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BOOK 149.3. G684 v.4 cl
GORRES # LA MYSTIQUE DIVINE
NATURELLE ET DIABOLIQIJE
3 T153 00003111 b
Date Due
i
Demco 293-5
LA V>
MYSTIQUE
DIVINE, NATURELLE ET DIABOLIQUE
TOME IV
Tout exemplaire de cet ouvrage, non revêtu de ma signature ^
sera réputé contrefait.
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LA 5 H
MYSTIQUE ;ï
DIVINE ^\
NATURELLE ET DIABOLIQUE
PAR GORRES
OUVRAGE TRADUIT DE L' ALLEMAND
PAR M. CHARLES SAINTE-FOI
TOME IV
TROISIEME PARTIE
I.A MYSTIQUE DIABOLIQUE
AAAAAAAAAn/\AAAAAAAAAAAAnAriAAAAAAAAAAAr\AA
DEUXIÈME ÉDITION
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PARIS
LIBRAIHIE DE M'-« V« POUSSIELGUE-RUSAND
RUE SAINT-SÙLPICE , 23
18 62
LA
MYSTIQUE DIABOLIQUE
-\ — .CO-
UVRE SIXIÈME
CHAPITRE PREMIER
Comment le mal physique et moral se propage. Rapport de la magie
et de la possession avec la première chute. Des deux cités. Des degrés
de l'ascèse diabolique.
La révélation, l'histoire, l'étude de la nature démon-
trent que tous les domaines de la création visible ou invi-
sible sont partagés, d'après un ancien swbole, en deux
royaumes, celui de la lumière et celui des ténèbres, et que
l'homme, placé entre les deux, a pris part aussi à cette
division; de sorte que son être penche des deux côtés, et
est accessible aux influences qui partent de ces deux ré-
gions opposées. Le principe (Je cette division appartient au
monde invisible : c'est le péché, acte libre d'une intelli-
gence créée, qui, altérant l'œuvre de Dieu, bonne à son ori-
gine, a introduit cette opposition du bien et du mal moral,
laquelle, s'étendant au monde physique, s'y manifeste
comme opposition du bien et du mal naturel, de l'harmonie
et du désordre. L'homme, ajoutant à la connaissance du
IV. 1
2 DES DEUX CITES.
bien qu'il avait reçue de Dieu la science du mal, et s' assi-
milant en quelque sorte celui-ci , par un acte extérieur, a
laissé pénétrer dans son âme cette division funeste du bien
et du mal moral, par suite de quoi celle du bien et du mal
physique a envahi son corps. A partir de ce moment, une
lutte terrible et incessante a commencé en lui. Ainsi placé
entre la lumière et les ténèbres, les portant à la fois au
fond de son être, il se sent poussé intérieurement , et at-
tiré au dehors des deux côtés; car il a en lui comme un
aimant , dont les deux pôles correspondent à ceux de l'ai-
mant extérieur; et il a dans son cœur une réponse pour
ces deux voix qui l'appellent. Sous le rapport moral et
spirituel, il peut suivre l'un ou l'autre de ces deux attraits;
car il est libre dans son for intérieur, et d'autant plus
libre que le bien prédomine en lui davantage. Mais il n'en
est pas ainsi du mal physique; il ne peut pas toujours
s'en garantir, parce qu'il est lié de ce côté. Ce lien a com-
mencé le jour où il a donné accès en lui au mal moral ,
lequel est la racine et le principe du mal physique. Sa
liberté morale est d'autant plus liée qu'il donne accès
davantage au mal. En commettant celui-ci il se soumet à
la puissance du mal radical, de même que sa vie se trouve
assujettie au mal physique.
oommenL le Le germe de mort qui réside en son corps est, dans ce
"^^' P ^" commerce organique avec le.^nal physique, le lien où se
se propage, rattache ce rapport de l'un à l'autre. De même aussi le
principe de mort morale, le péché, est en lui le lien qui
le met en rapportavec le mal radical. Le principe de vie
qui anime l'organisme entier est, au contraire, le lien qui
met l'homme en rapport avec la vie de la nature et toutes
les influences salutaires qu'elle renferme en son sein ,
DES DEUX CITÉS. 3
tandis que le bien moral qui est en lui le rattache à tout
le bien qui est autour de lui. Ce rapport du corps avec le
mal physique peut avoir lieu de deux manières. Il peut
venir de celui-ci par une sorte de contagion. La nature en
ce cas dépose dans l'organisme le poison qu'elle couvait
en son sein , comme il arrive dans les pestes et les épidé-
mies. Ici le principe positif du rapport est en dehors de la
personnalité : il n'y a donc point de faute en ce cas, mais
seulement un accident; et le miasme ;, engendré hors de
l'individu, lui est seulement communiqué . Il faut cependant
pour cela qu'il ait en lui certaines dispositions qui le ren-
dent accessible à la contagion. Or, ces dispositions peuvent
être l'effet d'une faute, et rendre ainsi la conscience respon-
sable devant Dieu ; mais elles peuvent aussi exister dans
l'homme sans aucune faute de sa part : elles ne lui sont
point imputables alors, et la contagion est un fait indé-
pendant de sa volonté, qui rentre dans le plan du gouver-
nement général de ce monde. Il peut arriver, au contraire,
que ce rapport prenne son point de départ dans la person-
nalité même. Il n'y a plus seulement une rencontre fortuite
de l'organisme et du virus contagieux; mais l'homme
cherche celui-ci avec intention, ou il devient volontaire-
ment lui-même un foyer de contagion pour les autres.
Dans le premier cas, il s'inocule en quelque sorte le mal
qu'il trouve au dehors , tandis que dans le second il le
produit en soi d'une manière positive. Là comme ici le
mal est volontaire chez lui, et il est responsable des suites
de son action. La moralité de celle-ci dépend du but que
l'homme se propose en introduisant ou en développant le
mal physique dans son corps. Il peut, en effet, comme
cela arrive tous les jours dans la médecine, avoir pour
't DES DEUX CITES.
but de combattre un poison par un autre , un mal plus
grand par un mal plus petit; comme il peut aussi se pro-
poser une fin criminelle. Lorsqu'il y a faute, le châtiment
est plus grand dans ce dernier cas que dans le premier^,
parce que le premier principe de la faute est dans la vo-
lonté même de celui qui la commet.
Comment le H en est du rapport de l'homme au mal moral comme
mal moral
se propage, du rapport au mal physique : il peut venir de l'homme
par dedans, ou pénétrer en lui du dehors. Dans le dernier
cas la cause de ce rapport est extérieure à l'homme, et il
peut y être soumis d'une manière purement passive , sans
concours réfléchi, et par conséquent sans aucune faute de
sa part ; comme aussi ce rapport peut être l'effet de sa
coopération, et par conséquent lui être imputé. Dans
l'autre cas, c'est dans la volonté même qu'est le principe
de ce rapport; c'est d'elle que part l'action directe : et
le mal extérieur ne fait que donner en quelque sorte son
concours à l'intention coupable, et lui servir d'instru-
ment. La faute alors se partage inégalement entre la cause
principale et primitive et la cause secondaire. La pos-
session est un rapport du premier genre. Ici, en effet,
nous trouvons une puissance extérieure à la volonté , la-
quelle s'empare de toutes les puissances qui lui sont li-
vrées, selon la mesure des dispositions qu'elle y trouve ,
les lie, les enchaîne et les possède comme sa propriété. La
magie établit au contraire un rapport du second genre.
Ici, en effet, l'initiative vient de la volonté humaine, qui a
recours à des moyens extérieurs, afin de réaliser d'une
manière plus puissante encore ses intentions coupables. Or
ce qui dans le premier cas possède , et se laisse posséder
au contraire dans le second, c'est le mal radical. Ce mal
DES DEUX CITES. O
n'a point en soi de raison d'être; car il n'a pas été créé de
Dieu. Tout être, ayant été créé de Dieu^, est bon : le mal
étant donc le non-bien est par là même non-être, c'est-à-
dire une pure négation. Pour qu'il acquière l'être qui lui
manque, il faut qu'il s'attache à quelque chose qui l'a
déjà : en d'autres termes il doit se produire dans un être
personnel, qui lui communique une raison d'être, et lui
donne ainsi une réaUté. Le mal n'est pas, mais le mauvais
existe. Celui-ci a un être positif, puisqu'il est créé de
Dieu ; et c'est dans cet être que le mal qui n'est rien en
soi acquiert l'être et la réalité. De négation abstraite qu'il
était auparavant, il devient contre -affirmation; négation
de ce que Dieu affirme , affirmation de ce que Dieu nie;
de sorte qu'il n'est pas simplement l'absence du bien, mais
encore un effort positif contre lui.
Ce premier suppôt du mal est donc aussi son premier
auteur, puisque c'est lui qui lui a donné l'être et la réa-
lité. Ce n'est point ailleurs en effet qu'il l'a trouvé, ce
n'est point d'un autre qu'il l'a reçu; mais il l'a inventé et
produit : il a voulu pour ainsi dire imiter Dieu , et créer
comme lui, et c'est là le chef-d'œuvre qui est sorti de ses
mains. L'auteur du mal est donc un esprit; et comme
tout être spirituel est un et personnel , l'auteur du mal
est un et personnel par conséquent. Comme d'un autre
côté il y a beaucoup de mal et beaucoup de méchants, il
est le chef de ces multitudes égarées, et c'est en cette qua-
lité qu'il s'appelle Satan. Le mal qu'il a tiré de son propre
fond à l'origine, étant le produit de sa volonté, a quelque
chose du péché de magie , tandis que le mal qu'il commu-
nique aux hommes par une sorte de contagion ressemble à
la possession volontaire et coupable. C'est ce Satan qui.
(i DES DEUX CITES.
soit en vertu du pouvoir qu'il a acquis sur la nature dégé-
nérée, soit par la séduction , établit ces rapports intimes
entre lui et ceux qu'il possède ; et ce n'est là que la con-
tinuation de cette première possession qui a eu lieu lors
de la chute du premier homme. C'est encore avec ce même
Satan que les hommes qui sont devenus ses esclaves con-
tractent dans le péché de magie des rapports du second
genre ; et le péché de magie ne fait que continuer la pre-
mière chute des anges rebelles, et placer l'homme à l'égard
de Satan dans le même rapport où les démons qui compo-
sent son royaume se sont mis au commencement avec lui.
L'homme , en effet, parla magie, se fait, comme les anges
rebelles, le sujet du diable, son aide, son instrument
dans la production du mal , chacun dans les limites de sa
personnalité .
Rapport de Ainsi la magie et la possession , ces deux ramifications
la magie , x , , r , , ,
etdelapos-de la mystique mfernale, sont a 1 égard de la première
session a la ^jj^^g ^j^ns le même rapport que les deux branches de la
première ^^ *
chute, mystique divine, le miracle et l'extase , àl'égardde l'œuvre
de la rédemption. De même donc que le mauvais paga-
nisme, et même en partie le meilleur, a été la continua-
tion du péché originel, de même aussi le christianisme est
comme le prolongement de l'œuvre de la rédemption.
Et de même que celui-ci, toujours présent dans tous ses
éléments, se continue dans la mystique divine, ainsi la
première faute se continue toujours dans ce mauvais pa-
ganisme qui a su pénétrer jusqu'au fond même du chris-
tianisme, et qui ne peut trouver qu'en lui son contre-
poids et son remède. Nous nous sommes déjà convaincus
en partie de cette vérité dans la mystique divine. Nous y
avons vu, en effet, comment tous les éléments particuliers
DES DEUX CITES. 7
de la rédemption ;, présents au souvenir de tous les siècles,
se propagent et se développent sous la forme d'une tradi-
tion vivante et sensible dans les saints mystiques et dans
leurs œuvres; de sorte que, la vie tout entière du Rédemp-
teur se prolongeant en eux, il ne reste étranger à aucune
époque, et continue par eux en chacune l'œuvre qu'il a
commencée d'abord dans sa propre personne. Ainsi, par
exemple, le don de guérir les malades, que Notre-Seigneur
a laissé comme héritage à son Église, n'a jamais cessé en
celle-ci depuis le jour où il est monté au ciel; et ce que
nous voyons dans les saints en ce genre n'est qu'un écou-
lement de cette source qui ne tarit jamais.
Il en est de même de tous les autres dons et de tous les
phénomènes qui se sont produits dans la vie du Sauveur.
N'avons-nous pas vu percer partout dans l'extase le som-
met glorieux du Thabor? N'avons-nous pas reconnu dans
ces saints élevés en l'air celui qui marchait sur les eaux;
dans la stigmatisation les plaies faites sur le Calvaire? Or il
n'en va pas autrement dans le royaume des ténèbres, et
nous aurons à juger la mystique infernale d'après le'
même principe. La chute des esprits rebelles, quoiqu'elle
n'ait eu lieu qu'une fois dans les régions invisibles, à un
moment déterminé, ne se borne point cependant à celui-ci:
ce fait primitif est devenu comme fluide avec le temps , et
se prolonge jusqu'à l'époque la plus reculée. La révolte
des esprits ne cesse jamais, parce que le péché, s'engen-
drant toujours soi-même , continue toujours d'enchaîner
la liberté. Ce désordre, trouvant un conducteur dans l'élé-
ment spirituel du premier homme, s'est inoculé en lui
dans le péché originel , et a infecté de sa contagion toutes
les générations jusqu'à nous. Ce premier acte vit en cha-
« DES DEUX CITES.
cun de nous; mais dans la possession il se reproduit selon
toute son énergie et son extension. Notre-Seigneur^ dans
cet acte grandiose et universel qu'il a accompli sur le Cal-
vaire , a délivré par un exorcisme divin le genre humain
de la possession qui le retenait captif^ et a laissé à son
Église le pouvoir de faire pour chaque individu ce qu'il a
fait pour tous les hommes en général et pour chacun en
particuher. Mais dès lors aussi l'homme a pu de nouveau
faire de son propre mouvement , avec une réflexion par-
faite, ce qu'ont fait les esprits rebelles avant lui^ et prendre
part à leur révolte comme auteur et principe de son propre
péché. Ainsi,, par le péché de magie qui existait déjà dans
le paganisme^ quoiqu'il fût beaucoup moins grave alors
qu'aujourd'hui, la chute des anges superbes se continue
jusque dans le christianisme. Cette chute se reflète comme
en un miroir, d'après les proportions humaines toutefois,
dans l'ensemble de la magie, qui, se prolongeant à travers
les siècles, forme comme un enfer sur la terre, de même
que la possession, sous toutes ses formes et à tous ses degrés,
• nous apparaît comme le purgatoire ici-bas, et nous permet
de jeter un regard dans l'économie de ce lieu d'expiation.
Des deux ^^ création tout entière est donc partagée comme en
églises deux egUses , dont l'une renferme la source de tout bien
et l'autre la source de tout mal. La première est en rapport
avec tout ce qui a quelque affinité avec elle, depuis le plus
haut degré du bien moral jusqu'au dernier degré de l'ordre
et du bien physique. La seconde, de son côté, est en rapport
avec le mal , sous quelque forme et à quelque degré qu'il
se produise, depuis les plus profonds abîmes du désordre
moral jusqu'au mal purement extérieur et matériel. Cha-
cune des deux églises est de plus partagée en une église
DES DEUX CITÉS. 9
invisible et triomphante^ et une autre visible et militante.
Le siège de l'église triomphante du mal est l'enfer, de
même que celui de l'église triomphante du bien est le ciel;
et toutes les deux ont aussi comme un purgatoire, qui par-
ticipe en même temps à la nature de l'église qui triomphe
et de celle qui combat. L'église mihtante et visible a aussi
deux côtés ou deux éléments. L'un, prenant son point de
départ dans le bien que Dieu a déposé dans la nature hu-
maine ou qu'il y a ajouté par sa grâce, lutte contre le
mal; l'autre au contraire, s'appuyant sur le mal que le
péché a introduit en nous, combat contre le bien et s'ef-
force de le renverser. Ceux qui combattent contre le mal
ont pour chef celui qui , Dieu et homme, invisible et visi-
ble à la fois, a fondé l'Église, visible ici-bas, invisible dans
sa partie la meilleure. L'église du mal, au contraire, attend
encore un chef visible ; mais, jusqu'à ce qu'il vienne, elle
honore comme son chef invisible l'antique dragon, qui l'a
fondée lors de la chute des anges rebelles. C'est de celui-ci
que part la malédiction dans les charmes et les enchante-
ments, de même que c'est de celui-là que découle la béné-
diction dans le don des miracles , des guérisons et de la
science. La divinité plane au-dessus de cette lutte des deux
royaumes l'un contre l'autre. Bien loin d'en être troublée,
elle la domine au contraire de sa puissance et de son re-
gard, inspirant, fortifiant, encourageant les bons, répri-
mant les méchants, et enfermant leur action dans de justes
limites, tirant le bien des intentions les plus perverses,
accomplissant toujours sa volonté , sans jamais faire vio-
lence à celle de ses créatures, et propageant ainsi son empire .
Les chefs , dans ce combat, étant des êtres intelUgents et
personnels, et portant à cause de cela l'empreinte de la
\0 DES DEUX CITÉS.
Divinité^ prennent part à la lutte de trois manières; et leur
royaume se compose aussi de trois ordres, correspondant
aux trois personnes divines. D'un côté^ en effet, Notre-
Seigneur est la vérité^ la voie et la vie; et de l'autre, Satan
est le mensonge, le chemin qui égare et le père de la mort,
ou plutôt la mort elle-même. Ceux donc qui se rangent sous
l'étendard de l'un ou de l'autre éprouvent l'effet de leur
action sous chacun de ces trois rapports. Ce que nous
avons vu dans la mystique divine va se reproduire dans la
mystique infernale. Ici comme là, les phénomènes se dé-
veloppent dans le même ordre et par les mêmes degrés,
avec cette différence que chaque série forme comme le
revers et le contre-pied de l'autre. Ainsi les voies que nous
avons parcourues dans les régions lumineuses de la mys-
tique divine nous indiquent d'avance celles que nous allons
parcourir dans les régions ténébreuses de la mystique in-
fernale; et c'est ainsi seulement qu'il nous était possible
de nous retrouver dans l'obscurité et les contradictions de
ce domaine, et d'arriver à un résultat positif.
Si les deux royaumes sont liés par un parallélisme si
complet, l'initiation aux mystères des ténèbres exige donc
aussi une préparation et des exercices ascétiques, comme
l'introduction dans le royaume de la lumière, et il est
naturel que nous commencions par étudier ceux-ci. Cette
ascèse, qui tend à abaisser l'homme, doit imiter dans son
mode l'ascèse qui tend à l'élever au contraire. C'est le
christianisme qui nous a frayé les voies pour retourner au
bien , et qui nous donne les moyens à l'aide desquels nous
pouvons reconquérir les biens célestes que nous avons
perdus. Mais le christianisme n'ôte point à l'homme sa
liberté , et il ne peut par conséquent empêcher le mal de
DES DEUX CITÉS. H
préparer de son côté des liens pour se mettre en rapport
avec ceux qui penchent vers lui , afin de propager par eux
son royaume sur la terre. Ainsi le don de la foi^, qui nous
a conduits à la vérité immédiate, est un de ces liens qui at-
tachent l'homme à Dieu. La foi s'adresse particulièrement
à l'esprit^ et c'est lui qu'elle met en rapport avec la vérité
souveraine. Au don de la foi correspond dans la cité du
diable l'incrédulité, qui conduit à la négation du fondement
de la vérité , à l'afiirmation du mensonge et avec elle à la
superstition. L'incrédulité est donc le lien qui met en
rapport les puissances supérieures du démon avec celles
de l'homme. Dans l'Église du Christ, la vie inférieure de
l'homme est mise en rapport avec Dieu par des moyens
qui ont pour but de la fortifier, de la spiritualiser, de la
purifier, afin que , réglée et disciphnée par l'ascèse chré-
tienne, elle puisse s'approprier la vie de Dieu lui-même,
et se laisser assimiler par elle, pour entrer ainsi comme
membre vivant dans l'organisme divin de son corps mys-
tique. La cité du diable possède aussi des moyens de ce
genre : elle a des poisons qui ont la faculté de stimuler,
d'irriter, de décomposer pour ainsi dire les forces vitales
de l'homme, à l'aide des esprits sauvages de la nature qui
résident en eux, et que le souffle de Satan a rendus diabo-
liques pour ainsi dire.
C'est là la contre-partie des sacrements de l'Église, et en
particuher du sacrement adorable de l'autel. Aussi, lorsque
l'homme a rompu ce pain de l'enfer, il mange pour ainsi
dire la malédiction : lorsqu'il approche de ses lèvres ce
calice abominable, il s'enivre d'illusions et de songes, et
boit à longs traits la colère divine. Ces poisons sont pour
lui des liens, xinmla, et mettent sa vie en rapport avec la
12 DES DEUX CITÉS.
mort qui gît au fond des régions ténébreuses. Mais pour que
dans l'un et l'autre cas l'union soit consommée, il faut un
troisième élément qui, se plaçant entre les deux premiers,
les unisse d'une manière intime et active parla force d'en
haut d'un côté, par celle d'en bas du côté opposé. C'est ce
que fait dans l'Église lumineuse la sainteté, qui se déve-
loppe et se perfectionne par l'exercice des vertus les plus
sublimes; la sainteté qui, ajoutant à la force de l'homme
la force de Dieu, unit intimement le premier au second,
et l'aide à réaliser son règne sur la terre. De même aussi,
du côté opposé, comme contre-partie de la sainteté, nous
trouvons un état où l'homme, de propos délibéré et avec
une pleine réflexion, se livre sans mesure à tous les vices
et à tous les crimes, et suit tous les mauvais penchants.
Dans cet état si terrible et si dangereux, la force du démon
s'ajoute aussi à celle de l'homme, et, rivant la volonté de
celui-ci à celle du premier, agit avec elle comme la grâce
agit dans les justes ; de sorte que l'homme devenu esclave
de Satan fait tout ce qu'il peut pour que la volonté de
celui-ci se fasse sur la terre comme en enfer, et pour que
son règne avienne ici -bas.
de^l'ascèse L'une et l'autre ascèse est donc divisée en trois degrés,
diabolique, et il ne s'agit plus que de savoir de quel côté se tournera la
volonté humaine. Sera-ce à droite ou à gauche? Sera-ce vers
les voies qui montent ou vers les sentiers qui conduisent
à l'abîme? Dans le premier cas, l'ascèse chrétienne dégage
peu à peu la psyché liée et ensevehe dans la nuit; elle dé-
gage la lumière que l'enivrement des sens tient captive et
cachée dans le monde des illusions terrestres; elle rend à
l'homme cette liberté primitive que le péché tient enchaî-
née, et à la vie ce ressort, cet éclat, cette énergie qu'elle
DES DEUX CITÉS. 13
avait au commencement. Les étoiles du monde intérieur
scintillent de nouveau dans son ciel : les puissances de
l'âme, que le péché comprime et tient arrêtées, se remet-
tent en mouvement, comme un fleuve que la glace tient
captif recommence à couler aux premières chaleurs du
printemps. Les ombres de la mort que l'homme porte en
son sein se dissipent peu à peu; au lieu de ce poids qui
l'entraîne vers la terre, il se sent attiré, enlevé vers le ciel ;
et à mesure que l'enfer perd de ses droits et de son pouvoir
sur lui, il se rapproche davantage des régions célestes et
de l'état oii il a été créé à l'origine. Que si l'homme, au
contraire, met le pied dans les sentiers ténébreux qui con-
duisent à l'abîme, le rayon de lumière que le péché ori-
ginel avait laissé encore intact s'obscurcit dans le men-
songe par les péchés personnels et particuhers qu'il accu-
mule sans cesse, de sorte que la lumière, s'éteignant peu
à peu en lui, est remplacée à la fin par la lueur sombre
et terrible du feu de l'enfer. A mesure que le bien dispa-
raît en son âme, sa volonté se pervertit; une inimitié se-
crète s'établit entre lui et tout ce qui est bon, et Satan
s'empare de lui toujours davantage. Il règne et gouverne
en lui, par l'intermédiaire de tel ou tel des démons qu'il
commande, selon que l'homme est esclave de tel ou tel
vice en particuher; et lorsque, méprisant la vie qu'il peut
s'assimiler dans les sacrements de l'Église, il préfère man-
ger la mort dans les poisons préparés par l'enfer, son
corps, les forces et les puissances de celui-ci, les éléments
qui le composent, et jusqu'à Tàme qui les anime, tout ap-
partient au démon. Il est à lui comme un organe est au
corps dont il fait partie ; il entre dans le corps mystique de
Satan, et il devient un de ses membres.
14 DES DEUX CITÉS.
Ainsi, un abîme alTreux est creusé dans toutes les régions
de son être, et les met en rapport avec le démon. Aussi
l'homme se remplit des images de l'enfer : tous les forfaits
dont la nature humaine est capable lui deviennent fami-
liers : tous ces monstres que renferme en son sein le cœur
de l'homme, et qui, dans l'état ordinaire, liés et comprimés
par le bien, se cachent dans l'obscurité de la nuit, appa-
raissent au grand jour. Cet état lamentable augmente à me-
sure que l'homme, s'enfonçant davantage dans le péché, se
détache plus aussi de la société des puissances supérieures.
A mesure qu'il méprise davantage les voix amies qui l'a-
vertissent, il se livre plus aussi aux puissances invisibles
du royaume du mal, et aggrave le joug qui pèse sur lui.
Cette région lumineuse qui survit ordinairement dans la
conscience humaine à l'abus de la grâce, et dans laquelle
le démon ne peut pénétrer, se rétrécit toujours plus à me-
sure que l'abîme devient plus profond, de sorte que lee
puissances de l'enfer trouvent toujours plus d'espace pour
s'étendre. Les ténèbres qui obscurcissent l'esprit de-
viennent toujours plus profondes ; la pente qui emporte la
volonté vers l'abîme devient plus rapide j le feu qui em-
brase le cœur devient plus dévorant, jusqu'à ce qu'enfin,
le mal étant arrivé à son comble et l'union avec le démon
étant consommée , tout signe de vie disparaît , la dernière
étincelle de lumière s'éteint, et les flots de l'abîme se re-
ferment pour toujours sur le malheureux réprouvé.
Après avoir suivi dans la mystique divine les traces des
saints montant vers le ciel, nous ne pouvons éviter de des-
cendre dans les abîmes de l'enfer sur les traces des réprou-
vés. Et puisque nous avons rassasié notre âme du spec-
tacle ravissant que nous offre la vie des élus de Dieu, nous
DES MOYENS PHYSIQUES QUI EXCITENT l'ORGANISSIE. 15
ne devons pas nous laisser arrêter par T épouvante et l'ef-
froi qu'inspire le spectacle lamentable de la perversité hu-
maine arrivée à son comble; car elle aussi, de même que
la vertu, doit rendre à sa manière témoignage à la vérité.
Entrons donc résolument dans ces sentiers ténébreux de
Fabîme; un rayon d'en haut nous éclairera. iSous com-
mencerons par exposer dans ce livre l'ascèse diabohque,
qui introduit l'homme dans ces régions maudites, et l'i-
nitie à ses mvstères abominables.
CHAPITRE II
L'ascèse diabolique considérée dans le domaine de la vie. Opposition
de cette ascèse avec l'ascèse purgative. De la division des moyens
physiques propres à exciter l'organisme.
Dans la vie ordinaire, l'homme est renfermé dans un
cercle où les esprits de l'autre monde ne peuvent pénétrer
que rarement, et encore à la condition de se conformer
jusqu'à un certain point aux lois qui le gouvernent. La vie
suit son cours au dedans de ce cercle, car l'homme a reçu
tout ce qui lui est nécessaire pour arriver à son but. La lutte
et la peine ne lui manquent pas, il est vrai. Outre les voies
qui conduisent aux régions supérieures, d'autres descen-
dent vers l'abîme; mais la carrière qu'il doit parcourir
est devant ses yeux, et il sait ce qu'il doit faire. Si les des-
tinées de sa vie se compliquent, la foi est là qui le rassure
en lui en montrant l'heureux dénoûment. Mais lorsqu'il
met le pied hors de ce cercle, soit en s'élevant au-dessus
de lui, soit en descendant au-dessous, il nepeutplus comp-
ter sur cette paix qui protège sa vie; et il doit, dans ces
16 DES MOYENS PHYSIQUES QVl EXCITENT l'ORGANISME.
espaces inconnus, se confier à la garde des puissances aux-
quelles il s'est livré : il entre en rapport avec les esprits de
l'autre monde. Ce rapport, l'homme pieux ne l'a pas cher-
ché; mais il le trouve par hasard^ en quelque sorte, aux
limites du abonde ordinaire, comme la suite et le résultat
de ses efforts constants vers le bien , sans l'avoir jamais
désiré.
