LES MAITRES CONTEMPORAINS (Prose)
Laurent TAILHADE
PLATRES ET MARBRES
Editions
3, PLACE DE l'O
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University of Ottawa
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PL\TRES ET MARBRES
LES MAITRES CONTEMPORAINS (Prose)
Laurent TAILHADE
PLATRES ET MARBRES
Sixième Édition
Éditions " ATHENA „
3, PLACE DE l'ODÉON. — PARIS (vi^)
1922
Tous droits de reproduction, de traduction ou d'adaptation,
réstrvàj.^ottr-i'fHti^ays.
B!BLiOTH£CA
// a été tiré de cet ouvrage
dix exemplaires sur papier pur fil
numérotés de i à lo.
A SACHA GUITRY
A vous qui, dans la /leur du primevère, sub-
juguant le Public et maîtrisant les Destins,
aimé, fêté de tous, applaudi, victorieux, et
célèbre déjà quand vos contemporains n'étaient
point bacheliers ; à vous qui, le rire aux lèvres
et la sagesse au front, montez cette échelle de
cristal dont l'ascension mène à la gloire en
même temps qu'à la fortune, d'un cœur affec-
tueux je consacre les pages que voici.
Que votre nom, SACHA illumine de joie et
d'amitié ce livre. Non, je Vespère, sans amer-
tume ni douceur, vous y trouverez un écho des
luttes civiques dont s'enorgueillit le début du
siècle, un reflet des lueurs que suscita l'Affaire,
une image encore vivante de nos espoirs déçus
et de nos courroux amortis.
L. T.
La Fourberie-en-Saint-Lunaire, le 10 août 1912.
NOTES SUR HENRICK IBSEN
LES REVENANTS
Le conflit pour la Beauté dure éternellement.
Comme ces aventuriers des antiques légendes
qui partaient sur la mer à la conquête des
neuves Atlantides, postulateurs du Saint-Graal
ou chevaliers des Princesses douloureuses,
l'Humanité, loin des viles besognes et des lâches
perisers, embarque, par instants, vers le mirage
de gloire que les poètes font resplendir à ses
yeux. Chaque peuple fournit son contigent de
passions et de rêves, entreprend de siècle en
siècle des luttes mémorables, où s'affirment la
présence et le triomphe d'une esthétique insoup-
çonnée jusque-là.
Ainsi d'âge en âge, par des métamorphoses
successives, les familles humaines accroissent
leur trésor intellectuel. Elles se passent, comme
les coureurs de Prométhée, ce flambeau de l'Art
qui survit aux ruines et aux désastres, ce flam-
beau dont la lueur impérissable guide les hommes
en marche et ne s'éteint jamais.
PLATRES ET MARBRES
Quand Voltaire, pour flagorner la grande
Catherine, disait en plein xviii^ siècle :
C'est du Nord aujourd'hui que nous vient la Lumière,
il se montrait aussi bon courtisan que mauvais
historien. Les races latines, prédominantes
encore dans le conglomérat français, touchaient
à une des plus hautes manifestations qu'ait fait
paraître leur génie.
La Révolution et les conquêtes de la Répu-
blique allaient éveiller la conscience humaine
et, par un exemple sublime, instruire l'Uni-
vers. Plus d'un siècle a passé depuis les jours
héroïques. Dans ce crépuscule d'un âge à son
déclin, en attendant qu'une aurore nouvelle rajeu-
nisse les littératures en décadence, le courant
intellectuel remonte, dirait-on, vers le monde
septentrional.
Au théâtre, les Germains : Allemands, Erses
ou Scandinaves, ceux que Carlyle confond sous
le vocable de JVorses, ont, pendant la dernière
moitié du xix^ siècle, donné à l'Univers deux
poètes : Wagner, Ibsen, fauteurs, l'un et l'autre,
d'un mouvement peut-être sans analogue depuis
la Renaissance aux matins verdoyants.
Ibsen, d'ailleurs, appartient à la même race
que le Normand Pierre Corneille, encore qu'il en
paraisse l'aîné, comme Eschyle semblait celui
d'Homère. Corneille, en effet, descend des pirates
du XF siècle, tandis qu'Ibsen vient en ligne droite
des ascg-ards, où les bardes runiques « chantaient
sur leurs harpes de pierre » les abruptes épopées
PLATRES ET MARBRES 9
des vieux Rois de la mer. L'un est un Wicking-,
l'autre un Niebeliingp.n.
On n'a pas oublié les luttes héroï-comique?
dont les opéras de Wagner furent le prétexte à
leurs premières auditions dans Paris. Les pàtis
siers et M . Déroulède faisaient échec à Loheng-rin
On se harpailla de la belle manière, dans les envi
rons de la rue Boudreau. La bataille à'IIeinani
recommençait. Mais au pourpoint cerise de
Théophile Gautier, aux imprécations grandi-
loques de Pétrus Borel avaient succédé les
pommes cuites et les poissons pourris dont les
mitrons, armés par la Ligue des patriotes^ apos
trophaient les femmes et les artistes coupables
de rêver au chevalier du Graal.
Ibsen, plus aisément adopté par la France,
n'a pas vu toutefois son renom implanté sans
coup férir dans le pays de Molière. Etait-ce la
protestation du clair génie latin? Je ne le pense
pas, Ibsen est aussi clair que nos dramaturges
de l'accès le moins défendu : Racine ou Victor
Hugo. Néanmoins, de notables escarmouches,
des prises d'armes éclatantes, signalèrent chaque
étape de son intronisation parmi nous. A la
première du Canard sauvage, un « prince de la
critique » imitait le cri de ce palmipède et for-
mulait ainsi un arrêt plus joyeux que motivé.
A présent même que le vieux Norse,
Génie entré vivant dans l'immortalité,
impose au Monde le rayonnement de sa gloire,
le mensonge ni la bêtise ne désarment sur ses pas.
10 PLATRES ET MARBRES
A Nîmes, au mois de mars 1901, un journal
dévot incriminait sa moralité. D'aucuns le
jugent peu folâtre, en quoi ils ont amplement
raison. D'autres, enfin, se dispensent de le lire
afin d'asseoir leur jugement en toute indépen-
dance. Mais qu'importent ces clameurs au Génie
et les colères qu'il soulève! La tempête gronde
un instant. Elle disparaît. Bientôt, dans Tazur
•apaisé, la gloire du poète, gloire toujours nou-
velle et toujours lumineuse, resplendit. Les bêtes
Jiocturnes — fétides ou sanglantes — ont beau
hurler après le jour : il jaillit! Elles se terrent
dans leur bauge empuantie, et l'aurore, sans
•effort, éclate au ciel serein.
Le Théâtre forme un tout dans l'histoire de la
pensée, étant la pensée elle-même que l'acte
<léfinit, l'incarnation de l'idée en des personnages
sensibles. Le théâtre grec a pour objet la Civili-
sation, les Dieux, la Famille, la Cité ; le théâtre
latin, la Vie privée; celui de Shakespeare,
l'Homme et sa destinée, la Nature et la Vie.
Les Espagnols n'ont cure que de la poésie des
passions; les Français portent à la scène des
romans de mœurs et des thèses sociales, tandis
que les Allemands s'exercent dans le genre his-
torique et légendaire, mise en mouvement des
traditions ancestrales. A l'inverse des autres
genres littéraires, le théâtre se comprend par-
tout. Il est cosmopolite par essence, même
lorsqu'il porte l'empreinte d'un temps et d'une
.race, comme celui de Shakespeare ou de Cal-
•dcron. C'est pourquoi Ibsen, qui d'ailleurs, à
PLATRES ET MARBRES li
la manière de Dumas fils ou de Brieux, discute
dus thèses sociales, s'est proraptement acclimaté
en France.
Aux écrivains de notre pays il a suggéré une
rénovation complète de la formule dramatique
Grâce à lui ont disparu pour jamais la frivolité
le verbiage, l'esprit du Boulevard, toute cette
nauséabonde phraséologie, inepte et mercantile,
dont les fournisseurs à la mode empoisonnaient
depuis si longtemps la ville et les faubourgs.
Trois caractères essentiels donnent sa physio-
nomie originale au drame ibsénien, à savoir : la
donnée éminemment simple du concept drama-
tique, le tempérament excessif, barbare et sans
atténuation des personnages; enfin, la logique
poussée à l'absurde, logique de la thèse ou de la
situation. Ici le choc des passions résulte de la vie
intérieure.
Ces caractéristiques, vous les retrouvez aussi
bien dans Shakespeare et dans Ibsen que dans
les frustes épopées de Snoor ou de Seemund. Elles
éclatent dans les poèmes de la Tétralogie comme
dans les sagas confuses du Grammairien saxon.
Néanmoins, s'il fallait apparenter vers le passé,
les théâtres d'Ibsen, de Bjôrstjerne Bjômson, de
tous les Scandes, ceux-ci rejoignent au plus près
leur famille intellectuelle dans la sainte lumière
d'Athènes, parmi les tragiques grecs.
La passion intense, la religieuse gravité de la
fable ne forment point le seul rapport des Hel-
lènes avec les Norwégiens. Leurs moyens sont
les mêmes. La terreur et la pitié, requises par
b
12 PLATRES ET MARBRES
Aristote, procèdent manifestement des mêmes
causes chez l'mi et l'autre peuples. La structure
de leurs légendes est absolument unie, exempte
d'épisodes. Tout est concis, harmonieux et
fort comme dans une statue grecque. Ici Phidias
est proche parent de Thorwaldsen.
Le point de vue, dans le théâtre Scandinave
aussi bien que dans le théâtre grec, est pris de
la fin. Les acteurs savent dès le début quelles
forces les conduisent, quel héritage exécré pèse
sur leur tête, quel inéluctable pouvoir guide
leurs démarches impuissantes vers un abîme
de désespérance et de malheur.
Assises sous le frêne Ygdrassil ou dans la
nuit primordiale de l'Erèbe, les Parques et les
Nornes tressent pour les Ephémères la trame des
irrévocables jours.
Dans les pièces d'Eschyle ou de Sophocle,
comme dans celles d'Ibsen, chaque mot du dia-
logue découvre les fils d'une destinée anté-
rieure, se mêlant pour aboutir à la catastrophe,
comme chaque faisceau de nerfs aboutit au
cerveau.
Le canevas de ces fils convergents, imbriqués
l'un dans l'autre, suffit pour étreindre sans rémis-
sion les victimes de la Fatalité. C'est dans le
passé, dans l'origine même des personnes que la
catastrophe prend son origine. Le meurtre
d'Agamemnon, les noces infâmes de Gertrude,
la débauche du père Alving suscitent de formi-
dables héritiers : Oreste, Hamlet, Oswald.
Ici, la situation domine les êtres. Elle découle
PLATRES ET MARBRES 13
d'un ensemble de causes supérieures au vouloir
humain. Elle participe en quelque manière à
l'insensibilité, à l'irrésistibilité des forces cos-
miques. Les Esprits de la Terre, de la Mer
insidieuse et du Ciel noir d'orage, le rut bestial
des Centaures, les embûches mortelles du
Sphinx, la Ténèbre, les Épouvantes mettent
quelque chose de leur antique effroi dans les
égarements d'OEdipe et de Pasiphaë. L'on
entend gronder encore la voix des jotuns sep-
tentrionaux dans la passion furibonde et la
tempête sans bonace que l'auteur des Reve-
nants déchaîne en ses héros.
La situation, je le répète, domine ici les êtres.
La nécessité les emprisonne. Elle projette sui
eux une lumière fantomale, une atmosphère
maladive qui les enveloppe comme un suaire ei
les exclut pour jamais de l'Univers.
Empoisonnés comme d'une maVaria, ils
agissent avec la précision et la véhémence de
spectres. Leur automatisme se retrouve chez la
plupart des aliénés. Les femmes surtout : Hedda
Gabier, Rebecca West, névropathes, en proie
à l'alcoolisme héréditaire, aux hallucinations,
aux attaques d'épilepsie, ont des mouvements
somnambuliques. Ladys Macbeth de sous-pré-
fecture, bourgeoises au cœur tumultueux, elles
dépensent toute leur énergie à rêver d'abord,
puis à vouloir la Fatalité qui les étreint. Une
possession les aiguillonne vers l'abîme. Une pré-
destination les y conduit. La « détresse des
Welsung )) ne diffère point de leur détresse.
leurs mesqniiies aTcntiires, Us :z-.: :':.-: au-
dessus de Mme Bovaiy.
Les catastrophes qm les brisent r : r::t à
rétemité da Mal que Irar âme st : : '.e
aTee méfms. Ce sont les filles de WoLan assises
au foyer do fVCTÛer Terni.
Les pexsmmages dlbsen icprfacnlent chacmi
wie manièfe de sentir la Vie, mnecoltiire (rc\ 'es
déforme on les élètre poor toujours.
Am seotîments que chacun eifHÎme, «m r r :
naît l'emprunte. On devine si son édncati : :
vraie on foii?se^ empoisonneuse on nourr:
L >=: = 4 ^ :. -. ::. --. a ts, néfastes ou prospères . - i :
clé terrr, : r - : -. : - i par l'ascendance des ac : f
ensuite :. s: -i^ ascèse «jne leur imposr e
milieu. Ils ne dépendent jamais des hommes ni
de leurs passions. Il n'y a pas d'intrigue. ^îaî?
la sitaati<m relative de chacun est modifiée par
la volonté d'un se:!. Cette volonté demeure
inéluctable. Gesi U Li<t.in. Chaque être qui
parait sur la scèn^ ;:::rte le jngonent des
autres. Ils sont h -r :: -iirrjir- un tribunal sans
recours.
Une telle forme n^ - : admettre de
hors-d'œuvre ni d'enj: : - ..r.^. Quel propos,
en dehors de leur unique -. - :. :^ aventure,
ne messiérait point à ces :: : t~ r.éros?
Leurs paroles sont :r5 ^- ; es. Ils ne se
rencontrent que pour re:::T r:-i::>= ':= -"êîs
(i«- destin, pour entre-::,: --r: leurs :Li:rur5,
PLATRES ET MARBRES 15
échangeant des répliques mortelles, des affirma-
tions qui brisent irréparablemcntleursexistences.
Ils ne s'épanchent pas. Ils ne font pas d'esprit,
n'apportent point de gestes superflus, ne trai-
tent que de leur propre misère. Une situation se
tranche en quelques mots. Ils ne s'abordent que
pour des entretiens utiles, ofl'ensants et meur-
triers. Cela suffit à les départir de la société
parisienne oîi tout ce qui n'est pas faux brillant,
snobisme, esprit de chroniqueur ou commérages
de portier n'a aucune chance de plaire au spec-
tateur.
Consciente ou non, la méthode d'IIenrick Ibsen
procède à la fois de sa race et de son entraîne-
ment philosophique. Il est du Nord. Il appartient
à un peuple cérébral qui regarde en face l'Idée,
un peuple individualiste qui n'obéit pas au mot
d'ordre social mais au sens intime et l'envisage
comme un principe d'action qui met la con-
science fort au-dessus des préjugés.
En outre, le libre examen, le Protestantisme,
le devoir pour chacun de s'élever soi-même à
la dignité de prôlre, avec ce que la littérature
biblique ajoute à l'âme Scandinave de rigueur
dans les formules, explique le génie à la fois
indépendant et volontaire d'IIenrick Ibsen. Dans
le livre sacré du luthéranisme il s'est fait à son
gré une Loi des Douze Tables qu'il observe rigou-
reusement.
La Réforme et le Nord sont des isolants. C'est
pourquoi le théâtre d'Ibsen n'est pas la résul-
tante des opinions à la mode, mais bien le
16 PLATRES ET MARBRES
dogme d'un esprit. Il ne représente d'autre
geste que le drame intérieur de l'Homme, la lutte
de la conscience individuelle contre les forces
de la Nature et l'iniquité des lois.
Eu outre, la Norwège — où s'est écoulée à peu
près entière l'existence d'Henrick Ibsen, avant
que la méchanceté de ses ennemis, combinée
avec la froideur inintelligente de ses compatriotes
l'en eussent exilé à jamais — offre un lieu d'élec-
tion pour observer librement la vie moderne,
exempte de toutes les pompes niaises en honneur
dans les pays latins et même dans les pays
anglo-teutons.
Le climat est sévère, les mœurs simples et
graves. C'est une pure démocratie, entre la majo-
rité des paysans et celle des pêcheurs. Mais ces
paysans sont les anciens laboureurs de VAvesta ;
ces pêcheurs sont issus des compagnons de
H'Rold. Petites sont les fortunes, l'instruction
prodiguée : aucune démarcation de rang ou de
savoir. La plus parfaite liberté règne entre
ces égaux. Leur état s'organise suivant les prin-
cipes du Contrat social. De là conflit entre la
volonté générale et le sentiment individuel. Une
puissante originalité, un inventeur, un poète,
an homme représentatif, le « surhumain » de
Nietzsche ou d'Emmerson, J.-G. Borckman, Sol-
ness le Constructeur, n'ont pas de place dans la
démocratie. Ils sont 1' « ennemi du peuple ». Ils
îont, malgré leurs noms divers, le personnage
anique, le Révolté, dans chaque œuvre d'Ibsen,
De l'austère formule protestante, de ces liabi-
PLATRES ET MARBRES 17
tudes fortes, du travail, résulte une loi sociale
qu'on n'élude pas, comme en France, par l'esprit
du monde et le scepticisme élégant, mais qu'on
aborde en face pour la braver ou que, moins
résolu, on trangresse par la fuite. Ainsi la dame
de la mer. Ainsi l'Oswald des Revenants,
L'innocent va chercher au Midi la joie de vivre.
Il estime la France déliée de toutes les entraves
de morale ou de métaphysique dont il souffrait
chez lui, parce qu'il a vécu dans les ateliers
de peintres et que son cœur s'est réjoui de leurs
libres amours.
11 ne sent pas que l'ostentation et la nécessité
de plaire exercent en France la même tyrannie
qu'en Norwègela morale publique et les entraves
religieuses; que les peintres sont de parfaits
notaires et, sous leur attitude agréable, des
arrivistes acharnés à l'argent, aux honneurs,
aux places, pour qui l'Art est un simple moyen
de parvenir.
Ainsi le docteur Stockmann, en présence de
la déréliction et de l'outrage, se redresse.
D'une voix montée au diapason des prophètes,
il impose à ses contempteurs la vérité qu'il sent
naître et grandir en lui. C'est là une bien autre
découverte que celle de microbes dans une
source thermale. Sous le choc des affronts, le
médecin de campagne, le savant confiné dans
l'étroitesse provinciale s'élève à la hauteur des
suprêmes intelligences. Le charbon de feu qui
toucha les lèvres d'Isaïe semble avoir effleui-é
sa bouche. Aux fulgurations de la douleur, il
18 PLATRES ET MARBRES
aperçoit toute sa vie comme un paysage révélé
par un éclair. Il découvre en un instant les lois
suprêmes qui régissent les groupes et fondent
la Cité.
La populace — dit-il — ne se trouve pas seulement au
fond. Elle vit et grouille autour de nous. On en trouve même
au sommet de la société. Un plébéien vulgaire est celui qui
a la même pensée que ses supérieurs et qui, toujours, est
de leur avis. Les gens qui agissent de la sorte sont de vul-
gaires plébéiens.
Nous autres — ajoute-t-il — nous autres, l'avant-garde,
nous sommes si avancés que la masse de l'armée n'arrive
pas à nous rejoindre.
Voici que l'inventeur, naïf et maladroit, le
candide Stockmann, si charmé au début de la
vie par les promesses et l'affabilité de ses con-
citoyens, a conquis la sagesse au prix du mar-
tyre. Et luxfacta est/ Vilipendé, honni de tous,
chassé de sa maison par les pierres de la canaille
et l'exécration des propriétaires, il affirme son
droit. Il formule cette maxime que n'eût pas
désavouée l'impériale tristesse de Marc-Aurèle :
Pour être puissant, il faut être seul : l'homme le plus
puissant du monde, c'est le plus seul.
Cette solitude, tôt ou tard conquiert le monde.
Peut-être un jour triomphera-t-elle du bas
empire radical où croupit la société moderne.
Si fortem virum quem conspexere, silent.
C'est de l'hérédité morbide qu'il s'agit dans
Les Revenants, Laquelle? Ibsen ne le dit pas.
PLATRES ET MARBRES id
Les phénomènes en sont à peine indiqués (1),
Le principe est d'autant plus redoutable qu'il
apparaît mystérieux. Le vieil Alving fut sa vie
durant un ivrogne imperturbable, un débauché
têtu. Son héritier, Oswald, expie, en pleine
jeunesse, les erreurs paternelles. Est-ce para-
lysie, alcool? Est-ce un antécédent plus ina-
vouable encore? Les maux héréditaires se con-
fondent en démence chez le malheureux qu'ils
accablent. Ce sont les revenants par lesquels
« le mort saisit le vif, son hoir », comme disaient
les vieux juristes.
C'est dans la Norwège septentrionale, au bord
d'un fiord glacé que verrouille un éternel hiver.
Combien froide, la ténébreuse pluie! Elle des-
cend du pôle, embrume les cerveaux d'une
inguérissable mélancolie. Des mousses grises,
des lichens peureux, des saules nains tordus par
l'incessante rafale sont les uniques végétaux que
porte un sol de gel et de granit. Un été de
quelques jours, la lumière du soleil, puis les
ténèbres sans fin, l'obscurité frisonnante que
parfois éclaire seulement l'explosion des aurores
boréales.
Le fils du chambellan Alving revient à cette
lerre de désolation après avoir pris conseil d'un
médecin fameux, aliéniste de Paris. Les alié-
nistes, au xix® siècle, sont les derniers médecins
ie Molière. Affolé, mordu par l'angoisse de la
(1) Cf. D' Robert Geybr, Étude médico-psychologique sur le
he'âlre d'Ibsen (G. Naud, édit.).
20 PLATRES ET MARBRES
paralysie imminente, Oswald a couru vers sa
mère, d'étapes en étapes, ne quittant le train que
pour gagner le bateau qui le ramènera dans la
demeure ancestrale. Chez sa mère, il retrouve
jeune fille, belle et désirable comme la vie, une
enfant jadis élevée à ses côtés, Régine, fille
d'une servante et du chambellan défunt que
]y|me Alving, pour laisser intacte la mémoire
de son époux et léguer à Oswald un nom exempt
de blâme, a nourrie, instruite, promue à la cul-
ture intellectuelle. Cette Régine a pour père
supposé un certain Engstrand, menuisier occa-
sionnel et cafard de son état. C'est un des plus
beaux hypocrites que l'on aie vu au théâtre
Les imposteurs classiques : Tartuffe, lago,
îlichard III, le Joseph Surface de Shéridan,
.sont des quidams ingénus au regard de celui-ci.
Après avoir touché le prix de son utile mariage,
kEngstrand complote d'emmener Régine pour
fonder avec elle un asile trop hospitalier destiné
aux marins, et de vivre ainsi aux frais de l'éta
blissement. li a pour dupe ordinaire le pasteur
Manders, brave homme imbu de préjugés, qui
se fie aux apparences et croit sur parole
n'importe quel aigrefin. La scène où Engstrand
explique au pasteur les motifs de son union avec
la mère de Régine et se glorifie d'avoir toujours
«vécu en esprit d'amour » avec sa femme, qu'il
a fait mourir de mauvais traitements, laisse
bien loin les fameux dialogues de Molière. Cet
écornifleur est le type achevé du scélérat, le.
que l'ont fait les mœurs soi disant bibliques de
PLATRES ET MARBRES 21
a Réforme. Il parle toutes les langues, celle de
régoïsme, de la pitié, du remord, de la raison pra-
tique. Il jargonne le patois huguenot. Il s'indigno
« que Mammon soit devenu le prix du péché ».
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
dit Tartuffe avec des roulements d'yeux et des
gestes de componction. Engstrand, lui, se vante
de ses hontes. Il supplie, mais il intimide. Il
sauve le prêtre de l'ombre du crime que lui-même
a commis, l'incendie de la fondation Alving, dont
il rêve d'escroquer les deniers, après avoir fait
craindre à ce nigaud apostolique d'en être l'au-
teur involontaire. Les hypocrites de Poquelin ou
de Shakespeare sont plus fouillés, plus amou-
reusement décrits. Mais ce n'est pas l'art d'Ibsen,
cet art exempt d'ornements et de paroles vaines
qui signale ses personnages uniquement par des
caractères d'action. La papelardie scélérate du
menuisier Engstrand procède par des faits.
On voit ses infamies sans les étudier, comme
on devine les paysages sur les cartes d'un
atlas.
Or, le pasteur Manders, d'accord avec
]VIme Alving qu'il a jadis aimée, encore que,
déférant aux bienséances mondaines, il l'ait
reconduite au foyer conjugal d'où la pauvre
femme, abreuvée d'outrages et de honte, s'était
enfuie un jour, ont concerté d'attribuer le nom
du chambellan Alving à un établissement chari-
table, perpétuant ainsi la tradition fallacieuse de
ses vertus, de sa générosité, la bonne réputa-
22 PLATRES ET MARBRES
tion d'outre-tombe qui sert de couronnement à
l'imposture quotidienne des bourgeois.
Le retour d'Oswald coïncide avec l'inaugura-
tion de cet hospice et de l'école que le pasteur
Manders, par égard envers la Providence, a
négligé d'assurer contre l'incendie. M™^ Alving
a donné pour cette œuvre tout le bien laissé
par le chambellan. Car elle n'entend pas que
la moindre parcelle de l'argent exécré qui l'a
jadis asservie à un homme indigne d'elle tombe
entre les mains d'Oswald. Les hontes du
mariage, cette prostitution mille fois plus hon-
teuse que celle de la rue qui livre une fille pure,
enthousiaste et belle à un viveur perdu de
stupres et d'infamie à condition qu'il possède
quelque bien, cette prostitution qui fonde les
maisons « honorables » et la bourgeoisie réac-
tionnaire, elle en purifiera le patrimoine de son
fils.
Ainsi, la même heure anéantit le double
héritage du père : celui de l'or par la flamme
et celui des tares physiques par la mort.
M"'® Alving — le type le plus ferme, le plus
individuel que l'individualiste Ibsen ait peut-
être créé — sauf son erreur envers la fille natu-
relle de son mari, a toujours raison. Elle a
adopté cette fille mais l'a gardée implicitement
sur le pied de domesticité, ce qui achève la
perte d'Oswald. Méprisant les bienfaits, mal
donnés et conséquemment vains, Régine quille
cette maison hospitalière où sa place était,
malgré tout, d'un rang inférieur. Régine est la
PLATRES ET MARBRES 23
clairvoyance même : son instinct de proie et de
joie, son instinct de bête à l'atïùt de l'or ou de
la volupté, lui découvrent les motifs secrets,
l'envers des consciences. Elle pénètre les mobiles
de chacun. Une lois sa naissance reconnue, elle
quitte les êtres de demi-bonté qui l'environnent;
elle fuit non parce qu'elle est la sœur de
l'homme qui l'aime — proche parente des
Walkyries, elle épouserait comme elles un
héros venu du même sang, et, comme Sigelinde
ferait don à Siegmund de sa beauté — mais
parce qu'Oswald est malade, parce que son
entourage est éperdu, parce que la santé, la
raison et la force ne peuvent, sans déchoir,
acceptei le contact des faibles ou des vaincus.
La vie ne doit à la mort aucune concession.
Tête jolie, impertinente et dure, mélange de
soubrette française et d'institutrice allemande,
elle incarne la joie de vivre dont Alving le père,
avant que la débauche l'eût dégradé, resplendis-
sait. De même la joie de vivre qu'Oswald a
cherché vainement à travers les sites et les
horizons, la joie de vivre qu'étouffe ou pervertit
l'ambiance torpide et renfermée d'une petite
ville de province dans un district de l'extrême
Nord. Plus que tout autre, Régine est le
porte-parole de l'auteur. Dans son théâtre,
en effet, Ibsen dévoile opiniâtrement non les
forfaits des criminels, d'une psychologie trop
simple, mais les abominations que le besoin de
paraître, le manque de courage et de foi sus-
citent dans les milieux respectables, tout ce qui
24 PLATRES ET MARBRES
grouille de bassesse, de laideur et de férocité
dans l'âme fétide et carnassière des honnêtes
gens. M'"*' Alving qui s'est immolée au devoii
et n'y croit plus, Oswald qui meurt fou des
vices paternels, ne saurait capter Régine. « Le
bateau va partir » ; elle méprise et luit les demi
vérités de ces énervés, de ces névropathes et de
ces impuissants.
Badaud, moral, onctueux et prédicant, le pas-
teur Manders fait avec ses interlocuteurs un
véhément contraste. Manders est la société
même, si elle obtempérait sérieusement à ses
propres lois. D'ailleurs, il ne fait que des sottises ;
il a rendu à son mari la femme qu'il aimait,
qui s'offrait et qu'il pouvait défendre. Use laisse
berner par un intrigant de bas étage qui affecte
le repentir.
Il installe des œuvres de charité que le feu
dévore en un moment.
Néanmoins il se révolte et s'insurge comme
un onagre débridé contre les « ouvrages subver-
sifs » et les lectures anarchistes de M"^ Alving.
Il pousse des cris de cormoran à l'idée d'unir
le frère et la sœur du père, idée qui paraît toute
simple à la mère du jeune homme qui n'a pas
oublié son Plutarque et se rappelle, sans doute,
le mariage de Cimon.
Car la solitude a fait de M""^ Alving une
insurgée. Elle pousse à l'extrême comme toutes
les héroïnes d'Ibsen, comme Hedda Gabier
comme Rebecca West la logique de sa rébel-
lion. Le devoir auquel fut asservie sa jeunesse:
PLATRES ET MARBRES 2d
« Mon devoir, son devoir, leur devoir. Ah! je
crains bien d'avoir rendu ma maison insuppor-
table », dit-elle avec une ironie méchante,
n'existe plus désormais à ses yeux. Elle s'est
reconquise à la libre vie, au moment même où,
par la mort de son fils, tout va tomber en ruine
sous ses pas.
Ces quatre personnages forment avec Oswald
tout reHectif du drame.
L'action en est simple. Oswald est une espèce
d'Hamlet qui, suivant les conseils de PoUonius,
aurait fait son tour de France et d'Italie. Il en
rapporte l'idée vague du bonheur dans l'incons-
cience, ayant vu ou cru voir que les Méridionaux
ne se donnent pas de mal et ne consultent jamais
leur « moi » intérieur. Mais il en rapporte aussi
l'oracle impitoyable du neurologiste : hérédité
maladive, tare originelle, déchéance imminente,
« quelque chose de vermoulu dans tout son
organisme ». La mère qui connaît l'histoire de
son mari, qui pour sauver les apparences a dû
se faire la camarade secrètement révoltée de ses
orgies, s'attabler avec lui en tète-à-tète et boire
en écoutant ses insanités ; qui souvent a dû lutter
corps à corps avec lui pour l'étendre sur sa
couche ignominieuse, démêle dans la tristesse
de son fils, tressés et, peut-on dire, concaténés,
les vices physiques et laideurs morales du père.
Pour sauver l'enfant de ses entrailles, elle fait
bon marché des pudeurs féminines, de l'auto-
rité maternelle ; puis quand l'heure inéluctable
sonne, quand les « revenants » entraînent Oswald
26 - PLATUES ET MARBRES
dans les ténèbres de la folie et de la mort, pareils
aux coursiers de la ballade romantique, prête
au renoncement dernier, elle cherche, la mère
douloureuse, ce poison libérateur que Régine
eût accordé au moribond, et quand l'agonie
s'achève, en même temps qu'une embellie l'ait
resplendir le ciel polaire, elle verse au tragique
adolescent les clartés qu'il réclame, cette lumière
que lamentaient les vierges d'Euripide et que
Gœthe, chargé d'ans et d'honneurs, implorait
pendant son agonie. Elle tient^ la mère doulou-
reuse, elle tient les rideaux grands ouverts au
cri suprême de son fils expirant : « Le soleil !
Le soleil! »
Le soleil éclaire Oswald inanimé. Les reve-
nants s'évanouissent à son approche. La mort a
guéri pour toujours l'héritier maudit de la mai-
son Alving. Mais n'est-il d'autre médecin que le
trépas ? Les infortunés qui payent la rançon des
fautes antérieures ne seront-ils point rédimés
quelque jour? Le dogme du péché originel, le
dogme des ténèbres et de peur, n'en briserons-
nous jamais l'entrave?
Nos pères — disait le prophète juif — nos pères ont
mangé du raisin vert, mais nos dents ne seront point aga-
cées.
Admettre la responsabilité personnelle, c'est
déjà beaucoup : toute une école de criminalistes
s'y refuse absolument.
La responsabilité héréditaire doit être abolie
dans l'ordre moral, guérie dans l'ordre corporel,
PLATRES ET MARBRES 27
sa négation sociale devenant proportionnelle à
son affirmation pliysique. Si la sélection darwi-
nienne montre le mal, elle ofîre aussi le remède :
une source de guérison qui ne trompera pas
l'humanité future.
Les Reçenants sont le procès de la famille telle
que l'ont instituée le mensonge des Lois et les
usurpations du Capital. En substituant à l'amour,
à l'instinct clairvoyant de la nature je ne sais
quelles combinaisons tortueuses d'épargne ou
d'intérêt; en admettant, dans la plupart des cas,
cet exécrable marché où les époux se vendent
et se trompent à qui mieux mieux, le mariage
de convenance que fomentent les notaires, que
déterminent les fortunes et qui, au lieu d'éta-
blir une famille, accouple deux sacs d'argent,
la Société moderne a transmis aux races à venir
un germe de dissolution et de mort. C'est le
germe vénéneux, le ferment corrupteur qui couve
sous les pompes de l'argent et les voluptés de
la paresse.
Les trésors amassés, accrus à la face de la
misère universelle, ne rachètent point leurs
détenteurs des maux inexorables. Ni le divin
désir, ni le choix libre et fier dont un calcul
abject a sevré les époux, ne béatifieront jamais
la pensée ou la chair de ces opulents nécessiteux.
Les acliarnés stigmates, les infirmités expia-
toires de la richesse frappent fe riche dans ses
héritiers. La descendance des oisifs, exemp
du travail, n'est pas affranchie de fa douleur.
Plutus ne confère la joie ni la santé.
28 , PLATRES ET MARUUfiS
Quand il eut évoqué du sein des Mères pri-
mordiales et conduit en son laboratoire de Wit-
iemberg la splendeur immarcessible de la Tyn-
daride; quand il eut baisé le front d'Hélène et
goûté sur ses lèvres le parfum de l'immortalité;
quand il eût changé en or tous les métaux de
l'Empire; quand le bel Euphorion, emporté sur
la trace d'Icare, imita son audace et mourut
comme lui, Faust, lassé pour toujours des
voluptés humaines, dans un burg ignoré de ses
admirateurs s'enferma solitaire, en attendant la
mort. Hautes étaient les tours et la porte mas-
sive. Des ombres pâles rôdaient cependant aux
environs : la Dette, la Pauvreté, la Faim et le
Souci. Des trois premières, le vieil homme ne
redoutait rien : mais l'autre, le spectre mysté-
rieux, le fantôme impondérable, se glissant par
la serrure, pénétra dans la chambre haute et mit
en fuite le sommeil.
Comme Faust à sa dernière étape, le riche
traîne après soi d'innommables tortures, le
souci vengeur que nul n'évite et ne corrompt.
Vous avez ordonné l'héritage. Vous avez cru
pouvoir détourner du patrimoine commun une
réserve sacrilège, assurant ainsi à vos héritiers
des jours stériles et méchants. Vous avez exclu
l'humanité de vos tendresses égoïstes. Soit!
L'humanité reprend ses droits. La faiblesse
humaine venge les malheureux que vous avez
spoliés. L'héritage de l'or est caduc. Il est péris-
sable. Celui des antécédents morbides ne se
peut aliéner. Vous avez fondé un groupe de thé-
PLATRES ET MARBRES 29
sauriseurs à qui tout appartient, sans travail ni
fatigue. Mais aux biens que vous transmettez se
joint le poids cruel de vos fautes et de vos
tares. Les déchéances que vous léguez à votre
postérité rendent vains ses privilèges et votre
avarice inféconde. Exclus de la joie éternelle,
hors du monde, vivant pareils à des lépreux, ils
gardent avec leur pécune l'accablante chevance
des hontes et des infirmités.
Mais voici que le soleil se lève. Un air plus
doux fond les glaces éternelles. Après le long
hiver boréal, un printemps se déchaîne dans les
fleurs odorantes et les rameaux pourprés. Len-
tement, la pitié se lève au cœur de l'homme, et
la justice, et la raison. Bientôt, demain peut-être,
une répartition meilleure de l'abondance com-
mune assurera aux enfants de la terre une part
égale de richesse, de bonheur et de santé.
Libres et forts, les hommes se suspendront au
sein de la commune mère, guéris à jamais des
douleurs, filles de l'égoïsme. La sélection à
rebours du mariage capitaliste n'enfantera plus
de monstres ni de dégénérés.
Les anciens morts ne reviendront plus. Mais
sauvés, purifiés et robustes, leurs fils s'enlace-
ront sur la terre plus douce, dans une étreinte
iraternelle d'amour, de pardon et de réconcilia-
ion.
Mars 1901.
Aristide BRUANT
Quand Rodolphe Salis eut quitté le sombre,
Fuligineux et pittoresque Chat Noir du boule-
vard extérieur pour installer ses tréteaux dans un
hôtel à soi et vendre le plus cher possible aux
gens du monde les obséquieuses, les gogue-
nardes quérimonies dont il assaisonnait sa
bière et les ponts-neufs de ses auteurs, la taverne
d'où le « gentilhomme cabaretier » avait entre-
pris la conquête de la Gaule ne chôma pas un
seul jour. Emportés les tableaux de Willette, les
ombres de Rivière, le bric-à-brac moyenâgeux,
restait un bouge sordide et nu dont trois salles
petites, de niveau différent et les plus malcom-
modes qui se puissent imaginer, formaient la
teneur intégrale.
Apprendue au plafond en guise de lustre, une
chaise de paille invitait les gens à continuer
leur chemin, tandis qu'une bande vociférante
accueillait les badauds par toutes sortes de
huées, nasardes et contumélies dont le public
se délectait. Dans l'alvéole du Chat Noir, le
Mirliton se mettait à l'aise. Aux courbettes
PLATRES ET MARBRES 31
pompeuses, aux compliments sarcastiques du
hobereau de Chanoirville succédaient les mau-
vaises paroles : tout un débordement d'apo-
strophes canailles et d'incagades populacières.
On n'y traitait plus les gens de « messei-
gneurs », mais on célébrait leurs visages avec
des mots de gueule que Tabarin ni Gauthier-
Garguille n'eussent désavoués. Appréciant exac-
tement l'intellect de son auditoire, le nouveau
maître du lieu offrait à la torpeur comateuse
des bourgeois noctambules un agréable révulsif.
Le plaisir d'essuyer, chaque soir, quelques
giboulées d'invectives les ramenait avec doci-
lité. Etre un mufle et se l'entendre dire à la face
de tous, n'est-ce point un délice sans pareil?
Bruant le prodigua sans relâche à ses con-
temporains, tant que brilla le Mirliton. Une
autre joie nous ramenait, artistes, épris des
chansons que, d'une voix mordante et sur des
rythmes dégingandés, le cabaretier lui-même
faisait ouïr aux visiteurs. Ce grand garçon pâle,
déjà loin du matin, le front couvert d'un cha-
peau de cow-boy qui jetait de longues ombres
sur ses traits intelligents et réguliers; ce
Montmartrois en habit de chasse, les braies
tendues par une ceinture écarlate, disait,
comme Iparraguire ou Jasmin, les poèmes de sa
composition. Cela était inattendu, brutal et
généreux. A côté des couplets rosses — toujours
les mêmes — et des romances doucereuses de
Delmet ou de Fragerollcs, un art violent repré-
sentait la vie des classes fainéantes, posait le
32 PLATRES ET MARBRES
décor de la misère, de la crapule, du meurtre et
de la prostitution.
. Des traits d'eau-forte vigoureusement appuyés
faisaient entrer dans les mémoires l'âpre vision
de la rue — de la rue mendiante et scélérate —
campait l'indigène de la place Maubert ou du
lac Daumesnil, avec son geste, son accent et sa
guenille. Le vagabond, la pierreuse, l'assassin,
le trimardeur, le leno entouré de ses compagnes,
toute une panathénée de la fange se déroulait
à travers les Chansons et monologues que le
grand peintre Steinlen commentait avec génie.
Paris chantait A Batignolles, A Saint-Lazare^
A Ménilmontant, itinéraire gouailleur et tra-
gique d'un pèlerin sorti des mauvais lieux.
Géomay^ A la Roquette firent passer le froid de
la guillotine sur la nuque des ivrognes noc-
turnes échoués au Mirliton.
Avec une envergure moindre, aves des res-
sources de linguistique et de prosodie très infé-
rieures. Bruant, par la sincérité, par le vécu
de ses brefs poèmes, atteignait à une intensité
dans l'horrible où M. Jean Richepin ne s-.
guinda jamais. La Chanson des Gueux offre,
incontestablement, une heureuse ordonnance,
une docte mise en train du bagout populaire et
des jargons surannés. Il y a là une réthorique
ferme et souple que l'auteur n'a jamais retrouvée
depuis. Ce sont à peu près les seuls vers de
M. Richepin qui ne fatiguent point. L'abus des
chevilles, du remplissage si communs dans les
Caresses ou les Blasphèmes ne se fait guèïo
PLATRES ET MARBRES 33
sentir qu'à de longs intervalles : c'est un livre de
jeunesse, alerte et déluré. Mais la sincérité
manque, et la tendresse pareillement.
M. Jean Richepin n'aime pas ses héros. En
parfait bourgeois qu'il est, il plastronne et cher-
che les effets devant sa ménagerie de déshéri-
tés. Il porte aux chemineaux le même genre de
tendresse que M. Coppée a vouée aux garçons
de magasin. Dans leurs douleurs et leurs plai-
sirs, il ne trouve que prétextes à variations plus
ou moins ingénieuses : c'est un article de vente
qu'il prépare avec dextérité.
On compte qu'un tramp, ayant larronné deux
poules à l'auteur de la Chanson des Gueux, le
poète cita devant les tribunaux ce partageur
naïf. Pour divertissant qu'il puisse paraître, un
tel commérage ne serait point ici de mise s'il
ne formait une allégorie assez représentative des
sentiments qu'on prête, à M. Richepin envers les
miséreux — partant, de la cordialité probable de
ses inspirations.
Aristide Bruant, pour être véridique eut de
bonnes raisons. Avant que se fût dégagée son
étoile, pendant les années d'une jeunesse pauvre
et méritante, il coudoya ses héros faméliques.
Ils les a vus souffrir. Il a noté leur insouciance,
leur blague résignée : c'est leur âme elle-même
— féroce ou attendrie — qui parle dans ses
vers.
Par un beau soir du mois d'août 1884, à
Montmartre, chez Rodolphe Salis, qui tenait
encore son académie hétérodoxe boulevard de
34 PLATRES ET MAlUiUES
Rochechouart, dans ce cabaret fameux où bril
laient tour à tour Jules Jouy, Alphonse Allais,
Charles Gros, Albert Samain, Louis MarsoUeau,
Maurice Donnay, Willette, Henri Rivière et le
compositeur Fragerolles, oii peintres, musiciens,
« auteurs gais », donnaient la chasse aux papil-
lons bleus, s'évertuaient à la fantaisie et multi
pliaient les charges d'atelier, au grand amuse-
ment de leur climtèle, avait paru inopinément
un diseur de belles rimes qui ne ressemblait en
rien aux « bons chansonniers » de l'endroit.
Grand, souple, avec une tète de médaille
romaine émergeant de sa chemise écarlate, le
visage soigneusement rasé sous une ample che-
velure brune, une voix mordante de ténor, frap-
pant chaque mot d'une vive empreinte, c'était
Aristide Bruant, tel que, peu de mois après,
devait l'applaudir et l'aimer tout ce que Paj-is
compte d'artistes ou de curieux.
Il venait du café-concert. A VÉpoqiie, a la
barrière du Trône, au Concert de Robinson ou
Sellier, de l'Opéra, se faisait alors entendre
avec lui et chantait les /itro7i<:/eZZe5 de Déranger,
il préludait à sa véritable manière par d'excel-
lentes fantaisies : Henri IV a découché^ V Enter-
rement^ et cette Chaussée de Clig'nancoart que
Paulus — heureux alors et battant son plein
— avait mise à la mode. Pour entrer chez Salis
il apportait un refrain destiné à la plus immé-
diate popularité. Le gentilhomme cabaretier,
déférant à cette réclame inopinée, accueillait
l'auteur d'un pont-neuf qui, de Montmartre à
PLATRES ET MARBRES 33
Montrouge et d'Auteuil à Saint-Mandé, avait,
en moins d'une semaine, fait le tour de Paris :
Je cherche fortune
Autour du Chat Noir
Au clair de la lune,
A Montmartre le soir.
Cela se chantait sur l'air Aqiieros moiintag'nos,
que, dans le pays de Bigorre, on attribue avec
unanimité à Gaston Phœbus, encore que le beau
prince légendaire n'ait aucunement collaboré à
cette mélodie, écrite dans les premiers ans du
Romantisme, aux approches de 1820.
Mais, enfin libéré du music-hall^ du concert,
et dégagé de toute formule antérieure, Aristide
Bruant ne tarda pas à révéler sa personnalité.
Du « beuglant » de la rue Biot où le retenait
encore un engagement accepté, au Chat Noir
où ses préférences avaient fait élection de domi-
cile, chemin faisant il rencontrait, sur le bitume
des boulevards extérieurs, les marchandes éco-
nomiques de sourires, dont il allait se faire le
clinicien, l'aquafortiste et le poète incontesté.
Dans cet endroit singulièrement poissonneux
de la place et du boulevard de Clichy, les péri-
patéticiennes de l'amour sont presque aussi nom-
breuses que les passants. Chaque marronnier,
dans sa collerette de fonte, accueille, sous ses
rameaux précaires, une ou plusieurs dryades.
Galathée ne fuit pas vers les saules, mais vers
l'escalier fétide et l'allée obscure des garnis.
C'est là que Bruant connut, pour la première
36 tLATRES ET MARBRES
fois, l'obsession du Paris nocturne, de la rue.
En huit jours il nota : A Batig-nolles — faut-il
dire sa première chanson ou sa première eau-
forte? — puis : A La Villette, sans prendre la
peine de lui chercher un air nouveau. C'étaient
les deux pendants : la fille-fleur et le récidiviste,
le « vagabond spécial », comme dit, en baissant
les yeux, notre code pénal, et celle qui crée au
délicieux jeune homme des loisirs; l'une poussée
comme un champignon entre les dalles du trot-
toir, l'autre,
De son métier ne faisant rien,
jusqu'au temps que l'exécuteur des hautes
œuvres mette fin à ses travaux.
Ces deux chansons in limine marquent l'étape
initiale qui conduisit Bruant de sa première
manière à sa forme définitive. Ce fut le pont
jeté entre le music-hall et le cabaret d'art. Au
Chat Noir, pas de censure, toute liberté d'expres-
sion accordée à l'artiste, aucune de ces barrières
ineptes dont la symbolique Anastasie, indul- j
gente aux gaudrioles, aux sous-entendus gra-
veleux, a coutume de ligoter les écrivains sin-
cères et les poètes nés. Grâce à la liberté du
Chat Noir, Bruant put oser ce que nul, depuis
Tabarin sur son tréteau du Pont-Neuf, n'avait
mis sur les planches : aller au bout de son tem-
pérament.
La mode sacra bien vite, sous cette nouvelle
hj^postase, Vex-Chat Noir désaffecté. Le monde
y vint, élégant et nombreux, toute une piaffe
PLATRES ET MARBRES 37
d'équipages, de viveurs et de femmes habillées
Cela était à la fois très peuple et très fashio
nable, comme, sans doute, les Forcheron<i,
au xviii® siècle, ou les petits théâtres du second
Empire.
Les belles dames qui se risquaient là, dans un
joli geste quelque peu timide et quelque peu
osé, y prenaient place néanmoins sans trop do
crainte, car elles n'ignoraient pas que — pour
citer un mot de Chamfort — « la bonne compa-
gnie était en cet endroit comme partout ailleurs,
et la mauvaise excellente ».
Debout sur une table, Aristide Bruant vocifé-
rait les couplets argotiques, invectivait l'audi-
toire, se promenait de long en large à travers
les chopes et sur la tête des clients. Il obligeait
les visiteurs à chanter avec lui dans un terrible
unisson, à escalader les tables grandes comme
un mouchoir de poche; il bousculait sans
égards les messieurs ventripotents, éconduisait
ies goujats, défendait à coups de poing et
d'invectives sa porte contre les alphonses, les
poivrots, les femmes seules et les femmes
5aoùlcs, ne permettait pas au premier venu de
.robelolter dans son hôtellerie.
Les chansons et monologues de Bruant
iemeurent comme un précieux tableau, comme
jn document de tout premier ordre sur la vie
des classes fainéantes à la fin du xix® siècle.
.Test un vaste panorama où défilent, dans leur
38 PLATRES ET MARBRES
accoutrement spécifique et leur geste représen-
tatif, les mendiants, les nomades, les bohèmes
de Paris, les nymphes du trottoir, les « mes-
sieurs du dimanche », tout ce monde ironique et
besogneux qui va de la prison à l'asile de nuit
en passant par le Dépôt; qui blague, chante,
frappe, jeûne, tue et meurt, avec la même
insouciance ricaneuse ; qui ne dîne que rare-
ment, ne pleure qu'à ses moments perdus ; qui
parfois manque de pain, mais n'est jamais à
court d'esprit.
Bruant, comme tous les artistes véritables et
les poètes doués, a, dans son œuvre si véridique,
si amère, des coins de tendresse imprévus et
délicieux. D'un trait cursif il marque l'émotion
vive que sur l'intellect embryonnaire de ses per-
sonnages produisent l'éternelle beauté des
choses et le retour du mois de mai.
Il découvre chez la fille du trottoir l'expres-
sion nette et juste qui met son pauvre chiffon
de lettre au niveau des plus émouvantes élégies.
Artiste violent et contenu, il possède un
champ de vision borné à dessein, mais par cela
même d'une clarté sans pareille, un microcosme
où s'inscrivent durement — comme les silhouettes
noires sur la rubrique des poteries étrusques —
les personnages qu'il a vus. Il connaît leurs
émotions comme leurs appétits ; il connaît le
mot inoubliable qui les fixe pour toujours.
Néanmoins, cet artisan insigne de l'argot, le
seul, peut-on dire, en France, avec François
Villon (car les beaux esprits comme Olivier
PLATRES ET MARBRES 39
Chéreau, Péchon de Ruby, Francisque Michel,
le capitaine Laphrise, Jean Richepin sont des
liumanistes moins au courant du peuple que
des anciennes chartes), Bruant, de qui les fades
plagiaires font voir l'éclatante maîtrise, n'a rien
inventé du langage de ses types. Son art con-
siste à choisir le mot pertinent, essentiel, parmi
les vocables de la rue. Ne demandez à cette
langue impudente et savoureuse, qui délecte les
humanistes, ni déférence au bon goût,, ni clair-
obscur, ni demi-teintes. Les refileurs de comète,
les trimardeurs, les apachcs, les commensaux
de la Belle-Etoile et de la GIoche-de-Bois ne
peuvent discourir comme les messieurs du quai
d'Orsay ou prendre modèle sur le Journal des
Débats.
Voici d'abord le mauvais garçon, terreur des
faubourgs, coqueluche des belles-de-nuit et bête
noire des sergots. Comme les guerriers d'Ho-
mère, il ne prend pas le temps de vieillir. Son
éphémère destinée s'achève tantôt à la Nouvelle,
tantôt à l'hospice d'aliénés, quand il élude, par
hasard, le chirurgien en plein vent qui opère de
la tête les condamnés à mort.
Il appartient à la faune de Paris, au même
titre que les rats d'égout, les moineaux de square
et les chiens perdus. Il vend des contremarques,
ramasse des bouts de cigare, intente des com-
merces inavouables, appelle au sortir des théâ-
tres les fiacres endormis, chourine au lendemain
du terme les concierges sans défense : ouvreur
de portières — dans les deux sens du mot. Il
40 PLATRES ET MARBRES
tue, instinctivement, quelquefois pour manger,
quelquefois pour se distraire. Il tue. et ne
s'émeut pas autrement qu'un loup en train de
mener sa proie. Il meurt ensuite, non peut-être
en beauté, mais avec un sang-froid qui montre
que de l'escarpe au héros la distance n'est pas
aussi grande que veulent bien le dire poètes,
historiens et moralistes.
