  ser- 
gent :  c'était  donc  aussi  un  bon  patriote,  intolérant,  sanguinaire 
comme  tout  bon  patriote  et  chrétien  doit  être.  N'était-il  pas  dans 
la  tradition  rehgieuse  quand  il  cherchait  à  immoler  et  qu'il  immola 
les  plus  blanches  brebis,  c'est-à-dire  les  plus  innocentes  victimes 
expiatoires  qui  lui  tombèrent  sous  la  main  ?  Est-ce  que  les  holo- 
causteg  humains  n'ont  pas  été  en  grand  honneur  dans  les  religions? 
Est-ce  que  les  grands  sacrificateurs,  les  grands  prêtres  ont  été 
dénoncés  comme  des  criminels,  des  monstres?  Non,  au  contraire  : 
ils  étaient  admirés. 


PLATRES   ET   MARBRES  177 

«  forfaits  »  avaient  mis  en  branle  ce  qui  tient  lieu 
de  cœur  aux  épouses  des  bourgeois.)  En  1744-1745, 
les  savants  Graham,  Folkes  sont  contemporains 
d'Eugène  Aram,  instituteur  supplicié;  en  1721, 
Newton  scrute  les  lois  du  monde,  Swift,  en 
modifiant  Téchelle  des  proportions  humaines, 
découvre  le  néant  de  la  puissance,  de  la  gloire 
et  de  la  beauté,  ce  pendant  que  la  «  presse  à 
mort  »  fonctionne  sans  relâche,  écrasant  des 
poitrines,  comme  le  char  de  Djaggernaut.  Au 
temps  même  de  lord  Byron,  de  Macpherson,  de 
Watter  Scott,  de  Brougham,  de  Macaulay,  un 
autodafé  à  Lincoln  (1772),  les  blasphémateurs 
au  pilori  (1812),  les  faux  témoins  ferrés  aux 
pieds  (1830)  montrent  que  la  vieille  abominable 
justice  est  toujours  implacable  aux  malheureux, 
qu'elle  se  raille  de  leurs  plaintes,  comme 
l'écuyer  Ralph,  des  mésaventures  d'Hudibras, 
tourmenté  dans  les  ceps,  à  la  diligence  du  cau- 
quemarre  Sidrophel. 

De  nos  jours,  en  France,  quand  un  écrivain 
probe  et  fier  crache  son  dégoût  à  la  face  des 
pantalons  qui  gouvernent  la  troisième  Répu- 
blique, un  coup  de  téléphone  venu  de  l'Intérieur 
met  sur  pied  le  quatuor  de  laquais  dont  se  com- 
pose la  IX^  chambre  correctionnelle  :  aussitôt 
l'écrivain   est   condamné   à    un  an    de    prison, 

Abraham  entendait  Yaveh  lui  prescrivant  de  sacrifier,  de  brûler 
son  fils.  Vacher  aussi  disait  l'enlendre  et,  en  me  quittant  il 
affirina  que  j'entendrais  parler  de  lui;  le  malheureux,  il  obéit  aux 
ordres  divins.  (Emile  H.\meun,  Le  Flambeau,  Vienne  (Isère), 
19  janvier  1902.) 

12 


178  PLATRES    ET    MARBRES 

exactement  la  moitié  de  la  peine  que  subit  le 
frère  Coq,  mariste,  pour  avoir,  sans  l'agrément 
du  père  de  famille,  sodomisé  le  petit  Detolle- 
naëre,  auquel,  par  surcroît,  il  a  communiqué  la 
syphilis! 

Autrefois,  en  Angleterre,  le  sort  des  gens  de 
lettres  semble  avoir  été  presque  aussi  misérable. 
Ici,  la  chronologie  de  la  cruauté  pénale  est 
concordante  avec  celle  du  progrès  intellectuel. 
Presque  toutes  les  victimes  sont  des  porte- 
flambeaux  de  la  pensée  affranchie.  Pour  une 
mauvaise  pointe  sur  les  favoris  de  Richard  III, 
Collingbourne  est  décapité,  sa  poitrine  ouverte, 
ses  restes  pantelants  jetés  au  feu.  Les  évoques 
Bancroft  et  Wifting  brûlent  et  condamnent  Les 
Amours  d'Ovide,  traduits  par  Marlowc.  Les 
écrits  de  Milton  sont  pareillement  livrés  aux 
flammes  (sans  doute  vers  une  date  postérieure 
à  celle  que  donne  Andrews  :  27  août  1659; 
Charles  II  n'est  rentré  qu'en  1660).  Et  le  marty- 
rologe continue.  Incarcéré,  déchu,  essorillé,  le 
D''  Leighton,  en  1630;  flagellés,  LitLburne  et 
Waston  en  1628,  William  Prym  en  1633; 
exposés  au  pilori,  le  doux  Benjamin  Keach,  en 
1664;  Daniel  de  Foë,  en  1704  (Pope  plaisante 
indignement,  tandis  que  la  foule  s'attendrit, 
couronne  de  fleurs  la  victime  et  suspend  des 
guirlandes  au  poteau  d'infamie).  Atwood  (1766), 
Wilson  (1793)  furent  condamnés  à  l'exposition, 
l'un  pour  philosophie  de  l'histoire,  l'autre  pour 
badinage  satirique.  Wilson,  trop  indigent,  inha- 
bile à  payer  l'amende,  prit  la  fuite,  gagna  le 


PLATRES   ET  MARBRES  i79 

Nouveau  Monde  et  découvrit  les  oiseaux!  Il  ne 
faut  pas  oublier  que  ces  condamnations  atroces 
furent  la  plupart  édictées  sous  des  princes  que 
l'Histoire,  l'Académie  et  les  jésuitières  congra- 
tulent pour  avoir  épandu  leurs  bienfaits  sur  les 
gens  d'esprit,  vaqué  à  la  protection  des  lettres 
et  des  arts  ! 

Après  quoi  (et  après  pendaison,  bûchers  ou 
bastonnades),  les  magistrats  d'ordre  municipal 
et  judiciaire  prennent  place  à  table,  hument  le 
pot  comme  des  dieux.  Ils  ont  accompli  un  ojeste 
de  civilisation.  De  môme,  une  commune  est  ifî= 
capable  de  tenir  marché  si  elle  ne  possède  au 
moins  un  pilori.  L'instrument  de  torture  sert  à 
établir  la  capacité  civile  d'une  agglomération 
menu  réfractaire  au  havage  du  bourreau).  Tel 
le  Sénon,  qui  ne  pouvait  se  marier  qu'après 
avoir  égorgé  un  ennemi.  C'est  par  là  que  les 
peuplades  religieuses  et  guerrières  accréditent 
le  domine  de  l'Autorité. 


Il  serait  présomptueux  de  dire  que  le  progrès, 
«  celle  idole  des  gobe-mouches  »,  ait  amendé 
Tordre  ancien. 

Beccaria,  Voltaire,  Diderot,  la  Révolution 
française  n'ont  édulcoré  ni  les  lois,  ni  les  mœurs. 
La  cruauté  se  masque  d'hypocrisie,  et  rien  de 
plus.  Au  lieu  des  tenailles,  des  crocs,  des  arai- 
gnées, des  escarpins  et  des  lanières,  dans  sa 
lâcheté  sournoise  et  malfaisante,  la  bourticoisie 


180  PLATRES   KT  MARBRES 

capitaliste  a  ordonné  des  supplices  qui,  pour 
être  moins  formels,  ne  le  cèdent  en  rien  aux 
pratiques  des  anciens  tourmenteurs.  Le  monde 
moderne  exècre  à  ce  point  les  misérables  qu'il  a 
inventé  la  philantropie.  En  quelques  mois,  la 
prison  cellulaire  tue  un  homme,  rompt  ses 
membres  comme  la  question  et  lui  vide,  en  outre, 
le  cerveau.  Elle  ne  remonte  guère  qu'à  1786.  Les 
quakers  de  Philadelphie,  avec  la  méchanceté 
glaciale  et  méthodique  du  protestantisme,  orga- 
nisent dans  Vanut-Street  les  premiers  cachots 
d'isolement.  Auburn  (1816)  construit  une  geôle 
pareille  :  mais  les  prisonniers  deviennent  fous. 
En  1833,  Gustave  de  Beaumont,  économiste, 
prédicant  de  l'amélioration  par  le  séquestre,  et 
Tocqueville,  autre  doctrinaire,  inspirent  les 
bâtiments  de  Mazas,  où  Louis-Napoléon,  en 
1851,  les  fait  incarcérer  :  «  Il  n'est  pas  mauvais 

—  dit  alors  Victor-Hugo  —  que  le  législateur 
tâte  de  sa  loi.  »  La  prison  de  Fresne-lès-Rungis 

—  un  chef-d'œuvre!  —  exalte  jusqu'à  la  folie 
homicide  les  raffinements  du  régime  cellulaire, 
de  la  claustration.  Le  prisonnier  de  cet  écrou, 
même  à  la  promenade,  ne  sort  qu'emmitouflé 
d'une  cagoule.  Il  ne  peut  chanter,  ni  parler,  ni 
fumer.  C'est  la  tombe,  moins  le  repos.  Car  l'Etat, 
qui  voie  ces  pauvres  malfaiteurs,  les  oblige  à 
travailler  «  pour  quatre  sous  par  jour  »  ! 

Oui,  la  plate  horreur  de  la  prison  moderne 
surpasse  en  cruauté  les  combinaisons  inhu- 
maines des  antiques  bourreaux.  Le  canniba- 
lisme paraît   amène   au  regard   de    la  vilenie 


PLATRES  ET   MARBRES  ISl 

administrative.  Ce  qui  caractérise  les  pénalités 
d'aujourd'hui,  c'est  la  noirceur  dogmatique,  la 
hiérarchie  de  l'arbitraire,  le  meurtre  dilué  en 
protection,  les  sévices  numérotés  dans  des  car- 
tons verts.  Sous  quelle  basane  de  pachyderme, 
imbibée  de  poisons  et,  comme  le  bouclier  d'Ha- 
milcar,  macérée  dans  les  plus  vénéneux  topiques, 
rancit  le  cœur  d'un  bélître  qui  s'adonne,  par 
état,  au  perfectionnement  des  postes  de  police 
ou  des  maisons  d'arrct!  Imposture,  verbiage  et 
simagrées!  Même  le  passant  devine  que  dans 
ces  hideux  bâtiments,  froids  comme  le  verre  et 
la  fonte  de  leurs  murs,  le  geôlier,  promu  à  la 
dignité  de  rond-de-cuir,  est  beaucoup  plus  en- 
durci, beaucoup  plus  loin  des  communes  ten- 
dresses, que  l'homme  écarlate  des  mélodrames, 
surannés.  La  peur  des  responsabilités,  la  téré- 
brante  peur  des  responsabilités,  affole  ces  bud- 
gétivores.  A  coup  sûr,  la  passion  est  absente, 
la  colère,  mais  aussi  la  pitié  :  pas  de  retentiini 
possible  avec  eux.  Ils  ne  servent  plus  un  dogme 
social  ou  métaphysique.  Ils  obtempèrent  à  un 
règlement  :  c'est  lapschychose  signalétique  des 
bureaux.  Certes,  les  gardiens  y  sont  polis,  d'une 
correction  irréprochable  avec  le  plus  sombre 
voyou,  le  dernier  des  cambrioleurs.  Ils  appli- 
quent la  camisole  de  force  ou  le  cachot  comme 
ils  dresseraient  leurs  écritures.  Mais  ils  sont  in- 
capables d'  «  aimer  »  les  mornes  débris  confiés 
à  leur  tutelle  opiniâtre.  Le  bourreau  antique 
pouvait,  sans  honte  ni  faiblesse,  compatir  à 
l'insolvable,  au  prisonnier  de  guerre,  à  l'esclave 


182  PLATRES   ET   MARBRK9 

que  mordaient  les  verges  empourprées  :  le 
fraile  inquisiteur  saignait  peut-être  des  plaies 
de  sa  victime,  âme  égarée  d'un  frère  mort  pour 
le  salut.  Mais  quels  sentiments  humains  vivent 
encore  chez  un  bureaucrate  qui  parle  à  ses  admi- 
nistrés? Le  régime  cellulaire  constitue  une 
manie  épouvantable,  une  infatuation  lugubre  de 
l'égoïsme  contemporain.  Des  messieurs  en  redin- 
gote noire,  idiots  pour  la  plupart,  galantins  et 
dogmatiques,  préfets  sur  le  retour,  substituts 
qui  ont  «  rendu  des  services  »,  bâtards  d'apo- 
thicaires, neveux  de  ballerines  ou  cuistres  de 
collège,  promulguent  Vinpace,  la  séquestration, 
effacent  un  homme  du  nombre  des  humains, 
en  un  tour  de  phrases  creuses  et  de  gestes  arron- 
dis. Or,  de  son  côté,  le  professeur  Fournier, 
prince  des  syphiligraphes,  se  flatte  d'obtenir 
qu'on  interne  par  mesure  de  prophylaxie  admi- 
nistrative les  blessés  de  Vénus,  que  suivront 
bientôt  —  n'en  doutez  pas  —  les  alcooliques, 
les  morphinomanes  et  les  buveurs  d'éther. 
Après  celui  des  criminalistes,  le  tour  des  mor- 
ticoles,  si  bien  qu'entre  collège,  prison,  sanatO' 
Hum  et  caserne,  l'anthropopithèque  des  jours 
futurs  mènera  l'existence  idéale  que  préconisent 
les  initiateurs  de  la  classe  Dirigeante-Imbécile, 
cagnard,  soumis  et  résigné,  corvéable  du  Do- 
maine, en  règle  avec  le  percepteur,  déférent  à 
son  propriétaire  et  plus  exempt  de  cœur  ou 
d'intelligence  que  le  dernier  des  chiens  perdus. 


PLATRES   ET   MARBRES  183 

♦  ♦ 

Le  tzar  Nicolas  déporte  en  Sibérie,  aux  mines 
de  l'Oural,  dans  les  champs  de  glace  et  les 
puits  de  mercure,  un  journaliste  coupable  de 
scepticisme  ou  d'irrespect.  Pour  lui  complaire, 
la  valetaille  du  Saint-Synode  excommunia 
Tolstoï  ;  ses  aïeux  expédiaient  au  bagne  le 
romancier  Dostoïewski.  L'empereur  d'Autriche 
faisait  mourir  de  faim,  de  froid,  de  chaud,  de 
misère  et  de  gangrène,  sous  les  piombi  de 
Venise  ou  dans  les  ténèbres  du  Spielberg, 
Andriane,  Maroncelli,  comme  les  Bourbons  de 
Naples  avaient  martyrisé  les  suprêmes  défenseurs 
delà  République  parthénopéenne.  En  France,  les 
lois  de  juillet  1894  (un  siècle  après  la  fête  de  la 
Raison  !)  permettent  d'assimiler  à  la  tourbe  des 
cachots,  l'historien,  le  journaliste,  le  poète 
réfractaire  aux  adulations  de  basse-cour.  Les 
inquisiteurs  d'Eglise  ou  d'Etat  opèrent  avec  plus 
ou  moins  de  cynisme.  Larvées  ou  impudentes, 
décrétées  par  le  Code  ou  favorisées  par  les  mœurs, 
l'Europe  moderne  vit  au  régime  des  exécutions 
sommaires  bastilles,  donjons,  culs  de  basse- 
fosse^  prennent  des  noms  divers.  Sous  l'étiquetto 
«  de  passage  à  tabac  »,  le  préfet  de  police  a  droi^ 
de  vie  et  de  mort  sur  les  passants  inoffensifs. 

Le  régime  cellulaire  a  les  mêmes  avantages 
que  l'estrapade,  le  carcan  ou  le  chevalet.  Enri- 
rique  Marzo,  juge  instructeur  de  Montjuich,  a 
fait  avouer  aux  «  terroristes  »  des  crimes  qu'ils 
n'avaient  pas  commis,  au  moyen  d'une  simple 
carafe  d'eau.  Il  est  vrai  que  ces  «  infâmes  terro- 


184  PLATRES    ET   MARBRES 

ristes  »,  nourris  exclusivement  de  morue  sèche 
et  tenus  au  grand  soleil,  auraient  donné  leur 
tête  pour  le  breuvage  désiré.  En  France,  les 
agents  insultent  les  femmes,  brisent  des  mâ- 
choires, défoncent  des  poitrines,  à  la  grande 
satisfaction  du  contribuable,  qui  se  sait  gré  de 
vivre  dans  un  pays  de  libéralisme  et  de  douceur. 

Les  bagnes,  les  maisons  centrales  gardent  le 
.sommeil  des  heureux,  comme  les  tarasques,  les 
gritTons  et  les  stryges  veillaient  sur  la  Belle  au 
bois  dormant.  II  ne  saurait  exister  de  peines 
trop  cuisantes,  de  maux  assez  farouches!  Entre 
l'or  du  Riche  contre  la  faim  du  Pauvre,  quel  juge, 
sinon  le  président  Magnaud,  hésiterait  un  seul 
instant? 

Et  la  phraséologie  humanitaire,  les  prétextes 
de  moralisation,  d'amendement,  et  la  culture 
philanthropique  du  détenu  serviront  à  lui  donner 
de  plus  lourdes  chaînes,  à  restreindre  ce  peu  de 
joie  et  de  paix  intérieure  que  l'absence  d'air,  le 
le  manque  de  lumière,  la  honte  et  la  captivité 
laissaient  encore  vivre  en  lui.  Tous  les  prétoires 
sont  des  caves  pénales,  des  chambres  de  tor- 
ture. Il  n'est  pas  une  prison  qui  ne  mérite  l'en- 
seigne de  carcere  duro,  pas  une  des  froides 
geôles  où  le  moderne  pharisaïsme  claquemure 
ses  condamnés  qui  ne  puisse  écrire  sur  sa 
porte  maudite  : 

ICI   EST  LA  MAISON    DES   MORTS. 

Cela  ne  prendra  fin  que  le  jour  —  peut-être 
chimérique  —  où  ceux  qui  oossèdent  le  droit. 


PLATRES  ET    MARBRES  183 

la  force  et  la  beauté  comprendront  qu'il  est 
temps  de  ne  plus  déférer  aux  illusions  qui  les 
oppriment  et  qu'il  ne  s'agit  pas  de  réformer  les 
codes,  mais  bien  de  précipiter  les  codes  à 
Tégout.  Toute  loi  est  mauvaise  par  cela  même 
qu'elle  est  une  loi_,  supposant  pour  les  uns  l'au- 
torité, pour  les  autres  l'obéissance.  «  Il  ne  faut 
pas  —  dit  M.  Jacques  de  Boisjoslin —  s'emparer 
de  l'Etat  pour  réformer  la  Société,  mais  réfor- 
mer la  Société  pour  se  passer  de  l'Etat.  »  On  a, 
pendant  plus  d'un  siècle,  berné  le  Quatrième 
Etat  avec  de  simples  modifications,  des  renou- 
vellements d'enseigne  politique.  Sous  la  Res- 
tauration, la  Monarchie  de  Juillet,  l'un  et  l'autre 
Empire,  les  diverses  Républiques,  l'argent  et 
la  superstition,  le  prêtre  et  le  capitaliste  n'ont 
pas  eu  d'auxiliaire  plus  tenace,  plus  acharné 
que  la  force  —  brutale  ou  sournoise  —  dans  ses 
ses  deux  incarnations,  à  la  fois  serviles  et 
féroces  :  le  juge,  le  soldat.  La  Congrégation,  la 
Caserne  et  la  Préfecture  gardent  leur  omnipo- 
tence meurtrière.  Ces  mots  vides  et  sonores, 
dont  le  charlatanisme  des  politiciens  use,  comme 
de  fausses  clefs,  pour  crocheter  le  pouvoir,  ces 
paroles  magiques  :  raison,  progrès,  justice  ne 
deviendront  une  réalité  bienfaisante  que  du  jour 
où  nul  ne  voudra  plus  obéir  ni  commander;  où, 
libres  dans  leur  for  intérieur  comme  dans  leur 
vie  économique  et  sociale,  exempts  de  chefs 
temporels  ou  divins,  les  peuples,  conscients  de 
leur  propre  génie,  auront  appris  enfin  de  la  rude 
expérience,  à  vivre  sans  dogmes  et  sans  lois. 


Le  président  Magnaud 


M.  le  président  Magnaud  porte,  aux  yeux  de 
l'Univers,  un  renom  épiphane  de  clémence  et 
de  bonté.  Rien  de  plus  légitime.  Le  sauveur 
de  Louise  Menard  obtient  à  bon  droit  cette 
louange  pour  la  miséricorde  que,  si  noblement, 
il  impartit  aux  vaincus,  aux  déshérités,  à  ceux 
que  le  grand  Dostoïewski  nomme  les  Humiliés 
et  Offensés.  Mais  à  glorifier  le  magistrat  exorable, 
le  grand  homme  pour  qui  de  l'humaine  détresse 
rien  ne  demeure  étranger,  on  oublie  trop  que  ses 
nobles  tentatives  prennent  leur  plus  vif  éclat  d'un 
retour  vers  la  Loi,  vers  cet  Ordre  immuable  que 
les  codes  saugrenus  ou  barbares  peuvent  mettre 
en  oubli,  mais  qu'il  n'est  pas  en  leur  pouvoir  de 
supprimer  ou  de  détruire. 

«  0  justice!  O  ma  mère!  »  lamente,  sur  son 
Caucase,  le  Titan  crucifié  pour  avoir  eu  pitié  des 
Ephémères».  Duroc  où  l'enchaînèrent  la  Violence 
et  la  Force,  duroc  où,  plus  tard  le  stoïcien  pren- 
dra îin  ferme  appui,  l'appel  sublime  a  roulé 
d'âge  en  âge;  il  a  confondu  en  un  seul  devoir  ces 
deux  formes  du  droit,  le  pardon   et  la  justice, 


PLATUKS    ET    MAUBRES  187 

marqué  l'idéal  où  tendent   les  civilisations  en 
marche  vers  la  lumière  et  la  pitié. 


L'étymologie,  à  défaut  de  pensée,  aurait  de  quoi 
nous  apprendre  que,  dans  la  Cité  grecque,  notre 
éducatrice  éternelle.  Dieux  et  Lois  se  confon- 
daient, ceux-ci  représentations  concrètes  de 
l'ordre  universel  dont  le  Droit  formula  plus  tard 
l'expression  abstraite. 

Quand  Socrate,  précurseur  du  christianisme, 
eut  ouvert  la  porte  aux  mensonges,  aux  ténèbres, 
aux  religions  énervantes  et  malpropres  de 
l'Orient,  une  dernière  lueur  du  génie  hellénique, 
lueur  antisocratique,  lueur  antichrétienne,  vint 
ennoblir  sa  doctrine.  C'est  la  conclusion  même 
de  VEiitj'phron  :  «  rien  que  le  Juste  n'est  divin.  » 

Retrouvée  par  le  Portique,  par  les  grands 
légistes  qui,  au  deuxième  siècle,  ordonnancèrent 
le  Corpus  Jiiris,  celte  parole  sacrée  n'a  plus 
vi'écho  dans  le  gâchis  sanglant  du  Moyen  Age. 
La  grâce  est  désormais  substituée  à  la  Loi, 
l'arbitraire  à  l'équitable  répartition  des  récom- 
penses ou  des  peines.  Dans  le  combat  de  la 
femme  contre  le  stoïcien  (1),  le  femme  gardait 
la  victoire  et  le  caprice  avec  elle,  triompha. 

A  l'homme  sain  de  corps  et  d'esprit,  le  poly- 
théisme antique  montra  le  rude,  mais  accessible 
chemin  de  l'apothéose,  la  volonté,  l'énergie, 
l'effort,  l'ascèse  de  toutes  les  vertus,  la  philoso- 

(l)MiCHELET,  La  Bible  de  l'Humanité,  chap.  VII. 


188  PLATRES    ET   MARBRES 

phie  et  le  bûcher  d'Hercule,  Hébé  tendant  au 
héros  une  coupe  d'immortalité.  Dans  une  telle 
religion  d'harmonie  et  de  lumière,  la  douceur, 
la  miséricorde  accroissaient  leurs  divins  fruits. 

Derrière  le  temple  d'Hercule,  il  y  avait  un   autel  à  la 
Pitié  (1). 

Mais  le  christianisme  apprit  à  l'Homme  la 
défiance  de  soi-même,  ne  permit  plus  au  Juste 
de  créer  par  l'effort  son  paradis.  La  soumission 
à  un  Dieu  féroce  et  maniaque  y  neutralise  les 
facultés  de  l'adepte  et  sa  vigueur.  Tout  dépend 
de  la  capricieuse  fantaisie  et  du  bon  plaisir  pro- 
mulgués par  un  tyran  céleste.  Maudit  dans  son 
orgueil  et  sa  virilité,  le  chrétien  ne  doit  son  salut 
qu'à  la  bienveillance  illogique  du  Maître.  Stupide 
enseignement,  qui  brise  le  ressort  intérieur,  fo- 
mente la  bassesse,  exaspère  la  crainte,  déchaîne 
les  instincts  serviles  et  rampants.  C'est  pour 
r  «  amour  de  Dieu  »  que  le  Pauvre  est  secouru. 
La  compassion  cesse  d'être  un  échange  fraternel 
d'homme  à  l'homme  :  elle  devient  la  dégradante, 
la  menteuse  charité. 

L'écrasement  du  faible  parle  fort  n'est  plus  le 
geste  de  la  brute  sauvage.  L'avarice  du  prêtre, 
la  rapacité  du  noble  en  fait  un  dogme  religieux 
et  social. 

Ces  doctrines  de  malsaine  turpitude  à  présent 
fleurissent,  comme  au  xiii^  siècle,  contre-pointées 
simplement  de  bourgeoise  hypocrisie  et  d'élé- 
gante frivolité. 

(l)"GusTAVE  Flaubert.  La  Tentation  de  Saint-Antoine. 


PLATRES   ET   MARBRES  189 

'  Chaque  fois  que  les  peuples  ont  tenté  de 
reconquérir  le  sentiment  du  Juste  avec  le  goût 
du  Beau,  ils  se  sont  évadés  tous  de  l'emprise 
chrétienne.  Les  Anabaptistes,  Savonarole, 
MM.  de  Thou  et  L'Hôpital,  aux  jours  sanglants 
de  Charles  IX;  les  penseurs  du  xviii^  siècle  : 
Montesquieu,  Voltaire,  Beccaria,  les  Encyclo- 
pédistes, ont  marqué  de  lumineux  jalons  cette 
voie  triomphale  de  la  Libre  Pensée  où  le  prési- 
dent IMagnaud  marche  si  noblement  à  leur  suite, 
rompant  les  chaînes,  déliant  les  captifs,  et,  sur  la 
ruine  des  prisons,  des  cathédrales  et  des  ergas- 
tules,  érigeant  le  Temple  de  la  fraternelle  Huma- 
nité. 

Et  ceux-là  aussi  tentèrent  d'asservir  à  la  Loi 
permanente  les  codes  transitoires  qui,  d'un  cœur 
indomptable  et  d'un  généreux  effort,  à  la  barre 
de  ce  tribunal  d'exception. 

