Skip to main content

Full text of "L'Art vivant"

See other formats


ARTISTES  D'HIER  ET  D  AUJOURD'HUI 


ANDRÉ     SALMON 


L'ART  VIVANT 


AVEC    DOUZE    PHOTOTYPIES 
Sixiètne    Edition 

r 


PARIS 
LES    ÉDITION 

SI,  RUE  \ 


U  dVof  OTTAHA 
39003005592106 


^ 


i/>/r^ 


L'ART    VIVANT 


pu  MEME   AUTEUR  : 


FORME  ET  COULEUR. 

La  jeune  Peinture  française  (Collection  des  Trente). 

La  jeune  Sculpture  française  (Collection  des  Trente). 

Odilon  Redon  (Kundig  edit.). 

André  Derain  (Nouvelle  Revue  française). 

Othon  Friesz  (Nouvelle  Revue  française). 

En  préparalion  : 
Propos  d'atelier. 
Modigliani. 
La  Bible  aux  Images. 

Poésie 

L'Age  de  l'Humanité  (Nouvelle  Revue  française). 

Prikaz  (La  Sirène). 

Le  Calumet  (6o  bois  gravés  de  Derain  ;  —  Nouvelle  Revue 
française). 

Le  Livre  et  la  Bouteille  (Camille  Bloch). 

PEINDRE  (à  paraître). 

Le  Calumet  (1910). 

Les  Féeries  (1907). 

Poèmes  (1906). 

Le  Manuscrit  trouvé  dans  un  chapeau  (roman  poétique  ; 
quarante-six  compositions,  dont  de  nombreux  hors- 
texte,  par  Pablo  Picasso  ;  —  Société  littéraire  de  France). 


ARTISTES    D'HIER   ET   D'AUJOURD'HUI 


ANDRÉ    SALMON 


L'ART   VIVANT 


AVEC    DOUZE     PHOTOTTPIES 


PARIS 

LES 

( 

ÉDITIONS    G.    CRU 

21,    RUE    IIAUTEFEi;iI,I.E, 
MCMXX 

S 

21 

ET 

C 

Il  a  été  tiré  : 

Soixante-douze  exemplaires  (dont   dix  hors  commerce)   sur 
vélin  pur  fil  Lafuma,  numérotés. 


NL 


Copyright  by  G.  Cres  et  C".  1920. 

Tous   droits   de   traduction,   de  reproduction  «t  d'adaptation 
réserves  pour  tous  pays. 


Quelque  habile  que  soit  un 
éclectique,  c  estun  homme  faible  ; 
car  c'est  un  homme  sans  amour. 
11  n'a  donc  pas  d'idéal  ;  il  n'a  pas 
de  parti  pris,  —  ni  étoile  ni  bous- 
sole. 

CHARLES     BAUDELAIRE. 
(Salon  de  18/16). 

La  perdrix  se  transmuant  de 
femelle  en  mâle,  dément  son  pre- 
mier sexe  ;  par  jalousie,  le  mâle 
vole  l'œuf  à  la  femelle  ;  mais  les 
petits  vont  à  la  vraie  mère. 

LÉONARD     DE     VINCI. 


VINGTIEME    SIECLE 


VINGTIÈME   SIÈCLE 


Nous  avons  tué  la  vieille  critique. 

Elle  est  morte  à  jamais.  La  critique  remise  aux 
mains  des  poètes  rend  impossible  celle  des  critiques, 
magistrats  improvisés,  condamnant  ou  acquittant. 

C'est  la  critique  des  poètes  qui  a  délivré  le  public 
des  plus  solides  préjugés.  Les  critiques  nouveaux 
ne  se  fâchent  pas,  ne  s'indignent  pas,  ne  froncent 
pas  les  sourcils  ;  les  œuvres  inutiles,  manquées,  ne 
les  mettent  pas  en  courroux  ;  ils  les  ignorent  sim- 
plement. 

Les  critiques  d'aujourd'hui  admettent  toutes  les 
tentatives,  ils  admettent  les-  plus  absurdes  s'il 
le  faut,  car  l'art  a  besoin  du  ferment  de  l'absurde. 

Les  critiques  d'aujourd'hui  ont  prêché  une  tran- 
quille férocité  :  qu'importe  que  des  artistes  mal 
préparés  succombent  à  l'effort,  soient  vaincus  par 
l'absurde.  Les  autres  seront  bien  servis  par  de  tels 
suicides.  L'ère  des  virtuoses  est  close. 

Toutefois,  les  critiques  d'aujourd'hui  n'oublieront 
pas  que  nous  vivons  au  siècle  des  grandes  décou- 
vertes, que  ce  souci  de  la  recherche  peut  requérir 

—  0  — 


L  ART    VIVANT 


uniquement  l'artiste  et  qu'il  est  urgent  de  lui  rap- 
peler qu'il  lui  faut  accomplir  et  qu'il  doit  tendre  à 
l'unité. 

Nous  retrouverons  longtemps  encore,  aux  Salons, 
les  mêmes  badauds  ivres  qui  ne  savent  que  rire  et 
les  mêmes  sages,  par  profession,  tenant  cet  étrange 
langage  :  «  Classiques,  nous  acceptons  le  meilleur 
des  plus  audacieuses  recherches  d'hier  »,..  tout  en 
défendant  de  si  profitables  curiosités  à    l'avenir 

Certes,  l'Ordre  classique  nous  satisfait  ;  mais  ce 
qui  prouve  la  faiblesse  des  néo-classiques  c'est 
qu'ils  n'ont  pas  eu  de  critique  d'art.  Je  ne  veux 
point  dire  la  critique  d'art  moins  aisée  que  la  cri- 
tique littéraire.  Je  m'étonne  seulement  que  nos 
classiques  soient  incapables  d'adopter  un  seul 
peintre  contemporain,  incapables  de  saisir  les  rap- 
ports de  l'art  et  de  la  littérature  et  de  reconnaître 
qu'enfm,  et  grâce  aux  efforts  de  vingt  années  de 
quelques  poètes  et  écrivains^  dans  la  grande  et 
dans  la  petite  presse,  la  Peinture  qui  depuis  tou- 
jours était  en  retard  de  dix  années  sur  les  Lettres 
(découvrant  le  Symbolisme  à  la  mort  de  Mallarmé) 
l'a  rejoint  aujourd'hui.  Il  fallait  une  alliance 
étroite,  désintéressée,  généreuse,  toute  d'amour, 
c'est-à-dire  capable  de  création  authentique  pour 
atteindre  à  cela.  Le  bénéfice  d'une  telle  rencontre 
est  inestimable.  Tous  ceux  que  les  préjugés  n'en- 
combrent plus  se  plairont  à  l'avouer.  C'est  une  si 

—  10  — 


VINGTIEME    SIECLE 

rare  et  si  complète  alliance  qui  peut  vraiment,  et 
seule  favoriser  l'Ordre  classique. 

Nous  ne  voulons  être  ni  des  énergumènes,  ni  des 
sergents  de  ville.  Nous  ne  voulons  pas  confondre  La 
Consigne  avec  La  Discipline. 


Les  artistes  dont  on  s'inquiète  ici  sont  des  plus 
divers,  et  parfois  encore  en  pleine  effervescence. 
D'autres  sont  fixés  à  jamais.  Des  uns  aux  autres, 
pourtant,  ils  sont  au  plus  haut  point  représentatifs 
de  tout  ce  qui  s'éleva  pour  briser  les  canons  con- 
ventionnels et,  par  là  même,  ils  s'affirment  les  seuls 
peintres  dignes  de  notre  tradition. 

L'art  est  libre  désormais. 

Rencontrerons-nous  çà  et  là,  comme  au  hasard 
des  expositions,  les  signes  de  l'absurde  ? 

Il  convient  de  ne  pas  s'y  tromper  ;  pour  cela, 
considérons  l'œuvre  des  œuvres,  en  bloc.  Jamais 
depuis  le  moyen-âge  on  ne  vit  une  si  riche  manifes- 
tation collective  ;  il  sied  d'insister  sur  ce  mot. 

Chaque  année,  le  peuple  des  peintres  vivants 
(c'est-à-dire  non  académiques)  abandonne  des  tré- 
sors à  la  collectivité  ;  trésors  faciles  à  distinguer 
parmi  les  scories  (utiles  aussi),  de  même  qu'il  est 
aisé    de    reconnaître    les    reprises    intelligentes    et 

—  11  — 


L  ART    VIVANT 

nécessaires  parmi  les  stériles  et  inévitables  démar- 
quations. 

L'imitateur  de  Derain  vaut  l'imitateur  de  Lam- 
bert le  peintre  des  chats,  s'il  n'est  qu'imitateur, 
et  en  dépit  de  son  illusion,  laquelle  peut  être  noble. 

C'est  pour  cela  qu'il  ne  faut  presque  rien  négliger, 
pour  cela  qu'il  ne  faut  même  pas  craindre  quelque 
excès.  Le  temps  fait  les  styles  et  les  épure.  Il 
y  eut  de  l'absurde  chez  les  bâtisseurs  de  cathédrales 
et  il  y  eut  de  l'absurde  chez  les  Renaissants.  Nous 
voici  —  après  les  impressionnistes  qui  nous  pa- 
raissent si  sages  (malgré  quelque  déraison  de  fait), 
après  Cézanne  qu'il  faut  bien  admettre  —  aux  pre- 
miers jours  d'une  indiscutable  renaissance^ 

Sachons  ne  pas  nous  effrayer  de  la  multiplicité 
des  efforts  ;  multiplicité  dont  l'unité  triomphera  ; 
encourageons  tous  les  appels  à  la  vérité  nouvelle 
et  défendons-nous  de  cette  lâche  amitié  qui  nous 
interdirait  d'encourager  un  artiste  riche  d'une  certi- 
tude à  s'approcher  du  risque  mortel.  D'autres  récolte- 
ront. Encore  une  fois,  les  derniers  seront  les  premiers. 

Ils  récolteront  aussi  abondamment  que  les  plus 
jeunes  d'entre  ceux  d'aujourd'hui,  débiteurs  d'aînés 
immédiats  qu'on  les  voit  combattre  parfois  avec 
une  cruauté  nécessaire.  C'est  grâce  aux  efforts  de 
ces  générations  généreuses,  volontaires,  audacieuses, 
que  l'art  est  libre  enfin  et  l'ère  des  virtuoses  enfin 
close. 

—  12  — 


VINGTIEME    SIECLE 


La  grande  erreur  des  académiques,  des  officiels, 
est  de  croire  à  une  orthodoxie  de  l'art,  aux  canons 
de  l'Ecole. 

S'imaginant  les  gardiens  de  la  tradition,  ces  con- 
servateurs —  ces  hommes  immobiles  qui  ne  sont 
pas  même  des  réactionnaires  —  reprochent  notam- 
ment aux  modernes  ce  qu'ils  définissent,  avec  une 
grande  pauvreté  de  vocabulaire,  leur  «  parti-pris 
de  déformation  ». 

N'y  a-t-il  donc  pas  toujours  eu  déformation, 
chez  les  anciens  comme  chez  les  modernes  ?  Les 
gothiques  ne  sont-ils  pas  des  déformateurs  ?  Je 
n'ai  jamais  pu  comprendre  l'horreur  qu'inspire  une 
statuette  cubiste  ou  un  bois  sculpté  de  Gauguin, 
ou  une  figure  puissante  de  Bourdelle,  aux  maniaques 
encombrant  leurs  intérieurs  de  vierges  et  d'ascètes 
médiévaux. 

Les  canons  de  l'Ecole  aussi  sont  des  déforma- 
tions *, 

*  Lorsque,  pour  une  consultation  ouverte  par  Le  Matin, 
je  demandai  son  sentiment,  sur  l'opportunité  de  reconstituer 
les  monuments  (Reims,  Soissons,  Arras,  etc.)  détruits  par 
les  Allemands,  à  M.  Camille  Enlart,  le  savant  Conservateur 
du  Musée  de  Sculpture  comparée,  au  Trocadéro,  l'érudit 
historien  de  l'art  médiéval,  l'artiste  très  sage  qui  n'évoque 
pas  sans  s'attendrir  l'ombre  de  son  «  bon  patron  Bougue- 

—  13  — 


l'art  vivant 

Les  académiciens  sont  des  déformateurs,  autant 
que  Seurat,  Van  Gogh,  Cézanne,  Henri  Matisse, 
André  Derain  et  Picasso.  Mais  ils  déforment  servi- 
lement ;  ils  déforment  en  imitant  et  poussent  l'imi- 
tation jusqu'à  l'imitation  de  soi'même.  A  priori^ 
je  les  condamne  pour  leur  stérilité  puisque  leur  art 
est  sans  prolongement  possible. 

Pour  nous,  fervents  de  l'art  moderne,  qui  fondons 
notre  goût  d'un  tel  art  sur  notre  amour  de  la  vie 
—  non  pas  parce  que  cette  vie  est  aimable,  douce, 
facile,  généreuse  (hélas  !)  mais  parce  qu'elle  est  le 
fait  de  vivre,  —  nous  ne  prétendrons  jamelis  que 
le  point  dernier  à  quoi  l'art  est  parvenu  quand  nous 
devons  nous  prononcer  soit  le  terme  de  cet  art. 

Nous  voulons  toujours  rompre  le  cercle  à  l'instant 
qu'il  va  se  clore  par  l'effet  de  quelque  mensongère 


reau  »  me  répondit,  oubliant  que  le  buste  du  fâcheux  Viollet- 
Leduc  décorait  le  seuil  de  son  cabinet  :  «  Pas  de  l'Cdônsti- 
tution  possible  !  Elle  est  indésirable.  Nous  assistons  enfin 
à  la  faillite  du  pastiche.  Non  seulement  nous  pouvons,  à 
coup  sûr,  indiquer  dans  un  ensemble  la  partie  reconstituée, 
mais  encore  savons-nous  infailliblement  dater  cette  restau- 
ration. C'est  à  cause  de  l'esprit  de  déformation  particulier 
à  chaque  époque.  L'cufaht  de  Paris  en  1920,  l'enfant  lui- 
même,  ne  dessine  pas  sur  les  murs  comme  le  gamin  dti 
xvïii*  siècle,  lequel  n'a  pas  les  tt-aits  du  gamin  romain.  » 

Mais  M.  Enlaft  s'en  tient  là  ;  hO  légitimant  qUe  les  défor- 
mations selon  la  nature  et  déniant  cette  prudence  à  Matisse 
«envers  qui  l'on  ne  saurait  se  montrer  trojî  sévère».  L'argu- 
ment de  l'érudit  n'eu  est  pas  moins  bon  à  retenir. 

—  14  — 


VINGTIEME    SIECLE 

rigueur  académique,  ou  lorsqu'il  semble  menacé 
de  se  dissoudre  dans  l'amorphe  par  sa  propre  con- 
sommation. 

L'impressionnisme  nous  mit  très  précisément  en 
face  de  ces  périls.  Le  génie  même  de  Matisse  nous 
fit  redouter  l'absolu  de  cette  catastrophe. 

Saisi  du  hautain  souci  de  se  rendre  maître  de  la 
plus  grande  luminosité  en  répudiant  l'éclairage, 
qui  après  tant  de  virtuosités  acquises  n'est  plus 
rien  qu*un  truc  méprisable  de  photographe  (puisque 
Rembrandt  laissa  une  postérité  et  que  nous  eûmea 
les  Anglais  interprètes  de  la  nature  et  Delacroix 
et  Courbet  et  Signac  !)  il  manqua  d'être  propre- 
ment envoûté  par  la  couleur,  sans  autre  profit. 
C'était  bien  la  peine  d'avoir  tant  travaillé,  tant 
appris,  tant  appris  à  oublier  !  tant  interrogé,  tant 
découvert  afin  d'être  à  jamais  délivré  des  chaînes 
de  l'esprit  décoratif  pour  aboutir  à  un  idéal  à  la 
portée  des  costumiers.  Henri-Matisse  est  heureu- 
sernent  bien  autre  chose  qu'un  Besnard  plus  impé- 
tueux, plus  racé  et  plus  cultivé  ;  il  est  l'un  des 
héros  —  car  l'esprit  de  sacrifice  est  en  lui  —  de 
l'art  contemporain  et  cette  justice  doit  lui  être 
avant  tout  rendue  de  proclamer  qu'il  fut  le  premier 
à  reconnaître  les  signes  de  l'art  qui  s'opposait  à 
sa  forme  créatrice  et  à  favoriser  cet  art  —  celui 
de  Derain,  de  Braque,  de  Picasso  et  plus  tard  de 
leurs  élèves  schismatiques  dont  les  premiers  et  les 

-  15  - 


LART    VIVANT 

meilleurs  furent  Gleizes,  Metzingcr  et  les  Duchamp- 
Villon  —  parce  qu'il  ne  pouvait  échapper  à  sa 
riche  et  fine  sensibilité,  non  plus  qu'à  sa  conscience 
d'artiste,  qu'en  devait  naître  l'unique  possibilité 
de  survie  de  la  peinture  française.  On  sait,  on  s'en 
persuadera  ici,  quel  est  aujourd'hui  le  splendide 
épanouissement  des  jeunes  rameaux  du  vieil  arbre 
dont  la  sève,  non  point  tarie,  se  répandit  un  instant 
hors  de  ses  voies  naturelles  et  secrètes. 

J'ai  beaucoup  combattu  naguère  Henri-Matisse 
dont  l'œuvre  m'avait  donné  tant  de  joie.  Il  y  eut 
une  heure  où,  avant  la  révolution  organique  du 
cubisme,  due  au  sévère  et  frémissant  Picasso, 
grand  entre  tous,  je  vis  en  ce  Matisse  un  maître 
dangereux. 


Tout,  jusqu'à  cette  guerre  cruelle,  ne  dément-il 
pas  le  rêve  stérile  des  académiciens  immobiles  ? 
L'ensemble  des  œuvres  réunies  au  dernier  Salon 
d'Automne  —  non  pas  le  meilleur  après  cinq  ans 
de  carnage  —  est  encore  une  leçon  de  vie  et  de 
liberté. 

Leçon  de  vie,  parce  que  toutes  les  œuvres  sont 
intimement  liées  les  unes  aux  autres,  parce  qu'elles 
sont,  pour  ainsi  dire,  datées,  au  plus  haut  point 
représentatives    de   leur    époque,    des    inquiétudes 

—  16  — 


VINGTIEME    SIECLE 


passionnées  de  leur  époque  (naturalisme  et  anarchie 
chez  les  impressionnistes  survivants  ;  logique  fer- 
vente des  cubistes),  sans  avoir  rien  à  redouter  des 
fugacités  de  la  mode,  capables  d'aborder  l'avenir 
et  par  cela  même  classiques.  Leçon  de  liberté, 
parce  que  cet  art  libre  auquel  nous  vouons  tous 
nos  efforts  a  bien  pu  n'être  prêché  et  mis  en  œuvre 
qu'en  France  sans  ruiner  chez  les  étrangers,  nos 
hôtes  à  l'école  de  Monet,  de  Cézanne,  de  Matisse 
ou  de  Picasso,  les  vertus  nationales.  C'est  l'art 
académique,  au  contraire,  qui  stérilise  (il  ne  les 
cristallise  même  pas)  les  forces  particulières,  indi- 
viduelles, sans  jamais  atteindre  à  quelque  art 
européen,  lequel  réclamerait  au  moins  un  don 
authentique  d'humanité  dont  nos  indigents  officiels 
sont  singulièrement  dépourvus. 


Par  l'Art  Vivant,  l'art  va  vraiment  se  confondre 
avec  la  vie,  pour  la  revanche  de  ce  siècle  ensan- 
glanté. 


—  17  — 


HIER    DANS   AUJOURD'HUI 


MAURICE  DENIS 


L'art  de  Maurice  Denis,  créancier  des  artistes 
libres  d'aujourd'hui,  est  un  art  d'efTusion.  Mais, 
mystique,  ce  maître  ne  s'égare  pas  dans  les  nuées 
extatiques.  Catholique  à  la  façon  de  Paul  Claudel, 
il  puise  dans  le  fonds  puissant  du  catholicisme 
l'amour  de  la  règle  et  cette  humilité  qui  s'accom- 
mode de  l'orgueil  suprême  :  l'orgueil  de  la  commu- 
nion et  de  l'amour  du  dieu  fait  homme.  Chaque 
œuvre  de  Maurice  Denis  est  une  communion. 

Son  mysticisme  n'est  jamais  fade,  parce  que  sa 
quête  du  ciel  ne  le  dérobe  point  à  notre  humanité. 
Même,  il  y  a  plus  de  religiosité  poignante  dans  ses 
Jeux  dans  les  rochers,  où  d'heureuses  créatures 
recréent  un  paradis,  que  dans  l'image  évidemment 
arbitraire  de  Sainte-Efflam.  Ainsi  préférons-nous 
VEchange  aux  «  sketchs  »  édifiants  composés  par 
Paul  Claudel  pour  les  patronages. 

Justement  loué  d'avoir,  savant  entre  tous,  répu- 
gné à  l'habileté,  Maurice  Denis  ne  pèche-t-il  pas 

—  21  — 


L  ART    VIVANT 

par  quelque  soin  trop  visible  de  la  naïveté  ?  Ce 
n'est  plus  alors  à  Paul  Claudel  qu'il  est  comparable, 
mais  à  Francis  Jammes,  soucieux  d'une  naïveté 
qui  se  fait  pardonner  par  quelque  pédantisme,  d'où 
la  Madone  aux  Tritomas...  de  la  famille  des  lilia- 
cées,  selon  les  encyclopédies,  les  manuels  et  le 
catalogue  Vilmorin. 

La  main  du  peintre  nous  rend  légers  ces  péchés 
littéraires.  Maurice  Denis  sut  souvent  atteindre  à 
la  puissance  avec  un  choix  avare  de  formes,  de 
lignes,  de  tons.  La  mesure  qui  gouverne  ses  compo- 
sitions est  harmonique  au  premier  chef,  et  de  telle 
sorte  que  c'est  en  son  obéissance  à  cette  mesure 
que  Maurice,  Denis  est  à  la  fois  si  humain  et  si 
religieux,  plus  que  par  ses  intentions  morales 
réduites  parfois  à  d'étroites  pratiques  de  piété. 

Economie  de  lignes  et  de  couleurs,  économie  au 
double  sens  du  mot.  Telle  est  la  grande  vertu  de 
ce  peintre  dont  le  génie  n'a  pas  à  souffrir  de  varia- 
tions vulgaires,  qu'il  peigne  le  plafond  du  Théâtre 
des  Champs-Elysées  ou  qu'il  enlumine  les  Fioretti 
de  Saint-François  d'Assise. 

Je  ne  crois  pas  au  hasard.  La  couleur,  chez 
Maurice  Denis,  blesse  certaines  sensibilités.  Il  y 
a  loin  de  la  chapelle' du  Vésinet  à  la  chapelle  de 
Saint-Sulpice  décorée  par  Delacroix.  Où  Maurice 
Denis  composa-t-il  sa  palette  ? 

J.-K.  Huysmans  a  demandé  au  vocabulaire  natu- 

—  22  — 


HIER    DANS    AUJOURD  HUl 

raliste  des  mots-pierre  pour  démolir  les  «  bondieu- 
series »  polychromes  dont  raffolent  sacristains  et 
Enfants  de  Marie.  Mais  est-ce  que  la  fadeur  de 
cette  enluminure  ne  correspond  pas  assez  bien  à 
ce  qui  fut  une  foi  ardente,  brûlante,  dramatique  et 
qu'on  a  vu  dégénérer  en  un  sentiment  plus  incer- 
tain, soutenu  par  de  minutieux  exercices  spirituels  ? 

Il  n'est  peut-être  pas  absurde  de  croire  que  Mau- 
rice Denis  a  été  touché  en  son  cœur  de  la  pauvreté 
même  de  ce  qui  fut  toute  grandeur.  Sa  palette 
n'est  guère  plus  riche  que  celle  d'un  barbouilleur 
fournisseur  du  diocèse,  mais  l'économie,  l'emploi 
nouveau  des  tons  indigents  leur  confère  un  éclat 
inespéré  et  les  délivre  de  l'excessive  vulgarité. 

Pourquoi  ne  pas  croire  cela,  si  Maurice  Denis 
ne  nous  permet  pas  un  instant  d'oublier  qu'il  est 
un  artiste  religieux  ? 


Hélas  !  M.  Maurice  Denis  demeure  aux  frontières 
anciennes  de  l'art  vivant.  Il  ne  se  continue  qu'à 
travers  ceux  qu'il  nourrit  encore  de  son  enseigne- 
ment sans  doctrine  précise.  Déjà,  il  ne  représentait 
plus  son  temps  lorsque  M.  Astruc  s'avisa  de  lui 
confier  la  décoration  du  grand  théâtre  des  Champs-. 
Elysées. 

—  23  — 


L  ART    VIVANT 


FÉLIX  VALLOTTON 


Félix  Vallotton  est  une  victime. 

Pressé  de  ne  pas  demeurer  en  Suisse  où  l'eût 
immanquablement  atteint  le  simultanéisme  élec- 
toral d'un  Holder,  il  vint  à  Paris  dans  le  temps  que 
c'était  l'anarchie  qui  gouvernait  les  beaux  esprits. 
Très  intelligent,  Félix  Vallotton  n'eut  pas  de  peipe 
à  comprendre  que  tout  était  à  refaire  et  que  tout 
était  digne  d'être  tenté.  Peut-être  Félix  Vallotton 
était-il  trop  intelligent,  trop  «  esprit  »  pour  échapper 
aux  séductions,  sinon  de  l'esprit,  au  moins  du  tour 
d'esprit.  L'humour  manqua  l'absorber.  C'eût  été 
bien  la  peine  de  fuir  la  dignité,  alémanique  mais 
irrécusable,   du  fraternel   Hodler. 

Cependant  Félix  Vallotton  se  tira  du  bourbier 
spirituel  avec  une  extrême  élégance.  Il  dessina  dans 
les  petits  journaux  sans  mériter  d'être  étiqueté 
humoriste  ;  il  fut  un  vrai  et  solide  dessinateur  ; 
dessinateur,  il  eut  le  bonheur  rare  d'inventer  un 
trait. 

Les  amateurs  se  disputent  certaine  affiche  en 
trois  tons  exécutée  pour  le  Concert  Européen  et  qui, 
valant  leurs  plus  belles,  marque  aussi  bien  l'époque 
(1895)  que  celles  de  Forain  ou  de  Henri  de  Toulouse- 
Lautrec. 

—  24  — 


HIER    DANS    AUJOURD  HUI 

Ses  illustrations  de  la  Maîtresse  de  Jules  Renard 
sont  une  espèce  de  chef-d'œuvre  et,  faisant  par- 
donner d'assez  médiocres  bonshommes,  il  y  a  des 
figures  émouvantes  parmi  tant  de  portraits  au 
trait  répandus  à  travers  les  deux  Livres  des  Masques 
de  Rémy  de  Gourmont  et  les  tomes  de  la  Beinie 
Blanclie,  dont  Félix  Vallotton  fut,  avec  Pierre 
Bonnard,  l'homme  indispensable. 

J'ai  dit  que  ces  illustrations  de  la  Maîtresse  sont 
une  espèce  de  chef-d'œuvre.  Chef-d'œuvre  dans  la 
manière  de  Jules  Renard  admirablement  compris 
par  Félix  Vallotton.  Or,  se  souvenant  qu'il  n'avait 
pas  quitté  la  Suisse  pour  ne  s'enrichir  que  d'esprit, 
fût-il  pointu,  Félix  Vallotton  vit,  lui  aussi,  et  des 
premiers,  que  Renard  était  un  Hugo  retourné,  un 
fabricant  de  petites  merveilles  narquoises  avec  la 
matière  réduite  des  grandes  images  lyriques. 

Et  lui  aussi  serait  lyrique,  et  épique  !  Pourquoi  pas  ? 

Tout  cela  est  très  sensible  à  travers  les  toiles 
datées  de  l'époque  évoquée  ;  tout  cela  pour  aboutir 
aux  allégories  qui  valurent  à  cet  enfant  prodigue 
de  l'anarchie  d'être  nommé  le  Cabanel  du  Salon 
d'Automne. 

Pourtant,  comment  marchander  le  respect  à  ce 
peintre  qui  n'a  pas  trahi,  à  cet  artiste  intelligent, 
probe  et  qui  eut  le  haut  mérite  de  courir  au  risque 
de  déplaire,  anxieux  de  fuir  l'esprit  afin  d'atteindre 
au  pur  esprit  ? 

—  25  -- 


L  ART    VIVANT 


On  peut,  et  l'on  doit,  être  dur  pour  ce  peintre 
nous  présentant,  au  Salon,  dans  les  galeries,  ses 
dernières  œuvres,  une  à  une.  Il  nous  laisse  cepen- 
dant espérer. 

Que  Félix  Vallotton  ne  s'offense  pas.  C'est  des 
grands  artistes  seuls  qu'on  peut  vraiment  espérer. 
Et  la  volonté,  la  probité,  le  tourment  permanent^ 
l'angoisse  de  la  dignité  dans  le  charme,  tout  cela 
qui  fut  le  trésor  moral  de  Félix  Vallotton  le  situe 
très  haut  toujours,  même  lorsqu'il  déplaît  le  plus 
pour  d'exactes  raisons. 

Félix  Vallotton  doit  tout  à  la  patience. 

Le  souci,  jamais  abandonné,  de  la  composition 
l'amène  naturellement  à  affronter  la  grande  pein- 
ture décorative.  On  l'a  justement  accusé  de  séche- 
resse. Il  faut  encore  comparer  Vallotton  à  ces 
écrivains  qui,  mettant  toutes  les  ressources  de 
l'imagination  au  service  de  leur  volonté  créatrice, 
préfèrent,  devenus  maîtres  de  leur  pensée,  la  can- 
deur du  style  le  plus  dépouillé  aux  somptueux  arti- 
fices. 

Sobre,  Vallotton  veut  l'être  jusque  dans  sa  cou- 
leur. Ses  nus  rythmiques  ont  pour  cadres  des  cieux 
fixes  ou  des  eaux  immobiles,  mais  d'une  pureté 
indéniable. 

La  grande  veitu  de  Félix  Vallotton  est  la  logique. 
Nous  savons  qu'il  est  des  logiques  ennemies  du 
logicien. 

—  26  — 


r- 


HIER    DANS    AUJOURD  HUI 

Sans  oser  un  insoutenable  paradoxe,  je  veux 
dire,  d'abord,  que  les  artistes  qu'un  critique  de 
bonne  foi  peut  attaquer,  en  les  discutant  longue- 
ment, comptent  parmi  les  plus  intéressants  de 
l'époque.  Que  l'artiste  soit  assuré  du  respect  que 
nous  inspire  sa  haute  conscience  et  tout  cela  même 
qui  éloigne  de  son  œuvre,  La  sincérité,  la  science 
de  Félix  Vallotton  valent  qu'on  lui  épargne  l'inso- 
lence d'une  critique  négligente. 


L'aventure  de  Félix  Vallotton  demeurera  singu- 
lière. Exagérerai-je  en  la  disant  dramatique  ?  S'il 
est  vrai  que  l'on  ait  pu  un  jour  écrire  de  ce  peintre 
savant  et  robuste,  patient,  ardent  et  méditant,  qui 
compta  au  nombre  des  révolutionnaires  de  son 
âge,  qu'il  en  arriva  à  s'inquiéter  sérieusement 
d'égaler  Cabanel,  il  reste  aussi  vrai  aujourd'hui  que 
ce  jugement,  vraiment  trop  sommaire,  ne  sauiait 
pas  suffire.  Ce  qui  rend  vraiment  dramatique  l'aven- 
ture de  ce  peintre  c'est  ceci  :  artiste  paiticulière- 
ment  sensible,  au  lyrisme  sans  spontanéité  —  par- 
fait illustrateur  de  Jules  Renard  —  il  en  arriva  à 
se  défier  du  pittoresque.  L'inquiétude  de  Félix 
Vallotton  fut  le  fruit  d'une  sagesse  lentement 
acquise.  Je  n'ose  soutenir  qu'il  n'eut  pas  raison  de 
penser  que  le  pittoresque  peut  bien  être  quelque 
—  27  — 


L  ART    VIVANT 


chose  de  très  étranger  à  l'art  de  peindre  ;  une  Invon- 
ti©n  de  gens  ignorant  tout  des  moyens  plastiques. 
Les  photographes  amateurs  croient  au  pittoresque  ; 
ce  sont  des  romantiques  dégénérés.  Ils  croient  aussi 
au  «  motif  »,  frères  en  cela  de  M.  Legout-Gérard, 
qu'on  dit  propriétaire  sur  la  côte  bretonne  de 
«  motifs  gardés  ».  Cézanne  en  partant  aux  champs 
disait  :  «  Je  vais  travailler  sur  le  motif  ».  C'est  vrai, 
mais  les  motifs  de  Cézanne  ne  sont  pas  pittoresques. 
Un  sacrifice  peut  apporter  la  paix  et  la  paix 
absolue  est  l'asile  du  génie.  Félix  Vallotton  fut  en 
proie  à  l'inquiétude,  au  délire  des  scrupuleux. 
Parce  qu'il  avait  beaucoup  osé,  il  voulut  s'imposer 
les  mesures  ét;oites  des  académiques.  Il  crut  à  la 
nécessité  de  s'ennuyer,  d'être  ennuyeux  et  n'y 
réussit  que  trop. 


ALBERT  MARQUET 

Naguère  —  les  cinq  Années  terribles  nous  forcent- 
elles  à  écrire  :  jadis  ?  —  on  trouva  une  place  dans 
la  grande  cage  des  Fauves  pour  ce  bel  artiste. 

Or,  Marquet  n'est  pas  de  ceux  qu'on  enferme, 
fût-ce  dans  une  formule,  dans  une  manière.  Il 
s'évada,  se  contentant  d'être  l'un  des  meilleurs 
peintres   de  son  temps.    Il  fut  laborieux,   esthète 

—  28  — 


HIER    DANS    AUJOURD  HUI 

parfait  avec  tout  ce  que  Wilde  savait  trouver 
d'admirable  dans  le  travail  manuel.  Demain,  tous 
devront  saluer  en  lui  un  maître.  Alors,  il  y  aura 
des  banquets,  des  discours,  et  nous  verrons  peut- 
ttre  Marquet  s'appuyer  sur  le  bras  de  M.  Besnard, 
au  dessert,  ainsi  qu'on  vit  M.  Besnard  au  bras  de 
M.  Bonnat.  Il  sourit  déjà  en  y  songeant,  de  ce 
sourire  pincé  mais  sensible  qui  ne  l'abandonne 
jamais.  Coiffé  d'un  immuable  feutre  méthodiste, 
les  yeux  brillants  derrière  le  binocle,  ce  petit  homme 
va  par  la  ville,  et  par  les  villes,  rafraîchissant  ses 
sensations.  Mais  c'est  de  sa  fenêtre  ouverte  sur  le 
trouble  et  beau  ruban  de  la  Seine  que  Marquet 
prend  le  plus  de  joie  à  considérer  le  monde.  C'est 
là  aussi  qu'il  peint  le  plus  volontiers. 

Avant  d'être  un  peintre  de  nus  cursifs,  ou  bien, 
à  l'Estaque,  un  touriste  stendhalien,  il  est  le  grand 
peintre  de  Paris,  vu  largement. 

Albert  Marquet  en.  explora,  il  y  a  une  quinzaine 
d'années,  les  coins  épiques  en  compagnie  du 
pauvi-e  Charles-Louis  Philippe,  dont  il  devait  illus- 
trer le  Bubu  de  Montparnasse.  Le  peintre  et  le 
romancier,  vêtus  à  la  maigre  façon  d'employés  en 
congé,  myopes  clairvoyants,  visitèrent  les  bars  à 
musique  du  «  Sébasto  »  et  de  la  rue  de  la  Gaîté  ; 
les  caveaux  nocturnes  et  les  zincs  éclatants  ainsi 
que  des  autels  de  la  Patrie. 

Marquet  exécuta,  au  retour  de  ces  promenades, 

—  29  — 


L  ART    VIVANT 

d'admirables  pastels,  hélas  !  inutilisés.  Les  verrons- 
nous  un  jour  ? 

Depuis,  sa  maîtrise  s'est  affirmée  ;  il  n'est  plus 
seulement  le  meilleur  peintre  d'aspect  de  villes  ; 
ses  nus,  s'ils  me  semblent  d'importance  seconde 
dans  son  œuvre,  n'en  sont  pas  moins  d'un  art  à 
la  fois  aigu  et  plein  de  langueur,  comptant  parmi 
les  œuvres  les  plus  saisissantes,  les  plus  significa- 
tives de  notre  époque  dramatique. 

La  renommée  n'a  exigé  de  lui  aucun  sacrifice. 
11  demeure  fidèle  à  son  instinct  premier  —  tout 
instinct,  aussi  bien  qu'à  ses  façons,  à  son  chapeau 
de  quaker  et  à  ce  pince-nez  de  bureaucrate  qui  est, 
peut-être,  celui  de  Charles-Louis  Philippe. 


GEORGES  ROUAULT 

Il  conserve  le  Musée  Gustave-Moreau,  et  c'est 
un  conservateur  modèle  Ses  soucis  administiatifs 
sont,  d'ailleurs,  assez  minces  pour  que  Georges 
Rouault  îi'ait  pas  eu  à  renoncer  à  la  peinture, 
comme  certains  de  ses  collègues. 

L'art  de  Rouault  surprend,  éloigne  souvent  ; 
mais,  cependant,  il  est  très  raisonnable  de  l'admirer. 
Est-il  caricaturiste  ?  Peut-être.  A  coup  sûr,  il  n'est 
pas  humoriste. 

—  30  — 


HIER    DANS    AUJOURD  HUI 

Il  a  de  rhumanité  une  vision  assez  peu  complai- 
sante. L'humanité  paraît  donner  raison  à  Rouault. 

Ses  modèles,  c'est  aux  Enfers,  monsieur  Ubu  et 
ses  cousins  de  robe,  d'épée,  de  phynance,  de  cour 
et  de  lupanar.  Sans  écorcher,  sans  décharner  ses 
personnages,  il  leur  fait  danser  la  plus  horrible 
des  danses  macabres.  Pour  nous  punir  de  nos 
péchés,  Rouault,  céramiste  habile,  orne  de  ses  ter- 
ribles effigies  nos  assiettes  à  dessert.  Baudelaire 
eût  trouvé  bon  de  méditer  ainsi  sur  les  infamies 
humaines  en  dégustant  la  poire  et  le  fromage. 

Georges  Rouault  s'est  particulièrement  attaché, 
après  Daumier,  à  synthétiser,  par  de  violentes 
touches  de  bleu  et  de  rouge,  l'âme  du  juge.  Quelques- 
uns  ont  poussé  les  hauts  cris  devant  ces  horrifiques 
pantins  de  cour  d'assises.  Mais  le  regretté  substitut 
Granié,  ce  sage  magistrat  ami  des  arts,  les  déclarait 
tout  à  fait  ressemblants.  Pour  ce  motif,  le  prévenu 
fut  renvoyé  des  fins  de  la  poursuite.  Mais  il  ne 
sera  pas  mis  en  liberté  ;  il  demeure  prisonnier  de 
Gustave  Moreau,  en  son  Musée  et  hors  de  son 
musée.  Ou  bien  tout  l'univers  sensible  devient  un 
vaste  Musée  Gustave  Moreau. 

Choisir  des  modèles  bouffons  n'est  pas  toujours 
faire  œuvre  d'ironie,  et  l'on  ne  peut  dire  que 
M.  G.  Rouault  se  plaise  à  secouer  les  grelots  de  la 
morne  caricature. 

Il  a  de  la  vie  une  vision  puissante  qui  correspond 

—  31  — 


L  ART   VIVANT 


à  une  sensibilité  très  profonde  ;  Georges  Rouault 
se  contente,  bonnement,  des  modèles  que  son 
époque  lui  propose  et  il  lui  suffit  d'être  un  peintre 
appliqué  pour  que,  sans  les  juger,  il  les  condamne. 
Pourtant,  cette  préoccupation  est  secondaire  chez 
Rouault,  avant  tout  intéressé  par  la  matière,  de 
la  forme  à  la  couleur.  C'est  un  réaliste  qui  voit 
large  toujours  et  qui  souvent  voit  juste. 

Ses  juges  sont  hideux,  ses  bourgeois  infâmes  et 
ses  filles  exhalent  les  pestilences  du  vice  vulgaire. 
Mais  qu'ils  sont  touchants  ces  clowns  bariolés 
comme  leurs  propos  fous,  ce  pierrot  disloqué,  ces 
femmes  nues,  nos  simples  animaux,  et  ces  paysans, 
plus  que  d'autres  attachés  à  la  glèbe,  car  leurs  faces 
ont  la  couleur  même  des  labours  nourriciers. 

J'imagine  mal  que  l'avenir  puisse  s'essayer  à 
définir  l'inquiétude  contemporaine  sans  beaucoup 
devoir  à  l'art  orgueilleux  et  discret,  plébéien  et  si 
fier,  de  Georges  Rouault. 


—  32  — 


II 


TEMOIGNAGE 


Impressionnisme...  post-impressionnisme...  les 
petit-fils  de  l'impressionnisme...  des  mots  !  Le 
vocabulaire  des  dialogues  d'atelier  ne  convient  plus. 

L'impressionnisme  n'échappe  pas  à  la  commune 
règle  de  victoire  et  continue  d'être  l'impression- 
nisme, absolument,  totalement,  jusque  dans  ses 
plus  aventurés  prolongements.  Cela  est  si  vrai, 
comme  de  la  plus  forte  racine  se  desséchant  à  la 
fleur  la  plus  frêle,  la  plus  haute,  qui  s'étiole  — ■ 
qu'on  ne  voit  enfin  l'Impressionnisme  trébucher 
glorieusement  dans  l'histoire  et  ses  temples,  les 
Musées,  qu'à  l'instant  où  ses  derniers  tenants, 
assouplis  à  ses  façons,  (discipline  en  cette  occurence 
serait  impropre),  sont  poussés,  par  tout  ce  qui 
monte,  vers  le  carrefour  d'où  les  théories  d'ombres 
gravissent  à  leur  tour  les  degrés  du  Musée. 

Car  c'est  ainsi  qu'on  domine,  dans  le  temps,  par 
la  mort. 

J'ai  promis  de  m'inquiéter  des  vivants. 


L  ART    VIVANT 

Des  maîtres  de  grand  talent  pourront  encore 
augmenter  leur  œuvre,  ils  ne  la  prolongeront  plus 
dans  autrui.  Ils  sont  désormais  —  à  moins  d'impos- 
sibles retours  —  sans  héritier.  Le  siècle  nouveau 
ne  compte  plus  avec  eux. 

D'autres  aînés,  que  j'ai  nommés  ;  d'autres  encore 
que  je  nommerai,  suivant  Hier  dans  Aujourd'hui, 
ont,  comme  un  Matisse  (lui-même),  comme  Friesz, 
très  nettement,  fait  un  merveilleux  vœu  de  vivre 
qui  leur  assure,  avec  le  miracle  du  renouvellement 
dans  l'entière  personnalité,  le  bénéfice  de  cette  jeu- 
nesse refusée  à  Faust  usant  de  maléfice. 

Ces  peintres  seront  longtemps  encore  des  phares. 
On  pourra  oser,  dans  levir  orbite,  toutes  les  aventures. 

En  revanche,  tout  ce  que  conditionne  l'impres- 
sionnisme appartient  désormais  à  un  cycle  fermé. 
Le  premier  Salon  libre  d'après-guerre,  le  Salon 
d'Automne  de  1919,  «  ce  mortel  triomphe  des 
valeurs  classées  »,  selon  l'expression  du  plus  rai- 
sonnable des  peintres  sachant  écrire,  nous  en  fournit 
la  certitude. 

L'impressionnisme  a  pu  rayonner,  jusqu'au  Fau- 
visme. Il  portait  toujours  la  mort  en  soi.  Je  rap- 
pellerai ici  ce  que  m'en  disait  Odilon  Redon  qui, 
sans  qu'on  l'en  payât  autant  qu'il  convenait,  permit 
précisément  aux  Fauves  les  plus  assurés  du  don 
de  vie  de  croire  continuer  l'impressionnisme,  sans 
en  périr  avec  lui. 

—  34  — 


le^ 


HIER    DANS    AUJOURD  HUI 

Odilon  Redon  disait  : 

Les  impressionnistes  sont  petits  en  ce  qu'ils  ont  nié 
l'imagination. 
Réalisme  ? 

Leur  réalité  n'est  pas  la  réalité. 

C'est  maintenant  seulement  que  je  rends  publique 
cette  confidence  de  Redon.  On  n'eut  pas  besoin 
d'en  posséder  la  formule  exacte  pour  en  arriver, 
après  l'impressionnisme,  et  en  manière  de  réaction, 
à  la  formule  fameuse  des  cubistes  légiférant,  après 
Picasso  silencieux  et  solitaire  : 

La  conception  l'emporte  sur  la  vision. 


Qui  plus  que  Bonnard  ou  Vuillard,  artistes  riches 
de  dons  si  grands,  si  parfaitement  peintres,  nia 
l'imagination  ?  Ils  ouvrirent  aussi  l'abîme  où 
Matisse  manqua  précipiter  toute  la  peinture. 

C'est  pour  n'avoir  pas  rendu  les  armes  à  de  tels 
aînés  que  les  vivants  d'aujourd'hui  nous  sont  si 
chers. 

Que  vaut  pour  autrui  la  pensée  qui  mène 
Maurice  Denis  ?  Qu'était-ce  que  le  pauvre  sym- 
bolisme   de    Gauguin  ? 

Bonnard  put  exalter,  au  sens  double,  une  époque. 
Il  l'exprima  pleinement  et  il  en  toucha  tous  les 

—  35  — 


L  ART    VIVANT 

cœurs  ;  mais  c'était  une  époque  de  confusion. 
Bonnard  eut  un  immense  talent,  un  talent  dont  il 
ne  peut  plus  que  s'amuser  puisqu'il  ne  s'étend  pas. 
L'honnêteté  dans  la  conviction  contraint  à  de  dou- 
loureuses positions.  Je  ne  me  défend  pas  contre 
certain  charme  encore  reçu  d'une  toile  de  Bonnard 
et  je  lui  chercherai  pire  querelle  qu'à  Vallotton 
dont  les  ouvrages  me  causent  un  si  net  déplaisir. 
Je  puis  parler  d'une  «  composition  »  de  Vallotton  ; 
je  ne  puis  même  pas  dire  un  «  tableau  »,  parlant 
d'une  des  plus  importantes  toiles  du  dangereux 
et  plaisant  essayiste  Bonnard. 

Tout  cela,  qui  est  assez  mélancolique,  m'avait 
assailli  peu  de  temps  avant  l'ouverture  de  ce  Salon 
d'Automne  de  1919.  C'était  aux  entr'actes  d'une 
présentation  cinématographique,  et  de  propagande, 
du  peintre  américain  Harry  B.  Lachmann,  au 
Grand  Théâtre  des  Champs-Elysées  ;  ce  bâtiment 
dont  Forain,  victime  de  l'esprit  ennemi  de  l'intelli- 
gence, décriait  exactement  ce  qu'il  en  fallait  louer, 
l'architecture  relevée  des  hauts-reliefs  de  Bour- 
delle.  Vous  savez  :  «  Le  Zeppelin  de  l'Avenue  Mon- 
taigne !  » 

J'avais  considéré  avec  beaucoup  de  tristesse  le 
plafond  de  ce  théâtre  peint  par  Maurice  Denis. 
Il  n'est,  à  nos  yeux,  d'aucun  temps,  ni  de  personne. 
Il  ne  résiste  ni  à  son  époque,  ni  à  la  nôtre.  Pour- 
tant, par  l'effet  d'un  certain  artifice,  ça  se  main- 

—  36  — 


HIER    DANS    AUJOURD  HUI 


tenait.  Littéralement,  ce  plafond  ne  nous  tombe 
pas  encore  sur  la  tête. 

Au  Salon  d'Automne,  dans  la  désolation  arctique 
de  ce  coin  de  salle,  je  crus  entendre  craquer  le 
plafond. 

Vuillard  aussi  participa  à  la  décoration  du 
théâtre  des  Champs-Elysées.  Et  ça,  c'est  une  date  1 
Et  quel  lieu  !  Que  de  gloires  enterrées  là  ! 

On  s'explique  le  malheur  qui  pesa  sur  cette 
maison.  Par  un  instinct  étrange,  le  fondateur  con- 
voqua tous  les  talents  consommés,  tous  ceux  dont 
la  destinée  était  close.  Vuillard  !  Bonnard  !  deux 
noms  liés  à  ce  point,  deux  talents  à  ce  point 
confondus  qu'on  s'y  trompe. 

Ils  me  pardonneront  d'écrire  que  leur  talent, 
devant  lequel  il  faut  qu'on  s'incline,  repré- 
sente le  plus,  le  mieux,  tout  ce  que  nous  avons 
scrupuleusement  combattu.  Nous  n'avons  com- 
battu que  des  artistes  dignes  de  notre  sage  fureur. 
Leur  œuvre  traîne  dans  le  siècle  comme  un  vieux 
numéro  de  la  Revue  Blanche  ;  numéro  de  choix,  il 
est  vrai,  qu'on  recherche,  qu'on  se  dispute  encore. 


UN  HUMORISTE 

De  Bonnard  maître  de  ce  temps  évoqué,  je  pus, 
alors  que  ses  adversaires  qui  me  sont  chers  naissaient 

—  37  — 


L  ART    VIVANT 

à  peine  à  l'art,  écrire  qu'il  était  «le  plus  tendre  des 
humoristes  ». 

D'abord  illustrateur,  commentant  de  lignes 
essentielles  les  textes  des  plus  modernes  écrivains, 
c'est  un  sentimental  vraiment  élevé  à  l'école  de 
cette  Revue  Blanche  où  l'on  cultivait  aussi  l'ironie, 
très  spéciale,  de  Jules  Renard  à  Max  Stirner. 

On  se  souvient  des  délicieux  bonshommes  qu'il 
dessina  pour  le  Solfège  de  Claude  Terrasse.  On  se 
souvient  des  synthétiques  culs-de-lampes  imaginés 
pour  les  Spéculations  du  pauvre  et  grand  Alfred 
Jarry,  des  marges  inattendues  de  VAlmanach  du 
Père  Ubu  et  des  parfaites  lithographies  qu'il  fit 
exprès  pour  l'édition  de  Parallèlement,  de  Paul 
Verlaine,  imprimé  avec  les  poinçons  gravés  par 
Garamond  sur  l'ordre  de  François  I^''. 

La  Revue  Blanche  est  morte  ;  Jarry  et  d'autres 
sont  morts  et  les  vivants  s'en  sont  allés,  chacun 
de  son  côté.  Mais  Bonnard  n'oublie  pas  qu'il  les 
a  bien  aimés. 

Ce  peintre  d'intérieurs  médiocrement  riches, 
d'intérieurs  à  divans  intellectuels,  cet  intimiste, 
pour  parler  jargon,  est  surtout  un  peintre  du  sen- 
timent. Fuyant  le  joli,  il  est  toujours  gracieux  et 
ne  s'embarasse  pas  autrement  si  l'exigente  laideur 
s'est  installée  dans  un  angle  parmi  des  surfaces  de 
beauté  reconnue,  proclamée  au  moins  et  par  de 
très  intelligents  amateurs.  Ceci  est  bien. 

—  38  — 


Hier  dans  aujourd  hui 

De  cette  laideur,  Bonnard  s'amusera  de  tirer 
un  parti  plaisant  ;  c'est  un  peintre  du  sentiment 
dont  le  dessin  parut  se  soutenir  par  sa  correspon- 
dance avec  une  émotion  profonde,  ingénue. 

Il  y  a  dans  l'œuvre  de  Bonnard,  un  Effet  de  glace 
qu'on  doit  tenir  pour  une  des  plus  heureuses  réali- 
sations de  cet  art  à  la  fois  précis  et  distrait  par  la 
mobilité  des  choses.  Quand  il  fallait  dominer  cette 
mobilité,  Bonnard  en  faune  apprivoisé,  vaincu, 
s'est  laissé  distraire  par  la  ronde  des  sensations. 
Bonnard,  poussant  l'impressionnisme  à  l'extrême, 
et  l'aggravant  d'esprit,  tient  pour  évident  que 
chaque  minute  modifie  chaque  i)b]et.  Il  lui  a  manqué 
une  toute  petite  curiosité  de  la  multiplicité  de 
l'unique  pour  être  —  qui  sait  ?  —  un  précurseur 
du  Futurisme.  Le  Futurisme  aujourd'hui  failli  est 
une  suprême  folie  impressionniste. 

Il  n'y  a  aucun  péril  à  s'abandonner  au  charme 
de  certains  nus  de  Bonnard. 

Bonnard,  parfois,  fut  attachant  paysagiste.  Dans 
un  paysage,  d'une  pureté  rare  chez  ce  peintre.  Le 
train  et  les  chalands,  parmi  les  souples  ondulations 
du  terrain  aux  teintes  multiples,  les  arbres  épanouis 
sous  le  ciel  peuplé,  c'est  le  train,  cette  chose  laide 
en  soi,  qui  donne  à  l'œuvre  sa  véritable  valeur. 

Mais  BonnaTd  revient  vite  à  des  charges  d'atelier 
pour  rapins  enfin  cultivés,  à  des  poèmes  bourgeois 
d'une   ironie   qui   tombe   souvent   au   piège,    aux 

—  39  — 


L  ART    VIVANT 


tendres  jeux  impurs  des  petites  Amies  jouant  à  la 
grande  Sapho,  comme  disait  Alfred  Jarry. 


Vuillard  fut  un  jumeau  de  Bonnard,  avec  moins 
d'esprit  et  plus  de  profondeur.  11  est  constant  qu'on 
le  nomme  en  second,  avec  quelque  injustice  appa- 
rente. 

Est-ce  donc  qu'un  tel  art,  opposé  à  toute  vraie 
plasticité,  ne  se  soutient  que  par  l'intellectualité  ? 


CHARLES  GUERIN 

Charles  Guérin  a  fréquenté  les  musées  autant 
que  l'a  pu  faire  André  Gide  qui  l'estime.  André 
Gide  est  poète  et  théoricien  ;  se  promener  dans  les 
galeries  vénérables  suffit  à  l'enrichir.  Mais  Charles 
Guérin  n'a  peut-être  pas  assez  copié  les  maîtres. 
Doué  du  sens  le  plus  séduisant  de  la  couleur,  il  se 
laisse  encore,  çà  et  là,  embarrasser  par  la  matière 
et  l'on  peut  déplorer  que  dans  ses  natures  mortes, 
la  viole  d'amour,  la  gourde  et  le  bouquet,  soient 
d'une  même  qualité. 

On  aimera,  comme  il  faut  les  aimer,  les  tendres 
mascarades,  un  peu  littéraires,  qui  favorisèrent  la 

—  /lO  — 


HIER    DANS    AUJOURD  HUI 

fortune  de  Charles  Guérin.  Ces  scènes  au  parc  ne 
sont  pas  d'un  Watteau  comme  on  l'a  dit  ;  fêtes 
galantes  d'une  sensualité  toute  moderne,  elles 
allient  à  la  grâce  convenue  le  charme  d'un  exotisme 
imprécis,  d'une  beauté  guère  plus  chinoise  que  les 
Chinoises  de  Boucher.  C'est,  d'ailleurs,  à  ce  maître, 
bien  mieux  qu'à  Watteau,  que  l'on  pourrait  en 
appeler  de  Châties  Guérin. 

Le  rythme  de  certains  nus,  Femme  Nue,  Torse 
au  jupon  vert,  Torse  au  collier  vert,  Torse  nu,  Le 
modèle,  Buste  au  sein  nu,  etc.,  est  évidemment  clas- 
sique et  l'art  de  Guérin  demeure  mesuré,  même 
en  ses  fantaisies  carnavalesques  ;  il  témoigne,  en 
outre,  d'une  distinction  étudiée,  cette  forme  bour- 
geoise du  goût  à  quoi  n'atteignent  que  peu  des 
professeurs  chamarrés,  qu'un  mauvais  plaisant 
dénommait  les  artilleurs  du  canon  académique. 

Au  fait,  Charles  Guérin,  est,  lui  aussi,  professeur. 
C'est  un  prudent  maître  et  qui,  selon  Ingres,  ins- 
crirait volontiers  au  fronton  de  son  académie  de 
peinture  :  Ecole  de  Dessin.  On  peut  supposer  que 
divers  portraits  ne  sont  que  d'habiles  démonstra- 
tions à  l'usage  des  dames  peintres  de  la  rue  Cam- 
pagne-Première. 

Erreur  légère  et  que  rachètent  tant  d'heureuses 
«  réussites  »  dues  uniquement  au  don  appuyé  sur 
la  patience  et  la  méthode,  dont  il  parvient  à  faire 
oublier  qu'elle  est  courte. 

_  41  — 


L  ART    VIVANT 


ET  PUIS,  VOICI  DES  FLEURS... 

Une  œuvre  charmante,  spontanée  en  son  essence, 
appuyée  avec  certitude  sur  la  plus  tendre  part  de 
notre  tradition,  complète  en  soi  et  n'ayant  eu  que 
des  influences  indirectes,  légères  comme  elle-même. 
C'est  l'œuvre  de  Pierre  Laprade  dont  la  vertu,  à 
nos  yeux  et  selon  l'esprit  dont  on  voudrait  animer 
ce  livre,  est  d'avoir  vu  droit,  en  classique,  là  où 
Bonnard  commençait  de  prendre  l'abîme  pour 
l'infini. 

Ce  n'est  pas  rien  que  pour  des  raisons  d'amitié, 
et  à  cause  d'intentions  propres  à  quelque  marchand 
bon  administrateur  des  talents,  que  Pierre  Laprade, 
qui  n'a  rien  d'un  farouche  solitaire,  fit  longtemps 
partie  d'un  groupe,  aujourd'hui  désagrégé,  dont  les 
expositions  collectives,  régulières  autant  que  fêtes 
carillonnées,  réunissaient  les  noms  de  Maurice 
Denis,  Lebasque,  Herman-Paul,  Odilon-Redon  et 
Théodore  Van  Rysseberghe. 

Pierre  Laprade,  même  lorsqu'il  expose  seul, 
laisse  bien  voir  quel  lien  l'attache  aux  artistes  de 
son  groupe.  C'est  un  certain  goût  de  Vendécor, 
s'il  est  permis  d'ainsi  dire,  pour  être  vite  compris. 

D'ailleurs,    qu'on   n'imagine   point   théâtral,    ce 

—  42  — 


HIER    DANS    AUJOURD  HUI 

qui  serait  fâcheux,  l'art  de  Pierre  Laprade.  Ce 
peintre  se  complaît  aux  somptueuses  ordonnances, 
mais  par  des  moyens  volontairement  simples.  Rien 
d'autre  ne  l'unit  à  ses  cinq  illustres  confrères.  On 
l'a  justement  loué  pour  la  souplesse  et  la  fermeté 
des  lignes,  l'éclat  tempéré  du  coloris.  C'est  aux 
mémoires  bien  écrits  des  deux  derniers  siècles  qu'on 
songe  en  voyageant,  sur  le  tendre  chemin  classique 
de  ses  peintures  et  aquarelles  —  un  des  meilleurs 
instants  d'une  carrière  heureuse  —  de  Marseille  à 
Rome,  jusqu'à  Palerme,  sans  poser  le  pied  sur  le 
ponton  d'où  Signac  aperçut  sa  belle  Venise  que 
personne  ne  visite  plus,  et  en  reconnaissant  que 
Ziem  a  menti.  Le  port  d'où  il  prétend  avoir  fait 
voile  pour  le  plus  proche  Orient  n'existe  pas.  C'est 
ce  dont,  avant  de  nous  ramener  à  Versailles,  à 
Saint-Cloud  reconquis  par  les  herbes,  aussi,  nous 
persuade  la  douceur  classique  de  Pierre  Laprade 
aimé  des  nymphes  les  moins  inhumaines. 