Voici, combien touchante sous la jupe de
futaine et le bonnet blanc de la fille soumise, la
prisonnière de Saint-Lazare, telle que l'a fixée
en un crayon immortel celui qui fut, plus que
tout autre, l'illustrateur de Bruant, le grand
peintre de la misère et de la douleur : Toulouse-
Lautrec. Manon Lescaut a plus de tenue en
écrivant à des Grieux, mais sa frivole, sa char-
mante lettre ne porte pas au cœur. La fille-folle-
de-son-corps dont Aristide Bruant éternisa
l'épître au suave jeune homme qui vit de ses
largesses n'a pas, dans son intellect obtus, dans
son cœur piétiné comme un trottoir, moins de
ferveur et d'amour que les héroïnes des poètes.
Elle dit, avec des mots tachés de boue et, peut-
être, de larmes, les mêmes choses que mur-
murent en paroles d'or les amoureuses légen-
daires. Seulement, le panier à salade remplace
ici le balcon de Vérone ou le cloître du Para-
clet.
Aristide Bruant, poète et peintre de la rue,
était logiquement destiné à conduire sa chanson
à travers les routes et les grands chemins qui
prolongent la rue aux dimensions de la planète.
PLATRES ET MARBRES 41
Un économiste, M. Charles Demolins, affirme
que « la route crée le type social ». Marchand
de craj-ons sur le pavé « national », Côtier dans
les « compiles et quadriviers de l'urbe », incar-
nent, l'un et l'autre, dans une silhouette « repré-
sentative », tous les porte-besace, tous les bat-
teurs d'estrade que l'argot désigne sous le
vocable jovial et pittoresque de « trimadeurs »,
philosophes narquois et résignés qui, réduisant
au minimum leur idéal et leur appétit, dînent
d'une soupe ou d'un croûton de pain, couchent
sur la paille des meules, qui pour s'abriter des
météores et prendre leurs repas n'ont même pas
.besoin, comme Diogène, d'une écuelle ou d'un
tonneau.
Et ce sont les Joyeux, les insoumis, les
révoltés pour qui le régiment aggrave la prison,
les marcheuses, le fossoyeur, la « marmotte »
qui demande, à titre de parure.
Un jersey et des peign' en célunoïde,
les « dos » qui chantent matines « au marlou
que la loi raccourcit », ou bien à cet homme
libre par excellence, guerrier, chef sauvage,
dompteur de chevaux et fils de « dauftère », qui
meurt comme César d'un coup porté en pleine
poitrine par la main d'un rival.
Etrange miracle de la poésie ! Aristide Bruant
qui, pareil à tous les vrais artistes, est l'homme
le plus correct du monde, réfractaire à la
bohème, estimé de ses voisins, adoré de ses
amis, en règle avec son percepteur, a connu celte
42 - PLATRES ET MARBRES
bonne fortune de persuader aux « joyeux »
mêmes qu'il avait fait à « Biribi » son service
militaire.
S'il n'a pas vécu dans cet enfer, il n'en a pas
moins, avec une conscience peu ordinaire,
cherché aux sources mêmes les éléments de son
œuvre d'art. Au fond des bouges, à travers les
banlieues scélérates, les faubourgs et les « cilés »
vermineuses où lleurit le tournesol, risquant
les bagarres et les rencontres meurtrières,
s'exposant au couteau des escarpes, à la puan-
teur des « caveaux », à la familiarité des
« pilons », afin de prendre sur le fait costumes
et langage, il a touché d'assez près au monde
.qu'il évoque pour en donner une fidèle image.
Sa manière est brutale, procédant par touches
crues et violentes, délimitant d'un Irait d'eau-
forte rudement appuyé des silhouettes inoublia-
bles ; mais rien de moins pornographique, et —
si l'on veut me permettre un mot ridicule —
rien de plus chaste que ces tableaux dun réa-
lisme
Nu comme l'Indigence et pur comme la Faim.
La volupté en est absente : l'émoi sexuel y
paraît à peine, sans raffinement ni profondeur.
On ne sent jamais dans ces rythmes l'odeur
fauve de la luxure. L'amour s'impose à la femme
comme une corvée, à l'homme comme une
source de profits légitimes et bienvenus. Aris-
tide Bruant, copieux en mots de gueule, en
expressions véhémentes, en vocables cyniciues,
PLATRES ET MARBRES 43
-est, à coup sûr, un des poètes les moins eroti-
ques de la langue française.
Rien n'importe moins dans une œuvre d'art
que la nature du sujet. Quand un imbécile écri*
des odes pindariques, il n'en reste pas moins un
imbécile. Bruant, lui, pour avoir osépeindre avec
une franchise entière, sans hypocrisie et sans
allénuation, le monde hétéroclite qui vit en
dehors des lois, pour en avoir noté l'idiome avec
un goût très artiste, a conquis et gardera dans
le Parnasse contemporain une place mémorable,
qui n'appartient qu'à lui.
Retiré aux champs, sur les bords de la Loire,
il consacre les loisirs dorés de son âge mûr
à fixer pour les scholiastcs à venir les modalités
présentes de l'argot. Son Dictionnaire argot-
français ajoute une « contribution » aux enquères
déjà nombreuses des érudits ou des poètes qui,
depuis 1850, ont étudié le langage des zingari
et des truands.
Cette langue changeante, pittoresque, com-
posée de métaphores, d'allégories, eut de tous
temps le privilège d'intéresser les esprits atten-
tifs. Le jars, le bigorne, le slang des Anglais et
le rothwelsch[\lA\\e\\ rouge) des Allemands sont
Autant de provinces aux frontières mal définies,
Je ce patois qu'usitèrcnt, depuis Villon jusqu'à
Drouïn de Bercy, depuis les routiers du onzième
siècle jusqu'à Lacenaire, tous les chantres de
a bohème et tous les malfaiteurs : les rcfileurs
ic comète, les frérots de la cuque, les chercheurs
de blé lunaire, les tunantes, lespicaros, les mar-
44 PLATRES ET MARBRES
miteux, les cagous, les rifodés, les malingreux,
les escarpes, les golfos de Cordoue et les apa-
ches de Paris. Cartouche, Mandrin, le beau
François et Fleur-d'Epine ont tour à tour
employé cet euphuisme de la misère, de la
révolte, du crime et du délit. C'est l'adaptation
du vocabulaire classique aux besoins d'une
société irrégulicre et ténébreuse, vivant en
marge et aux dépens du monde civilisé, qui fait
l'argot ou jo&eZm, comme disait François Villon.
La plupart des professions, ainsi que Victoi
Hugo en a fait la remarque, emploient un
idiome incompréhensible et fabriqué de toutes
pièces. L'amateur de courses qui parle de
steeple-chase et d'outsider, Vaficionado qui
explique la façon dont Guerrita intentait une
suerte, le journaliste qui dit mon papîei\ le
parlementaire qui prête « un sein » aux Com-
missions et « des bases » au lien social ne rom-'
peut pas moins en visière avec la correction et
le bons sens que les mauvais garçons de la
Cour des Miracles ou que les « messieurs du
dimanche » dansant au bal Fabvier des pas que
les Sioux n'oseraient point aux bords du Mis-
souri ou du Meschacébé.
De même, quand les précieuses de Tallemant
et de Saumaize traitaient leurs pieds » de chers
souffrants» et nommaient un clystère «le bouil-
lon des deux sœurs »; quand Voilure ou Mon-
tausier inventaient, pour complaire à Julie
d'Angennes, le mot « encanailler » ou « l'esprit
d'expédients », ils se servaient d'un dialecte
VLATRES ET MARBRES 4.^
plus inaccessible au vulgaire que l'eskaldunao
et le samogitique.
Néanmoins, ces gens, honnêtes et sérieux,
déférant aux convenances, n'auraient su pré-
tendre à la qualification d'argotier qui fut, de
tout temps, en possession de relier entre euy
malfaiteurs et déclassés.
Roquefort, qui au xvii^ siècle disserta sur Tar-
got, en distingue trois sortes : l'argot des gueux
et mendiants, celui des voleurs et des filous,
enfin celui des ouvriers.
Il est permis — dit Francisque Michel — de ne point
adopter cette distinction. Quelque commisération que nous
ayons pour les malheureux en proie à cette aflreuse maladie
désignée par Maître François sous le nom de fault d'argent ^
nous faisons très peu de diffircnce entre les mendiants et
les voleurs qui exploitent nos grandes villes; quand on
demande l'aumône, on est bien près de l'exiger.
Voilà certes un paléographe dont le cœur ne
fondait pas de pitié à l'aspect des mcndigots.
Pour d'autres raisons sans doute que Francisque
Michel, on jugera la division arbitraire. Deux
courants bien distincts sont marqués dans le
« bigorne » de toutes les époques. L'argot est
alternativement sinistre et comique, d'après la
spécialité des hommes qui le « jaspinent ».
Dans le monde des blesches (apprentis merciers),
jes coësmes (merciers), des camelotiers hiirés
iporte-ballcs) et des coureurs de landy dont
Péchon de Ruby a conté la « vie généreuse »,
parmi les sabouleux, marcandiers etcoquillards,
ce n'était guère qu'un chiffre oarlé « pour mieux
46 PLATRES ET MARBRES
échapper quand ils étaient découverts et pour
tondre sur un œuf »,
La clé en était aux mains des archi-suppôts
régnant sur les confréries de vagabonds et de
mendiants ; ceux qui l'employaient ne savaient
pas exactement la signification de leur palabre.
Il est certain — dit le Père Garasse — que ces gens ont
eu une cabale parmi eux qui ne s'enseigne qu'aux frères
de la besace et de mille autres qui lisent le picaro, soit en
espagnol, soit en français; je m'assui^e qu'il n'y en a pas
quatre qui l'entendent, car il y a des termes mystérieux de
maraudaille qui sont de vraies énigmes à qui n'A pas lait
son apprentissage de gueuserie et qui entendrait ces locu-
tions sans commentaire : ringer sur le pelât et câbler à la
historié.
Les temps sont fort changés. Les siècles héroï-
ques de la langue verte ont pris fin. Les chauf-
feurs d'Orgères ne causeraient pas sans quelque
difficulté avec nos modernes cambrioleurs. Le
sanscrit du bagne a perdu quelques-unes de ses
plus amères beautés. Ces tropes magnifiques et
sanglants : épouser la veuve (être guillotiné) ;
faire suer un chêne (assassiner un homme) ont
disparu. Le dernier qui, dans le sabri (forêt cri-
minelle), évoquait une troupe de malfaiteurs
embusqués et le sang de la victime effarant de
sa pourpre les arbres silencieux, affronte la
comparaison des plus belles images connues.
Mais les chemins de fer ont tué les voleurs de
grande route. On n'égorge plus les marchands
attardés, les courriers en détresse. C'est au
grand jour, sous les yeux bienveillants de la
PLATRES ET MARBRES 47
police, que les gredins travaillent. Leur bara-
gouin porte la trace de l'embourgeoisement qui
caractérise leurs opérations.
Autrefois, on ne trucidait guère sans que la
découverte du macchabée révélât quelque gen-
tillesse. Les chauffeurs grillaient à la Sainte-
Menehould les pieds des ruraux, le duc de
Praslin pralinait à coup de bottes la physio-
nomie de la duchesse ; Billoir façonnait un jeu de
patience avec les morceaux de la fille Le Manach,
et Lacenaire composait des vers tellement stu-
pides qu'on aurait pu les attribuer à Déranger.
Les escarpes d'à présent ont supprimé ces fiori-
tures de leurs prédécesseurs. Un coup de rasoir
ou de trauchet, le patient a son compte. L'af-
faire est bâclée sans qu'il soit besoin de littéra-
ture ou d'imagination.
A dater de Francisque Michel, qui publia son
Etude critique en 1856, les travaux de la lexico-
graphie argotique ne se comptent plus.
En quinze ans, l'on peut noter la brochure
excellente de MM. Marcel Schwob et Georges
Guieysse; la Langue des Criminels^ de Lom-
broso; le Dictionnaire d'argot fin de siècle, de
Charles Virmaître, doni ]]Iesdemoiselles Saturne
recèlent de curieuses trouvailles sur le dialecte
usité à Lesbos; le Dictionnaire d'argot, de
Rigaud; celui de Georges Dclasalle. Enfin, les
Etymologies, de Timraermans, ont porté la
lumière dans les cavernes les plus obscures du
jargon. L'écrivain qui, pour suppléer au défaut
de couleur ou d'imagination, voudra passementer
4» PLATRES ET MARBRES
de langue verte ses élucubrations, n'aura pas
grand'peine à compiler tant d'ouvrages mis à la
portée des plus faibles humanistes.
Le poète Jean Poux dit Arsène Lavôme en
fournit une preuve. Banquiste plat, reporter
sans ouvrage ni talent, il s'est improvisé docteur
en jobelin pour les caboulots de Montmartre,
sans connaître le jars non plus que le français.
Dans ses fades plagiats de Ricliepin ou de
Bruant, il remplace les signes de ponctuation
par le vocable qu'on ne proféra qu'une fois à
Waterloo.
11 exploite la fausse pitié des satisfaits et tran-
quillise leur pleutrerie avec des simagrées bour-
geoisement révolutionnaires. Il insulte prudem-
ment le Capital dans les cabarets chers à la réac-
tion,à peu près comme Théodore Botrely rétablit
le Roy. L'un chouanne et l'autre sans culottise,
mais tous deux avec une mentalité pareille et
pour toucher quelque pourboire. Que les heureux
du monde se rassurent! les Riches n'ont rien à
craindre avec des gars de ce tempérament. Ce
sont des domestiques et non des insurgés.
Ce n'est pas sans raison qu'Aristide Bruant
donna tout d'abord aux amateurs de langue
verte un vocabulaire argot-français. En effet,
les amateurs de ces verrues et malformations
linguistiques s'enquerront moins de versions que
de tlrèmes. Une lecture médiocre, un peu d'ins-
tinct suffisent pour comprendre aujourd'hui les
textes argotiques. Mais il est moins aisé d'en
pratiquer soi-même l'écriture.
PLATRES RT MÂJIBRES 49
VArg'ot au dix-neuçième siècle donne aux
amis du chansonnier le plaisir de retrouver, au
milieu de scolies amusantes, presque tout le
répertoire d'Aristide Bruant. Avec raison, i'au
teur cite copieusement ses propres ouvraçres.
Ils font autorité dans la matière. Les fraarmonts
extraits de ses Chansons et monologues, du J/zr-
liton, divulguent la mise en œuvre à côté des
matériaux.
C'est, au point de vue grammatical aussi bien
qu'au point de vue littéraire, le meilleur exemple
que l'on puisse donner.
Si le langage secret des bohèmes et bandits
renferme d'horriPiques beautés, les expressions
de la rue sont pleines de fantaisies et de belle
humeur. Les « mots » abondent. Thomas Gray
parle, dans son Elégie, des « Ilampden de vil-
lage ». Le lexique de Bruant fait voir qu'il existe
des Chamfort et des Aurélien Scholl de trottoir.
Les voyous sont pour la plupart des journa-
istes. Il est vrai de dire que la réciproque se
voit aussi communément.
Baptiser limace la chemise d'une vieille
femme, dire que le flatteur couche le poil ou jette
de la pommade, assurer que celui qui frappe
fambonne, et que celui qui refuse ne marche
pas, qualifier le pou d'espagnol et les missives
de bahillardes, n'est-ce pas aussi boufion que
les nouvelles à la maintes mieux venues?
En pernoctant sur !e trimard, VouLlaw s'est
enrichi. Tantôt il s'exprime en grec et nomme
ornion une poule, tantôt il désigne par un terme
4
50 PLATRES KT MARBRES
hispano-arabe la compagne dont il vit : la mou-
kère travaille pour subvenir à ses besoins.
Ainsi, le parler de ce monde louche devient
pareil à son costume. L'Argot s'habille avec le
manteau d'Arlequin.
Ayant fait vivre les malandrins des quartiers
redoutables, Aristide Bruant donne la joie aux
curieux d'en noter la parole. Ainsi dans Mail-
lane, après Mireïo et Lis Isclo d'or, Frédéric
Mistral assemble un répertoire de la langue pro-
vençale. Quand la victoire est certaine et triom-
phant le poète, il sied qu'il dévoile ses pro-
cédés « aux jeunes hommes des temps qui ne
sont pas encore ».
Ces gloses et mémoires sont le legs d'artistes
heureux de 1« postérité.
Février 1913. Mars 1900.
Edouard DUBUS
Le 10 juin 1895, vers quatre heures de l'après-
midi, fut trouvé, gisant aux latrines de la place
Maubert, le cadavre d'un inconnu. Mort fou-
droyante ou syncope? Les garçons de police,
mandés pour le constat, fouillèrent tout d'abord
avec minutie chaque vêtement de l'étranger.
Ensuite de quoi, prenant garde qu'il respirait
encore, ces messieurs le firent d'urgence con-
duire à la Pitié.
Une seringue de Pravaz recueillie dans sa
poche, ainsi que deux fioles contenant quelques
gouttes d'une liqueur amère, donnaient la plus
grande vraisemblance à l'hypothèse d'un suicide
manqué.
Admis à l'hôpital sans que rien dévoilât son
identité, l'agonisant de la place Maubert expirait
deux jours après. Il ne s'était point éveillé de sa
torpeur comateuse; il n'avait pu fournir, avant
l'heure suprême, aucun indice propre à désigner
les siens.
Dans l'ampithéâtre, la table de dissection
attendait sa dépouille parmi cette foule anonyme
Je cadavres qui, chaque jour, paient à la Science
62 PLATRES ET MARBRES
future une rançon de « chair à faire pauvreté ».
Par bonheur, M. Jean Court, rédacteur au
Mercure de France en même temps que secré-
taire de police pour le quartier du Panthéon,
apprenait la mort du suicidé présumé.
Le signalement rendu par les subalternes qui,
dès la vespasienne de la Maub, avaient donné
les premiers soins au malheureux; quelques
indices, dont le plus caractéristique sans doute
fut l'outillage de morphinomane trouvé sur le
défunt, éveillèrent les soupçons de M. Jean Court.
Ce personnage mystérieux dont les jours s'ache-
vaient d'une manière à la fois si triviale et si
pathétique, n'était-ce point un confrère, un
artiste faisant gloire de s'adonner à l'opium, au
haschisch, à la cocaïne, sans préjudice de l'alcool
et autres vulgaires excitants?
M. Jean Court ne s'était pas trompé. Couché
sur le marbre hideux, il eut vite fait de recon-
naître son collaborateur au Mercure^ son ancien
ami, le poète Edouard Dubus, mort en la trente-
deuxième année de son âge, emporté par la
tuberculose qu'aggravait sinistrement cette
bizarre hygiène de poisons.
Les plus intimes du défunt,.M. Alfred Vallette,
directeur du Mercure de France, M. Georges Des-
plas, ancien président du Conseil municipal,
communiquèrent en grande hâte à la mère
d'iidouard Dubus le trépas misérable de son
fils. Pour dérober le cadavre aux hommages
posthumes, Mme Dubus qui, pareille ù la mégère
de Béîiédiction, nourrissait contre l'enfant de
PLATRES ET MARBRES 53
ses entrailles une haine hystérique, fît enlever
nuitamment ses restes de l'amphitéâtre, si bien
que M- Dubus le père, non plus que ses deux
filles, ne purent assister aux obsèques du mal-
heureux garçon.
Le souvenir des cœurs amis seul accompagna
au cimetière la dépouille de l'abandonné. Par
l'ironique hasard de son méchant destin, le
pauvre enfant venait d'être appelé à un héri-
tage qui l'eût pour toujours exempté de la misère.
Un volume de vers au titre gracieux : Quand
les violons sont partis^ quelques rimes posthumes
que l'on trouvera dans un recueil édité par
M. Albert Messin forment, avec Les vrais sous-
offs, brochure de circonstance publiée chez l'édi-
teur Savine, à la remorque de M. Lucien Des-
caves, tout le bagage imprimé d'Edouard Dubus.
Malgré l'influence évidente de Mallarmé, de
Baudelaire, de Verlaine et de Charles Gros
{Complainte pour Don Juan, Cavalier Spleen) y
malgré des réminiscences et des emprunts can-
dides, la joliesse des œuvrettes que M. A. Mes-
sein réunit fort à propos en un tome définitif
défendra de l'oubli ce poète nonchalant et délicat.
Avec son visage lunaire de Pierrot tubercu-
leux, sa bouche au rire enfantin, avec ses yeux
gris de myope dont le regard ne peut embrasser
le contour des choses, Dubus fut, malgré son
esprit si fin, l'homme du monde le mieux orga-
nisé pour donner dans tous les panneaux tendus
64 PLATRES ET MARBRES
à sa crédulité Ce fut un disciple se conformant
avec docilité aux Idoles du Maître^ à qui le pre-
mier venu montrait la lune dans un sac et faisait
prendre, non pour des lanternes, mais pour de
reluisants soleils les plus abjectes vessies.
Boulangisme, occultisme, symbolisme, per-
versité, Dubus adopta sans fatigue les calembre-
daines à la mode chez ses contemporains. De
notre temps il eût été malthusien ou sillonniste,
peut-être l'un et l'autre, car le besoin « d'imiter
pour être original » lui conférait un éclectisme
smgulier.
La seringue trouvée sur lui à l'heure de sa
mort ne le quittait pas depuis longtemps. Par
esprit d'imitation, il buvait de l'absinthe comme
Verlaine, il s'injectait de la morphine comme
Guaita. La noire /(ioZe de Quincey l'avait réduit en
esclavage. Cette morne luxure des poisons oii
roule notre siècle d'hypocrisie et de douleur
avait conquis cet enfant anémique, de sang
trop pauvre pour lutter contre l'opium. Ce pacte
diabolique une fois consommé, la victime ne se
peut plus dédire sans un effort peu commun de
volonté. Quiconque, au mépris de sa dignité, de
son intelligence, voulut un soir goûter aux plantes
endormeuses, engage sa vie à de rudes expia-
lions, encourt la chance effroyable de ne jamais
voir sa peine remise ou atténuée.
Pourtant, ces herbes maudites du rêve et de la
paresse ont adouci dans
L'infini bercement du loisir embaumé,
PLATRES ET MARBRES 55
tant de maux étendus sur le poète malade que
sa mère abandonna!
La vie — disait Chamfort — est un mal dont le sommeil
repose toutes les seize heures. C'est un palliatif. La mort
est le remède.
Vous le savourez à présent, ce remède effi-
cace, ami que nous déplorons encore. Ce n'est
plu3 désormais l'ivresse temporaire, mais le
sommeil infini qui vous délasse du mal d'avoir
été. Cependant le souvenir de votre âme
exquise, les vers de vos jeunes saisons refleu-
rissent perpétuellement votre image dans l'es-
prit, dans le cœur de ceux qui vous ont aimé.
JuiUet 1895.
Fleurs d'automne.
Un brouillard gris, d'un gris léger et délicat,
nuancé de rose comme la plume de tourterelle
sauvage, enbrume l'horizon et flotte au sommet
des arbres qu'il encapuchonné de vapeurs. Dans
les froides aubes, dans les crépuscules hâtifs,
pleurent les cuivres de l'automne. Aux feuil-
lages d'un vert déteint, au chrome indécis des
tilleuls et des peupliers s'incrustent rubis, escar-
boucles, topazes et grenats, la gamme entière
des ors, des ors fumeux, recuits et mordorés que,
par taches, ensanglante le corail des arbouses,
la grappe mûre des orbiers. Le vent d'après
l'orage a mordu les vignes folles aux raisins
presque noirs, la gelée blanche festonne leurs
pampres d'écarlate.
La saison magique ennoblit les parterres, fée-
rise les bois. Il n'est si piteuse banlieue, il n'est
si maigre campagne à laquelle le soleil mourant
ne prête une heure de Ijcauté. C'est un deuil
somptueux, drapant de velour ponceau les bico-
ques friturières, les cottages de banlieue et les
vide-bouteilles hilarants des bourgeois.
Stéphane Mallarmé, qui devisait commune-
PLATRES ET MARBRES 57
ment avec une syntaxe moins abstruse que dans
V Après-midi d'un faune ou La Prose pour des
Esseintes, prétendait qu'il convient de lire sous
les charmilles d'un jardin à la française le
Discours sur la Méthode pour en éprouver le
charme, assez peu manifeste aux yeux des bonnes
gens. Ce paradoxe maniéré, tel que les aima le
grand poète d'Hérodiade, interprété au sens le
plus large, nous apprend à discerner l'harmonie
intime des lieux et des saisons, à mettre
d'accord les paysages et l'histoire, les œuvres
d'art et de nature, le drame cosmique du soleil
ressuscité d'entre les morts avec les souvenirs
que les hommes ont inscrits dans les pierres et
les solives de leurs monuments.
A Versailles, l'automne acquiert une grâce
inconnue, un charme que d'autres lieux ne lui
sauraient donner. Et ces fauves après-midi,
sous le couvert des hêtres et des charmes où
bondit l'écureuil, tel un oiseau couleur de
feuille morte, se regrette, au couchant, l'astre
nec pluribus impar que le plus vain des Rois
avait pris pour blason.
L'eau dormante du grand canal, des bassins
où grenouilles, hippocampes. Naïades bouffies
et Tritons emperruqués somnolent dans la vase,
parmi les lentilles et les moisissures vertes, les
ifs en pyramides, les buis rectangulaires gardent
une fraîcheur d'apparat dans la débâcle de l'été..
Mais, au tournant des promenoirs, au fond des
salles de verdure, tombe
... le soleil jaune d'un long rayon
08 PLATRES ET MARBRES
et ces clartés chaleureuses qui proclament la
fin des beaux jours.
Les parterres éclatent de nuances violentes;
les fleurs d'arrière-saison arborent pour la plu-
part des teintes magnifiques, d'un luxe téné-
breux, pareilles à ces tapisseries espagnoles
brochées, lamées, orfévrées de soie et de pail-
lon, où les matières éclatantes, les feux des
corindons, les métaux précieux concourent à
l'effet nocturne de l'ensemble, pareilles encore
aux mornes et fastueux émaux des rétables
gothiques ou byzantins.
Les fleurs claires : églantine, lilas de Perse,
lilas blanc, acacia, faux ébénier, sureau, boule-
de-neige, aubépine et pêcher rose ennoblissent
la jeunesse de l'année.
Au mois de juin, les lis ouvrent leurs corolles
orgueilleuses, dont le fade et lourd encens, uni
aux odeurs plus légères des tilleuls sert de parure
aux nuits de la Saint-Jean, première fête de l'été.
A présent, les couleurs douces ou véhémentes
confondent leur disparate en une mosaïque
d'aspect riche et délicieux. Géraniums, balisiers,
héliotropes, agératums bleu turquin, lantanas,
calcéolaires, coréopsis de couleur aventurine
ou jaune d'or, hélianthes majestueux lleuris
tour à tour dans les jardins royaux et les cités
de chiffonniers, dahlias, balsamines, œillets
d'Inde, toute une palette de rouges, de violets,
de tons purpurins ou safranés que déchire, par
place, le rose vif, le blanc mat d'un glaïeul rigide
sous l'armure de ses feuilles en couteaux.
PLATRES ET MARBRES 59
Ces plantes d'autrefois ont, ici, tout leur
charme, brillent d'un éclat adorable et suranné.
Elles sont bien « françaises » ayant, depuis des
siècles, emmagasiné les sucs du terroir et fait à
son image leur beauté persuasive.
Ah! quand refleuriront les roses de septembre...
chantait le pauvre Lélian, dont l'âme crépuscu-
laire s'harmonisait aux nuances défaillantes,
aux parfums amortis de l'arrière-saison. Le rude
Agrippa lui-même, dans son poème de fer, de
feu, de colère et d'épouvante, s'attendrit au sou-
venir des corolles automnales.
Une rose d'octobre est plus qu'une autre exquise!...
Vers délicieux, unique, le seul peut-être
qui mérite d'être sauvé dans le fatras des Tra-
giques.
Nulle part les fleurs ne sont plus élégantes
qu'à Paris; nulle part elles n'ont moins de relief
et de personnalité. Ce sont des objets de luxe,
de mode, quelque chose comme des gemmes
éphémères dont la précarité n'est pas le moindre
charme. On en fait des chapeaux, des coussins,
des guirlandes — horreur' des œufs de Pâques
et des poissons d'avril. Quand le gaz flamboie
aux vitrines, le muguet, l'azalée, au printemps,
les roses de juin, les lis dorés en août assument
des coloris violents d'étoffes orientales, sur les
étagères, dans les cornets de Venise ou les
buires de Nancy. Leurs contours s'illustrent de
la richesse ambiante. Dans le home d'une femme
60 PLATRES ET MARBRES
qui sait son métier, chacune d'elles prend l'as-
pect d'un objet d'art.
Celles de la rue ont un aspect minable. Au
contact des mains balourdes, sous l'arrosage
brutal et permanent qui leur fait — dit Balzac
— recommencer une deuxième végétation, elles
perdent la noblesse de leur coloris, leur forme,
leur caractère. Ce ne sont que des produits hor-
ticoles, des salades à l'eau du ruisseau.
Dans les squares et les endroits publics, elles
semblent encore plus dolentes. L'ingéniosité
funeste des Le Nôtre municipaux perpètre avec
elles de sacrilèges mosaïques, des losanges, des
damiers et des grecques propres à faire bénir la
cécité. Goléus, agératums, bégonias s'y prêtent
à des combinaisons dignes de Pécuchet. On les
oblige à représenter des chiens, des urnes funé-
raires, des instruments de cuisine, le nez de
M. Glaretie et la silhouette du Président Fal-
lières. Ajoutons les marbres hideux, les bronzes
répulsifs, les gens qui dorment sur les bancs,
les mioches qui font des gâteaux de sable à tra-
vers les allées, item les messieurs d'habitudes
régulières qui fument, en lisant le cours de la
Bourse ou le résultat complet des courses, un
cigare infect : si le désir vous anime encore de
prendre une chaise au parc Monceau ou bien au
Luxembourg, c'est que vous pousserez l'humeur
conciliante dans ce que le bénin a de plus
excessif.
Il n'est jardin qu'en province, dans les trous
perdus où l'on ignore l'art de forcer les plantes'
PLATRES ET MARBRES Cl
de Violer, sous prétexte de culture intensive,
Tordre aimé des saisons, oîi le soleil fleurit les
tubéreuses, où les dalhias gigantesques épa-
nouissent h l'aise leur feuillage de satin vert,
leurs fleurs géométriques, leurs fleurs teintes
de sang, de pourpre et d'or.
Voici un beau parterre, proche de quelque
hôtel désert ou d'un couvent abandonné, dans
la ruette la plus morte d'une ville méridionale,
presque inhabitée. Du haut des promenoirs
tapissés de violiers jaunes, l'œil plonge au loin
sur ]es poulies où l'Adour, véhément, se dérobe
parmi les aulnes et les peupliers, où, de l'aube
au crépuscule, retentissent les cris et les battoirs
des lavandières. Les guêpes, les abeilles bour-
donnantes, les machaons diaprés voltigent sur
les romarins, les asters et les lavandes; les
chardonnerets, les hochequeues, les pinsons à
la gorge éclaboussée d'écarlate, gazouillent vers
le soir tantôt sur les hautes branches, tantôt sur
le gravier jaune des allées. Au fond, parmi les
houx d'un vert sombre et métallique, sous le
buis qui enserre les plates-bandes, les merles,
mis en gaieté par l'ondée estivale, répètent sans
fin leur cadence ironique, cependant que monte
des clématites blanches un très doux parfum
de vanille et de benjoin.
Vieilles fleurs! aïeules du jardin. Ce sont elles
que vantent les poètes :
Le camélia blanc savament découpé
Est un rêve chinois de mate porcelaino.
62 PLATRES ET MARBRES
Son calice d'où monte une furtive haleine
Semble dire les vers du doux Li-taï-pé.
Sous les glauques abris des osiers et des saules
Croit l'humide moisson qu'ombragent des roseaux.
La Source a dérobé, parmi les fleurs des eaux,
Son sein harmonieux et ses jeunes épaules...
Le bouquet de Marceline mêle aux roses de
Provins celles de tous les mois, aux églantines
delà Scarpe le noble amour du rossignol, éclos
dans les parterres de Saadi ;
J'ai voulu ce matin, te rapporter des roses...
Ce soir ma robe encor en est tout embaumée.
Respires-en sur moi l'odorant souvenir.
c'est le thym, la marjolaine, la véronique
« douce à voir », la sauge, l'œillet, le perce-
neige,
Dieux 1 que la neige est froide à l'âme d'une fleuri
le pavot mortel et délicieux, la violette et le
troène virgiliens; c'est le chèvrefeuille, l'ama-
ryllis, le pois de senteur, l'harpalium, le rusti-
que passe-rose que Delacroix peignait avec
amour. Filles de la zone tempérée où tout n'est
que douceur, harmonie, équilibre, leur parfum
suave et tenace, leur éclat se marient aux gloires
passagères, aux ciels fins, à la délicate lumière
d'un climat où le beau temps est la plus belle
des fêtes publiques.
En revanche, les monstres floraux des exposi-
tions, chrysanthèmes, orchidées, les uns d'une
lourdeur vulgaire, en dépit des croisements et
PLATRES ET MARBRES 63
des bâtardises scientifiques, les autres mala-
dives, chantournées, « fleurs de fièvre » et
d'importation, affichent la laideur signalétique
des parvenus et des exilés. La plupart sont
laides, piteuses, rachitiques, de tournure mala-
dive, sans parfum et de triste couleur, réserve
faite du sauvage anthéricum et du cattléyas
dont les pétales mauves semblent les ailes trem-
blantes de quelque gigantesque papillon.
Elles donnent, ces fleurs monstrueuses, la
richesse aux jardiniers savants qui les marcot-
tent, les hybrident, les chantournent, les défor-
ment — comme les comprachicos déformèrent
Gwynplaine — suivant le plaisir des belles
dames, des snobs pour qui toujours une fleur
est assez belle quand chacun de ses boutons
coûte plus d'un louis, et qui, d'ailleurs, n'au-
raient pas moins de goût pour l'étoile azur de
la bourrache ou le quintefeuille lilas des pommes
de terre, si ces herbes arrivaient de Tromsoë ou
de Java.
Mais quel dieu, quel poète des jardins
remettra dans leur gloire primitive les antiques
fleurs? Qui donc prendra la défense des roses de
France dont Ossit a magnifié la gloire, des hémé-
rocalles, des sensuelles tubéreuses, des lis embau-
més plus qu'un harem d'Egypte? Qui gardera les
pétunias, les belles-de-nuit où viennent boire les
papillons crépusculaires, oii les sphynx velus
enfoncentleurs trompes en bourdonnantd'ivresse.
Qui sauvera les fleurs chères aux vieilles dames
de province, les fleurs des presbytères et des
64 PLATRES ET MARBRES
jardins campagnards, celles qui bordent encore
les parterres olympiens de Versailles et qui,
dans les soirs d'automne où murmure^
L'inflexion des voix chères qui se sont lues,
offrent au déclin du soleil un lit de pourpre
violette et de satin cramoisi, les fleurs pareilles
aux Princesses de jadis, les fleurs qu'ont aimé
La Vallière ou Montespan, chères vieilles fleurs
qui se fanent avec le soir autour des boulin-
grins historiques, en exalant comme un dernier
baiser leur odeur pénétrante et fugitive'
Montagne.
Aa Docteur I: Bétons.
Je fus l'hôte de Barèges à toutes les époque?
de ma vie. Autrefois même, et bien avant que
le tourisme se fût implanté dans le Sud-Ouest
aux lointaines provinces, les gens de Tarbes
choisissait volontiers les bourgades balnéaires
qui, du Pic du Midi d'Ossau à celui de Bigorre,
s'étendent en arc de cercle aux pieds de Vigne-
male : Cauterets, Saint-Sauveur, Luz et Barèges,
pour y prendre leurs quartiers d'été. L'Adour
voisinait ainsi avec le Gave. Mes premiers
« souvenirs de voyage » ont pour décor la
plaine d'Argelès, la roule de Gavarnie et le
plateau de Lienz. L'ascension à Barèges n'était
pas, vers 1867, une petite affaire. On s'y pré-
parait d'avance avec toutes sortes de précau-
tions, d'emballages et de soins. On emportait
des couvertures, des comestibles, du vin, le tout
pour faire, à travers les routes éminemment car-
rossables des Hautes-Pyrénées, cinquante ou
soixante kilomètres. En ce temps, la Province
cultivait l'art de faire difficilement des choses
« faciles », d'élever à la hauteur d'un culte les
5
66 PLATRES ET MARBRES
moindres offices domestiques, de solenniser les
grands jours de la lessive, des confitures, de
l'oie et du cochon. Le rituel des « villégiatures
et déplacements » n'était ni moins sérieux ni
moins compliqué. Le xviii^ siècle s'amusa du
« Voyage à Saint-Cloud » entrepris sur le
bateau Cygne — bateau qui a donné son nom
à l'île de Grenelle — par un droguiste présomptif
du quartier des Lombards. Tous, plus ou
moins, nous étions, mes camarades et moi,
pareils à ce coquebin des rues tripières, avec
en outre, l'engoncement qui duit à la province.
Mais le but, valait, ici, qu'on le tentât. Notre
Saint-Cloud hanté des aigles avait de quoi
imprimer sur nos jeunes intellects une vision
tenace de grandeur et de beauté.
Mes parents habitaient Tarbes, où mon père,
magistrat, vers le milieu d'août, prenait des
vacances annuelles.
A huit heures, le matin, sur la place du
Maubourguet, qui n'a guère changé depuis,
encore que ses beaux tilleuls d'alors aient été
remplacés par tel zinc d'art peu fertile en om-
brages, une guimbarde expectait les transhu-
mants. C'était la classique diligence du Courrier
de Lyon, des Flibustiei's de la Sonore et de
vingt autres mélodrames, la diligence terre de
Sienne brûlée et jaune canari, avec une rotonde,
une impériale, un coupé à trois places pour les
personnes de distinction. Ce que les voyageurs
empilaient de cartons, de sacs, de malles déhis-
centes, de balandras hors d'usage et de paniers
PLATRES ET MARBRES 67
à victuailles dans cette caisse ambulatoire passe
l'imagination. Il y avait là des grosses dames,
des professeurs à binocles, des juges à cravate
blanche, toutes sortes de marmousets, filles et
garçons, puis, se détachant en vigueur, noir,
imbu de transpiration et de fumet désobligeant,
l'ecclésiastique inévitable, posé comme un chou-
cas (évitons poliment le terme générique) sur
tous les paysages des Hautes-Pyrénées. Car ce
département, département de Lourdes et de
Betharam, comme disait Ducuing, « l'ami de
Ponsard », s'adonne avec un égal bonheur à
rélève du prêtre et du cheval.
Notre guimbarde, lentement, gravissait les
pentes amicales qui traversent du nord à
l'ouest, la campagne subpyrénéenne, riche
d'arbres, d'eaux courantes, de moissons, de maïs
vert et de blés mûrs.
Lourdes n'était pas devenue encore la Ville
Sainte, la Mecque des mariolâlres, un lieu de
négoces et d'opérations gigantesques, une Bourse
de la Mysticité, ce casino sans pair dont la
cagnotte engraisse et fait vivre tant de com-
merces aborigènes, et de trafics adventices, aide
à tant de locations, de baux, de ventes, de
fermage, accroît si manifestement les recettes
de la Banque de France, de l'Orléans et du
Midi, que l'Etat laïque, cette bonne Marianne
des sous-vétérinaires, feint d'en ignorer l'exis-
tence, quand elle parle au « Peuple souverain »,
pour, en cachette, la couvrir d'une protection
obstinée et tutélaire.
PLATRES ET MAKBRES
La diligence faisait à Lourdes une première
halte, y renouvelait son attelage. Sur la place
grise, étroite et sans caractère, à gauche de
l'église maussade les demoiselles Tardivailh
bigotes et rances pucelles, débitaient 1' « article
de piété », de la bimbeloterie — avec ces
affreux « souvenirs », bois sculptés, cailloux
d'Auvergne, minerais d'améthyste ou de plomb
argentifère, cornes de chamois et autres épou-
vantails, aussi communs dans les Vosges que
dans les Pyrénées, en Espagne qu'en Hollande,
à Scheweningue qu'à Saint-Sébastien, à Gérard-
mer qu'à Luchon, sans doute pour ce que
Genève seule est en possession de les fabriquer.
Non loin de là, chez un apothicaire de style
archaïque, le chocolat Pailhasson invitait le
touriste à connaître l'intimité de ses délices.
Tablettes, pastilles, croquettes à la cannelle,
suivant le goût espagnol, ou suivant le goût
français à la vanille, quelques-uns sans doute
parmi les jeunes d'antan se remémorent ces
merveilles d'un artiste disparu. Le vieux Pailhas-
son, apothicaire à Lourdes, recommandé par la
probité de ses drogues, l'alpinisme de son
arnica et les malencontres domestiques faisant
de lui un Ménélas au petit pied, avait poussé
la manipulation des cacaos jusqu'à la dernière
limite du talent. Il cuisait, décortiquait, broyait,
sucrait, malaxait lui-même la fève transatlan-
tique, le théobrome qui, par lui conditionné, mis
en paquets ou en boîtes, ne déméritait point de
ce qualificatif mythologique dont l'affuble encore
PLATRES ET MARBRES 69
le Codex. Le chocolat Pailhasson était alors
une de ces nourritures incomparables, étran-
gères à la chimie, à la fallacieuse et nauséa-
bonde chimie où se complaisait le savoir-faire
des Maîtres inconnus.
C'était le temps où, de Bayonne à Toulouse,
de Bordeaux à Montauban, dans la Novempo-
pulanie, le Comminges, en Bigorre, en Béarn,
aux bords du Gave, de l'Adour et de l'Echez,
tels officiers de bouche, non moins insignes par
l'étude que par l'inspiration, virtuoses de la cré-
maillière, conduisaient un orchestre de poêles,
de tournebroches et de casseroles avec une
sublime autorité. On mangeait alors des sauces
véridiques, des champignons frais, des rôtis qui
n'étaient point marmitonnés au fond d'une com-
mode. Hélas! au début de mes vertes saisons,
j'ai connu quelques-unes encore de ces accueil-
lantes auberges dont la forte cuisine appuyait
les charmes du paysage environnant, lui prêtait
des grâces toujours neuves.
Au sortir de Lourdes, la diligence reprenait
son allure endormie et cahotante, dans la stri-
deur des fouets, le grincement des ferrailles, le
crachotement des ecclésiastiques dont la bouche
faisait clapoter des patenôtres, patenôtres à
quoi s'amalgamaient les jurons du cru et, rani-
mant tour à tour chacune des deux rosses,
l'apostrophe : « hil de putol » sur quoi Sancho
Pança disserte de manière louable dans son
entrelien avec Tome Cécial, écuyer de Samson
Carasco, sans doute à cause qu'elle est en
70 PLATRES ET MARBBES
pareille vigueur sur l'un et l'autre versants des
Pyrénées.
Un ravin où la fonte des neige accumule,
chaque printemps, les cailloux monstrueux, les
roches erratiques déracinés par l'avalanche.
Un gave — le Bastan — qui tantôt déborde,
s'échevèle, tantôt bleuit, avec des transparences
d'aigue-perse et d'émeraude, mais qui toujours,
calme ou tumultueux, déclame d'une voix pro-
fonde et soutenue, à travers les îlots plantés de
saules nains, à travers les blocs de granit et de
marbre où se perd en écume, où se brise en
poussière la fougue de ses eaux.
A droite, une montagne lépreuse, caduque —
malgré les plants de jeunes arbres qui la sou-
tiennent — peu à peu se désagrège, s'émiette,
fond comme la poudre inerte d'un gigantesque
sablier.
A gauche, en surplomb du torrent, la voie
unique, rue aux maisons blanches, aux hôtels
pleins de mouvement, sinon de lumière et de
gaîté, bourdonne comme une ruche, à l'heure
où touristes et baigneurs « prennent le frais »
sur les trottoirs débonnaires, où tous les corps
de métiers indigènes : loueurs d'ânes, servantes
d'auberges, guides et porteurs, vaquent au raco-
lage du passant.
A mi-chemin de Luz, la route encaissée et
« pendante en précipices » côtoie une longue
suite de rochers, ardoises et calcaires, d'où
PLA.TRES ET MARBRES 71
suinte parmi la mousse, les calthas et les saxi-
frages une eau pure et froide comme le diamant.
Les sources jaillissent à fleur de sol, imprè-
gnent d'une sève généreuse aussi bien les
arbres superbes que les plus infimes des gra-
mens. Dans les ruisseaux qui, dirait-on, coulent
sur un lit de pierres précieuses, tant la lumière
avive leur limpidité, les aulnes aux feuilles
rondes, les noyers, les frênes oii pose le vol
mordoré des cantharides, fout mouvoir, çà et là,
de caressantes ombres, tandis que, sur le chemin,
toutes sortes Je bestioles, argus aux ailes de tur-
quoises, carabes glacés d'or, staphylins embau-
més de rose, cicindèles fleurant le jasmin, grises
et vertes sauterelles dansent, courent, voltigent
au soleil, se suspendent aux églantiers fleuris.
Bientôt, néanmoins, au sommet de la côte
infinie, apparaissent des toits, la silhouette de
l'Hôpital militaire. Des échoppes, à droites,
flanquent la montée, et le Bastan peu à peu
disparaît, offusqué par les maisons du bourg.
C'est Barèges. Le postillon fait claquer son
fouet, appelle autour de sa patache le monde
sinistre des loueurs en meublé, des « pisteurs »
et autres parasites qui — disait Taine — « regar-
dent l'étranger en même temps comme une
récolte et comme une proie ».
La sempiternelle diligence d'autrefois — rem-
placée aujourd'hui par un caisson automobile
qui rappelle assez exactement les camions des
rai'fineurs — la diligence faisait son entrée, aux
approches du soir, vers six heures, entourée
72 PLATRES ET MARBRES
aussitôt de femelles tricotantes, glapissantes,
collantes, plus acharnées que des moustiques,
plus familières que des poux, s'arrachant le
pérégrin de haute lutte, imposant à sa stupeur
le gîte et le souper. Quant au « reste », l'aspect
de leur visage avait tout ce qu'il faut pour en
éloigner la tentation. En aucun lieu de l'Occi-
dent, sinon peut-être à Naples où les faquins
emportent votre valise malgré vous, le débotté
ne fut si plein d'ennuis. (Cela, d'ailleurs, s'est
fort amendé. Ici comme partout, le Touring-
Cliib supprime ce qui restait de caractéristique
et de local. Barèges, ayant perdu le pittoresque
d'antan, s'est fort humanisée : aujourd'hui, le
touriste y peut descendre sans avoir l'impres-
sion de tomber dans un clan de naufrageurs.)
Et c'était la course dans les casas de hiies-
pedes, maisons à balcons, dominant le Gave,
s'appuyant à l'allée horizontale, maisons où
chaque étage, pourvu d'une galerie à balustres,
donne sur la montagne, si bien que les éclopés,
sans quitter leur chambre, peuvent contemplei
à l'aise les cimes d'améthyste, d'argent et d'or,
quand leurs arêtes se profilent en plein azur,
quand le brouillard n'enchifrène point les pics
de l'Ardiden, la route grand du Tourmalet.
Ces vieilles maisons de Barèges! Elles restent
dans ma mémoire, avec leur agencement uni-
forme, leurs placards, leurs portes de noyer,
leurs papiers de tenture à bouquets extravagants
du plus pur style Louis-Philippe, les chambres
à deux, la cotonnade blanche des rideaux et,
PLATRES ET MARBRES 7?
recouvrant l'un et l'autre lits, un tricot de laine,
dont les mailles larges représentaient des fleurs
violentes sur fond noir, un peu comme les
châles des danseuses gaditanes. Bientôt, la
campane convoquait leurs pensionnaires, à table
d'hôte, cependant que les porteurs de bagages
mendiaient un pourboire supplémentaire, avec
ténacité.
A présent, l'inondation et le cyclone ont
dévasté Barèges. Les ruines ont fait place aux
demeures d'autrefois. Les abords des Thermes
offrent un aspect de dévastation qui rappelle
certains coins de banlieue après le siège et la
Commune. Toits écroulés, fenêtres vides, seuils
éventrés, planchers caducs, murailles déhis-
centes, partout des éboulis, des masures en
décombres, dont nulle plante rudérale, nulle
herbe miséricordieuse ne cache la triviale et
repoussante laideur.
Depuis le cataclysme qui emporta un tiers
de Barèges et valut aux « sinistrés » les conso-
lations de la Banque de France, aucun d'eux n'a
relevé son logis, n'a pris la peine de faire emporter
les démolitions. Et, pareille à ces mendiants
qui, pour aviver la commisération publique, font
paraître aux yeux de tous leur chancre, leur
ulcère ou leur moignon, Barèges donne aux
visiteurs le spectacle peu réconfortant de ses
murs démantelés, d'un décor propre à situer
Les horreurs de la guerre, sombres imagina-
tions de Goya ou de Valère Bernard. Quel autre
bourg voué aux Nymphes souterraines oserait
74 PLATUES ET MARBRES
prendre vis-à-vis de la clientèle une si fâcheuse
liberté? La plupart des villes d'eaux s'exercent
aux élégances, prennent pour deux mois un
déguisement de fête, prodiguent la poudre aux
yeux, les réclames tapageuses. Ce ne sont que
redoutes, corsos et bals d'enfants. A Barèges, la
permission de bâiller tout leur saoul est l'unique
plaisir offert aux visiteurs. En fait de casino,
des monceaux de pierres, des ruines et des
trous. Mais, ici, la guérison est flagrante :
l'énergie occulte des fontaines salvatrices pro-
met un regain de jeunesse et de vitalité aux
impotents, aux infirmes, aux blessés. Mais, ici,
les boiteux marchent, les paralytiques jettent
leurs béquilles au torrent. A quoi bon, dès lors,
rechercher de frivoles parures? La Santé, toute
une, en un puits de soufre : est-il besoin d'autre
hôtesse pour appeler, ici, quiconque pâtit et
désespère de guérir ailleurs?
Depuis trois siècles au moins, Barèges est en
possession d'accueillir les plus illustres visiteurs,
d'améliorer le valétudinaire des princes et des
rois. Quand les routes actuelles n'existaient
même pas à l'état de projet, quand il fallait
traverser la montagne soit en chaise, soit à dos
de bpurrique, plus d'un intrépide baigneur
s'aventura dans les gorges du ïourmalct, à la
recherche des fonts qui redonnent la joie et la
vigueur.
PLATRES ET AtXRBRES 7o
Parmi ces explorateurs de piscines — inglo-
rieuses encore — il convient de citer celui qui, à
la mort de Louis XIV, fut sur le point d'assumer
la Régence, à l'exclusion de Philippe d'Orléans,
Ce fut dans l'été de 1676 que M'"^ de Main-
tenon, avec Fagon et M""" de Ventadour, con-
duisit, pour la première fois, le duc du Maine
aux eaux des Pyrénées. Le sang généreux
d'Henri IV s'était vicié d'abord. A la postérité
du Béarnais, deux reines, l'Autrichienne après
la Florentine, avaient infusé le mal de Naples et
cette odieuse scrofule que la médecine extrava-
gante d'alors était impuissante à réparer. La
pléthore sanguine de Louis XIV ne valait pas
mieux que la sèche anémie de Louis XIII.
Jour par jour, le mémorial de Dangeau relate
la lutte du médecin et de l'apothicaire contre les
dartres et l'atrabile du Grand Roi. Le héros de
Lebrun, que l'on voit aux galeries de Versailles,
le porte-sceptre, le Jupiter tonnant entrait dans
la garde-robe, après l'apothéose. Le Maître du
monde quittait la foudre et les rayons mytholo-
giques entre les mains des porteurs de clystères.
11 avalait force rhubarbe et non moins de juleps,
sans triompher jamais de l'excoriation maligne,
de toutes les incommodités qu'envenimait ou
faisait naître son insatiable voracité. Apollon et
Crepitus à la fois, le Roi Soleil avait les pieds
hostiles et bâfrait comme un chantre. Sa majesté
ne le préservait pas de fistules, non plus que la
gloire de son ranp; ne le détournait de l'indi-
gestion.
76 PLATRES ET MARBRES
Le régime de Versailles profitait mal aux
cufanls. Princes bossus, idiots, contrefaits ou
mort-nés, la kyrielle est navrante autant qu'in-
terminable. Tristes victimes infantiles, ceux
mêmes qui survécurent aux maladies du pre-
mier âge portèrent fréquemment le stigmate de
la porulente et royale hérédité. Le duc de Bour-
gogne ne put empêcher son épaule de dévier;
le flot de ses beaux cheveux bruns sert à mas-
quer le membre difforme. Le duc de Berry porte
une croix de fer pour maintenir sa taille droite.