La mystique divine ne connaît donc point d'ascèse ou
de préparation ayant pour but formel et déterminé de dis-
poser l'homme avoir les esprits. Bien loin de là, elle con-
sidère avec raison comme une curiosité criminelle toute
tentative pour se mettre en rapport avec eux; et le moindre
effort en ce genre , elle le condamne de prime abord , et
l'attribue à la mystique infernale. Tout son effort à elle,
c'est de briser la nature, d'empêcher qu'elle ne pèse trop
sur l'âme, de dégager celle-ci des Uens qui l'attachent au
corps, de la séparer de plus en plus de la multitude des
choses créées, pour l'unir plus intimement avec l'unité in-
créée. Aussi les moyens dont elle se sert pour arriver à ce
but sont extrêmement simples : c'est la privation, le re-
noncement, la séparation de tout le créé, la lutte contre
la concupiscence et la volonté propre, dans toutes les
directions. Le résultat qu'elle cherche et qu'elle obtient,
c'est une ascension continuelle de la nature supérieure
au-dessus de la nature inférieure, la victoire de la première
sur la seconde, une clarté plus grande dans le regard in-
térieur, qui fait que l'àme, à l'aide de la lumière divine,
voit des choses qu'elle n'apercevait point lorsqu'elle était
enveloppée dans l'obscurité de la terre. Si elle se détache
du monde visible, ce n'est point pour se mettre en un rap-
port sensible avec les puissances de l'autre monde. Elle
DES MOYENS PHYSIQUES QUI EXCITENT l'ORGANISME. 17
marche donc avec précaution dans ces espaces inconnus,
sachant bien que de grands dangers la menacent de tout
côté. La rétine a été donnée à Toeil corporel afin que, fer-
mant la pupille, elle puisse le protéger contre l'afflux trop
considérable de la lumière physique; ainsi Dieu a donné
à l'œil spirituel de l'homme une certaine modestie et ti-
midité à l'égard de la lumière supérieure ; de sorte que de
temps en temps il se ferme, afin de contempler intérieu-
rement, dans le sanctuaire de l'âme, celui qu'il cherche
uniquement dans toutes ses voies, et qui est le seul objet
de ses désirs.
Mais il en est autrement de la mystique et de l'ascèse in-
fernale. Celui qui s'y livre n'a point pour dernier but de
s'élever au-dessus de tout le créé, de ne se laisser dominer
par aucune créature, comme aussi de n'en dominer au-
cune : sa fin suprême, au contraire, ne dépasse point le
cercle des choses créées. Mais le monde où elles se trouvent
renfermées est trop étroit pour son orgueil , et trop borné
pour son audace; il voudrait pénétrer dans les régions su-
périeures, évoquer les esprits, assujettira son orgueil des
puissances plus fortes que lui, ou se livrer à elles et devenir
leur esclave , afin de pouvoir commander sur la terre au
nom de celui qu'il s'est choisi pour chef; car peu lui im-
porte de servir l'enfer, s'il peut par là se faire servir sur la
terre. Pour conjurer les esprits, ou pour être en quelque
sorte conjuré par eux, il faut les voir. Aussi tout l'effort
de ceux qui s'engagent en ces voies, c'est de forcer l'entrée
qui conduit aux royaumes invisibles. Le but de l'ascèse
infernale, de toutes ses initiations et de tous ses mystères,
c'est de conduire l'homme dans les régions ténébreuses de
l'abîme. Nous trouvons, sous ce rapport, une opposition
18 DES MOYENS PHYSIQUES QUI EXCITENT l'ORGANISME.
manifeste entre la mystique divine et la mystique infer-
nale. Ce qu'aime l'une, l'autre le hait; ce que l'une
cherche ;, l'autre le fuit avec horreur. Ce que la première
trouve par hasard sur son chemin , comme une chose ac-
cessoire^ ce qu'elle accepte avec inquiétude et timidité,
l'autre le regarde comme son affaire principale, et le re-
cherche avec une audace criminelle. Aussi dans l'ascèse
diabolique ne peut-il être question de privations pour elle
qu'autant que celles-ci peuvent mener au but qu'elle
cherche; mais comme vertu elle en a horreur, et cherche
par tous les moyens de se les épargner, afin d'y substituer
l'abondance et la satisfaction de tous les désirs.
Le renoncement lui est également antipathique : elle ne
renonce qu'au bien supérieur et spirituel, afin de s'assurer
par là la possession des biens inférieurs qu'elle convoite.
Partout elle écarte d'elle les influences salutaires qui pour-
raient la troubler, et combat tout ce qui essaie de s'interpo-
ser entre elle et les puissances auxquelles elle s'est livrée.
Elle recherche tout ce que la mystique divine évite avec
soin , abusant des puissances et des éléments de la nature,
dont la bonté divine nous permet de disposer afin d'entre-
tenir notre vie : elle les pousse au delà de leurs véritables
limites, et leur demandent plus qu'elles ne peuvent et
qu'elles ne doivent donner. Elle développe par des moyens
artificiels leur vertu primitive, et leur fait produire des
effets inaccoutumés. Au Heu de nourrir, d'apaiser et de
i-afraîchir la vie, ces éléments décomposés, altérés, agissent
d'une manière funeste sur tel ou tel organe du corps hu-
main; et de là, envahissant la vie tout entière, ils y re-
produisent leur propre division, et la bouleversent de fond
en comble. Le résultat de cette aciion, c'est de polariser
DES MOYENS PHYSIQUES QUI EXCITENT L ORGANISME. 19
plus fortement encore la vie et l'organisme. Le désordre se
communique d'un organe à l'autre, et parcourt ainsi tout
le système ganglionnaire, jusqu'à ce qu'il atteigne le centre
delà vie, le sensorium commune de cette région. Celui-ci
irrité, développé outre mesure par l'action de ces excitants,
acquiert une concentration et avec celle-ci une intensité
et une extension plus grandes. 11 pénètre plus loin et plus
avant. Les sens prennent part aussi de leur côté à ce dé-
veloppement, et apportent du dehors des matériaux plus
abondants. L'àme, de cette manière, trouve accès dans des
régions qui lui étaient auparavant fermées; elle atteint et
voit plus loin ; en un mot elle devient clairvoyante ; et
c'est là le but que se propose l'ascèse diabolique. La clair-
voyance ouvre les régions invisibles; puis, jetant un re-
gard en arrière sur le chemin qu'elle a parcouru, elle
multiplie ainsi, en multipliant ses expériences, les moyens
qui servent à la produire.
Ces moyens se distinguent d'après les organes auxquels Des moyens
., , - ' ^ A, . physiques
ils s adressent. Ces organes peuvent être ou ceux qui ser- propres
vent à la circulation, ou ceux du mouvement, ou ceux des , ^ exciter
•^ 1 organisme,
sens. Au rang le plus intime sont placés les moyens qui
agissent sur le sang et les ganglions inférieurs; ce sont
aussi les plus matériels. Ils peuvent se diviser en trois
classes, correspondant aux trois issues par lesquelles la vie
inférieure est accessible aux influences du dehors. En ef-
fet, celle-ci comprend les organes de la respiration, qui
reçoivent les exhalaisons, les vapeurs, en un mot tous les
éléments éthérés du dehors. La mystique diabolique agit
sur ces organes par le moyen des exhalaisons, des vapeurs,
des fumigations, etc. Après les organes de la respiration
vientlapeau extérieure qui recouvre tout le corps. Celle-ci
20 DES MOYENS PHYSIQUES QUI EXCITENT l'ORGANISME.
est accessible à toutes les influences du dehors, surtout
lorsqu'elle a été préparée par des frictions ou le massage ,
et que tous 'ses pores se trouvent ouverts. C'est donc par
les frictions et par les onguents que la mystique infernale
cherche à produire dans le système cutané une irritation
favorable au développement des phénomènes qu'elle veut
produire. Enfin, après la peau extérieure vient la peau in-
térieure qui s'étend du gosier à travers tout le canal intes-
tinal. C'est sous la forme liquide que les moyens irritants
inventés par la mystique diabolique agissent sur ce sys-
tème.
La première de ces formes est la plus pénétrante et la
plus rapide dans son action , à cause de la volatilité des
agents dont elle se sert, et de la grande mobilité du système
pulmonaire. On l'employait de préférence dans toutes les
circonstances où l'effet devait être prompt, quoique pas-
sager, comme dans les irritations, par exemple. Au reste,
cette forme était déjà indiquée par la nature; car le siège
de la Pythie était, on le sait, placé au-dessus des vapeurs
qu'exhalaient les cavités du Parnasse; et les Scythes, lors-
que, d'après le témoignage d'Hérodote, liv. IV, 7 5, ils
s'enivraient avec les vapeurs de la semence d'une certaine
espèce de chanvre qu'ils répandaient sur des pierres em-
brasées, ne faisaient en cela qu'imiter la nature. Le discré-
dit de certaines localités tenait à des circonstances et à des
particularités de ce genre; et des expériences récentes ont
prouvé que les récits de l'antiquité sur ce point ne sont
pas toujours une pure fable. Ainsi, elle raconte que per-
sonne ne pouvait dormir dans l'ile d'Aer, située dans le
golfe de Lesbos et consacrée à Neptune, parce qu'on y
était inquiété par des apparitions nocturnes. Or, dans ces
DES MOYE.^S PHYSIQUES QUI EXCITENT l'ORGAINISME. 21
derniers temps, Sandys allant de Venise à Constantinople,
son \'aisseau aborda dans ce golfe, près de cette ile, sous
une fente de rocher appelée Golfo Calone ; et il se trouva
que tous ceux qui raccompagnaient, sans en excepter un
seul, furent troublés dans leur sommeil par des songes
terribles, et que tous ceux qui montaient la garde préten-
dirent qu'ils avaient vu le diable. Ils furent tellement ef-
frayés qu'ils partirent à minuit et quittèrent ces lieux
inhospitaliers. [Purchas PUgrimm, tome II, livre vni, c. 8.)
Les breuvages enchantés avaient aussi une action très-puis-
sante à cause du voisinage du foyer des nerfs ; mais cette
action était aussi, à cause de cela, rapide et passagère, tan-
dis que les onguents répandus sur toute la surface de la
peau, moins sensible sous ce rapport que les autres parties
du corps, et pénétrant dans l'organisme par les extrémités
des nerfs qui aboutissent à celle-ci, produisaient un effet
plus lent, plus doux, mais aussi plus durable. Les onguents
sont donc, avec les breuvages magiques, les moyens em-
ployés le plus fréquemment dans la magie; et elle n'a re-
cours que dans certaines circonstances particulières aux
fumigations, aux exhalaisons et aux vapeurs.
La seconde classe des moyens employés par la magie
s'adresse aux diverses parties du système moteur. Elle
comprend les différentes manipulations qui se rattachent
aux bras et aux mains, et les mouvements cadencés de
toutes les sortes de danses. Quant à ces manipulations, le
magnétisme animal en a fait connaître assez dans ces der-
niers temps la signification et la valeur. Si c'est un prin-
cipe en chimie que les corps n'agissent qu'autant qu'ils
sont fluides, c'est un principe non moins certain en
physique qu'ils n'agissent qu'autant qu'ils sont mis en
22 DES MOYENS PHYSIQUES QUI EXCITENT l'oRGANISME.
mouvement. En faisant donc la part de toutes les illusions,
de toutes les duperies qui peuvent avoir eu lieu dans ce
domaine, il reste incontestable que c'est par le mouvement
que le système moyen de l'organisme est principalement
excité, et que l'on peut mettre en rapport et enchaîner en
quelque sorte par un lien commun le système moteur de
plusieurs individus. Le fer frotté avec l'aimant subit une
sorte d'ascèse physique, perd sa rudesse et sa résistance, et
entre dans la sphère d'action du magnétisme de la terre.
Les passes magnétiques produisent un effet du même genre
entre deux individus, chez l'un desquels, soit à la suite de
quelque maladie , soit par quelque autre moyen, la vie est
devenue comme polarisée. Elles étabhssent entre eux des
rapports tellement intimes que dans les cas où l'action est
positive le somnambule ne semble plus qu'un instrument
entre les mains de son magnétiseur éveillé, tandis que
dans les cas où l'action est négative le magnétiseur est
dominé et gouverné par le somnambule.
Ici ce sont les bras et les mains qui servent de conduc-
teur au fluide magnétique j mais d'autres fois, comme dans
la danse, ce sont les jambes et les pieds qui , tournés vers
la terre, cette base commune, ce support de toute vie orga-
nique, indiquent un assujettissement plus complet de
l'homme à la nature et à la vie inférieure, tandis que les
manipulations et les mouvements des bras semblent si-
gnifier, au contraire, une union plus haute et plus libre.
On sait que la danse , partout où elle a su conserver en-
core son ancienne signification, ne fait que manifester au
dehors les affecUons cachées au fond de l'âme. 11 s'en
échappe en quelque sorte un courant magnétique qui en-
lace les danseurs, les emporte dans des tourbillons toujours
DES MOYENS PHYSIQUES QUI EXCITENT l/ORGANISME. 23
plus étroits^ et les lie par les rapports les plus intimes.
Elle excite^ elle étend, elle soulève comme dans une tem-
pête toutes les régions de la vie^, exalte les danseurs, les
enchaîne par le charme de l'affection particulière qu'ex-
priment ces mouvements cadencés ; elle doit donc être con-
sidérée comme un des moyens magiques les plus puissants
et les plus efficaces.
La troisième classe comprend tout ce qui s'adresse aux
sens, et pénètre par eux jusqu'à l'homme intérieur. Il n'est
pas un sens, en effet, qui ne puisse être soumis à Faction de
la magie. On connaît depuis longtemps l'effet magique des
odeurs; et l'enivrement que produisent dans l'œil la lu-
mière, les couleurs et les images agencées avec art, est sem-
blable à l'ivresse que le vin produit dans les systèmes ner-
veux inférieurs. Mais de tous ces moyens le plus puissant
est le souffle, et dans le souffle le son et la parole, de même
que tous les sons extérieurs qui frappent l'air. Chaque élé-
ment a sa voix qui lui est propre, et son nom pour ainsi
dire ; de sorte que, si vous l'appelez par ce nom, il vous ré-
pondra. Lorsque le feu lutte avec la terre dans les abîmes
souterrains, on entend ses mugissements sortir du gouffre
. béant où il se débat. Leau murmure et bruit dans le ruis-
seau qui coule à travers la prairie ; elle mugit lorsque, fu-
rieuse, elle vient se briser avec fracas contre le rocher,
tandis que l'air nous épouvante par les roulements du ton-
nerre. Chaque animal sur la terre a sa voix, dont les modi-
fications expriment les diverses impressions qu'il ressent.
Chaque affection qui soulève la poitrine de l'homme a aussi
son ton particulier. Or, de même que chaque pensée, après
s'être exprimée dans les voyelles et les consonnes qui lui
correspondent, se reproduit dans l'oreille de celui qui
:24 DES MOYENS PHYSIQUES QUI EXCITENT l' ORGANISME.
écoute; ainsi chaque affection, depuis la plus profonde
jusqu'à la plus élevée, après s'être manifestée au dehors
dans le ton qui lui est propre, dépose en quelque sorte
dans l'àme de l'auditeur le corps extérieur dont elle s'est
revêtue; et celui-ci, éveillant la même affection qui lui a
donné naissance, se cherche une àme à son tour. La mu-
sique n'est donc pas seulement un excitant, mais elle est en-
core un Hen des esprits ; car chaque mélodie porte renfer-
mées en soi toutes les harmonies, que l'art ne fait que déta-
cher et produire au jour. Ce qui est vrai des sons cadencés
et soumis au rh^thme peut s'appliquer aussi à la parole
articulée. Par elle le souffle vivant de l'homme jaillit de
la poitrine ; par elle s'accompUt une sorte de transfusion
des pensées d'un esprit à l'autre. Déjà, dans la vie ordinaire,
le bien et le mal se communiquent de cette sorte, et souvent
une parole juste, dite avec son véritable accent, produit
des effets surprenants et magiques. Il n'est donc pas éton-
nant que la magie ait recours à certaines formules ou à cer-
taines évocations pour agir sur les natures déjà préparées
à recevoir son action. Tous ces moyens aussi ont été em-
ployés; et dès que l'homme a découvert leur efficacité, il a
cherché et trouvé la manière de les réunir tous , afin de
produire un effet complet et vraiment grandiose. C'est dans
les initiations surtout que l'on a cherché à atteindre ce
but, et c'est d'elles que nous allons parler dans le chapitre
suivant.
DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME. 25
CHAPITRE ni
Les initiations dans le paganisme. Les anciens mystères, bons et
honnêtes à l'origine , n'ont pas tardé à dégénérer. On en trouve
encore des restes dans les forêts de TAmérique, chez les Virginiens,
les Caraïbes , les Moxes , les Mexicains , les Péruviens ; puis au nord
de l'Asie, dans le pays des Jaiutes; chez les Finnois et les Lapons.
Les cérémonies dont se servait l'antiquité pour initier
les adeptes aux mystères les plus sublimes du culte de la
nature , ont été célèbres de tout temps , et le manque de
donnée sur cet objet si intéressant a provoqué toujours
l'attention des savants^ et donné lieu à des études nom-
breuses et profondes. iSous en savons assez toutefois pour
être convaincus que ces cérémonies consistaient dans l'em-
ploi simultané de tous les moyens magiques dont nous
venons de parler j et ceci s'applique au paganisme tout en-
tier, au meilleur comme au plus mauvais. Dans l'antiquité,
le froment et le vin étaient considérés comme le principe
de toute vie. L'agriculture et la culture de la vigne étaient
donc les deux formes du culte de, la nature : l'une sobre,
réfléchie; l'autre enthousiaste, échevelée. De là est venu
aussi un partage semblable de la vie dans toutes ses fonc-
tions. Les initiations devaient donc avoir, en vertu du
même principe, un double caractère, lequel devait se ré-
véler au dehors dans leurs symboles. Les uns, en effet,
ont emprunté leur symbolique au froment caché dans les
entrailles de la terre , les autres au raisin qui mûrit sous
les rayons du soleil. Là le grain de froment déposé dans la
terre s'arrache peu à peu, en vertu de l'énergie qui lui est
propre, aux puissances ténébreuses qui le retiennent cap-
tif ; mais ce n'est qu'après être mort lui-même qu'il peut
1*
26 DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME.
entrer dans une vie nouvelle. Il en doit être ainsi du ne'o-
phyte qui veut être initié aux mystères. L'homme supé-
rieur en lui doit s'arracher par une lutte constante et ré-
fléchie aux puissances de l'abîme; mais ce n'est que par
la mort du vieil homme que le nouveau peut renaître à
une vie plus élevée. Aussi des expiations et des lustra-
tions de toute sorte doivent conduire à celle-ci. C'est dans
la retraite la plus profonde, au milieu des forêts ou au fond
des sanctuaires, dans la solitude et le silence qu'a lieu la
première préparation. L'abstinence et la continence en sont
les deux conditions indispensables; c'est ce qu'expriment
ces paroles que prononce le néophyte : Jejuvani; in casto
fui. Il faut qu'il confesse ses péchés, qu'il en fasse péni-
tence et qu'il les expie. Il faut que ses souillures soient
purifiées, corporellement d'abord, et spirituellement en-
suite, par le sel, l'eau, le sang et le feu. C'est alors que
commence pour lui l'état de guerre contre lui-même. 11
faut qu'il parcoure toute la série des épreuves prescrites ,
pour que l'on sache s'il a acquis l'égahté d'àme et la con-
stance inébranlable qu'on exige de lui. Ce n'est qu'après
cette préparation que la mort mystique et la renaissance
peuvent s'accomplir. Le néophyte refuse de prendre la
couronne qu'on lui offre; car il ne veut d'autre couronne
que Dieu : mais l'initiateur fait de son côté comme s'il
immolait le néophyte à Dieu. (TertuUien, du Baptême,
c. V.) Ce n'est que lorsque l'homme est affranchi de tout
le sensible qu'il devient parfait et qu'il reçoit la com-
munication des mystères.
Ce n'est plus ainsi que se passent les choses dans l'autre
forme d'initiation, qui prend le raisin pour symbole. Le
vin se forme du suc de la grappe, mûrie au soleil par une
DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME. 27
fermentation qui semble avoir quelque analogie avec l'orgie
des mystères. Ainsi, la vie nouvelle dans le néophyte^
semblable au vin , doit elre exprimée pour ainsi dire de
son sang par une sorte de fermentation ignée. « Ils fêtent
Dionysus Meenoleus dans les orgies de Bacchus , dit Clé-
ment d'Alexandrie^ et entrent dans une espèce d'enthou-
siasme et de fureur religieuse^ mangeant de la chair crue,
se ceignant la tête avec des serpents, criant Eve, invo-
quant ainsi celle qui a introduit l'erreur et le péché dans
le monde. Aussi le serpent est le symbole des mystères
bachiques. Or le serpent femelle s'appelait chez les Hé-
breux Eexa , avec Taspiration. » [Protrept.j p. 11.) Ce
n'est donc point le kykeon, ce simple breuvage d'orge mêlé
de pouhot, ni la ciguë , qui émousse le ressort de la vie ,
que l'on présente au néophyte. On ne répand point de
petit poivre sous sa couche , mais au contraire on lui sert
dans un vin généreux tout ce qui peut exalter la na-
ture et exciter les esprits vitaux. Cependant l'ascèse exci-
tante n'exclut point d'une manière absolue la première.
D'après cette loi naturelle, qu'au flux correspond toujours
un reflux égal, elle se sert quelquefois des moyens cal-
mants pour rendre plus actifs encore par la réaction les
excitants qu'elle emploie. Aussi trouvons-nous appliqués
dans les deux sortes d'initiation tous les moyens que nous
avons cités plus haut, non -seulement les substances que
la nature peut offrir, mais encore la puissance des sons
dans la musique, le mouvement rhythmique de la danse,
le charme de la lumière dans le contraste de la couleur et
de l'obscurité. Toutes ces choses servent au même but.
Mais c'est une loi que le gain se règle toujours d'après
l'enjeu , et que l'on demande davantage à celui qui a
28 DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME.
reçu plus que les autres, aux prêtres par coriséqueut.
Tout cela était innocent à l'origine, et tendait à déve-
lopper la moralité et à faire prédominer le bien sur le
mal; mais tout cela aussi portait en soi un principe de
dissolution qui le rongeait , à savoir le naturalisme , sur
lequel s'appuyait tout l'édifice de la religion à cette
époque. Le naturalisme mettait la créature à la place du
Créateur, et consacrait comme prêtre de cette idole
l'homme inférieur, c'est-à-dire cette portion de notre être
qui a plus de rapport avec la nature physique. Le culte
devait naturellement porter l'empreinte de ces deux
formes. Dans les commencements, il avait encore une
naïveté qui le rendait innocent jusqu'à un certain point;
mais il ne tarda pas à dégénérer. Cette altération dut
se produire d'une manière plus prompte et plus sensible
dans la seconde forme, c'est-à-dire dans ce culte enthou-
siaste qui, célébré dans la nuit et les ténèbres, exaltait
les affections de l'âme , et frayait la route à toute sorte de
désordres. Aussi, malgré tout le soin que l'on prit pour
le justifier, ou l'excuser du moins, à l'aide de théories
inventées dans ce but, il finit bientôt par tomber dans
l'excès opposé; et après avoir excité dans l'âme les mou-
vements les plus violents et les plus désordonnés, il la
réduisit à une prostration extrême. Le serpent, sym-
bole de toutes les religions de l'antiquité en général,
représente d'une manière bien plus spéciale encore ce culte
enthousiaste; et c'est avec raison que Clément d'Alexan-
drie fait remarquer l'accord singulier qui existe entre le
nom du serpent et celui d'Eve, qui par son péché a été la
mère de tout désordre sur la terre. La mythologie nous
représente Hélios ou le soleil tuant Python , le dragon de
DES INITlAT[OiNS DANS LE PAGANISME, 29
feu, et devenant après sa victoire Python lumineux et pro-
phète. Partout ainsi nous retrouvons l'opposition du ser-
pent venimeux qui donne la mort et du serpent qui donne
le salut. Mais la métamorphose qui doit changer le feu dé-
vorant en une lumière bienfaisante s'accomplit, hélas! trop
facilement dans un sens opposé : la clarté primitive de l'âme
n'est que trop souvent souillée par les appétits inférieurs ,
et devient trop souvent une flamme qui consume. Aussi
les écoles d'enthousiasme, après avoir dégénéré en écoles
de prostration, devinrent bientôt des écoles de magie. Elles
tournèrent alors complètement au mal les moyens qu'elles
avaient employés d'abord pour le bien, et leurs initiations
prirent la forme et le caractère que nous avons indiqués
plus haut.
Ce qui existait dans l'antiquité sous ce rapport, nous le Lesimtia-
retrouvons dans les forêts de l'Amérique; et les récits de ^^g^^
ceux qui ont découvert ces pays, développés par ceux des Virginiens.
missionnaires qui sont venus plus tard, peuvent éclaircir
bien des choses qui étaient encore obscures pour nous
chez les peuples anciens. Les Virginiens appelaient l'initia-
tion aux mystères hiscanavirung . Les jeunes gens en par-
couraient les degrés inférieurs de quinze à vingt-cinq ans,
avant d'être admis parmi les hommes distingués de la
nation. A certains jours déterminés, on les conduisit au
miUeu des danses dans les forêts. Là, cachés pendant plu-
sieurs mois dans une solitude profonde , sous la direction
de leurs initiateurs, ils n'avaient d'autre nourriture qu'un
breuvage préparé avec certaines racines, et nommé visoc-
can, lequel leur prenait la tête à un tel point qu'ils per-
daient le souvenir de leur vie antérieure, de leurs parents,
de leurs amis, de leurs possessions et même de leur
30 DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME.
langue. Lorsque ce breuvage avait produit son effet , on en
diminuait peu à peu la mesure , jusqu'à ce que les jeunes
gens fussent revenus à eux-mêmes. Ils étaient alors, d'a-
près la croyance du peuple, purifiés de toutes les mau-
vaises impressions de leur jeunesse, et replacés dans l'état
primitif de l'homme. Leur raison avait acquis sa maturité;
ils étaient renés, et leurs guides continuaient à les in-
struire jusqu'à ce qu'ils ne se souvinssent plus d'avoir été
enfants autrefois.
Les Les Caraïbes avaient aussi des initiations de cette sorte
Caraïbes, p^^^, j^g jg^^gg ggjjg g^ \q^ jeunes filles parvenus à l'âge
nubile, d'autres pour les jeunes gens qui devaient monter
au rang des guerriers, puis pour les guerriers qui de-
vaient monter à celui de capitaines, ou de capitaines
devenir commandants supérieurs; d'autres, enfin, pour
Les Galibes. les prêtres. Chez les Galibes, celui qui veut être reçu com-
mandant doit se retirer dans un coin de sa hutte, s'y cou-
cher dans son hamac, et y jeûner très-rigoureusement
pendant six semaines. Pendant tout ce temps, les autres
commandants viennent le voir tous les jours matin et soir,
lui donner des leçons, accompagnées chaque fois de trois
coups de fouet, qui lui mettent le corps en sang, sans qu'il
puisse manifester aucun signe de douleur. Le temps de
l'épreuve une fois achevé, on le suspend plusieurs fois
au-dessus d'un feu d'herbes d'une odeur infecte; de sorte
que, bien que la flamme ne l'atteigne point, la chaleur et
l'odeur lui font perdre connaissance. On le réveille de cet
état de mort apparente en lui mettant autour du cou une
cravate de feuilles de palmier, où sont attachées à mi-corps
grand nombre de grosses fourmis noires, dont les mor-
sures très-douloureuses le font revenir à lui-même. 11 est
DES INlTIATIOîsS DANS LE PAGANISME. 31
après cela soumis à un second jeûne , moins sévère que le
premier; pius il reçoit l'arc et les flèches ;, symboles de sa
nouvelle dignité, et est proclamé commandant. (Biol,
Voyage en Vile de Cayenne , en l'année 1652, 1. III, c. 10.)
Le noviciat est plus rigoureux encore quand il s'agit de
consacrer un commandant supérieur pour tout le peuple.
Le jeûne dure plus de neuf mois. Le récipiendaire doit
porter des fardeaux énormes, monter la garde presque
toutes les nuits , parcourir tout le pays pour en avoir une
connaissance exacte. On le met en terre jusqu'à la ceinture
dans une fourmilière , ou bien on lui applique ces ani-
maux sur le corps sous forme de cravates, de genouillères,
de brassières, de ceintures et de couronnes. Lorsqu'il a
passé par toutes ces épreuves, chacun de ses sujets lui met
le pied sur le cou , après quoi on le relève ; tous viennent
déposer leur arc et leurs flèches à ses pieds ; il leur met à
son tour le pied sur le cou, et il est proclamé leur maître.
{Mémoires de Trévoux; mars 1723.)
Ce qui prouve que chez ces peuples, sauvages en partie,
une étincelle religieuse gît au fond de ces usages, c'est que
ce qui chez eux se faisait dans les forêts se passait dans les
temples chez les Péruviens et les Mexicains, qui étaient ar-
rivés à un plus haut degré de culture. Les enfants du so-
leil, au Pérou, tribu nombreuse, devaient, une fois arrivés
à l'âge de quinze à seize ans , subir les épreuves les plus
pénibles ; pratiquer, et pour les aliments et pour la boisson,
des jeûnes toujours plus rigoureux, jusqu'à leur entier
épuisement; veiller dix à douze nuits de suite sans inter-
ruption , lutter à la course , faire les exercices militaires ,
combattre les uns contre les autres, au risque d'être blessés
ou même de gagner la mort, entreprendre des travaux ma-
32 DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME.
nuels de toute sorte, recevoir des coups de fouet, se laisser
traiter avec le plus profond mépris , accepter la nudité ,
Findigence et les privations de toute sorte; et ce n'est
qu'après avoir passé heureusement par toutes ces épreuves
qu'ils obtenaient les signes de leur dignité. (Garcilasso de
la Vega, Comment, real., 1. VI, c. xxiv.) Les membres de la
noblesse guerrière au Mexique, avant d'arriver à la dignité
de tecuitle, devaient passer aussi par des épreuves sem-
blables, dont la rigueur était en proportion avec la hauteur
du rang qu'ils voulaient atteindre. Au milieu des nobles
guerriers, dans le temple du dieu de la guerre, on consul-
tait d'abord les augures. Puis venaient les sacrifices et les
danses ; après quoi le récipiendaire, couvert de haillons et
renfermé dans le temple, devait offrir au dieu son sang
pendant quatre jours et quatre nuits, en veillant et jeûnant.