ILE  DE  FRANCE 

On  a  dit  de  Francis  Jourdain  qu'il  était  un  petit- 
neveu  parisien  de  saint  François  d'Assises.  Entendez 
par  Parisien  homme  d'Ile-de-France,  comme  ces 
poètes  :  Gérard  de  Nerval,  Paul  Fort.  Il  aime  humai- 

—  43  — 


L  ART    VIVANT 


nement  et  religieusement  la  nature,  et  il  semble 
que  la  nature  se  fasse  toujours  belle  pour  le  rece- 
voir ;  belle  avec  sa  robe  de  tous  les  jours,  sa  robe 
humble  et  splendide,  brodée  par  les  saisons,  dorée 
par  la  lumière,  lavée  par  les  pluies,  et  que  l'orage 
secoue  sans  parvenir  à  la  déchirer.  Francis  Jour- 
dain ne  recherche  pas  le  falbalas  des  pays  ou  la 
nature,  frivole,  est  toujours  en  habit  de  fête  ;  il 
la  veut  heureuse,  chantant  et  au  labeur,  comme  une 
lavandière  de  Senlis  ou  de  Sannois.  Si  l'opulence 
le  séduit  un  instant,  il  se  réfugie  en  un  intérieur 
tiède  et  peint  deux  femmes  nues  s'amusant  d'une 
étoffe  ;  de  ce  chiffon  soyeux,  il  fait  la  richesse 
même.  Mais  c'est  le  paysagiste  qui  est  vraiment 
pur,  le  peintre  dont  les  œuvres  ne  sont  que 
douceur  et  franchise,  abondance  dans  la  grâce. 
Peintre  enthousiaste  et  généreux,  il  œuvre  avec 
d'autant  plus  d'allégresse  qu'esprit  réfléchi  il  a  le 
contrôle  de  sa  joie. 


44 


A  LA  DÉCOUVERTE 

DES  VOIES    CLASSIQUES 


JULES  FLANDRIN 


Des  talents  opposés  se  rencontreront  comme  se 
rencontrèrent  Livingston  et  Stanley,  l'un  traçant, 
en  allant  à  lui,  les  voies  nouvelles  du  retour  victo- 
rieux quand  le  premier  était  parti  en  quête  de  la 
grande  Source,  et  non  plus  d'un  paradis  barbare 
ainsi  que  fit  Gauguin. 

Tout  le  monde  veut  être  classique  !  gronde 
M.  Jacques-Emile  Blanche.  Chacun  ne  s'y  efforce 
pas  comme  il  faut. 

Entouré  par  les  seconds  impressionnistes  ses 
amis,  les  hommes  de  sa  génération,  Jules  Flandrin 
fut  des  premiers  à  désirer  se  nourrir  de  l'air  puis- 
sant et  mesuré  qu'on  îespire  sur  les  voies  classiques. 

Des  croyances  chères  à  ceux  de  son  âge,  Jules 
Flandrin  garde  entière  la  foi  en  la  vertu  perma- 
nente, indestructible  du  «  langage  direct  »,  selon 
l'expression  d'André  Lhote. 

Othon  Friesz  siège  au  conseil  des  Fauves  révolu- 
tionnaires  pour   méditer,    parmi   ces   démolisseurs 

—  47  — 


L  ART    VIVANT 

généreux,  ardents  à  la  besogne,  sur  la  vertu  de 
reconstruire. 

Raoul  Dufy,  fidèle  aux  grâces  sœurs  de  celles 
qui  enchantèrent  Henri-Matisse,  articule,  dans  le 
temps  même  des  grandes  recherches  de  Picasso, 
et  loin  de  lui,  les  premières  syllabes  du  «  langage 
indirect  ». 

André  Derain  qu'aucune  amitié  n'a  pu  fixer, 
nourrissant  sa  science  de  sa  sensibilité,  apporte  de 
bonne  heure  à  la  République  des  Arts  l'espérance 
de  libertés  inconnues  permises  par  la  force  généreuse 
d'un  austère  Régulateur. 

André  Lhote,  plus  jeune,  à  l'âge  encore  des 
essais,  veut  être  riche  de  tout  l'univers  plastique 
pour  atteindre  à  la  santé,  à  la  plénitude  par  le 
sacrifice. 

Seul,  l'aîné,  Jules  Flandrin,  aura  des  disciples 
directs,  parce  que  son  effort  est  limité.  Picasso, 
responsable  du  cubisme  qu'il  ne  patronne  même 
pas,  n'a  pas  de  disciples  directs. 

Jules  Flandrin  peut,  malgré  ce  qui  vient  d'être 
dit,  revendiquer  la  gloire  d'avoir  gouverné  contre 
le  cahos,  quand  le  cahos  semblait  aimable  et  sain. 


La  joie  qui  ordonne,  la  sagesse  qui  édifie,  sont 
les   vraies  puissances   de   Jules   Flandrin,   peintre 

—  48  — 


A    LA    DÉCOUVERTE    DES    VOIES    CLASSIQUES 

assez  robuste,  assez  lucide  aussi,  pour  prodiguer 
tous  ses  dons  sans  contrarier  la  règle  nécessaire. 
Aussi  bien,  est-ce  de  cette  généreuse  discipline 
qu'est  fait  le  tempérament  de  ce  montagnard  épris 
des  altitudes  et  sensible  aux  charmes  paisibles  de 
la  vallée. 

La  montagne,  les  arbres,  les  troupeaux,  sont  les 
éléments  de  la  poésie  qu'il  nous  fait  chérir. 

Apercevra-t-on  là  un  moyen  ?  Le  désir  d'une 
certitude  classique,  solide  mais  étroite,  et  par 
d'autres  éprouvées  ? 

Thèmes  éternels  !  La  grande  vertu  n'est-elle  pas 
plutôt  d'ajouter  des  thèmes  nouveaux  au  répertoire 
des  thèmes  éternels  ? 

Gardons-nous  d'oublier  qu'une  étude  de  Flandrin 
nous  ramène  aux  premiers  jours  de  ce  siècle.  Tout 
à  l'heure,  nous  verrons  de  quoi  s'inquiète  ce  peintre 
en  1919. 

Longtemps  il  ne  peignit  rien  que  de  ces  paysages 
tendres  et  graves  d'où  s'élèvent  des  parfums  de 
terre  promise.  Sous  un  ciel  d'un  bleu  profond, 
gonflé,  peuplé  de  nuages  blancs,  dont  le  volume 
correspond  aux  vallonnements  du  sol  tranquille, 
des  bœufs  descendent  de  la  Grande-Chartreuse. 
Il  peint  non  pas  «  des  bœufs  »  —  et  c'est  alors  une 
grande  nouveauté  —  mais  «  un  troupeau  »  que 
mène  une  placide  et  commune  vigueur. 

En  d'autres  toiles,  voici,  roulant  sur  la  vallée 

—  49  —  A 


L  ART    VIVANT 

qu'on  sent  déjà  humide  des  pluies  prochaines,  des 
nuages  de  tous  les  gris  s'élevant  jusqu'au  violet. 

Enfin,  préoccupé  du  «  tableau  »  dont  deux  géné- 
rations glorieuses  avaient  enseigné  le  dédain,  et 
dont  les  académiciens,  les  Pompiers,  manquèrent 
de  nous  donner  tout  à  fait  le  dégoût,  Jules  Flandrin 
voulut  et  sut  composer  le  difficile  drame  plastique 
à  personnages. 

Regardez  l'une  de  ses  toiles  les  plus  fameuses, 
V Amazone  (imitée  même  par  des  jeunes  gens  déjà 
hors  de  sa  voie)  —  :  Vêtue  de  gris,  elle  monte  une 
élégante  cavale  au  poitrail  blanc  éclaboussé  de 
soleil  ;  la  Belle  et  la  Bête  expriment  la  fierté  ;  le 
paysage  semble  reculer,  amazone  et  cheval  le  péné- 
trant, mais  la  lumière  descend  au-devant  des  per- 
sonnages. 

Si  l'on  examine  ensuite  les  Trêis  Jeunes  bergers 
dansant,  et  dont  l'un  joue  de  la  flûte,  on  est  saisi 
par  l'humaine  frénésie  de  cette  composition  sans 
désordre  et  sans  délire.  Une  Naissance  de  la  Tra- 
gédie. 

Les  paysages  d'Italie,  que  Flandrin  interprète 
volontiers,  n'ont  peut-être  pas  toute  la  pureté  de 
ceux  du  Dauphiné.  Sous  un  climat  étranger,  il 
s'efforce  ;  et  ses  dons  se  dispersent  un  peu.  Mais, 
toutefois,  son  effort  ne  va  pas  sans  d'exquises 
réussites,  et  l'on  peut  hasarder  le  mot  comme  Flan- 
drin peut  risquer  ce  hasard,  lui  dont  l'œuvre  con- 

—  50  — 


r 


A    LA    DÉCOUVERTE    DES    VOIES    CLASSIQUES 

damne  cet  art  défunt  uniquement  fondé  sur  la 
réussite  possible. 

Dans  ses  paysages  italiens,  nous  savourons  la 
lumière  méridionale  s' ébrouant  sur  les  pierres 
({u'elle  anime  jusqu'à  la  souffrance. 

A  l'œuvre  de  Jules  Flandrin,  il  faut  ajouter  de 
riches  natures-mortes,  fortes  et  légères,  célébrant, 
non  sans  gravité,  l'âme  profonde  des  choses  par- 
ticipant à  notre  vie. 

Je  me  souviens  d'un  Trophée  champêtre,  mêlant 
flûte,  syrinx,  violon  et  guirlande  de  chêne,  entre 
des  meubles  familiers,  qui  évoque  doucement  la 
silencieuse  volupté  d'une  chambre  de  poète.  Ce 
qu'il  y  manque  encore,  Flandrin  va  nous  le  livrer 
bientôt. 

Avant  la  guerre,  il  s'amusa  des  ballets  russes 
dont  il  fit  une  longue  suite  vantée  pour  la  richesse 
des  couleurs.  C'était  quelque  chose  comme  la  resti- 
tution de  l'enchantement,  un  peu  confus,  dont 
nos  yeux  étaient  emplis.  Je  ne  crois  pas  qu'on  se 
soit  avisé  alors,  de  louer  plus  justement  ces  petites 
toiles  pour  cette  liberté  d'expression  qui  rappro- 
chait l'aîné  Flandrin  du  centre  de  la  vie  actuelle 
de  l'art,  sans  rien  lui  faire  perdre  de  ses  qualités 
d'ordre,  de  mesure. 

La  dernière  œuvre  de  Jules  Flandrin  est  signi- 
ficative. Nous  ferons  sur  cette  toile  un  crédit  d'au- 
tant plus  grand  qu'elle  est  mauvaise. 

—  51  — 


L  ART    VIVANT 


Il  manquait  à  Flandrin  de  se  tromper. 

Je  veux  parler  du  portrait  de  M.  S...,  gros  et 
riche  propriétaire  de  cinémas. 

Le  personnage  du  premier  plan,  M.  S...,  est 
indigne  de  l'adroit  portraitiste.  Pourtant,  d'atta- 
chantes intentions  sont  révélées  par  cette  figure. 
Flandrin  a  voulu  faire  «  ciné  »,  il  a  voulu  faire 
«  nouveau  riche  »,  et  il  a  voulu  le  traduire  plasti- 
quement,  hors  de  l'esprit  impur.  Un  souci  trop 
direct  de  réalisation,  trop  précis,  réduisant  un 
désir  joyeux  à  la  pire  contrainte  l'a  paralysé.  Mais 
Flandrin  triomphe  presque  avec  la  figure  du  second 
plan,  l'officier  kaki  à  la  fourragère  rouge  devant 
l'établissement  cinématographique;  ce  marcheur  qui 
traduit  peut-être  le  mieux  le  mouvement  de  la  rue 
moderne  selon  le  sentiment  moderne. 

Quel  peintre  de  l'âge  de  Jules  Flandrin,  déjà  aux 
portes  du  Musée,  ne  contrariant  presque  plus  les 
sénateurs  de  l'art,  peut  à  ce  point  se  rajeunir, 
fut-ce  au  prix  d'une  erreur  dont  ne  souffrira  même 
pas  M.  S...,  et  dont  on  peut  tout  attendre  ? 


LE  VOYAGE  EN  ITALIE 

Pierre  Girieud,  artiste  de  bonne  culture  et  remar- 
quablement    doué,     manqua     d'être    le     Gustave 

—  52  — 


A    LA    DÉCOUVERTE    DES    VOIES    CLASSIQUES 

Moreau  du  fauvisme.  La  courbe  de  son  imagination 
le  menaçait  de  ce  danger.  Il  sut  se  remettre  à  temps 
à  l'école  des  vieux  maîtres  italiens,  et,  s'il  ne  renou- 
velle pas  les  plus  grands,  il  fait  songer  parfois 
à  Palma  le  vieux  qui  aimait  également  à  peindre 
des  Saintes  familles  et  des  Dianes,  des  Vénus,  des 
Marsyas. 

Semblable  à  certains  poètes  symbolistes  épurant 
une  imagination  fantasmagorique  par  leur  applica- 
tion à  rajeunir  les  mythes  éternels,  Pierre  Girieud 
retrempa  aux  sources  antiques  ses  qualités  de 
peintre   allégorique. 

Il  était  lié  aux  Fauves  par  ce  qui  les  unissait 
tous,  d'abord  :  la  couleur. 

Pierre  Girieud  se  composa  une  tablette  non 
moins  violente  que  celle  d'un  Van  Dongen  ou  d'un 
Henri-Matisse  et  qui  lui  appartenait  en  propre, 
par  un  certain  choix  de  jaunes,  de  bleus,  de  verts 
ponctués  de  vermillon.  Mais  sur  la  toile  il  savait, 
par  la  distribution  des  couleurs,  abaisser  l'harmonie 
de  plusieurs  tons.  Quelques-unes  de  ses  premières 
œuvres,  violemment  bariolées,  sont  déjà  très  sem- 
blables à  des  peintures  à  la  détrempe. 

Fauve,  Pierre  Girieud  l'était  encore  au  début  de 
sa  carrière,  par  la  barbarie  de  son  imagination  et 
du  plus  mauvais  aloi.  Les  produits  de  sa  fantaisie 
portaient  trop  souvent  la  griffe  de  la  chimère 
montmartroise  :   dans  ses  projets  de  vitraux,  et 

^  53  — 


L  ART    VIVANT 


ses  tableaux  d'alors  qui  semblent  tous  être  des 
projets  de  vitraux,  abondent  les  crapauds  verts 
aux  yeux  rouges  aimés  par  Jean  Lorrain,  et  les 
araignées  d'or. 

Un  jour  Girieud  s'en  fut  en  Italie...  L'artiste  en 
revint  étrangement  renouvelé.  Mais  ne  prolonge- 
t-il  pas  à  l'excès  son  second  voyage  ?  Même  peut- 
on  dire,  car  au  fait  il  a  quitté  l'Italie,  qu'il  est 
toujours  en  Italie,  fût-il  à  Aix,  chez  Cézanne. 
Cependant,  on  doit  s'incliner  devant  la  fierté  de 
son  œuvre,  une  fierté  qui  vise  à  la  majesté  et  c'est 
là  quelque  chose  d'assez  redoutable.  Avec  une 
autre  liberté  d'écriture  et  une  palette  plus  sincère 
Girieud,  il  faut  bien  le  dire,  appelle  les  noms  de 
Bernard  et  même  d'Armand  Point.  Ce  dernier  ne 
le  comprendrait  certes  pas,  ceci  est  un  compliment 
sincère  à  Girieud,  mais  il  se  réjouirait  de  recon- 
naître sur  sa  toile  la  poussière  du  Musée. 


Je  rencontrai  Girieud,  sur  le  front,  au  début  de 
la  campagne.  Les  blessés  imploraient  ce  brancar- 
dier baudelairien  :  «  Vous  m'en  donnerez,  dites, 
M'sieur  l'abbé,   de  vos  médailles  !   » 

Destinée  l  II  promet  toujours  quelque  chose 
de  chimériquement  important.  Depuis  qu'il  s'est 
libéré  d'un  un  peu  mol  fauvisme  et  de  ^on  barbare 

—  54  — 


A    LA    DÉCOITVERTE    DES    VOIES    CLASSIQUES 

empire,  ce  peintre  de  talent  ne  nous  offre  le  plus 
souvent  que  de  petits  paysages  provençaux,  mesu- 
rés, sévères  et  d'une  plénitude  qui  équivaut  à 
l'émotion.  Joachim  Gasquet  devra  écrire  là-dessus 
de  jolies  choses  et  M.  Xavier  de  Magallon  en  tirera 
peut-être  un  parti  électoral.  Il  y  a  des  théories 
toutes  prêtes  et  c'est  dans  le  midi  de  Charles  Maur- 
ras  que  ça  se  passe.  Dites,  M'sieur  l'abbé  !...  Mais 
Girieud  n'y  peut  rien  qui,  des  premiers,  a  senti 
tout  Poussin  par  Cézanne. 


OTHON  FRIESZ 

A  chaque  exposition  nouvelle,  Othon  Friesz  nous 
prouve,  une  fois  de  plus,  avec  les  maîtres  les  plus 
somptueusement  français,  de  quelle  discrétion 
sévère  s'accommode  l'abondance.  Ce  n'est  pas  lui 
qui  la  confondra  avec  je  ne  sais  quel  mérionalisme 
vain  et  déclamatoire. 

C'est  l'abondance  qui  autorise  le  choix. 

Othon  Friesz,  s' efforçant  avec  le  plus  d'heureuse 
intelligence,  à  provoquer  une  renaissance  de  la 
composition,  quand  les  critiques  pressés  le  comp- 
taient parmi  les  Fauves,  entendit  mieux  qu'aucun 
pour  la  bien  répéter  la  leçon  *du  Poussin. 

Sa  récompense  est  notre  joie. 

—  55  — 


L  ART    VIVANT 

J'ai  voulu  revoir,  avant  d'écrire  ceci,  une  de  ses 
toiles  dernières  et  qui  résume  le  mieux  sa  tranquille 
puissance. 

Une  route  à  la  terre  d'ocre  légère,  dans  un  pay- 
sage robuste  dont  la  couleur  répartie  avec  une 
science  profonde  —  car  il  faut  tout  de  même  parler 
simplement  du  beau  métier  de  peindre  —  assure 
la  réalité  des  volumes. 

Les  palmes  d'un  arbre  dans  l'espace  l 

Ce  n'est  pas  le  vent  qui  les  agite  dont  il  faut, 
par  une  habile  supercherie,  parodier  l'oscillation. 
C'est  leur  mouvement  dans  l'espace  qu'il  faut 
rendre  sensible,  et  c'est  cette  répétition,  ce  renou- 
vellement plutôt,  du  mouvement  qui  «  fait  l'arbre  » 
et  de  l'absorption  progressive  du  mouvement  dans 
le  mouvement  naîtra  toute  la  forêt,  soutenue  au 
terme  du  plan  mobile,  si  ferme  de  la  route  ;  une 
ligne  éclatante  des  vertus  de  la  ligne. 

Je  pourrais,  en  variant  heureusement  les  termes 
—  n'est-ce  pas  ?  —  dire  des  Bouquets  ce  que  j'ai 
dit  de  la  forêt.  Mais  c'est  peu  de  «  mes  exercices  » 
qu'il  doit  s'agir  ici.  Parmi  les  derniers  ouvrages 
accomplis  de  Friesz,  il  faut  mettre  hors  pair  la 
Bibliothèque,  joyau  sévère  de  l'art  moderne. 

L'école  française  compte  peu  d'ouvrages  aussi 
solides,  et  solides  par  la  lumière  serve  des  lignes, 
que  cette  puissante  nature-morte. 

L'oi'dre  pour  lui  est  le  seul  «  effet  »  permis  à  l'art. 

—  56  — 


A    LA    DECOUVERTE    DES    VOIES    CLASSIQUES 

Othon  Friesz,  et  j'y  reviendrai,  a  pu,  en  travail- 
lant, avec  un  courage  inégalé,  à  ruiner  le  vain  pitto- 
resque, satisfaire  son  goût  de  l'exotisnne  et  de  l'ima- 
gerie. C'est  par  une  très  particulière  inclination  de 
l'esprit,  par  une  rare  santé  visuelle  qu'il  y  est 
parvenu.  Son  exotisme  relève  d'un  goût  naturel  ; 
il  ne  lui  fournit  que  des  thèmes  plus  élargis  qu'enri- 
chis, sans  l'encombrer  du  fardeau  mortel  de  l'ac- 
cessoire. De  l'imagerie,  il  fait  l'inventaire  senti- 
mental des  thèmes  familiers  et  les  restitue  au 
cadre  naturel  d'où  l'imagier  les  a  tirés. 

La  belle  frégate  des  pipes  malouines  vogue  à 
pleines  voiles  sur  la  mer  d'un  franc  peintre  de 
marines. 

Parvenu  à  la  maîtrise,  Othon  Friesz  a  voulu 
enclore  dans  une  grande  toile  la  tragédie  de  la 
guerre.  Est-ce  de  l'immense  imagerie  ?  C'est 
qu'alors  le  lien  est  plus  étroit  encore  qu'on  ne  l'a 
dit  entre  l'art  des  primitifs  et  celui  d'Epinal. 

Il  est  des  œuvres  plus  pures  signées  du  nom  de 
Friesz.  Pourtant,  je  ne  me  hasarderai  que  lente- 
ment à  donner  tort  à  ceux  qui  tiennent  pour  capi- 
tale cette  Damnation  des  bourreaux  de  la  France 
et  de  tous  les  pauvres  hommes  qui  ne  demandaient 
qu'à  librement,  paisiblement  labourer,  raboter, 
marteler,  bâtir,  écrire,  imprimer,  peindre,  encadrer, 
acheter,  vendre,  faire  un  peu  l'usure  aussi,  tricher 
quelquefois,  mais  le  plus  humainement  possible. 

—  57  — 


L  ART   VIVANT 


En  cette  toile  géante  s'allient  les  fureurs  de 
Stephan  Lochner,  le  primitif  de  Cologne,  maître 
des  tourments  pour  l'amour  du  divin  maître,  et 
l'ingénuité  de  Georgin,  l'imagier  d'Epinal,  mais 
transportée  —  sans  transposition  —  de  la  façon 
que  j'ai  dit. 

Qui,  avant  Othon  Pries?:,  en  son  siècle,  eut  osé 
attaquer  un  pareil  morceau,  vaste  opéra  populaire, 
barbare  et  littéraire  un  peu  ? 

Le  douanier  Rousseau,  peut-être,  et  Friesz  qui 
sait  ce  que  je  veux  dire  en  sera  content.  Inclus  en 
cette  composition  multiple,  mais  ne  s'en  détachant 
qu'à  peine,  juste  assez  pour  tenter  la  «  réplique  », 
un  chef-d'œuvre.  Le  paysage  de  Notre-Dame  sous 
l'arc-en-ciel.  Paiis  sauvé  !  * 


Sans  doute  Friesz  a-t-il  bien  fait  de  ramasser, 
une  fois,  tous  ses  dons  de  force,  de  verve,  de  mesure 
en  une  toile  de  cette  qualité.  Là  ovi  d'autres  voient 
ces  dons  dispersés,  répandus,  je  les  vois  au  contraire 
contractés.  Par  cette  toile,  Friesz  donne  une  leçon 
de  courage.  Il  lance  un  grand  appel.  Et,  dans  sa 
demi-retraite,  le  silencieux  André  Derain  achevant 

*  Se  souvient-on  de  cette  rencontre  aux  Indépendants  : 
face  à  face  le  Paradis  Perdu  d'Othon  Friesz  et  l'Ei>e  au 
Canapé  d'Henri  Rousseau  ?   (1910). 

—  58  — 


A    LA    DÉCOUVERTE    DES    VOIES    CLASSIQUES 

les  œuvres  peut-être  les  plus  vastes  de  son  temps, 
approuve,  sans  rien  dire,  le  militant  Othon  Friesz. 

On  peut  écouter  (je  veux  dire  qu'il  a  chance 
qu'on  l'écoute)  celui  qui  compte  pas  mal  de  dis- 
ciples et  le  plus  d'élèves  unis  autour  du  maître 
qui  leur  enseigne  la  liberté  et  le  respect  de  leur 
personnalité,  le  goût  ardent  de  sa  conquête. 

Au  moins  pour  qui  veut  peindre  la  nature,  Friesz 
est  un  excellent  directeur,  si  sa  vision  est  l'une  des 
plus  parfaitement  française. 

«  A  Rome,  Nicolas  Poussin  voyait  les  Andelys  », 
a  dit  un  commentateur. 

Le  Normand  Othon  Friesz  aurait  été  bien  capable 
de  voir  les  Andelys  en  0' Tahiti,  car,  avec  deux  ou 
trois  autres,  il  savait  recevoir  de  Gauguin  —  et 
malgré  Gauguin  —  la  seule  leçon  profitable,  celle 
dont  la  conséquence  n'est  pas  la  maigre  trouvaille 
d'un  exotisme  un  peu  forain,  mais  par  la  franchise 
du  dessin,  l'épuration  des  plans,  l'élargissement 
du  décor  jusqu'à  l'universel. 

J'ai  dit  quel  cas  heureusement  «  égoïste  »  faisait 
Friesz  de  l'exotisme,  au  lieu  de  le  vulgariser  trivia- 
lement, de  le  rendre  public,  bassement. 

Là  gît  la  clé  de  méthode  de  Friesz,  peintre  en 
voyage.  Celui  qui  peut  être  le  plus  orgueilleux  de 
son  unité  de  composition  dans  la  variété  est  un  des 
modernes  qui  ont  le  plus  mesuré  d'horizons. 

On  connaît  ses  toiles  de  La  Ciotat,  de  Cassis, 

—  59  — 


L  ART    VIVANT 

d'Italie,  du  Portugal,  de  Cassis  encore,  ce  Cassis 
où  vint  peindre  le  premier  André  Derain,  que 
Matisse  réclama  I  et  qui  échut  enfin  tout  entier, 
si  l'on  peut  ainsi  dire  à  Friesz. 

C'est  sous  le  ciel  de  Cassis  que  Friesz  s'écriait  : 

—  Ce  pays  toujours  .neuf  en  émotions  est  admi- 
rable. Impossible  de  se  satisfaire  de  morceaux, 
d'arrangements  —  il  est   sévèrement   composé. 

«  On  y  peut  voir  le  Poussin  refait  sur  nature  l 

«  Certains  rochers  évoquent  encore  Lippi  — 
refait  aussi  sur  nature.  » 

Friesz  a-t-il  oublié  ce  propos  dont  je  me  suis 
souvenu  ?  A  coup  sûr,  il  ne  s'en  étonnera  pas  pour 
être  demeuré  fidèle  à  sa  voie  large,  volontairement 
tracée. 

Le   Poussin  refait  sur   nature  ! 

Voilà  qui  épargne  au  critique,  surtout  quand  il 
néglige  la  critique  scientifique,  de  trop  longues 
digressions.  Voilà  qui  rend  sensible  le  souci  de 
voyager  qu'eut  Friesz  parcourant  encore  l'Alle- 
magne, revenant  à  sa  Normandie  et  parlant,  à 
Cassis,  d'une  incursion  au  Portugal  comme  d'une 
«  infidélité  ». 

Le  bénéfice  de  ce  voyage  au  Portugal  fut  cepen- 
dant immense.  Friesz  en  rapporta  des  toiles  et  des 
cartons  qui  nous  réduisirent  à  la  réforme  d'un 
premier  jugement.  Ce  peintre  qui  traduisit  en 
«  costaud  intelligent  »  les  belles  formes  mouvantes 

—  60  — 


A    LA    DÉCOUVERTE    DES    VOIES    CLASSIQUES 

tordues  sur  le  tapis  ou  bondissant  dans  la  poussière 
lumineuse  du  cirque,  parmi  les  agrès  suspendus 
ainsi  que  les  étalons  de  rares  mesures,  n'atteignit 
pas,  en  des  compositions  d'un  ordre  plus  lent,  plus 
épanoui,  à  la  perfection  des  chairs  dévoilées.  En 
ses  premières  années,  il  lui  manqua,  çà  et  là,  le 
sentiment  du  repos,  et  ses  nus  ne  nous  savaient 
satisfaire  que  si  les  muscles  en  mouvement  don- 
naient à  l'œuvre  son  équilibre. 

Au  Portugal,  d'où  Friesz  devait  rapporter  cette 
œuvre  maîtresse,  La  Fontaine,  les  croquis  et  les 
études  qui  la  préparent,  il  découvrit  le  secret  des 
attitudes  et  la  loi  d'une  statique  à  son  usage.  Il  la 
découvrit  là  et  pas  ailleurs,  mais  évidemment  en 
soi,  à  point  nommé  enfin,  par  l'effet  d'une  patiente 
et  multiple  et  constate  confrontation. 

Alors,  plus  rien  ne  manquait  pour  se  réaliser 
totalement  à  Friesz  dont  l'évolution  est  la  plus 
aisée  à  résumer,  en  sa  complexité 

Comme  Nicolas  Poussin,  Othon  Friesz  voulut 
créer  un  «  paysage  historique  »  et  c'est  à  travers 
Poussin  qu'il  rejoignit  —  sans  péril  —  Gauguin  à 
peine  disparu,  si  le  grand  Français  romain  et  si 
le  maître  d'O'Tahaïti  interprétaient  crûment  les 
gestes  de  jeunes  filles  baignant  un  enfant  dans  le 
Tibre,  ou  deux  gars  de  Pont-Aven  luttant  au  Bois 
d'Amour,  pour  peindre  Moïse  sauvé  des  Eaux  et 
la  Lutte  de  Jacob  et  de  VAnge  (Gauguin,  1888). 

—  61  — 


L  ART    VIVANT 

Othon  Friesz  voulait  atteindre  à  la  parfaite 
candeur  de  sentiment.  Ce  désir,  et  cette  volonté, 
le  maintinrent  en  des  voies  strictement  plastiques. 
Ainsi  échappa-t'il,  aidé  par  son  tempérament,  par 
certain  sourire  aussi  !  —  aux  billevesées  dont  s'en- 
combrait Gauguin,  qui  le  détournèrent  de  son 
devoir  réel  de  peintre,  le  firent  voyager  avec  trop 
peu  de  profit  et  l'empêchèrent  de  se  contrôler. 
Réalisant  littérairement,  et  en  cela  très  complète- 
ment, Gauguin  manqua  de  s'apercevoir  de  la  pire 
indigence  :  peindre  en  surface,  ne  jamais  pénétrer 
la  toile.  Qu'on  songe  que,  face  aux  plus  beaux 
Delacroix,  des  peintres  admirateurs  fervents  de 
ce  géant,  nous  troublent  en  lui  reprochant  de  ne  la 
pas  pénétrer  assez,  de  n'être,  plusieurs  fois,  qu'un 
admirable  décorateur. 

Prévenu  d'un  si  évident  péril,  Othon  Friesz 
pouvait  chérir  dans  les  belles  (quand  même)  inter- 
prétations des  îles  Marquises,  cette  poésie  des 
mythes  incertains  mieux  faite  pour  le  satis- 
faire que  les  thèmes  antiques  ou  sacrés  du  Pous- 
sin. 

Depuis,  ces  thèmes  étaient  devenus,  amoindris, 
anémiés,  ceux  de  l'Ecole.  La  vanité  de  la  gageure 
proposée  éclatait. 

Alors  il  situa  des  nus  dans  le  paysage  vierge 
qu'il  découvrit,  sans  mettre  à  la  voile,  au  bord  de 
la  Méditerranée,   à  Cassis  même.  Mais,  comme  le 

^  62  -^ 


A    LA    DECOUVERTE    DES    VOIES    CLASSIQUES 

grand  ancêtre,  il  se  souvenait  des  Andelys  sous 
l'azur   méditerranéen. 

Indifférent  à  l'aventure  cubiste,  soucieux  d'entre- 
tenir une  émotion  dont  il  a  la  prudente  économie, 
Friesz  aura  tout  de  même  préparé  sinon  les  voies 
au  cubisme  mais,  parallèlement  à  l'effort  de  Derain, 
l'acceptation  des  lois  génératrices  issues  du  cubisme 
et  dont  nul,  aujourd'hui,  ne  nie  plus  la  force  très 
sûre  de  renouvellement. 

Est-ce  si,  en  outre,  je  l'ai,  une  ou  deux  fois, 
fidèlement  «  traduit  »,  assez  dire  de  cet  artiste, 
volontaire  et  tendre,  qui  ne  fut  pas  chef  d'école 
et  eut  plus  d'influence  profonde  que  tant  de  direc- 
teurs proclamés,  ce  guide  dont  profitèrent  plus- 
sieurs  qui  ne  se  souviennent  plus  ? 


RAOUL  DUFY 

L'un  des  élus  du  siècle.  Situé  assez  haut  pour 
être  maître  mieux  que  d'une  manière,  cette  misère 
qui  fait  la  fortune  méprisable  des  génies  paresseux, 
maître  d'une  volonté  de  création  par  quoi  furent 
ouvertes  tant  de  directions  à  ceux-là  même  qui, 
l'entourant,  ne  sont  pas  ses  disciples. 

Par  l'effet  d'on  ne  sait  quoi  qui  tient  du  prodige, 
Raoul  Dufy  fut  le  premier  des  «  réacteurs-révolu- 

—  63  — 


L  ART    VIVANT 


tionnaires  à  qui  permission  —  divine  vraiment  — 
fût  donnée  de  tenter  le  grand  œuvre  sans  exiler, 
fût-ce  dans  le  provisoire,  la  grâce. 


Ses  ouvrages  ont  été  à  peine  rendus  plus  publics 
que  ceux  d'André  Derain.  Ce  n'en  est  pas  moins 
un  fait  constant  que  ceux  dont  l'information  est 
lointaine,  ou  rien  qu'intuitive,  ont  eux-mêmes 
adopté  depuis  longtemps  cette  vérité  que  Raoul 
Dufy,  au-dessus  du  plan  mouvant  encore,  —  tou- 
jours !  —  de  la  peinture  moderne,  occupe,  et  un 
peu  en  stylite,  un  des  sommets  directeurs. 

Aux  premières  années  du  siècle,  Raoul  Dufy  fut 
l'artisan  d'un  grand  malentendu,  lequel  ne  vaut 
plus  aujourd'hui  que  pour  l'histoire. 

Peintre,  et  aussi  graveur,  il  eut,  comme  tel, 
souci  le  premier  de  retrouver  la  grâce  perdue  d'un 
art  populaire  qu'on  n'avait  su  que  pasticher  mala- 
droitement, à  l'occasion  de  quelques  publications 
poétiques,  au  temps  du  symbolisme. 

Rien  d'intéressant  dans  ce  sens  n'avait  été  essayé 
avec  quelque  bonheur,  si  ce  n'est  par  Emile  Ber- 
nard. 

Vraiment,  Raoul  Dufy  sut  recréer  cet  art  dans 
toute  son  ingénuité,  sans  pastiche.  Il  retrouva 
l'ingénuité  pour  renouveler  l'art  hors  du  procédé. 

—  64  — 


A    LA    DÉCOUVERTE    DES    VOIES    CLASSIQUES 

Dufy  donna  l'une  des  pièces  capitales  de  la 
gravure  originale  moderne  :  Le  Cortège  d'Orphée, 
en  collaboration  avec  Guillaume  Apollinaire. 

On  ne  le  comprit  pas  assez  bien,  on  ne  le  comprit 
pas  du  tout.  On  ignora  trop  souvent  les  fortes  et 
souples  études  d'après  nature  qui  ont  précédé  ses 
compositions  xylographiques  d'un  archaïsme  cham- 
pêtre par  d'autres  si  laborieusement  imité. 

Dufy,  sans  y  rien  pouvoir,  autorisa,  malgré  lui, 
une  longue  suite  de  pastiches,  de  pauvres  imageries 
dont  est  encore  encombrée  notre  librairie.  Tout 
s'éclaire,  peu  à  peu,  et  quand  les  «  mineurs  »  seront 
en  poussière  avec  leurs  petits  labeurs,  on  rangera 
les  cartons  de  Dufy  à  côté  de  ceux  des  maîtres 
graveurs  du  passé. 


Raoul  Dufy  me  permettra  d'user  un  peu  de  sa 
façon.  C'est  tard  qu'il  tira  tout  grand  le  rideau 
d'ombre  abritant  son  œuvre  de  peintre,  rien  que 
peintre. 

11  a,  plus  que  tant  de  décorateurs  laborieux, 
bouleversé  le  décor  moderne.  C'est  par  lui  que  sont 
vêtues  les  Diane  et  les  Vénus  et  les  Junon  du  jour. 
Raoul  Dufy  démontre  lumineusement  que  la  mode 
d'une  époque,  ses  formes,  ses  lignes  ont  leur  point 
de  naissance,  dans  la  gamme  colorée  livrée  au 
«iècle  par  un  petit  nombre  d'artistes.  Nul  plus  que 

— -05  —  3 


L  ART    VIVANT 

Raoul  Dufy  et  Henvi-Matisse  ne  créèrent  Tappa- 
rence  mondaine  qui  nous  satisfait.  Même,  Raoul 
Dufy  y  aida  directement,  s'amusant  de  renouveler 
le  tissage,  l'impression,  l'étoffe  déployée  ou  la 
rubanerie,  dans  le  sens  même  de  son  idéal  de 
peintre,  de  son  «  beau  idéal  »,  comme  disaient  les 
vieux  esthéticiens. 

C'est  lui  qui  nous  donna  ce  spectacle  tellement 
édifiant  d'une  luxueuse  pintade  toute  vêtue  par 
Dufy  riant  de  toute  son  insolence  devant  une  toile 
de  Dufy.  Je  laisse  à  d'autres  le  soin  de  développer 
la  moralité  incluse. 


Raoul  Dufy  passe  aux  yeux  de  certains  pour  le 
plus  complet  précurseur.  Sans  lui,  a-t-on  dit,  le 
cubisme  n'eut  pas  été.  Est-ce  trop  dire  ? 

La  vérité  est  qu'il  fut  plus  tôt  que  d'autres 
inquiet  de  déformations  logiques,  encore  que  la 
santé  de  cette  bonne  inquiétude  fut,  d'abord  altéré, 
par  l'amour  de  l'imagerie. 

Occupé  d'une  oeuvre  trop  personnelle,  d'une 
unité  trop  absolue  en  sa  fluidité  pouy  rien  revendi- 
quer des  bénéfices  universels  —  du  moins  sont-ils 
tels  aujourd'hui  —  Raoul  Dufy  ne  s'est  jamais 
prononcé  et  ne  nous  aidera  pas  en  cette  recherche 

—  66  — 


A    LA    DECOUVERTE    DES    VOIES    CLASSIQUES 

des  glorieuses  responsabilités  en  face  des  grandes 
découvertes  modernes. 

Riche  d'un  dédain  tempéré  de  sourire,  Raoul 
Dufy  laissa  faire  et  laissa  dire,  permettant  qu'on 
le  classât  parmi  les  Fauves  quand  l'Empereur  des 
Fauves  était  Henri-Matisse,  à  la  séduisante  tyrannie 
duquel  il  échappa  aussi  aisément  qu'André  Derain 
sur  qui  personne  ne  put  jamais  «  mettre  le  grappin  » 
(vocabulaire  Cézanne),  —  ce  cher  Matisse,  à  qui 
l'on  pardonne  tout,  disant  au  retour  de  quelque 
voyage  où  il  avait  pu  rencontrer  deux  camarades 
peignant  :  «  Je  viens  de  tel  endroit  où  je  corrigeais 
les  travaux  de  mes  élèves.  » 

Est-ce  pas  de  lui  encore  que  Louis  Vauxcelles, 
le  taquinant  à  des  lins  toutes  opposées  aux  nôtres, 
disait  :  «  Son  malheur  est  de  ne  pouvoir  assister 
à  la  naissance  d'une  école  sans  en  vouloir  être  le 
chef.  » 

Après  tout,  il  y  aurait  à  méditer  là-dessus,  selon 
la  doctrine  de  VArt  vivant^  et,  qui  sait  ?  —  au 
profit  de  Matisse. 


J'ai  condamné  la  critique  distributive,  et  je  ne 
regrette  aucune  des  petites  commodités  dont  me 
prive  cette  condamnation  prédéterminante.  Peu 
m'importe  de  fixer  à  quel  degré  Raoul  Dufy  pos- 

—  67  — 


L  ART   VIVANT 

sédait  ce  don,  que  possède  aussi  Picasso,  qui  fait 
la  puissance  d'André  Derain  par  ailleurs  l'image 
de  la  Raison  dans  la  Force,  et  qui  permet  à  ces 
grands  artistes  l'égoïsme  merveilleux  de  poursuivre 
leur  œuvre  propre  hors  de  tout,  au-dessus  de  tout, 
en  conditionnant  presque  tout,  malgré  leur  silence, 
leur  retraite,  leur  dédain,  leur  cruauté  et  cet 
égoïsme  qu'il  faut  qu'on  admire. 

Crève  le  cubisme  !  Picasso  dont  il  est  issu  le 
domine  toujours,  s'en  évade  du  premier  moment 
et  se  continue  logiquement. 

Ainsi  de  Dufy  dont  j'accorde  volontiers  qu'il 
autorisa  la  révolution  cubiste. 

Ce  don,  Raoul  Dufy  le  possède  au  degré  néces- 
saire à  son  usage. 

Ce  don,  n'est-ce  simplement  le  Don  dont  une 
génération  plus  intelligente  que  la  précédente 
acquit  presque  l'horreur  par  dévotion  à  la  Raison  ; 
et  faut-il  remettre  en  honneur  le  Génie,  au  sens 
second,  le  plus  entendu,  et  dont  certains  esthètes 
philosophes  contestèrent  la  réalité,  non  sans  nous 
fournir  des  raisons  séduisantes  assez  pour  nous 
troubler  ? 

Raoul  Dufy  fut  encore  héroïque,  et  je  rends  à 
ce  héros  amicalement  les  armes.  Il  séduisit  moins 
vite  que  Picasso  qui,  tout  de  suite,  en  un  âge  encore 
indigent,  nous  proposa  des  pages  pleines.  L'art 
plus  aigu  —  pourtant  plus  serein  —  de  Dufy  nous 

—  68  — 


A    LA    DECOUVERTE    DES    VOIES    CLASSIQUES 

permettait  de  mieux  surprendre  ses  hésitations, 
ses  erreurs,  quand  justement  dépendaient  le  plus 
d'elles  une  renaissance  féconde.  Rien  ne  troubla 
ce  tendre  dédaigneux. 

Maintenant,  il  touche  à  la  plénitude  et  je  suis 
tenté  de  m' essayer  à  rendre  sensible  ce  que  serait 
à  nos  yeux  mieux  instruits,  par  tant  d'exemples, 
cette  exposition  générale  qu'il  n'a  pas  voulu. 

Sa  Baigneuse,  formidable  !  Toute  la  splendeur 
physique  des  volumes  humains  entre  ces  deux 
indéfinis  :  le  ciel  et  la  mer. 

Un  kiosque,  un  instrument,  des  notes  jetées  sur 
un  cahier.  Toute  la  musique,  sa  science  et  sa  poésie, 
son  écho  double  sur  le  monde,  sagesse  et  volupté. 

Les  modernes  georgiques,  les  blés  coupés,  bot- 
telés  par  la  machine  réduite,  par  son  esclavage,  à 
l'humaine  mesure. 

De  telles  œuvres  supérieures  aux  toiles  de  la 
série  de  Munich,  où  l'imagerie  contrarie  encore  un 
peu  la  recherche  des  calmes  déformations. 

Que  Raoul  Dufy  peigne  cela  ou  cela,  jamais 
nous  ne  le  voyons  (ainsi  qu'on  en  vît  d'autres, 
dont  plusieurs  succombèrent  pour  avoir  choisi  trop 
délibérément)  déchiré  par  la  vérité  quasi-mathé- 
matique, réfléchie,  et  la  grâce  spontanée  se  le  dis- 
putant. 

Pour  se  délivrer,  il  n'en  combat  aucune  ;  il  n'en 
agenouille    aucune    aux    pieds    de    l'autre.    Leurs 

-  69  — 


L  ART    VIVANT 


valeurs  confondues,  et  qu'il  peut  aisément  dissocier, 
composent  la  force  secrète  par  quoi  il  s'affranchit, 
sans  les  renier,  les  dominant  de  la  hauteur  déter- 
minée par  leur  puissance.  Il  atteint  alors  à  ce  point 
où  le  peintre  éprouve  les  vérités  qui  justifient  son 
œuvre  quand  ces  vérités,  assujetties  à  des  fins 
idéalement  humaines,  pénètrent  assez  l'œuvre  pour 
se  confondre  en  elles. 

Pour  avoir  usé  d'une  raisonnable  violence,  dont 
a  besoin  l'Amour,  Raoul  Dufy  justement  haï  des 
ignobles  dévots  du  gracieux,  nous  a  restitué,  sou- 
mise et  pourtant  libre,  la  Grâce  que  menaçait  nos 
archi-divines,   ou  anti-divines,   curiosités. 


Raoul  Dufy  sourit  de  tout  savoir  et  feint  de  tout 
ignorer. 

D'aujourd'hui  pleinement,  il  demanderait  volon- 
tiers : 

—  En  quel  siècle  sommes-nous  ? 
tandis  qu'il  vous  boucle  la  culotte  de  peau  d'un 
jockey    d'Auteuil    ainsi    qu'on    réussit    un    nœud 
Louis  Seize. 

Mais  ses  mains  blanches  sont  fortes,  assez  pour 
poser  sur  la  mer  tout  un  vol  de  frégates  robustes 
et  légères.  Armada  de  lia  grosse  Baigneuse  poétique 
autant  qu'un  catalogue  de  nouveauté  (Jammes  n'a 

—  70  — 


A    LA    DECOUVERTE    DES    VOIES    CLASSIQUES 

pas  été  aussi  loin)  et,  plastiquement,  construite 
avec  une  vigueur,  une  certitude  telles  qu'il  faudrait, 
à  l'occasion  de  l'œuvre  d'un  peintre  pareil,  réha- 
biliter le  mot  Académisme,  s'il  n'était  à  jamais 
discrédité. 

Aujourd'hui  qu'on  est  un  peu  mieux  d'accord, 
quelle  surprise  de  se  rappeler  qu'il  y  eut  des  yeux 
blessés  par  une  violence,  une  disgrâce  que  je  cherche 
encore,  et  toujours  en  vain,  dans  les  ouvrages  si 
calculés  en  leur  abondance,  et  par  là  si  français, 
comme  cette  toile  riche  de  vingt  roses  diverses  et 
qui  se  multiplient,  et  qu'on  nomme  Eloge  de  la 
Musique,  ainsi  qu'il  plut  à  André  Lhote,  artiste 
bellement  appliqué  à  concilier  ces  antinomies  : 
l'amour  et  la  sagesse,  de  nommer  une  de  ses  toiles 
les  plus  caractéristiques  :  Eloge  de  la  géométrie. 


—  71  — 


LE   RÉGULATEUR 


r 


ANDRÉ    DERAIN 


L'inoublié  Guillaume  Apollinaire  a  écrit  d'André 
Derain  ceci  qui  ne  pouvait  être  écrit  sur  aucun 
autre  : 

«  L'art  de  Derain  est  maintenant  empreint  de 
cette  grandeur  expressive  que  l'on  pourrait  dire 
antique.  Elle  lui  vient  des  maîtres  et  aussi  des 
anciennes  écoles  françaises,  particulièrement  celle 
d'Avignon,  mais  l'archaïsme  de  commande  est 
entièrement  banni  de  son  œuvre.  Dans  les  lettres, 
l'art  classique  d'un  Racine,  qui  devait  tant  aux 
Anciens,  ne  porte  pas  non  plus  trace  d'archaïsme... 

«  C'est  en  encourageant  l'audace  et  en  tempé- 
rant la  témérité  que  l'on  réalise  l'ordre.  Mais  il  faut 
pour  cela  beaucoup  de  désintéressement.  » 

Je  crois  à  la  haute  mission  de  régulateur  de  cet 
artiste.  Son  art  et  sa  personne  commandent  à  ce 
point  la  discrétion  qu'on  s'interdit  les  brillantes 
variations.  Derain  ici  me  réduit  donc  à  me  citer 
moi-même. 

Il  sait  la  vanité  du  simulacre  humain,  maïs  il 

—  75  — 


L  ART    VIVANT 

sait  aussi  tous  les  périls  mortels,  suicides,  d'une 
fuite  aveugle  dans  l'abstrait  dont  le  malheureux 
bénéfice  serait  de  remettre  en  faveur  cet  art  amor- 
phe qui  fut  l'aboutissant  de  l'impressionnisme  et 
contre  lequel  on  a  si  rudement  combatrtu. 

Artiste  le  plus  français,  André  Derain  sait 
défendre  sa  méditation  du  pédantisme  impur.  Il  se 
garde  d'un  art  oratoire,  d'un  idéal  prédicant  comme 
il  fuit  la  rhétorique  académique. 

Si  vous  lui  dites  que  des  expositions  plus  fré- 
quentes, plus  complètes,  moins  discrètes  opére- 
raient de  nécessaires  révolutions,  rendraient  à  la 
santé  bien  des  esprits,  vous  l'entendrez  répondre 
qu'il  faut  «  redouter  le  succès,  que  l'on  a  trop  aisé- 
ment du  succès  et  que  rien,^  ri'est  moins  favorable 
à  la  création  lucide  que  les  succès  spontanés.  » 

Sa  patrie  l'entend  trop  bien.  Où  sont  les  œuvres 
d'André  Derain  dans  nos  musées  ? 

Par  l'éviction  d'un  tel  artiste  éclatent  l'ignorance 
et  la  méchanceté  des  académiques,  des  professeurs 
officiels,  des  faux  gardiens  de  la  Tradition.  Ils 
prouvent  en  écartant  André  Derain,  en  l'ignorant 
à  ce  point,  qu'ils  sont  d'indignes  serviteurs  de 
l'art,  qu'ils  n'aiment  point  cette  jeunesse  qu'ils 
proclament  en  péril.  Ils  nous  démontrent  qu'ils  ne 
veulent  point  la  sauver,  mais  la  réduire,  la  sou- 
mettre, la  caporaliser  pour  retrouver  leur  fausse 
gloire  ébranlée  et  leur  misérable  fortune  d'hier. 

—  76  -- 


LE    REGULATEUR 

La  large  place  faite  à  Derain  dans  nos  musées, 
à  son  œuvre,  depuis  les  truculences  d'un  peu  avant 
Cassis  jusqu'aux  ouvrages  récents  de  haute  méthode, 
serait  du  plus  puissant  enseignement. 

L'Europe  a  fait  ce  que  néglige  la  France, 

Il  faut  aller  en  Angleterre,  en  Russie,  en  Alle- 
magne pour  confronter  l'œuvre  de  Derain  avec 
celle  des  maîtres  reconnus  d'hier  et  d'aujourd'hui. 

C'est  vers  lui  que,  dans  sa  patrie,  et  de  tous  les 
coins  du  monde,  se  tourne  une  jeunesse  inquiète 
et  laborieuse,  impatiente  de  santé,  d'amour  et  de 
raison.  Elle  sait  qu'elle  a  reçu  toutes  les  indications, 
d'un  usage  parfois  pernicieux,  d'un  Matisse  et 
toutes  les  leçons  utiles  d'un  Picasso  qui  ne  peut  la 
soutenir  davantage  dans  l'avenir  et  dont  les  sur- 
prises possibles,  rigoureusement  à  son  usage,  ne 
peuvent  plus  que  ruiner  les  personnalités. 

A  ces  jeunes  gens,  André  Derain  ouvre  des  voies 
élargies. 

Trop  pur  pour  avoir  d'ignobles  pitiés,  il  sera 
pourtant  celui  par  qui  seront  sauvés  les  égarés.  Il 
apporte  une  souple  règle  de  salut  à  ceux  d'abord, 
qui,  ne  sachant  pas  l'employer,  ont  avalé  la  règle 
de  Picasso  ! 

André  Derain  dont  la  grandeur  sera  mieux,  plus 
publiquement,  saisie  demain,  ne  voit  pas  son  génie 
s'élever  en  spirales.  Son  génie  s'épanouit  horizon- 
talement. Plus  certainement  qu'à  un  génie  singu- 

—  77  — 


&  ART    VIVANT 

lier,  très  haut  et  très  étroitement  juché,  le  ciel  de 
l'art  moderne  lui  est  promis. 

Interrogé,  André  Derain  s'emharrasse  ;  non  point 
que  ses  certitudes  soient  en  défaut.  Mais  il  se  com- 
porte en  catholique  aux  vues  larges  qui  a,  naguère, 
connu  les  scrupules  de  la  Réforme  et  qui,  l'âme 
encore  froissée  par  les  repliements  huguenots  (le 
Cubisme  s'insurgea  contre  les  indulgences  acadé- 
miques et  le  Paganisme  impressionniste)  subit  la 
fausse  honte  d'être  si  riche  d'une  si  totale  sécurité 
que  n'éprouve  plus  l'examen  perpétuel. 


Il  fut  un  temps,  déjà  bien  effacé,  où,  dans  les 
ateliers,  on  discutait  des  ouvrages  de  l'Ecole  de 
Chatou.  André  Derain  et  Maurice  de  Wlaminck 
étaient  toute  l'Ecole  de  Chatou.  Deux  grands  gars 
très  jeunes,  deux  copains  devenus  amis  par  respect 
d'une  égale  santé,  par  le  même  franc  amour  de  la 
nature  et  de  la  loyauté  de  peindre.  Ils  se  hélaient 
et,  de  fenêtre  à  fenêtre,  d'une  tête  de  pont  à  l'autre 
tête,  brandissaient  pour  se  les  montrer  les  études  à 
peine  fmies,  élevant  ainsi,  religieusement  sans  le 
savoir  —  ces  costauds  ivres  de  vivre  !  —  dans  le 
beau  paysage  sequanien  la  traduction  fervente  de 
cette  nature  solide  et  délicate,  nuancée  des  fumées 
de  la  ville. 

—  78  — 


LE    REGULATEUR 

L'amitié  ne  devait  pas  finir  ;  l'art  séparerait 
pourtant  les  deux;  copains  et  l'Ecole  de  Chatou 
entra  tôt  dans  l'histoire. 

André  Derain  se  fit  ermite. 

Un  ermite  possédé  de  créations,  impatient  — 
lui  qui  désormais  enseigne  la  patience  t—  de  décou- 
vertes par  la  création. 

Déjà  riche  de  sa  valeur  personnelle,  André  Derain 
travailla  d'abord,  par  appétit  de  liberté,  dans  une 
voie  peu  contraire  à  celle  dans  quoi  s'engageait 
rienri-Matisse.  Les  toiles  et  les  aquarelles  trucu- 
lentes, que  Derain  lui-même,  par  ses  travaux 
actuels  nous  donne  à  croire  plus  anciennes  que  le 
temps  de  ses  débuts,  datent  de  cette  époque.  Alors. 
André  Derain  put  reconnaître  sa  puissance  sur  les 
hommes.  Il  eut,  si  jeune,  la  joie  d'influencer  et 
comme  tout  ce  qui  émane  de  lui  est  pur  il  ne  connut 
pas  le  tourment  de  troubler. 

Apollinaire  a  justement  noté  que  cet  art,  tra- 
versant les  ateliers,  influença  l'esthétique  de  la 
rue,  de  l'enseigne,  de  l'affiche,  du  journal  illustré 
en  couleurs,  de  la  gravure  sur  bois,  de  la  faïence, 
du  mobilier,  de  la  mode  même. 

Ainsi  l'avais-je  aussi  noté  pour  Dufy,  qui  s'y 
appliqua  plus  résolument  ;  cela  serait  vrai  toujours, 
pou?  une  part,  quant  à  Wlaminck  détenant  encore 
le  pouvoir  de  nous  réjouir,  délivrés  de  l'objet  d'art, 
avec  de  beaux  objets  familiers. 

—  79  -^ 


L  ART   VIVANT 

Léon  Werth,  —  nul  ne  pouvait  mieux  savourer, 
—  racontait  comment  Wlaminck  ayant  cassé  une 
de  ses  assiettes  si  largement  fleuries,  d'un  art  si 
réservé  en  son  allégresse,  disait  :  «  Tu  vas  rigoler  !... 
je  vais  t'en  faire  une  autre.  » 

Je  ne  m'éloigne  pas  tant  de  Derain  en  saisissant 
ce  reflet  de  l'Ecole  de  Chatou. 

Brève  fut  chez  Derain  l'ère  des  truculences. 

Vite,  ce  fut  la  conquête  de  la  Mesure,  la  quête 
de  l'Ordre. 


De  Cassis  à  Céret,  en  Avignon,  au  Louvre,  dans  la 
poussière  d'or  sombre  des  musées  et  sur  les  routes 
hautes,  calcinées,  Derain  retrouva,  prudemment, 
avec  des  reprises  de  soi  qu'il  faut  trouver,  le  secret 
perdu  de  la  construction. 

Le  Cubisme  en  ses  voies  secondes  alla  parfois 
moins  loin  que  ce  grand  artiste  sur  les  voies  natu- 
relles. 

Fort  de  sa  solitude  mais  appelant  sans  se  lasser 
toute  la  vie  à  lui,  comme  il  hélait  autrefois  son 
copain  sur  le  pont  de  Chatou,  André  Derain  s'ap- 
prochait de  la  nature  en  amant  maître  de  son  amour 
mais  tout  livré  à  lui  ;  et  il  copiait  au  Musée  les 
chefs-d'œuvre  du  passé,  se  rendant  à  ce  Musée 
comme  on  courrait  chercher  une  leçon  de  vie,  une 

~  80  — 


LE    REGULATEUR 

leçon  de  création  en  cet  Amphithéâtre  où  le  cadavre 
ressusciterait. 

Si  «  l'audace  et  la  discipline  »  montrèrent  presque 
également  leurs  faces  dans  nombre  de  ses  ouvrages, 
on  peut  dire  qu'il  a  atteint  enfin  à  ce  que  son 
premier  commentateur  Apollinaire  définissait  par 
avance,  certain  que  cela  serait  :  «  une  harmonie 
pleine  d'une  béatitude  réaliste  et  sublime.  » 


La  vertu  en  éclate  dans  le  Paysage  qui  illustre 
si  magnifiquement  ce  livre,  ainsi  que  dans  cette 
noble  toile  intitulée  Le  Samedi  et  dont,  avant  la 
guerre,  les  Soirées  de  Paris  répandirent  la  repro- 
duction. 

Je  n'ai  jamais  pu  me  réjouir  du  spectacle  de  ce 
chef-d'œuvre  moderne  non  plus  que  je  ne  sais,  en 
cet  instant,  en  admirer  le  cliché  photographique 
sans  me  redire  ces  paroles  d'un  des  grands  artistes 
actuels,  d'un  des  plus  profonds  investigateurs  : 

—  Ce  qui  nous  manque,  c'est  la  patience  ! 

André  Derain  lui  est  soumis.  Il  a  retrouvé  cet 
autre  secret,  le  grand  secret  de  la  patience,  la  plus 
difficile  des  vertus  à  pratiquer  quand  l'élan  est 
si  vif. 

Désormais,  quand  la  Patience  que  Derain  recou- 
ronna   vient    présider    aux    travaux    des    jeunes 

—  81  —  6 


L*AhT   VIVANT 

hommes,  elle  ne  les  trouve  plus  qu'impatients  de 
sagesse,  sans  avoir  exigé  d'eux  le  sacrifice  d'aucune 
grâce  brillante. 

Aux  funérailles  de  Jean  Moréas,  M.  Maurice 
Barrés  nous  restituant  la  parole  dernière  de  son 
àmi,  son  testament  poétique  :  «  Les  classiques,  lès 
Romantiques,  tout  ça  c'est  des  bêtises  !  »  ajoutait  : 
«  Nous  acceptons  de  nous  ranger  sous  les  enseignes 
classiques,  mais  nous  voulons  conserver  nos.  armes 
et  nos  riches  bannières.  » 

Telle  est  la  loi  de  la  vraie  tradition. 

Les  ahiateurs  connaissent  ce  Portrait  du  Cheva- 
lier  X...,  tjui  fâcha  tant  de  gens,  ce  long  personnage 
tenant  éh  maihs  le  journal,  occupant  au  maximum 
de  la  puissance  plastique  tous  les  plans  du  tableau, 
et  dont  l'équilibre  est  défini  par  le  rideau,  d'une 
draperie  pure,  sobrement  dessiné,  à  gauche.  Je 
voudrais  que  pour  le  bien  comprendre,  et  subir 
toute  la  béatitude  du  Samedi,  on  put  revoir  chez 
Dei*airt  sa  co^ie  d'après  le  Ghirlandajo. 