Au  meurtrier  bénin  des  bénins  meurtriers, 
Témoin  du  faux  témoin  et  pleige  des  faussaires,  » 

devant  ce  verdict  de  Rennes,  honte  pour  tou- 
jours du  nom  français,  comme  au  lendemain  de 
la  Saint-Barthélémy,  MM.  de  Thou  pleurant 
l'honneur  perdu,  appelèrent  sur  cet  infâme 
dénouement  du  plus  grand  procès  qui,  depuis  93, 
ait  sollicité  la  conscience  humaine,  les  ténèbres 
d'une  éternelle  nuit  : 

Excidat  illa  dies  œvo,  neu  postera  credant 
Sœcula.     ...» 

Mais  une  aube  surgit,  aube  de  pitié,  de  dou- 
ceur et  de  tendresse.    Un  homme  s  est  levé,  de 


190  PLATRES   ET    MARBRES 

cœur  intrépide,  qui  ose  tempérer  la  sinistre  cou- 
tume d'autrefois  par  une  jurisprudence  de  raison 
et  de  bénignité.  La  vieille  Thémis,  inexorable 
et  sourde,  recule  éblouie  aux  rayons  d'un  nouveau 
printemps.  Le  Gode  malfaisant  du  malfaisant 
Napoléon,  protecteur  de  l'argent,  aux  faibles 
rigoureux,  inexorable  aux  pauvres,  déchoit  de  sa 
rigueur  première,  comme  la  loi  sanglante  des 
Douze  Tables,  humanisée  par  l'Edit  du  Préteur. 
Ainsi,  devant  la  colline  d'Ares  et  la  conscience 
d'Athènes,  les  Chiennes  de  la  Nuit  suspendirent 
leur  course  et  turent  leurs  clameurs,  tandis  que 
Pallas  aux  lucides  regards  absolvait  le  meurtrier 
dont  le  crime  ne  fut  imputable  qu'à  la  scéléra- 
tesse des  Dieux. 


Chacun  des  jugements  du  président  Magnaud 
repond  à  une  plaie  sociale.  Le  vagabond,  l'en- 
fant voleur,  la  fille-mère  abandonnée,  le  tâcheron 
sans  ouvrage  que  la  faim  induit  à  la  reprise 
nécessaire  du  bien  commun,  tous  ces  outlaws 
que  le  capitaliste,  dans  son  égoïsme  atroce,  qua- 
lifie de  larrons  ou  de  déclassés^  à  moins  qu'il  ne 
les  invite  au  labeur  assidu,  à  la  conduite  et  prin- 
cipalement au  respect  du  dieu  Dollard,  ont 
trouvé  dans  ce  justicier,  non  le  bourreau  machi- 
nal des  audiences  correctionnelles,  mais  un 
arbitre  qui  prend  en  considération  la  défense, 
même  présentée  par  un  va-nu-pieds.  Grâce  au 
président  Magnaud,  les  misérables  participent 


PLATRES   ET    MARBRES  191 

aux  bienfaits  des  lois  et  le  manque  d'argent  ne 
confère  plus  l'interdit. 

Mais  ces  plaies,  que  le  juge  de  Château-Thierry 
panse  et  dévoile  d'une  main  consolante,  mani- 
festent l'aberration  de  ses  prédécesseurs.  Pour 
guérir  tant  de  maux,  la  chirurgie  sociale  doit 
instaurer  de  nouvelles  méthodes.  Ce  n'est  pas 
en  livrant  le  délinquant  au  supplice,  mais  bien 
en  réformant  les  causes  du  délit  que  l'Homme 
agrégé  en  Société  peut  atteindre  des  siècles 
meilleurs. 

Que  les  criminels  soient  une  tribu  héréditaire 
en  régression  vers  l'anthropoïde  ancestral, 
comme  lèvent  le  docteur  Roujou;  que  ce  soient 
des  aliénés,  comme  le  prétend  Lorabroso;  que, 
suivant  le  paradoxe  du  belge  Quelelet,  la  civi- 
lisation perpètre  le  crime  par  leur  entremise, 
les  déléguant  à  cet  effet  en  qualité  d'intermé- 
diaires, ou,  comme  l'enseigne  plus  simplement 
le  déterminisme,  qu'ils  subissent  les  fatalités 
de  leur  évolution  atavique  et  personnelle,  la 
communauté  ne  saurait  leur  imposer  de  châ- 
timents. 

En  effet,  si  l'incrimination  est  fausse,  le  minis- 
tère public  ne  sait  pas  et  doit  apprendre;  si 
l'incrimination  est  vraie,  portant  sur  des  faits 
véritablement  nocifs,  il  est  impuissant  à  garantir 
ceux  qu'il  représente.  Que  la  Société  d'abord 
acquière  le  pouvoir  jusqu'ici  honteusement  livré 
aux  dynasties,  aux  castes,  aux  congrégations 
ecclésiastiques  et  laïques,  aux  snobs.  Mais  rien 
de  plus  difficile  que  de  constituer  la  Cité  libre, 


192  PLATRES   ET   MARBRES 

la  Démocratie.  A  vrai  dire,  elle  n'existe  pas  en- 
core: c'est  par  elle  seule  que  l'égalité  devant  la 
Loi  ne  sera  plus  un  trope.  Car  c'est  aux  station- 
naires  aux  heureux,  aux  assis  qu'il  faut  demander 
l'amélioration  de  l'espèce.  Dans  l'étable  fangeuse 
où  croupit  l'ignorance,  où  l'imposture  et  la  cupi- 
dité propagent  leurs  ténèbres,  aux  fleuves  de 
larmes  que  pleure  éternellement  la  Souffrance 
humaine,  ouvrir  les  écluses  toutes  grandes,  afin 
qu'un  jour  ce  repaire  fétide,  ce  lieu  d'embûches 
et  de  nuit,  s'ennoblisse  d'air  vivant,  de  clartés  et 
de  parfums. 


«  La  table  des  actions  illicites  ou  permises  ne 
se  dresse  que  par  la  pénalité  »  (Renan).  Le  ver- 
tueux satyre  qui  trouve  sa  compagne  en  posture 
criminelle  ne  manque  pas  de  l'assommer  (c'est 
le  geste  préhistorique  de  M.  Cornulier).  Après 
vingt  siècles  de  cette  institution,  l'idée  de  la 
sainteté  du  mariage  entre,  à  peu  d'exception 
près,  dans  l'intellect  des  épouses,  ce  qui  con- 
fère aux  escapades  un  merveilleux  ragoût.  La 
famille  est  atroce,  pour  les  mêmes  raisons.  Le 
travailleur  inculte  ne  sait  pas  endurer  le  bavar- 
dage ou  l'humeur  acariâtre  de  sa  femme.  Il  l'en- 
voie au  carcan.  Le  père  à  demi  sauvage  ne 
comprend  pas  la  vivacité  de  l'enfant.  Il  le  tient 
immobile,  debout,  en  sa  présence,  avec  la  haine 
de  la  vie  inhérente  au  christianisme.  Il  le  fouette 
ou  le  fait  fouetter. 

Depuis  le  talion  brut,  le  soudain  mouvement 


PLATRES  ET  MARBRES  193 

de  l'Homme  primitif  jusqu'à  la  guérison  du  cou- 
pable, tenu  pour  un  dégénéré  ou  pour  un  infirme 
à  qui  ses  frères  doivent  assistance  et  guérison, 
l'Humanité  a  franchi  péniblement  toutes  les  éta- 
pes de  l'amélioration  pénale. 

Ce  fut  d'abord  la  Vengeance,  la  vengeance 
de  l'enfant,  du  sauvage,  ébranlement  réflexe  où, 
les  centres  nerveux  de  l'organisme  attaqué,  diri- 
gent l'impulsion  du  muscle  défensif  :  l'œil  pour 
œil  des  Lois  dites  de  Moïse,  la  vendetla  corse  ou 
berbère.  (Quelques  procureurs  de  la  République, 
ramenés,  par  l'abus  du  truisme,  à  l'âge  de  la 
pierre  polie,  disent  encore  la  «  vindicte  des 
lois  ».) 

A  la  vengeance,  V Expiation  succéda.  Le  psy- 
chologue, le  chrétien,  l'homme  intérieur  imagi- 
nent un  ordre  par  eux  adopté  ou  subi  à  chaque 
infraction  auquel  doit  correspondre,  pour  faire 
équilibre,  une  souffrance  équivalente.  C'est  la 
vie  civile  étendue  aux  nations  par  la  théocratie  : 
OEdipe,  Macbeth  ou  bien  (incarnation  métaphy- 
sique) Jésus,  ^iithra,  etc. 

La  peine  adaptée  suivant  qu'on  a  péché  contre 
la  Divinité,  ou  l'Etat,  ou  les  individus,  varied'après 
la  cruauté  aussi  bien  que  d'après  l'intérêt  du  j  uge. 
C'est  l'échelle  des  supplices.  Les  tortures  savan 
tes  des  inquisiteurs  :  Spring<3r,  Boguet,  Delancre; 
les  tourments  infligés  à  Ravaillac,  Damiens,  à 
tous  les  régicides,  n'eurent  d'autre  point  de  dé- 
part. Môme  il  reste  quelque  chose  de  ce  préjugé 
dans  la  propor^fO/irtZiîrt  de  Beccaria.  Néanmoins, 
Beccaria  eut  le  mérite  d'opposer  une  peine  rela- 
ie 


194  PLATRES   ET   MARBRES 

tive  à  des  peines  absolues  et  de  faire  entendic 
les  revendications  de  la  pitié  devant  les  chais 
fourrés  partisans  systématiques  de  la  torture, 
jugeant,  comme  Dandin,  que  la  question  fait 
toujours  passer  une  heure  ou  deux.  (Muyart  de 
Vouglans). 

Vint  ensuite  la  théorie  de  V Exemple.  Il  s'agit 
de  terriiier  à  grand  spectacle  (tueries  en  pompe 
du  Dahomey,  de  l'Assyrie;  Saint-Dominique, 
Robespierre  ).  Mais  déjà  le  condamné  a  cessé 
d'être  une  victime  piaculaire.  Son  exécution  a 
pour  but  de  prévenir  par  la  terreur  :  «  Laissez 
passer  la  justice  du  Roi...  » 

U Exemple  s'atténue  bientôt  en  Prévention. 
Mieux  vaut  prévenir  que  punir.  Mais  l'inhibition 
qui  pèse  alors  sur  tous  les  rouages  du  méca- 
nisme social  en  arrête  le  fonctionnement. 

La  Réparation^  forme  plus  logique  et  plus 
douce  du  talion  (que  quiconque  a  nui  travaille 
pour  réparer  le  dommage  causé),  est  le  principe 
même  des  lois  germaines  —  [le  Werg-eld).  Elle 
existe  dans  l'Iliade.  La  Grèce  héroïque  admettait 
volontiers  qu'une  satisfaction  pécuniaire  com- 
pensât les  deiiilsles  plus  sanglants. 

Le  coupable  pouvait  fléchir  la  colèi^e  de  l'offensé  en  lui 
offrant  une  réparation  du  dommage  causé.  L'exil  du  meur- 
trier donnait  à  rirrilalion  des  parents  et  amis  de  la  victime 
le  temps  de  se  calmer,  les  disposait  à  agréer  une  rançon. 
Ainsi,  on  évitait  d'impitoyables  représailles  (1). 


(1)  Louts  Ménard,  La  morale  avant  les  philosophes,  chap.  V, 
passim. 


PLATRES  ET   MARBRES  195 

Chez  les  Goths,  quiconque  a  tué  fera  des 
enfants  à  la  femme,  fille  ou  fiancée  du  mort  (1). 
En  vertu  de  cette  idée,  la  dona  Ximena  du 
Romancero  poursuit  en  mariage  Bivar,  meur- 
trier de  son  père. 

La  loi  salique  des  Burgondes  et  des  Ripuaires 
n'est  guère  qu'un  tarif  de  compositions. 

Aux  rites  expiatoires  ou  vindicatifs  succédera, 
dans  un  avenir  meilleur,  la  Curation  du  cou- 
pable qui,  souvent,  est  une  victime  et  toujours  un 
malade.  Les  prisons  deviendront  un  sanatorium, 
un  lieu  d'amendement  physique  et  moral.  Deux 
mille  ans  de  christianisme  ont  enrayé,  jusqu'à 
nous,  cette  évolution  de  la  Pénalité  que  Platon 
entrevoyait  déjà  dans  son  sophronistère,  où  les 
délinquants  devaient  reprendre  la  santé.  Pareil 
est  le  concept  des  philanthropes  curieux  de 
moraliser  le  criminel.  C'est  une  variété  de 
sophronistère  mélangé  d'expiation  que  le  régime 
cellulaire  (Auburn);  mais  les  philanthropes, 
dans  leur  égoïsme  doctrinaire,  s'y  prennent  mal. 
De  quel  droit  moraliser?  Il  faut  soigner^ 
d'abord. 

Quand  l'homme  régénéré,  dans  un  monde 
plus  doux,  conquérant  le  libre  jeu  de  ses  forces 
économiques  et  personnelles,  prenant  conscience 
de  lui-même,  aura  brisé  ses  fers  et  revomi  ses  ? 
dieux,  l'utopie  se  transformera  pour  toujours  en 
bienfaisante  réalité.  A  la  place  de  bagnes  et  de 
géhennes,  les  coupables  trouveront  la  guérison. 

(1        Augustin  Thierry. 


196  PLATRES  ET  MARBRES 

Des  codes  criminels,  l'avènement  du  Socialisme 
effacera  peut-être  le  vol,  cependant  que  la  théra- 
peutique mentale  se  chargera  de  refréner  l'assas- 
sinat. Car  il  n'est  méchants  ni  coupables,  mais 
bien  des  malheureux,  des  minus  hahenles  à  qui 
leurs  tares  psychiques  ou  corporelles  ne  se 
peuvent  justement  imputer;  les  classes  clange 
reuses  sont  les  classes  en  danger. 

Pour  avoir  discerné,  il  y  a  trois  mille  ans,  ces 
primordiales  vérités,  Déjocès,  fils  de  Phaortes» 
fut  intronisé  roi  des  Mèdes, 

Pour  les  affirmer,  de  nos  jours,  avec  un  esprit 
miséricordieux  et  scientifique,  le  président  de 
Château-Thierry  sera  sans  doute  jugé  digne 
d'obtenir  les  sceaux. 

Exortum  est  in  tenebris  lumen  redis  :  mise- 
ricors,  et  misei-ator,  etjustus. 


Le  Masochisme. 


La  fête  qu'assaisonne  et  parfume  le  sang 
Baudelaire. 

En  un  vers  trop  connu  pour  le  citer  avec  élé- 
gance, mais  qui  porte  au  vif  de  notre  sujet, 
Lucrèce  parle  de  ce  quelque  chose  d'amer  qui 
sourd  en  la  fontaine  délicieuse,  nous  torturant 
jusque  dans  les  fleurs  : 

...  Medio  e  fonie  leporum, 
Surgit  amari  aliquid  quod  ipsis  in  floribus  angat 

Ce  trouble  inavoué,  ces  obcures  épines,  ce 
dégoût  clandestin  du  partenaire  et  de  soi-mcme 
dans  l'acte  qui  passe,  chez  la  plupart  des 
anthropoïdes,  pour  le  cramoisi  de  la  félicité, 
dominent  sur  toutes  les  manifestations  de  l'in- 
tellect humain  :  légende,  histoire,  poésie. 
L'homme  n'accepte  point  sans  révolte  secrète 
le  joug  que  lui  impose —  dédaignant  son  éphé- 
mère individu  —  la  loi  inamovible  de  l'espèce. 
Vaguement,  le  plus  borné  perçoit  la  mélancolie 
éternelle  du  geste  qui  perpétue  et  soumet  à  la 
douleur   immanente   le    «   troupeau  raillé    des 


Î08  PLATRES   ET  MARBRES 

Dieux  »  (Eschyle).  Un  dégoût  se  lève  qui  dit  â 
l'amour  satisfait  que  le  plus  grand  crime  envers 
les  hommes  c'est,  non  de  leur  prendre,  mais 
bien  de  leur  conférer  le  jour.  Et  l'adolescent 
gonflé  de  sève,  Tépoux  à  son  midi,  le  vieillard 
que  blêmit  déjà  le  crépuscule  abominent  et  pro- 
voquent tour  à  tour  cette  minute  d'épilepsie  où 
«  Marc-Aurèle  est  égal  à  son  palefrenier,  Zéno- 
bie  à  sa  fille  de  ferme,  »  avec  des  transes  volup- 
tueuses. Il  aliène  son  vouloir,  son  orgueil,  sa 
personnalité  au  bénéfice  de  l'énergie  obscure, 
de  l'instinct  omnipotent  qui  l'asservit. 

«  Eros,  maître  des  hommes  et  des  dieux  !  »  répé- 
taient avec  Euripide  les  spectateurs  d'Athènes. 
Eros,  Himéros,  Cupido,  personnification  mytho- 
logique de  l'attrait  sexuel,  de  l'inéluctable 
désir  :  c'est,  d'après  la  coutume  du  polythéisme, 
le  nom  individualisé,  le  phénomène  organique 
promu  à  l'existence  divine.  Et  caro  factus  est. 
Rien  de  moins  folâtre  que  cette  incarnation.  Les 
conteurs  du  Moyen  Age,  de  la  Renaissance  et 
du  xviii^  siècle,  les  prosateurs  grivois  nous 
scandalisent  et  nous  rebutent.  La  façon  joviale 
dont  ils  traitent  de  l'amour  offusque  les  modernes 
bienséances.  Epoux  bernés,  moines  paillards, 
matrones  luxurieuses  et  pécores  impudentes, 
ces  propos  de  cuisine  ou  d'antichambre  nous 
font  tourner  le  cœur.  De  Boccace  à  Voisenon, 
c'est  un  déchaînement  d'ordures  en  goguettes, 
qui,  pour  des  imaginations  délicates,  recule  un 
peu  les  bornes  du  dégoût.  Au  lieu  du  tragique 
adolescent,  né  de  TAphrodite  mu.ine,  portant 


PLATRES   ET   MARBRES  199 

dans  ses  yeux  farouches  la  tristesse  immuable 
du  ciel  et  de  la  mer,  le  culte  polisson  de  la 
«  gaîté  française  »  taquine  et  glorifie  le  «  petit 
dieu  malin  »  galvaudé,  cul-nu,  parmi  les  roses 
de  Boucher.  L'étreinte  des  amants  paraît  aux 
Gaudissarts,  qui  rédigent  les  histoires  de 
femmes,  un  passe-temps  léger  congruent  à 
divertir  les  heures  inoccupées.  Voilà  pourquoi, 
saus  doute,  leurs  opuscules  nous  donnent  l'im- 
pression la  plus  forte  d'inintelligence  et  de  vul- 
garité. 

Caduques  et  précaires  sont  les  ivresses  de  la 
chair.  Une  rancœur  de  nausée  accompagne,  dès 
qu'il  est  obéi,  le  plus  tyrannique  de  nos  instincts. 
Après  le  duel  amoureux,  Thorame  et  la  femme 
se  désenlacent  avec  plus  de  rancune  que  de  las- 
situde; l'antagonisme  des  sexes  imprègne  d'a- 
mertume latente  la  joie  et  l'ardeur  bestiale  des 
combattants. 

C'est  que  le  plaisir  physique  est  borné  par  sa 
durée,  par  le  siège  unique  des  sensations  volup- 
tueuses :  goût,  odorat,  toucher.  Quand  Nature 
a  fait  son  œuvre,  quand  l'individu  a  transmis  le 
principiiim  indwiduaiionis  (Schopenhauer,  Mé- 
taphysique de  V amour)  qu'il  détient  pour  un 
moment,  son  angoisse  importe  peu  à  l'indiffé- 
rente mère.  Que  le  reproducteur,  ayant  semé 
les  races  à  venir,  tombe  dans  le  néant!  Pour- 
quoi l'homme  prétendrait-il  à  plus  de  délices  ou 
d'immortalité  que  les  êtres  aussi  forts  et  non 
moins  beaux  que  lui?  Pourquoi  donc  un  destin 
meilleur  que  les  animaux  ses  frères  qui  naissent, 


200  PLATRES   ET  MARBRES 

prov-ignent  et  meurent  sang  plainte,  dans  une 
concordance  équanime  avec  le  plan  de  l'Univers? 

JMais  l'obstiné  «  roseau  pensant  »,  le  maître 
d'un  jour,  n'abdique  pas  ainsi  le  domaine  de  ses 
voluptés.  Si  le  plaisir  transitoire  ne  satisfait 
point  l'énorme  concupiscence  de  bonheur  qui  le 
tourmente,  -il  jettera  dans  le  mœlstrôm  de  la 
luxure  les  instincts,  les  préjugés  acquis,  les 
fictions  de  l'honneur  et  les  billevesées  de  la 
morale;  puis,  s'embarquant  sur  la  Mer-des-ténè- 
bres,  il  y  jettera,  danscemœlstrôm,  la  vie  encore 
elle-même,  et  le  sang  de  ses  veines,  et  les  cris- 
pations de  ses  nerfs,  et  le  pantèlemenl  de  ses 
organes  déchirés. 

Pour  marquer  à  son  empreinte  les  froides 
mamelles  de  l'implacable  Isis,  il  lui  mordra  le 
sein.  Il  greffera  sur  la  délectation  animale  tout 
ce  qu'il  pourra  imaginer  de  crimes,  de  vice  ou 
de  douleur.  Il  aimera  des  monstres,  et,  devenu 
monstre  à  son  tour,  il  goûtera  dans  la  mort  les 
suprêmes  délires  que  la  vie  est  impuissante  à 
fomenter.  Car,  si  le  plaisir  physique  a  des  bor- 
nes, la  douleur,  au  contraire,  est  sans  limites  : 
c'est  afin  d'agrandir  et  de  magnifier  les  extases 
charnelles  que  l'homme  implore  la  douleur  et 
demande  à  ses  tenailles  un  spasme  inattendu.  Il 
n'est  pas  un  seul  point  du  corps  humain  qui  ne 
puisse  devenir  le  centre  d'une  torture  sans  limite. 
Une  poussière  dans  l'œil,  une  tare  imperceptible 
dans  le  plus  menu  des  os,  et  le  supplice  rayonne, 
s'agrandit,  enveloppe  d'effluves  térébrants  la 
victime  tout  entière. 


•  PLATRES   ET  MARBRES  20i 

Au  surplus,  la  cloison  n'est  guère  étanche. 
Où  débute  la  morsure?  Où  finit  le  baiser?  A 
quel  point  exact  de  la  sensation  commence  la 
géhenne?  A  quel  point  cesse  la  volupté?  Râle 
d'agouie  ou  râle  de  jouissance,  torture  ou 
pâmoison,  la  luxure  et  la  mort  ont  les  mêmes 
épouvantes  et  les  mêmes  hoquets  (1). 

Ma  colère  vaut  la  tienne.  Je  hurle,  je  mords,  j'ai  des 
sueurs  d'agonisant  et  des  aspects  de  cadavre.  Mon  gouffre 
est  plus  profond;  des  marbres  ont  inspiré  d'obscènes 
amours.  On  se  précipite  à  des  rencontres  qui  effrayent.  On 
rive  des  chaînes  que  l'on  maudit  (1). 

Baudelaire  atteste  que  : 

L'amoureux,  pantelant,  incliné  sur  sa  belle, 
A  lair  d'un  moribond  caressant  son  tombeau. 

Il  dit  encore  : 

Les  glaives  sont  brisés,  comme  notre  jeunesse- 
Ma  chère!  mais  les  dents,  les  ongles  acérés 
Vengent  bientôt  l'épéeetla  dague  traîtresse. 
0  fureur  des  cœurs  mûrs  par  l'amour  ulcérés  I 

Et  ailleurs  : 

Je  te  hais  autant  que  je  t'aime  : 
...  Aussi  je  voudrais,  une  nuit, 
Quand  l'heure  des  voluptés  sonne, 
Vers  les  trésors  de  ta  personne. 
Comme  un  lâche,  ramper  sans  brui' 

Pour  châtier  ta  chair  joyeuse, 
Pour  punir  ton  corps  pardonné 
Et  faire  à  ton  flanc  étonné 
Une  blessure  large  et  creuse, 

(1)  Flaubert.  La  Tentation  de  Saint- Antoine,  in  fine. 


202  PLATRES   ET   MARBRES 

Et,  vertigineuse  douceur, 
A  travers  ces  lèvres  nouvelles, 
Plus  éclatantes  et  plus  belles, 
T'inluser  mon  venin,  ma  sœur! 

Algernon-Charles  Swinburne  tient,  dans  Anac 
toria,  un  langage  pareil.  Au  surplus,  et  ne  vou- 
lant pas  qu'on  en  ignore,  l'ami  de  Swinburne, 
M.  Powel  (cf.  Guy  de  Maupassant,  Notice, 
Albert  Savine,  édit.,  1891),  propriétaire  d'un 
petit  chalet  à  Etrelat,  l'avait  baptisé  «  Chaumière 
Dolraancé  ».  Dolmancé^  le  misogyne  inverti  et 
luxurieux,  mène  la  bacchanale  et  sert  de  prota- 
goniste à  La  Philosophie  dans  le  boudoir. 

Je  voudrais  que  mon  amour  pût  te  tuer;  je  suis  rassasié 
de  te  voir  vivre  et  je  voudrais  bien  t'avoir  morte.  Je  vou- 
■drais  trouver  de  douloureuses  façons  de  te  tuer,  des  inven- 
tions intenses  et  des  superflus  de  douleurs;  te  tortuj^er 
•d'une  agonie  amoureuse  et  secouer  la  vie  sur  tes  lèvres  et 
la  laissCT  là  pour  te  peiner  ;  étreindre  ton  âme  avec  des 
battements  trop  doux  pour  te  tuer,  d'intolérables  répits  et 
■un  mal  infini  ;  rechute  et  répugnance  de  ton  souffle,  tons 
muets  et  demi-tons  tressaillant  de  la  douleur 

Ah!  que  mes  lèvres  fussent  tes  lèvres  muettes,  mais 
pressées  sur  la  fleur  meurtrie  de  ta  blanche  poitrine  fla- 
gellée. Ah!  que  ma  bouche  fût  nourrie,  au  lieu  du  lait  des 
Muses,  du  doux  sang  que  tes  suaves  petites  blessures  ont 
saigné!  qu'avec  ma  langue  je  les  pusse  sentir,  et  goûter 
les  faibles  gouttes  de  ton  sein  jusqu'à  ta  ceinture  I  que  jo 
pusse  boire  tes  veines  comme  du  vin  et  manger  tes  seins 
comme  du  miel ; 

Ne  te  blesserais-je  pas  parfaitement  ?  Ne  toucherais-je 
pas  les  pores  de  tes  sens  avec  la  torture,  et  ne  voudrais-je 
pas  brillants  tes  yeux  des  larmes  sanglantes  et  d'une 
lumière  blessante,  et  ne  lirerais-je  pas  un  spasme  d'un 
spasme  comme  une  note  est  tirée  d'une  note;  ne  saisirais- 
je  pas  la  musique  cachée  du  sanglot  dans  ta  gorge;  ne 


PLATRES   ET   MARBRES  203 

:prendraîs-je  pas  tes  membres  en  vie  et  n'y  moulerais-je 
pas  nouveau  une  lyre  aux  agonies  impeccables  et  diverses? 
Ne  te  nourrirais-je  pas  de  fièvre  et  de  laim,  et  de  subtile 
sécheresse;  ne  tordrais-je  pas  ta  bouche  parfaite  de  spas- 
mes parlaits;  ne  ferais-je  pas  tenailler  ta  vie  en  toi  et  brû- 
ler encore,  et  ne  hisserais-je  pas  ton  esprit  à  travers  ta 
chair?  Cruelle!  mais  l'amour  rend  tous  ceux  qu'il  aime  bien 
aussi  sages  que  le  ciel  et  plus  cruels  que  l'enfer. 