Il faisait la même chose dans tous les temples de la contrée
à la ronde ; et ce n'est qu'au bout d'un an de ces épreuves
qu'il recevait devant l'autel les signes d'une dignité qui lui
avait coûté si cher. (Lopez de Gomara, Hist. gen., liv. II,
c. Lxxvm.)
Dans ces usages, nous retrouvons les cérémonies em-
ployées pour l'initiation des héros de l'antiquité, de môme
que dans celles-ci nous retrouvons la base païenne des ini-
tiations de la chevalerie au moyen âge : l'emprisonnement
du récipiendaire dansla chambre noire, ses jeûnes, la veille
des armes et les prières dans la chapelle pendant la nuit ,
la confession des péchés, le serment, la réception et l'arme-
ment du chevaher. Toutes ces épreuves avaient pour but
de montrer le courage et la constance inébranlable de
l'initié. Mais l'initiation des prêtres et des magiciens a
quelque chose de plus intéressant pour nous encore, et qui
DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME. 3c!
se rapporte davantage à notre sujet; car elle a pour but
principal de produire la clairvoyance. C'était si bien là
l'affaire capitale que chez lesMoxes, au Paraguay, lorsque ^^^ ^^^^^
le néophyte avait parcouru toutes les épreuves, on lui Paraguay-
versait dans les yeux une liqueur composée du suc de plu-
sieurs plantes, et qui lui causait de grandes douleurs. Mais
elle aiguisait aussi tellement sa vue qu'il devenait Tiharoqui ,
c'est-à-dire qui a l'œil clair, ou voyant. [Lettres édifiantes.)
Parmi les substances dont on se servait dans les initiations,
une des plus importantes sous ce rapport est le tabac, au-
quel tous les peuples américains attribuent des propriétés
singulières , et qui était chez eux dans un rapport très-in-
time avec la rehgion. Ainsi, chez les Caraïbes, le novice
doit passer dix ans quelquefois chez un ancien magicien
avant d'être seulement admis aux épreuves. Celles-ci com-
mencent par le jeûne, jusqu'à l'entier épuisement du
corps; puis viennent les danses poussées jusqu'à la défail-
lance, après quoi l'on se sert des fourmis pour réveiller
et rappeler à eux les novices. Enfin , pendant que ceux-ci
sont couchés à terre, demi -morts, on leur verse par le
moyen d'une espèce d'entonnoir un vase plein de suc de
tabac. Cette liqueur produit naturellement les effets les
plus violents, jusqu'à des vomissements de sang. Dans les
intervalles, et pendant la nuit, les autres magiciens, réunis
autour du patient, lui déchirent tout le corps jusqu'au
sang avec les dents aiguës de VaaUi, afin de l'accoutumer
à ce supplice, qui se représente souvent dans le rituel
magique.
Ce n'est qu'après avoir traversé toutes ces épreuves
qu'il est consacré. Pour cela, les femmes nettoient une
cabane et y dressent trois hamacs : l'un pour le consécra-
34 DES INITIATIOISS DANS LE PAGANISME.
teur, le second pour le néoph^te^, le troisième pour l'esprit,
auquel on élève aussi une espèce d'autel de nattes, où l'on
plaçait pour lui du pain de cassave et un vase plein d'une
liqueur nommée onicii. Le maître et le novice se rendent à
minuit dans la cabane, après que le premier a expliqué le
soir au second la signification et l'importance de la dignité
qu'il va recevoir. Il l'exhorte à ne pas s'effrayer des phé-
nomènes extraordinaires dont il va être témoin dans le
cours de cette nuit, et ne cesse de lui vanter l'honneur
qu'il y aura pour lui d'avoir désormais à son service un es-
prit qu'il pourra appeler à son gré, et qui exécutera tous
ses commandements. Le maître allume d'abord une feuille
de tabac roulée, et commence le chant magique en hurlant
de toutes ses forces. Il continue ainsi jusqu'à ce qu'on en-
tende dans les airs un bruit terrible, mais lointain d'abord.
On éteint alors le feu, en ayant bien soin de le couvrir jus-
qu'à la dernière étincelle, parce que les esprits, dit -on,
aiment les ténèbres. L'esprit ou le mahoga entre avec la
rapidité de l'éclair à travers le toit dans la cabane. Après que
le maître et le novice lui ont témoigné leur vénération pro-
fonde, une conversation s'établit entre eux et lui, et ceux
qui attendent dans les cabanes voisines n'en perdent pas
un mot. L'esprit, déguisant sa voix, demande au maître
pourquoi il l'a évoqué, et lui annonce qu'il est prêt à
satisfaire ses désirs. Le maître le remercie et 1 invite à se
coucher d'abord, et à prendre part à la fête qu'on lui
a préparée. L'esprit monte dans le hamac avec une telle
force que la cabane en tremble. Il se fait un profond
silence, et l'on entend remuer les mâchoires de l'esprit
comme s'il mangeait, quoique l'on trouve ensuite le pain
et le breuvage parfaitement intacts, et l'on tient en grand
DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME. 3o
honneur l'un et l'autre, comme ayant été consacrés par
l'esprit.
Le maître se prosterne devant celui-ci, et lui dit : « Je ne
t'ai pas fait venir seulement pour te témoigner mon res-
pect, mais pour te recommander ce jeune homme ici pré-
sent. Commande donc qu'un autre esprit semblable à toi
descende , le serve et se Ue avec lui dans le même but et
aux mêmes conditions que tu t'es lié à moi, qui te sers de-
puis tant d'années. — J'y consens , w répond l'esprit avec
joie. Aussitôt un second esprit manifeste sa présence par
un bruit non moins terrible que celui qu'a fait le premier
en descendant. Les sens du maître et du novice sont liés et
charmés pendant quelque temps par les choses extraordi-
naires qu'ils ont sous les yeux. Le novice, demi -mort de
frayeur, saute de son ham^c, se prosterne devant l'esprit
nouvellement arrivé, et lui dit d'une voix tremblante;
« Esprit! toi qui daignes me prendre sous ta protection,
sois, je t'en supplie, favorable à mes vœux. Sans ton se-
cours, je suis perdu ; ne me laisse pas périr misérablement,
mais incline -toi vers ma prière > de sorte que je puisse te
conjurer toutes les fois que je le désirerai, et que le deman-
dera le bien de mon peuple. — Prends courage, répond
l'esprit, je ne te quitterai plus jamais, ni sur terre ni sur
mer ; je serai près de toi dans tous les dangers. Mais sache
aussi que si tu ne me sers pas avec fidéhté tu n'auras pas
d'ennemi plus acharné que moi. » Les esprits disparaissent
ensuite avec un coup de tonnerre qui fait retentir la ca-
bane et les environs. Tous accourent des huttes voisines
avec des lumières, et l'on trouve le maître et le novice
étendus à terre demi-morts et privés de sentiment. Les pa-
rents et les amis s'efforcent de les rappeler à eux. On al-
36 DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME.
lume un grand feu pour les réchaufier. On leur donne à
manger et à boire pour réparer leurs forces épuisées par
un long jeûne. Mais l'impression reste toujours dans l'i-
magination de l'initié, qui a désormais le pouvoir de
guérir les maladies et d'évoquer l'esprit. On peut consul-
ter l'ouvrage du P. Lafitau, dans ses Mœurs des sauvages
américains,^. 344.
La première chose, plante, animal ou autre, qui frappe
l 'imagination des initiés devient le symbole de leur esprit fa-
milier, l'objet de leurs désirs, le lien qui les met en rapport
avec lui d'une manière plus ou moins intime, selon le
degré du don qu'ils ont reçu. Les plus favorisés ne res-
sentent pas seulement dans leur âme ce qui les concerne,
mais ils lisent encore dans l'âme des autres, aperçoivent
leurs désirs les plus secrets, jusqu'à ceux qu'ils ignorent
eux-mêmes. On les voit souvent en extase; leurs sens sont
liés; un esprit étranger semble s'être emparé d'eux, par-
ler en eux du fond de leur poitrine. Il agit par leurs or-
ganes, les élève quelquefois en l'air ou les fait paraître
plus grands qu'ils ne sont ordinairement. Dans la croyance
du peuple, ces esprits sont diflërents; les uns poussent au
bien, les autres au mal ; mais tous ceux qui sont liés à eux
se plaignent de la dureté de leur esclavage. (Lafitau,
p. 370.)
Les voyageurs nous racontent des choses singulières sur
les effets magiques que peuvent produire ceux qui ont
reçu cette consécration . Un officier français, qui dès sa jeu-
nesse avait vécu parmi les Hurons et connaissait à fond
leurs habitudes, raconta au P. Latitau un fait de magie
dont il avait été témoin lui-môme. Quelques-uns d'entre
ce peuple, inquiets de l'issue d'une expédition qu'avaient
DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME. 37
entreprise sept de leurs guerriers, prièrent une vieille ma-
gicienne de consulter le sort pour eux. Elle eut beaucoup
de peine à s'y décider, parce qu'elle souffrait beaucoup
toutes les fois qu'elle le faisait. Cependant elle céda à leurs
instances, surtout lorsqu'elles furent appuyées par celles
de l'Européen, qui d'ailleurs croyait peu à ces sortes de
choses. Elle nettoya donc un certain espace de terre, y ré-
pandit avec soin de la farine ou de la cendre ; il ne se
rappelle pas lequel des deux; puis elle y plaça quelques
tas de bois représentant les diverses localités , et formant
comme une carte de géographie, ayant égard à la position
de chaque lieu. Elle tomba ensuite en de grandes convul-
sions, pendant lesquelles les personnes présentes virent
très-clairement sept étincelles sortir du fagot qui représen-
tait leur village, aller d'un bord à l'autre, et former ainsi
un sentier à travers la farine ou la cendre. Les étincelles,
après être restées cachées pendant quelque temps dans un
des villages, reparurent de nouveau au nombre de neuf,
et revinrent en se frayant une nouvelle route, jusqu'à ce
qu'enfin elles se fussent arrêtées près du lieu d'où elles
étaient parties au nombre de sept. La femme, toujours
dans son délire, dispersa les fagots, foula aux pieds le ol
011 elle les avait arrangés, s'assit, se reposa quelque temps;
puis, revenue à elle, elle raconta tout ce qui était arrivé
aux guerriers sur le sort desquels on l'avait consultée. Elle
indiqua le chemin qu'ils avaient pris, nomma les villages
par où ils avaient passé , donna le nombre des prisonniers
qu'ils avaient faits, désigna le lieu où ils étaient présente-
ment, et assura qu'ils arriveraient dans le village au bout
de trois jours. Sa prédiction l'ut accomplie, et les guerriers
de retour confirmèrent de poini on point la vérité de ces
IV. 2
38 DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME.
données. (Lafitau, p. 385.) L'art de charnier les animaux
n'était point inconnu aux prêtres de l'Amérique; on les
voit souvent manier sans dommage les serpents les plus
venimeux, tels que le serpent à sonnettes, elles porter en
leur sein. Nous avons déjà vu qu'ils s'en faisaient des
ceintures et des couronnes, comme on le faisait dans les
orgies de Dionysus. [Ihid., p. 253.)
L île Gonzalo Ferdinando Ovido , dans son Histoire générait^
d'Hispaniola (^gg Indes, rapporte que les habitants de l'île d'Hispaniola,
avant d'avoir reçu l'Évangile, avaient parmi eux un
ordre de prêtres qui demeuraient dans des lieux solitaires
et sauvages, pratiquaient le silence et les privations de
toute sorte , et menaient une vie bien plus sévère encore
que les Pythagoriciens. Ils s'abstenaient de tout ce qui a du
sang, et se contentaient des fruits , des herbes et des ra-
cines qui croissent dans leur pays. Ils étaient connus des
indigènes sous le nom de Places. Ils s'appliquaient surtout
à acquérir une connaissance profonde des choses natu-
relles. Ils étaient avec cela habiles dans la magie, et possé-
daient des moyens secrets pour se mettre en rapport avec
les esprits toutes les fois qu'ils voulaient prédire l'avenir.
Voici comment les choses se passaient. Lorsqu'un cacique
faisait venir dans ce but un de ces prêtres du désert, ce-
lui-ci venait avec deux de ses disciples, dont l'un appor-
tait un vase plein d'un breuvage mystérieux, tandis que
l'autre avait une petite cloche d'argent. Lorsqu'il était ar-
rivé, il s'asseyait entre ses deux disciples sur un petit siège
rond, en présence du cacique et de quelques-uns de sa
suite seulement. Puis, le visage tourné vers le désert, il
commençait ses conjurations, appelant à haute voix l'es-
prit avec des noms et des formules qui n'étaient comprises
DES INITIATIONS DANS I.E PAGANISME. 39
que de lui et de ses disciples. Si au bout de quelque temps
Tesprit ne se montrait pas encore^ il buvait de Teau qu'il
avait apportée ; après quoi , exalté et furieux , il était agité
par les mouvements les plus violents. Les conjurations de-
venaient plus hautes et plus pressantes; il se déchirait avec
une épine jusqu'au sang, et ne cessait de se démener,
comme nous lisons que le faisaient les sibylles dans leurs
inspirations, jusqu'à ce qu'enfin l'esprit fût descendu sur
lui, et s'en fût emparé, comme le chien se jette sur le gi-
bier qu'il poursuit. Il paraissait ensuite plongé dans une
sorte d'extase et en proie à des douleurs singulières. Pen-
dant tout le temps que durait la lutte, l'un des disciples
agitait sans cesse la petite cloche d'argent. Une fois que le
prêtre avait recouvré le repos, pendant qu'il était étendu
à terre, privé de sentiment, le cacique ou un autre lui de-
mandait tout ce qu'il désirait savoir; et l'esprit répondait
par la bouche de l'inspiré d'une manière parfaitement
exacte.
Un jour, comme un Espagnol assistait avec un cacique
à une évocation de ce genre, et qu'il avait consulté en es-
pagnol le magicien touchant plusieurs navires qui devaient
arriver d'Espagne, l'esprit répondit en indien, nomma le
jour et l'heure du départ, le nombre des vaisseaux, leur
chargement; et toutes ses réponses se trouvèrent justes.
Lorsque l'on consultait ce magicien sur quelque éclipse
de lune ou de soleil, sujet d'efîroi pour les habitants du
pays, ses réponses étaient aussi d'une exactitude remar-
quable. Il prédisait également les tempêtes, la famine ou
l'abondance, la guerre ou la paix, etc. Lorsqu'on, le con-
sultait sur toutes ces choses, ses disciples l'appelaient à
haute voix, lui sonnaient aux oreilles la sonnette d'argent.
40 DES INITIAT10?iS DANS LE PAGANISME.
et lui soufflaient dans les oreilles une certaine poudre;
après quoi il se réveillait comme d'une léthargie profonde,
et restait quelque temps encore triste et harassé. La
chose disparut dans l'île avec la propagation du christia-
nisme.
Les j. Acosta, dans son Histoire des Indes occidentales, 1. V,
c. 36, parlant du culte sanglant et diabolique des Mexi-
cains, raconte que, lorsque leurs prêtres offrent des sacri-
fices et de l'encens à leurs idoles sur les plates - formes de
leurs temples ou dans des grottes obscures, ils se servent
d'un certain onguent, et pratiquent certains usages, afin
de se donner du courage et de chasser la peur. Cet onguent
se prépare avec toute sorte de petites bêtes, des araignées,
des scorpions, des chenilles, des salamandres et des vi-
pères. Us réduisent en cendres tous ces animaux sur le
foyer du temple, devant l'autel. Puis ils mettent ces cendres
dans un mortier, y ajoutent beaucoup de tabac , dont ils
font en général un usage très-fréquent pour assoupir les
sens, et en forment un mélange. Ils ajoutent de nouveau
à celui-ci d'autres animaux des mêmes espèces, mais vi-
vants, les poils d'un ver noir et velu, la seule partie de son
corps qui soit venimeuse; puis encore de la farine d'une
semence appelée ololachqui, dont ils savent d'ailleurs pré-
parer un breuvage qui a la propriété d'étourdir les sens et
de produire des visions. Us broient tout cela avec du noir
de poix, mettent dans de peUts pots l'onguent qu'ils en
composent, l'offrent à leurs idoles et l'appellent la nourri-
ture des dieux. Cet onguent les rend magiciens , leur fait
voir le diable, et parler avec lui. Lorsqu'ils s'en frottent,
ils perdent tout sentiment de crainte, sont comme envahis
pai- un esprit sauvage el cruel «jui fait qu'ils tuent sans
DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME. 41
difficulté les hommes dans leurs sacrifices sanglants^ et
vont la nuit sur les montagnes ou dans les grottes les plus
obscures sans craindre les bêtes féroces^ certains que ni les
lions, ni les tigres, ni les serpents, ni les autres bêtes sau-
vages qui habitent leurs montagnes et leurs forêts ne
peuvent soutenir cet onguent des dieux, et qu'à sa vue ils
prennent la fuite.
Nous rencontrons la même chose au Pérou. Là aussi. Les
d'après le même écrivain , il y avait sous la protection des
Incas un ordre de magiciens qui pouvaient prendre toutes
les formes à leur gré , se transporter en peu de temps à
travers les airs, dans les lieux éloignés, et voir tout ce qui
s'y passait, parler avec le diable qui leur répondait par le
moyen de certaines pierres ou d'autres objets qu'ils hono-
raient. Ils pouvaient raconter ce qui s'était passé dans les
pays les plus lointains avant qu'on put en avoir la moindre
nouvelle dans l'endroit où ils étaient. Ainsi, depuis que
les Espagnols s'étaient emparés du pays, il était arrivé bien
souvent qu'à des distances de deux à trois cents milles ces
magiciens avaient vu les événements considérables qui s'y
étaient passés, tels que les batailles, les émeutes, les morts
des princes ou d'autres personnages importants; et il se
trouvait plus tard que tout était arrivé le jour même ou le
lendemain du jour où ils prétendaient l'avoir vu. Pour
faire leurs prophéties, ils se renfermaient dans une mai-
son, et s'enivraient jusqu'à ce qu'ils eussent perdu l'usage
de leurs sens ; puis le lendemain ils répondaient à toutes
les questions qu'on leur adressait. Plusieurs prétendaient
qu'ils se servaient pour cela de certains onguents. C'é-
taient surtout de vieilles femmes qui s'adonnaient à ce
genre de magie, particulièrement dans les provinces de
42 DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME.
Coaillo et de Gutirochizi et dans la ville de Manchei. Elles
indiquaient où l'on pouvait trouver les objets qui avaient
été volés. D'autres prédisaient l'avenir^ annonçaient d'a-
vance l'issue d'un voyage, si tel ou tel homme tomberait
malade , mourrait ou obtiendrait ce qu'il cherchait. Elles
répondaient simplement par oui ou non^, après avoir parlé
avec l'esprit en un lieu secret; de sorte que ceux qui les
consultaient entendaient bien la voix, mais ne voyaient
point avec qui elles parlaient, et ne comprenaient point
leurs paroles. Pour arriver à ce commerce, les magiciens
pratiquaient beaucoup de cérémonies et de sacrifices, et
surtout l'ivresse qu'ils se procuraient principalement par
le moyen d'une herbe appelée cohoba, dont ils mêlaient
le suc avec leur breuvage nommé chica, ou bien qu'ils pre-
naient d'une autre manière.
Ce que les voyageurs modernes nous racontent des effets
de la coca se rapporte à notre sujet. Cette plante croît dans
les Andes péruviennes. Les habitants du pays la regardent
comme un don du ciel, qui leur a été apporté par le prêtre-
roi Titicaca. De Cuzcoelle s'est propagée avec la puissance
et la civilisation des Incas. Autrefois les hautes classes
seules faisaient usage de ses feuilles, qu'ils mâchaient avec
une chaux un peu caustique, mais aujourd'hui l'usage
s'en est répandu jusque dans les classes inférieures. L'In-
dien livré à cette passion cherche la solitude profonde des
forêts; rien ne peut Teffrayer ni le tirer de l'état passif de
quiétude où il est plongé , ni l'orage, ni la nuit, ni le mu-
gissement des bêtes du désert. Sous l'influence de cette
plante magique , la mélancolie habituelle à laquelle il est
en proie fait place à un sentiment ineffable de bonheur.
Son imagination lui présente des images délicieuses aux-
DES INITIATIONS DAJNS LE PAGANISME. 43
quelles il n'est point accoutumé dans l'état ordinaire. On
cite des exemples surprenants de constance dans le travail
produit par l'usage de la coca. Fortifié de temps en temps
par elle, le mineur fait douze heures de travail par jour^
et le double quelquefois quand il y est poussé par la misère
ou par l'avarice; et pendant ce temps il ne prend pour
nourriture qu'une poignée de grains de maïs grillé. L'In-
dienqui, comme messager ou portefaix, traverse les Andes,
un quintal sur le dos, fait en huit heures dix léguas par
des chemins rudes et difficiles en mâchant la coca^ de
même qu'à la guerre il fait comme soldat les marches les
plus longues à l'aide de ce moyen . Mais l'usage de cette
herbe produit une excitation nerveuse dont le résultat in-
faillible est la faiblesse des organes digestifs, des engorge-
ments, des maladies bilieuses, l'amaigrissement, la jau-
nisse, une irrémédiable insomnie, une dissolution générale
et enfin la mort. Aussi a-t-il été question souvent parmi
les Espagnols d'interdire entièrement la culture de cette
plante, laquelle, comme s'exprime la cédule royale
de 1560-63-67 et 69, n'est qu'idolâtrie et sorcellerie,
semble ne fortifier que par une illusion du démon , et ne
possède aucune vertu véritable, comme le déclarent tous
les hommes d'expérience; mais qui enlève un nombre in-
fini d'Indiens, ou détruit leur santé, et les rend incapables
de travailler. Le second concile de Lima, en io67, s'ex-
prime de la même manière. (Voyages d'Ed. Poppig au
Chili, au Pérou et le long du fleuve des Amazones, publié
en allemand en 1 827 . )
Les habitants de Dari avaient, d'après Wafer, dans i<i LesDariens.
Description de l'isthme de Dari, 1699, des pratiques sem-
blables. Il demanda un jour à des Indiens du pays des nou-
44 DES INlTIATlOiNS DAMS LE l'ACANlSME.
celles de quelques vaisseaux qu'ils atttendaient. Ceux-ci ré-
pondirent qu'ils ne savaient pas s'ils étaient arrivés ^ mais
qu'ils allaient s'en informer. Ils envoyèrent chercher aus-
sitôt quelques-uns de leurs pavanis ou magiciens. Ceux-ci
ne tardèrent pas à venir, et se renfermèrent dans une
chambre où ils passèrent quelque temps à faire les prépa-
ratifs nécessaires. Wafer et sa compagnie, qui étaient de-
hors, entendirent des cris et des hurlements épouvan-
tables, imitant les voix des animaux et des oiseaux du pays,
et de plus le bruit de coquillages et de pierres frappées les
unes contre les autres et d'os attachés à des courroies. Le
son d'une espèce de tambour fait avec des roseaux de bam-
bou creusé augmentait encore le tapage. On entendait de
temps en temps , au milieu de ce vacarme , un grand cri
suivi d'un profond silence. Comme, malgré tous leurs ef-
forts, les magiciens ne pouvaient obtenir la réponse qu'ils
demandaient, ils jugèrent que cela venait de ce qu'il y
avait des étrangers dans la maison. Ils les firent donc sor-
tir, et se remirent à l'œuvre. Comme au bout de deux à
trois heures il n'arrivait aucune réponse, ils cherchèrent
dans la chambre où demeuraient les étrangers; et ayant
trouvé quelques vêtements dans une corbeille suspendue
au mur, ils la jetèrent dehors avec humeur. Ils recom-
mencèrent ensuite leurs évocations, et au bout de quel-
ques instants ils eurent la réponse de l'esprit. Mais ils
étaient tout ruisselants de sueur. Ils descendirent d'abord
vers la rivière, et après s'y être baignés ils rapportèrent
la sentence de l'esprit, qui avait annoncé que le matin du
dixième jour, à partir de celui qui courait, les étrangers
entendraient un coup de fusil, puis un second, après quoi
deux vaisseaux aborderaient; qu'une personne de la so-
DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME. 45
ciétc mourrait aussitôt^ et que^, lorsque les autres mon-
teraient dans les vaisseaux , ils perdraient une de leurs
armes. Or tout cela arriva exactement comme ils l'avaient
pre'dit.
Le nouveau monde nous rappelle à l'ancien. Et d'abord,
au Nord asiatique nous trouvons les schamanes occupés de
pratiques entièrement semblables. Un témoin oculaire,
compagnon de voyage du baron Wrangel ^ M. de Matus-
chkin^ dans son ouvrage publié à Pétersbourg en 1820^
nous donne des renseignements très-précis sur ce qui se
passe en ce genre dans le pays des Jakutes , non loin de
Merchojenska^ dans la jurta du Diable. Il trouva au milieu
de la jurta un schamane dans un cercle fait avec des peaux
noires defnouton sauvage^ et près d'un grand feu. De longs
cheveux noirs retombaient sur sa figure brune, d'où bril-
laient deux yeux vifs et tachés de sang. Il marchait lente-
ment et avec un pas cadencé autour de ce cercle, en
murmurant à demi-voix ses formules d'évocation. Il avait
une espèce de soutane de peau de bêtes qui lui tombait jus-
qu'aux pieds, et à laquelle pendaient, depuis le haut jus-
qu'en bas, des bandelettes, des amulettes, des chaînes,
des cloches et des petits morceaux de cuivre et de fer. Il
avait à la main droite un tambour magique orné de clo-
chettes et à la gauche un arc détendu. Son regard était ter-
rible et sauvage. La flamme s'éteint peu à peu, les char-
])ons ne jettent plus qu'une lueur obscure, le schamane
tombe à terre. Après être resté immobile cinq minutes en-
viron , il pousse un gémissement sourd et étouffé qui sem-
blait venir de plusieurs voix. Puis, au bout de quelque
temps il souffle le feu et éveille la flamme. Il saute alors,
met son arc à terre, le tient de la main, et appuyant sa
Le norri
de l'Asie.
46 DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME.
tête sur l'extrémité supérieure , il court lentement d'a-
bord^ puis toujours plus \ite en cercle autour de lui. Il
s'arrête tout à coup sans aucun signe de vertige, trace dans
l'air avec la main toutes sortes de figures; puis, comme
transporté par l'enthousiasme, il saisit son tambour, et, le
frappant d'après une mélodie déterminée, il saute tantôt
plus vite, tantôt plus lentement, agitant son corps de la
manière la plus étrange. Sa tête tourne sans cesse avec une
telle rapidité qu'elle ressemble à une boule que l'on fait
tourner en cercle, attachée aune corde. Au milieu de tous
ces mouvements, il ne cesse point de fumer avec avidité
le tabac tscherkesse le plus fort, et de temps en temps il
avale une gorgée d'eau-de-vie. Il tombe alors tout à coup
à terre, et reste roide et sans vie. Deux des assistants ac-
courent aussitôt, et lui aiguisent sur la tête deux grands
couteaux. Il semble revenir à lui , pousse de nouveau
un gémissement singulier, se remue lentement et d'une
manière convulsive, après quoi les deux hommes qui
avaient les couteaux le relèvent et le placent debout. Son
aspectest effrayant; les yeux lui sortent de la tête , son vi-
sage est enflammé. Il semble avoir perdu complètement le
sentiment, et à part un léger tremblement de tout le corps,
on n'aperçoit en lui aucun mouvement, aucun signe de vie.
Enfin, il paraît se réveiller; appuyé de la main droite sur
son arc, il agite rapidement de la main gauche son tambour
autour de sa tête, et le laisse ensuite tomber à terre. C'est
le signe que l'inspiration est à son comble, et qu'on peut
lui adresser des questions.
Le témoin approche, le trouve debout, sans mouvement,
les traits et les yeux sans vie. Ni les questions qu'il lui
adresse ni les réponses qu'il reçoit aussitôt n'apportent le
DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME. 47
moindre changement sur ses traits immobiles. Le témoin
le consulte sur l'issue d'une expe'dition qu'il a entreprise.
Les réponses sont conçues dans le style accoutumé des ora-
cles, mais avec l'assurance d'un homme expérimenté. Il
déclare que l'expédition durera trois ans , et que l'issue
en sera heureuse. 11 annonce à celui qui le consulte une
maladie extérieure, et dit, à propos d'une personne ab-
sente, qu'elle vient de subir une effroyable tempête sur la
Lena, à trois jours de marche de Bulem, ce qui se trouve
vrai dans la suite. Cependant, plusieurs de ses réponses
sont tellement obscures et poétiques que l'interprète ne
peut les traduire. Lorsque tous ceux qui avaient à le con-
sulter sont satisfaits , il retombe et reste couché par terre
environ une demi-heure, dans des crampes et des tressail-
lements violents. Les assistants disent que c'est un signe
que les diables sortent de lui. En tout cas, ils en sortent
bien plus vite qu'ils n'y sont entrés; car ils avaient mis
quatre heures à venir. Enfin la scène est terminée ; le scha-
mane se relève : son visage exprime l'élonnement d'un
homme qui se réveille d'un profond sommeil au milieu
d'une société nombreuse. Le témoin lui demande l'explica-
tion de quelques sentences obscures. Il le regarde d'un œil
étonné, et secoue la tête en disant qu'il n'a jamais entendu
parler de ce qu'on lui dit. Dans une autre circonstance, la
nature contagieuse de cet état se révéla d'une manière
curieuse. Un jour, en effet, un autre schamane, ayant eu
une extase de ce genre, la fille de la maison commença à
devenir inquiète et agitée; puis elle changea de couleur;
la sueur de sang qui a coutume d'annoncer la crise parut ;
son corps devint roide ; elle ressentit des crampes vio-
les, fit les mêmes sauts que le schamane, en prononçant
'i^ DES IMTIATIOINS DAiNS LE l'AGANlSME.
des paroles inintelligibles, jusqu'à ce qu'enfin elle tomba
épuisée dans un profond sommeil.