Enfin, le « rejeton du double adultère », comme
l'appelle Saint-Simon, le « mignon » de
Louis XIV et de « la vieille guenippe » traîne
à Barèges son pied-bot et sa jambe contrefaite.
Fagon, qui cumulait avidement les emplois,
qui se montrait aussi fort curieux de simples et
d'herborisations, avait, en sa qualité d'intendant
au Jardin royal, herborisé dans les vallées de
Campan, de Gripp et d'Aygos-Clusos, franchis-
sant le territoire de Bagnères et le port du Tour-
malet. Chemin faisant, son guide lui parla des
cures merveilleuses dont Barèges se vantait
déjà, si bien qu'il décida la gouvernante à mener
le petit duc en ce pays perdu.
Le projet, approuvé de M™® de Maintenon,
eut bientôt l'assentiment du Roi, encore que
tous deux ne fissent que préluder à « cette
coquetterie en Dieu et le chapelet à la main »
qui pensîi mettre sur le trône de France, la veuve
Scarron, maîtresse de Villarceau! Un édit royal
fit abaisser le Tourmalet. Peu de temps après
PLATRES ET MARBRES 77
le commencement des travaux, l'auguste cara-
vane en put franchir le col.
A Barèges, Françoise d'Aubigné ne goûta que
de faibles plaisirs. Elle trouvait, comme Taine,
ce lieu « plus affreux qu'on ne peut dire » et,
pour comble de misère, elle y gelait. La com-
pagnie, mauvaise, la respectait et l'ennuyait.
Mais sa perfidie agile ne perdait point une
occasion si favorable défaire expier à la superbe
Athénaïs tant de bienfaits qu'elle en avait reçus.
Déjà, la vieille Esther songeait à détrôner cette
« altière Vasthi » dont Louis XIV ne supportait
plus qu'avec ennui la hautaine et quinteuse
humeur. Ses lettres, chefs-d'œuvre de tact, de
retenue et de décence, charmèrent le roi par
leur exacte médiocrité. Quand, après une longue
absence, il vit entrer le « mignon » presque
guéri, boitant à peine et guidé seulement par la
main de sa gouvernante modeste et grave sous
ses coiffes blanches, son cœur fut pris 4 ce
spectacle si judicieusement calculé. Françoise
d'Aubigné commençait l'aventure sans précédent
qui conduisit presque une gourgandine sur le
trône de France. Elle entreprenait ce merveilleux
travail et cette farce sublime qui devaient, au
dénouement, lui faire épouser
D'une main un cul-de-jatte et de l'autre le soleil.
Un âpre soleil tombe d'aplomb sur la rampe
déclive, orientée en plein midi, qui sert de pro-
78 PLATRES ET MARBRES
montoir, de salon et quasi de réfectoire aux
baigneurs desheurés. C'est la rue unique de
Barèges, où les tables hôte, les maisons meu-
blées s'échelonnent jusqu'aux Thermes, dont la
massive architecture en pierre de Lourdes
oppose à l'avalanche un bloc jusqu'à présent
immuable et respecté. La tornade — fameuse
chez les savantasscs — du 2 février 1909 a
ravagé un bon tiers de la bourgade, enfonçant
les murs, disloquant les fenêtres, émietlant les
toitures. Elle a réduit à l'état de moellons et de
décombres plusieurs demeures d'autrefois. Mais
les Thermes subsistent, nef de cathédrale sans
absides ni transept, où des baignoires au ras du
sol, des baignoires en marbre noir, pareilles à
d'antiques sarcophages, occupent la place laté-
rale des chapelles, tandis que la bonne odeur
du « soufre à l'état naissant » tient lieu de
myrrhe, de benjoin et d'opobalsame, dans ce
tempje dévoué aux Nymphes épuloliques, aux
Nymphes des sources revigorantes et des métaux
les mieux famés.
Aujourd'hui, la rue, encore endimanchée et
tricolore de la Fête Nationale, surabonde —
peut-on dire — de promeneurs et de gaîté. La
forte haleine du benzo-naphtol et, ça et là,
quelques-unes de ces pétarades qui sont la
gloire des moteurs bien appris, témoignent que
la civilisation plane sur nous comme un gypaète,
que douze cents misérables mètres au-dessus de
la mer ne nous priveront ni des bienfaits inhé-
rents à l'automobilisme, ni des splendeurs qu'il
PLATRES ET MARBRES
remorque après soi. Eccastor! Voici les gentle-
men à lunettes, leurs compagnes «long-voilées»,
sans musique de Monpou, et messieurs leurs
chaufteurs, dignes de tout respect. Ce beau
monde s'égaille, plastronne, fait du foin parmi
les éclopés de la guerre ou de l'amour qui traî-
nent à la recherche d'un peu d'ombre, parmi les
loueurs d'ânes, les servantes d'auberges et les
tqys en bérets blancs.
Ils sont venus de grand matin par les routes
encore fraîches, le long des gaves, des cascades
tombant sur un lit de cailloux bleus, comme une
famée au coloris de perle ; ils ont, sans rien voir,
côtoyé la prairie alpestre, les roches où fleurit
l'œillet sauvage et Iherbe aux parfums d'anis,
les bois de pins sylvestres aux effluves résineux,
les routes où palpitent comme un vol gris de
phalènes les « ombres volages » des frênes, des
hêtres et des châtaigniers.
Ils sont venus retremper leurs esprits curieux,
leurs intellects assoiffés de connaître dans la
performance ou — pour mieux dire, sur celte
frontière espagnole — dans la fiincion que l'on
intègre ici. Un badigeonneur enthousiaste, au
milieu des cartouches aux armes de La Vallée
et de Barèges, cartouches représentant des
bœufs tératologiques et des vautours qui passe-
raient aisément pour ornithorinques dans les
faubourgs de Sumatra, fait tout le long d'une
banderolle pie assavoir que deux, trois équipes
de cyclistes montent la côte et que, dans quel-
ques moments, ces héros de 1^ pédale vont nous
80 PLATRES ET MARBRES
accorder l'honneur de se faire contrôler ici. Vous
rappelez-vous V Annonciateur de la Victoire^
une forte nouvelle de l'insupportable Villiers?
Oncques foule Spartiate n'attendit le messager
de Léonidas avec plus de vertige et de frémis-
sement. Des hommes gras, notaires, pétrous-
quins, marchands de cassonade, avocats limo-
sins, boutiquiers en trousseaux d'alpinistes, se
conglomèrent aux marmitons graisseux des tables
d'hôte, aux officiers de l'Hôpital militaire dont
l'élégance victorieuse n'ignore point les panta-
lons kakis. Tout ce monde « espère » une grande
chose — la Visitation de l'Esprit, sans doute — il
échange, en attendant, ce qui lui sert d'idées.
Des tables, au ras du trottoir, portent la colla-
tion préparée aux athlètes. Car tel, jadis, Attila
sur son étalon de bataille, ceux qui vont passer
mangeront sans mettre pied à terre, sans quitter
un instant leur cheval de serrurerie. Aimé des
dieux qui verra face à face le visage de ces
intrépides ! Ils courent un circuit. Au reste, je ne
sais point lequel ni l'importance qu'on lui donne.
Est-il régional ou national? S'agit-il de l'Aqui-
taine ou de la France? Quoi qu'il en soit, la rue
exulte, comme un chevreau sur les montagnes
de Bétel. Un adolescent dont certaine ruade, au
foot-ballj a cassé le tibia, comme nous faisons
d'une allumette, pleure presque sur l'épaule
démise par la boxe d'un de ses copains, étoile
dont 's'honore le lycée de Bordeaux. Un air de
jubilation flotte sur la transparente matinée,
anime les intelligences et oénétre les cœurs. Tels
PLAÏBES ET MARBRBS 81
sont les jours fériés de h Bêtise humaine —
qui seule, disait Renan, « peut donner une idée
de l'Infini. »
Un par un, courbés sur leur guidon, l'échinc
circondexe et la jambe velue, appuyant d'un
effort déocspéré sur leurs pédales, terreux, con-
gestionnés, dégouttant de sueur et de graisse en
fusion, hébétés, sourds, aphones et plus fétides
que des aegypans, voici les coureurs montés sur
leur bécane. Quelques-uns passent, après avoir
donné leur parafe au contrôle, d'autres, vidés
semble-t-il de leur dernière moelle, tombent,
s'affaissent comme une outre vide ou comme une
omelette en train de désouffler. C'est l'envers du
sport. Ils boivent des œufs crus; la glaire dégou-
line aux commissures de leurs lèvres.. Ils boi-
vent du thé froid, de l'orgeat. Les imprudents
vont jusqu'à la cervoise. Et dès qu'ils ont repris
haleine, l'imbécillité sportive ruisselle dans
chacun de leurs propos. Ils remontent enfin,
prennent de nouveau leur mécanique, et peu à
peu disparaissent vers le col du Tourmalet,
tandis que poudroie au soleil la route blanche,
et que de stridentes hirondelles passent dans le
ciel de braise et de lapis.
L'allure de ces jeunes hommes, leurs discours,
la forme de leurs propos et l'expression de leur
visage ne semblent pas idoines à corroborer
cette opinion que les sports améliorent grande-
ment l'espèce humaine. Ils ne rappellent que
•e
82 PLATRES ET MARBRES
de fort loin ces joueurs de bécane, le Sauroc-
tone^ le Discobole et Y Improvisateur . On se
plaît à imaginer les disciples de'Sunium bâtis
d'une autre sorte et ne propageant point d'iden-
tiques balivernes quand, au sortir delà palestre,
le « divin Platon, fils des vieux sanctuaires »
Épanchait sur eux un discours embaumé.
En flattant sous ses doigts la chevelure blonde
D'un jeune Athénien immobile et charmé.
Pour les Grecs dont on nous rebattait volon-
tiers les oreilles, au moment où divers infirmes
s'avisèrent de « lancer » les jeux olympiques
dans le monde moderne, ce qui faisait, tout
d'abord, songer aux vers de Veuillot :
Regardez-les un peu! La plupart sont malsains!
Cuirassés de flanelle antirhumatismale,
Ils vont en Grèce, ayant des onguents dans leur malle
Et ne peuvent s'asseoir que sur certains coussins I
pour les Grecs, Hermès, dieu du Gymnase,
était aussi le dieu de l'Agora, le bel adolescent
dont la Lyre, faite d'une écaille de tortue, accom-
pagnait la plainte d'Orphée et marquait le rythme
des nobles entretiens. C'était l'inspirateur de
tous les échanges, de tous les trafics, hormis
les échanges de coups de poing et le trafic de
la laideur. Il présidait aux luttes des tribuns,
aux débats des marchands, à l'enthousiasme
des poètes. Il souriait même à l'astuce des lar-
rons, comme Athêna aux mensonges dOdusseus.
Mais on ne se le représente guère appuyant un
PLATRES ET MARBRES 83
boxeur nègre ou menant à la victoire un cycliste
cagneux par les genoux. Il n'avait prévu ni Sam
Mac Vea, ni Jacquelin.
Le mépris des lettres anciennes, modernes et
généralement de tout exercice intellectuel, résulte
de cette gymnique insensée. A l'âge où l'esprit
se meuble, au lieu des Géorgiques et des Orai-
sons de Tite-Live, on inculpe aux éphèbes de
la bourgeoisie un ensemble de connaissances
que les pédagogues d'autrefois croyaient tout
au plus bonnes pour les lutteurs forains. Aussi
faut-il entendre ces athlètes ricaner devant toute
manifestation d'art ou de beauté. Ils sont ignares,
malappris; ils vivent dans une admiration de leur
personne où le dindon lui-même atteint diffici-
lement. L'amour effréné des femmes pour les
imbéciles n'est pas étranger à cet état, si l'on
ose dire d'esprit. Etant sûrs d'être « gobés »
par elles, ces plats-pieds se gobent éperdument.
Un homme qui « cause », fût-il beau, jeune,
riche, élégant, fût-il, comme Ghamforl adoles-
cent, un Adonis-Hercule, ne peut inspirer au
«< sexe qui a les cheveux longs et les idées
courtes » que beaucoup de mépris accompagné
d'un peu de répulsion. Il ennuiera toutes les
femmes. En vain essairait-il de lutter contre
n'importe quel goujat, champion de n'importe
quel sport, mais particulièrement des sports qui
enlaidissent et ramènent celui qui les exerce à
l'anthropopithèque, dont il incarne encore l'in-
lelligence et les appétits.
AU PAYS DE L'ALCOOL ET DE LA FOI
Pêcheurs d*Hommes
La presqu'île de Grozon, désolée et funèbre,
s'amarre dans la baie de Douarnenez, descend
par la grève de Morgat, les sables de Cador,
jusqu'au promontoire de la Chèvre, qui darde
ses arêtes de basalte vers la pointe du Raz, vers
la baie des Trépassés, où l'Atlantique brise de
hautes lames, éparpille en écume sa houle furi-
bonde. C'est un lieu sinistre, de mélancolie et
d'épouvante. Le clair azur de septembre, les
jeux infinis du couchant sur la mer, les ombres
vertes des falaises, la lumière d'améthyste et
d'or ne déguisent point la sombre horreur des
coteaux en friche, des landes que hérissent l'aj onc
et la bruyère marescente. Des chênes malingres
des cormiers, çà et là quelques pièces de blé;
puis, aux marges des fossés, un enchevêtrement
de broussailles, d'arbustes, que pavoise le géné-
reux automne : grappes violettes, baies écartâtes
ou corymbes noirs, aubépins, sureaux, églantiers,
ronces et nerpruns tendent pour la soif du pau-
vre leurs pulpes astringentes. C'est le vende-
PLATRES ET MARBRES 85
miaire des Irimardeurs aux vignobles du grand
chemin.
Une route sablonneuse, cruellement défoncée,
à travers des pentes raides, conduit au bourg
qui domine le paysage raboteux. Ici finit un
monde! Ici, les rocs violemment arrachés des
entrailles du globe marquent à la vie une limite
infranchissable. Peu d'oiseaux terrestres, sauf
l'ardente alouette qui, de son timbre clair,
invoque le soleil, ou bien un épervier tout à
coup immobile, puis abîmé soudain vers la loin-
taine proie. Des foulques, des bécasses de mer,
des mouettes grises à tire d'aile gagnent les
rivages de Kerlor, sinon vers l'ouest, la Grotte
des Korrigans on leurs œufs sont éclos.
L'église de Crozon, qu'entoure un mail planté
de charmes, a subi naguère une hideuse restau-
ration. Les murs blancs, propres et unis, offrent
les plans rectangulaires chers aux maçons de tous
les pays. Seul, à peu près intact, le clocher du
xvii*^ siècle, ventru et redondant, témoigne d'une
préoccupation architecturale. Quant au surplus,
le bâtiment reluit de platitude. C'est une grange,
c'est uneétable à porcs. Des aveugles, estropiés
du cerveau tout autant que des yeux, en on fait
la maison de l'Idéal. Franchissez la porte. Le
spectacle n'est pas moins saugrenu. Un jour blanc,
tombé sur les murs nus des vitraux incolores,
décèle crûment vingt horreurs de moderne
bondieuserie, un déballage de la rue Saint-Sul-
pice, des vierges à la crème, et des saints au
cold-cream; puis, égayant le chœur, un maître-
86 PLATRES ET MARBRES
autel découpé, semble-t-il, dans quelques fonds
de vieilles boîtes à cigares, pour l'amusement de
Pécuchet.
Sculptée en plein bois, d'après ce goût empha-
tique et pesant qui garde le nom de style
Louis XIV, la chaire supporte un ange em^er-
ruqué, bouffi et bête comme le Roi-Soleil. Dans
une chapelle, à droite du transept, vestige infi-
niment curieux de la sculpture bretonne vers la
fin du Moyen Age, un rétable où grouillent des
figures cocasses, des bonshommes charmants
et ridicules, expose à la vénération des fidèles
quelques scènes pathétiques de l'Ancien Testa-
ment. Le clergé local n'a pu encore, faute
d'argent, troquer ce morceau d'une facture
probe et originale contre les stucs de Bonasse,
si exactement appropriés à sa compréhension
du Beau.
Le théâtre est fort laid. Mais la scène qu'on
y joue, et les spectacles donnés à l'église de
Crozon par les ecclésiastiques du pays valent
bien qu'on pénètre dans leur bâtisse. On y peut
étudier la cristallisation de la Foi chez les âmes
primitives, toucher du doigt les causes de
r « hiérogénie » et le processus dans les milieux
dévots de l'empoisonnement sacré.
Vers le milieu de juin, afin de préparer leur
croisade en faveur des monges et béguines,
d'exalter- au service de l'Église, les maîtres
vidangeurs, quelques prêtres d'ici, organisèrent
un festival, sinon gratuit, du moins inaccoutumé.
Ces choses-là perdent beaucoup, même au récit
PLATRES ET MARBRES 87
le plus exact. La méchanceté, la bêtise collec-
tive des foules appartiennent au genre épique.
Zola romancier, Steinlen dessinateur, peuvent
seuls mettre en branle cette machine stupide
et formidable : la Populace. Néanmoins, voici
un opuscule, publié avec l'assentiment de
M. F. Corrigou, vicaire capitulaire à Quimper
(l'Evêque sans doute n'a pas osé signer), qui ne
laisse pas d'être fort instructif sur les compor-
tements du clergé concordataire, salarié, comme
chacun sait, par les deniers de tous. La chose
se nomme Taolennou ar Mission (Tableau de la
Mission), ayant pour auteur M. l'abbé Balanaut,
prêtre du diocèse. Le texte, breton comme il
convient, n'est pas traduit en français. L'emplette
en est d'ailleurs malaisée. Il faut montrer patte
blanche, obtenir la recommandation du des-
servant pour la boulangère- mystique aux pâles
yeux, à la face recuite et blanche, vendeuse
du libelle. On sait que le Breton, à l'exception
des A/iglais, n'exècre personne au monde tant,
que les Parisiens. Mais la boulangère de Crozon
vend des faïences peintes, ces hideuses faïences
de Quenyser » qui, avec l'ébénisterie en faux
vieux chênes de Malo ou de Servan, ont pour les
yeux bourgeois d'invincibles attraits : pichets
de formes naïves, porte-bouquets, assiettes à
fleurs et autres bagatelles. Entre l'intérêt de
son commerce et l'intérêt du ciel, que peut
faire une ame véritablement chrétienne? Vendre
le plus cher possible, tondre le Parisien, car les
écus des mécréants n'ont pas d'odeur.
OO PLATRES BT MÂKBUES
Zes\ Tableaux de la Mission, au nombre de
douze, reproduisent les simulacres appendus
aulour de l'Eglise, pendant que les mission-
naires de Grozon travaillaient de leur métier.
Ce sont des moralités d'un dessin fort libre
qui rappelle, mais avec moins d'élégance, les
« croquis effrontés » (ô Goppée! ô François!)
dont les voyous, amis des arts plastique, embel-
lissent les murailles à leurs moments perdus.
On y voit l'Ame pécheresse et l'Ame fervente au
milieu des accessoires de la Damnation ou du
Salut. Dans les foirails de banlieue, aux portes
des baraques, des « entre-sort » comme disait
Vallès, au seuil des géantes, des torpilles et des
somnambules triomphent d'identiques enseignes
oii quelque vitrier en délire badigeonna la
Femme Colosse, découvrant ses jambes énormes
à des hommes graves et stupéfaits. Rien de
plus nauséabond que ces malpropretés.
Debout sur une table, une baguette (la verge
de sa vertu !) dans la main, le pasteur de Crozon
édifiait ses ouailles, répétait du malin au soir le
boniment approprié. L'orgue hydraulique et le
chajjeau chinois manquaient à la parade, car
l'homme noir tenait avec maîtrise l'emploi de
queue-rouge, d'avaleur de sabre et de pantalon.
C^es tableaux ne sont pas chose neuve — atteste
Balaiiaut, dans sa préface, car il vaut toujours
mii'ux se réserver une porte de sortie, alors
qu on ejihibe de pareils objets. Ils furent inven-
iéti [ ar Michel Le Noblez, natif de Plougucrn-
de-Lépn, qui mourut en odeur de sainteté dans
PLATRES KT MARBRES 89
la soixante-quinzième année de son âge, le
29 septembre 1577. Encore que l'assertion du
pieux auteur semble mensongère — les cos-
tumes des gens du monde (tableau neuvième),
remontent simplement aux environs de 1860 —
il n'est pas impossible que l'usage de ces
tableaux ait pris naissance au moment qu'il
indique, c'est-à-dire vers la fin du xvi® siècle. La
Ligue avait débarqué des Espagnols, avec leurs
prêtres, leurs moines, leur police dévote, en
Bretagne. La péninsule armoricaine en fut
immédiatement infestée. C'est à peu près de ce
temps que date la Vie des Saints bretons, par
Albert Legrand, dominicain de Morlaix, dont la
pesante sottise et l'ignoble matérialité cadrent
assez bien avec les représentations de Michel Le
Noblez.
Au xvii» siècle — dit Renan — notre Bretagne française
fut tout à fait conquise par les habitudes des jésuitiques et
le genre de piété du reste du monde. Jusque-là la religion
y avait eu un cachet absolument à part.
Mais dans les placards de Le Noblez, le carac-
tère fétichiste se mariait avec la religion toute
charnelle des jésuites : ci^lte du sang, des vis-
cères, amulettes et autres gestes régressifs vers
la pure bestialité des religions préhistoriques. A
Crozon, en 1902, les jésuites, bien entendu,
restent dans la coulisse, et les carmes et les
dominicains. Ce ne sont pas les « pêcheurs
d'hommes » d'Albert Juhellé, insinuants et dou-
cereux, m.ais bien les grossiers manœuvres de
90 PLATRES ET MARBRES
la bâche ou de l'avano qui opèrent ici. Leurs
maîtres laissent au clergé séculier le bénéfice
précaire et ridicule des Tableaux de la Mission.
Le cœur de l'homme en état de péché, vous
entendez le cœur lui-même, l'organe de la circu-
lation, est hanté par sept bêtes infernales, atteste
le prédicateur crozonais : le Paon d'orgueil, le
Bouc de luxure (on fait avec sa peau la culotte du
Diable), le Pourceau de gourmandise, l'Escargot
de paresse, le Lion de colère, la Vipère d'envie
et le Crapaud d'avarice. Touchant ce batracien,
M. le curé veut bien entrer dans quelques préci-
sions zoologiques. Le Crapaud symbolise ratta-
chement aux biens périssables à cause qu'il porte
un sac de louis ( !) sur son échine et, de peur de
manquer, s'endort chaque soir avec une motte
de terre dans la bouche. Sur le Bouc et sa four-
rure, le saint homme abonde en commentaires.
Il se tourne vers l'auditoire féminin et n'épargne
aucunement les ordures. Ce qui ne fait pas rougir
une Bretonne pieuse ne saurait, même enrubanné
de périphrases, trouver place dans un honnête
discours. Les instruments du péché figurés par
Le Noblez sont le miroir, le biniou, les cartes, la
bouteille — et par-dessus tout . LE LIVRE,
Romans, poèmes, journaux, histoires, chansons,
il ne faut ri^/i lire, pas même la ^i&Ze, pas même
les bouquins de piété. Le chapelet suffit, le
simple moulin à prières qui abêtit à coup sûr,
empêche de penser.
Par une attention délicate pour ses ouailles,
Balanaut recrésente les damnés en costume cita-
PLATRES ET MARBRES 9^
din. Les Bienheureux, au contraire, assument les
coiffes armoricaines, la veste soutachée et la
robe de droguet, le chapeau de saint Thégon-
nec. Dimanche dernier, au prône de Camaret, le
curé de Pont-Croix insultait les baigneurs qui
font vivre son auditoire. Aimable tolérance du
clergé bretonnant, séparé, comme au siècle
d'Auguste, de l'Univers tout entier!
Les tableaux se succèdent. Après les sept
péchés, l'humble Contrition où l'âme reconquise
se sustense de hareng et de clous dans le cul (si
j'ose emprunter à Voltaire cette expression un
peu vive). Le pécheur pénitent monte au ciel,
tandis que le têtu, emporté par le Grand Diable,
va rôlir dans les chaudières infernales. Un
tableau de la Mort du juste apprend aux moins
lucides comment le bienheureux Michel, qu'in-
voque chaque soir l'amiral de Cuverville, met
en fuite le Malin et veille autour du moribond.
A son chevet, un enfant de chœur assiste le
prêtre qui, d'un air bête, graisse le pauvre homme •
de saintes huiles, tandis que Pierre, en chasuble
d'or, la tiare au front et marchant sur des
nuages, lui montre le chemin du Paradis.
Les représentations du Diable sont tout à fait
expressives. Les vrais catholiques d'à présent
croient au Satan cornu, velu et puant du Moyen
Age. Le cagotisme du batave Huysmans n'est
aucunement sporadique : ce chef de bureau aca-
riâtre ne pourrait compter ses frères de foi.
Mais la fourche de Satan qui, dans les éjacu-
lations de mystique pornographie où se délecte
PLATRES ET MARBRES
l'auteur d'A rebours, n'est qu'un trope dégoû
tant, parmi d'autres épluchures, garde pour les
indigènes de Crozon l'efficacité d'un horrible
épouvantail. Les femmes grosses avortaient
pendant les représentations des Choéphores. Au
départ des missionnaires de Crozon, une femme
noyée et deux hommes pendus ont démontré
de sorte péremptoire la vertu de leur catholicon.
Il faut plaindre ces victimes de la peur. Les tur-
pides grimaces qui les épouvantèrent font partie
intégrante de la pédagogie ecclésiastique. C'est
pour inculquer aux enfants des tableaux pareils
aux affiches de Balanaut que les politiciens de
Bretagne ont lancé leurs meutes contre les
représentants de la Loi, et que la Loi elle-même
s'est faite si lâche, si menteuse.
Il faut plaindre les victimes, cerveaux empoi-
sonnés d'alcools et de ténèbres, d'où la raison,
la possibilité de comprendre, le bon sens et la
lumière sont à jamais bannis.
Il y a quatorze jours, aux grandes marées
d'équinoxe, les pêcheurs de langoustes, de sar-
dines et de mulets, ceux qui venaient d'Oues-
sant ou des côtes d'Angleterre, les Douarnenez,
les Kerlor, les Plougastel, ayant amarré leurs
embarcations, dépensaient joyeusement leur pari
de prise. Nuit et jour, une semaine durant, ils
n'ont quitté les débits que pour vomir, s'entre-
tuer ou cuver dans un pesant sommeil leur
« cuite » meurtrière. Pleins étaient les cabarets :
or, chaque maison est ornée, ici, d'au moins un
cabaret. Ivres, ils chantaient Notre-Dame de la
LATRES ET MARBRES 93
France et la Polka des Anglais, avec des hur-
lements de fauves et des hoquets d'imbriaques,
mêlant ainsi la dévotion, le goût des spiritueux
et la haine des autres peuples : tout leur génie et
tout leur cœur.
La mer laiteuse, d'un mauve mordoré, déferle
sur la plage de Morgat. Un ciel pommelé de
nuages roses plaque des taches de cuivre sur les
teintes douces que prend la vague au moment
du crépuscule. C'est un déroulement de flots à
peine ombrés par les approches de la nuit que
passementent, comme un lacis de blanc jayet,
les moutons soulevés parle schiste des falaises.
La nature s'endort au milieu de sa féerie éter-
nelle, insoucieuse du clocher bedonnant qui sur-
plombe, là-bas, de sa sottise, l'ironie adorable
et pacifique de la mer.
Vieilles Carêmes
Gravissez, par un bel après-midi, l'acrotère de
Pen-Form, rude promontoire qui surplombe le
Ster-Aôn (rivière profonde) et cette presqu'île de
Térenez que la marée haute sépare du continent,
comme une barque déliée de ses amarres.
L'ascension, parmi les végétaux épineux,
ronces, genévriers, camarines, houx aux bran-
ches agrippeuses, dans un éboulis de schiste?
effrités, sur l'herbe glissante des corniches, avec
le cinglon des rameaux et des lianes frappant
au visage le promeneur indiscret, l'ascension ne
va pas sans quelques déboires. Mais, franchi
l'escarpement et gagné le plateau qui règne sur
la mer, une allégresse monte des vagues pares-
seuses et de l'air embrumé. Des nuances con-
fuses de perle, depuis le gris tourterelle jus-
qu'au mauve défaillant des hortensias, une palette
de tons sourds de teintes dégradées, amortit
le bleu céleste, de l'émeraude un peu trouble de
la riyière endormie. En face, des coteaux où la
nappe blanchâtre du sarrasin, le vieil or du fro-
ment alternent avec la sombre et fastueuse ver-
PLATRES ET MARBRES 95
dure des chênes ou des pins. A la base de Pen
Form, un dolmen érige son impudeur ithyphal
lique au bord de la falaise acore, devant un
abîme de saphir et de jais noir. Le tempérament
idolâtre des Bretons a guerdonné ce caillou
d'une historiette priapique. Aux belles époques
et chez les peuples chrétiens, la légende gri-
voise accompagne en faux bourdon la légende
dorée. Pour enfant de chœur, Jacques de Vora-
gine a Gautier-Garguille ou Fagotin. Donc, le
« moine » de Landevenec était, sous le roi Hoël
de fainéante mémoire, une sorte de frère Jean
des Entommeurs, grand dépendeur d'andouilles
et grand sécheur de pots. Il abusait des crêpes
de blé noir et des boudins fumés, grands com-
pulsoires, comme chacun sait, à beuverie. Au
temps où ses pieux confrères s'exténuaient de
jeûnes et de veilles, il décrottait vaillamment les
figues de chevreaux, les poulardes engraissées.
n entonnait, comme eau de roche, le cidre
vieux de Fouesnan et le clairet de Saumur. Bon
compagnon du reste, faisant honneur à l'écot
jar ses chansons tumultueuses et ses rires
débridés. Un des plus ordinaires passe-temps
Ju cher homme était de se rendre à la cale de
Pen-Form pour assister aux débats des péron-
lelles qui, pendant la canicule, se baignaient
lans les eaux mortes, près des bas-fonds de
férenez. C'était un spectacle à damner saint
Yves, saint Malo, saint Tudwal et saint Jacut
eux-mêmes, encore que la chasteté de ces graves
personnages qui, selon toute son apparence, n'ont
96 PLATRKS ET MARBRES
jamais vécu, ne fasse pas un doute pour lés
hagiographes de la maison Poussielgue, poui
les « écrivains » de chez Palmé. Le moine goû-
tait fort les jeux dévergondés, et les ris, et les
pudeurs feintes des baigneuses. Il en recherchait
la tentation; il se délectait dans son péché. Un
rire silencieux écartait ses oreilles de faune,
découvrait ses dents blanches sous des lèvres
sanguines et charnues. Mais, certain jour de
malheur, le saint abbé Matmunucle surprit dans
cette damnable extase. Fou de douleur et d'indi-
gnation à la pensée qu'un frère de son Ordre en
transgressait la règle fondamentale, Matmunuc
sur le chef du prévaricateur posa la main qui lie
et qui délie et, touchant son froc de la crosse
abbatiale, enjoignit au coupable de rester en
faction à cette même place, jusqu'au soir de
Josaphat.
A présent, la boucle du Ster-Aôn (que les
Français traduisent inexactement par Aulne)
sert de remise aux bateaux fourbus, aux navires
hors d'usage, qui ne tiendraient plus avec la
dignité qu'il faut leur emploi dans le golfe de
Brest. Sur l'eau morte croupissent et porrissent
le Richelieu^ la Séminaris qui rapporta les
cendres de La Bourdonnais, modèles désuets d'un
art aboli, où quelques faibles machines se mêlent
aux voiles des antiques nefs; VOnon-Daga, une
folie de Napoléon III, qui, après la guerre de
Sécession, avait acheté aux Yankees, et pour
drmer les côtes françaises, ce drôle de bateau.
Des tourelles blanches sortent de la carène et
PLATRES ET MARBRES 97
renferment des canons. Cela pourrait venir des
chantiers de Laputa — île des hommes à pro-
jets, dont Swift immortalisa les gestes — cela
pourrait être exécuté par des calfats et des char-
pentiers en démence, d'après une épure de Bou-
vard et Pécuchet. Le « somnambule obscur,
brusquement frénétique », dont les mornes rêve?
eurent pour conclusion le réveil de Sedan,
s'était épris de cette machine extravagante,
bonne tout au plus à chasser le canard sauvage,
le héron et la poule d'eau. Tout les ans, on
envoie à Brest ï Onon-Daga, que l'on remet en
couleur comme les sièges de jardin et les arbres
en tôle peinte dans les nids à bourgeois de
Bécon-les-Bruyères.
Ces coques invalides, ces frégates en retraite
ne vont pas sans quelque mélancolie. Elles ont
couru les océans, porté d'un monde à l'autre,
l'espoir et la douleur des hommes, la scéléra-
tesse des armes, le néant des entreprises colo-
niales. Vieilles machines de mort, elles gisent à
présent, laides et tordues, sur la vase des calan-
ques, pleines de goémons, sous la rouille des
conferves et des plantes marines, à travers les
fucus gélatineux, les varechs pareils aux cri-
nières vertes des noyés.
Mais la plus émouvante de ces épaves tra-
giques c'est, parmi les coques réformées, le
S/ax, qui de l'île du Diable ramena, il y douze
ans, le capitaine Dreyfus vers les juges iniques
de Rennes, plus impitoyables au malheureux
que les requins et les geôliers. Temps héroïques
7
98 PLATRES ET MARBRES
OÙ nous pûmes espérer l'avènement de la jus-
tice sociale. Dreyfus, correct et digne, stupéfia
le monde par sa fermeté, par son calme, par
la précision de ses réponses. Mais, à cette
situation shakespearienne, on aurait voulu des
mots shakespeariens, des traits de flamme pour
stigmatiser Mercier; la canaille antisémite.
Dreyfus ne les a pas dits, obstinément fidèle à
cette discipline militaire qui fut son idéal de
jeunesse, dont nulle infamie et dont nulle tor-
ture n'a pu le détacher. Cela vaut mieux peut-
être ainsi. La personne du capitaine d'état-major
disparaît dans une pénombre de gloire et de
douleur, tandis que les problèmes soulevés par
l'Affaire demeurent pendants. Les revendica-
tions qu'elle suscita pèseront sur la conscience
publique d'un poids que l'avènement seul de la
justice est capable un jour de soulever.
Le crépuscule descend parmi les nuages cou-
leur de cuivre et de turquoise morte. De larges
gouttes pleuvent sur la baie, en même temps
qu'un rayon amorti de soleil dore les mâtures
du S/ax, vaisseau mémorable, que poussa le
vent de la Raison et qui, pour l'honneur de
l'espèce humaine, porta un jour de l'histoire
dans ses flancs.
Morgat, septembre 1903.
Le pardon de Rumengol.
La route chemine, empoussiérée, à travers le^
coteaux, descendant aux bas-fonds, escaladant'
les cimes où flamboie un clair soleil d'août.
Une ombre dense tombe des chênes sur les
bruyères mauves, les ajoncs d'un vert noir, seule
flore du pays armoricain. Des groupes d'ivro-
gnes étançonnés l'un à l'autre, des filles droites
dans leurs jupes froncées en tuyaux d'orgue
autour des hanches et, sur la tête, ces coiffes
légères dont les ailes, comme d'un goéland, pal-
pitent au front des vierges de la mer. Des tou-
ristes — imbéciles à roulettes — passent au
grand fracas de leurs autos, soulevant la poudre
et laissant derrière eux un souffle nauséabond
d'huiles grasses. Les voitures du pays : chars-
à-bancs, jardinières, tape-culs, au triple galop
de leurs bêtes gorgées d'avoine, emportent vers
le Pardon un chargement effroyable de chrétiens
avinés. Quelques vieilles, nu-pieds, hululent des
cantiques, cependant qu'à l'horizon les cloches
du sanctuaire se mettent en branle, annoncent
la fin des vôpre^^^jjÇJÎÎri^R^e de la procession.
100 PLATRES ET MAUBRES
Un homme d'âge mûr, les favoris en pattes de
lapin, dans un état de nudité bachique, trône
sur lecailloutis des ponts et chaussées, au grand
amusement de quelques bavolettes que ne scan-
dalisent en aucune manière les gestes de ce
faune bas-breton. Ici, la foi cohabite avec la
pochardise, l'une prêtant à l'autre de robustes
appuis.
L'église, sur les flancs du coteau, ouvre sa
croix latine, parmi les fleurs anciennes et les
tombes vermoulues d'un cimetière abandonné :
Sous ces ormes rugueux, à l'ombre de ces ifs où le gazon
s'arrondit sur maintes tombes de terre, reposent pour tou-
jours, chacun dans sa cellule étroite, les rustiques ancêtres
du hameau.
C'est une illustration toute faite pour V Elégie
adorable de Thomas Gray. Les sépultures villa-
geoises, avec leurs ifs rogneux, leurs cyprès
séculaires, ont oublié depuis longtemps les
impostures dogmatiques. La Mort, en ce lieu
de calme et de sérénité, dépouille les terreurs
si longtemps mises en œuvre par le prêtre. Elle
apparaît comme la loi inévitable des échanges,
le recommencement perpétuel de la Vie en ses
modalités.
Quand nous entrons, les processionnaires
ont effectué déjà leur mystique promenade.
L'église regorge d'une foule enthousiaste et
recueillie. Les bonnets en huit des environs de
Brest se mêlent aux béguins surbrodés et
PLATRES ET MARBRES 401
magnifiques de Plougastel, aux cornettes
héroïques d'Ouessant^ aux frivoles chaperons
de Guéménée. Le prêtre, vaste rougeaud à la
lippe malicieuse, encapuchonné d'un mer-
veilleux taffetas Louis XVI, œillets rouges sur
fond paille, donne le salut et promène l'osten-
soir avec l'air capable d'un notaire qui n'a pas
perdu sa journée. Les têtes se courbent « sous
le Vent des cantiques », cependant que l'orgue
déchaîne ses tonnerres et que grelotte la brus-
que sonnette des enfants de chœur. Nitide,
baroque et scintillante, la chapelle, avec ses
doubles transepts, les rétables aveuglants de
dorure et les saints de bois peinturlurés, apparaît
comme un décor de féerie, une grotte d'ombre
au porche grand ouvert sur le poudroiement
jaune du soleil. Le célébrant a remisé la lunule
dans le tabernacle; les ouailles sont debout.
Hommes et femmes se pressent à gauche du
maître-autel, vers le pilier où reluit, en chasuble
de satin rosâtre, le fétiche du lieu, Notre-Dame
de Rumengol. C'est le moment de la collecte.
Le troupeau se rue à « l'adoration », vide son
boursicot dans la patène offerte par un bas
officiant, et chacun, hommes, femmes, adoles-
cents, touche le pli miraculeux du manteau de
la Vierge. L'hymne qui jaillit de leurs poitrines
ardentes ne dépasse pas la fadeur habituelle de
ces sortes de poèmes. Sous les formes sans-
crites et les rudes consonnances du patois
breton, l'art jésuite édulcore, aplatit la vision
extatique :
102 PLATRES ET MARBRES
Lys aux corolles d'argent
Vers les sources, dans les prés,
Dieu le fil une blancheur
Qui pavoise nos campagnes.
Madone deRumengol,
Vierge, ô Vierge salvatrice !
Au nom de ion Fils, accorde-
Nous santé de corps et d'âme 1
Il n'est souchet, dans les eaux.
Dont le parfum rivalise
Avec loi. Muguet et rose
Pâlissent à tes genoux :
Car tu verses, dam' Marie,
Comme un baume incomparable,
La senteur du paradis.
Sur Tréguier, Léon et Kerne (Cornouailles).
Les filles brament la musique assez plate du
morceau. L'on y chercherait en vain quelque
Irace des harmonies d'antan, de ces airs bre-
tons où Bourgault-Ducoudray a retrouvé maints
vestiges des modes que chantait le chœur de
Sophocle ou d'Euripide. C'est un cantique et
voilà tout. Au milieu du parvis, un groupe se
fige dans une sorte de coma extasié. Une grand'-
mère aux yeux pâles et clairs dans une face
recuite, des jouvencelles et, menant le chœur,
un gars de dix-huit ans, l'air têtu et délibéré d'un
chouan prêt à mal faire. De sa chemise sans
cravate émerge une tête dure^ aux yeux bruns,
aux lèvres épaisses, au front bas, sous des
cheveux luisants. C'est le Breton de l'espèce
noire et courte, si différent du Celte blond qui
PLATRES ET MARBRES 103
porte dans ses yeux la couleur indécise et les
tristesses de la mer. Le costume, veste de fulaine,
larges braies, ceintures éclatantes, avec le som-
brero d'oîi pend un velours orgueilleux, paraît
conforme exactement à la vêture du peuple ara-
gonais. Les faces dures et hâlées ne contredi-
sent en rien cette vue du prime abord. L'aspect
tout entier du pèlerinage évoque la même impres-
sion d'Espagne. J'ai retrouvé dans l'église de
Rumengol, dans ses nappes d'autel et ses vierges
costumées, les dorures, le paillon, le clinquant
cher au catholicisme d'outre-mont. Les peuples
croyants sont les peuples idolâtres. Ce n'est pas
la Vierge mère d'un dieu, la pucelle qui enfante
le Soleil, comme Isis ou Devaki, « virgini Dei
parae », mais bien le manitou, le simulacre de
bois ou de pierre, l'image éponyme dont la
bonne volonté ne dépasse pas les limites du
canton.
La vierge de l'Espérance — dit une chanson de romeria,
— celle-là qui est à Saint-Gilles — seule, celte Dame con-
naît — à quel point je t'aime, toi !
De même à Rumengol, Notre-Dame n'exauce
que ses paroissiens et les bigots des communes
limitrophes. Et j'ai retrouvé encore, sous son
autel, le Bienheureux de cire peinte que l'église
de Pasajes-san-Juan expose à la vénération des
fidèles, sous une vitre de cristal. Le sanctuaire
est opulent. Des largesses pauvres mais conti-
nues ont permis au clergé d'édifier sur la prairie
où s'assoient les pèlerins une sorte de piscine
104 PLATRES ET MARBRES
dans Je goût moderne le plus parfaitement hideux
qui semble, à côté du vieux calvaire, une chanson
de Botrel près d'un poème d'Ossian. Les des-
servants de Rumengol prospèrent, fument des
cigares exquis, montent à bicyclette, logent dans
des maisons toutes blanches et vertes, sous un
manteau de clématites, de vignes-vierges, de
cobéas. Nul métier plus facile ni plus doux. Il
est à la portée de tous. Car il suffît d'une
absolue impudence et d'une foi relative dans les
sottises que l'on ingurgite au bétail des fidèles
pTOsternés.
Dans le golfe de Camaret, les barques revien-
nent lentement au port, leur voile gonflée à
peine, sous le vent amorti, comme des cygnes
blancs et noirs qui, d'une aile pendante, rasent
le flot ensommeillé.
A marée haute, la mer se diapré de rose et de
mauve, tandis que le soir appelle vers leurs
nids, au « lion » du Toulinguet, aux sommets de
Penthir, mouettes, cormorans, guilloux et maca-
reux. Le granit des falaises qu'imbibe de lumière
le crépuscule à son déclin semble fondre, s'éva-
porer dans les ors en poudre du couchant. Elles
deviennent d'une transparence laiteuse, pareille
à des blocs d'opale ou de quartz hyalin, tandis
que vers le nord des vagues d'améthyste
encerclent l'horizon de gemmes frissonnantes.
Heure exquise de calme, de douceur et de paix
PLATRES ET MARBRES 103
rayonnante que trouble à peine, au lointain, le
sinistre aspect d'un torpilleur, décrivant sur le
golfe une hydre écumeuse, un serpent de
ténèbres, évoquant la présence de la destruction,
les hontes de la guerre à travers l'apaisement
du soir et le rythme paisible de la mer.
Camarel-sur-Mer, 20 août 1903.
Santer Anna ar Palud.
Ceux qui, vers 1884, au temps où Gustave
Kahn disputait à Krysinska l'impatronisation
du vers libre, ayant lu Poètes maudits et drame
le Cantique spirituel, imaginent, sur la foi de
Tristan Corbière, les pompes archaïques d'un
pèlerinage médiéval, théorie en extase de rus-
Ires dévolieux, harnais barbares et splendidcs,
couleurs bizarres, pennons orfèvres, casaques
chatoyantes, corsets pareils aux élytres des
cétoines, hennins orgueilleux, pourpre phéni-
cienne et lampas féodal; ceux qui rêvent encore
mendiants à la façon de Callot ou de Ribeira,
ladres superbes, grivolants décoratifs, miteux
dorés comme l'épi de messidor, béquillards,
éclopés narquois étalant au bon soleil squirrhes,
ulcères et malandres fomentés par l'herbe-aux-
gueux, toute une romantique pouillerie issant
de la Cour des Miracles, des îles de San-
Lucar ou du faubourg de Lavapiès, truculente
comme un charnier de Zurbaran et joyeuse
comme un refrain de séguedille ; ceux que han-
tent les vers néo-mvsliaues, les stronhes cpu-
PLATRES ET MARBRES 107
:riles et vieillottes des premiers décadents et
qui, sous le porche vétusté d'une église baroque,
sous le campanille ajouré des chapelles armori-
caines, cependant que montent les vapeurs du
benjoin et les rudes cantiques, aperçoivent
«encore
à travers la danse des hosties,
le rêve violet d'un doux évêque blanc;
■ceux enfin que délectent les cortèges sanctimo-
niaux, et les bannières, et les châsses, et les
Bienheureux gestatoires, et, comme gazouillait
cette pauvre mâchoire de Scudo,
les vierges marchant dans les fêles sacrées,
en voiles blancs,
feront preuve de circonspection, le dernier
dimanche d'août, en s'abstenant de diriger leur
tourisme vers Sainte Anne de la Palud.
Ce Cantique de Corbière! Il éclata comme
une fanfare dans les jardins ennuyeux du Par-
nasse, à travers les quinconces de bois mort et
les fleurs en papier peint. Les odes maladives,
cocasses et somptueuses de Raimbaud — raté
sublime — n'absorbaient pas la badauderie
éclose des apprentis symbolistes au point de
leur inhiber les Amours jaunes. Le biniou
aigrelet de Corbière et sa feinte guitare amu-
saient, par la fallacieuse candeur, le mauvais
ton sincère, le négligé vantard de leurs ariettes.
Les Fouquier, les Schérer, les critiques d'alors
agitaient leurs oreilles et demeuraient pensifs.
108 PLATRES ET MARBREf
Des audaces, des tours familiers, un roman-
tisme tutoyeur de brasserie ou de bastringue,
le mot cru mis en sa place et, dans une volte,
l'éclair indéniable du génie, exaltaient le miso-
néisme des bonzes, renfrognaient leur inintel-
ligence coutumière jusqu'à la plus parfaite imbé-
cillité.
Corbière vaticinait des paysages, ricanait une
litanie obscène, théologale et picares-que, au
grand contentement des jeunes daims que le
« dernier bateau », sans relâche, transporte vers
les îles du Plagiat.
C'est le pardon, liesse et mystères
Déjà l'herbe rase a des poux,
— Sainte-Anne, onguent des belles-mères
Consolation des époux!
Prèle ta douce et chaste flamme
Aux fidèles qui sont ici.
Tes remèdes de bonne femme
Pour les bêtes à cornes aussi.
Demande, maîtresse altière,
Très haute devant le Très-Haut,
Au pauvre monde pas fière,
Dame pleine de comme il faut!
Si nos corps sont puants sur terre
Ta grâce est un bain de santé.
Répands sur nous au cimetière
La bonne odeur de sainteté.
Aux perdus dont la vue est grise,
— Sauf respect perdus de boisson —
Montre le clocher de l'église
Et le chemin de la maison!
Cela' sentait l'étable, la huche à pétrir, la
bouillaison des pommes, la « cire jaune » des
abeilles, les remugles des logis armoricains, le
PLATRES ET MARBRES 109
bouge è ivrogne, le lieu d'honneur à matelots.
Tout à coup, de ce réalisme impudent jaillissait,
comme aux Annonciations de Memling ou du
Frère Angélique, le lys épanoui de la mysticité,
l'effusion d'une éloquence naïve qui reposait de
l'école banvillienne et de ses trop beaux vers.
0 fleur de la pucelle neuve,
Fruit de l'épouse au sein grossi,
Reposoir delà femme veuve
Et du veuf Dame-de-Merci!
Bâton des aveugles! Béquille
Des vieilles! Bras des nouveau-nésl
Mère de madame ta fille!
Parente des abandonnés.
Arche de joachim ! Aïeule!
Médaille de cuivre eiracé !
Gui sacré! Trèfle-quatrc-feuille!
Mont d'Horeb ! Tige de jessé !
Des croix profondes sont tes rides!
Tes cheveux sont blancs comme fils.
— Préserve des regards avides
Le berceau de nos petits-fils.
Fais venir et conserve en joie
Ceux à naître et ceux qui sont nés
El verse, sans que Dieu te voie,
L'eau de tes yeux sur les damnés.
Prends pitié de la fille-mère,
Du petit au bord du chemin :
Si quelqu'un leur jette la pierre
Que la pierre se change en pain!
C'est avec raison que M. Charles Le Goffîc,
dans la claire et noble préface vouée à la glori-
fication de Corbière, souligne les traits émou-
vants de celte doxologie, en note l'ardente et
généreuse familiarité
; 10 PLATRES ET MARBRES
Il faut lire — dit-il -- toutela pièce ; plutôt il faut la laisser
se déployer devant soi. C'est le chef-d'œuvre du réalisme
lyrique. Dans cette grande fresque barbare, violemment
coloriée d'une fougue d'exécution prodigieuse, tient à l'aise-
toute la Bretagne des pardons et des calvaires, celle qui
chante et celle qui mendie, celle qui titube et celle qui
s'agenouille, et qui est la môme parfois à des heures ditlé-
rentes de la journée. L'orgie sacrée se déroule pendaut
quatorze pages, sur cinquante-neuf strophes de quatre
vers.
Merveille citamie! Et elle peint au vif cette Bretagne
insoupçonnée des Chateaubriand et des Brizeux, campée
sur son roc de misère, dans la grande immensité hostile,
avec ses haillons, ses plaies, sa vermine et ses orémus!
Le gauche dandy et faussement désinvolte,
le mauvais loustic qui proféra sur Tltalie — à
vingt ans! — les « mots » d'un Gaudissart en
belle humeur, le provincial aux attitudes «insup-
portables » des Amours jaunes et des Raccrocs,
s'est, au moins une fois, réalisé dans cet hymme
plein de rustique fervent et de sincérité. Pour
avoir écrit la Berceuse en nord-ouest mineur , la
Rhapsodie foraine ei\e Bossu Bitord, sombre et
magnifique poème où râle, pue et « plangore »
dans toute son horreur « l'amour à trente sous »,
Edouard-Tristan Corbière a conquis le nom de
poète, s'est fait digne des honneurs que Roscoff,
sa ville, « trou de flibustiers, nid à corsaires »
entre deux « sommes de granit » lui décernera
demain.
La dune sablonneuse de Pen-Trez, à Ploaré,
domine sur le golfe de Douarnenez. Au loin,
PLATRES ET MARBRES 111
dans un brouillard nuancé de mauve et de rose,
le Cap de la Chèvre^ puis en découpures indé-
cises, la Baie des Trépassés. La chupelle
Sainte-Anne, abritée par un vallonnement des
coups de mer et des tempêtes, n'offre au passant
rien que de banal.
Restaurée, à ce qu'il semble, par des maçons
ivres de platitude, elle n'excède aucunement le
pittoresque d'un bureau d'omnibus. Un vicaire
oléagineux pédale, sur un petit harmonium,
l'harmonium de toutes les paroisses indigentes,
maints cantiques nasillards et dévots que repren-
nent en chœur des commères assez peu trans-
figurées. C'est au Palud — attestent les guides,
les loueurs de pataches et les bateliers de
Rosnoen — que se tiennent les dernières assises
du luxe bas-breton, Surcots papelonnés de bro-
derie et de cannetille, coiffes aériennes palpi-
tant comme des ailes; vestes héréditaires où,
tour à tour, splendissent au milieu du dos le vol
d'un perroquet et le Saint-Sacrement, le jais,
le clinquant, les pointes d'aiguille reluisent à
Sainte-Anne, bouquet de fleurs antiques sur la
vivante fleur humaine, versicolores et nilides,
comme l'arc-en-ciel. Aux marges des grèves
dont la basse mer dénude les sables jaunes et
soyeux, par les falaises qui déclinent et pen-
chent vers la mer, quand la procession déroule
sa fantasmagorie ancestrale de costumes, de
bannières et de cierges tremblottants, l'on peut
sans trop d'eflbrt et d'imaginative rétrograder
vers les illusions où, sous les chênes druidiques
112 PLATRESET MARBRES
Viviane, mai exorcisée encore, menait aux
étangs de perdition les hommes du roi Gralon
et de Conan Meriadeck.