(Traduction  Gabriel  Mourey.) 

Henrick  von  Kleist,  cité  par  von  Kraft-Ebbing 
[Psycliopathia  sexualis,  p.  121),  se  complaît  à 
décrire  dans  sa  Penthésilée  un  cas  analogue  de 
cannibalisme  luxurieux  : 

En  lui  arrachant  son  armure,  elle  enfonce  ses  dents  dans 
la  poitrine  blanche  du  héros  (Achille),  ainsi  que  ses  chiens 
qui  veulent  surpasser  leur  maîtresse. 

(Cf.  Barbey  d'Aurevilly,  La  Vengeance  (Tune 
femme,  la  duchesse  de  Turrecremata  disputant 
aux  chiens  le  cœur  de  son  amant,  dans  une  de 
•ces  grotesques  historiettes  dont  le  ridicule 
auteur  des  Diaboliques  était  coutumier.) 

Les  dents  d'Oxus  et  de  Sphinx  pénètrent  à  droite  et  à 
gauche.  Quand  je  suis  arrivé,  elle  avait  la  bouche  et  les 
mains  ruisselantes  de  sang.  Plus  loin,  quand  Penthésilée 
est  dégrisée,  elle  s'écrie  :  —  Est-ce  que  je  l'ai  baisé  à  mort? 
Non,  je  ne  l'ai  pas  baisé?  L'ai-je  mis  en  morceaux  ? 
Alors,  c'est  un  leurre.  Baisers  et  morsures  sont  la  même 
chose  et  celui  qui  aime  de  tout  son  cœur  peut  les  con- 
fondre. 

De  môme  Autonoé  reconnaît,  au  dénouement 
des  Bacchantes,  le  chef  sanglant  de  Penthée  à 
la  place  du  lionceau  qu'elle  croit  avoir  intercis. 


204  PLATRES   ET   MARBRES 

Ciette  corrélation  intime  de  la  douleur  et  des 
caravanes  sexuelles  que,  même  les  couples  for- 
tunés, dans  leurs  nuits  souriantes,  perçoivent  au 
plus  caché  de  leurs  entrailles  parmi  ces  «  idoles 
de  caverne  »  qui  hurlent  aux  tréfonds  du  «  moi  », 
cette  union  de  la  souffrance  et  du  libido  véné- 
rien sert  de  point  de  départ  à  la  cruauté  mys- 
térieuse qui,  pour  ses  adeptes,  entérine  et  con- 
dimente  le  vulgaire  déduit.  Le  sens  de  la  beauté, 
en  dehors  de  l'attrait  spécifique  et  du  vouloir 
{conscient  ou  non)  de  perpétuer  le  genus  homo, 
a  créé  le  saphisme  et  l'amour  grec.  Le  goù* 
paradoxal  des  tortures  engendra  ces  deux  for- 
mes de  la  cruauté  passionnelle  ou,  pour  employer 
un  vocable  teuton  et  suffisamment  pédantesque, 
de  «  l'Algolagnie  »  (1)  :  le  sadisme  et  le  maso- 
chisme, le  besoin  de  subir  ou  d'infliger  des  tour- 
ments. 


Ce  fut  un  homme  docte  qu'Henri  Meibom,  fils 
de  Jean  qui  latinisa  son  nom  en  Meibomius  et, 
nourri  des  sucs  de  la  plus  bombinante  rhéto- 
rique, dédia  respectueusement  au  clarissime 
évêque  de  Lubeck,  Christian  Cassius,  une  orai- 
son ou,  pour  mieux  dire,  un  traité  plein  d'élé- 
gance et  de  pompe  cicéronienne  :  L'Usage  du 

(1)  Le  mot  que  nous  risquons,  faute  d'équivalent,  appartient  en 
propre  à  M.  Cari.  Félix  von  SchlichiergroU  [loc.  cit.).  Il  est  permis 
de  redouter  qu'il  surprenne  les  belles  pénitentes  de  M.  Bourget. 
Il  eût 'effrayé  Talleyrand,  à  qui  sa  mère  avait  appris  l'art  de  n'em- 
ployer jamais  des  termes  techniques.  Il  nous  faut  ici  un  peu  plus 
de  vacance  et  congé  de  nommer  les  choses  par  leur  nom. 


PLATRES   ET   MARBRES  203 

fouet  dans  la  chose  de  Vénus.  En  tête  de  l'opus- 
cule, une  épître  de  Thomas  Bartold,  autre 
savantasse  qui  aurait  pu  endosser  le  lyripipion 
de  Jeanotus,  pleine  de  louanges  emphatiques 
où  sont,  d'après  le  bon  usage,  recordés  les  pères 
de  l'Eglise  et  les  auteurs  profanes,  les  théolo- 
giens et  les  maîtres  mires,  et  les  poètes  et  les 
souflleurs  d'athanors  :  Platon,  Avicenne,  Ter- 
tullien,  Catulle,  Juvénal,  Prudence,  Jérôme 
Cardan,  Oribase  et  quelques  autres,  le  tout, 
afm  de  démontrer  1  influence  apéritive  de  la 
flagellation  dans  le  congrès  d'amour  et  de  con- 
seiller les  étrivières  aux  personnes  immodestes 
qui  ne  craignent  pas  d'aiguiser  d'un  peu  de 
cruauté  le  véhément  de  leurs  plaisirs.  Un  disti- 
que latin  à  la  manière  de  Naso  engage  ces  pro- 
légomènes et  dispense  de  lire  plus  avant.  C'est 
la  philosophie  intégrale  de  ^Meibom,  touchant  la 
bastonnade  : 

Delicias  pariunt  Veneri  crudelia  flagra  : 
Dum  nocet,  illa  juvat,  dum  jiival  eue  nocet. 

Depuis  trois  siècles  et  demi,  l'opuscule  de 
Meibomius  est  en  possession  d'alimenter  les 
recueils  d'anas.  11  a  servi  de  type  ne  varieiiir 
aux  ouvrages  plus  ou  moins  érudits  qui  traitent 
la  fustigation  religieuse  ou  vénérienne  (si  tant 
est  qu'une  différence,  même  légère,  existe  entre 
les  deux)  IMeibomius  eut  l'honneur  d'inspirer 
l'abbé  Boileau,  dans  son  Histoire  des  Flai^el- 
lanst,  oii,  pourla  première  fois,  sont  reproduites 


206  PLATRES  ET  MARBRES 

les  anecdotes  inévitables,  par  la  suile,  du  comte 
Jean  Pic  de  La  Mirandole,  qui  ne  pouvait  s'ac- 
quitter du  «  devoir  conjugal  »  qu'après  avoir 
été,  au  préalable,  chaleureusement  étrillé,  à 
coups  d'une  cravache  trempée  dans  du  vinaigre, 
SI  bien  que  nescires  utriim  affectaret  avidiiis 
verbera  an  coïtum,  et  celle  du  beurrier  de 
Lûbeck,  banni  hors  du  pays  pour  avoir  commis 
adultère  et  quelques  autres  peccadilles,  qui  ne 
se  comportait  jamais  si  bien  clans  l'action  qu'a- 
près que  la  mérétrice  l'avait  régalé  sur  le  dos  et 
les  lombes  d'une  anguillade  soutenue  (1). 

Ces  faits  de  masochisme  sont  connus  de  tous. 
Kraft-Ebbing,  dont  la  Psjychopalhie  abonde  en 
informations  plus  nombreuses  que  choisies,  leur 
a  fait  l'honneur  de  les  rééditer.  Ce  sont  des 
manifestations  connues  et  caractéristiques  d'un 
ensemble  d'accidents  morbides  qui  ont  laissé 
des  traces  dans  la  littérature  et  dans  les  arts  de 
tous  les  peuples.  On  a  jugé  à  propos  de  les  citer 
une  fois  encore  avant  d'entrer  plus  avant  dans 
l'étude  assez  monotone  de  Valgolagnie  à  tra- 
vers les  âges.  Ce  département  redoutable  de  la 
psychopathie  erotique,  cette  malebolge  de  l'enfer 
sexuel,  abrite  les  mêmes  désespoirs  que  l'autre 
enfer.  Ici,  point  de  recours  à  l'anathcme.  Comme 
dans  la  sylve  du  Dante,  le  «  soleil  se  tait  »; 

(1)  C'est,  disait  Panurge,  comme  ceux  qui,  par  le  rapport  de 
Cl.  Gallien,  ne  peuvent  le  nerf  caverneux  vers  le  cercle  équaleur 
dresser,  s'ils  ne  sont  très  bien  foueltés.  Par  saint  Thibault,  qui 
ainsi  me  fouetterait  me  ferait  bien  au  rebours  désarçonner  de  par 
tous  Jes  diables.  {Pantagruel,  lib.  IV,  cap.  XII.) 


PLATRES   ET  MARBRES  207 

mais  nulle  Béatrice,  debout,  sous  un  porche  de 
saphir  matinal,  n'enseignera  aux  maudits  la  voie 
épiphane  de  leur  rédemption.  Mystiques  ou  sen- 
suels, pudiques  ou  obscènes,  les  aberrants  qui 
se  fouaillent  de  vimes  ou  d'escourgée,  ceux  qui 
se  déchirent  eux-mêmes  ou  se  font  déchirer, 
ceux  qui  implorent  le  chat  à  neuf  queues  ou  le 
prodiguent  à  leurs  compagnons  (aussi  bien  dans 
les  lupanars  que  dans  les  cloîtres)  sont  atteints 
soit  d'une  localisation  anormale  des  zones  éro- 
gènes,  soit  d'une  déviation  maladive  de  la  sen- 
sibilité qui  transmue  en  délices  les  affres  les 
plus  cruelles,  soit  enfin  de  l'anesthésie  hysté- 
rique appelée,  au  beau  temps  des  sorcières, 
«  charme  de  taciturnité  ».  Masochistes  ou  sadi- 
ques, ce  sont  des  pervertis.  Les  tribades,  au 
contraire,  les  sodomites  sont  des  «  invertis  » 
qui  retomberaient  dans  la  normale  s'ils  pou- 
vaient changer  le  sexe  (Cf.  Kraft-Ebbing.  Psy- 
chopathia  sexualis,  obs.  131  :  la  comtesse 
Sarolta  Sandor).  Les  tourmenteurs  de  soi- 
même  pu  d'autrui  ne  paraissent  aucunement 
susceptibles  d'amélioration.  Ils  ont  franchi  une 
porte  de  crimes  et  d'angoisse  d'où  les  pérégrins 
ne  s'évadent  jamais  plus. 


L'histoire  et  les  mythologies  donnent  assez 
tardivement  quelques  exemples  dJalgolagnie, 
Les  anciens  auteurs  ne  mentionnent  les  faits  de 
cet  ordre  qu'avec  une  certaine  légèreté  ;  c'est 
une  énigme,  une  chose  curieuse  dont  les  con- 


208  PLATRES   ET   MARRRES 

temporains  s'étonnent,  mais  à  laquelle,  une  fois 
constatée,  ils  ne  cherchent  pas  la  moindre 
explication. 

Toutefois,  les  Hellènes,  dans  leurs  cités  de 
lumière,  de  douceur  et  d'harmonie,  avaient  une 
indulgence  qu'on  peut  nommer  scientifique  pour 
les  troubles  amoureux  de  l'esprit.  S'ils  ne  regar- 
daient pas  l'aliéné  comme  en  proie  à  la  Visitation 
d'un  dieu  (idée  orientale  et  fataliste),  du  moins 
ils  savaient  que  l'amour  est  une  sorte  d'envoûte- 
ment, une  folie  où  se  manifeste  l'animosité  des 
puissances  cosmiques.  Plus  tard,  le  christia- 
nisme enveloppa  les  âmes  de  ténèbres.  Ce  fut  la 
grande  nuit.  L'Eglise  condamna  tout  ce  qui  lui 
parut  neuf  ou  menaçant  pour  les  dogmes  impla- 
cables qui  réduisaient  le  monde  en  esclavage. 
Elle  proscrivit  les  superstitions  exploitées  en 
dehors  d'elle  comme  une  redoutable  concur- 
rence. Thaumaturges,  sorciers,  astrologues  — 
tout  comme  les  chitomés  du  Congo  ou  V angakout 
des  Innuits  —  les  prêtres  catholiques  souffri- 
rent impatiemment  les  miracles  dont  ils  ne  per- 
cevaient pas  les  fruits.  Toute  démence  religieuse 
fut  persécutée,  ou  du  moins  tenue  en  suspicion, 
qui  ne  les  servait  point  dans  la  conquête  de  l'or 
et  du  pouvoir.  Le  progrès  s'est  fait  en  dehors 
de  l'Eglise  et  nonobstant  sa  volonté. 

Dans  les  hautes  époques  de  leur  mythologie, 
les  Grecs  ne  représentaient  pas  le  redoutable 
Eros;  vainqueur  des  Phèdres  et  des  Sténobces, 
sous  les  traits  puérils  qui  lui  donnèrent  plus 
tard  les  poètes  décadents.  C'était  un  fauve  lut- 


PLATHES   ET   MARBKES  209 

Leur,  âpre  comme  la  jeunesse,  courbant  sous  sa 
royale  main  les  monstres  asservis,  trempant  de 
lourds  poisons  ses  flèches  redoutables,  emprun- 
tant à  Cypris  cette  verge  despotique  doni 
Horace,  aux  jours  de  son  automne,  implorait  la 
vertu  : 

Q  quœ  beatamdiva  tenes  Cypi'um  et 
lilemphin  carentem  Sithoma  nive, 

Regina  sublimi  flagella 
Tange  Chloen  semel  arrogantem, 

La  K  sainte  démence  »  emportait  Héraklès,  à 
travers  les  chutes  et  les  expiations,  d'Omphale 
à  Déjanire,  de  Déjanire  à  lole  et  d'Iole,  qui  le 
reçut  près  de  mourir,  au  brasier  triomphal.  Chea 
la  reine  de  Lydie  où  l'emprisonnait  son  ten- 
dre cœur,  le  fort  des  forts,  la  «  Force  héra- 
cléenne  »  donnée  en  risée  aux  icoglans  de  sérail, 
aux  hommes-femmes  de  l'Asie,  endura  de 
suprêmes  douleurs.  Mais  il  aimait  au  point  où  la 
souffrance  même  est  une  volupté.  La  rieuse,  la 
méchante,  s'altendiit  afin.  La  semence  du  héros 
féconda  ses  entrailles  :  un  fils,  Lamos,  naquit 
de  leurs  baisers. 

Dans  le  monde  antique,  la  Luxure  et  la  Mort, 
la  destruction  et  la  renaissance,  mêlent,  échan- 
gent leurs  aspects.  Les  Sirènes,  Circé  quitraus- 
niue  en  bète  ses  amants, 

Et  l'illustre  Ecliidua,  fille  de  Krysaor, 


14 


210  PLATRES   ET   MARBRES 

montrent  ces  deux  aspects  connexes  de  la  vie  : 

Mais  ceux  qu'elle  enlaçait  dans  ses  bras  amoureux, 
Nul  n'en  dira  jamais  la  foule  disparue  ; 
Le  monstre  aux  yeux  charmants  dévorait  leur  chair  crue 
Et  le  temps  blanchissait  leurs  os  dans  l'antre  creux. 

Leçon  TE  de  Lisle. 

Le  taureau  solaire  enfante  de  Pasiphaé 
un  monstre  pareil  à  Moloch  dévorateur.  La 
bonne  Démêter  elle-même  assiste  à  l'équaris- 
sage  de  Marsyas.  Dans  un  accès  de  frénésie, 
éperdu,  le  jeune  Athis,  aimé  de  la  Sangaride, 
comme,  plus  tard,  Combabus,  atteste  qu'il  esl 
pur  en  arrachant  l'orgueil  de  sa  virilité.  Diodore 
de  Sicile  (iii-58)  impute  encore  à  Démêter  la 
castration  d'Hippomène ,  transformé  en  lion 
par  la  suite,  et  rivé  sous  le  fouet,  en  compagnie 
d'Atalante,  au  char  de  la  Mère  des  montagnes. 

Les  reines  d'Assyrie,  les  Sémiramis,  les 
Parysatis,  mères-épouses  du  monarque,  sem- 
blent prolonger  dans  la  vie  humaine  la  mytho- 
logie d'Athys, 

...  qui,  sous  les  pins  noirs  de  son  antique  amante, 
D'un  délire  divin  longuement  transporté, 
Par  les  pleurs,  par  les  cris  de  sa  bouche  écumante 
Clame  son  impudique  et  fière  chasteté. 

Anatole  France,  Leuconoé. 

Lord  Byron  [Sardanapale)  a  cette  vision  de 
la  reine  de  Badel  : 

...  un  monstre, 
Vêtu  en  femme,  la  couronne  sur  la  tète, 
Le  visage  ridé  mais  de  vengeance  avide 
Et  ivre  du  luxure 


PLATRES    ET   MARBRES  21] 

La  légende  si  vague  de  Sémiramis,  sur  les 
confins  du  mythe  et  de  l'histoire,  la  représente 
comme  une  sorte  de  déesse,  guerrière  et  lascive 
à  la  fois.  Elle  traîne  les  potentats  captifs  dans 
son  palais,  pour  les  crosser  comme  des  animaux. 
Parfois,  les  prenant  pour  des  chiens,  elle  exerce 
leur  troupe  à  manger  sous  sa  table,  les  fouette 
et  s'amuse,  par  moments,  à  leur  jeter  quelques 
reliefs.  Son  dernier  descendant  est  le  morne 
Sardanapale,  roi  de  harem,  qui  ne  parvient  pas 
à  éclairer  la  tragique  lueur  de  son  bûcher  funèbre. 

Une  fable  cosmique,  dans  la  Bible  des  Hébreux 
se  superpose  aux pathêmata  d'Héraklès.  Samson 
{Schimechon,  petit  soleil)  est  exténué  par  Dalila, 
prêtresse  de  Dagon,  le  dieu  des  profondeurs 
humides,  comme  le  fils  de  Zeus  par  les  diverses 
figures  de  l'eau  :  mer,  fontaines,  rivières,  lole, 
Hylas,  Omphale,  Déjanire.  C'est  en  coupant  les 
cheveux  de  Samson  (les  rayons  du  soleil)  que 
Dalila  triomphe  de  sa  vigueur  et  le  plonge  dan? 
la  nuit.  Humanisé,  le  récit  du  livre  des  Juges 
(d'une  époque  bien  antérieure  à  cette  rédaction) 
fournit  un  exemple  nouveau  de  masochisme,  de 
servitude  sexuelle  chez  le  mAle  et,  chez  la  femme, 
de  lubrique  férocité.  Le  beau  poème  de  Vigny 
chante  dans  les  mémoires.  Salomon,  fils  de 
David,  déclare  que  la  femme  est  la  désolation  du 
juste.  Dans  ses  Antiquités,  Josèphe  incrimine 
le  fils  de  Daoud  pour  s'être  complètement  aban- 
donné aux  sultanes  favorites;  de  même,  Phé- 
rocas,  puîné  d'Hérode  le  Grand,  qui,  tout  au 
plaisir  de  se  faire  malmener  par  une  esclave, 


212  PLATRES   ET   MARBRES 

oublTa  d'épouser  la  reine  Cypros  à  qui  la  raison 
d'Élat  l'avait  fiancé  malgré  lui. 

En  sa  qualité  de  juif  névropathe,  Josèphe  ne 
tarit  pas  sur  ces  aventures  des  princes  maso- 
chistes ou  invertis.  On  y  chercherait  en  vain 
l'ampleur  de  Suétone  ou  de  Juvénal.  C'est  une 
luxure  de  province  qui  n'atteint  point  à  l'œcu- 
ménicité  de  l'Empire. 

Suivant  la  mode  orientale  de  proposer  des 
énigmes,  Darius  Hystaspès,  assis  au  milieu  des 
satrapes  et  des  grands  de  la  cour,  leur  deman- 
dait après  boire  :  «  Qui  possède  le  plus  tyran- 
nique  pouvoir,  du  roi,  de  la  femme,  de  l'ivresse 
ou  de  la  vérité?  »  Chacun  d'exalter,  suivant  son 
degré  de  courlisanerie  ou  de  duplicité,  la 
puissance  du  roi,  et  le  vin  de  sa  table  et  la  force 
du  vrai.  Mais  Zorobabel,  juif  de  Jérusalem, 
promu  à  la  dignité  de  garde  du  corps,  les  réfuta 
victorieusement  :  «  La  domination  de  la  femme 
ne  connaît  pas  de  bornes.  Tous,  nous  sommes 
venus  de  ses  flancs,  comme  le  roi  lui-même, 
comme  les  vignerons  qui  récollent  le  vin,  comme 
les  juges  qui  gardent  la  vérité.  C'est  pour  elle 
que  nous  abandonnons  le  foyer  paternel,  que 
nous  exposons  notre  vie  et  même  nos  trésors. 
Nous  mettons  à  ses  pieds  le  fruit  de  nos  labeurs, 
cédant  à  ses  caprices  et  nous  prêtant  à  ses 
mensonges.  Elle  est  donc  plus  impérieuse  que 
le  vin  et  que  la  vérité.  Quant  au  roi,  j'ai  vu  ce 
maître  du  monde  recevoir  le  fouet  de  la  main 
d'une  de  ses  concubines,  Apamé,  fille  de  Ras- 
bezate  le  thémasien.  Certes,  il  paraissait  fort 


PLATRES    ET   MARBRES  213 

heureux  de  servir  de  jouet  à  celte  belle  et  que, 
par  amusement,  elle  posât  sur  sa  tête  le  bandeau 
royal  —  maîtresse  victorieuse  de  la  royauté.  » 
Ce  trait,  quelque  peu  niais,  mais  caractéristique, 
se  trouve  aussi  dans  le  troisième  livre  d'Esdras, 
rejeté  par  les  chrétiens  de  leurs  livres  canoni- 
ques. 

A  Sparte,  couvent  militaire,  les  jeunes  hom- 
mes furent  exercés  aux  macérations  les  plus 
sanglantes.  Les  bomonices,  devant  l'autel  d'Ar- 
thémis  Orthia,  enduraient  les  cruelles  fustiga- 
tions. La  prêtresse  tenait  une  statue  de  la 
déesse;  quand  l'exécuteur  se  relâchait,  par  fati- 
gue ou  par  commisération,  elle  criait  que  le 
divin  simulacre  devenait  trop  lourd,  qu'il  échap- 
pait à  ses  mains,  et  les  coups  de  tomber  plus 
drus  sur  l'adolescent  impassible.  Plutarque 
{Coutumes  de  Lacédémone),  Gicéron  [Tuscula- 
nes),  Nicolas  de  Damas  {Mœurs  des  nations),  le 
scholiastc  de  Thucydide,  Lucien  {Exercices  du 
corps),  d'autres  encore,  où  se  documente  le 
coriace  Boileau,  renseignent  amplement  sur  les 
jeunes  Spartiates  fouettés,  une  journée  entière, 
dans  le  pronaos  d'Arthémis,  les  honneurs  dévo- 
lus aux  intrépides  et  le  contentement  que  goû- 
taient leurs  familles.  C'était  une  façon  de  concours 
général  qui  donnait  au  lauréat  vainqueur  un 
lustre  sans  pareil.  Lucien  {péri gumnasiôn)  ricane 
doucement.  Les  héros  de  la  fessée,  et  leur  mort, 
et  les  tombeaux  élevés  à  leur  mémoire  ne  le 
comblent  pas  d'enthousiasme.  Dans  la  manière 
dont  il  parle  d'eux,  on  sent  déjà  le  sarcasme  que 


214  PLATRES    ET   MARBRES 

Houdbn  a  posé  sur  la  bouche  de  Voltaire  : 
u  Mais  vous  plantez-vous  des  clous  dans  le 
cul?  »  demande  à  Babouck  un  dervis  renommé 
pour  maint  exploit  d'ascétisme  hypodermique. 

Pausanias  (viii,  25)  enregistre  une  cérémonie 
analogue  aux  fêtes  de  Bacchus,  dans  le  temple 
d'Alea,  petite  ville  d'Arcadie.  Là,  comme  à 
Sparte,  une  femme  jeune  et  belle  faisait  dila- 
cérerde  beaux  jeunes  hommes.  Tels,  jadis,  sur 
les  pentes  du  Cithéron,  Ino,  Agave,  Autonoé,  la 
troupe  orgiastique  des  filles  de  Cadmos,  avec 
des  cris  de  joie  et  de  colère,  mordait  à  pleines 
dents  la  chair  des  louveteaux. 

Les  prêtres  de  Cybèle,  curetés,  baptes,  cory- 
bantes,  «  ces  capucins  de  l'antiquité  »,  prome- 
naient la  Déesse,  et  leurs  macérations  appâtaient 
les  âmes  dévotes.  Les  coups  de  lanière  acha- 
landaient  leurs  boutiques,  pourvoyaient  à  leur 
dîner  (Cf.  Apulée,  VAne  d'Or,  lib.  viii),  Athè- 
nes, Corinthe,  Lacédémone,  la  Phrygie  et  Rome 
elle-même  connurent  cette  dxîmence.  Une  cha- 
pelle de  corybantcs  déshonora  le  Palatin.  Pen- 
dant les  fêtes  qu'on  y  célébrait,  les  dévots  s'in- 
fligeaient des  tortures.  Parmi  les  affres  du  plaisir, 
ivres  de  vin,  de  tournoiements  lubriques  et 
d'extase  sacrée,  ils  saisissaient  des  verges,  des 
poinçons  ou  des  cailloux  tranchants.  Dans  un 
râle  suprême,  ils  déchiraient  leurs  membres  ou 
se  mutilaient  comme  l'éphèbe  Athis.  Les 
yodinnim  de  Moloch  (Cf.  Gustave  Flaubert, 
Salambô)  et  «  leurs  horribles  ferrailles  »  ;  les 
croyants  de  Jaggernaut  qui  se  font  suspendre 


PLATRES  ET  MARBRES  215 

au  char  de  Kali  par  des  hameçons  implantés 
dans  leurs  chairs,  ne  diffèrent  point  du  diacre 
Paris  ou  des  convulsionnaires  de  Saint-Médard. 
Anesthésie  ou  transposition  de  la  souffrance  en 
volupté,  le  mysticisme,  l'hystérie  et  la  paranoïa 
sexiiaHs  sont  les  mêmes  à  toutes  les  époques  et 
sous  tous  les  climats. 