Ce schamanisme s'étend dans tout le Nord, et produit
partout les mêmes phénomènes. Il est favorisé par le tem-
pérament et le caractère des peuples de ces hautes lati-
tudes, quoiqu'il soit moins fréquent aujourd'hui qu'il ne
l'était avant l'introduction du christianisme. D'après l'au-
teur que nous avons cité plus haut, il ne forme plus en
Sibérie un ordre à part, et n'a plus ni tradition ni ensei-
gnement déterminé. Mais cet état se reproduit de soi-
même en ceux qui y sont naturellement disposés , et les
plus exercés ne savent comment il leur est venu. Au reste,
les dispositions favorables à son développement doivent
être fréquentes chez des peuples qui, comme les Samoïè-
des, sont tellement irritables que si quelqu'un les touche
par mégarde , ou si leur esprit est saisi tout à coup par un
objet qui les épouvante, ils entrent aussitôt dans une sorte
de fureur qui leur ôte l'usage de la raison. On les voit alors,
dans un transport aveugle, saisir une arme, une pierre,
et se jeter sur celui qui les a effrayés. Ils ne peuvent satis-
faire à souhait leur rage 3 ils se roulent à terre en hurlant
comme des fous furieux, et on ne peut les calmer qu'en
leur allumant sous le nez des crins de renne. (Wagner,
Mémoires sur la Russie, p. 207.)
Si dans ces contrées orientales on ne trouve plus d'écoles
de magie , elles ont existé antérieurement , au moins dans
l'Ouest , comme on peut en juger par les restes de magie
qu'ont trouvés vers la fin du xix*' siècle, chez les Finnois
et les Lapons, Olaûs Rurdbeck, Tornaeus et surtout Schef-
fer, professeur à Upsale. {Histoire de Lapoîiie, Oxford,
1674.) Les Lapons croyaient que chaque maison de magi-
DEb LMTlAllOiNb DANb LE PAGAMSME, 49
cien avait son esprit particulier^ quelquefois deux, et da-
vantage encore;, quoique le nombre cependant n'en fût pas
indétini. Chacun de ces esprits différait spécifiquement
de l'autre : la science et le pouvoir de chaque magicien
dépendait et des qualités de son esprit familier et de sa
propre habileté. Les plus habiles enseignaient leur art :
ces esprits^ de leur côté^ passaient des pères aux enfants^
comme par une sorte d'héritage, et ceux-ci apprenaient de
leurs parents la manière de se mettre en rapport avec eux.
Parmi ces esprits, les uns se faisaient beaucoup prier avant
d'accorder ce qu'on leur demandait; les autres, au con-
traire, s'offraient d'eux-mêmes aux petits enfants quand
ils les trouvaient bien disposés. Ces derniers étaient, dès
leur première jeunesse , pris d'une certaine maladie et
troublés par des phénomènes qui les initiaient à cet art.
Bientôt après survenait un second accès, dans lequel les
visions augmentaient, et la science avec elle. Dans un troi-
sième accès , accompagné ordinairement de grandes souf-
frances et de danger pour la vie, l'esprit leur apparaissait
sous toutes les formes. C'est alors qu'ils arrivaient à la per-
fection de leur art; de sorte qu'ils voyaient même malgré
eux les choses éloignées.
Outre les dispositions naturelles, on voit apparaître ici
trois degrés d'initiation, auxquels correspondait sans au-
cun doute un triple enseignement. Ici, au reste, les phéno-
mènes se développent de la même manière que dans le
schamanisme. 11 n'est question, il est vrai, ni de breuvage
ni d'onguent : le soin qu'on avait mis à entretenir de bonne
heure, et pendant longtemps, les dispositions naturelles du
sujet rendaient ces choses inutiles. Mais nous retrouvons
à leur place le tambour fait avec la racine de pin, de sapin
50 DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME.
OU de bouleau, dont les fibres sinueuses vont avec le cours
du soleil du bas au sommet, et de droite à gauche. Nous
trouvons encore ici une peau partagée en trois comparti-
ments: le ciel, la terre et l'enfer; des figures et des signes
tracés avec une couleur tirée de l'écorce intérieure de
l'aune. Le magicien frappe du tambour en faisant ses con-
jurations ; il chante dans les intervalles un chant nomme
Joiike , et les assistants répondent par un autre chant
nommé Duara; enfin il se jette à terre^ approchant le plus
possible de sa tète le tambour. Pendant que, ruisselant de
sueur, il est agité par des crampes violentes, et semble
lutter contre la mort , ses compagnons continuent leurs
chants, et aucun n'ose le toucher, même du bout du doigt.
Le ravissement commence , et dure plus ou moins long-
temps, selon que le lieu où il doit se transporter en esprit
est plus ou moins éloigné , sans aller jamais cependant au
delà de vingt -quatre heures. Puis il revient à lui, et ra-
conte toutes les circonstances de la chose sur laquelle on
Ta interrogé, lors môme qu'elle s'est passée au loin.'
Ce tambour du Nord rappelle celui de la mère des dieux
en Phrygie, de même que le sistre qui était dans la main
de l'Iris égyptienne; et l'on voit clairement que les orgies
des mystères de l'antiquité se rattachent partout à la magie
et à la surexcitation artificielle des forces vitales. Aussi re-
trouvons-nous là encore l'emploi des onguents et des breu-
vages. Pausanias, 1. LX, c. xxxix, raconte qu'avant d'en-
trer dans la grotte de Trophone on était oint d'huile partout
le corps. Dans l'Inde, Apollonius de Thyane et son compa-
gnon, avant d'être admis aux mystères, furent oints d'une
huile tellement forte qu'il leur sembla qu'on les lavait avec
du feu. (Philostrate, &dns sa Vie d' Apollonius, 1. III, c. v.)
DES INITIATIONS DANS LE PAGANISME. 51
La tradition relativement aux propriétés de ces frictions
s'est propagée jusqu'aux jongleurs des temps modernes.
Mathiole^ dans sa préface de Dioscoride, raconte à ce
sujet un fait remarquable arrivé sous ses yeux à des bate-
leurs^ probablement des Bohémiens. Ils mêlèrent une ra-
cine en poudre avec du vin, et dirent à l'un des assistants
d'y tremper le doigt, et d'essayer ensuite de le sucer. Il se
mordit le doigt, et ressentit une telle douleur qu'il se mit
à crier. Le bateleur le console, lui frotte les tempes et la
racine de la main avec un onguent , et lui dit de ramasser
une pièce de monnaie qu'il a jetée à terre. Celui-ci obéit,
mais ne peut plus se relever. 11 entre dans une sorte de
ravissement, et se met à nager en criant au secours, comme
un homme qui craint de se noyer. Le bateleur le relève :
l'autre, une fois sur ses jambes, fait d'amers reproches au
magicien; celui-ci fuit devant lui; l'autre le poursuit jus-
qu'à ce qu'il revienne enfin à lui, par suite de l'effort qu'il
a fait ou parce que l'action du poison est épuisée. 11 se
met alors à secouer ses che^eu\ et ses vêtements, à se
frotter les bras et à renifler sans cesse , comme un homme
échappé à un naufrage.
o2 DES DERVICHES MAHOMÉTAISS.
CHAPITRE IV
l.emahomélisme, ses mystères et ses initiations. Le suffisme pénètre
dans les al)slractions du Coran, et est représenté au dehors par
l'ordre des derviches. Ceux-ci se partagent ii Constantinople en deux
classes, les danseurs et les hurleurs. Rapports remarquables sur les
cheiks PailTai de l'Inde. Explication de ces phénomènes.
Le Coran , selon l'esprit du peuple et du prophète d'où
il est sorti , cherche à se renfermer, d'un côté dans des
abstractions élevées et sans images, et de l'autre dans des
réalités palpables. Mais, malgré toutes ses précautions, il
n'a pu s'opposer à l'esprit de l'Orient, qui penche toujours
vers l'enthousiasme et l'excès. Les peuples de l'Orient ont
donc cherché, d'un côté, à combler le vide des ahstrac-
lions du Coran par la richesse des images et des idées du
suftisme , et de l'autre à continuer le fil des doctrines
secrètes de l'antiquité, et à donner de la vie à la discipline
monotone du mahométisme, par des pratiques capables
d'exciter l'enthousiasme et l'admiration. Mais ces efforts,
étrangers à la doctrine et à la pratique du Coran , de-
vaient, pour réussir, se concentrer dans une association
particulière, occupée principalement du soin de les entre-
tenir; et c'est ce que font les derviches. Cet ordre, ré-
pandu dans tout le monde mahométan, divisé en associa-
tions distinctes, dont chacune a ses règles déterminées et
tend vers un l)ut marqué d'avance; cet ordre, ayant sa
hiérarchie, ses lois disciplinaires, a recueilli dans son sein
ces pratiques et ces doctrines secrètes. Il a ainsi satisfait à
un besoin de l'esprit oriental, dont la doctrine abstraite de
l'islamisme n'avait point tenu compte, et, d'un autre côté,
il a, par son genre de vie et par les choses qu'il a accom-
DES DERVICHES MAHOiMÉTANS. a 3
plies, exerce une grande influence sur l'esprit de ces peu-
ples. Il mérite donc bien que nous lui consacrions quel-
ques instants , d'autant plus que les récits des voyageurs
modernes nous apprennent sur lui plusieurs particularités
inconnues auparavant. Écoutons d'abord un témoin ocu-
laire sur la constitution de cet ordre à Constantinople.
Dans cette capitale de l'empire turc , les derviches se ^lerviches
partagent en deux classes , les danseurs et les hurleurs , les tianseurs.
premiers plus aimés des hautes classes, les seconds plus
chers au peuple. Aussi sont-ils jaloux les uns des autres.
Une riche mosquée, entourée à l'intérieur d'une double
galerie, est planchéiée d'une manière parliculière pour
servir aux danses des premiers. Celles-ci ont lieu aux
jours de fêtes, et commencent de cette manière : les dervi-
ches marchent sur la pointe des orteils avec des pas petits
et mesurés, dont la cadence est indiquée par une musique
de flûtes. Ils vont d'abord en avant, puis en arrière, afin
d'exprimer le mouvement de l'esprit qui monte et qui des-
cend et les vibrations de l'àme. Leurs bras sont humble-
ment croisés, de sorte que leurs mains sont appuyées sur
les épaules; leurs yeux sont fermés, et leurs pieds blancs
paraissent et disparaissent sous la longue et large tunique
de laine d'un brun jaune qui les couvre, et qu'ils s'atta-
chent autour des reins avec une ceinture de cuir. Leur vi-
sage blême trahit l'eflet de leurs prières, de leurs jeux et
'de leurs danses continuelles. Après qu'ils ont fait ainsi
deux ou trois tours d'une manière posée, l'inspiration
augmentant, les deux chefs qui président à la danse se
séparent du chœur qu'ils conduisent, et exécutent une
danse. Deux autres guides du chœur opposé se joignent à
eux. Le mouvement devient toujoui s plus rapide; les dan-
54 DES DERVICHES MAHOMET ANS.
seurs tournent en cercle; de nouveaux couples viennent
sans cesse s'ajouter aux premiers^ jusqu'à ce qu'enfin tous
soient entraînés dans le mouvement, et pirouettent comme
des tourbillons autour de la mosquée , pendant que la mé-
lodie des flûtes devient toujours plus éthérée et plus mys-
tique. Un sourire solennel brille sur ces visages blêmes.
Tout l'homme intérieur est transporté : il semble qu'ils
approchent du paradis et des jardins fermés du prophète.
Dans leur enthousiasme, ils lèvent les bras en l'air. Leurs
mouvements deviennent plus violents encore, et l'extase
semble avoir atteint sa dernière limite. Mais le derviche
pacha intervient tout à coup. Cependant l'interruption
dure peu de temps, et après quelques instants l'assemblée
se remet en mouvement. Le son des flûtes est toujours
plus aigu ; les derviches, ivres d'enthousiasme, commen-
cent à chanceler et à être pris de vertiges; et tous dispa-
raissent l'un après l'autre dans les bras de leurs vicaires
qui les emportent dans leurs cellules , oii ils dorment jus-
qu'au soir.
11 en est autrement des hurleurs. Leur mosquée, située
hurleurs, dans un coin éloigné de la ville, est sale et tombe en ruine :
la ciguë , les ronces et les épines croissent autour; son in-
térieur est pauvre, bas, étroit, couvert de poussière : tout
autour, le long de ses murs pendent des barres de fer,
d'énormes boules, des chaînes dont chaque chaînon a une
triple pointe, des sabres à deux tranchants, des piques,
des fouets , des queues de scorpions et d'autres ustensiles
de cette sorte. Les fidèles qui s'y rassemblent s'avancent
d'un pas grave comme des pénitents , les plus dignes à la
tête , puis ceux qui ont été reçus les derniers , et enfin les
novices de tout âge, depuis sept jusqu'à trente ans. Ils
DES DERVICHES MAHOMÉTANS. 55
marchent lentement^ sans prononcer une parole, vers un
divan devant lequel ils se placent, vis-à-vis de la niche ;,
ayant à leur tête le derviche pacha. La main glacée de la
mort semble s'appesantir sur eux , arrêter la pensée el la
vie dans leur poitrine, et fixer leurs pieds au sol. Leur
corps est amaigri par des jeûnes continuels ^ et les émo-
tions qui soulèvent continuellement leur âme ont laissé les
traces de leurs ravages dans les rides profondes de leur
visage. Au-dessus de leurs joues molles et pendantes^ leurs
yeux jettent çà et là un regard terne et froid ; leur barbe
est mince et comme flétrie; partout l'âme, consumée par
un feu intérieur, semble sur le point de briser sa frêle en-
veloppe. Le dernier pacha ouvre la cérémonie en conviant
l'assemblée à la prière. Celle-ci est suivie de la profession
de foi : Dieu est Dieu, que l'assemblée répète en chœur
après lui, avec un enthousiasme toujours plus grand. Le
cri : Dieu est grand ! Dieu est élevé ! retentit sur leurs
lèvres. Un mouvement bizarre de la tête, lent d'abord et
solennel, puis rapide et violent, indique les degrés de
l'exaltation. L'action de l'esprit devient toujours plus
visible; un sourire maladif contracte les traits; les yeux
se ferment, comme éblouis par l'éclat du soleil; les joues
se colorent d'un léger incarnat; la respiration s'échappe
plus profonde et plus distincte de la poitrine oppres-
sée; le corps lutte avec peine contre l'esprit qui veut l'en-
vahir ^
Cependant les degrés de l'inspiration diffèrent : moindre
dans les vieillards elles enfants, elle est plus puissante
chez les adultes; mais c'est dans le chef de l'assemblée sur-
tout qu'elle atteint son extrême limite. 11 ne se possède
plus; il s'agite comme une barque sans gouvernail et sans
.■)G DES niiilVICHES MAHOMÉTANS.
voiles dans la tempête. Des sons sauvages comme le bruit
du torrent qui tombe d'une montagne s'échappent de sa
bouche^ et sont répétés ensuite par les disciples. Le
rhythme perd sa régularité, et est interrompu par des
tons faux et aigus; un gémissement sourd et prolongé
suit tout ce vacarme , et meurt peu à peu. Une pause solen-
nelle survient; l'hiérophante, poussant un cri de triomphe,
donne le signal, et l'inspiration bruit avec une nouvelle
violence dans les rangs de ces fanatiques. Les yeux du
pacha scintillent comme des charbons ardents; ses lèvres
amaigries tremblent dans l'ivresse de l'extase; l'écume
coule sur sa barbe. Ses traits prennent de plus en plus l'as-
pect d'un fantôme effrayant. Semblable à un possédé ,
tantôt il s'élance dans l'espace, tantôt il tourne en cercle;
et pendant que la force et la vie se retirent devant la
puissance de l'esprit qui l'envahit, sa tête, entraînée par
un mouvement mécanique, frappe sa poitrine et se relève
tour à tour ; des sons interrompus et convulsifs viennent
mourir sur ses lèvres, jusqu'à ce qu'il tombe défaillant
dans les bras des siens.
Les derviches s'élancent alors en hurlant, comme pous-
sés par un ressort; et bientôt leurs turbans gisent dé-
chirés sur le sol. Jeunes et vieux s'agitent comme des
insensés dans une effroyable môlée. Leur chant mons-
trueux se repète de bouche en bouche; ils tournent en
cercle autour de leur maître, jusqu'à ce qu'ils tombent
tous comme morts l'un après l'autre , hurlant encore jus-
qu'au dernier instant. Quelques-uns cependant se glissent
hors de la mosquée , et en reviennent armés d'une barre
de fer rougie au feu. Les derviclies se réveillent en sou-
riant, et se lèvent comme des géants pour le combat. Un
DES DERVICHES M AHOMÉTANS. 57
orgueil sauvage respire sur leurs traits. Ils bravent l'é-
preuve terrible en criant Allah. Le pacha se lève, écarte
d'une main la foule j, et de l'autre saisissant la barre j, il là
brandit autour de sa tête, et s'avance suivi des autres
derviches. Chacun tend la main et s'empare de la première
arme qui se présente. Sabres, lances, couteaux, tout leur
est égal. Bientôt le sang coule, et l'on se croit transporté
au temps de Baal. Les enfants frémissent à ce spectacle;
mais bientôt ils sont entraînés par les hommes dans le
tourbillon; et pendant que ceux-ci savent encore, au plus
fort de leur fanatisme , modérer la fureur qui les pousse
les uns contre les autres , ceux-là , dans leur inexpérience ,
ne connaissent aucune mesure. Cette fureur s'éteint peu à
peu, après être montée jusqu'au comble. L'enthousiasme se
dissipe; quelques-uns essaient encore de rallumer le feu;
mais il disparaît peu à peu, et à la fin un hurlement uni-
versel annonce que la cérémonie est achevée , et les spec-
tateurs s'écoulent peu à peu. {Lettre d'un Anglais écrite
de Constantinople, et insérée dans le Globe, en 1828,
no 134 à 137 et 206 à 207.)
Rien n'est plus remarquable en ce genre que les récits Les Ruflai.
des Anglais sur ce qui se passe dans l'Inde. Voici ce qu'é-
crit à ce sujet un témoin oculaire dans une revue anglaise
très -estimée, The united sen^ice journal and naval and
military magazine, n» 116, 1838. Il ne faut pas oubher
que cette revue est rédigée en grande partie par des offi-
ciers et des marins, gens qui ne passent pas en général
pour être très- superstitieux. «Depuis que je suis dans
l'Inde, j'ai souvent entendu parier d'une classe de musul-
mans appartenant à la secte des Ruffai, laquelle, pour con-
vaincre les incrédules de la vérité de l'islamisme, coni-
O» DES DERVICHES MAHOMET ANS.
munique à ses adeptes le pouvoir de s'enfoncer des épées
dans le corps^ de se couper la langue, de la faire rôtir et
de la replacer ensuite; de se couper les membres, même
la tête; de s'arracher les yeux , bref de faire de leur corps
tout ce qu'ils veulent. Le colonel G. avait été témoin de
toutes ces choses en même temps qu'un ecclésiastique,
M. R. Celui-ci s'était même trouvé mal à cette vue, et
s'était retiré, convaincu que tout cela n'était que l'œuvre
de Satan , tandis que son compagnon l'attribuait à la magie.
Lorsque j'appris ces choses, je ne fis d'abord qu'en rire ,
et exprimai l'intention de m'assurer par mes propres yeux
de la vérité dès que l'un de ces Ruffai, alors en congé,
serait de retour. En effet, on fit tous les préparatifs néces-
saires pour répondre à mes désirs. Une large tente fut
dressée au jour fixé pour l'épreuve : on apporta cinquante
lampes, des plats pleins d'arsenic et des plantes d'une es-
pèce de cactus qui fournit un suc laiteux dont une seule
goutte suffit pour produire des ampoules sur la peau. On
se procura de plus de vieux pendants d'oreilles ou des
bracelets, des épées, des poignards, des broches d'acier
très -larges et d'autres objets non moins terribles. Vingt
ruffais se trouvèrent là frappant du tambour.
« Lorsque tout fut prêt, nous sortîmes de table, cinq
officiers et moi, et une centaine de personnes environ en-
trèrent avec nous dans la tente. Lorsque nous fûmes assis
et qu'on eut fait silence, la cérémonie commença par une
espèce de chant tiré de leurs livres saints, et les tambours
se mirent à battre en mesure. Le chant et le bruit devin-
rent toujours plus rapides et plus forts , jusqu'à ce que
tous fussent en extase. Aussitôt, pendant que leur corps
était agité par des tressaillements continuels, ils saisirent
DES DERVICHES MAHOMÉTANS. o9
les instruments qu'on avait apportés. Les uns se percèrent
les joues avec une broche, les autres la langue^ d'autres la
gorge ; puis ils se transpercèrent le corps avec des épées ,
des poignards et d'autres instruments de cette sorte. D'au-
tres se coupèrent la langue^ la rôtirent, la remirent dans
leur bouche oii elle se rejoignit à l'instant même à l'autre
partie. Un d'eux prit sans aucun dommage des quantités
considérables d'arsenic ou de plantes vénéneuses, tandis
qu'un autre avalait des pendants d'oreilles comme des
friandises. Tout cela se faisait à une demi-coudée de moi :
car ces gens venaient tout près de moi ;, avec des lampes ,
pour que je pusse me convaincre par mes propres yeux
qu'il n'y avait aucune supercherie de leur part. J'avoue
que ce spectacle me fit mal, et je ne sais pas encore au-
jourd'hui ce que j'en dois penser. Je ne suis pas supersti-
tieux, et quoique le colonel et beaucoup d'indigènes très-
honorables me dissent que ces choses se passaient dans la
réalité j et que s'il y avait quelque imposture ils l'auraient
découverte depuis longtemps, je ne pouvais me décider à
croire ce que mes yeux voyaient.. On m'avait dit aussi que
la foi et la pureté étaient nécessaires pour produire ces
effets, et que dans ce cas il ne coulait pas une seule goutte
de sang, tandis qu'autrement il en coulait toujours, ne
fussent que quelques gouttes, et avec une sensation de
douleur.
« Lorsque je sortis de la tente, je dis comme par hasard
({ue j'aurais plus de contiance en cet art si tout cela se
passait au grand jour, sans bruit, sans mouvement et sans
tout ce tapage. Le lendemain, vers deux heures après midi,
comme j'étais tout seul sur mon lit, lisant la gazette, leur
cazuf vint à moi, portant sous son bras toutes sortes d'in-
«H) DES DERVICHES MAHOMÉTANS.
slruments , qu'il jeta par terre. Il en prit un et se l'enfonça
dans la joue gauche; il en enfonça un autre dans la joue
droite, et se perça la langue d'un troisième, qui, étant di-
rigé par en haut, pénétra dans le nez, tandis qu'avec un
quatrième il se perça la gorge. De plus il s'enfonça à trois
pouces avant dans le corps, sans qu'il en sortît une goutte
de sang, un couteau dont le tranchant était très -aigu. Il
voulait encore se couper la langue; mais je l'en empêchai,
porce que ce spectacle me faisait horreur. Cet homme
était comme un furieux, son regard était effrayant; il
se perçait et se tailladait le visage de toute sa force. » Le
témoin assure qu'il l'a vu se tirer de la chair les instru-
ments qu'il y avait enfoncés, sans apercevoir aucune trace
de sang ni aucune cicatrice, et que la quantité d'arsenic
qu'il avala en cette circonstance monta à trois onces. Il
termine en disant qu'il ose à peine dire qu'il croit ce qu'il
a vu, quoiqu'il puisse jurer sans difficulté qu'il l'a vu réel-
lement.
Explication Si nous comparons ces récits avec ce qui nous est ra-
de ces phé-
nomènes, conte du schamanisme et de la magie chez les peuplades
de l'Amérique, nous voyons clairement quelle importance
a dans la magie la danse jointe k la musique. Les derviches
s'exaltent par des danses, qui chez les uns sont accompa-
gnées de flûtes, et du chant chez les autres. Chez les ruf-
fai, la danse est accompagnée du chant et du bruil à la fois,
pendant que les schamanes règlent leurs mouvements im-
pétueux par le bruit du tambour. Les danses des derviches
doivent imiter celles des sphères ; par conséquent elles
sont, comme ces dernières, une combinaison du mouve-
ment circulaire et du mouvement spiral, dont les spires
deviennent toujours plus étroites à mesure que le mouve-
DES DERVICHES MAHOMET ANS. 61
ment est plus violent. Il en est de même à peu près chez
les ruffai : à mesure que le bruit des instruments devient
plus fort et plus rapide, la danse acquiert aussi une rapi-
dité plus grande et va jusqu'au vertige. Le schamane^, lors-
que le rhythme de la danse a atteint son dernier degré de
rapidité, pose son arc à terre; puis, le tenant d'une main ,
et s' appuyant sur son extrémité supérieure, il tourne en
cercle autour de lui, lentement d'abord, puis toujours
plus vite. La tête, on le voit, est le centre de tous ces mou-
vements. Chez les derviches elle se penche et se relèvei
d'une manière bizarre. Le Russe voit celle du schamane
tourner avec une telle vitesse qu'elle ressemble à une
boule qu'on fait tourner rapidement autour de soi attachée
à une corde. 11 est facile de voir que les danses dont il est
ici question ressemblent beaucoup à celles des curetés et
des corybantes dans l'antiquité. Ces dernières étaient ab-
solument les mêmes que celles que nous retrouvons chez
les Musulmans après tant de siècles, mais dirigées vers un
but tout différent. Les Cybisteteres et les Betarmones de
V Odyssée, les premiers, tirant leur nom de kubistan, caput
rotare, sont les derviches et les ruffai de ce temps-là, et on
a eu raison de traduire par vertiginatores les rombétai dans
l'hyTiine des Curetés d'Orphée. Leurs mystères, passant de
main en main par la tradition, sont arrivés ainsi jusqu'aux
fanatiques de l'islamisme.
Nous voyons partout ces danses amener l'extase, et d'un
autre côté l'extase accompagnée de tous les phénomènes
de la clairvoyance. L'antiquité la plus reculée comprenait
bien cette coïncidence; aussi appelait - elle du nom de co-
rybantiasme cet état maladif où se font entendre des sons
intérieurs; car elle avait appris qu'à la suite de ces danses
2*
C2 DES DERVICHES MAHOMET ANS.
frénétiques^, outre les images et les apparitions^ des voix,
les sonorinœ imagines de Varron, se faisaient toujours en-
tendre. Mais nous voyons encore se produire ici une série
de phénomènes qui semblent indiquer que le corps en ces
circonstances est invulnérable. Les derviches mangent
impunément de grandes quantités d'arsenic et de suc vé-
néneux de cactus; ils avalent des bracelets de fer, du verre
et des charbons ardents. Au milieu de leurs mouvements
frénétiques, ils se percent avec des lancettes les joues, la
langue et même la gorge sans en éprouver aucun dom-
mage ; ils s'enfoncent des couteaux dans la chair à trois
pouces de profondeur, sans qu'il paraisse ni sang ni cica-
trice. Quant aux poisons et aux autres objets avalés par ces
fanatiques , ces faits indiquent que , comme dans le som-
nambulisme les sens sont fermés à toutes les impressions
extérieures, même les plus vives, ainsi les premières voies
peuvent se trouver dans un état semblable. L'eau, lors-
qu'elle coule rapidement à travers la fente étroite d'un
rocher, rejette, comme si elle était devenue impénétrable,
tout ce qui essaie de se glisser du dehors dans sa subs-
tance. Il en est de même des courants vitaux dans cet état.
Ce qui, dans l'état ordinaire, pénètre profondément dans
l'organisme glisse maintenant sur lui sans produire aucun
effet fâcheux. L'action vitale est tellement forte qu'elle
suffit pour se défendre contre l'action chimique des subs-
tances nuisibles.