A vrai dire, on ne rencontre guère à Sauter^
Anna d'autres costumes que ceux dont la vue
est ici coutumière. Le drap, la futaine bleue,
avec ça et là des agréments écarlates ou jaunie
serin, quelques rubans de velours ponceau et
force guimpes de mousseline blanche, repré-
sentent l'effectif des splendeurs indigènes. Seuls
deux ou trois porte-fanions qui marchent autour
de l'évêque, un lourdaud mal harnaché, ont
arboré des toilettes somptueuses, les costumes
d'antan, mais si peu harmoniques, si drôlement
ajustés à celles qui les portent, qu'on les croi-
rait venus en location de chez quelque Babin
sous-préfectoral.
Grand, osseux, mal bâti, coiffé d'une mitre à
soufflet rouge pareille aux sacs à pralines des
moins illustres épiciers, le « cuistre violet » ne
bénit pas avec toute l'élégance désirable.
Pour exercer honnêtement son industrie et
bonifier son attitude, il devrait obtenir quelques
leçons de Mounet Sully, répéter ses pas avec
Mme Stichel.
A l'issue des vêpres, le cortège se reforme et
prend, malgré l'averse opiniâtre, le chemin de
la mer. C'est un remous de parapluies aux
ombelles uniformes, assimilant de point en
point la boueuse théorie à ces ballets de cham-
pignons ou de cucurbites que le Châtelet fait
d'habitude reluire vers dix heures et demie du
PLATRES ET MARBRES 113
soir. Le ciel gris, d'un vilain gris fumeux et
sale. Des nuages encapuchonnent le Menez-
Hom ; la procession barbote dans une fange
liquide; tous les pèlerins sont plus ou moins
éclaboussés; les fonds d'or et d'outre-mer noyés
dans la bruine; le temps « sinistre », comme le
disait, non sans quelque emphase, le passeur
de Dineault qui, dès l'aube, transportait dans
son bac les voitures et les promeneurs du Faou.
Le spectacle n'est point à l'église. Les ro-
mances bêtes, la procession vulgaire, l'épiscope
très inférieur aux choristes de V Africaine, vile-
ment expédiés, reste le fête véritable, la ker-
messe, la ducasse, la vervena, la réjouissance
canaille, enfin, quel que soit le nom dont il
vous plaira la nommer.
Au milieu des tentes où graillonnent maints
ragoûts pestilentiels, attablés à des tréteaux
boiteux, des hommes boivent, mangent, écor-
chent le renard avec l'aisance de Bruscambille
ou de Sancho Pança. Une toute jeune fille, sous
le chaperon éclatant de Pont-l'Abbé, mord à
même les os de sa pitance, le menton lubrifié de
graisse et d'échalote. Une odeur d'évier, de peau
humaine, de spiritueux, de caporal et de papier
d'Arménie offusque l'odorat. Des ivrognes, le
dos plaqué de boue, à la façon des ruminants,
s'effondrent sur le chemin, dans les flaques de
vase. D'autres chantent, vavacrent et se gorgent
d'eau-de-vie à chaque reposoir, dans les caba-
rets de feuillage dont la verdure tient encore,
grâce à l'ondée inépuisable. Une tribu de roma-
8
114 PLATRES ET MARBRES
nichèls, vieilles grimaçantes, jeunes hommes
hautains comme des dieux, bohémiennes aux
regards luisants, à la peau couleur de cuivre
neuf, mioches pouilleux et' superbes, occupe lo
champ de foire tout entier. Les femmes exercent
le métier de somnambules pour l'édification des
gobe-mouches, à qui sainte Anne elle-même ne
suffit pas. Les mâles tiennent des jeux de bara-
ques, des têtes de turc, des « massacres » et
des tirs aux macarons. D'autres, et ce sont les
mieux achalandés, exercent le bonneteau avec
une maîtrise que ne surpassent en aucune ma-
nière les apaches dans les trains de course, les
sunday men au Point-du-Jour. Avoir quitté
Paris, ses ergastules et ses vapeurs fiévreuses,
les lampes Popp et le pavé de bois; habiter un
coin perdu, un coin érémitique des Cor-
nouailles; avoir en carriole et par des routes
exécrables fait un nombre imposant de lieues;
avoir franchi à gué des rivières et supporté les
grains tenaces qu'apporte le suroît; avoir des
limbes du souvenir mandé le poème de Cor-
bière, pour trouver en face du sanctuaire et
parmi les ajoncs de la Palud ce même guéri-
don où les voyous du dimanche rançonnent leurs
victimes dans les sites frituriers! Mais, ici, le
bonneteur opère sans crainte. Il ne redoute pas
qu'un agent malévole interrompe le cours de ses
travaux. En dix minutes, les trois cartes déva-
lisent un croquant allumé déjà d'une pointe
de vin. Panent et circensesl II faut bien que
l'électeur s'amuse et que le contribuable goûte
PLATRES ET MARBRES
115
quelques loisirs après sa visite au percepteur.
Le soir tombe déjà. Les voitures, breaks
jardinières, calèches déhiscentes, l'une après
l'autre, s'en vont au pas funèbre de leurs rosses.
Des bourgeois endimanchés, des fillettes à
chapeaux hideusement fleuris, des adolescents
vêtus de complets trop modernes^ s'égaillent à
la recherche de leurs tape-culs. La Belle Jar-
dinière, comme partout ailleurs, étend sur les
coteaux de Plomodiern son règne incontesté.
Mais, là-bas, à l'horizon, sous une écharpe
de brume qu'emporte le vent sonore, tout à coup
paraît un lambeau d'azur. Des gouttes de soleil
pleuvent sur les flots. Comme un linceul de
tafl"etas bleuâtre passementé d'argent, la vague
borde l'arène de franges dentelées. Dans sa
grâce alanguie de courtisane amoureuse, la mer
halète doucement; la mer nue et splendide; la
beauté console d'âge en âge les Ephémères de
leurs vaines turbulences, de leurs superstitions
grotesque et de la laideur incurable qu'ils propa-
gent autour d'eux.
AQÛt 1902-1912,
La Médaille qui s'efface.
Les Pardons, manifestement, dépouillent leur
caractère primitif, alléguait un beau parleur, à
table d'hôte, poussant vers les Parisiens cha-
que trait de son discours. Le manque de foi, le
snobisme, les Grands Magasins qui permettent
à chacun d'endosser le hideux uniforme de la
« civilisation » ; les trains qui, six mois durant,
vomissent dans les paysages les plus écartés
leur bétail omniprésent de touristes, concourent
à désorganiser les pompes de ce genre, à subs-
tituer aux fêtes populaires un spectacle payant.
Cène sont plus les jeux ordonnés parle culte ou
les goûts d'une race, mais bien un trompe-rœil
idoine à foraminer les bourses étrangères. Aux
visiteurs des Pyrénées, le montagnard fait
admirer sa grotte, son herbier, ses vaches, sa
cahute. Il donne au poids de l'or une écuelle de
ce lait parfumé d'origan et de thym, froid comme
l'eau neigeuse des torrents, où le pain de seigle
prend un goût d'ambroisie. Les paysans d'Ober-
ammergaû cabotinent la Passion aux gobe-
mouches que la mode conduit vers leurs bois
PLATRES ET MARBRES 117
de mélèzes, d'épicéas, de hêtres et de pins. Les
plazas de toros, accessibles à tous les genres
d'aveugles protecteurs d'animaux, font paraître,
de jour en jour plus attristant le déclin de la
tauromachie. Où sont les « grandes épées »,
comme disait cet excellent vicomte de Bornier?
Qui tient aujourd'hui le glaive magnanime de
Montés, d'El Tato, de JoséDominguez, de Fras-
cuelo et de Guerrita? Il en est de même en
Bretagne où les pardons, au lieu d'une mani-
festation de l'allégresse plébéienne, du mysti-
cisme local, n'offrentqu'uneparadeniaise, propre
à divertir les cyclistes en rupture de comptoir,
les victimes des « petits trous pas chers » que
leur insuffisance intellectuelle oblige à se crever
d'ennui devant l'azur de la mer et du ciel. Dans
quelques années on sera tenu de louer des
choristes pour symboliser l'âme des vieux
Bretons,
L'homme immobile auprès de l'immuable chose,
comme dit José-Maria de Hérédia.
L'Armorique, pour peu d'argent, acquerra la
fleur des lavoirs, la crème des « fortifs », qu'elle
aura bientôt fait de maquiller en pèlerins con-
vaincus. Théodore Botrel ne se déguise en
Breton que depuis qu'il fréquente la Bulle et
se sent à jamais incapable de parler français.
Pourquoi les bourdonniers de Lourdes, les cucu-
piètres d'Auray ne suivraient-ils pas l'exemple
du barde montmartrois? Cet été, d'ailleurs, le peu
qui reste encore des antiaues oardons n'a revêtu
418 PLATRES ET MARBRES
aucune espèce de gloire. Il en faut accuser
d'abord les météores, tant de brouillards et
d'ondées oîi se détrempent les horizons que le
prestige du Soleil n'a point illuminés. La dévo-
tion en waterproof, l'extase sous un parapluie,
à travers les pentes boueuses et les chemins
défoncés, cela dégoûterait même les bienheu-
reux ascètes du sixième acte de Faust : Pater
Angeliciis ei Pater Prof undus. La fenaison est
en retard. Les blés couchés pourrissent, attendant
la faucille des estivandiers. Mais c^ qui réduit
avant tout les assemblées d'automne, c'est le
dérangement causé aux champêtres par la sédi-
tion de MM. de Mun et consorts. Pendant qu'ils
buvaient du trois-six à Landerneau, élevaient des
abeilles à Ploudaniel, vociféraient à Quimper :
« Mort aux juifs ! », nos culs-terreux abandon-
naient leur froment, leurs patates, leurs mois-
sons. Boire de l'eau-de-vie aux frais des
congrégations, braire des cantiques assaisonnés
de Marseillaise, beugler tour à tour : « Vive le
Sacré-Cœur! Vive la liberté! » cela n'emplit
guère l'estomac ni le grenier. Ce n'est pas de
cette viande que l'on pourra dîner pendant
l'hiver. Aussi, la géorgique donne ferme depuis
que le dernier hobereau, conduisant la dernière
nonnain dans le pigeonnier de ses ancêtres, a,
sans risque ni labeur, protesté contre la Loi.
Les rustres que menace la famine se sont remis
à l'ouvrage, étourdis encore un peu des liba-
tions qu'ils popinèrent depuis quelque temps.
Absence qui détourne du sanctuaire la caterve
PLATRES ET MARBRES 119
pittoresque des porteurs de braies. Ln un mot,
les figurants de la pieuse mascarade ont fait
relâche ce mois d'août.
Ce qui fait relâche, c'est encore le type breton,
ce fameux « type breton » que les érudits et les
penseurs de V Antijuif tiennent pour incommu-
table et permanent. A vrai dire, les types
bretons se ramènent ici (à part quelques élé-
ments excentriques) aux apports ordinaires du
conglomérat français. Parcourez la collection
de cartes postales éditées par Villard. Vous
trouverez les caractéristiques ordinaires de toute
la province, en exceptant peut-être les rares et
gigantesques néo-Celtes, les Kymris aux yeux
pers, aux crins fauves, que l'on trouve encore à
peu près purs dans les districts maritimes :
Tréguier, Saint-Pol-de-Léon, Vannes et Quim-
per. 11 est juste de dire que c'est en leurs pays
que le dialecte breton s'est perpétué.
Quant à ceux de la montagne et de la plaine
intérieure, ce sont des ibéro-ligures (comme la
plupart des riverains de la Loire). Vous avez
marqué précédemment le caractère espagnol de
leurs costumes, de leurs églises. Cette nation est
double. Voici d'abord le brun à tête elliptique,
à face longue, aux traits finement dessinés, à
méplats. C'est le type du sud, l'exemplaire
sémitique, nombreux dans le Morbihan, l'Ibère
tel qu'on le voit dans les deux Navarres, les pays
120 PLATRES ET MARBRES
de Soûle et de Labour, la Biscaye et le Guipuzcoa.
Quant aux bruns dont la tête s'avère sphérique,
les cheveux luisants, les yeux noirs et petits, ce
sontles Ligures. Eux ne vinrent point, comme les
Ibères, de l'Afrique. Ils dévalèrent de l'Asie en
suivant le Danube, le Haut-Rhin et la trouée du
Jura. Apparemment, ce furent au début des
Mongoloïdes. Le type extrême, à Pont-l'Abbé,
semble presque Chinois. Les femmes portent un
casque phallique dont le§ dessins se retrouvent
dans l'Extrême-Orient (cercle solaire, gouttes de
clarté, ornements de paillon qui symbolisent la
génération émanant du Soleil). A Ploudergat,
riiabitdes mariés semble de tous points identique
à celui des princesses iakoutes, dont un portrait
décore le roman de Strienski : Sur la lisière
des forêts. Ernest Renan qui, par certaines
origines, était un peu cousin des gens de Pont-
l'Abbé, disait qu'il y avait en lui des traces de
Lapon.
Ces peuples qui, s'ils avaient gardé leur
langue maternelle, parleraient les uns le turc; les
autres le berbère (eskiiarra), par quelle incanta-
tion les a-t-on voulu donner pour Celtes? Parce
que, sans doute, depuis trois mille ans à peine,
ils ont adopte le sanscrit — après avoir été
celtisôs par une immigration d'Aryas. C'est le
lignage peu mâtiné des Kymris, Celtes ou
Bretons, venus de la Grande-Ile, au v** siècle,
pour fuir les Saxons et la peste jaune, sous la
conduite de chefs religieux et militaires, Saint
Dunstan, saint Colomban que vénèrent encore
PLATRES ET MARBRES 121
d'une même latrie, Armoricains et Irlandais.
Ils parlent encore le kimraëg, une langue sans-
crite analogue à l'ancien gaulois et correspondant,
malgré quelques nuances de dialectes, à l'erse,
ou érinnack, employé en Irlande et dans tout le
border écossais.
Mais, avant cette occupation tardive, la Bre-
tagne n'eut d'autres éléments ethniques, d'autres
habitants que ceux dont est formé, à part les
provinces excentriques do l'Est et du Midi, ce
qu'on nomme si mal à propos le peuple français.
La race indo-germaine — les Celtes ou Gaulois
aux yeux bleus, à la chevelure ardente, venus
de l'Europe occidentale ou septentrionale peut-
être même, comme les Ligures, de la haute Asie
— n'abonde pas dans la Bretagne armorique. Je
n'en ai vu, quant à moi, que deux types dans
tout l'arrondissement de Châteaulin : une auber-
giste du Faou, déjà très vieille femme, et
M. François Leguiner, juge de paix à Lande-
venec. César, qui traite l'ethnographie avec la
plus calme désinvolture, classe les divers Asiates
parmi les Celtes ou Gaulois. Linguâ sua Celtce^
nostrâ Galli appellantur. Il confond les masses
populaires avec l'aristocratie blanche qui les
« civilisa ». Déjà, donc, au temps de César, ils
usitaient le langage celtique. C'est pourquoi le
latin — dérivé de leur idiome — les entama peu,
sauf dans l'est, à Rennes, où les gallois furent
ainsi nommés parce qu'ils parlaient français. Au
petit nombre de Celtes incorporés alors aux
peuplades ibériques et liguriennes, il convient
122 PLA.TRES KT MARBRES
d'ajoibter les néo-Celtes blonds, venus de la
Grande-Ile, au v^ siècle. Géants flaves, idolâtres
et magnifiques, race de poètes et de marins qui
se plaît aux rêves légendaires, aux entreprises
insensées. A eux, pour une importante fraction
du moins, appartiennent Chateaubriand, Le men-
nais et la plupart des grands navigateurs armo-
ricains. Au panthéisme druidique des anciens
habitants, au polythéisme védique des néo-
Celtes se sont greffés quelques vestiges des
cultes égyptiens. Dans le Morbihan, pour dix
femmes en noir, leur habituelle parure, on en
trouve une qui, de la tête aux pieds, se revêt
d'écarlate. C'est une phénicienne. Les jésuites
qui composent des hymnes pour les paroissiens
du diocèse de Vannes font dire à leurs cho-
ristes ce refrain, idiot parmi tant d'autres :
Catholique et Breton, toujours!
Or, ces « traditionnels », race de soi-disant
granit et de chêne, ont sans cesse combattu pour
des dogmes importes du dehors, des fétiches
adventices, contre les Romains pour les Druides
(Vclléda), contre les rois de France pour les
princes anglais, contre la Révolution pour les
rois de France et, maintenant encore, pour les
rites orientaux. Quels indigènes!
Le catholicisme, néanmoins, a marqué ce pays
d'une empreinte vigoureuse. C'est lui seul qui,
par la vertu de son obscurantisme, conféra l'ho-
mogénéité à des peuples si divers. L'entêtement,
l'ivrognerie et la saleté, comme des cryptogames
PLATRES ET MARBRES 123
vénéneux, ont grandi sous sa tutelle, champi-
gnonné dans son ombre. Mais voici que les
types s'oblitèrent; la foi des aïeux se désa-
grège. La médaille s'efface, les contours adoucis
peu à peu se confondent avec la généralité du
type humain. Il faut longtemps chercher dans
une foule bretonne pour trouver un gall, un
ibère offrant les traits caractéristiques de leur
sang. Les échanges plus communs, l'air béni de
la Révolution qui balaie chaque jour la lande bre-
tonne et chasse les miasmes du passé, rendent
l'homme pareil à lui-même, d'un bout à l'autre
de l'univers. La fraternité des cœurs et des
intelligences pétrit dans un moule identique la
face de tous les peuples en marche vers la
lumière, la délivrance et la raison.
Morgat, 1903.
Marines.
Un matin gris, d'un gris mat et blême, d'un
gris après l'orage, décolore le golfe de Brest, en
estompe les lointains, approche, comme une
toile de fond sans air ni perspective, les falaises
de Querlen, des Espagnols, de Roscanvel.
Horizon terne, mer plombée, avec çà et là,
comme des écumes paies, un vol — grisâtre
aussi — de mauves et de goélands.
Depuis ce mois d'août mil neuf cent trois où
notre éminent confrère de la Dépêche à Brest le
nommé Goudurier, essaya pour accroître son
tirage de me faire assassiner par les yaous de
Camaret, en collaboration avec le sieur Tou-
douze, cacographe mort depuis, je n'avais point
revu ce coin maritime, sauvage et délicieux.
Le bateau de Morgat traverse la rade, au
beuglement des sirènes que parfois interrompt
le grincement aigu d'un sifflet à vapeur.
Encombré de malles et de touristes sans pres-
tige, le pont a l'aspect inhospitalier des
tramways quand tombe une averse inopinée. Et
voici toutes les espèces de petits bourgeois. En
PLATRES ET MARBRES 12o
rupture de comptoir, de bureau, la famille
Homais et celle de Joseph Prudhomme vont à
la conquête des « petits trous pas chers ». Cela
bavarde, épilogue, échange des aperçus tout
faits, éprouve déjà l'immense ennui que la mer
Communique au bétail humain. Le bourgeois,
en effet, se crève sur les plages, comme le
paysan dans les baignoires : mais il n'en con-
vient pas.
Sur la passerelle, une femme laide et rêveuse
établit, à grand renfort de tabourets, une sorte
de barrage autour du timonier, intercepte le
« point de vue » au commun des passagers.
Son mari, désagréable et chafouin, prélève des
kodaks sur l'immensité, en exhalant des apo-
phtegmes, La sirène mugit, La nef s'ébranle
et, dans un remous d'eau trouble, inscrit
le sillage du départ. Des odeurs salines mon-
tent dans la froide clarté : l'amertume des
varechs, l'émanation fraîche des algues, le
parfum sexuel des goémons. Les rocs de por-
phyre se découpent en arêtes menaçantes,
inhospitalières à l'homme, inhospitalières au
végétal. Pas d'arbres, peu de gazon. Le vert
sans éclat des bruyères et des genêts, avec, aux
fonds vaseux, les pâtis noirs de salicores et de
pourpier maritime.
Ces escarpements, ces côtes de basalte et de
granit qui saignent, comme écorchés, dans le
jour neutre d'un mois d'août sans soleil, revêtent
par moments une splendeur étrange, un éclat de
rêve et d'incomparable beauté. La lumière vive
126 PLATRES ET MARBRES
des après-midi, les rayons incandescents du
crépuscule se réfractent, se dégradent en colo-
rations véhémentes. Et ce sont de lucides amé-
thystes, des saphirs aux grèves d'or, aux
cirques de lapis. Le flot verdâtre et bleu, fascé
d'azur et de sinople, entraîne pêle-mêle aigues-
marines et turquoises ou bien, laiteux, pareil
dans sa cuve atlantique à du bronze fondu,
semble éteindre le couchant sous une vague de
perle, de nacre et de burgau.
La mer étale — dans l'entr'acte du flux et du
reflux — prodigue ses mirages, de la pointe du
Gouïn au fanal du Keravès. Une brume vapo-
reuse, une apparition édénique de Thulé ou
d'Asegard. Bleus pers, lilas et mauve, gris tur-
quin, pastel violacé des héliotropes, rose des
roses-thé, outremer des turquoises et verts des
malachites se transforment, se dégradent en
mille nuances délicates ou violentes, comme si
des élytres de scarabées, des corolles de fleurs,
des ailes de papillons, des nacres de pétoncles
mariaient leurs teintes dans le poudroiement du
soir, tandis qu'à l'horizon, sous l'écharpe de
rêve et le brouillard magique, un double azur : les
cieux, les flots, vibrent confondus en un baiser
de lumière. Le soleil plonge son orbe de cuivre
aux fournaises du couchant. Les petites vagues
chaperonnées de flammes étincellent au large,
comme une danse d'esprits ignés, comme un
PLATRES BT MARBRES J27
vol de Salamandres en ambassade aux pays des
ondins. Mais sous le granit des falaises dont
les rochers d'ocre et de vermillon, les escarpe-
ments se détachent en vigueur autour de cales
assombries, déjà les eaux prennent leurs teintes
crépusculaires, le sfumato qui mue en noire
architecture l'image ondoyante de^ écueils.
L'anse de Camaret, qui s'arrondit et se creuse
derrière la presqu'île de Crozon, met à l'abri
des tempêtes un peuple tout entier de barques
et de pêcheurs. Le village s'oriente d'après ce
golfe en miniature, avec ses maisons blanches,
au pied d'un morne coteau que, par places,
anime le geste puéril des moulins à vent. Le
quai où viennent s'amarrer les canots de plai-
sance, les embarcations des caboteurs et les
bateaux de pêche domine un cirque de coteaux
qui descend vers l'Atlantique et se perd au loin-
tain. A gauche, un « sillon » transformé en
estacade désoblige les regards épris de beauté
par deux monuments vétustés et saugrenus.
L'un, une chapelle caca d'oie sans aucune
apparence de ligne ou d'architectonique, l'autre
une tour lie de vin, érigée par Vauban contre
les Anglais.
Rien de plus sot que l'aspect de ces ruines,
dont Toudouze, littérateur déjà nommé, a jadis
empêché la destruction avec un déplorable
succès.
Quand l'approche de la nuit ramène au port
la flottille des sardiniers, les preneurs de
congres ou de langoustes, c'est le jeu des voiles
128 PLATRES KT MARBRE?
blanches, des voiles couleur de tan, le sillage
des carènes abordant comme des cygnes au
lieu de leur repos. Les cordages, les mâts, les
antennes découpent en plein éther leurs images
hardies. Les filets bleuâtres, qui se mêlent à la
vague et trompent les bêtes méfiantes de la
mer, pendent aux vergues comme une cheve-
lure de sirène et, dans les lueurs expirantes,
prennent le reflet somptueux des pierreries.
Ici, comme dans presque toute la Bretagne
armoricaine et dans la plupart des pays fran-
çais, la haine de l'Angleterre empoisonne les
meilleurs esprits.
Le chanoine Moreau^ qui s'est fait l'historio-
graphe du siège de Roscanvel par le maréchal
Daumont, au xvi^ siècle; la Société des biblio-
philes bretons, qui narre dans ses Mélanges his-
toriques la descente des Anglais vers la fin de
Louis XIV, et la défense de Vauban; le cheva-
lier de L..., qui a raconté les horreurs de la
Surveillante et la pieuse férocité de Ducouëdic
lequel, après avoir fait sauter un navire et mas-
sacrer l'équipage du Québec, ordonna des prières
pour les morts; Levot, dans son Histoire de la
ville de Brest, manifestent contre l'Anglais une
animadversion qui n'a d'égale que la turpitude
et la bassesse de leur langue. Leur chauvinisme
ne va pas jusqu'à parler français!
En^ souvenir de la grande bataille du 18 juin
1694, les habitants de Camaret ont donné à la
grève de Trèz-Rouz le nom de Maro-ar-Saozon^
« la Mort aux Anglais », nom amplement justifié
PLATRES ET MARBRES 129
par le massacre qui se fit sur la crique au sable
rouge. Un bardit vanté par les folkloristes
modernes est le gwertz plus ou moins authen-
tique, le chant commémoratif de cette bouche-
rie : « Homo homini lupus », dit Hobbes. Le
Breton, ivrogne, misonéiste et catholique, a,
pour se montrer un atroce loup-garou, deux rai-
sons de plus que ses frères en humanité.
Aucun vestige des anciennes horreurs ne sub-
siste dans l'heureuse bourgade où se plaisent les
peintres et qu'a choisie André Antoine pour
séjour d'été. L'hôtellerie, accorte et lumineuse,
ouvre sur la calanque même où s'abrilent les
nefs. Après le canotage, les plaisirs alternés
de la voile et de la rame, Camaret n'offre
pas d'amusement plus soutenu que la chasse
aux voiucres de l'Océan. Sur le « lion » du Tou-
linguet, sur les pointes du GaT'rec-hii', sur le
Berniou-Piz abondent les oiseaux maritimes :
goélands à manteau bleu, guilloux, mouettes,
hirondelles de mer, et ces perroquets bizarres
qui se nourrissent, comme les pêcheurs ailés
dont ils partagent l'habitacle, de poulpes et de
crustacés. Les cormorans, hardis écumeurs du
golfe de Brest, reviennent chaque soir, le cou
tendu sur leurs ailes noires, comme une flèche
sur son arc, vers ce « lion » accroupi dans
Tarcne écumeusc. En juin, les nids abondent,
confiés à la formidable lulelle de la mer. Les
pauvres gens dévorent la chair coriace des vau-
tours à pieds palmés qui mangent leurs pois-
sous, et de leurs œufs ils fabriquent toutes
9
130 PLATRES ET MARBRES
sortes de pâtisseries locales dont il n'est guère
possible de goûter la saveur qu'après un long
entraînement.
Eux, les dompteurs de la vague, de la vague
perfide et nourricière, ne regardent pas de si
près aux moissons qu'elle donne. Rois sur leurs
« petites fustes », comme disait Villon, ils ont
en récompense de la terre et des repos médiocres
la vie haute et libre des hommes qui n'obéissent
qu'à eux-mêmes, et tirent leur subsistance comme
une gloire, du danger.
*
• *
A marée basse.
Cette côte du Finistère est le pays des cavernes ;
leurs architectures surhumaines, leurs voûtes en
arceaux, leurs déambulatoires, leurs salles mys-
tiques, leurs porches enveloppés d'un jour cré-
pusculaire, s'étendent sous la mer, pénètrent les
rochers. Quand viennent les jours de l'équinoxe,
emportant le flot qui se contracte et n'alanguit
plus son rythme aux grèves coutumières, c'est
une féerie inquiétante et douce, pareille au chant
des Nymphes qui, sous les vertes ondes, tissaient,
dans la grotte de Cyrène, la toison des béliers
maritimes, des troupeaux hyalins. Voici que la
marée, en désertant les plages, met à découvert
les royaumes humides, les lacs prisonniers dans
les abîmes et les bois sonores que Virgile a chan-
tés. Un air bleu, d'un bleu triste d'automne,
baigne les longues avenues, les hautes nefs où
traînent, çà et là, des ombres gigantesques. Par
PLATRES ET MARBRES 131
places, des étangs, limpides comme un regard,
font sur le sable roux des taches d'émeraude.
Sous la transparence des eaux, le marbre accroît
sa blancheur; cependant, les calcaires violets
apparaissent comme des blocs d'améthyste, que
les anémones de mer, les amadisia, ces vivants
chrysanthèmes, étoilent d'une exquise floraison.
Des astéries, les unes mauves, hyalines, d'un
azur trôs doux — pastel ou turquoise — d'au-
tres d'une teinte plus violente, « haricot rouge »
ou vert foncé, rampent aux bas-fonds, dans les
jardins « où croît l'algue salée », parmi les la-
minaires, le goémon et les fucus.
L'eauronge le basalte, le porphyre. Elleusepeu
à peu les roches les plus dures, émiette le granit
et rend au flot la poussière des montagnes. Mais
quelques blocs subsistent, dardent au loin des
écueils obstinés. C'est la protestation magnanime
de la terre contre l'Océan despotique. A ces rudes
lutteurs, la vague donne un riche manteau de pé-
toncles et de coquillages : patelles, vigneaux, gib-
bules, haliotides, et, par masses compactes, le
test ardoisé des moules qu'un byssus opiniâtre
fait victorieux des courants et qui s'applique aux
récifs comme les écailles d'une armure japo-
naise.
L'imagination populaire, le goût mythique
des Bretons ne s'est guère mis en frais pour
inventorier ces trésors. Dans un roc découpé,
creusé, ajouré par la tempête, ils découvrent pla-
tement la silhouette d'un lion accroupi. Sur la
côte de Dinan, les guides s'obstinent à vous
132 PLATRES ET MARBRES
montrer un donjon illusoire, « le château »,
comme ils disent. Les trois écueils redoutables
qui montent leur faction pérennelle devant la
pointe du Toulinguet se nomment les Tas de
pois. Il est permis de supposer qu'un touriste
dont le romantisme fut éduqué par la Sabotière
ou le Pardon de Ploërmel s'est institué le par-
rain bénévole de la Grotte aux Korrigans, vers
l'anse de Morgat.
Mais les noms imbéciles ne prennent rien à la
beauté des lieux, où le deuil de la mer a posé son
empreinte. Ici règne le silence et la désolation
des villes englouties. Ces arcs, ces nobles pen-
dentifs, ces caves, ces portiques baignés de lueurs
vertes où, pêle-mêle avec toutes sortes de dé-
bris et d'épaves, l'on rencontre, au lendemain
des tempêtes, la forme pâle d'un noyé, ces
antres échafaudent leurs magnificences étranges,
pareilles aux cathédrales d'un culte malfaisant,
à la pagode sinistre d'une divinité meurtrière,
Kali, Artémis ou Dourga. La grande magicienne
leur communique ses prestiges, les captieux
mirages qui font aimer l'Océan comme une
courtisane.
C'est le charme propre de la mer, de la
« grande femme » qui se révèle ainsi dans l'at-
trait permanent d'une éternelle mue, épouse de
l'Air, dont elle reflète les couleurs et subit les
météores. Par un léger matin de septembre,
elle pétille, elle miroite au grand soleil ; des étin-
celles flambent et l'embrasent, tandis que la
vague, au bord de l'arène jaunâtre, se déroule
PLATRES ET MARBRES 133
comme un clair manteau de satin bleu. Puis
ce sont des couleurs de perle que nue à peine
le rose et l'orangé. Voici, avec leurs iris pro-
fonds, les cailloux du Labrador, la blancheur
laiteuse des pintadines et l'arc-en-ciel orageux
du burgau.
Mais qu'un nuage fasse écran : toute gloire,
toute lumière s'abolit. D'un coup, la mer se
plombe, et, livide, menace cruellement : les
grottes, si pleines de charme et d'illusion tout à
l'heure, ne sont plus quel'égoutde l'Atlantique,
un coupe-gorge qui pue et qui fait froid.
Les Arts du feu.
Entre le cap Fréhel étendant au loin comme
une estacade violatre les écueils de ses roches
poreuses et le golfe de Saint-Malo où Chateau-
briand rêve encore dans sa tombe, aux cieux
transatlantiques, aux lointaines floridcs qui,
pendant les orages de l'an II, accueillirent la
mélancolie incestueuse de René, en une longue
découpure la Manche festonne le littoral et,
selon des courbes harmonieuses, monte sur le
sable roux les dunes, en déchiqueté les pro-
montoires, ou bien s'échevêle et se cabre contre
les écueils.
A Saint-Briac, limite occidentale de l'Ille-et-
Vilainc, point extrême de cette côte adoptée
hélas ! par la laideur et la sottise des riches,
l'estuaire du Frémur s'envase quand descend la
marée. Il ne reste sur la plage médiocre, d'où le
flot s'est retiré, qu'une teinte fugitive, le pâle
azur du ciel, reflété dans l'eau croupie. Et,
môme, en pleine mer, cette côte malouine
assume les coloris les plus doux, une gamme
de nuances opalescentes, de reflets dégradés où
se confondent, se mêlent, se pénètrent les
P^AXHKa ET MARBRES
133
nuances délicates et changeantes d'un arc-cn-
cielalVaibli. Ciels vaporeux, lointains de brumes,
flot de cendre, toute lumière s'atténue et s'har-
monise en des gammes d'une douceur péné-
trante. Ici, le spectre solaire, peut-on dire, ne
chante qu'en mineur. Verlaine parle d' « un bain
de jour si blanc que les ombres sont roses ».
Les bords du Flémur, la pointe de Saint-
Lunaire, le Port-Hue et la Garde-Guérin, les
prés sur la falaise de salicornes et d'oyas, la
piste des grèves, tout ce paysage de la mer occi-
dentale garde un peu de gris, même sous les
éclairages les plus vifs. C'est la « mer de lait »,
cette mer que les Argonautes de Pailas n'ont
point connue, « où la joie elle-même est un
peu triste », dont le plus grand des Bretons,
Ernest Renan, déduisit les charmes et la tris-
tesse en des phrases immortelles. Tout ce qui,
d'ordinaire, sert à la confection des marines
littéraires, tous les lieux communs, les compa-
raisons faciles, toutes les images empruntées au
minéral par la longue suite des versificateurs y
manqueraient d'à-propos et d'efficace. Le saphir
ne brille guère ici, encore moins 1' « émeraude »
qui sert aux entrepreneurs de casinos pour dési-
gner la côte armoricaine. Si ces industriels
étaient capables de voir, ils abandonneraient
r « émeraude » aux lacs des Pyrénées^, aux
gaves de Pau ou d'Argelès. Mais il ne s'agit
aucunement de peindre pour aguicher les
amateurs de billets circulaires. Témoin les
croûtes aux épinards de M. Hugo d'Alési!
136 PLATRES ET MARBRES
La seule image qui subsiste, c'est la « mer de
lait » prise à V Invocation sur V Acropole, soit
que la vague, épaisse comme un laitier de fonte,
pousse au coucher du soleil, sur un lit d'algues
et de varechs, le trouble indigo, le « vert
monstre » de la marée haute, soit que les
claires vapeurs de l'aube amortissent de leur
haleine et transforment en gris turquin le cobalt,
l'outremer des moires laiteuses qu'emportent
les jusants vers la ligne d'horizon. Quand la
tempête brouille d'un noir de plombagine
l'opprimante nuée oii crépitent maints éclairs,
ce sont encore des gris morts et sinistres, des
écumes d'un blanc pûle d'où toute couleur paraît
absente, hormis le « roux fumeux » de l'orage,
le bleu ardoisé de la pluie. Et l'œil se plaît à
cet achromatisme, à cette longue suite de
clartés diminuées, autrement riche et diaprée et
féconde en jeux de lumière que la dure incan-
descence, le « bleu perruquier » des ciels méri-
dionaux.
J'ai retrouvé le charme de ces flottantes
lueurs, de ces grisailles où le rayon blanc se
décompose à l'infini dans les émaux, les grès,
les porcelaines auxquels MM. Eugène et Paul
Baudin ont attaché leur nom. Rien de plus
charmant ni de plus doux que les œuvres de ces
maîtres potiers.
Quand, au retour de la Commune et de l'exil,
ayant lîionté ce calvaire qui même pour les forts
et les heureux sera toujours la scale cValtrai,
mais ayant, par là même, agrandi sa techniaue
PLATHES ET 3'ARBiV'S 137
chez F.es confrères de Londres, que l'esthétique
de Ruskin et des préraphaélites orientait déjà
vers un art nouveau, Eugène Baudin eut le bon
esprit de ne point retourner à l'atelier de sa
jeunesse. La politique l'avait déraciné. II
demanda tout d'abord à la politique un emploi,
un gîte, une consécration, peut-on dire, qui le
rachetât de son exil et le dédommageât du lemps
perdu. Toute une législature, on put voir au
Parlement sa grande barbe d'apôtre socialiste,
sa blouse blanche de faïencier. Il fut, comme
Thivrier, « député du prolétariat », forçant par
la dignité de sa vie et la raison qui découlait de
ses discours l'estime générale, aimé, choyé,
de son parti, en honneur chez ses adversaires.
Un hasard, cependant, l'avait conduit dans le
pays malouin^ que ne déshonoraient encore ni
les panades à la guimauve de M. Théodore
BotreL ni la diffusion des élégances bourgeoises^
ni le pullulement des tramways.
Après quelques essais d'élevage et d'horticul-
ture, après avoir tâté de la ferme et de la basse-
cour, vendu aux gens des œufs, du lait, toute la
boutique de Perrette, Eugène Baudin se rappe-
lant, un beau jour, la glaise et le kaolin de son
adolescence, par grand bonheur se refit potier.
Est-ce l'aspect vaporeux de la côte armori-
caine, les nuances multiples et charmantes du
flot, est-ce le route violûtre qui l'ont aidé à
préciser l'inspiration un peu flottante de ses
premiers essais?
Évidemment, la forêt d'automne instruisit
133 PLATRES ET MARBRES
Galle de Nancy, lui révéla toute cette poésie
qu'il vitrifiait dans les vases et les coupes dont
ses héritiers ont fait, à présent, un si fâcheux
objet de commerce. On imagine volontiers que
Baudin emprunta la rare distinction de ses émaux
à l'ambiance mélancolique, aux suaves couleurs
du pays qu'il habitait. Pour la plupart, le grès
flammé, quelle qu'en soit la provenance, tout
d'abord suggère une idée éclatante de vitrifi-
cation métallique et dure, de corps hyalin
cruellement poli. Ivlassiet, du golfe Juan, en
retrouvant le secret des faïences hispano-arabes,
n'a pas peu contribué à mettre cette opinion en
crédit.
Pour complaire à la clientèle, au faux goût,
au désir du public d' « en avoir pour son argent »,
il n'a cessé dappuyer, de monter les reflets des
pièces qu'il expose. Artiste, certes ! mais gâté
par les nécessités commerciales d'une production
toujours plus abondante!
Baudin, au contraire, a pu méditer sa formule,
tâtonner à loisir, étudier, comparer, opposer
aux jeux de la lumière et du plein air les trou-
vailles de son laboratoire. Du ciel, du flot, de
l'atmosphère, des arcs-en-ciel prodigieux où se
décompose le rayon blanc, dans ce décor de
brumes fugitives, il a extrait la plus riche
palette. C'est aux plages de Saint-Briac et de
Saint-Lunaire qu'il doit le meilleur de son talent.
Abandonné pour une part à la coll?boration
des températures magistrales, au travail du feu,
le dessein des potiches qu'il édite, jalousement
PLATRES ET MARBRES 139
arabesque, n'admet point la représentation —
même stylisée et schématique — d'un objet, quel
qu'il soit.
Une fois tourné, revêtu de substances métal-
liques (fer, cuivre, manganèse ou cobalt), le vase
est enfourné pendant une trentaine d'heures.
Que ce soit une grande pièce, une potiche, une
vasque ou bien l'un des mille objets usuels, cen-
driers, écritoires, bonbonnières où se plaît le
caprice du maître potier, l'objet subit une cha-
leur de treize cents degrés qui liquéfie les sels
et parfois en libère le métal. Ainsi, la flamme du
chalumeau, le courant saturé d'oxygène donnent
aux sels de cuivre des teintes mauves lilas, perses
ou bleues, l'émail vert turquoise de Deeck,
tandis que le courant réducteur, de moindre
intensité, dégage en plaques d'un pourpre écla-
tant le métal rouge de Cypris. La fumée épaisse
de l'ajonc, de la tourbe, des bois humides et
des charbons gras agit sur les sels d'argent, les
irise et ménage môme au fournier des étonne-
ments lorsqu'il déroche la pièce et la produit au
jour. Cette chaleur qui, dans les premiers âges
de la terre, fondit les marbres, jaspa les bûches,
veina la griotte et le portor, opère encore et
seconde le travail humain. C'est elle qui donne
aux vases de Baudin ces couleurs mates de
pulpes florales, ces pruines de fruits mûrs, ces
teintes mourantes de vagues au soleil couchant,
cette variété discrète de tons atténués et somp-
tueux.
Les arts du feu commencent toute civilisation.
140 PLATRES ET MARBRES
Hepliaistos et Tubalcdin forgent les outils, les
armes, fondent les vases magiques, les orne-
ments des Immortelles, collier d'Aphrodite,
armure de Pallas, et la foudre des Dieux.
Seul, un Welsung peut forger l'Epée éter-
nelle qui affranchira le Walhall et rachètera la
race de Wotan. Partout, la mythologie du Feu
célèbre sa force libératrice, la gloire du forgeron,
de Torfèvre, de celui qui dompte et façonne les
métaux devant la fournaise embrasée.
C'est avec la première libation qu'Agni
s'élance et naît du soma renversé. Le bûcher,
le foyer, sont les premières formes de l'autel.
Et quand il s'adoucit, quand il se fait amical,
industrieux et prospère, quand il se civilise, le
Feu, mis en œuvre par des artisans, pareil aux
grands ouvriers du Moyen Age qui cherchent
encore, tels que les Baudin, à exceller dans la
technique de leur art, donne aux yeux que leurs
ouvrages émerveillent, l'enchantement et le
réconfort de la beauté.
Saint-Briac, 191i.
La route et le costume.
Avec les jours chagrins bornés d'aubes grisâ-
tres et de couchants morfondus, les semaines
s'envolent, et les mois avec les semaines, et les
saisons avec les mois.
Août emporte au déclin, dans sa robe plu-
vieuse, les fleurs moribondes et les fruits avortés.
On ferme! Voici la clôture, la mort du Casino,
la fin du baccara, le départ des grands juifs,
des « pêches à quinze sous », des gentilshommes
slovaques, des princes hunigares, des comé-
diens célèbres, des évêques in partibus, des
ministres et des croupiers. Vers tels sites nou-
veaux, le cours des heures emporte les forçats
de la montagne ou de la mer, excite leurs intel-
lects à des plaisirs condignes, promettant des
chasses et des tripots « à la hauteur ».
Les « dames de charité » ont sué leur bal
d'adieu, chanté faux leur suprême ariette. Le
conducteur de cotillons a vagi sa dernière con-
férence et, pour tant de peine, a touché les vingt-
142 PLATRES ET MARBRES
cinq derniers louis de ses appointements. Les-
boxeurs, les jockeys, les étoiles du chant et les
princesses de la tragédie ont fait chacun leur
numéro, couverts d'or, de horions ou de gloire.
Et tous de repartir avec empressement.
Hélas! C'était hier l'Été! Voici l'Automne!
Et déjà les personnes qui redoutent l'imprévu
du dialogue demandent à leurs connaissances,
à leurs amis « en quel endroit ils passeront
l'hiver ».
La Fourberie (qu'il faudrait écrire « tourberie »
à cause de je ne sais quel gisement de tourbe
incrusté dans ses falaises) est une « agglomé-
ration » entre Dinard et Saint-Lunaire, dans la
baie de Saint-Malo.
Vos périples en Bretagne vous ont, sans doute,
fait connaître ce beau lieu , inventé , peu de
temps après la Guerre, par Emile Bergerat,
Maurice Bouchor et ce Jean Richepin que toutes
les femmes nommeraient prince des orateurs si
la question leur était soumise. Nous la décou-
vrîmes, quant à moi, l'an dernier, cette Four-
berie, en arrivant à Saint-Briac, mais avec tant
d'admiration que nous ne pûmes nous empêcher
d'y revenir pour un nouvel été. Il y pleut déses-
pérément, ce qui gâte notre extase première et
nous enseigne une fois de plus qu'il ne faut pré-
tendre jamais recommencer n'importe quelle
chose dans la vie. Il y a peu de temps encore,
le pays était absolument, délicieusement sau-
PLATRES KT MARBRES 143
vage. Mais les peintres s'y ont mis, et les bâtis-
seurs de villas, et les scarlet pimpernel de tous
les sports. Il y a déjà force tennis et bientôt,
sans doute, une baraque propice aux petits che-
vaux. Le concours hippique y transporte ses
gentillàtres, ses lieutenants et son crottin. La
route s'encombre d'autos si nombreuses et four-
millantes que la Mort y semble installée en
permanence. De temps à autre, on est informé
qu'une vieille femme, une oie, un enfant sont
écrasés : de quoi les autorités prennent leur
parti, comme si le maire et ses adjoints avaient
lu Marc-Aurèle. Il faut bien que ces pauvres
riches s'amusent! MM. Aaron et Blumental, de
la rue du Caire, MM. Postmandatt et Bleim-
bimhaus, de la rue d'Aboukir, font de la
vitesse après dîner. Vous n'auriez pas le droit
de molester leur névrose et de chagriner ces
notables commerçants. On porte d'ailleurs la
victime sur l'addition, et c'est un grand bien pour
une famille rurale d'avoir un ancêtre ou quelque
rejeton mis en chair à saucisse par le méca-
nisme d'une 40-HP.
Le voisinage presque immédiat de Dinard,
« station aristocratique », promulguent les échos
payants des gazettes mondaines, le voisinage de
Dinard implante ici toutes les variétés de sous-
élégances que l'on voit aux alentours des bains
célèbres : Ostende, Blankenberghe, Biarritz,
Guétharie. Les bourgeois y foisonnent et les
snobs avec eux. Cela met le swager à la portée
des modestes budgets. Sur la dune de Saint-
144 PLATRES ET MARBRES
Briac, le golf déterre des pelotes; à chaque
instant, le promeneur de se voir défenestré pai
une balle hors de son orbite. Qu'un chemineau,
un pauvre homme entre deux vins, un fol s'avise
de vous jeter à la tête ne fût-ce qu'une pomme
verte, il n'y aura pas assez de gendarmes, de
chats-fourrés et de porte-clefs pour exclure du
monde ce dangereux malfaiteur. Que n'est-il
actionnaire du golf à Saint-Briac? Il aurait
licence de vous écorcher le ciboulot comme un
babouin fait d'une amande verte, avec l'assenti-
ment, que dis-je? l'approbation même de la
sous-préfecture et de la municipalité.
Cela ne serait rien encore, ou du moins pas
pas grand'chose. Il faut payer de quelque peine
ce charme nostalgique et la féerie éternelle de
la Mer! Azaïs, l'amoureux transi de M™* Cottin,
ne déraisonnait pas autrement quand il préco-
nisa le système des compensations. Mais les
aviateurs exécutent leurs prouesses dans le même
coin d' « azur » qui nous prête son nébuleux
abri. Toutes les sortes d'avions : hydro, aéro,
nigaudplanes se déchaînent sur le golfe, de
Jersey à Paramé. Vous savez à quel point leur
aspect enflamme la respectuosité de nos con-
temporains. C'est, à parler proprement, la foi
nouvelle. Même les souverains en déplacement
n'obtiennent pas un tel succès. J'ose dire que
Mahomet ne fut jamais de son vivant si populaire
que Védrines. Garros, beaucoup plus qu'Ernest
Renan, est notoire à la majorité des Français.
Ces pèlerins de la badauderie intégrale font
PLATRES ET MARBRES 145
des kilomètres, s'encaquent dans des trains
fétides, se conglomèrent à faire éclater les rem-
parts de Vauban pour le plaisir singulier de voii
une caisse d'emballage en possession de voltiger.
Pendant une semaine, le « nid de corsaires »,
comme dit Théodore Botrel pour désignei
Saint-Malo, a congrégé un fort concile de gobe
mouches. On n'y pouvait remuer. Dans les plus
immondes bouges, la moindre soupente valait
des prix de palace-hôtel. C'était un luxe que de
dormir sur les billards. Enfin, il y avait tant de
monde que les punaises, dans les chambres, en
étaient incommodées! « Sainte simplicité »,
comme disait Jean Huss avant qu'on le braisât.
Seuls, par leur mauvais goût tenace, par leur
mépris sublime du ridicule et la composition
farcesque de leur accoutrement, les Anglais
diversifient le paysage et l'animent de gaieté.
L'influence de Ruskin sur les femmes entraîne
quelques résultats divertissants. Apercevez-vous
une dame britannique mi-partie vert pistache
et glace à la framboise? Gagez à coup sûr
qu'elle revient de Florence, qu'elle s'est appro-
prié les Ufizzi. Son harnachement préraphaélite
sort de Lorenzo Monaco, à moins qu'elle ne l'ait
copié sur un ange, dans les prédelles de Fra
Angelico ou sur les nymphes de BoLticelli.
Quant aux hommes, la coutume qu'ils ont prise
de traverser nu-(ête l'existence les rend tout à
fait précieux et distingués. Ils ressemblent à des
concierges qui prendraient le frais sur le pas de
leur porte. Et le brûle-gueule qu'ils tettent opi-
iO
i46 PLATRES ET MARBRES
niâtrement n'est pas pour nuire à l'assimilation.
Le matin, quand ils sortent vêtus de blazers
aux couleurs des clubs, et promènent, senible-
t-il, une enseigne de teinturier sur leur dos, ils
donnent aux races latines une grande et forte
leçon. L'homme qui, pour son plaisir personnel,
revêt dans la grise lumière de l'Occident un
veston pareil, tantôt à une peau de léopard,
tantôt à une tulipe perroquet, manifeste une
singulière indépendance d'esprit. Oser être soi-
même, ne déférer que le moins possible aux
préjugés, n'est-ce pas un effort louable et qui
mérite qu'on levante? Et comme elle avait raison
cette miss quadragénaire que Taine vit danser
avec une couronne de roses et des lunettes
bleues !
Hier, à marée haute, le soleil tombait parmi
des nuages troubles, sous des vapeurs de plomb.
« La mer, couleur d'écaillé d'huître » et par
places, aux endroits où ne venait plus aucune
lumière, d'un bleu ardoisé, le bleu déjà mort du
soir, quand la nuit est prochaine. Mais, au large,
couvert à demi par l'écume et les vagues tou-
jours plus hautes, Cézembre, leGrand-Bey, d'où
Chateaubriand regarde à jamais vers l'Atlantique,
apparaissaient tout roses, et comme glacés par
une lumière de féerie. Et de ce calme, de ce
beau paysage montait vers nous la paix éternelle
du soleil et de la mer. Est-il permis d'en noter ici
le souvenir, d'employer dans ce but — une fois
n'est pas coutume! — le pronom personnel?
Coppée avouait au public, chaque semaine, les
PLATRES ET MARBRES 147
onguents qu'il employait et quel usage il faisait
de ses vieilles malles. Mais il était de l'Aca-
démie. Or, l'Académie imprime un caractère, et
les vieilles pantoufles d'un académicien inté-
ressent beaucoup plus de gens qu'on ne le croit.
Dinard, le 31 août 1912.
Introduction à une Histoire de la Torture
Voici un livre sans éloquence ni beauté. C'est
une galerie où, disposés en bon ordre, éclairés
d'un jour tout plat, haches, baillons, glaives,
carcans, les mains de gloire et les cravates de
chanvre — antiquailles du supplice, bric-à-brac
du terrorisme légal — dorment sur les rayons
des vitrines, méthodiquement. L'auteur, Wil-
liam Andrews, consciencieux et maussade, avec
un flegme que nulle horreur n'est en possession
d'émouvoir, coordonne les pièces remarquables
de sa funèbre collection. Rien ne l'ébranlé. Pas
un cri de miséricorde, pas une larme de colère,
pas même une secousse des nerfs exacerbés. La
torture, la potence, l'échafaud, les étrivières
alternent dans son catalogue morfondu, sans
communiquer une pulsation d'émoi, un élan de
vie à la phrase honnête, prosaïque et minutieuse.
C'est la Cuisinière bourgeoise de la férocité.