De  l'uii  à  l'autre,  pour  fixer  le  sens  du  troisième, 
resplendit  l'uhité  de  direction,  issue  des  dons  mul- 
tiples capables,  hots  d'uii  contrôle  rigoureux, 
d'engendrer  l'anarchie  ;  cette  Unité  de  direction 
qui  rendit  le  sceptre  à  la  patience. 

C'est  en  quoi  gît  l'esprit  de  sacrifice. 

C'est  d'où  jaillit  la  fleur  dU  désintérfessemèilt. 

—  82  =- 


ART  ET   CRITIQUE 


ANDRE  LHOTE 


Plus  jeune,  venu  d'ailleurs,  André  Lhote  que  le 
cubisme  éprouva,  se  veut  joindre  à  ces  aînés. 

Le  jargon  actuellement  en  faveur  donne  à  dire 
à  nos  critiques  et  à  nos  amateurs  qu'André  Lhote 
est  un  esprit  inquiet.  Entendez  par  là  qu'on  le  veut 
honorer. 

André  Lhote  n'est  pas  le  seul  à  se  voir  décerner 
ce  prix  d'inquiétude.  Il  y  a  dix  ou  douze  ans,  tous 
ceux  qu'on  voulait  extraire  du  troupeau  étaient 
réputés  calmes.  Et  il  faut  voir  au  miroir  de  nos 
souvenirs  à  quel  point  cette  plaisante  époque  artis- 
tique était  celle  du  calme  ! 

Il  y  avait  du  calme  dans  les  poissons  rouges  de 
Matisse  et  Van  Dongen  était  cité  pour  un  mira- 
culeux exemple  de  calme  l  Aujourd'hui  que  nous 
avons  mérité  le  calme,  faut-il  être  inquiet  pour  se 
pousser  dans  le  monde  ?  Ah  !  c'est  une  bien  miri- 
fique invention  que  le  jargon  d'atelier,  et  tout  à 
fait  propre  à  ce  qu'on  s'entende  tous  les  jours  un 
peu  moins,  ce  qui,  au  surplus,  n'est  fait  que  pour 

—  85  — 


L  ART   VIVANT 

contrarier  les  esprits  clairs  et  les  hommes  de  bonne 
foi,  lesquels  ne  sont  pas  la  majorité  ainsi  que  chacun 
sait. 

Je  dirai  donc,  en  façon  de  gageure,  qu'André 
Lhote  est  calme,  parce  qu'il  est  dominé  par  le 
hautain,  par  le  lucide,  le  vivifiant  souci  de  l'Ordre  ; 
et  j'ajouterai  qu'il  est  inquiet  pour  cette  foi  qui 
est  la  sienne  qu'on  n'atteint  à  la  Connaissance, 
au  terme  d'une  voie  royale  tracée  par  soi-même, 
qu'après  avoir  battu  les  chemins  étroits  et  sinueux 
de  la  fantaisie,  du  caprice,  de  la  surprise  désirée. 
Ainsi  Jean  Moréas  fut-il  le  maître  des  Stances  pour 
avoir  osé  les  désarticulations  du  Pèlerin  passionné 
et  des  Cantilènes.  Ainsi  André  Lhote  dont  la  gravité 
est  française,  inventa-t-il  ce  totalisme  dont  il  joua 
gentiment  tout  un  été,  rien  qu'un  été,  et  dont  les 
nigauds  feront  bien  de  se  méfier.  Au  surplus,  pour 
totaliser  de  la  sorte,  il  n'est  pas  inutile  d'avoir  un 
apport  tout  tiré  de  soi  à  verser  à  la  somme,  ce  qui 
laisse  André  Lhote  singulièrement  à  l'aise  devant 
les  badauds  mendiant  un  système. 

Assuré  de  tirer  de  riches  effets  immédiats  du 
pittoresque,  dont  il  a  le  sens  le  plus  noble,  André 
Lhote  soumet  impitoyablement  ce  pittoresque  et 
toutes  les  grâces  dont  les  muses  le  comblèrent  à 
la  plus  sévère  loi  de  composition.  Il  réduit  ce  pitto- 
resque, il  le  domine  sans  le  bannir,  justifiant  de  la 
sorte  son  espérance  d'atteindre  à  un  classicisme 

—  86  — 


A.LHOTt 


ART   ÇT    CRITIQUE 

dont  l'économie  ne  serait  pas  indigence.  Savoir 
reconnaître  et  fixer  l'essentiel,  l'absolu  selon  soi, 
sans  répudier  aucune  des  richesses  premières  ! 
Savoir  ne  les  pas  gaspiller  en  vaines  parades  !  La 
tâche  est  délicate  mais  si  enivrante  !  C'est  dédaigner 
la  fureur  romantique  sans  en  méconnaître  la  puis- 
sance ;  c'est  encore  le  bon  moyen  de  dépasser  tous 
les  systèmes  et  de  produire  en  aspirant  toujours  à 
cette  sérénité  en  quoi  s'absorbent  les  plus  grands  : 
ceux  qui,  parvenus  à  ignorer  écoles,  méthodes, 
moyens,  niant  les  oppositions  de  forme  ou  de  con- 
ception, croient  à  un  Art  unique,  le  leur,  l'Art, 
dont  ils  sont  les  servants.  Il  ne  faut  pas  vouloir 
être  un  peintre  classique,  un  peintre  académique, 
un  peintre  réaliste,  un  peintre  impressionniste,  un 
peintre  fauve,  un  peintre  cubiste,  un  peintre  futu- 
riste, un  peintre  riveriste,  un  peintre  metzingeriste, 
un  peintre  totaliste  ;  il  faut  vouloir  être  Le  Peintre 
au  service  de  la  Peinture. 

Tout  le  reste  n'est  qu'industrie,  mystique  ou 
gymnastique  suédoise. 

C'est  parce  que  André  Lhote  nous  semble  animé 
de  cette  volonté  tranquille,  si  naturelle,  si  fraîche 
—  et  qui  laisse  si  parfaitement  à  l'aise  ses  dons 
d'abondance  au  sein  de  la  nature  française  —  qu'il 
nous  est  si  sympathique. 

S'il  ne  l'a  point  lu,  combien  cet  artiste  lettré 
goûtera   le   suc   de  cet   autre  propos   de  Maurice 

—  87  — 


L  ART    VIVANT 

Barrés  :  «  Devenir  classique,  c'est  décidément 
détester  toute  surcharge,  c'est  atteindre  à  une  déli- 
catesse d'âme  qui  rejetant  les  mensonges,  si  aimables 
qu'ils  se  fassent,  ne  peut  goûter  que  le  vrai  ;  c'est, 
en  un  mot,  devenir  plus  honnête.  » 

Est-ce  à  dire  qu'on  ne  saurait  dénoncer  aucune 
surcharge  dans  les  ouvrages  d'André  Lhote  ?  Je 
n'en  vois  que  peu  dans  cette  toile  connue  que  j'ap- 
pellerai V Odalisque,  ce  nu  solide,  où  la  lumière 
décomposée  sur  le  glacis  de  la  peau  est  modelée 
avec  la  chair  même,  ce  robuste  et  tendre  nu  féminin 
coiffé  d'un  madras  aux  tons  violents  et  si  modestes 
à  la  fois.  Parlant  d'André  Lhote,  je  n'emploie  pas 
le  mot  modeste  à  la  légère.  C'est  celui  qui  convient. 
Avec  déjà  les  larges  façons  d'un  maître,  mais  d'un 
maître  qui  ne  se  fait  jamais  assez  confiance  pour 
n'avoir  pas  toujours  à  requérir  tout  son  courage, 
ce  peintre  s'applique  en  intelligent  écolier  amoureux 
de  l'école.  Dans  ce  nu  recevant  la  lumière  d'un 
paysage  marin  limité,  par  l'effet  du  choix  (vertu 
constante  chez  cet  artiste),  limité  mais  profond, 
rien  n'est  livré  au  hasard.  Parmi  ceux  de  son  âge, 
d'autres  peuvent  le  dépasser.  Aucun  ne  compose 
avec  plus  de  fervente  méthode.  Et  tout  cela  est 
si  simple  ! 


—  88 


ART    ET    CRITIQUE 


«  TOTALISME  » 


Par  sa  position  prise  à  la  Nouvelle  Revue  Fran- 
çaise, André  Lhote,  critique,  a  accumulé  de  l'orage 
sur  André  Lhote,  peintre.  Advint-il  qu'il  joua  lui- 
même  de  cet  orage  en  y  ajoutant  ? 

D'un  «  port  de  l'Océan  »,  comme  on  disait  pendant 
la  guerre,  André  Lhote  m'écrivit  : 

«  Il  y  a  des  transatlantiques  très  beaux,  recou- 
rt verts  de  grandes  nappes  :  noir,  bleu,  vert,  blanc, 
«  détruisant  la  forme  totale  et  déconcertant  l'œil 
«  marin. 

«  Je  puise,  bien  entendu,  dans  ces  spectacles 
«  la  matière  de  maint  tableau  où  les  contrastes 
«  entre  les  teintes  plates  des  bateaux,  au  premier 
«  plan,  et  les  modelés  atmosphériques  *  produisent 
«  un  ensemble  assez  riche  et  inattendu,  pressenti 
«  par  ce  Totalisme  dont  je  suis  le  rougissant  inven- 
«  teur.  » 

J'eus  le  tort  de  ne  pas  reconnaître  l'un  de  l'autre  ; 
le  tort  de  croire  à  une  manifestation  directe  du 
peintre,  quand  c'était  un  instant  du  critique  au 


*  La  richesse  de  celte  expression  :  les  modelés  atmosphé- 
iques. 


—  89 


L  ART   VIVANT 

profit  du  peintre.  J'annonçai  le  totalisme,  avec  une 
imprudence  accrue  de  mon  peu  de  satisfaction. 

Le  peintre  et  le  critique  s'entendirent  alors  pour 
me  répondre  : 

«  J'ai  beaucoup  travaillé,  partant  beaucoup 
«  réfléchi  ;  et,  au  début  de  ma  saison  bordelaise, 
«  j'ai  essayé,  par  fatigue,  par  dillettantisme  et 
«  peut-être  aussi  par  désœuvrement,  de  travailler 
«  complètement  sur  nature. 

«  Le  résultat  a  détruit  les  tout  petits  derniers 
«  doutes  qui  subsistaient  en  moi  et  m'ont  convaincu 
«  de  l'excellence  de  la  méthode  de  travail  classique 
«  qui  consistait  à  dessiner  d'après  nature  et  à 
«  peindre  par  cœur  *. 

«  Les  maîtres  de  tout  temps  ont  réalisé  que, 
«  s'il  est  nécessaire  de  commencer  à  travailler 
«  d'après  nature,  il  est  aussi  nécessaire  d'oublier 
«  l'existence  du  modèle  initial  dès  que  le  tableau, 
«  seconde  réalité,  propose  les  termes  du  problème 
«  nouveau  et  inattendu  à  résoudre  **. 


*  J'ai  cité  dans  mon  Odilon  Redon,  dont  Lhote  ne  con- 
naissait pas  le  manuscrit,  les  paroles  de  Delacroix  à  Chena- 
vard,  de  qui  Redon  les  tenait  :  «  Je  sais  mon  tableau  par 
cœur  avant  de  le  dessiner.  » 

**  Odilon  Redon  rappelait  encore  ceci  dont  il  soutenait 
l'excellence  :  «  Delacroix  ne  peignait  jamais  devant  le  modèle. 
Il  le  faisait  déshabiller,  prenait  un  croquis  rapide  et  le  ren- 
voyait. » 

Pablo  Picasso,  le   plus    rare    dessinateur   moderne  (son 

—  90  — 


ART    ET    CRITIQUE 

«  La  faute  de  tous  les  mauvais  peintres,  et  notre 
«  propre  faute  souvent  est  de  trop  regarder  «  dame 
«  nature  »  et  pas  assez  «  dame  peinture  »,  sa  rivale. 

«  Nous  sommes  placés  entre  ces  deux  déesses. 
«  Il  faut  satisfaire  simultanément  à  leurs  exi- 
«  gences. 

«  L'infidélité  à  la  première  conduit  au  pompié- 
«  risme.  L'infidélité  à  la  seconde  conduit  à  la  pho- 
«  tographie  inanimée.  La  nature  fournit  les  pré- 
«  mices  dont  il  serait  fou  de  vouloir  se  passer. 
«  C'est  sur  cette  base  qu'on  doit  opérer  ensuite 
«  pour  rechercher  des  conclusions  picturales. 

«  Combien  de  paroles  faudra-t-il  prononcer  ? 

«  Que  d'encre  faudra-t-il  répandre  ? 

«  Que   de   mauvais   tableaux   faudra-t-il   tolérer.., 

«  ...  avant  de  convaincre  les  peintres  —  et  les 
amateurs  —  de  cette  Lapalissade  : 

«  Le  point  éC arrivée  n'est  pas  le  point  de  départ.  » 

Ayant  dit,  et  comme  pour  mieux  montrer  que 
le  totalisme  n'était  pas  une  nouvelle  machine  à 
décerveler,  un  nouvel  instrument  d'école,  André 
Lhote  proposait  justement,  ainsi  qu'un  grand 
exemple,  André  Derain  qui  n'est  pas  plus  totaliste 
que  lui  et  que  des  critiques  imprudents  classèrent 


exposition  chez  Paul  Rosemberg,  novembre  1919)  a  entassé 
la  plus  grande  somme  de  croquis.  Il  ne  peint  jamais  devant 
le  modèle. 


91  — 


L  ART    VIVANT 

parmi  les  cubistes,  quand  il  est,  seulement,  un 
formidable  constructeur. 

Donc  le  Totalisme  n'est  pas  une  école.  C.Q.F.D. 
Tant  mieux. 

Le  manifeste  qu'André  Lhote,  n'avait  pas  le 
droit  d'espérer  confidentiel,  est  miraculeusement 
libertaire,  tendant  à  l'ordre  plastique  dans  la  per- 
fection spirituelle  ;  ainsi,  en  un  tel  sens,  vaut-il 
mieux  être  libertaire  que  libéral. 

Cubisme  à  quoi  l'on  reprocha  d'être  un  «  retour 
offensif  de  l'Ecole!  » 

Cubisme  dont  je  dirai  ce  que  j'ai  dit  maintes  fois, 
ce  que  je  crois  être  la  vérité,  c'est-à-dire  du  bien 
et  du  mal  ! 

Totalisme  aujourd'hui  1 

Magnifique  angoisse  d'un  classicisme  exempt  de 
servitudes  ! 

André  Lhote,  peintre  intelligent,  capable  d'une 
étude  sur  tel  confrère  qui  ne  le  lui  rendra  point, 
doit  trembler  parfois  au  souvenir  de  redoutables 
curiosités.  Picassisme,  jadis.  D'autres  angoisses. 
Rançon  de  l'intelligence  ! 

Là  encore,  et  là-dessus,  il  y  a  —  danger  de  mort  1 

—  un  système  à  édifier.  U Académie  Rançon... 
dirait  Max  Jacob.  Il  faudrait  —  c'est  une  image 
louisphiliparde  qui  ne  déplaira  pas  à  André  Lhote 

—  dire  du  ton  des  bonnes  dames  :  «  Ce  Monsieur 
Lhote  s'est  joliment  tiré  d'affaire  !  »  Il  ne  le  doit 

—  92  — 


ART    ET    CRITIQUE 

qu'à  soi-mcme.  L'intelligence  n'est  pas  un  obstacle 
au  talent  ni  à  l'aflranchissement  du  talent,  fut-ce 
par  la  voie  du  retour  aux  sentiments  naturels, 
laquelle  n'est  pas  du  tout  la  voie  trop  encombrée 
du  retour  à  la  nature. 


LE  PONT  DE  CHATOU 

Sur  le  pont  de  Chatou  où  André  Derain  laissa 
Wlaminck... 

L'émotion  est-elle  défendue  au  critique  ? 

Elle  n'est  pas  marchandée,  en  revanche,  au  poète 
à  qui  le  consentement  universel  a,  peu  à  peu,  livré  la 
critique.  Nous  serons  donc  émus.  Comment  ne  pas 
l'être?...  Vlaminck!...  Quelle  rencontre  I...  Quel 
temps!...  Quel  âge!... 

Souvenez-vous  que  le  nom  de  Maurice  de  Vlaminck 
était  inséparable  de  celui  d'André  Derain  et  que 
nous  faisions  connaissance  de  l'un  et  de  l'autre 
dans  l'atelier  de  Picasso,  bien  avant  le  cubisme, 
sous  l'œil  bleu  de  Van  Dongen  venu  en  voisin,  au 
sens  absolu  du  mot,  si  j'ose  m' exprimer  ainsi. 

Vlaminck  venait  de  publier  deux  romans  natu- 
ralistes, à  la  manière  de  Mirbeau,  croyait-il,  et 
illustrés  par  André  Derain,  un  Derain  devinant 
fraternellement  Vlaminck  ;  mais  c'était,  pour  nous, 

-^  93  — 


L  ART    VIVANT 

beaucoup  plus  que  du  Mirbeau,  et  j'écrirai  un  jour 
tout  ce  que  comportait  de  vertus  plastiques  cette 
absence  de  littérature. 

Alors,  comme  je  l'ai  dit,  Vlaminck  et  André 
Derain  représentaient  l'école  de  Ghatou  dont  Henri- 
Matisse  reconnaissait  la  puissance. 

André  Derain  semblait  posséder  sur  Maurice  de 
Vlaminck  l'avance  du  parcQurs,  en  tous  sens,  des 
musées  d'Europe.  Mais  il  les  avait  traversés  d'un 
pas  sonore,  avec  de  fortes  exclamations  et  parfois 
de  grands  rires,  à  la  façon  de  Maurice  de  Vlaminck 
coureur  de  routes,  conférant  au  grand  chemin  la 
dignité  du  musée.  Je  n'abuserai  pas  de  ce  ton. 
Mais,  j'ai  trop  de  plaisir  pour  chercher  à  me  faire 
mieux  cOtliprehdre.   Et  puis,  on  me  comprendra. 


Sans  doute,  c'est,  d'abord,  l'amitié,  la  confiance, 
qui  réunissent  les  jeunes  hommes.  Mais  il  y  a 
autre  chose  qui  conditionne  l'amitié.  Les  jeunes 
artistes  se  rencontrent  et  se  reconnaissent  aux  car- 
refours un  peu  à  la  façon  des  enfants  pauvres  qu'on 
envoie  à  la  même  fontaine. 

La  fontaine,  aux  envirohs  de  1904,  c'était 
Cézanne. 

Une  fontaine  bien  cachée. 

Mais  —  voici  l'instant  d'être  un  critique  tout  à 

—  94  — 


AAT   ET    CftlTIQUE 

fait  sérieux  —  Vlaminck  que  ne  devait  toucher 
aucunement  le  cubisme,  fut  peut-être  le  premier  à 
distinguer  en  Cézanne  ce  qu'il  y  avait  de  pureté, 
d'absolu,  d'éternel,  c'est-à-dire  de  digne  d'un  pro- 
longement et  ce  qiiç  le  peintre  Georges  Braque 
nomme  si  justement  «  les  tics  »  du  maître  d'Aix. 
Maurice  de  Vlamick  se  composa  un  métier  par  la 
mise  à  l'écart  de  ces  tics. 

C'est  à  cela  que  fait  lointaiiiement  allusion,  en 
une  préface  qui,  ailleurs,  surprend  par  le  ton  gro- 
gnon, M.  Gustave  Geffroy,  paternel  jusqu'à  nous 
laisser  la  joie  de  découvrir  le  plus  secret  Cézanne, 
mais  qui  comprit  bien  ce  que  devait  être  la  peinture, 
au  point  de  justifier  par  avance,  dans  la  Justice 
de  Clemenceau  (en  1886),  le  cubisme  qu'il  devait 
mépriser,  lorsqu'il  se  faisait  l'intelligent,  le  juste, 
le  fraternel  apologiste  de  Seurat. 

Car  c'est  ainsi.  Et  que  M.  Gustave  Geoffroy  ne 
s'en  étonne  pas.  Je  me  propose  bien  de  prouver  — 
ce  sera  à  l'occasion  de  Fetnand  Léger  —  que 
M.  Louis  Dimier  me  fournit,  dans  V Action  Fran- 
çaise, des  arguments  en  faveur  du  cubisme  ! . . . 

Paysagiste  de  la  banlieue  parisienne,  Maminck 
a  toujours  été  enclin  à  reconnaître  le  dramatique 
dès  campagnes  réputées  les  plus  adoucies.  Mais 
réputées  à  tort.  Les  amis  et  contemporains  de  Guy 
de  Maupassant,  réalistes  et  impressionnistes,  hormis 
Seurat,  furent  inaptes  à  s'apercevoir,  malgré  Mau- 

—  95  — 


L  ART   VIVANT 

passant,    qu'ils   peignaient   des   sites   de  tragédie. 

A  mesure  qu'elles  croissent  en  force,  en  puissance 
concentrée,  les  œuvres  de  Maurice  de  Vlaminck 
gagnent  en  dramatique. 

Il  est  à  l'aise  dans  le  drame,  parce  que  le  malheur 
exige  un  choix  multiple  :  choix  de  moyen  et  choix 
de  circonstances.  C'est  ainsi  que  cet  homme  robuste, 
c'est  ainsi  que  ce  peintre  vigoureux  a  été  amené  à 
peindre  des  ciels  de  désespoir  qui  sont  parmi  les 
plus  beaux  de  la  peinture,  non  seulement  de  la 
contemporaine,  mais  de  toute  la  moderne. 

M.  Gustave  Gefîroy  a  noté  justement  qu'ils 
pèsent  de  façon  unique  sur  l'ensemble  de  la  com- 
position. 

Peut-être  a-t-il  cru  Vlaminck  trop  jeune  pour 
oser  lui  dire  que  ces  ciels  pourront  désormais  servir 
de  mesure,  d'étalon  et  qu'à  côté  des  ciels  de  Boudin 
il  y  aura  demain  des  ciels  le  Vlaminck. 

Transcripteur  plus  fidèle  de  la  nature  qu'à  l'âge 
de  ses  débuts,  Vlaminck  rejoint  aujourd'hui  ses 
compagnons  de  jeunesse  par  la  volonté,  si  aisée, 
du  choix  des  moyens. 

Une  touche  brève  de  carmin  adoucie  d'ocre  sur 
Técorce  d'un  bouleau,  c'en  est  assez  pour  nous 
imposer  la  gloire  d'un  couchant  dont  les  faux 
maîtres  d'avant-hier  ne  surent  tirer  qu'une  vul- 
gaire pyrotechnie. 

Il  faut  encore  aimer,  admirer  les  premiers  plans 

—  96  — 


ART    ET    CRITIQUE 

de  ce  jeune  peintre.  Un  faisceau  de  touches  brèves, 
qui  sont  beaucoup  plus  que  d'intelligents  «  repen- 
tirs »,  fournissent  tout  à  coup  «  et  comme  par  jeu  » 
—  mais  au  prix  de  quelle  patiente  sagesse  !  —  le 
secret  de  toute  l'économie  des  plans  et  des  volumes. 
Maurice  de  Vlaminck  doit  être  tenu  pour  l'un  des 
maîtres  actuels  du  paysage  français,  mainteneur  de 
la  tradition  dont  les  audaces  qui  «  ne  vous  choquent 
pas  »  —  heureux  miracle  !  —  sont,  si  vous  n'y 
prenez  garde,  la  justification  de  tout  ce  que  cer- 
tains d'entre  nous  tiennent  encore,  (à  tort,  mais  à  la 
veille  de  se  rendre)  pour  des  excès. 

Chatou  devait -avoir  son  soir  rouge 

Walminck  l'a  dénoncé  en  cent  ouvrages  où  l'eau 

Comme  un  couteau...  [bouge 


L'année  qui  s'achève  quand  j'écris  nous  livre 
un  Wlaminck  nouveau  qui  laisse  subsister  le  pre- 
mier en  sa  splendide  intégrité.  On  a  pu  s'en  con- 
vaincre lors  du  premier  Salon  d'Automne  d' après" 
guerre. 

Avez-vous  lu  les  i^ers  superbement  imprimés 
par  François  Bernouard  :  La  Santé  du  Corps  ? 
Parfois,  à  peine  sauté  du  train,  mon  vieil  ami  vient 
me  lire  un  nouveau  poème  ;  le  dernier,  toujours  le 
meilleur. 

—  97  —  ^ 


L  ART    VIVANT 

Ces  veis  ne  ressemblent  à  rien  de  connu. 

Ils  expliquent  la  peinture  de  Wlaminck  devenu 
portraitiste. 

Aussi  bien,  Wlaminck  a-t-il  commencé  par 
peindre  l'image  d'un  poète,  d'un  poète  qui  lui  res- 
semble par  plus  d'un  point,  un  poète  que  nous 
pouvons  tous  aimer,  celui  des  Saisons  Douloureuses, 
le  violent  sensitif  Vanderpyl,  flamand  comme 
Wlaminck  et  comme  lui  soumis  par  l'harmonie 
d'Ile-de-France  *. 

C'est  —  ce  portrait  —  d'une  étonnante  psycho- 
logie, et  c'est  bâti  comme  les  paysages  dramatiques. 
Et  quelle  couleur  !  Ah  !  oui,  celui-ci  peut  pratiquer, 
le  choix  sans  peur  ;  il  a  l'abondance  ! 


LE  MATELOT  ET  LES  SIRÈNES 

Van  Dongen,  Hollandais  venu  très  jeune  parmi 
nous,  et  qui  n'en  a  pas  uni  de  scandaliser  les  per- 
sonnes modestes  par  l'audace  de  ses  compositions, 

*  Vanderpyl,  qui  est  encore  l'an  leur  de  Six  promenades 
au  Louvre  (de  Giotto  à  Puvis  de  Chavannes)  et  de  lucides 
critiques,  a  écrit  de  Wlaminck  :  «  Si  arriver  à  s'imposer, 
«  sans  hésitation,  à  ceux  qui  respirent  pendant  les  mômes 
«  30  à  35  millions  de  minutes  que  nous,  doit  être  Tultimc 
«  succès  tangible,  Wlaminck  assiste  à  i'envjablc  iete  d'avoir 
«  lu  en  tous  les  quotidiens  son  nom  et  des  louanges,  à  son 


ART    ET    CRITIQUE 

continue,  prolonge  l'œuvre  de  Toulouse-Lautrec  ; 
mais  le  nabot  de  génie  abordait  avec  aisance  des 
sujets  libres  quand  le  naturalisme  des  gens  de 
lettres  l'avait  rendu  acceptable.  Son  libertinage 
n'est  pas  évident.  Lautrec  n'aperçoit  dans  un  chahut 
du  Moulin-Rouge  qu'une  heureuse  cadence  à 
traduire  plastiquement.  C'est  absolument  le  même 
être  sensible  qui  campe  le  feutre  de  Bruant  sous 
le  gaz  de  son  cabaret  et  qui  équilibre  dans  le  pay- 
sage artificiel  du  Jardin  de  Paris  la  longue  jambe 
noire  de  Jane  Avril. 

Van  Dongen  est  un  libertin  plus  déterminé.  Il 
l'est  autant  que  le  fut  Devéria.  Il  n'a  pas  à  son 
service  la  psychologie  de  Toulouse-Lautrec,  Fran- 
çais «  fin  de  siècle  »;  mais  il  raffine  davantage. 
Moins  fin  que  Lautrec,  manquant  volontairement 
d'esprit,  haïssant  Vhuinour,  il  lui  put  arriver  de 
raffiner  en  barbare.  Ce  fut  alors  en  barbare  pas- 
sionné de  civilisation,  en  barbare  «  splendidement 
Européen  »,  le  barbare  que  rêva  d'être  Arthur 
Rimbaud.  Est-ce  à  dire  qu'il  ne  faut  voir  aucune 
inlellectualitc  dans  l'œuvre  de  Van  Dongen,  l'un 


«  sujet,   en  tous  les   périodiques.    En  faut-il  plus  pour  le 
«  producteur  ? 

«  Car  peu  importe,  en  fin  de  compte,  de  durer  plus  loug- 
«  temps  que  soi-même,  si  vraiment  on  a  su  être...  Et  ^Yla- 
«  minck  esl,  de  toute  sa  personnalité  arbitraire,  et  massive 
«  et  généreuse.  » 


99 


L  ART    VIVANT 

des  bons  peintres  d'un  âge  lassé  de  la  seule  et  trop 
brève  sensation  plastique  et  qui,  pour  atteindre  à 
une  plastique  plus  haute,  eût  à  se  soumettre  à  la 
docte  Minerve  ? 

L'intellectualité  qui  réside  dans  l'œuvre  de  Van 
Dongen  est  celle  qui  enfanta  la  tristesse  de  l'homme 
terrassé  par  sa  joie. 

Cependant  l'art  de  Van  Dongen  n'est  point 
triste.  Artiste,  je  devrais  dire  plutôt  homme,  sans 
pudeur,  il  évite  le  piège  de  la  pornographie  par  le 
sérieux,  l'amour  et  l'importance  qu'il  donne  à  ce 
dont  il  est  encore  malséant  d'écrire  plus  avant. 
Anacréon  venu  du  pays  des  Kermesses,  petit-neveu 
de  Rubens,  ignorant  des  mythologies,  matelot  ivre 
fournissant  une  pacotille  galante  aux  sirènes,  Van 
Dongen  est  un  peut  tout  cela. 

Nous  vivons  de  formules  creuses.  On  nous  dit  : 
le  nu  est  toujours  chaste,  absolument  comme  on 
affirme  :  le  noir  est  toujours  habillé.  Pourquoi  le 
nu  serait-il  chaste  ?  Le  cher  Van  Dongen  n'en  croit 
rien.  A  peine  pourrait-on  lui  reprocher  quelque 
insistance  à  nous  prouver  le  contraiie,  si,  en  cette 
insistance,  même  çà  et  là  pénible,  n'éclatait  sa 
sincérité  faite  de  bonne  santé. 

Dessinateur  dominé  par  une  recherche  de  courbes 
alliées,  harmonisées  pour  réduire  à  de  profonds 
éléments  un  monde  de  volumes  divers  —  et  par 
là  fuyant  le  pittoresque  ;  peintre  soucieux  d'em' 

~  100  —    . 


ART    ET    CRITIQUE 

prunter  ses  couleurs  au  prisme  capricieux  de  la 
vie  nouvelle,  à  l'électricité,  ainsi  qu'on  l'a  dit 
justement  ;  au  maquillage,  aux  bijoux,  aux  parures 
folles,  aux  violences  précipitées  des  riches  carros- 
series, aux  hardiesses  des  étalages  où  Zola  *  le  pre- 
mier (et  l'on  n'attendait  pas  ça  de  lui)  découvrit 
une  beauté  ;  à  tout  cet  artificiel  à  quoi  le  plaisir 
moderne,  qui  s'en  empare,  confère  une  surréalité, 
Van  Dongen  n'a  pas  le  loisir  de  raisonner  son 
œuvre  et  c'est  tant  riiieux.  Le  besoin  accessoire 
de  scandaliser  à  froid  ne  lui  vient  qu'après-coup,' 
s'il  s'avise  d'allonger  son  catalogue  d'un  bout  de 
préface  personnelle. 

Il  n'en  abusa  d'ailleurs  pas  ;  bien  inspiré  quand 
il  déléguait  ce  soin  au  poète  Guillaume  Apollinaire. 
Est-ce,  comme  l'écrivit,  à  cette  occasion,  ce  der- 
nier, Van  Dongen  qui  a  retrouvé  le  «  ton  de  carna- 
tion »  ? 

Ce  fut  peut-être  sacrilège  d'affirmer  cela  quand  le 
grand  Renoir,  à  demi  paralysé,  ajoutait  encore  de 
si  pathétiques  mesures  à  la  vaste  «  symphonie  de 
la  chair  »  que  fut  son  œuvre. 

Voyez  ces  nus  entre  des  voiles  opulents  ;  voyez 
cette  Baigneuse  et  cette  maigre  beauté  immodeste, 
ouvrage  en  quoi  l'audace  frémissante  du  peintre 

*  Maïs  Zola  gâte  tout  en  faisant  corriger  par  le  peintre 
l'étalage  du  charcutier.  Il  n'appartenait  au  peintre  que 
de  bien  peindre  cet   étalage,  de  le    copier  sans  l'imiter. 

—  101  — 


L  ART    VIVANT 


hausse  au  pathétique  ce  dont  tant  d'autres  n'eussent 
obtenu  que  polissonnerie  ou  désolation  ;  scrutez 
ces  pièces  aux  tons  crus,  aux  lignes  sommaires 
emplissant  quand  même  la  toile,  et  vous  vous  per- 
suaderez que  Van  Dongen  vaut  d'être  loué  pour 
d'autres  vertus  que  celles  de  Renoir,  peintre  aris- 
tocrate des  beautés  populaires. 

Van  Dongen  surprenant  tous  les  petits  secrets 
d'une  féminité  vouée  au  soin  de  plaire,  aboutit  à 
un  art  viril.  N'est-ce  pas  là  l'élément  de  surprise, 
de  jamais  vu,  que  l'œil,  avant  l'esprit,  reconnaît 
en  ses  ouvrages  ? 

Naguère  encore,  il  y  eut  dans  les  tableaux  de 
Van  Dongen,  une  part  de  vulgarité  nourrie  par  un 
candide  étonnement  de  Iluron  ;  l'épatement  — 
qu'on  me  pardonne  le  mot  pour  son  éloquence  — 
de  l'étranger  devant  un  soir  illuminé  du  Paris 
qui...  s'amusait.  Van  Dongen  a  franchi  ce  stade 
délicat. 

Le  voici  capable  d'atteindre  à  l'abstrait,  comme 
en  cette  toile  sobre  —  deux  nus  enlacés  dominés 
par  une  ombre  —  qui  est  un  religieux  poème 
d'amour  terrestre.  Il  atteint  encore  à  la  simplicité 
avec  sa  Perruche  peinte  au  moyen  de  trois  tons 
purs.  Eloigné  de  ses  thèmes  familiers.  Van  Dongen 
est  là  encore  lui-même,  ce  dont  il  se  reconnaissait 
bien  incapable  à  ses  débuts.  Un  équilibre  constant 
le  soutient  désormais,  qu'il  peigne  son  orgueilleuse 

—  102  — 


ART    ET    CRITIQUE 

danseuse  espagnole  en  sa  roide  robe  rouge  et 
blanche,  ou  sa  scabreuse  fille  du  faubourg  gaillar- 
dement troussée. 

Du  jour  où  cet  art  me  fut  révélé  dans  un  petit 
atelier  montmartrois,  longtemps  avant  qu'on  vit 
le  peintre  de  Pilar  monter  au  Bois  un  cheval  de 
race,  je  n'ai  pu  relire  certaine  nouvelle  de  Baude- 
laire (son  unique  nouvelle)  La  Fanfarlo,  sans  penser 
à  Van  Dongen.  Ses  toiles  éblouirent,  retinrent  ou 
choquèrent  bien  avant  les  «  hardiesses  »  des  ballets 
russes,  toutes  empruntées  à  plusieurs.  J'imagine 
ce  que  serait  un  spectacle  de  café-concert,  une 
revue  montés  par  Van  Dongen...  lequel  ne 
méprise  point  du  tout  la  fantaisie  de  cette  bonne 
M"i®  Rasimi.  Et  ceci  n'est  pas  un  trait  final,  à 
pointe  double. 


Depuis  un  temps,  Van  Dongen,  congédiant  le 
chœur  des  humides  sirènes,  a  délaissé  les  cabarets 
bleus  et  rouges  où  les  matelots  dansaient  la  maxixe 
avec  de  grosses  filles.  Il  ne  trousse  plus  de  riches 
beautés  louées,  sur  des  divans  d'une  Chine  de  Paris. 
Le  «  portrait  sérieux  »  l'a  tenté. 

Ce  ne  fut  pas  la  moindre  merveille  du  Salon 
d'Automne   de   1919   (cette  revision   des   grades  !) 

—  103  — 


L  ART    VIVANT 


que  la  confrontation  des  portraits  de  Van  Dongen 
et  des  portraits  de  Wlaminck. 

Sans  abdiquer  rien  des  qualités  profondes, 
natales,  dirai-je,  qui  firent  le  Van  Dongen  qui 
scandalisa,  cet  artiste  unique,  l'un  des  Fauves 
assurés  de  l'avenir,  s'est  plu,  comme  Picasso  lui- 
même,  au  luxe  un  peu  hiératique  de  certaines  images 
féminines.  Bref,  il  n'a  pas  eu  peur  du  portrait  dont 
on  dira  qu'il  est  classique. 

Quelle  leçon  donne  Van  Dongen  à  ceux  qui, 
chaque  jour  plus  nombreux,  et  souvent  tentés 
sans  raison,  ont  voulu  s'aventurer  dans  cette 
vole  ! 

Le  portrait,  qui  deviendra  fameux,  de  M™®  N... 
G...,  doit  être  ajouté  aux  ouvrages  capitaux  de 
Van  Dongen. 

Des  portraits  de  cet  artiste,  qui  signe  orgueil- 
leusement Le  Peintre^  on  pourrait  dire  qu'ils  sont 
des  caractères. 

JjCs  œuvres  d'hier,  celles  dont  la  licence  effraya 
certains,  sont  des  études  personnelles  de  sentiments 
communs,  publics.  Le  prince  de  toutes  les  audaces 
physiques  s'élevait  en  artiste  de  haute  tradition, 
de  grande  race  au-dessus  des  naturalistes  capables 
d'aborder  les  sentiments  généraux  au  prix  de  la 
banalisation  de  leurs  tempéraments  ;  mensonge 
fatal  à  leurs  propres  formules. 

L'œuvre    actuelle    de    Van    Dongen    mesure    sa 

—  104  — 


ART    ET    CRITIQUE 

personnalité,  toujours  un  peu  secrète,  aux  Carac- 
tères les  moins  prompts  à  se  révéler. 

S'il  faut  ne  parler  que  peinture,  celle  de  Van 
Dongen   demeure   éblouissante. 

Et  l'on  entend,  —  et  je  sais  bien  qu'il  tend 
l'oreille,  —  toujours  l'orchestre  des  sirènes,  et  le 
vent  qui  conduit  le  matelot  amoureux  recule  insen- 
siblement les  murs  pour  la  danse,  et  le  vent  drape 
les  jupes  qu'il  va  gonfler. 


—  105  — 


w 


CUBISME 


CUBISME 


Je  ne  fis,  au  premier  jour,  aucun  crédit  au 
cubisme.  Témoin  des  âpres  recherches  de  Picasso, 
je  n'accordai  aucune  confiance  particulière  aux 
premiers  qui  mirent  en  appHcation  l'esprit  de  ses 
trouvailles.  Je  crois  donc  n'être  suspect  ni  de  sno- 
bisme, ni  d'indulgence  sentimentale. 

La  rigueur  du  cubisme,  alors  même  qu'il  était 
entaché  d'un  parti  pris  de  laideur,  astreignit  toute 
une  jeunesse  à  une  plus  exacte  discipline.  Cela  est 
si  vrai  que  certains  adversaires  de  ce  mouvement, 
parmi  ceux  dont  l'opinion  compte  parce  qu'elle 
consent  au  raisonnement,  à  la  franche  discussion, 
y  voulurent  voir  un  retour  offensif  de  l'Ecole. 

Certes,  il  peut  naître  un  académisme  aussi 
fâcheux  que  l'autre,  et  jg  visitai  tel  atelier  où  le 
cubisme  s'enseignait  en  quinze  leçons,  mais  nous 
n'avons  pas  le  loisir  de  nous  attendrir  sur  le  sort 
des  victimes.  L'art,  au  reste,  veut  des  victimes  et 
on  les  pourrait  tout  au  plus  souhaiter  d'une  plus 
belle  qualité. 

—  109  — 


L  ART    VIVANT 

Le  cubisme,  alors  qu'on  me  prouverait  qu'il  doit 
périr,  m'apparaîtrait  encore  comme  la  nécessaire 
révolte  contre  un  art  amorphe  dont  Matisse  fut, 
au-dessus  de  tous  les  Fauves,  le  plus  puissant  et 
le  plus  agréable  représentant  ;  un  art  amorphe  à 
quoi  devait  infailliblement  aboutir  tout  ce  qui  dans 
l'impressionnisme  n'avait  pas  subi  l'influence  de 
Seurat  et  de  Signac  éprouvant  les  premiers,  et 
jusqu'à  la  violence,  le  besoin  de  construire. 

Mais,  Signac  et  Seurat,  eux-mêmes,  —  le  grand 
Seurat  qui  ne  put  achever,  au  sens  absolu,  son 
œuvre,  —  furent  peu  entendus. 

On  ne  vit  dans  leurs  œuvres  que  les  apports  de 
couleurs  ;  on  les  leur  déroba  ;  on  alla,  il  est  vrai, 
plus  loin  que  Signac  dans  cette  voie,  et  non  sans 
profit,  mais  il  arriva  que  la  ligne  fut  sacrifiée  à  la 
couleur,  la  forme  fut  perdue.  C'est  contre  cela  que 
se  dressèrent,  chacun  en  son  temps  et  a\ec  une 
admiiable  exclusivité,  Picasso,  Derain,  duquel 
dépend  un  si  rayonnairt  avenir,  et  aussi  Friesz, 
Dufy.  Vinrent  enfin  les  cubistes. 

Juge  sévère  de  leuis  premieis  effoits,  j'écrivais 
parce  qu'ils  avaient  beaucoup  promis  :  on  se 
croyait  à  l'académie  et  l'on  sort  du  gymnase. 
N'était-ce  pas  dire  que,  s'ils  n'avaient  encore  livré 
aucune  œuvre  séduisante,  on  pouvait  beaucoup 
attendre  de  la  méthode  ?  Une  assemblée  de  per- 
sonnages dans  l'attitude  de  l'athlète  à  l'exercice 

—  110  — 


CUBISME 

serait  une  assemblée  de  grotesques  ;  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  ceux  qui  passent  par  le  gymnase 
perfectionnent  leur  plastique  et  formeront,  ailleurs, 
des  groupes  harmonieux.  J'ai  dit  aussi  qu'il  me 
plairait  assez  de  défendre  le  cubisme  contre  les 
cubistes.  Depuis,  plusieurs  de  ces  derniers  réalisent 
des  œuvres  harmonieuses  en  soi. 

x\u  Salon  d'Automne  de  1913,  le  Cubisme  rem- 
porta sa  première  victoire  publique. 

Une  partie  du  jury  le  combattit  rudement. 

Certains  artistes  dé'jà  fameux  à  l'étranger  furent 
exclus  par  cet  aéropage  national  ;  d'autres,  la  plu- 
part, ne  furent  admis  qu'avec  les  deux  toiles  aux- 
quelles leur  donnait  droit  leur  titre  de  sociétaire. 
Peut-on  alors  parler  de  victoire  ?  Oui  certes,  et 
de  victoire  publique  quand  la  lutte  fut  ce  qu'elle 
n'avait  jarnais  été.  Pour  la  première  fois,  on  put 
écrire  que  le  Salon  (1913)  était  un  Salon  nettement 
cubiste.  Il  le  fut,  non  pas  parce  que  des  légions 
d'imitateurs  s'inspiraient  de  Gleizes  ou  de  Metzin- 
ger,  sinon  de  Picasso,  mais  plutôt  parce  que  ceux- 
là  mêmes  dont  l'orthodoxie  s'avouait  là  le  moins 
intéressaient  par  la  sévérité  de  leur  composition, 
par  l'économie  particulière  des  lignes  et  des  cou- 
leurs à  quoi  ils  se  soumettaient  et  qu'aucun  des 
artistes,  en  faveur  avant  1908,  date  qu'on  peut 
fixer  aux  origines  du  cubisme,  ne  leur  auraient  pu 
imposer. 

—  111  — 


L  ART    VIVANT 


ORIGINES  ET  INTENTIONS 

C'est  donc  aux  environs  de  1908  *  qu'il  faut  faire 
remonter  la  révélation  du  cubisme.  Si  je  ne  précise 
pas  davantage,  c'est  à  dessein,  et  par  scrupule.  En 
effet,  l'intention  de  créer  de  toutes  pièces  un  art 
dit  cubiste  ne  précéda  pas  sa  découverte.  Mais, 
au  contraire,  les  inquiétudes  constantes  d'un  artiste 
tourmenté  par  quelque  souci  d'absolu  précédèrent 
la  reconnaissance  de  cet  art,  qui  ne  dut  qu'à  un 
hasard  d'être  baptisé  cubiste.  Au  surplus,  cette 
dénomination  fut-elle  toujours  très  arbitraire. 

A  l'époque  que  je  dis,  le  peintre  Pablo  Picasso, 
Andalou  d'origine,  depuis  l'adolescence  à  l'école 
des  maîtres  français,  commençait  d'atteindre  au 
succès  public  avec  les  grandes  figures  depuis  cata- 
loguées :  les  nus  de  Vépoque  rose.  Ces  mendiants, 
ces  stropiats  qui  sont  toute  la  douleur  et  toute  la 
prière  avaient  précédé  :  époque  bleue  des  amateurs 
et  des  marchands,  et  aussi  les  grandes  toiles  des 
saltimbanques  en  quoi  se  purifiait,  se  personnalisait 
l'intention  profonde  une  première  fois  exprimée 
par  l'artiste  dans  ses  ouvrages  de  début,  alors  qu'il 
était  encore  tributaire  de  Toulouse-Lautrec. 

*  Picasso,  dès  1906,  le  préparait,  sans  y  trop  songer. 

—  112  — 


CUBISME 

Les  peintres  modernes  chargés  par  le  destin  de 
scandaliser  leurs  contemporains  étaient  les  Fauves, 
et  ils  avaient  pour  chef  reconnu  Henri-Matisse, 
peintre  puissant,  dessinateur  d'une  rare  souplesse 
et  le  continuateur  fécond  des  plus  éclatants  colo- 
ristes de  l'impressionnisme. 

Henri-Matisse  fréquentait  l'atelier  de  Picasso, 
ainsi  qu'André  Derain,  Georges  Braque,  que  l'im- 
pressionnisme retenait  encore  et  aussi  des  poètes  ; 
enfin  un  mathématicien  M.  Maurice  Princet  qui 
seul  sait  sa  véritable  part  dans  ce  qu'on  appelle 
bien  improprement  l'invention  du  cubisme. 

Henri-Matisse,  qui  avait  peint  les  mêmes  pay- 
sages provençaux,  André  Derain,  anxieux  de  haute 
composition,  et  Picasso,  qui  avait  percé  le  secret 
de  Cézanne  traitant  ses  personnages  comme  les 
éléments  de  ses  natures  mortes  ainsi  que  des  vo- 
lumes dans  l'espace  —  avant  tout  —  commen- 
çaient, avec  leurs  amis  les  poètes,  et  le  mathéma- 
ticien esthète,  si  l'on  y  tient,  à  rendre  au  maître 
d'Aix-en-Provence  cette  pleine  justice  que  les  plus 
timorés  osent  à  peine  lui  marchander  aujourd'hui. 

Dans  l'atelier  de  Picasso  figuraient  en  belle  place 
quelques  merveilles  égyptiennes  d'une  assez  haute 
antiquité. 

Dans  le  même  temps,  André  Derain  et  son  ami 
Maurice  de  Wlaminck  commençaient  de  s'intéresser, 
hors  de  tout  souci  d'exotisme  un  peu  court,  à  la 

—  113  —  8 


L  ART   VIVANT 

Statuaire  africaine  et  polynésienne.  Dans  ces  simu- 
lacres, dans  ces  fétiches,  Henri-Matisse  reconnut 
à  son  tour  d'authentiques  œuvres  d'art,  exemptes 
d'aucune  barbarie,  mais  encore  toutes  rayonnantes 
de  pittoresque. 

Avec  cette  étonnante  certitude  qui  fait  sa  force, 
Picasso  vint  à  son  tour  aux  négreries  et,  le  premier, 
osa  non  seulement  les  confronter  avec  les  merveilles 
égyptiennes  indiscutées,  mais  encore  osa  les  opposer 
à  l'art  grec. 

Alors  commencèrent  dans  le  vieil  atelier  mont- 
martrois ces  examens,  ces  discussions  passionnées 
d'où  devait  sortir  le  cubisme. 

Nous  aimions  l'ignorant  qu'on  a  appelé  le  Doua- 
nier Rousseau,  parce  que  ce  vieil  enfant  adoptif 
des  Fauves  n'aspirait  qu'à  peindre  le  mieux  pos- 
sible, à  exposer,  comme  le  rêva  Cézanne,  au  «  Salon 
de  Bouguereau  »  dont  les  habitués,  disait-il,  savaient 
si  bien  «  finir  leurs  toiles  ».  Nous  l'aimions,  parce 
que  cet  ignorant  qui  fréquentait  le  Louvre,  sans 
avoir  retenu  les  noms  des  maîtres,  possédait  avec 
le  don  inné  de  la  construction,  une  fraîcheur  d'âme, 
une  pureté,  pour  tout  dire,  que  n'avaient  jamais 
possédée  les  gens  de  la  rue  Bonaparte  et  que,  par 
excès  d'intellectualité,  ceux  du  post-impressionisme 
commençaient  d'avilir  en  même  temps  qu'ils  se 
ruaient  aux  abîmes  de  l'amorphe,  dominés  par  la 
couleur  aux  dépens  de  la  forme. 

—  114  — 


CUBISME 

Enfin,  M.  Maurice  Barrés  —  qu'on  sera  peut- 
être  surpris  de  retrouver  si  souvent  en  cette  affaire 
—  fournissait  à  une  clientèle  de  bonne  volonté  le 
moyen  d'aimer  Greco  dont,  avant  que  M.  Barrés 
l'aimât,  la  plupart  pensaient  qu'il  était  haïssable. 

Les  élèves  de  Barrés,  dévots  dociles  du  Greco, 
devaient  honnir  les  précubistes  qui  avaient  décou- 
vert le  Greco  avant  que  Barrés  s'en  mêlât.  Mais  au 
Greco  les  cubistes  joignaient  Ingres.  Oui,  Monsieur 
Ingres.  Aujourd'hui  encore,  dans  presque  tous  les 
ateliers  cubistes,  vous  verrez  V Odalisque  ou  le 
Bain  turc  près  du  Saint- François  recevant  les  stig- 
mates ou  du  Julian  Romero  de  las  Azanas  en  prière, 
et  non  loin  du  Chahut  de  Seurat,  le  seul  maître  de 
1885  qui  ait  trouvé  grâce  devant  les  cubistes. 

Récapitulons  :  Cézanne,  les  nègres,  le  Douanier 
Rousseau,  le  Greco,  Ingres,  Seurat. 

Le  lien  est  étroit,  et  solide,  et  indestructible  et 
continu  entre  tout  cela  qui  semble  s'opposer.  C'est 
ce  que  je  vais  essayer  de  justifier. 

Picasso,  André  Derain  et  Georges  Braque  — 
Henri-Matisse  *  ne  devait  décidément  pas  parti- 
ciper  à  la  grande  révolution  —  prennent  (encore 

*  C'est  lui  qui  aurait  baptisé  l'école.  On  dit  que,  voyant 
au  Salon  d'Automne  de  1908  des  paysages  ornés  de 
«  fabriques  »  réduites  aux  lignes  élémentaires,  des  espèces 
de  cubes,  il  s'écria  :  «  Mais  c'est  du  cubisme  !  »  La  hâte  des 
échotiers  fit  la  fortune  du  mot. 

—  115  ~ 


L  ART    VIVANT 

que  je  vienne  d'écrire  le  mot  révolution)  position 
de  réactionnaires. 

Ils  ne  reconnaissent  plus  les  signes  de  la  pureté 
dans  ce  fugitif  qui  vient  de  l'impressionnisme,  pas 
plus  que  dans  l'académisme. 

La  pureté  ?  Elle  rayonne  du  noir  foyer  des  sta- 
tuettes polynésiennes. 

Plus  que  de  figuration,  les  artisans  de  couleur 
out  eu  souci  de  plasticité,  et  la  plasticité  c'est 
l'harmonie,  c'est  la  perfection  des  volumes  dans 
l'espace. 

Les  cubistes  voient  le  post-impressionnisme  pré- 
cipiter la  peinture  dans  l'amorphe  où  l'art  ne  se 
soutient  que  par  des  jeux  arbitraires  et  équivoques 
de  la  couleur  abandonnée  de  toute  forme. 

Un  ignorant,  Rousseau,  les  a  précédés  dans  la 
voie  de  la  rédemption. 

Epris  de  classicisme  —  mais  oui  !  —  ils  songent 
avec  angoisse  qu'il  fallut  attendre  jusqu'à  Cézanne 
pour  que  fut  continué  Grèce,  le  rigoureux  cons- 
tructeur. 

Et  ne  fallut-il  pas  qu'eux-mêmes  vinssent  pour 
que  s'affirmât  dans  le  respect  la  loi  de  Cézanne,  ce 
Cézanne  dont  aujourd'hui  encore  tant  d'artistes 
ne  copient  ou  n'interprètent  que  les  tics  ? 

Seurat  ?  Il  fut  le  seul  impressionniste  que  tour- 
menta la  géométrie,  selon  Baudelaire.  Le  fugitif 
put  bien  avoir  quelque  part  dans  la  composition 

—  116  — 


CUBISME 


de  sa  palette  chatoyante  ;  mais  la  rigueur  do  son 
dessin  tend  au  perdurable,  à  l'éternel.  Seurat  est 
un  classique,  au  même  titre  que  M.  Ingres. 

A  ce  point  de  leur  inquiétude,  les  futurs  peintres 
cubistes  vont  être  désormais  conduits  par  les  seules 
méditations  de  Picasso,  les  méditations  actives 
d'un  inspiré  cultivé,  savant  toujours  fâché  de  son 
ignorance,  et  qui  pense  le  crayon  ou  le  pinceau  à 
la  main. 

Je  rendrai  justice  à  tous  et  dirai  la  part  de 
chacun  dans  la  suite.  Mais  en  1907  il  n'y  a  que 
Picasso,  Les  poètes  ne  font  rien  que  donner  une 
plastique  (eux  aussi)  à  la  langue  qu'il  faut  pour 
se  comprendre  en  face  de  ces  nouveautés,  et  le 
mystérieux  mathématicien  fournit  ses  amis  de  pré- 
cisions raisonnées.  Il  est  une  «  règle  »  pensante,  pour 
ainsi  dire. 

Ce  sont  les  recherches  passionnées  et  souvent 
douloureuses  de  Picasso  qui  permirent,  plus  tard, 
à  Jean  Metzinger,  soucieux  d'explications  publiques 
quand  Picasso  les  dédaignait,  d'écrire  ceci  qui  est 
juste  :  «  Avant  nous,  aucun  peintre  n'avait  eu  le 
souci  de  palper  les  objets  qu'il  peignait.  » 

Ceci  a  trait  à  ce  désir  moderne  de  rendre  sensibles 
sur  la  toile  toutes  les  faces  d'un  objet  à  la  fois. 

Méthode  de  décomposition  tendant  à  une  renais- 
sance de  la  composition,  absolument  méconnue 
depuis  le  triomphe  de  ces  talents  charmants  mais 

—  117  — 


L  ART    VIVANT 

parfaitement  anarcliiques  :  Bonnard,  Vuillard,  voire 
Gauguin,  ce  qu'on  n'a  jamais  osé  écrire. 

Je  ne  prétends  ici  qu'à  l'essentiel.  Un  gros  livre 
serait  nécessaire  à  la  justification  du  cubisme,  dont 
il  ne  faut  encore  tracer,  sinon  l'histoirie,  du  moins 
la  courbe  historique,  en  quelques  pages. 

Ici  commence  le  martyre  de  Picasso  et  la  grande 
fureur  des  honnêtes  gens  qui  ne  reculeront  devant 
aucun  outrage.  Ils  feront  méchamment  et  sottement 
du  cubisme,  non  seulement  une  fumisterie  collec- 
tive, alors  que  la  sincérité  des  maudits  est  incontes- 
table, mais  encore  un  art  boche.  Et  ce  sera  vraiment 
une  grande  sottise.  J'ai  nommé  Ingres,  mais  je 
dois  ajouter  le  nom  de  Chardin.  Si  Jean  Metzinger 
a  raison  devant  le  fait  absolu,  Chardin  eut  souci, 
avant  ce  jeune  artiste,  de  palper  les  objets  qu'il 
peignait.  Picasso  en  conviendrait  aisément,  et  le 
regretté  Guillaume  Apollinaire,  le  plus  audacieux 
défenseur  du  cubisme,  en  eût  convenu  aussi,  lui 
qui  chérissait  si  intelligemment  Chardin  et  qui 
inventa  l'art  tactile  *. 

A  l'instant  des  premières  expériences,  ainsi  que 
je  l'ai  dit  en  1912  dans  ma  Jeune  Peinture  Française, 
Picasso  commença  de  transformer  des  figures  à 
demi  achevées,  à  demi  conçues,  de  grands  nus  res- 
sortissants encore  à  l'art  de  «  l'époque  rose  ». 

*  Le  Poète  assassiné. 

—  118  — 


CUBISME 

Uniquement  inquiet  de  la  valeur  du  volume 
dans  l'espace,  conduit  pour  y  parvenir  à  de  violentes 
décompositions,  il  dédaigna  d'abord  tout  de  cette 
grâce  dont  il  était  le  maître.  Or,  l'homme  qui  fit 
Dieu  à  son  image  chérit  en  barbare  cette  image. 
Et  la  hideur  des  figures  de  Picasso  déchaîna  la 
colère  universelle. 

Est-ce  pour  cela  que  les  cubistes  s'en  tiennent 
aujourd'hui  —  et  avec  des  thèmes  d'école  presque 
toujours  identiques  —  à  la  nature  morte  ?  J'ai  été 
souvent  témoin  de  la  naïveté  d'amateurs  éclairés 
repoussant  un  nu  cubiste  quand  ils  commençaient 
d'accepter  la  représentation  cubiste  de  quelque 
objet  usuel,  exactement  conçu  selon  les  mêmes 
lois. 

J'ai  usé  à  dessein  du  verbe  concevoir.  La  grande 
loi  qui  domine  l'esthétique  nouvelle  est  la  suivante  : 
La  conception  l'emporte  sur  la  vision. 

Limitée  à  ces  termes,  cette  loi  pourrait  conduire 
à  des  excès  plus  grands  que  ceux  à  quoi  entraîna 
le  post-impressionnisme  et  contre  quoi  s'insurgea 
la  Réforme  cubiste.  Oui,  la  Réforme.  Il  y  eut,  au 
début,  quelque  chose  de  huguenot  dans  cette  révo- 
lution qui  est  aussi  une  réaction. 

Je  dois  ici  essayer  de  me  faire  comprendre  en  peu 
de  mots.  Louis  Vauxcelles,  l'un  de  nos  meilleurs 
écrivains  d'art  et  qui  longtemps  fut  seul  à  défendre 
les    peintres    nouveaux    quand    Mirbeau    cessait 

—  119  — 


L  ART    VIVANT 

d'écrire,  passionné  de  l'art  des  Bonnard,  Vuillard, 
que  je  tiens  pour  anarchisants,  est  celui  qui  a  dit 
un  jour  :  «  Le  Cubisme  n'est  pas  autre  chose  qu'un 
retour  offensif  de  l'Ecole.  » 

Si  Yauxcelles  veut  dire  l'Ecole  de  la  rue  Bona- 
parte, il  a  tort.  Mais  s'il  veut  dire  l'Ecole  en  soi, 
la  Règle,  alors  les  défenseurs  du  cubisme  pourront 
reprendre  à  leur  compte  sa  déclaration  dépouillée 
de  toute  intention  péjorative  et  s'en  servir  en  toute 
bonne  foi. 


1 

I 


—  120  — 


II 


GEORGES  BRAQUE 


Comment  Georges  Braque,  qui  occupe  une  place 
si  ambitieuse  et  si  particulière  dans  la  famille  des 
peintres  cubistes,  nous  apparaît-il  à  la  fois  le  plus 
dogmatique  et  le  plus  spontané  ? 

On  a  écrit  de  lui  qu'il  était  «  le  plus  pur  des 
hommes  ».  L'hyperbole,  après  tout,  n'est  qu'un 
instant  de  lyrisme,  et  le  lyrisme  dont  l'absurdité 
ne  choque  rien  que  les  cœurs  secs,  n'est  qu'une 
façon  passionnée  de  dire  la  vérité,  au  delà  des 
frontières  vulgaires  de  l'usage. 