Ce  n'étaient  pas  les  seuls  charlatans  de  la 
Bonne  Déesse  qui  propageaient  à  Rome  le  goût 
des  sanglantes  paillardises.  Servius,  lorsqu'il 
explique  ce  vers  du  viii^  livre  de  l'Enéide  : 

Hic  exultantes  salios  nudosque  lupercos 

dit  que  les  hommes  qu'on  appelait  de  ce  nom  de 
«  Luperques  »  se  dépouillaient  de  toute  espèce 
de  vêtements,  couraient  ainsi  les  rues,  et  qu'ils 
étaient  munis  de  fouets  dont  ils  frappaient  les 
femmes  qui  leur  présentaient  la  paume  de  leurs 
mains;  parce  qu'elles  imaginaient  que  ces  coups 
donnés  sur  la  paume  des  mains  ou  sur  le  ventre 
les  rendraient  fertiles  ou  leur  procureraient  un 
heureux  accouchement.  De  là  vient  que  Juvénal 
dit  (Satire  II,  vers  142)  : 

Nec  prodest  agili  palmas  prœbere  luperco 

et  que  son  ancien  scholiaste  remarque  là-dessus 

Stériles  mulieres  februantibus  lupercis  se  offerebani 
etferubo  verberabantur . 

Prudence  dit  aussi,  dans  son  Martyr  romain  : 

Quid  illa  turpis  pompa?  nempe  ignobiles 
Vos  esse  momtrat  cum  lupercis  currilis. 


216  PLATRES   ET   MARBRES 

Quem  sarvulorum  non  rear  vilissimum. 
Nudus  plateas  si  per  omnes  cursitans, 
Pulset  pueUas  verbere  ictans  ludicro. 

Festus  Pompeïus,  dans  son  m®  Livre,  ajoute 
à  tout  ceci  : 

Crepos  romani  lupercos  dicebant  a  crepitu  pellicnnrum 
quem  faciunt  verberantes  :  mas  enim  romanis  in  Luperca- 
libus  nudos  di&currere  et  pellibus  obvias  quasque  feminat 
ferire. 

Ici  intervient  l'idée,  aussi  tenace  que  l'erreur 
humaine,  du  sacrifice  et  de  la  propitiation. 
Dieu  est  l'éternel  ennemi.  Jaloux,  malfaisant, 
cruel,  on  ne  peut  apaiser  sa  méchanceté  qu'au 
prix  d'un  holocauste  infiniment  rare  :  sacrifice 
de  vierges,  d'enfants  ou  de  captifs,  grillades  et 
massacres  devant  Moloch,  Witzliputzli  ou  le 
fade  Jésus.  Mais  un  autre  élément  complique 
ces  sortes  d'immolations  légales  ou  volontaires. 
A  la  psychopathie  sexuelle,  de  nouveaux  fac- 
teurs s'ajoutent  dont  le  p^lan  de  cette  étude  n'a 
pas  à  tenir  compte.  L'hiérogénie  analysée  par 
le  D^  Binet-Sanglé  [Revue  de  llij'-pnotisme^ 
décembre  1899  à  juin  1900),  par  les  Goncourt 
[Madame  Gei^^aisais),  et  que  nous  retrouverons 
d'ailleurs  comme  partie  inlégrajite  du  maso- 
chisme chrétien,  relève  plutôt  de  l'aliéniste.  Les 
malades  canonisés,  surtout  par  l'uglise  catho- 
li(|ue  no  sont  môme  pas  des  névropathes  ou  des 
érotomanes,  mais  bien  des  lunatiques  absolus, 
dont  la  camisole  de  force  et  la  douche  seules  peu- 
vent amender  la  stupide  vésanie. 

Racine  prétendait  que  l'œuvre  de  Tacite  est 


PLATRES  ET  MARBRES  2J7 

dans  toutes  les  mains.  Cela  pouvait  être  exac 
au  XYii**  siècle.  Userait  présomptueux  d'imputer 
une  lecture  si  soutenue  à  nos  contemporains.  Je 
les  soupçonne  fort  de  négliger  Tacite,  Juvénal, 
Suétone,  Martial  et  même  Lampridius.  A  peinet 
counaisseut-ils  la  Légende  des  sexes  de  M.  Ed- 
mond Haraucourt. 

Nulle  part  la  cruauté  libidineuse,  le  sadisme, 
le  masochisme  ue  s'imposèrent  moins  de  réti- 
cences que  chez  les  Inipérators,  Césars,  Flaviens, 
Antonins  il'Empire  fut  une  longue  bacchanale 
oij  se  confondirent  les  rangs  et  les  sexes,  où  la 
fm'eur  de  jouir  mêla,  pendant  trois  siècles. 

L'écume  da  plaisir  aux  larmes  de  tourments. 

Baudelaihe. 

Néron  émascule  son  bien-aimé  Sporus  et,  pai 
une  fente  large  ouverte,  à  la  place  mutilée  investit 
le  bel  adolescent.  Il  se  fait  poursuivre,  harnaché 
d'une  peau  de  bête,  par  l'affranchi  Dorjphorus 
qui,  après  l'avoir  sanglé  durement,  épouse  le 
maître  du  monde.  Il  mord  aux  génitoires  des 
captifs  enchaînés.  11  incendie,  en  déclamant 
des  vers  d'Homère,  plusieurs  quartiers  de 
Rome.  Il  fait  massacrer  les  histrions  coupables 
de  vocaliser  mieux  que  lui.  Il  dispute  le  prix 
des  chars  à  d'infâmes  voyous  semblables  de 
tout  point  aux  modernes  jockeys.  C'est  la  folie 
du  Cirque.  Les  vainqueurs  montent  dans  la 
couche  de  cet  androgyne  et  souillent  de  leur 
immondice  la  pourpre  des  Césars.  Entre  temps, 
le  fils   d'iiinobarbus  passe  des   nuits   entières 


218 


PLATRES   ET   MARBRES 


«  assis  à  côté  du  cithariste  Terpnos,  étudiant 
son  jeu,  perdu  dans  ce  qu'il  entend,  suspendu, 
haletant,  enivré,  respirant  avidement  l'air  d'un 
autre  monde  qui  s'ouvre  devant  lui,  au  contact 
d'un  grand  artiste.  »  (Renan,  V Antéchrist.) 

Héliogabale,  enfant  malade,  pareil  aux  eunu- 
ques d'Astarté,  aux  mujerados  des  peaux-rouges, 
aux  castrats  du  saint-père,  va  plus  loin  dans 
l'abandon  furieux  de  toute  dignité.  Son  culte 
pour  la  vigueur  mâle  induit  le  frêle  empereur  à 
épouser  des  garçons  de  cuisine,  des  laveurs  de 
vaisselle  renommés  pour  la  proportion  de  leur 
mentule,  pour  l'ignominie  de  leur  visage  et  la 
bestialité  de  leurs  comportements.  Lampridius 
atteste  ces  choses,  embaume  dans  le  mucilage 
de  sa  cuistrerie  la  plupart  des  abominations  que 
feu  Jean  Lombard  devait  transposer,  un  jour, 
en  algonquin. 

Aurigas  Protogenem  et  Gardium,  primo  in  certamine 
curuli  socios,  post  in  omni  vita  et  actu  participes  habuit. 
Multos,  quorum  corpora  placuerant,  de  scena  et  circo  et 
arena,  in  aulam  traduxit.  Hieroclem  vero  sic  amavit,  ut 
eidem  inguina  osculareiur,  quod  dictu  etiam  verecundum 
est,  Floralia  sacra,  se  asserens  celebrare.  (LAMPWDros, 
JSéliog.,  par.  ti.) 

Aux  festins  impériaux,  une  pluie  odorante  de 
fleurs,  des  roses,  des  jasmins,  des  pétales  d'oran- 
gers étouffaient  les  convives,  comme  une  marée 
montante.  On  leur  servait  des  poissons  de  mar- 
bré et'  des  fruits  en  cire  à  modeler,  tandis  que, 
gisant  sur  des  peaux  d'ours  et  de  tigre,  caressé 
par  la  flabellation  des  éventails,  le  petit-fils  de 


PLATRES   ET   MARBRES  219 

Julia  Mœsa  faisait  Iransverbérer  sous  ses  yeux 
de  beaux  esclaves  nus. 

Ces  riles  de  luxure  et  de  méchanceté  ne  se 
limitaient  point  à  là  demeure  impériale.  On  sait 
(Tibuile)  que  le  dames  romaines  enfonçaient  par 
amusement  leurs  épingles  à  cheveux  dans  les 
seins  de  leurs  chambrières.  Trimalchio  se  plai- 
sait aux  chiquenaudes  itératives  d'un  bouffon  (1). 
Les  patriciens,  les  affranchis  opulents  exigeaient 
de  leur  clientèle  un  hommage  qui  n'allait  point 
sans  dégoûts. 

Le  parasite  Nevolus  se  plaint  amèrement  : 

...  numerantur  deinde  labores 
Anpronum  est  et  facile  agere  inter  viscera  penem 
Legitimum  atque  illic  hesiernœ  occurere  cœnsel 

(Juv.,  sat.  IX,  V.  42  et  suiv.). 

(1)  Il  avait  un  frère,  nommé  Lucius  Quintius  Flaminius,  qui  ne 
lui  ressemblait  en  chose  quelconque;  car  il  était  si  dissolu  en 
voluptés  et  si  abandonné  à  son  plaisir  qu'il  en  oubliait  tout  devoir 
d'honnêteté.  Il  aimait  un  jeune  garçon  dont  il  abusait  charnelle- 
ment et  le  menait  toujours  avec  lui  quand  il  allait  dehors  en 
quelque  guerre  ou  en  quelque  charge  et  gouvernement  de  pro- 
vince. Ce  garçon,  le  flattant  un  jour,  lui  dit  qu'il  était  si  fort  épris 
de  son  amour  qu'il  avait  laissé  à  voir  les  combats  des  gladiateurs 
et  des  escrimeurs  à  outrance  qui  se  préparaient  à  Rome  sur 
l'heure  de  son  parlement,  combien  qu'il  n'eût  jamais  vu  tuer  homme, 
ayant  plus  cher  de  servir  au  plaisir  de  lui  qu'au  sien  propre. 
Lucius  étant  bien  aise  de  ce  propos,  lui  répondit  mcontinent  : 
«  Il  n'y  a  rien  de  gâté  pour  cela,  car  je  l'en  ferai  tout  à  cette 
heure  passer  ton  envie.  »  Si  commanda  qu'on  tirât  de  la  prison 
un  des  criminels  condamnés  à  mourir,  et  fit  quand  et  quantes  venir 
le  bourreau  auquel  il  commanda  de  lui  trancher  la  tôle  au  milieu 
du  souper.  (Plutarque,  tr.  Amyot,  t.  III,  Vie  de  T.  Q.  Flami- 
nius. Paris,  J.-F.  Baslien,  1784.) 

Mauvaise  édition  dans  laquelle  un  cuistre  a  «  simplifié  »  l'ortho- 
graphe d'Amyot!  L'inspecteur  d'académie  qui  se  propage  sous  le 
nom  de  Cuir  et  travaille  à  rendre  Balzac  «  moral  et  séduisant  » 
mériterait  d'avoir  grouïné  aussi  une  oareille  truffe. 


PLATRES   ET   MARBRES 

Ailleurs,  le  satirique  proteste  contre  le  scan- 
dale des  mariages  uranistes  en  honneur  chez  les 
consulaires  et  les  chevaliers. 

Quad  raginia  dédit  Gracchus  sestertia  dotem 
Cornicini,  sive  hic  recto  ccmtaverat  œre. 

Le  bardache  pécunieux  se  déguise  en  mariée, 
assume  la  parure  et  les  devoirs  des  justes  noces 
Voilé  dn  flammeiim  orange,  écrasant  sous  son 
pied  les  noix  qui  rebondissent,  aux  chœurs  des 
hymnes  fescennins, 

Hue  ades,  Hymen  o  hymenϔ 

il  s'abandonne,  pâmé  de  luxure,  aux  baisers  mal 
odorants  d'un  garçon  de  bains  ou  d'un  palefre- 
nier. C'est  le  mariage  de  mon  frère  Yves  avec 
MM.  de  Bougrelon  et  de  Pliocas. 

Ainsi,  depuis  les  temps  fabuleux  jusqu'à  la 
décomposition  du  monde  antique,  un  désir  san- 
guinaire, un  appétit  de  meurtre,  une  folie  homi- 
cide condimente  le  spasme  vénérien.  Lesangfume 
auxpiedsdeCottyto.  La  Mortsert d'aphrodisiaque 
et  d'entremetteuse  aux  couples  enlacés.  La  dou- 
leur prête  de  nouveaux  aiguillons  à  la  concu- 
piscence; tel,  ce  cavalier  des  phallophories  qui, 
de  son  éperon  aigu,  talonne  un  priape  déchaîné. 


Dans  le  monde  chrétien,  le  goût  des  sévices 
érotico-mystiques,  la  fureur  des  verges  et  des 
plaies  se  systématisent,  remplacent  à  la  fois  les 
vertus  civiques  et  les  ébats  du  lit  nuptial.  Plus 


PLATRES    ET   MARBTIES  221 

tard,  la  frénésie  se  compliquera  de  bêtises.  La 
férule  devient  un  instrument  d'éducation  :  portœ 
Miisanim  clanes,  disent  les  pédagogues  cras- 
seux du  Moyen  Age.  Et  les  ignorantins  acca- 
blent encore  de  mauvais  traitements  les  pauvres 
petits  livrés  à  leur  bestialité.  ÏNIais,  au  début  du 
christianisme,  l'amour  des  tortures  est  spon- 
tané. La  religion  de  la  mort  perturbe  naturelle- 
ment le  rythme  de  la  vie.  La  fin  du  monde  est 
proche;  on  s'en  désintéresse  :  on  le  voudrait 
abolir  avec  ses  fêtes,  ses  lumières  et  ses  joies. 
Tout  équilibre  est  rompu.  Le  «  divin  désir  »  n'a 
plus  d'exutoires  que  dans  le  désert. 

Le  prêtre  insinuant  et  plein  de  ruses  empoi- 
sonne le  foyer.  Un  manteau  de  glace  tombe  entre 
les  époux.  La  femme  regarde  comme  autant  de 
souillures  la  gestation  et  la  maternité.  Elle  se 
purifie  après  avoir  donné  le  jour.  L'éducation 
est  un  «  castoiement  ».  L'enfant  grandit  sans 
allégresse  ni  beauté.  «  La  maladie  —  affirme 
Pascal  — est  l'état  véritable  du  chrétien.  »  Meure 
donc  la  santé,  l'orgueil  de  vivre,  l'énergie  et  la 
raison,  la  vigueur  des  muscles  et  la  force  de 
l'esprit?  Le  monde  va  finir.  On  exècre  la  vie;  on 
s'efforce  de  la  détruire  par  des  moyens  ingénieux 
et  compliqués.  On  fuit  dans  les  ténèbres;  on 
aime  la  torpeur  dissolvante  des  larmes.  Lasse 
d'agir  et  de  penser,  l'humanité  s'enveloppe 
d'ignorance.  Le  crépuscule  tombe  :  la  nuit  chré- 
tienne envahit  l'Occident.  Les  pères  de  la  Thé- 
baide  héritiers  des  corybantes  de  l'Asie  Mineure, 
des  gymnosophistes    égyptiens  et    des    richis 


222  PLATRES   ET   MARBRES 

indous  formulent,  pour  une  longue  suite  de 
temps,  le  rituel  des  austérités  monacales.  Poète, 
citoyen,  philosophe,  naturaliste,  l'homme  a 
parcouru  le  cycle  des  activités  sociales.  Mais  il 
ne  s'agit  plus,  à  présent,  de  civilation,  de  cul- 
ture intellectuelle.  Ce  qui  importe,  c'est  de 
manger  le  moins  possible  etd'écorcher  sa  peau. 
Voilà,  désormais,  ce  qui  remplace  l'orgueil  du 
citoyen,  la  connaissance  et  la  beauté.  Voilà  ce 
qu'enseignent  en  1912  les  «  abbés  »  jésuites  ou 
affiliés  que  Waldeck-Rousseau,  imité  par  Briand, 
surpassé  même,  a  maintenus  si  vigoureusement 
comme  éducateurs  de  la  jeunesse. 

Linfluence  barbare  du  christianisme  en  bri- 
sant le  nerf  des  races  de  l'Empire,  n'abolit  point 
les  usages  païens  capables  d'asservir  ou  d'hébéter 
les  hommes.  Il  eut  soin  d'emprunter  aux  sanc- 
tuaires polythéistes  leurs  macérations  abjectes 
et,  nommément,  la  pratique  du  fouet. 

La  chasteté  des  anachorètes  de  Tun  et  de 
l'autre  sexe  trouvait  dans  les  épines  une  délec- 
tation inattendue.  Hommes  et  femmes  déliraient 
d'œstromanie  et  de  souffrance.  Excités  par  leurs 
manœuvres,  par  la  solitude,  par  la  claustration, 
les  moines  de  toute  espèce,  tombaient  en  pâmoi- 
son devant  le  Christ,  androgyne  comme  Bac- 
chus,  et,  comme  lui,  époux  de  toutes  les  femel- 
les, femelle  de  tous  les  époux.  Moniales  et  cucu- 
piètres  célébraient,  chaque  nuit,  à  grand  renfort 
de  martinets,  leurs  noces  spirituelles.  Convul- 
sifs  et  pâmés,  ils  hurlaient  de  douleur,  ils  san- 
glotaient d'ivresse.  Dans  la  bave  du  plaisir,  Thé- 


PLATRES   ET   MARBRES 


rèse  balbutie  ardemment  les  mots  de  l'oreiller  : 
iiteris  in  iurba  ;  elle  met  aux  pieds  du  divin  jeune 
homme  les  espérances  ineptes  du  ciel  théologal 
et  cette  crainte  de  l'enfer  qui  rendit  Louis  XIV 
le  plus  exécrable  des  rois. 

Ce  n'est  pas  l'enfer  allumé 
Ni  le  paradis  qui  fleuronne 
Par  quoi  mon  sein  est  animé. 
Garde  pour  d'autres  la  couronne 

Et  la  gloire  qui  t'environne, 
Dans  un  éternel  mois  de  mai. 
Que  m'importe  cette  couronne, 
0  Jésus  !  ô  mon  bien-aimé  ! 

C'est  vers  le  baiser  de  tes  lèvres 
Que  hurle  et  pantèle  ma  fièvre, 
Dans  un  abandon  sans  retour. 

Indifférente  à  toute  chose. 
Géhenne  livide  ou  ciel  rose. 
C'est  toi  seul  que  je  veux,  Amour! 

No  me  mueve,  mi  dios,  para  quererte 
EL  Cieloque  me  tienes  promet ido. 
No  me  mueve  el  Infierno  tan  temido 
Para  dejarpor  eso  de  ofenderie. 

Tu  me  mueves,  mi  Dios  ;  mueveme  el  verte 
Clavado  en  la  cruz  y  escarnecido; 
Mueveme  ver  tu  cuerpo  tan  herido  : 
Mueveme  las  augustias  de  tu  muerte. 

Mueveme  enfin  tu  amor  de  tal  maneira 
Que,  aunque  no  hubiera  cielo  yo  te  amara 
Yaunque  no  hubiera  infierno,  te  iemeria. 

No  me  tienes  que  darporque  te  quiera. 
Parque  si  cuanto  espero,  no  esperara, 
Lo  mibmo  que  te  qaiero  te  quisiera. 


224  PLATRES   ET   MAHBUES 

Voici  quelques-unes  des  imaginations  les  plus 
caractéristiques  dont  les  virtuoses  de  la  baston- 
nade ont  enrichi  les  catalogues  de  Tinsaniié 
humaine.  Cela  manque  de  supplices  originaux; 
les  bienheureux,  d'âge  en  âge,  se  répètent.  Ce 
sont  toujours  «  les  clous  dans  le  cul  »  du  tala- 
poin  de  Voltaire.  Parfois  seulement  une  sainte 
de  vigoureux  appétit  gobelotte  son  urine  ou 
déjeune  d'une  purulence,  au  grand  contentement 
de  Montalembert  et  d'Huysmans  le  benêt.  Il 
convient  d'insister  sur  un  point  :  c'est  que  l'auto- 
flagellation  est  ici,  comme  au  temps  des  baptes 
ou  des  luperques,  le  moyen  le  plus  efficace,  le 
plus  direct  de  provoquer  le  délire  et  l'extase. 
Elle  remplace  la  jusquiame,  la  belladone  des 
sabbats. 

Voici  quelques  flagellants  assez  notoires  : 
Antoine  vit  d'herbes  et  de  coups  de  fouet  dans 
son  désert.  Hilarion  se  charge  le  col  d'une 
chaîne  de  fer,  qui  le  tient  à  quatre  pattes  ;  tous 
professent  une  si  profonde  horreur  pour  les 
soins  les  plus  élémentaires  de  la  propreté,  que 
Jérôme,  écrivant  Paiila  et  Eustachia,  leur  cite, 
comme  un  exemple  digne  de  mémoire,  Sylvia, 
belle  et  vierge,  qui,  à  dix-huit  ans,  ne  s'était 
jamais  lavé  que  le  bout  des  doigts. 

Plus  tard,  vers  l'an  737,  un  grand  homme 
pour  les  hagiographes,  le  moine  bénédictin  Par- 
dulphe,  se  met  tout  nu  et  se  fait  battre  à  coups 
de  verges.  Ce  Pardulphe,  au  témoignage  du  prieur 
de  Cluny,  ne  sortait  point  de  sa  cellule.  Jamais 
il  ne  goûtait  ni  chair  ni  volaille.  11  ne  mangeait 


PLATRES   ET  MARBRES  225 

qu'une  fois  la  semaine.  Si,  pour  cause  de  mala- 
die, il  se  voyait  contraint  à  faire  usage  de  bains,, 
il  se  tailladait  auparavant  la  peau  des  cuisses  et 
des  bras. 

En  1047-1056,  quelques  nobles  esprits  se  font 
connaître  par  de  houleuses  fustigations  :  Piorre 
Damien,  Rodolphe,  évêque  d'Agubbio,  et  Domi- 
nique Anson,  dit  l'Encuirassé,  tant  sa  peau 
tannée  par  les  sanglades  était  devenue  insen- 
sible et  rugueuse,  telle  une  cuirasse  étroitement 
adaptée.  Ce  Dominique  poussa  la  manie  des  ctri- 
vières  à  un  point  même  que  ne  saurait  atteindre 
la  clientèle  des  grands  bars.  Tout  lui  était  bon, 
courroies,  manches  à  balais,  pourvu  qu'il 
cognât  sur  quelque  point  de  son  individu  et 
s'entamât  le  cuir.  Sérieux  comme  un  âne  qu'on 
étrille,  Tabbé  Boileau  déduit  paisiblement  l'his- 
toriette du  crétin. 

Sa  pratique  ordinaire  était  de  s'armer  l'une  et 
l'autre  main  de  verges,  de  se  mettre  nu  et  de  se 
fouaillcr  vigoureusement;  c'était  là  son  exercice 
le  plus  commun;  mais,  en  carême,  lorsqu'il 
entendait  renchérir  sur  l'ordinaire,  il  endurait 
une  «  pénitence  de  cent  années  »  (un  homme 
doit  être  siir  de  l'avoir  accomplie  lorsqu'il  se 
donne  la  discipline  durant  tout  le  temps  Qu'il 
met  à  chanter  vingt  fois  le  psautier)  et,  chaque 
jour,  il  répétait  au  moins  trois  fois  tout  le  psau- 
tier par  cœur,  tandis  qu'il  se  fessait  à  coups  de 
verges.  Pierre  Damien  notifie  aux  siècles  à  venir 
que  cet  objet  de  son  admiration  se  pouvait 
servir  également  de  l'une  et  de  l'autre  main  et 

15 


226  PLATRES   ET  MARBRES 

qu'il  se  donnait  ainsi  plus  de  coups  que  les 
autres  qui  n'emploient  que  leur  main  droite.  Il 
rapporte,  en  outre,  que  l'encuirassé  avait  changé 
sa  discipline  de  verges  en  celle  de  courroies, 
qui  était  beaucoup  plus  rude  et  qu'il  goûtait  un 
étrange  contentement  à  cet  exercice.  S'il  lui 
arrivait,  dit-il,  de  sortir,  il  emportait  ce  fouet 
sous  sa  robe,  pour  ne  pas  manquer  de  houssine, 
quelque  part  qu'il  fût  obligé  de  passer  la  nuit. 
Lors  même  qu'il  se  trouvait  dans  un  endroit 
qui  ne  lui  permettait  pas  de  dépouiller  ses  vête- 
ments, il  se  cognait  du  moins  les  jambes,  les 
cuisses,  la  tête  et  le  cou  avec  une  satisfaction 
peu  ordinaire.  Ces  violentes  pratiques  n'allaient 
pas  sans  pâmoison  ni  extase.  Force  apparitions 
illustrent  d'un  bout  à  l'autre  la  vie  des  saints. 
On  y  traverse  un  hôpital  de  gâteux;  on  embar- 
que sur  la  «  nef  des  fols  »,  et  tous  les  bedeaux, 
jésuites  bollandistes,  Veuillot,  Huysmans,  Mon- 
talembert,  tiennent  le  livre  de  bord.  C'est  un 
rêve  d'alcool  ou  de  liaschich. 

Le  pénitent  excorié  se  fondait  en  délices. 
Après  les  coups  de  corde,  François  d'Assise 
éprouvait  un  tel  orgasme  que,  pour  en  calmer 
la  lubrique  fureur,  il  pétrissait  contre  sa  chair 
nue  des  phantasmes  de  neige  ou  se  vautrait  sur 
un  étang  glacé.  C'est  la  crise  d'épilepsie  atroce  et 
luxurieuse  au  regard  de  quoi  le  spasme  vulgaire 
semble  fait  bour  délecter  simplement  les  cour- 
tauds de  boutique.  La  «  grande  simulatrice  », 
l'hystérie,  aux  membres  du  fakir  imprime  des 
stigmates,  érode  son  épiderme,  en  fait  jaillir  des 


PLATRES   ET   MARBRES  227 

sérosités  :  unda  Jluxit  cum  sanguine.  Ainsi,  les 
faux  vésicatoires  du  D""  Bernheim  guérissent  la 
pneumonie  et  boursoufflent  la  peau  d'un  sujet 
convenablement  préparé.  C'est  le  secret  des 
béates,  des  «  miraculées  »  dont  les  entrepreneurs 
de  sanctuaires  mettent  en  plein  rapport  les  trou- 
bles fonctionnels. 