Anglais, William Andrews ne voit que l'Angle-
terre : sa philosophie de l'histoire n'est pas
moitis bornée que celle de Rudyard Kipling,
encore que d'un jingoïsme plus discret. Mais le
sentiment ethnique, l'infatuation nationale sont
PLATRES ET MARBRES 149
affirmés Ici par le volontaire oubli des autres
peuples qui, pourtant, ne le cédèrent en rien aux
Anglais dans la cruauté des inventions pénales.
Andrews a documenté son ouvrage par une lec-
ture étendue et perspicace des archives, des
registres; il a parcouru villes et bourgades^
consultant les rôles des paroisses, les écrous
des prisons, les livres de compte du bourreau.
Avec le goût de tourisme inhérent à la vieille
Angleterre, il a fait un périple autour des châ-
timents abolis. C'est le résultat de sa dernière
enquête qui forme le présent volume. N'y cher-
chez fièvre, ni tendresse, ni généralisations
d'idées, mais ce qu'Andrews vous apporte dans
la traduction, parfois élégante et probe toujours,
de M. Paul Guérie, à savoir des faits, des docu
ments de toute sorte, des matériaux que leur
sécheresse môme recommande au philosophe,
à l'historien. Car ce livre terre à terre soulève
un monde et, pour un esprit éclairé, devient
l'instigateur de puissantes rêveries. Il soulève
un monde : le monde sanglant de la cruauté juri-
dique. Ici, le magistrat est féroce, mais le justi-
ciable n'est pas moins barbare que lui. Cai
toutes ces horreurs s'accomplissent à la requête,
aux applaudissements do la foule, avec même
son concours. Le spectacle de la mort grise les
multitudes. Lâche et sanguinaire, la populace
hume avec transport l'odeur infâme du char-
nier; elle se délecte aux hurlements desintercis.
l'availlac, Damiens ont « amusé » Paris de leur
agonie épouvantable, et ne sait-on pas que la
150 PLATRES ET MARBRES
guillotine, en France, est toujours un des plai-
sirs le plus courus? C'est la tauromachie des
peuples adonnés à protéger les animaux. Mais,
sous l'influence du christianisme, quand la reli-
gion de la mort compliquait de pieuse inhuma-
nité le cannibalisme spécifique de l'homme,
l'abomination des tortures brilla d'une splendeur
merveilleuse. Nul bourreau plus sinistre que le
pithécanthrope baptisé. Nulle sauvagerie com-
parable à celle des nations éduquées par le
prêtre. Qu'était un Néron, un Tibère, un Attila,
qu'étaient les ogres et les anthropophages au
regard de Dominique, ou de Bossuet le Domi-
nique de l'Inquisition, le Bossuet des Dragon-
nades? Le juge immiséricordieux, le chat- fourré
sans entrailles appliquaient la loi sanguinaire
à des justiciables non moins atroces que lui.
Mais en dehors même du christianisme, en
dehors de la longue stagnation qu'il imposa au
genre humain, c'est une douloureuse histoire
que celle des efforts tentés pour acclimater dans
les lois pénales un peu de logique et de douceur.
La série initiale va de la cruauté au châtiment;
c'est un premier pas vers la lumière. La marche
ascendante continue; elle monte du châtiment
à la défense individuelle ou sociale. Que d'osse-
ments rompus, que de sang et quels déserts
d'épouvante, depuis les limbes de la préhistoire
jusqu'au marquis de Beccaria, jusqu'à cette
coutume de raison et de bonté que la gratitude
publique a nommée « jurisprudence de Château-
Thierry » !
PLATRES ET MARBRES 151
Ce fut, aux premiers jours, la mécnancetc de
l'enfant, de l'anthropoïde incomplètement évolué,
abusant de sa force pour torturer les faibles,
réjoui par les tourments d'inoffensives bestioles.
Dans VEchelle (MM. Poinsot et Normandy), un
gamin de race cléricale arrache les yeux des
pauvres oiselets. Il n'est pas rare de trouver,
dans les maisons bourgeoises, d'aimables gar-
nements qui chargent de poudre la carapace
d'une tortue vivante et se délectent de l'explo-
sion. Ce sont des attardés (Lombroso), qui du
singe ancestral ont gardé l'appétit du carnage
imbécile et malfaisant sans autre but que le
plaisir de nuire.
A l'action réflexe de l'homme qui se venge,
du père qui bat son enfant, de la multitude qui
lynche un prévenu, les tribus congrégécs oppo-
sent l'action méditée du législateur, qui monte
de la vindicte à l'expiation, de l'expiation à la
prévention, de la prévention à la cure du délin-
quant, principe entrevu de Platon qui, pour son
idéale République, institua le sophronistère où
les coupables sont guéris du crime comme d'une
infirmité.
Le Moyen Age, centre de toute ânerie et de
toute hideur, invente le symbolisme des peines
comme celui des remèdes : les siècles monar-
chiques héritèrent de ees sottises avec fidélité.
Ainsi, le feu aux hérétiques, champions de
l'Enfer, l'écartèlement aux traîtres, fauteurs de
division, le poing coupé aux parricides et, dans
l'ordre simplement correctionnel, la cucking-
132 PLATRES ET MARBRES
stool aux femmes impudiques ou calomniatrices,
le masque aux propagateurs de fausses nouvelles,
aux imbriaques le tonneau. Dans V Homme qui
rit, Victor Hugo enregistre la plupart des cou-
tumes pénales en vigueur au début du xviii® siè-
cle dans le Royaume-Uni. Voici le crayon de la
cucking-stool :
Un trébuchet, dont l'appellation composée du mot fran-
çais coquine et du mot allemand sthul, signifie chaise de
p... La loi anglaise étant douée d'une longévité bizarre, cette
punition existe encore dans la législation d'Angleterre pour
les femmes querelleuses. On suspend la cucking-stool au-
dessus d'une rivière ou d'un étang. On asseoit la femme
dedans et on laisse tomber la chaise dans l'eau, puis on la
retire et on recommence trois fois ce plongeon de la femme
« pour rafraîchir sa colère », dit le commentateur Chamber-
layne.
Le goût caricatural dans l'application des tour-
ments appartient en propre à la Chine ainsi qu'aux
peuples chrétiens. L'inquisition goguenarde ses
victimes, les affuble en talamasques ; ainsi, le
bourreau du Jardin des supplices découpe un
mac-farlane dans la peau d'un condamné. L'hor-
rible Jeffreys assaisonnait de compliments iro-
niques la flagellation d'une voleuse :
Bourreau — disait-il — je te recommande cette dame.
Fouette ferme ! Fouette jusqu'au sang ! C'est Christmas 1
le temps est froid et madame aura l'ennui de se déshabiller.
"Veille donc à lui réchauUer sérieusement les épaules.
A l'inverse de l'allégorie expiatoire, chère
aux civilisations (?) chrétiennes, Voltaire, dans
PLATRES ET MARBRES lo3
son commentaire sur le livre Dei delitti e délie
pêne, disait :
Le faux monnayeur est un excellent artiste. Il faut le
faire travailler à la monnaie avec des fers aux pieds, l'obli-
ger à graver des billets authenthiques.
« Le bon vieux temps », cher aux âmes tor-
tionnaires, à Joseph de Maistre, à Veuillot, à
Lacordaire, au libérâtre Montalembert, apparaît
dans sa pouilleuse et sanglante nudité à chaque
page de William Andrews. La Cité antique,
amoureuse de la vie et sachant le prix de l'être
humain, était avare de supplices. Les cruautés
que rapportent avec indignation tels mémo-
rialistes d'Athènes ou de Rome n'étaient que
jeux d'enfant auprès des tortures inventées par
les évêques et les moines. Quand le fils
diEnobarbus torréfiait (avec tant de sagesse) la
crapule des Catacombes pour en éclairer ses
jardins, il soulevait Tindignation théâtrale des
annalistes et des poètes. Qu'eussent-ils proféré,
ces déclamateurs pindariques, devant les auto-
dafés, les grillades en masse du duc d'Albe, le
bûcher aux sorcières, le feu bénit mêlant dans
ses tourbillons malades, hérétiques et proscrits,
les névropathes, les maures, les juifs et les
penseurs?
Tant que subsista le paganisme, la douceur
des lois gardait les citoyens. Nos mémoires
vibrent encore des imprécations contre Verres,
de qui le geôlier Sertius, préludant aux Narcisso
Portas, aux Henrique Marzo de la régente d'Es-
pagne, tourmentait si cruellement ses condani-
154 PLATRES ET MARBRES
nés, que la mort ne se pouvait acheter d'un
prix assez royal : « O magnum atqiie intoleran-
diim dolorem! o gravem acerbamqiie fortanam!
non vitam liberiim, sed mortis celeritalem
pretio redimere cogebantur parentes. » [Cic. In
Verrem, De suppliciis.)
Verres était un officier, ayant par conséquent
une justice à lui, faisant de la loi Portia le même
état que les modernes Conseils de guerre font du
droit, de la justice et de la pitié. Le vol des
simulacres divins, la ruine de la Sicile, tant de
forfaits et tant de hontes, il combla la mesure en
soumettant aux verges un citoyen romain. Du
haut de sa croix, les bras étendus sur le rivage
de Messine, Gavius fit entendre une clameur
plus haute que le sifflement des lanières. Il
attesta le nom de Rome, le droit du citoyen et,
par la ruine du proconsul, racheta de l'abîme
son pays infortuné.
Dès que s'établit le culte du nabi galiléen,
le monde retourne à la barbarie, aux ténèbres
des peuplades omophages. Un raffinement inouï
dans les supplices indique seul une culture plus
ancienne. Les « lentes mâchoires » de Tibère
pendant quinze cents ans serviront à mordre
la chair humaine. Les pontifes du culte nouveau,
comme le César de Caprée, et mieux que lui,
peut-être, distilleront goutte à goutte une mort
épouvantable aux justes, aux martyrs de la libre
pensée.
Priscillien fut le premier en date. Sa mort est
caractéristique de la noirceur chrétienne.
PLATRES ET MARBRES 155
Aucun empereur — dit Voltaire — n'avait imaginé,
avant le tyran Maxime, de condamner un homme au supplice,
uniquement pour des points de controverse. Il est bien vrai
que ce furent deux évoques espagnols qui poursuivirent la
mort des priscillanistes auprès de Maxime. Mais il n'est pas
moins vrai que ce tyran voulait plaire au parti dominant
en versant le sang des hérétiques. La barbarie et la justice
lui étaient également indillerentes.
Jaloux de Théodose, Espagnol comme lui, du
sinistre Théodose, complice de l'évêque Théo-
phile, incendiaire du Serapeiim, il se flattait de
lui enlever l'Empire d'Orient, comme déjà il
avait envahi celui d'Occident. Théodose était
haï pour ses cruautés ; mais il sut gagner tous
les chefs de la religion chrétienne. Maxime
voulait déployer le même zèle, attacher les
évêques espagnols à sa fortune. Il flagornait
tour à tour l'ancienne religion et la nouvelle ;
c'était un homme aussi fourbe qu'inhumain,
comme tous ceux qui, dans ces temps-là, pré-
tendirent ou parvinrent à l'Empire. Cette vaste
partie du monde était gouvernée comme Alger
en 1766. La milice faisait et défaisait les empe-
reurs, que très souvent elle choisissait parmi
les nations réputées barbares. Théodose, oppo-
sait alors à Maxime d'autres barbares, ceux
de la Scythie. Ce fut lui qui remplit les
armées de Goths, et qui éleva Alaric, le vain-
queur de Rome. Dans cette confusion horrible,
c'était donc à qui fortifierait le plus son parti
par tous les moyens possibles.
Maxime venait de faire assassiner, à Lyon, l'empereur Gra-
tien, collègue de Théodose; il méditait la perte de Valenti-
156 PLATRES ET MARBRES
nien II, nommé successeur de Gratien à Rome, dans son
enfance. Il assemblait h Trêves une puissante armée, com-
posée de Gaulois et d'Allemands. Il faisait lever des troupes
en Espagne, lorsque deux évêques espagnols, Idacio et
llhacus ou Itacius, qui avaient alors beaucoup de crédit,
vinrent lui demander le sang de Priscillien et de tous ses
adhérents, qui disaient que les âmes sont des émanations
de Dieu, que la Trinité ne contient pas trois hypostases, et
qui, de plus, poussaient le sacrilège jusqu'à jeûner le
dimanche. Maxime, moitié païen, moitié chrétien, sentit
bientôt toute l'énormité de ces crimes. Les saints évêques
Idacio et Ithacus obtinrent qu'on donnât d'abord la question
à Priscillien et à ses complices, avant qu'on les fît mourir;
ils y furent présents, afin que tout se passât dans l'ordre, et
s'en retournèrent en bénissant Dieu et en plaçant le défen-
seur de la foi, Maxime, au rang des saints. Mais Maxime
ayant été défait par Théodose, et ensuite assassiné aux pieds
de son vainqueur, il ne fut point canonisé.
Il faut remarquer que Martin, évêquede Tours, peut-être
homme de bien, sollicita la grâce de Priscillien; mais les
évêques l'accusèrent lui-même d'être hérétique, et il s'en
retourna, de peur qu'on ne lui fit donner la question, à
Trêves.
La mort de Priscillien fut atroce.
Deux bourreaux attachèrent ses jambes avec
des chaînes et ses bras avec des cordes.
Un prêtre lui dit : « Abjure tes erreurs, Pris-
cillien! soumets-toi à l'évêque de Rome. »
Priscillien ne répondit pas.
Les bourreaux mirent ses pieds dans un bra-
sier.
Le prêtre le somma de nouveau d'abjurer ses
erreurs et de « glorifier le Père des fidèles ».
Priscillien persista pas son silence.
Le prêtre et un moine ordonnèrent aux bour-
reaux d'achever leur œuvre. Les bourreaux
PLATRES ET MARBRES iol
obéirent. Ils couvrirent de plaies le corps de
Priscillien et versèrent sur ces plaies saignantes
du plomb fondu. Puis la peau du crâne fut ar-
rachée; enfin on plongea une fourche rougie au
feu dans les entrailles du martyr, dont le moine
et le prêtre savouraient les torlures.
Priscillien expira après avoir courageusement
enduré cet effroyable supplice. Il fut le premier
martyr de la Libre Pensée, la première victime
officiellement immolée par les prêtres de Jésus-
Christ, dans l'intérêt de leur Eglise qui ne tarda
pas à devenir la plus terrible ennemie du genre
humain.
Les six disciples de Priscillien furent torturés
comme lui.
Quant à Piiscilfien, if eutia consolation, après avoir été
pendu, qu'il fût honoré de sa secte comme un martyr. On
célébra sa fêle et on lui fêterait encore s'il y avait des pris-
ciliianistes (1).
De même, le tombeau du diacre Paris ne man-
querait pas de soulager encore la meute des
hystériques, aussi bien que Lourdes ou la Sa-
lelte : mais le janséniste est, tout comme l'ana-
baptiste ou le manichéen, une espèce perdue.
Le seul patriarche Synésius, primat de Monsé-
gur, attise, comme un veilleur de phare, les
clartés de la Gnose pour éclairer cette JMer
(i) Cf. VoUaire, Commentaire de Beccaria, t. xxxvii, édition
Collin de Plancy, Paris, 1823, et Hipp^lyte Magen, Les prêtres
et les moines à travers les âges, « Publications illustrées », sans
date.
158 PLATRES ET MARBRES
des ténèbres où patauge la bêtise contemporaine.
Il résiste au Démiurge et favorise les Eons.
Laus sancto Plerômati I
La monotonie implacable des tortures pro-
mulgue d'âge en âge la férocité du prêtre et le
cannibalisme du roi. Ce n'est pas sans raison
que la brute sanguinaire des Soirées de Saint-
Pétersbourg proclamait le bourreau une des
assises de l'état chrétien. Il en est même la
pierre angulaire, avec le soldat, bien entendu —
bourreau poussé au cube — auquel est dévolu
cette fonction éminemment glorieuse d'exercer
le vol à main armée, objet suprême, objet unique
du patriotisme le « plus éclairé ».
Dès les premières tentatives de la pensée
humaine vers l'affranchissement, dès que s'af-
firme la révolte initiale de l'esprit contre les
« hommes obscurs », la tyrannie et la dépréda-
tion du clergé un rituel inquisitorial est sur le
champ promulgué. Les jésuites d'Espagne, par
l'entremise de la hideuse Christine, leur ser-
vante, n'ont eu, à quinze siècles d'intervalle, pour
Aschéri, Noguès, Thioulouze, qu'à reprendre les
tourments dont leurs compatriotes Idaco et
Ithacus accablèrent Priscillien (1). Les Alfredo
(1) Leur mentalité reste la même, leurs procédés ne varient
pas. L'abr^itissementet le massacre, le vol à main armée — quand
l'escroquerie est impraticable — tels sont les bienfaits du cbris-
lianisme, invariablement,
Dans les Annales de la Sainte-Enfance (décembre 1901),
PLATRES ET MARBRES 159
Péflas, les Narcisse Portas, le juge infâme En-
rique Marzo recommencent, avec plus de cabo-
tinage peut-être, mais d'un cœur non moins
atroce, les abominations des Nithard, des Bo-
guet, des Rémigius. Ils savent comment arra-
cher les ongles, brûler à petit feu, écraser les
Marie-AugU3tine Balin, une de ces mégères papelardes qae l'anti-
phrase populaire traite de « bonnes sœurs», écrit de Mandchourie
tvec un ton de gentillesse :
« Les Russes devenaient de plus en plus furieux contre les
Chinois. Ils tuaient sans pitié tous ceux qu'ils rencontraient :
•n moins de cinq minutes nous les avons vus en tuer six :
nous étions terrifiées deyant ce spectacle ! »
Plus tard, la « bonne sœur » ayant suivi l'armée russe, s'ac-
coutume aux égorgements.
«I Deux mille soldats chinois nous attendaient à San-Sing pour
nous massacrer... mais la veille, quatre mille Russes étant des-
cendus du Nord, prirent le fort, firent sauter l'arsenal et tuèrent
tous les soldats chinois, de sorte que nous n'en vîmes pas un
»eul aux bords du fleuve. Deo gratins \ nous étions sauvées. »
L'assassinat de deux mille Chinois par quatre mille Russes
délecte la fille Balin. Mais ce n'est pas tout :
« Une chose nous fit plaisir. Une pauvre maison brûlait à côté
d'une superbe pagode; je me disais : Quel dommage que le
diable ne soit pas brûlé 1 A l'instant môme, un cosaque allume
un fagot de paille, le porte à la pagode et la fait flamber. Quelle
bonne action t Nous en avons ri de bon cœur!
• Une autre fois, nous avons vu, avec quel plaisir I les soldats
russes renverser les idoles gigantesques, les brisant à coups
de sabre : nous partagions leur bonheur. »
L'incendie, la ruine, le pillage, comme au temps oh la populace
que fomentait l'évêque Cyrille écrasa Hypathie à coups de
pierres, enivrent déplaisir évangélique cette pieuse truie. Elle eût
apporté son cotret au bûcher de Jean Huss. Et, missionnaire du
peuple de Diderot, de "Voltaire, de Claude Bernard, de Renan, de
Clémence Royer, elle emprunte au limier du Saint-Office le
brandon incandescent qui dévore jusqu'au dernier vestige des
civilisations. C'est pourquoi Waldeck-Rousseau, et les mmistres
ses porte-coton, et la Chambre sa servante, ne manqueront point
de voter, avec l'argent de la France, une monstrueuse indemnité
pour les pirates en soutane, les femelles à cornettas et à bavolets.
(Février 1902.)
iCO PLA.TUES ET MARBRES
pjniloires, émasculer par la faim, exaspérei
par la soif, le tout afin que l'épiscopat espagnol
garde un trône où le scrofuleux héritier d'Al-
phonse XII accomplira les basses œuvres du
Gésu.
Dès le IV® siècle, le cérémonial est ordonné.
Il n'est fibre du corps humain qui ne puisse
devenir, grâce à l'ingéniosité cléricale et monar-
chique, le siège d'une épouvantable douleur. Le
brodequin brise en mille éclats les os des
jambes; par-dessus les coins, on « voit issir la
moelle ». Dans la chambre de torture, on arrache
par petites touffes les poils du patient; car les
successeurs de Dominique ou de Pierre de Cas-
telnau dépassent de beaucoup en fureur meur-
trière le Delaware ou le Pied-Noir, qui se con-
tentent de scalper leur ennemi. Dans les plaies
vives, on coule de l'huile bouillante, du plomb
fondu; on insère des épines entre l'ongle et
le doigt; on allume sous les victimes des feux
ménagés de telle sorte que la mort n'apporte
pas une brusque terminaison à leurs géhennes.
On essorille: on arrache le sexe, les mamelles
avec toutes sortes de raffinements et de subtilités.
Près du bourreau se tient un médecin plus
ignare et presque aussi infante que ceux qui, de
nos jours, constatent les « miracles » à Lourdes
et autres casinos sacrés.
L'homme en robe noire instruisait l'homme en
souquenille rouge. Il dosait la torture et gardait
le patient d'une fin libératrice. L'estrapade rom-
pait les membres, disloquait les articulations.
PLATRES ET MARBRES 161
La question de l'eau faisait éclater comme une
outre pleine le sorcier ou l'hérétique. Le Moyen
Age, cependant, négligea, la plupart du temps,
une fioriture inventée par Tibère, « grand maître
en la science de bourrellerie » et digne de
l'approbation de tous les papes, de tous les rois
qui, depuis les Césars, se baignèrent dans le
sang des opprimés :
De tant de sortes de tourments qu'il inventa, celui-ci
me semble plus cruel. Après avoir fait enyvrerdes hommes
par malice et à force de boire, il commandait qu'on leur
liast fort étroitement les membres virils, et ainsi il les
faisoil grossir et tendre, non sans endurer un cruel tour-
ment de Turinc et des petites cordes de boyau dont ils
étoient liez (1),
Chaque élément concourait aux exécutions
publiques ou secrètes. Le feu surtout permettrait
de varier l'horreur de la questi^m, depuis le fer
rouge, la marque, les compèdes, la lampe ar-
dente, jusqu'à l'autodafé. Quand, excrucié par
la question préalable, les chevilles rompues, les
jambes fracassées, les bras en loques, le juif ou
l'hérétique, le savant, l'honnête homme avaient
épuisé les formes diverses de la méchanceté
apostolique ou royale, sur le martroy, au que-
madero, le bûcher consumait ces restes lamen-
tables. Lafîemas, complice de Richelieu, per-
mettait aux capucins Lactancc et Tranquille de
(i) Histoire des Empereurs romains, avec leurs portraits en
taille douce, écrite en latin par Suétone et traduite en frui^çnis
par D. B. — A Paris, chez Nicolas de Gras, au troisicnie pillier
de la Grande Salle, à l'L couronné, mdcxcxi.
11
162 plAlTres et marbres
cinérer vivant le misérable Urbain Grandier, ce
pendant qu'à travers les nuages de la fournaise,
« tendant au ciel ses bras dont le feu a déjà fait
des os de squelette », le sublime confesseur
William Hawkes attestait sa foi plus brûlante
et plus haute que la flamme dévoratrice :
Tu as ici ton rang, ô invincible Haux !
Qui, pour avoir promis de tenir les bras hauts
Dans le milieu du feu, si du feu la puissance
Faisait place à ton zèle et à la souvenance.
La face était brûlée^ et les cordes des bras
En cendres et charbons étaient chutes en bas,
Quand Haux en octroyant aux frères leur requête,
Des os qui furent bras fit couronne à sa tête.
(Agrippa d'Aubigné.)
Pour la Féodalité, plus tard pour la Monar-
chie, en tout temps pour l'Eglise, les exécutions
de mécréants furent un mode précellent d'ac-
quérir la propriété.
Reginald Front de Bœuf qui, dans les sou-
terrains de Torquilstone, menace le vieux Isaac
de le coucher sur des barres de fer préalablement
rougies, tandis « qu'un esclave sarrazin frottera
ses membres d'huile, pour empêcher que le
rôti ne brûle » (Waller Scott^ Ivanhoë), n'est
pas issu tout entier de la fantaisie épique
du romancier calédonien. Pour extorquer aux
Juifs leurs trésors, le roi Jean pratiquait des
méthodes analogues aux expédients préconisés
par M. Edouard Drumont, l'homme aux « che-
mises soufrées ».
PLATRES ET MARDRE3 1G3
Ayant fait. enfermer dans un de ses châteaux un israé-
lite opulent, il lui fit arracher tous les jours une dent,
jusqu'à ce que le prisonnier, voyant la moitié de sa
mâchoire dégarnie, eût consenti à payer une somme
énorme dont le tyran voulait s'emparer (1).
(1) Les héritiers du Cœur-de-Lion n'apportaient aucune retenue
dans leur antisémitisme :
« Si le roi (Edward 1", 1274-1307) trouvait de l'opposition
dans ses tentatives de pillage, il existait une race d'hommes à qui
(sic) il semblait permis de piller et d'opprimer avec impunité.
Les juifs s'étaient originalement introduits en Angleterre sous
Guillaume le Conquérant, et, quoiqu'ils fussent liés par de grandes
restrictions, sujets à beaucoup d'extorsions et souvent égorgés
par la populace, ils avaient, dans le cours de deux siècles, consi-
dérablement augmenté en nombre et en opulence. Ils étaient
établis dans toutes les villes commerciales. Mais leur principale
résidence était un quartier de Londres distingué par le nom de
Juiverie. Ils obéissaient, sur toutes les affaires spirituelles, h
un grand prêtre de leur choix, confirmé par une patente de la
couronne; pour le temporel, ils se trouvaient placés sous la juri-
diction d'un officier chrétien, nommé par le roi, et appelé le Justi-
cier des juifs. On a déjà dit qu'ils prêtaient de l'argent à intérêt;
les amendes, les confiscations, les tailles et subsides des gouver-
nements féodaux leur donnaient de nombreuses occasions d'exercer
leur industrie favorite. Ils avaient trouvé un protecteur dans le
roi Henri, quoiqu'il leur en eût coûté des sommes énormes.
Edward (il est difficile de rendre raison de sa politique) avait
toujours passé pour leur ennemi et leur persécuteur. Il est aisé
d'expliquer la haine du peuple qui les regardait comme de race
maudite, descendant de ceux qui avaient crucifié le Sauveur et
comme usuriers accaparant les richesses et même le nécessaire
des chrétiens (Cf. la collection de la Libre Parole). Mais pour-
quoi le roi, supérieur, comme il semblait l'être, aux préjugés du
vulgaire, se montrait-il leur ennemi plus qu'aucun de ses prédé-
cesseurs et se privait-il lui-même d'une ressource qu'ils avaient
si souvent employée avec tant de succès? Dans la première année
après son couronnement, on défendit aux juifs d'élever des syna-
gogues, de tenir aucun fief, ou aucun franc-tènement, et de prendre
aucun intérêt pour prêt d'argent. Tout Israélite, dès l'âge de sept
ans, dut porter, sur la partie la plus apparente de son vêlement,
deux bandes de drap jaune de six pouces de large, comme
marque distinctive, et les individus des deux sexes furent, dès
l'âge de douze ans, assujettis à une capitation de trois pences,
qui se payait annuellement à Pâques. Exclue de toutes les sources
iG4 PLATRES ET MARBRBS
Apres une résistance héroïque de trois siècles,
le pays albigeois enrichit de ses dépouilles,
inquisiteurs méridionaux rapaces barons du
Nord, jusque au temps que, pressuré, affaibli,
ruiné d'hommes et de courage, il passa, au
xin^ siècle et par l'intermédiaire d'un cadet entre
les mains du stupide Louis IX, ce roi de France
que les prêtres canonisèrent sans doute, à cause
qu'il n'était pas possible d'en trouver un qui fût
plus inepte, plus malfaisant et carnassier.
de bénéfices, celle race adopla d'aulres expédients pour faire de
l'argent ; elle se mit à rogner les monnaies, délit dont la décou-
verte fut difficile tant que dura l'usage légal de couper les pences
d'argent en demi-pence et farlhings. Ce crime doit avoir été gé-
néral dans leurs familles, si nous en jugeons par le châliment
(1279). Le même jour, tous les juifs soupçonnés de quelque délit
furent arrêtés : le peu d'argent rogné que l'on trouva chez eux fut
regardé comme la preuve évidente de leur culpabilité : une com-
mission spéciale s'occupa de les juger pendant plusieurs mois :
on en pendit à Londres deux cent quatre-vingts des deux sexes, et
peut-être bien un plus grand nombre dans -le reste du royaume,
et l'on confisqua au profit de la couronne leurs maisons et toutes
leurs propriétés.
Ce peuple malheureux n'avait pas cependant fourni assez de
victimes. En 1287, à un jour marqué (2 mai), tous les juifs de
l'Angleterre, sans distinction d'âge ni de sexe, furent arrêtés,
jetés dans les prisons et retenus au cachot jusqu'à ce qu'ils eus-
sent racheté leur liberté par un présent de douze mille livres
(pounds) pour le roi. Trois années après, leur sort fut fixé
(31 aoiil). Il fut ordonné par une proclamation à toute la race de
quitter le royaume à jamais dans le court espace de deux mois et
.<50us peine de mort. Le nombre des exilés à qui le roi donna des
passeports et accorda un secours suffisant pour leur voyage,
s'éleva à soixante mille cinq cent onze. Mais leurs maisons et
leurs terres, leurs trésors et leurs créances, tout fut confisqué au
bénéfice de la couronne. On dit que, durant le passage, il en périt
un grand nombre par la haine ou l'avidité des mariniers, dont plu-
sieurs furent ensuite convaincus et subirent la peine de leur crime.
(John Lingard. Histoire d'Angleterre, t. III, trad. par M. le
chevalier de Roujoux. Paris, Carié de La Charie, édit. 1825.)
PLATRES ET MARBRES ICo
Les confiscations engraissaient la monacaille
fainéante. Le Saint-Office, non content de ré-
duire en cendre juifs, maures, cathares, albi-
geois, protestants, magiciens, astrologues,
« possédés », héritait de leurs biens, les englou-
tissait dans ses coffres insatiables — ainsi,
Caligula ou Néron « acceptaient » l'hoirie des
condamnés à mort.
Ce n'était pas l'escroquerie onctueuse du clergé
moderne et des congrégations « expulsées ».
C'était le vol à main armée des Chauffeurs ou de
Mandrin.
Diane de Poitiers demandait à son royal et
gâteux amant le don d'un réformé comme celui
d'un joyau.
Elle battait monnaie à la place de Grève. Pour les pro-
testants, ce fut la féroce Diane de Tauride. Elle les dépouil-
lait en les égorgeant sur son autel. La « Vactie à Colas »,
comme on appelait alors la Réforme, fut sa vache à lait et
à sang.
(Paul de Saint-Victor, Hommes et Dieux, xiii).
La noblesse et le clergé de France vécurent,
au xvii^ siècle, de la proscription des huguenots.
A cette époque, ruiné par ses catins on ne peut
plus duchesses, par ses guerres et par ses bâti-
ments, le vieil époux de la Maintenon, avec un
cynisme tout monarchique, se prostituait au juif
Samuel Bernard, grand « acquéreur » de par-
paillots. Louis XIV préludait ainsi aux compor-
tements de Louis-Philippe — arrière petit-fils de
sa bâtarde — lequel, vers 1840, flagornait la
première baronne de Rothschild,
1C6 PLA.ÏRES ET MARBRES
C'était le « bon vieux temps ». William An-
drews, pour la Grande-Bretagne seulement,
recueille un spicilège des mieux fournis. En
Ecosse, l'usage s'est conservé, jusqu'au début
du xix^ siècle, de donner des fêtes publiques
avant ou après l'exécution. Il est vrai que l'on
ne mangeait pas tout à fait le corps du pendu.
Le christianisme est une loi de douceur et d'abs-
tinence, comme il appert de Flamidien. L'Eglise,
d'ailleurs, tient beaucoup aux jours maigres. On
se contente d'arroser le cadavre
... et la cave épuisée
Fait couler à pleins brocs une liqueur aieée,
ce pendapt que les suppôts de Thémis bâfrent
du plum-pudding. On bamboche autour du pilori
et de la potence, comme dans la tour de Ra-
venswood. A Paisley, juges, greffiers, aldermen
s'emplissent de bière double et de claret. Ils
font carrousse le jour même du supplice et
n'hésitent point à dévorer d'un seul coup plus
de quatre-vingts pistoles en l'honneur du défunt.
Ce sont les épices du gibet, la ripaille de la
mort.
La question ouvre l'appétit du magistrat. Non
seulement « elle fait passer une heure ou deux »,
mais elle déchaîne agréablement le pourceau
compliqué d'hyène qui grogne dans le fond des
« diables engiponnés ». Le cabaret Paxlon, à
Edimbourg, était fort achalandé pour ces sortes
PLATRES ET MARBRES 167
de repas. C'est à la taverne de Cleribug que le
capitaine Mannering va consulter son avocat
Pleydell, en train de s'ivrogner, comme d'habi-
tude, le samedi au soir.
Sous Henri VIII, soixante-douze mille exécu-
tions donnèrent à la vieille Angleterre un spec-
tacle nouveau toujours et toujours applaudi.
Les gibets font partie de la chose municipale.
C'est à leur présence qu'un village, qu'un bourg,
un hameau de quelques feux doit son existence
économique; c'est aux portes des églises que
s'enchâssent le^ carcans!
Andrews abonde là-dessus en historiettes pa-
tibulaires ; avec son calme imperturb.é, il narre
les « usages curieux », les « singulières anec-
dotes » et rend hommage, en passant, à 1' « hu-
manité de la nation anglaise » :
j'admire en tout ceci
De quelle allure aimable, ainsi qu'en son domaine,
De supplice en supplice Olivier se promène;
Quille l'un, reprend l'autre et va sans trébucher
Du fagot au licol, du gibet au bûcher!
Comme il en fait jaiUir mille grâces cachées! »
(Victor Hugo Cromwell.)
Les bois de justice, les arbres secs, les
fourches où Gwinplaine heurte un pendu gou-
dronné, concourent à l'agrément du paysage
ainsi qu'à l'information des pérégrins.
h' Itinerariiim Anglicœ d'Ogilby (xvii® siècle)
trace un itinéraire tout à fait galant à travers les
ruisseaux, les forêts, les moulins à vent, et tou-
jours, comme étoile indicatrice, un gibet à l'ho-
168 PLATRES ET MARBRES
rizon. Pour aller de Frampton, Wilberton et
Sherbeck à Nottingham, « vous gardez toujours
votre droite et trouvez sur la gauche une po-
tence au-dessus du pont de pierre ». Si le
voyageur continue, il jouit encore d'une pers-
pective dont les lakistes n'ont pas suffisamment
adorné leurs poèmes; car « en quittant Nottin-
gham, après avoir passé le gibet, on monte sur
une petite colline... » Aussi, la bonne foi d'An-
drews n'est pas douteuse quand, sérieux comme
un âne qu'on émouche, il opine que la hart fut-,
en Angleterre, « le genre de peine capitale
en usage pendant de longs siècles et même
encore aujourd'hui; car on a bien, pour donner
la mort, employé d'autres modes de supplices,
mais aucun comme celui-là n'a reçu une appli-
cation générale ». Pour n'être pas formulé dans
un langage exquis, l'apophtegme n'en est pas
moins divertissant.
Outre le gibet si plantureux en corbeaux que
Bewick, dans les Oiseaux d'Angleterre, n'as-
signe pas d'autre futaie aux corneilles, choucas,
freux et corvinés de toute espèce qui, malgré
les huiles empyreumatiques, dévorent les pen-
dus ; outre le gibet et le fouet saxon, ne discer-
nant pas l'homme d'avec l'animal (si peu dis-
tincts au Moyen Age) ; outre les ceps, le pilori,
la marmite d'eau ou de graisse bouillante pour
les empoisonneurs et les sorciers; outre enfin
les épreuves juridiques dont le résultat heureux,
néfaste, peu importe, aboutissait à la mort du
patient : l'ordalie par le fer rouge, l'immersioû
PLATRES ET MARBRES 169
OU les breuvages empoisonnés dont la vertu pro-
batoire ne donnait un espoir d'impunité qu'aux
gredins les plus endurcis, la miséricordieuse
Angleterre tenait en réserve, pour certains
délits, un châtiment qu'Andrews n'hésite pas à
qualifier de « cruel et de barbare ». C'est la
presse à mort, dont Victor Hugo dramatisa les
épouvantes dans l'un des plus mémorables
chapitres de YHomme qui rit. Le jeune lord
Fermain Clancharlie, abandonné par les com-
prachios et retrouvé dans une baraque de sal-
timbanques, doit être confronté avec le misérable
qui en a fait un monstre :
L'homme lié sur le sol était absolument nu, à cela près
de ce haillon hideusement pudique qu'on pourrait nommer
la feuille de vigne du supplice, et qui était le succingulum
des Romains et le christipannus des gothiques, duquel
notre vieux jargon gaulois a fait le cripagne. Jésus, nu sur
la croix, n'avait que ce lambeau.
L'effrayant patient que considérait Gwinplaine semblait
un homme de 50 à 60 ans. 11 était chauve. Des poils blancs
de barbe lui hérissaient le menton. 11 fermait les yeux et
ouvrait la bouche. On voyait toutes ses dents. Sa face
maigre et osseuse était voisine de la tête de mort. Ses bras
et ses jambes, assujettis par les chaînes aux quatre poteaux
de pierre, faisaient un X. Il avait sur la poitrine et le ventre
une plaque de fer, et sur cette plaque étaient posées en tas
cinq ou six grosses pierres. Son râle était tantôt un souffle,
tantôt un rugissement.
Le shérif, sans quitter son bouquet de roses, prit sur la
table, de la main qu'il avait libre, sa verge blanche et la
dressa en disant :
— Obédience à Sa Majesté.
Puis il reposa la verge sur la table.
Ensuite, avec la lenteur d'un glas, sans un geste, aussi
immobile que le patient, le shérif éleva la voix.
170 PLATRES ET MARBRES
Il dit :
— Homme qui ôles ici lié de ciiaînes, écoulez pour la der-
nière rois la voix de la justice. Vous avez été extrait de votre
cachot et amené dans cette ^eôle. Dûment interpellé et dans
les formes voulues, fornialiis v^rbis pressus, sans égard aux
lectures et communications qui vous ont été faites et qui
vous vont être renouvelées, inspiré par un esprit de ténacité
mauvaise et perverse, vous vous êtes enfermé dans le silence
et vous avez refusé de répondre au juge. Ce qui est d'un
libertinage détestable, et ce qui constitue, parmi les faits
punissables du cashlit, le crime et délit d'oversenesse.
Le sergent de la coiffe, debout à droite du shérif, inter-
rompit et dit avec une indifférence qui avait on ne sait quoi
de funèbre :
— Overhernessa. Lois d'Alfred et de Godrun, chapitre vi.
Le shérif continua :
— C'est pourquoi, homme, puisque vous n'avez pas
voulu vous départir du silence, bien que sain d'esprit et
parfaitement informé de ce que vous demande la justice,
puisque vous êtes diaboliquement réfractaire, vous avez dû
être géhenne, et vous avez été, au terme des statuts crimi-
nels, mis à l'épreuve du tourment dit « la peine forte et
dure ». Voici ce qui vous a été fait. La loi exige que je vous
en informe authentiquement. Vous avez été amené dans
cette basse-fosse, vous avez été dépouillé de vos vêtements,
vous avez été couché tout nu k terre sur le dos, vos quatre
membres ont été tendus et liés aux quatre colonnes de la
loi, une planche de fer vous a été appliquée au ventre, et
'on vous a mis sur le corps autant de pierres que vous en
pouvez porter. « Et davantage », dit la loi.
— Plus que, aftirma le sergent.
Le shérif poursuivit :
— En cette situation, et avant de prolonger l'épreuve, il
vous a été fait, par moi, shérif du comté de Surrey, somma-
tion itérative de répondre et de parler, et vous avez sata-
niquement persévéré dans le silence, bien qu'étant au pou-
voir des gênes, chaînes, ceps, entraves et ferrements.
— Aiiachiementa legalia, dit le sergent.
— Sur votre refus et endurcissement, dit le shérif, étant
équitable que l'obstination de la loi soit égale à Tobstina-
lion du criminel, l'épreuve a continué, telle que le com-
TLATUES ET MARBRES 471
mandent les édits et textes. Le premier jour on ne vous a
donné ni à boire ni à manger.
— Hoc est super jejunare, dit le sergent.
Il y eut un silence. On entendait l'afireuse respiration
sifflante de l'homme sous le tas de pierres.
Le sergent, en droit compléta son interruption :
— Adde augmentam abstinentix ciborum diminutione.
Comueludo britannica, article 50 i.
Ces deux hommes, le shérif et le sergent, alternaient;
rien de plus sombre que cette monotonie imperturbable;
la voix lugubre répondait à la voix sinistre; on eût dit le
prêtre et le diacre du supplice célébrant la messe féroce
de la loi.
Le shérif recommença :
— Le premier jour on ne vous a donné ni à boire ni à
manger. Le deuxième jour on vous adonné à manger et pas
à boire; on vous a mis entre les dents trois bouchées de
pain d'orge. Le troisième jour on vous a donné à boire et
pas à manger. On vous a versé dans la bouche, en trois fois
et en trois verres, une pinte d'eau prise au ruisseau d'égout
de la prison. Le quatrième jour est venu. C'est aujour-
d'hui. Maintenant, si vous continuez à ne pas répondre,
vous serez laissé là jusqu'à ce que vous mouriez. Ainsi le
veut justice.
Le sergent, toujours à sa réplique, approuva :
— Mors rei homagium est bonse legi.
— Et tandis que vous vous sentirez trépasser lamenta-
blement, repartit le shérif, nul ne vous assistera, quand
même le sang vous sortirait de la gorge, de la bai'be et des
aisselles, et de toutes les ouvertures du corps depuis la
bouche jusqu'aux reins.
— A throtebolla, dit le sergent, et pabu et subhircis, et
a grugno usque ad crupponum.
Le shérif continua :
— Homme, faites attention. Car les suites vous regar-
dent. Si vous renoncez à votre silence exécrable, et si vous
avouez, vous ne serez que pendu, et vous aurez droit au
meidefeoh, qui est une somme d'argent.
— Dainnum confitens, dit le sergent, habeat le melde-
feoh. Leges Inx, chapitre xx.
— Laquelle somme, insista le shérif, vous sera payée ea
172 PLATRES ET MARBRES
doUkins, suskins et galihalpens, seul cas où cette monnaie
puisse être employée, aux termes du statut d'abolition, au
troisième de Henri cinquième, et aurez le droit de jouis-
sance de scortum ante ynorlem, et serez ensuite étranglé au
gibet. Tels sont les avantages de l'aveu. Vous plaît-il
répond re à justice ?
Le shérif se tut et attendit. Le patient demeura sans
mouvement.
Le shérif reprit :
— Homme, le silence est un refuge oij il y a plus de ris,
que que de salut. L'opiniâtreté est damnahle et scélérate.
Qui se tait devant justice est félon à la couronne. Ne per-
sistez point dans cette désobéissance non filiale. Songez à Sa
Majesté. Ne résistez point à notre gracieuse reine. Quand
je vous parle, répondez-lui. Soyez loyal sujet.
Le patient râla.
Le shérif repartit :
— Donc, après les soixante-douze premières heures de
l'épreuve, nous voici au quatrième jour. Homme, c'est le
jour décisif. C'est au quatrième jour que la loi fixe la con-
frontation.
— Qaarta die, frontem ad frontem adduce, grommela le
sergent .
— La sagesse de la loi, reprit le shérif, a choisi celte
heure extrême, afin d'avoir ce que nos ancêtres appelaient
« le jugement par le froid mortel », attendu que c'est le
moment où les hommes sont crus sur leur oui et sur leur
non.
Le sergent appuya :
— Judicium pro frodmortell, quod homines credendi
sint per suum y a et per suum na. Charte du roi Adelstan,
tome K, page 173.
Il y eut un instant d'attente, puis le shérif inclina vers le
patient sa face sévère.
— Homme qui êtes là couché à terre...
Et il lit une pause.
— Homme, cria-t-il, m'enlendez-vous?
L'homme ne bougea pas.
— Au nom de la loi, dit le shérif^ ouvrez les yeux.
Les paupières de l'homme restèrent closes.
Le shérif se tourna vers le médecin, débouta sa gauche.
PLATRES ET MARBRES 173
— Docteur, donnez votre diagnostic.
— Probe, da diagnosticum, fil le sergent.
Le médecin descendit de la dalle avec la raideur magis-
trale, s'approcha de l'homme, se pencha, mit son oreille
près de la bouche du patient, lui tâta le pouls au poignet, à
l'aisselle et à la cuisse, et se redressa.
— Eh bien, dit le shérif.
— Il entend encore, dit le médecin.
— Voit-il? demanda le shérif.
Le médecin répondit :
— II peut voir.
(Victor Hugo, L'Homme qui rit, lib. IV, cap. v.)
A la plèbe sanguinaire, au juge sans entrailles
faisait échec la victime endurcie. Au bourreau
impitoyable répondait le prévenu stoïque. Ce
« charme de taciturnité », où les démonologues
trouvaient le sigilliim Diaholi en attendant que
la science y reconnût un des caractères essen-
tiels de l'hystérie, est assez commun dans ces
jours exécrés. L'excès des maux engourdit à la
manière du chloroforme et prête au dernier des
laboureurs une constance de héros.
Je sçais — dit Montaigne (Essais, lib. II, cxxxii) —
qu'il s est trouvé de simples païsans s'eslre laissez griller la
plante des pieds, écraser le bout des doigts à tout le chien
d'une pistole, poulser les yeux sanglants hors de la teste, à
force (lavoir le front serré d'une chorde, avant que de
s'eslre seulement voulu mellre k rcnçon... combien en a-t-
on veu se laisser patiemment brasier et rostir pour des
opinions empruntées d'aultruy, ignorées et incogneues?
Grippeminaud lui-même usait ses « gryphes »
sur la couenne du bélître, aussi dure que le cuir
du buffle ou du rhinocéros.
174 PLATRES ET MARBRKS
La décollation, réservée aux grands person-
nages, était la peine la plus douce et la plus
noble en même temps. Guillaume le Conquérant
la réserva expressément à l'aristocratie. Les
échai'auds de Withehall (1649) et de Fotheringay
(1587) virent tomber deux têtes royales : spectacle
vengeur et consolant! Jane Gray (1554), après
Anne de Boleyn (1536), posa aussi pour mourir,
Sur le funèbre bloc sa tête pâle et belle.
Et ce fut le billot visqueux de la Tour de Lon-
dres qui reçut un dernier baiser de ces lèvres
charmantes! Jane Shore, en sa qualité de bour-
geoise, femme d'un orfèvre de Lombard Street,
endura les affronts du sinistre Richard III
« brouillé avec l'amour dès le ventre de sa
mère ». Elle paya de cruelles humiliations les
jours de splendeur et la tendresse d'Edward IV.
(Cf. le drame de Rowe infiniment supérieur à la
plate et niaise adaptation d'Andrieux.)
Néanmoins, ce n'était pas toujours à la face
que, pareille aux meurtriers de César, ferifacienif
la vengeance de leurs proches atteignait les rois.
Les exécutions du sinistre Glocester sont enve-
loppées de mystère^ comme celles d'un despote
oriental. Quelques muets d'Ildiz-Kiosk en eus-
sent été les ministres pertinents. Et quel sup-
plice digne d'une Roxane frénétique, cette farce
machinée en 1327, par Mortimer, le sanglant
« paramour » d'Isabelle de France, calvaire
d'Edward II, sous le fouet de John Maltravers,
PLATRES ET MARBRES 175
exécution du prince voluptueux empalé avec des
barres de fer rouge sur le cadavre de son
amant! (1).
Les royaumes du continent prodiguent aussi
les échafauds. Les têtes les plus hautes sont
tranchées par la main du pautonier : Biron,
Cinq-Mars, Montmorency, Egmont, victimes
des passions hideuses que fomente la royauté.
Si la hache atteignait les grands, c'est sans
nulle retenue que la potence châtiait la racaille
bourgeoise et populaire. En 1817, Cruikshank
vit pendre à Old Bayley une dizaine de per-
sonnes, dont deux femmes coupables d'avoir
fabriqué, peut-être, mais à coup sûr propagé de
fausses bank-notes. Cette monstrueuse cruci-
fixion inspira au caricaturiste de nobles senti-
ments et l'un de ses plus mauvais croquis
Ce n'est pas la moindre vertu d'Andrews que
de savoir dater. Il est précis et chronologue. Il
(!),..• On l'affubla (Huges Spenser) d'une robe noire avec les
armes de sa famille renversée; on lui posa un rouleau d'orties
sur la tête ; on le pendit à une potence élevée de cinquante
pieds, au milieu des acclamations et des huées de la populace. A
peu de distance au-dessous de lui, on supplicia aussi Simon de
Reading, fidèle serviteur qui avait toujours partagé les diverses
fortunes de son maitre. On décapita, en outre, le comte d'Arundel
et deux autres gentilshommes : ils étaient restés neutres durant
toute l'invasion, mais on les accusait d'avoir consenti à la mort
du duc de Lancastre. Aux yeux du public, tout leur crime était
de posséder des terres contiguës à celles du mignon de la reine
à qui elles furent bientôt données. (John Lingard, loc. cit.)
176 PLATRES ET MARBRES
permet de comparer et d'établir des synoptiques
entre les œuvres de la justice et les œuvres de
l'esprit. L'intelligence humaine cherche, décou-
vre, imagine et se souvient. Le juge, ossifié
dans la nocuité pédantesque, promulgue les
supplices avec une quiétude imbécile que ne
troublent ni les lumières conquises, ni le déclin
des mœurs vers la pitié. Rien de la boucherie
afflictive ne tombe en désuétude. De 1673
à 1717, Dryden, Pope, Addison peuvent, à
chaque instant, repaître leurs yeux du gibet
national. En 1683, du vivant de Sydenham, un
fou assassin de 19 ans, André Mill, est branché
à la potence de Merrington, dans le comté de
Durham. (Depuis vingt ans, le jury a fait guillo-
tiner Kaps, Louis Menesclou, Vacher (1), tous
trois irresponsables, uniquement parce que leurs
(1) Vacher, de si horrible mémoire, n'était qu'un malade dan-
gereux. L'ayant rencontré sur le trimard, j'ai parlé avec lui à
peu près pendant cinq minutes; quand je le quittai, j'étais mal
à l'aise, impressionné comme quand on rencontre une bêle veni-
meuse, un monstre (il se croyait envoyé de Dieu, être sur la terre
pour accomplir une grande mission). Il m'assurait avoir vu Dieu de
ses yeux, comme il me voyait moi-même, et en avoir reçu cette
mission qu'il était chargé d'accomplir; en un mot, c'était un
homme très chrétien, peut-être un peu plus fou ou plus croyajit
que les autres. Il me fit voir son livret militaire; il avait été ser-
gent : c'était donc aussi un bon patriote, intolérant, sanguinaire
comme tout bon patriote et chrétien doit être. N'était-il pas dans
la tradition rehgieuse quand il cherchait à immoler et qu'il immola
les plus blanches brebis, c'est-à-dire les plus innocentes victimes
expiatoires qui lui tombèrent sous la main ? Est-ce que les holo-
causteg humains n'ont pas été en grand honneur dans les religions?
Est-ce que les grands sacrificateurs, les grands prêtres ont été
dénoncés comme des criminels, des monstres? Non, au contraire :
ils étaient admirés.
PLATRES ET MARBRES 177
« forfaits » avaient mis en branle ce qui tient lieu
de cœur aux épouses des bourgeois.) En 1744-1745,
les savants Graham, Folkes sont contemporains
d'Eugène Aram, instituteur supplicié; en 1721,
Newton scrute les lois du monde, Swift, en
modifiant Téchelle des proportions humaines,
découvre le néant de la puissance, de la gloire
et de la beauté, ce pendant que la « presse à
mort » fonctionne sans relâche, écrasant des
poitrines, comme le char de Djaggernaut. Au
temps même de lord Byron, de Macpherson, de
Watter Scott, de Brougham, de Macaulay, un
autodafé à Lincoln (1772), les blasphémateurs
au pilori (1812), les faux témoins ferrés aux
pieds (1830) montrent que la vieille abominable
justice est toujours implacable aux malheureux,
qu'elle se raille de leurs plaintes, comme
l'écuyer Ralph, des mésaventures d'Hudibras,
tourmenté dans les ceps, à la diligence du cau-
quemarre Sidrophel.