Pour  le  soin  d'une  vérité  historique  vers  laquelle 
on  s'efforce  en  tâtonnant,  les  témoins,  les  moins 
récusables  étant  sujets  à  des  défaillances  de  mé- 
moire, il  serait  trop  injuste  de  ne  pas  faire,  dans 
l'organisation  de  ce  grand  mouvement,  très  large 
la  part  à  Georges  Braque. 

Nous  ne  contrarierons  même  pas  ceux  qui  le 
tiennent  pour  le  chef  véritable  de  l'école.  Jamais 
Picasso  n'eut  souci  d'entreprendre  autrement  qu'à 

—  121  — 


L  ART    VIVANT 

son  seul  bénéfice  et,  je  l'ai  dit,  il  se  dépasse  aujour- 
d'hui ;  il  est  au  delà  de  la  doctrine,  sinon  hors  des 
voies  de  l'école. 

Le  cas  de  Braque  est  différent. 

Georges  Braque  est  un  esprit  beaucoup  plus 
spéculatif  que  Picasso,  d'une  part,  et,  d'autre  part, 
ils  diffèrent  encore  par  ceci  que  Picasso,  «  inspiré  » 
selon  l'antique  conception,  celle  qui  admet  la  vertu 
aujourd'hui  contestée  du  «  génie  *  »  a,  évidemment 
tenté  par  tous  les  arts  à  la  fois,  de  la  Poésie  à  la 
Musique  dont  il  feint  le  dédain,  choisi  d'être  peintre. 

Georges  Braque,  lui,  est  peintre,  de  nature.  11 
a  des  mains  de  peintre.  Il  parle  peintre  et  pense 
peintre,  dirai-je  en  jargon  pour  me  faire  mieux 
comprendre. 

Une  tradition  de  métier  l'a,  de  plus,  "toujours 
dirigé. 

Avec  passion,  avec  spontanéité,  jeune  artiste 
éveillé  à  la  traduction  des  formes  par  ceux  qui  en 
perdaient  conscience,  les  impressionnistes,  il  pro- 
duisait allègrement  encore,  en  homme  bien  portant, 
mais  chaque  jour  un  peu  moins  satisfait.  C'est 
alors  que  la  splendide  rébellion  de  Pablo  Picasso, 
dont  un  jour  on  reconnaîtra  unanimement  qu'il  a 
aidé  à  sauver  l'Art  de  la  banqueroute  frauduleuse, 
remit  toutes  choses  en  question. 

*  Maurice  Raynal  fut  son  premier  négateur. 

—  122  — 


CUBISME 


Georges  Braque  n'eut  à  être  le  disciple  de  per- 
sonne *,  L'audace  de  son  ami  le  persuada  seulement 
de  la  vérité,  de  la  santé,  de  tout  ce  qui,  depuis 
longtemps,  le  sollicitait,  A  l'inquiétude,  à  l'angoisse 
succédèrent  la  paix,  une  immense  satisfaction,  un 
repos  moral  salutaire. 

On  vit  Georges  Braque  travailler  évidemment 
dans  le  même  esprit  que  le  jeune  père  du  cubisme  ; 
mais  point  dans  le  même  sens.  Quand  Pablo  Picasso, 
peu  soucieux  de  faire  école,  poussa  le  dédain  d'en- 
seigner jusqu'à  hasarder  des  boutades  que  ne  négli- 
gèrent point  les  critiques  ennemis,  on  vit  Georges 
Braque  codifier,  légiférer.  Ce  qu'écrivirent  Jean 
Metzinger  et  Albert  Gleizes  a  converti  plus  d'ama- 
teurs que  d'artistes.  Le  véritable  instituteur  du 
cubisme  fut  vraiment  Georges  Braque**. 

L'injustice  serait  grande  de  ne  pas  insister  sur 
toutes  les  richesses  que  Georges  Braque,  instruit 

*  Au  surplus,  il  hésita,  disant  à  Picasso  do  ses  essais 
cubistes  :  «  C'est  comme  si  tu  buvais  du  pétrole  et  man- 
geais de  l'étoupe  enflammée  !  » 

**  Il  serait  imprudent  d'en  conclure  ceci  que  Braque, 
peintre  plus  laborieux,  moins  prompt,  est  un  esprit  plus 
méditant  que  Picasso,  seul  capable  de  conduire  a  aux  rives 
du  futur  »  ce  que  prépara  le  grand  Malaguene.  Car  on 
pourrait  s'en  autoriser  pour  dire  aussi  bien  que  Braque  a 


—  123  — 


L  ART    VIVANT 


des  ressources  de  l'artisan,  livra  à  tous  les  peintres 
sainement  préoccupés  de  peinture  en  soi,  d'abord. 
C'est  lui  qui  enseigna  les  secrets  du  bon  compagnon 
aux  peintres  que  leurs  maîtres  n'avaient  encore 
instruits  que  dans  les  belles  manières. 

Hugo  tirait  orgueil  d'avoir  mis  un  bonnet  rouge 
au  vieux  dictionnaire  ;  Georges  Braque  fit  culbuter 
la  boîte  à  pouce  aux  couleurs  fines  sous  le  poids 
du  camion  du  peintre  en  bâtiment. 

A  ce  propos,  et  avant  de  tenter,  non  pas  le  juge- 
ment (ce  qui  n'est  l'affaire  d'aucun  critique)  mais 
l'expression  de  la  dernière  exposition  de  Georges 
Braque,  je  veux  essayer  de  rapporter  une  anecdote, 
doublement  pittoresque,  qui  fixe  un  point  d'histoire 
et  renseigne  sur  l'heureuse  contradiction  des  es- 
prits. 

Dès  1913,  j'écrivais,  au  cours  d'un  ouvrage  dont 
la  guerre  et  ses  effets  retardèrent  la  mise  au  jour  : 

«  Qu'on  ne  s'inquiète  pas  exagérément  de  l'at- 


diminué  l'art  impétueux  de   Picasso   en  le  domestiquant. 
Ce  serait  injuste  pour  tous  les  deux. 

Picasso  vit  en  état  presque  permanent  de  méditation. 
Lorsqu'il  crée  le  pinceau  à  la  main,  c'est  un  repos  splendide. 
Il  peut  alors  laisser  croire  à  ceux  qui  ne  perçoivent  qu'une 
sensation,  qui  n'enregistrent  qu'une  émotion  à  la  fois,  qu'il 
ne  fit  jamais  rien  que  s'abandonner  fémininement  à  l'intui- 
tion bergsonienne  en  des  minutes  splendides  dont  le  total, 
quelle  que  soit  l'étendue  de  l'œuvre,  ne  correspondrait  pas 
à  la  courbe  parfaite  d'une  authentique  vie  d'artiste. 

—  124  — 


CUBISME 

traction  exercée  par  le  génie  civil,  l'industrie  et  ses 
procédés  sur  les  artistes  modernes.  » 

Ce  qui  apparaît  aux  esprits  superficiels  ainsi 
qu'une  funeste  contrainte  n'est,  au  contraire,  que 
le  signe  de  la  plus  extrême  liberté. 

Georges  Braque  tient,  par  ses  origines,  à  la  classe 
des  riches  artisans,  des  grands  entrepreneurs.  Les 
siens  ont  peint  ou  fait  peindre  presque  tous  les 
murs  intérieurs  élevés  au  Havre  à  la  fin  du  siècle 
dernier.  Je  suis  persuadé  que  Georges  Braque  doit 
à  cette  ascendance  quelques-unes  de  ses  plus  bril- 
lantes qualités. 

Il  discutait  un  jour  avec  M.  Picasso  —  aux  envi- 
rons de  1910  —  de  Vinimitable  en  peinture.  C'était 
un  thème  favori  des  artistes  nouveaux.  Faut-il,  si 
l'on  peint  une  gazette  aux  mains  d'un  personnage, 
s'appliquer  à  reproduire  les  mots  le  journal  ou 
réduire  l'entreprise  à  coller  proprement  la  gazette 
sur  la  toile  ?  On  en  vint  à  vanter  l'habileté  des 
peintres  en  bâtiment  qui  tirent  tant  de  marbre 
et  tant  de  bois  précieux  de  carrières  et  de  forêts 
imaginaires. 

Naturellement,  Georges  Braque  apporta  d'utiles 
éclaircissements,  ne  ménageant  pas  les  savoureux 
détails  de  métiers. 

Il  en  vint  à  dire  quels  services  rendait  aux  peintres 
du  bâtiment,  pour  l'exécution  du  faux  marbre  et 
du  faux  bois,  un  certain  peigne  d'acier  que  l'on 

—  125  — 


L  ART    VIVANT 

promène  sur  la  surface  peinte,  dans  le  but  d'obtenir 
le  dessin  simulant  les  nervures  et  les  persillages. 

On  peut  sourire  du  sérieux  apporté  à  une  dis- 
cussion de  cet  ordre.  C'est  qu'on  sera  encombré  des 
plus  fades  préjugés  ;  c'est  qu'on  ne  voudra  pas 
prendre  garde  au  bénéfice  certain  que  trouve  l'ar- 
tiste à  se  pencher  sur  les  beautés  du  travail  do 
l'ouvrier. 

Enfin,  ceux  qui  rient  de  nous  ne  cessent  de  se 
corrompre  l'entendement  par  la  communication 
des  plus  misérables  recettes  académiques  :  «  L'em- 
bus,  mon  cher  Monsieur,  l'embus  !  » 

Bref,  Picasso  et  ses  hôtes  convenaient  de  l'utilité 
du  peigne  ;  mais  remarquez  que  personne  ne  son- 
geait, toutefois,  à  imiter  ces  adroits  artisans. 

Ceci  est  d'une  importance  extrême.  Un  artiste 
se  grandit  de  songer  à  ces  choses  ;  il  peut  désirer 
même  cet  outillage  qui  le  séduit,  mais  c'est  assez. 
Il  ne  doit  s'approprier  ni  l'outil,  ni  le  procédé,  au 
moins  directement.  Mieux  vaut,  comme  fit  *  l'un 
d'entre  eux  (le  peintre  Marcoussis)  imiter  V  imi- 
tation. 

Mais  un  Mécène  qui  se  trouvait  là  ne  pensa  pas 
ainsi. 

Il  descendit  au  plus  proche  café  consulter  le 
Bo1;tin,  sauta  dans  un  taxi  et  se  fit  conduire-  chez 

*  Salon  de  la  Section  d'Or. 

—  126  — 


CUBISME 

un  taillandier  du  Marais  qui  fabriquait  le  fameux 
peigne  à  peindre  le  bois  et  le  marbre. 

Frémissant,  comme  s'il  portait  le  radium  de 
l'art  nouveau,  Mécène  se  refit  véhiculer  jusque  chez 
Picasso  entre  les  mains  habiles  de  qui  il  remit  son 
emplette. 

Les  yeux  du  peintre  brillèrent  alors  de  cet  éclair 
de  joie  enfantine  que  connaissent  bien  ses  fami- 
liers. 

Il  promit  de  se  mettre  au  travail,  content  de 
posséder  un  jouet  neuf,  lui  qui  n'aspire  qu'à  créer, 
qu'à  détenir  des  formes  nouvelles,  et  donna  rendez- 
vous  à  l'amateur  pour  le  lendemain  matin. 

Or,  quand  le  matin  fut  venu,  le  Mécène  ne  vit 
rien  qu'un  portrait  de  sapeur  bien  soigné. 

Avec  le  peigne  à  peindre  le  bois  et  le  marbre, 
Picasso  avait  peint,  avait  ondulé  les  cheveux  et  la 
barbe  do  son  personnage  *  ! 


Le  temps  est  passé  de  ces  expériences,  pour  l'un, 
et  de  ces  jeux  pour  l'autre.  Georges  Braque  a  des 
droits  acquis  au  titre  de  chef  d'école  qu'il  reven- 
dique brutalement.   Son  œuvre  cubiste  est  d'une 


*  J'ai  cité,  une  fois,  cette  anecdote  qui  vaut,  je  crois, 
d'être  répandue, 


127  — 


L  ART   VIVANT 

richesse,  d'une  puissance  inégalées.  On  songe  à  des 
nourritures  terrestres  choisies,  préparées  selon  une 
si  irréductible  raison  qu'elles  ont  toute  la  saveur 
du  divin.  « 

Admet-on  maintenant  que  Georges  Braque  soit 
à  la  fois  le  plus  spontané  et  le  plus  dogmatique  ? 


FERNAND  LÉGER 

Le  cubisme  irritait  le  plus  grand  nombre  et  char- 
mait quelques-uns  lorsque  parut  Fernand  Léger. 
C'était  à  peu  près  vers  le  temps  que  Jacques 
Rivière,  qui  depuis  s'est  lassé  et  qui  pourtant  ne 
songe  pas  à  renier  ces  paroles,  disait  :  «  Les  peintres 
auront  enfin  le  droit  de  n'être  plus  des  simples 
d'esprit.  »  Guillaume  Apollinaire,  tout  de  suite, 
compara  Léger  aux  «  petits  maîtres  galants,  du 
xviii®  siècle  ».  Il  écrivit  aussi  :  «  Quand  j'ai  vu  un 
Léger  je  suis  content  !  »  On  imagine  quel  parti 
tirèrent  de  telles  affirmations,  pour  ne  citer  que 
d'honorables  adversaires,  les  critiques  amis  de 
Bonnard,  de  l'amorphe  post-impressionniste,  n'ai- 
mant en  Matisse  rien  que  ce  qui  était  périssable, 
au  moins  incapable  de  prolongement. 

Je  m'efforcerai  d'expliquer  leur  erreur,  et  quel 
charme  immédiat,  moins  dangereux  que  les  efforts 

—  128  — 


I 


CUBISME 

vers  la  grâce  plus  tard  condamnés  par  Metzinger, 
se  dégageait  des  œuvres  de  Fernand  Léger  qu'on 
retrouve  désormais  plus  riche  en  sa  simplifica- 
tion. 

Fernand  Léger,  cubiste,  est-il  demeuré  fauve, 
ainsi  que  je  l'ai,  non  point  lu,  mais  entendu  dire  ? 
Pour  mémoire  :  les  fauves  dépassaient  l'impres- 
sionnisme, mais  alors  qu'ils  le  laissaient  loin  der- 
rière, ils  demeuraient  sur  la  route  dont  l'oeuvre 
des  impressionnistes  avait  déterminé  la  largeur.  Le 
cubisme  apparaît,  dès  1907,  en  réaction. 

Je  ne  pense  pas  que  Fernand  Léger  soit  un  fauve 
attardé.  Allant  au-devant  d'autres  reproches  que 
certains  seront  tentés  de  lui  faire,  je  ne  pense  pas 
davantage  qu'on  le  puisse  soupçonner  de  futurisme 
ou  d'unanimisme,  le  futurisme  étant  entaché  de 
vulgarité  (et  pas  seulement  de  vulgarité  anecdo- 
tique)  et  l'unanimisme  —  qui  a  pourtant  donné  en 
poésie  des  œuvres  fortes  —  entaché  d'une  sorte  de 
badauderie  primaire. 

Ces  reproches  sont,  furent  ou  pourraient  être 
adressés  à  Fernand  Léger  à  cause  de  sa  couleur  et 
pour  le  goût  qu'il  a  récemment  montré  pour  les 
choses  de  la  mécanique  moderne. 

L'argument  critique  ne  vaut  rien. 

S'en  tenir  là,  ce  serait  trop  oublier  que  ce  peintre 
dès  son  éclatante  entrée  au  royaume  du  cubisme, 
affirma  autant  qu'un  amour  de  la  couleur  semblable 

—  129  — 


L  ART    VIVANT 


à  celui  qui  relie  Odilon  Redon  à  Delacroix,  un  amour 
de  l'air  dont  le  cubisme  scientifique  en  réaction 
contre  l'impressionnisme  avait  si  grand  besoin 
après  quelques  inévitables,  et  je  dirai  nécessaires, 
excès  de  doctrine. 

C  est  à  cause  de  la  couleur  que  Guillaume  Apol- 
linaire put  dire  de  Fernand  Léger  qu'il  s'appa- 
rentait aux  maîtres  du  xviii®  siècle,  et  c'est  après 
avoir  respiré  en  homme  sain  l'air  qui  circule  dans 
l'œuvre  de  M.  Fernand  Léger  qu'on  compiend, 
sans  besoin  de  traduiie,  la  ferme,  la  franche  excla- 
mation d'Apollinaire  :  «  Quand  je  vois  un  Léger 
je  suis  content.  » 

A  quoi,  le  sage,  le  grave,  l'austère  Picasso,  avait- 
il  réduit  sa  palette  ?  A  quelques  verts,  à  quelques 
gris,  à  un  peu  d'ocre...  couleurs  pathétiques  qu'on 
devait,  le  lendemain,  reconnaître'  dans  une  épou- 
vante sacrée  pour  les  couleurs  de  la  guerre  !  —  les 
exactes  couleurs  du  front,  de  la  ligne  de  feu. 

Il  est  vrai  que  Picasso,  ange  ou  démon  comme 
disaient  les  gens  de  1840,  maître  des  enchante- 
ments,, savait  l'art  de  multiplier  ces  couleurs  et 
d'en  barioler,  multipliées,  un  gai  vêtement  d'Arle- 
quin. 

L'inquiétude  était  née.  Retrouver  la  couleur,  à 
présent  qu'on  ne  craignait  plus  le  fugitif  lumineux 
de  l'impressionnisme.  L'école  orphiste  s'y  essaya. 
Robert  Delaunay  aussi  las  que  ses  camarades  du 

—  130  — 


CUBISME 

trop  long  esclavage  de  la  forme  sujette  de  la  couleur 
tenta,  non  sans  un  éclat  qui  força  l'attention  res- 
])ectueuse,  d'ordonner  des  formes  de  couleur.  Je 
ne  cherche  qu'à  me  faire  bien  comprendre  en  peu 
de  mots. 

D'abord  le  plus  indigent  coloriste  d'entre  les 
cubistes,  Juan  Gris,  qu'un  emploi  imprudent  de 
médiocres  couleurs  toutes  préparées  faisait  plus 
indigent  encore,  a  singulièrement  élargi  sa  palette, 
bien  que  ce  ne  soit  qu'en  ouvrant  sa  boîte  avec 
moins  d'avarice. 

Georges  Braque,  fidèle  aux  tonalités  brèves  choi- 
sies par  Picasso,  parvient  souvent,  et  selon  son 
désir  raisonné,  à  les  faire  chanter  çà  et  là  plus  haut 
même  que  Picasso  d^abord  constructeur  et  dessi- 
nateur. J'ai  insisté  sur  le  juste  orgueil  de  M.  Braque 
qui  livra  à  l'art  moderne  les  beaux  secrets  de 
métier  des  peintres  artisans. 

Le  plus  prompt  à  souhaiter,  à  vouloir  la  renais- 
sance de  la  couleur,  le  salut  de  la  forme  étant  assuré, 
et  l'un  des  plus  heureux  dans  cette  voie  fut,  à 
coup  sûr,.  Fernand  Léger.  N'est-ce  que  parce  qu'il 
était  naturellement  coloriste  et  patce  que  le  don 
existe,  quoi  qu'on  en  ait  ? 

Soucieux  de  forme,  œuvrant  dans  le  respect  et 
l'amour  du  volume,  asservissant  sans  la  ruiner  la 
couleur  hier  tyrannique^  Fernand  Léger  ne  se  con- 
tenta pas  de  rendre  l'espace  sensible  par  la  plus 

—  131  — 


L  ART    VIVANT 

profonde,  la  plus  plastique  traduction  du  volume 
dans  l'espace.  Il  entreprit  glorieusement  de  faire, 
selon  le  vieil  argot  d'atelier  «  chanter  l'air  »  dans 
cet  espace,  comme  d'autres  avant  lui,  et  gens  aux 
vues  plus  courtes  firent  avec  bonheiir  quelquefois 
«  chanter  la  lumière  ». 

J'emploierai  à  dessein  le  mot  réussite  si  l'œuvre 
de  ce  peintre,  précisément,  le  réhabilite  ;  Fernand 
Léger  doit  à  cette  parfaite  réussite  d'humaniser 
l'une  de  ses  plus  récentes  et  plus  vastes  œuvres,  la 
grande  toile  qui  s'appelle  Les  Joueurs.  Il  humanise, 
le  premier  après  Picasso,  des  figures  plus  éloignées 
de  la  nature  que  celles  qu'osa  tranquillement  cons- 
truire Picasso,  quand  Metzinger  lui-même  renon- 
çait, pour  un  temps,  à  ses  images  de  grâce  comme 
pour  permettre  à  Juan  Gris  d'écrire  que  les  cubistes 
auraient  l'humilité  de  primitifs  ambitieux  seule- 
ment d'une  noble  descendance. 

Il  est  vrai  que  Fernand  Léger  nous  soumit,  et 
pour  la  dernière  fois  dans  l'hiver  de  1918  des 
thèmes  très  directement  empruntés  à  la  méca- 
nique ;  je  dirai  même  trop  directement  peut-être. 
Pourtant  la  leçon  est  bonne.  C'est  chez  lui  comme 
un  élan  du  cœur,  un  poème  du  dynamisme  aussi 
franc,  aussi  prompt  qu'une  chanson  à  boire. 

Sans  doute...  je  ne  puis  tout  de  même  pas  vous 
parler  des  toiles  de  mon  ami  Fernand  Léger  comme 
d'un  nu  de  M.   Caro-Delvaille. 

—  132  — 


CUBISME 


JEAN  METZINGER 


Metzinger  est  un  cubiste  des  premiers  jours. 

D'entre  les  plus  ou  moins  avoués  disciples  de 
Picasso,  le  premier,  le  plus  exact  et  en  même  temps 
le  plus  personnellement  dogmatique,  étant  le  pre- 
mier, c'est  Georges  Braque.  Impressionniste  désan- 
chanté  qui,  déjà,  interrogeait  le  grand  Seurat  en 
son  anxiété  d'échapper  à  l'amorphe  à  quoi  entraî- 
nait le  génie  redoutable  de  Matisse. 

J'admire  Matisse  —  il  m'y  faut  revenir.  Il  a  le 
don  sacré,  cette  chose  qui  échappe  au  jugement  ; 
j'admire  ce  peintre  intelligent  qui  pouvait  se  passer 
de  tout  contrôle  spirituel,  possédant  le  goût  le  plus 
sûr,  et  qui  est  la  grâce  même  au  sens  divin  du  mot. 
Je  ne  l'ai  jamais  attaqué  qu'en  tant  que  directeurs 
des  consciences  artistiques.  De  même  j'ai  combattu 
le  grand  Rodin.  Aujourd'hui,  le  péril  n'existe  plus. 
Il  m'est  permis  d'aimer  Matisse  et  de  le  dire  sans 
remords,  sans  contrainte. 

Qui,  plus  que  Metzinger,  menacé  d'être  envoûté 
par  une  certaine  féminité,  pouvait  redouter  d'être 
absorbé  par  Matisse  ?  Son  honneur  est  de  l'avoir 
pressenti  pour  se  réaliser,  harmonieusement  selon 
la  raison  autoritaire. 

—  133  — 


L  ART    VIVANT 

Après  Georges  Braque,  vinrent  Metzinger  et 
Gleizes,  le  second  mené  par  le  premier. 

Avant  que  Braque  résumât  son  Art  pictural  en 
quelques  aphorismes  qu'hébergea  Nord-Sud,  Met- 
zinger, poète  autant  que  peintre,  et  poète  dont  la 
place  n'est  pas  secondaire,  s'affirma  le  théoricien 
du   cubisme. 

Picasso  répugnait  à  cet  emploi.  Qu'on  le  vînt 
consulter,  il  répondait  par  des  boutades  qui  firent 
croire  aux  esprits  étroits  que  le  cubisme  n'était 
qu'une  farce  d'atelier. 

C'est  qu'il  faudra  encore  bien  des  commentaires 
pour  faire  entendre  que  l'art  moderne  (peinture 
et  poésie)  répugne  à  la  mystification  mais  réclame 
le  droit  au  «  comique  »  introduit  dans  le  pathétique. 
Il  n'y  a  plus  d'intermèdes  burlesques,  comme  dans 
Shakespeare  ou  les  drames  de  William  Busnach  et 
de  d'Ennery,  mais  le  vulgaire,  qui  est  le  burlesque, 
est  accepté  par  les  artistes  modernes  au  même  titre 
que  le  noble. 

Metzinger  codifia  donc  le  cubisme,  seul,  puis  en 
collaboration  avec  Glcizes,  en  un  livre  devenu  rare, 
édité  par  Figuière. 

Metzinger  put  être  accusé  de  pédantisme,  lui  qui 
groupa  ses  amis,  rue  La  Boétie,  sous  le  vocable  de 
La  Section  d'Or,  familière  à  des  mathématiciens 
comme,  cet  esprit  rare,  Maurice  Princet,  et  aux 
tailleurs  de  pierre,  savants  en  leur  métier. 

—  134  — 


,  CUBISME 

Toujours  est-il  que  le  sérieux  de  Metzinger  balança 
l'esprit  nonchalamment  narquois  de  Picasso,  et 
ainsi  fut  utile. 

Au  Salon  d'Automne,  en  1913,  c'est  encore  à  la 
volonté,  à  la  gravité  de  Metzinger  que  fut  dû  le 
succès  (de  bon  et  de  mauvais  aloi)  qu'obtint  la 
salle  VIII  réservée  aux  cubistes.  Il  n'y  avait  eu, 
jusqu'alors,  aucune  exposition  d'ensemble  des 
œuvres  hérétiques  de  Picasso. 

L'école  cubiste  se  signala  par  son  austérité. 
Aucune  école  n'eut  au  plus  haut  point  l'esprit 
d'école.  Ses  adeptes  peignaient  les  mêmes  objets  : 
paquet  de  tabac,  journal,  pipe,  litre,  siphon  et, 
à  la  suite  directe  de  Picasso  :  le  violon  et  la  gui- 
tare. 

Seul,  Picasso  s'offrit  le  luxe  d'échapper  à  cotte 
rigueur  et  nous  donna,  par  exemple,  à  chérir  les 
pigeons  de  Notre  avenir  est  dans  Vair.  Son  Arlequin 
bien-aimé  fut  aussi  traduit  selon  la  loi  cubiste. 


C'est  Metzinger  qui  tenta  et  que  tenta  la  liberté. 

Savant  en  la  grâce,  il  exposa  une  toile  qu'on 
baptisa  la  Joconde  du  cubisme.  Gleizes  alors  se 
hasarda  au  portrait.  Les  figures  cubistes  éloignaient  ; 
Metzinger  prouva  qu'elles  pouvaient  séduire,  faci- 
lement. 

—  135  — 


L  ART    VIVANT 


Précisément,  cette  facilité  devait,  longtemps 
après,  le  ramener  à  l'austérité  première. 

C'est  elle  qui  apparaît  en  la  présente  exposition  ; 
mais  l'œuvre  de  ce  peintre,  qui  eût  pu  aisément 
conquérir  une  vaste  renommée,  s'est  enrichie  par 
la  concentration.  Et  s'il  fallait,  si  l'on  daignait 
fournir  une  preuve  de  la  sincérité  des  peintres 
cubistes  qu'il  est  bien  permis  de  ne  pas  aimer,  on 
la  trouverait  dans  cet  abandon,  après  dix  ans  de 
rechercbes  douloureuses,  des  moyens  immédiats  de 
séduction. 

Si  Georges  Braque  précisa  le  mouvement  cubiste, 
s'il  augmenta  les  possibilités  plastiques  du  cubisme, 
avec  tant  de  rigueur  et  de  bon  sens  à  la  fois  qu'il 
fournit  d'un  coup  tous  les  éléments  solides  sur  quoi 
se  peut  fonder  une  école,  on  peut  dire  que  c'est 
Metzinger,  après  que  Georges  Braque  eut  pris 
contact  avec  le  public,  qui,  seul,  codifia  le  cubisme. 

Que  de  malentendus  épargnés  si  le  public  de 
bonne  foi  avait  mieux  ouvert,  plus  largement,  le 
livre  de  Metzinger  et  Gleizes  ! 

On  a  reproché  aux  cubistes  de  ne  point  daigner 
s'expliquer,  et  pour  cause,  mais  c'est  le  renouvel- 
lement inopportun  d'un  reproche  qu'on  put  jus- 
tement faire  aux  symbolistes.  Tout  se  trouve  dans 
l'ouvrage  précité  et  dans  les  propos  constants, 
maintes  fois  recueillis,  de  Metzinger  disant  :  «  Ja- 
mais, jusqu'à  ce  jour,  les  peintres  n'avaient  eu  la 

—  13C  — 


CUBISME 

curiosité  de  toucher  les  objets  dont  ils  prétendaient 
traduire  l'apparence.  » 


Ce  fut  le  cubisme  scientifique. 

Or,  pour  qu'un  tel  art  n'éloignât  pas,  Metzinger 
y  introduisit  un  «  joli  »,  absent  totalement  des  pre- 
mières figures  cubistes  de  l'initiateur,  du  fondateur 
Picasso,  avant  que  Georges  Braque  ramenât  sévè- 
rement l'art  nouveau  aux  thèmes  limités  de  la 
nature  morte.  C'est  ainsi  que  Gris  considérera  que 
lui  et  ceux  de  sa  famille  sont  des  primitifs  et  que  la 
vie  trop  brève  ne  leur  permettra  sans  doute  pèts 
d'atteindre  à  la  figure.  Mais  s'il  peut  dire  cela  c'est 
seulement  parce  que  Metzinger,  qui  en  produisit 
de  si  séduisantes,  les  a  héroïquement  bannies.  Je 
puis  bien  parler  d'héroïsme  si,  touché  par  le  charme 
évident  et  fécond  de  ces  images,  je  m'imposai, 
dès  1908,  de  fuir  leur  agrément  pour  crier  : 
casse-cou  !  C'était  quand  Metzinger  peignait  la 
Joconde  du  cubisme,  ou  la  douce  figure  qu'on  a 
ainsi  nommée. 

Depuis,  seul  Picasso  continue  de  bâtir  des  per- 
sonnages ;  mais,  si  singulier  que  cela  paraisse,  et 
il  y  faut  insister,  ce  fondateur  du  cubisme,  est  de 
plus  en  plus  éloigné  de  la  famille.  Une  famille 
dont  le  nom  grandit  parmi  les  divisions  intestines. 

—  137  — 


L  ART    VIVANT 

J'avais,  dès  l'origine,  me  contrariant  moi-même 
si  je  contrariais  ceux  qui  m'étaient  chers,  dénoncé 
un  autre  péril. 

Hors  des  voies  personnelles  à  Picasso,  le  cubisme 
pouvait  n'être  qu'une  sorte  de  jeu  parnassien. 
Braque  et  Metzinger  ont  triomphé  de  ce  péril.  Le 
«  beau  en  soi  »  qui  les  occupe  aujourd'hui  les  éloigne 
autant  de  cetteé  motion  publique  (le  sentimental  du 
commun)  que  de  cette  impossibilité  qui,  par  néga- 
tion, par  refus  trop  facile,  n'est  encore  que  la  recon- 
naissance de  cette  émotion  publique. 

Les  thèmes  limités,  profonds,  que  nous  propose 
maintenant  Metzinger  sont  toute  l'émotion  inté- 
rieure d'où  nait  la  plasticité  même.  Lorsque  des 
avocats  maladroits  cesseront  de  proclamer  que 
c'est  au  moins  «  très  décoratif.»,  on  sera  bien  près 
d'y  voir  tout  à  fait  clair.  J'ai  fâché  Metzinger  en 
affirmant  devant  lui  que  le  cubisme  pouvait  bien 
n'être  pas  le  but  unique,  ni  une  fin,  ni  la  meilleure 
façon  de  peindre.  Il  ne  m'a  pas  fâché  en  s'insur- 
geant. 

Quelle  autre  attitude  pouvait-il  adopter,  lui  qui 
a  enrichi  le  cubisme  de  toutes  les  vertus  de  prolon- 
gement ! 


138  — 


CUBISME 


JUAN  GRIS 


Dans  l'œuvre  cubiste,  Juan  Gris  occupe  auprès 
de  Picasso  —  qu'il  n'a  point  renié  —  une  place 
aussi  considérable  que  celle  de  Braque.  Je  n'écris 
pas  cela  pour  les  comparer  l'un  à  l'autre.  Jean 
Moréas  —  que  la  jeune  littérature  comprend  si 
mal,  sans  soupçonner  ce  que  perdurait  de  force 
révolutionnaire  chez  ce  constructeur  rigoureux  — • 
Jean  Moréas  disait  :  «  Je  ne  me  compare  à  personne  ». 
C'était  sa  façon  de  dire  ;  cela  signifiait  exactement  : 
«  Il  ne  faut  comparer  personne  à  personne.  »  On 
ne  peut  même  pas  comparer  à  Picasso  ses  plus 
serviles  imitateurs.  L-orsque  le  grand  Andalou  cons- 
truisit ce  monstre  de  tôle  qui  eût  pu  être  (il  l'aban- 
donna) un  chef- d  œuvre  d'harmonie  plastique  — 
el  guitare  *  —  il  en  suspendit  le  «  patron  »  découpé 
au  mur  de  son  atelier  et  confia  alors  à  ses  amis  : 
«  Chacun  peut  refaire  le  même.  »  C'était  faux.  Tu 
comptais,  Pablo,  sans  la  faiblesse,  sans  la  mala- 
dresse, sans  l'erreur  de  calcul,  sans  l'impatience 
funeste  ou  magnifique  et  qui,  toi-même  !  —  te 
libéra.   Je  veux  seulement  rendre  ceci  sensible   : 

*  La  Jeune  Sculpture  française. 

—  139  — 


L  ART    VIVANT 

Braque  et  Juan  Gris  (qui  n'est  pas  des  tout  pre- 
miers venus)  pour  s'être  mis  le  plus  strictement  à 
l'école  de  Picasso  sont  les  deux  peintres  du  groupe 
cubiste  qui,  à  côté  de  l'initiateur,  ont  le  plus  de 
«  certitude  en  soi  ». 

J'ai  dit,  d'autre  part,  l'apport  considérable  de 
Braque,  lorsque,  las  des  moyens  (déjà  académiques) 
empruntés  à  l'école  de  Collioure,  il  se  souvint  de 
ses  pères  les  peintres  en  bâtiment  et  rajeunit  à 
propos  l'art  de  peindre  par  le  secret  transmis  des 
artisans. 

On  connaît  moins  le  riche  apport  de  Juan  Gris. 

Soumis  à  des  conditions  d'une  extrême  modestie 
qui,  un  instant,  firent  de  lui  le  plus  humble  des 
artistes  modernes,  il  voulut  que  cette  heure  de 
sa  vie  fût  une  longue  interrogation.  Dans  la  sim- 
plicité de  son  cœur  et  la  pureté  de  son  esprit,  il 
répondit  à  cette  interrogation.  Lui  aussi  s'imposa 
une  morale  des  lignes,  avec  tant  de  soin,  avec  tant 
de  rigueur  qu'il  a  mieux  renforcé  d'absolues  connais- 
sances l'art  cubiste  que  ne  le  firent  les  jeunes  maîtres 
impatients  de  la  Section  (Tor,  ses  immédiats  prédé- 
cesseurs. 

Juan  Gris  a  une  personnalité  telle  qu'il  peut 
être  imité  sans  profit  pour  le  renom  vulgaire  de 
Picasso.  C'est  parce  qu'il  fixa  des  directions,  là  où 
d'autres  n'aboutirent  qu'à  d'ingénieuses  justifi- 
cations. 

—  140  — 


CUBISME 

Peintre  savant,  il  n'est  cependant  pas  entière- 
ment dominé  par  la  seule  logique.  Une  pureté 
morale  très  profonde  lui  tient  lieu  d'imagination. 
Il  est  le  seul  qui,  demeurant  enfermé  dans  un  cercle 
étroit  de  conditions  plastiques,  toutes  définies, 
choisies  par  lui,  a  donné,  d'années  en  années,  le 
sentiment  immédiat  d'un  épanouissement  par  l'élar- 
gissement. 

S'il  faut  s'évader  de  soi  pour  apparaître  grandi, 
faut-il  renier  la  morale  première  qui  a  pris  la  forme 
de  frontières  ?  Juan  Gris  ne  le  pense  pas.  Il  redoute 
une  telle  libération  qui  ramènerait  ce  sage,  ce 
méditant  à  la  misère  des  expédients  haïe  et  con- 
damnée du  premier  jour.  Il  se  désenchaînera  tou- 
tefois .mais  par  l'accès  aux  sommets,  par  l'ascen- 
sion, par  le  vol  en  spirales,  par  la  conquête  ordonnée 
d'un  infini  calculé,  chef-d'œuvre  de  la  règle. 

Ainsi,  Picasso  s'est  évadé  lui-même,  avec  plus 
d'audace  sans  doute,  un  goût  plus  vif  du  risque  et 
une  confiance  plus  grande  dans  sa  puissance  d'im- 
provisation, tel  l'as  osant  le  pire  sur  un  appareil 
réglé  pour  un  effort  moindre. 

De  Juan  Gris,  nous  savons  déjà  que  son  respect 
plus  froid,  plus  lent  de  la  méthode  ne  le  dépossède 
pas  de  cette  fantaisie  qui  fut  la  parure  de  sa  jeu- 
nesse et  dont  il  eût  pu  se  contenter. 

Les  dernières  manifestations  de  Juan  Gris  nous 
l'ont  montré  enrichi  à  ce  point  de  biens  purement 

—  141  — 


L  ART   VIVANT 

picturaux  —  forme  et  couleur  —  que  j'y  veux  voir 
la  justification  de  ce  que  j'avançais  en  commençant. 
Sera-t-il  emporté  au  delà  du  cubisme  même,  lui 
qui  eut  la  loyauté  de  se  dire  représentant  d'un  art 
primitif  dont  ceux  de  son  âge  ignoraient  l'accom- 
plissement ? 

Je  sais  seulement  qu'il  a  choisi  la  voie  propice 
à  cet  accomplissement. 

Plus  rigoureux  que  les  plus  impatients  législa- 
teurs de  ce  nouveau  Parnasse,  il  demeure  au  centre 
d'un  monde  baigné,  nourri  de  l'air  toujours  d'en 
haut,  d'où  qu'il  souffle,  alors  que  tant  d'autres 
(qui  par  une  étrange  contradiction  étaient  les  plus 
impatients  de  réalisations  post-scolastiques)  se  sont 
depuis  le  premier  jour  enfermés  sous  une  cloche  pire 
que  celle  des  poèmes  sous-marins  de  Maeterlinck. 


Ainsi,  Gris,  ange  sombre,  apprendrez-vous  le 
bonheur  encore  interdit,  à  cette  hauteur  de  votre 
vol  en  spirale  où  la  spirale  prend  la  forme  du  sou- 
rire. 


ALBERT  GLEIZES 

Quand  on  a  redouté  le  péril  de  la  systématisation 
et   tous   les    dangers    où   pouvaient   s'abîmer   des 

—  142  — 


1 


CUBISME 

peintres  dont  l'un  disait  à  la  plus  tendre,  la  plus 
impulsive  sœur  des  Fauves,  —  ce  n'est  pas  Marie 
Laurencin  :  «  Quand  tout  de  ce  fier  Caprice  com- 
mencera de  faiblir,  regretterez-vous  pas  alors  de 
ne  point  posséder  quelque  certitude  ?  »,  on  trouve 
un  ferme  motif  de  réconfort  dans  la  profonde  diver- 
sité des  œuvres  cubistes,  après  dix  ans  de  travaux 
soutenus. 

Albert  Gleizes  est  un  de  ceux  dont  la  personnalité 
s'est  le  mieux  gardée. 

Les  circonstances  même  lui  furent  favorables; 
l'égoïsrae,  l'ingratitude  des  esprits,  la  frivolité  des 
cœurs  servirent  son  haut  dessein  qui  le  défendirent, 
au  besoin  dans  la  retraite  imposée,  de  ce  que  le 
poète  latin  définissait  «  les  frénésies  de  la  secte  ». 

Encore  une  fois  (c'est  bien  le  lieu,  enhardi  par 
Pascal  engendrant  Péguy,  de  ne  pas  craindre  lés 
répétitions)  je  ne  compare  personne  à  personne. 
Qu'on  m'entende  donc  bien  —  et  foin,  toujours 
de  la  critique  distributive  —  si  je  dis  qu'Albert 
Gleizes  possédait,  au  plus  haut  point,  dès  les  ori- 
gines de  sa  vie  de  peintre,  cet  «  esprit  de  sacrifice  » 
pour  quoi  André  Derain  mérita  qu'on  l'honore. 

La  ferme  conscience  du  méditant  qui  s'incline 
devant  l'évidence,  reconnue  devant  que  proclamée, 
plus  qu'un  cœur  chaud  de  partisan. 

Tel  fut  Albert  Gleizes  acceptant  Ja  révélation 
cubiste. 

—  143  — 


L  AP.T    VIVANT 


Il  ne  l'avait  pas  attendue  pour  se  situei  selon 
cette  certitude  que  d'autres  quêtaient  encore. 

Il  ne  s'abandonna  pas  dans  la  fièvre. 

Lorsqu'il  vint  à  ceux  que  son  effort  isolé  soutient 
toujours,  appelés,  désirés  par  eux,  peut-être  était-il 
foncièrement  persuadé  devant  ceux-là  qui  avant 
lui  s'étaient  ralliés. 

Rien  ne  serait  plus  vain  que  s'attarder  à  recher- 
cher si  Albert  Gleizes,  hors  du  cubisme  qu'il  accepta 
sans  se  soumettre,  sans  se  démettre,  n'eut  pas  été 
—  maître  et  directeur  —  l'édificateur  d'un  système 
plus  abondant,  plus  prompt  dirai-je  en  tournant 
court,  certain  d'être  compris  de  tous  ceux  (si 
rares  !)  qui,  aimant  la  peinture  comme  les  mélo- 
manes se  donnent  à  la  musique,  ont  suivi  l'œuvre 
collectif  cubiste  depuis  le  premier  jour. 

C'est  ici  l'instant  de  répéter  que  Picasso  ne  désira 
pas  Vécole,  dont  il  se  désintéresse  absolument  — 
quelques-uns  le  lui  rendent  bien  —  et  n'édifia  rien, 
froidement,  qu'à  son  usage. 

Bien  avant  les  manisfetations  qui  vont  de  1908 
à  1910,  Albert  Gleizes,  ainsi  qu'on  l'avait  justement 
noté,  entreprenait  de  rendre  à  la  peinture  la  vertu 
dramatique  dont  l'avait  dépouillée  les  impression- 
nistes et  leurs  derniers  successeurs  ralliés  autour 
d'une  oritique  anarchique. 

Quand  un  poète  accompli,  mais  critique  frivole, 
Emile  Henriot  (il  croit  à  une  farce  immense  dont 

—  144  — 


CUBISME 

nous  sommes  les  impitoyables  metteurs  en  scène) 
ne  pouvait  pas  encore  écrire  —  et  pour  cause  1  — 
que  Cézanne  «  était  un  peintre  pour  marchands  », 
Albert  Gleizes  recevait  la  leçon  de  Cézanne. 

Georges  Braque  piquait  au  mur  de  son  atelier, 
voici  plus  de  quinze  ans,  une  photographie  du 
Chahut  de  Seurat,  merveille  d'ordre  possédée  par 
l'amateur  allemand  G...  qui  promit  de  la  léguer 
au  Louvre,  et  qui  tiendra  peut-être  parole. 

Picasso  a  pour  icône  VOdalisque  de  Monsieur 
Ingres. 

On  admire  chez  Derain  ses  copies  des  Italiens, 
et  l'on  trouve  encore  des  Courbet  voisinant  avec 
des  Grecs  chez  plusieurs. 

J'imagine  que  Gleizes  eut  été  jaloux  de  posséder 
ce  Jeune  Philosophe  ^e  Cézanne  que  l'Allemagne 
encore  nous  a  pacifiquement  ravi. 

J'y  ai  trop  songé  en  étudiant  la  formation  de 
Gleizes  pour  ne  pas  la  décrire  ici,  si  l'on  peut 
décrire  cela. 

Vous  vous  souvenez  de  ce  grand  adolescent  en 
méditation  devant  une  tête  de  mort,  au  regard  si 
puissamment  chargé  de  foi,  d'amour,  d'austère  pas- 
sion et  aussi  de  toute  la  naïveté  d'un  jeune  philo- 
sophe de  seize  ans  méditant  sur  la  mort  et  ne  sachant 
de  la  vie  que  ce  qu'en  devine  son  cœur. 

Méditant  sur  la  fin  en  son  angoisse  du  commen- 
cement. 

—  145  — 


■^. 


L  ART    VIVANT 

Il  y  a  beaucoup  du  regard  de  l'aïeul  Cézanne 
dans  le  regard  de  cet  enfant.  Même  foi  !  même  aus- 
térité !  même  honnêteté  laborieuse  !  même  igno- 
rance des  conventions  funestes  qui,  souvent, 
tiennent  lieu  de  science! 

Mais  î'admire,  et  voici  qui  pour  inoi  caractérise 
Cézanne,  d'un  trait,  j'admire  que,  toujours  dédai- 
gneux de  l'effet,  le  peintre  paysan,  l'artiste  religieux 
ait  traité  le  crâne  dépouillé,  le  crâne  de  j)Oor  Yorick, 
le  crâne  romantique  (qui  l'est  devenu  si  peu)  abso- 
lument comme  ses  pommes. 

Ou  bien  est-ce  le  Jeune  Italien  qu'a  désiré  Albert 
Gleizes  ? 

Le  moutard  aux  allures  sournoises  de  maraudeur 
a  belle  perruque,  mais  il  louche  désespérément. 
Cézanne  devait  goûter  puissamment  ce  regard,  et 
peut-être  jamais  peintre  traduisit-il  mieux  les  vertus 
de  la  lumière  armant  le  plus  humble  miroir  incliné 
sur  l'univers  grandiose  et  misérable. 

La  couleur.  Le  rouge  du  gilet.  Un  rouge  unique 
dont  Cézanne  extrait  tous  les  degrés.  Plus  :  toutes 
les  couleurs  du  prisme. 

Ceux  qui  devaient  délibérément  qualifier  le 
cubisme  d'impasse,  pour  en  faire,  sept  ou  huit  ans 
plus  tard  un  passage,  quand  les  suiveurs  essoufflés 
de  mal  suivre  revinrent  à  tous  les  hasards  de  la 
sensation  nue,  ceux  qui,  sensibles  à  l'art  charmant 
et  funeste  des  post-impressionnistes  anarchisants, 

—  146  — 


CUBISME 

devaient  le  plus  décrier  le  cubisme  et  les  peintres 
cubistes  les  mieux  doués,  ne  purent  se  défendre  de 
louer  en  Albert  Gleizes  cette  richesse  cézanienne 
de  constructeur  et  de  coloriste  sans  fureur. 

C'était,  sans  l'écrire,  vanter  son  dramatisme. 

Albert  Gleizes  eut  encore  sur  ses  camarades  une 
influence  salutaire  et  très  féconde  et  dont  on  n'a 
pas  assez  souligné  l'évidence.  Il  engraissa  de  bonne 
terre  le  Jardin  de  l'Abstrait.  Mieux,  il  pernait  ces 
œuvres  de  vie,  humaines,  où  l'on  voit  aujoiird'hui 
briller  Fernand  Léger. 


Lefauconnier,  dont  nous  ne  savons  plus  rien  que 
par  la  Gazette  de  Hollande,  mais  envers  qui  je  ne 
serai  pas  injuste,  fut  aussi,  pour  une  part  moindre, 
méritoire  quand  même,  artisan  de  ce  salut.  Il  y  a 
souvent  entre  ses  dons  et  ses  acquêts  un  désaccord 
que  la  plus  sévère  critique  ne  relève  point  chez 
Albert  Gleizes,  martyr,  fervent  et  satisfait,  de 
l'Unité. 

Les  portraits  de  Gleizes,  dominant  ceux  de  Met- 
zinger  éloigné  du  point  initial  par  une  certaine 
forme  d'invention,  qui  manque  à  Gleizes,  poète 
plus  rude,  compteront  parmi  les  portraits  «  authen- 
tiques »  du  début  de  ce  siècle.  Si  quelque  amateur 
compose  une  galerie  logique  du  mouvement  cubiste, 

—  147  — 


L  ART    VIVANT 

le  Portrait  du   libraire  F ,   par   Albert    Gleizes, 

n'en  saurait  être  éloigné  sans  que  le  sens  de  la  col- 
lection soit  altéré. 

Courbet  n'était  pas  satisfait  de  son  réalisme. 
Ce  qu'il  livre  à  la  postérité  est  immense  ;  son 
enseignement  strict  est  funeste.  Dans  l'abandon 
d'une  conversation  d'atelier,  comme  on  tournait 
les  pages  d'un  album  jauni,  rempli  de  reproduc- 
tions d'ouvrages  de  Courbet,  le  peintre  F...  s'écria  : 
«  Faut-il  qu'il  y  ait  là-dedans  de  la  peinturai...  » 
On  entend  le  reste. 

Courbet  avait  assez  de  génie  pour  souffrir  de  ce 
qui  se  traînait  de  crapuleux  dans  son  œuvre.  De 
cette  sourde  angoisse  naquit  L'Atelier  du  Peintre, 
expliqué  dans  cette  lettre  d'homme  inquiet,  adressée 
à  Champfleury  et  dans  laquelle  l'homme  brave  qui 
fit  «  la  Commune  de  la  Peinture  »  exprime  son  souci 
de  réaliser  un  grand  accord  classique.  Il  ne  le  dit 
pas  expressément,  mais  on  le  devine  assez.  C'est 
en  mariant  le  nu  à  l'habit  moderne,  et  la  seconde 
réalité,  dont  parle  aujourd'hui  André  Lhote,  à 
l'étude  directe. 

Je  demande  si  Albert  Gleizes,  favorisé  par  cin- 
quante précédentes  années  emplies  autant  que  deux 
siècles,  armé  de  fine  culture,  réalisant  selon  Cézanne 
l'accord  justifié,  étroit,  de  la  figure  au  cœur  du 
paysage  qu'elle  gouverne,  ne  fût  pas  le  moins 
contestable  héritier  d'une  si  féconde  inquiétude. 

—  148  — 


CUBISME 


Certains  trouveront  à  s'étonner  qui,  ayant  pro- 
visoirement accepté  les  termes  de  cet  essai,  iront 
à  Gleizes  pour  ne  connaître  que  ses  ouvrages  les 
plus  récents. 

Et  pourtant  !...  harmonieux  par  la  méthode  qui 
permit  les  compositions  des  Indépendants  d'avant- 
guerre  et  de  la  Section  d'Or,  ne  prouvent-ils  pas, 
au  moins,  de  quelles  exactes  passions  humaines 
demeurera  l'interprète  ce  langage  indirect  de  la 
peinture,  en  faveur  duquel  toute  la  jeunesse 
moderne  semble  s'être  fervemment  prononcée. 


HENRY  HAYDEN 

JACQUES  VILLON,  FERAT,  SÉVERINI 

IRENE  LAGUT,  MARIE  BLANCHARD 

LAURENS 

ET  LE  CAS  DE  M.  RIVERA 

Jacques  Villon  n'a  pas  joué  un  rôle  décisif  dans 
la  révolution  cubiste.  Il  n'a  pas  pris  part  aux  grandes 
discussions,  aux  luttes  verbales  ;  surtout,  il  a  peu 
produit.  Mais  il  n'a  presque  rien  donné  que  d'heu- 

—  149  — 


L  ART   VIVANT 

reux.  Il  est  le  régent  d'une  force  aiguë  et  il  applique 
des  moyens  presque  illimités  à  des  thèmes  singu- 
lièrement  limités. 

Si  brève,  son  œuvre  de  peintre  et  de  graveur 
ne  fait  pas  qu'ajouter  à  l'œuvre  collectif  ;  il  aide 
encore  à  démontrer  l'inanité  futuriste.  La  vie  de 
Jacques  Villon  est  l'une  des  moins  publiques  ;  il 
se  confie  peu.  Je  ne  sais  rien  de  lui,  hors  ses -œuvres 
achevées.  Le  souvenir  que  l'on  garde  de  son  Acro- 
bate et  de  son  Atelier  de  Mécanique  permet  d'espérer 
le  tableau  concentré  qui  serait  le  poème  de  fer, 
l'ode  à  la  vie  moderne  qu'un  instant  promit  Del 
Marie,  futuriste  par  persuasion,  justement  évincé 
par  les  Futuristes. 

De  Jacques  Villon,  je  dirai  encore  que,  venu  des 
régions  les  plus  incertaines  du  pittoresque,  de 
V artistique,  il  adhéra  des  premiers  au  cubisme,  à 
peu  près  dans  le  même  temps  que  Duchamp, 
rempli  de  dons,  intelligent,  mais  encombré  d'em- 
phase encore  symboliste,  se  défendant  contre  soi- 
même  par  de  réelles  qualités  de  peintre.  Il  y  eut 
aussi  Marcoussis  qui  eut  très  bien  pu  avoir  cette 
chance  de  provoquer,  quelques  années  plus  tôt, 
en  faveur  du  cubisme  l'élan  des  snobs  qu'il  ne  faut 
mépriser  qu'avec  prudence.  Je  partage  les  vues  de 
l'ami  peintre  soutenant  que  snobisme  et  spéculation 
travaillent  heureusement  à  la  formation  du  goût. 

Il  y^  eut  Valensi  que  tenta  et  qui  tenta  la  féerie 

—  150  — 


CUBISME 


cubiste,    et   qu'on   ne   voit   plus   guère   parmi   les 
militants. 


Henry  Hayden  et  Severini  adhérèrent  tardive-» 
ment  au  cubisme. 

L'adhésion  de  Severini  eut  assez  d'importance 
pour  qu'on  puisse  aujourd'hui  prétendre  qu'elle 
consomma  la  ruine  du  Futurisme,  cet  enfant  perdu 
de  l'impressionnisme  plébéïen. 

L'erreur  de  Severini  fut,  renouvelée,  de  se  perdre 
en  explications  trop  congrues,  verbalement  —  ce 
qu'on  lui  eut  passé  —  et  plastiquement  —  ce  qui 
est  plus  fâcheux,  —  possédé  du  démon  de  la  justi- 
fication, quand  on  ne  lui  demandait  rien  que  de 
soumettre  la  fleur  de  son  tempérament  à  la  culture 
qu'il  avait,  en  pleine  gloire  avortée,  cru  la  mieux 
propre. 

Dans  ses  bons  moments,  c'est-à-dire  quand  son 
vice  le  délaisse,  Severini  est  un  peintre  très  pur 
qu'il  faut  aimer  pour  la  promesse  d'infini  qu'ap- 
portent ses  ouvrages. 

Lorsqu'il  était  futuriste,  Severini  nous  a  retenus 
par  une  fougue  assez  fluide  pour  qu'on  soit  sensible 
à  des  dons  de  composition,  au  moins  d'ordonnance, 
digne  d'un  fils  lointain  des  Florentins. 

La  volonté  depuis  confessée  et  prouvée  de 
réduire  tout  cela  à  l'essentiel,  selon  une  esthétique 

—  151  — 


L  ART    VIVANT 

dont  on  trouverait  les  éléments  en  cette  trop 
inconnue  Morale  des  Lignes  de  feu  Mécislas  Golberg, 
ne  peut  que  toucher  les  cœurs  dévoués  à  l'Art. 

Je  suis  assuré  que  l'Italien  Severini,  lié  par  sa 
volonté  à  l'immense  effort  français,  et  qui  déjà 
réalise  son  espérance,  accomplira  l'œuvre  dont  le 
siècle  devra  tenter  l'étude,  à  notre  profit. 

Le  respect  doit  payer  le  sacrifice  de  cet  artiste, 
blessé  en  esprit  par  une  éclatante  rupture  décidée 
en  toute  intégrité. 


Pour  Henry  Hayden  il  n'y  eut  jamais  rien  de 
pareil  à  l'une  de  ces  tragiques  ruptures  qui,  long- 
temps après  le  coup  d'audace  de  Picasso,  amenèrent 
au  cubisme  des  artistes  déjà  profondément  engagés 
dans  une  voie  opposée. 

Henry  Hayden  adhéra  au  cubisme,  ayant  déjà 
produit  beaucoup,  pour  avoir  beaucoup  acquis  sur 
soi-même.  Il  y  adhéra  quand  son  esprit  méditant 
lui  démontra  que  le  cubisme  n'était,  en  somme, 
que  l'aboutissement  un  peu  plus  prompt,  de  ses 
propres  recherches. 

Ayant  suivi  la  préparation  des  travaux  essentiels 
de  cet  artiste,  rien  ne  me  sembla  plus  naturel  (je 
n'use  pas  du  mot  par  négligence)  que  son  évolution. 
Henry  Hayden  n'a  rien  à  renier  et  il  ne  laisse  rien 

—  152  ~ 


CUBISME 

à  regretter  au  critique  de  ses  débuts  caractérisant 
sa  première  suite  d'ouvrages  (1908-1912)  en  une 
préface  demeurée  inédite  : 

...  Hayden  offre  à  notre  attention  une  œuvre 
virile,  une  et  multiple.  Non  point  pourtant  Vœuvre 
déflnilive  quil  nous  donnera  ;  simplement  celle  édifiée 
au  rhtyme  des  premiers  enthousiasmes  réfléchis... 

Après  sept  années,  mûri,  nous  reconnaissons  tou- 
jours possédé  d'un  «  enthousiasme  réfléchi  »  celui 
dont  alors  on  pouvait  justement  prévoir  qu'il  attein- 
drait «  quelque  jour  à  la  plénitude,  par  des  étapes  dont 

—  capable  aujourd'hui  de  juger  son  effort  d'hier, 

—  s'est-il,  sans   doute,  assigné  déjà  la  première  ». 
Quand,  présentant  le  peintre  au  public  français, 

j'écrivais  cela,  Hayden,  qui  pouvait  déjà  regarder 
derrière  soi,  exposait  quelques  toiles  de  sa  première 
manière.  Dans  ces  témoins  de  prime  jeunesse, 
l'influence  de  Gauguin  apparaissait  discrète,  mais 
évidente.  Bientôt  cette  autorité  se  fait  plus  légère, 
rend  la  main,  pour  ainsi  dire,  au  disciple  enfin 
digne  de  la  liberté. 

Celui-ci  ne  retient  de  la  leçon  que  l'essentiel  ;  à 
savoir  que  l'artiste  peut  et  doit,  pour  être  libre 
et  être  lui-même,  se  chercher  une  patrie  idéale 
hors  du  temps  et  des  lieux  où  ne  l'a  pas  situé  sa 
seule  volonté.  L'échec  particulier  à  Gauguin, 
empêtré  dans  le  pittoresque,  dans  l'exotisme,  dans 
la  pacotille,  ne  prouve  rien  contre  la  doctrine. 

—  153  — 


L*ART    VIVANT 


Si  j'écrivais  avec  minutie  une  Histoire  anecdotique 
de  la  peinture  moderne,  je  rapporterais  comment, 
un  soir,  au  bal  public,  Hayden,  ayant  d'abord 
goûté  sans  joie  une  menthe  à  l'eau,  m'invita,  indi- 
rectement, à  visiter  son  atelier,  par  ces  mots  : 
«  Maintenant  je  fais  du  cubisme.  »  D'un  autre,  une 
déclaration  si  catégorique  m'eût  donné  à  sourire. 
Mais  je  connaissais  Hayden.  Sans  doute,  il  a  subi 
des  influences,  de  Gauguin  à  Picasso,  par  Friesz, 
un  instant,  peut-être  ;  il  sut  les  subir  au  profit  de 
l'originalité  ;  il  a  le  droit  d'attendre  non  seulement 
pour  demain  une  belle  part  de  création,  mais  il  est 
encore  fondé  à  espérer  restituer  avec  de  gros  intérêts 
à  ceux  qui  lui  consentirent  des  avances.  Ce  jeune 
peintre  venu  de  l'est  de  l'Europe  pour  être  des 
nôtres,  si  pleinement,  avec  un  si  raisonnable  aban- 
don, illustre  au  mieux  les  vers  que  Kipling  déploie 
pour  peindre  à  longs  traits  l'image  seconde  de  la 
France  :  «  La  première  à  admettre  les  mérités  nou- 
i^elles,  la  dernière  à  rejeter  les  i^ieilles  vérités.  » 

Il  n'est  pas  téméraire  d'écrire  :  Ce  n'est  pas  en 
vain  que  Henry  Hayden  est  venu  le  derniev  étant 
le  plus  spéculatif  des  peintres  cubistes  et  le  moins 
prompt  à  renier  une  œuvre  d'humanité  pure. 