Mais  le  padre  Francesco  ne  vivait  pas,  comme 
a  dit  Edmond  Schérer,  d'après  les  fortes  lois 
de  l'économie  politique.  Ascète  compliqué  de 
bateleur,  il  dramatisait  en  conscience  la  grande 
farce  de  l'amour  divin.  Ses  fustigations  l'inon- 
dent, le  martyrisent  de  volupté.  Il  jouit.  Dans  un 
accès  de  ferveur,  il  entonne  pour  son  jeune 
amant,  le  Christ  hermaphrodite,  un  cantique 
éperdu.  L'univers  tout  entier  lui  sert  de  para- 
nymphe;  voici  le  dieu  qu'il  aime  et  leurs  noces 
qu'il  magnifie!  Son  épithalame  retrouve  les 
accents  de  l'idylle  païenne.  Comme  aux  églo- 
gues  de  Méléagre  ou  de  Théognis,  le  rut  pan- 
théiste de  François  d'Assise  exulte  sur  les  haut- 
bois siciliens  : 

Laudato  sia,  Signore  mio,  con  tate  la  créa- 
ture; specialniente,  messer  lofrate  Sole,  la  lune, 
les  vents,  le  feu  e  per  suor  aqua,  la  qnale  e 
molto  utile,  e  humile,  epreciosa,  e  casta,  la  terre 
et,  enfin,  per  suor  nostra  la  morte  corporale. 
C'est  le  Cantique  du  Soleil. 

Parfois  le  «  trouvère  de  Jésus  »  succombe  à 
ces  étreintes.  Ce  n'est  plus  le  moine  théâtral 
d'Alonzo  Cano  —  divulgué  à  la  chrétienté  par 
M.  Zacharie  Astruc  —  regard  noyé,  lèvres  déclo- 


i.-8  PLATRES   ET   MARBRES 

ses,  emporté  dans  un  tourbillon  d'extase  vers 
les  bleus  paradis,  ni  le  maigre  époux  de  la  Dame 
Pauvreté  aux  fresques  du  Giolto  ;  c'est  un  bac- 
cbant  ivre  de  langueur,  de  transports  surhu- 
mains :  les  parfums  sonttrops  lourds,  trop  aigus 
les  baisers.  L'homme  demande  grâce  au  dieu 
qui  l'a  féru  : 

Amor  de  charitate 

Perche  rrChai  si  ferito  ? 

César  du  Bus  (1607),  plus  tard  Henri  Suso  com- 
battaient le  «  démon  de  la  chair  »  à  l'aide  (que 
spécieuse!)  de  la  flagellation.  Plus  ils  s'achar- 
naient, plus  se  manifestait  l'aiguillon  de  luxure. 
Ces  «  bienheureux  »  jouaient  pour  eux-mêmes, 
dans  leur  cellule,  quelques-unes  des  scènes  les 
plus  vertement  priapiques  de  Lysistrata. 

Idiots  imperméables,  ils  ne  s'obstinaient  pas 
moins  à  leur  besogne  infra-lombaire.  Ne  con- 
naissant d'autre  métier  que  le  maniement  de 
l'étrille,  les  aspirants  à  la  canonisation,  pendant 
plusieurs  heures,  se  gourmaient  comme  des 
bourriques.  C'était  leur  faction,  leur  bureau.  La 
discipline  devenait  une  sorte  d'onanisme  têtu  et 
machinal.  Quand  le  Bien-Aimé  retire  ses  faveurs, 
quand  les  courroies,  les  nœuds  plombés,  l'urli- 
cation  et  le  vinaigre  cessent  d'agir  sur  les  gan- 
glions de  l'évangélique  masturbateur,  il  continue 
à  pelauder  son  morion  comme  il  époussèterait 
une  bâche,  avec  l'indifférence  d'un  .droguiste  qui 
joue  aux  dominos  (1). 

(1)  Les  Turcs  se  font  de  grandes  escarres  pour  leurs  dames,  et 
à  fin  que  la  marque  y  demeure,  ils  portent  soubJain  du  l'eu  sur  la 


PLATRES  ET  MARBRES  229 

Les  femmes  apportèrent  quelque  drôlerie  en 
ces  mornes  exercices.  Marguerite  de  Cortone 
(1250)  s'évertuait  de  la  discipline.  De  même, 
Catherine  de  Sienne  que  les  veilles,  les  jeunes 
et  autres  supplices  avaient  réduite  à  l'état  de 
squelette.  Mais  ces  béates  goûtaient  de  suprêmes 
délices.  Jésus  les  inondait  de  son  amour.  C'est 
le  cas  de  tous  les  épimanes  religieux. 

Dans  la  vie  religieuse,  cet  état  engendre  le  besoin  d'offrir 
des  sacrifices.  On  offre  un  holocauste  d'abord,  parce  qu'on 
croit  qu'il  sera  apprécié  matériellement  par  la  divinité, 
ensuite,  pour  l'honorer  et  lui  rendre  hommage,  comme  tri- 
but; enfin  parce  qu'on  croit  expier  par  ce  moyen  le  péché 
ou  la  faute  qu'on  a  commise  envers  la  divinité  et  acquéx^ir 
la  félicité. 

Maria-Magdalena  di  Pazzi,  fille  de  parents  d'une  haute 

position  sociale,  était  religieuse  de  l'ordre  des  Carméhtes, 

■  à  Florence,  en   1580.  Les  flagellations,  et  plus  encore  les 

conséquences  de  ce  genre  de  pénitence,  lui  ont  valu  une 

playe  et  l'y  tiennent  un  temps  Incroyable,  pour  arresler  le  sang  et 
former  la  cicalrice;  gents  qui  l'ont  veu  l'ont  escript,  et  me  l'ont 
iuré  :  nuis,  pour  dix  aspres,  il  s'en  trouve  tous  les  iours  entre 
eulx  personne  qui  se  donnera  une  bien  profonde  taillade  dans  les 
bras  ou  dans  les  cuisses.  le  suis  bien  ayse  que  les  tesmoings  nous 
sont  plus  à  main  oii  nous  ea  avons  plus  à  faire:  caria  clirestienlé 
nous  en  fournit  ci  suffisance  :  et  après  l'exemple  de  notre  saint 
Guide,  il  y  en  a  en  force  qui,  par  dévotion,  ont  voulu  porter  la 
croi-x  (mimétisme  hyslérique  des  stigmatisés).  Nous  apprenons, 
par  tcsinoliig  Ires  digne  de  foy,  que  le  roy  sainct  Louys  porta  la 
haire  iusque  à  ce  que,  sur  sa  vieillesse,  son  confesseur  l'en  dispensât 
et  que  tous  les  vendredis  il  se  faisait  battre  les  espaules,  par  son 
presbtre,  de  cinq  cbaisnettes  de  fer,  que  pour  cet  effect  on  por- 
tait emmy  ses  besognes  de  nuict....  Foulques,  comte  d'Anioti, 
alla  jusques  en  Jérusalem,  pour  là  se  faire  fouetter  à  deu.v  de  ses 
valets  (sœur  Nizolle  et  les  convulsioanaires  de  Saint-Médard)  la 
chorde  au  col,  de.anlle  sepulchre  de  Noslre  Seigneur.  (Michel 
DE  MONTAIGNE,  Essais,  llv.  I,  chap.  XV.  «  Que  le  goust  des  biens 
et  des  mauLx  despend,  ea  bonne  partie,  de  l'opinion  que  nous 
en  avons  ».) 


^30  PLATRES   ET   MARBRES 

grande  célébrité  et  une  place  dans  l'histoire.  Son  plus  grand 
bonheur  était  quand  la  prieure  lui  faisait  mettre  les  mains 
derrière  le  dos  et  la  faisait  fouetter  sur  les  reins  mis  à  nu 
devant  toutes  les  sœurs  du  couvent. 

Mais  les  flagellations  qu'elle  s'était  fait  donner,  dès  sa 
première  jeunesse,  avaient  complètement  détraqué  son  sys- 
tème nerveux;  il  n'y  avait  pas  une  héroïne  de  la  flagellation 
qui  eût  autant  d'hallucinations  qu'elle.  Pendant  ces  hallu- 
cinations, elle  délirait  d'amour.  La  chaleur  intérieure 
semblait  la  consumer,  et  elle  s'écriait  souvent  :  «  Assez! 
n'attise  pas  davantage  cette  flamme  qui  me  dévore.  Ce  n'est 
pas  ce  genre  de  mort  que  je  désire;  il  y  aurait  trop  de 
plaisir  et  trop  de  charmes.  »  Et  ainsi  de  suite.  Mais  l'esprit 
de  l'Impur  lui  suggérait  les  images  les  plus  voluptueuses,  de 
sorte  qu  elle  était  souvent  sur  le  point  de  perdre  sa  chasteté. 
(Kraft-Ebikg,  loc.  cit.passim). 

A  vingt-deux  ans,  elle  offrait  déjà  les  symp- 
tômes de  la  plus  accablante  neurasthénie  :  orga- 
nisme ruiné,  ses  nerfs  étaient  désormais  inca- 
bles de  la  moindre  réaction.  Plus  de  transports, 
ni  d'extase.  Le  stimulant  habituel  avait  perdu 
toute  efficacité  :  c'est  en  vain  qu'elle  s'écharpait 
encore.  Gela  ne  lui  donnait  aucune  espèce 
d'agrément.  Jadis,  couchée  sur  une  peau  de  truie 
dont  les  soies  la  piquaient  avec  rudesse,  crevant 
de  malefaim,  cinglée  à  tour  de  bras  et  portant 
les  nuits  une  couronne  d'épines,  elle  hennissait 
de  plaisir,  elle  se  tordait  voluptueusement  :  le 
spasme  durait  plusieurs  heures.  Mais  à  présent 
Jésus  «  la  dégoûtait  ». 

Elle  rêvait  de  s'emplir  de  nourriture,  d'insulter 
son  abbesse  et  de  forniquer  à  dire  d'experts. 
La  suggestion,  désormais,  était  inopérante. 
Ainsi,  le  mangeur  d'opium,  le  buveur,  le  mor- 


PLATRES   ET   MARBRES  23  J 

phinomane,  quand  le  poison  n'agit  plus,  même 
à  doses  massives,  tombent  dans  le  marasme  que 
la  mort  suit  de  près. 

Sur  ses  fouettements,  Magdalena  di  Pazzi 
avait  greffé  une  mignardise  renouvelée  d'Ezé- 
chiel.  On  ne  pouvait  laisser  traîner  une  crotte 
qu'elle  ne  s'en  régalât  aussitôt.  Lydwinne  de 
Schiedam,  à  qui  M.  Huysmans,  chef  de  bureau 
acariâtre  et  stupéfait,  a  consacré  350  pages  du 
plus  pur  marollien,  régurgitait  sa  vomissure.  Il 
paraît  que  le  dieu  des  catholiques  prend  à  ce 
genre  de  travail  un  plaisir  si  énorme  que  son 
humeur  se  rassérène  et  qu'il  en  oublie  jusqu'à 
son  ordinaire  méchanceté. 

De  même,  Elisabeth  de  Genton.  La  flagellation  la  mettait 
dans  un  état  de  bacchante  en  délire.  Elle  était  prise  d'une 
sorte  de  rage  quand,  excitée  par  une  flagellation  extraor- 
dinaire, elle  se  croyait  mariée  avec  son  «  idéal  ».  Cet  état 
lui  procurait  un  bonheur  si  intense  qu'elle  s'écriait  souvent  : 
<(  0  amour!  0  amour  infini!  0  amour!  0  créatures,  criez 
donc  toutes  avec  moi  :  Amour!  Amour!  »  (Kraft-Ebing, 
loc.  cit.  passim). 

Rose  de  Lima,  qui  était  fort  belle  fille,  eut  un 
songe  qui  l'invitait  à  être  l'épouse  du  Christ. 
Bien  qu'elle  fût  fiancée,  elle  renonça  au  monde, 
se  coupa  les  cheveux,  porta  des  cilices  de  poin- 
tes qui  pénétraient  dans  la  chair  au  point  d'y 
créer  des  plaies  permanentes.  Des  flagellations 
réitérées  et  des  jeûnes  extraordinaires  la  condui- 
sirent à  une  telle  perfection  qu'elle  avait  de  fré- 
quentes extases  oii  elle  demeurait  transfigurée, 
parlant  à  Jésus  invisible  pour  les  autres,  avec 


232  PLATRES  ET  MARBRES 

les  manifestations  de  l'amour  le  plus  véhément. 
Thérèse  d'Avila,  la  bacchante  au  sonnet,  écra- 
sait ses  mamelles  sous  une  claie  d'osier,  sans 
préjudice  des  autres  macérations,  comme  le  lit 
de  fagots,  la  flagellation,  le  jeûne,  le  tout  en 
haine  de  la  fécondité  que  haïssent  d'une  même 
exécration  les  eunuques  et  les  chrétiens. 

Sous  ses  beaux  habits,  Elisabeth  de  Hongrie  portait  tou- 
jours contre  sa  peau  un  cilice.  Tous  les  vendredis,  en 
mémoire  de  la  passion  douloureuse  de  Notre-Seigneur,  et 
pendant  le  carême  tous  les  jours,  elle  se  faisait  donner  la 
discipline  avec  sévérité,  afin  de  rendre  à  Notre-Seigneur, 
qui  fut  flagellé,  aucune  récompensation.  Plus  tard,  même, 
ce  fut  la  nuit  que,  se  levant  d'auprès  de  son  époux,  elle 
entrait  dans  une  chambre  voisine  où  ses  servantes  étaient 
obligées  de  la  frapper  durement,  puis...  elle  revenait  auprès 
de  son  mari, avec  qui  elle  redoublait  de  gaieté .  (Montalembert.) 

...  son  rut  ayant  été  calmé  et  la  fureur  de  sa  vulve 
amortie  par  les  plombeaux.  On  pourrait  multi- 
plier à  l'infini  ces  répugnantes  historiettes.  Les 
hagiographes  :  Buttlers,  Montalembert,  Huys- 
mans,  Bitschnau,  Justin  Kerner,  les  Bollandistes, 
regorgent  de  faits  analogues.  Ce  sont  des  cas 
de  flagellation  passive,  individuelle,  que,  paral- 
lèlement, suivirent  les  épidémies  collectives. 

Or,  le  christianisme  offre  comme  idéal  social 
à  ses  adeptes,  outre  l'exercice  des  verges,  la 
manducation  de  l'excrément  et  l'abstinence  des 
bains.  C'est  un  idéal  que  MM.  de  Mun,  Barrés 
et  Charles  Maurras  dispensent  à  leur  élégante 
clientèle^  et  que  proposent  à  leurs  élèves  les 
instituteurs  «  libres  »  de  la  loi  Falloux. 


PLATRES   ET   MARBRES  233 

Sous  le  nom  de  «  battus  »  ou  de  «  flagel- 
lants »,  un  troupeau  de  sombres  maniaques, 
déchaîné  par  le  malheur  des  temps,  s'égailla, 
du  xi*"  auxiv*"  siècle  à  travers  l'Europe.  Ce  fut  une 
contagion  d'érotisme  sanguinaire  dont  les 
modernes,  si  rangés,  si  anémiques,  si  avares  et 
si  lâches,  ne  se  représentent  qu'avec  peine  le 
hideux  emportement.  C'est  la  danse  macabre  et 
le  périple  des  fous.  Cela  grogne,  brame,  copule, 
chante  des  psaumes,  enlève  sa  chemise,  se 
fouaille  à  qui  mieux  mieux,  tombe  en  extase  et 
pue. 

Nulle  histoire  plus  banale.  C'est  le  type  de  la 
folie  épidémique  (danse  de  Saint-Guy,  enthou- 
siasme franco-russe  pour  les  marins  d'Avellane 
en  1893,  etc).  Un  maître  l'a  fixé  en  traits  lumi- 
neux (cf.  Michelet,  La  Sorcière.  Histoire  de 
France  :  «  Philipe  le  Bel;  l'or,  le  fisc,  la  peste 
noire,  flagellants».) 

Avec  les  jésuites  et  la  «  direction  »,  le  fouet 
devient  un  instrument  de  règne,  de  sournoise 
lubricité.  L'immonde  Girard  (Michelet,  loc.  cit.) 
accable  la  pauvre  Cadière  de  poignantes  délices 
et  de  voluptueux  crucifiements. 

Peu  à  peu,  la  démence  des  flagellants  tombe 
dans  la  farce  et  dans  la  mascarade.  Le  carnaval 
italien  s'empare  du  Golgotha.  Des  turlupins 
chantent  en  faux  bourdon  le  Parce  domine',  le 
bonhomme  Trivulce,  Géronte,  Pancrace  et  Bar- 
tholo  reçoivent  les  nasardes  que  prodiguent  à 
leur  soixantaine  les  beaux  fils  musqués  et  dou- 
cereux. 


234  PLATRES   ET   MARBRES 

La  discipline  devient  une  élégance  à  la  cour 
de  Henri  III.  Le  roi  de  France,  mignon  en  fraise 
godcronnée,  aux  lèvres  peintes,  et  baisant  à 
pleine  bouche  les  bretteurs  de  sa  suite,  recom- 
mence Néron,  Héliogabale  ou  Caracalla. 

L'Esloile  affirme  que,  sous  couleur  de  péni- 
tence, telle  cérémonie,  où  Ton  se  dénudait  sans 
vergogne,  préludait  à  des  scènes  d'érolisme 
effréné,  surtout  entre  gens  du  même  sexe.  Les 
conférences  de  Victor  Gharbonnel  sur  les  Dia- 
conales,  ce  «  livre  immonde  »,  sans  doute,  mais 
d'un  intérêt  clinique  supérieur;  les  travaux  de 
Michèle!,  de  Quinet,  le  Sébastien  Roch  de  Mir- 
beau,  les  pamphlets  d'Eugène  Sue  ont  dévoilé 
à  tous  le  rôle  sinistre  du  confesseur  dans  l'exis- 
tence de  la  femme  et  l'éducalion  de  l'enfant.  Les 
austérités  que  ces  charlatans  imposent  à  leurs 
dupes  et  qui  ne  sont  pas  un  faible  moyen  d'ex- 
torquer de  fortes  sommes,  la  culture  de  l'hys- 
térie par  les  fouets  allcrnés  avec  le  ciinnilingiis 
produisent  les  mêmes  effets  qu'au  temps  d'Apu- 
lée. Il  n'est  point  de  maladie  plus  incurable  que 
la  sottise  des  gens  pieux. 

Notons  cependant  quelques  traits  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus.  En  GasLille,  où  l'Ordre  d'Ignace 
ne  tarda  pas  à  gouverner  les  rois,  ce  fut  aux 
jésuites  que  les  croupes  de  la  Grandesse  deman- 
dèrent la  bastonnade.  Les  pères  houspillaient 
avec  beaucoup  de  distinction.  Leur  tour  de 
main  était  inimitable,  et  personne  comme  eux 
ne  s'entendait  à  fournir  pour  beaucoup  d'or  une 
alliciante  dégelée.  C'étaient  les  bons  faiseurs  de 


PLATRES   ET   MARBHES  SjO 

la  discipline.  Munez  et  Malagrida  octroyaient 
l'application  des  verges  aux  dames  de  la  cour, 
jusque  dans  l'antichambre  de  Maria  de  Portugal. 

Ces  nobles  détraqués  chancelaient  de  plaisir. 
Leur  délectation  était  si  forte,  sous  la  cravache 
des  RR.  PP.,  qu'elles  en  redemandaient  et  hur- 
laient après  les  coups  de  fouets  comme  des 
chiennes  en  amour.  (Wolff,  Histoire  générale 
des  Jésuites^  1790.) 

En  Espagne,  le  plus  crasseux  des  muletiers  a 
son  coin  de  don  Quichotte  et  de  sainte  Thérèse. 
Violent  et  borné,  son  rêve  oscille  entre  la 
pénitence  de  la  Roche  pauvre,  les  horions  de 
Sancho  et  les  visions  de  Thérèse.  M"^  d'Aul- 
noy  [Relation  du  voyage  d' Espagne)  s'est  com- 
plue à  fixer,  dans  l'ironie  élégante  d'un  récit 
mondain,  le  geste  des  mastoïdes  (Lombroso) 
que  suscitait  l'horrible  atmosphère  de  l'Escu- 
rial  et  d'Aranjuez,  sous  les  héritiers  de  Charles 
Quint. 

Sous  Philippe  IV,  l'étiquette  de  la  cour  d'Espagne  admet- 
lait  les  extravagances  erotiques.  Elle  avait  ses  fous  d'amour 
officiels  :  on  les  appelait  embevecidos,  c'esl-à-dire  «  enivrés 
■d'amour  ».  Même  lorsqu'ils  n'étaient  pas  grands  d'Espagne, 
ils  pouvaient  rester  couverts  devant  le  roi  et  la  reine  :  ils 
étaient  censés  éblouis  par  la  vue  de  leurs  maîtresses,  inca- 
pal)les  de  voir  autre  chose  et  de  savoir  où  ils  se  trouvaient. 
Le  roi  leur  permettait  l'irrévérence,  comme  le  sultan  souffre 
l'insulte  et  l'imprécation  des  fakirs.  Celte  idolâtrie  volup- 
tueuse empruntait  les  rites  de  la  religion.  De  ses  pénitences 
mêmes  elle  faisait  des  sacrifices  à  l'amour.  Il  était  de  mode 
parmi  les  courtisans  de  se  flageller  pendant  le  carême  ;  des 
maîtres  de  discipline  leur  enseignaient,  comme  des  prévois 
d'armes,  l'escrime  de  la  verge  et  de  la  lanière.   Les  jeunes- 


236  PLATRES   Jil    MARBRES 

flagellants  couraient  les  rues,  le  soir  des  grands  jours  de  la 
semaine  sainte.  Leur  costume  presque  asiatique  ressemblait 
à  celui  des  derviches  tourneurs,  lis  portaient  une  jupe  de 
batiste  évasée  en  cloche;  un  bonnet  à  pointe,  d"où  retombait 
un  morceau  de  toile,  masquait  leur  visage.  C'est  sous  les 
fenêtres  de  leurs  maîtresses  qu'ils  venaient  faire  parade  de 
macérations  ;  leurs  disciplines  étaient  nouées  avec  les  rubans 
qu'elles  leur  avait  donnés.  La  grande  élégance  consistait  à 
se  flageller  en  gesticulant  du  poignet,  et  jamais  du  bras,  de 
façonàcequele  sangjaillitsans  maculer  les  habits.  La  dame, 
prévenue  d'avance,  tapissait  son  balcon  et  l'illuminait  aux 
bougies.  A  travers  la  jalousie  soulevée,  elle  encourageait 
son  martyr.  Lorsqu'il  rencontrait  une  femme  de  qualité,  le 
flagellant  devait  se  frapper  de  manière  à  lui  éclabousser  de 
sang  le  visage;  cette  courtoisie  lui  valait  un  gracieux  sou- 
rire. Quelquefois  deux  chevaliers  de  la  discipline,  escortés 
de  laquais  et  de  pages  portant  des  flambeaux,  se  rencon- 
traient sous  le  balcon  d'une  même  femme.  L'instrument 
ascétique  devenait  alors  une  arme  de  duel  :  les  deux  cham- 
pions se  battaient  à  coups  de  fouets,  leurs  valets  s'assom- 
maient à  coups  de  torches;  la  place  restait  au  plus  fort  ou 
au  plus  vaillant.  Un  grand  repas  terminait  ces  mômeries 
sanglantes.  Le  pénitent  se  met  à  table  avec  ses  amis. 
Chacun  lui  dit  à  son  tour  que  de  mémoire  d'homme  on  n'a 
pas  vu  prendre  la  discipline  de  si  bonne  grâce;  on  exagère 
toutes  les  actions  qu'il  a  faites,  et  surtout  le  bonheur  de  la 
dame  pour  laquelle  il  a  fait  celte  galanterie.  La  nuit  entière 
s'écoule  en  ces  sortes  de  contes,  et  quelquefois  celui  qui 
s'est  si  bien  étrillé  en  est  tellement  malade  que,  le  jour  de 
Pâques,  il  ne  peut  aller  à  la  messe.  (Paul  de  Saint- Victor, 
Hojnmes  et  Dieu.) 

On  s'étonne  de  retrouver  les  mêmes  formes 
de  l'aliénation  mentale  chez  les  modernes.  Carré 
de  Montgeron  et,  plus  sérieusement  documenté 
que  lui,  M.  Paul  Regnard  {Maladies  épidémi- 
ques.de  l'esprit,  Pion,  Nourrit  et  C'%  1887)  ont 
dépeint  les  symtômes  de  la  folie  convulsionnaire 
qui,  de  1727  à  1760,  agita  les  habitués  de  Saint- 


PLATRES   ET    MARBRES  237 

Médard.  Un  minus  habens,  le  diacre  Paris,  mort 
en  odeur  de  sainteté  dans  la  foi  janséniste, 
opérait  des  guérisons  étranges.  Les  hystériques, 
sur  son  tombeau,  répudiaient  béquilles  ou  civière. 
La  surdité,  la  tympanite,  le  pied  bot  et  l'hémia- 
nesthésie,  au  contact  de  la  pierre  miraculeuse, 
fuyaient  comme  les  démons  chassés  par  l'exor- 
cisme : 

Procul  recédant  somnia 

Et  noctium  phaniasmatal  * 

Posées  sur  les  flancs  d'une  dévote,  les  guenilles 
du  bienheureux  adjuvaient  grandement  l'évacua- 
tion de  l'urine  ou  la  fonte  des  humeurs.  Le 
diacre  Paris,  comme  la  Vierge  de  Lourdes, 
produisait  sur  les  vespasiennes  le  plus  heureux 
effet. 

Balzac  —  éminent  psychologue  mais  non 
moins  redoutable  idiot,  sur  les  cendres  de  qui  la 
Restauration  a  posé  un  sédiment  de  niaiserie 
—  Balzac,  petit  bourgeois  comme  Villiers  ou 
Barbey,  comme  eux  affolé  de  blason  et  dont  le 
crétinisme  héraldique  s'exaspère  chez  ces  deux 
gobe-mouches  ;  Balzac,  qui  croyait  à  la  noblesse, 
au  catholicisme,  à  la  police,  à  la  monarchie, 
aux  sciences  occultes,  ne  pouvait  manquer  de 
tomber  en  extase  devant  les  cagotes  épileptiques, 
devant  les  «  saintes  femmes  »  qui,  pour  exalter 
le  niveau  moral  de  leur  époque,  s'enfoncent 
dans  l'épiderme  le  poil  du  cochon  ou  les  clous 
du  tapissier  : 


238  PLATRES    ET  MARBRES 

Pendant  que  Véronique  venait  d'un  pas  majestueux,  par 
une  (iiimarche  d'une  admirable  élégance,  la  Sauviat,  pous- 
sée par  le  désespoir  de  survivre  à  sa  fille,  laissa  échap» 
per  le  secret  de  bien  des  choses  qui  excitaient  la  curiosité. 

—  Marcher,  s'écria-t-elle,  et  porter  un  affreux  cilice  de 
crin  qui  lui  fait  de  continuelles  piqûres  sur  la  peau  ! 