De nos jours, en France, quand un écrivain
probe et fier crache son dégoût à la face des
pantalons qui gouvernent la troisième Répu-
blique, un coup de téléphone venu de l'Intérieur
met sur pied le quatuor de laquais dont se com-
pose la IX^ chambre correctionnelle : aussitôt
l'écrivain est condamné à un an de prison,
Abraham entendait Yaveh lui prescrivant de sacrifier, de brûler
son fils. Vacher aussi disait l'enlendre et, en me quittant il
affirina que j'entendrais parler de lui; le malheureux, il obéit aux
ordres divins. (Emile H.\meun, Le Flambeau, Vienne (Isère),
19 janvier 1902.)
12
178 PLATRES ET MARBRES
exactement la moitié de la peine que subit le
frère Coq, mariste, pour avoir, sans l'agrément
du père de famille, sodomisé le petit Detolle-
naëre, auquel, par surcroît, il a communiqué la
syphilis!
Autrefois, en Angleterre, le sort des gens de
lettres semble avoir été presque aussi misérable.
Ici, la chronologie de la cruauté pénale est
concordante avec celle du progrès intellectuel.
Presque toutes les victimes sont des porte-
flambeaux de la pensée affranchie. Pour une
mauvaise pointe sur les favoris de Richard III,
Collingbourne est décapité, sa poitrine ouverte,
ses restes pantelants jetés au feu. Les évoques
Bancroft et Wifting brûlent et condamnent Les
Amours d'Ovide, traduits par Marlowc. Les
écrits de Milton sont pareillement livrés aux
flammes (sans doute vers une date postérieure
à celle que donne Andrews : 27 août 1659;
Charles II n'est rentré qu'en 1660). Et le marty-
rologe continue. Incarcéré, déchu, essorillé, le
D'' Leighton, en 1630; flagellés, LitLburne et
Waston en 1628, William Prym en 1633;
exposés au pilori, le doux Benjamin Keach, en
1664; Daniel de Foë, en 1704 (Pope plaisante
indignement, tandis que la foule s'attendrit,
couronne de fleurs la victime et suspend des
guirlandes au poteau d'infamie). Atwood (1766),
Wilson (1793) furent condamnés à l'exposition,
l'un pour philosophie de l'histoire, l'autre pour
badinage satirique. Wilson, trop indigent, inha-
bile à payer l'amende, prit la fuite, gagna le
PLATRES ET MARBRES i79
Nouveau Monde et découvrit les oiseaux! Il ne
faut pas oublier que ces condamnations atroces
furent la plupart édictées sous des princes que
l'Histoire, l'Académie et les jésuitières congra-
tulent pour avoir épandu leurs bienfaits sur les
gens d'esprit, vaqué à la protection des lettres
et des arts !
Après quoi (et après pendaison, bûchers ou
bastonnades), les magistrats d'ordre municipal
et judiciaire prennent place à table, hument le
pot comme des dieux. Ils ont accompli un ojeste
de civilisation. De môme, une commune est ifî=
capable de tenir marché si elle ne possède au
moins un pilori. L'instrument de torture sert à
établir la capacité civile d'une agglomération
menu réfractaire au havage du bourreau). Tel
le Sénon, qui ne pouvait se marier qu'après
avoir égorgé un ennemi. C'est par là que les
peuplades religieuses et guerrières accréditent
le domine de l'Autorité.
Il serait présomptueux de dire que le progrès,
« celle idole des gobe-mouches », ait amendé
Tordre ancien.
Beccaria, Voltaire, Diderot, la Révolution
française n'ont édulcoré ni les lois, ni les mœurs.
La cruauté se masque d'hypocrisie, et rien de
plus. Au lieu des tenailles, des crocs, des arai-
gnées, des escarpins et des lanières, dans sa
lâcheté sournoise et malfaisante, la bourticoisie
180 PLATRES KT MARBRES
capitaliste a ordonné des supplices qui, pour
être moins formels, ne le cèdent en rien aux
pratiques des anciens tourmenteurs. Le monde
moderne exècre à ce point les misérables qu'il a
inventé la philantropie. En quelques mois, la
prison cellulaire tue un homme, rompt ses
membres comme la question et lui vide, en outre,
le cerveau. Elle ne remonte guère qu'à 1786. Les
quakers de Philadelphie, avec la méchanceté
glaciale et méthodique du protestantisme, orga-
nisent dans Vanut-Street les premiers cachots
d'isolement. Auburn (1816) construit une geôle
pareille : mais les prisonniers deviennent fous.
En 1833, Gustave de Beaumont, économiste,
prédicant de l'amélioration par le séquestre, et
Tocqueville, autre doctrinaire, inspirent les
bâtiments de Mazas, où Louis-Napoléon, en
1851, les fait incarcérer : « Il n'est pas mauvais
— dit alors Victor-Hugo — que le législateur
tâte de sa loi. » La prison de Fresne-lès-Rungis
— un chef-d'œuvre! — exalte jusqu'à la folie
homicide les raffinements du régime cellulaire,
de la claustration. Le prisonnier de cet écrou,
même à la promenade, ne sort qu'emmitouflé
d'une cagoule. Il ne peut chanter, ni parler, ni
fumer. C'est la tombe, moins le repos. Car l'Etat,
qui voie ces pauvres malfaiteurs, les oblige à
travailler « pour quatre sous par jour » !
Oui, la plate horreur de la prison moderne
surpasse en cruauté les combinaisons inhu-
maines des antiques bourreaux. Le canniba-
lisme paraît amène au regard de la vilenie
PLATRES ET MARBRES ISl
administrative. Ce qui caractérise les pénalités
d'aujourd'hui, c'est la noirceur dogmatique, la
hiérarchie de l'arbitraire, le meurtre dilué en
protection, les sévices numérotés dans des car-
tons verts. Sous quelle basane de pachyderme,
imbibée de poisons et, comme le bouclier d'Ha-
milcar, macérée dans les plus vénéneux topiques,
rancit le cœur d'un bélître qui s'adonne, par
état, au perfectionnement des postes de police
ou des maisons d'arrct! Imposture, verbiage et
simagrées! Même le passant devine que dans
ces hideux bâtiments, froids comme le verre et
la fonte de leurs murs, le geôlier, promu à la
dignité de rond-de-cuir, est beaucoup plus en-
durci, beaucoup plus loin des communes ten-
dresses, que l'homme écarlate des mélodrames,
surannés. La peur des responsabilités, la téré-
brante peur des responsabilités, affole ces bud-
gétivores. A coup sûr, la passion est absente,
la colère, mais aussi la pitié : pas de retentiini
possible avec eux. Ils ne servent plus un dogme
social ou métaphysique. Ils obtempèrent à un
règlement : c'est lapschychose signalétique des
bureaux. Certes, les gardiens y sont polis, d'une
correction irréprochable avec le plus sombre
voyou, le dernier des cambrioleurs. Ils appli-
quent la camisole de force ou le cachot comme
ils dresseraient leurs écritures. Mais ils sont in-
capables d' « aimer » les mornes débris confiés
à leur tutelle opiniâtre. Le bourreau antique
pouvait, sans honte ni faiblesse, compatir à
l'insolvable, au prisonnier de guerre, à l'esclave
182 PLATRES ET MARBRK9
que mordaient les verges empourprées : le
fraile inquisiteur saignait peut-être des plaies
de sa victime, âme égarée d'un frère mort pour
le salut. Mais quels sentiments humains vivent
encore chez un bureaucrate qui parle à ses admi-
nistrés? Le régime cellulaire constitue une
manie épouvantable, une infatuation lugubre de
l'égoïsme contemporain. Des messieurs en redin-
gote noire, idiots pour la plupart, galantins et
dogmatiques, préfets sur le retour, substituts
qui ont « rendu des services », bâtards d'apo-
thicaires, neveux de ballerines ou cuistres de
collège, promulguent Vinpace, la séquestration,
effacent un homme du nombre des humains,
en un tour de phrases creuses et de gestes arron-
dis. Or, de son côté, le professeur Fournier,
prince des syphiligraphes, se flatte d'obtenir
qu'on interne par mesure de prophylaxie admi-
nistrative les blessés de Vénus, que suivront
bientôt — n'en doutez pas — les alcooliques,
les morphinomanes et les buveurs d'éther.
Après celui des criminalistes, le tour des mor-
ticoles, si bien qu'entre collège, prison, sanatO'
Hum et caserne, l'anthropopithèque des jours
futurs mènera l'existence idéale que préconisent
les initiateurs de la classe Dirigeante-Imbécile,
cagnard, soumis et résigné, corvéable du Do-
maine, en règle avec le percepteur, déférent à
son propriétaire et plus exempt de cœur ou
d'intelligence que le dernier des chiens perdus.
PLATRES ET MARBRES 183
♦ ♦
Le tzar Nicolas déporte en Sibérie, aux mines
de l'Oural, dans les champs de glace et les
puits de mercure, un journaliste coupable de
scepticisme ou d'irrespect. Pour lui complaire,
la valetaille du Saint-Synode excommunia
Tolstoï ; ses aïeux expédiaient au bagne le
romancier Dostoïewski. L'empereur d'Autriche
faisait mourir de faim, de froid, de chaud, de
misère et de gangrène, sous les piombi de
Venise ou dans les ténèbres du Spielberg,
Andriane, Maroncelli, comme les Bourbons de
Naples avaient martyrisé les suprêmes défenseurs
delà République parthénopéenne. En France, les
lois de juillet 1894 (un siècle après la fête de la
Raison !) permettent d'assimiler à la tourbe des
cachots, l'historien, le journaliste, le poète
réfractaire aux adulations de basse-cour. Les
inquisiteurs d'Eglise ou d'Etat opèrent avec plus
ou moins de cynisme. Larvées ou impudentes,
décrétées par le Code ou favorisées par les mœurs,
l'Europe moderne vit au régime des exécutions
sommaires bastilles, donjons, culs de basse-
fosse^ prennent des noms divers. Sous l'étiquetto
« de passage à tabac », le préfet de police a droi^
de vie et de mort sur les passants inoffensifs.
Le régime cellulaire a les mêmes avantages
que l'estrapade, le carcan ou le chevalet. Enri-
rique Marzo, juge instructeur de Montjuich, a
fait avouer aux « terroristes » des crimes qu'ils
n'avaient pas commis, au moyen d'une simple
carafe d'eau. Il est vrai que ces « infâmes terro-
184 PLATRES ET MARBRES
ristes », nourris exclusivement de morue sèche
et tenus au grand soleil, auraient donné leur
tête pour le breuvage désiré. En France, les
agents insultent les femmes, brisent des mâ-
choires, défoncent des poitrines, à la grande
satisfaction du contribuable, qui se sait gré de
vivre dans un pays de libéralisme et de douceur.
Les bagnes, les maisons centrales gardent le
.sommeil des heureux, comme les tarasques, les
gritTons et les stryges veillaient sur la Belle au
bois dormant. II ne saurait exister de peines
trop cuisantes, de maux assez farouches! Entre
l'or du Riche contre la faim du Pauvre, quel juge,
sinon le président Magnaud, hésiterait un seul
instant?
Et la phraséologie humanitaire, les prétextes
de moralisation, d'amendement, et la culture
philanthropique du détenu serviront à lui donner
de plus lourdes chaînes, à restreindre ce peu de
joie et de paix intérieure que l'absence d'air, le
le manque de lumière, la honte et la captivité
laissaient encore vivre en lui. Tous les prétoires
sont des caves pénales, des chambres de tor-
ture. Il n'est pas une prison qui ne mérite l'en-
seigne de carcere duro, pas une des froides
geôles où le moderne pharisaïsme claquemure
ses condamnés qui ne puisse écrire sur sa
porte maudite :
ICI EST LA MAISON DES MORTS.
Cela ne prendra fin que le jour — peut-être
chimérique — où ceux qui oossèdent le droit.
PLATRES ET MARBRES 183
la force et la beauté comprendront qu'il est
temps de ne plus déférer aux illusions qui les
oppriment et qu'il ne s'agit pas de réformer les
codes, mais bien de précipiter les codes à
Tégout. Toute loi est mauvaise par cela même
qu'elle est une loi_, supposant pour les uns l'au-
torité, pour les autres l'obéissance. « Il ne faut
pas — dit M. Jacques de Boisjoslin — s'emparer
de l'Etat pour réformer la Société, mais réfor-
mer la Société pour se passer de l'Etat. » On a,
pendant plus d'un siècle, berné le Quatrième
Etat avec de simples modifications, des renou-
vellements d'enseigne politique. Sous la Res-
tauration, la Monarchie de Juillet, l'un et l'autre
Empire, les diverses Républiques, l'argent et
la superstition, le prêtre et le capitaliste n'ont
pas eu d'auxiliaire plus tenace, plus acharné
que la force — brutale ou sournoise — dans ses
ses deux incarnations, à la fois serviles et
féroces : le juge, le soldat. La Congrégation, la
Caserne et la Préfecture gardent leur omnipo-
tence meurtrière. Ces mots vides et sonores,
dont le charlatanisme des politiciens use, comme
de fausses clefs, pour crocheter le pouvoir, ces
paroles magiques : raison, progrès, justice ne
deviendront une réalité bienfaisante que du jour
où nul ne voudra plus obéir ni commander; où,
libres dans leur for intérieur comme dans leur
vie économique et sociale, exempts de chefs
temporels ou divins, les peuples, conscients de
leur propre génie, auront appris enfin de la rude
expérience, à vivre sans dogmes et sans lois.
Le président Magnaud
M. le président Magnaud porte, aux yeux de
l'Univers, un renom épiphane de clémence et
de bonté. Rien de plus légitime. Le sauveur
de Louise Menard obtient à bon droit cette
louange pour la miséricorde que, si noblement,
il impartit aux vaincus, aux déshérités, à ceux
que le grand Dostoïewski nomme les Humiliés
et Offensés. Mais à glorifier le magistrat exorable,
le grand homme pour qui de l'humaine détresse
rien ne demeure étranger, on oublie trop que ses
nobles tentatives prennent leur plus vif éclat d'un
retour vers la Loi, vers cet Ordre immuable que
les codes saugrenus ou barbares peuvent mettre
en oubli, mais qu'il n'est pas en leur pouvoir de
supprimer ou de détruire.
« 0 justice! O ma mère! » lamente, sur son
Caucase, le Titan crucifié pour avoir eu pitié des
Ephémères». Duroc où l'enchaînèrent la Violence
et la Force, duroc où, plus tard le stoïcien pren-
dra îin ferme appui, l'appel sublime a roulé
d'âge en âge; il a confondu en un seul devoir ces
deux formes du droit, le pardon et la justice,
PLATUKS ET MAUBRES 187
marqué l'idéal où tendent les civilisations en
marche vers la lumière et la pitié.
L'étymologie, à défaut de pensée, aurait de quoi
nous apprendre que, dans la Cité grecque, notre
éducatrice éternelle. Dieux et Lois se confon-
daient, ceux-ci représentations concrètes de
l'ordre universel dont le Droit formula plus tard
l'expression abstraite.
Quand Socrate, précurseur du christianisme,
eut ouvert la porte aux mensonges, aux ténèbres,
aux religions énervantes et malpropres de
l'Orient, une dernière lueur du génie hellénique,
lueur antisocratique, lueur antichrétienne, vint
ennoblir sa doctrine. C'est la conclusion même
de VEiitj'phron : « rien que le Juste n'est divin. »
Retrouvée par le Portique, par les grands
légistes qui, au deuxième siècle, ordonnancèrent
le Corpus Jiiris, celte parole sacrée n'a plus
vi'écho dans le gâchis sanglant du Moyen Age.
La grâce est désormais substituée à la Loi,
l'arbitraire à l'équitable répartition des récom-
penses ou des peines. Dans le combat de la
femme contre le stoïcien (1), le femme gardait
la victoire et le caprice avec elle, triompha.
A l'homme sain de corps et d'esprit, le poly-
théisme antique montra le rude, mais accessible
chemin de l'apothéose, la volonté, l'énergie,
l'effort, l'ascèse de toutes les vertus, la philoso-
(l)MiCHELET, La Bible de l'Humanité, chap. VII.
188 PLATRES ET MARBRES
phie et le bûcher d'Hercule, Hébé tendant au
héros une coupe d'immortalité. Dans une telle
religion d'harmonie et de lumière, la douceur,
la miséricorde accroissaient leurs divins fruits.
Derrière le temple d'Hercule, il y avait un autel à la
Pitié (1).
Mais le christianisme apprit à l'Homme la
défiance de soi-même, ne permit plus au Juste
de créer par l'effort son paradis. La soumission
à un Dieu féroce et maniaque y neutralise les
facultés de l'adepte et sa vigueur. Tout dépend
de la capricieuse fantaisie et du bon plaisir pro-
mulgués par un tyran céleste. Maudit dans son
orgueil et sa virilité, le chrétien ne doit son salut
qu'à la bienveillance illogique du Maître. Stupide
enseignement, qui brise le ressort intérieur, fo-
mente la bassesse, exaspère la crainte, déchaîne
les instincts serviles et rampants. C'est pour
r « amour de Dieu » que le Pauvre est secouru.
La compassion cesse d'être un échange fraternel
d'homme à l'homme : elle devient la dégradante,
la menteuse charité.
L'écrasement du faible parle fort n'est plus le
geste de la brute sauvage. L'avarice du prêtre,
la rapacité du noble en fait un dogme religieux
et social.
Ces doctrines de malsaine turpitude à présent
fleurissent, comme au xiii^ siècle, contre-pointées
simplement de bourgeoise hypocrisie et d'élé-
gante frivolité.
(l)"GusTAVE Flaubert. La Tentation de Saint-Antoine.
PLATRES ET MARBRES 189
' Chaque fois que les peuples ont tenté de
reconquérir le sentiment du Juste avec le goût
du Beau, ils se sont évadés tous de l'emprise
chrétienne. Les Anabaptistes, Savonarole,
MM. de Thou et L'Hôpital, aux jours sanglants
de Charles IX; les penseurs du xviii^ siècle :
Montesquieu, Voltaire, Beccaria, les Encyclo-
pédistes, ont marqué de lumineux jalons cette
voie triomphale de la Libre Pensée où le prési-
dent IMagnaud marche si noblement à leur suite,
rompant les chaînes, déliant les captifs, et, sur la
ruine des prisons, des cathédrales et des ergas-
tules, érigeant le Temple de la fraternelle Huma-
nité.
Et ceux-là aussi tentèrent d'asservir à la Loi
permanente les codes transitoires qui, d'un cœur
indomptable et d'un généreux effort, à la barre
de ce tribunal d'exception.
Au meurtrier bénin des bénins meurtriers,
Témoin du faux témoin et pleige des faussaires, »
devant ce verdict de Rennes, honte pour tou-
jours du nom français, comme au lendemain de
la Saint-Barthélémy, MM. de Thou pleurant
l'honneur perdu, appelèrent sur cet infâme
dénouement du plus grand procès qui, depuis 93,
ait sollicité la conscience humaine, les ténèbres
d'une éternelle nuit :
Excidat illa dies œvo, neu postera credant
Sœcula. ...»
Mais une aube surgit, aube de pitié, de dou-
ceur et de tendresse. Un homme s est levé, de
190 PLATRES ET MARBRES
cœur intrépide, qui ose tempérer la sinistre cou-
tume d'autrefois par une jurisprudence de raison
et de bénignité. La vieille Thémis, inexorable
et sourde, recule éblouie aux rayons d'un nouveau
printemps. Le Gode malfaisant du malfaisant
Napoléon, protecteur de l'argent, aux faibles
rigoureux, inexorable aux pauvres, déchoit de sa
rigueur première, comme la loi sanglante des
Douze Tables, humanisée par l'Edit du Préteur.
Ainsi, devant la colline d'Ares et la conscience
d'Athènes, les Chiennes de la Nuit suspendirent
leur course et turent leurs clameurs, tandis que
Pallas aux lucides regards absolvait le meurtrier
dont le crime ne fut imputable qu'à la scéléra-
tesse des Dieux.
Chacun des jugements du président Magnaud
repond à une plaie sociale. Le vagabond, l'en-
fant voleur, la fille-mère abandonnée, le tâcheron
sans ouvrage que la faim induit à la reprise
nécessaire du bien commun, tous ces outlaws
que le capitaliste, dans son égoïsme atroce, qua-
lifie de larrons ou de déclassés^ à moins qu'il ne
les invite au labeur assidu, à la conduite et prin-
cipalement au respect du dieu Dollard, ont
trouvé dans ce justicier, non le bourreau machi-
nal des audiences correctionnelles, mais un
arbitre qui prend en considération la défense,
même présentée par un va-nu-pieds. Grâce au
président Magnaud, les misérables participent
PLATRES ET MARBRES 191
aux bienfaits des lois et le manque d'argent ne
confère plus l'interdit.
Mais ces plaies, que le juge de Château-Thierry
panse et dévoile d'une main consolante, mani-
festent l'aberration de ses prédécesseurs. Pour
guérir tant de maux, la chirurgie sociale doit
instaurer de nouvelles méthodes. Ce n'est pas
en livrant le délinquant au supplice, mais bien
en réformant les causes du délit que l'Homme
agrégé en Société peut atteindre des siècles
meilleurs.
Que les criminels soient une tribu héréditaire
en régression vers l'anthropoïde ancestral,
comme lèvent le docteur Roujou; que ce soient
des aliénés, comme le prétend Lorabroso; que,
suivant le paradoxe du belge Quelelet, la civi-
lisation perpètre le crime par leur entremise,
les déléguant à cet effet en qualité d'intermé-
diaires, ou, comme l'enseigne plus simplement
le déterminisme, qu'ils subissent les fatalités
de leur évolution atavique et personnelle, la
communauté ne saurait leur imposer de châ-
timents.
En effet, si l'incrimination est fausse, le minis-
tère public ne sait pas et doit apprendre; si
l'incrimination est vraie, portant sur des faits
véritablement nocifs, il est impuissant à garantir
ceux qu'il représente. Que la Société d'abord
acquière le pouvoir jusqu'ici honteusement livré
aux dynasties, aux castes, aux congrégations
ecclésiastiques et laïques, aux snobs. Mais rien
de plus difficile que de constituer la Cité libre,
192 PLATRES ET MARBRES
la Démocratie. A vrai dire, elle n'existe pas en-
core: c'est par elle seule que l'égalité devant la
Loi ne sera plus un trope. Car c'est aux station-
naires aux heureux, aux assis qu'il faut demander
l'amélioration de l'espèce. Dans l'étable fangeuse
où croupit l'ignorance, où l'imposture et la cupi-
dité propagent leurs ténèbres, aux fleuves de
larmes que pleure éternellement la Souffrance
humaine, ouvrir les écluses toutes grandes, afin
qu'un jour ce repaire fétide, ce lieu d'embûches
et de nuit, s'ennoblisse d'air vivant, de clartés et
de parfums.
« La table des actions illicites ou permises ne
se dresse que par la pénalité » (Renan). Le ver-
tueux satyre qui trouve sa compagne en posture
criminelle ne manque pas de l'assommer (c'est
le geste préhistorique de M. Cornulier). Après
vingt siècles de cette institution, l'idée de la
sainteté du mariage entre, à peu d'exception
près, dans l'intellect des épouses, ce qui con-
fère aux escapades un merveilleux ragoût. La
famille est atroce, pour les mêmes raisons. Le
travailleur inculte ne sait pas endurer le bavar-
dage ou l'humeur acariâtre de sa femme. Il l'en-
voie au carcan. Le père à demi sauvage ne
comprend pas la vivacité de l'enfant. Il le tient
immobile, debout, en sa présence, avec la haine
de la vie inhérente au christianisme. Il le fouette
ou le fait fouetter.
Depuis le talion brut, le soudain mouvement
PLATRES ET MARBRES 193
de l'Homme primitif jusqu'à la guérison du cou-
pable, tenu pour un dégénéré ou pour un infirme
à qui ses frères doivent assistance et guérison,
l'Humanité a franchi péniblement toutes les éta-
pes de l'amélioration pénale.
Ce fut d'abord la Vengeance, la vengeance
de l'enfant, du sauvage, ébranlement réflexe où,
les centres nerveux de l'organisme attaqué, diri-
gent l'impulsion du muscle défensif : l'œil pour
œil des Lois dites de Moïse, la vendetla corse ou
berbère. (Quelques procureurs de la République,
ramenés, par l'abus du truisme, à l'âge de la
pierre polie, disent encore la « vindicte des
lois ».)
A la vengeance, V Expiation succéda. Le psy-
chologue, le chrétien, l'homme intérieur imagi-
nent un ordre par eux adopté ou subi à chaque
infraction auquel doit correspondre, pour faire
équilibre, une souffrance équivalente. C'est la
vie civile étendue aux nations par la théocratie :
OEdipe, Macbeth ou bien (incarnation métaphy-
sique) Jésus, ^iithra, etc.
La peine adaptée suivant qu'on a péché contre
la Divinité, ou l'Etat, ou les individus, varied'après
la cruauté aussi bien que d'après l'intérêt du j uge.
C'est l'échelle des supplices. Les tortures savan
tes des inquisiteurs : Spring<3r, Boguet, Delancre;
les tourments infligés à Ravaillac, Damiens, à
tous les régicides, n'eurent d'autre point de dé-
part. Môme il reste quelque chose de ce préjugé
dans la propor^fO/irtZiîrt de Beccaria. Néanmoins,
Beccaria eut le mérite d'opposer une peine rela-
ie
194 PLATRES ET MARBRES
tive à des peines absolues et de faire entendic
les revendications de la pitié devant les chais
fourrés partisans systématiques de la torture,
jugeant, comme Dandin, que la question fait
toujours passer une heure ou deux. (Muyart de
Vouglans).
Vint ensuite la théorie de V Exemple. Il s'agit
de terriiier à grand spectacle (tueries en pompe
du Dahomey, de l'Assyrie; Saint-Dominique,
Robespierre ). Mais déjà le condamné a cessé
d'être une victime piaculaire. Son exécution a
pour but de prévenir par la terreur : « Laissez
passer la justice du Roi... »
U Exemple s'atténue bientôt en Prévention.
Mieux vaut prévenir que punir. Mais l'inhibition
qui pèse alors sur tous les rouages du méca-
nisme social en arrête le fonctionnement.
La Réparation^ forme plus logique et plus
douce du talion (que quiconque a nui travaille
pour réparer le dommage causé), est le principe
même des lois germaines — [le Werg-eld). Elle
existe dans l'Iliade. La Grèce héroïque admettait
volontiers qu'une satisfaction pécuniaire com-
pensât les deiiilsles plus sanglants.
Le coupable pouvait fléchir la colèi^e de l'offensé en lui
offrant une réparation du dommage causé. L'exil du meur-
trier donnait à rirrilalion des parents et amis de la victime
le temps de se calmer, les disposait à agréer une rançon.
Ainsi, on évitait d'impitoyables représailles (1).
(1) Louts Ménard, La morale avant les philosophes, chap. V,
passim.
PLATRES ET MARBRES 195
Chez les Goths, quiconque a tué fera des
enfants à la femme, fille ou fiancée du mort (1).
En vertu de cette idée, la dona Ximena du
Romancero poursuit en mariage Bivar, meur-
trier de son père.
La loi salique des Burgondes et des Ripuaires
n'est guère qu'un tarif de compositions.
Aux rites expiatoires ou vindicatifs succédera,
dans un avenir meilleur, la Curation du cou-
pable qui, souvent, est une victime et toujours un
malade. Les prisons deviendront un sanatorium,
un lieu d'amendement physique et moral. Deux
mille ans de christianisme ont enrayé, jusqu'à
nous, cette évolution de la Pénalité que Platon
entrevoyait déjà dans son sophronistère, où les
délinquants devaient reprendre la santé. Pareil
est le concept des philanthropes curieux de
moraliser le criminel. C'est une variété de
sophronistère mélangé d'expiation que le régime
cellulaire (Auburn); mais les philanthropes,
dans leur égoïsme doctrinaire, s'y prennent mal.
De quel droit moraliser? Il faut soigner^
d'abord.
Quand l'homme régénéré, dans un monde
plus doux, conquérant le libre jeu de ses forces
économiques et personnelles, prenant conscience
de lui-même, aura brisé ses fers et revomi ses ?
dieux, l'utopie se transformera pour toujours en
bienfaisante réalité. A la place de bagnes et de
géhennes, les coupables trouveront la guérison.
(1 Augustin Thierry.
196 PLATRES ET MARBRES
Des codes criminels, l'avènement du Socialisme
effacera peut-être le vol, cependant que la théra-
peutique mentale se chargera de refréner l'assas-
sinat. Car il n'est méchants ni coupables, mais
bien des malheureux, des minus hahenles à qui
leurs tares psychiques ou corporelles ne se
peuvent justement imputer; les classes clange
reuses sont les classes en danger.
Pour avoir discerné, il y a trois mille ans, ces
primordiales vérités, Déjocès, fils de Phaortes»
fut intronisé roi des Mèdes,
Pour les affirmer, de nos jours, avec un esprit
miséricordieux et scientifique, le président de
Château-Thierry sera sans doute jugé digne
d'obtenir les sceaux.
Exortum est in tenebris lumen redis : mise-
ricors, et misei-ator, etjustus.
Le Masochisme.
La fête qu'assaisonne et parfume le sang
Baudelaire.
En un vers trop connu pour le citer avec élé-
gance, mais qui porte au vif de notre sujet,
Lucrèce parle de ce quelque chose d'amer qui
sourd en la fontaine délicieuse, nous torturant
jusque dans les fleurs :
... Medio e fonie leporum,
Surgit amari aliquid quod ipsis in floribus angat
Ce trouble inavoué, ces obcures épines, ce
dégoût clandestin du partenaire et de soi-mcme
dans l'acte qui passe, chez la plupart des
anthropoïdes, pour le cramoisi de la félicité,
dominent sur toutes les manifestations de l'in-
tellect humain : légende, histoire, poésie.
L'homme n'accepte point sans révolte secrète
le joug que lui impose — dédaignant son éphé-
mère individu — la loi inamovible de l'espèce.
Vaguement, le plus borné perçoit la mélancolie
éternelle du geste qui perpétue et soumet à la
douleur immanente le « troupeau raillé des
Î08 PLATRES ET MARBRES
Dieux » (Eschyle). Un dégoût se lève qui dit â
l'amour satisfait que le plus grand crime envers
les hommes c'est, non de leur prendre, mais
bien de leur conférer le jour. Et l'adolescent
gonflé de sève, Tépoux à son midi, le vieillard
que blêmit déjà le crépuscule abominent et pro-
voquent tour à tour cette minute d'épilepsie où
« Marc-Aurèle est égal à son palefrenier, Zéno-
bie à sa fille de ferme, » avec des transes volup-
tueuses. Il aliène son vouloir, son orgueil, sa
personnalité au bénéfice de l'énergie obscure,
de l'instinct omnipotent qui l'asservit.
« Eros, maître des hommes et des dieux ! » répé-
taient avec Euripide les spectateurs d'Athènes.
Eros, Himéros, Cupido, personnification mytho-
logique de l'attrait sexuel, de l'inéluctable
désir : c'est, d'après la coutume du polythéisme,
le nom individualisé, le phénomène organique
promu à l'existence divine. Et caro factus est.
Rien de moins folâtre que cette incarnation. Les
conteurs du Moyen Age, de la Renaissance et
du xviii^ siècle, les prosateurs grivois nous
scandalisent et nous rebutent. La façon joviale
dont ils traitent de l'amour offusque les modernes
bienséances. Epoux bernés, moines paillards,
matrones luxurieuses et pécores impudentes,
ces propos de cuisine ou d'antichambre nous
font tourner le cœur. De Boccace à Voisenon,
c'est un déchaînement d'ordures en goguettes,
qui, pour des imaginations délicates, recule un
peu les bornes du dégoût. Au lieu du tragique
adolescent, né de TAphrodite mu.ine, portant
PLATRES ET MARBRES 199
dans ses yeux farouches la tristesse immuable
du ciel et de la mer, le culte polisson de la
« gaîté française » taquine et glorifie le « petit
dieu malin » galvaudé, cul-nu, parmi les roses
de Boucher. L'étreinte des amants paraît aux
Gaudissarts, qui rédigent les histoires de
femmes, un passe-temps léger congruent à
divertir les heures inoccupées. Voilà pourquoi,
saus doute, leurs opuscules nous donnent l'im-
pression la plus forte d'inintelligence et de vul-
garité.
Caduques et précaires sont les ivresses de la
chair. Une rancœur de nausée accompagne, dès
qu'il est obéi, le plus tyrannique de nos instincts.
Après le duel amoureux, Thorame et la femme
se désenlacent avec plus de rancune que de las-
situde; l'antagonisme des sexes imprègne d'a-
mertume latente la joie et l'ardeur bestiale des
combattants.
C'est que le plaisir physique est borné par sa
durée, par le siège unique des sensations volup-
tueuses : goût, odorat, toucher. Quand Nature
a fait son œuvre, quand l'individu a transmis le
principiiim indwiduaiionis (Schopenhauer, Mé-
taphysique de V amour) qu'il détient pour un
moment, son angoisse importe peu à l'indiffé-
rente mère. Que le reproducteur, ayant semé
les races à venir, tombe dans le néant! Pour-
quoi l'homme prétendrait-il à plus de délices ou
d'immortalité que les êtres aussi forts et non
moins beaux que lui? Pourquoi donc un destin
meilleur que les animaux ses frères qui naissent,
200 PLATRES ET MARBRES
prov-ignent et meurent sang plainte, dans une
concordance équanime avec le plan de l'Univers?
JMais l'obstiné « roseau pensant », le maître
d'un jour, n'abdique pas ainsi le domaine de ses
voluptés. Si le plaisir transitoire ne satisfait
point l'énorme concupiscence de bonheur qui le
tourmente, -il jettera dans le mœlstrôm de la
luxure les instincts, les préjugés acquis, les
fictions de l'honneur et les billevesées de la
morale; puis, s'embarquant sur la Mer-des-ténè-
bres, il y jettera, danscemœlstrôm, la vie encore
elle-même, et le sang de ses veines, et les cris-
pations de ses nerfs, et le pantèlemenl de ses
organes déchirés.
Pour marquer à son empreinte les froides
mamelles de l'implacable Isis, il lui mordra le
sein. Il greffera sur la délectation animale tout
ce qu'il pourra imaginer de crimes, de vice ou
de douleur. Il aimera des monstres, et, devenu
monstre à son tour, il goûtera dans la mort les
suprêmes délires que la vie est impuissante à
fomenter. Car, si le plaisir physique a des bor-
nes, la douleur, au contraire, est sans limites :
c'est afin d'agrandir et de magnifier les extases
charnelles que l'homme implore la douleur et
demande à ses tenailles un spasme inattendu. Il
n'est pas un seul point du corps humain qui ne
puisse devenir le centre d'une torture sans limite.
Une poussière dans l'œil, une tare imperceptible
dans le plus menu des os, et le supplice rayonne,
s'agrandit, enveloppe d'effluves térébrants la
victime tout entière.
• PLATRES ET MARBRES 20i
Au surplus, la cloison n'est guère étanche.
Où débute la morsure? Où finit le baiser? A
quel point exact de la sensation commence la
géhenne? A quel point cesse la volupté? Râle
d'agouie ou râle de jouissance, torture ou
pâmoison, la luxure et la mort ont les mêmes
épouvantes et les mêmes hoquets (1).
Ma colère vaut la tienne. Je hurle, je mords, j'ai des
sueurs d'agonisant et des aspects de cadavre. Mon gouffre
est plus profond; des marbres ont inspiré d'obscènes
amours. On se précipite à des rencontres qui effrayent. On
rive des chaînes que l'on maudit (1).
Baudelaire atteste que :
L'amoureux, pantelant, incliné sur sa belle,
A lair d'un moribond caressant son tombeau.
Il dit encore :
Les glaives sont brisés, comme notre jeunesse-
Ma chère! mais les dents, les ongles acérés
Vengent bientôt l'épéeetla dague traîtresse.
0 fureur des cœurs mûrs par l'amour ulcérés I
Et ailleurs :
Je te hais autant que je t'aime :
... Aussi je voudrais, une nuit,
Quand l'heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne.
Comme un lâche, ramper sans brui'
Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour punir ton corps pardonné
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,
(1) Flaubert. La Tentation de Saint- Antoine, in fine.
202 PLATRES ET MARBRES
Et, vertigineuse douceur,
A travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T'inluser mon venin, ma sœur!
Algernon-Charles Swinburne tient, dans Anac
toria, un langage pareil. Au surplus, et ne vou-
lant pas qu'on en ignore, l'ami de Swinburne,
M. Powel (cf. Guy de Maupassant, Notice,
Albert Savine, édit., 1891), propriétaire d'un
petit chalet à Etrelat, l'avait baptisé « Chaumière
Dolraancé ». Dolmancé^ le misogyne inverti et
luxurieux, mène la bacchanale et sert de prota-
goniste à La Philosophie dans le boudoir.
Je voudrais que mon amour pût te tuer; je suis rassasié
de te voir vivre et je voudrais bien t'avoir morte. Je vou-
■drais trouver de douloureuses façons de te tuer, des inven-
tions intenses et des superflus de douleurs; te tortuj^er
•d'une agonie amoureuse et secouer la vie sur tes lèvres et
la laissCT là pour te peiner ; étreindre ton âme avec des
battements trop doux pour te tuer, d'intolérables répits et
■un mal infini ; rechute et répugnance de ton souffle, tons
muets et demi-tons tressaillant de la douleur
Ah! que mes lèvres fussent tes lèvres muettes, mais
pressées sur la fleur meurtrie de ta blanche poitrine fla-
gellée. Ah! que ma bouche fût nourrie, au lieu du lait des
Muses, du doux sang que tes suaves petites blessures ont
saigné! qu'avec ma langue je les pusse sentir, et goûter
les faibles gouttes de ton sein jusqu'à ta ceinture I que jo
pusse boire tes veines comme du vin et manger tes seins
comme du miel ;
Ne te blesserais-je pas parfaitement ? Ne toucherais-je
pas les pores de tes sens avec la torture, et ne voudrais-je
pas brillants tes yeux des larmes sanglantes et d'une
lumière blessante, et ne lirerais-je pas un spasme d'un
spasme comme une note est tirée d'une note; ne saisirais-
je pas la musique cachée du sanglot dans ta gorge; ne
PLATRES ET MARBRES 203
:prendraîs-je pas tes membres en vie et n'y moulerais-je
pas nouveau une lyre aux agonies impeccables et diverses?
Ne te nourrirais-je pas de fièvre et de laim, et de subtile
sécheresse; ne tordrais-je pas ta bouche parfaite de spas-
mes parlaits; ne ferais-je pas tenailler ta vie en toi et brû-
ler encore, et ne hisserais-je pas ton esprit à travers ta
chair? Cruelle! mais l'amour rend tous ceux qu'il aime bien
aussi sages que le ciel et plus cruels que l'enfer.
(Traduction Gabriel Mourey.)
Henrick von Kleist, cité par von Kraft-Ebbing
[Psycliopathia sexualis, p. 121), se complaît à
décrire dans sa Penthésilée un cas analogue de
cannibalisme luxurieux :
En lui arrachant son armure, elle enfonce ses dents dans
la poitrine blanche du héros (Achille), ainsi que ses chiens
qui veulent surpasser leur maîtresse.
(Cf. Barbey d'Aurevilly, La Vengeance (Tune
femme, la duchesse de Turrecremata disputant
aux chiens le cœur de son amant, dans une de
•ces grotesques historiettes dont le ridicule
auteur des Diaboliques était coutumier.)
Les dents d'Oxus et de Sphinx pénètrent à droite et à
gauche. Quand je suis arrivé, elle avait la bouche et les
mains ruisselantes de sang. Plus loin, quand Penthésilée
est dégrisée, elle s'écrie : — Est-ce que je l'ai baisé à mort?
Non, je ne l'ai pas baisé? L'ai-je mis en morceaux ?
Alors, c'est un leurre. Baisers et morsures sont la même
chose et celui qui aime de tout son cœur peut les con-
fondre.
De môme Autonoé reconnaît, au dénouement
des Bacchantes, le chef sanglant de Penthée à
la place du lionceau qu'elle croit avoir intercis.
204 PLATRES ET MARBRES
Ciette corrélation intime de la douleur et des
caravanes sexuelles que, même les couples for-
tunés, dans leurs nuits souriantes, perçoivent au
plus caché de leurs entrailles parmi ces « idoles
de caverne » qui hurlent aux tréfonds du « moi »,
cette union de la souffrance et du libido véné-
rien sert de point de départ à la cruauté mys-
térieuse qui, pour ses adeptes, entérine et con-
dimente le vulgaire déduit. Le sens de la beauté,
en dehors de l'attrait spécifique et du vouloir
{conscient ou non) de perpétuer le genus homo,
a créé le saphisme et l'amour grec. Le goù*
paradoxal des tortures engendra ces deux for-
mes de la cruauté passionnelle ou, pour employer
un vocable teuton et suffisamment pédantesque,
de « l'Algolagnie » (1) : le sadisme et le maso-
chisme, le besoin de subir ou d'infliger des tour-
ments.
Ce fut un homme docte qu'Henri Meibom, fils
de Jean qui latinisa son nom en Meibomius et,
nourri des sucs de la plus bombinante rhéto-
rique, dédia respectueusement au clarissime
évêque de Lubeck, Christian Cassius, une orai-
son ou, pour mieux dire, un traité plein d'élé-
gance et de pompe cicéronienne : L'Usage du
(1) Le mot que nous risquons, faute d'équivalent, appartient en
propre à M. Cari. Félix von SchlichiergroU [loc. cit.). Il est permis
de redouter qu'il surprenne les belles pénitentes de M. Bourget.
Il eût 'effrayé Talleyrand, à qui sa mère avait appris l'art de n'em-
ployer jamais des termes techniques. Il nous faut ici un peu plus
de vacance et congé de nommer les choses par leur nom.
PLATRES ET MARBRES 203
fouet dans la chose de Vénus. En tête de l'opus-
cule, une épître de Thomas Bartold, autre
savantasse qui aurait pu endosser le lyripipion
de Jeanotus, pleine de louanges emphatiques
où sont, d'après le bon usage, recordés les pères
de l'Eglise et les auteurs profanes, les théolo-
giens et les maîtres mires, et les poètes et les
souflleurs d'athanors : Platon, Avicenne, Ter-
tullien, Catulle, Juvénal, Prudence, Jérôme
Cardan, Oribase et quelques autres, le tout,
afm de démontrer 1 influence apéritive de la
flagellation dans le congrès d'amour et de con-
seiller les étrivières aux personnes immodestes
qui ne craignent pas d'aiguiser d'un peu de
cruauté le véhément de leurs plaisirs. Un disti-
que latin à la manière de Naso engage ces pro-
légomènes et dispense de lire plus avant. C'est
la philosophie intégrale de ^Meibom, touchant la
bastonnade :
Delicias pariunt Veneri crudelia flagra :
Dum nocet, illa juvat, dum jiival eue nocet.
Depuis trois siècles et demi, l'opuscule de
Meibomius est en possession d'alimenter les
recueils d'anas. 11 a servi de type ne varieiiir
aux ouvrages plus ou moins érudits qui traitent
la fustigation religieuse ou vénérienne (si tant
est qu'une différence, même légère, existe entre
les deux) IMeibomius eut l'honneur d'inspirer
l'abbé Boileau, dans son Histoire des Flai^el-
lanst, oii, pourla première fois, sont reproduites
206 PLATRES ET MARBRES
les anecdotes inévitables, par la suile, du comte
Jean Pic de La Mirandole, qui ne pouvait s'ac-
quitter du « devoir conjugal » qu'après avoir
été, au préalable, chaleureusement étrillé, à
coups d'une cravache trempée dans du vinaigre,
SI bien que nescires utriim affectaret avidiiis
verbera an coïtum, et celle du beurrier de
Lûbeck, banni hors du pays pour avoir commis
adultère et quelques autres peccadilles, qui ne
se comportait jamais si bien clans l'action qu'a-
près que la mérétrice l'avait régalé sur le dos et
les lombes d'une anguillade soutenue (1).
Ces faits de masochisme sont connus de tous.
Kraft-Ebbing, dont la Psjychopalhie abonde en
informations plus nombreuses que choisies, leur
a fait l'honneur de les rééditer. Ce sont des
manifestations connues et caractéristiques d'un
ensemble d'accidents morbides qui ont laissé
des traces dans la littérature et dans les arts de
tous les peuples. On a jugé à propos de les citer
une fois encore avant d'entrer plus avant dans
l'étude assez monotone de Valgolagnie à tra-
vers les âges. Ce département redoutable de la
psychopathie erotique, cette malebolge de l'enfer
sexuel, abrite les mêmes désespoirs que l'autre
enfer. Ici, point de recours à l'anathcme. Comme
dans la sylve du Dante, le « soleil se tait »;
(1) C'est, disait Panurge, comme ceux qui, par le rapport de
Cl. Gallien, ne peuvent le nerf caverneux vers le cercle équaleur
dresser, s'ils ne sont très bien foueltés. Par saint Thibault, qui
ainsi me fouetterait me ferait bien au rebours désarçonner de par
tous Jes diables. {Pantagruel, lib. IV, cap. XII.)
PLATRES ET MARBRES 207
mais nulle Béatrice, debout, sous un porche de
saphir matinal, n'enseignera aux maudits la voie
épiphane de leur rédemption. Mystiques ou sen-
suels, pudiques ou obscènes, les aberrants qui
se fouaillent de vimes ou d'escourgée, ceux qui
se déchirent eux-mêmes ou se font déchirer,
ceux qui implorent le chat à neuf queues ou le
prodiguent à leurs compagnons (aussi bien dans
les lupanars que dans les cloîtres) sont atteints
soit d'une localisation anormale des zones éro-
gènes, soit d'une déviation maladive de la sen-
sibilité qui transmue en délices les affres les
plus cruelles, soit enfin de l'anesthésie hysté-
rique appelée, au beau temps des sorcières,
« charme de taciturnité ». Masochistes ou sadi-
ques, ce sont des pervertis. Les tribades, au
contraire, les sodomites sont des « invertis »
qui retomberaient dans la normale s'ils pou-
vaient changer le sexe (Cf. Kraft-Ebbing. Psy-
chopathia sexualis, obs. 131 : la comtesse
Sarolta Sandor). Les tourmenteurs de soi-
même pu d'autrui ne paraissent aucunement
susceptibles d'amélioration. Ils ont franchi une
porte de crimes et d'angoisse d'où les pérégrins
ne s'évadent jamais plus.
L'histoire et les mythologies donnent assez
tardivement quelques exemples dJalgolagnie,
Les anciens auteurs ne mentionnent les faits de
cet ordre qu'avec une certaine légèreté ; c'est
une énigme, une chose curieuse dont les con-
208 PLATRES ET MARRRES
temporains s'étonnent, mais à laquelle, une fois
constatée, ils ne cherchent pas la moindre
explication.
Toutefois, les Hellènes, dans leurs cités de
lumière, de douceur et d'harmonie, avaient une
indulgence qu'on peut nommer scientifique pour
les troubles amoureux de l'esprit. S'ils ne regar-
daient pas l'aliéné comme en proie à la Visitation
d'un dieu (idée orientale et fataliste), du moins
ils savaient que l'amour est une sorte d'envoûte-
ment, une folie où se manifeste l'animosité des
puissances cosmiques. Plus tard, le christia-
nisme enveloppa les âmes de ténèbres. Ce fut la
grande nuit. L'Eglise condamna tout ce qui lui
parut neuf ou menaçant pour les dogmes impla-
cables qui réduisaient le monde en esclavage.
Elle proscrivit les superstitions exploitées en
dehors d'elle comme une redoutable concur-
rence. Thaumaturges, sorciers, astrologues —
tout comme les chitomés du Congo ou V angakout
des Innuits — les prêtres catholiques souffri-
rent impatiemment les miracles dont ils ne per-
cevaient pas les fruits. Toute démence religieuse
fut persécutée, ou du moins tenue en suspicion,
qui ne les servait point dans la conquête de l'or
et du pouvoir. Le progrès s'est fait en dehors
de l'Eglise et nonobstant sa volonté.
Dans les hautes époques de leur mythologie,
les Grecs ne représentaient pas le redoutable
Eros; vainqueur des Phèdres et des Sténobces,
sous les traits puérils qui lui donnèrent plus
tard les poètes décadents. C'était un fauve lut-
PLATHES ET MARBKES 209
Leur, âpre comme la jeunesse, courbant sous sa
royale main les monstres asservis, trempant de
lourds poisons ses flèches redoutables, emprun-
tant à Cypris cette verge despotique doni
Horace, aux jours de son automne, implorait la
vertu :
Q quœ beatamdiva tenes Cypi'um et
lilemphin carentem Sithoma nive,
Regina sublimi flagella
Tange Chloen semel arrogantem,
La K sainte démence » emportait Héraklès, à
travers les chutes et les expiations, d'Omphale
à Déjanire, de Déjanire à lole et d'Iole, qui le
reçut près de mourir, au brasier triomphal. Chea
la reine de Lydie où l'emprisonnait son ten-
dre cœur, le fort des forts, la « Force héra-
cléenne » donnée en risée aux icoglans de sérail,
aux hommes-femmes de l'Asie, endura de
suprêmes douleurs. Mais il aimait au point où la
souffrance même est une volupté. La rieuse, la
méchante, s'altendiit afin. La semence du héros
féconda ses entrailles : un fils, Lamos, naquit
de leurs baisers.
Dans le monde antique, la Luxure et la Mort,
la destruction et la renaissance, mêlent, échan-
gent leurs aspects. Les Sirènes, Circé quitraus-
niue en bète ses amants,
Et l'illustre Ecliidua, fille de Krysaor,
14
210 PLATRES ET MARBRES
montrent ces deux aspects connexes de la vie :
Mais ceux qu'elle enlaçait dans ses bras amoureux,
Nul n'en dira jamais la foule disparue ;
Le monstre aux yeux charmants dévorait leur chair crue
Et le temps blanchissait leurs os dans l'antre creux.
Leçon TE de Lisle.
Le taureau solaire enfante de Pasiphaé
un monstre pareil à Moloch dévorateur. La
bonne Démêter elle-même assiste à l'équaris-
sage de Marsyas. Dans un accès de frénésie,
éperdu, le jeune Athis, aimé de la Sangaride,
comme, plus tard, Combabus, atteste qu'il esl
pur en arrachant l'orgueil de sa virilité. Diodore
de Sicile (iii-58) impute encore à Démêter la
castration d'Hippomène , transformé en lion
par la suite, et rivé sous le fouet, en compagnie
d'Atalante, au char de la Mère des montagnes.
Les reines d'Assyrie, les Sémiramis, les
Parysatis, mères-épouses du monarque, sem-
blent prolonger dans la vie humaine la mytho-
logie d'Athys,
... qui, sous les pins noirs de son antique amante,
D'un délire divin longuement transporté,
Par les pleurs, par les cris de sa bouche écumante
Clame son impudique et fière chasteté.
Anatole France, Leuconoé.
Lord Byron [Sardanapale) a cette vision de
la reine de Badel :
... un monstre,
Vêtu en femme, la couronne sur la tète,
Le visage ridé mais de vengeance avide
Et ivre du luxure
PLATRES ET MARBRES 21]
La légende si vague de Sémiramis, sur les
confins du mythe et de l'histoire, la représente
comme une sorte de déesse, guerrière et lascive
à la fois. Elle traîne les potentats captifs dans
son palais, pour les crosser comme des animaux.
Parfois, les prenant pour des chiens, elle exerce
leur troupe à manger sous sa table, les fouette
et s'amuse, par moments, à leur jeter quelques
reliefs. Son dernier descendant est le morne
Sardanapale, roi de harem, qui ne parvient pas
à éclairer la tragique lueur de son bûcher funèbre.
Une fable cosmique, dans la Bible des Hébreux
se superpose aux pathêmata d'Héraklès. Samson
{Schimechon, petit soleil) est exténué par Dalila,
prêtresse de Dagon, le dieu des profondeurs
humides, comme le fils de Zeus par les diverses
figures de l'eau : mer, fontaines, rivières, lole,
Hylas, Omphale, Déjanire. C'est en coupant les
cheveux de Samson (les rayons du soleil) que
Dalila triomphe de sa vigueur et le plonge dan?
la nuit. Humanisé, le récit du livre des Juges
(d'une époque bien antérieure à cette rédaction)
fournit un exemple nouveau de masochisme, de
servitude sexuelle chez le mAle et, chez la femme,
de lubrique férocité. Le beau poème de Vigny
chante dans les mémoires. Salomon, fils de
David, déclare que la femme est la désolation du
juste. Dans ses Antiquités, Josèphe incrimine
le fils de Daoud pour s'être complètement aban-
donné aux sultanes favorites; de même, Phé-
rocas, puîné d'Hérode le Grand, qui, tout au
plaisir de se faire malmener par une esclave,
212 PLATRES ET MARBRES
oublTa d'épouser la reine Cypros à qui la raison
d'Élat l'avait fiancé malgré lui.