Nulle  part  plus  que  chez  Hayden  le  dogme 
n'éclate  en  sa  rigueur.  Personne  n'a  absorbé  cet 
art  avec  une  plus  absolue  passion  de  bon  métaphy- 
sicien. C'est  à  cause  de  cela  même  que,  sans  cher- 

•—  154  — 


CUBISME 

cher  l'issue  par  quoi  Léger  aère  le  cubisme,  Henry 
Hayden,  bénéficiant  d'un  renversement  des  pro- 
positions ordinaires,  peint  désormais  «  plus  humain  » 
que  Braque,  cela  va  sans  dire  ;  «  plus  terrestre  » 
qu'Albert  Gleizes,  ce  qui  est  beaucoup  dire. 

Les  belles  choses  pensées,  dites  (et  parfois  tra- 
duites plastiquement)  sur  les  «  volumes  dans  l'es- 
pace »,  ne  mèneraient  pas  loin  nos  «  inquiets  impa- 
tients de  calme  »,  si  l'on  négligeait  le  problème  plus 
précis  du  «  volume  coloré  ».  André  Derain,  hors  du 
cubisme,  avance  d'un  seul  coup  la  question,  avec 
des  trouvailles  qui  eussent  réclamé  la  quête  de 
deux  générations  ;  Picasso,  à  sa  propre  poursuite, 
découvre  quelques  lois  durables  à  l'instant  bref 
qu'il  se  rejoint.  C'est  l'honneur  d'Henry  Hayden, 
lui  presque  le  dernier  venu,  lui  dont  on  a  complai- 
samment  marqué  toutes  influences  subies,  de  pou- 
voir nous  présenter  aujourd'hui  des  œuvres  confir- 
mant les  trouvailles  de  Derain  et  de  Picasso,  et  qui 
sont  l'aboutissant  d'une  suite  de  prises,  de  reprises, 
de  luttes  avec  les  choses  et  leur  figuration,  les  êtres 
et  les  nombres,  dans  l'air  dense  de  l'univers  méta- 
physique, sur  le  plan  de  la  passion  terrestre. 


La  découverte,  un  peu  avant  la  guerre,  de  l'un 
peu  mystérieux  M.  Ferat  fut  tout  à  fait  charmante. 

—  155  — 


L  ART   VIVANT 

Certains  n'allèrent-ils  pas  jusqu'à  soupçonner  D... 
ou  M...  d'avoir  inventé  et  réalisé  Férat  ? 

Ferat  recommençait,  avec  trop  de  tendresse  pour 
que  Ferat  n'existât  pas,  les  natures  mortes  ovales 
de  Picasso  ;  celles  dans  lesquelles  on  trouvait  des 
pipes  éteintes  et  des  fragments  de  journaux  morts, 
collés  et  retouchés.  J'écrivis  alors  :  «  M.  Ferat  est 
sans  doute  très  jeune.  Un  départ  sur  Picasso  peut 
n'être  pas  un  mauvais  départ.  »  Ferat  n'abuse  pas  de 
l'attention.  Il  pourrait  renouveler  notre  curiosité  *. 

Les  sculpteurs  Lipsitz  et  Laurens  sont  des  aqua- 
rellistes qu'on  aime  à  retrouver,  avec  M""®  Marie 
Blanchard,  parmi  les  peintres  cubistes  en  leurs 
manifestations  d'école.  On  y  voit  aussi  la  charmante 
Irène  Lagut. 

J'eus  beaucoup  de  plaisir  à  attendrir  ce  mur  du 
Salon  d'AïUin  de  certain  oiseau  de  romance  dans 
une  cage  de  théâtre,  —  et  ce  rideau  dont  Rousseau 
eut  envié  la  délicatesse  ! 

Irène  Lagut  a  dessiné  des  clowns,  des  jongleurs, 
des  écuyères  aux  jambes  longues,  pareilles  à  des 
fleurs  savantes,  et  un  hommage  d'une  tendresse 
écolière  —  bon  point  angélique  au  bon  poète 
céleste  !  —  pour  notre  Guillaume  mort  :  J^ entends 
votre  voix,  ô  mon  Poète  ! 


*  Ferat  a  composé  une  excellente  couverture  pour  les 
Mamelles  de  Tirésias,  de  Guillaume  Apollinaire. 

—  15G  — 


CUBISME 


Et  puis  elle  est  cubiste,  aisément,  sincèrement, 
gentiment.  La  Parisienne  fait  ce  qu'elle  veut. 


Il  n'est  plus  pesant  «  volume  dans  l'espace  »  que 
celui  de  Diego  M.  Rivera.  Il  n'en  est  pas  de  plus 
suspendu. 

Fut-ce  pour  conférer  de  l'autorité  au  peintre  de 
valeur  qu'est  Diego  M.  Rivera  (dont  la  première 
participation  à  nos  salons  français  retint  justement 
l'attention)  qu'on  organisa,  rue  Richepanse,  cette 
exposition  à  l'occasion  de  quoi  le  cubisme  maudit 
et  garanti  impasse,  durant  plusieurs  années,  fût 
complaisamment  promu  à  la  dignité  de  passage  ? 

La  vérité,  c'était  que  tenté  par  le  cubisme  scien- 
tifique, Diego  Rivera  s'en  était  lassé  ;  lassé  de  ne 
s'en  pas  satisfaire  et  de  n'y  point  briller  au  premier 
plan.  De  telles  erreurs  sont  les  plus  excusables  du 
monde,  voire  la  seconde. 

Pourtant  Ortiz  de  Zarrate,  pour  ne  citer  que  ce 
compatriote  de  langue  de  Diego  M,  Rivera,  renonça 
avec  plus  de  fierté  et  plus  de  civilité. 

L'intéressant  insurgé  mexicain,  Courbet  abstrait 
de  la  Savane,  n'a  pas  l'élégante  mollesse  de  l' arrière- 
petit- fils  des  inquisiteurs. 

Diego  M.  Rivera  fit  une  affaire.  Je  veux  dire 
qu'il  y  eut  une  affaire  Rivera. 

—  157  — 


L  ART    VIVANT 

Diego  M.  Rivera  en  son  amour  premier  et  absolu 
du  cubisme  tenta-t-il  pas  de  le  confisquer  à  son 
profit  ?  Venu  après  Picasso,  cela  va  sans  dire, 
après  Braque,  après  Gleizes,  Metzinger,  voire  Mar- 
coussis,  il  s'affirmait  le  seul  détenteur  du  secret. 
Aussi,  ses  derniers  avocats  nous  feront-ils  croire 
difficilement  que  Diego  M.  Rivera,  suffisamment 
entraîné,  se  soit  dit  :  «  Maintenant,  soyons  sérieux  !  » 

Vaine  fut  sa  tentative,  aidée,  de  «  mettre  le 
grappin  »  sur  Gabriel  Fournier,  ce  jeune  peintre 
aux  qualités  si  promptes,  sur  André  Favory  qui 
mérite  d'être  loué  et  qu'on  conseille  trop.  Pourquoi 
pas  sur  Durey  éclairé  par  Derain  ? 

Sorti  du  passage  cubiste,  Diego  M.  Rivera  a 
comme  un  regret,  sympathique,  du  mystère  impé- 
nétré. Il  s'en  console  avec  un  secret  à  lui,  bien 
secret  et  qui  est  «  la  chose  »,  qui  est  chose  parfai- 
tement respectable. 

D'ailleurs,  Diego  M.  Rivera  peut  fort  bien  avoir 
—  sans  l'avouer  —  capitulé  sur  le  terrain  cubiste 
sans  avoir  perdu  son  talent.  Même  on  dirait  qu'il 
a  gagné  en  décision.  Son  Usine,  sa  Lisière  de  Forêt, 
tableaux  récents,  sont  œuvres  fortes  et  délicates, 
ainsi  que  ses  figures,  d'une  esthétique  un  peu 
joufflue,  si  j'ose  dire. 


—  158  -- 


CUBISME 


CUBISME  ET  CAMOUFLAGE 

Il  est  bien  permis  de  goûter  modérément  les  joies 
que  le  cubisme  prétend  procurer  à  l'amateur.  On 
peut  s'intéresser  aux  recherches  intelligentes,  aux 
investigations  géométriques  et  plastiques  d'un  ou 
deux  artistes  responsables  du  cubisme,  sans  tirer 
son  chapeau  devant  toutes  les  productions  de  tous 
ces  messieurs  de  l'école. 

J'ai  défendu,  en  lui  rendant  hommage,  Picasso 
qui  avait  fait,  longtemps  avant  le  cubisme,  ses 
preuves  de  grand  artiste.  Braque  m'est  apparu  un 
disciple  conscient.  Mais  je  me  suis  refusé  à  prendre 
en  charge  toute  la  famille  cubiste. 

En  une  conférence  publique,  j'ai  dit,  devant  des 
représentants  qualifiés  du  cubisme,  que  ledit 
cubisme  ne  pouvait  être  le  dernier  mot  de  l'art 
parce  que  le  cubisme  ne  valait,  précisément,  que 
par  la  faculté  de  renouvellement,  de  prolongement 
qu'il  apportait  à  l'art. 

J'admets  donc  tout  cela.  Mais  comment  accepter 
qu'on  puisse  nier  ce  qui  est  ?  Après  quelques  mois 
de  silence,  les  critiques  pout  qui  la  critique  n'est 
pas  tout  amour  de  l'art  reviennent  à  la  charge  et, 
montrant  un  objet  palpable,  s'écrient  : 

—  Ceci  n'existe  pas  ! 

—  159  — 


L  ART   VIVANT 

On  a  voulu  bassement  ruiner  le  cubisme  en  dés- 
honorant ses  adeptes,  en  les  traitant  de  boches. 
Les  viles  injures  vomies  de  l'intérieur  n'atteignirent 
point  ceux  qui  se  faisaient  crânement  meurtrir  aux 
premières  lignes. 

Il  est  établi  que  le  cubisme  n'est  pas  boche.  Si 
les  boches  peignaient  en  cubes  (pour  parler  comme 
certains  critiques)  ou  s'ils  achetaient  ces  «  hor- 
reurs »,  ils  n'étaient  que  nos  élèves  ou  nos  clients. 
Nos  maîtres,  jamais. 

C'est  démontré.  Mais  est-ce  qu'une  démonstration 
logique  a  jamais  pu  triompher  de  ce  qu'on  fonde 
sur  la  mauvaise  foi  ? 

Mon  ami  Louis  Vauxcelles  n'a  pas  toujours  été 
tendre  envers  le  cubisme.  Il  n'a  même  pas  toujours 
été  juste  envers  Picasso.  Il  le  représente  volontiers 
comme  un  petit  garçon  venu  de  Barcelone  pour 
imiter  Toulouse-Lautrec,  sans  avoir  pressenti  en 
quel  trouble  le  jetterait  Cézanne.  Mais  Louis 
Vauxcelles  est  un  honnête  homme.  Adversaire, 
c'est  un  adversaire  passionné  qui  pratique  ce  que 
j'ai  défini  la  critique  d'amour.  Or  l'amour,  fut-ce 
l'amour  de  l'art,  peut  très  bien  conduire  à  l'injus- 
tice. Le  jour  vint  que  Louis  Vauxcelles  écrivit  : 
«  Le  cubisme  est  un  retour  offensif  de  l'école  ». 

Nous  commençâmes  dès  lors  à  nous  retrouver 
d'accord.  Ma  fièvre  première  était  tombée.  Les 
suiveurs  derniers  venus  me  lassaient.  Cependant, 

—  160  — 


CUBISME 

je  demeurais  inquiet  de  logique,  de  composition, 
de  reconstruction,  alors  que  Louis  Vauxcelles  res- 
tait attaché  aux  formules  un  peu  anarchistes  da 
bon  temps  de  la  Revue  Blanche,  des  frères 
Nathanson  et  de  l'agonie  de  Carrière. 

Mais  tout  arrive.  Et  le  temps  s'écoule  assez  vite 
dans  la  bataille  quand  on  est  assuré,  sinon  de  la 
victoire,  du   moins   de  sa  foi  en  un  drapeau. 

Louis  Vauxcelles  (Critias)  vient  de  faire  un  grand 
pas  vers  nous  lorsqu'il  a  récemment  écrit  quel 
bénéfice  régulateur  des  artistes  tels  que  MM.  Lhote, 
Marchand,  Dunoyer  de  Segonzac,  Luc-Albert  Mo- 
reau  avaient  pu  tirer  de  leur  passage  à  travers  la 
zone  cubiste  ;  ce  cubisme  auquel  ils  avaient  «  enfin 
renoncé  ». 

Vraiment,  mon  cher  Vauxcelles,  pourqu'il  vous 
soit  donné  de  louer  ces  artistes  comme  vous  le  fites, 
fallut-il  pas  qu'ils  eussent  suivi  l'austère  leçon  de 
Picasso  ?  Et  cela  vaut-il  pas  à  ce  dernier  quelque 
respect  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  s'estimerait  heureux  pour 
la  dignité  de  la  critique,  que  l'exemple  du  critique 
qui  fut,  avant  nous,  toide  V extrême- gauchey  ait 
chance  qu'on  le  suive. 

Hélas!...  C'était  à  propos  de  camouflage  que 
Louis  Vauxcelles  entretenait  du  cubisme  ses  lec- 
teurs. Or,  j'avais  écrit  peu  avant,  en  donnant  mes 
raisons,  que  le  camouflage  devait  tout  au  cubisme. 

-^  161  - 


L  ART    VIVANT 

Franchement  on  pouvait  accepter  cela  sans  aimer 
le  cubisme.  Les  critiques  haineux  ne  l'ont  pas  voulu. 
Pour  eux,  le  camouflage  ne  doit  rien  qu'àl'impression- 
nisjne.  Mais  ils  ne  donnent  pas,  eux,  leurs  raisons. 

Ça  dut  bien  vous  faire  rire,  mon  cher  et  grand 
Paul  Signac,  maître  du  néo-impressionnisme,  bâtis- 
seur celui-là  !  qui,  de  votre  atelier  méditerranéen, 
suiviez  le  départ  et  la  rentrée  des  torpilleurs  et  des 
chalutiers,  camouflés  comme  on  camoufle  dans  la 
marine,  le  chef-d'œuvre  du  genre  l 

Tout  le  principe  repose  sur  la  théorie  des  plans 
et  des  volumes,  mais  appliqués  de  telle  sorte  — ■ 
avec  une  rigueur  à  rebours,  dirai-je  —  qu'il  devient 
impossible  de  savoir  quelle  est  la  face  que  le  navire 
présente  à  l'œil. 

Tous  les  combattants  qui  surent  voir,  vous  diront 
que  de  la  première  à  la  seconde  ligne,  où  les  plans 
sont  plus  sobrement  confondus,  tout  est  aux  cou- 
leurs choisies,  réservées,  si  graves,  qui  font  la  palette 
de  Picasso  ou  de  Georges  Braque. 

Mais  nous  avons  aujourd'hui  une  critique  hai- 
neuse et  qui  nie  l'évidence.  Pour  avoir  traité  loya- 
lement le  thème-cube,  M.  Chavenon,  dont  l'ouvrage 
sur  le  Cubisme  est  précieux  à  t«us  ceux  que  préoc-" 
cupe  la  recherche  de  la  vérité,  s'est  entendu  traiter 
de  bolchevik.  Boche  est  déjà  démodé.  La  critique 
est  aisée  quand  elle  ne  sait  que  renouveler  l'injure, 
et  peut-être  non...  sans  méprise. 

—  162  — 


CUBISME 


L'ART  EN  DEUIL 


L'Art  français,  ceux  qui  luttent,  et,  je  n'hésite 
pas  à  l'écrire  se  sacrifient  à  sa  gloire,  à  sa  gloire 
vivante,  portent  ton  deuil,  Guillaume  Apollinaire  ! 

Qu'on  me  permette,  à  moi  son  compagnon  de 
vingt  ans,  de  dire  ce  que  fut  la  belle  bataille  menée 
par  le  cher  et  grand  poète  disparu. 

Dès  1903,  après  nous  être  connus  au  caveau  des 
Soirées  de  la  Plume,  où  l'on  célébrait  un  peu  les 
rites  funèbres  du  symbolisme  expirant,  impatients 
d'un  art  vivant,  vivace,  vivifiant,  tout  neuf  et 
nourri  de  fortes  traditions,  un  art  capable  d'un 
prolongement  indéfini,  nous  nous  retrouvions  dans 
l'atelier  de  Picasso.  Picasso  en  était  à  Vépoque 
bleue. 

Guillaume  Apollinaire  publia  alors  dans  La 
Plume,  —  où  l'on  avait  fait  l'éloge  des  De  Groux, 
Le  Sidaner,  Henri  Martin,  —  une  étude  précise  et 
lumineuse  sur  Picasso.  Elle  fut  le  premier  acte  de 
cette  révolution  picturale  qu'on  voit  durer  encore. 

Il  faudra  republier  ces  pages  ignorées  de  trop 
de  peintres  de  1918  et  qui,  je  le  répète,  sont  le 
commencement  de  tout. 

Auprès  de  Picasso,  Guillaume  Apollinaire  se  lia 

—  163  — 


L  ART   VIVANT 

avec  Henri-Matisse,  Braque,  Maurice  de  Wlamînck, 
Van  Dongen,  André  Derain  et  c'est  en  leur  com- 
pagnie que  nous  allâmes  chercher,  en  son  réduit 
de  Montrouge,  le  vieux  douanier  Rousseau,  non 
point  pour  le  mystifier,  comme  des  imbéciles 
intéressés  l'ont  écrit,  mais  pour  payer  son  effort 
ingénu,  profondément  utile,  d'un  peu  de  gloire 
méritée. 

Certes,  Guillaume  Apollinaire,  poète,  érudit, 
savant,  voyait  au  delà  de  l'art  qui  s'affirmait 
parallèlement  à  celui  de  Picasso  se  découvrant 
encore,  tragiquement. 

Il  fallait  pourtant  entrer  dans  la  bataille,  courir 
à  la  défense  des  plus  immédiatement  attaqués  et 
Guillaume  Apollinaire,  dont  le  goût  attendri  pour 
Part  de  Matisse  ne  se  démentit  jamais,  fut  de  ceux 
qui  assurèrent,  au  prix  de  plusieurs  années  de 
lutte,  le  succès  des  Fauves  tant  honnis. 

Tandis  que  le  sort  me  réservait  de  forcer  les 
portes  de  la  grande  presse  et  d'y  installer  des 
rubriques  d'art,  —  oubliées  depuis,  il  faut  le  dire, 
la  Justice  de  Clemenceau  où  écrivait  Gefîroy,  — 
Apollinaire  publiait  dans  les  revues  (qu'il  fondait 
au  besoin)  des  éloges  raisonnes  qui  étaient  des 
poèmes.  Par  des  lectures,  des  conférences,  par  des 
conversations  où  brillait  sa  parole  d'enchanteur, 
il  nourrissait  d'idées  les  jeunes  artistes,  cependant 
que  Pablo  Picasso  trouvait  sa  voie  terrible  et  magni- 

—  164  — 


CUBISME 

llque,  secrètement  lumineuse,  et  ce  furent  les 
beaux  jours  du  Cubisme. 

Guillaume  Apollinaire  soutint  l'héroïsme  inves- 
tigateur des  jeunes  peintres  apercevant  la  beauté 
de  l'art  africain  et  polynésien,  leur  livrant  en  poète 
les  raisons  profondes  de  leur  propre  exaltation,  les 
éclairant  sur  leur  passion. 

Quelle  pauvre  chose,  ténorisation  de  maçon 
italien  retour  d'Amérique,  eut  été  le  Futurisme 
de  Marinetti,  si  Guillaume  Apollinaire  n'avait 
daigné  —  par  jeu  —  ennoblir  cet  art  décadent 
et  barbare  de  toute  sa  puissance  lyrique,  de  toute 
sa  raison  ! 

Guillaume  Apollinaire  a  non  seulement  voulu 
tout  comprendre,  ne  rien  dédaigner,  non  seulement 
il  se  pencha  sur  toutes  les  œuvres  fortes  de  vie 
authentique,  mais  son  génie  de  critique  inséparable 
de  son  génie  de  poète  suscita  des  artistes  !  Des 
artistes  ne  se  fussent  pas  reconnus,  n'eussent  pas 
saisi  le  pinceau  ou  l'ébauchoir  sans  le  secours  du 
verbe  ardent  de  ce  critique  !  De  combien  a-t-on 
pu  dire  cela  ? 

Destructeur  et  créateur  comme  le  feu,  abattant 
et  construisant,  Guillaume  Apollinaire  a  pétri  les 
vieilles  et  nobles  pierres  comme  de  l'argile  humide. 

Il  a  su,  n'en  doutez  pas,  sourire  de  tentatives 
dérisoires.  Il  savait  de  quels  ferments  veut  s'enri- 
chir le  sol  avare  ;  il  savait  que  la  moisson  serait 

—  165  — 


L  ART    VIVANT 

belle  ;   elle  le  sera.   A  d'autres   de  brûler  l'herbe 
mauvaise. 

Le  nom  de  Guillaume  Apollinaire  demeure 
pour  les  âges  à  venir,  uni  à  ceux  des  peintres 
outragés  encore  et  parmi  lesquels  les  apprentis  de 
demain  voudront  choisir  leurs  maîtres. 


166  — 


L'ANIMATEUR 


PICASSO 


Son  nom  est  partout  dans  ces  pages. 

On  l'y  retrouve  plus  souvent  encore  que  ceux  de 
Matisse  ou  de  Derain  qui  ont,  comme  lui,  de  grands 
rôles  directeurs. 

Une  étude  sur  Picasso  ? 

Elle  est  ici  constante. 

L'inventaire  serait  vain,  et,  après  ces  chapitres 
derniers,  indigne  des  uns  et  des  autres,  de  tout  ce 
qu'a  livré  à  l'art,  en  prodigue,  ce  grand  égoïste. 

Il  a  suscité  les  fortes  haines  qui  font  plus  beau 
ce  ciel  où,  blanc,  plane  l'Eloge. 


En  ce  temps  que  l'ouvre  l'ère  cubiste,  Picasso 
mène  une  existence  admirable.  Jamais  l'épanouis- 
sement de  son  libre  génie  n'a  été  aussi  radieux. 

Il  a  interrogé  les  maîtres  dignes  de  régner  sur 
les  âmes  troublées  et  éprises  de  ferveur,  du  Grèce 
à    Toulouse-Lautrec.    Maintenant,    vraiment    lui- 

—  169  — 


L  ART    VIVANT 


même,  il  se  laisse  conduire,  certain  de  soi,  par  une 
fantaisie  frémissante,  à  la  fois  shakespearienne  et 
néo-platonicienne. 

Picasso,  déjà  couronné,  peut  vivre  et  travailler 
ainsi  heureux,  justement  satisfait  de  soi.  Rien  ne 
lui  permet  d'espérer,  par  un  autre  effort,  plus  de 
louanges  ni  le  développement  d'aucune  plus  prompte 
fortune. 

Pourtant  Picasso  connaît  le  tourment. 

Il  retourne  ses  toiles  et  jette  ses  pinceaux. 

Durant  de  longs  jours,  et  tant  de  nuits,  il  dessine, 
concrétisant  l'abstrait  et  réduisant  à  l'essentiel  le 
concret.  Jamais  labeur  ne  fut  moins  payé  de  joies 
évidentes,  et  c'est  sans  le  juvénile  enthousiasme  de 
naguère  que  Picasso  entreprend  la  première  appli- 
cation de  ses  recherches. 

Il  a  courbé  sous  la  froide  Raison  son  génie. 

Lorsqu'il  lui  rend  les  ailes,  voici  Picasso  au  centre 
d'un  univers  transfiguré. 


L'époque  bleu«. 

Les  stropiats,  les  vagabonds  se  faisant  une  patrie 
du  porche  d'une  église  ;  les  mères  sans  lait  ;  le 
Corbeau  centenaire. 

Toute  la  douleur  et  toute  la  prière.  Les  Saltim- 
banques. 

—  170  — 


L  ANIMATEUR 

Le  gros  homme  rouge,  les  minces  acrobates  ado- 
lescents, l'Arlequin  mage,  les  grelots  tristes  et  le 
tambour  funèbre,  la  fille  au  châle  et  le  Cheval 
blanc  du  manège  éternel,  deux  fois  encore  célébré 
par  Max  Jacob. 

L'époque  rose. 

Tous  les  miroirs,  toutes  les  sources,  toutes  les 
vitres,  toutes  les  nudités. 

Te  souviens-tu,  Pablo...  Te  souviens-tu,  Guil- 
laume ? 

«  ...  Sur  la  limite  de  la  vie,  aux  confins  de  l'art 
...  sur  la  limite  de  l'art,  aux  confins  de  la  vie.  » 

Autodafé. 

Résurrection. 


Ceux  qui  résistent  à  l'amitié  de  feu  qui  incline 
vers  ce  peintre,  s'épargnent  la  bassesse  du  dédain 
en  confessant  qu'il  est  notre  dessinateur. 

Après  vingt  ans  de  travaux,  d'exemples  immé- 
diats ou  seconds,  et  vingt  ans  de  silence,  Picasso 
fit  un  choix  de  ses  plus  beaux  dessins  et  les  exposa 
en  une  galerie  parisienne. 

Fraternellement  prié,  j'ai  tenté  de  rendre  sensible, 
avec  peu  de  mots,  la  courbe  du  génie  : 

Amples  et  blanches,  les  manches  du  Pierrot  ne  sont 
pas  celles  du  prestidigitateur. 

—  171  — 


L  ART   VIVANT 

Elles  ne  contiennent  que  deux  bras  nus. 

La  reine  de  cet  Opéra  de  toile  dont  V arène  est  une  pro- 
jection  du  monde,  se  renverse  alors  sur  sa  chaise  carrée 
et,  la  tête  inclinée  comme  une  sphère,  rit  au  miroir  sus- 
pendu entre  ses  bras  levés.  Le  miroir  qui  absorbe  et  renvoie 
son  image,  à  la  fois  le  ciel,  Vair,  Veau,  le  feu,  la  lumière 
et  la  terre  avec  son  humanité  dont  le  rire  et  les  douleurs 
sont  parfois  aussi  parfaitement  inimitables  que  ces  mots 
LE  JOURNAL,  cUchés  dans  la  fournaise  et  qui,  tirés  à  un 
million  et  demi  d^ exemplaires,  ne  se  ressemblent  jamais. 

Cest  une  scène  de  comédie  foraine,  ou  le  repos  des 
grâces  du  ballet. 

Niché  entre  les  plis  gra^  de  la  paume,  le  fourneau  de 
la  pipe  chauffe  la  main  autant  qu'un  petit  oiseau.  Avec 
la  première  plume  venue,  tire  mieux  quavec  un  tire-ligne 
un  trait  parfaitement  droit  au  long  du  tuyau  dont  la 
chaleur  t'enseigne  la  mesure.  Voici  la  guitare  toute  sonore 
de  toute  la  musique  recréée  parce  que  ce  que  vous  nommez 
VHarmonie  est  aussi  inimitable  que  la  manchette  du  quo- 
tidien. 

Picasso  est  tout  seul  entre  le  ciel  et  la  terre,  suivi  de 
ceux  dont  ses  pas  ont  tracé  la  route  et  précédé  de  V homme 
qu'il  fut. 

La  vie  de  ce  grand  artiste  ne  sera  pas  assez  longue 
pour  parcourir  tout  le  chemin  que  son  œuvre  éclaire. 

UArt  présent  et  l'Art  futur  relèvent  de  sa  bienfaisante 
tyrannie. 

Picasso  a  tout  inventé. 

Pour  échapper  à  un  si  impérieux  guide,  il  n'est  de 
refuge  que  dans  le  passé,  dans  les  grottes  du  passé  où 
Pair  se  cristallise  ;  la  moindre  halte  y  précipite  et  Picasso 
est  toujours  seul  ayant  fait  largesse  de  vérités  nouvelles  ; 

~  172  — 


^•' 


L  ANIMATEUR 

seul,  précédé  de  cet  adolescent  de  jadis,  couronné  par  la 
grâce. 

Tous  les  dessins  qu'on  a  réunis  sont  de  la  main  de 
Vadolescent  merveilleux.  Mais,  tandis  quaux  premiers 
jours  de  cette  création,  V adolescent  accumulait  des  simu' 
lacres  en  se  réjouissant  d'imiter  Dieu  sans  même  se 
prouver  la  réalité  du  monde,  le  voici,  toujours  aussi 
joyeux,  plus  libre  !  obéissant  au  second  Picasso,  celui 
qui  a  tout  mesuré  et  dont  il  a  semblé  parfois  qu'il  pourrait 
assurer  la  chute  universelle  par  une  plaisanterie  concertée, 
face  à  face  avec  les  nombres,  ces  étoiles  du  ciel  intérieur. 


Marcel  Schwob  a  réussi  un  conte  ingénieux.  Il  na 
rien  compris  à  la  religion  de  Paolo  Uccello  et  a  gâté 
d'humour  automatique  ce  qui  eut  pu  toucher  à  l'œuvre 
de  foi.  L'exposition  des  dessins  ne  peut  laisser  à  personne 
à  contrefaire  l'écrivain  des  Vies  imaginaires. 

Picasso  n'assure  pas  de  repos  à  nos  impatiences  con- 
tradictoires. Maître  des  formes,  l'homme  d'une  seule 
vérité  les  situe  à  sa  guise  sur  des  plans  justifiés.  A  sa 
guise  !  ainsi  que  fit  l'adolescent  de  jadis  docile  aujourd'hui 
à  la  sagesse  de  celui  qui,  riche  des  dons  de  ce  monde  à 
définir,  le  plus  vieux  et  le  plus  neuf,  vierge  de  reflets  et 
d'apparences,  où  l'imagination  non  plus  traditionnelle 
gisait  en  des  abîmes  de  solitude,  en  des  océans  de  lumière 
froide. 


Le  miracle  à  présent  est  pleinement  réalisé.  Les  dessins 
de  Picasso  iious  seront  mieux  qu^une  justification  dont 
n'a  que  faire  un  artiste  si  grand. 

Voici  ouverts  pour  la  première  fois  les  cartons  du 

—  173  — 


L  ART   VIVANT 

silencieux  par  qui  fût  renouvelé,  selon  son  essence  même^ 
le  verbe  de  Vart.  Saint  Jean  Bouche  d'Or  Close, 

Sur  Vœuvre  infinie  de  Picasso,  et  au  profit  de  l'œuvre 
la  plus  vivante  de  notre  âge,  les  traits  de  son  crayon 
s'épandent  droits  ou  s'élargissent,  se  diluent  en  fine  non  des 
puissantes,  pareils  à  la  lumière  du  jour  sur  ce  que  notre 
intelligence  peut,  à  travers  Vart,  percevoir  à! une  nature 
pleine  encore  de  mystères  concrets. 


MAX    JACOB 

Où  situer,  sinon  près  de  Picasso,  celui  qui,  le 
premier,  le  connut,  le  comprit,  l'aima  et,  s'oubliant, 
proclama  la  richesse  de  cet  avenir  en  lequel  il 
croyait  ? 

Max  Jacob  est  mon  ami,  mon  frère  d'élection. 
J'en  suis  bien  peu  gêné  pour  l'asseoir  parmi  les 
plus  grands  de  son  âge. 

Poète  et  peintre,  cet  admirable  artiste  qui  a  si 
peu  reçu  a  beaucoup  donné  aux  hommes  des  géné- 
rations dernières.  Puisse-t-il  leur  livrer  aussi 
l'exemple  de  sa  vie  incomparable,  la  vie  d'un  saint 
moderne  dont  la  sainteté  eut  pour  mesure  la  calom- 
nie des  gens  mal  nés. 

L'humour  de  Max  Jacob  est  la  tendresse  même  ; 
celle  des  anges  qu'il  nous  apprend  à  connaître 
personnages  de  bonne  compagnie  faisant  des  mots, 

—  174  — 


L  ANIMATEUR 

des  mots  ouvTagés  comme  les  fleurs  d'où  jaillira 
l'amour. 

La  peinture  de  Max  Jacob  est  à  sa  poésie  ce 
que  le  ciel  est  au-dessus  d'un  lac  très  pur.  Parfois, 
des  enfants  jettent  une  pierre  dans  l'eau  et  l'on 
voit  alors  se  gonfler  et  frissonner  le  poitrail  céleste  ; 
ou  bien  de  très  bons  bourgeois  touristes,  en  toilette 
du  dimanche,  font  une  partie  de  barque  et  un  nuage 
comique,  déformation  de  la  voUe  maniée  sottement, 
se  dessine  au  ciel,  toujours  très  pur,  toujours 
d*azur  vierge,  même  si  les  gestes  d'en  bas  l'obscur- 
cissent. 

Mais  je  sais  le  péril  des  transpositions  et  mon 
cher  Max  dût-il  se  fâcher,  je  tiens  beaucoup 
à  soutenir  ici  qu'il  n'est  pas  un  écrivain  qui 
s'amuse.  Son  œuvre  peinte  n'est  pas  pour  poil  et 
plume. 

Max  Jacob  est  un  dessinateur  savant  ;  un  peintre 
riche  de  très  anciens  secrets  et  de  la  plus  moderne 
fraîcheur.  Il  peint  Le  Théâtre,  La  Rue,  des  Natures 
mortes  et  des  Figures  qu'un  lien  étroit  nous  fait 
aimer  plus  encore.  Ce  grand  artiste  à  l'œil  pro- 
fond voit  tout  sur  le  plan  d'un  unique  rayon  qui 
n'éclaire  que  certains  cœurs  égaillés  par  toute  la 
terre. 

Dieu  ne  défend  pas  les  saints  contre  les  voleurs, 
et  l'Ange  gardien  ne  garde  pas  les  clés  de  la  maison. 
L'époque  doit  beaucoup  à  Max  Jacob. 

—  175  — 


L*ART   VIVANt 

Voici  venue  l'heure  des  restitutions  et  de  la 
pleine  justice  *. 

Bientôt  on  se  disputera  ses  gouaches,  ses  aqua- 
relles, cette  admirable  série  des  •  Ponts  de  Paris, 
déjà  guettée  de  façon  telle  qu'il  nous  faudra  faire 
—  qui  sait  ?  violence  à  notre  ami  pour  l'arracher, 
un  peu,  à  trop  de  fêtes  officielles  l 

*  Si  Max  Jacob  n'étant  pas  à  proprcnacnt  parler  un 
peintre,  n'usant  pas  de  toiles  ni  de  couleurs  à  l'huile,  est 
présenté  trop  brièvement  ici,  je  lui  consacre  l'étude  com- 
plète qui  lui  est  duc  dans  La  Bible  aux  Images,  examen  de 
l'œuvre  moderne  des  graveurs  et  dessinateurs  français. 


176 


DES  PEINTRES   DE  LA  GUERRE 


DES   PEINTRES  DE   LA  GUERRE 


Je  tiens  en  héritage  d'un  mien  aïeul  un  passe- 
port. Il  est  daté  du  bel  âge  romantique.  Mon  aïeul 
peignait  des  moutons  et  leurs  gardeuses  ;  il  con- 
serva Versailles,  où  il  rassembla,  pour  la  seconde 
République,  des  portraits  de  Conventionnels  que 
la  troisième  République  s'empressa  à  disperser  si 
bien  qu'on  n'en  retrouve  plus  aucun  aujourd'hui. 
Sur  le  passeport  de  mon  grand-père,  on  lit  :  peintre 
de  batailles.  Caprice  d'artiste  romantique  ?  Idée 
de  gendarme  issu  de  la  grande  armée  ?  Qui  le 
saurait  1 

Nous  avons,  malheureusement,  remis  les  passe- 
ports à  la  mode.  Les  peintres  de  bataille  connaî- 
tront-ils la  même  faveur  ?  Les  livres  de  guerre, 
romans  ou  carnets  de  route,  ne  sont  pas  des  œuvres 
sj'nthétiques,  des  vues  d'ensemble.  C'est  l'histoire 
d'une  batterie  ou  le  journal  d'une  escouade,  c'est 
l'épopée  d'un  bataillon.  Il  en  va  de  même  des 
productions  des  peintres  combattants,  puisqu'aussi 
bien  l'on  ne  saurait  rien  dire  des  «  rapports  truqués  « 

—  179  — 


L  ART    VIVANT 

des  peintres  officiels  en  mission  aux  armées.  Les 
meilleurs  artistes,  parmi  les  combattants,  furent, 
incontestablement,  les  collaborateurs  du  Crapouil- 
loty  ce  Chat  Noir  d'épopée. 

Ceux-là  aussi  nous  livrèrent  des  coins  de  bataille, 
des  instants  de  la  vie  aux  tranchées.  L'un  d'eux 
marqua  qu'il  souhaitait  entreprendre  au  delà,  je 
veux  parler  de  Luc-Albert  Moreau. 

Fraye,  un  nouveau  venu,  suit  avec  bonheur  des 
voies  parallèles  à  celles  choisies  par  Luc-Albert 
Moreau  ;  mais,  lui  non  plus,  n'est  pas  un  peintre 
de  batailles. 

11  y  aurait  pour  un  écrivain  patient,  d'âge  mûr, 
que  la  cruelle  vie  de  notre  temps  n'empoignerait 
pas  trop  rudement,  un  monsieur  à  lunettes,  à  loupe, 
à  fiches  et  à  bibliothèque,  qui  serait  demeuré  clair- 
voyant et  sensible,  une  précieuse  étude  à  nous 
léguer  sur  le  paysage  dans  la  peinture  militaire. 
Dans  ces  sortes  d'ouvrages,  le  conventionnel  n'est 
peut-être  pas  tout  à  fait  le  convenu  coutumier. 
Gardons-nous  d'oublier  que  ce  ne  sont  pas  les 
artistes  mais  les  généraux  qui  choisissent  alors  les 
paysages.  Dans  la  Bataille  de  Wagram  d'Horace 
Vernet,  c'est  Napoléon  et  non  pas  Vernet  qui  éta- 
blit le  premier  plan.  Baudelaire,  profond  critique 
d'art,  écrit  de  Vernet  qu'il  haïssait  justement  : 
«  Il  fait  des  Meissonier  grands  comme  le  monde  » 
(Salon  de  1846).  Mais  Napoléon  aussi!.,.  Et  Bau- 

—  180  — 


DES    PEINTRES    DE    LA    GUERRE 

delaire  n'estimait  pas  plus  Napoléon  qu'Horace 
Vernet. 

Ce  qui  précède  explique  pourquoi,  longtemps 
encore  après  l'époque  d'influence  «  bonap... artiste  », 
on  retrouve  dans  les  tableaux  de  batailles,  soit  le 
gué,  soit  le  cimetière  d'Eylau,  soit  le  «  petit  moulin 
à  vent  ici  présent  »  dans  lequel  se  tient  Monsieuye 
Ubu,  en  général  soucieux  de  conserver  un  chef  à 
ses  braves  palotins. 

Le  paysage  ne  se  transforme  qu'avec  l'interpré- 
tation des  jours  terribles  de  l'hiver  de  1870-1871. 
Peintre  vulgaire,  Alphonse  de  Neuville  a  gâché,  a 
manqué  ce  qu'il  paraît  avoir  justement,  et  peut-être 
amoureusement  entrevu  :  le  décor  de  guinguettes 
de  guingois,  les  champs  qui  fleurent  encore  la  ville, 
l'aigre  poésie  des  environs  de  Paris  dans  l'horreur 
du  carnage.  Ceci  fut  exprimé  au  moins  une  fois, 
dans  une  toile  de  faibles  dimensions,  et  peu  ou 
point  connue,  de  Courbet  :  deux  mobiles  dans  une 
tranchée  du  bois  de  Meudon. 

Or,  en  1914-1918,  il  n'y  a  plus  de  bataille.  La 
Marne  c'est  dix  batailles  incertaines  et  Verdun 
c'en  est  trente,  dont  aucune  n'est  pittoresque.  Mais 
au  front  moderne,  et  j'en  fus  ébloui  du  premier 
jour,  c'est  le  paysage  qui  domine  tout. 

Et  quel  est-il  ce  paysage  ?  Il  se  réduit  à  l'essen- 
tiel de  la  ligne  de  feu  elle-même,  à  la  morne  ligne 
des  tranchées  avec  ses  sapes,  ses  postes  d'écoute, 

—  181  — 


L  ART    VIVANT 

ses  boyaux,  ses  pare-éclats.  Le  clocher  abattu,  le 
beffroi  tronqué  et  la  cathédrale  fi'appée  au  cœur, 
elle-même,    n'y   comptent    absolument   pour   rien. 

C'est  ce  qu'on  profondément  ressenti  Luc- Albert 
Moreau  d'abord,  et  ensuite  Fraye,  qui  lui  doit  ses 
moyens  d'expression,  mais  qui  semble  avoir  poussé 
plus  loin  ses  recherches,  sans  toutefois  nous  avoir 
encore  rien  donné  d'aussi  complet  que  ce  que  nous 
connaissons  de  son  chef  de  file. 

Fraye  est  très  jeune.  N'étant  pas  encore  en  pos- 
session de  moyens  personnels,  il  nous  laisse  cepen- 
dant surprendre  une  personnalité  réelle,  faite  de 
sensibilité  mesurée  et  de  culture  harmonieuse. 
Comme  La  Fresnaye,  comme  Luc- Albert  Moreau, 
comme  André  Mare  (qui  lui  aussi  a  découvert  le 
vrai  visage  de  la  guerre  moderne).  Fraye,  moins 
assoupli  par  l'épreuve  que  ses  devanciers,  doit  à 
l'initiateur  Picasso.  Le  cubisme-école  est  une  ins- 
titution dont  Picasso  doit  accepter  quand  même 
un  peu  du  bénéfice.  Il  ne  peut  fuir  tout  l'hon- 
neur d'avoir,  aux  sages  trop  rares  qui  l'écoutèrent 
sans  souhaiter  l'esclavage  ni  vouloir  lui  ravir  la 
couronne,  dicté  le  dégoût  de  l'amorphe  post- 
impressionniste et  le  respect  de  l'organisation  plas- 
tique, organisation  étant  prise  ici  selon  sa  valeur 
biologique. 

Un  soldat  spirituel  écrivait  au  feu  Bulletin  des 
Armées  :  «  C'est  au  Salon  de  1834  que  Rafïet  pro- 

—  182  — 


DES    PEINTRES    DE    LA    GUERRE 

duisit  le  type  immortel  du  grognard  ;  j'irai  voir  le 
Poilu  au  Salon  de  1944.  » 

Nous  n'aurons  pas  à  attendre  si  longtemps  pour 
reconnaître,  en  des  œuvres  durables,  le  paysage  de 
la  ligne  de  feu,  pressenti,  pourrait-on  croire,  par 
la  génération  qui  s'y  est  si  splendidement  sacrifiée, 
sans  effets,  sans  pittoresque,  selon  Vesthétique 
moderne  I 


Après  qu'eurent  paru  mes  premières  notes  sur 
la  peinture  de  guerre,  jetées  au  hasard  des  expo- 
sitions et  des  petits  salons,  Luc-Albert  Moreau 
m'écrivit  de  l'hôpital  où  on  l'avait  couché,  le  corps 
criblé  d'éclats  : 

«  Notre  écueil  était  en  ces  notes  de  guerre,  si 
rapides,  de  ne  pas  sombrer  dans  le  pittoresque  et 
le  genre.  Très  justement,  vous  écriviez  que  les 
images  du  front,  pour  avoir  quelque  intérêt,  doivent 
être  des  vues  d'ensemble,  et  viser  à  l'œuvre  syn- 
thétique. Nos  chers  peintres  en  mission  aux  armée» 
se  sont  attaqués  aux  ruines  et  villages  mutilés  et 
c'est  bien  peu  le  «  front  »,  tout  juste  le  témoignage 
d'une  mentalité  romantique. 

«  La  guerre  fait  plutôt  penser  à  un  film  de  cinéma 
ou  une  infinité  d'éléments  et  de  spectacles  viennent 
se  juxtaposer  pour  créer  une  image.  » 

Oui,  nos  Flameng  et  autres,  pour  ne  rien  dire 

—  183  — 


L  ART    VIVANT 

des  Scott,  furent  vraiment  les  G.  V.  C.  du  plus 
vain  romantisme,  doyens  d'un  art  de  seconde  ligne. 
Luc- Albert  Moreau  dit  juste  et  c'est  une  trouvaille 
sous  sa  plume  que  ce  rapprochement  éloquent  de 
mots  :  «  infinité  dUléments  et  de  spectacles  !  »  On 
bâtirait  là-dessus  une  doctrine  solide. 


Ces  dernières  lignes  et  l'œuvre  de  Luc- Albert 
Moreau  durant  la  guerre,  en  absolue  conformité 
avec  l'œuvre  qui  se  peut  dater  de  1905  à  1914, 
obligeront  l'honnête  homme  à  une  revision  de  juge- 
ment, N'a-t-on  pas  dit  de  l'art  de  Moreau  qu'il 
était  baudelairien  ?  Cela  fut  vrai  et  le  demeure  si 
l'on  admet,  assez  raisonnablement,  que  le  dit  rap- 
port d'éléments  et  de  spectacles  correspond  au 
plus  intime  du  vrai  Baudelaire  en  réaction  contre 
la  dispersion  romantique  ;  l'épithète  est  mauvaise 
si  l'on  rapproche  Moreau  du  Baudelaire  de  la 
légende,  enclin  à  nous  introduire,  frauduleusement, 
en  pire  chalands  des  pires  maisons,  en  une  nouvelle 
Chambre  double  où  l'alcôve  se  change  en  une  portion 
d'amphithéâtre. 

Si  ce  peintre  n'est  pas  chaste,  il  témoigne  de 
bonne  santé.  Il  ne  s'embarrasse  aucunement  de 
théologie  et  de  littérature  autant  à  peine  qu'il  est 
naturel  à  un  artiste  lettré.  S'il  effleure  la  perversité 

—  184  — 


DES    PEINTRES    DE    LA    GUERRE 

c'est  beaucoup  moins  par  satanisme  que  par  l'effet 
d'une  très  humaine  ironie,  laquelle  ne  va  pas  chez 
ce  peintre  du  nu  féminin  jusqu'à  la  mysoginie.  Son 
inquiétude  d'une  sorte  d'androgynat  n'a  rien  que 
de  parfaitement  classique,  et  si  nous  voulons  être 
si  bref  sur  ce  point  c'est  par  terreur  de  nous  appa- 
raître pédant.  On  reste  ici  parmi  les  vivants  et 
nous  allons  seul  au  musée. 

Enfin,  s'il  faut  au  sujet  de  Luc-Albert  Moreau 
citer  quand  même  et  une  fois  Baudelaire,  ce  sera 
pour  interroger  le  critique  impatient  de  santé,  de 
vérité,  de  métier,  celui  qui  a  écrit  : 

«  Le  nu,  cette  chose  si  chère  aux  artistes,  cet 
élément  nécessaire  de  succès,  est  aussi  fréquent 
et  aussi  nécessaire  que  dans  la  vie  ancienne  —  : 
au  lit,  au  bain,  à  l'amphithéâtre  (Baudelaire  aujour- 
d'hui dirait  au  théâtre,  tout  court).  Les  moyens  et 
les  motifs  de  la  peinture  sont  également  abondants 
et  variés  ;  mais  il  y  a  un  élément  nouveau  qui  est 
la  beauté  moderne  *.  » 

Quand  tant  de  peintres  n'osaient  plus,  trompés 
sur  la  bonne  ou  la  mauvaise  qualité  d'un  tel  art, 
par  les  sottises  d'académiques  à  prétentions  réa- 

*  Ces  lignes  de  Baudelaire  étaient  précédées  de  cette 
héroïque  déclaration  : 

«  La  vie  parisienne  est  féconde  en  sujets  poétiques  et 
merveilleux.  Le  nncrvcilleux  nous  enveloppe  et  nous  abreuve 
comme  l'atmosphère  ;  mais  nous  ne  le  voyons  pas.  » 

—  185  — 


L  ART    VIVANT 

listes,  bas  anecdo tiers  ;  quand  des  peintres  aussi 
fortement  doués  que  Jean  Puy,  paralysés  par  une 
peur  amorphe,  usaient  leur  talent  à  des  études  de  nu 
dans  l'atelier  qui  ne  pouvaient  pas  être  des  tableaux 
Luc- Albert  Moreau  eut  le  mérite  de  retrouver,  le 
premier,  la  vérité  baudelairienne. 


DUNOYER  DE  SEGONZAC 

Je  n'hésite  pas  à  rapprocher  ces  dessins  de 
guerre  que  fit  Dunoyer  de  Segonzac  pour  le  Cra- 
pouillot  de  Jean  Galtier-Boissière,  et  ceux  qu'on 
vit  en  une  galerie  de  la  rue  de  Seine,  pendant  et 
depuis  la  guerre,  des  suites  de  croquis  captant  en 
leur  mobilité  rendue  impérissable  les  formes  diverses 
de  la  danse  d'Isadora  Duncan. 

Dunoyer  de  Segonzac  nous  fournit,  par  ce  rap- 
prochement arbitraire  rien  qu'en  apparence,  si  rai- 
sonnable à  l'épreuve,  le  meilleur  argument  moderne 
en  faveur  de  l'art  au-dessus  de  la  sensibilité,  au 
plus  grand  bénéfice  de  l'émotion,  de  la  passion  par 
quoi  tout  sera  continué  sur  le  plan  mobile. 

Je  ne  nie  pas  plus  le  déchirement  de  M.  Georges 
Scott  ou  de  M.  Jonas  devant  ses  sanglants  modèles 
de  l'ambulance  que  je  ne  nie  la  joie  sensuelle  de 
M.  Carrier-Belleuse  au  foyer  de  l'Opéra.  Pourtant 

—  186  — 


ri'. 


DES    PEINTRES    DE    LA    GUERRE 

je  "songe  déjà  que  c'est  Degas,  bougon,  cœur  sec, 
ermite  qui  traduit  bien  la  volupté  de  la  danse,  la 
perfection  et  la  salacité  des  jambes  instruments  de 
cette  volupté. 

Dunoyer  de  Segonzac  traduit  avec  la  même  cons- 
cience supérieure  l'horreur  et  la  joie  en  soi,  et  son 
émotion  de  témoin  par  surcroît,  parce  qu'il  n'a 
voulu  que  dessiner  le  mieux,  selon  sa  foi  en  un  art 
discuté,  réfléchi,  les  attitudes  du  guerrier  harassé 
ou  de  la  ballerine  dont  le  bond  élargit  l'univers. 

Dessinateur  ou  peintre,  Dunoyer  de  Segonzac 
atteint  notre  sensibilité,  la  provoque  pour  la  retenir, 
par  la  rigueur  de  la  construction.  Il  nous  montre 
alors  ce  qu'est  la  vraie  discipline,  consentie,  faite 
de  choix  qui  se  garde  de  réduire  à  rien  les  violences 
heureuses  de  la  passion. 

Cet  architecte  subtil  a  d'immenses  gaietés  de 
maçon,  ivre  de  lever  son  verre  au  faite  du  monu- 
ment dans  une  lumière  solide  comme  la  pierre  de 
l'édifice. 

Poète,  il  a  de  hautes  vertus  d'ouvrier  ;  on  se 
souvient  d'Oscar  Wilde  reconnaissant  la  perfection 
de  l'art  à  ce  point  où  l'art  rejoint  le  travail  manuel. 

La  fréquentation  des  Hollandais  n'a  pas  enseigné 
un  système  à  Dunoyer  de  Segonzac.  Elle  l'a  con- 
firmé dans  ses  certitudes  acquises  ;  acquises  par 
sa  raison  sur  sa  passion. 

M.  Dunoyer  de  Segonzac  est,  d'abord,  un  ordon- 

—  187  — 


L  ART    VIVANT 


nateur,  âpre,  violent,  se  colletant  avec  la  matière. 
Il  témoigne  encore  de  singuliers  dons  d'humanité. 
Sa  poésie  n'est  celle  d'aucun  poète  de  style.  S'il 
peint  un  repas  de  gueux  errants,  c'est  aux  couleurs 
de  la  terre  et  du  pain,  elles-mêmes  et,  dans  ces 
ombres,  joue  le  soleil  dorant  le  pain  et  la  terre  et 
les  visages  durcis  sur  l'oreiller  de  la  route.  Ses 
scènes  de  guerre  sont  aux  couleurs  de  la  boue  qui, 
dans  la  guerre,  l'emporte  sur  le  sang. 


Un  prince  de  l'Eglise  qui  reviendrait  de  Rome 
au  vieux  village  français,  sous  un  climat  instable, 
pour  y  bâtir  en  terre  la  mieux  propre,  aux  accents 
d'anciennes  voix  rustiques,  la  chapelle  harmonieuse 
et  riche  toute  construite  en  son  esprit,  et  pour 
laquelle  il  faut  la  pierre,  le  limon  du  pays  et  les 
nuages,  et  les  pluies  du  pays  sur  les  vitraux  aux 
couleurs  puissantes. 


On  a  rendu  ridicule  le  mot  progrès.  L'art  de 
Dunoyer  de  Segonzac  se  développe,  horizontale- 
ment (avec  un  rien  d'excès  en  ce  sens)  sans  qu'on 
ait  à  modifier  le  jugement  initial  porté  sur  cet 
artiste. 

—  188  — 


DES    PEINTRES    DE    LA    GUERRE 

Dunoyer  de  Segoiizac  a-t-il  triché  avec  le  cu- 
bisme ?  Ses  dons  l'apparentent  à  des  artistes  très 
éloignés  des  cubistes  mais  dont  l'art  va  s'immobi- 
liser, se  cristalliser. 

Il  a  eu  conscience  de  ce  péril  et,  sans  se  soumettre 
aux  épreuves  ascétiques  que  s'imposèrent  un  Met- 
zinger  ou  un  Lefauconnier,  il  a  appliqué  à  la  pein- 
ture traditionnelle  tout  ce  qui  dans  leurs  recherches 
pouvait  retarder —  interdire  —  la  solution  de  con- 
tinuité. 

Sa  personnalité  s'éprouve  par  la  variété  des 
sujets.  Peintre  de  figures,  il  semble  aspirer  à  la 
grande  décoration  et  dépend  encore  des  Fauves 
d'hier  par  la  violence  du  trait,  tout  en  faisant  des 
emprunts  à  la  plus  sombre  palette  du  Picasso  des 
premiers  jours  cubistes.  L'emploi  brutal,  mais 
amoureusement,  qu'il  fait  de  la  pâte  n'est  qu'à 
lui  et  la  confusion,  sur  ce  point,  n'est  pas  même 
possible  avec  les  intentions  de  Georges  Bouche 
dont  il  faut  renvoyer  plus  loin  l'étude,  afin  de 
laisser  Dunoyer  de  Segonzac  au  centre  d'un  groupe 
d'amis  spirituels  dont  n'est  point  Bouche. 

Plus  souvent,  avec  plus  de  bonheur,  il  s'attache 
à  des  sujets  traités  par  quelques  contemporains, 
tels  que  Laprade  dont  il  n'a  point  la  virtuosité. 
Toutefois,  il  a  plus  d'ordre,  un  plus  réfléchi  amour 
de  la  matière  et  un  sentiment,  très  profond,  du 
luxe  dans  la  beauté   (la   plus  rude,   voire)   assez 

—  189  — 


L  ART   VIVANT 

puissant  pour  nous  faire  songer  devant  plusieurs 
de  ses  natures  mortes  à  celles  de  Fantin-Latour. 

Un  instant,  encore  aux  environs  de  1911,  quand 
j'écrivais  Jeune  Peinture  Française,  on  put 
redouter  qu'un  désordre  des  sensations,  par  la 
violence  de  leur  perception,  retarda  l'épanouisse- 
ment d'un  talent  abondant  et  d'essence  aristocra- 
tique. La  raison  l'emporte  et  le  péril  est  conjuré. 


...  Si  Courbet  s'était,  dès  l'adolescence,  donné 
une  culture  littéraire  très  fine  et  si,  du  vUlage,  il 
n'avait  pas  ignoré  le  Château  ?... 


R.  F.  N.  DE  LA  FRESNAYE 

Fut-ce  par  jeu  que,  plusieurs  années  avant  la 
guerre,  R.  F.  N.  de  La  Fresnaye  remit  en  honneur, 
un  instant,  la  peinture  militaire  ? 

Je  pouvais  dire  alors'  à  propos  de  ces  brillants 
essais  :  «  Dans  son  Cuirassier  *,  dans  ses  Artilleurs  **, 

*  Une  robuste  figure  au  premier  plan,  en  grand  harnois  ; 
la  dextre  ferme  tenant  court  le  bridon  de  la  bête  de  bataille, 
fouettée  des  fanfares  devinées,  à  demi-cabrée,  meublant 
toute  la  toile. 

**  Une  pièce  lancée  au  galop,  au  centre  du  mouvement 
universel  qu'elle  a  créé,  avec  ses  conducteurs  et  ses  servants 
coiffes  de  la  bourguignotte  André. 

—  190  — 


DES    PEINTRES    DE    LA    GUERRE 

chevaux,  hommes,  canons  sont,  si  on  les  isole, 
immobiles  parfaitement.  Mais  l'artiste  ne  les  empri- 
sonne point  dans  des  nuages  de  poussière  *, 
accessoires  indispensables  à  E.  Détaille.  R.  F.  N.  de 
La  Fresnaye  anime  ses  personnages  par  la  puis- 
sance du  mouvement  qu'ils  ont  créé. 

«  La  nécessité  de  traduire  cela  donne  aux  oeuvres 
de  ce  jeune  peintre  —  notre  dernier  peintre  mili- 
taire (1912)  —  d'exceptionnelles  qualités  de  pro- 
fondeur. Elles  sont  telles  qu'on  peut  se  convaincre 
vite  que  le  tableau  de  chevalet  n'est  qu'un  pis- 
aller  pour  celui  à  qui  le  mur  est  promis. 

«  J'ai  déjà  demandé  pour  R.  F.  N.  de  La  Fresnaye 
un  mur  de  caserne,  celui  d'un  réfectoire  de  prytanée, 
le  plafond  d'une  salle  du  Conseil  supérieur  de  la 
Guerre  aux  Invalides.  Quel  ministre  voudra  tenter 
cela  ?  Nulle  crainte.  Les  murailles  que  le  pinceau 
pourrait  gâter  sont  si  humbles  qu'on  les  peut 
sacrifier  à  cette  expérience. 

«  Mais  le  pinceau  de  La  Fresnaye  ne  gâterait 
rien  ;^  la  sollicitude  de  l'Etat  libérerait  ce  jeune 
ai'tiste  qui,  plus  tôt,  que  les  meilleurs  de  ceux  avec 
lesquels  il  partage  un  trésor  d'idées  fécondes,  nous 
a  donné,  par  des  moyens  neufs,  la  promesse  du 
tableau  composé.  » 


*  L'un   des   mensonges   académiques  au  réalisme   hypo- 
critement confessé. 

—  191  — 


L  ART    VIVANT 


Pourquoi  trouver  aujourd'hui  dans  cette  page 
quelque  chose  qui  nous  fait  horreur  ?  Hélas  !  la 
fresque  guerrière,  nous  en  fûmes  les  artisans  et  le 
sujet  —  la  plaiç  et  le  couteau  !  le  soufflet  et  la  joue  ! 
—  nous  la  peignîmes  de  notre  sang,  de  notre  sueur, 
nous  l'animâmes  de  notre  souffle,  le  sang,  la  sueur, 
les  larmes,  le  souffle  de  nos  frères  ;  et  la  guerre 
horrible  nous  rend  R.  F.  N.  de  La  Fresnaye  si 
blessé  qu'il  n'en  a  rien  retracé  en  même  temps 
que  ses  amis  Luc-Albert  Moreau  et  Dunoyer  de 
Segonzac,  lui,  le  précurseur...  qui  ne  savait  pas! 

Car  La  Fresnaye  n'exaltait  pas  la  guerre  qu'avant 
ce  voyage  que  je  fis,  à  l'occasion  d'expositions  en 
Allemagne,  je  croyais  impossible  ! 