Cette  parole  glaça  le  jeune  homme,  qui  n'avait  pu  demeu- 
rer insensible  à  la  grâce  exquise  des  mouvements  de 
Véronique,  et  qui  frémit  en  pensant  à  l'horrible  et  constant 
empire  que  l'àme  avait  dû  conquérir  sur  le  corps,  La  Pari- 
sienne la  plus  renommée  pour  l'aisance  de  sa  tournure,  pour 
son  maintien  et  sa  démarche,  eût  été  vaincue  peut-être  en 
ce  moment  par  Véronique. 

—  Elle  le  porte  depuis  treize  ans,  elle  l'a  mis  après  avoir 
achevé  la  nourriture  du  petit,  dit  la  vieille  en  montrant  le 
jeune  Grashn.  Elle  a  fait  des  miracles  ici  ;  personne  ne  l'a 
vue  mangeant  ;  savez-vous  pourquoi  ?  Aline  lui  porte,  trois 
fois  par  jour,  un  morceau  de  pain  sec  sur  une  grande  ter- 
rine de  cendres  et  des  légumes  cuits  à  l'eau,  sans  sel,  dans 
un  plat  rouge  semblable  à  ceux  qui  servent  à  donner  la 
pâtée  aux  chiens!  Oui,  voilà  comment  se  nourrit  celle  quia 
donné  la  vie  à  ce  canton...  Elle  fait  ses  prières  à  genoux 
sur  le  bord  de  son  cilice.  Sans  ces  austérités,  elle  ne  saurait 
avoir,  dit- elle,  l'air  riant  que  vous  lui  voyez.  Je  vous  dis 
cela,  reprit  la  vieille  à  voix  basse,  pour  que  vous  le  répé- 
tiez au  médecin  que  M.  Roubaud  est  allé  quérir  à  Paris.  En 
empèrhant  ma  fille  de  continuer  ses  pénitences,  peut-être 
la  sauverait-on  encore,  quoique  la  main  de  la  mort  soit 
déjà  sur  sa  tête.  Voyez!  Ah!  il  faut  que  je  sois  bien  forte 
pour  avoir  résisté  depuis  quinze  ans  à  toutes  ces  choses! 
(TT.  DE  (3ALZAC,  Le  Curé  de  Village.) 

Celte  abjection  que  vante  l'auteur  de  la  Comé- 
die humaine  sévit  encore  dans  les  pensionnats 
où,  sous  la  direction  des  nièces  de  curés,  des 
bâtardes  ecclésiastiques,  les  directeurs  s'effor- 
cent 'de  capter  l'héritage  opulent  des  filles  de 
province.  Le  jour  brille,  le  train  passe;  courbé 
dans  son  laboratoire,  le  savant  rétablit  la  genèse 


PLATRES  ET  MARBIIES  ^31) 

du  monde  et  balaye  aux  cloaques  les  détritus  de 
la  foi  caduque.  Mais  les  jésuites,  solides  au 
poste,  n'abandonnent  point  leur  industrie  et 
l'argent  continue  à  n'avoir  pas  d'odeur. 

Le  mot  de  ce  provincial  des  jésuites,  à  un 
encyclopédiste  qui  lui  demandait  pourquoi  la 
Compagnie  admet  un  si  grand  nombre  d'imbé- 
ciles :  «  Monsieur,  il  nous  faut  des  saints!  » 
n'est  autre  chose  qu'une  boutade.  Plusieurs, 
parmi  les  «  saints  »,  furent  des  hommes  d'un 
grand  esprit,  d'une  culture  distinguée.  Ponchâ- 
teau,  qui  s'exerçait  à  prendre  l'allure  d'un  gar- 
çon jardinier  (Sainte-Beuve,  Port-Royal)  et 
gardait,  plusieurs  mois  durant,  la  même  che- 
mise; Carré  de  Mongeron,  qui  a  écrit  une  his- 
toire du  diacre  Paris  et  des  «  guérisons  »  de 
Saint-Médard;  Fontaine,  qui  roulait  comme  un 
toton,  pareils  au  maniaque  Boulard  (Edgar 
Poë,  Le  docteur  Goudron  et  le  professeur 
Plume)  ;  le  chevalier  Folard,  traducteur  de 
Polybe,  n'étaient  pas  les  premiers  venus,  des 
idiots  comme  Benoît  Labre  ou  Bernadette  Sou- 
birous.  Ils  appartenaient  à  la  robe,  à  la  noblesse, 
aux  armées  du  roi.  Ils  avaient  fréquenté  des 
gens  que  l'on  pouvait  nommer.  Le  comte  de 
Charmel,  qui  se  plantait  dans  les  reins  toutes 
les  variétés  de  clous  et  scandalisait  un  peu 
Saint-Simon,  quitta  Versailles  et  le  roi  pour 
vacjuer  sans  contrainte  à  ses  morfondantes 
austérités. 

Pascal  fournit  le  type  sublime  de  la  neuras- 
thénie et  de  la  démence  érotico-mystique  chez 


240  PLATRES   ET   MARBRES 

un  dégénéré  supérieur  (cf.  Laçie  de  Biaise  Pas- 
cal, par  Jacqueline  Perrier,  sa  sœur.)  Absurde 
comme  la  plupart  des  esprits  adonnés  à  la 
mathématique,  il  tomba,  vers  la  fin  de  sa  car- 
rière, dans  les  abjections  de  la  pénitence,  dans 
les  hontes  d'une  Catherine  de  Sienne  ou  d'un 
Joseph  de  Cupertino.  Binet-Sanglé  {loc.  cit.) 
enregistre  avec  une  parfaite  clarté  des  lois  de  la 
suggestion  religieuse  dans  quelques  familles 
parisiennes  au  xvii®  siècle  :  les  Arnaud,  les  Per- 
rier, les  Pascal,  les  Duvergier  de  Hauranne. 
Ces  bourgeois  opulents,  hautains,  parcimonieux 
et  raisonnables,  se  laissent  gagner  au  jansé- 
nisme, achoppent  dans  l'insanité  pure,  le  maso- 
chisme de  Port-Royal  :  ce  sont  des  fous  lucides 
qui  ne  déraisonnent  que  sur  un  point,  comme  les 
héros  de  Cervantes,  mais  ne  sont  pas  moins  déli- 
rants que  les  pensionnaires  de  Ville-rLvrard  ou 
de  Charenton. 

Quelques-uns  cependant  résistent  à  l'hiéro- 
génie.  Leur  lutte  obstinée  et  leurs  efforts  méri- 
toires les  placent  dans  le  petit  nombre  de 
hautes  intelligences  d'esprits  cultivés  que  les 
penseurs  de  V Action  française  nomment  «  des 
primaires  ».  Et  ce  n'est  pas  un  mince  honneur. 


Le  monde  laïque  n'est  pas  moins  riche  en 
exécrations  de  ce  genre  que  le  monde  clérical. 
Sans  nommer  les  sanglantes  priapées  du  marquis 

(1)  Don  Quichette,  le  licencié  Videria,  le  fanatique  de  Séville. 


PLATRES   ET   MARBRES  241 

de  Sade,  de  Mairobert,  ceuvres  amorphes  doat 
l'homicide,  la  flagellation,  la  sodomie  et  le  viol 
forment  la  trame  ordinaire  et  qui  n'ont  de  valeur 
que  par  leur  accent  frénétique,  par  un  absolu 
dans  la  débauche  qui,  parfois,  atteint  à  la  beauté, 
voici  d'abord  le  Jardin  des  Supplices.  Rien 
n'égale  en  horreur  magnifique  les  peintures 
d'Octave  Mirbeau.  Les  nerfs  se  crispent,  les 
yeux  se  voilent,  une  angoisse  monte  de  ces 
pages,  dans  la  buée  enivrante  comme  l'opium, 
des  fleurs  luxurieuses  et  du  sang  épandu. 

C'est  un  cauchemar  de  parfums,  de  tortures. 
L'esprit  s'en  délecte  avec  des  soubresauts 
d'épouvante,  le  poil  se  hérisse^  le  cœur  cesse 
de  battre,  le  froid  de  la  mort  passe  dans  les 
veines  du  lecteur.  Que  sont  Juliette  ou  Justine 
devant  cette  redoutable  poésie?  Qu'importe  la 
grimace  du  faune,  quand  Méduse  échevèle  ses 
serpents?  Les  plus  noires  fictions  du  Marquis 
apparaissent  comme  des  fariboles  ordurières, 
des  propos  de  table  d'hôte  bons  pour  divertir 
les  commis  voyageurs  ou  les  socialistes  con- 
vertis. Mirbeau  écrivit  la  Bible  du  Sadisme.  Le 
verbe  du  fastueux  caricaturiste  sut  promouvoir 
cette  modalité  gorgonicnne  de  la  paranoïa 
scxualis  à  la  vie  immanente  du  grand  art. 

Dostoïewski  prodigue  les  aventures  oii  s'amal- 
gament la  débauche  et  la  cruauté.  En  Russie, 
on  rencontre  aisément  des  Hainiliés  et  Offensés. 
Les  riches  sont  brutaux,  les  fonctionnaires  impi- 
toyables. A  quoi  bon  détenir  une  parcelle  de 
pouvoir  sans  contrôle,  si  de   temps  à  autre  on 

16 


242  PLATRES  ET   MARBRES 

ne  ôrucifle  un  peu  de  chair  douloureuse?  Le 
knout,  les  baguettes,  les  instruments  de  torture, 
font  là-bas,  comme  en  France,  partie  intégrante 
de  la  discipline  militaire.  Joueur,  ivrogne, 
sodomite,  plus  indécis  que  les  nuages  et  plus 
faux  que  l'eau  dormante,  puéril,  effréné,  le  Russe, 
néanmoins,  porte  au  fond  de  lui-même  un  res- 
pect inatténué  de  la  hiérarchie.  Il  dénude  son 
rachis  pour  entrer  dans  «  la  rue  verte  »,  d'après 
les  ordonnances  ou  même  le  bon  plaisir  de  ses 
«  majors  >>. 

En  Sibérie,  où  fut  déporté,  vers  1848,  l'auteur 
des  Frères  Karamazow,  de  Crime  et  Châtiment  et 
de  tant  d'autres  merveilles,  le  directeur  de  la«  Mai- 
son des  Morts»  était  une  sorte  de  brute  malfai- 
sante, imbriaque  et  despotique.  Il  n'inspirait  aux 
forçats  que  du  mépris.  Mais  un  gradé  subalterne, 
manifestement  sadique,  les  accablait  d'effroi. 

...  Je  fis  la  connaissance  du  lieutenant  Jérébiatnikof, 
lors  de  mon  premier  séjour  à  l'hôpital  —  par  les  récits  des 
détenus  bien  entendu.  Je  le  vis  plus  tard,  une  fois  qu'il 
commandait  la  garde  à  la  maison  de  force.  Agé  de  trente  ans, 
il  était  de  taille  élevée,  très  gras  et  très  fort,  avec  des  joues 
rougeaudes  et  pendantes  de  graisse,  des  dents  blanches  et 
le  rire  formidable  de  Nosdrief.  A  le  voir,  on  devinait  que 
c'était  l'homme  du  monde  le  moins  apte  à  la  réflexion.  Il 
adorait  fouetter  et  donner  les  verges  quand  il  était  désigné 
comme  exécuteur.  Je  me  hâte  de  dire  que  les  autres  offi- 
ciers tenaient  Jérébiatnikof  pour  un  monstre,  et  que  les 
forçats  avaient  de  lui  la  même  opinion.  Il  y  avait  dans  le 
bon  viçux  temps,  qui  n'est  pas  si  éloigné,  dont  «  le  souvenir 
est  vivant,  mais  auquel  on  croit  difficilement  »,  des  exécu- 
teurs qui  aimaient  leur  office.  Mais,  d'ordinaire,  on  faisait 
donner  les  verges  sans  entraînement,  tout  bonnement. 


PLATRES   ET   MARBRES  243 

Ce  lieutenant  était  une  exception,  un  gourmet  raffiné, 
connaisseur  en  matière  d'exécutions.  Il  était  passionné  pou;' 
son  art,  il  l'aimait  pour  lui-même.  Comme  un  patricie:i 
blasé  de  la  Rome  impériale,  il  demandait  à  cet  art  des  raî- 
fiaements,  des  jouissances  contre  nature,  afin  de  chatouiller 
et  d'émouvoir  quelque  peu  son  âme  envahie  et  noyée  dans 
la  graisse.  —  On  conduit  un  détenu  subir  sa  peine;  c'est 
Jérébiatnikof  qui  est  l'officier  exécuteur;  la  vue  seule  de  la 
longue  ligne  de  soldats  armés  de  grosses  verges  l'inspire  : 
il  parcourt  le  front  d'un  air  satisfait  et  engage  chacun  à 
accomplir  son  devoir  en  toute  conscience,  sans  quoi...  Les 
soldats  savaient  d'avance  ce  que  signifiait  ce  sans  quoi... 
Le  criminel  est  amené;  s'il  ne  connaît  pas  encore  Jérébiat- 
nikof et  s'il  n'est  pas  au  courant  du  mystère,  le  lieutenant 
lui  joue  le  tour  suivant  (ce  n'est  qu'une  des  inventions  de 
Jérébiatnikof,  très  ingénieux  pour  ce  genre  de  trouvailles). 
Tout  détenu  dont  on  dénude  le  torse  et  que  les  sous-offi- 
ciers attachent  à  la  crosse  du  fusil,  pour  lui  faire  parcourir 
ensuite  la  rue  verte  tout  entière,  prie  d'une  voie  plaintivij 
et  larmoyante  l'officier  exécuteur  de  faire  frapper  moinr; 
fort  et  de  ne  pas  doubler  la  punition  par  une  sévérité  super- 
flue. 

—  Votre  Noblesse,  crie  le  malheureux,  ayez  pitié,  soyez 
paternel,  faites  que  je  prie  Dieu  toute  ma  vie  pour  vous, 
ne  me  perdez  pas,  compatissez... 

—  Jérébiatnikof  attendait  cela;  il  suspendait  alors  l'exé- 
cution et  entamait  la  conversation  suivante  avec  le  détenu, 
d'un  ton  sentimental  et  pénétré  : 

—  Mais,  mon  cher,  disait-il,  que  dois-je  faire?  Ce  n'est 
pas  moi  qui  te  punis,  c'est  la  loi  ! 

—  Votre  Noblesse!  vous  pouvez  faire  ce  que  vous  voulez; 
ayez  pitié  de  moi!... 

—  Crois-tu  que  je  n'aie  vraiment  pas  pitié  de  toi?  Penses- 
tu  que  ce  soit  un  plaisir  pour  moi  de  te  voir  fouetter?  Je 
suis  un  homme,  pourtant.  Voyons,  suis-je  un  homme,  oui 
ou  non? 

—  C'est  certain.  Votre  Noblesse!  On  le  sait  bien  que  les 
officiers  sont  nos  pères,  et  nous  leurs  enfants.  Soyez  pour 
moi  un  véritable  père  !  criait  le  détenu  qui  entievoyait  une 
possibilité  d'échapper  au  châtiment. 

—  Ainsi,  mon  ami,  juge  toi-même  :  tu  as  une  cervelle  pour 


244  PLATRES  ET  MARBRES 

réfléchir;  je  sais  bien  que,  par  humanité,  je  dois  te  montrer 
de  la  condescendance  et  de  la  mis(^,ricorde,  à  toi,  pêcheur. 

—  Votre  Noblesse  ne  dit  que  la  pure  vérité. 

—  Oui,  je  dois  être  miséricordieux  pour  toi,  si  coupable 
que  tu  sois.  Mais  ce  n'est  pas  moi  qui  te  punis,  c'est  la  loi! 
Pense  un  peu  :  je  sers  Dieu  et  ma  patrie,  et  par  conséquent 
je  commets  un  grave  péché  si  j'atténue  la  punition  fixée 
par  la  loi.  penses-y! 

—  Votre  Noblesse  ! . . . 

—  Allons,  que  faire?  passe  pour  cette  fois!  Je  sais  que 
je  vais  faire  une  faute,  mais  il  en  sera  comme  tu  le  dési- 
res... Je  te  fais  grâce,  je  te  punirai  légèrement.  Mais  si 
j'allais  te  rendre  un  mauvais  service  par  cela  même?  Je  te 
ferai  grâce,  jeté  punirai  légèrement,  et  tu  penseras  qu'une 
autre  fois  je  serai  aussi  miséricordieux,  et  lu  feras  de 
nouveau  des  bêtises,  hein?  ma  conscience  pourtant... 

—  Votre  Noblesse  !  Dieu  m'en  préserve...  Devant  le  trône 
du  créateur  céleste,  je  vous. . . 

—  Bon!  bon!  Et  tu  me  jures  que  tu  te  conduiras  bien? 

—  Que  le  Seigneur  me  fasse  mourir  sur  l'heure  et  que 
dans  l'autre  monde. . . 

—  Ne  jure  pas  ainsi,  c'est  un  péché.  Je  te  croirai  si  tu 
me  donnes  ta  parole. 

—  Votre  Noblesse  ! 

—  Eh  bien  !  écoute!  jeté  fais  grâce  à  cause  de  tes  larmes 
d'orphelin;  tu  es  orphelin,  n'est-ce  pas? 

—  Orphelin  de  père  et  de  mère,  Votre  Noblesse,  je  suis 
seul  au  monde... 

—  Eh  bien,  à  cause  de  tes  larmes  d'orphelin,  j'ai  pitié  de 
toi;  mais  fais  attention,  c'est  la  dernière  fois...  Conduij^ez- 
le,  ajoutait-il  d'une  voix  si  attendrie  que  le  détenu  ne 
savait  comment  remercier  Dieu  de  lui  avoir  envoyée  un  si 
bon  officier  instructeur. 

La  terrible  procession  se  mettait  en  route;  le  tambour 
battait  un  roulement,  les  premiers  soldats  brandissaient 
leurs  verges... 

-^  Rosscz-le !  hurlait  alors  Jércbiatnikof  à  gorge  déployée; 
brûlez-le!  tapez!  lapez  dessus!  Écorchez-le!  Enlevez-lui  la 
peau!  Encore,  encore,  tapez  plus  fort  sur  cet  orphelin, 
donnez-lui-en,  à  ce  coquin 'p'us  fort!  abîmez-le,  abîmez-le! 

Les  soldats  assènent  des  coups  de  toutes  leurs  forces,  à 


PLATRES  ET  MARBRES  2i5 

tour  de  bras,  sur  le  dos  du  malheureux,  dont  les  yeux 
lancent  des  étincelles,  et  qui  hurle,  tandis  que  Jérébiatnikof 
court  derrière  lui,  devant  la  ligne,  en  se  tenant  les  côtes  de 
rire;  il  pouffe,  il  se  pâme  et  ne  peut  se  tenir  droit,  si  bien 
qu'il  fait  pitié,  ce  cher  homme.  C'est  qu'il  est  heureux;  il 
trouve  ça  burlesque;  de  temps  à  autre  on  entend  son  rire 
formidable,  franc  et  bien  timbré;  il  répète  : 

—  Tapez!  rossez-le!  écorchez-moi  ce  brigand!  abîmez- 
moi  cet  orphelin!.. . 

Il  avait  encore  composé  des  variations  sur  ce  motif.  On 
amène  un  détenu  pour  lui  faire  subir  sa  punition;  celui-ci 
se  met  à  supplier  le  lieutenant  d'avoir  pitié  de  lui.  Cette 
fois  Jérébiatni]<of  ne  fait  pas  le  bon  apôtre,  et,  sans  simagrées, 
il  dit  franchement  au  condamné  : 

—  Vois-tu,  mon  cher,  je  vais  te  punir  comme  il  faut,  car 
tu  le  mérites.  Mais  je  puis  te  faire  une  grâce  :  jene  te  ferai 
pas  attachera  la  crosse  du  fusil.  Tu  iras  tout  seul  à  la  nou- 
velle mode  :  tu  n'as  qu'à  courir  de  toutes  tes  forces  devant 
le  front!  Bien  entendu,  chaque  verge  te  frappera,  mais  tu 
en  auras  plus  vite  fini,  n'est-ce  pas?  Voyons,  qu'en  penses- 
tu?  Veux-tu  essayer.' 

La  détenu,  qui  l'a  écouté  plein  de  confiance  et  d'incerti- 
tude, se  dit  :  «  Qui  sait?  Peut-être  bien  que  celte  manière- 
là  est  plus  avantageuse  que  l'autre;  si  je  cours  de  toutes 
mes  forces,  ça  durera  cinq  fois  moins,  et  puis,  les  verges 
ne  malteindront  peut  être  pas  toutes.  » 

—  Bien,  Votre  Noblesse,  je  consens. 

—  El  moi  aussi,  je  consens.  —  Allons!  ne  bayez  pas  aux 
corneilles,  vous  autres!  crie  le  lieutenant  aux  soldats. 

Il  sait  d'avance  que  pas  une  verge  n'épargnera  le  dos  de 
l'inforluné;  le  soldat  qui  manquerait  son  coup  serait  sûr  de 
Bon  affaire.  Le  forçat  essaye  de  courir  dans  la  rue  verte, 
mais  il  ne  passe  pas  quinze  rangs,  car  les  verges  pleuvent 
comme  grêle,  comme  l'éclair,  sur  sa  pauvre  échine;  le 
malheureux  tombe  en  poussant  un  cri,  on  le  croirait  cloué 
sur  place  ou  abattu  par  une  balle. 

—  Eh!  non,  Votre  Noblesse,  j'aime  mieux  qu'on  me 
fouette  d'après  le  règlement,  dit-il  alors  en  se  soulevant 
péniblement,  pâle  et  effrayé,  tandis  que  Jérébiatnikof,  qui 
savait  d'avance  l'issue  de  cette  farce,  se  tient  les  côtes  et 
éclate  de  rire.  Mais  je  ne  puis  rapporter  tous  les  divertisse- 


246  PLATRES   ET  MARBRES 

monts  qu'il  avait  inventés  et  tout  ce  qu'on  racontait  de  lui, 
(Tu.  DosToïEwsKi,  Souvenirs  de  la  maison  des  morts. 
ir  partie,  chap,  II,  «  L'hôpital  ».) 


Si  l'empire  du  tzar  est  «  moitié  gelé,  moitié 
pourri  »,  la  Chine,  moins  gelée,  égale  en  pour- 
riture sa  voisine  d'Europe.  Le  biographe  de 
Tseu-Hsi,  M.  George  Soulié,  dans  une  langue 
plastique,  charmeuse  et  savoureuse,  montre  au 
recteur  occidental,  avec  sa  luxure  et  sa  cruauté, 
la  vieille,  la  dernière  impératrice  de  la  Chine 
fomentant  par  le  meurtre  son  désir  qui  se  meurt 
et,  pareille  à  une  Catherine  II  atteinte  de  vam- 
pirisme, mêlant  au  rite  d'un  sénile  amour  ce 
bain  de  sang  qui,  dans  le  taurobole,  réchauffait 
aussi  les  fidèles  de  Mithra. 

Tseu-Hsi  est  toute  frémissante  de  l'attente  du  plaisir 
qu'on  lui  a  promis,  elle  se  laisse  déshabiller  par  l'inconnu 
qui  jette  lui-même  ses  vêtements.  La  faible  lumière  éclaire 
les  deux  visages  l'un  près  de  Lautre. 

Tseu-Hsi,  la  tête  à  demi  renversée,  guette,  sous  ses  pau- 
pières mi-closes,  guette  ardemment  le  coin  du  rideau  où 
Li-Lieu-ying  se  tient  dissimulé,  au  fond  de  l'alcôve, 
proche  cependant  à  les  toucher  presque. 

Les  deux  corps  sont  enlacés,  le  jeune  homme  a  la  figure 
cachée  dans  le  creux  de  l'épaule  de  Tseu-  -isi,  dont  la  peau, 
d'une  pâleur  égale,  contraste  avec  la  dnte  anibilée  de 
l'homme  qui  l'enserre. 

Elle  guette  toujours  et  se  mord  les  lèvres  pour  ne  pas 
crier 'd'impatience  nerveuse.  La  natte  lourde  de  son  amant 
ondule  comme  un  serpent  et  lui  caresse  la  joue;  cet  attou- 
chement léger  lui  cause  une  souffrance  intolérable  et  déli- 
cieu33  :  elle  ne  peut  faire  un  geste  pour  s'y  soustraire. 


PLATRES   ET  MARJÎRES  247 

Li-Lieu-ying  ne  décèle  sa  présence  que  par  l'impercep- 
tible floltement  du  rideau  qui  le  cache;  il  regarde  pourtant, 
suivant  aux  mouvements  de  l'Impératrice  et  de  l'inconnu  la 
montée  brûlante  de  la  joie,  et  attendant,  allendant  encore. 

La  tète  de  Tseu-Hsi  se  renverse  enfin  dans  une  crispation 
qui  la  tend  comme  un  arc;  ses  lèvres  s'entr'ouvrent  sur  ses 
dents  pures;  ses  yeux  se  lèvent,  deux  larmes  s'en  échappent 
et  roulent  sur  ses  tempes. 

Li-Lieu-ying  s  est  penché  brusquement;  à  son  poing  brille 
l'éclair  d'un  acier  :  le  poignard  est  déjà  enfoui  jusqu'à  la 
garde  dans  le  dos  du  malheureux  amant  foudroyé,  chez 
lequel  les  premiers  spasmes  de  la  mort  se  mêlent  aux 
derniers  spasmes  du  plaisir, 

Tseu-llsi,  tordue  de  jouissance,  enlace  toujours  le  cadavre 
dontle  sang  chaud  l'inonde  ;  des  ondes  de  volupté  la  secouent 
et  la  brisent.  Il  lui  semble  que  c'est  son  propre  sang  qui 
coule,  que  c'est  elle-même  qui  meurt;  l'horreur  du  trépas  se 
mêle  en  elle  à  la  merveilleuse  certitude  de  vivre,  mais  de 
vivre  une  existence  irréelle  où  la  joie  viendrait  par  larges 
effluves  étourdissants  qui  feraient  vibrer,  jusqu'à  la  douleur, 
tous  les  sens.  Tseu-Hsi  resta  longtemps  brisée  par  l'intensité 
de  celle  éuiotion;  mais  tous  les  plaisirs  lui  semblaient  fades 
désormais  :  il  lui  fallut  recommencer.  Dans  Pékin,  on  avait 
vite  remarqué  la  voiture  noire,  ornée  de  glands  jaunes,  dans 
laquelle  Li-Lieu-ying  venait  lui-même  emporter  ceux  qu'il 
avait  choisis,  gens  de  basse  classe,  dont  la  famille  et  les 
amis  étaient  sans  appui  et  dont  le  meurtre,  jugé  par  un  tri- 
bunal, aurait  entraîné  une  amende  seulement  de  quelques 
francs.  Tous  les  jeunes  hommes  fuyaient  devant  la  voiture, 
mais  le  peuple  admirait  l'Impératrice  et  se  racontait  tout 
bas  ses  dernières  inventions  lascives.  (G.  Lié-Sod  (Georges 
Souliéj,  Tseu-Hsi,  impératrice  des  Boxers.) 

Il  serait  aisé  de  multiplier  les  citations.  Mais 
Chamt'ort  n'aimait  point  les  auteurs  «  qui  met- 
tent leur  bibliothèque  dans  leurs  livres  au  lieu 
de  mettre  leurs  livres  dans  leur  bibliothèque  ». 
Une  telle  et  persuasive  opinion  ne  saurait  être 
négligée. 