En sa qualité de juif névropathe, Josèphe ne
tarit pas sur ces aventures des princes maso-
chistes ou invertis. On y chercherait en vain
l'ampleur de Suétone ou de Juvénal. C'est une
luxure de province qui n'atteint point à l'œcu-
ménicité de l'Empire.
Suivant la mode orientale de proposer des
énigmes, Darius Hystaspès, assis au milieu des
satrapes et des grands de la cour, leur deman-
dait après boire : « Qui possède le plus tyran-
nique pouvoir, du roi, de la femme, de l'ivresse
ou de la vérité? » Chacun d'exalter, suivant son
degré de courlisanerie ou de duplicité, la
puissance du roi, et le vin de sa table et la force
du vrai. Mais Zorobabel, juif de Jérusalem,
promu à la dignité de garde du corps, les réfuta
victorieusement : « La domination de la femme
ne connaît pas de bornes. Tous, nous sommes
venus de ses flancs, comme le roi lui-même,
comme les vignerons qui récollent le vin, comme
les juges qui gardent la vérité. C'est pour elle
que nous abandonnons le foyer paternel, que
nous exposons notre vie et même nos trésors.
Nous mettons à ses pieds le fruit de nos labeurs,
cédant à ses caprices et nous prêtant à ses
mensonges. Elle est donc plus impérieuse que
le vin et que la vérité. Quant au roi, j'ai vu ce
maître du monde recevoir le fouet de la main
d'une de ses concubines, Apamé, fille de Ras-
bezate le thémasien. Certes, il paraissait fort
PLATRES ET MARBRES 213
heureux de servir de jouet à celte belle et que,
par amusement, elle posât sur sa tête le bandeau
royal — maîtresse victorieuse de la royauté. »
Ce trait, quelque peu niais, mais caractéristique,
se trouve aussi dans le troisième livre d'Esdras,
rejeté par les chrétiens de leurs livres canoni-
ques.
A Sparte, couvent militaire, les jeunes hom-
mes furent exercés aux macérations les plus
sanglantes. Les bomonices, devant l'autel d'Ar-
thémis Orthia, enduraient les cruelles fustiga-
tions. La prêtresse tenait une statue de la
déesse; quand l'exécuteur se relâchait, par fati-
gue ou par commisération, elle criait que le
divin simulacre devenait trop lourd, qu'il échap-
pait à ses mains, et les coups de tomber plus
drus sur l'adolescent impassible. Plutarque
{Coutumes de Lacédémone), Gicéron [Tuscula-
nes), Nicolas de Damas {Mœurs des nations), le
scholiastc de Thucydide, Lucien {Exercices du
corps), d'autres encore, où se documente le
coriace Boileau, renseignent amplement sur les
jeunes Spartiates fouettés, une journée entière,
dans le pronaos d'Arthémis, les honneurs dévo-
lus aux intrépides et le contentement que goû-
taient leurs familles. C'était une façon de concours
général qui donnait au lauréat vainqueur un
lustre sans pareil. Lucien {péri gumnasiôn) ricane
doucement. Les héros de la fessée, et leur mort,
et les tombeaux élevés à leur mémoire ne le
comblent pas d'enthousiasme. Dans la manière
dont il parle d'eux, on sent déjà le sarcasme que
214 PLATRES ET MARBRES
Houdbn a posé sur la bouche de Voltaire :
u Mais vous plantez-vous des clous dans le
cul? » demande à Babouck un dervis renommé
pour maint exploit d'ascétisme hypodermique.
Pausanias (viii, 25) enregistre une cérémonie
analogue aux fêtes de Bacchus, dans le temple
d'Alea, petite ville d'Arcadie. Là, comme à
Sparte, une femme jeune et belle faisait dila-
cérerde beaux jeunes hommes. Tels, jadis, sur
les pentes du Cithéron, Ino, Agave, Autonoé, la
troupe orgiastique des filles de Cadmos, avec
des cris de joie et de colère, mordait à pleines
dents la chair des louveteaux.
Les prêtres de Cybèle, curetés, baptes, cory-
bantes, « ces capucins de l'antiquité », prome-
naient la Déesse, et leurs macérations appâtaient
les âmes dévotes. Les coups de lanière acha-
landaient leurs boutiques, pourvoyaient à leur
dîner (Cf. Apulée, VAne d'Or, lib. viii), Athè-
nes, Corinthe, Lacédémone, la Phrygie et Rome
elle-même connurent cette dxîmence. Une cha-
pelle de corybantcs déshonora le Palatin. Pen-
dant les fêtes qu'on y célébrait, les dévots s'in-
fligeaient des tortures. Parmi les affres du plaisir,
ivres de vin, de tournoiements lubriques et
d'extase sacrée, ils saisissaient des verges, des
poinçons ou des cailloux tranchants. Dans un
râle suprême, ils déchiraient leurs membres ou
se mutilaient comme l'éphèbe Athis. Les
yodinnim de Moloch (Cf. Gustave Flaubert,
Salambô) et « leurs horribles ferrailles » ; les
croyants de Jaggernaut qui se font suspendre
PLATRES ET MARBRES 215
au char de Kali par des hameçons implantés
dans leurs chairs, ne diffèrent point du diacre
Paris ou des convulsionnaires de Saint-Médard.
Anesthésie ou transposition de la souffrance en
volupté, le mysticisme, l'hystérie et la paranoïa
sexiiaHs sont les mêmes à toutes les époques et
sous tous les climats.
Ce n'étaient pas les seuls charlatans de la
Bonne Déesse qui propageaient à Rome le goût
des sanglantes paillardises. Servius, lorsqu'il
explique ce vers du viii^ livre de l'Enéide :
Hic exultantes salios nudosque lupercos
dit que les hommes qu'on appelait de ce nom de
« Luperques » se dépouillaient de toute espèce
de vêtements, couraient ainsi les rues, et qu'ils
étaient munis de fouets dont ils frappaient les
femmes qui leur présentaient la paume de leurs
mains; parce qu'elles imaginaient que ces coups
donnés sur la paume des mains ou sur le ventre
les rendraient fertiles ou leur procureraient un
heureux accouchement. De là vient que Juvénal
dit (Satire II, vers 142) :
Nec prodest agili palmas prœbere luperco
et que son ancien scholiaste remarque là-dessus
Stériles mulieres februantibus lupercis se offerebani
etferubo verberabantur .
Prudence dit aussi, dans son Martyr romain :
Quid illa turpis pompa? nempe ignobiles
Vos esse momtrat cum lupercis currilis.
216 PLATRES ET MARBRES
Quem sarvulorum non rear vilissimum.
Nudus plateas si per omnes cursitans,
Pulset pueUas verbere ictans ludicro.
Festus Pompeïus, dans son m® Livre, ajoute
à tout ceci :
Crepos romani lupercos dicebant a crepitu pellicnnrum
quem faciunt verberantes : mas enim romanis in Luperca-
libus nudos di&currere et pellibus obvias quasque feminat
ferire.
Ici intervient l'idée, aussi tenace que l'erreur
humaine, du sacrifice et de la propitiation.
Dieu est l'éternel ennemi. Jaloux, malfaisant,
cruel, on ne peut apaiser sa méchanceté qu'au
prix d'un holocauste infiniment rare : sacrifice
de vierges, d'enfants ou de captifs, grillades et
massacres devant Moloch, Witzliputzli ou le
fade Jésus. Mais un autre élément complique
ces sortes d'immolations légales ou volontaires.
A la psychopathie sexuelle, de nouveaux fac-
teurs s'ajoutent dont le p^lan de cette étude n'a
pas à tenir compte. L'hiérogénie analysée par
le D^ Binet-Sanglé [Revue de llij'-pnotisme^
décembre 1899 à juin 1900), par les Goncourt
[Madame Gei^^aisais), et que nous retrouverons
d'ailleurs comme partie inlégrajite du maso-
chisme chrétien, relève plutôt de l'aliéniste. Les
malades canonisés, surtout par l'uglise catho-
li(|ue no sont môme pas des névropathes ou des
érotomanes, mais bien des lunatiques absolus,
dont la camisole de force et la douche seules peu-
vent amender la stupide vésanie.
Racine prétendait que l'œuvre de Tacite est
PLATRES ET MARBRES 2J7
dans toutes les mains. Cela pouvait être exac
au XYii** siècle. Userait présomptueux d'imputer
une lecture si soutenue à nos contemporains. Je
les soupçonne fort de négliger Tacite, Juvénal,
Suétone, Martial et même Lampridius. A peinet
counaisseut-ils la Légende des sexes de M. Ed-
mond Haraucourt.
Nulle part la cruauté libidineuse, le sadisme,
le masochisme ue s'imposèrent moins de réti-
cences que chez les Inipérators, Césars, Flaviens,
Antonins il'Empire fut une longue bacchanale
oij se confondirent les rangs et les sexes, où la
fm'eur de jouir mêla, pendant trois siècles.
L'écume da plaisir aux larmes de tourments.
Baudelaihe.
Néron émascule son bien-aimé Sporus et, pai
une fente large ouverte, à la place mutilée investit
le bel adolescent. Il se fait poursuivre, harnaché
d'une peau de bête, par l'affranchi Dorjphorus
qui, après l'avoir sanglé durement, épouse le
maître du monde. Il mord aux génitoires des
captifs enchaînés. 11 incendie, en déclamant
des vers d'Homère, plusieurs quartiers de
Rome. Il fait massacrer les histrions coupables
de vocaliser mieux que lui. Il dispute le prix
des chars à d'infâmes voyous semblables de
tout point aux modernes jockeys. C'est la folie
du Cirque. Les vainqueurs montent dans la
couche de cet androgyne et souillent de leur
immondice la pourpre des Césars. Entre temps,
le fils d'iiinobarbus passe des nuits entières
218
PLATRES ET MARBRES
« assis à côté du cithariste Terpnos, étudiant
son jeu, perdu dans ce qu'il entend, suspendu,
haletant, enivré, respirant avidement l'air d'un
autre monde qui s'ouvre devant lui, au contact
d'un grand artiste. » (Renan, V Antéchrist.)
Héliogabale, enfant malade, pareil aux eunu-
ques d'Astarté, aux mujerados des peaux-rouges,
aux castrats du saint-père, va plus loin dans
l'abandon furieux de toute dignité. Son culte
pour la vigueur mâle induit le frêle empereur à
épouser des garçons de cuisine, des laveurs de
vaisselle renommés pour la proportion de leur
mentule, pour l'ignominie de leur visage et la
bestialité de leurs comportements. Lampridius
atteste ces choses, embaume dans le mucilage
de sa cuistrerie la plupart des abominations que
feu Jean Lombard devait transposer, un jour,
en algonquin.
Aurigas Protogenem et Gardium, primo in certamine
curuli socios, post in omni vita et actu participes habuit.
Multos, quorum corpora placuerant, de scena et circo et
arena, in aulam traduxit. Hieroclem vero sic amavit, ut
eidem inguina osculareiur, quod dictu etiam verecundum
est, Floralia sacra, se asserens celebrare. (LAMPWDros,
JSéliog., par. ti.)
Aux festins impériaux, une pluie odorante de
fleurs, des roses, des jasmins, des pétales d'oran-
gers étouffaient les convives, comme une marée
montante. On leur servait des poissons de mar-
bré et' des fruits en cire à modeler, tandis que,
gisant sur des peaux d'ours et de tigre, caressé
par la flabellation des éventails, le petit-fils de
PLATRES ET MARBRES 219
Julia Mœsa faisait Iransverbérer sous ses yeux
de beaux esclaves nus.
Ces riles de luxure et de méchanceté ne se
limitaient point à là demeure impériale. On sait
(Tibuile) que le dames romaines enfonçaient par
amusement leurs épingles à cheveux dans les
seins de leurs chambrières. Trimalchio se plai-
sait aux chiquenaudes itératives d'un bouffon (1).
Les patriciens, les affranchis opulents exigeaient
de leur clientèle un hommage qui n'allait point
sans dégoûts.
Le parasite Nevolus se plaint amèrement :
... numerantur deinde labores
Anpronum est et facile agere inter viscera penem
Legitimum atque illic hesiernœ occurere cœnsel
(Juv., sat. IX, V. 42 et suiv.).
(1) Il avait un frère, nommé Lucius Quintius Flaminius, qui ne
lui ressemblait en chose quelconque; car il était si dissolu en
voluptés et si abandonné à son plaisir qu'il en oubliait tout devoir
d'honnêteté. Il aimait un jeune garçon dont il abusait charnelle-
ment et le menait toujours avec lui quand il allait dehors en
quelque guerre ou en quelque charge et gouvernement de pro-
vince. Ce garçon, le flattant un jour, lui dit qu'il était si fort épris
de son amour qu'il avait laissé à voir les combats des gladiateurs
et des escrimeurs à outrance qui se préparaient à Rome sur
l'heure de son parlement, combien qu'il n'eût jamais vu tuer homme,
ayant plus cher de servir au plaisir de lui qu'au sien propre.
Lucius étant bien aise de ce propos, lui répondit mcontinent :
« Il n'y a rien de gâté pour cela, car je l'en ferai tout à cette
heure passer ton envie. » Si commanda qu'on tirât de la prison
un des criminels condamnés à mourir, et fit quand et quantes venir
le bourreau auquel il commanda de lui trancher la tôle au milieu
du souper. (Plutarque, tr. Amyot, t. III, Vie de T. Q. Flami-
nius. Paris, J.-F. Baslien, 1784.)
Mauvaise édition dans laquelle un cuistre a « simplifié » l'ortho-
graphe d'Amyot! L'inspecteur d'académie qui se propage sous le
nom de Cuir et travaille à rendre Balzac « moral et séduisant »
mériterait d'avoir grouïné aussi une oareille truffe.
PLATRES ET MARBRES
Ailleurs, le satirique proteste contre le scan-
dale des mariages uranistes en honneur chez les
consulaires et les chevaliers.
Quad raginia dédit Gracchus sestertia dotem
Cornicini, sive hic recto ccmtaverat œre.
Le bardache pécunieux se déguise en mariée,
assume la parure et les devoirs des justes noces
Voilé dn flammeiim orange, écrasant sous son
pied les noix qui rebondissent, aux chœurs des
hymnes fescennins,
Hue ades, Hymen o hymenϔ
il s'abandonne, pâmé de luxure, aux baisers mal
odorants d'un garçon de bains ou d'un palefre-
nier. C'est le mariage de mon frère Yves avec
MM. de Bougrelon et de Pliocas.
Ainsi, depuis les temps fabuleux jusqu'à la
décomposition du monde antique, un désir san-
guinaire, un appétit de meurtre, une folie homi-
cide condimente le spasme vénérien. Lesangfume
auxpiedsdeCottyto. La Mortsert d'aphrodisiaque
et d'entremetteuse aux couples enlacés. La dou-
leur prête de nouveaux aiguillons à la concu-
piscence; tel, ce cavalier des phallophories qui,
de son éperon aigu, talonne un priape déchaîné.
Dans le monde chrétien, le goût des sévices
érotico-mystiques, la fureur des verges et des
plaies se systématisent, remplacent à la fois les
vertus civiques et les ébats du lit nuptial. Plus
PLATRES ET MARBTIES 221
tard, la frénésie se compliquera de bêtises. La
férule devient un instrument d'éducation : portœ
Miisanim clanes, disent les pédagogues cras-
seux du Moyen Age. Et les ignorantins acca-
blent encore de mauvais traitements les pauvres
petits livrés à leur bestialité. ÏNIais, au début du
christianisme, l'amour des tortures est spon-
tané. La religion de la mort perturbe naturelle-
ment le rythme de la vie. La fin du monde est
proche; on s'en désintéresse : on le voudrait
abolir avec ses fêtes, ses lumières et ses joies.
Tout équilibre est rompu. Le « divin désir » n'a
plus d'exutoires que dans le désert.
Le prêtre insinuant et plein de ruses empoi-
sonne le foyer. Un manteau de glace tombe entre
les époux. La femme regarde comme autant de
souillures la gestation et la maternité. Elle se
purifie après avoir donné le jour. L'éducation
est un « castoiement ». L'enfant grandit sans
allégresse ni beauté. « La maladie — affirme
Pascal — est l'état véritable du chrétien. » Meure
donc la santé, l'orgueil de vivre, l'énergie et la
raison, la vigueur des muscles et la force de
l'esprit? Le monde va finir. On exècre la vie; on
s'efforce de la détruire par des moyens ingénieux
et compliqués. On fuit dans les ténèbres; on
aime la torpeur dissolvante des larmes. Lasse
d'agir et de penser, l'humanité s'enveloppe
d'ignorance. Le crépuscule tombe : la nuit chré-
tienne envahit l'Occident. Les pères de la Thé-
baide héritiers des corybantes de l'Asie Mineure,
des gymnosophistes égyptiens et des richis
222 PLATRES ET MARBRES
indous formulent, pour une longue suite de
temps, le rituel des austérités monacales. Poète,
citoyen, philosophe, naturaliste, l'homme a
parcouru le cycle des activités sociales. Mais il
ne s'agit plus, à présent, de civilation, de cul-
ture intellectuelle. Ce qui importe, c'est de
manger le moins possible etd'écorcher sa peau.
Voilà, désormais, ce qui remplace l'orgueil du
citoyen, la connaissance et la beauté. Voilà ce
qu'enseignent en 1912 les « abbés » jésuites ou
affiliés que Waldeck-Rousseau, imité par Briand,
surpassé même, a maintenus si vigoureusement
comme éducateurs de la jeunesse.
Linfluence barbare du christianisme en bri-
sant le nerf des races de l'Empire, n'abolit point
les usages païens capables d'asservir ou d'hébéter
les hommes. Il eut soin d'emprunter aux sanc-
tuaires polythéistes leurs macérations abjectes
et, nommément, la pratique du fouet.
La chasteté des anachorètes de Tun et de
l'autre sexe trouvait dans les épines une délec-
tation inattendue. Hommes et femmes déliraient
d'œstromanie et de souffrance. Excités par leurs
manœuvres, par la solitude, par la claustration,
les moines de toute espèce, tombaient en pâmoi-
son devant le Christ, androgyne comme Bac-
chus, et, comme lui, époux de toutes les femel-
les, femelle de tous les époux. Moniales et cucu-
piètres célébraient, chaque nuit, à grand renfort
de martinets, leurs noces spirituelles. Convul-
sifs et pâmés, ils hurlaient de douleur, ils san-
glotaient d'ivresse. Dans la bave du plaisir, Thé-
PLATRES ET MARBRES
rèse balbutie ardemment les mots de l'oreiller :
iiteris in iurba ; elle met aux pieds du divin jeune
homme les espérances ineptes du ciel théologal
et cette crainte de l'enfer qui rendit Louis XIV
le plus exécrable des rois.
Ce n'est pas l'enfer allumé
Ni le paradis qui fleuronne
Par quoi mon sein est animé.
Garde pour d'autres la couronne
Et la gloire qui t'environne,
Dans un éternel mois de mai.
Que m'importe cette couronne,
0 Jésus ! ô mon bien-aimé !
C'est vers le baiser de tes lèvres
Que hurle et pantèle ma fièvre,
Dans un abandon sans retour.
Indifférente à toute chose.
Géhenne livide ou ciel rose.
C'est toi seul que je veux, Amour!
No me mueve, mi dios, para quererte
EL Cieloque me tienes promet ido.
No me mueve el Infierno tan temido
Para dejarpor eso de ofenderie.
Tu me mueves, mi Dios ; mueveme el verte
Clavado en la cruz y escarnecido;
Mueveme ver tu cuerpo tan herido :
Mueveme las augustias de tu muerte.
Mueveme enfin tu amor de tal maneira
Que, aunque no hubiera cielo yo te amara
Yaunque no hubiera infierno, te iemeria.
No me tienes que darporque te quiera.
Parque si cuanto espero, no esperara,
Lo mibmo que te qaiero te quisiera.
224 PLATRES ET MAHBUES
Voici quelques-unes des imaginations les plus
caractéristiques dont les virtuoses de la baston-
nade ont enrichi les catalogues de Tinsaniié
humaine. Cela manque de supplices originaux;
les bienheureux, d'âge en âge, se répètent. Ce
sont toujours « les clous dans le cul » du tala-
poin de Voltaire. Parfois seulement une sainte
de vigoureux appétit gobelotte son urine ou
déjeune d'une purulence, au grand contentement
de Montalembert et d'Huysmans le benêt. Il
convient d'insister sur un point : c'est que l'auto-
flagellation est ici, comme au temps des baptes
ou des luperques, le moyen le plus efficace, le
plus direct de provoquer le délire et l'extase.
Elle remplace la jusquiame, la belladone des
sabbats.
Voici quelques flagellants assez notoires :
Antoine vit d'herbes et de coups de fouet dans
son désert. Hilarion se charge le col d'une
chaîne de fer, qui le tient à quatre pattes ; tous
professent une si profonde horreur pour les
soins les plus élémentaires de la propreté, que
Jérôme, écrivant Paiila et Eustachia, leur cite,
comme un exemple digne de mémoire, Sylvia,
belle et vierge, qui, à dix-huit ans, ne s'était
jamais lavé que le bout des doigts.
Plus tard, vers l'an 737, un grand homme
pour les hagiographes, le moine bénédictin Par-
dulphe, se met tout nu et se fait battre à coups
de verges. Ce Pardulphe, au témoignage du prieur
de Cluny, ne sortait point de sa cellule. Jamais
il ne goûtait ni chair ni volaille. 11 ne mangeait
PLATRES ET MARBRES 225
qu'une fois la semaine. Si, pour cause de mala-
die, il se voyait contraint à faire usage de bains,,
il se tailladait auparavant la peau des cuisses et
des bras.
En 1047-1056, quelques nobles esprits se font
connaître par de houleuses fustigations : Piorre
Damien, Rodolphe, évêque d'Agubbio, et Domi-
nique Anson, dit l'Encuirassé, tant sa peau
tannée par les sanglades était devenue insen-
sible et rugueuse, telle une cuirasse étroitement
adaptée. Ce Dominique poussa la manie des ctri-
vières à un point même que ne saurait atteindre
la clientèle des grands bars. Tout lui était bon,
courroies, manches à balais, pourvu qu'il
cognât sur quelque point de son individu et
s'entamât le cuir. Sérieux comme un âne qu'on
étrille, Tabbé Boileau déduit paisiblement l'his-
toriette du crétin.
Sa pratique ordinaire était de s'armer l'une et
l'autre main de verges, de se mettre nu et de se
fouaillcr vigoureusement; c'était là son exercice
le plus commun; mais, en carême, lorsqu'il
entendait renchérir sur l'ordinaire, il endurait
une « pénitence de cent années » (un homme
doit être siir de l'avoir accomplie lorsqu'il se
donne la discipline durant tout le temps Qu'il
met à chanter vingt fois le psautier) et, chaque
jour, il répétait au moins trois fois tout le psau-
tier par cœur, tandis qu'il se fessait à coups de
verges. Pierre Damien notifie aux siècles à venir
que cet objet de son admiration se pouvait
servir également de l'une et de l'autre main et
15
226 PLATRES ET MARBRES
qu'il se donnait ainsi plus de coups que les
autres qui n'emploient que leur main droite. Il
rapporte, en outre, que l'encuirassé avait changé
sa discipline de verges en celle de courroies,
qui était beaucoup plus rude et qu'il goûtait un
étrange contentement à cet exercice. S'il lui
arrivait, dit-il, de sortir, il emportait ce fouet
sous sa robe, pour ne pas manquer de houssine,
quelque part qu'il fût obligé de passer la nuit.
Lors même qu'il se trouvait dans un endroit
qui ne lui permettait pas de dépouiller ses vête-
ments, il se cognait du moins les jambes, les
cuisses, la tête et le cou avec une satisfaction
peu ordinaire. Ces violentes pratiques n'allaient
pas sans pâmoison ni extase. Force apparitions
illustrent d'un bout à l'autre la vie des saints.
On y traverse un hôpital de gâteux; on embar-
que sur la « nef des fols », et tous les bedeaux,
jésuites bollandistes, Veuillot, Huysmans, Mon-
talembert, tiennent le livre de bord. C'est un
rêve d'alcool ou de liaschich.
Le pénitent excorié se fondait en délices.
Après les coups de corde, François d'Assise
éprouvait un tel orgasme que, pour en calmer
la lubrique fureur, il pétrissait contre sa chair
nue des phantasmes de neige ou se vautrait sur
un étang glacé. C'est la crise d'épilepsie atroce et
luxurieuse au regard de quoi le spasme vulgaire
semble fait bour délecter simplement les cour-
tauds de boutique. La « grande simulatrice »,
l'hystérie, aux membres du fakir imprime des
stigmates, érode son épiderme, en fait jaillir des
PLATRES ET MARBRES 227
sérosités : unda Jluxit cum sanguine. Ainsi, les
faux vésicatoires du D"" Bernheim guérissent la
pneumonie et boursoufflent la peau d'un sujet
convenablement préparé. C'est le secret des
béates, des « miraculées » dont les entrepreneurs
de sanctuaires mettent en plein rapport les trou-
bles fonctionnels.
Mais le padre Francesco ne vivait pas, comme
a dit Edmond Schérer, d'après les fortes lois
de l'économie politique. Ascète compliqué de
bateleur, il dramatisait en conscience la grande
farce de l'amour divin. Ses fustigations l'inon-
dent, le martyrisent de volupté. Il jouit. Dans un
accès de ferveur, il entonne pour son jeune
amant, le Christ hermaphrodite, un cantique
éperdu. L'univers tout entier lui sert de para-
nymphe; voici le dieu qu'il aime et leurs noces
qu'il magnifie! Son épithalame retrouve les
accents de l'idylle païenne. Comme aux églo-
gues de Méléagre ou de Théognis, le rut pan-
théiste de François d'Assise exulte sur les haut-
bois siciliens :
Laudato sia, Signore mio, con tate la créa-
ture; specialniente, messer lofrate Sole, la lune,
les vents, le feu e per suor aqua, la qnale e
molto utile, e humile, epreciosa, e casta, la terre
et, enfin, per suor nostra la morte corporale.
C'est le Cantique du Soleil.
Parfois le « trouvère de Jésus » succombe à
ces étreintes. Ce n'est plus le moine théâtral
d'Alonzo Cano — divulgué à la chrétienté par
M. Zacharie Astruc — regard noyé, lèvres déclo-
i.-8 PLATRES ET MARBRES
ses, emporté dans un tourbillon d'extase vers
les bleus paradis, ni le maigre époux de la Dame
Pauvreté aux fresques du Giolto ; c'est un bac-
cbant ivre de langueur, de transports surhu-
mains : les parfums sonttrops lourds, trop aigus
les baisers. L'homme demande grâce au dieu
qui l'a féru :
Amor de charitate
Perche rrChai si ferito ?
César du Bus (1607), plus tard Henri Suso com-
battaient le « démon de la chair » à l'aide (que
spécieuse!) de la flagellation. Plus ils s'achar-
naient, plus se manifestait l'aiguillon de luxure.
Ces « bienheureux » jouaient pour eux-mêmes,
dans leur cellule, quelques-unes des scènes les
plus vertement priapiques de Lysistrata.
Idiots imperméables, ils ne s'obstinaient pas
moins à leur besogne infra-lombaire. Ne con-
naissant d'autre métier que le maniement de
l'étrille, les aspirants à la canonisation, pendant
plusieurs heures, se gourmaient comme des
bourriques. C'était leur faction, leur bureau. La
discipline devenait une sorte d'onanisme têtu et
machinal. Quand le Bien-Aimé retire ses faveurs,
quand les courroies, les nœuds plombés, l'urli-
cation et le vinaigre cessent d'agir sur les gan-
glions de l'évangélique masturbateur, il continue
à pelauder son morion comme il époussèterait
une bâche, avec l'indifférence d'un .droguiste qui
joue aux dominos (1).
(1) Les Turcs se font de grandes escarres pour leurs dames, et
à fin que la marque y demeure, ils portent soubJain du l'eu sur la
PLATRES ET MARBRES 229
Les femmes apportèrent quelque drôlerie en
ces mornes exercices. Marguerite de Cortone
(1250) s'évertuait de la discipline. De même,
Catherine de Sienne que les veilles, les jeunes
et autres supplices avaient réduite à l'état de
squelette. Mais ces béates goûtaient de suprêmes
délices. Jésus les inondait de son amour. C'est
le cas de tous les épimanes religieux.
Dans la vie religieuse, cet état engendre le besoin d'offrir
des sacrifices. On offre un holocauste d'abord, parce qu'on
croit qu'il sera apprécié matériellement par la divinité,
ensuite, pour l'honorer et lui rendre hommage, comme tri-
but; enfin parce qu'on croit expier par ce moyen le péché
ou la faute qu'on a commise envers la divinité et acquéx^ir
la félicité.
Maria-Magdalena di Pazzi, fille de parents d'une haute
position sociale, était religieuse de l'ordre des Carméhtes,
■ à Florence, en 1580. Les flagellations, et plus encore les
conséquences de ce genre de pénitence, lui ont valu une
playe et l'y tiennent un temps Incroyable, pour arresler le sang et
former la cicalrice; gents qui l'ont veu l'ont escript, et me l'ont
iuré : nuis, pour dix aspres, il s'en trouve tous les iours entre
eulx personne qui se donnera une bien profonde taillade dans les
bras ou dans les cuisses. le suis bien ayse que les tesmoings nous
sont plus à main oii nous ea avons plus à faire: caria clirestienlé
nous en fournit ci suffisance : et après l'exemple de notre saint
Guide, il y en a en force qui, par dévotion, ont voulu porter la
croi-x (mimétisme hyslérique des stigmatisés). Nous apprenons,
par tcsinoliig Ires digne de foy, que le roy sainct Louys porta la
haire iusque à ce que, sur sa vieillesse, son confesseur l'en dispensât
et que tous les vendredis il se faisait battre les espaules, par son
presbtre, de cinq cbaisnettes de fer, que pour cet effect on por-
tait emmy ses besognes de nuict.... Foulques, comte d'Anioti,
alla jusques en Jérusalem, pour là se faire fouetter à deu.v de ses
valets (sœur Nizolle et les convulsioanaires de Saint-Médard) la
chorde au col, de.anlle sepulchre de Noslre Seigneur. (Michel
DE MONTAIGNE, Essais, llv. I, chap. XV. « Que le goust des biens
et des mauLx despend, ea bonne partie, de l'opinion que nous
en avons ».)
^30 PLATRES ET MARBRES
grande célébrité et une place dans l'histoire. Son plus grand
bonheur était quand la prieure lui faisait mettre les mains
derrière le dos et la faisait fouetter sur les reins mis à nu
devant toutes les sœurs du couvent.
Mais les flagellations qu'elle s'était fait donner, dès sa
première jeunesse, avaient complètement détraqué son sys-
tème nerveux; il n'y avait pas une héroïne de la flagellation
qui eût autant d'hallucinations qu'elle. Pendant ces hallu-
cinations, elle délirait d'amour. La chaleur intérieure
semblait la consumer, et elle s'écriait souvent : « Assez!
n'attise pas davantage cette flamme qui me dévore. Ce n'est
pas ce genre de mort que je désire; il y aurait trop de
plaisir et trop de charmes. » Et ainsi de suite. Mais l'esprit
de l'Impur lui suggérait les images les plus voluptueuses, de
sorte qu elle était souvent sur le point de perdre sa chasteté.
(Kraft-Ebikg, loc. cit.passim).
A vingt-deux ans, elle offrait déjà les symp-
tômes de la plus accablante neurasthénie : orga-
nisme ruiné, ses nerfs étaient désormais inca-
bles de la moindre réaction. Plus de transports,
ni d'extase. Le stimulant habituel avait perdu
toute efficacité : c'est en vain qu'elle s'écharpait
encore. Gela ne lui donnait aucune espèce
d'agrément. Jadis, couchée sur une peau de truie
dont les soies la piquaient avec rudesse, crevant
de malefaim, cinglée à tour de bras et portant
les nuits une couronne d'épines, elle hennissait
de plaisir, elle se tordait voluptueusement : le
spasme durait plusieurs heures. Mais à présent
Jésus « la dégoûtait ».
Elle rêvait de s'emplir de nourriture, d'insulter
son abbesse et de forniquer à dire d'experts.
La suggestion, désormais, était inopérante.
Ainsi, le mangeur d'opium, le buveur, le mor-
PLATRES ET MARBRES 23 J
phinomane, quand le poison n'agit plus, même
à doses massives, tombent dans le marasme que
la mort suit de près.
Sur ses fouettements, Magdalena di Pazzi
avait greffé une mignardise renouvelée d'Ezé-
chiel. On ne pouvait laisser traîner une crotte
qu'elle ne s'en régalât aussitôt. Lydwinne de
Schiedam, à qui M. Huysmans, chef de bureau
acariâtre et stupéfait, a consacré 350 pages du
plus pur marollien, régurgitait sa vomissure. Il
paraît que le dieu des catholiques prend à ce
genre de travail un plaisir si énorme que son
humeur se rassérène et qu'il en oublie jusqu'à
son ordinaire méchanceté.
De même, Elisabeth de Genton. La flagellation la mettait
dans un état de bacchante en délire. Elle était prise d'une
sorte de rage quand, excitée par une flagellation extraor-
dinaire, elle se croyait mariée avec son « idéal ». Cet état
lui procurait un bonheur si intense qu'elle s'écriait souvent :
<( 0 amour! 0 amour infini! 0 amour! 0 créatures, criez
donc toutes avec moi : Amour! Amour! » (Kraft-Ebing,
loc. cit. passim).
Rose de Lima, qui était fort belle fille, eut un
songe qui l'invitait à être l'épouse du Christ.
Bien qu'elle fût fiancée, elle renonça au monde,
se coupa les cheveux, porta des cilices de poin-
tes qui pénétraient dans la chair au point d'y
créer des plaies permanentes. Des flagellations
réitérées et des jeûnes extraordinaires la condui-
sirent à une telle perfection qu'elle avait de fré-
quentes extases oii elle demeurait transfigurée,
parlant à Jésus invisible pour les autres, avec
232 PLATRES ET MARBRES
les manifestations de l'amour le plus véhément.
Thérèse d'Avila, la bacchante au sonnet, écra-
sait ses mamelles sous une claie d'osier, sans
préjudice des autres macérations, comme le lit
de fagots, la flagellation, le jeûne, le tout en
haine de la fécondité que haïssent d'une même
exécration les eunuques et les chrétiens.
Sous ses beaux habits, Elisabeth de Hongrie portait tou-
jours contre sa peau un cilice. Tous les vendredis, en
mémoire de la passion douloureuse de Notre-Seigneur, et
pendant le carême tous les jours, elle se faisait donner la
discipline avec sévérité, afin de rendre à Notre-Seigneur,
qui fut flagellé, aucune récompensation. Plus tard, même,
ce fut la nuit que, se levant d'auprès de son époux, elle
entrait dans une chambre voisine où ses servantes étaient
obligées de la frapper durement, puis... elle revenait auprès
de son mari, avec qui elle redoublait de gaieté . (Montalembert.)
... son rut ayant été calmé et la fureur de sa vulve
amortie par les plombeaux. On pourrait multi-
plier à l'infini ces répugnantes historiettes. Les
hagiographes : Buttlers, Montalembert, Huys-
mans, Bitschnau, Justin Kerner, les Bollandistes,
regorgent de faits analogues. Ce sont des cas
de flagellation passive, individuelle, que, paral-
lèlement, suivirent les épidémies collectives.
Or, le christianisme offre comme idéal social
à ses adeptes, outre l'exercice des verges, la
manducation de l'excrément et l'abstinence des
bains. C'est un idéal que MM. de Mun, Barrés
et Charles Maurras dispensent à leur élégante
clientèle^ et que proposent à leurs élèves les
instituteurs « libres » de la loi Falloux.
PLATRES ET MARBRES 233
Sous le nom de « battus » ou de « flagel-
lants », un troupeau de sombres maniaques,
déchaîné par le malheur des temps, s'égailla,
du xi*" auxiv*" siècle à travers l'Europe. Ce fut une
contagion d'érotisme sanguinaire dont les
modernes, si rangés, si anémiques, si avares et
si lâches, ne se représentent qu'avec peine le
hideux emportement. C'est la danse macabre et
le périple des fous. Cela grogne, brame, copule,
chante des psaumes, enlève sa chemise, se
fouaille à qui mieux mieux, tombe en extase et
pue.
Nulle histoire plus banale. C'est le type de la
folie épidémique (danse de Saint-Guy, enthou-
siasme franco-russe pour les marins d'Avellane
en 1893, etc). Un maître l'a fixé en traits lumi-
neux (cf. Michelet, La Sorcière. Histoire de
France : « Philipe le Bel; l'or, le fisc, la peste
noire, flagellants».)
Avec les jésuites et la « direction », le fouet
devient un instrument de règne, de sournoise
lubricité. L'immonde Girard (Michelet, loc. cit.)
accable la pauvre Cadière de poignantes délices
et de voluptueux crucifiements.
Peu à peu, la démence des flagellants tombe
dans la farce et dans la mascarade. Le carnaval
italien s'empare du Golgotha. Des turlupins
chantent en faux bourdon le Parce domine', le
bonhomme Trivulce, Géronte, Pancrace et Bar-
tholo reçoivent les nasardes que prodiguent à
leur soixantaine les beaux fils musqués et dou-
cereux.
234 PLATRES ET MARBRES
La discipline devient une élégance à la cour
de Henri III. Le roi de France, mignon en fraise
godcronnée, aux lèvres peintes, et baisant à
pleine bouche les bretteurs de sa suite, recom-
mence Néron, Héliogabale ou Caracalla.
L'Esloile affirme que, sous couleur de péni-
tence, telle cérémonie, où Ton se dénudait sans
vergogne, préludait à des scènes d'érolisme
effréné, surtout entre gens du même sexe. Les
conférences de Victor Gharbonnel sur les Dia-
conales, ce « livre immonde », sans doute, mais
d'un intérêt clinique supérieur; les travaux de
Michèle!, de Quinet, le Sébastien Roch de Mir-
beau, les pamphlets d'Eugène Sue ont dévoilé
à tous le rôle sinistre du confesseur dans l'exis-
tence de la femme et l'éducalion de l'enfant. Les
austérités que ces charlatans imposent à leurs
dupes et qui ne sont pas un faible moyen d'ex-
torquer de fortes sommes, la culture de l'hys-
térie par les fouets allcrnés avec le ciinnilingiis
produisent les mêmes effets qu'au temps d'Apu-
lée. Il n'est point de maladie plus incurable que
la sottise des gens pieux.
Notons cependant quelques traits de la Com-
pagnie de Jésus. En GasLille, où l'Ordre d'Ignace
ne tarda pas à gouverner les rois, ce fut aux
jésuites que les croupes de la Grandesse deman-
dèrent la bastonnade. Les pères houspillaient
avec beaucoup de distinction. Leur tour de
main était inimitable, et personne comme eux
ne s'entendait à fournir pour beaucoup d'or une
alliciante dégelée. C'étaient les bons faiseurs de
PLATRES ET MARBHES SjO
la discipline. Munez et Malagrida octroyaient
l'application des verges aux dames de la cour,
jusque dans l'antichambre de Maria de Portugal.
Ces nobles détraqués chancelaient de plaisir.
Leur délectation était si forte, sous la cravache
des RR. PP., qu'elles en redemandaient et hur-
laient après les coups de fouets comme des
chiennes en amour. (Wolff, Histoire générale
des Jésuites^ 1790.)
En Espagne, le plus crasseux des muletiers a
son coin de don Quichotte et de sainte Thérèse.
Violent et borné, son rêve oscille entre la
pénitence de la Roche pauvre, les horions de
Sancho et les visions de Thérèse. M"^ d'Aul-
noy [Relation du voyage d' Espagne) s'est com-
plue à fixer, dans l'ironie élégante d'un récit
mondain, le geste des mastoïdes (Lombroso)
que suscitait l'horrible atmosphère de l'Escu-
rial et d'Aranjuez, sous les héritiers de Charles
Quint.
Sous Philippe IV, l'étiquette de la cour d'Espagne admet-
lait les extravagances erotiques. Elle avait ses fous d'amour
officiels : on les appelait embevecidos, c'esl-à-dire « enivrés
■d'amour ». Même lorsqu'ils n'étaient pas grands d'Espagne,
ils pouvaient rester couverts devant le roi et la reine : ils
étaient censés éblouis par la vue de leurs maîtresses, inca-
pal)les de voir autre chose et de savoir où ils se trouvaient.
Le roi leur permettait l'irrévérence, comme le sultan souffre
l'insulte et l'imprécation des fakirs. Celte idolâtrie volup-
tueuse empruntait les rites de la religion. De ses pénitences
mêmes elle faisait des sacrifices à l'amour. Il était de mode
parmi les courtisans de se flageller pendant le carême ; des
maîtres de discipline leur enseignaient, comme des prévois
d'armes, l'escrime de la verge et de la lanière. Les jeunes-
236 PLATRES Jil MARBRES
flagellants couraient les rues, le soir des grands jours de la
semaine sainte. Leur costume presque asiatique ressemblait
à celui des derviches tourneurs, lis portaient une jupe de
batiste évasée en cloche; un bonnet à pointe, d"où retombait
un morceau de toile, masquait leur visage. C'est sous les
fenêtres de leurs maîtresses qu'ils venaient faire parade de
macérations ; leurs disciplines étaient nouées avec les rubans
qu'elles leur avait donnés. La grande élégance consistait à
se flageller en gesticulant du poignet, et jamais du bras, de
façonàcequele sangjaillitsans maculer les habits. La dame,
prévenue d'avance, tapissait son balcon et l'illuminait aux
bougies. A travers la jalousie soulevée, elle encourageait
son martyr. Lorsqu'il rencontrait une femme de qualité, le
flagellant devait se frapper de manière à lui éclabousser de
sang le visage; cette courtoisie lui valait un gracieux sou-
rire. Quelquefois deux chevaliers de la discipline, escortés
de laquais et de pages portant des flambeaux, se rencon-
traient sous le balcon d'une même femme. L'instrument
ascétique devenait alors une arme de duel : les deux cham-
pions se battaient à coups de fouets, leurs valets s'assom-
maient à coups de torches; la place restait au plus fort ou
au plus vaillant. Un grand repas terminait ces mômeries
sanglantes. Le pénitent se met à table avec ses amis.
Chacun lui dit à son tour que de mémoire d'homme on n'a
pas vu prendre la discipline de si bonne grâce; on exagère
toutes les actions qu'il a faites, et surtout le bonheur de la
dame pour laquelle il a fait celte galanterie. La nuit entière
s'écoule en ces sortes de contes, et quelquefois celui qui
s'est si bien étrillé en est tellement malade que, le jour de
Pâques, il ne peut aller à la messe. (Paul de Saint- Victor,
Hojnmes et Dieu.)
On s'étonne de retrouver les mêmes formes
de l'aliénation mentale chez les modernes. Carré
de Montgeron et, plus sérieusement documenté
que lui, M. Paul Regnard {Maladies épidémi-
ques.de l'esprit, Pion, Nourrit et C'% 1887) ont
dépeint les symtômes de la folie convulsionnaire
qui, de 1727 à 1760, agita les habitués de Saint-
PLATRES ET MARBRES 237
Médard. Un minus habens, le diacre Paris, mort
en odeur de sainteté dans la foi janséniste,
opérait des guérisons étranges. Les hystériques,
sur son tombeau, répudiaient béquilles ou civière.
La surdité, la tympanite, le pied bot et l'hémia-
nesthésie, au contact de la pierre miraculeuse,
fuyaient comme les démons chassés par l'exor-
cisme :
Procul recédant somnia
Et noctium phaniasmatal *
Posées sur les flancs d'une dévote, les guenilles
du bienheureux adjuvaient grandement l'évacua-
tion de l'urine ou la fonte des humeurs. Le
diacre Paris, comme la Vierge de Lourdes,
produisait sur les vespasiennes le plus heureux
effet.
Balzac — éminent psychologue mais non
moins redoutable idiot, sur les cendres de qui la
Restauration a posé un sédiment de niaiserie
— Balzac, petit bourgeois comme Villiers ou
Barbey, comme eux affolé de blason et dont le
crétinisme héraldique s'exaspère chez ces deux
gobe-mouches ; Balzac, qui croyait à la noblesse,
au catholicisme, à la police, à la monarchie,
aux sciences occultes, ne pouvait manquer de
tomber en extase devant les cagotes épileptiques,
devant les « saintes femmes » qui, pour exalter
le niveau moral de leur époque, s'enfoncent
dans l'épiderme le poil du cochon ou les clous
du tapissier :
238 PLATRES ET MARBRES
Pendant que Véronique venait d'un pas majestueux, par
une (iiimarche d'une admirable élégance, la Sauviat, pous-
sée par le désespoir de survivre à sa fille, laissa échap»
per le secret de bien des choses qui excitaient la curiosité.
— Marcher, s'écria-t-elle, et porter un affreux cilice de
crin qui lui fait de continuelles piqûres sur la peau !
Cette parole glaça le jeune homme, qui n'avait pu demeu-
rer insensible à la grâce exquise des mouvements de
Véronique, et qui frémit en pensant à l'horrible et constant
empire que l'àme avait dû conquérir sur le corps, La Pari-
sienne la plus renommée pour l'aisance de sa tournure, pour
son maintien et sa démarche, eût été vaincue peut-être en
ce moment par Véronique.
— Elle le porte depuis treize ans, elle l'a mis après avoir
achevé la nourriture du petit, dit la vieille en montrant le
jeune Grashn. Elle a fait des miracles ici ; personne ne l'a
vue mangeant ; savez-vous pourquoi ? Aline lui porte, trois
fois par jour, un morceau de pain sec sur une grande ter-
rine de cendres et des légumes cuits à l'eau, sans sel, dans
un plat rouge semblable à ceux qui servent à donner la
pâtée aux chiens! Oui, voilà comment se nourrit celle quia
donné la vie à ce canton... Elle fait ses prières à genoux
sur le bord de son cilice. Sans ces austérités, elle ne saurait
avoir, dit- elle, l'air riant que vous lui voyez. Je vous dis
cela, reprit la vieille à voix basse, pour que vous le répé-
tiez au médecin que M. Roubaud est allé quérir à Paris. En
empèrhant ma fille de continuer ses pénitences, peut-être
la sauverait-on encore, quoique la main de la mort soit
déjà sur sa tête. Voyez! Ah! il faut que je sois bien forte
pour avoir résisté depuis quinze ans à toutes ces choses!
(TT. DE (3ALZAC, Le Curé de Village.)
Celte abjection que vante l'auteur de la Comé-
die humaine sévit encore dans les pensionnats
où, sous la direction des nièces de curés, des
bâtardes ecclésiastiques, les directeurs s'effor-
cent 'de capter l'héritage opulent des filles de
province. Le jour brille, le train passe; courbé
dans son laboratoire, le savant rétablit la genèse
PLATRES ET MARBIIES ^31)
du monde et balaye aux cloaques les détritus de
la foi caduque. Mais les jésuites, solides au
poste, n'abandonnent point leur industrie et
l'argent continue à n'avoir pas d'odeur.
Le mot de ce provincial des jésuites, à un
encyclopédiste qui lui demandait pourquoi la
Compagnie admet un si grand nombre d'imbé-
ciles : « Monsieur, il nous faut des saints! »
n'est autre chose qu'une boutade. Plusieurs,
parmi les « saints », furent des hommes d'un
grand esprit, d'une culture distinguée. Ponchâ-
teau, qui s'exerçait à prendre l'allure d'un gar-
çon jardinier (Sainte-Beuve, Port-Royal) et
gardait, plusieurs mois durant, la même che-
mise; Carré de Mongeron, qui a écrit une his-
toire du diacre Paris et des « guérisons » de
Saint-Médard; Fontaine, qui roulait comme un
toton, pareils au maniaque Boulard (Edgar
Poë, Le docteur Goudron et le professeur
Plume) ; le chevalier Folard, traducteur de
Polybe, n'étaient pas les premiers venus, des
idiots comme Benoît Labre ou Bernadette Sou-
birous. Ils appartenaient à la robe, à la noblesse,
aux armées du roi. Ils avaient fréquenté des
gens que l'on pouvait nommer. Le comte de
Charmel, qui se plantait dans les reins toutes
les variétés de clous et scandalisait un peu
Saint-Simon, quitta Versailles et le roi pour
vacjuer sans contrainte à ses morfondantes
austérités.
Pascal fournit le type sublime de la neuras-
thénie et de la démence érotico-mystique chez
240 PLATRES ET MARBRES
un dégénéré supérieur (cf. Laçie de Biaise Pas-
cal, par Jacqueline Perrier, sa sœur.) Absurde
comme la plupart des esprits adonnés à la
mathématique, il tomba, vers la fin de sa car-
rière, dans les abjections de la pénitence, dans
les hontes d'une Catherine de Sienne ou d'un
Joseph de Cupertino. Binet-Sanglé {loc. cit.)
enregistre avec une parfaite clarté des lois de la
suggestion religieuse dans quelques familles
parisiennes au xvii® siècle : les Arnaud, les Per-
rier, les Pascal, les Duvergier de Hauranne.
Ces bourgeois opulents, hautains, parcimonieux
et raisonnables, se laissent gagner au jansé-
nisme, achoppent dans l'insanité pure, le maso-
chisme de Port-Royal : ce sont des fous lucides
qui ne déraisonnent que sur un point, comme les
héros de Cervantes, mais ne sont pas moins déli-
rants que les pensionnaires de Ville-rLvrard ou
de Charenton.
Quelques-uns cependant résistent à l'hiéro-
génie. Leur lutte obstinée et leurs efforts méri-
toires les placent dans le petit nombre de
hautes intelligences d'esprits cultivés que les
penseurs de V Action française nomment « des
primaires ». Et ce n'est pas un mince honneur.
Le monde laïque n'est pas moins riche en
exécrations de ce genre que le monde clérical.
Sans nommer les sanglantes priapées du marquis
(1) Don Quichette, le licencié Videria, le fanatique de Séville.
PLATRES ET MARBRES 241
de Sade, de Mairobert, ceuvres amorphes doat
l'homicide, la flagellation, la sodomie et le viol
forment la trame ordinaire et qui n'ont de valeur
que par leur accent frénétique, par un absolu
dans la débauche qui, parfois, atteint à la beauté,
voici d'abord le Jardin des Supplices. Rien
n'égale en horreur magnifique les peintures
d'Octave Mirbeau. Les nerfs se crispent, les
yeux se voilent, une angoisse monte de ces
pages, dans la buée enivrante comme l'opium,
des fleurs luxurieuses et du sang épandu.
C'est un cauchemar de parfums, de tortures.
L'esprit s'en délecte avec des soubresauts
d'épouvante, le poil se hérisse^ le cœur cesse
de battre, le froid de la mort passe dans les
veines du lecteur. Que sont Juliette ou Justine
devant cette redoutable poésie? Qu'importe la
grimace du faune, quand Méduse échevèle ses
serpents? Les plus noires fictions du Marquis
apparaissent comme des fariboles ordurières,
des propos de table d'hôte bons pour divertir
les commis voyageurs ou les socialistes con-
vertis. Mirbeau écrivit la Bible du Sadisme. Le
verbe du fastueux caricaturiste sut promouvoir
cette modalité gorgonicnne de la paranoïa
scxualis à la vie immanente du grand art.
Dostoïewski prodigue les aventures oii s'amal-
gament la débauche et la cruauté. En Russie,
on rencontre aisément des Hainiliés et Offensés.
Les riches sont brutaux, les fonctionnaires impi-
toyables. A quoi bon détenir une parcelle de
pouvoir sans contrôle, si de temps à autre on
16
242 PLATRES ET MARBRES
ne ôrucifle un peu de chair douloureuse? Le
knout, les baguettes, les instruments de torture,
font là-bas, comme en France, partie intégrante
de la discipline militaire. Joueur, ivrogne,
sodomite, plus indécis que les nuages et plus
faux que l'eau dormante, puéril, effréné, le Russe,
néanmoins, porte au fond de lui-même un res-
pect inatténué de la hiérarchie. Il dénude son
rachis pour entrer dans « la rue verte », d'après
les ordonnances ou même le bon plaisir de ses
« majors >>.
En Sibérie, où fut déporté, vers 1848, l'auteur
des Frères Karamazow, de Crime et Châtiment et
de tant d'autres merveilles, le directeur de la« Mai-
son des Morts» était une sorte de brute malfai-
sante, imbriaque et despotique. Il n'inspirait aux
forçats que du mépris. Mais un gradé subalterne,
manifestement sadique, les accablait d'effroi.