La  Fresnaye  peintre  audacieux  de  «  petits  sol- 
dats »  participait  seulement  à  la  curiosité  très 
vaillante,  si  utile,  si  neuve  de  son  époque  en  réha- 
bilitant des  thèmes  discrédités,  tous  les  thèmes  dis- 
crédités par  les  crapuleuses  prudences  des  officiels 
de  1875  à  1900,  Georges  Ohnets  de  la  peinture  offi- 
cielle. On  niait,  au  nom  de  la  noblesse  des  moyens, 
au  nom  de  la  sainteté  des  fins,  la  vulgarité 
initiale,  un  peu  comme  le  père  Hugo,  jadis,  démo- 
cratisait le  vocabulaire  de  la  poésie  ;  mais  avec 
moins  de  naïveté,  moins  d'impétuosité  étourdie, 
avec  plus  de  science  ;  avec  moins  de  foi  charbon- 
nière et  beaucoup  plus  de  religion. 

Dans  ce  sens  tout  ne  fut  pas  heureux  ;  tout  fut 

—  192  '— 


DES    PEINTRES    DE    LA    GUERRE 

louable.  La  Fresnaye  s'y  essaya  avec  un  bonheur 
particulier. 

Ce  n'est,  au  surplus,  qu'un  instant  de  sa  carrière, 
interrompue,  qu'on  est  impatient  de  le  voir  con- 
tinuer et  qui,  d'autre  part,  se  poursuit  malgré  sa 
retraite  momentanée,  par  lui  et  hors  de  lui,  de  la 
façon  que  je  dirai  plus  loin. 

R.  F.  N.  de  La  Fresnaye,  dont  le  joli  visage  pré- 
maturément mûri  souriait  si  bien  hier,  fut  de  ceux 
qui  eurent  le  courage  d'introduire  dans  Vart  sérieux 
un  élément  neuf,  quelque  chose  comme  un  nouvel 
esprit  d'aventure  et  qui  était  de  gaieté  propre.  Je 
me  suis  déjà  expliqué  là-dessus,  brièvement,  dans 
la  Jeune  Sculpture  française  ;  mais  on  continue, 
chez  trop  d'amateurs  éclairés,  à  prendre  pour  basse 
mystification  de  rapins  périmés  cela  qui  est  pro- 
prement épique. 

On  ne  sait  pas  bien  encore  ce  que  tentait  Picasso 
ni  comment,  en  quel  état  moral,  en  quelle  merveil- 
leuse allégresse  il  l'osait,  quand  il  édifiait  sa  gigan- 
tesque guitare  en  tôle.  El  guitare  *  ! 

De  tels  artistes  sont  bien  loin  d'être  des  fantai- 
sistes. La  fantaisie  (selon  la  valeur  commune  du 
mot)  n'est  que  du  plaqué  ;  mais  ils  sont  ce  que 
devraient  être  tous  les  artistes  :  des  capricieux  de 
la  passion.  Ils  s'amusent  —  enfin  1  —  et  leur  amu- 

*  La  Jeune  Sculpture  française. 

—  193  —  i3 


L  ART    VIVANT 

sèment,  leur  caprice  passionné,  va  parfois  jusqu'à 
une  apparente  espièglerie  en  des  œuvres  qui  ne 
tendent  pas  à  TefTet  comique.  La  rigueur  mathé- 
matique reçue  du  cubisme  laisse  encore  place  à 
Vinvention  pure.  Ce  qui  scandalise  si  fort  est  d'une 
importance  extrême  ;  cette  hardiesse  ouvre  des 
portes,  rudement  closes,  sur  des  horizons  insoup- 
çonnés. C'est  par  ces  voies,  entre  autres,  que  se 
renouvellent  tous  les  arts.  On  rira  des  personnages 
assis  qui  n'ont  pas  de  chaise,  sans  prendre  garde 
qu'on  a  accepté  sans  trop  de  résistance  méchante, 
ennemie,  d'autres  hardiesses  en  musique;  et  ceci 
est  déjà  d' avant-hier. 

Liberté  me  soit  donnée  d'user  une  fois  de  termes 
populaciers  pour  rendre  d'un  seul  coup,  très  vite, 
plusieurs  choses  bien  sensibles  :  Léonard  de  Vinci 
a  fait  des  blagues  ! 

Rembrandt  et  Ingres  ont  fait  des  blagues  ! 

L'absurde  Murillo  n'en  fit  pas  une  seule. 

Les  impressionnistes  en  avaient  rendu  impossible 
la  féconde  audace. 

Il  y  eut,  au  début  de  la  carrière  de  La  Fresnaye, 
une  très  émouvante  volonté  de  grande  peinture  ; 
elle  nous  valut  des  œuvres  de  haute  qualité,  telles 
que  le  fameux  Homme  hw'ant  et  chantant  qu'on 
voudrait  voir  au  salon  carré  du  musée  qui  nous 
manque  et  dont  l'enseignement  serait  si  direct  et 
si  rayonnant  à  la  fois  :  le  Musée  des  Jeunes  ou  le 

—  194  — 


DES    PEINTRES    DE    LA    GUERRE 

Muséum  des  Jeunesses.  On  réunirait  là  les  ouvrages 
caractéristiques,  non  pas  dé  chaque  génération  à 
son  aurore,  mais  de  ces  nouvelles  familles  d'artistes 
qui  apparaissent  à  peu  près,  en  France,  tous  les 
vingt- cinq  ans  et  pour  une  période  de  dix  ans. 
Quelle  leçon  pour  les  élus  eux-mêmes  !  Quelle  con- 
frontation. 

A  une  pièce  de  la  veine  de  VHomme  buvant  et 
chantant  —  la  gaieté  du  vin  rouge  au  verre  taillé 
dans  la  lumière  ;  la  chemise  rose  sur  la  raideur  du 
torse  plébéien  !  —  il  ne  manqua  qu'une  paiure  de 
théorie  pour  que  beaucoup  pussent  se  rallier  autour 
de  cet  ouvrage  comme  autour  d'une  enseigne  pro- 
mise à  de  grands  combats. 

La  théorie  ?  La  Fresnaye  s'inquiétait,  il  est  vrai, 
ainsi  que  je  l'ai  indiqué,  d'inscrire  sur  la  toile  les 
courbes  vibrantes  —  forme  et  couleur  —  du  mou- 
vement ;  il  y  réussissait  assez  pour  que  son  désir 
soit  sensible,  en  traduisant  par  un  phantasme 
colorigène  les  vibrations  de  l'atmosphère. 

C'est  plus  tard,  un  peu  avant  la  guerre,  quand 
on  lui  accordait  le  plus  grand  droit  à  beaucoup 
oser,  que  La  Fresnaye,  inquiet  à  son  toUr  de  réalités 
scientifiques,  se  replia  sur  soi-même  et  médita 
sévèrement.  Pour  avoir  étreint  librement  cette 
Abondance,  dont  Lefauconnier  peignit  l'allégorie, 
il  pénétra  dans  les  voies  étroites  où  s'accomplit,  pour 
assurer   d'autres  provendes,  le  sacrifice  du  choix. 

—  195  — 


L  ART    VIVANT 

Ce  fut  l'époque  —  et  la  dernière  dont  les  amateurs 
aient  le  souvenir  ou  des  témoignages  —  des  natures 
mortes  au  livre,  ou  plutôt  à  Valbum,  au  verre,  à 
la  pipe,  en  lesquelles  le  blanc  l'emporte,  mis  en 
ses  valeurs  multiples  par  un  emploi  économe  et 
pur  de  bleu  franc  et  de  carmins  légers  ;  l'un  des 
premiers  essais  de  réalisation  d'un  art  neuf  des 
volumes  colorés.  Au  premier  regard,  la  priorité 
du  choix  portait  sur  les  lignes,  leur  cadence,  leurs 
mouvements  étroitement  associés.  Par  excès  d'in- 
tellectualité,  un  peu  de  sécheresse  technique.  Mais 
la  grâce,  trésor  du  peintre  né,  résistait  à  la  froide 
raison.  On  devinait  l'intention  formelle,  à  peine 
dissimulée,  de  revenir  par  ces  voies  strictes  aux 
grandes  compositions  lyriques,  sensuelles,  où  l'ima- 
gination avait  si  large  part. 

Il  semble  bien  que  de  cette  période  soient  tirés  les 
éléments  dont  M.  Ozenfant  assura  l'artificielle  pro- 
duction de  ce  Purisme,  opposé  avec  une  fureur 
toute  mondaine  au  Cubisme,  et,  il  faut  le  dire, 
au  milieu  de  l'indifférence  générale. 

Ce  que  permettent  ces  éléments  s'accomplira 
par  la  seule  énergie  de  celui  qui  les  tira  de  soi  et 
du  monde  à  travers  soi,  et  dont  on  attend  le  beau 
retour,  comme  j'ai  dit,  à  l'ambition  de  sa  jeunesse. 


—  196  — 


DES   PEINTRES    DE    LA    GUERRE 


BOUSSINGAULT,  VALDO  BARBEY 
GALTIER-BOISSIERE 

Lamy,  Constantin  Guys,  John  Lewis-Brown, 
Seurat  aussi,  et  puis  Matisse  tourmenté  par  les 
cubistes,  et  la  charmante  Marie  Laurencin. 

L'autorité  de  l'ami,  à  peine  l'aîné,  Raoul  Dufy. 

Une  curiosité  neuve  des  spectacles  qui  avaient 
retenu  tous  ceux-là  :  les  courses,  chevaux,  jockeys, 
jeunes  femmes  ;  le  bal  et  son  orchestre  et  ses 
lumières  et  puis,  jouer  au  berger  en  robes  de  gala  : 
Trianon  !  et  jusqu'au  drame  de  la  guinguette  toute 
proche. 

Tout  cela,  et  fuir  la  mode  en  inventant  des 
modes,  fuir  la  vanité  mondaine  et  peindre  tout  de 
même  pour  la  belle  société,  sans  la  servir  en  ses 
basses  manies. 

Des  fêtes  galantes,  mais  prendre  «  la  vie  au 
sérieux  »  sous  peine  d'aider  à  la  ruine  systématique 
de  l'art  qu'il  n'est  pas  permis  —  à  ceux-là  —  de 
tenir  pour  la  cause  et  la  fin. 

Dufy  a  été  plus  loin  ;  beaucoup  plus  loin.  Il  n'est 
pas  d'essence  mondaine  ;  il  n'a  pas  de  sensualité 
mondaine.  L'intention  est  méritoire  d'extraire  des 
fêtes   frivoles  le   maximum   de   gravité   plastique, 

—  197  — 


L  ART    VIVANT 

quand  Raoul  Dufy  cherchant  une  mesure  au  luxe 
nécessaire  à  son  art,  reconnaît  du  turf  au  salon 
des  points  de  touche. 

Boussingault  d'abord,  ensuite  Valdo  Barbey  dont 
la  sympathie  pour  Van  Dongen  doit  être  plus  vive, 
voulurent,  et  ce  fut  sans  contrainte,  être  ces 
peintres.     , 

La  part  qu'ils  prirent  à  la  composition  du  Cra- 
pouillot  permet  de  les  compter  parmi  les  peintres 
de  la  guerre  ;  mais  ce  serait  trop  les  ignorer  que 
méconnaître  les  raisons  de  bon  sens  qui  font  ajouter 
immédiatement  leurs  noms  à  ceux  de  Luc- Albert 
Moreau  et  de  La  Fresnaye.  Les  placeurs  du  Salon 
ne  s'y  trompent  pas. 

Ils  ne  les  situeront  pas  trop  loin  non  plus  des 
cubistes.  Les  temps  que  se  font  les  hommes  sont 
peu  propices  à  l'édification  de  salles  de  fête.  Pour- 
tant !...  Boussingault,  l'un  des  quelques  jeunes 
peintres  —  ils  ne  sont  pas  dix  —  capables  d'achever 
une  vaste  composition  nous  illustrerait  la  plus 
joyeuse,  délivrant  toute  joie  de  toute  vulgarité. 

Cet  élégant  trop  fin  pour  être  dandy  décorerait 
même,  hors  des  misères  de  la  décoration  des  cuistres 
de  l'art  décoratif  —  combien  sont-ils  à  le  pouvoir, 
à  la  suite  de  leur  grand  frère  Friesz  ?  —  quelque 
jardin  d'hiver,  une  vaste  salle  de  danse,  ou  do 
musique,  de  la  seule  Maison  du  Peuple  qu'on 
puisse  offrir  au  peuple  si  on  en  a  l'amour. 

—  198  — 


DES    PEINTRES    DE    LA    GUERRE 

Pour  Valdo  Barbey,  il  faut  rappeler  encore  Tou- 
louse-Lautrec. Ni  sa  main,  ni  son  œil  ne  lui  doivent 
rien.  Valdo  Barbey  ne  se  rencontre  pas  du  tout 
avec  le  flamand  Van  Houten  le  plus  appliqué,  le 
plus  «  méritant  »  des  élèves  posthumes  du  nabot 
de  génie.  C'est  l'esprit  de  Valdo  Barbey  qui  m'ap- 
paraît  révolutionnaire  à  la  façon  dont  s'accommoda 
de  la  critique  insurrectionnelle  des  hommes  et  de 
leurs  choses,  Lautrec  qu'un  bond  —  impossible  — 
par-dessus  la  frontière  impressionniste  eut  situé, 
déserteur,  dans  sa  vraie  patrie  de  gloire. 

Valdo  Barbey  n'est  cependant  pas  plus  le  Lautrec 
du  cubisme  que  Boussingault  n'en  fut  jamais  le 
Boldini,  quoi  qu'on  l'ait  dit  en  un  de  ces  jours  de 
vernissage  où  l'on  a  trop  d'esprit,  l'esprit  de  foule, 
le  pire. 

Valdo  Barbey  commence  sa  tâche  et,  déjà,  je  me 
reprocherais  de  ne  le  point  situer  parmi  les  siens 
en  un  ouvrage  rigoureusement  daté,  qui  m'accable 
d'autant  de  scrupules  que  de  peine  effective  et  dont 
je  n'imagine  ni  la  revision,  ni  la  refonte,  ni  surtout 
l'appendice. 

Sur  la  passerelle  de  Passy,  à  distance  égale  du 
logis  de  M.  Marcel  Proust  et  de  l'horrible  bureau 
américain  de  M.  Citroen  ;  entre  le  Trocadéro  et 
Javel  aux  usines  béantes,  aux  hôtels  mystérieux, 
avec  les  mouvements  de  la  camionnette  et  du 
lévrier  courant  sus  à  la  sentinelle  du  dépôt  des 

—  199  ~ 


L  ART    VIVANT 

vivres  ;  des  bruits  ennemis  et  des  odeurs  contraires, 
et  des  visages  de  femmes  dont  les  robes  de  misère 
ou  de  fête  appartiennent  au  peintre  qui  leur  impose 
celle  de  son  caprice  concerté,  on  écrirait  à  l'aise 
le  petit  poème  en  prose  propre  à  caractériser  un  art 
encore  à  définir,  impitoyablement,  par  le  peintre 
lui-même. 


Les  Fêtes  Foraines  de  Jean  Galtier-Boissière  (à 
rapprocher  de  ses  Relèi^es  grasses  de  boue  et  de 
sang,  comme  je  fis  plus  haut,  pour  d'autres)  font 
claire  et  toute  sonore  une  galerie  ;  elles  la  peuplent 
de  drames  contenus.  Un  pédant  écrirait  une  étude 
pleine  d'enseignement  sur  le  chemin  parcouru  du 
grand  Daumier  dessinant  au  Corsaire  à  ces  jeunes 
gens  écrivant  et  dessinant  en  un  journal  de  «  poilus  », 
organe  d'un  groupe  soucieux  de  viriliser  les  élé- 
gances, hier  un  peu  molles,  peut-être,  pour  sauver 
ce  qui  se  peut  sauver  du  snobisme  absurde  et  char- 
mant *. 

La   tranchée  n'est  pas   l'Ecole   Normale.    Jean 


*  Le  Crapouillot  —  dont  Morcau,  Segonzac  sont  les  grands 
invités  et  aucunement  les  éditeurs  responsables  —  peut 
jouer,  plus  généreux,  le  rôle  du  Courrier  Français  d'antan. 
Qu'on  songe  chez  ses  fondateurs  à  lui  épargner  d'être 
rien  qu'un  Chat  Noir  ou  quelque  Bon  Ton  pour  demi- 
solde.  On  ne  sait  quoi  des    deux  serait  pour  lui  le  pire. 

—  200  — 


DES    PEINTRES    DE    LA    GUERRE 

Galtier-Boissière  peut  être,  réhabilitant  «  le  genre  », 
Jean  Béraud  avec  du  talent,  condisciple  du  fils 
Forain,  le  peintre  et  le  poète  du  Groupe,  autant 
que  son  ami  le  poète  Drieu  La  Rochelle,  sans  con- 
fesser la  foi  unanimiste.  Mais  il  semble  avoir  au 
moins  trouvé  la  plasticité  du  petit  groupe  popu- 
laire, et  j'entends  le  louer  ce  disant. 

Peut-être  doit-on  préciser  :  ce  peintre  de  Fêtes 
(et  hier  des  Relèves)  a  le  sens  direct  du  tragique 
intérieur,  grâce  à  quoi  il  nous  impose  un  sentiment 
d'humour  pathétique,  le  seul,  d'un  tel  ordre,  con- 
venant à  cet  âge  sublime  et  désolé. 


MONDZAIN 

Un  nom  nouveau,  ou  presque.  Un  talent  qui 
s'affirme  avec  la  brutalité  —  à  peine  —  de  la  der- 
nière hésitation  :  Mondzain.  Lui  aussi  a  fait  la 
guerre,  mais  on  l'admit,  et  du  coup,  au  Salon 
d'Automne  de  1919,  hors  de  la  section  martiale, 
pour  son  talent  seul  et  à  la  plus  belle  place,  non 
loin  d'Othon  Friesz,  des  cézanniens,  de  Matisse 
et  de  Bonnard  malgré  tout  palpitant  d'humanité. 

Mondzain,  artiste  passionné  et  conscient,  assiste 
vraiment  à  sa  propre  formation. 

Cézanne  ?  Parbleu  !  Mais  Courbet  aussi,  et  surtout 

■  —  201  — 


L  ART    VIVANT 

il  apparaît  que  Mondzain  sait  recevoir  des  maîtres 
le  seul  enseignement  :  pour  ne  la  pas  calquer  en 
brute,  apprendre  à  regarder  la  vie.  Lui  aussi, 
comme  Friesz  dont  il  écoute  fraternellement  la 
leçon,  comme  André  Derain  devant  lequel  il  s'in- 
cline, comme  Matisse  dont  on  peut  dire  ce  qu'on  a 
dit  de  Verlaine  «  il  a  ouvert  les  fenêtres  »,  —  il  a 
osé  un  vrai  tableau.  Mondzain  est  peut-être  le  seul 
artiste  de  trente  ans,  parmi  les  indépendants  qui 
l'ait  osé,  après  Kisling. 

UErmite  de  Mondzain  qu'on  vit  en  1919  méri- 
terait d'être  gardé  en  ce  Musée  des  Jeunesses  si 
nécessaire.  Il  restera  discutable,  mais  précisément 
offrira  longtemps  à  la  discussion  des  bases  solides 
et  fécondes.  Ne  criez  pas  :  Greco  !  Ça  n'est  pas  ça 
du  tout.  Si  V Atelier  de  V Artiste  acquis  par  le  Louvre 
trahit  l'insatisfaction  du  réaliste  Courbet,  on  songe 
parfois  à  ce  à  quoi  pouvait  atteindre  un  Courbet 
cultivé.  Mondzain,  nourri  de  cette  culture  peut, 
lui,  se  pencher  sans  péril  sur  l'œuvre  du  peintre 
Courbet. 


202  — 


VIE   NOUVELLE 


VIE  NOUVELLE 


Pourquoi  ne  faut-il  pas  diie  que  le  cubisme  est 
un  passage  ?  Parce  qu'il  faudrait  dire  aussi  que  le 
fauvisme  et  l'impressionnisme  furent  des  passages, 
qui  pourtant  furent  pour  les  créateurs  responsables 
de  larges  places^  des  carrefours,  de  beaux  boule- 
vards, voire  des  impasses,  ainsi  que  l'écrivirent,  à 
propos  du  cubisme,  ceux-là  mêmes  qui  nous  parlent 
aujourd'hui   du   fameux  passage. 

Tout  alors  est  passage. 

Considérons  plutôt  que,  depuis  l'impressionnisme, 
il  n'y  eut  qu'un  seul  mouvement  jusqu'à  la  veille 
de  la  guerre  :  le  mouvement  révolutionnaire  à 
tendance  constructive,  dont  le  cubisme  fut  le  plus 
net  rayonnement,  et  à  quoi  le  mot  Fauvisme  ne 
convenait  pas  mal,  puisqu'il  y  avait  quelque  chose 
à  dévorer. 

Aujourd'hui,  sans  que  les  révolutionnaires  de  la 
veille  soient  devenus  conservateurs,  la  volonté  de 
construction  se  précise  et  hors  de  la  doctrine 
étroite  ;  elle  s'humanise,  même  au  sein  de  la  famille 

—  205  — 


L  ART   VIVANT 

cubiste  dont  les  étrangers  n'ignorent  pas  toujours 
les  déchirements  intérieurs. 

Le  cubisme  n'est  pas  exactement  un  passage.  Né 
de  Cézanne,  et  pas  de  Cézanne  seul,  il  permet  de 
«  mieux  lire  »  Cézanne,  et  le  reste. 

Des  peintres  non  moins  audacieux,  sans  revenir 
au  langage  direct  ne  correspondant  plus  à  notre 
esprit,  ni  à  nos  sens,  travaillent  à  la  traduction 
plastique  de  la  vie  nouvelle. 

Il  semble  que  le  xx®  siècle  commence  à  l'armistice 
et  qu'il  y  ait  eu,  depuis  l'exposition  universelle, 
vingt  ans  d'entre-siècles. 


MAURICE  ASSELIN 

Artiste  volontaire,  épris  de  solidité,  soumis  à 
une  règle  austère  et  quand  même  voluptueuse, 
Maurice  Asselin  n'a  point  eu  de  hâte  ;  il  a,  tout 
jeune  et  déjà  sûr  de  sa  force,  dédaigné  l'un  de  ces 
beaux  éclats  par  quoi  ses  dons  lui -permettaient  de 
s'affirmer  du  premier  coup.  Durer  est  autre  chose. 

Son  effort  patient  (et  parfois  dirigé  même  contre 
l'impatience  du  riche  créateur  qu'il  contient,  au 
sens  double)  l'a  conduit,  avant  la  quarantaine,  à 
cet  instant  qu'enfin  il  va  nous  donner  «  le  Tableau  », 
la  grande  œuvre  ordonnée,  composée  qu'il  nous  doit, 

—  206  — 


VIE    NOUVELLE 

le  Tableau  de  l'Epoque  que  l'on  espéra  de  dix 
peintres  (de  Jean  Puy  à  Lombard)  déjà  hors 
d'haleine,  l'œuvre  —  oserai-je  —  que  tant  d'impa- 
tients (venus  d'un  autre  pôle)  satisfaits  d'une 
courte  certitude,  refusent  à  leur  vanité  même. 

Je  ne  sais  pas  de  tempérament  plus  classique  que 
celui  de  Maurice  Asselin  ;  classique  de  ce  classi- 
cisme, le  vrai,  que  la  fougue  gouverne  alors  que 
l'esprit  la  soumet  :  activité  de  création  contrôlée, 
disciplinée  et  non  pas  réduite.  Se  renouvelant  par 
son  mariage  avec  l'intelligence,  obéissante  et  obéie 
et  d'où  naît  l'ordre  prolifique. 

Je  ne  rapproche  pas  les  termes  au  hasard,  comme 
le  pourraient  croire  tant  de  gens  dont  l'esprit  est 
gâté  par  les  esprits,  ou  simplement  le  manque  de 
cœur,  c'est-à-dire  le  manque  de  foi,  l'absence  de 
toute  fougue,  et  qui  confondent  malthusianisme  et 
eugénisme.  Selon  ces  gens,  en  effet,  la  vertu  proli- 
fique serait,  socialement,  le  signe  le  plus  évident 
d'anarchie,  alors  qu'au  contraire  l'amour  créateur 
est  la  plus  raisonnable  des  puissances  humaines. 
Mais,  encore  une  fois,  pour  augmenter  heureuse- 
ment la  vie  ou  pour  prolonger  l'art,  l'amour  est 
nécessaire. 

Asselin  inflige  encore  aux  faux  esprits  un  autre 
démenti.  Il  est  l'artiste  complet,  absolu  et  rien  ne 
ressemble  moins  à  cette  vie  d'artiste  que  ce  que 
les  sots  étourdis  croient  être  la  vie  artistique. 

—  207  — 


L  ART    VIVANT 

D'ailleurs,  tous  ceux  à  qui  le  jargon,  commode, 
des  ateliers  est  familier  me  comprendront  si  je  dis 
que  Maurice   Asselin  n'est  jamais  artistique. 

Dans  un  livre  depuis  longtemps  médité,  que  je 
voudrais  plaisant  comme  un  roman  et  plus  riche 
en  «  enseignements  »,  tirés  des  peintres  eux-mêmes, 
que  le  manuel  le  plus  sérieux  *,  j'essaierai  de 
«  peindre  »  ce  peintre  de  figures  et  de  paysages,  tel 
qu'il  m' apparut,  un  été,  en  Bretagne,  dans  le  coin 
de  nature  opulente,  d'une  sauvagerie  d'où  il  savait 
reconnaître,  extraire  les  éléments  classiques  sans 
ruiner  une  spontanéité  égale  à  celle  de  cette  nature, 

—  entouré  de  ses  modèles  d'une  grâce  sévère  ;  ceux 
qu'il  peut  chérir. 

Pour  bien  soutenir  cette  image,  il  faudrait  retenir 
tous  les  propos  de  Maurice  Asselin,  l'artiste  moderne 
qui  —  se  défendant  d'écrire  quand  il  en  est  si  digne 

—  s'exprime  sur  son  art  avec  le  plus  d'intelligente 
éloquence,  parce  que,  chez  lui,  le  discours  ne  précède 
pas  la  création  plastique  encore  qu'il  ne  doive  pas 
répugner  à  admettre  avec  les  cubistes  de  sa  géné- 
ration, dont  les  résultats  n'eurent  pas  le  pouvoir 
de  le  troubler,  que  la  conception  Vernporte  sur  la 
vision.  Formule  classique  tirée  du  Poussin  lui- 
même. 

Maurice  Asselin  n'a  souci  que  de  perfection.  La 

*  Propos  d'Atelier. 

—  208  — 


VIE    NOUVELLE 

perfection  assurée  autant  par  la  sensibilité  que  par 
la  science  contrôlée.  Il  n'attend  rien  que  de  ce 
choix  constant  dont  j'ai  dit  souvent  la  puissante 
vertu.  Or,  le  choix  n'est  que  sacrifice  et  si  certains 
ont,  naguère,  pu  injustement  accuser  ce  peintre 
de  froideur,  quand  la  flamme  l'anime,  c'est  qu'il 
est  malaisé  à  celui  qui  n'y  participe  qu'en  témoin 
de  reconnaître  sans  maladresse,  sans  iniquité,  de 
fixer  le  degré  de  ce  sacrifice. 

C'est  un  drame  nécessaire  à  beaucoup  de  sincères 
amis  de  l'art,  qu'ils  n'aperçoivent  pas  toujours 
comme  il  faut,  le  drame  qu'il  leur  faut  pour  être  en 
humeur  d'aimer  et  qu'ils  n'ont  point  tellement 
tort  de  réclamer. 

Défions-nous  des  artistes  trop  heureux. 


La  mer  ;  un  arbre  ;  une  digue  ;  le  foyer,  sa  tié- 
deur, sa  lumière,  son  infini  limité  par  des  murs 
qui  sont  de  beaux  volumes  lumineux  dans  l'espace, 
et  ainsi  traités  comme  l'objet  accessoire  ;  tout  cela 
que  traduisent  cette  eau  profonde  et  fluide,  ce 
bouquet  de  branches  nourries  de  vent,  ce  môle 
gris,  cette  blanche  liseuse  au  lit  dans  la  lumière 
décomposée,  tout  cela  c'est  de  vastes  thèmes,  des 
sujets  importants  parce  qu'ils  sont  achevés. 

Maurice  Asselin  possède  le  don  le  plus  rare  à 

—  209  —  i4 


L  ART   VIVANT 

notre  époque  d'inventions  éblouissantes,  de  créa- 
tions se  bousculant,  ce  don  qu'un  maître  s'affligeait 
un  jour,  devant  moi,  de  reconnaître  si  rare  :  la 
patience. 

Il  n'y  a  pas  chez  Maurice  Asselin  une  époque  de 
préparation,  non  plus  que  «  des  époques  ».  Héritier 
d'un  riche  canton  de  l'art  le  plus  classique  et  le 
plus  français,  plein  d'une  vertueuse  énergie  à  faire 
valoir  cet  héritage  en  recréant  (l'esprit  même  de 
l'art  français,  quoi  qu'on  en  ait,  charmé  par  d'agui- 
chantes barbaries),  il  est  le  plus  certain  de  son 
destin.  J'entends  non  pas  bassement  confiant  en 
une  banale  réussite,  mais  assuré  du  but  et  brave 
devant  les  drames  de  la  poursuite. 

D'où  l'unité  d'une  œuvre  déjà  importante  ;  d'où 
la  pureté  d'une  courbe  qu'on  est  bien  aise  de 
n'apercevoir  qu'au  début  encore  de  sa  descrip- 
tion. 


Œuvres  du  peintre  le  mieux  à  l'abri  de  toute 
littérature,  parde  qu'il  est  vrai  peintre  et  bon  lettré, 
les  moindres  toiles  de  Maurice  Asselin  fourniraient 
d'excellents  sujets  à  l'écrivain.  Elles  peuvent  toutes 
se  décrire,  aussi  aisément  que  se  décrivent  selon 
la  manière  des  historiens  d'art  d'hier  les  ouvrages 
des  grandes  époques  classiques.  Quelle  page  d'émo- 

— -  210  — 


VIE    NOUVELLE 


tion  éternelle,  et  si  moderne,  ne  permettrait  pas 
ce  Wagon  dont  on  voit  ici  la  reproduction  ! 

Les  dormeurs  du  premier  plan,  les  douces  figures, 
patientes  et  tendres  des  deux  permissionnaires, 
debout,  suivant  à  travers  la  grande  glace  —  cet 
admirable  morceau  de  peinture,  la  lumière  fluide, 
mouvante,  retenue,  non  pas  fixée,  dans  le  cadre 
de  la  forme  solide  qu'elle  vivifie  —  suivant  le 
panorama  poignant  des  nudités  de  la  plaine  beau- 
ceronne que  notre  œil  devine,  par  des  associations 
purement  plastiques. 

Celui  qui  a  réalisé  cela,  sans  se  connaître,  dans 
ses  limites  choisies,  aucun  rival  peut  n'avoir  d'autre 
hâte. 

S'il  est  patient,  il  est  hardi,  d'une  patience  et 
d'une  hardiesse  garantes  d'un  identique  courage. 
Il  n'est  pas  attardé  par  quelque  horrible  tare  de 
vaine  modestie,  cette  indigence.  «  La  timidité, 
disait  Marcel  Schwob  à  un  jeune  homme,  est  la 
mère  de  toutes  les  erreurs.  »  Il  prit  même  le  soin 
de  le  lui  écrire. 

Maurice  Asselin,  —  comprenons  bien  sa  prudence 
française,  —  n'est  pas  un  petit  épargniste  de  l'art. 
Il  n'est  pas  non  plus,  étant  si  Français,  ce  Français 
qu'un  esthéticien  anglais,  M.  B. ..,  croit  apercevoir 
si  souvent  parmi  nous  :  celui  qui  par  délicatesse 
nationale,  en  hommage  à  l'intelligence  répandue 
parmi  ceux  de  notre  patrie,   par  une  pudeur  de 

—  211  — 


L  ART    VIVANT 

civilisé  trop  civilisé,  par  hypercourtoisie  recule 
devant  le  tumulte,  la  singularité  antinationale  du 
génie. 

Maurice  Asselin  satisfait  plutôt  sa  raison  en  ne 
croyant  pas  au  génie  tel  qu'il  apparaît  aux  septen- 
trionaux, aux  germaniques  surtout.  Il  a  vu,  dans 
le  plus  favorable  état  de  scrupule  et  dans  le  plus 
sain  abandon  d'amour,  tour  à  tour,  les  Musées 
d'Europe,  des  Offices  au  British  Muséum  ;  les  cri- 
tiques qu'il  adresse,  pour  se  fortifier,  aux  phares 
les  plus  hauts  révèlent  assez  sa  certitude  excellente 
que  rien  n'est  sans  toutes  les  vertus  du  parfait 
ouvrier.  N'est-ce  pas  Asselin  qui  reprochait  à 
Delacroix,  dont  il  parle  mieux  que  tant  de  ses 
dévots  incertains,  de  ne  demeurer  trop  souvent 
qu'un  décorateur,  un  peintre  de  surface,  dont  les 
volumes  colorés  perdent  de  leur  valeur  pour  ne  pas 
pénétrer  assez  la  toile  ? 

Qu'on  rapproche  cette  critique  passionnée  de 
certaines  recherches,  parmi  les  dernières,  d'André 
Derain  et  l'on  aura  la  clé  la  plus  facile  de  l'inquié- 
tude moderne,  de  l'œuvre  collective  contemporaine 
rejoignant,  pour  la  première  fois  depuis  cinquante 
ans  *,  la  grande  Tradition. 

*  J'entends  collectivement.  Seul  parmi  les  impression- 
nistes, Renoir,  par  exemple,  renouant  la  chaîne  n'a  point 
d'élève.  Seurat  n'est  compris  que  depuis  dix  ans  et  moins 
sûrement  analysé  encore  que  Cézanne. 

—  212  — 


VIE    NOUVELLE 

Maurice  Asselin  dont  l'œuvre  est  un  hommage 
à  la  sagesse  n'est  pas  un  «  peintre  méritant  ».  Il  a 
tout  fait  pour  se  casser  le  cou  et  s'il  «  arrive  »  ; 
c'est  un  peu  comme  on  arrive  à  un  sommet. 

L'ascension  n'est  que  prudence,  méthode,  sou- 
mission chez  le  voyageur  fou  du  sommet  à  la  sage 
règle  du  guide,  peut-être  rustique,  qui  a  déjà  passé 
par  là.  Et  pourtant  elle  n'est  que  téméiité  folle  du 
départ  à  l'arrivée,  dans  son  essence  et  dans  son 
projet  même. 

Parvenu  au  sommet,  tout  est  à  recommencer  sur 
un  plan  nouveau  ;  on  peut  bien  braver  le  soleil  ;  il 
faut  consulter,  avec  son  intelligence,  l'état  en  quoi 
la  hauteur  conquise,  et  non  pas  l'escalade,  a  laissé 
le  cœur. 


Ce  sensible  auditeur  des  maîtres  n'a  rien  d'un 
naïf  candidat  au  Musée.  Mieux,  ce  naturaliste 
atteint,  sur  les  plans  les  plus  fermes,  à  une  haute 
spiritualilé. 

Ne  découvre-t-on  pas  dans  son  art,  au  delà  d'un 
premier  jansénisme  plastique,  le  reflet  d'un  quié- 
tisme  nouveau  ? 


Jacques  Blot,  paysagiste  heureux,  ne  s'embarrasse 
que  de  bien  peindre.   Et  c'est  admirable  si  l'on 

—  213  — 


L  ART    VIVANT 

songe  à  l'inévitable  de  son  éducation  ;  à  ses  pre- 
miers pas  sur  le  tapis  d'une  galerie  fameuse  ;  aux 
bons  conseils  du  vieux  Guillaumin.  Jacques  Blot 
a  foi  en  sa  jeunesse.  Qui  sait  si,  plus  tard,  quelqu'un 
ne  systématisera  pas  sur  du  Jacques  Blot. 


DE  GEORGIN  A  CEZANNE 

Marins  Borgeaud  fait  le  plus  grand  tort  à  Lucien 
Simon.  Nuit-il  pas  un  peu  à  Charles  Cottet  ?  Marius 
Borgeaud  n'a  pas  rencontré  le  fantôme  de  Gauguin 
sur  les  routes  de  Bretagne,  ce  maigre  fantôme 
donnant  le  bras  aux  deux  maîtresses  du  Mathurin, 
sa  payse  en  coiffe  et  la  négresse  jaune  aux  che- 
veux alourdis  de  fleurs  madréporiques. 

Marius  Borgeaud  n'est  pas  sorti  premier,  ni 
second  de  l'Ecole  de  Pont- Aven.  S'il  va  faire  un 
tour  de  messe,  le  dimanche,  la  chapelle  n'est  pas 
décorée  par  Maurice  Denis. 

Marius  Borgeaud  est  l'ami  de  l'aubergiste  et  de 
la  bonne,  du  secrétaire  de  la  mairie  et  des  pompiers, 
de  tous  les  personnages  chers  aux  caricaturistes 
d'hier,  Lavrate  par  exemple  ;  hier,  quand  la  naïveté 
rustique  avait  été  tuée  par  le  bon  genre.  Sans  effort, 
Marius  Borgeaud  nous  campe  un  pompier  de  village, 

—  214  — 


VIE    NOUVELLE 

épique,  et  tendre,  qui  nous  émeut  autant  que  Clara 
d' EUebeuse. 

La  peinture  de  Marius  Borgeaud  est  solide.  Elle 
n'est  pas  naïve.  Le  peintre  d'enseignes  n'est  pas  un 
naïf.  Il  a  appris  laborieusement  son  état  et  il  peint 
de  son  mieux  pour  flatter  le  commerçant  son  ami 
et  lui  attirer  bonne  clientèle.  Le  client,  la  bonne, 
la  patronne,  le  sonneur,  se  reconnaîtront  dans  les 
•cènes  d'auberge  de  Marius  Borgeaud. 

Et  la  nature  réduite  de  ses  natures  mortes  se 
reconnaîtra  aussi.  Et  que  c'est  peu  naïf  !  Quel 
comble  de  l'art  et  de  la  perversité  rustique  ! 

Avez-vous  jamais  songé  à  cet  abîme  de  poésie 
qu'est  le  cœur  de  la  jeune  servante  ou  de  la  vieille 
épicière  villageoise  qui,  végétal  elle-même  parmi 
les  végétaux,  brin  d'herbe  humain  parmi  les  arbres 
et  les  jardins,  réduit  toute  la  nature  à  l'expression 
mesurée  d'un  bouquet  baignant  dans  un  vase  de 
verre  bleu  ? 

C'est  l'art  de  Marius  Borgeaud.  C'est  l'art  de 
Georgin  d'Epinal  au  siècle  de  Cézanne. 


PEINDRE,  ÉCRIRE... 

Georges  Bouche  a  conquis  le  respect  de  ses  pairs 
et  n'aura  pas   de   disciples.    Esprit  tourmenté  de 

—  215  — 


L  ART    VIVANT 

curiosité,  il  aspire  à  l'unité  et  s'est  sans  doute 
engagé  dans  une  voie  la  moins  favorable  à  la  réa- 
lisation. 

Il  écrit  beaucoup  ;  il  doit  écrire  même  en  secret  ; 
on  imagine  qu'il  peint  d'après  des  notes  entassées 
comme  Delacroix  —  dont  l'ombre  le  visite  —  pei- 
gnait d'après  des  croquis  accumulés.  Il  faut  pré- 
férer les  croquis  aux  notes. 

Ou  bien  ces  notes  brèves  doivent  être  recueils 
de  consignes  qu'on  se  passe  à  soi-même,  de  «  mots  » 
qu'on  se  donne  pour  conjurer  les  périls  de  la  soli- 
tude. Georges  Braque,  plus  bref  que  Metzinger,  a 
ainsi  enrichi  ce  numéro  de  Nord-Sud  qui  n'est 
jamais  hors  de  la  portée  de  sa  main  et  sur  quoi  il 
essaie  parfois  ses  pinceaux.  —  «  Fuyez  la  silhouette  !  » 

Georges  Bouche  est  un  romantique  en  quête  de 
classicisme  et  empêtré  dans  toutes  les  contre-vérités 
impressionnistes. 

L'usage  abondant  de  la  pâte,  qui  me  faisait 
rapprocher  son  nom  de  celui  de  Dunoyer  de  Segon- 
zac,  n'est  chez  lui  qu'une  satisfaction  de  l'instinct, 
alors  que  chez  Segonzac  il  est  si  visible  qu'elle  aide 
à  l'organisation  des  volumes. 

La  pâte  de  Georges  Bouche  répond,  dans  un 
Salon,  en  clartés  aux  masses  sombres  de  Segonzac. 
On  voudrait  Georges  Bouche  prisonnier  de  la  nature, 
privé  de  livres,  exclu  des  musées  où  il  s'égare.  Il  se 
reconnaîtrait.  Il  écrit  : 

—  216  — 


VIE    NOUVELLE 

«  La  passion  de  la  peinture  est  un  dérèglement 
de  l'esprit  qui  se  manifeste  entre  la  quinzième  et  la 
vingtième  année,   puberté   du   peintre. 

«  Un  jour,  tout  prend  à  ses  yeux  une  signification 
nouvelle  :  les  nuages  ne  sont  plus  des  masses  d'eau 
condensée  ;  les  branches  d'arbre  ne  sont  plus  du 
bois  ;  les  visages,  les  corps  ne  sont  plus  des  os 
revêtus  de  chair. 

«  Le  décor  terrestre,  les  êtres  semblent  s'élancer 
de  la  terre  vers  le  ciel  en  un  hymne  à  vibrations 
matérielles  —  les  misères,  les  tares  n'existent  plus  : 
c'est  un  éblouissement. 

«  Ce  jour-là  l'éphèbe  est  ou  se  croit  artiste  ;  et 
la  vie  s'ouvrira  devant  lui  comme  une  allée  triom- 
phale vers  le  soleil  levant  ; 

il  sera  aveuglé  ; 

il  ne  verra  pas  les  obstacles  ; 

il  trébuchera. 

«  Alors  l'âge  racornira  son  cœur  et  son  âme. 

«  A  sa  générosité,  à  son  élan  primesautiers  suc- 
céderont la  pondération,  le  calcul,  le  souci  de  cons- 
truire, de  jouir,  de  se  mettre  à  l'alignement  de  la 
société  ; 

il  ne  s'extériorisera  plus  en  œuvres  pures,  désin- 
téressées ; 

il  s'assignera  un  travail  ; 

il  lui  donnera  une  forme,  une  dimension  utili- 
sables ; 

—  217  — 


L  ART    VIVANT 

il  se  répétera  ; 

il  dépècera  sa  production  en  pièces  capables 
d'acquérir  une  valeur. 

«  Ne  devrait-il  pas  persévérer  jusqu'à  la  fin  dans 
le  recueillement  ? 

«  Pourquoi  exhiber  ainsi,  irapudiquement,  ce 
qui  vient  du  plus  profond  de  soi-même  ? 

«  Pourquoi  se  mettre  tout  nu  au  balcon  ? 

«  Mais  l'homme  est  faible,  vain  :  il  faut  qu'il 
affronte  le  jugement  des  autres  hommes,  quitte  à 
en  gémir  —  il  ne  peut  passer  outre. 

«  Le  peintre  expose  ses  peintures.  » 

Georges  Bouche  respecté  a  reçu  des  éloges  de 
«  circonstances  »  qui  le  peuvent  tromper  sur  la  pos- 
sibilité de  prolongement  de  ses  ouvrages.  Il  a  tout 
à  recommencer  ;  ce  qui  ne  lui  est  pas  impossible. 


LE  LONG  DES  MOLES  ET  DES  QUAIS 

Une  exécrable  affiche  a  fait,  au  cours  de  la  guerre, 
populaire  le  nom  de  Verdilhan  :  une  mouette  au 
rythme  d'une  vague  conviant,  en  un  brutal  accord 
véronèse  et  garance,  à  visiter  l'Esposition  de  la 
Ligue  maritime.  Si  je  rappelle  cela  ce  n'est  pas 
pour  le  mauvais  plaisir  d'insister  sur  une  eireur. 
C'est  pour  dénoncer  une  fois  de  plus  les  périls  de  la 

—  218  — 


VIE    NOUVELLE 


popularité,  désirable  certes,  mais  qu'il  faut  dominer. 
Surtout  il  faut  savoir  la  reconnaître. 

On  aurait  tort  de  le  juger  sur  la  mauvaise  affiche 
de  la  Ligue  maritime  qui  ne  le  découvrit  pas,  qui 
savait  seulement,  et  vaguement,  que  ce  monsieur 
Verdilhan  —  que  nous  fîmes  connaître  aux  élites 
de  1908  —  peignait  volontiers  les  «  entrées  et  sor- 
ties »,  les  «  mouvements  du  port  »  et  auties  incidents 
méditerranéens.  Pour  les  autorités  de  la  Ligue, 
Verdilhan  était  quelque  chose  comme  le  directeur 
d'un  bureau  Veritas  de  la  peinture.  Verdilhan  leur 
en  donna  pour  leur  argent.  Mais  grâce  à  Dieu,  il 
s'est  repris  tout  entier  et  son  exposition  de  chez 
Marseille  nous  l'a  restitué  avec  toutes  ses  violences 
pathétiques  de  jadis,  aussi  riches,  aussi  abondantes, 
mais  plus  contenues  par  une  armature  solide  qui 
doit  tout  à  la  raison. 

Ce  jeune  homme  qui  commença  de  peindre  en 
docker  inspiré,  en  anarcho  de  l'Océan,  en  chasseur 
de  mouettes,  en  pilleur  d'épaves  sentimental  ;  ce 
fauve  naval,  ce  presque  Van  Gogh  maritime  qui 
taillait  son  crayon  sur  le  roc  des  récifs  et  préférait 
l'embrun  à  l'embu  a  fini  par  découvrir  pour  l'ho- 
norer cette  perfection  raisonnée  qui  s'oppose  à 
celle  de  la  nature,  celle  qui  fait  la  grandeur  des 
ouvrages  classiques.  Du  port  au  musée,  Verdilhan 
sans  le  capter  encore  reconnut  le  secret  de  Claude 
Lorrain  et,  fuyant  le  musée,  courut  s'enivrer  encore 

—  219  — 


L  ART    VIVANT 


des  beautés  puissantes  du  port  que  ses  yeux  mesu- 
rent désormais  avec  plus  de  rigueur,  une  rigueur 
capable  d'établir  de  plus  justes  rapports  entre  les 
divers  éléments  de  ces  ports  où  Moréas  voyait 

De  grands  i^ieillards  qui  travaillaient  aux  felouques 
Le  long  des  môles  et  des  quais. 

Mais  il  peint  toujours  à  touches  brutales,  plus 
rudes  que  larges  et  hanté  d'une  «  volonté  de  puis- 
sance »  un  peu  ingénue,  il  frappe  souvent  sans 
élargir.  J'ai  montré  les  pièges  que  devait  éviter 
ce  peintre  extrêmement  bien  doué  et  qui  a  plus 
que  le  don,  une  remarquable  vertu  d'application 
égale  à  son  amour  de  la  plasticité.  Verdilhan  devien- 
dra grand,  si  les  messieurs  des  Ligues  navales  ne 
le  mangent  pas. 

Ils  ne  le  mangeront  pas.  Sa  chair  est  coriace  aux 
dents  des  sauvages  pas  mêmes  nus,  coiffés  du  ter- 
rible casque  à  chenille. 


L'UNIVERS  DE  CÉZANNE 

Robert  Lotiron  a  déjà  échappé  aux  dangers  que 
M.  L.  Verdilhan  doit  vaincre  encore.  Comme  lui  il  a 
la  fougue  du  trait  et  le  don  du  coloris  impétueux  ; 

—  220  — 


VIE    NOUVELLE 

mais  sa  raison,  plus  forte,  le  met  en  posture  de 
choisir  sa  discipline. 

Lentement  et  sagement,  Lotiron  a  appris  à 
construire.  On  ne  saurait  lui  reprocher  de  s'être 
contenté  du  morceau  peint.  Lotiron  est  capable 
de  réaliser,  avec  brio,  un  tableau  suffisamment 
établi.  Mais  il  se  réserve,  sachant  soumettre  son 
imagination  à  une  contrainte  salutaire. 

L'art  de  Robert  Lotiron  procède  évidemment  de 
l'art  de  Cézanne  qui  lui  apprend  à  contempler  la 
nature  avec  une  magnifique  humilité.  C'est-à-dire 
avec  le  respect  d'un  perpétuel  inconnu  et  la  certi- 
tude d'en  extraire  une  parcelle  de  beauté,  non  plus 
anonyme,  mais  conforme  aux  élans  de  l'âme  et 
des  sens  ;  là  est  le  grand  effort  :  parvenir  au  con- 
trôle exact  de  ces  élans  jumeaux  et  parfois  ennemis 
pour  atteindre  à  la  mesure. 

Naturellement  impétueux,  Robert  Lotiron  se 
contraint  assez  pour  que,  parfois,  nous  soyons  cho- 
qués, par  une  austérité  un  peu  appliquée  dans 
l'édifice  des  lignes,  attitude  que  nous  ne  sentons 
pas  capable  de  satisfaire  le  plus  secret  désir  de 
l'artiste  et  qui  vient  encore  démentir  la  générosité 
de  son  coloris.  En  se  contraignant  ainsi,  il  a  pu 
lui  arriver  de  paraître  pasticher  trop  directement 
Cézanne. 

Il  faut  maintenir  cette  confiance  du  premier  jour 
consentie  à  l'artiste  qui,  si  souvent,  sut  regarder 

—  221  — 


L  ART   VIVANT 


avec  la  candeur  avide  de  l'enfant,  si  émerveillé  du 
monde  qu'il  tend  pour  le  saisir  une  main  dont 
l'étreinte  surprend,  conduite  par  une  résolution 
royale. 


LA  CONSCIENCE  ET  LA  FLAMME 


C'est  au  foyer  du  Vieux-Colombier,  ainsi  qu'au 
romantique  «  hangar  »  de  Peinture  et  Musique 
(alias  Lyre  et  Palette),  rue  Huygens,  que  se  pro- 
duisit maintes  fois  un  jeune  peintre  de  qui  l'on 
peut  suffisamment  attendre,   René   Durey. 

Cézanien,  certes,  mais  qui  se  libérera  d'autant 
mieux  qu'il  a  su  se  soumettre  à  la  discipline  la  plus 
favorable  à  toutes  les  libertés  filles  de  la  maturité. 
Cézanien,  il  l'est  comme  le  fut  André  Derain  à 
vingt-cinq  ans,  et  il  a  vécu  aussi  dans  la  lumière 
qui  anime  l'œuvre  de  Paul  Signac,  ce  maître  dont 
c'est  l'honneur  de  n'avoir  enseigné  jamais  rien  que 
l'émancipation. 

René  Durey  a  eu,  très  tôt,  après  les  essais  en 
des  cénacles  amis,  les  honneurs  d'une  grande 
galerie.  C'est  presque  la  trop  complète  consécration 
d'un  talent  que  notre  sympathie  veut  voir  encore 
en  pleine  formation.  Il  est  extrêmement  désirable 

—  222  — 


VIE    NOUVELLE 

que  René  Durey  qui  a,  si  vite,  appris,  et  si  bien, 
tant  de  choses,  doive  encore  tout  découvrir. 

Cézannien  frappé  de  l'impuissance  magnifique 
de  Cézanne  que  strangulait  l'angoisse  de  se  réaliser, 
René  Durey  livre  le  secret  de  sa  foi  très  pure  en 
l'ordre.  L'influence  de  Derain,  ce  puissant  régu- 
lateur, est  toujours  visible.  Mais  André  Derain, 
bien  avant  que  ne  parut  René  Durey,  disait  que 
la  conscience  n'est  que  la  seconde  vertu  de  l'ar- 
tiste. 

On  doit  exiger  de  lui,  d'abord,  la  passion. 

L'œuvre  de  René  Durey  —  peintre  de  vingt- 
cinq  ans  qui,  déjà,  a  droit  à  une  belle  place  dans  les 
annales  et  chroniques  de  l'Art  Vivant  —  est  une 
des  plus  importantes,  l'une  des  meilleures  du  der- 
nier jour.  On  voudrait  trouver  le  secret  de  ne  la 
point  décrier,  ce  qui  serait  criminel,  et  d'être  dur 
par  amitié  profonde,  en  toute  espérance,  pour 
provoquer  le  drame  moral  capable  d'allumer  au 
cœur  de  l'artiste  la  flamme  haute  de  la  passion 
au-dessus  de  la  raison  mathématique. 

Savez-vous,  René  Durey,  qu'il  faut  une  foi  solide 
en  votre  destin  pour  vous  tourmenter  de  la  sorte  ? 


Cette  flamme  !  Cette  passion  !  Cette  certitude  au- 
dessus  de  la  raison  mathématique,  et  cette  espèce 

—  223  — 


L  ART    VIVANT 

de  génie  qui  n'est  tout  de  même  pas  celui  de  l'illu- 
miné, Maurice  Utrillo  en  entretient  l'amour. 

Ce  peintre  de  Montmartre  et  des  banlieues  pelées 
a  traduit  la  beauté  de  la  misère.  Ce  paysagiste  a 
inventé  plus  de  catastrophes  qu'aucun  poète  tra- 
gique. Il  a  aussi  trouvé  son  trait  et  sa  couleur  ;  il 
nous  persuade  que  l'audace  extrême  est  soumise  à 
la  tradition,  à  la  tradition  qui  ne  peut  être  sauvée 
sans  l'audace. 

Comparez,  authentiques  dévots  de  la  bonne  pein- 
ture, un  Rafïaëlli  à  un  Maurice  Utrillo  et  nous  nous 
comprendrons  en  nous  épargnant  de  longs  discours. 
Après,  nous  pourrons,  hors  des  débats  inutiles, 
paisiblement  revoir,  pour  les  mieux  chérir,  ces 
diames  plastiques  et  sentimentaux  :  Notre-Dame, 
Le  Lapin  Agile,  Sous  la  Neige,  Rue  des  Abbesses, 
Sartrouville,  etc. 

Par  quelle  perversité  mondaine  l'élégant  préfa- 
cier de  V innocent  Utrillo  installe-t-il  une  «  Infante  » 
à  la  fenêtre  d'un  des  garnis  peints  par  celui  à  qui 
Rousseau  sourit,  du  haut  de  la  Montgolfière  d'azur 
où  il  est  allé  rejoindre  «  sa  dame  »  environnée  d'un 
val  éternel  de  colombes  ! 


Montmartre,  qu'il  ne  faut  pas  regretter  malgré 
son  charme  pour  tout  le  mal  qu'il  fît,  Montmartre 
s'en  va. 

—  224  — 


VIE    NOUVELLE 

L'ayant  affranchi  de  l'esprit  et  de  la  sentimen- 
talité, pour  n'en  reconnaître  que  la  misère,  cette 
nudité  qui  le  remet  en  face  du  naturel,  un  seul 
peintre  aura  bien  compris  Montmartre. 

Le  peintre  Pavil,  dit-on,  est  Russe.  Des  biblio- 
thécaires m'ont  bien  juré  que  Tourguéneff,  lui 
aussi,  était  Russe.  Pavil  est  peintre  de  Paris  et  ce 
Russe  à  Montmartre  est  tout  aussi  bon  peintre  de 
bonne  foi  à  Montmartre  que  Marins  Borgeaud, 
citoyen  Suisse,  en  Bretagne.  Pourtant  Montmartre 
est  une  faisandaille  et,  candidement,  Pavil  croit 
être  naïf  à  l'école  des  roublards. 

Ne  dites  jamais  trop  tôt  d'un  peintre  de  Mont- 
martre qu'il  use  du  conventionnel  à  l'excès,  et  que 
son  art  date  fâcheusement.  C'est  Montmartre  qui 
date  et  n'existe  que  par  la  convention. 

Les  décors  dans  lesquels  vivent,  d'une  vie  assez 
riche,  les  personnages  de  Pavil  sont  ce  qui  touche 
le  plus  profondément.  11  y  a  entre  autres  une  vue 
du  boulevard  extérieur  à  travers  les  vitres  du  café 
qui  évoque  Mirbeau  découvrant  Maufra.  La  Dan- 
seuse endormie  est  une  pièce  «  de  genre  »  si  parfaite 
qu'elle  gagne  le  pardon  de  ceux  qui  chérissent  en 
Montmartre  tout  ce  qu'il  y  faut  haïr. 

Un  seul  peintre  a  pu  peindre  Montmartre  hors 
de  ses  misérables  proportions  d'atelier  et  de  cabaret 
désuets.  C'est  Utrillo.  Et  il  en  est  devenu  fou  ! 

Légitime  £st  la  place  f^ite  à  l'art  d'Utrillo,  miracle 

-  225  --  x5 


L  ART    VIVANT 

prolongé  de  l'impressionnisme  *.  Rien  que  la  grâce, 

peut-être. 

Pas  plus  que  le  don,  sans  doute.  ' 

Le  goût  encore,  plus  que  l'intelligence. 
Avons-nous  jamais  voulu  que  l'une  assassinât 

les  autres  ? 


Corneau  n'a  pas  été  souvent  à  l'honneur  des  pal- 
marès rédigés  par  les  critiques  solennels,  tirant  de 
leurs  barbes  de  pontifes  les  numéros  gagnants  de 
la  loterie  nationale  qu'ils  patronnent.  Au  cours  de 
la  guerre,  Corneau  produisit  une  grande  composition 
allégorique  —  ce  pourrait  bien  être  la  paix  — 
témoignant  d'assez  vives  qualités  d'ordonnance 
et  d'une  personnalité  plastique  réelle.  Toutefois, 
la  jeunesse  de  Corneau  est  dominée  encore,  ainsi 
qu'il  advient  à  plusieurs  de  son  âge,  par  des  sou- 
venirs pas  assez  absorbés. 

Il  voit  les  maîtres  qu'on  peut  suivre  en  toute 
sécurité  à  travers  les  aînés  immédiats  et  il  songe 


*  M.  Albert  Flament  écrit  sans  rire  :  «  Utrillo  est  un 
Sisley,  qui  serait  fils  de  Courbet  et  petit-fils  de  Decamps  !  » 
Procédé  renouvelé  du  déplorable  Mendès.  Avions-nous, 
nous  autres,  jamais  écrit  :  «  M.  Albert  Flament  est  un  Nain 
Jaune  qui  serait  fils  d'Eugène  de  Mirecourt  et  petit-fils  de 
la  reine  Hortense  »  ? 

—  226  — 


VIE    NOUVELLE 


trop  au  Girieud  retour  d'Italie.  Audacieux,  il  nous 
laisse  trop  aisément  deviner  qu'il  acquit  le  goût 
de  la  liberté  par  la  fréquentation  de  Marchand  qui, 
lui-même,  doit  beaucoup  à  Othon  Friesz.  Loin  de 
moi  la  pensée  d'attrister  Corneau.  On  le  sent  inquiet 
de  la  plus  intelligente,  de  la  plus  favorable  façon. 
Cet  artiste  est  certainement  en  perpétuelle  discus- 
sion avec  soi-même  et,  là,  est,  pour  lui,  le  salut. 


Gabriel-Fournier  était  à  peine  adolescent  quand 
on  bataillait  pour  ou  contre  Picasso.  On  ne  peut 
citer  de  lui  aucune  toile  influencée  par  notre  ter- 
rible Pablo-le-Magnifique.  Il  est  à  peine  plus  Cézan- 
aien  que  Francis  Jourdain,  impressionniste  ayant 
éventé  les  pièges  du  fugitif,  de  l'instantané  ;  on 
pourrait  aussi  rappeler  Lacoste.  Mais  Gabriel 
Fournier,  coloriste  loyal,  a  la  plus  jolie  âme  de 
poète  français.  Il  ne  nous  a  pas  encore  livré  tout 
son  secret  et  ne  débouche  point  du  fameux  passage, 
hier  impasse. 

Des  portraits,  relativement  nombreux  dans  une 
œuvre  encore  peu  abondante,  témoignent  d'un  peu 
plus  que  d'une  intelligente  fréquentation  des  pri- 
mitifs français.  L'âme  fraîche  de  Gabriel  Fournier 
est  une  âme  à  leur  ressemblance.  Retour  émouvant 

—  227  — 


L  ART   VIVANT 


de  jadis  dans  nos  dures  fêtes,  assez  pareilles  à  celles 
des  âges  de  fer  *. 


PEINDRE,  SE  TAIRE... 

Henry  de  Waroquier  aime  Cézanne  et  les  Chi- 
nois. 