Il en est de même de la partie extérieure du corps. De
même que la flamme le trouve insensible, ainsi est- il
inaccessible à l'action pernicieuse des autres éléments. S'il
ne peut se soustraire à l'action mécanique des instruments
tranchants, ceux-ci du moins ne peuvent lui arracher une
DES DERVICHES MAHOMÉTANS. 63
goutte de sang, parce que les vaisseaux , fermés par une
contraction spasmodique , l'empêchent de couler. Bien
plus, le couteau lui-même entre dans les chairs et les dé-
tache sans les blesser, à peu près comme s'il traversait une
vague. Les parties disjointes se rejoignent une fois que
l'instrument est ôté, tant est puissant dans ces circon-
stances le courant nerveux qui traverse l'organisme ; et les
lèvres de la plaie se referment promptement sans laisser
de cicatrice, parce que la séparation des parties ayant lieu
sans aucune blessure, la guérison ne demande point non
plus la suppuration. Quant à ceux qu'on nous dit s'être
coupé la tète, nous ne pouvons, sur un simple ouï-dire,
regarder ce fait comme incontestable. Le témoin toutefois
a vu de ses yeux un derviche se couper la langue, la rôtir
et la remettre à sa place. Quelque opinion que l'on puisse
se former sur les modifications que le corps éprouve dans
l'extase, un membre, une fois qu'il est séparé du corps,
perd toujours son caractère. Si on le rôtit au feu , il sera
détruit comme tout autre corps , et il est difficile de com-
prendre qu'il puisse être replacé dans l'ensemble dont il a
été détaché. Le récit est précisément en cet endroit défec-
tueux et peu satisfaisant, et l'on ne voit nulle part que le
rapporteur ait employé toutes les précautions nécessaires
pour rendre l'illusion impossible, quoiqu'il reconnaisse
que d'autres l'ont fait. Le dégoût, fagitation, la crainte
peut-être ne permettent guère d'observer les faits avec une
parfaite exactitude. Si cependant il était démontré que ces
faits sont vrais, il faudrait encore voir s'il n'y a point eu là
quelque tour de passe -passe, comme les Orientaux savent
si bien les faire.
Un sultan indien nous raconte dans ses mémoires des
Oi DES DERVICHES MAHOMÉTAîSS.
choses iiieivcilleuses faites en sa présence par des pieslidi-
gitateurs de ce pays. Ils lui firent voir en plein jour des
combats d'animaux dans l'air; ils firent pousser de terre ,
croître et fleurir un arbre sous ses yeux; ils lui donnèrent
même à manger de ses fruits. Tout cela, comme beaucoup
d'autres choses, repose probablement sur la science se-
crète d'une certaine optique dont notre physique n'a pas
su encore se mettre en possession. V Oriental Annual ra-
contC;, d'après le récit d'un témoin oculaire, qu'un Indien
jeta en l'air les unes après les autres jusqu'à trente -cinq
boules de laiton, sans qu'une seule retombât. Lorsqu'il
eut jeté la dernière, il s'arrêta une minute, puis il fit plu-
sieurs mouvements avec la main, murmurant une espèce
de chant barbare; et au bout de quelques secondes on vit
retomber les unes après les autres toutes les boules, qu'il
remit dans son sac. Si ce fait était bien constaté, il dépas-
serait évidemment les limites de la mystique naturelle et
indiquerait une influence diabolique. Quoi qu'il en soit,
les mutilations et les cruautés exercées par les prêtres de
Baal sur leur propre corps, au pied des autels de leurs
dieux, se reflètent d'une manière manifeste dans tous ces
phénomènes. Ils nous rappellent encore les sacrifices san-
glants de soi-même, par lesquels on honorait Siva; et
nous apercevons ce qui poussait les prêtres d'Athis et de
Cybèle à se mutiler eux-mêmes dans les transports de leur
fureur.
LA MAGIE DA>S LES TEMPS CHRETIENS, Oo
CHAPITRE V
Les initiations à la magie dans les temps chrétiens. La magie au
moyen âge s'est cachée dans l'obscurité des grottes. De là elle a
pénétré dans les cabanes du peuple. Des moyens magiques dont on
se servait alors : de l'onguent des sorcières. Recherches faites à ce
sujet par les théologiens, par les jurisconsultes, par les médecins et
les naturalistes. Explication et expériences d'Helmond et de Davy.
Des symptômes produits par ces onguents d'après les déclarations de
ceux qui les ont éprouvés. Appréciation morale de ces moyens.
Le christianisme , en établissant dans l'Église le grand
hôpital de l'humanité déchue^ n'a ni affranchi l'homme
des lois de la nécessité auxquelles sa nature est assujettie j,
ni détruit sa liberté. De même donc qu'avec la mort la ma-
ladie nous est restée, et par conséquent les maladies dia-
boliques j, ainsi l'abus de notre liberté, toujours possible
pour nous, rend toujours possible aussi le péché de la ma-
gie. Nous avons vu plus haut comment la plupart de ceux
qui se sont séparés de l'Éghse ont cherché comme instinc-
tivement leur salut dans la magie; et cet instinct a été
d'autant plus énergique que la séparation était plus pro-
fonde. Tant que le désordre s'est renfermé dans le domaine
religieux et dans la partie corrompue du clergé, il n'a pu
former que des sectes plus ou moins restreintes. Mais lors-
que de la théologie le mal eut passé dans la science, il se
choisit bientôt des organes qui servirent à le propager au
grand jour. Il s'éleva à l'état de doctrine, et c'est alors que
le diable obtint, comme s'exprime la légende, une chaire
à l'université de Salamanque. De là la contagion se ré-
pandit dans la vie publique, et, favorisée par la corruption
des cours et de la noblesse , elle trouva bientôt dans l'hé-
<$G LA MAGIE DAMS LES TEMPS CHRÉTIENS.
lésie un appui; et les défi liseurs de l'Église durent se pré-
parer à des luttes sanglantes. L'école de la magie n'a donc
jamais disparu complètement au sein du christianisme;
elle semble^ au contraire, n'avoir jamais été aussi puis-
sante que lorsque l'Église était dans tout l'épanouissement
de sa splendeur. Elle n'osait pas alors, il est vrai, se mon-
trer au grand jour, sachant bien qu'elle ne pourrait de
cette manière se soutenir en face de l'Église, dont l'auto-
rité n'était point encore contestée; mais dans l'obscurité
où elle était contrainte de chercher un refuge elle ne mar-
chait qu'avec plus de zèle vers son but. C'est pour cela
que nous entendons parler si souvent dans le moyen âge
de grottes souterraines, oii la magie était enseignée et pra-
tiquée. Plus tard encore, nous trouvons des récits singu-
liers à ce sujet; etCrespet, dans son livre de Odio Satanœ,
nous a conservé, d'après les actes juridiques, une de ces
légendes. En Espagne, la tradition magique se rattache à
la grotte de Salamanque; en Italie, à celle de Nursie, qui
s'appelait Grotte de la sibylle, ce qui indique qu'elle avait
déjà dès la plus haute antiquité une certaine importance
sous ce rapport.
Dominique Mirabelli fut pris à Nantes avec sa belle-
mère Mar. Gariner et d'autres complices, et transporté à
Paris, ainsi que les livres de magie qu'ils avaient avec eux
et qu'ils prétendaient avoir reçus de cette sibylle de Nur •
sie. Il confessa dans son interrogatoire qu'un de ses com-
pagnons nommé Scot, qui avait vécu longtemps en France,
fait des choses merveilleuses devant plusieurs princes et
gagné ainsi un grand nombre de disciples, avait visité cette
sibylle dans sa grotte. Sa taille était petite; elle était assise
sur un siège bas, les cheveux flottant jusqu'à terre. C'est
LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRETIENS. G7
d'elle qu'il avait reçu ce livre mystérieux , et avec lui un
démon renfermé dans un anneau. A l'aide de ce livre et de
cet anneau, il pouvait se transporter où il voulait, pourvu
qu'il n'eût pas les vents contraires. Le pape, ajoutait-il,
avait placé des gardes à l'entrée de la grotte, pour que per-
sonne ne pût y entrer : aussi ceux-là seulement qui avaient
été initiés à la magie et qui savaient se rendre invisibles
pouvaient arriver jusqu'à elle. Pendant tout le temps qu'on
parlait avec elle, des orages terribles désolaient la contrée,
et les éclairs se croisaient sans cesse. Ces sibylles, ditCres-
pet, aimaient à paître les troupeaux et à resler près d'eux,
et c'est pour cela que les bergers les connaissaient si bien.
Ils disent que lorsque le démon prend un corps, il faut que
le vent soit favorable, et que la lune soit dans son plein,
parce que, si les vents sont contraires, les éléments ne
peuvent bien s'agencer; et dans les quartiers de la lune il
ne peut construire que des corps d'une petite dimen-
sion. Ceux-ci sont d'autant plus grands que la lune croit
davantage. On voit que cette opinion repose sur une tra-
dition locale très- ancienne. La sibylle qui, les cheveux
épars, parle avec les initiés au milieu des orages, et qui,
bien connue des bergers, aime à paître les troupeaux, c'est
l'antique Camène, symbole de la magie avant le chris-
tianisme. L'anneau qu'elle donne eh présent est le sym-
bole de l'évocation des esprits, qu'elle apprend à ses
adeptes; le livre qu'elle leur donne est la tradition de l'art
magique. Le magicien le plus célèbre de l'époque a obtenu
d'elle ces dons, et a communiqué son art à une multitude
innombrable de disciples. Cet art fleurit principalement
dans le Sud roman avec le manichéisme. Le Baphomet
des loges dégénérées de l'ordre des Templiers faisait par-
68 LA MAGIE DANS LKS TEMPS CHRÉTIEINS.
lie de ses mystères. Elle était, à côté de la (jtiie science du
Sud, la science sérieuse , cultivée par tous ceux qui , dans
la décadence religieuse et morale de l'époque, avaient re-
noncé à la foi.
La barbarie croissant toujours, la magie pénétra toujours
aussi dans la masse du peuple, qui la comprit et la prati-
qua à sa manière. De même que les chants des Troubadours
et des Minnesinger cherchèrent leur expression dans la
poésie, ainsi l'école magique, qui chez les 'grands cherchait
surtout les plaisirs raffinés, une fois entrée dans le peuple
sous la forme de sorcellerie et devenue populaire, eut re-
cours à la lingua rustica ; le mystère soigneusement garde
auparavant fut divulgué, et devint saisissable dans toutes
ses conséquences. Le peuple, en effet, est rude dans ses
formes et ses manières, et pour le mettre en mouvement il
faut le manier rudement aussi . Les arts délicats de la magie
du clergé et de la noblesse ne pouvaient avoir de charme
ni de prix pour lui. Il avait au fond peu de souci de l'art,
et ce qu'il lui fallait c'était quelque chose de sensible et
de palpable. Pour initier à la magie des hommes de cette
trempe, il fallait naturellement d'autres moyens et d'autres
préparations que celles qu'on aimait en plus haut lieu. Il
fallait avant tout laisser de côté tout ce qui n'est que détail,
ne tenir aucun compte des émotions fines et délicates, et se
tenir uniquement à ce qui va droit au but. On devait donc
préférer les efiéts produits par les substances de la nature,
qui, promptes et directes dans leur action, jettent hors de
l'ornière la vie la moins impressionnable, et la rendent
clairvoyante, quoique dans une lumière trouble, grossière
et matérielle. On n'avait donc ici nul besoin de jeûnes, de
privations, de mortifications ni d'épreuves pour dompter
LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS. fil)
lindoleiice de la vie. En effets la misère et la pauvreté qui
pesaient sur le peuple et lui imposaient des privations con-
tinuelles, sa nourriture chétive et mauvaise, les influences
nuisibles qui altéraient incessamment sa constitution pré-
paraient suffisamment l'action de ces moyens excitants, et
rendaient inutile toute préparation artificielle. Les autres
maux auxquels la classe pauvre et particulièrement les
femmes étaient sujettes faisaient le reste. U n'est pas éton-
nant que la magie se soit développée comme d'elle-même
dans cette sphère, sous l'action de ces moyens physiques,
et qu'elle se soit répandue promptement comme une épi-
démie. C'est donc principalement en ce domaine que nous
pouvons nous faire une idée de l'action de ces moyens, de
ce pain et de cette coupe magique, et c'est à cet objet que
nous allons consacrer notre attention.
L'emploi de ces moyens et particulièrement des onguents Des
magiques était si général à cette époque que dans l'esprit ^gf^qygg
du peuple les sorcières et leur pot à onguent se présentaient
comme deux idées inséparables ; et les enquêtes juridiques
ont démontré que cette manière de considérer les choses
ne reposait pas sur une pure imagination. Remy, dans sa
Bémonolàtrie, 1. I, c. ni, [raconte que, Marie Alberta et
Catherine Prœnotia de Frossen étant près d'être condam-
nées à mort, on leur demanda où elles avaient caché leur
pot. Sur leur déclaration, on en trouva deux qui conte-
naient une graisse mêlée de gouttes jaunes et blanches, et
dont la couleur avait un reflet métalHque. Dès qu'on eut
mis de cet onguent dans le feu, iï s'en éleva une flamme
légère accompagnée de pétillements et d'une puanteur
toute particulière. Il en fut de même en 1590 du pot de
graisse de lana Michael. Jeanne Gallea, en 1586, avait,
70 LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS.
disait -elle, reçu du démon un onguent de couleur
blanche, enveloppé dans des feuilles de chêne, tandis que
celui d'Alexia Drigea était rouge. Cet onguent, d'après les
déclarations d'une multitude innombrable d'accusés, ser-
vait à oindre le corps lorsqu'on voulait aller au sabbat.
Ainsi, d'après de Lancre, dans son Tableau de l'inconstance
des mauvais anges, Paris, 1613, liv.II, p. 110, Marie Das-
pilcurte d'Andaie, dans le Labour, âgée de dix-neuf ans,
déclare que la sorcière Mariaco de Molères , toutes les fois
qu'elle voulait aller au sabbat, se frottait les mains et les
genoux avec une eau verdâtre, et qu'alors la sorcière la
prenait sur son dos, et que cela était arrivé toutes les fois
qu'elles étaient parties ensemble. Marie Dindarte de Sare,
âgée de dix -sept ans, confessa que tantôt elle était allée
seule au sabbat, et tantôt avait appelé ses voisines pour
faire la route avec elles. Que lorsque celles-ci étaient
absentes elle se frottait nue ou par-dessus ses vêtements
avec un onguent que le diable lui avait donné, et qu'elle
s'envolait aussitôt; que lorsqu'elle s'était frottée par-dessus
ses habits, ceux-ci se trouvaient propres dès qu'elle était
arrivée au sabbat. Elle était si sûre de son fait que, n'ayant
plus d'onguent, elle se lit fort d'en avoir d'autre au pro-
chain sabbat. Elle y alla la nuit suivante; mais elle rap-
porta qu'on lui avait refusé ce qu'elle demandait, parce
qu'elle avait tout divulgué. [Ibid., p. 93.) En France, en
Italie, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, c'est
toujours la même chose ; partout nous retrouvons et le
sabbat et les onguents, et partout les initiés, après avoir
été au sabbat, en racontent des merveilles.
Recherches Ceux qui étaient chargés de ces enquêtes devaient natu-
théologiens. rellement chercher avant tout à se convaincre par leurs
LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS. 71
propres yeux si ces excursions étaient réelles ou seulement
imaginaires. Les théologiens^ particulièrement intéressés à
connaître la vérité sous ce rapport, furent aussi les premiers
à tenter ces essais. Nider^ dans son Formicanum, 1. II,
c. iv^ nous a conservé le résultat d'une épreuve de ce genre
faite par un Dominicain ami de son maître, et qui par con-
séquent doit avoir eu lieu vers la fin du xiv'' siècle. Ce
religieux trouva dans un village une femme qui croyait
voyager la nuit avec d'autres de son espèce. Tout ce qu'il
put faire pour la dissuader de son opinion fut inutile; elle
persista toujours à dire qu'elle croyait plus à sa propre
expérience qu'à ses paroles. « Eh bien ! lui dit le Domini-
cain, laissez -moi assister à votre prochaine excursion. »
Elle y consentit, et ajouta : « Vous pouvez amener avec
vous plusieurs témoins, et vous me verrez tous partir. »
Le père, qui avait un grand zèle pour le salut des âmes ,
se trouva au jour dit avec des témoins très-sûrs. Elle se plaça
en leur présence dans la huche au pain qui était sur un
banc, et se mit à se frotter en prononçant des formules ma-
giques. Au bout de quelque temps, sa tête s'inclina, et elle
s'endormit. Elle eut alors des visions où elle vit Vénus et
d'autres choses semblables; de sorte qu'elle commença à
jubiler d'une voix sourde. Les mouvements violents de ses
mains faisaient vaciller la huche, jusqu'à ce qu'enfin celle-
ci tomba de dessus le banc qui la soutenait, et la vieille se
fit beaucoup de mal à la tête. Comme elle se réveillait peu
à peu , étendue à terre sans mouvement , le rehgieux lui
dit : (( Eh bien ! direz -vous encore que vous êtes partie
réellement avec l'armée furieuse? Tous ceux qui sont
ici présents peuvent attester que vous n'êtes pas sortie
de votre huche. » Ceci, joint à des exhortations chari-
72 LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS.
tables, finit par lui faire reconnaître et quitter son erreur.
Barthélémy de Spina, Dominicain, maître du sacré palais,
dans son livre de Strigibus seu maleficis, raconte que
peu de temps avant lui un inquisiteur mit en prison une
sorcière, laquelle avoua qu'elle allait souvent au sabbat.
Le prince qui résidait en ce lieu eut le désir de s'assurer
par ses propres yeux si cette prétention était fondée, ou
seulement l'effet d'un rêve. Il pria donc l'inquisiteur de
permettre à cette femme de se frictionner avec son onguent
devant lui et toute sa cour, afin que l'on pût voir si elle
était réellement emportée par le démon d'une manière
visible ou invisible. L'inquisiteur y consentit, après avoir
fait quelques difficultés. La femme se prêta aux désirs du
prince. On la conduisit chez lui, et là elle s'oignit le
corps et resta quelque temps sans qu'on aperçût en elle
rien d'extraordinaire. Plusieurs témoins du fait vivaient
encore à l'époque où écrivait Barthélémy. Aug. de Turre,
deBergame, médecin célèbre de son temps, lui raconta
aussi qu'étant à l'université de Padoue, et revenant une
fois chez lui vers la sixième heure de la nuit, il frappa sans
que personne vînt lui ouvrir, et qu'alors il monta dans sa
chambre par la fenêtre. Après avoir cherché la servante,
il la trouva couchée nue sur le dos, semblable à une morte,
et ne put la réveiller. Le matin, lorsqu'elle fut revenue à
elle, il lui demanda ce qui lui était arrivé pendant la nuit.
Elle lui avoua qu'elle avait été en voyage, ce qui ne pou-
ffait avoir eu lieu qu'en esprit, et non réellement. La
même chose arriva à P. Cella, à Saluées, avec sa servante,
et à un notaire de Lugano avec sa femme, qu'il trouva
dans un toit à porcs dans une circonstance semblable.
Comme beaucoup d'accusés déclaraient aux inquisiteurs
LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS. 73
qu'ils étaient entrés avec d'autres dans les maisons de cer-
tains riches et nobles qu'ils désignaient^ et que là ils avaient,
vidé des tonneaux entiers du vin le meilleur, mangé d'é-
normes quantités de fromage, tué et mis au feu les bœufs
les plus gras^ on trouva là une excellente occasion de s'as-
surer si tout cela était réel ou seulement imaginaire. On
les examina donc attentivement au retour de ces festins.
Or^ on les trouva presque toujours abattus, brisés, ayant
faim comme dans les autres nuits. Puis on fit des perqui-
sitions dans les maisons où ils prétendaient avoir fait ces
festins, et on trouva qu'il n'y manquait rien , soit au vin,
soit au fromage, soit aux autres provisions, soit au bétail.
On dut conclure de là qu'ils n'y étaient point entrés réelle-
ment. Pour eux, ils cherchèrent à expliquer à leur manière
le fait qu'on leur opposait , et prétendirent que, lorsque le
repas était fini, la dame qui présidait touchait avec une
verge d'or les plats, et qu'aussitôt ils se remplissaient de
pain, de vin ou des autres choses qui y étaient avant le
repas; qu'on plaçait les os du bœuf sur sa peau, puis qu'on
rabattait celle-ci sur eux par les .quatre bouts, et qu'au
premier coup de la baguette d'or le bœuf revenait à la vie,
et qu'on le reconduisait à son étable. Cette déclaration
expliquait la chose telle qu'elle s'était passée non dans la
réalité, mais dans l'imagination des accusés.
Les jurisconsultes, de leur côté, eurent dans les procès Enquêtes
de sorcellerie qui leur furent soumis l'occasion fréquente consultes",
d'étudier ces phénomènes, et ils en ont profilé d'une ma-
nière fort judicieuse. Très-souvent , et sans aucune con-
trainte, les accusés déclarèrent devant eux qu'ils avaient
assisté personnellement au sabbat, mais que souvent aussi
ils n'y avaient été qu'en songe, pendant qu'ils étaient
IV. 3
74 LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS.
profondément endormis. Il leur semblait alors qu'ils
voyageaient dans l'espace, qu'ils voyaient des palais, des
salles, des parterres et d'autres belles choses. Lorsque les
juges les faisaient surveiller la nuit où devait avoir lieu
l'excursion, on les voyait s'agiter violemment sur leurs
sièges, comme quelqu'un qui donne de l'éperon à son
cheval pour le faire avancer. Lorsqu'ils étaient réveillés ,
ils étaient fatigués et brisés , comme s'ils eussent fait un
long voyage, et ils racontaient les merveilles qu'ils avaient
vues. 11 y avait en 1571 dans les prisons de Bordeaux une
vieille femme qui avoua qu'elle allait au sabbat toutes les
semaines. Le maître des requêtes Belot voulut savoir ce
qui en était; et comme elle prétendait qu'elle n'avait au-
cun pouvoir tant qu'elle était en prison, il lui donna la
liberté. Elle s'oignit donc, toute nue, avec un onguent,
et tomba ensuite comme morte. Elle revint à elle au bout
de cinq heures, et raconta beaucoup de choses des lieux
qu'elle avait parcourus. On prit des informations , et ses
déclarations furent trouvées conformes à la vérité. Bodin
raconte ce Mi dans sdi Démonomanie , Rouen, 1604, p. 246,
comme le tenant d'un témoin oculaire. Il avait appris à
Nantes un autre fait du même genre. Sept magiciens s'é-
taient vantés, en présence de plusieurs personnes, do
pouvoir rapporter dans l'espace d'une heure ce qui se pas-
sait à dix lieues à la ronde. On les prit au mot. Bientôt
après, ils tombèrent comme morts, et restèrent environ
trois heures en cet état ; après quoi ils se relevèrent et ra-
contèrent tout ce qu'ils avaient vu à Nantes et aux envi-
rons, indiquant les lieux, les actions et les personnes. On
prit des informations à l'instant môme, et il se trouva qu'ils
avaient dit vrai.
LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS. 75
Le président de la Tourette raconta aussi à Bodin qu'il
avait connu dans le Dauphiné une magicienne qui^ étant
assise au coin du feu^ avait eu comme une extase. Comme
elle était privée de sentiment, son maître la frappa très-
fort avec une verge. Pour voir si elle était morte, on
lui brûla les parties les plus sensibles; mais rien de tout
cela ne faisait impression sur elle. Le maître et la maî-
tresse chez qui elle servait la laissèrent gisant à terre,
croyant qu'elle était morte. Mais le maître, la trouvant le
lendemain dans son lit , en fut tout effrayé, et lui demanda
ce qu'elle avait eu. « Ah! Monsieur, dit-elle, vous m'avez
bien battue ! » Le maître raconta la chose à ses voisins, qui
pensèrent que c'était une sorcière. Il finit par obtenir d'elle
l'aveu qu'elle avait assisté au sabbat. Elle confessa bientôt
d'autres crimesencore, et fut brûlée. — Plus tard, on amena
devant le juge , à Florence, une femme accusée de niagie.
Elle avoue la chose, et assure que cette nuit-là même elle
ira au sabbat si on lui permet d'aller chez elle et de se
frotter avec son onguent. Le juge le lui permet. Elle se
frictionne avec une graisse infecte, se couche et s'endort
aussitôt. On la lie fortement dans son lit; on la pique , on
la frappe , on la brûle ; mais rien ne peut déranger son som-
meil. Le lendemain , on eut beaucoup de peine à la réveil-
ler, et elle raconta qu'elle avait été au sabbat. On vit très-
bien, d'après son récit, que les douleurs qu'on lui avait
causées en la frappant et la brûlant s' étaient mêlées dans son
esprit aux choses qu'elle croyait avoir vues ou ressenties.
Un gentilhomme de Magdebourg fit une expérience sem-
blable avec sa servante. Celle-ci, après l'avoir servi long-
temps et fidèlement, fut accusée de magie, et d'avoir été au
Blocksberg. Interrogée par son maître, elle finit par lui
76 LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS.
avouer qu'elle devait aller la nuit prochaine au sabbat. Son
maître prit le curé et d'autres témoins, et la surveilla toute
la nuit. Dès qu'elle se fut frottée , elle tomba dans un pro-
fond sommeil; de" sorte qu'on ne put la réveiller, ni la
nuit ni même tout le jour suivant. Revenue enfin à elle,
elle persista , malgré toutes les représentations , à croire
qu'elle avait été réellement au sabbat. (Godelmanni, Tract,
de magis, 1. 11^, c. iv.)
Un autre, dans le Labour, fit plus encore en pareil
cas. Non-seulement il surveilla sa servante pendant toute
la nuit; mais se plaçant avec elle à la cheminée, il l'at-
tacha fortement à son pied; et dès qu'elle paraissait
s'endormir il la réveillait en la poussant. Malgré toutes
ces précautions, elle avoua le matin, après avoir nié le
fait auparavant, qu'elle avait assisté au sabbat, et elle
raconta très - exactement un grand nombre de circon-
stances , lesquelles furent confirmées par beaucoup d'au-
tres qui y avaient été avec elle. (De Lancre, 1. II , p. 97.)
D'un autre côté, une jeune fdle d'Ascain, nommée Dopart-
zabal, âgée de quinze à seize ans, accusa une autre prison-
nière, qui fut brûlée plus tard, de l'avoir entraînée au sab-
bat la nuit qui avait précédé sa confrontation. Celle-ci
répondit que c'était une fausseté manifeste, parce que, pre-
mièrement, elle n'était point sorcière, et que d'ailleurs elle
était enchaînée, et avait toujours près d'elle des gardes qui
ne la perdaient jamais de vue; que d'ailleurs la plaignante
couchait avec sa mère, qui, craignant qu'elle ne partît pour
le sabbat, la veillait et lui parlait à chaque instant. Mais la
jeune fdle persista dans ses dires, et ajouta que l'accusée
était venue à son ht cette nuit-là même sous la forme d'un
chat, et que c'était une chose connue que les magiciens.
LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS. 77
même en prison , emmenaient ceux qu'ils avaient ensor-
celés. [Ibid., 96.) Dans le grand procès de magie de Logro-
gno^ l'an 1610, il fut constaté entre autres choses que plu-
sieurs enfants du bourg de Vera^ ayant divulgué ce qu'ils
avaient vu au sabbat, furent châtiés très-durement à cause
de cela dans une des réunions qui eurent lieu peu de temps
après ; de sorte qu'ils tombèrent malades et commencèrent
à dépérir, ce qui engagea le vicaire du lieu aies exorciser.
Ils confessèrent ce qu'ils savaient, et ne voulurent plus al-
ler au sabbat. Les sorcières s'acharnèrent à cause de cela
contre eux, et les entraînèrent au sabbat malgré eux. Le
vicaire se vit forcé de faire dormir dans sa chambre tous
ces enfants, au nombre de quarante; et à chaque fois il les
exorcisait auparavant, et les aspergeait d'eau bénite. Il né-
gligea deux nuits ces précautions, et les enfants furent em-
portés de nouveau, et fouettés sévèrement. Quelque temps
après, étant à l'école, ils virent passer deux femmes qu'ils
reconnurent pour celles qui les avaient fouettés alors. Ils
coururent après elles, et les poursuivirent à coups de
pierres. La chose ayant été portée devant les tribunaux,
les enfants soutinrent leur accusation, et les juges la trou-
vèrent d'accord avec la déclaration faite à ce sujet par
Marie Juancho de Yera. (L'iorente, Histoire de Vinquisi-
tion, Paris, 1818, t. IlL )
Après les jurisconsultes, les médecins et les naturalistes Études des
durent prendre aussi part à ces sortes d'enquêtes. Déjà le ^ ^g gujgt
médecin du pape Jules III, André Laguna, eut occasion
d'étudier la matière. L'an lo4o, pendant qu'il traitait le
duc de Guise, on mit en prison, en Lorraine, un homme
et sa femme qui habitaient un ermitage près de Nancy, et
l'on trouva chez euxun pot renfermant une pommade verte. ,
78 LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS.
Laguna rcxamina, et trouva qu'elle était composée d'eX"*
traits de ciguë^ de jusquiame, de solanum, de mandragore
et d'autres plantes narcotiques. Comme précisément à cette
époque la femme du bourreau souffrait de frénésie et d'in-
somnies, il lui fit frotter le corps avec cet onguent. Elle
dormit après cela trente-six heures de suite , et elle aurait
dormi plus longtemps encore si on ne l'avait éveillée par
des moyens violents, entre autres des ventouses. Elle se
plaignit amèrement à son réveil qu'on l'eût enlevée aux
bras d'un jeune homme. (P. de Valentia, d'après le com-
mentaire de Laguna sur Dioscoride, dans l'ouvrage de
L'iorente, p. 457.)