248  PLATRES  ET  MARBRES 

Les  œuvres  :  drames,  romans,  nouvelles  et 
poèmes  ne  sont  pas  moins  riches  en  études 
masochistes.  Le  sadisme,  peu  fréquemment,  se 
montre  dans  son  nu.  Gomme  la  bête  homicide 
qui,  dans  Le  Grand  Dieu  Pan,  d'Arthur  Machen 
{La  Plume,  1  vol.,  traduit  de  l'anglais  par 
P.-J.  Toulet),  ne  se  manifeste  que  par  les  vic- 
times étouffées,  il  imprime  çà  et  là  des  marques 
sanglantes,  mais  ne  paraît  point  à  visage  décou- 
vert. Le  masochisme,  au  contraire,  se  pavane. 
Il  érige  en  œuvre  d'art  les  pratiques  du  bour- 
reau. Il  goûte  les  géhennes,  il  se  délecte  des 
affronts.  C'est  dans  le  ravalement  le  plus  abject 
qu'il  épanouit  sa  concupiscence;  il  alterne  avec 
les  fouets  et  les  tenailles  ce  que  Rabelais  nomme 
la  «  savate  de  humilité  ».  Néanmoins,  l'instinct 
de  la  conservation  met  un  frein  à  ces  délires  : 
on  n'a  jamais  vu  de  suicides  masochistes. 
Les  meurtres  d'origine  sadique  (Philippe, 
Vacher,  Menesclou)  sont,  en  revanche,  assez  fré- 
quents. 

Les  masochistes  couronnés  sont  presque  aussi 
nombreux  que  les  tyrans  imbéciles  ou  féroces. 
Nous  avons  indiqué  le  surnom  attribué  par  Golo- 
vine  au  tzar  Nicolas  P"'  pour  ses  appétits  de  fla- 
gellation. On  assure  que  le  prince  de  Bismarck 
a  laissé  un  journal  intime  dans  quoi  il  se  vante 
à  plusieurs  reprises  de  cette  manie.  On  narre 
qu'il  adressa  la  demande  au  kaiser  Guillaume  I»"^ 
de  luixcder  quelques  robustes  grenadiers  qui  le 
fouetteraient  de  temps  à  autre,  par  hygiène.  Il 
préférait  des  étrangers  pour  un  tel  service,  ne 


PLATRES   ET  MARBRES  249 

voulant  pas  compromettre,  sa  dignité  auprès  de 
ses  domestiques  et  vassaux. 

Les  passetemps  de  collégien  du  p^rand  Fré- 
déric (cf.  Voltaire)  sont  revus  et  augmentés  par 
le  Chancelier  de  fer.  Le  pharisaïsme  luthérien 
de  l'empire  allemand  a  produit  un  chef-d'œuvre, 
c'est  la  loi  contre  la  sodomie  édictant  une  péna- 
lité saugrenue  et  vraiment  inexpressible,  dont 
vous  trouverez  le  détail  dans  Kraft-Ebbing. 

Commérage  sans  doute,  mais  à  coup  sûr 
empreint  de  quelque  vérité,  la  légende  concer- 
nant le  tzar  Nicolas  P""  n'est  pas  moins  caracté- 
ristique. Il  semble  avoir  eu  le  goût  passif  de 
Valffolagnie,  contrairement  à  son  prédécesseur 
au  trône  de  Russie,  Ivan  IV  le  Terrible  (1533- 
1584).  Celui-ci  fît  écorcher  Constantin  Branco- 
van,  le  héros  de  la  nation  roumaine,  et  poser 
devant  le  corps  de  la  victime  agonisante  sa  peau 
fraîchement  empaillée. 

Ivan  s'amusait  encore  à  transpercer  les  pieds 
des  malheureux  admis  à  son  audience  avec  la 
pointe  d'un  lourd  sceptre  d'ivoire;  un  clin  d'œil, 
un  geste  de  surprise,  et  l'infortuné,  sans  autre 
cérémonie,  était  sur-le-champ  dévolu  au  bour- 
reau. L'ingénieuse  cruauté  du  prince  garan- 
tissait à  la  victime  «  une  mort  lente  »  digne  de 
Tibère,  d'un  inquisiteur  ou  d'un  tortionnaire 
chinois. 

Les  mœurs  n'ont  pas  changé.  En  Russie,  les 
journal:sLes  de  Kiew  sont  traités,  de  nos  jours, 
comme  les  boyards  d'Ivan  le  Terrible. 

Ascheri,  Nogucs,  Gana  ont  enduré,  à  Mont- 


250  PLATRES  ET  MARBRES 

juich  (1896),  sous  la  direction  du  juge  Enrique 
Marzo  et  du  guichetier  Portas,  des  tourments 
obscènes  et  farouches  qui  font  le  plus  grand 
honneur  à  la  Compagnie  de  Jésus. 

Le  troubadour  en  Peire  Vidal  résume,  dans 
ses  chansons  et  dans  sa  vie,  une  époque  tout 
entière  de  masochisme,  celle  des  romans  de  che- 
valerie, enterrés,  quatre  siècles  plus  tard,  dans 
l'auberge  de  Maria  Tornès,  dans  la  caverne  de 
Montesinos  et  dans  le  jardin  ironique  où  don 
Quichotte  monte  sur  Clavilêgne,  à  la  poursuite 
du  géant  Malambruno. 

Fils  d'un  pelletier  de  Toulouse,  en  Peire  con- 
nut des  aventures  dignes  des  Florizel,  des 
Roland  ou  des  Amadis.  Il  rêva  la  conquête  de 
Bj^zance,  leva  des  troupes,  et,  promenant  sa 
folie  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Europe  orientale, 
composa  de  nobles  sirventes  et  des  tensons 
miraculeux.  Au  demeurant,  un  cerveau  brouillé, 
qui  pour  dignement  porter  le  deuil  du  comte 
Raymond  V,  son  protecteur,  fit  couper  à  ses 
chevaux  la  queue  et  les  oreilles,  tandis  qu'il 
laissa  croître,  à  lui-même  et  à  ses  gens,  les 
ongles  et  la  barbe  jusqu'au  temps  qu'ils  ressem- 
blèrent à  des  chiens.  Épris  de  la  comtesse  Loba 
(louve)  de  Penautier,  il  prit  en  son  honneur  une 
louve  pour  blason,  et,  cousu  lui-même  dans  la 
peau  d'Atta-Troll,  se  fit  courre  par  les  bergers 
et  les  chiens  de  la  dame  à  travers  les  montagnes 
de  Carcassonne. 

Dilacéré,  meurtri,  mais  gorgé  d'âpres  délices, 
il  connut,  au  château  de  Penautier,  l'hospitalité 


PLATRES    ET   MARBRES  231 

féodale.  Ce  fut  Loba  qui  lui  donna  des  soins  et 
poussa  jusqu'aux  dernières  faveurs  les  marques 
de  sa  gratitude.  En  Peire  tira  un  juste  orgueil 
de  son  équipée.  Il  s'en  glorifie  en  heptasyllabes 
vaniteux  : 

E  si  tôt  lop  m'appelatz 
No  rrCo  tenh  à  dezonor. 
Ni  sim  cridon  li  pastor, 
Ni  sim  sui  ver  lop  cussatz; 
Et  am  mais  bos  et  boisso 
No  fane  palaitz  ni  maizo 
Et  ab  joli  li  er  7nos  treus, 
Entre  gel,  et  vent,  et  neus! 

MalTre  Ermengau,  dans  son  Breçiari  d'amor, 
parle  avec  enthousiasme  de  cette  chasse  néro- 
nienne.  Il  est  à  supposer  que  les  modernes, 
gens  respectables  et  de  mœurs  tout  unies,  ne 
prendraient  qu'un  plaisir  assez  restreint  aux 
escapades  chevaleresques  de,  dom  Pierre.  Ual- 
golagnie  d,  cependant  trouvé  chez  eux  des  poètes 
sans  nombre  et  des  historiens. 

A  l'étranger,  Tourguenefî  \Eaii  de  framboises)^ 
Ernest  de  Wildenbruck  [Dranehault),  Wanda 
de  Dunajeïr  [Vraie  hermine)^  Faniska  Bagda- 
now  [Grégoire),  Vabot,  Zoltan  Calogh,  Charles 
Szatmary  [La  Tigresse  de  Czejthe),  le  pasteur 
Meinhold  [La  Sorcière  du  couvent),  ont  célébré 
les  amazones  que  délecta  le  sang  des  mâles  : 
Ersze  Bathory,  Sidonia  de  Borke  —  et  les  mâles 
en  rut,  les  mâles  bramant  après  ces  farouches 
voluptés. 

Sacher  Masoch  leur  a  prêté  son  nom.  Nui  n'est 


252  PLATRES   ET  MARBRES 

allé  plus  loin  que  ce  juif  autrichien  dans  l'étude 
et  l'observation  de  la  névrose  algolagnique. 

Jean-Jacques  Rousseau  (Confessions),  Chau- 
derlos  de  Laclos  [Liaisons  dangereuses),  Emile 
Zola  [Nana,  épisodes:  la  Faloise,  comte Muffat), 
Edmond  de  Jules  de  Concourt  {Madame  Ger- 
vaisais),  Octave  Mirbeau  [Le  Calvaire,  Le  Jardin, 
des  Supplices]  ont  décrit,  à  leur  tour,  ces  aber- 
rations du  libido  sexualis.  Les  pages  des  maî- 
tres contemporains  sont  trop  connues  pour  en 
donner  ici  des  fragments.  Quant  à  ce  pauvre 
Laclos,  une  broussaille  d'ennui  le  garde  invin 
ciblement  des  curieux,  comme  le  «  feu  de  fian- 
çailles >)  autour  de  la  Walkure.  MM.  Poinsot  et 
Normandy  (V Echelle,  1  vol.^  Fasquelle,  édit. 
Paris)  ont  marqué,  heureusement,  les  étapes,  la 
cristallisation  du  sadisme  dans  un  jeune  esprit. 
Joachim  de  Marsenne  arrache,  vers  cinq  ans, 
les  yeux  d'un  pinson  et  le  dépèce  vivant,  à  coups 
de  ciseaux;  plus  tard, 

Dans  la  grâce  et  la  fleur  de  la  belle  jeunesse, 

à  force  de  mauvais  traitements,  de  privations  et 
d'oulrages,  il  précipite  dans  la  mort  volontaire 
une  fille  grosse  de  ses  œuvres  et  que  le  miséra- 
ble n'a  pas  cessé  d'aimer. 

Dans  Pêcheurs  d'Hommes  (1  vol.,  Fasquelle, 
édit.  Paris,  1899),  xM.  Albert  Juhellé  suscite  la 
vision  effrayante  d'une  agonie  masochiste.  Son 
livre  fort,  dru  et  consciencieux,  montre  sans 
déclamations  les  horreurs  de  la  pédagogie  con- 


PLATRES   ET   MARBRES  253 

gréganiste.   Nous   apprenons   de    lui  comment 
finissent  les  «  parents  chrétiens  ». 

Le  fiacre  s'arrêtait.  Orneval  sauta  sur  le  trottoir,  ten- 
dant une  pièce  de  deux  francs  au  cocher;  mais,  devant  la 
porte  cochcre  où  Diane  sonnait,  ayant  remarqué  qu'il  avait 
oublié  sa  canne  chez  elle  avant  le  dîner,  il  saisit  ce  prétexte 
pour  l'accompagner  jusqu'à  son  étage.  Il  pénétra  jusqu'à  sa 
chambre  où,  craignant  l'arrivée  de  l'amant  en  pied,  elle  le 
pressa  de  partir.  Comme  il  résistait,  elle  trépigna  de  rage, 
s'arma  d'une  paire  de  pincettes.  Pour  éviter  un  combat  qui 
eût  dérangé  le  bel  ordre  de  sa  toilette,  il  s'esquiva,  refer- 
mant la  porte  sur  lui,  se  trouva  dans  un  corridor  obscur, 
où  il  tâtonna,  cherchant  une  issue  vers  le  vestibule.  Et  tout 
à  coup,  dans  sa  demi-ivresse,  une  idée  jaillit.  S'il  se  cachait 
quelque  part  pour  apercevoir  le  «  vieux!  »  Comme  sa  main 
rencontrait  un  bouton  de  porte,  il  le  tourna,  au  hasard, 
et  fut  dans  une  pièce  étroite  et  sombre,  sans  fenêtre. 

A  ce  moment,  la  sonnette  de  l'antichambre  retentit.  Il 
perçut  le  galop  de  Diane,  un  claquement  de  pêne,  un  mur- 
mure confus  de  voix,  où  dominait  le  timbre  aigu  de  la  fille. 
Sous  la  porte  par  laquelle  il  venait  de  s'introduire,  un  rai 
de  lumière  coupa  l'obscurité.  Un  pas  d'homme  sonna  dans 
le  corridor;  puis  le  bruit  sec  d'un  verrou  l'avertit  que  le 
visiteur  s'enfermait  dans  la  chambre  de  sa  maîtresse.  Tout 
retomba  dans  le  silence. 

Alors  il  s'inquiéta  de  sa  position.  Allait-il  rester  dans 
cette  obscurité  jusqu'à  ce  que  le  «  vieux  »  fût  parti?  Fallait- 
il  gagner  le  vestibule  à  pas  de  loup  et  s'enfuir?  Fouettée 
par  l'ébriété,  sa  curiosité  de  la  débauche  sénile  le  ressaisit. 

Désireux  de  s'enquérir  de  la  destination  exacte  de  la 
pièce  où  il  était  tombé,  il  se  livrait  à  une  perquisition  des 
difiérents  objets  à  tâtons,  lorsque  sa  main,  en  longeant  la 
muraille,  rencontra  un  rideau  d'andrinople  qui  masquait 
des  jupes.  Il  devina  la  garde-robe  de  Diane,  se  souvint 
qu'elle  communiquait  avec  la  chambre  à  coucher. 

Avec  précaution,  il  s'était  glissé  entre  les  bardes  pendues 
aux  portemanteaux.  Des  relents  de  dessous  féminins  le 
grisèrent,  asphyxiants.  Ses  doigts  polluaient  les  étoffes, 
reconnaissaient  des  toilettes  qu'il  avait  vues  sur  sa  maîtresse, 


254  PLATRES    ET    MARDRES 

lui  communiquaient  l'illusion  d'une  présence  de  femme. 
Ses  mains  étendues  et  qui  fouillaient  touchèrent  une  porte, 
où  son  oreille  appuyée  perçut  un  halètement  bruyant 
que  coupaient  des  cra(iuements  violents  de  sommier. 
Mais,  dans  un  mouvement,  sa  manche  s'étant  accrochée 
à  la  clef  qui  remua  dans  la  serrure,  il  s'arrêta,  craignant 
d'avoir  été  entendu,  écouta,  en  retenant  sa  respiration. 

Dans  la  chambre,  le  halètement  persistait,  mêlé  mainte- 
nant de  rugissements  étouffés.  Le  trou  lumineux  de  la  ser- 
rure l'invitant  à  un  regard,  il  abaissa  son  œil  au  niveau  du 
point  de  clarté. 

Sur  le  lit,  il  perçut  d'abord  un  grouillement  informe  de 
chairs  nues.  Puis  il  distingua  deux  corps  entrelacés.  Bientôt 
une  chevelure  ruissela.  Le  buste  de  Diane  s'érigeait,  de 
face,  chevauchant  un  ventre  jaune  et  ballonné  au  sexe  irrité. 
Sa  main  crispée  brandissait  un  canif  qui  s'abaissa,  soudain, 
contre  la  chair  tuméfiée  au-dessous  d'elle,  piqua,  s'acharna 
en  petits  coups  savants.  Sous  la  caresse  aiguë  du  fer,  l'ab- 
domen mouvait,  tressautait,  secoué  de  spasmes,  comme  de 
décharges  électriques.  Couturé  de  cicatrices,  zébré  de  petits 
filets  de  sang  jaillis  sous  la  lame,  bouffi  d'une  graisse  jaune 
contrastant  avec  la  blancheur  des  cuisses  qui  l'enserraient, 
1  semblait  l'autel  vivant  d'un  Moloch  s'offrant  en  pâture  à 
sa  propre  cruauté  par  la  main  d'une  prêtresse. 

Stupide,  Rémond,  accoudé  contre  la  porte,  contemplait, 
les  jambes  agitées  d'un  tremblement,  le  masochisme  san- 
glant de  ce  demi-corps  anonyme  dont  le  buste,  émettant  un 
râle  équivoque,  râle  imprécis  de  douleur  ou  de  joie,  lui 
était  caché  par  le  torse  de  Diane. 

A  un  moment,  le  ventre  eut  un  soubressaut  si  violent  que 
la  fille  perdit  l'équilibre,  tomba  en  arrière  contre  le  bois  de 
lit.  Rémond  s'était  redressé,  apeuré.  Dans  son  mouve- 
ment, il  heurta  de  la  tête  un  portemanteau  qui,  se  décro- 
chant, tomba  avec  la  jupe  qu'il  soutenait.  Au  travers  de  la 
porte,  il  entendit  une  voix  masculine  et  étouffée  qui  s'in- 
quiétait. 

—  Qui  est  là? 

Le  timbre  de  cette  voix  le  fit  frémir  par  sa  ressemblance 
avec  la  voix  paternelle.  Mais  il  chassa  l'absurde  idée  que 
ce  son.suscitait.  Les  paroles  de  Diane  qui  calmaient  l'alerte 
du  vieillard  firent  diversion. 


PLATRES   ET   MARBRES  2oU 

—  Mais  non,  mon  chéri,  disait-elle;  il  n'y  a  personne. 
Nous  sommes  seuls  dans  l'appartement  J'ai  même  renvoyé 
ma  bonne,  sachant  que  tu  devais  venir.  N'aie  pas  peur! 

Mais  comme  la  voix  insistait,  basse,  impérieuse,  Diane 
s'écria,  d'un  ton  d'humeur  : 

—  Derrière  cette  porte  tu  as  entendu  du  bruit?  cela  n'est 
pas  possible,  c'est  ma  garde-robe...  Du  reste,  tu  peux  voir 
toi-même. 

Des  pas  rapides  se  rapprochaient.  Rémond  eut  juste  le 
temps  de  se  dissimuler  derrière  un  manteau  d'hiver  recou- 
vert d'une  housse  pendant  jusqu'à  terre.  La  porte  s'ouvrait. 

—  Tu  vois  qu'il  n'y  a  personne,  dit  Diane.  Ah!  je  com- 
prends, c'est  ce  portemanteau  que  tu  as  dû  entendre 
tomber. 

Elle  releva  la  jupe  tombée,  l'agita  vers  la  chambre  : 

—  Voilà  le  fantôme  qui  faisait  peur  à  monsieur! 
Ayant   raccroché    le   portemanteau,    elle    refermait    la 

porte.  Les  voix  se  turent.  A  nouveau,  le  sommier  gémit, 
le  râle  équivoque  se  traîna.  Rémond  s'était  glissé  à  son 
poste  d'observation  antérieur.  L'atmosphère  étouffante  du 
réduit,  la  chaleur  de  la  digestion,  Témoi  du  spectacle 
aphrodisiaque  lui  faisaient  battre  les  tempes.  Son  œil  cli- 
gnotait sous  la  vrille  de  lumière  qui  traversait  le  trou  de  la 
serrure. 

Et,  tout  à  coup,  les  reins  ployaient  de  la  fille  saisie  aux 
cheveux  par  la  main  de  l'homme;  les  deux  corps  roulaient 
dans  le  tumulte  des  draps.  Contre  les  flancs  féminins,  une 
tête  chauve  rampa  avec  un  bramement  de  rut.  Elle  se 
dressa,  offrit  en  pleine  lumière  la  face  cramoisie  aux  mous- 
taches tuyautées  du  comte  d'Orneval. 

Le  collégien  demeurait  sans  souffle,  le  front  appuyée  à  la 
porte,  la  pupille  dilatée  par  l'épouvante.  11  se  croyait  le 
jouet  d'une  hallucination. 

Les  images  se  brouillaient  devant  son  œil  rivé  à  la  ser- 
rure. Dans  le  bourdonnement  fou  qui  remplissait  ses  oreil- 
les, il  eut  l'illusion  que  le  plancher  vacillait  sous  ses  pieds. 
Ainsi  le  «  vieux  »  dont  parlait  Diane,  l'amant  mystérieux 
que  sa  curiosité  poursuivait,  le  sectateur  de  Masoch  —  ce 
rival  du  marquis  de  Sade,  qui,  au  rebours  de  celui-ci,  avive 
sa  jouissance  par  le  spectacle  de  sa  propre  douleur  —  l'éro- 
tomane  monstrueux  qui  se  faisait  déchiqueter  le  ventre  par 


236  PLATRES    ET   MARBRES 

une  fille,  c'étnit  l'horame  aux  apparences  pieuses  et  austè- 
res, l'ami  du  P.  Vital,  l'ancien  ('lève  des  Jésuites,  le  chrétien 
rigoriste,  le  clérical  intransigeant,  son  père... 

H  doutait  encore,  se  forçait  à  un  coup  d'oeil  nouveau  vers  le 
lit,  concentrant  toutes  ses  énergies  visuelles  vers  le  crâne 
dénudé  qui  remuait,  au  ras  des  couvertures,  lorsque  soudain 
le  visage  paternel  redressé  s'affirma  à  nouveau,  en  pleine 
lumière,  effroyablement  rouge,  avec  des  yeux  injectés  de 
sang. 

Cependant,  sous  une  nouvelle  piqûre  du  canif  que  Diane 
venait  d'insinuer  dans  uq  bourrelet  de  graisse  abdominal, 
les  moustaches  tuyaulées  se  tordirent  dans  une  grimace  de 
douleur  voluptueuse.  Avec  un  rugissement,  le  torse  de  vieil 
ivoire  s'était  redressé.  Les  mains  folles  du  satyre  palpè- 
rent, saisirent,  enfermèrent  les  globes  pâles  des  seins  qui 
se  peucbaient  et  où  ses  ongles  s'agrifTèrent.  Diane  poussa 
un  cri,  se  débattit  contre  celte  étreinte  féroce.  Et,  tout  à 
coup,  Rémond  perçut  un  râle  eflrayant.  Les  doigts  crispés 
se  détendirent  subitement,  lâchant  prise;  les  bras  étendus 
ramèrent  dans  le  vide.  Perdant  l'équilibre  en  arrière,  le 
buste  viril  se  renversa,  entraînant  le  corps,  la  tète  la  pre- 
mière, sur  la  descente  de  lit. 

Diane,  nue,  avait  sauté  hors  de  la  couche,  un  peu  inquiète, 
pas  trop  cependant  a  cause  de  l'habitude  de  voir  des  hom 
mes  tomber  d'ivresse. 

Elle  s'était  accroupie  près  du  corps  : 

—  Voyons,  mon  chéri...  Tu  es  tombé?...  Tu  t'es  fai- 
mal?...  Une  faut  pas  rester  là,  tu  vas  avoir  froid. 

Elle  essayait  de  le  soulever  par  les  épaules  ;  mais  la  peau 
moite  glissait  sous  ses  doigts;  elle  lâcha  prise;  la  tète 
retomba  lourdement  sur  le  tapis,  comme  détachée  du  tronc. 
Alors,  devant  la  fixité  des  yeux,  elle  s'effraya.  Échevelée» 
elle  se  sauva  dans  le  corridor  : 

—  Au  secours!  au  secours!  cria-t-elle. 

Derrière  elle,  Rémond,  sorti  du  réduit,  était  venu  s'age- 
nouiller devant  la  nudité  de  son  père.  D'abord  il  avait  cru 
à  un  étourdissement,  à  une  syncope.  Maintenant,  immobile, 
il  contemplait  les  yeux  fixes,  la  lèvre  blême  retroussée  sur 
les  dents  dans  un  rictus  simiesque,  les  joues  poupines 
dont  le  sang  s'était  retiré  brusquement,  le  ventre  mons- 
trueusement tatoué,  où  se  caillaient  des  filets  de  sang.  E^ 


PLATRES  ET  MARBRES  257 

devant  les  signes  non  équivoques  de  la  mort,  il  s'écroula 
sur  le  lapis,  sanglotant.  (Albert  Juhellé,  Les  Pêcheurs 
d'hojnmes,  Cliap.  xx.  1  vol.,  Fasquelle.  Paris,  1897.) 


Le  sénateur  de  Venise  sauvée  n'est  pas  lugu- 
bre à  la  façon  du  comte  d'Orgeval.  Il  représente 
la  déliquescence  et  la  porcherie  imbécile  du 
viveur  suranné.  Ce  n'est  point  la  Camarade  qui 
mène,  par  les  bosquets  d'Amathonte,  ce  porc 
sérénissime  vers  le  champ  du  repos.  Un  ébroue- 
ment  de  luxure  impuissante  plutôt  qu'un  soufile 
d'agonie  empâte  sa  bouche  violâtre.  Ce  n'est 
pas  un  moribond.  C'est  un  gâteux. 

Les  «  vieux  messieurs  »  qui,  dans  les  restau- 
rants de  nuit,  soupent  avec  des  filles  de  plâtre, 
recherchent,  pour  susciter  la  torpeur  de  leurs 
organes,  les  mêmes  pratiques  effrénées.  C'est 
macabre,  fétide  et  saugrenu.  Un  fait  connu  de 
tous  les  Parisiens  :  les  abbesses  de  clapiers  gar- 
dent précieusement,  dans  une  armoire  à  cet 
usage,  les  martinets,  les  gaules  de  bouleau, 
avec  des  cravaches  et  des  lanières  attachées  par 
une  faveur  bleue  que  demande,  à  l'heure  du  ber- 
ger, cette  bizarre  clientèle  que  traitent  d'  «  hom- 
mes à  passions  »  les  marchandes  d'amour.  En 
Angleterre,  où  la  débauche  prend  la  bête  à 
plaisir  bien  avant  sa  nubilité,  c'est  lagrenngirl 
qui  reçoit  les  étrivières,  tandis  que  les  habitués 
des  lupanars  continentaux  goûtent  plus  commu- 
niment  la  flagellation  passive.  Les  capitales  de 
l'Europe  et  du  monde  n'ont  aucun  reproche 
mutuel  à  se  faire  là-dessus.  Le  riche  n'est-ii  pas 

17 


zoo  PLATRES   ET   MARBRES 

en  tous   lieux   une    brute   malfaisante,    moitié 
gorille  et  moitié  verrat?  (1). 

AQUILINA 

Dis-lui  que  je  suis  au  lit,  dis-lui  que  je  ne  suis  pas  à  la 
maison,  dis-lui  que  je  suis  en  meilleure  compagnie  que  lui, 
enfin  tout  ce  que  tu  voudras;  en  un  mot,  dis-lui  que  je  ne 
veux  pas  le  voir,  et  qu'il  est  le  plus  sot  et  plus  ennuyeux, 
le  plus  éternellement  importun  :  il  est  de  pire  compagnie 
qu'un  mauvais  médecin.  Je  ne  veux  pas  être  ainsi  inter- 
rompue à  des  heures  indues. 