Il  y  a  plus  de  dix  ans  que  je  signalais  Henry  de 
Waroquier  aux  lecteurs  de  Paris-Journal,  ainsi 
qu'un  décorateur  puissant  et  tendre.  Un  déco- 
rateur 1 

Je  me  souviens  qu'à  mon  retour  des  lignes  où 
s'élaborait  sur  un  plan  infernal...  la  Société  des 
Nations,  un  avisé  marchand  de  tableaux  voulant 
me  faire  honneur  tint  à  me  régaler  de  ce  dont, 
apparemment,  le  destin  dernier  m'avait  le  plus 
strictement  privé  :  un  peu  de  beauté  lucide. 

Il  souleva  pour  moi  le  rideau  d'une  collection 
qu'il  augmente  chaque  jour  dans  le  mystère,  pri- 
vant ainsi  la  foule  intelligente  du  bonheur  de  retrou- 
ver un  trop  grand  nombre  de  ces  jeunes  peintres 


"  Gabriel  Fournier  participa  au  mouvement  des  Trois- 
lioacs,  en  Dauphiné  ;  il  fut  l'une  des  plus  claires  lumières 
de  ce  foyer  dont  le  rayonnement  se  fût  prolongé  et  que  dis- 
persa, dans  la  paix  précaire,  la  mort  qui  poursuit  les  rescapés 
de  la  bataille. 

~  228  — 


VIE    NOUVELLE 

que  nous  aimions  à  rencontrer  dans  nos  expositions 
collectives. 

X...  était  présent.  C'est  un  redoutable  témoin. 
X...,  dont  l'œuvre  a  tournibulé  tant  de  jeunes 
têtes  !  Le  bon  marchand  nous  présenta  aussi  un 
Henri-Matisse  d'une  grande  beauté.  A  cette  époque 
déjà  lointaine  —  trois  ans  dont  deux  de  guerre — le 
fameux  marchand  procédait  encore  d'un  éclectisme 
relatif  que  son  actuelle  orthodoxie  lui  fait  répudier. 

Bref,  notre  hôte  n'était  sans  doute  pas,  alors, 
aussi  «  fort  »  qu'aujourd'hui. 

De  l'attachante  toile  de  Matisse,  intitulée,  je 
crois,  les  Poissons  rouges,  ce  titre  en  tout  cas  est 
un  rappel  suffisant  pour  les  initiés,  le  bon  marchand 
eut  le  soin  jaloux,  pervers,  presque  criminel,  de 
dire  exactement  tout  ce  qui  ne  convenait  point. 

Ayant  épuisé  toutes  les  fleurs  de  sa  rhétorique 
artistique  et  commerciale,  il  s'écria  enfin  : 

—  Est-ce  assez  décoratif  !... 

Or,  tandis  qu'il  replongeait  la  toile  dans  le  mys- 
tère ténébreux  du  cagibi,  tandis  qu'il  remballait 
sa  marchandise,  ce  marchand,  X...,  le  redoutable 
X...,  mon  ami,  me  coulait  à  l'oreille  : 

—  Et  nous  qui  avons  pris  tant  de  peine  pour  que 
la  peinture  ne  soit  jamais  décorative  ! 

Cependant,  Henry  de  Waroquier  trouve  sa  place 
chez  les  décorateurs  et  chez  les  jeunes  néo-natura- 
listes constructeurs. 

—  229  — 


L  ART   VIVANT 

Si  Henry  de  Waroquier,  que  je  n'ai  pas  hésité 
à  situer  très  au-dessus  de  l'ingénieux  Grasset, 
donne  chaque  jour  d'inoubliables  «  leçons  de  goût  » 
à  de  jeunes  artisans  d'entre  qui  surgira  peut-être 
un  véritable  artiste,  il  n'est  pas  seulement  un 
ouvrier  inspiré.  Mais  il  a  du  «  métier  »  une  concep- 
tion noble.  Il  réhabilite  ce  métier  avili  par  les 
académiques  au  point  que  nous  n'osions  plus  pro- 
noncer ce  mot,  l'un  des  plus  dignes  de  notre  respect. 
C'est  par  là  que  Henry  de  Waroquier  a  rejoint, 
sans  hâte,  sans  concession,  lui  leur  aîné,  ces  jeunes 
réalistes  qui,  lors  d'un  Salon  où,  dispersés,  je  les 
rassemblais  en  esprit,  me  parurent  constituer  le 
groupe  du   Naturalisme  organisé. 


«  JEUNE  PEINTURE  FRANÇAISE  » 

Marcel  Gaillard  n'est  plus  inconnu  ;  toutefois, 
il  n'est  parvenu  encore  ni  à  la  célébrité,  ni  à  la 
fortune.  Admirons  qu'il  mette  au  service  de  sa 
génération  cette  énergie  qui  l'empêcha  de  succom- 
ber. Par  amour  de  l'art  qu'il  sert  avec  passion, 
avec  talent,  dans  un  magnifique  esprit  de  solidarité, 
il  veut  épargner  à  ceux  dont  il  est  à  peine  l'aîné, 
les  disgrâces  qui  l'accablèrent  sans  l'abattre. 

J'ai  dit,  dans  les  revues,  dans  la  presse,  la  con- 

—  230  — 


VIE    NOUVELLE 

tinuité  d'un  effort  si  durement  contrarié  par  la 
vie.  Je  dois  répéter  que  l'organisation  même  de  la 
Jeune  Peinture  française  dénonce,  dans  toute  sa 
générosité,  un  vrai  tempérament  d'artiste.  Ce  sont 
des  énergies  pareilles  à  celles  de  Marcel  Gaillard, 
qui  pourront  redonner  vie  aux  Indépendants. 

Le  démon  qui  me  visite  dans  nos  bons  jours 
me  souffle  à  l'oreille  : 

—  Tu  n'aimes  point  tant  que  cela  les  garçons 
méritants  ! 

Sans  doute.  Mais  je  crois  Marcel  Gaillard  un 
artiste  de  forte  race,  vraiment  français,  et  je  le  vois 
parvenu  à  un  degré  de  culture  exceptionnel  d'où 
il  tire  cette  sagesse  qui  n'est  pas  ennemie  de  la 
spontanéité,  la  véritable  audace. 

Présentant  les  résultats  avoués  de  ses  recherches, 
Marcel  Gaillard  nous  soumettait  moins  des  témoins 
de  ses  diverses  manières  de  faire  qu'il  nous  aidait 
à  surprendre  les  sollicitations  contraires  que  l'art 
lui  réserva.  C'est  le  paysage  que  nous  retiendrons. 
Il  semble  bien  que  le  paysage  ait  tout  entier  conquis 
Marcel  Gaillard. 

Trop  de  son  siècle,  trop  de  son  âge  pour  n'être 
point  un  spéculatif,  ce  peintre  nouveau  ne  se  -con- 
tente point  du  fugace  dont  l'impressionnisme  sût 
tirer  un  parti  éclatant.  D'un  paysage  il  veut  saisir 
l'essentiel,  l'essence,  l'esprit,  pour  le  reconstruire 
sur  un  plan  demeuré  naturaliste.  Ajoutez  à  cela 

—  231  — 


L  ART    VIVANT 

des  dons  de  coloriste  puissant,  à  quoi  sa  raison 
pourra  apporter  quelque  tempérament,  et  vous 
commencerez  de  connaître  ce  jeune  homme  impa- 
tient de  lutte,  comme  si  le  moins  favorisé  estimait 
encore  qu'on  l'a  trop  épargné. 


UNE  CELLULE  DU  TRAGIQUE  MODERNE 

Peintre  d'une  inspiration  limitée,  Tobeen  célébra 
le  pays  basque  par  la  consécration  du  jeu  de  la 
pelote,  et,  vraiment,  la  peinture  de  Tobeen  est  de 
la  peinture  de  pelotari. 

On  reconnaît  bien  là  l'ouvrage  d'un  homme  à 
qui  l'horizon  le  plus  familier  fut  longtemps  celui 
du  fronton  blanc  et  nu  que  heurtent  durement  les 
balles  des  joueurs,  beaux  comme  des  athlètes  clas- 
siques. 

L'obsession  est  si  grande  que  Tobeen,  s'il  peint 
une  scène  de  moisson,  prête  à  ses  paysans  armés 
de  la  faux  les  courbes  de  bras  de  pelotaris,  et  c'est 
à  tout  ce  qui  se  meut,  à  tout  ce  qui  vit  dans  l'espace 
inscrit  entre  les  deux  frontons  qu'il  emprunte  ses 
coideurs  :  jaune  du  sol  et  des  faces  cuirassées  de 
lumière  crue,  blanc  des  pierres  et  des  habits,  bleu 
du  ciel  et  des  bonnets  basques. 

A  toutes  les  actions   d'une  multitude,   Tobeen 

—  232  — 


VIE    NOUVELLE 

donne  la  vertu  particulière  d'un  jeu,  et  d'un  jeu 
brutal  et  compliqué.  Pour  ce  très  personnel  artiste, 
la  vie  est  une  éternelle  partie  de  pelote  *. 

La  déformation  n'est  donc  pas  réelle  dans  ses 
ouvrages.  L'artiste  a  fait,  une  fois  pour  toutes,  un 
choix  de  mouvements  et  d'attitudes,  véridiques 
parce  que  les  uns  et  les  autres  lui  sont  familiers  et 
qu'il  en  refait  chaque  jour  la  découverte. 


ORIENT,  OCCIDENT 

Le  Hollandais  Verhoeven  doit  être  classé  parmi 
les  artistes  vivants  de  la  France  retrouvant  sa 
tradition,  puisque,  au  même  titre  que  son  compa- 
triote Van  Dongen  et  plusieurs  autres,  c'est  parmi 
nous  qu'il  se  forma  et  se  développa. 

Verhoeven  demeure,  et  désormais  pour  toute  sa 
carrière,  le  type  accompli  de  ce  que  put  être,  en 
1910,  le  Fauve.  Il  n'a  même  pas  évolué  dans  le 
sens  choisi  par  les  disciples  de  Matisse.  Son  inspi- 
ration vient  de  l'Inde  et  de  l'Extrême-Orient. 

Ses  modèles  sont  des  bayadères,  Leui  apparente 
immobilité  n'est  que  la  capture  d'un  bref  instant 

*  L'idée  courte  de  «  jeu  »  doit  être  chassée.  Un  sportif, 
tué  en  combattant,  écrivait  sérieusement  en  1913  :  «  La 
guerre,  cette  pâle  image  du  rugby...  » 

—  233  — 


L  ART   VIVANT 

de  la  plus  vertigineuse  des  danses.  Et  n'est-ce, 
cela,  toute  la  splendeur  du  Nirvana  ? 

L'univers  tourmenté,  frénétique,  contemplé  sous 
un  angle  unique,  qui  nous  le  fait  entrevoir  parfai- 
tement immobile. 

Mais  de  cette  agitation  demeure  un  déchirement 
de  l'attitude  la  plus  hiératique.  Les  lignes  et  les 
masses  colorées  sont,  chez  Verhoeven,  déchirées, 
déchiquetées  ;  lignes  et  couleurs  se  réduisent  à  des 
faisceaux  de  fibres  et,  sans  doute,  faut-il  voir  dans 
cette  manière  l'ultime  application  du  néo-impres- 
sionnisme. 

Toutefois  le  mouvement  —  qu'on  doit  reconnaître 
chez  Seurat,  chez  Cross,  chez  Signac,  chez  Luce  — 
est  toujours  absent  de  l'œuvre  de  Verhoeven. 

Il  ne  compose  pas.  Il  y  a  de  la  torpeur,  de  la 
paresse  dans  ses  créations.  Ses  figures,  arbitraire- 
ment isolées,  souffrent  d'être  arrachées  au  groupe 
qu'elles  dénoncent. 

D'autres  que  moi  ont  songé  à  établir  une  filiation 
d'Odilon  Redon  à  Verhoeven.  Pourtant,  ce  qui  les 
unit  est  d'ordre  littéraire  chez  Redon  et,  à  mon 
regard,  parfaitement  plastique  chez  Verhoeven. 

Des  lectures  inspirèrent  à  Redon  le  thème  boud- 
dhique. Le  peintre  ne  doit  rien  ;  c'est  l'Extrême- 
Orient  qui,  dans  un  port  de  Hollande,  livra,  altérés 
un  peu  par  le  voyage  à  fond  de  cale,  tous  ses  trésors 
au  batave  Verhoeven. 

—  234  — 


VIE    NOUVELLE 


NÉCESSITÉ  DE  L'ABONDANCE 

Pierre  Brune  pouvait  bien  inventer,  lui  aussi, 
quelque  beau  piège  brillant. 

Surtout,  il  eut  été  excusable  de  prendre  pour  du 
courage  ce  qui  n'est  parfois  que  de  la  ruse  ou  de 
l'aveuglement.  Il  n'a  pas  cru  que  l'audace  dépendait 
d'un  point  de  direction,  et  il  s'est  sagement  défié 
de  ces  étranges  guides,  fous  de  liberté  comme  ce 
malfaiteur  du  conte  de  Morrow  qui  met  en  liberté 
le  singe  enragé,  le  nouveau-né,  l'idiot  «  pt  autres 
gens  »,  ivres  du  mot,  incapables  de  rien  comprendre 
à  la  chose  et  qui,  aux  voyageurs  incertains,  ne 
savent  que  répondre  :  «  Toujours  à  gauche  !  » 

Pierre  Brune,  comme  tant  d'autres,  anxieux  de 
certitude,  veut  avant  tout  reconnaître  sa  route. 
Il  ne  craint  pas  de  retarder  ce  grand  voyage,  afin 
de  se  tracer,  sinon  un  plan  formel  du  beau  royaume 
à  conquérir,  du  moins  l'harmonieuse  carte  céleste 
nécessaire  à  son  orientation. 

C'est  au  Salon  des  Indépendants  de  1911  que  je 
remarquai,  pour  la  première  fois,  les  ouvrages  de 
Pierre  Brune.  Peut-être  n'avait-il  encore  rien 
exposé. 

Il  manifesta,  dès  l'adolescence,  eussent  dit  les 

—  235  — 


L  ART    VIVANT 


critiques  d'hier,  un  «  goût  très  vif  pour  les  arts  », 
mais  qui  fut  violemment  contrarié  ;  ainsi  ne  put-il 
forcer  les  portes  des  académies.  Faut-il  s'en  réjouir  ? 
Peut-être.  J'éprouverais  une  profonde  répugnance 
à  reprendre  à  mon  compte  les  facéties  faciles  et 
vulgaires  qu'inspira  l'enseignement  de  l'Ecole  des 
Beaux-Arts.  On  peut,  à  la  vérité,  apprendre  à 
l'académie  beaucoup  de  choses  utiles.  Le  péril  de 
l'enseignement  officiel  ne  se  manifeste  qu'au  delà 
de  la  troisième  année,  lors  de  la  préparation  du 
Prix  de  Rome.  A  l'Ecole,  comme  ailleurs,  la  pré- 
paration d'un  Concours  est  œuvre  suicide. 

Pierre  Mille  fait  peu  cas  de  l'enseignement  uni- 
versitaire britannique.  Soutenant  qu'un  jeune 
Anglais  sort  du  collège  parfaitement  ignorant,  il 
ajoute  qu'à  cela  tient  la  supériorité  des  Anglo- 
Saxons  !  Les  esprits  d'élite  mis  en  face  de  la 
vie  entreprennent  alors,  virilement,  leur  éduca- 
tion. C'est  une  heureuse  défense  de  l'antodidac 
tisme. 

Toutefois,  nulle  tutelle  ne  put  tenir  Pierre  Brune 
complètement  éloigné  de  l'art.  Il  apprit  à  voir 
avant  d'apprendre  à  peindre  et  lorsqu'il  sut  dessiner 
il  savait  composer. 

Ainsi  s'explique,  sans  doute,  le  caractère  un  peu 
schématique  de  ses  premiers  ouvrages. 

Depuis,  séduit,  sans  se  laisser  accabler,  par  la 
richesse  des  paysages  méridionaux,   Pierre  Brun» 

—  236  — 


VIE    NOUVELLE 

fit  la  conquête  d'une  qualité  redoutable  mais  pré- 
cieuse :  l'abondance. 

Balzac,  à  l'aurore  du  règne  de  Louis-Philippe, 
établissait  un  parallèle  piquant  entre  la  grande 
dame  et  la  femme  comme  il  faut.  Seule  la  grande 
dame  peut  se  permettre  des  pieds  de  grenadier  et 
une  voix  de  harangère. 

L'abondance,  dont  j'ai  rappelé,  parce  qu'on  ne 
voit  pas  toujours  ce  qui  aveugle,  qu'elle  permet  le 
choix,  c'est  le  sang  riche  de  l'art  ;  l'abondance  sera 
la  peinture  grande  dame.  La  peinture  comme  il 
faut  est  d'un  exercice  plus  aisé. 

Par  quel  sortilège  l'abondance  ne  se  confondra-t- 
elle  pas  avec  la  vulgarité  ? 

Enrichi,  augmenté,  Pierre  Brune  peut,  sans 
danger,  revenir  à  sa  rigueur  première.  11  s'emploie 
ainsi  à  tout  mettre  en  harmonie  par  une  sévère 
économie  de  lignes,  de  plans,  de  masses,  sans  rien 
rejeter,  parvenant  à  concilier  science  et  sensibilité, 
la  plus  juvénilement  épanouie  des  sensibilités. 

S'il  persévère,  et  je  tiens  pour  certain  qu'il 
s'obstinera  avec  bonheur,  il  pourra  s'enorgueillir 
d'avoir  réalisé  une  peinture  grande  dame,  parce 
qu'il  aura,  ce  jour-là,  situé  enfin,  en  un  ordre 
propice,  chaque  élément  de  vie  plastique,  n'en 
sacrifiant  aucun. 

Alors,  Pierre  Brune  devra  se  tourner  vers  une 
autre  puissance  :  l'Invention.  Quelques  artistes  du 

^  237  — 


L  ART    VIVANT 

premier  ordre  parmi  les  plus  nouveaux  vont  me 
permettre  d'en  écrire  encore  avant  d'achever  cette 
étude. 

Auparavant,  je  veux  présenter  deux  artistes 
dont  le  caractère  même  permet  qu'on  les  situe,  où 
que  ce  soit  en  ce  livre,  sans  arbitraire. 


CRITIQUES 

Abandonnés  —  et  ce  fut  un  bienfait  !  —  des 
critiques  à  mission,  les  peintres  tels  que  Henri- 
Matisse,  Picasso,  Dufy,  Derain  et  Braque  per- 
sonnel auprès  de  Picasso,  et  ceux  qui  alors 
naquirent  à  l'art,  furent  aimés  et  compris  des 
poètes.  Oh  !  certes,  après  une  autre,  cette  critique 
a  bien  pu  avoir  son  compte  d'erreurs  mais  elle 
fut  féconde  quand  l'autre  était  stérile.  On  nous 
a  assez  injuriés  (on  nous  traita  de  boches  quand 
nous  étions  à  Arras  ou  à  Verdun)  pour  qu'on  nous 
permette  aujourd'hui  ces  «  cinq  minutes  d'orgueil  ». 
Orgueil  bref,  limité  :  celui  d'avoir  remis  en  honneur 
la  critique  vivante  dont  Baudelaire  fut  le  maître 
au  xix^  siècle. 

Aux  poètes  se  joignirent  deux  esprits  pleins  de 
sagesse,  Bissière  et  Roland  Chavenon.  Ils  eurent 
la  singularité  d'exposer  d'intéressants  travaux  aux 

—  238  — 


VIE    NOUVELLE 

côtés  des  peintres  dont  il  leur  plut  d'être  les  com- 
pagnons plus  que  les  juges  professionnels. 

A  VOpinioriy  où  il  soutint  cette  tentative  hardie 
en  pleine  guerre  que  fut  le  Salon  d'Antin  (1916) 
qu'on  me  pria  d'organiser,  Bissière  achève  chaque 
semaine  en  des  articles  trop  courts,  de  détacher 
l'élite  de  la  critique  des  experts  dont  Daumier 
commença  l'exécution.  Roland  Chavenon  a  gagné 
à  l'art  libre  un  quotidien  politique,  V Information. 
Ceux  qui  ont  mené  le  grand  combat  dans  la  presse 
savent  qu'on  n'est  jamais  certain  de  la  victoire. 
Mon  «  bon  patron  »  de  Paris-Journal,  Gérault- 
Richard,  tolérait  sans  plus  et  je  ne  sais  pas  s'il  y  a 
deux  Pierre  Mortier,  ni  un  second  Louis  Vauxcelles 
(ami  des  poètes  et  qui  plus  est  des  poètes  critiques) 
pour  tolérer  mes  incartades  du  Gil  Blas.  Ça  n'est 
pas  non  plus  sans  peine  que  Roger  Allard  obtint 
de  faire  la  leçon  aux  hommes  en  or  de  la  Cote.  A 
V Intransigeant  je  fus  heureux,  en  1908,  de  succéder 
à  M.  Flament  ;  Apollinaire  m'y  remplaça  quand  je 
fondai  le  Courrier  des  Ateliers  de  Paris-Journal 
mais  fut  écrasé  sous  une  statuette  d'Archipenko. 

Pourtant  des  portes  s'ouvrent  chaque  jour. 
Francis  Carco  qui  célébra  Utrillo  et  Maurice  de 
Wlaminck  à  VHomme  Libre,  où  je  fis  admettre  des 
éloges  de  Cézanne  (Clemenceau  se  souvenait-il  de 
la  généreuse  rubrique  de  Gefïroy  à  la  Justice  ?) 
a  fondé  un  courrier  d'art  à  Oui.  Il  y  en  a  d'autres. 

—  239  — 


L  ART   VIVANT 

Mais  je  le  répète  :  on  n'est  jamais  certain  de  la 
victoire  et  nulle  part  ailleurs  je  ne  trouverais  les 
aises  qu'à  mon  indépendance  accorde  VEurope 
Nouvelle.  A  l'étroit  dans  ses  formes  actuelles,  le 
Matin  accueille,  en  1920,  de  libres  essais,  des 
enquêtes  comme  celle  à  l'occasion  du  quatrième 
Centenaire  de  Raphaël,  et  qui  fût  un  événement. 
A  Comœdia,  Jacques-Emile  Blanche  figure  un 
Socrate    en  habits  britanniques. 

La  peinture  de  Bissière  est  bien  celle  d'un  critique 
épris  des  peintres  qu'il  défend.  Peut-être  lorsqu'il 
se  souvient  de  Picasso  le  revoit-il  trop  à  travers 
l'interprétation  qu'il  en  a  donnée,  mais  c'est  encore 
d'un  art  justifiant  la  parole  de  Jacques  Rivière  *  : 
«  Les  peintres  ne  seront  plus  des  seuls  artistes  con- 
damnés à  demeurer  des  pauvres  d'esprit  ».  Et  ça 
n'est  pas  «  littéraire  »  au  sens  donné  à  ce  mot  par 
les  critiques  aussi  indignes  de  servir  les  belles- 
lettres  que  les  beaux-arts.  Deux  titres,  au  surplus, 
commandent  la  confiance  respectueuse  :  Recherclies. 

Tel  Jean  Royère,  apôtre  du  vers  libre  prati- 
quant l'alexandrin  mallarméen,  Roland  Chavenon 
avocat  illuminé  du  cubisme,  est  à  peine  Cézan- 
nien.  Belle  occasion  de  se  manifester  pour  le  per- 
sonnage cher  à  feu  de  Gourmont  :  Celui  qui  Ne 
Comprend  Pas. 

*  Nouvelle  Revue  Française,  1912. 
—  240  — 


VIE  NOUVELLE 


UNE  PIERRE  MANQUERA... 


Nulle  allégorie  n'est  utile  à  prolonger  dans  les 
esprits  l'horreur  de  la  mort  du  peintre.  Ou  bien 
alors  ce  sera  une  «  allégorie  réelle  »,  selon  Courbet  ; 
mais  la  dernière,  hélas  ! 

Voici  la  brosse  sur  quoi  les  doigts  n'ont  pu  se 
refermer,  les  tubes  enflés  d'une  couleur  moins  pré- 
cieuse si  elle  ne  valait  que  par  l'économie  de  l'ar- 
tiste ;  voici  la  palette  qui  déjà  se  désagrège,  la  lyre 
désaccordée  quand  l'âme  se  rend.  Les  études  éparses; 
le  feu  préparé  pour  le  modèle,  étouffé  dans  un  tour- 
billon épais,  désordonné  ;  des  pastels  tendres  qu'un 
talon  a  réduit  en  poudre.  Pêle-mêle  avec  la  monnaie 
du  dernier  billet,  —  le  dernier  souper,  —  un  carnet 
de  croquis  ;  une  carte  postale,  humble  cliché  d'un 
grand  exemple  du  passé. 

Incomparable  désastre  ! 

Il  faudrait  que,  d'un  seul  coup,  les  gouffres 
infinis  s'ouvrissent  pour  absorber  l'atelier  mort 
avec  l'artiste  foudroyé. 

Après  le  Maître,  tel  que  les  hommes  en  connurent 
peu,  notre  grand  Renoir,  voici  disparaître  le  Jeune 

—  241  —  i6 


1-  ART  YIVANT 


Homme  qu'on  eût  voulu  choisir  pour  champion 
de  la  plus  noble  manière  française  d'être  artiste  ; 
un  peintre  de  cette  génération  torturée  dans  la 
guerre  et  hors  la  guerre,  et  dès  avant  la  guerre  ; 
un  créateur  de  moins  de  quarante  ans,  assuré  du 
respect,  promis  à  la  gloire,  et  dont  la  présence 
suffisait  à  purifier  l'atmosphère  d'un  souffle  de 
sympathie. 

Nous  nous  désolons  d'avoir  perdu  notre  ami 
Pierre  Fajiconnet,  le  peintre  dont  les  envois  aux 
Indépendants  étaient  remarqués  depuis  quinze  ans  ; 
rinv«nrteur  des  masques  et  ^des  costumes  du  Dict 
des  Jeux  du  Monde,  le  peintre-poète  de  cet  Actéon 
et  de  plusieurs  autres  ballets  merveilleux  qu'il 
faudra  produire  au  jour.  Ce  ne  fut  pas  sous  la 
direction  de  Jacques  Copeau,  alors  en  Amérique, 
que  Pierre  Fauconnet  et  le  poète  Paul  Méral  firent 
représenter  le  Dict  sur  la  scène  du  Vieux-Colombier. 
Mais  Jacques  Copeau,  qui  ouvre  une  sorte  de  labo- 
ratoire de  recherches  scéniques,  eût  appelé  auprès 
de  lui  Fauconnet. 

L'art  de  ce  dessinateur  de  costumes,  de  ce  déco- 
rateur nourri  du  plus  pur  esprit  architectonique  et 
de  la  plus  haute  poésie  ;  ce  rénovateur  du  masque 
de  théâtre  qui  chérissait  l'antique  et  entendait 
fraternellement  l'intention  religieuse  des  imagiers 
africains  et  polynésiens  (mais  incapable  de  con- 
fondre  et   de   fondre,    comme   on   fait  au  Cirque 

—  242  — 


VIE    NOUVELLE 

Gémi^r)  surprit  autant  cfue  la  musique  de  Stra- 
vinsky,  celle  du  Sacre  du  Printemps  *. 

Pierre  Fauconnet  était  de  ceux  (dont  dix  poètes 
écartés  systématiquement  des  théâtres  parisiens) 
par  qui  le  théâtre  français  pouvait  êtr«  sauvé.  Sa 
disparition  est  grave.  Maxime  Dethomas  coliaboro 
intelligemment  à  des  ouvrages  qui  parfois  réclament 
moins  que  son  talent  ;  Dresa  n'est  que  supérieur  à 
M"^®  Rasimi,  couturière  effrontée  «t  Cora  Lapar- 
cerie  avec  Jacques  Richepin  et  Darzens,  premier 
éditeur  de  Rimbaud,  qui  fait  venir  à  grands  frais 
des  Russes,  nos  élèves  ingrats,  n'ont  eu  encore  que 
des  velléités  heureuses. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  Pierro  Fauconnet, 
admiré,  était  choyé  par  les  jeunes  princes  de  la 
nouvelle  musique  française  :  Poulenc,  Georges 
Auric,  Darius  Milhaud,  Honneger,  Roland  Manuel, 
etc.  M.  Jacques  Rouché  aussi  devait-il  pas  lui 
demander  un  ballet  ? 

Peintre  authentique,  compagnon  des  poètes  de 
tous  les  siècles,  sous  un  unique  climat,  Pierre  Fau- 
connet eût  restitué  de  la  noblesse  à  la  scène  fraa- 
çaise  par  un  ouvrage  majeur,  après  tant  de  pro- 
ductions mineures.  Il  n'eût  pas  seulement  appri- 
voisé les  snobs  en  leur  donnant  du  Max  Reinhardt 
ou  du  Stanislawsky  de  seconde  main,  quand  l'Alle- 

*  Je  veux  ici  dire  la  joie  divine  de  la  mrprise. 

—  243  — 


L  ART    VIVANT 

mand  et  le  Russe  sont  déjà  des  gens  habiles,  et 
rien  de  plus,  à  réduire  aux  proportions  de  la  Mode 
l'art  profond  de  nos  peintres  français  surgis  depuis 
l'impressionnisme. 

André  Derain,  Picasso  et  Henri-Matisse,  ont 
donné  hier  au  théâtre  des  instants  de  noble  éclat. 
Ils  ne  pensent  pas  «  théâtre  »  d'une  façon  continue 
—  et  leur  devoir  se  situe  ailleurs.  Ce  n'est  pas  d'eux 
que  le  Théâtre  peut  attendre  sa  renaissance,  sa 
réhabilitation.  Pierre  Fauconnet  s'était  tendrement 
tracé  un  plan  rigoureux. 

Il  eût  été  bien  au  delà  du  ballet  et  ne  se  fût  pas 
même  contenté  des  commodités  de  la  féerie  shakes- 
pearienne ;  c'est-à-dire  selon  Shakespeare  et  non 
pas  du  grand  Will  ;  donc,  «  à  la  manière  de...  ». 
Fauconnet  pouvait  soutenir  de  tous  ses  dons, 
virilement  tendres,  la  comédie  moderne.  J'ai 
souvent  imaginé  quel  spectacle  eût  constitué  la 
comédie  réaliste,  quelque  suite  à  7Voi5  Nouveaux 
Figurants  au  Théâtre  de  Nantes  de  notre  cher 
Max  Jacob,  plantée  et  habillée  par  Pierre  Fau- 
connet. 

Le  mort  gracieux  qui,  dans  la  vie,  promenait, 
nonchalant  et  passionné,  la  légèreté  d'une  ombre, 
était  riche  d'assez  de  présents  des  fées  pour  con- 
cevoir quelque  cycle  dont  il  eût  été  le  poète  et  le 
décorateur.  Wagner  souligna  de  son  texte  ses  har- 
monies.   Fauconnet    eût    illustré    de    poèmes    ses 

—  244  — 


VIE    NOUVELLE 

fresques  vivantes.   Auric  ou   Poullenc  eussent  été 
ses  décorateurs. 

L'âpre  effort,  la  rude  volonté  de  Copeau  justi- 
fiaient voici  peu  de  mois,  une  page  Un-ique  sur 
l'épaisse  maçonnerie,  nue  encore,  de  la  nouvelle 
scène  du  Vieux-Colombier.  Puisque  Pierre  Fau- 
connet  est  mort,  ne  manquera-t-il  pas  une  pierre  à 
ce  monument  de  la  volonté  moderne  ? 


—  245  — 


LE  NATURALISME  ORGANISÉ 


LE    NATURALISME    ORGANISÉ 


C'est  peut-être  parce  que  tout  à  l'encontre  de  la 
pseudo-critique  scientifique,  et  répudiant  aussi  la 
sentimentale,  j'aurai  procédé  égoïstement  que  ce 
livre  bénéficiera  d'un  peu  de  cet  ordre,  de  cette 
clarté  si  désirable  et  si  rare.  C'est  pour  l'apaisement 
de  ma  raison  que  je  me  suis  évertué  —  léger  de 
remords  si  j'en  oublie  plusieurs  dont  les  noms 
n'assaillent  plus  ma  mémoire  —  à  situer  aussi 
logiquement  qu'il  se  peut  les  artistes  vivants.  Mais 
c'est  à  peine  si  j'ai  établi  des  filiations,  tout  à  fait 
indifférent  à  ce  souci  actuel  qui  est  une  barbarie 
scolaire.  Ai-je  même  reconnu  des  précurseurs  ?  Il 
m'a  toujours  paru  plus  urgent  de  rechercher  ceux 
qui,  hier  comme  aujourd'hui,  mettent  au  jour  des 
œuvres  par  quoi  l'art  est  susceptible  de  se  conti- 
nuer. Ceux-là  sont  dans  la  tradition.  On  ne  se 
lie  pas  à  la  tradition  par  un  seul  côté.  Les  fleurs  de 
la  tradition  sont  identiques  à  ses  racines.  La  tra- 
dition ramène  à  la  vie  présente  ce  qui,  dans  le 
passé,  fut  vivant  et  elle  prépare  encore  la  vie  de 
l'avenir. 

—  249  — 


L  ART    VIVANT 

Sur  ce  plan  où  d'autres,  naguère,  campaient  leurs 
bonshommes  de  précurseurs,  j'ai  situé  aussi  des 
artistes  sans  héritiers  ingrats  ou  reconnaissants, 
mais  dont  la  production,  isolée,  nous  assurait  de 
la  lente  naissance  de  certains  sentiments.  Des 
artistes  de  second  ordre,  pas  même  exonérés  de  très 
évidents  ridicules,  vinrent  témoigner  parfois,  et 
longtemps  à  l'avance,  d'impatiences  qui  étaient  la 
promesse  des  plus  fécondes  patiences. 

Il  y  eut  pas  mal  de  ces  peintres  parmi  le  bloc 
des  Fauves  ;  plusieurs  ne  méritent  plus  qu'on  les 
nomme.  Ils  annonçaient,  en  bégayant,  un  désir 
d'œuvre.  Voici  que  se  réalisent,  sagement,  ces 
oeuvres  désirées  confusément,  à  peine  entr'aperçues 
par  ces  bégayants  annonciateurs.  Trop  faibles 
pour  doter  l'avenir,  leur  noblesse  est  faite  d'insa- 
tisfaction, du  mépris  de  l'indépendance  vite  repue 
inclinant  à  s'officialiser.  Je  répète  qu'ils  furent  le 
plus  nombreux  au  temps  que  peignait  encore  le 
Douanier  Henri  Rousseau,  retrouvant  candidement, 
sans  rien  inventer,  toute  la  tradition  (jusqu'à 
Giotto)  en  ses  profondeurs.  Eux,  plus  impétueux 
et  plus  faibles,  entr'apercevaient  au  delà,  mais 
déjà  assurés  contre  la  hongrerie  de  la  seule  rêverie. 

Ils  exposaient  leurs  ouvrages  titubants  pas  loin 
des  Fauves  encore  anarchistes  et  des  cubistes 
(d'alors)  un  peu  huguenots.  Ils  ne  savaient  rien  du 
secret   de   Matisse   ni   de  la   passion   constructive 

—  250  ~ 


LE    NATURALISME    ORGANISE 

d'André  Derain.  Ignorants  du  sens  absolu  de 
l'Economie,  lourds  comme  des  gens  de  labour  tour- 
nant avec  respect  autour  d'un  laboratoire  d'oii 
s'évadent  des  gaz  enivrants,  ces  inelassés  me  mirent 
en  tête  la  foi  en  l'œuvre  que  voici  déjà  gaillarde  ; 
ils  firent,  à  d'autres  sans  doute,  attendre  quelque 
chose  qui  fut  ce  que  je  me  suis  hasardé  à  définir 
—  eux  qui  n'organisaient  pas  —  le  «  naturalisme 
organisé.  » 

L'un  des  meilleurs,  des  plus  entiers,  fut  Chabaud 
qui  peint  toujours  et  peut  (la  reprise  de  perfection- 
nement n'est  pas  humiliante  et  est  de  vraie  tradition 
française)  bénéficier  des  travaux  d'artistes  plus 
jeunes,  qu'il  n'a  pas  préparé,  qu'il  n'a  pas  annoncé, 
mais  que  son  trouble  d'hier  nous  a,  malgré  tout, 
mis  en  posture  de  mieux  comprendre  dès  leur  venue 
parmi  nous. 

M.  Jacques-Emile  Blanche  va  s'effarer  de  ces 
détours  et  retours  de  pensée.  Au  moins  qu'il  con- 
vienne que  c'est,  précisément,  par  dessein  d'éviter 
ici  tout  effet  de  la  littérature. 

Par  sa  continuité  laborieuse  (au  sens  le  moins 
péjoratif),  l'œuvre  de  Chabaud,  en  ses  gages  d'hier 
et  d'aujourd'hui,  permet  qu'on  en  parle  au  pré- 
sent. 

Lorsqu'il  n'était  qu'un  amuseur,  certain  critique 
conservateur  de  nos  mœurs  sociales  chanta,  en 
vers  libres,  les  mille  usages  du  coaltar,  oubliant 

—  251  — 


L  ART    VIVANT 

qu'ils  étaient  mille  et  un  comme  les  nuits  de  la 
sultane. 

Le  coaltar  est  d'un  usage  courant  à  la  caserne. 

Cette  riche  matière  sombre  sert,  au  nom  d'une 
religion  primaire  de  l'hygiène,  à  l'ornement  des 
murs  intérieurs.  Sans  doute  Auguste  Chabaud, 
qui  nous  apprit  par  quelles  ruses,  inscrites  au  code 
secret  du  soldat,  il  dessinait  au  régiment  «  entre 
deux  eng...  »,  a  dû  découvrir  là  l'utilisation  du 
coaltar  dans  les  beaux-arts. 

Certains  de  ses  paysages  en  sont  écrasés.  Mais 
pourtant  l'art  de  Chabaud  est  des  plus  intéressants 
par  la  volonté  de  synthétisation  édificatrice 
qu'elle  exprime.  Tels  de  ses  personnages  rudimen- 
taires  réalisent  un  maximum  de  mouvement  qu'il 
faut  louer.  Des  ciels  plombés  dominent  durement 
tous  les  paysages,  villages  de  titans  rustiques. 
L'œuvre  de  Chabaud  n'a  rien  de  social,  au  sens 
politique  du  mot,  et  qui  eut  pu  être  tout  avitre  ; 
mais  elle  est  nourrie  des  violences,  des  entêtements, 
des  appétits,  de  la  faim,  de  l'espoir,  de  l'âpreté  et 
aussi  des  grossières,  des  énormes  allégresses  de  la 
plèbe  des  villes  et  des  campagnes.  Sans  y  songer, 
Chabaud  a  peint  de  grands  tableaux  symboliques. 

Dessinateur  brutal,  mais  sûr  de  soi,  coloriste 
irritant,  mais  savant  de  la  science  unique  des  soli- 
taires, Chabaud,  malgré  ses  défauts  roturiers,  vaut 
d'être  placé  parmi  les  créateurs  courageux  de  son 

—  252  — 


LE    NATURALISME    ORGANISE 

temps.  L'un  des  Fauves  les  moins  soucieux  d'être 
domptés.  Son  parti-pris  même  l'identifie  aujour- 
d'hui aux  sages.  Je  ne  crois  pas  qu'on  lui  ait  jamais 
rendu  justice.     ' 


EXIGENCES  PARTICULIERES  DE  LA  PEINTURE 

Marchand  répondait,  au  début  de  sa  carrière, 
c'est-à-dire  un  peu  avant  1908  *,  à  toutes  les  espé- 
rances des  pires  solliciteurs  littéraires. 

Réduisant  trop  le  rôle  du  peintre  à  la  tâche  du 
décorateur,  il  souriait  aux  anges,  comme  dit  le 
peuple,  c'est-à-dire  à  rien,  au  néant  puisqu'il  s'agit 
des  nouveaux-nés  qui  ne  voient  rien  et  n'imaginent 
pas.  Marchand  rêvait  consciencieusement  la  naï- 
veté. Ignorant  vraisemblablement  l'échec  hono- 
rable du  graveur  de  talent  que  fut,  dans  l'ère  sym- 
boliste, le  peintre  Emile  Bernard  devenu  si  lugu- 
brement «  museal  »,  comme  on  dit  chez  Meïer-Graef, 
Marchand  voulut  être  un  peintre  imagier  ;  il  fut 
de  ceux  qui,  sans  en  avoir  été  priés,  suivirent  Dufy 
avec  une  fidélité  si  incongrûment  têtue  qu'on  en 
vint  à  rendre  le  fier,  le  dédaigneux,  le  distant  Dufy 


*  L'année  du  plus  libre,  du  plus  éclatant,  du  plus  «  scan- 
daleux »  salon  de  l'Automne. 

—  253  — 


L  ART    VIVANT 

responsable  de  toutes  les  bondieuseries  démocra- 
tiques d'une  troupe  égarée  sur  la  route  d'Epinal 
par  une  conception  chansonnière  du  moyen-âge 
«  énorme  et  délicat  ». 

Toutefois,  certains  traits,  la  vérité  réservée  de 
son  coloris  prouvaient  assez  que  Marchand  péchait 
seulement  par  intention,  par  obéissance  à  des  sug- 
gestions étrangères  au  beau  métier  de  peindre  et 
dont  triompherait  son  tempérament. 

Encore  empêtré  dans  l'image,  il  parut  proposer 
à  la  dévotion  des  imagiers  «  naïfs  professionnels  » 
les  agréments  pervers  d'un  schisme,  quand  il  com- 
mençait, à  son  insu  même,  de  se  rendre  en  toute 
simplicité  naïf  enfin  et  de  la  meilleure  sorte,  à  la 
bonne  santé  picturale. 

La  naïveté  est  un  don.  Le  <ion  d'enfance  I  a  dit 
un  Belge. 

La  naïveté  aux  couleurs  médiévales  est  interdite 
à  i'homme  du  xx^  siècle  civilisé  par  la  mécanique, 
le  civisme  germano-l^tin  et  le  confort  anglo-saxon. 
Il  y  a  faiblesse  coupable  pour  l'homme  cultivé  à 
mimer  l'innocent  tendant  sa  sébille,  sous  un  porche 
roman,  comme  s'il  quêtait  dans  sa  boîte  crânienne. 
Les  personnages  de  Marchand  furent,  d'abord,  de 
très  artistes  «  carabonhommes  ». 

Marchand  —  démentant  à  ses  heures  de  vraie 
foi  naïve  sa  naïveté  Littéraire  et  de  commande  — 
s'inquiéta  d'une  neuve  expression  du  mouvement. 

—  254  — 


LE    NATURALISME    ORGANISE 

Les  principes  de  déformation  admis  en  son  cei*cle 
limité  lui  parurent  insuffisants.  Il  imagina  la 
multiplication  des  personnages.  Il  était  sauvé, 
cessant  d'être  obsédé  par  Georgin  et  ceux  des 
Danses  macabres,  n'ayant  plus  que  des  soucis  de 
peintre. 

Je  voudrais  qu'on  fit  place  en  ce  Musée  des 
Jeunesses,  dont  j'ai  soutenu  l'utilité  scolaire,  à  la 
première  réalisation  de  Marchand  dans  cet  ordre 
de  choses,  enfin,  au-dessus  de  l'idée  brève.  C'est 
Labours  :  quatre  personnages  peinent  sur  une 
unique  charrue.  Ces  quatre  personnages  sont  un 
seul  laboureur  en  mouvement.  La  charrue  est  une. 
Elle  n'a  pas  encore  obéi  à  l'efîort  individuel  que 
traduit  une  figuration  collective. 

Il  y  a  bien  de  la  candeur  et  bien  de  la  présomp- 
tion dans  un  tel  essai.  Qu'on  en  considère  cependant 
la  noblesse,  la  v^^tu  toute  plastique  et,  surtout, 
qu'on  se  souvienne  qu'il  précède  la  révélation 
parmi  nous  du  dynamisme  futuriste,  bien  plus 
puéril  et  tout  de  suite  gâté  par  l'emphase  et  des 
vulgarités  ténorines. 

La  recherche  cinématographique  de  Marchand 
fut  séduisante  ;  elle  ne  comportait  rien  d'absurde 
en  soi  ;  elle  suffisait  à  distinguer  le  peintre  malgré 
la  grossièreté  de  réalisation.  Elle  le  rendait  à  toute 
humanité.  Marchand  commençait  d'apercevoir  son 
vrai  destin  de  bon  réaliste  seulement  dédaigneux 

—  255  — 


L  ART   VIVANT 


du  langage  trop  direct  que  le  faux  éclat  de  l'impres- 
sionnisme fit  à  ce  point  indigent. 


On  s'est  accoutumé  à  placer,  sur  la  cimaise  des 
Salons,  Marchand  et  Lhote  dans  un  voisinage 
presque  immédiat.  Ce  ne  fut  pas  sans  respect  d'une 
logique  qui,  désormais,  commanderait  d'éloigner 
de  plus  en  plus  ces  deux  artistes. 

Voici  leur  point  initial  de  rencontre.  André 
Lhote  le  précise  qui  possède  amoureusement  son 
imagerie  lorsqu'il  dit  :  «  L'imagerie  soutient  avec 
la  peinture  des  rapports  étroits.  Cette  alliance 
satisfait  *  au  besoin  urgent  de  recouvrer  un  certain 
style  vraiment  français,  en  prenant  les  éléments  du 
tableau  dans  la  réalité  quotidienne  **.  » 

•  Cest  ici  qu'il  faut  montrer  les  graveurs  de  Vues 
d'Optique  copiant  Claude  Lorrain  et  Georgin,  et 
d'autres,  s'inspirant  de  David  Gros,  Vernet,  etc., 
et  les  interprètes  populaires  du  Poussin  qui  par  la 
couleur  et  la  systématisation  du  modèle,  «  renou- 

*  C'est  en  1909  que  Lhote  s'exprimait  ainsi. 

**  M'étant  soigneusement  tenu  éloigné  du  moindre  pédan- 
lismc,  je  voudrais  qu'on  entendit  bien,  sans  plus  de  mots, 
mon  vrai  dessein  à  retrouver  aux  dernières  pages  de  cet 
ouvrage,  que  j'espère  intelligible  à  cause  d'un  souci  d'ordre, 
l'expression  de  volontés,  individuelles  ou  collectives,  carac- 
térisées au  début  de  mon  livre. 

—  256  — 


LE    NATURALISME    ORGANISE 

velés  des  peintres  primitifs  »,  me  disait  Lhote, 
annoncent  toute  la  peinture  moderne,  de  Matisse 
aux  cubistes. 

Mais  Marchand  méconnaissait  en  esprit  «  les 
exigences  particulières  de  la  peinture  »  quand  déjà 
sa  main  obéissait  à  la  seule  loi,  le  libérant  de  sa 
fausse  rêverie  d'innocence,  le  rapprochant  des  jeunes 
directeurs  qu'il  faut  nommer  encore,  de  Raoul 
Dufy  à  Othon  Friesz. 

Marchand  travailla  opiniâtrement  ;  la  gravure 
sur  bois  dont  il  apprit  en  honnête  artisan  les 
finesses  lui  fut  un  utile  exutoire.  Sa  peinture  établie 
sur  un  plan  réaliste  fut  ordonnée,  composée,  grâce 
à  de  belles  cadences  évoquant  à  la  fois  la  complainte 
de  folk-lore  et  le  chœur  orchestré.  Son  premier 
tableau  complet  réalisant  son  intention  seconde, 
les  Lavandières,  quatre  figures  en  harmonie  avec 
un  paysage  choisi,  vaut  par  la  plénitude,  un  peu 
lente,  des  rapports  de  ligne  et  de  volume.  A  cette 
sobriété  correspond  l'économie  des  couleurs.  Ces 
couleurs  sont  fortes,  hautes,  choisies  pour  un 
emploi  qui  exige  la  conquête  de  la  profondeur,  par 
où  Marchand  évite  le  piège  du  décoratif. 

La  dernière  œuvre  qu'il  a  présentée  au  public,  les 
Femmes  à  la  Fontaine,  nous  montre  l'artiste  aug- 
mentant la  valeur  des  éléments  requis  par  l'élar- 
gissement du  thème  simplifié. 

Marchand  se  satisfait  par  l'épreuve.  Il  ne  nous 

—  257  —  17 


L  ART    VIVANT 

contente  point  par  la  surprise.  L'invention,  qu'il 
ne  redoutait  pas  à  ses  débuts,  le  placerait  au-dessus 
de  la  perfection  sommaire  vers  laquelle  il  s'applique. 
C'est  d'elle  qu'il  a  besoin  pour  obéir  a  la  conscience 
qu'il  eut  de  l'insuffisance  du  fauvisme,  au  temps 
que  le  Douanier  *  retrouvant  la  Tradition  (et 
inventant  merveilleusement)  éclairait  des  feux  de 
sa  pureté  la  i'érité  corrompue  par  les  gens  de  l'Ins- 
titut et  la  inanité  révérée  par  les  anarchistes  de 
1895-1900.  Ces  anarchistes  si  près  de  confesser, 
aujouid'hui,  leur  dépit,  leur  indignation  surbour- 
geoise à  voir  s'ouvrir  le  règne  des  démolisseurs- 
constructeurs,  des  classiques  à  la  Proudhon,  dévoués 
à  une  «  création  de  l'ordre  »,  dont  André  Derain, 
régulateur,  eut,  le  premier,  le  sentiment  éprouvé. 

*  Cézanne  entretint  l'ambition  raisonnable  d'exposer 
au  «  Salon  de  Bouguereau  ».  Henri  Rousseau  n'avait  aucune 
curiosité  contemporaine.  Des  Indépendants  de  l'année,  il  ne 
connaissait  bien  que  sa  toile.  Mais  il  visitait  régulièrement 
ce  Louvre,  où  se  disciplinait  ce  don  de  création  qui  lui  faisait 
envelopper  de  colombes  planant  le  portrait  de  sa  femme 
morte,  en  montgolfière.  Mais  Rousseau  ne  manqua  pas  un 
seul  salon  des  Artistes  Français.  Il  y  goûtait  Singulièrethent 
la  patience  de  Courtois,  et  la  révérait  justemetit  si,  ce  faisant, 
l'innocent  croyait  honorer  la  conscience.  S'il  n'y  avait, 
comme  la  raison  le  voudrait,  rien  que  deux  salons,  les  Artistes 
Français  et  les  Indépendants,  on  se  comprendrait  mieux. 
Des  indépendants  siégeraient  vite  au  conseil  des  Artistes 
français.  D'honnêtes  anciens  transporteraient,  par  exemple, 
aux  Indépendants  leurs  ouvrages  situés  entre  l'œuvre  de 
Stevens  et  celui  de  Maximilien  Luce. 

—  258  — 


LE    NATURALISME    ORGANISE 


LA  PASSION  REINE  ET  SERVANTE  DE  LA  RAISON 


L'épreuve  permanente  fait  à  Kisling  un  destin 
magnifique.  La  passion  entretient  sa  lucidité  ; 
artiste  en  possession  de  se  'renouveler  jusqu'au 
terme  de  l'œuvre  par  la  profondeur  du  regard 
accordé  à  l'univers  qu'il  s'est  choisi. 

Si  l'on  en  est  venu,  au  début  de  ce  siècle,  chez 
les  plus  audacieux  investigateurs,  à  nier  le  génie 
dans  sa  conception  constante,  c'est  par  une  hono- 
rable répugnance  à  rien  révérer  du  hasard.  Il  faut 
cependant,  à  l'origine  des  talents,  reconnaître  cette 
petite  part  du  hasard,  tout  de  même  définitive, 
qui  veut  qu'on  soit  peintre  ou  qu'on  ne  le  soit  pas. 
La  providence  épargna  à  Kisling  d'être  un  enfant 
prodige. 

Rimbaud  lui-même,  châtié  par  celles  qui  illu- 
minèrent son  berceau,  se  tait  à  dix-huit  ans.  A 
dix-huit  ans,  Picasso,  prodige  de  Barcelone,  l'est 
de  si  bonne  façon  qu'il  décide  de  venir  «  faire  à 
Paris  ses  études  ».  Ce  cas  pourtant  demeure  excep- 
tionnel. 

Kisling  s'était  soumis  aux  lois  anciennes  des 
maîtres  dans  la  tiédeur  de  la  plus  provinciale  des 

—  259  — 


L  ART   VIVANT 


académies.  Les  révolutionnaires  contemporains 
n'agissaient  que  médiocrement  sur  son  fort  tem- 
pérament. Trop  jeune  pour  être,  si  tôt,  riche  de 
trop  d'esprit  critique  (qui  peut  stériliser  les  plus 
fraîches  consciences),  j'imagine  qu'il  ne  méprisait 
ni  les  Artistes  français,  ni  leurs  «  associés  étrangers  ». 
Les  académiques  accumulent  des  caricatures  de  la 
tradition,  mais  ils  ont  souvent  la  patience,  l'illusion 
de  composer  et  le  respect  (encore  que  dévoyé)  de 
la  grande  composition  ;  incapables  de  i^oir  par 
thèmes,  ont-ils  au  moins  (encore  que  corrompu) 
le  souci  du  thème.  Si  tous  leurs  exemples  qu'ils 
proposent  sont  propres  à  pervertir  la  main  et  les 
yeux,  tout  n'est  pas  méprisable  de  leur  enseigne- 
ment oral.  Lorsqu'il  est  voué  à  les  fuir  assez  tôt, 
un  adolescent  peut  ne  pas  se  corrompre  parmi 
eux,  et  même  tirer  bénéfice  de  leurs  velléités.  Le 
respect  qu'il  eut  de  leurs  intentions  est  honorable. 

Je  ne  sais  pas  trop  si,  des  deux,  le  plus  rapin  n'est 
pas  l'élève  de  Matisse  ou  le  cubiste  de  dix-sept  ans 
devant  l'élève  de  Cormon  ou  de  Luc-Olivier  Merson. 

Et  nous  vîmes  Kisling  à  une  heure  redoutable. 
Et  il  eut  ce  fier  et  élégant  courage  de  ne  dire  ni 
«  Qui  suivre  ?  »  ni  «  Tout  est  fait  I  »  quand,  en  effet, 
rien  ne  semblait,  à  plusieurs,  qu'esquissé  ;  quand 
tout  se  proposait  comme  à  parachever  selon  l'ordre 
français  de  civilisation  prudente  ;  état  qui  ouvrait 
d'assez  belles  carrières  encore  aux  paresseux  et  à 

—  260  — 


LE    NATURALISME    ORGANISE 

ces  laborieux  pires.  Et  Kisling  affirma  :  «  Tout  est 
à  refaire  ». 

C'est  à  l'occasion  de  ses  envois  aux  Indépendants, 
les  premiers  résumant  cette  reprise  de  soi,  et  de  la 
vie  et  des  œuvres,  que  fut  reconnue  la  réalité  propre 
de  ce  naturalisme  organisé.  Bien  qu'on  ait  galvaudé 
l'expression,  «  voilà  qui  marque  une  date  ».  Il  ne 
l'a  pas  suivi,  lui  qui  n'a  suivi  personne,  mais  on 
ne  s'étonne  pas  que,  sachant  ce  que  doit  la  jeunesse 
à  Picasso,  de  tous  ses  aînés  ce  soit  André  Derain 
qu'il  ait  élu  pour  ami. 

Le  hasard,  par  d'autres  nié  absolument,  n'inter- 
vient pas  quand  nous  voyons  l'atelier  de  Kisling 
s'emplir  de  poètes,  d'écrivains,  de  musiciens,  de 
peiatres  qui  ne  sont  pas  ses  disciples  et  pourraient 
être  ses  rivaux.  Cet  atelier  est  le  centre  d'attraction 
que  connaît  chaque  époque  artistique.  C'est  un 
centre  de  vie. 

Si  de  grands  exemples  n'invitaient  Kisling  à 
l'humilité  mondaine,  il  lui  faudrait  peindre  sans 
délai  V Atelier  de  V Artiste  dont  il  ne  pourra  toujours 
différer  la  promesse  qu'on  exige.  Ce  jeune  homme, 
dont  l'œuvre  commence,  et  que  je  crois  me  souvenir 
d'avoir  entendu  confesser  sa  terreur  des  réussites 
trop  promptes,  est  singulièrement  représentatif,  de 
tout  ce  qui  est  authentiquement  la  vie,  non  seule- 
ment au  regard  de  ceux  de  son  âge,  mais  aussi  à 
celui   des   aînés   de  la   génération  immédiatement 

—  261  — 


L  ART    VIVANT 

précédente  et  dont  plusieurs  ont,  dans  les  ténèbres, 
ouvert  les  voies  dans  le  sens  de  l'orient. 

Ayant  encore  à  tirer  de  soi  la  vraie  richesse,  ce 
peintre  qui  ne  participa  point  aux  grandes  luttes 
du  début  de  ce  siècle,  nous  convainot  mieux  qu'un 
autre  qu'une  époque  de  réalisation  commence. 

Avec  les  grands  audacieux  qui  la  dominent  et 
qui,  dans  la  révolte,  appelèrent  la  sagesse,  je  veux 
que  ce  soit  celle  de  la  passion  reine  et  servante  de 
la  raison. 


En  possession  de  dons  immédiats  et  éclatants  . 
dont  l'illusion  du  peintre  (impétueuse  et  un  peu 
lâche)  et  du  public  se  peut  contenter  le  plus  aisé- 
ment, Kisling  ne  triche  pas. 

Ayant  avoué,  avec  les  peintres  braves,  la  néces- 
sité de  construire  aux  lumières  de  la  raison,  sa 
passion  lui  enseigna  de  reconnaître  les  pédants 
d'entre  ces  audacieux,  et  sa  passion  encore  lui 
défendit  de  rien  sacrifier  de  ce  qui  le  personnalisait 
avant  toute  réalisation  définitive.  Kisling,  de  l'aveu 
même  de  ceux  qui  le  suivent  avec  le  moins  d'incli- 
nation naturelle,  sera  reconnu  pour  celui  qui,  venu 
après  les  restaurateurs  du  volume,  s'aperçut  de 
l'indigence  à  quoi  se  trouvait  réduite  la  couleur, 
par  la  faute  initiale  de  ceux  qui,  sacrifiant  le  volume 
à  la  ligne,  ruinèrent  la  couleur  en  la  confondant 

—  262  — 


LE    NATURALISME    ORGANISB 

avec  la  ligne,  alors  qu'ils  se  croyaient  le  plus  colo- 
ristes. 

L'explication  paraîtra  laborieuse  ;  d'autres  la 
fixeront  par  les  discussions  provoquées. 

Assoupli  d'abord  par  l'étude  du  paysage  français 
qui  lui  livra  les  ressources  de  la  plus  fine  dialectique 
et  conditionna  sa  fougue  sans  anémier  son  terapé- 
rament,  peintre  de  natures-mortes  fortes  et  tem- 
pérées comme  une  aube  d'automne,  peintre  de 
nus  sensuels  bien  que  réduits  aux  éléments  non 
pas  les  plus  simples  mais  les  plus  profonds,  por- 
traitiste, appliqué  sans  les  joies  du  triomphe  per- 
manent et  trivial,  sans  austérité  suicide,  à  définir 
le  mouvement  par  l'équilibre  naturel  des  volumes 
colorés,  Kisling  retarde^  par  gourmandise  raffinée 
mieux  que  par  extrême  prudence,  l'instant  qu'il 
va,  sans  craindre,  se  livrer,  peu  à  peu,  au  don  le 
plus  rare  et  dont  il  nous  a  livré  plus  d'un  signe  : 
l'invention. 


Une   illustration.    Une   illumination. 

Kisling  peignait  des  oranges  dans  un  panier.  Il 
n'en  pouvait  représenter  que  les  dix  fruits  appa- 
raissant à  la  surface. 

—  Et  tu  as  acheté  un  panier  plein  ?  lui  demanda, 
choqué  un  peu,   certain  confrère  bon  ménager. 

Le  panier  était  plein.  Un  habile  calfeutrage  de 

—  263  — 


L  ART    VIVANT 

vieux  journaux  ne  soutenait  pas  les  dix  oranges. 
Kisling  ne  triche  pas  plus  avec  la  vie  qu'avec 
l'art. 

La  séance  achevée,  Kisling  vide  le  panier, 
offrant  à  ses  amis  les  fruits  d'or  sphériques  pareils 
à  des  mondes,  avec  leurs  vallées  et  leurs  cratères, 
gonflés  d'un  suc  amer  comme  les  larmes  et  chaud 
comme  le  plaisir. 