J.-B. Porta a fait aussi un essai semblable, et voici ce
qu'il dit à ce propos dans sa Magie naturelle, 1. II, c. xxvi :
<( Les mauvaises passions se sont tellement emparées de
plusieurs hommes qu'abusant des dons de la nature ils en
font des onguents magiques en les mêlant ensemble. Quoi-
qu'il y ait en tout cela beaucoup de superstition, il est cer-
tain néanmoins que ces substances sont naturellement très-
actives. Je raconterai à cette occasion ce que j'ai appris de
ceux qui s'adonnent à ces sortes de pratiques. On fait cuire
dans un vase d'airain la graisse d'un enfant; on dégraisse
le bouillon, puis on y ajoute de l'aconit, des feuilles de peu-
plier et de V eleoselinum ; ou bien encore on mêle ensemble
du sivmy de Vacorum, du pentaphylloii, du solanum, avec
de l'huile et du sang de chauve-souris. Lorsqu'on veut se
servir de cet onguent, on se frictionne d'abord les mem-
bres, jusqu'à ce qu'ils deviennent rouges; puis on y ap-
plique l'onguent, et l'on s'en frotte, afin qu'étant ab-
sorbé plus vite l'action en soit plus énergique, ce qui
, arrive d'autant plus facilement que ceux qui veulent s'en
LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRETIENS. /O
servir ont coutume de ne rien manger que des légumes^
des racines, des châtaignes, de la parelle et d'autres choses
semblables. Comme je réfléchissais sérieusement sur ces
choses, ne sachant encore ce que j'en devais pefiser, je
fis la connaissance de l'une de ces vieilles femmes, dont
on dit qu'elles entrent dans les maisons pour sucer le sang
des enfants dans leur berceau. Je lui fis quelques de-
mandes, mais elle me dit aussitôt qu'elle me répondrait
dans un petit instant. Là-dessus, elle me fit sortir de la
chambre, ainsi que les autres que j'avais amenés avec moi
comme témoins , se mit toute nue, et se frotta fortement
tout le corps avec un onguent , ce que nous pûmes voir
par une fente de la porte. Elle tomba aussitôt à terre,
plongée dans un profond sommeil. Nous ouvrîmes la porte,
et la trouvâmes tellement endormie qu'elle r.e sentit rien
de tout ce que nous lui fîmes. Lorsque nous remarquâmes
que l'action de l'onguent diminuait, nous sortîmes de la
chambre. La vieille s'éveilla, reprit ses vêtements, et nous
raconta les pierveilles de son voyage. Nous eûmes beau
lui dire qu'elle se trompait, et lui montrer les traces des
coups dont nous l'avions frappée, elle persista opiniâtre-
ment dans sa déclaration. »
Cardan a publié dans son livre de Subtilitate, 1. XVIII, cardan,
la recette d'un onguent de cette sorte, composé d'opium,
d'aconit, de pentaphyllon , de solanum et de miel. Gas-
sendi, étant à la campagne, voulut se convaincre de l'efïet
de ces substances. Il prépara un onguent où il entrait
beaucoup d'opium , et il en frotta plusieurs paysans aux-
quels il avait fait croire d'abord qu'avec cet onguent ils
seraient emportés au sabbat. Les paysans se réveillèrent
après un long sommeil , et racontèrent en détail tout ce
80 LA MAGIE BANS LES TEMPS CHRÉTIENS.
qu'ils avaient vu au sabbat^, et les délices dont ils y avaient
joui. Au reste^ les déclarations des accusés ont plus d'une
fois prouvé qu'il n'est pas toujours nécessaire de frictionner
tout le1:orps^ mais qu'il suffit de frotter la paume de la
main, la plante des pieds, le crâne ou d'autres parties plus
irritables.
Helmont. Ce que nous avons dit jusqu'ici suffit pour nous donner
une idée des effets produits par ces substances, entre les-
quelles la jusquiame joue un rôle considérable. Lorsqu'elle
trouve dans l'organisme des dispositions convenables, elle
agit comme fit sur Helmont la racine broyée d'aconitum
naipeUm, lorsqu'il s'en toucha seulement le bout de la
langue. Il lui sembla d'abord qu'on lui liait le crâne avec
une corde : c'était l'action directe de cette substance, pro-
duisant une révulsion des esprits nerveux vers leur centre.
S'étant mis à faire plusieurs choses dans la maison, il sen-
tit bientôt que les fonctions de l'esprit ne s'accomplissaient
plus chez lui comme d'ordinaire dans le cerveau, mais dans
l'épigastre et les plexus solaires. Il vit, avec toute la clarté
et la précision dont les observations de ce genre sont sus-
ceptibles, que le sentiment et le mouvement partaient bien
de la tête , et se répandaient dans tout le corps, mais que la
faculté de penser se trouvait dans la région épigastrique, à
l'exclusion de la tête. Réfléchissant davantage encore sur
cet état, il trouva que la pensée et la méditation étaient
bien plus claires en lui, et que cette clarté lui procurait
une grande béatitude. Il ne rêvait point, il n'était point
malade ; mais il avait, au contraire, toute sa réflexion et
toute sa santé; et quoiqu'il se fîit trouvé déjà plusieurs
fois dans un état extatique, il remarqua que cet état n'avait
rien de commun avec ce qu'il éprouvait en ce moment. Il
LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS. 81
s'aperçut aussi que l'imagination était dans une inaction
complète. Tout cela était l'effet de la réaction des esprits
nerveux, qui, après s'être retirés dans leur centre, s'en
échappaient avec plus d'énergie et se répandaient dans les
sens. Au bout de deux heures , il sentit par deux fois diffé-
rentes une légère atteinte de vertige. A la première, il
remarqua que la faculté de penser était revenue, et à la
seconde il vit qu'il pensait à la manière ordinaire. C'était
l'effet du retour des esprits nerveux dans le lit plus étroit
de la vie ordinaire. (Helmont, Idea démens, § 12.)
Ce que fit ici dans des conditions favorables, sur un
homme déjà bien disposé, cette racine administrée homœo-
pathiquement, les autres substances le font aussi lorsque,
administrées en grande quantité et répandues sur toute la
surface extérieure du corps, dans les onguents des sor-
cières, elles pénètrent dans l'organisme, et de là décompo-
sent en quelque sorte la vie tout entière, avec cette diffé-
rence toutefois qu' elles agissent d'une manière plus prompte
et plus tumultueuse. Il en est ainsi de celles qui, ingérées
dans le corps, produisent leurs effets dans l'intérieur de
l'organisme. L'aspiration de ces mêmes substances produit ,
d'une manière plus prompte encore que les frictions des ^ ^
phénomènes semblables. Humphry Davy, ayant un jour Expériences
aspiré de l'oxyde d'azote, fut étonné des sensations que cet "^^ÎJ^a^y/^
accident produisait en lui. « A mesure, dit-il, que les im-
pressions agréables augmentaient, je perdais toute relation
avec les objets extérieurs. Des images très -vives parcou-
raient rapidement mon esprit, et se revêtaient de mots; de
telle sorte que j'étais tout surpris de voir se former en moi
de nouvelles idées. Je me trouvais dans un monde d'idées
nouvelles; je m'imaginais faire de grandes découvertes.
82 LA MAGIE DAJNS LES TEMPS CHRÉTIENS.
Lorsque Kiiiglake me tira de ce délire enivrant en otant de
ma bouche le réservoir du gaz , ma première sensation fut
un mouvement d'humeur et d'orgueil à la vue des per-
sonnes qui m'entouraient. Toutes mes émotions étaient
comme inspirées et sublimes. Je me mis à marcher dans
ma chambre une minute environ sans faire attention à ce
qu'on me disait. Lorsque je fus rentré dans l'état ordi-
naire^ je sentis le désir de communiquer les découvertes
que j'avais faites pendant cet essai. Je cherchai donc à rap-
peler mes idées; mais le souvenir en était faible et confus.
Cependant une suite de pensées se présenta clairement à
mon esprit;, et je me mis à crier d'une manière prophé-
tique: « Il n'y a dans le monde que des pensées. L'univers
ne se compose que d'impressions , d'idées de plaisir et de
douleur. « (H. Davy, Besearches; London, 1800, p. 488.)
Explication ^^ ^'^^^ clairement par là que dans cet état la vie, exai-
de ces tée par des substances irritantes, éprouve une modification
p enomenes p^-Qf^j^^g^ Tournée vers le dehors dans l'état ordinaire,
ouverte dans toute sa largeur pour ainsi dire aux objets
extérieurs , elle agit sur eux aussi avec une plus grande
énergie , tandis qu'elle est comme fermée au monde inté-
rieur et que ceJui-ci est bien plus encore fermé pour elle.
Sous Faction de ces substances, au contraire, elle se dé-
tourne du monde extérieur pour se repher au dedans; elle
s'ouvre au monde intérieur, et celui-ci s'ouvre bien davan-
tage encore à elle. A ce bouleversement spirituel doit cor-
respondre un bouleversement non moins profond dans
l'organisme. Auparavant c'était le cerveau, qui, ouvert
par dehors et fermé par dedans, éclairé d'ailleurs par la
lumière naturelle, était chargé de toutes les opérations de
l'esprit et de la volonté , tandis qu'au système ganglion-
5 H c^
LA MAGIE DAKï; LE^ TE^iPS CHRÉTlEKiJ. 83
naire étaient réservés les sentiments obscurs, confuS;, spon-
tanés et irréfléchis j les actions involontaires et toutes les
opérations de la vie plastique. C'est le contraire qui arrive
maintenant. Le cerveau , fermé au dehors, ouvert au de-
dans, prend sur lui les fonctions du système ganglion-
naire , tandis que celui-ci , ouvert au dehors et fermé au
dedans, exerce les fonctions du système cérébral, et ac-
complit les fonctions les plus élevées de la pensée, de l'ac-
tion et de la vie. On voit alors se produire tous les phé-
nomènes de la clairvoyance , cette sensibilité et cette spon-
tanéité exquises qui se manifestent dans le somnambulisme
et la catalepsie. Si Davy avait continué d'aspirer ce gaz en
quantité suffisante, il serait tombé à la fin dans l'état de la
Pythie du temple d'Apollon. Si l'état d'Helmont s'était dé-
veloppé un peu davantage encore, il lui serait arrivé ce
qui est arrivé aux cataleptiques du docteur Petetin à
Lyon ; tous ses sens se seraient ramassés et recueillis dans
la région épigastrique. C'est par elle qu'il aurait vu , en-
tendu, senti et goûté. Les conducteurs électriques lui au-
raient amené de très-loin ces impressions, tandis que les
corps isolants y auraient mis obstacle. Si, plusieurs per-
sonnes se tenant par la main , la première avait mis la
sienne sur son cœur à lui, il aurait entendu ce que la der-
nière aurait dit tout bas dans sa main. Mais si un bâton de
cire à cacheter avait interrompu la chaîne, il n'aurait rien
compris, même de ce qu'on aurait dit à voix haute. Il au-
rait avec cela pénétré et l'avenir et le passé. (Petetin,
Électricité animale , 1808.)
Il en est ainsi des magiciens et des sorcières, de l'action
des breuvages, des onguents et des autres moyens dont ils
se servent. Ils tombent par là dans une sorte de somnam-
84 I A MAGIE DANS LES TEMPS CHRETIENS.
bulisnie particulier ; ils voient et ils agissent jusqu'à un
certain point à distance. C'est pour cela que toutes les per-
sonnes accusées de magie dans le Labour étaient d'accord
sur ce points que pour aller au sabbat il fallait avoir
dormi auparavant. (De Lancre, p. 90 à 9o.) C'est pour cela
que ceux qui étaient en prison s'efforçaient de rester
éveillés, afin d'éloigner d'eux tout soupçon, tandis que
ceux qui étaient libres et qui ne voulaient pas aller au
sabbat veillaient dans les églises ou ailleurs. Ils disaient
qu'il suffisait de fermer l'œil un instant pour être enlevé
aussitôt. Jeannette d' Abaddio de Siboro, âgée de seize ans,
avoua qu'à l'âge de quatre ans elle fut conduite pour la
première fois au sabbat par une sorcière, et que depuis,
pendant trois mois de temps , elle avait dormi le jour et
veillé la nuit dans l'église avec plusieurs autres; mais que
le 13 septembre 1609, s' étant endormie dans l'église pen-
dant la messe, elle avait été emportée au sabbat en plein
jour, et que cela lui était arrivé souvent. Les enfants aussi,
qui avaient tous une grande frayeur du sabbat, veillaient
pendant la nuit afin d'y échapper, ou étaient tenus éveillés
par leurs parents. Tous disaient encore qu'on ne va jamais
au sabbat endormi, mais tout à fait éveillé, ce qui indique
clairement un état de somnambulisme succédant à un som-
meil très-court. Comme ce sommeil était d'autant plus court
quel'étatde somnambulisme était plus développé et qu'à la
fin il ne durait que quelques instants, on comprend com-
ment un grand nombre d'accusées déclaraient que, dans
les nuits d'été, elles restaient à filer dans la rue, dix ou
douze ensemble, jusqu'à onze heures du soir, et que, lors-
que l'heure du sabbat approchait, elles se souhaitaient la
bonne nuit et feignaient devant les profanes de rentrer
LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRETIENS. 86
chez elles; mais qu'en réalité elles se rendaient aussitôt au
sabbat. Ceci suppose déjà de grands progrès dans cet état.
Ceux qui sont arrivés à ce degré n'ont plus besoin d'onguent
pour développer en eux l'état magnétique; ils ne font que
passer pour ainsi dire par le sommeil; de sorte qu'on peut à
peine distinguer celui-ci. C'estpour cela que Cat. de Landat^
âgée de trente anS;, déclare qu'elle n'avait point besoin de
dormir pour aller au sabbat; mais que, lorsqu'elle était
assise le soir devant son feu^ elle éprouvait un désir inex-
primable d'y aller;, et qu'elle s'y trouvait aussitôt trans-
portée. (De Lanci'e, p. 101.)
On voit par l'exemple d'un grand nombre de prisonniers
que les sorcières^ lorsqu'elles étaient devenues virtuoses
dans leur art , n'avaient plus besoin d'onguent. Car,
quoique l'on fût certain qu'elles n'en avaient point à leur
disposition^ elles n'en continuaient pas moins d'aller au
sabbat, comme on s'en assurait parla comparaison des té-
moignages. [IbicL, p. 108.) La nature magnétique de cet
état apparaissait aussi en ce qu'il pouvait se communiquer.
Tous les enfants qui avaient été au sabbat , au nombre de
deux ou trois cents , déclarèrent unanimement que ceux
qui les y avaient conduits n'avaient fait que leur passer la
main sur la tête, et qu'ils s'étaient sentis pris aussitôt et
tout troublés. D'autres fois, on leur avait donné à manger
une pomme ou un morceau de pain de mil noir ; puis, la
nuit d'après , on venait les chercher jusque dans les bras
de leur père ou de leur mère, de leurs frères ou de leurs
sœurs, sans que personne pût s'éveiller. Leurs déclarations
ne portent point que la main qui leur caressait magnéti-
quement la tête fût graissée de quelque onguent. Elle n'a-
vait pas besoin d'onguent, en effet; car elle avait en elle
86 LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS.
une vertu qui lui était propre, et qu'elle communiquait
même en certains cas à d'autres objets, comme aux ponmies
ou au pain que l'on donnait à ces enfants.
Apprécia- Nous voyons comment, en ces domaines, les moyens,
tjon morale quoique ditïérents, mènent au même but. Quant à leur
phénomènes appréciation morale, voici ce qu'on peut dire à ce sujet.
La nature physique est , sous le rapport moral , complète-
ment indifférente, et peut servir d'instrument soit pour
le bien, soit pour le mal. Toutes ces substances elles états
qu'elles produisent dans l'homme ne sont donc ni bons ni
mauvais en soi , mais peuvent devenir l'un ou l'autre par
l'intention qu'on se propose. L'action délétère qu'elles
exercent sur la vie dans l'état actuel des choses n'existait
point en elle à l'origine. Puisqu'elles sont les mêmes qu'au .
commencement, et que cependant leurs propriétés sont
tellement changées qu'elles peuvent aller jusqu'à donner
la mort, la cause de ce changement doit être dans l'orga-
nisme lui-même, lequel, ayant comme absorbé en soi la
mort, par suite du péché originel, est devenu tout autre,
et est entré dans d'autres rapports avec la nature extérieure
qui l'environne. Le principe de ces propriétés contagieuses
est donc en nous-mêmes et dans cette dégradation phy-
sique qui nous a assujettis aux choses que nous devions
dominer au contraire. En vertu de cet empoisonnement
organique, suite du péché, nous pouvons transformer en
éléments nuisibles les éléments les plus simples et les plus
innocents ; comme aussi, par suite de cet empoisonnement
moral que nous avons contracté, nous pouvons changer
le caractère moral de tous ces aliments et même des sub-
stances les plus nuisibles, et les tourner soit vers le mal,
soit vers le bien. Ce médecin qui, après avoir analysé
LA MAGIE DAWS LES TEMPS CHRÉTIENS. . 87
LUI onguent de sorcière^ en frotta une de ses malades^ fit
un acte téméraire peut-être; mais il ne fit pas un acte cri-
minel j tandis qu'un autre aurait pu pécher en employant
pour un but mauvais les choses saintes.
Il en est ainsi des états qui se produisent dans la vie.
Lorsqu'un saint, marchant vers une perfection toujours
plus haute, acquiert, par suite des privations qu'il s'est
imposées, la faculté de voir et d'agir à distance, il l'accepte
comme une chose qu'il a trouvée sur sa route sans la cher-
cher. Il connaît les dangers des voies extraordinaires où
il se trouve engagé. Aussi, quoique plein de confiance en
la protection divine, toujours en communion avec l'Église,
uni entièrement à elle par l'obéissance, jusque dans ses
extases, il ne cesse de veiller sur soi-même, sur son inté-
rieur aussi bien que sur son extérieur; et c'est ainsi qu'il
arrive à un but vraiment saint. Mais lorsque ces phéno-
mènes se produisent dans un homme ordinaire, sous la
forme de somnambulisme, par suite de quelque action na-
turelle et interne, cet état, qui le tire de l'enchaînement
général des choses physiques, n'étant point libre de sa
part, ne peut pas lui être imputé; il est l'effet de quelque
désordre général , par suite duquel un organe acquiert un
développement extraordinaire , tandis qu'un autre subit,
au contraire, une prostration anormale. I/homme se
trouve donc, comme auparavant, dans la main de Dieu.
Cet état est déjà plus dangereux lorsqu'il se développe non
d'une manière naturelle, mais par quelques moyens artifi-
ciels; lorsque l'individu accessible à ces sortes d'impres-
sions met le pied par curiosité ou pour quelque fin plus
mauvaise encore dans ces régions inconnues, et que là,
outre les dangers sans nombre de la vie ordinaire, il brave
88 LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS.
à plaisir les périls d'une vie entièrement inexplorée pour
lui. Ne se proposant alors aucun but élevé, il ne peut
compter non plus sur une protection particulière d'en
haut. Il manque également de direction ici-bas; et tout
pour lui se rattache à ce fil mince et léger, lequel l'unit à
celui qui a produit en lui cet état singuher. Une telle posi-
tion est déjà en soi bien dangereuse : l'expérience dé-
montre que l'homme y est exposé aux plus grossières illu-
sions^ et qu'après s'être trompé soi-même il finit souvent
par tromper les autres, sans parler de beaucoup d'autres
périls plus graves encore. Aussi ne doit- on permettre de
produire cet état dans les autres qu'à des hommes expéri-
mentés, d'un caractère sûr, d'une vie irréprochable et
d'une religion éclairée. La chose est bien plus grave en-
core lorsque, pour développer ces états extraordinaires, on
emploie des moyens irritants très-énergiques, dont l'usage
est déjà répréhensible en soi, parce qu'il soulève dans l'or-
ganisme la sensualité et les appétits les plus grossiers. Mais
si l'homme se jette en ces régions avec l'intention positive
et criminelle de donner accès en soi à ces forces perni-
cieuses, qu'une puissance bienfaisante tient cachées et in-
visibles, et de s'en servir pour un but coupable, son action
devient dès lors le crime le plus énorme dont la créature
puisse se rendre coupable à l'égard du Créateur; et comme
l'action elle-même estdiabolique, les substances de lanature
qu'il emploie, même celles qui sont en elles-mêmes indiffé-
rentes, comme aussi les moyens dont il se sert dans ce but
coupable, prennent également un caractère démoniaque.
Le premier acte de ce genre, avons-nous dit plus haut,
a eu lieu lorsque le péché est entré dans le monde; lorsque
le démon , profitant de l'imprévoyance de l'homme , le se-
LA MAGIE DAINS LES TEMPS CHRÉTIENS. 89
duisit par ses artifices et le fit pécher par sensualité. Cette
union entre de démon et l'homme s'est accomplie dans le
cercle même de la vie inférieure^ puisque c'est par un acte
vital, en mangeant du fruit défendu, que l'homme s'est
rendu coupable. Ce fruit croissait sur l'arbre de la science
du bien et du mal , sur cet arbre que la terre avait produit,
après avoir déjà pris part à la division causée par la chute
des anges rebelles; de sorte que ce fruit était le symbole
de cette division, et renfermait en soi un mélange de bien
et de mal physique. Son action cependant aurait été nulle
sur l'homme s'il n'avait, plaçant sa convoitise au-dessus
de la défense du Seigneur, et se posant par conséquent
avec le démon contre Dieu , s'il n'avait par là introduit en
soi, sous le rapport moral, l'opposition qui existait déjà
sous le rapport physique dans cet arbre. En s' opposant à
Dieu, il renonçait à lui; il se soumettait, au contraire, au
démon, et entrait en rapport avec lui. Le moyen par le-
quel il s'est ainsi assimilé le mal a été le fruit défendu ; et
au moment où il l'a mangé, le mai qui résidait en lui
comme mort physique s'est introduit dans l'homme comme
mort morale. Au lieu de se nourrir de l'aliment eucharis-
tique de l'arbre de vie, il a mieux aimé célébrer en quel-
que sorte la cène avec le démon sous l'arbre de la science,
et a préféré de cette manière le sacrement du diable à ce-
lui de Dieu. S'il avait mangé de l'arbre de vie , il se serait
mis par cet acte religieux dans un rapport intime avec
Dieu, auteur de tout don parfait; il se serait approprié
tout le bien qui était autour de lui, et sa vie, acquérant
toujours ainsi de nouvelles forces, aurait obtenu l'immor-
talité. Mais, au lieu de cela, il a rompu le pain avec celui
qui est la source de tout mal ; et dès lors le mal physique
90 LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS.
a pénétré dans son sang^ et le mal moral en soji àme, et
ainsi s'est formé ce lien maudit, lequel le met en rapport
avec le mal qui l'obsède ou qui le possède. Avec la mort
temporelle est venue la mort spirituelle , dont le dernier
terme est la réprobation ou l'éternelle union avec le prin-
cipe du mal.
Ce qui est arrivé ici au commencement avec le premier
homme , pour le malheur du genre humain tout entier, se
répète avec des circonstances aggravantes en chaque indi-
vidu qui, marchant sur les traces d'Adam, fait alliance
avec les puissances infernales. Cet homme, en effet, choisit
de propos délibéré le mal, comme but final de toute sa vie,
et le mauvais comme son seigneur et maître, afin de pou-
voir, de concert avec ceux qui ont les mêmes dispositions
que lui , contribuer au développement de cette cité dont le
diable est le chef, et qui continue l'enfer sur la terre.
Cette cité doit être en tout le contraire de celle qui con-
tinue le ciel ici -bas, et qui, composée de tout ce qui est
bon sur cette terre, a pour centre celui qui est le bien par
excellence et en qui le bien s'est personnifié dans l'incar-
nation. La cité de Dieu a commencé en même temps que
la cité du démon , lorsque le Seigneur, après avoir pro-
noncé la sentence de condamnation sur l'homme déchu
et sur son séducteur, lui promit le Rédempteur qui devait
le sauver un jour. La cité de Dieu se divise en deux portions,
dont l'une achève et perfectionne ce que l'autre a préparé;
comme aussi elle se divise, eu égard au temps, en une
Église qui a précédé la rédemption et une autre qui lui
est postérieure. La première devait préparer les voies,
aplanir les sentiers , préserver, purifier, afin que le Sau-
veur attendu pût trouver une demeure digne de lui. Aussi
LA MAGIE DAINS LES TEMPS CHRÉTIENS. 91
dans r antiquité la purification était le but de tous les ef-
forts; c'était par elle que la semence de la femme, se pu-
rifiant toujours davantage, devait enfin produire celui qui
était destiné à écraser la tête du serpent. Mais cette pureté
extérieure n'était que le signe de la pureté morale et in-
térieure que la loi devait développer.
Si l'antiquité n'était qu'une initiation continuelle aux
mystères qui approchaient toujours davantage^ cette ini-
tiation devait avoir ses sacrements : ceux-ci étaient la
circoncision d'abord^ puis les sacrifices sanglants. La pre-
mière et les derniers avaient pour but de purifier, d'ex-
pier; ils s'adressaient principalement à la vie, et avaient
pour but de substituer la vie animale à celle de l'homme,
ou de sacrifier une partie de l'organisme humain, pour
procurer au tout la guérison et le salut. Ils préparaient
d'ailleurs et figuraient la grande substitution de l'Homme-
Dieu à la place du genre humain. Une inimitié irréconci-
liable avait été établie dès le commencement entre la se-
mence de la femme et celle du dragon, et cette opposition
s'était manifestée dès l'origine; car de tout temps il s'est
trouvé des hommes qui, voués au culte du mal, prennent
pour inspiration ce qui dans la réalité n'est que la dépres-
sion et la contagion de la vie, et se chargent d'entretenir
et de propager le poison que le péché a déposé au fond de
la nature humaine. Aussi voyons-nous dans l'histoire le pa-
ganisme s'attacher partout à détruire ce que Dieu construit,
encourager ce qu'il réprime, et réprimer, au contraire, ce
qu'il cherche à développer. Nous le voyons partout opposer
les mystères des ténèbres à ceux de la lumière, les sacre-
ments de la malédiction à ceux de la bénédiction , souiller
par ceux-là ce que ceux-ci ont purifié. 11 comptait ainsi
92 LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS.
rendre impossible raccomplissement des promesses; il espé-
rait que le chef qu'il attendait mordrait le talon du chef de
l'autre Église, mais qu'il ne serait pas écrasé sous son pied.
Les temps anciens s'écoulèrent au milieu de ces efforts
contraires; mais, malgré toutes les peines que se donnèrent
les contradicteurs de l'œuvre de Dieu, les promesses s'ac-
complirent. Pan est mort, cria une voix mystérieuse au
navire qui passait. C'est l'ancienne Église qui enfanta au
genre humain son Sauveur, et celui-ci fit de la nouvelle
Église sa fiancée, afin de régénérer avec elle le genre hu-
main. Ce changement dans les rapports changea aussi la
position respective des deux Églises. Dans celle de Dieu ,
le sacrifice offert sur la croix qu'avait élevée la cité du
diable fut le dernier sacrifice sanglant agréable au Sei-
gneur. Ce sacrifice, continué dans l'eucharistie, est devenu
le grand sacrement de la nouvelle alhance, par lequel tous
les membres sont liés et unis à leur chef. En effet, qui-
conque mange du fruit de l'arbre de vie et boit du vin
qui coule dans ses veines s'approprie la moelle et le sang
de cet arbre. 11 est dominé par une vie plus puissante que
la sienne; il est incorporé à cet arbre et à celui qui vit en
lui, et il participe à sa vie; car on mange pour vivre ^ et
ce qui est mangé doit avoir de nouveau la vie en soi. C'est
ainsi que l'eucharistie est devenue le premier et le principal
lien qui met en rapport la vie de ceux qui la reçoivent di-
gnement , et particulièrement des saints , avec la vie du
Rédempteur; de sorte qu'il devient leur vie , et qu'en s'in-
corporant à lui ils s'incorporent en môme temps à l'Église,
son corps mystique. C'est pour cela que tous les autres sa-
crements sont une préparation et un symbole de celui-ci;,
et tirent en partie de lui leurs vertus.
LA MAGIE DANS LES TEMPS CHRÉTIENS. 93
La cité du diable, dont tout Teffort était d'empêcher
l'accomplissement des promesses, une fois celles-ci rem-
plies, devait changer de tactique, et chercher à en arrêter
ou à en détruire l'effet, en infectant de nouveaux miasmes
la vie sanctifiée par le Christ, et en épuisant son corps
mystique par des excroissances et des formations anor-
males. Elle dut pour cela se serrer davantage autour de
son chef, et chercher quelque chose qu'elle pût opposer au
grand sacrement de l'Église de Dieu, une sorte d'execra-
mentum, dans lequel les membres du corps mystique de
Satan pussent s'unir à leur chef, et participer en lui aux
ténèbres de l'abîme. Les fils du démon doivent donc man-
ger du pain qu'il leur présente, et boire à sa coupe. Mais
comme il ne peut se donner corporeilement à eux, puis-
que c'est un pur esprit, il se donne en des choses qu'il
marque de son caractère, à savoir en des poisons qui leur
communiquent la mort qu'ils recèlent, et, les unissant à
lui, font d'eux tout un organisme vivant, capable d'être
opposé à celui de la véritable Église. L'emploi de ces
moyens magiques sous toutes les formes est donc le pre-
mier acte qui initie les adeptes du diable à ses infâmes
mystères. Celui qui commet le péché de magie rompt le
pain magique avec le démon ; il boit avec lui le breuvage
magique; il s'oint de son chrême, il reçoit de lui l'esprit
par le souffle ; et c'est de cette manière que se forme le lien
de mort qui met sa vie en rapport avec celle du démon. Il se
livre à lui, il se l'assimile ou se laisse assimiler par lui.
11 est en tout cas son serf et son esclave. 11 forme avec
tous ceux qui sont à l'égard du démon dans le même
rapport que lui le corps visible dont le diable est la tête.