LA  SERVANTE 

Mais,  madame,  il  est  déjà  ici;  il  vient  de  passer  la  porte. 

AQUILINA 

Eh  bien,  fais-la  lui  repasser.  Vous  êtes  sotte,  étourdie; 
vous  n'êtes  bonne  à  rien.  S'il  ne  veut  pas  s'en  aller,  mets  le 
feu  à  la  maison  et  brûle-nous  tous  les  deux;  j'aimerais 
mieux  trouver  un  crapaud  dans  mon  assiette  que  ce  vieux 
et  hideux  animal  dans  ma  chambre,  la  nuit. 

(Antonio  entre.) 

ANTONIO 

Naqui,  Naqui,  Naqui...  Comment  ça  va-t-il,  Xaqui? 
Allons,  dépêchons-nous,  me  voilà  arrivé,  petite  Naqui;  il 
est  plus  d'onze  heures;  il  est  tard.  En  conscience,  il  est 
bien  temps  de  se  mettre  au  lit,  Naqui.  M'entendcz-vous, 
Naqui?  Naqui,  Aquilina,  Lina,  l-ina,  Quilina,  Quilina,  Qui- 
lina,  Aquilina,  Naquilina,  Naquilina,  Aqui,  Aqui,  Naqui, 
Naqui,  ma  reine,  Naqui!...  Il  faut  se  mettre  au  lit.  Allons, 
ma  pouponne,  ma  friponne...  mon  petit  chat...  je  suis  un 
sénateur. 

AQUILINA 

Vous  êtes  un  sot,  bien  certainement. 

ANTONIO 

Cela  peut  bien  être,  mon  cœur;  mais  je  n'en  suis  pas 

(i)  Cf.  Jean  Lorrain,  Le  Crime  des  riches.  L'histoire  du  ban- 
quier Sturse  et  fie  la  naine  en  brocart  vert  qui  fait  songer  à  un 
Véronèsé  de  la  camelote. 


PLATRES   ET    MAUBRES  259 

plus  mauvais  sénateur  pour  cela.  Allons,   allons,  Naquil 
Meltons-nous  au  jeu,  Naqui  ! 

AQUILINA 

Vous  voudrez  bien,  seigneur,  ne  pas  m'importuner  plus 
longtemps,  et  me  laisser  seule:  ne  buvez  pas  trop,  et 
retournez  chez  vous,  monsieur. 

ANTONIO 

Chez  moi,  madame  ? 

AQOILINA 

Oui,  chez  vous,  monsieur.  Qui  suis-jeî 

ANTONIO 

Madame,  autant  que  je  le  puis  savoir,  vous  êtes  ma... 
vous  êtes...  tu  es  ma  petite  Naqui,  Naqui...  Et  puis  c'est 
tout. 

AQUILINA 

Je  vous  trouve  si  résolu  à  m'importuner,  que  je  veux  en 
finir  là-dessus  en  peu  de  mots;  je  vous  hais,  je  vous 
déteste;  vous  me  déplaisez;  je  suis  lasse  de  vous,  j'en 
suis  malade.  Allez  vous  pendre  :  vous  êtes  un  vieux  nigaud, 
impertinent,  inutile  et  importun  galant.  Vous  avez  le  chef 
branlant  et  le  corps  cacochyme  ;  vous  aimez  à  vous  mêler 
de  tout,  et  si  vous  n'aviez  pas  d'argent  vous  ne  seriez  bon 
à  rien. 

ANTONIO 

Bon  à  rien!  Allons,  dépêche-toi,  c'est  ce  qu'il  faut  savoir. 
On  n'a  que  soixante  et  un  ans  et  l'on  ne  serait  bon  à  rien? 
Voilà  qui  est  parfait!  (A  la  servante.)  Allons,  allons  allons, 
mademoiselle  la  sotte,  allez-vous-en  pour  le  moment;  allez 
je  vous  le  dis;  c'est  notre  plaisir  et  notre  volonté  d'être 
seuls  pendant  quelques  instants...  Hors  d'ici,  hors  d'ici, 
quand  on  vous  l'ordonne.  (II  la  pousse  au  dehors  el  ferme  la 
porte.)  Bon  à  rien,  dites-vous? 

AQUILINA 

Eh  bien,  à  quoi  êtes-vous  bon? 

ANTONIO 

En  premier  lieu,  madame,  je  suis  un  vieux  et  consêquem- 
ment  sage;  très  sage,  madame;   entendez-vous  cela?  En 


260  PLATRES   ET  MARBRES 

second  lieu,  faites  attention  que  je  suis  sénateur,  et  que, 
lorsque  je  le  trouve  à  propos,  je  puis  faire  des  discours. 
Allons,  dépêchons-nous,  je  vais  faire  un  de  mes  discours 
au  Sénat ,  et  alors  cela  vous  fera  dresser  les  cheveux  sur 
la  tête. 

AQUILINA 

Qu"'ai-je  à  faire  de  vos  discours  au  Sénat?  Gardez  le 
silence  ici,  et  je  vous  en  serai  bien  obligée. 

ANTONIO 

Ah!  je  puis  te  faire  des  discours  aussi,  mon  aimable  per 
sonne.  Par  exemple  :  Charmante  cruelle  I . . .  (Il  tire  sa  bourse 
et  la  secoue  à  chaque  phrase.)  Puisque  mon  mauvais  destin 
fait  que  je  vous  trouve  de  mauvaise  humeur  contre  votre 
serviteur...  quoiqu'il  soit  un  peu  tard...  j'espère  qu'U 
n'est  pas  trop  tard  pour  obtenir  un  bon  accueil  de  mon 
cher  amour. . .  Voilà  qui  est  pour  toi,  ma  petite  Naqui; 
Is^aqiii,  prends  cela...  prends  donc  cela...  je  te  dis  de  le 
g)rendre,  ou  je  vais  te  le  jeter  à  la  tête.. .  Comment!  tu  es 
ffehelle? 

AQUILINA 

Vraiment,  mon  illustre  sénateur,  je  dois  avouer  mainte- 
nant que  Votre  Seigneurie  est  profondément  éloquente. 

ANTONIO 

Très  bien!  Allons,  assieds-toi,  et  pense  à  cela  un  peu.. . 
Assieds-toi,  te  dis-je...  Assieds  toi  un  peu  auprès  de  moi, 
ma  Naqui,  Naqui.  Allons,  (11  s'assieJ.)  dépêche-toi..  Bon  à 
rien  ? 

AQDILINA 

Non,  monsieur,  s'il  vous  plaît;  je  sais  trop  le  respect  que 
Je  vous  dois. 

ANTONIO 

Le  respect!  Comment,  Naqui,  toi  debout  et  moi  assis! 
n'est-ce  pas  le  cas  de  dire  avec  le  poète  : 

Est-ce  la  mode  . 

Que  mari  soit  à  l'aise  et  que  femme  s'incommode? 

Allons,  dépêchons...  Tu  ne  veux  pas  t'asseoir?...  Vous  le 
voyez,  grands  dieux!...  Vous  ne  voulez  pas  vous  asseoir? 


PLATRES   ET    MARBRES  261 

AQUILINA 

Non,  monsieur. 

ANTONIO 

Alors,  il  me  paraît  que  vous  me  prenez  pour  un  bœuf  ; 
un  bœuf  grossier,  le  plus  bœuf  des  bœufs,  un  vrai  bœuf. 
Je  n'ai  donc  qu'à  me  lever,  à  baisser  la  tête.  Je  mugis,  je 
vous  dis  que  je  mugis,  je  mugis.  Vous  ne  voulez  pas  vous 
asseoir,  vous  ne  le  voulez  pas  ?  Je  mugis  ! 

(Il  meugle  comme  un  bœuf  et  court  après  elle.) 

AQUILINA 

Hé  bien,  monsieur,  il  faut  s'y  résoudre.  (Elle  s'assied.)  A 
présent  que  Votre  Seigneurie  a  été  un  bœuf,  quelle  bêle 
Votre  Excellence  veut-elle  être  ensuite? 

ANTONIO 

Non,  je  redeviens  sénateur,  et  ton  amant,  ma  petite 
Naqui,  Naqui.  (Il  s'assied  auprès  d'elle)...  Ah!  crapaud,  cra- 
paud, crapaud,  crapaud!  crache-moi  un  peu  au  visage, 
Naqui  ;  crache-moi  au  visage  un  petit  peu,  rien  qu'un  petit 
peu;  crachez  donc,  quand  je  vous  l'ordonne,  quand  je  t'en 
prie.  Allons,  allons  donc.  Est-ce  que  vous  ne  le  voulez  pas? 
Alors,  je  vais  me  faire  chien. 

AQUILINA 

Chien,  monseigneur? 

ANTONIO 

Oui,  un  chien,  et  je  te  donnerai  cette  autre  bourse  pour 
que  tu  me  laisse  faire  le  chien,  et  que  tu  me  traites  un  peu 
comme  un  chien...  Allons,  dépêchons...  je  le  veux...  Tiens, 
la  voici. 

(Il  lui  donne  la  bourse.) 

AQUILINA 

Bien,  de  tout  mon  cœur.  Mais  il  faut  que  je  supplie  votre 
chienne  de  seigneurie  de  faire  tous  vos  tours  le  plus  tôt 
que  vous  pourrez,  afin  qu'on  puisse  se  délivrer  de  votre 
mauvaise  odeur  et  vous  mettre  à  la  porte  comme  vous  le 
méritez. 

ANTONIO 

Ah,  ah!. . .  Il  n'y  a  pas  de  raison  à  cela. . .  Cela  ne  me 
fait  pas  peur,  (lise  met  sous  la  table.)  Ouah,  ouah!... 

<ll  aboie  comme  un  cbien  ) 


Î(JG2  PLATUES    ET    MARBRES 

AQUILINA. 

Doucement,  doucement,  monsieur,  je  vous  prie;  quand 
les  chiens  mordent,  on  leur  donne  des  coups  de  pied,  mon- 
sieur. Comme  cela,  voyez-vous  ! 

ANTOKIO 

Ah!  de  tout  mon  cœur.  Va,  donne-moi  des  coups  de  pied 
par-dessous  la  table,  plus  fort,  plus  fort  que  cela!...  Ouah, 
ouah,  ouah!  Je  vais  te  mordre  les  jambes.  Ouah,  ouah!  Ah! 
elle  donne  de  bons  coups  de  pied. 

AQULINA 

Hé  bien,  il  y  a  une  autre  manière  d'en  agir  avec  vous,  et 
j'ai  un  instrument  pour  cela.  (Elle  prend  un  fouet.)  Ah!  vous 
mordez  votre  maîtresse,  coquin.  A  la  porte!  chien,  au  che- 
nil, ou  l'on  vous  étranglera.  Ah!  vous  mordez  les  jambes  de 
votre  maîtresse,  drôle! 

(Elle  le  frappe.) 

ANTONIO 

Ah!  tu  es  trop  aimable  à  présent,  Naqui;  finis,  je  t'en 
prie  ;  je  ne  veux  plus  être  chien. 

AQUILINA 

Pas  de  caresses,  ni  .de  dents  :  Allez-vous-en,  ou  bien  je 
vais  vous  donner  des  coups  de  fouet.  Ah!  vous  mordez  les 
iambes  de  votre  maîtresse,  vilain  1  A  la  porte,  hors  d'ici, 
hors  d'ici;  au  chenil,  coquin;  allez-vous-en! 

(Thomas  Otway,  Vemse  sauvée,  acte  III,  scène  l.\ 

Peut-être  convient-il  de  rattacher  à  Valgola- 
gnie  active  non  seulement  les  meurtriers 
anthropophages,  La  Gala,  par  exemple,  et  les 
tueurs  de  filles  qui  ne  sont  pas  des  tire-laine 
(Philippe;  1865,  Lesteven,  «  Espagnol  de  Mont- 
martre »,  1893),  mais  encore  les  empoisonneurs. 
L'inexplicable  démence  de  la  Brinvilliers  portant 
des  tourtes  arsenicales  aux  pauvres  de  THôtel- 
Dieu,    la    furie   d'empoisonnement  que   révéla 


PLATRES   ET   MARBRES  263 

dans  une  mesure  permise  (car  les  nobles  dames 
qui  payaient  à  la  Pilastre  ou  à  la  Voisin  leurs 
poudres  de  succession  descendaient  de  l'Olympe 
et  tenaient  de  près  à  Jupiter),  l'enquête  de  la 
Chambre  ardente;  les  méfaits  d'Hélène  Jégado 
(1860),  de  Gesche  Gottfried  (Brème,  1832),  de 
Marie  Jeaneret  (Genève,  1868),  plus  tard  de 
Jeanne  Weber,  1'  «  ogresse  »  dont  l'immense 
docteur  Doyen  a  décrit  le  curriculum  avec  une 
si  lumineuse  aurore,  semant  les  désastres  et 
les  deuils,  tuant  sans  profit  ni  raison,  ne  témoi- 
gnent-ils pas  d'un  attrait  sexuel  plus  ou  moins 
larvé  dans  les  actes  de  ces  mégères?  Pour  don- 
ner le  boucon  à  des  misérables,  pour  braver  la 
curiosité  publique  et  les  investigations  de  la 
justice,  n'éprouvaient-elles  pas  une  délectation 
plus  vive  que  la  crainte  ou  le  remords? 

Lacenaire  disait  :  «  Tous  les  pédérastes  ne 
sont  pas  assassins,  mais  tous  les  assassins  sont 
pédérastes.  »  Les  fous  erotiques  ne  sont  pas 
tous,  à  coup  sûr,  des  empoisonneurs;  mais 
peut-être  des  empoisonneurs  célèbres  sont-ils 
plus  ou  moins  tous  des  psychopathes  de  l'a- 
mour. 


Les  bouffons  ne  manquent  pas  ici  : 
Marie  Alacoque,  la  sœur  Nizette,  Benoît 
Labre,  les  amateurs  de  la  rue  Duphot,  la 
clientèle  du  café  Roy  (1888),  du  Scarabée 
(1900)  et  autres  lieux  où  le  consommateur  achète 
à  prix  d'or  la  satisfaction  d'être  mécanisé,  battu 


2G4  PLATRES    ET  MARBRES 

et  larronné,  sont  justiciables  moins  de  Swift  ou 
de  Juvénal  que  de  Tabarin  et  de  Gauthier-Gar- 
guille.  On  peut  lire  dans  Carlier  {Les  Deux 
profititiitions ,  1  vol.,  Dentu,  1889)  —  tous  les 
anciens  chefs  de  la  Sûreté  demandent  aux  cas- 
seroles des  journaux  de  leur  fabriquer  d'  «  au- 
thentiques mémoires  »  —  quelques  historiettes 
assez  vives.  Un  uraniste  viennois  demande,  par 
la  voie  des  petites  affiches,  des  coltineurs  de 
bonne  volonté  ;  répondre  bureaux  du  journal  ; 
adresser  à  Monsieur  V Amant  de  la  Nature.  La 
Princesse  Salomé  (1867),  notable  commerçant, 
riche,  considéré,  emploie  à  d'étranges  passe- 
temps  les  soirs  de  carnaval.  Il  va  aux  abattoirs, 
aux  fabriques  de  Grenelle  ou  de  Saint-Ouen. 
Dans  les  guinches  mal  famés,  il  recrute  les  sou- 
teneurs, les  costauds  les  plus  drus.  Des  poings 
démesurés,  un  visage  bestial  servent  de  recom- 
mandation. Quand  la  troupe  est  au  complet,  ils 
s'égaillent  parmi  les  terrains  vagues  des /orti/s. 
Le  maniaque  appelle  un  des  voyous  qui  tombe 
sur  lui  à  poings  rabattus  et  ne  l'abandonne 
qu'après  l'avoir  exactement  dévalisé. 

A  peine  seul,  avec  de  grands  cris  et  des  sou- 
pirs, «  la  Princesse  »  lamente  son  infortune  : 
«  Quel  accident  pleure-t-il,  pour  un  jeune 
homme  de  si  bonne  famille!  »  Puis  il  fait  tinter 
ostensiblement  quelques  pièces  de  monnaie  au 
fond  d'une  poche  secrète. 

Paraît  aussitôt  un  truand  de  renfort  qui  le 
pille  et  le  houpille.  C'est  un  concours  entre  les 
g-onses  poilus.  Ils  mettent  à  rouer  leur  client,  à 


PLATRES  ET  MARBRES  2(J5 

débrider  sa  pécune  la  plus  louable  émulation. 
Leur  manège  se  renouvelle  autant  de  fois  que  la 
«  Princesse  »  demande  ses  acolytes  et  dure 
jusqu'au  bout  du  rouleau.  Quant  les  gars  mus- 
culeux  ont  suffisamment  battu  et  grugé  leur 
pratique,  le  moment  vient  de  clore  la  séance. 
Avec  beaucoup  de  pleurs  et  de  quérimonies, 
«  Salomé  »  emprunte  au  dernier  de  ses  amin- 
ches  de  quoi  payer  un  fiacre  et,  le  lendemain, 
par  la  poste,  retourne  exactement  cette  petite 
somme  :  car,  en  affaires,  c'est  le  plus  exact  des 
négociants. 

Tel  fut,  pendant  1  '«  orgie  impériale  »,  un  des 
masques  les  plus  divertissants  du  carnaval 
bonapartiste.  Il  ne  semble  pas  que  la  Républi- 
que ait  moralisé  Paris.  Les  papiers  publics,  avec 
un  cynisme  digne  des  plus  chevronnées  maque- 
relles,  offrent  à  leur  quatrième  page,  «  Annonces  » 
et  «  Petite  correspondance  »,  un  catalogue  étoffé 
de  toutes  les  ignominies  (cf.  la  collection  du  Gil 
Blas,  du  Journal,  etc.).  Les  filles  donnent,  avec 
leur  adresse,  un  aperçu  de  leurs  talents,  ou 
bien,  après  fortune  faite,  sollicitent  la  main 
d'un  officier  dans  le  besoin,  d'un  gentilhomme 
que  les  «  taches  »  n'incommodent  pas  ;  un  grec 
lance  des  appels  de  fonds  pour  «  voyage  en 
Péioponèse  »,  offrent  la  moitié  de  la  recette  au 
banquier  sans  scrupule.  Viennent  les  masseuses, 
les  chiromanciennes,  les  maisons  interlopes  de 
modes  et  de  parfumerie,  celles  où,  pourvu  de 
quelques  louis,  un  pérégrin  peut  aimer  à  l'heure, 
ou  à  la  course,  comme  on  prend  une  voiture^ 


266  PLATRES  ET   MARBRES 

acheter  de  fausses  vierges,  des  éphèbes  ou  des 
mâles,  recevoir  ou  donner  toute  espèce  de 
nazardes  et  de  flagellations. 

Il  ne  paraît  pas  que  la  presse  des  autres  capi- 
tales mette  dans  ces  trafics  beaucoup  de  rete- 
nue. 

Ainsi  on  a  pu  lire,  dans  la  Gazette  de  Berlin^ 
dans  la  Vossische  Zeilung  et  dans  le  Journal  de 
Berlin^  la  note  que  voici  : 

Monsieur,  Irente-trois  ans,  désire  connaissance  d'une 
dame  qui  s'inléresse  aux  œuvres  de  Sacher-Masoch.  Y.  0. 
1378.  —  Bureau  du  journal. 

Une  autre,  plus  laconique,  mais  non  moins 
explicite,  emprunte  au  romancier  favori  la  teneur 
de  ses  offres  : 

Séverin  cherche  sa  Wanda. 

Sous  la  rubrique  :  «  Mariages  »,  un  avis  est 
rédigé  en  ces  termes  : 

Monsieur,  trente-sept  ans,  caractère  faible,  épouserait 
dame  impérieuse,  autoritaire,  etc. 

La  Vossische  Zeitung^  aux  annonces  pédago- 
giques : 

Institutrice  sévère  demandée  pour  grands  garçons.  Oa 
voudrait  une  dame  connaissant  à  fond  la  discipline  anglaise. 

Il  paraît  que  la  Wanda  ne  se  fît  pas  attendre» 
car  le  même  journal  publiait,  peu  de  temps 
après,  une  lettre  du  jeune  homme  au  comble  de 
ses  vœux  : 


PLATRES    ET   MARBRES  267 

Ma  sévère  maîtresse,  j'ai  trente-quatre  ans  ;  je  suis  un 
garçon  mal  élevé  qui  a  besoin  qu'une  gouvernante  impé- 
rieuse le  redresse.  Sachez,  en  outre,  que  je  suis  très  gai, 
très  enjoué,  d'humeur  pétulante  et  que  nul,  jusqu'à  présent, 
ne  réussit  à  me  dompter. 

Je  désire,  cependant,  être  châtié  quelquefois  par  une 
main  des  plus  rudes. 

Serez-vous  capable  de  me  soumettre?  Je  suis  fier  et  ne 
me  rendrai  pas  volontiers.  Je  m'insurge  contre  l'autorité; 
je  n'endurerai  point,  sans  révolte,  vos  essais  de  domination. 
Votre  lâche  ne  sera  donc  pas  facile  ;  mais  soyez  sans  crainte, 
et  vous  verrez  alors  ce  qu'il  vous  est  possible  de  tenter  en 
ma  faveur.  Cela  dit,  si  vous  croyez  pouvoir  assumer  la 
charge  d'un  enfant  indisciplinable,  le  mettre  à  vos  pieds  et 
le  dompter  à  coups  de  fouet,  veuillez,  je  vous  prie,  m'en 
aviser  au  plus  tôt,  —  Votre  humble  garçon  mal  élevé. 


Il  paraît  que  la  deuxième  lettre  donna  conten- 
tement au  Séverin  inoccupé.  La  Wanda  pou- 
vait faire  les  délices  du  masochiste  le  plus 
exigeant.  Son  nouvel  abonné  chante  leur  épi- 
thalame,  se  réjouit  à  l'expectative  des  affronts 
et  des  coups. 

Il  expose  à  la  «  déesse  impitoyable  »  les 
détails  de  la  réception  qu'il  en  espère  :  quelques 
souf'Ilets,  par  manière  de  hors-d'œuvre;  puis, 
le  visiteur  (qui  ne  partage  point  l'avis  de  la 
comtesse  de  Pimbêche)  demande  à  être  lié  de  la 
façon  la  plus  étroite.  Il  opposera  une  résistance 
furieuse;  mais  que  sa  déesse  le  ligote,  pieds 
et  poings,  dût-elle  se  faire  assister  par  une  demi- 
douzaine  de  p...  Il  veut  ensuite  qu'on  implante 
avec  des  épingles  un  ruban  sur  ses  bras  et  sa 
poitrine  (à  l'inverse  du  Vieux  Loufoque,  de 
Forain,    Courrier  Français,    1889).    Gela   fait, 


268  PLATRES   ET   MARBRES 

qu'on  le  cingle  à  coups  de  garcette  jusqu'au  temps 
que  la  peau  se  vulnère  et  que  le  sang  dégoutte 
sur  le  parquet. 


Tels  sont,  brièvement  indiqués,  les  princi- 
paux aspects  de  la  folie  algolagnique.  On  a  dû 
toucher  à  l'horreur  et  provoquer  le  dégoût.  Mais 
l'honnêteté  d'un  pareil  discours  se  tonde  sur  la 
licence  même.  Il  est  permis  de  dire  crûment  les 
hontes  et  les  forfaits  dont  se  délecte  l'hypocrisie 
abominable  des  riches,  des  ventrus.  Voilà  ce 
qu'imposent  à  leurs  victimes  les  acheteurs  de 
prostituées,  dans  les  bagnes,  les  Sodomes,  les 
cloaques  et  les  ergastules  où,  sous  ses  maigres 
haillons,  la  Faim  demande  au  Viol  une  aumône 
exécrée. 

La  lucarne  fumeuse  de  Lysisca,  l'odeur  du 
lupanar,  le  méphitisme  des  haleines,  le  remu- 
gle de  chairs,  de  liqueurs  spiritueuses,  de  cos- 
métiques rances  et  de  tabac  invétéré  se  mêlent 
aux  vapeurs  du  sang,  aux  miasmes  du  charnier. 
Comme  une  bête  férue  à  mort,  la  Luxure 
brame  et  pleure  au  fond  de  sa  couche  homicide. 
Qu'importe!  sur  la  bourgeoisie  ordurière  — 
cadavre  nauséabond  et  maquillé  —  sur  la  ruine 
des  civilisations  démentes,  sur  la  névrose  du 
riche  qui  se  plaît  aux  étreintes  carnassières  de 
Yalgolagnie,  sur  la  déréliclion  des  pauvresses 
qui  «  travaillent  en  chemise  ))^  l'amour  sauveur 
épanouit  son  allégresse  —  tel  un  arbre  d'avril 
sur  les  bords  d'un  cloaque.  La  terre  est  verte 


PLATRES   ET   MARBRES  269 

comme  un  jeune  espoir.  Dans  le  ciel  bleu  pas- 
sent des  nuées  de  tourterelles.  Des  effluves  de 
miel  imprègnent  l'air  plus  doux.  Les  filles  de 
quinze  ans  suspendent  à  leur  chevelure  des 
grappes  de  lilas.  Par  l'enclos  ténébreux  où 
l'herbe  fait  aux  morts  un  linceul  d'émeraude, 
les  couples  ingénus  se  baisent  à  pleines  lèvres. 
C'est  la  Caverne  de  Platon  :  ceux  qui  n'ont 
pu  trouver  le  champ  de  leur  désir,  la  glèbe  hos- 
pitalière de  joie  et  de  beauté,  cèlent  au  plus 
morne  des  nuits  les  stigmates  dérisoires  de  leurs 
travaux  perdus  ;  mais,  loin  des  enchaînés  et  des 
ensevelis,  baigné  par  des  lueurs  et  des  frissons 
d'aurore,  debout  sur  la  croupe  virgilienne  des 
coteaux,  épris  d'orgueil,  d'harmonie  et  de 
lumière,  un  pâtre  arcadien  chante  au  soleil 
levant  :  «  Tu  souris  sur  des  tombes,  immortel 
Amour  1  » 

Prison  de  la  Santé,  27  janvier  1902. 


TABLE   DES  MATIÈRES 


Les  Revenants 7 

Aristide  Bruant • 30 

Edouard  Dubns •     .    .    .    ,  51 

Fleurs  d'Automne o6 

Montagne 65 

Pécheurs 84 

Vieilles  Carêmes 94 

Le  Pardon  de  Rumengol 99 

Santer  Anna  ar  Palud 106 

La  Médaille  qui  s'efface 116 

Marines 124 

Les  Arts  du  Feu 134 

La  route  et  le  costume 141 

Introduction  à  une  histoire  de  la  Tortue  .    .    ,    ,  148 

Le  Président  Magnaud 186 

Le  Masochisme 197 


Imprimerie  Générale  de  Chaîilk'ii-sur-Seina    —  Huvrard-Pichat. 

BIBUOTHECA 


7i4  X  7 


785 


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Echéance 


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Dote  dut 


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LA  PLATRES  ET 


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