L'art  de  Kisling  veut  être  le  plus  neuf  et  le  plus 
digne  de  rejoindre  les  grandes  époques.  Instruit 
du  haut  exemple  des  peintres  de  ces  âges,  et  pas- 
sionné pour  la  vie  qu'il  mène  en  son  temps,  Kisling 
aspire  au  luxe,  à  la  richesse  et  à  la  force  aussi  que 
conditionne  la  raison.  Les  vrais  artistes  savent  que 
la  fantaisie  même  doit  être  une  fleur  de  logique. 

Ainsi  de  la  nature  où  tout  est  concerté.  —  Ne  rien 
mépriser  et  nêtre  jamais  dupe. 

Tout  aimer  et  réserver  sa  soumission.  Pour  s'être 
si  bien  animé  et  gardé,  Kisling  éveillé  à  la  voix 
des  maîtres  à  la  fois  les  plus  sombres  et  les  plus 
éclatants  sût  nourrir  de  fortes  réalités  son  intelli- 
gence ;  pour  n'être  pas  dévasté  par  le  nombre,  il 
découvrit  à  son  tour  et  à  son  usage  la  forme  dans 
l'espace. 

—  2C4  — 


LE    NATURALISME    ORGANISE 

Parce  qu'encore  le  nombre  éclairait  son  univers 
et  qu'il  avait  su,  à  la  faveur  de  ce  feu  défini  mais 
infini,  situer  la  forme  dans  une  harmonieuse  dépen- 
dance, la  matière  ne  put  vaincre  sa  jeune  et  prompte 
intelligence. 

S' épargnant  la  fin  misérable  de  plusieurs  réa- 
listes, Kisling,  dès  ses  débuts,  assigne  à  la  matière 
un  rôle  nouveau  ;  il  la  soumet  en  renouvelant  le 
vieux  mythe  poétique.  Alors  on  peut  commencer 
d'essayer  une  formule  à  sa  taille,  et  c'est  :  ce  natu- 
ralisme organisé  que  j'ai  dit. 

Pour  appartenir  à  la  grande  famille  occidentale, 
il  ne  suffit  pas  de  rompre  avec  aucune  discipline 
étrangère  et  d'accepter  les  vérités  qui,  en  un  certain 
temps,  sont  ici  les  mieux  reçues.  Il  faut  attendre 
des  heureuses  vertus  de  ce  climat,  en  y  aidant 
opiniâtrement,  non  pas  une  métamorphose,  mais 
une  évidente  reconnaissance  de  soi. 

C'est  à  ce  prix  seul  qu'on  peut,  comme  Kisling, 
espérer  d'alimenter  enfin  le  fonds  auquel  on  a 
puisé. 

Kisling  est  ainsi  des  nôtres. 

Il  est  remarquable  que  la  jeunesse  de  Kisling 
ait  été  peu  sensible  aux  exemples  trop  immédiats. 
Et  il  y  a  une  rare  élégance  dans  ce  refus,  hors  du 
dédain,  d'accepter  les  «  certitudes  »  que  se  parta- 
geaient les  dignitaires,  compagnons  et  apprentis 
de  la  dernière  Ecole  dont  on  reconnut  l'autorité. 

—  265  — 


L  ART    VIVANT 

Kisling  n'a  pas  leurs  façons  de  «  méditer  sur  la 
géométrie  ». 

L'œil  de  ce  peintre  est  un  miroir  noir  où  rien  ne 
se   déforme  arbitrairement. 

Fille  nue  ou  cité  millénaire,  le  jardin  ou  la  cor- 
beille de  fruits,  l'œil  surprend  en  réaliste  tous  les 
rapports,  toute  la  vérité  plastique  du  modèle  pour 
que,  du  foyer  concentrant  ces  rapports,  s'élève  en 
son  unité  l'harmonie  de  la  forme. 

Comment  mieux  justifier,  quand  on  leur  donne 
leur  prix,  la  variété  des  travaux  de  Kisling  et  leur 
riche  continuité  ? 

Courbet  eut  bien  aimé,  je  crois,  ce  jeune  peintre 
dont  l'audace  raisonnable  le  dément  çà  et  là. 


Précisément  parce  que  je  crois  en  leur  avenir, 
je  me  résigne  mieux  à  différer,  pour  laisser  à  «e 
livre  le  plus  de  légèreté  anti-encyclopédique,  le 
plaisir  d'étudier  plusieurs  autres  peintres  dignes 
de  figurer  au  titre  de  l'Art  vivant.  André  Uter, 
troublé  en  sa  prime  jeunesse,  par  les  plus  aventu- 
reuses spéculations,  possédé  d'une  passion  toute 
cérébrale  et  qui,  dévot  sensible  des  personnes  bien 
nées,  s'interdit  de  tousser  et  de  cracher  comme 
elle,  se  mettant  à  l'école  la  plus  naturelle  et  déjà 
en  posture  de  survivre  à  la  fièvre  première.  Mains- 

—  266  -- 


LE    NATURALISME    ORGANISE 

sieux,  qui  fera  figure  de  personnage  singulier, 
nourri  de  bonnes  lettres  autant  que  de  grands 
exemples  plastiques,  retardé  dans  son  accomplis- 
sement par  le  respect,  peut-être  mal  situé,  de  l'œuvre 
grande  qu'il  aperçoit.  Peintres  ou  poètes,  d'autres 
en  vinrent  à  se  taire.  Mainssieux  a  réuni  quelques 
pures  fleurs  d'ambitieuse  logique  ;  j'en  nommai 
d'autres,  naguère,  séduisants  de  jeunesse,  et  qu'on 
retrouve  déjà  diminués.  On  en  aperçoit  d'autres 
avec  des  promesses  nouvelles  :  Heuzé,  Gromaire, 
Bischoff,  paysagiste  docile  au  juste  esprit  d'ordon- 
nance rigoureuse  et  qui  a,  dès  ses  premières  mani- 
festations, traduit  un  peu  plus  que  le  regret  des 
couleurs  claires  de  l'abandon  impressionniste  ; 
Thiesson,  l'auteur  du  beau  portrait  de  Romain 
Rolland,  soutenu  par  l'intelligence  délicate  de  son 
art,  critique  verbal,  et  furtif,  et  dont  on  serait 
surpris  de  connaître  l'influence  confidentielle  sur 
certains. 

Depuis  qu'il  réalisa  cette  œuvre  de  sympathie, 
solide  par  la  fermeté  du  sentiment,  un  de  ces  l'ares 
ouvrages  par  quoi  l'émotion,  la  sensibilité  s'égalent 
à  la  raison  constructive,  Portrait  de  Romain  Rol- 
land, Thiesson  a  grandi  dans  sa  retraite.  Des  per- 
sonnages participant  à  l'équilibre  des  paysages, 
des  portraits  de  petit  format  donnent  à  penser 
qu'il  mariera  la  volonté  de  Cézanne  à  la  grâce  du 
Corot  des  figures,   en  accentuant  sa  personnalité. 

—  267  — 


L  ART    VIVANT 


Ces  reprises  qui  garantissent  la  perfection  ne  sont 
peut-être  permises  que  par  l'art  français  ;  c'est  à 
proprement  dire  :  l'Intelligence  française  de  l'Art.  * 

André  Favory,  né  fortement  peintre,  intelligent, 
créateur,  confronta  sa  jeune  méditation  à  celle  de 
son  aîné  André  Lhote  ;  il  fut  cubiste  dans  le  même 
temps  qu'Ortiz  de  Zarate  et  s'esquiva  de  l'ancienne 
«  impasse  »  à  la  suite  du  mexicain  Rivera.  Portrai- 
tiste appliqué,  s'est-il  sans  espoir  livré  à  l'ennemie, 
la  femme  du  monde  au  jour  choisi  par  le  quadra- 
génaire Camoin  ? 

Camoin  demeure,  même  s'il  succombe  aux  ten- 
tations mondaines,  l'artiste  qu'il  fut  toujours, 
employant  sa  gravité  naturelle  à  l'épanouissement 
de  thèmes  assez  minces.  Libertinage  de  musée. 
Une  ou  deux  fois,  il  approche  du  chemin  des  som- 
mets. On  le  retrouve  dans  la  vallée,  en  possession 
pourtant  de  beaux  moyens  de  conquête.  Charles 
Guérln  l'emporte  sur  lui  par  une  faconde  littéraire, 
naturiste  ;  Camoin,  incertain  de  ses  lins,  lui  est 
supérieur  par  son  respect  passionné  de  la  matière. 
C'est  peut-être  un  peintre  du  premier  ordre  qui 
n'a  pas  su  clairement  discerner  l'emploi  de  ses 
dons,  même  ceux  acquis  par  la  méditation.  Je  ne 
pense  pas  que  l'avenir  oublie  Camoin. 


*    Thicrson,     quand    je     revois    ces    lignes,     vient,     de 
s'clcindrc,  épuisé. 


—  268  — 


LE    NATURALISME    ORGANISE 

L'Italien  Georges  de  Chirico,  créateur,  inventeur 
au  moins,  qui  n'est  plus  parmi  nous.  Survage  qui 
lie  en  quelque  sorte  l'art  du  Russe  Chagal  au  cu- 
bisme français.  Simon  Levy,  ambitieux  de  jeter 
un. pont  du  Rhône  au  Rhin,  et  dont  la  sensible 
énergie  peut  favoriser  une  jeune  Ecole  de  Stras- 
bourg ;  Gimmi,  près  de  La  Fresnaye  et  de  Derain. 

D'autres  encore. 


Hélas  !  quelles  étaient  vos  pensées,  Charles 
Vildrac,  cher  poète,  quand,  à  la  veille  du  vernissage 
du  Salon  d'Automne  de  1919,  le  premier  «  d'après- 
guerre  »,  je  vous  surpris,  triste  et  seul,  rendant 
l'hommage  de  votre  attention  fraternelle  aux 
œuvres  de  cet  artiste  de  trente  ans  à  peine,  qui 
brillerait  aujourd'hui  parmi  les  meilleurs,  Henri 
Doucet,  tué  d'une  balle  au  front,  étant  soldat  de 
deuxième   classe  ? 


—  269  — 


DEPUIS  RENOIR 

APRÈS  BERTHE  MORISOT 


DEPUIS    RENOIR    APRÈS    BERTHE    MORISOT 

Le  peintre  Albert  André  qui,  par  un  effort 
naturel,  spontané,  réfléchi  aussi,  sut  ajouter  viri- 
lement à  la  tradition  française  de  la  grâce,  ou, 
pour  être  net  :  à  la  tradition  de  la  grâce  française, 
a  enrichi  notre  littérature  critique  d'une  étude 
excellente,  filiale,  lucide,  sur  le  grand  Renoir. 
Rien  qu'une  traduction  de  l'allemand  de  Meïer- 
Graef,  c'était  vraiment  trop  peu  pour  la  France. 

Dans  son  livre,  Albert  André  a  recueilli,  avec 
scrupule,  les  plus  caractéristiques  propos  de  Renoir 
touchant  l'Art,  et  son  art. 

Donc,  le  grand  Renoir  disait  : 

«  Lorsqu'on  regarde  les  œuvres  des  anciens,  on 
n'a  vraiment  pas  à  faire  les  malins.  Quels  ouvriers 
admirables  avant  tout  étaient  ces  gens-là.  Ils 
savaient  leur  métier  1  Tout  est  là.  La  peinture  n'est 
pas  de  la  rêvasserie.  C'est  d'abord  un  métier  manuel 
et  il  faut  le  faire  en  bon  ouvrier.  Mais  on  a  tout 
chambardé.  Les  peintres  se  croient  vraiment  des 
êtres  extraordinaires,  ils  s'imaginent  qu'en  mettant 
du  bleu  à  la  place  du  noir  ils  vont  changer  la  face 
du  monde.  » 

J'ai  cité  Oscar  Wilde  reconnaissant  la  perfection 

-  273  -  ,8 


L  ART    VIVANT 

de  l'Art  à  cet  instant  qu'il  rejoint  la  noblesse  du 
travail  manuel. 

Aujourd'hui,  champion  selon  le  cœur  du  grand 
Renoir,  de  la  «  tradition  ouvrière  *  »,  Maurice  de 
Wlaminck  confie  à  un  alerte  meneur  d'enquête  : 

«  La  science  me  fait  mal  aux  dents.  J'ignore 
les  maithématiques,  la  quatrième  dimension,  la 
section  d'or.  L'uniforme  cubiste  est  pour  moi  très 
militariste  et  vous  savez  combien  je  suis  peu 
«  genre  soldat  ».  La  caserne  me  rend  neurasthénique 
et  la  discipline  cubiste  me  rappelle  ces  paroles  de 
mqn  père  :  —  Le  régiment  te  fera  du  bien  !  Ça  te 
donnera  du  caractère  1  » 

«  Je  déteste  le  mot  «  classique  »  dans  le  sens  où 
le  public  l'emploie.  Les  fous  me  font  peur.  La  folie 
raisonnée,  mathématique  et  scientifique  de  1914 
nous  a  cruellement  démontré  la  fausseté  du  résul- 
tat. » 

Autre  argument  de  cet  «  enfant  de  la  nature  » 
qui,  on  le  voit,  ne  répugne  cependant  pas  au  rai- 
sonnement et  qui,  au  fond,  nous  paraît  appliqué 
dialecticien,  tout  comme  un  autre  : 


*  De  combien  de  traditions  adverses,  ennemies  (il  y  a 
même  en  cette  France,  royaume  de  la  clarté,  une  tradition 
d'obscurité  :  poésie  populaire  et  jusqu'au  boniment  du  char- 
latan, à  l'éloquence  conventionnelle  du  commis- voyageur), 
de  combien  de  traditions  est  donc  faite  cette  Tradition 
parfois  si  imprudemment  évoquée  ? 

—  274  — 


DEPUIS    RENOIR    APRES    BERTHE    MORISOT 

«  Plus  que  jamais  je  m'efforce  de  peindre  avec 
mon  cœur  et  mes  reins,  en  ne*me  préoccupant  pas 
du  style.  » 

Autres   aphorismes  vlaminciens   : 

«  J'aime  comme  un  homme  et  non  comme  un 
collégien  ou  un  professeur. 

«  Je  n'ai  à  faire  plaisir  à  personne  qu'à  moi- 
même. 

«  Je  ne  vais  jamais  au  musée.  J'en  fuis  l'odeur, 
la  monotonie  et  la  sévérité.  J'y  retrouve  les  colères 
de  mon  grand-père  quand  je  faisais  l'école  buis- 
sonnière.   » 

Vlaminck,  poète  encore  ainsi  que  j'ai  dit,  grif- 
fonnait cela,  les  yeux  embués  de  larmes  de  joie, 
dans  le  même  temps  qu'il  composait  et  récitait  à 
ses  amis  : 

Les  pois  de  consente  sont  fades 

La  boîte  de  conserve  est  américaine 

Le  corset  sans  i^entre  est  finançais 

Il  y  avait  des  poules  dans  le  vieux  poulailler 

Les  couveuses  artificielles  sont  aphones 

Elles  n  appellent  pas  les  poussins 

Peut-on  remplacer  la  douce  chaleur  du  ventre  de  sa  mère 

Et  les  seins 

Que  j^appelle  nichons  aujourd'hui 

Que  faime  *. 

*  Ce  petit  poème  fut  recueilli  dans  le  fascicule  d'une  revue 
qui,  rapprochement  intéressant,  contenait  encore  ces  vers 
de  Guy-Charles  Cros,  fils  de  l'auteur  du  Coffret  de  Santal 

—  275  — 


L  AHT    VIVANT 


Sans  doute,  Vlaminck  ne  va  jamais  au  musée 
et,  s'il  quitte  sa  vallée  de  l'Oise,  c'est  plus  volon- 
tiers pour  une  soirée  à  l'Olympia.  Mais  à  vingt  ans, 
quand  sa  main  tremblait  encore  assez,  au  vent  qui 
souffle  sur  le  pont  de  Chatou,  pour  n'être  pas  si 
certain  de  peindre  avec  son  cœur  et  ses  reins,  où 
se  laissait-il  entraîner  à  Paris  par  son  copain  Derain, 
l'artiste  de  France  le  mieux  en  possession  des 
maîtres,  et  dès  la  prime  jeunesse  leur  plus  parfait 
en  même  temps  que  leur  plus  souple  traducteur  ? 

Pour  être  un  authentique  sauvage  il  faudrait, 
d'aboi  d,  ne  pas  le  savoir. 

Et  si  M.  Albert  André  rapporte  les  propos  anti- 
intellectuels  du  grand  mort,  et  si  je  coUige  ceux 
du  bon  vivant,  n'est-ce  pas  parce  que  nous  leur 
trouvons  une  valeur  d'enseignement  ? 

Certes  on  doit  soutenir  que  l'homme  de  génie 
qu'on  peut  se  proposer  pour  modèle  c'est  le  bon 
ouvrier.  Le  seul  qu'on  puisse  imiter  ! 

L'ouvrier  créant  avec  une  matière  vaincue  par 
des  moyens  traditionnels  et  des  ressources  person- 
nelles, grâce  à  de  bons  outils,  c'est-à-dire  choisis 

et  neveu  de  Henri  Cross,  le  peintre  ami  de  Signac  dont  il 
s'approche  et  de  Seurat  qui  les  dépasse  tous  deux  : 
Picasso,  vol  plané  d'au  delà  les  techniques, 
arabesque  cendreuse  inscrite  sur  la  nuit, 
jaugeur  des  litres  bus,  algébriste  des  pipes, 
jardin  taillé  où  pleure  un  parfum  noir  de  buis. 

—  276  — 


DEPUIS    RENOIR    APRES    BERTHE    MORISOT 

pour  leur  trempe  excellente,  «  bien  en  mains  », 
c'est-à-dire  éprouvés  ;  l'ouvrier  réduisant  cette 
matière  pour  en  faire  des  objets  toujours  harmo- 
nieux dans  leurs  rapports  exacts,  des  objets  rare- 
ment utiles  en  eux-mêmes  mais  toujours  absorbés 
logiquement  dans  l'ensemble,  dans  la  série  des 
choses  nécessaires  à  l'homme,  instruments  de  trans- 
formation à  leur  tour. 

La  force. 

La  science. 

La  patience. 

La  conscience. 

La  lumière,  le  feu  lui  sont  indispensables,  et 
aussi  la  saine  certitude  d'un  salaire  équitable  et  la 
bonne  humeur  née  des  heureuses  conditions  de  tra- 
vail et  d'un  grand  espoir  tout  proche. 

Il  chante,  chantant  pour  soi  et  son  œuvre  ;  il 
invente  jusqu'au  chant  appris. 

Il  est  poète,  peintre,  statuaire,  architecte  et 
musicien. 

Il  est  l'artisan  qui  dressa  les  cathédrales  sous  le 
ciel  d'Occident  et  qui,  sans  rompre  l'unité  du  pathé- 
tique sacré,  augmentait  le  chef-d'œuvre  de  farces 
sublimes  —  divinement  —  dans  ses  jours  les  meil- 
leurs. 

Vlaminck  se  compose  une  attitude  dont  il  n'y 
a  pas  lieu  de  discuter  l'excellence,  quand  c'est  à 
son  usage. 

—  277  — 


L  ART    VIVANT 

Le  grand  Renoir  se  permit  un  peu  plus  qu'il  ne 
le  voulut  bien  dire  de  cette  «  rêvasserie  »,  qui  est 
en  français  plus  net  :  la  pensée. 

De  cela,  je  trouve  encore  la  preuve  dans  le  pré- 
cieux volume  d'Albert  André. 

«  Ecoutez,  je  vais  vous  confier  mon  secret... 
ne  le  racontez  à  personne.  Oui,  je  vais  vous  dire 
où  j'ai  trouvé  le  secret  de  la  peintuie...  C'est  dans 
un  bureau  de  tabac  !  Un  jour  que  j'achetais  des 
cigares  en  pensant  à  cette  sacrée  peinture  et  que  la 
buraliste  me  présentant  deux  boîtes  me  deman- 
dait : 

«  Colorado  ?   claro  ?  » 

«  Colorado  !  claro  !  me  dis- je,  mais  c'est  ça  la 
peinture...  je  la  tiens,  et  j'emporte  les  deux  boîtes.  » 

Expliquer  gâterait  tout  ;  et  c'est  tellement  lumi- 
neux ! 

J'ai  déjà  rappelé  les  préoccupations  d'ordre 
physique,  d'ordre  manuel  des  plus  intellectuels  des 
peintre  modernes,  raffinant  sur  la  leçon  du  peintre 
en  bâtiment. 


Renoir  a  dit  aussi  : 

«  On  m'a  fait  prendre  en  horreur   une  de  mes 
toiles  en  la  baptisant  la  Pensée.  » 
Renoir  a  raison. 
Mais  il  ne  faut  pas  exiler  la  Pensée. 

—  278  — 


Jt  J  •  ' 


DEPUIS    RENOIR    APRES    BÈRTHE    MORISOT 

C'est  elle  qui  fait  le  ménage,  qui  met  de  l'ordre 
dans  l'atelier  du  peintre. 

Après,  une  belle  fille  bien  animale  peut  monter 
toute  nue  sur  la  planche  à  modèle. 


La  sensualité  de  Renoir  est^elle  à  jamais  perdue  ? 
Parmi  les  modernes,  on  n'aperçoit  qu'un  seul 
«  peintre  de  la  Femme  »,  selon  la  nature  (ce  qui 
écarte  Van  Dongen)  et  c'est  l'Italien  Modigliani  ; 
un  peintre  de  nu  qu'on  eut  encore  moins  admis 
que  Renoir,  s'il  eut  pu  exister  en  ce  temps,  quand, 
parallèlement  au  Livre  d'Or  des  A.  F.,  on  publiait 
le  Nu  au  Salon. 

Depuis  plus  de  dix  ans,  Modigliani,  qui  débuta 
bourgeoisement,  expose  entre  les  F^auves  et  les 
Cubistes.  Mais  s'il  faut,  à  son  propos,  prononcer 
un  autre  grand  nom  après  celui  de  Renoir,  je  dirai 
que,  fidèle  à  cette  leçon  de  Cézanne,  il  ne  se  laisse 
pas  facilement  mettre  le  grapin, 

Modigliani  est  notre  seul  peintre  de  nu,  si  l'on 
tient  absolument  à  ce  que  nous  reconnaissions 
parmi  les  modernes  un  peintre  de  nu.  Un  commis- 
saire de  police,  ou  bien  un  inspecteur  des  Beaux- 
Arts,  fit  un  jour  décrocher  les  envois  de  Modi- 
gliani, à  je  ne  sais  plus  quel  Salon.  Pourtant,  quelle 
spiritualité  se  dégage  de  tant  de  belle  et  riche,  et 

—  279  — 


L  ART    VIVANT 


grasse  matière  amenuisée  par  cet  éclat  tempéré 
dont  l'artiste  va  chercher  loin  le  raffinement,  lui 
qui  admire  à  la  fois  la  naïveté  et  les  ressources  des 
peintres  artisans  d'Italie,  enfants  de  ce  peuple 
gardien  de  pures  traditions  tombées  en  France  aux 
mains  bourgeoises. 

Je  consacrerai  ailleurs  une  étude  à  Modigliani, 
ainsi  qu'à  d'autres  peintres  étrangers  qui,  mêlés 
à  nos  entreprises  sans  en  gouverner  aucune  part 
absolument,  conservent  un  caractère  national  évi- 
dent. C'est  là  qu'un  peintre  comme  Per  Krohg, 
dont  j'ai  soutenu  joyeusement  le  départ,  aura  sa 
place. 

Et  puis,  comment  écrire  de  Modigliani  pour  le 
satisfaire  ? 

Il  n'y  a  pas  longtemps  que  ce  grand  artiste  me 
repoussait  amicalement,  comme  je  lui  témoignais 
mon  désir  de  consacrer  dans  une  revue  des  pages  à 
son  œuvre.  Modigliani  s'écria  :  «  On  n'explique  pas 
la  peinture  ;  on  écrit  n'importe  quoi  ;  on  écrit  des 
f... taises  !  » 

Par  f... taises,  Modigliani  qui  déclame,  pour  se 
mettre  en  goût,  des  Chants  de  la  Divine  Comédie, 
et  qui  sait  par  cœur  tous  les  beaux  poèmes,  entend, 
précisément,  un  poème. 

Je  suis  d'accord,  presque,  avec  Modigliani.  La 
critique,  telle  qu'on  la  comprend  généralement, 
n'existe  pas.  Pourtant,  l'erreur  des  modernes  serait 

—  280  — 


DEPUIS    RENOIR    APRES    BERTHE    MORISOT 

de  croire  qu'ils  ont  vaincu.  Ils  ont  encore  besoin 
de  propagande.  Mais  c'est  vrai  qu'un  poème  con- 
viendrait pour  célébrer  l'art  profond  et  délié,  à  la 
fois  cérébral  et  sensuel,  de  Modigliani.  *  A  moins 
qu'on  ne  me  retorque  qu'un  poème  de  cette  sorte 
ne  serait  qu'une  transposition  et  qu'alors,  mieux 
vaut  un  autre  tableau  de  Modigliani. 


Ce  poème,  reflet  d'une  œuvre  de  peintre,   m'a 
plus  d'une  fois  tenté.  Pour  Renoir  : 

Cagnes 

Cône  tronqué  flanqué  (Tun  château  de  Cocagne, 
Ses  cubes  d'ocré  rose,  masures  au  soleil  mûries 
Sur  la  colline  avec  sa  tour  au-dessus  de  la  route  de  la  mer 
Comme  dans  les  paysages  d^Omhrie  ; 
Un  alo'és  V enveloppe  de  ses  langues  amères  ; 
Renoir  au  jardin  de  roses  devant  la  femme  nue, 
Paralytique, 

Son  pinceau  noué  où  bat  le  poul, 
Au  centre  du  foyer  solaire  assoupli  en  portique, 
Regardant  au  delà  de  l'avenue 
Où  le  modèle  aux  lèvres  fortes  sourit,  debout, 
Renoir  peint  des  roses  aux  fesses  dures  et  des  femmes  aro- 
matiques. 

*  Modigliani  est  mort  à  son  tour.  Affreux  anéantissement 
de  jeunesse  et  de  talents  ! 

—  281  — 


L  ART    VIVANT 


Dans  l'œuvre  sensuelle  de  M'^^  Marval,  c'est  la 
Mélancolie  qui  ouvre  les  portes  des  jardins  de  la 
Volupté  où  elle  n'a  point  accès. 

Marceline  Desbordes-Valmore,  l'ardente  Marce- 
line, disait  de  l'amour  : 

//  savait  tant  de  mots  pour  me  rendre  sensible  ! 

Le  peintre,  lui,  n'use  pas  de  mots,  mais  de  tons, 
de  formes,  d'une  évidente  Téalité  ;  un  mot  est  une 
valeur  à  venir,  il  n'est  rien  en  soi,  un  beau  rouge 
sera  d'abord  du  rouge. 

C'est  la  damnation  des  poètes  de  ne  donner 
naissance  à  rien  d'absolument  concret  ;  le  peintre, 
au  contraire,  trouve  son  salut  dans  l'orgueil  de 
créer  avec  certitude. 

Pitoyable  aux  vœux  de  toutes  les  faiblesses, 
]\|me  Marval  fait  de  la  joie  avec  le  désespoir  de  Mar- 
celine. 

D'éducation  littéraire,  cette  artiste  est  réaliste 
comme  un  artisan.  Son  raffinement  extrême  n'est 
peut-être  qu'un  éblouissant  aboutissement  de  la 
coquetterie  féminine  la  plus  physiologique.  Il  arrive 
que  M°^^  Marval  peigne  un  peu  comme  on  se  ma- 
quille. 

Si  elle  doit  beaucoup  à  Manet,  à  Berthe  Morisot, 

—  282  — 


DEPUIS    RENOIR    APRES    BERTHE    MORISOT 

à  Toulouse-Lautrec  ;  si  elle  a  interrogé  Matisse, 
c'est  parce  qu'elle  est  assez  femme  pour  se  prodi- 
guer, et  qu'elle  ignorera  cet  orgueil,  souvent  into- 
lérable, de  quelques  maîtres,  qui  est,  malgré  tout, 
une  forme  supérieure  de  l'ascétisme  à  quoi  son 
sexe  tie  peut  atteindre.  L'ascétisme  absolu,  c'est 
le  cérébralisme  même,  la  pire  et  la  plus  haute 
forme  d'intellectualité  ;  c'est  se  priver  d'aimer 
hormis  Dieu  délivré  de  l'apparence  humaine. 
Sainte  Thérèse  aimait  éperduement. 

^me  Marval,  secrètement,  intimement  conseillée 
par  les  précurseurs,  n'a  demandé  d'authentiques 
leçons  qu'à  ses  sœurs  de  toutes  les  conditions. 
RafTmée,  elle  ne  peut  choir  dans  le  maniérisme, 
par  l'effet  de  son  entière  soumission  aux  décrets 
de  la  nature,  qui  lui  commande  de  répéter  les  gestes 
les  plus  simples  et  les  plus  éternels. 

Sa  féminité  ne  sera  jamais  celle  de  la  marchande 
de  frivolités  trop  aimée  des  littérateurs,  mais  celle 
de  la  bouquetière  aux  belles  hanches,  qui  est  aussi 
l'esclave  joyeuse  ou  la  prêtresse  semant  des  fleurs 
sur  le  passage  des  héros  ou  des  dieux  païens. 

En  elle  rien  d'une  bachelière  qui  raisonne,  mais 
qui  est  myope.  M"^®  Marval  se  prodigue,  s'aventure 
même.  Toutefois,  elle  voit  droit  et  clair  ;  ainsi 
cvite-t-elle  les  dangers  qu'on  aperçoit,  car  le  plus 
bel  élan  n'est  pas  l'art  qui,  semble-t-il,  nous  vou- 
drait méditants. 

—  283  — 


L  ART    VIVANT 


J'ai  parlé  tout  à  l'heure  des  compositions  de 
Mme  Marval,  et  on  fut  jusqu'à  lui  contester  le  don 
de  la  composition.  J'accorde  qu'on  n'aperçoit  pas 
bien  l'économie  d'aucun  de  ses  tableaux  les  mieux 
venus  —  notamment  Le  Chant  d' Advienne,  Daphnis 
et  Cloé,  qui  représenta  heureusement  la  peinture 
féminine  française  dans  l'ère  infernale  à  l'exposi- 
tion de  Christiania  (1917)  —  et  conçus  depuis  Les 
Odalisques,  «  chef-d'œuvre  »  au  sens  corporatif  du 
mot,  et  qui  ne  nous  révèle  pas  l'artiste  toute  entière. 

A  défaut  d'une  science  acquise  par  des  épreuves 
critiques,  M°^®  Marval  a  le  sens  de  l'abondance  ; 
elle  le  possède  à  ce  point  qu'elle  ne  peut  jamais 
faillir  à  l'équilibre.  C'est  à  ce  don  miraculeux  que 
nous  devons  le  spectacle  harmonieux,  aux  ardeurs 
d'un  Orient  adouci  de  caprices  occidentaux,  que 
fait  se  dérouler  pour  nous,  de  saison  en  saison,  la 
plus  libre  des  autodidactes,  qui  ne  sait  pas  toutes 
les  ruses  de  l'art,  mais  n'ignore  rien  de  ce  qui  peut 
donner  une  forme  durable  à  la  fugacité  des  rêves 
et  des  sentiments. 

]yime  Marval  est  idéalement  matérielle. 


Marie  Laurencin  !  Sœur  de  Narcisse...  Geneviève 
de  Brabant... 

L'arabesque  qui,  ainsi  que  l'a  bien  noté   Guil- 

—  284  — 


DEPUIS    RENOIR    APRES    BEP.THE    MORISOT 

laume  Apollinaire,  est  le  signe  évident  de  sa  ma- 
nière, a  fixé  l'attention  judicieuse  de  nos  archi- 
tectes-décorateurs. 

J'écris  :  le  signe  évident  de  sa  manière.  Je  vou- 
drais pouvoir  écrire,  sans  cesser  d'être  bien  com- 
pris :  le  signe  de  son  caprice.  Rien  ne  serait  plus 
juste.  Marie  Laurencin  est  moins  une  fantaisiste 
qu'une  capricieuse.  On  a  beaucoup,  ces  temps 
derniers,  usé  des  mots  :  fantaisie,  fantaisistes  ;  ce 
fut  souvent  avec  méprise.  La  fantaisie  est  déjà, 
alors  qu'elle  ne  fleurit  qu'en  esprit,  une  forme 
d'art.  Le  caprice  demeure  miraculeusement  humain  ; 
c'est  un  ordre  aimable  et  qui  vient  des  sens.  La 
fantaisie,  si  souple  soit-elle,  a  quelque  chose  d'aigu, 
de  volontaire.  Le  caprice  incline  jusqu'à  la  belle 
courbe,  la  courbe  des  plus  pures  formes  humaines. 

Il  aurait  été  pénible  que  Marie  Laurencin  n'eut 
d'autre  rôle  à  tenir  que  celui  d'auxiliaire  de  nos 
décorateurs. 

Que  le  public,  rassuré  sur  la  moralité  artistique, 
si  j'ose  dire,  la  sachant  si  fragilement  associée  aux 
méchants  démolisseurs  de  systèmes  commodes, 
aux  terroristes  de  l'art  moderne,  daigne  prendre 
mieux  garde  à  elle  et  regarder,  enfin,  ses  toiles, 
sans  idées  préconçues  ;  comme  l'artiste  regarde, 
je  n'écrirai  point  la  nature,  mais  la  vie. 

Voici  le  point  important.  Marie  Laurencin  adop- 
terait volontiers  l'axiome   des   derniers  venus,   si 

—  285  — 


L  ART    VIVANT 

elle  se  passait  si  aisément  de  formules  :  «  La  con- 
ception l'emporte  sur  la  vision  ».  Axiome  dont  je 
ne  saurais  contester  la  valeur. 

Cependant,  esprit  soumis  aux  lois  humaines  de 
l'harmonie,  cœut  ouvert  aux  émotions  terrestres, 
cette  jeune  fille  ne  va  pas  jusqu'au  mépris  des 
formes  reconnues,  à  la  négation  des  apparences 
animales. 

Elle  évite  l'autre  piège,  plus  ancien  et  toujours 
redoutable.  Elle  ne  croit  pas  à  la  Nature,  On  pour- 
rait dire  de  la  Nature  ce  que  notre  maître  Anatole 
France  a  dit  de  la  caserne,  à  savoir  qu'elle  est  : 
«  la  plus  odieuse  invention  des  temps  modernes  ». 
La  Nature,  due  au  génie  malade  d'un  littérateur 
suisse,  la  Nature  de  Rousseau  (Jean-Jacques,  pas 
le  Douanier),  adoptée  par  les  peintres,  n'existe 
pas.  Qu'on  m'accorde  au  moins  qu'elle  ne  saurait 
exister  en  soi.  L'homme  n'est  jamais  placé  devant 
elle,  puisqu'il  est  une  part  et  un  instant  de  cette 
Nature. 

Dédaigneuse  de  la  Nature,  Marie  Laurencin  ne 
fait  point  fi  de  la  Vie.  Ainsi  se  sépare-t-elle  nette- 
ment, et  comme  malgré  elle,  des  ses  amis  compro- 
mettants, et  rejoint-elle  les  maîtres  —  oh  !  certes, 
par  le  chemin  des  écoliers,  —  de  la  meilleure  tra- 
dition. 

Habile,  de  par  le  don,  et  déjà  savante,  elle  est 
assez    légère    d'années    pour    qu'on    lui    permette 

—  286  -- 


DEPUIS    RENOIR    APRES    BERTHE    MORISOT 

quelques  curiosités  allant,  parfois,  jusqu'à  de  témé- 
raires tentatives.  Comment  une  jeune  âme  d'artiste 
pourrait-elle  repousser,  sans  s'y  soumettre  un  ins- 
tant, les  plus  redoutables  propositions  des  beaax 
esprits  tourmentés  ?  Et  de  quelle  sévérité  ne 
l'accablerait-on  pas,  justement,  pour  un  tel  excès 
de  prudence  ? 

Ayant,  sainement,  apaisé  sa  soif  de  connaissance, 
Marie  Laurencin,  après  de  brefs  écarts,  revient  à 
elle-même.  Ainsi,  à  ses  débuts,  se  laissa-t-elle  — 
admirons  cette  docilité  de  son  instinct  —  éblouir 
par  la  fête  des  couleurs  qu'ordonnait  alors  Henri- 
Matisse,  maître  de  l'amorphe. 

Dô  telles  expériences  n'encombrent  point  le 
trésor  artistique  de  Marie  Laurencin  de  richesses 
étrangères.  Elle  gagne  en  liberté  d'avoir  satisfait 
son  intelligence  de  tout  effort  vers  une  nouvelle 
ordonnance  des  formes  et  des  tons  et  sait,  avec  une 
dévote  patience,  achever  son  œuvre  initiale,  lente- 
ment, sans  esquiver  une  étape  par  quelque  brillant 
subterfuge. 

Comme  M'"^  Marval  —  dont  elle  se  distingue  par 
une  plus  étroite  rigueur  du  dessin,  autant  que  par 
l'économie  des  couleurs  —  elle  se  plait  à  peindre 
la  femme,  à  grouper  des  jeunes  filles  dans  un  parc. 
Dans  ses  toiles  comportant  des  figures  masculines, 
ce  sont  les  effigies  de  ses  sœurs  qui,  où  qu'elle  les 
situe,  occupent  les  places  nobles  du  tableau, 

—  287  ~ 


L  ART    VIVANT 


Il  arrive  que  ses  modèles,  ainsi  groupées,  se  res- 
semblent étrangement.  Alors  l'œuvre  se  déroule 
comme  un  poème,  voluptueux  de  sentiment,  et 
d'un  rythme  profondément  religieux  ;  chaque  figure 
est  un  geste  à  elle  seule,  et  définitif  ;  un  geste  com- 
mun à  ces  figures  multipliées  et  qui  sont  une. 

Ainsi  que  je  le  disais  plus  haut,  la  palette  de 
Marie  Laurencin  est  peu  chargée.  Jamais  elle  n'use 
des  teintes  pures.  Il  ne  serait  pas  tout  à  fait  exact 
de  dire  qu'elle  peint  en  grisailles.  Mais  elle  sait, 
avec  une  délicatesse  qui  confère  à  ses  ouvrages 
leur  authentique  noblesse,  extraire  du  gris  le  plus 
modeste,  d'un  carmin  peu  prodigué,  atténué  toutes 
les  modulations  du  prisme.  La  nuance  !  disait 
Verlaine,  Le  ton  !  disait  Jean  Moréas  qui  affectait 
de  mépriser  les  peintres,  pour  des  raisons  dont  on 
pourrait  sourire,  mais  qui,  un  compagnon  des 
derniers  jours  en  peut  répondre,  les  aimait  secrè- 
tement, et  qui  crut  à  l'heureuse  destinée  de  Marie 
Laurencin. 

L'auteur  de  ce  Bal  élégant,  qu'on  daigna  tenir 
pour  l'une  des  œuvres  capitales  d'un  Salon  des 
Indépendants,  a  le  goût  de  ronsardiser.  Elle  aime 
aussi  à  laisser  vagabonder  son  esprit  au  delà  du 
siècle  des  Renaissants  ;  au  delà  de  la  Vielle  Europe 
même,  sans  cesser  d'être  très  moderne  ni  parfai- 
tement ^européenne.  Son  art  vaut  par  la  grâce 
noble,  par  une  majesté  des  attitudes  qui  ne  dément 

—  288  — 


DEPUIS    RENOIR    APRES    BERTHE    MORISOT 

pas  la  frivolité  de  rintention.  C'est  d'un  art  de 
Décaméron,  peut-on  dire.  Cela  suffit-il  à  expliquer 
qu'on  n'ait  pas  assez  généralement  pris  garde  à 
CCS  ouvrages  galants  et  fiers  ?  L'épreuve  est  salu- 
taire aux  vrais  artistes,  mais  un  peu  de  justice 
publique  ne  messiérait  pas  aujourd'hui. 


La  douleur,  les  rigueurs  d'un  incomparable 
hiver  qui  régna  sur  tant  de  saisons,  ont  sin- 
gulièrement grandi  Marie  Laurencin  qui  semble 
entrer  au  jardin  de  la  gloire  par  le  portique  delà 
Légende. 

Au  fait,  cette  grande  artiste,  sœur  des  poètes, 
sans  faillir  à  l'œuvre  commune  de  rendre  force, 
d'abord,  à  toute  plasticité,  est  seule  à  avoir  enri- 
chi d'une  Fable,  de  mythes  d 'Hcieusement  incer- 
tains, notre  âge  haïssable  et  merveilleux.  L'avenir 
comptera  Marie  Laurencin  parmi  les  grands  sur- 
vivants. 


Patiente  par  discipHne,  patiente  par  hygiène, 
M'"e  G.  Agutte  sait  que  l'àme  moderne  pour  s'épa- 
nouir dans  son  modernisme  a  besoin  de  l'impro- 
visation dont  il  n'est  pas  fou  de  soutenir  qu'elle 

-  289  -  ,, 


l'art  vivant 
demaude  do  la  vigueur.  Mais  M-^  G.  Agutle, 
créatrice  douée  de  raison,  après  avoir  été  la  plus 
intelligente,  la  plus  religieuse  des  «  appreuUes  >>, 
ne  s'y  trompe  pas.  Et  elle  sait,  par  exemple,  ce 
que  vaut  l'apparente  improvisation  de  son  cama- 
rade Henri-Matisse  et  quelle  longue  patience  a 
préparé  la  floraison  de  ce  génie,  de  ce  géme  de 

l'immédiat. 

U^^^  G.  Agutte  fut  —  le  jargon  d'atelier  a  de^ces 
brutalités  —  classée  parmi  les  faui>es.  Elle  ne  s'est 
point  inciuiétée  des  entreprises  cubistes.  Pour  elle, 
c'est  comme  si  le  cubisme  n'avait  pomt  existe  et 
les  peintres   dont  on  peut  écrire  cela   (même  les 
Fauves  de  1904)  commencent  d'être  rares.  Matisse, 
lui    s'est  penché  sur  l'œuvre  la  plus  troublante  do 
son  époque  à  la  façon  des  très  grands  maîtres  qui 
ne  peuvent  rien  ignorer  du  temps  sur  lequel  ils 
régnent  et  qui  sont  si  certains  de  leur  don  divin 
d'animateurs  qu'ils  peuvent,  un  jour  —  étude  ou 
^eu  -  suivre  l'exemple  de  leurs  cadets.  Ces  artistes 
-n'ignorent  rien,  même  s'ils  s'enferment  dans  l'ab- , 
solu  d'une  formule  contradictoire,  ennemie.  HugôB 
se    fit    présenter    Arthur    Rimbaud;    il    nommait» 
Alallarmé  «  son  cher  poète  impressionmste  ..   Or 
découvrirait  sans  trop  de  peine  dans  la  foret  Hug^ 
quelques   jeunes   arbres  plantés   de  la   façon  qu. 

^  ^Les'  critiques  inventeurs  de  l'aimable  formule 
—  290  — 


DEPUIS    RENOIR    APRES    BERTHE    MORISOT 

cubisme-impasse  devenu  passage  par  la  force  que 
crée  la  panique  quand  les  élèves  mal  doués  commen- 
cèrent d'y  étouffer,  ces  critiques,  dis-je,  reconnaissent 
quelles  vertus  d'ordre  le  cubisme  livra  à  la  peinture 
désagrégée  par  le  génie  impressionniste,  si  riche, 
si  séduisant  et  cependant  fatal. 

C'est  par  d'autres  voies  que  M*^®  G.  Agute 
atteint  à  l'ordre,  à  la  mesure,  à  l'harmonie,  au 
secret  retrouvé  de  la  composition. 

Combien  de  fois  dûmes-nous  nous  plaindre  do 
ne  nous  voir  proposer  rien  que  des  essais,  rien  que 
des  études,  rien  que  des  ouvrages-programmes, 
rien  que  des  œuvres-manifestes,  des  tableaux  conçus 
comme  des  proclamations,  des  «  morceaux-peints  », 
et...  «  rien  de  plus  !  » 

Lorsqu'on  examine  l'ensemble  des  œuvres  de 
jyjme  Agutte,  l'œil,  un  instant,  croit  ne  reconnaître 
qu'une  sélection  d'études.  Puis,  aussitôt,  tout 
s'harmonise,  tout  s'organise.  Enfin  on  reconnaît 
là,  marquées  du  signe  d'un  temps,  des  ouvrages 
composés,  achevés,  tels  que  La  Dame  sur  Fond  or, 
La  jeune  fille  aux  mains  jointes,  la  Belle  Italienne, 
solide  et  tendre,  plus  souple  qu'un  Charles  Guérin  ; 
V Inondation  dans  Vile,  ce  paysage  digne  de  la  survie 
et,  enfin.  Dans  V Atelier  et  Pose  pour  la  Statue.  Ces 
deux  toiles,  en  effet,  apparaîtront  au  distrait 
comme  des  études  très  poussées.  C'est  plus  que 
cela,  s'il  s'agit  d'un  thème  d'étude  haussé  jusqu'à 

—  291  — 


L  ART    VIVANT 

la  composition,  à  l'ordonnance  harmonieuse  qui 
fait  «  le  tableau  ». 

Tout  le  secret  de  M'"*^  Agutte  est  là.  Intelligence 
aiguë  et  modestie,  mais  modestie  qui  ne  ruine  pas 
l'audace.  Souci  de  tempérer  par  un  effort  continu 
les  effets  incertains  de  la  spontanéité. 

L'art  de  M"^^  Agutte  remet  à  tout  moment  en 
question  la  règle  et  la  fantaisie.  Virile  par  la  sûreté 
de  ses  vues,  par  sa  volonté  d'ordonnance,  par  la 
fermeté  de  son  trait  et  le  choix  même  de  ses  cou- 
leurs (richesse  dans  l'économie),  M^^^  G.  Agutte 
demeure  femme  par  le  sentiment.  Qui,  malgré  le 
goût  actuel  marqué  pour  certaines  attitudes,  l'ose- 
rait blâmer  de  n'avoir  pas  banni  le  sentiment  ? 
C'est  pour  y  être  demeuré  soumise  —  pas  même 
prudemment  mais  gardé  par  de  forts  dons  acquis 
—  qu'on  la  voit  dépasser  Jean  Puy  qui  manque 
d'effusion  et  réaliser  pleinement,  deux  ou  trois 
fois,  les  formes  d'un  art  défendu  désormais  à 
l'intellectuel  Vallotton  et  en  quoi  Marquet,  le  plus 
humain  des  peintres,  est  si  heureusement  à  l'aise. 

]yjme  Agutte  a  pu,  deux  fois,  nous  offrir  en  nous 
satisfaisant  un  portrait  de  M"^  Marguerite  Matisse, 
quand  existe  du  grand  Matisse  un  portrait  de  Mar- 
guerite qui  marque  une  date  décisive. 

La  Femme  appuyée  est,  avec  le  Buste  de  M^^  Mal- 
çy,  le  signe  certain  de  l'avenir  promis  à  M"^^  Agutte, 
sculpteur.  De  telles  œuvres  rendent  sensible  l'écart, 

—  292  ~ 


DKPUIS    RENOIR    APRES    BERTHE    MORISOT 

trop  souvent  méconnu,  qu'il  y  a  du  caprice  à  la 
fantaisie.  La  fantaisie  admet  l'ordre,  l'économie, 
l'équilibre  logique. 

Des  rivaux,  des  critiques  que  séduit  à  demi  seu- 
lement le  talent  de  M^^  Agutte  ont  été  longuement 
retenus  par  sa  sculpture. 

Je  n'admets  aucune  de  leurs  raisons,  et,  retour- 
nant à  Pose  pour  la  Statue  ou  Dans  le  jardin,  je 
me  persuade  d'assister  au  plus  beau  pi*intemps 
d'un  art  profondément  français  et  qui  tend  à  donner, 
dans  l'atmosphère  terrestre  (on  situa  d'abord  le 
Paradis  sur  terre),  la  liberté  consciente  aux  volumes 
restitués  dans  leur  prestige. 

Mais  restitués  hors  des  voies  inhumaines  du 
cubisme,  art  raisonnable  dont  j'ai  soutenu  la  légi- 
timité sans  en  jamais  recommander  la  pratique. 


La  charmante  Marie  Wassilieff  composa  sa 
palette  dans  le  voisinage  de  Matisse.  Léger,  par 
son  influence  seconde,  y  mit  de  l'ordre.  Marie 
Wassilieff  peut  païaître  sujette  de  la  pire  fantaisie  ; 
elle  a  pourtant  —  sans  débats  dramatiques  — 
accepté  l'ordre  cubiste  et  sut  se  faire  une  person- 
nalité en  rejoignant  la  tradition  au  point  où  De- 
camps  la  fixe. 

Decamps  prêta  des  caprices  humains  aux  singes. 

—  293  — 


L  ART    VIVANT 

Marie  Wassiliefî  invente  des  mystères  sentimentaux 
joués,  avec  des  jouets  pour  accessoires,  par  des 
poupées  sommaires  vêtues  comme  des  personnages 
de  ballets.  Les  mannequins  animés  de  Georges  de 
Chirico  vivent  et  souffrent  les  lois  d'une  philosophie 
stricte  qui  construit  encore  le  décor  aux  profon- 
deurs florentines.  Les  poupées  de  Marie  Wassiliefî 
ne  prétendent  (pareilles,  peintes,  à  celles  qu'elle 
modèle,  étonnant  portraitiste)  qu'à  une  poésie 
sans  contrôle. 

Au  prochain  livre  j'étudierai  Suzanne  Valadon  ; 
à  cette  date,  Charmy  se  sera  imposée. 


DADA 

Dans  le  premier  essai  publié,  le  premier  volume, 
assez  mince,  ouvrant  cette  suite  d'études  sous  la 
rubrique  Forme  et  Couleur,  et  que  j'augmenterai 
et  reviserai,  tant  que  mes  yeux  verront,  tant  que 
battra  mon  cœur  et  aussi  longtemps  que  mes  nerfs 
favoriseront  de  fortes  réactions,  j'éreintais  Francis 
Picabia  (La  Jeune  Peinture  Française),  médiocre 
impressionniste.  Or,  il  cessait  d'être  cet  impres- 
sionniste quand  paraissait  mon  ouvrage. 

Nous  n'étions  point  de  mèche.  Picabia  se  con- 
damnait plus  durement  en  reniant  l'œuvre  de  la 

—  294  — 


^  y\i 


DEPUIS    REMOIR    APRES    BERTHE    MORISOT 

veille  pour  entrer  dans  cette  voie  où  il  devait 
.rencontrer  le  poète  international  Tristan  Tzara 
pour  que,  de  cette  rencontre,  naquit  le  Mouvement 
Dada,  absurde  apparemment  et  pourtant  plus 
logique  que  le  Futurisme  de  Marinetti,  ce  futurisme 
destructeur  qui,  se  détruisant  d'abord,  devait 
mourir  d'être  dogmatique. 

Alors,  encore  que  parfaitement  indépendant  du 
Dadaïsme,  dont  les  tenants  doivent  blâmer  la 
tiédeur  de  mon  allure,  et  non  pas  seulement  à  leur 
endroit,  je  fus  conduit,  naturellement,  à  défendre 
Picabia  (jusqu'à  son  Dada  ?)  quand  l'assaillaient 
les  gorges  déployées  du  public  dominical  et  les 
barbes  à  l'huile  de  la  critique  officielle,  patentée 
et  distributive  ;  la  même  qui  ciselait  des  médaillei 
de  bronze  et  calligraphiait  des  mentions  honorables 
au  nom  de  Francis  Picabia,  impressionniste  zélé, 
du  temps  que  je  condamnais  ce  zèle  suicide. 

L'art  présent  de  Picabia,  physique  intégralement, 
mécanique  et  sexuel,  un  peu  celui  d'un  enfant 
poète  qui  ferait  servir  le  jouet  connu  le  Meccano  à 
des  constructions  erotiques,  échappe,  peut-être, 
aussi  bien  à  l'éloge  qu'au  blâme. 

Je  l'ai  défendu  contre  la  colère  des  gens.  Cet  art, 
absurde  si  l'on  veut,  est  dans  la  vie  et  source  de 
vie.  Dada  aussi.  Entre  Cormon  et  Dada,  je  vote 
pour  la  liste  Dada,  sans  panachage. 

Picabia,    au    surplus,    serait    bien    fâché    qu'un 

—  295  — 


L  ART    VIVANT 

concert   unanime   d'éloges   saluât   chacune  de   ses 
«  scandaleuses  expositions  ». 

Que  dire  d'exact,  à  mon  tour,  si  je  suis  secrète- 
ment persuadé  que  Francis  Picabia  partage  le 
sentiment  de  Modigliani  :  «  Ecrivez  des  f...ichaises  !  » 
c'est-à-dire  un  poème,  ou  bien  une  symphonie  ; 
exécutez  un  roulement  de  tambour,  ce  qui  serait 
encore  plus  Dada...  tout  en  ramenant  à  l'âge  de 
Henri  Heine  : 

J'ai  bu  de  la  cymbale 

Et  mangé  du  tambour. 

Je  tournerai  donc  la  difficulté  (une  fois  n'est 
pas  coutume)  en  décrétant  Francis  Picabia  d'utilité 
publique.  Il  enseigne  tout  simplement,  et  particu- 
lièrement au  centre  des  salons  collectifs,  et  quoi 
qu'on  puisse  penser  de  ses  ouvrages,  qu'il  ne  faut 
jamais  s'arrêter,  que  rien  ne  vaut,  ne  vit,  hors  de 
ce  qui  est  susceptible  de  prolongement,  de  recom- 
mencement. 

Des  amis  avec  qui  je  me  trouve  presque  toujours 
en  accord  ont  condamné  sévèrement  les  «  facéties 
du  Mouvement  Dada  »  parce  qu'elles  compromet- 
taient l'art  moderne  au  regard  des  gens  graves. 
Sans  doute  il  y  a  de  la  facétie,  et  la  pire,  dans  le 
Dadaïsme.  Je  ne  suis  pas  Dadaïste,  on  peut  le 
croire.  Pourtant,  qu'on  y  songe  :  le  sacrifice  de 
Picabia  ne  libérerait  ni  Matisse,  ni  André  Derain, 
ni  Picasso,  ni  Friesz,   ni  Lhote,  ni  Van   Dongen, 

—  296  — 


DEPUIS    RENOIR    APRES    BERTHE    MORISOT 

ni  Wlaminck,  ni  Marie  Laurencin,  ni  personne 
de  l'impertinence  des  gens  résolus  à  se  moquer. 

Au  contraire. 

Et  si,  —  c'est  une  supposition  qui  va,  d'abord, 
donner  trop  de  plaisir  aux  méchants,  —  si  un  des 
artistes  actuels,  dont  les  ouvrages  se  rencontrent 
le  plus  souvent  et  provoquent  l'un  des  bons  scan- 
dales du  moment,  si  cet  artiste  était  fou,  indubita- 
blement,   irrémédiablement    fou  *  ? 

S'il  était  fou,  le  critique  n'aurait  pas  licence  de 
l'abandonner  sous  le  prétexte  qu'il  est  fou.  L'écri- 
vain d'art  n'aurait  pas  à  penser  même  à  la  folie  de 
l'artiste. 

Il  l'ignorerait,  pour  ne  reconnaître  rien  que  ce 
qui  peut  errer  de  raison  vivante  dans  l'œuvre  de 
ce  fou,  écartant  de  l'avenir  tout  ce  qui  est  malsain, 
c'est-à-dire  faux. 

Au  regard  du  critique  d'art,  la  folie,  qu'il  n'a 
pas  à  juger  en  soi,  n'est  qu'un  instant  du  désordre  ; 
elle  n'en  est  pas  immanquablement  le  pire. 

*  Ail  début  fie  la  guerre,  les  ânes  assermentés,  plus  un 
hardi  poète  d'avant-garde,  ont  eu  de  la  gaieté,  malgré  nos 
grandes  douleurs,  parce  que  Henri-Matisso  venait  d'être 
impitoyablement  réformé  pour  myopie. 

Quelles  misérables  calembredaines  n'écrivit-on  pas  sur 
les  yeux  anormaux  de  Cézanne  ! 


FIN 


—  207 


p* 


TABLE 


Pages. 

Vingtième  siècle 9 

HIER    DANS    AUJOURD'HUI 

I 

Maurice  Denis 21 

Félix  Vallotton 24 

Albert  Marquet 28 

Georges  Rouault ' 3o 

II 

Témoignage 33 

Un  humoriste 37 

Charles  Guérin l\Q 

Et  puis,  voici  des  fleurs 42 

Ile  de  France 43 

—  299  — 


L  ART    VIVANT 

A  LA  DÉCOUVERTE   DES   VOIES  CLASSIQUES 

I 

Jules  Flandrin 47 

Le  Voyage  en  Italie 52 

Othon  Friesz * 55 

Raoul  Dufy 63 

LE   RÉGULATEUR 

André  Derain 75 

ART  ET   CRITIQUE 

André  Lhoto 8.j 

Totalisme 89 

Le  Pont  de  Chatou ()3 

Le  Matelot  et  les  Sirènes 98 

CUBISME 

I 

Cubisme 109 

Origines  et  Intentions 112 

II 

Georges  Braque 121 

Fernand  Léger 128 

Jean  Metzinger 1 33 

Juan  Gris 139 

Albert  Gleizes 142 

—  300  — 


TABLE 

Henry  Ilayden,  Jacques  Villon,  Ferat,  Severini, 
Irène  Lagut,  Marie  Blanchard,  Laurens,  et  le 

cas  de  M.  Rivera i^g 

Cubisme  et  Camouflage 169 

L'Art  en  deuil 1 63 

L'ANIMATEUR 

Picasso 1 6g 

Max  Jacob 17^ 

DES   PEINTRES  DE    LA  GUERRE 

Des  Peintres  de  la  Guerre 17g 

Dunoyer  de  Segonzac 186 

R.  F.  N.  de  la  Fresnaye igo 

Boussingault,  Valdo  Barbey,  Galtier-Boissière  .  197 

Mondzain 301 

VIE  NOUVELLE 

Vie  nouvelle 2o5 

Maurice  Asselin 20G 

De  Georgin  à  Cézanne 2 1 'i 

Peindre,  Écrire 210 

Le  long  des  môles  et  des  quais 318 

L'Univers  de  Cézanne 220 

La  Conscience  et  la  Flamme 223 

Peindre,  se  taire 228 

«  Jeune  peinture  française  » aSo 

Une  cellule  du  tragique  moderne 2S3 

—  301  — 


L  ART    VIVANT 

Orient,  Occident 233 

Nécessité  de  l'Abondance 235 

Critiques 238 

Une  pierre  manquera a^i 

LE  NATURALISME  ORGANISÉ 

Le  naturalisme  organisé 2^9 

Exigences  particulières  de  la  peinture 203 

La  passion  reine  et  servante  de  la  raison 269 

DEPUIS   RENOIR  APRÈS   BERTIIE   MORISOT 

Depuis  Renoir  après  Berthe  Morisot 278 

Dada 294 


302  — 


TABLE    DES    ILLUSTRATIONS 


Hekhi-Matisse  :  Nature  morte , jrontispice 

Raoul  Dufy  :  Les  Courses 65 

André  Derain  :  Paysage 8i 

André  Lhote  :  Escale 87 

Wlaminck  :  Banlieue 97 

Van  Doxgen  :  Portrait io3 

Fernand  Léger  :  Composition  (dessin) 139 

Pablo  Picasso  :  Nature  morte 171 

Luc-Albert  Moreau  :  La  Conquête  de  l'Air i83 

Maurice  Asselin  :  Le  Wagon 209 

KiSLiNG  :  Nature  morte a63 

Marie  Laurencix  :  La  Belle 280 


BlglfDTHECA     ) 


ACHEVE  D     I  M  I'  R  1  M  E  R  , 

LE  TUENTE-UN  JUILLET  MCMNX, 
PAR  F.  PAILLART,  A  ABBEVILLE, 
POUR  LES  ÉDITIONS  G.  CRKS  ET  C'*. 


SÎO  X'2 
'(        C3 


Lo  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Échéonce 


Univei 


N0V28l98r~~ 

2 1 0CT.  Wl 


MOftiSSET 


NOVOi» 


19^ 


muM^ 


ONOV 


0^  Nov.  m 

mt  0  5  20c: 


)  1  '10 


a39003  005592^4066 


CE  ND   0195 
.S3  1920 
COO   SALMON, 
ACC#  1174973 


ANDR    ART    VIVANT 


Prix  :  10  fr.