CHAPITRE VI
•
L'ascèse diabolique considérée dans le domaine moral. Des fausses doc-
trines que la cité du diable oppose à la cité de Dieu. Ces doctrines
égalent la créature au Créateur , ou la mettent au-dessus de lui, ou
enfin la considèrent comme la seule chose existante. Partant de l'in-
crédulité, elles mènent à la superstition, à la fausse magie naturelle,
à la fausse divination et h la magie noire, qui sont les trois exercices
ascétiques par lesquels l'homme est initié aux mystères de l'enfer.
Le diable a présenté à l'homme un fruit agréable à voir,
afin que, trompé par sa belle apparence, il en mangeât et
entrât en communion avec lui. Mais ce n'était pas assez
pour cet ennemi de notre salut de séduire les sens; il fal-
lait que tout l'homme fût gagné. Il s'adressa donc à l'es-
prit, qui pense et qui réfléchit. « Dieu vous a-t-il aussi
défendu de manger de ce fruit? dit-il. Cette défense
existe-t-elle réellement? Est-ce Dieu qui l'a faite? Pour-
quoi l'a-t-il faite? Avait-il bien le droit de la faire? Est-ce
bien là le fruit dont il vous a défendu de manger? » Semant
ainsi le doute dans l'esprit, il préparait les voies à l'erreur,
qui en est la maladie, pour que l'erreur le conduisît enfin
au mensonge, qui est sa mort. Le mensonge est donc le
second lien entre l'homme et le démon. Il s'adresse à l'es-
prit, comme l'illusion des sens s'adresse à la sensualité;
il lie l'esprit abusé de l'homme à celui du père du men-
songe, de même que l'appât des biens sensibles met la vie
du premier en rapport avec celle du second. C'est ainsi
que s'est formé cet art trompeur et cette fausse science qui
enlace l'esprit de l'homme; et de cette fausse science est
sortie une pratique fausse comme elle. La véritable science
reconnaît Dieu comme le premier principe de toute con-
l'ascèse diabolique dans le domaine moral. 95
naissance et de toute vérité ; la fausse science, au contraire,
se substitue à Dieu sous ce rapport. La première accepte
d'abord la vérité comme étant donnée de Dieu ; le doute ne
vient qu'après, et a pour but seulement de se rendre
compte de la vérité admise. La fausse science, au con-
traire, pose d'abord le doute, et impose à la vérité l'obli-
gation de se justifier devant lui. Ce renversement de tous
les rapports a donné naissance aux erreurs de toute sorte.
Puis, à mesure que l'intelligence s'est obscurcie, que l'es-
prit a méprisé davantage la règle qui devait le diriger dans
ses opérations, que l'instinct de la vérité s'est émoussé et
que l'intelligence s'est affaissée, l'homme s'est épris d'a-
mour en quelque sorte pour le mensonge ; il s'est mis de
propos délibéré en opposition directe avec la vérité, et c'est
de là qu'est sortie cette masse de mensonges dans laquelle
se trahit le côté diabolique de son être. Ce doute audacieux
est la première préparation pour quiconque cherche à s'unir
avec le principe du mal. C'est ainsi que se sont développées
ces fausses th^éories et ces fausses pratiques, enfantées par
la présomption, et qui servent ensuite à leur tour de lien
entre l'esprit de l'homme et celui du démon. Enfin l'u-
nion se consomme dans le mensonge accepté pour lui-
même avec une pleine conscience. C'est là le péché contre
le Saint-Esprit, péché irrémissible, qui fait de l'homme
comme une seule personne avec le diable.
Dans la première tentation, le doute mis en avant par le
serpent a eu pour objet Dieu et ses rapports avec la créa-
ture. La même chose s'est reproduite dans tout le cours de
l'histoire, et c'est de cette contradiction qu'est sortie la ra-
cine de toutes les erreurs. La véritable doctrine admet deux
substances, l'une éternelle et incréée, et par conséquent
96 l'ascèse diabolique dans le domaine moral.
essentielle, l'autre temporelle, créée, contingente par con-
séquent, et ayant reçu l'être de la première. Tout en re-
connaissant que ces deux substances sont entièrement sé-
parées quant à leur essence, elle admet néanmoins qu'elles
sont unies par des rapports très -intimes, puisque la pre-
mière, après avoir créé la seconde, la soutient, lui sert de
but, la doaiine, la gouverne et la dirige dans tout le cours
de son existence. A côté de cette simple vérité l'erreur a
tracé bien des sentiers détournés. Les uns, en effet, attri-
buant à ces deux substances, d'une part une essence éga-
lement éternelle , et de l'autre une opposition radicale, les
regardent comme éternellement séparées. D'autres con-
fondent, au contraire, leur essence, et n'en font qu'un
seul être. Nous avons ici d'une part le dualisme, de l'autre
le panthéisme , qui ont donné naissance à toutes les autres
erreurs. Le dualisme considère la matière comme le prin-
cipe féminin et éternel opposé au principe générateur et
éternel aussi; ou bien , sous le rapport moral, il oppose le
principe éternel du mal au princiqe également éternel du
bien; ou enfin, sous le rapport spirituel, il oppose la lu-
mière originelle aux ténèbres primitives, et ne reconnaît
entre ces deux principes, toujours en lutte et se limitant
réciproquement, qu'une union extérieure et passagère.
Les panthéistes, au contraire, proclament l'identité du Créa-
teur et de la créature, avec cette seule dilîërence que les
uns posent Dieu d'abord, et ne considèrent le monde que
comme une pure apparence, tandis que les autres, posant
d'abord le monde et la nature, ne regardent les dieux que
comme une simple vision produite par celle-ci.
Toutes ces formes de l'erreur, qui se sont développées
dans le paganisme, sont, comme on le voit, fondamentale-
L ASCESE DIABOLIQUE DAISS LE DOMAINE MORAL. y i
ment opposées entre elles; toutes s'écartent plus ou moins
de la vérité, l'obscurcissent et l'altèrent. Ainsi, dans le
dualisme, ceux qui posent d'abord et prennent pour objet
de leur culte l'esprit de vie , ou le bon principe, ou la lu-
mière, s'écartent moins de la vérité que les autres, parce
que du moins leur culte s'adresse à ce qu'il y a de plus
élevé, de plus pur et dg meilleur, tandis que ceux, au con-
traire, qui posent avant tout et adorent la matière informe,
ou le principe du mal absolu, ou la nuit et les ténèbres,
s'écartent bien davantage du vrai , parce qu'ils nient de
propos délibéré ce qu'il y a de plus digne, de meilleur et
de plus pur. De même aussi, parmi les panthéistes, ceux
qui, pour conserver Dieu, sacrifient le monde sont après
tout moins dans le faux que ceux qui, pour garder le
monde, sacrifient Dieu. Au reste, tous ces systèmes re-
posent sur une erreur commune, car tous mettent la créa-
ture sur le même rang que le Créateur. Mais dans ceux de
la seconde sorte, qui s'écartent davantage de la vérité, il
est très-facile, dès qu'on suppose que Dieu partage la puis-
sance avec la créature, d'aller jusqu'à prétendre que la
créature seule règne et gouverne. Un pas de plus encore,
et l'on arrive jusqu'à l'extrême limite de l'erreur, à savoir
le culte du mal joint à l'athéisme, ce qui est l'abomina-
tion de la désolation. Ainsi l'erreur et le péché com-
mencent par honorer comme dieu la créature dans ce
qu'elle a de meilleur et de plus élevé; puis on en vient à
rendre un culte à la créature inférieure ou même déchue,
et l'on finit par adorer exclusivement la dernière, en niant
complètement la Divinité. Or quiconque participe à l'une
ou à l'autre de ces erreurs, en plaçant les principes du
bien et du mal dans un rapport faux et anormal, enchaîne
3*
98 l'ascèse diabolique dans le domaine moral.
son esprit à l'esprit de Satan par un lien qui les unit en-
semble d'une manière plus ou moins intime , selon que
l'erreur est plus grande et la faute plus grave, jusqu'à ce
qu'enfin l'homme, arrivé au dernier degré, ne fait plus
qu'une seule et même chose avec le diable.
Mais le rapport des deux principes n'est pas un fait isolé
dans la doctrine. Celle-ci reposant sur les principes, il est
impossible que l'erreur en ce genre n'ait pas une influence
plus ou moins considérable sur toute la doctrine, jusque
dans les plus petits détails. Tous ces systèmes qui placent
la création à côté de Dieu, puis au-dessus de lui, puis
comme la seule chose existante , portent plus ou moins
l'empreinte d'un orgueil satanique, qui, tout en posant
d'abord le démon, se pose au fond soi-même, et reconnaît
la créature humaine , surtout celle qui est éclairée par la
philosophie, comme ce qu'il y a de plus noble, de plus
digne et de meilleur. La vraie philosophie rend à Dieu la
gloire qui lui est due : c'est en lui qu'elle voit les choses;
elle le considère comme le principe de tout savoir, et n'ad-
met que ce qui est d'accord avec sa parole. Mais la fausse
philosophie donne à la créature l'honneur qui n'appartient
qu'à Dieu. Elle prétend que l'esprit humain doit contem-
pler en soi les choses comme en un miroir, et les con-
naître rien qu'en les regardant; que les choses doivent
être réglées et déterminées d'après le principe qu'il porte
en lui , et qu'ayant en lui leur fondement et leur raison
d'être, c'est en lui aussi qu'est le principe de leur connais-
sance, et que c'est par conséquent d'après lui qu'elles
doivent être jugées. Le premier résultat de cette interver-
sion, c'est la prétention audacieuse et criminelle de trans-
porter à la créature le pouvoir que Dieu exerce sur tous
l'ascèse diabolique dans le domaine moral. 90
les royaumes de la création, et d'attribuer à l'homme,
comme propriété personnelle, le domaine entier de la
science que Dieu l'a chargé de cultiver et de garder.
Cette usurpation prend sa source dans l'incrédulité, et
celle-ci conduit immédiatement à la superstition. La vraie
foi voit tout dans son vrai rapport, et sait très-bien discer-
ner les diverses régions de l'être. Elle sait distinguer éga-
lement l'action immédiate et surnaturelle de Dieu de
l'action médiate et naturelle par laquelle il gouverne les
différents domaines de la création. Elle respecte les droits
certains et incontestables de l'homme, et dans l'ordre spé-
culatif, et dans l'ordre pratique; elle reconnaît chacune
des facultés qu'il a reçues de Dieu, tant qu'elle se renferme
dans les hmites qu'il lui a posées, et elle ne se déclare
contre elles que lorsqu'elles essaient d'en sortir. Mais la su-
perstition confond tout, le divin et l'humain, l'éternel et
le temporel, le surnaturel et le naturel, le saint et le pro-
fane, l'esprit et le corps, l'âme et la matière. Elle attend
le secours direct de Dieu, et réclame son action immédiate
en des choses qu'il gouverne selon d'autres lois, tandis
qu'elle prétend l'honorer par des cérémonies vaines et
inutiles. C'est ainsi que se produisent les diverses formes
de la superstition : la vaine observance d'abord, qui est or-
dinairement le premier symptôme d'une foi faible et pen-
chant vers son déclin. La superstition part à l'origine
d'une bonne intention; ce qu'elle veut, c'est de glorifier
la foi et de développer le culte du vrai Dieu. Mais le pré-
cepte qui nous ordonne de servir le vrai Dieu nous com-
mande aussi de le servir d'une manière légitime et conve-
nable. Aussi la négligence de ce précepte ne tarde pas à
être punie ; et l'homme, après avoir abusé des choses les
100 l'ascèse diabolique dans le domaine moral.
plus saintes par des applications fausses et arbitraires , finit
par y chercher un moyen de satisfaire son orgueil effréné,
et d'acquérir par elles la puissance qu'il convoite. De
même que Dieu gouverne avec les pensées de son cœur
l'univers tout entier, ainsi l'homme prétend régner en son
propre nom sur le monde, et d'abord sur la nature phy-
sique. Il se sert pour cela de moyens superstitieux; et c'est
de là que naît la fausse magie naturelle. L'homme ne veut
pas gouverner seulement par sa parole les puissances phy-
siques de ce monde; il veut encore pouvoir regarder et
dans le passé et dans l'avenir, se rendre ainsi maître du
temps, et être pour ainsi dire présent dans tous les in-
stants, comme la Providence universelle de ce monde. Son
orgueil va plus loin encore , et il arrive à la fausse divina-
tion, qui lie plus intimement encore l'esprit de l'homme à
celui du démon , et fait descendre au premier un degré de
plus dans l'abîme. Mais son orgueil s'irrite de ne pouvoir
ni contempler ni gouverner les royaumes invisibles : il lui
faut donc vaincre encore cet obstacle. Il a recours pour
cela aux vaines pratiques de la théurgie et de la magie
blanche, qui dégénère bientôt en magie noire, et qui forme
le cercle de la magie diabohque. C'est de celle-ci que nous
allons nous occuper maintenant , en commençant d'abord
par dire quelques mots des trois premiers degrés qui lui
servent comme de préparation.
DE LA FAUSSE SCIENCE. 101
CHAPITRE VII
Comment l'homme peut conjurer la nature. Différence de la vraie et
de la fausse science. Des prétentions de celle-ci ; de ce qu'il y a de
vrai en elle. La superstition se rattache à la puissance indéfinie du
nombre , du son et de la parole.
La vraie science de la nature s'appuie d'un côté sur
Dieu, son auteur^ et de l'autre sur l'homme, qui doit
exercer sur elle les pensées et les réflexions de son esprit.
Dieu a porté de toute éternité le monde dans sa pensée^
puis il l'a créé dans le temps par une parole de sa puis-
sance. Après l'avoir créé, il en a distingué les divers élé-
ments et coordonné toutes les parties^ et chacun des actes
par lesquels il a produit ce magnifique ensemble que nous
avons sous les yeux a été le résultat d'une parole particu-
lière , d'un fiât spécial, comme le raconte l'historien sacré.
C'est ainsi qu'il a réglé le rhythme des mouvements de
tous les corps; qu'il a donné à chaque chose son nombre,
son poids et sa mesure. Puis, l'univers une fois achevé, il
l'a présenté à l'homme, en lui donnant en même temps les
principes à l'aide desquels il peut en connaître les mer-
veilles, et interpréterles énigmes qu'il renferme. Ces prin-
cipes, il les lui a communiqués de deux manières, par une
parole intérieure, et en les déposant au fond de sa nature.
Mais l'homme a besoin d'étudier cette langue mystérieuse
dans laquelle Dieu lui parle. Il faut pour cela qu'il com-
mence par les premiers éléments , qu'il apprenne à con-
naître les lettres de cet alphabet divin, puis les syllabes,
puis les mots et leur signification , puis les règles de la
syntaxe qui lient ces mots et en font des phrases. Lorsqu'à
force d'appHcation et de peines il s'est rendu maître de la
i02 DF LA FAUSSE SCIENCE.
langue;, il faut qu'il lise avec attentiou le livre ouvert
devant ses yeux, afin d'en saisir le contenu et d'en suivre
l'enchaînement jusque dans ses racines les plus profondes,
qui sont dans la parole même de Dieu. Pour la nature
physique ;, en particulier, il faut qu'il étudie la forme, le
nombre, le poids, la propriété de tous les éléments et
l'énergie des forces qui les mettent en mouvement. Il faut
enfin qu'après avoir contemplé cet univers sortant des
mains de là Divinité , et se développant sous l'influence
de son esprit, il le rapporte à sa gloire, et le fasse servir à
la sanctification de son nom.
Ce n'est pas ainsi que procède la fausse science de la
nature. Ici l'homme est sa raison d'être, et renferme en soi
les principes de toute chose ; il est le nombre, la forme et
le mouvement radical. Tous les noms actifs et cachés des
choses sont renfermés en lui : il n'a plus qu'à les mani-
fester en les prononçant, et à les lier ensemble d'après les
lois qu'il porte en soi-même. Les nombres deviennent des
formules magiques; les formes deviennent des talismans;
les forces spirituelles dans l'homme deviennent des forces
magiques auxquelles les forces physiques, de même que
les éléments, doivent obéir. Elles sont comme liées au
souffle de sa bouche , et il les dégage ou les retient à vo-
lonté. Pendant que sa bouche prononce les formules ma-
giques, sa main découpe les runes mystérieuses. La nature,
docile à sa voix, se construit d'après le plan qu'il lui
donne, et Dieu n'a plus qu'à venir s'instruire en étudiant
l'œuvre de sa créature , dont la volonté se fait sur la terre
comme au ciel. C'est alors qu'au milieu des chants magi-
ques , selon Lucain , des vieillards épuisés sentent brûler
dans leurs veines le feu de la volupté : l'air n'obéit plus
DE LA FAUSSE SCIENCE. 103
aux lois accoutumées^ et les nuages se répandent en flots
sur la terre au simple commandement de l'honmie. Le
tigre et le lion se réconcilient avec celui - ci , et il tue les
serpents de son souffle; l'éclair s'arrête à sa parole^ et le
soleil paraît au milieu de la nuit, pendant que les moissons
croissent pendant l'hiver. La magicienne d'Apulée ose se
vanter de faire descendre le ciel et de retenir la terre ,
d'arrêter les sources , de faire foiidre les montagnes , d'ob-
scurcir les étoiles et d'illuminer le Tartare. La magicienne
de Pétrone ose dire de son côté : « Je commande à tout ce
^ue la terre renferme en son sein; les fleurs se dessèchent
sous mon regard, et à ma parole l'eau coule du rocher, la
mer s'agite entre ses plages, les zéphyrs caressent mes
pieds, les tigres m' obéissent, et le dragon s'assied âmes
côtés. » Produire les épidémies, ouvrir les portes, allumer
le feu de la volupté, ce sont là des jeux d'enfants pour la
magie. Circé et Médée ont fait tout cela, et plus encore :
elles ont fait tomber la lune du ciel, enchaîné les éclairs,
changé les hommes en betes, et fait cent autres merveilles
que les poëtes nous racontent.
Toutes ces choses dont se vante la magie, par une licence
toute poétique, sont assurément bien étranges; mais il n'y
a point d'erreur qui ne repose sur une vérité. Dieu est à la
fois l'idée et de soi-même et de tout ce qu'il a créé : il
est donc aussi le Verbe vivant par lequel il se prononce
soi-même, et prononce toutes les créatures; il est le nom
de tout ce qui a obtenu l'être par le Verbe. Il est donc
aussi la forme radicale de toutes les formes, quoiqu'il soit
sans forme lui-même; l'unité absolue de toutes les unités
déterminées et de tous les nombres, l'harmonie de son
être propre et de tout ce qui existe. On peut donc lui at-
i04 DE LA FAUSSE SCIENCE.
Iribuer sans condition tous les privilèges dont se vante
faussement la magie et bien d'autres encore, puisque sa
puissance est sans bornes et n'a d'autres limites que celles
qu'elle se trace. On peut dire aussi la même chose de
l'homme, mais dans un certain sens seulement et d'une
manière conditionnelle. Comme esprit doué de liberté, il
est l'idée, le Verbe, la forme, l'unité et l'harmonie de son
être, mais nullement de l'univers; car tout ce qu'il est et
tout ce qu'il a, il le tient non de soi , mais d'un autre; et
par conséquent, quoiqu'il soit libre au dedans, il est lié
au dehors par les lois de la nécessité morale , qui ne lui
laisse qu'un cercle déterminé d'action, dans les limites
duquel il peut être pour le monde extérieur ce qu'il est
pour lui-même. Mais il se trouve circonscrit au dehors
par la nature physique, dans laquelle le ciel est à la fois
l'idée, la forme, l'unité et l'harmonie de tout ce qui est
terrestre. Ici, il est vrai, il ne peut être question de li-
berté, et le ciel gouverne la terre par la loi de la nécessité.
L'homme partage avec le ciel ce pouvoir sur la terre ; il
peut à l'aide du corps agir sur elle, et s'en rendre maître
en deux manières, soit en se substituant au ciel et en
domptant, pour ainsi dire, par la science les forces ter-
restres; soit à l'aide de la magie , en livrant aux influences
célestes, par le moyen de certaines substances, la vie qui
anime ses organes. Cette voie, avons-nous dit déjà, estbien
périlleuse. Ce n'est pas sans danger que l'homme se sou-
met ainsi à une puissance aveugle, pour acquérir le triste
privilège de gouverner ensuite à son gré la nature. Mais,
quelle que soit la valeur de cette puissance, et bien qu'elle
puisse conduire à des illusions sans nombre, elle n'est pas
une illusion elle-même.
DE LA FAUSSE SCIENCE. 105
Il est encore pour l'homme un troisième moyen de gou-
verner et de dominer la nature^ et ce moyen, ne portant
aucun préjudice à sa liberté , flatte plus son orgueil que le
second, et convient mieux à sa paresse que le premier. De
même en effet que l'homme peut, à l'aide de la partie cor-
porelle de son être, surexciter sa vie en employant certaines
substances ou certaines forces naturelles, polariser son
corps, s'élever à une plus haute puissance et produire des
effets semblables dans l'àme , de même aussi il peut , par
un procédé contraire, polariser celle-ci dans ses facultés
par le moyen de certaines puissances physiques; et dans ce
dernier cas l'àme entraîne le corps après elle et produit
les mêmes effets que dans le premier. Cette tentative repose
sur un fond de vérité, à savoir que l'homme a reçu sur soi-
même une puissance très-étendue ; et les faits viennent à
l'appui de cette vérité. Déjà l'emploi de la danse, dont
nous avons vu plus haut les effets , touche à cet ordre de
phénomènes. Il en est de même de la musique; car, quoi-
que son action nous arrive du dehors , on peut dire ce-
pendant qu'elle agit sur nous moins par ce qu'elle produit
en nous immédiatement que par les affections qu'elle nous
fait produire. Au reste, la puissance qu'ont les sons de
plonger dans une sorte d'extase les âmes très-accessibles
à ces influences est prouvée par un si grand nombre de
faits que nous n'en toucherons ici qu'un seul, que Cha-
banon nous rapporte dans sa Vie, page 1 0 : « Deux fois ,
dit-il, en entendant le son d'un orgue, je me suis cru
transporté an ciel , tant cette sainte musique enivrait mon
âme. Cette vision avait pour moi tant de réalité, et j'étais
pendant tout le temps tellement hors de moi-même que
les objets présents qui frappaient ma vue n'auraient pu
^06 DE LA FAUSSE SCIENCE.
avoir sur moi plus d'action. « Des faits semblables se sont
produits en grand nombre dans tous les temps. Toujours
aussi^ dans les écoles de prophètes, comme dans les écoles
de magiciens, on a considéré la musique comme un moyen
puissant d'inspiration.
On sait ce que l'imagination peut en ce genre, indépen-
damment de ces influences extérieures, lorsqu'elle est ex-
citée par une affection violente. Nous ne parlerons ici que
des choses extraordinaires qu'elle a produites autrefois dans
le Nord, en fait d'inspiration guerrière et d'héroïsme.
(( Les hommes d'Odin, dit YEeimshnngla, Saga, c. 6, mar-
chaient au combat sans cuirasse, furieux comme des chiens
ou des loups. Ils mordaient leurs boucliers, étaient forts
comme des ours ou des taureaux , assommaient les gens
sans que ni le feu ni le fer n'eût d'action sur eux. » Les
Sagas du Nord abondent en faits de ce genre. Ceux qui se
trouvaient en cet état écumaient, ne discernaient plus
rien, frappaient avec leur épée amis et ennemis, les arbres,
les pierres, les objets vivants ou inanimés. Ils avalaient
des charbons ardents et se jetaient dans le feu. La scène
finissait par un long épuisement. C'était, on le voit, une
possession guerrière; et l'on ne dit pas qu'il fût nécessaire
pour la produire d'avoir recours à quelque moyen phy-
sique ; ceux qui étaient dans cet état y tombaient d'eux-
mêmes. La colère, le cliquetis des armes, les chants guer-
riers suffisaient pour le produire. En effet, ce que les
substances naturelles et la force qui gît en elles sont pour
le corps, la parole et l'élément spirituel dont elle est l'ex-
pression le sont pour l'âme. La parole, employée comme
chant guerrier ou magique, ou comme conjuration, peut
donc produire sur l'ame les mêmes effets que les sub-
DE LA FAUSSE SCIENCE. f 0 7
stances physiques sur l'organisme. VHeimskringla a voulu
exprimer dans les paroles suivantes le pouvoir de la parole
sur l'homme, et par lui sur la nature. « Odin, dit-elle,
changea son enveloppe. Son corps était couché comme
mort ou endormi; mais lui prenait la forme d'un oiseau
ou d'un poisson, ou d'un serpent, ou d'un autre animal,
et arrivait en un instant dans des contrées éloignées, afin
de vaquer à ses affaires ou de s'occuper des autres hommes.
Il pouvait faire tout cela rien qu'avec la parole; il pouvait
éteindre le feu, apaiser la mer et tourner les vents du côté
où il voulait. Il faisait tout cela par le moyen des runes et
des chants magiques : c'est pour cela que les Ases s'ap-
pellent Galdra-Simdir, c'est-à-dire savants dans l'art des
chants magiques.
Cette magie, comme on le voit, se produit d'elle-même :
elle ne tient point immédiatement à la nature extérieure ,
mais à la personnalité qu'elle élève à une plus haute puis-
sance et par le moyen de laquelle elle espère dominer la
nature. Elle est donc renfermée aussi dans les bornes de
la personnalité, et devient illusoire dès qu'elle essaie de
sortir de ces limites, et de faire des choses que l'homme
ne peut faire, même lorsqu'il est élevé à une plus haute
puissance. Elle est illusoire encore lorsqu'elle veut appli-
quer immédiatement les moyens excitants dont elle dis-
pose non à la personne, mais à la nature extérieure, dans
la persuasion que l'esprit dont elle est l'instrument com-
munique des forces suffisantes pour pouvoir dominer l'u-
nivers entier . Cette erreur est commune à toutes les sciences
magiques qui, dépassant leurs limites naturelles ou rêvant
des analogies et des sympathies chimériques, essaient d'im-
poser, pour ainsi dire , ù la nature une sorte d'ascèse spi-
108 DE LA FAUSSE SCIENCE.
rituelle. Toutes les erreurs de ce genre reposent sur l'ap-
plication fausse d'une vérité incontestable, à savoir que les
puissances les plus élevées et les substances terrestres sont
dans un rapport et une sympathie magiques. Lorsqu'on
ne sait pas bien discerner les différentes sphères de ce rap-
port, et que l'on confond celui qui est libre avec celui qui
est nécessaire, on finit infailliblement par tomber dans de
grossières illusions.
Ainsi relativement à la forme, d'après ce principe de
Ptolémée, que les formations inférieures sont soumises aux
supérieures, on s'est imaginé que tous les scorpions sur la
terre sont sous l'influence de la constellation du Scorpion,
tous les poissons et les taureaux sous l'influence de la
constellation des Poissons ou du Taureau, etc. Conformé-
ment à cette opinion , on a fabriqué des images des di-
verses constellations, sous l'influence de ces dernières; ou
bien on les a gravées sur des pierres et des métaux cor-
respondants, et l'on a cru tenir ainsi renfermée dans ces
amulettes et ces talismans la puissance de la constellation
elle-même, et l'avoir ainsi à son service. L'image qui ren-
fermait en soi les influences du Lion ou du Bélier devait
rendre celui qui la possédait aimable et agréable. L'image
de l'Écrevisse, du Scorpion, des Poissons portait, au con-
traire, à l'injustice, à la légèreté et au mensonge; cefle du
Solefl donnait des richesses, celle de Vénus l'accomplis-
sement de tous les désirs, et ainsi de toutes les autres. De
la forme on a passé au nombre, et l'on a posé en principe
que la plus haute unité domine et gouverne toutes les ra-
cines des nombres inférieurs. Puis, en considérant la puis-
sance du nombre sur la vie humaine tout entière, dans la
grossesse et la naissance, dans les années climatériques et
DE LA FAUSSE SCIENCE. 109
dans les jours critiques^ on a étendu ce principe au delà
de ses limites, et l'on a attribué cette vertu au nombre
lui-même, aux nombres impairs plus qu'aux nombres
pairs, et surtout aux nombres 3 et 7 . On a bâti sur ce fon-
dement toute une science des nombres, magique et su-
perstitieuse. On a prétendu, par exemple^ que la vertu des
fleurs à cinq pétales tient au nombre des découpures de
leurs corolles, et l'on a cru que l'on pouvait guérir la fièvre
quotidienne avec une pétale , la fièvre tierce avec trois , la
fièvre quarte avec quatre. On a attribué aux psaumes de
la sainte Écriture une valeur et une vertu plus ou moins
grande selon la place qu'ils occupent dans la distribution
du psautier.