... Je fis la connaissance du lieutenant Jérébiatnikof,
lors de mon premier séjour à l'hôpital — par les récits des
détenus bien entendu. Je le vis plus tard, une fois qu'il
commandait la garde à la maison de force. Agé de trente ans,
il était de taille élevée, très gras et très fort, avec des joues
rougeaudes et pendantes de graisse, des dents blanches et
le rire formidable de Nosdrief. A le voir, on devinait que
c'était l'homme du monde le moins apte à la réflexion. Il
adorait fouetter et donner les verges quand il était désigné
comme exécuteur. Je me hâte de dire que les autres offi-
ciers tenaient Jérébiatnikof pour un monstre, et que les
forçats avaient de lui la même opinion. Il y avait dans le
bon viçux temps, qui n'est pas si éloigné, dont « le souvenir
est vivant, mais auquel on croit difficilement », des exécu-
teurs qui aimaient leur office. Mais, d'ordinaire, on faisait
donner les verges sans entraînement, tout bonnement.
PLATRES ET MARBRES 243
Ce lieutenant était une exception, un gourmet raffiné,
connaisseur en matière d'exécutions. Il était passionné pou;'
son art, il l'aimait pour lui-même. Comme un patricie:i
blasé de la Rome impériale, il demandait à cet art des raî-
fiaements, des jouissances contre nature, afin de chatouiller
et d'émouvoir quelque peu son âme envahie et noyée dans
la graisse. — On conduit un détenu subir sa peine; c'est
Jérébiatnikof qui est l'officier exécuteur; la vue seule de la
longue ligne de soldats armés de grosses verges l'inspire :
il parcourt le front d'un air satisfait et engage chacun à
accomplir son devoir en toute conscience, sans quoi... Les
soldats savaient d'avance ce que signifiait ce sans quoi...
Le criminel est amené; s'il ne connaît pas encore Jérébiat-
nikof et s'il n'est pas au courant du mystère, le lieutenant
lui joue le tour suivant (ce n'est qu'une des inventions de
Jérébiatnikof, très ingénieux pour ce genre de trouvailles).
Tout détenu dont on dénude le torse et que les sous-offi-
ciers attachent à la crosse du fusil, pour lui faire parcourir
ensuite la rue verte tout entière, prie d'une voie plaintivij
et larmoyante l'officier exécuteur de faire frapper moinr;
fort et de ne pas doubler la punition par une sévérité super-
flue.
— Votre Noblesse, crie le malheureux, ayez pitié, soyez
paternel, faites que je prie Dieu toute ma vie pour vous,
ne me perdez pas, compatissez...
— Jérébiatnikof attendait cela; il suspendait alors l'exé-
cution et entamait la conversation suivante avec le détenu,
d'un ton sentimental et pénétré :
— Mais, mon cher, disait-il, que dois-je faire? Ce n'est
pas moi qui te punis, c'est la loi !
— Votre Noblesse! vous pouvez faire ce que vous voulez;
ayez pitié de moi!...
— Crois-tu que je n'aie vraiment pas pitié de toi? Penses-
tu que ce soit un plaisir pour moi de te voir fouetter? Je
suis un homme, pourtant. Voyons, suis-je un homme, oui
ou non?
— C'est certain. Votre Noblesse! On le sait bien que les
officiers sont nos pères, et nous leurs enfants. Soyez pour
moi un véritable père ! criait le détenu qui entievoyait une
possibilité d'échapper au châtiment.
— Ainsi, mon ami, juge toi-même : tu as une cervelle pour
244 PLATRES ET MARBRES
réfléchir; je sais bien que, par humanité, je dois te montrer
de la condescendance et de la mis(^,ricorde, à toi, pêcheur.
— Votre Noblesse ne dit que la pure vérité.
— Oui, je dois être miséricordieux pour toi, si coupable
que tu sois. Mais ce n'est pas moi qui te punis, c'est la loi!
Pense un peu : je sers Dieu et ma patrie, et par conséquent
je commets un grave péché si j'atténue la punition fixée
par la loi. penses-y!
— Votre Noblesse ! . . .
— Allons, que faire? passe pour cette fois! Je sais que
je vais faire une faute, mais il en sera comme tu le dési-
res... Je te fais grâce, je te punirai légèrement. Mais si
j'allais te rendre un mauvais service par cela même? Je te
ferai grâce, jeté punirai légèrement, et tu penseras qu'une
autre fois je serai aussi miséricordieux, et lu feras de
nouveau des bêtises, hein? ma conscience pourtant...
— Votre Noblesse ! Dieu m'en préserve... Devant le trône
du créateur céleste, je vous. . .
— Bon! bon! Et tu me jures que tu te conduiras bien?
— Que le Seigneur me fasse mourir sur l'heure et que
dans l'autre monde. . .
— Ne jure pas ainsi, c'est un péché. Je te croirai si tu
me donnes ta parole.
— Votre Noblesse !
— Eh bien ! écoute! jeté fais grâce à cause de tes larmes
d'orphelin; tu es orphelin, n'est-ce pas?
— Orphelin de père et de mère, Votre Noblesse, je suis
seul au monde...
— Eh bien, à cause de tes larmes d'orphelin, j'ai pitié de
toi; mais fais attention, c'est la dernière fois... Conduij^ez-
le, ajoutait-il d'une voix si attendrie que le détenu ne
savait comment remercier Dieu de lui avoir envoyée un si
bon officier instructeur.
La terrible procession se mettait en route; le tambour
battait un roulement, les premiers soldats brandissaient
leurs verges...
-^ Rosscz-le ! hurlait alors Jércbiatnikof à gorge déployée;
brûlez-le! tapez! lapez dessus! Écorchez-le! Enlevez-lui la
peau! Encore, encore, tapez plus fort sur cet orphelin,
donnez-lui-en, à ce coquin 'p'us fort! abîmez-le, abîmez-le!
Les soldats assènent des coups de toutes leurs forces, à
PLATRES ET MARBRES 2i5
tour de bras, sur le dos du malheureux, dont les yeux
lancent des étincelles, et qui hurle, tandis que Jérébiatnikof
court derrière lui, devant la ligne, en se tenant les côtes de
rire; il pouffe, il se pâme et ne peut se tenir droit, si bien
qu'il fait pitié, ce cher homme. C'est qu'il est heureux; il
trouve ça burlesque; de temps à autre on entend son rire
formidable, franc et bien timbré; il répète :
— Tapez! rossez-le! écorchez-moi ce brigand! abîmez-
moi cet orphelin!.. .
Il avait encore composé des variations sur ce motif. On
amène un détenu pour lui faire subir sa punition; celui-ci
se met à supplier le lieutenant d'avoir pitié de lui. Cette
fois Jérébiatni]<of ne fait pas le bon apôtre, et, sans simagrées,
il dit franchement au condamné :
— Vois-tu, mon cher, je vais te punir comme il faut, car
tu le mérites. Mais je puis te faire une grâce : jene te ferai
pas attachera la crosse du fusil. Tu iras tout seul à la nou-
velle mode : tu n'as qu'à courir de toutes tes forces devant
le front! Bien entendu, chaque verge te frappera, mais tu
en auras plus vite fini, n'est-ce pas? Voyons, qu'en penses-
tu? Veux-tu essayer.'
La détenu, qui l'a écouté plein de confiance et d'incerti-
tude, se dit : « Qui sait? Peut-être bien que celte manière-
là est plus avantageuse que l'autre; si je cours de toutes
mes forces, ça durera cinq fois moins, et puis, les verges
ne malteindront peut être pas toutes. »
— Bien, Votre Noblesse, je consens.
— El moi aussi, je consens. — Allons! ne bayez pas aux
corneilles, vous autres! crie le lieutenant aux soldats.
Il sait d'avance que pas une verge n'épargnera le dos de
l'inforluné; le soldat qui manquerait son coup serait sûr de
Bon affaire. Le forçat essaye de courir dans la rue verte,
mais il ne passe pas quinze rangs, car les verges pleuvent
comme grêle, comme l'éclair, sur sa pauvre échine; le
malheureux tombe en poussant un cri, on le croirait cloué
sur place ou abattu par une balle.
— Eh! non, Votre Noblesse, j'aime mieux qu'on me
fouette d'après le règlement, dit-il alors en se soulevant
péniblement, pâle et effrayé, tandis que Jérébiatnikof, qui
savait d'avance l'issue de cette farce, se tient les côtes et
éclate de rire. Mais je ne puis rapporter tous les divertisse-
246 PLATRES ET MARBRES
monts qu'il avait inventés et tout ce qu'on racontait de lui,
(Tu. DosToïEwsKi, Souvenirs de la maison des morts.
ir partie, chap, II, « L'hôpital ».)
Si l'empire du tzar est « moitié gelé, moitié
pourri », la Chine, moins gelée, égale en pour-
riture sa voisine d'Europe. Le biographe de
Tseu-Hsi, M. George Soulié, dans une langue
plastique, charmeuse et savoureuse, montre au
recteur occidental, avec sa luxure et sa cruauté,
la vieille, la dernière impératrice de la Chine
fomentant par le meurtre son désir qui se meurt
et, pareille à une Catherine II atteinte de vam-
pirisme, mêlant au rite d'un sénile amour ce
bain de sang qui, dans le taurobole, réchauffait
aussi les fidèles de Mithra.
Tseu-Hsi est toute frémissante de l'attente du plaisir
qu'on lui a promis, elle se laisse déshabiller par l'inconnu
qui jette lui-même ses vêtements. La faible lumière éclaire
les deux visages l'un près de Lautre.
Tseu-Hsi, la tête à demi renversée, guette, sous ses pau-
pières mi-closes, guette ardemment le coin du rideau où
Li-Lieu-ying se tient dissimulé, au fond de l'alcôve,
proche cependant à les toucher presque.
Les deux corps sont enlacés, le jeune homme a la figure
cachée dans le creux de l'épaule de Tseu- -isi, dont la peau,
d'une pâleur égale, contraste avec la dnte anibilée de
l'homme qui l'enserre.
Elle guette toujours et se mord les lèvres pour ne pas
crier 'd'impatience nerveuse. La natte lourde de son amant
ondule comme un serpent et lui caresse la joue; cet attou-
chement léger lui cause une souffrance intolérable et déli-
cieu33 : elle ne peut faire un geste pour s'y soustraire.
PLATRES ET MARJÎRES 247
Li-Lieu-ying ne décèle sa présence que par l'impercep-
tible floltement du rideau qui le cache; il regarde pourtant,
suivant aux mouvements de l'Impératrice et de l'inconnu la
montée brûlante de la joie, et attendant, allendant encore.
La tète de Tseu-Hsi se renverse enfin dans une crispation
qui la tend comme un arc; ses lèvres s'entr'ouvrent sur ses
dents pures; ses yeux se lèvent, deux larmes s'en échappent
et roulent sur ses tempes.
Li-Lieu-ying s est penché brusquement; à son poing brille
l'éclair d'un acier : le poignard est déjà enfoui jusqu'à la
garde dans le dos du malheureux amant foudroyé, chez
lequel les premiers spasmes de la mort se mêlent aux
derniers spasmes du plaisir,
Tseu-llsi, tordue de jouissance, enlace toujours le cadavre
dontle sang chaud l'inonde ; des ondes de volupté la secouent
et la brisent. Il lui semble que c'est son propre sang qui
coule, que c'est elle-même qui meurt; l'horreur du trépas se
mêle en elle à la merveilleuse certitude de vivre, mais de
vivre une existence irréelle où la joie viendrait par larges
effluves étourdissants qui feraient vibrer, jusqu'à la douleur,
tous les sens. Tseu-Hsi resta longtemps brisée par l'intensité
de celle éuiotion; mais tous les plaisirs lui semblaient fades
désormais : il lui fallut recommencer. Dans Pékin, on avait
vite remarqué la voiture noire, ornée de glands jaunes, dans
laquelle Li-Lieu-ying venait lui-même emporter ceux qu'il
avait choisis, gens de basse classe, dont la famille et les
amis étaient sans appui et dont le meurtre, jugé par un tri-
bunal, aurait entraîné une amende seulement de quelques
francs. Tous les jeunes hommes fuyaient devant la voiture,
mais le peuple admirait l'Impératrice et se racontait tout
bas ses dernières inventions lascives. (G. Lié-Sod (Georges
Souliéj, Tseu-Hsi, impératrice des Boxers.)
Il serait aisé de multiplier les citations. Mais
Chamt'ort n'aimait point les auteurs « qui met-
tent leur bibliothèque dans leurs livres au lieu
de mettre leurs livres dans leur bibliothèque ».
Une telle et persuasive opinion ne saurait être
négligée.
248 PLATRES ET MARBRES
Les œuvres : drames, romans, nouvelles et
poèmes ne sont pas moins riches en études
masochistes. Le sadisme, peu fréquemment, se
montre dans son nu. Gomme la bête homicide
qui, dans Le Grand Dieu Pan, d'Arthur Machen
{La Plume, 1 vol., traduit de l'anglais par
P.-J. Toulet), ne se manifeste que par les vic-
times étouffées, il imprime çà et là des marques
sanglantes, mais ne paraît point à visage décou-
vert. Le masochisme, au contraire, se pavane.
Il érige en œuvre d'art les pratiques du bour-
reau. Il goûte les géhennes, il se délecte des
affronts. C'est dans le ravalement le plus abject
qu'il épanouit sa concupiscence; il alterne avec
les fouets et les tenailles ce que Rabelais nomme
la « savate de humilité ». Néanmoins, l'instinct
de la conservation met un frein à ces délires :
on n'a jamais vu de suicides masochistes.
Les meurtres d'origine sadique (Philippe,
Vacher, Menesclou) sont, en revanche, assez fré-
quents.
Les masochistes couronnés sont presque aussi
nombreux que les tyrans imbéciles ou féroces.
Nous avons indiqué le surnom attribué par Golo-
vine au tzar Nicolas P"' pour ses appétits de fla-
gellation. On assure que le prince de Bismarck
a laissé un journal intime dans quoi il se vante
à plusieurs reprises de cette manie. On narre
qu'il adressa la demande au kaiser Guillaume I»"^
de luixcder quelques robustes grenadiers qui le
fouetteraient de temps à autre, par hygiène. Il
préférait des étrangers pour un tel service, ne
PLATRES ET MARBRES 249
voulant pas compromettre, sa dignité auprès de
ses domestiques et vassaux.
Les passetemps de collégien du p^rand Fré-
déric (cf. Voltaire) sont revus et augmentés par
le Chancelier de fer. Le pharisaïsme luthérien
de l'empire allemand a produit un chef-d'œuvre,
c'est la loi contre la sodomie édictant une péna-
lité saugrenue et vraiment inexpressible, dont
vous trouverez le détail dans Kraft-Ebbing.
Commérage sans doute, mais à coup sûr
empreint de quelque vérité, la légende concer-
nant le tzar Nicolas P"" n'est pas moins caracté-
ristique. Il semble avoir eu le goût passif de
Valffolagnie, contrairement à son prédécesseur
au trône de Russie, Ivan IV le Terrible (1533-
1584). Celui-ci fît écorcher Constantin Branco-
van, le héros de la nation roumaine, et poser
devant le corps de la victime agonisante sa peau
fraîchement empaillée.
Ivan s'amusait encore à transpercer les pieds
des malheureux admis à son audience avec la
pointe d'un lourd sceptre d'ivoire; un clin d'œil,
un geste de surprise, et l'infortuné, sans autre
cérémonie, était sur-le-champ dévolu au bour-
reau. L'ingénieuse cruauté du prince garan-
tissait à la victime « une mort lente » digne de
Tibère, d'un inquisiteur ou d'un tortionnaire
chinois.
Les mœurs n'ont pas changé. En Russie, les
journal:sLes de Kiew sont traités, de nos jours,
comme les boyards d'Ivan le Terrible.
Ascheri, Nogucs, Gana ont enduré, à Mont-
250 PLATRES ET MARBRES
juich (1896), sous la direction du juge Enrique
Marzo et du guichetier Portas, des tourments
obscènes et farouches qui font le plus grand
honneur à la Compagnie de Jésus.
Le troubadour en Peire Vidal résume, dans
ses chansons et dans sa vie, une époque tout
entière de masochisme, celle des romans de che-
valerie, enterrés, quatre siècles plus tard, dans
l'auberge de Maria Tornès, dans la caverne de
Montesinos et dans le jardin ironique où don
Quichotte monte sur Clavilêgne, à la poursuite
du géant Malambruno.
Fils d'un pelletier de Toulouse, en Peire con-
nut des aventures dignes des Florizel, des
Roland ou des Amadis. Il rêva la conquête de
Bj^zance, leva des troupes, et, promenant sa
folie d'un bout à l'autre de l'Europe orientale,
composa de nobles sirventes et des tensons
miraculeux. Au demeurant, un cerveau brouillé,
qui pour dignement porter le deuil du comte
Raymond V, son protecteur, fit couper à ses
chevaux la queue et les oreilles, tandis qu'il
laissa croître, à lui-même et à ses gens, les
ongles et la barbe jusqu'au temps qu'ils ressem-
blèrent à des chiens. Épris de la comtesse Loba
(louve) de Penautier, il prit en son honneur une
louve pour blason, et, cousu lui-même dans la
peau d'Atta-Troll, se fit courre par les bergers
et les chiens de la dame à travers les montagnes
de Carcassonne.
Dilacéré, meurtri, mais gorgé d'âpres délices,
il connut, au château de Penautier, l'hospitalité
PLATRES ET MARBRES 231
féodale. Ce fut Loba qui lui donna des soins et
poussa jusqu'aux dernières faveurs les marques
de sa gratitude. En Peire tira un juste orgueil
de son équipée. Il s'en glorifie en heptasyllabes
vaniteux :
E si tôt lop m'appelatz
No rrCo tenh à dezonor.
Ni sim cridon li pastor,
Ni sim sui ver lop cussatz;
Et am mais bos et boisso
No fane palaitz ni maizo
Et ab joli li er 7nos treus,
Entre gel, et vent, et neus!
MalTre Ermengau, dans son Breçiari d'amor,
parle avec enthousiasme de cette chasse néro-
nienne. Il est à supposer que les modernes,
gens respectables et de mœurs tout unies, ne
prendraient qu'un plaisir assez restreint aux
escapades chevaleresques de, dom Pierre. Ual-
golagnie d, cependant trouvé chez eux des poètes
sans nombre et des historiens.
A l'étranger, Tourguenefî \Eaii de framboises)^
Ernest de Wildenbruck [Dranehault), Wanda
de Dunajeïr [Vraie hermine)^ Faniska Bagda-
now [Grégoire), Vabot, Zoltan Calogh, Charles
Szatmary [La Tigresse de Czejthe), le pasteur
Meinhold [La Sorcière du couvent), ont célébré
les amazones que délecta le sang des mâles :
Ersze Bathory, Sidonia de Borke — et les mâles
en rut, les mâles bramant après ces farouches
voluptés.
Sacher Masoch leur a prêté son nom. Nui n'est
252 PLATRES ET MARBRES
allé plus loin que ce juif autrichien dans l'étude
et l'observation de la névrose algolagnique.
Jean-Jacques Rousseau (Confessions), Chau-
derlos de Laclos [Liaisons dangereuses), Emile
Zola [Nana, épisodes: la Faloise, comte Muffat),
Edmond de Jules de Concourt {Madame Ger-
vaisais), Octave Mirbeau [Le Calvaire, Le Jardin,
des Supplices] ont décrit, à leur tour, ces aber-
rations du libido sexualis. Les pages des maî-
tres contemporains sont trop connues pour en
donner ici des fragments. Quant à ce pauvre
Laclos, une broussaille d'ennui le garde invin
ciblement des curieux, comme le « feu de fian-
çailles >) autour de la Walkure. MM. Poinsot et
Normandy (V Echelle, 1 vol.^ Fasquelle, édit.
Paris) ont marqué, heureusement, les étapes, la
cristallisation du sadisme dans un jeune esprit.
Joachim de Marsenne arrache, vers cinq ans,
les yeux d'un pinson et le dépèce vivant, à coups
de ciseaux; plus tard,
Dans la grâce et la fleur de la belle jeunesse,
à force de mauvais traitements, de privations et
d'oulrages, il précipite dans la mort volontaire
une fille grosse de ses œuvres et que le miséra-
ble n'a pas cessé d'aimer.
Dans Pêcheurs d'Hommes (1 vol., Fasquelle,
édit. Paris, 1899), xM. Albert Juhellé suscite la
vision effrayante d'une agonie masochiste. Son
livre fort, dru et consciencieux, montre sans
déclamations les horreurs de la pédagogie con-
PLATRES ET MARBRES 253
gréganiste. Nous apprenons de lui comment
finissent les « parents chrétiens ».
Le fiacre s'arrêtait. Orneval sauta sur le trottoir, ten-
dant une pièce de deux francs au cocher; mais, devant la
porte cochcre où Diane sonnait, ayant remarqué qu'il avait
oublié sa canne chez elle avant le dîner, il saisit ce prétexte
pour l'accompagner jusqu'à son étage. Il pénétra jusqu'à sa
chambre où, craignant l'arrivée de l'amant en pied, elle le
pressa de partir. Comme il résistait, elle trépigna de rage,
s'arma d'une paire de pincettes. Pour éviter un combat qui
eût dérangé le bel ordre de sa toilette, il s'esquiva, refer-
mant la porte sur lui, se trouva dans un corridor obscur,
où il tâtonna, cherchant une issue vers le vestibule. Et tout
à coup, dans sa demi-ivresse, une idée jaillit. S'il se cachait
quelque part pour apercevoir le « vieux! » Comme sa main
rencontrait un bouton de porte, il le tourna, au hasard,
et fut dans une pièce étroite et sombre, sans fenêtre.
A ce moment, la sonnette de l'antichambre retentit. Il
perçut le galop de Diane, un claquement de pêne, un mur-
mure confus de voix, où dominait le timbre aigu de la fille.
Sous la porte par laquelle il venait de s'introduire, un rai
de lumière coupa l'obscurité. Un pas d'homme sonna dans
le corridor; puis le bruit sec d'un verrou l'avertit que le
visiteur s'enfermait dans la chambre de sa maîtresse. Tout
retomba dans le silence.
Alors il s'inquiéta de sa position. Allait-il rester dans
cette obscurité jusqu'à ce que le « vieux » fût parti? Fallait-
il gagner le vestibule à pas de loup et s'enfuir? Fouettée
par l'ébriété, sa curiosité de la débauche sénile le ressaisit.
Désireux de s'enquérir de la destination exacte de la
pièce où il était tombé, il se livrait à une perquisition des
difiérents objets à tâtons, lorsque sa main, en longeant la
muraille, rencontra un rideau d'andrinople qui masquait
des jupes. Il devina la garde-robe de Diane, se souvint
qu'elle communiquait avec la chambre à coucher.
Avec précaution, il s'était glissé entre les bardes pendues
aux portemanteaux. Des relents de dessous féminins le
grisèrent, asphyxiants. Ses doigts polluaient les étoffes,
reconnaissaient des toilettes qu'il avait vues sur sa maîtresse,
254 PLATRES ET MARDRES
lui communiquaient l'illusion d'une présence de femme.
Ses mains étendues et qui fouillaient touchèrent une porte,
où son oreille appuyée perçut un halètement bruyant
que coupaient des cra(iuements violents de sommier.
Mais, dans un mouvement, sa manche s'étant accrochée
à la clef qui remua dans la serrure, il s'arrêta, craignant
d'avoir été entendu, écouta, en retenant sa respiration.
Dans la chambre, le halètement persistait, mêlé mainte-
nant de rugissements étouffés. Le trou lumineux de la ser-
rure l'invitant à un regard, il abaissa son œil au niveau du
point de clarté.
Sur le lit, il perçut d'abord un grouillement informe de
chairs nues. Puis il distingua deux corps entrelacés. Bientôt
une chevelure ruissela. Le buste de Diane s'érigeait, de
face, chevauchant un ventre jaune et ballonné au sexe irrité.
Sa main crispée brandissait un canif qui s'abaissa, soudain,
contre la chair tuméfiée au-dessous d'elle, piqua, s'acharna
en petits coups savants. Sous la caresse aiguë du fer, l'ab-
domen mouvait, tressautait, secoué de spasmes, comme de
décharges électriques. Couturé de cicatrices, zébré de petits
filets de sang jaillis sous la lame, bouffi d'une graisse jaune
contrastant avec la blancheur des cuisses qui l'enserraient,
1 semblait l'autel vivant d'un Moloch s'offrant en pâture à
sa propre cruauté par la main d'une prêtresse.
Stupide, Rémond, accoudé contre la porte, contemplait,
les jambes agitées d'un tremblement, le masochisme san-
glant de ce demi-corps anonyme dont le buste, émettant un
râle équivoque, râle imprécis de douleur ou de joie, lui
était caché par le torse de Diane.
A un moment, le ventre eut un soubressaut si violent que
la fille perdit l'équilibre, tomba en arrière contre le bois de
lit. Rémond s'était redressé, apeuré. Dans son mouve-
ment, il heurta de la tête un portemanteau qui, se décro-
chant, tomba avec la jupe qu'il soutenait. Au travers de la
porte, il entendit une voix masculine et étouffée qui s'in-
quiétait.
— Qui est là?
Le timbre de cette voix le fit frémir par sa ressemblance
avec la voix paternelle. Mais il chassa l'absurde idée que
ce son.suscitait. Les paroles de Diane qui calmaient l'alerte
du vieillard firent diversion.
PLATRES ET MARBRES 2oU
— Mais non, mon chéri, disait-elle; il n'y a personne.
Nous sommes seuls dans l'appartement J'ai même renvoyé
ma bonne, sachant que tu devais venir. N'aie pas peur!
Mais comme la voix insistait, basse, impérieuse, Diane
s'écria, d'un ton d'humeur :
— Derrière cette porte tu as entendu du bruit? cela n'est
pas possible, c'est ma garde-robe... Du reste, tu peux voir
toi-même.
Des pas rapides se rapprochaient. Rémond eut juste le
temps de se dissimuler derrière un manteau d'hiver recou-
vert d'une housse pendant jusqu'à terre. La porte s'ouvrait.
— Tu vois qu'il n'y a personne, dit Diane. Ah! je com-
prends, c'est ce portemanteau que tu as dû entendre
tomber.
Elle releva la jupe tombée, l'agita vers la chambre :
— Voilà le fantôme qui faisait peur à monsieur!
Ayant raccroché le portemanteau, elle refermait la
porte. Les voix se turent. A nouveau, le sommier gémit,
le râle équivoque se traîna. Rémond s'était glissé à son
poste d'observation antérieur. L'atmosphère étouffante du
réduit, la chaleur de la digestion, Témoi du spectacle
aphrodisiaque lui faisaient battre les tempes. Son œil cli-
gnotait sous la vrille de lumière qui traversait le trou de la
serrure.
Et, tout à coup, les reins ployaient de la fille saisie aux
cheveux par la main de l'homme; les deux corps roulaient
dans le tumulte des draps. Contre les flancs féminins, une
tête chauve rampa avec un bramement de rut. Elle se
dressa, offrit en pleine lumière la face cramoisie aux mous-
taches tuyautées du comte d'Orneval.
Le collégien demeurait sans souffle, le front appuyée à la
porte, la pupille dilatée par l'épouvante. 11 se croyait le
jouet d'une hallucination.
Les images se brouillaient devant son œil rivé à la ser-
rure. Dans le bourdonnement fou qui remplissait ses oreil-
les, il eut l'illusion que le plancher vacillait sous ses pieds.
Ainsi le « vieux » dont parlait Diane, l'amant mystérieux
que sa curiosité poursuivait, le sectateur de Masoch — ce
rival du marquis de Sade, qui, au rebours de celui-ci, avive
sa jouissance par le spectacle de sa propre douleur — l'éro-
tomane monstrueux qui se faisait déchiqueter le ventre par
236 PLATRES ET MARBRES
une fille, c'étnit l'horame aux apparences pieuses et austè-
res, l'ami du P. Vital, l'ancien ('lève des Jésuites, le chrétien
rigoriste, le clérical intransigeant, son père...
H doutait encore, se forçait à un coup d'oeil nouveau vers le
lit, concentrant toutes ses énergies visuelles vers le crâne
dénudé qui remuait, au ras des couvertures, lorsque soudain
le visage paternel redressé s'affirma à nouveau, en pleine
lumière, effroyablement rouge, avec des yeux injectés de
sang.
Cependant, sous une nouvelle piqûre du canif que Diane
venait d'insinuer dans uq bourrelet de graisse abdominal,
les moustaches tuyaulées se tordirent dans une grimace de
douleur voluptueuse. Avec un rugissement, le torse de vieil
ivoire s'était redressé. Les mains folles du satyre palpè-
rent, saisirent, enfermèrent les globes pâles des seins qui
se peucbaient et où ses ongles s'agrifTèrent. Diane poussa
un cri, se débattit contre celte étreinte féroce. Et, tout à
coup, Rémond perçut un râle eflrayant. Les doigts crispés
se détendirent subitement, lâchant prise; les bras étendus
ramèrent dans le vide. Perdant l'équilibre en arrière, le
buste viril se renversa, entraînant le corps, la tète la pre-
mière, sur la descente de lit.
Diane, nue, avait sauté hors de la couche, un peu inquiète,
pas trop cependant a cause de l'habitude de voir des hom
mes tomber d'ivresse.
Elle s'était accroupie près du corps :
— Voyons, mon chéri... Tu es tombé?... Tu t'es fai-
mal?... Une faut pas rester là, tu vas avoir froid.
Elle essayait de le soulever par les épaules ; mais la peau
moite glissait sous ses doigts; elle lâcha prise; la tète
retomba lourdement sur le tapis, comme détachée du tronc.
Alors, devant la fixité des yeux, elle s'effraya. Échevelée»
elle se sauva dans le corridor :
— Au secours! au secours! cria-t-elle.
Derrière elle, Rémond, sorti du réduit, était venu s'age-
nouiller devant la nudité de son père. D'abord il avait cru
à un étourdissement, à une syncope. Maintenant, immobile,
il contemplait les yeux fixes, la lèvre blême retroussée sur
les dents dans un rictus simiesque, les joues poupines
dont le sang s'était retiré brusquement, le ventre mons-
trueusement tatoué, où se caillaient des filets de sang. E^
PLATRES ET MARBRES 257
devant les signes non équivoques de la mort, il s'écroula
sur le lapis, sanglotant. (Albert Juhellé, Les Pêcheurs
d'hojnmes, Cliap. xx. 1 vol., Fasquelle. Paris, 1897.)
Le sénateur de Venise sauvée n'est pas lugu-
bre à la façon du comte d'Orgeval. Il représente
la déliquescence et la porcherie imbécile du
viveur suranné. Ce n'est point la Camarade qui
mène, par les bosquets d'Amathonte, ce porc
sérénissime vers le champ du repos. Un ébroue-
ment de luxure impuissante plutôt qu'un soufile
d'agonie empâte sa bouche violâtre. Ce n'est
pas un moribond. C'est un gâteux.
Les « vieux messieurs » qui, dans les restau-
rants de nuit, soupent avec des filles de plâtre,
recherchent, pour susciter la torpeur de leurs
organes, les mêmes pratiques effrénées. C'est
macabre, fétide et saugrenu. Un fait connu de
tous les Parisiens : les abbesses de clapiers gar-
dent précieusement, dans une armoire à cet
usage, les martinets, les gaules de bouleau,
avec des cravaches et des lanières attachées par
une faveur bleue que demande, à l'heure du ber-
ger, cette bizarre clientèle que traitent d' « hom-
mes à passions » les marchandes d'amour. En
Angleterre, où la débauche prend la bête à
plaisir bien avant sa nubilité, c'est lagrenngirl
qui reçoit les étrivières, tandis que les habitués
des lupanars continentaux goûtent plus commu-
niment la flagellation passive. Les capitales de
l'Europe et du monde n'ont aucun reproche
mutuel à se faire là-dessus. Le riche n'est-ii pas
17
zoo PLATRES ET MARBRES
en tous lieux une brute malfaisante, moitié
gorille et moitié verrat? (1).
AQUILINA
Dis-lui que je suis au lit, dis-lui que je ne suis pas à la
maison, dis-lui que je suis en meilleure compagnie que lui,
enfin tout ce que tu voudras; en un mot, dis-lui que je ne
veux pas le voir, et qu'il est le plus sot et plus ennuyeux,
le plus éternellement importun : il est de pire compagnie
qu'un mauvais médecin. Je ne veux pas être ainsi inter-
rompue à des heures indues.
LA SERVANTE
Mais, madame, il est déjà ici; il vient de passer la porte.
AQUILINA
Eh bien, fais-la lui repasser. Vous êtes sotte, étourdie;
vous n'êtes bonne à rien. S'il ne veut pas s'en aller, mets le
feu à la maison et brûle-nous tous les deux; j'aimerais
mieux trouver un crapaud dans mon assiette que ce vieux
et hideux animal dans ma chambre, la nuit.
(Antonio entre.)
ANTONIO
Naqui, Naqui, Naqui... Comment ça va-t-il, Xaqui?
Allons, dépêchons-nous, me voilà arrivé, petite Naqui; il
est plus d'onze heures; il est tard. En conscience, il est
bien temps de se mettre au lit, Naqui. M'entendcz-vous,
Naqui? Naqui, Aquilina, Lina, l-ina, Quilina, Quilina, Qui-
lina, Aquilina, Naquilina, Naquilina, Aqui, Aqui, Naqui,
Naqui, ma reine, Naqui!... Il faut se mettre au lit. Allons,
ma pouponne, ma friponne... mon petit chat... je suis un
sénateur.
AQUILINA
Vous êtes un sot, bien certainement.
ANTONIO
Cela peut bien être, mon cœur; mais je n'en suis pas
(i) Cf. Jean Lorrain, Le Crime des riches. L'histoire du ban-
quier Sturse et fie la naine en brocart vert qui fait songer à un
Véronèsé de la camelote.
PLATRES ET MAUBRES 259
plus mauvais sénateur pour cela. Allons, allons, Naquil
Meltons-nous au jeu, Naqui !
AQUILINA
Vous voudrez bien, seigneur, ne pas m'importuner plus
longtemps, et me laisser seule: ne buvez pas trop, et
retournez chez vous, monsieur.
ANTONIO
Chez moi, madame ?
AQOILINA
Oui, chez vous, monsieur. Qui suis-jeî
ANTONIO
Madame, autant que je le puis savoir, vous êtes ma...
vous êtes... tu es ma petite Naqui, Naqui... Et puis c'est
tout.
AQUILINA
Je vous trouve si résolu à m'importuner, que je veux en
finir là-dessus en peu de mots; je vous hais, je vous
déteste; vous me déplaisez; je suis lasse de vous, j'en
suis malade. Allez vous pendre : vous êtes un vieux nigaud,
impertinent, inutile et importun galant. Vous avez le chef
branlant et le corps cacochyme ; vous aimez à vous mêler
de tout, et si vous n'aviez pas d'argent vous ne seriez bon
à rien.
ANTONIO
Bon à rien! Allons, dépêche-toi, c'est ce qu'il faut savoir.
On n'a que soixante et un ans et l'on ne serait bon à rien?
Voilà qui est parfait! (A la servante.) Allons, allons allons,
mademoiselle la sotte, allez-vous-en pour le moment; allez
je vous le dis; c'est notre plaisir et notre volonté d'être
seuls pendant quelques instants... Hors d'ici, hors d'ici,
quand on vous l'ordonne. (II la pousse au dehors el ferme la
porte.) Bon à rien, dites-vous?
AQUILINA
Eh bien, à quoi êtes-vous bon?
ANTONIO
En premier lieu, madame, je suis un vieux et consêquem-
ment sage; très sage, madame; entendez-vous cela? En
260 PLATRES ET MARBRES
second lieu, faites attention que je suis sénateur, et que,
lorsque je le trouve à propos, je puis faire des discours.
Allons, dépêchons-nous, je vais faire un de mes discours
au Sénat , et alors cela vous fera dresser les cheveux sur
la tête.
AQUILINA
Qu"'ai-je à faire de vos discours au Sénat? Gardez le
silence ici, et je vous en serai bien obligée.
ANTONIO
Ah! je puis te faire des discours aussi, mon aimable per
sonne. Par exemple : Charmante cruelle I . . . (Il tire sa bourse
et la secoue à chaque phrase.) Puisque mon mauvais destin
fait que je vous trouve de mauvaise humeur contre votre
serviteur... quoiqu'il soit un peu tard... j'espère qu'U
n'est pas trop tard pour obtenir un bon accueil de mon
cher amour. . . Voilà qui est pour toi, ma petite Naqui;
Is^aqiii, prends cela... prends donc cela... je te dis de le
g)rendre, ou je vais te le jeter à la tête.. . Comment! tu es
ffehelle?
AQUILINA
Vraiment, mon illustre sénateur, je dois avouer mainte-
nant que Votre Seigneurie est profondément éloquente.
ANTONIO
Très bien! Allons, assieds-toi, et pense à cela un peu.. .
Assieds-toi, te dis-je... Assieds toi un peu auprès de moi,
ma Naqui, Naqui. Allons, (11 s'assieJ.) dépêche-toi.. Bon à
rien ?
AQDILINA
Non, monsieur, s'il vous plaît; je sais trop le respect que
Je vous dois.
ANTONIO
Le respect! Comment, Naqui, toi debout et moi assis!
n'est-ce pas le cas de dire avec le poète :
Est-ce la mode .
Que mari soit à l'aise et que femme s'incommode?
Allons, dépêchons... Tu ne veux pas t'asseoir?... Vous le
voyez, grands dieux!... Vous ne voulez pas vous asseoir?
PLATRES ET MARBRES 261
AQUILINA
Non, monsieur.
ANTONIO
Alors, il me paraît que vous me prenez pour un bœuf ;
un bœuf grossier, le plus bœuf des bœufs, un vrai bœuf.
Je n'ai donc qu'à me lever, à baisser la tête. Je mugis, je
vous dis que je mugis, je mugis. Vous ne voulez pas vous
asseoir, vous ne le voulez pas ? Je mugis !
(Il meugle comme un bœuf et court après elle.)
AQUILINA
Hé bien, monsieur, il faut s'y résoudre. (Elle s'assied.) A
présent que Votre Seigneurie a été un bœuf, quelle bêle
Votre Excellence veut-elle être ensuite?
ANTONIO
Non, je redeviens sénateur, et ton amant, ma petite
Naqui, Naqui. (Il s'assied auprès d'elle)... Ah! crapaud, cra-
paud, crapaud, crapaud! crache-moi un peu au visage,
Naqui ; crache-moi au visage un petit peu, rien qu'un petit
peu; crachez donc, quand je vous l'ordonne, quand je t'en
prie. Allons, allons donc. Est-ce que vous ne le voulez pas?
Alors, je vais me faire chien.
AQUILINA
Chien, monseigneur?
ANTONIO
Oui, un chien, et je te donnerai cette autre bourse pour
que tu me laisse faire le chien, et que tu me traites un peu
comme un chien... Allons, dépêchons... je le veux... Tiens,
la voici.
(Il lui donne la bourse.)
AQUILINA
Bien, de tout mon cœur. Mais il faut que je supplie votre
chienne de seigneurie de faire tous vos tours le plus tôt
que vous pourrez, afin qu'on puisse se délivrer de votre
mauvaise odeur et vous mettre à la porte comme vous le
méritez.
ANTONIO
Ah, ah!. . . Il n'y a pas de raison à cela. . . Cela ne me
fait pas peur, (lise met sous la table.) Ouah, ouah!...
<ll aboie comme un cbien )
Î(JG2 PLATUES ET MARBRES
AQUILINA.
Doucement, doucement, monsieur, je vous prie; quand
les chiens mordent, on leur donne des coups de pied, mon-
sieur. Comme cela, voyez-vous !
ANTOKIO
Ah! de tout mon cœur. Va, donne-moi des coups de pied
par-dessous la table, plus fort, plus fort que cela!... Ouah,
ouah, ouah! Je vais te mordre les jambes. Ouah, ouah! Ah!
elle donne de bons coups de pied.
AQULINA
Hé bien, il y a une autre manière d'en agir avec vous, et
j'ai un instrument pour cela. (Elle prend un fouet.) Ah! vous
mordez votre maîtresse, coquin. A la porte! chien, au che-
nil, ou l'on vous étranglera. Ah! vous mordez les jambes de
votre maîtresse, drôle!
(Elle le frappe.)
ANTONIO
Ah! tu es trop aimable à présent, Naqui; finis, je t'en
prie ; je ne veux plus être chien.
AQUILINA
Pas de caresses, ni .de dents : Allez-vous-en, ou bien je
vais vous donner des coups de fouet. Ah! vous mordez les
iambes de votre maîtresse, vilain 1 A la porte, hors d'ici,
hors d'ici; au chenil, coquin; allez-vous-en!
(Thomas Otway, Vemse sauvée, acte III, scène l.\
Peut-être convient-il de rattacher à Valgola-
gnie active non seulement les meurtriers
anthropophages, La Gala, par exemple, et les
tueurs de filles qui ne sont pas des tire-laine
(Philippe; 1865, Lesteven, « Espagnol de Mont-
martre », 1893), mais encore les empoisonneurs.
L'inexplicable démence de la Brinvilliers portant
des tourtes arsenicales aux pauvres de THôtel-
Dieu, la furie d'empoisonnement que révéla
PLATRES ET MARBRES 263
dans une mesure permise (car les nobles dames
qui payaient à la Pilastre ou à la Voisin leurs
poudres de succession descendaient de l'Olympe
et tenaient de près à Jupiter), l'enquête de la
Chambre ardente; les méfaits d'Hélène Jégado
(1860), de Gesche Gottfried (Brème, 1832), de
Marie Jeaneret (Genève, 1868), plus tard de
Jeanne Weber, 1' « ogresse » dont l'immense
docteur Doyen a décrit le curriculum avec une
si lumineuse aurore, semant les désastres et
les deuils, tuant sans profit ni raison, ne témoi-
gnent-ils pas d'un attrait sexuel plus ou moins
larvé dans les actes de ces mégères? Pour don-
ner le boucon à des misérables, pour braver la
curiosité publique et les investigations de la
justice, n'éprouvaient-elles pas une délectation
plus vive que la crainte ou le remords?
Lacenaire disait : « Tous les pédérastes ne
sont pas assassins, mais tous les assassins sont
pédérastes. » Les fous erotiques ne sont pas
tous, à coup sûr, des empoisonneurs; mais
peut-être des empoisonneurs célèbres sont-ils
plus ou moins tous des psychopathes de l'a-
mour.
Les bouffons ne manquent pas ici :
Marie Alacoque, la sœur Nizette, Benoît
Labre, les amateurs de la rue Duphot, la
clientèle du café Roy (1888), du Scarabée
(1900) et autres lieux où le consommateur achète
à prix d'or la satisfaction d'être mécanisé, battu
2G4 PLATRES ET MARBRES
et larronné, sont justiciables moins de Swift ou
de Juvénal que de Tabarin et de Gauthier-Gar-
guille. On peut lire dans Carlier {Les Deux
profititiitions , 1 vol., Dentu, 1889) — tous les
anciens chefs de la Sûreté demandent aux cas-
seroles des journaux de leur fabriquer d' « au-
thentiques mémoires » — quelques historiettes
assez vives. Un uraniste viennois demande, par
la voie des petites affiches, des coltineurs de
bonne volonté ; répondre bureaux du journal ;
adresser à Monsieur V Amant de la Nature. La
Princesse Salomé (1867), notable commerçant,
riche, considéré, emploie à d'étranges passe-
temps les soirs de carnaval. Il va aux abattoirs,
aux fabriques de Grenelle ou de Saint-Ouen.
Dans les guinches mal famés, il recrute les sou-
teneurs, les costauds les plus drus. Des poings
démesurés, un visage bestial servent de recom-
mandation. Quand la troupe est au complet, ils
s'égaillent parmi les terrains vagues des /orti/s.
Le maniaque appelle un des voyous qui tombe
sur lui à poings rabattus et ne l'abandonne
qu'après l'avoir exactement dévalisé.
A peine seul, avec de grands cris et des sou-
pirs, « la Princesse » lamente son infortune :
« Quel accident pleure-t-il, pour un jeune
homme de si bonne famille! » Puis il fait tinter
ostensiblement quelques pièces de monnaie au
fond d'une poche secrète.
Paraît aussitôt un truand de renfort qui le
pille et le houpille. C'est un concours entre les
g-onses poilus. Ils mettent à rouer leur client, à
PLATRES ET MARBRES 2(J5
débrider sa pécune la plus louable émulation.
Leur manège se renouvelle autant de fois que la
« Princesse » demande ses acolytes et dure
jusqu'au bout du rouleau. Quant les gars mus-
culeux ont suffisamment battu et grugé leur
pratique, le moment vient de clore la séance.
Avec beaucoup de pleurs et de quérimonies,
« Salomé » emprunte au dernier de ses amin-
ches de quoi payer un fiacre et, le lendemain,
par la poste, retourne exactement cette petite
somme : car, en affaires, c'est le plus exact des
négociants.
Tel fut, pendant 1 '« orgie impériale », un des
masques les plus divertissants du carnaval
bonapartiste. Il ne semble pas que la Républi-
que ait moralisé Paris. Les papiers publics, avec
un cynisme digne des plus chevronnées maque-
relles, offrent à leur quatrième page, « Annonces »
et « Petite correspondance », un catalogue étoffé
de toutes les ignominies (cf. la collection du Gil
Blas, du Journal, etc.). Les filles donnent, avec
leur adresse, un aperçu de leurs talents, ou
bien, après fortune faite, sollicitent la main
d'un officier dans le besoin, d'un gentilhomme
que les « taches » n'incommodent pas ; un grec
lance des appels de fonds pour « voyage en
Péioponèse », offrent la moitié de la recette au
banquier sans scrupule. Viennent les masseuses,
les chiromanciennes, les maisons interlopes de
modes et de parfumerie, celles où, pourvu de
quelques louis, un pérégrin peut aimer à l'heure,
ou à la course, comme on prend une voiture^
266 PLATRES ET MARBRES
acheter de fausses vierges, des éphèbes ou des
mâles, recevoir ou donner toute espèce de
nazardes et de flagellations.
Il ne paraît pas que la presse des autres capi-
tales mette dans ces trafics beaucoup de rete-
nue.
Ainsi on a pu lire, dans la Gazette de Berlin^
dans la Vossische Zeilung et dans le Journal de
Berlin^ la note que voici :
Monsieur, Irente-trois ans, désire connaissance d'une
dame qui s'inléresse aux œuvres de Sacher-Masoch. Y. 0.
1378. — Bureau du journal.
Une autre, plus laconique, mais non moins
explicite, emprunte au romancier favori la teneur
de ses offres :
Séverin cherche sa Wanda.
Sous la rubrique : « Mariages », un avis est
rédigé en ces termes :
Monsieur, trente-sept ans, caractère faible, épouserait
dame impérieuse, autoritaire, etc.
La Vossische Zeitung^ aux annonces pédago-
giques :
Institutrice sévère demandée pour grands garçons. Oa
voudrait une dame connaissant à fond la discipline anglaise.
Il paraît que la Wanda ne se fît pas attendre»
car le même journal publiait, peu de temps
après, une lettre du jeune homme au comble de
ses vœux :
PLATRES ET MARBRES 267
Ma sévère maîtresse, j'ai trente-quatre ans ; je suis un
garçon mal élevé qui a besoin qu'une gouvernante impé-
rieuse le redresse. Sachez, en outre, que je suis très gai,
très enjoué, d'humeur pétulante et que nul, jusqu'à présent,
ne réussit à me dompter.
Je désire, cependant, être châtié quelquefois par une
main des plus rudes.
Serez-vous capable de me soumettre? Je suis fier et ne
me rendrai pas volontiers. Je m'insurge contre l'autorité;
je n'endurerai point, sans révolte, vos essais de domination.
Votre lâche ne sera donc pas facile ; mais soyez sans crainte,
et vous verrez alors ce qu'il vous est possible de tenter en
ma faveur. Cela dit, si vous croyez pouvoir assumer la
charge d'un enfant indisciplinable, le mettre à vos pieds et
le dompter à coups de fouet, veuillez, je vous prie, m'en
aviser au plus tôt, — Votre humble garçon mal élevé.
Il paraît que la deuxième lettre donna conten-
tement au Séverin inoccupé. La Wanda pou-
vait faire les délices du masochiste le plus
exigeant. Son nouvel abonné chante leur épi-
thalame, se réjouit à l'expectative des affronts
et des coups.
Il expose à la « déesse impitoyable » les
détails de la réception qu'il en espère : quelques
souf'Ilets, par manière de hors-d'œuvre; puis,
le visiteur (qui ne partage point l'avis de la
comtesse de Pimbêche) demande à être lié de la
façon la plus étroite. Il opposera une résistance
furieuse; mais que sa déesse le ligote, pieds
et poings, dût-elle se faire assister par une demi-
douzaine de p... Il veut ensuite qu'on implante
avec des épingles un ruban sur ses bras et sa
poitrine (à l'inverse du Vieux Loufoque, de
Forain, Courrier Français, 1889). Gela fait,
268 PLATRES ET MARBRES
qu'on le cingle à coups de garcette jusqu'au temps
que la peau se vulnère et que le sang dégoutte
sur le parquet.
Tels sont, brièvement indiqués, les princi-
paux aspects de la folie algolagnique. On a dû
toucher à l'horreur et provoquer le dégoût. Mais
l'honnêteté d'un pareil discours se tonde sur la
licence même. Il est permis de dire crûment les
hontes et les forfaits dont se délecte l'hypocrisie
abominable des riches, des ventrus. Voilà ce
qu'imposent à leurs victimes les acheteurs de
prostituées, dans les bagnes, les Sodomes, les
cloaques et les ergastules où, sous ses maigres
haillons, la Faim demande au Viol une aumône
exécrée.
La lucarne fumeuse de Lysisca, l'odeur du
lupanar, le méphitisme des haleines, le remu-
gle de chairs, de liqueurs spiritueuses, de cos-
métiques rances et de tabac invétéré se mêlent
aux vapeurs du sang, aux miasmes du charnier.
Comme une bête férue à mort, la Luxure
brame et pleure au fond de sa couche homicide.
Qu'importe! sur la bourgeoisie ordurière —
cadavre nauséabond et maquillé — sur la ruine
des civilisations démentes, sur la névrose du
riche qui se plaît aux étreintes carnassières de
Yalgolagnie, sur la déréliclion des pauvresses
qui « travaillent en chemise ))^ l'amour sauveur
épanouit son allégresse — tel un arbre d'avril
sur les bords d'un cloaque. La terre est verte
PLATRES ET MARBRES 269
comme un jeune espoir. Dans le ciel bleu pas-
sent des nuées de tourterelles. Des effluves de
miel imprègnent l'air plus doux. Les filles de
quinze ans suspendent à leur chevelure des
grappes de lilas. Par l'enclos ténébreux où
l'herbe fait aux morts un linceul d'émeraude,
les couples ingénus se baisent à pleines lèvres.
C'est la Caverne de Platon : ceux qui n'ont
pu trouver le champ de leur désir, la glèbe hos-
pitalière de joie et de beauté, cèlent au plus
morne des nuits les stigmates dérisoires de leurs
travaux perdus ; mais, loin des enchaînés et des
ensevelis, baigné par des lueurs et des frissons
d'aurore, debout sur la croupe virgilienne des
coteaux, épris d'orgueil, d'harmonie et de
lumière, un pâtre arcadien chante au soleil
levant : « Tu souris sur des tombes, immortel
Amour 1 »
Prison de la Santé, 27 janvier 1902.
TABLE DES MATIÈRES
Les Revenants 7
Aristide Bruant • 30
Edouard Dubns • . . . , 51
Fleurs d'Automne o6
Montagne 65
Pécheurs 84
Vieilles Carêmes 94
Le Pardon de Rumengol 99
Santer Anna ar Palud 106
La Médaille qui s'efface 116
Marines 124
Les Arts du Feu 134
La route et le costume 141
Introduction à une histoire de la Tortue . . , , 148
Le Président Magnaud 186
Le Masochisme 197
Imprimerie Générale de Chaîilk'ii-sur-Seina — Huvrard-Pichat.
BIBUOTHECA
7i4 X 7
785
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
University of Ottawo
Dote dut
^3 900^ 0 02 3l'6Z7'5b
CE PQ 0282
.T35 1922
COO TAILHADE,
ACC# 1383730
LA PLATRES ET
SMPRIMERIE GENERALE DE CH ATI L LO N- S«S E I N E . — K U VR A R &-P ICH A T.