De la forme et du nombre on a passé au son , et Ton a
posé ce principe : que le ton principal en haut gouverne
toute l'échelle des sons qui descendent ; il est en eux, et ils
sont en lui. Or le ciel, les étoiles, fixes et mobiles, ont des
mouvements harmonieux; et d'un autre côté tout ce qui
est inférieur tire sa puissance des étoiles. L'àme du monde
anime tout ce qui est dans le mondé , et tout ce qui vit est
accessible à la puissance des sons. De tout cela on a con-
clu que si l'on pouvait mettre en rapport les sons terrestres
avec l'harmonie des corps célestes , le chant qui en résul-
terait aurait aussi une vertu céleste , par le moyen de la-
quelle l'homme pourrait dominer la nature , comme Or-
phée faisait mouvoir à son gré les pierres , les arbres et les
animaux avec sa lyre construite sur le modèle de la cons-
tellation qui porte ce nom. Enfin, d'après ce principe, que
la parole d'en haut a une puissance égale sur les paroles
qui résident dans les choses particulières et inférieures ,
s'est développée une autre branche de la magie , cultivée
IV. 4
110 DE LA FAUSSE SCIENCE.
surtout par les cabalistes. Us supposent que les noms
propres sont comme le rayonnement des choses qu'ils dé-
signent ; que dans ces noms et dans les éléments dont ils
se composent, tels que les syllabes et les lettres, il y a une
sympathie mystérieuse avec les corps célestes, sympathie
d'autant plus étroite que l'objet nommé est plus saint et
plus élevé; qu'en assemblant sous certaines influences cé-
lestes des mots de cette sorte , pour en faire un tout expri-
mant une vérité , cet ensemble acquiert une vertu beau-
coup plus grande, et peut aller jusqu'à dompter et conjurer
les étoiles et les éléments, surtout lorsque la vérité expri-
mée par cet assemblage Joue et glorifie la puissance ou la
force de l'objet que l'on veut dompter.
Il est facile de reconnaître qu'il y a au fond de tout cela
un germe de vérité. Tout cela, en effet, est vrai appliqué à
Dieu, ou à l'homme revêtu de la puissance divine, ou du
moins devenu clairvoyant et capable de conanîlre en de
certaines limites le caractère intime des choses. Mais si
l'homme essaie de se substituer à Dieu de son propre mou-
vement, c'est un orgueil insensé qui ne peut aboutir qu'à
l'illusion. Si ce genre de superstition se retrouve à toutes
les époques, si on n'en a pas reconnu dès le premier abord
toute la vanité, c'est parce que les effets magiques et ex-
traordinaires dont on était témoin étaient produits par des
hommes arrivés à cet état de clairvoyance , capables par
conséquent de faire, en de certaines limites, non des mira-
cles , mais des prodiges , et que l'on attribuait ceux-ci aux
formules ou aux moyens magiques, arbitraires et sans au -
cune valeur dont ils se servaient. Ce qui est vrai de la su-
perstition en général s'apphque également à toutes les ob-
servances superstitieuses plus ou moins mnocentes qui en
DE LA FAUSSE SCIENCE. 114
sont comme l'épanouissement, et qui ont toujours trouvé
un facile accès chez le peuple , où elles circulent comme
une petite monnaie courante. Grimm, dans sa Mythologie
allemande , a recueilli les pratiques de ce genre en usage
chez les Allemands et les peuples voisins. Si l'on faisait
pour tous les autres peuples de la terre ce qu'il a fait pour
l'Allemagne^ on arriverait probablement à se former un
système complet de philosophie naturelle, mais qui
serait l'inverse des idées que l'esprit humain se fait en
général des choses.
On trouve quelquefois dans ces usages les traces d'une
étude profonde de la nature, mais le plus souvent elles ne
sont qu'un jeu de l'imagination , quoique parfois elles re-
posent sur une action magique naturelle. Ainsi, la coutume
de tourner un crible pour découvrir les voleurs n'est évi-
demment qu'une forme plus grossière de la baguette divi-
natoire; de sorte que, dans l'un comme dans l'autre cas , la
vérité et l'erreur se trouvent mêlées ensemble. Cette se-
conde forme de la magie, où l'homme s'ensorcelle en
quelque sorte soi-même, réagit sur la première, où Ton îj
recours aux moyens physiques; et comme toutes les deux
s'unissent pour le même but dans un élément qui a en soi
un fond vrai, l'erreur de l'une peut très -bien se trouver
réunie avec la vérité de l'autre, comme nous le voyons dans
les prescriptions superstitieuses pour la préparation de l'on-
guent des sorcières. « Dans l'art de la magie noire , dit
Hartlieb, dans son livre De tous les arts défendus, écrit en
1455, il est encore une autre folie. Un homme monte sur
un cheval, et parcourt en très-peu de temps des espaces
immenses. Quand il veut descendre, il retient la bride, et
quand il veut monter de nouveau, il la secoue, et le cheval
4 12 DE LA DIVINATION.
revient. Celui-ci n'est au fond que le diable. Ces gens em-
ploient pour cela du sang de chauve-souris, mais il faut en-
core qu'ils se donnent au diable avec des mots qui n'ont
point de sens, comme ceux-ci, par exemple : Debra ebra.
Les hommes et les femmes emploient pour ces voyages un
onguent qu'ils -d^^elleni imguentum Pharelis. (C'est pro-
bablement l'onguent de Pharailde, nom que l'on donnait à
Hérodiade, d'après Reinardus.) Ils composent cet onguent
avec sept plantes différentes, et arrachent chacune d'elles
en un jour particulier qui lui est spécialement consacré. Le
dimanche est le jour du solocquium ; le lundi, de la luna-
ria; le mardi, de la verveine; le mercredi, de la mercu-
riale^ le jeudi, de la barbe de Jupiter; le vendredi, des
cheveux de Vénus. Us mêlent à ces plantes du sang d'oi-
seau et de la graisse d'animaux; ils en frottent un banc,
une colonne, un balai ou des pinces, et voyagent dessus
comme sur un cheval.
CHAPITRÉ VIII
De la diviimtioii , ilo ses diverses formes. De la faculté de voir au loin
h l'aide d'un miroir ou de quelque fluide. Anciens récits sur ce point.
Celui du poète Risi. Cas rapporté par Spengler. Récits des voyageurs
modernes en Egypte. Explication de ces phénomènes. Des autres
formes de divination. Cecco Esculano, célèbre astrologue du xive
siècle.
La magie a aussi pour but de voir à distance, et dans le
temps et dans l'espace, et de se servir des connaissances
qu'elle acquiert de cette manière , soit en les appUquanl
dans la vie ordinaire, soit pour prononcer des oracles sous
la foi-me de divination. Ce que les vrais prophètes font en
DE l.A DIVINATION. 113
ce genre au nom de la Divinité^ les magiciens essaient de
le faire par la puissance du démon , espérant voir en lui
toutes choses comme en un miroir. Entre les premiers et
les seconds sont ceux qui tentent d'arriver au même but
soit par la force de leur raison et la réflexion , ce qui peut
mener facilement à la fausse croyance et à la divination
sous ses diverses formes , soit en élevant les facultés de
leur esprit à une plus haute puissance par les moyens dont
nous avons parlé plus haut, et en se mettant ainsi en état
de voir d'une vue immédiate les choses les plus éloignées.
De ces deux manières, la première, lorsqu'elle n'est pas
poussée au delà de certaines limites, a une base sûre, à
savoir la certitude scientifique. La seconde introduit, il est
vrai, l'esprit en des régions qui lui étaient fermées aupara-
vant; mais il s'y trouve comme en un pays inconnu, où
il n'aperçoit ni route ni sentiers, où il manque de mé-
thode, de direction, de certitude pour ses jugements et
ses pensées, parce que les règles de la logique, étant faites
pour le train ordinaire de la vie, ne sont plus applicables
dans ces états inaccoutumés. Aussi l'homme en ce cas est-
il exposé à bien des illusions ; et ces prophètes, qui pro-
phétisent non pas les paroles que le Seigneur leur a mises
sur les lèvres , mais celles qu'ils tirent de leur propre
cœur, deviennent souvent, contre leur intention, des pro-
phètes de mensonge et d'erreur. Souvent aussi ces deux
formes se confondent et se soutiennent réciproquement.
Nous les considérerons cependant chacune à part, et nous
commencerons par la seconde, qui nous intéresse davan-
tage; puis, après l'avoir étudiée, nous chercherons à jeter
quelque lumière sur la première.
Une des plus anciennes manières de consulter l'avenir,
H4 DE LA DIVINATION.
c'est d'avoir recours au ministère d'un enfant pur encore,
ou d'employer un miroir, un cristal, une eau transparente.
L'antiquité connaissait déjà ces pratiques, et Pausanias nous
raconte comment on les exerçait à Patras, en Achaïe. D'a-
près Spartien , l'empereur Julien en faisait usage ; et Jean
de Salisburi raconte que l'un de ses maîtres voulut se servir
de lui dans sa jeunesse pour ce but, mais qu'il le trouva
incapable. (Polycra., 1. II, c. xi.) Il est souvent question,
bien plus tard encore, de ces sortes de pratiques. Peller,
entre autres, dans son Politic. scélérat., p. m., 43 à 45,
parle en détail d'un voyant qui, à l'aide d'un cristal, montra
à l'ambassadeur anglais les rois d'Angleterre qui devaient
Le poète succéder à celui qui régnait alors. Le poë te Rist rapporte un
fait de ce genre, qui lui arriva dans sa jeunesse, lorsqu'il
était précepteur. La sœur de son élève avait une liaison que
ses parents désapprouvaient. Dans son désespoir, elle fait
venir une vieille femme en l'absence de ses parents, et la
consulte sur l'avenir. La jeune fille, à la vue des préparatifs
de cette sorcière, est saisie d'effroi, et va prier Rist de vou-
loir bien assister à la séance. Celui-ci refuse d'abord, mais
cède enfin à ses instances. Il descend dans la chambre où
était cette femme, et la trouve étendant sur une table un
mouchoir de soie bleue où étaient brodés des serpents et
des dragons. Elle place dessus une coupe de verre de cou-
leur verte, y met un petit mouchoir de soie couleur d'or,
et sur ce mouchoir une boule de cristal assez grosse, qu'elle
couvre d'un mouchoir blanc. Elle se met à murmurer
quelques mots avec des gestes étranges, puis elle ôté avec un
grand respect la boule et la tient à la fenêtre devant Rist
et la jeune fille. Ils ne voient rien d'abord; bientôt la fian-
cée apparaît dans le cristal , parée magnifiquement, mais
DE LA DIVINATION. 1 15
blême;, triste et toute troiible'e ; et, ce qui les effraya bien
davantage encore, ils voient de l'autre côté le fiancé, un
jeune homme charmant d'ordinaire, avec un visage bou-
leversé, tirant de dessous son manteau de voyage deux
pistolets, dirigeant vers son propre cœur celui qu'il porte
de la main gauche, et vers le front de sa fiancée celui qu'il
tient de la main droite. Il tire, et un bruit sourd se fait
entendre. Rist, la jeune fille et la sorcière elle-même sont
saisis d'effroi, et quittent la chambre.
Pendant longtemps leur esprit est accablé par le sou-
venir de cette scène extraordinaire. Les parents cependant
persévèrent dans leur opposiUon, forcent leur fille à cesser
tout rapport avec son amant , et à épouser un homme qui
avait un emploi considérable à la cour. On fait les prépa-
ratifs nécessaires pour les noces ; on prend le jour. Le frère
de la fiancée et Rist, son précepteur, qui étaient alors tous
les deux à l'école de Rostock, sont invités; mais Rist ne sent
aucun désir de répondre à l'invitation, et laisse son élève
aller seul. On vient chercher à l'heure indiquée la pauvre
fiancée, dans un carrosse de la cour attelé de six chevaux,
et tous les conviés l'accompagnent à cheval. Mais l'amant,
au désespoir, s'était placé près d'une maison, devant la
porte. Au moment où la voiture passe, il se précipite, tire
sur la fiancée, mais la manque, et la balle atteint le dia-
dème d'une dame placée à côté d'elle. 11 s'aperçoit aux cris
que l'on pousse qu il a manqué son coup , se jette dans la
maison, et parvient à s'échapper au milieu de la confusion
générale. Après quelques moments d'interruption, le voyage
continue, et le mariage se célèbre. Mais bientôt le mari
devient un tyran qui accable journellement sa femme de
mauvais traitements ; de sorte qu'à la fin elle meurt de dou-
{ 10 DE LA DIVLNATION.
leur et de dépit, à peine âgée de trente ans. L'amant déses-
péré fait plus tard un bon mariage j, et vivait encore heu-
reux lorsque Rist écrivait ce fait.
Faitrap- Spengler, dans la préface de son édition du traité de
Spengler. Plutarque De la Cessation des Oracles , raconte un autre
fait non moins remarquable. Un homme d'une des pre-
mières familles de Nuremberg vint le trouver un jour^, et lui
apporta une boule de cristal^ enveloppée dans un mouchoir,
en lui disant qu'il la tenait d'un étranger qu'il avait ren-
contré par hasard au marché longtemps auparavant, et au-
quel il avait accordé l'hospitalité pendant trois jours. L'é-
tranger en le quittant lui avait laissé comme souvenir ce
cristal, en lui disant que, s'il désirait savoir quelque chose
de secret, il n'avait qu'à prendre un enfant innocent encore,
et lui dire de regarder dans ce cristal, et que l'enfant verrait
et lui montrerait tout ce qu'il désirerait savoir. Le Nurem-
bergeois ajouta qu'il n'avait jamais été trompé , et qu'il
avait appris des choses merveilleuses par ce moyen, tandis
que les autres ne voyaient qu'un beau morceau de cristal
bien pur, à l'exception cependant de sa ménagère, qui,
étant devenue enceinte d'un garçon, y voyait également des
figures, par l'intermédiaire sans doute de l'enfant qu'elle
portait dans son sein. On voyait d'abord un homme habillé
comme on l'était à l'époque ; puis ce qu'on avait demandé
se présentait sous une forme Visible, et lorsque tout était
fini la figure de l'homme s'en allait, et tout le reste dispa-
raissait. L'homme qui apparaissait avait été vu souvent
parcourant la ville ou entrant dans les églises. La chose
était bientôt devenue publique à Nuremberg; de sorte que,
lorsque quelqu'un niait la vérité ou cachait une faute, on
avait coutume de le menacer de l'homme de cristal. Une
DK LA DIVINATION. H7
fois même des savants proposèrent à celui-ci un point qui
leur paraissait obscur^ et ils lurent la réponse dans le cris-
tal. Le possesseur de ce trésor avait déjà auparavant fait
part de la chose à Spengler; mais depuis ses scrupules
avaient augmenté. Il revint donc un jour, et lui dit qu'il
croyait ne plus pouvoir se servir davantage du cristal; qu'il
était convaincu qu'il avait péché gravement, et que depuis
longtemps il était tourmenté par sa conscience à ce sujet;
qu'il venait lui remettre ce qu'il avait reçu, et qu'il lui
l)ermettait d'en faire ce qu'il voudrait. Spengler loua sa
résolution, prit le cristal, et, après l'avoir brisé en mor-
ceaux, le jeta dans les latrines avec le mouchoir de soie
qui l'enveloppait.
Ce récit porte tous les caractères de la véracité ; mais il
n'insiste pas assez sur les détails. Il ne s'appuie d'ailleurs
que sur le témoignage du possesseur de la boule merveil-
leuse ; nous ne pouvons donc porter un jugement certain
sur la chose elle-même. Aussi sommes- nous heureux de
pouvoir citer une expérience toute récente, laquelle réunit
tous les caractères qui manquent à celle-ci, et fournit par
conséquent la plus grande certitude que l'on puisse désirer
en ce genre. Les faits se sont passés en Egypte, cette terre
célèbre dans la magie depuis les temps des Pharaons. Des
\oyageurs anglais et français avaient appris qu'il y avait au
Caire un magicien, Scheikh-Abda-el-Kader-el-Moghrebi, Le magicien
c'est-à-dire de l'ouest du Maroc, qui s'occupait de ce genre
de magie, et qui déjà, à l'aide de son art, avait découvert
un voleur dans la maison du consul Sait. Ils firent donc
avec lui, soit en commun, soit à part, à diverses époques
et en divers lieux , des essais qu'ils publièrent ensuite, et
chacun à part. Les Anglais firent coimaitre ces expériences
118 DE LA DIVINATION.
dans un livre intitulé ; An account of the manners and cws-
toms of the modem Egyptians, etc., in the years 1823, 26.
■Zlj 28; 2 vol.; London, 1837. Outre l'auteur, étaient
encore présents comme témoins lord Prudhoe , qui depuis
a conûrmé la vérité de ce récit toutes les fois qu'il a été
questionné à ce sujet; le major Félix ^ le consul Sait et un
cinquième personnage considérable qui ne se nomme pas
et qui donne sur le même objet d'autres détails dans le
Quarterly Review, n^ 117^, juillet 1837. Quant aux essais
que les Français firent de leur côté chez leurs résidents,
on peut consulter un article de M. Léon de Laborde dans
la Revue des Deux Mondes, au mois d'août 1833. M. de La-
borde avait été aussi témoin des faits qu'il a rapportés; de
sorte que le fait offre toutes les garanties que l'on peut
désirer.
Voici comment procédait ce magicien. 11 choisissait un
garçon n'ayant pas encore atteint l'âge de puberté, ou une
jeune fille ^ ou une femme grosse, ou une esclave noire,
comme la chose se rencontrait. Puis il prenait de l'encre
noire avec une plume de roseau, et dessinait dans la paume
de la main droite de celui qu'il avait choisi un carré divisé
en neuf compartiments de grandeur inégale. Dans chacun
d'eux il écrivait un chiffre particulier, depuis 1 jusqu'à \i.
Puis; au milieu du compartiment le plus grand, il versait
une demi - cuillerée à café de la même encre, mais très-
épaisse; de sorte qu'elle formait une boule de l'épaisseur
d'une balle de pistolet et comme un petit miroir. Il avait
écrit d'abord sur une bande étroite de papier une formule
arabe, une partie du verset 21 du chapitre l du Coran,
qui porte : « Et ceci est l'éloignement; et nous avons éloi-
gné de toi ton voile, et ton visage est sévère aujourd'hui.
DE LA DIVINATION. 1 19
Vérité, vérité. » Sur un autre papier était écrite également
une formule d'évocation en arabe, conçue en ces termes :
« Tarschun ! Tarzuschun ! descendez, descendez, paraissez!
Où sont allés le prince et son armée? Où est El-Ahmar,
le prince et son armée? Paraissez,, serviteurs de ces noms. »
Traschun et Tarzuschun sont , d'après l'interprétation du
magicien^ les esprits qui le servent; El-Ahmar est le prince
des esprits. La formule est découpée en six bandes. L'en-
fant est placé sur un siège devant le magicien^, au milieu de
la société rangée en cercle autour d'eux. Un bassin rempli
de charbons ardents est entre l'enfant et le maître, qui y
jette par portions égales deux sortes d'encens, en y ajou-
tant de temps en temps un parfum indien ; de sorte qu'une
épaisse fumée remplit la chambre , et agit d'une manière
désagréable sur les yeux.
Il attache le papier avec les paroles du Coran sur le de-
vant du bonnet de l'enfant, jette sur les charbons une des
bandes de papier ouest écrite la formule d'invocation, et
murmure ou chante continuellement avec une certaine
cadence des paroles arabes finissant par ces trois mots : ta-
ricki, anzilu, taricki, n'interrompant ce récitatif que pour
demander à l'enfant, dont il tient toujours la main dans la
sienne, s'il voit quelque chose dans la boule d'encre qui lu^
sert de miroir. L'enfant répond d'abord qu'il ne voit rien ;
mais une minute après il frissonne et s'écrie : Je vois un
homme qui balaie le plancher avec un balai. — Dis -moi
quand il aura fini, répond le magicien; et il continue de
prononcer la formule de conjuration. — Il a fini, dit l'en-
fant. — Le maître interrompt son murmure, et lui de-
mande s'il sait ce que c'est qu'un étendard. L'enfant répond
que oui. Le maître reprend : Eh bien ! dis donc : Apporte ui!
120 DE LA DIVINATION.
étendard. — L'enfant le fait, et dit bientôt: Il en a apporté
un. — De quelle couleur? — Rouge. — Il lui en fait de-
mander ensuite sept, l'un après l'autre, de différentes cou-
leurs. Pendant ce temps-là le magicien jette sur les char-
bons la seconde et la troisième bande de papier, met d'autre
encens en chantant sa formule avec une voix toujours plus
haute. Il dit alors à l'enfant de demander que l'on dresse la
tente du sultan. Il le fait. Il demande des troupes; elles
viennent, et dressent leurs tentes autour de latente verte de
leur maître. Puis elles s'avancent en rang, et la quatrième,
puis la cinquième bande sont jetées dans le feu. L'enfant
demande un bœuf; quatre hommes l'amènent, trois autres
l'assomment; puis il est dépecé, mis en morceaux sur le
feu; puis, lorsque tout est prêt, on le donne aux sol-^
dats, qui, après en avoir mangé, se lavent les mains.
L'enfant décrit toutes ces choses comme s'il les voyait de
ses yeux.
Chaque séance commençait et Unissait de la même
manière. A la fin , le magicien disait à l'enfant de deman-
der le sultan . Celui - ci arrivait aussitôt à sa tente , monté
sur un cheval brun. Il avait la barbe noire , un bonnet
rouge et long. Après être descendu de cheval, il s'asseyait
dans sa tente, prenait le café et recevait les hommages de
sa cour. Le magicien disait alors à la société que chacun
pouvait faire maintenant les demandes qu'il voulait. Lane
demanda lord Nelson. Le magicien commande à l'enfant
de dire : « Mon maître te salue, et désire que tu fasses
venir lord Nelson ; amène-le-moi promptement, pour que
je le voie. » L'enfant le fit, et dit aussitôt : « Un messager
est parti, et il amène maintenant un homme habillé de
noir comme les Européens (le bleu obscur est regardé
DE LA DIVINATION. 121
comme noir par les Orientaux). Il a perdu son bras
gauche. » — Il s'arrête quelques instants; puis regardant
l'encre avec plus d'attention, il dit: « Non^ il n'a pas
perdu le bras gauche , il l'a devant la poitrine. « Nelson
avait coutume de porter attachée sur la poitrine la manche
du bras qu'il avait perdu. Ce n'était pas cependant le bras
gauche, mais le bras droit. Lane, sans 'rien dire de cette
erreur, demanda au magicien si les objets paraissaient
dans l'encre comme s'ils étaient devant les yeux, ou
comme en un miroir. « Comme en un miroir, » lui dit-
on. Ceci lui expliqua Terreur de l'enfant, qui, du reste,
paraissait n'avoir jamais entendu perler de Nelson, car il
ne put prononcer son nom qu'après plusieurs essais.
Lane demanda ensuite un Égyptien qui avait demeuré
longtemps comme résident en Angleterre, et qui, au
moment où Lane s'était embarqué, souffrait d'une longue
et cruelle maladie. L'enfant dit : « On apporte ici sur une
bière un homme enveloppé dans un drap de lit, avec
la tête couverte. » On lui dit de demander qu'on la
lui découvrît. Il le fit, et dit ensuite : « Sa figure est pâle;
il a des moustaches, mais pas de barbe. » Ce qui était
exact.
Dans une autre séance, un Anglais dit qu'il ne serait
convaincu que si on pouvait faire apparaître son père,
parce qu'il était bien sûr qu'aucune des personnes pré-
sentes ne le connaissait. L'enfant, l'ayant appelé par son
nom, décrivit un homme habillé comme les Francs, portant
des lunettes , ayant la main à la tête , se tenant sur un pied
et ayant l'autre levé par derrière. La description était
exacte sous tous les rapports. Le père de l'Anglais portait
très-souvent la main à la tête, parce qu'il souffrait con-
122 DE LA DIVINATION.
tinuellement , et la position du pied était déterminée par
une chute de cheval qu'il avait faite à la chasse. — M. de
Laborde demanda de son côté le duc de Rivière, — Le
messager partit, et amena au sultan un officier en uni-
forme avec des galons d'argent au collet, aux parements et
à son chapeau. M. de Laborde fut confondu d'étonnement;
car le duc était le seul en France qui^ comme grand
veneur, portât ces galons. Il demanda à cette occasion à
l'enfant à quoi il reconnaissait le sultan. L'enfant répon-
dit : « Son costume est magnifique , ses courtisans se tien-
nent devant lui les bras croisés sur la poitrine et le ser-
vent. Il occupe la place d'honneur sur le divan ; sa pipe
et sa tasse à café étincellent de diamants. y> De Laborde
lui demanda comment il a su que le sultan avait envoyé
chercher le duc. Il répondit: « J'ai entendu ses paroles, et
j'ai vu remuer ses lèvres. » Une autre fois, une personne
de la société demanda Shakespeare. L'enfant, qui était un
Nubien, ayant vu apparaître la figure, se mit à éclater de
rire, et dit : « Voici un homme qui a de la barbe sous sa
lèvre, et point au menton, et qui a sur la tête comme un
verre renversé. — r Où demeurait- il? demanda un autre.
— Dans une île, » répondit l'enfant.
C'est ainsi que les choses se passaient. L'expérience
cependant ne réussissait pas toujours; et ceci tenait ordi-
nairement au temps ou à la sottise de l'enfant ou à son âge.
Lorsqu'il montrait quelque peur ou quelque trouble dans
ses visions, on le renvoyait et l'on en prenait un autre à sa
place. Lorsqu'il était fatigué, ou que la. séance devait finir,
le magicien lui mettait les pouces sur les yeux, récitait
quelques formules et le levait de sa chaise. L'enfant es-
sayait bien encore de regarder l'encre pour voir les belles
DE LA DIVINATION. 123
choses. Il revenait ensuite prompteraent à lui^ et était
heureux du souvenir de ce qu'il avait vu^ se plaisant à le
raconter^ y ajoutant toujours de nouvelles circonstances,
de sorte qu'on ne pouvait douter qu'il n'eût vu réellement
les apparitions. Le magicien prit un jour une petite fille
anglaise j et lorsqu'il eut préparé sa main^ l'enfant^ après
avoir regardé l'encre quelque temps, aperçut un balai qui
était en mouvement sans que personne le remuât. Elle fut
tellement effrayée qu'elle ne put regarder plus long-
temps.
Dans l'une de ces séances, le magicien remarqua l'atten-
tion de M. de Laborde et la puissance que son regard exer-
çait sur la personne de l'Européen. Il lui dit donc, après
avoir congédié l'enfant, qu'il était certain de pouvoir
obtenir avec lui les mêmes résultats qu'avec celui qu'il
venait de congédier. La société le pria d'essayer. M. de La-
borde, après bien des difficultés, céda aux instances qu'on
' lui faisait. Au bout de quelque temps, il vit sa forme dans
l'encre qui tremblait, puis ses yeux se troubler; puis il
vit bientôt quelque chose; mais il fut saisi d'un tel effroi
qu'il interrompit l'expérience , en donnant pour prétexte
qu'il ne voyait rien. Il acheta cependant plus tard pour
trente piastres le secret du magicien , et l'essaya aussitôt
avec succès sur l'enfant de celui-ci. Appelé bientôt après à
Alexandrie, il continua ses essais avec d'autant plus d'ar-
deur que là il ne pouvait soupçonner la moindre intelli-
gence entre le magicien et les enfants dont il se servait, et
qu'il prenait ordinairement dans les quartiers les plus
éloignés de la ville. Ses essais lui réussirent parfaitement,
comme il le dit lui-même. Un jour il fit paraître, entre
autres, lord Prudhoe, qui était au Caire. L'enfant décrivit
124 DE LA DIV1^ATI0^.
très-exactement son costume , puis il ajouta • « C'est sin-
gulier, il a un sabre d'argent. « Lord Prudhoe était peut-
être le seul homme en Afrique qui eût un sabre dans un
fourreau d'argent. Une autre fois, il voulut découvrir un
voleur dans la maison du drogman Msarra, au Caire;
mais, malgré la fumée de l'encens et les évocations, le
messager ne paraissait pas. 11 vint enfin, et décrivit la
forme, la barbe et le turban du voleur, de telle sorte qu'on
ne put douter qu'il le vît. Un Anglais qui avait demeuré
longtemps en Egypte apprit aussi le secret du magicien.
Le rapporteur du Quarterly Review voulut faire un essai ,
et envoya chercher un enfant. L'essai réussit. Désireux de
savoir en quoi consistait le secret , il apprit que , pour
réussir, il fallait répéter exactement les formules que le
magicien lui avait apprises. Il était certain de n'avoir exercé
sur l'enfant qu'il employait aucune violence ni aucune in-
fluence ; et quoiqu'il eût renouvelé plusieurs fois le même
essai, il avoua toujours qu'il ne comprenait pas comment
cela se faisait.
On ne pouvait, en effet, supposer aucun accord entre le
magicien et l'enfant, puisque chacun pouvait choisir qui il
voulait, et désigner les personnes qu'il voulait faire paraî-
tre. Le magicien, de son côté, ne pouvait être soupçonné
de supercherie, comme par exemple de se servir d'un mi-
roir. Les personnes présentes connaissaient déjà, comme
le dit expressément un témoin oculaire, cette manière
moderne et puérile d'expliquer la chose , et observaient
très-attentivement tout ce qui se passait. La scène avait lieu
dans la chambre de Lane, longue de quinze pieds et large
de dix. Une porte conduisait de la chambre dans un cabi-
net, qui n'avait aucune autre issue, et où il n'y avait per-
DE LA DIVI>AT10N. 12b
?onne. Une fois même, il n'y avait dans la cliambie que
lui, le magicien, l'enfant et le drogman du consulat.
Le magicien était assis sur le sopha entre Lane et le
drogman, et le premier l'observait très-attentivement, lui
et son compagnon. Il vit qu'iltenait de sa main gauche les
doigts de la main droite de l'enfant, dans laquelle se trou-
vait l'encre, et qu'il ne lui permettait pas de détourner
un seul instant les yeux de celle-ci. A chaque question , le
témoin observait le drogman, et il était certain qu'aucun
signe n'existait entre celui-ci et le magicien ou l'enfant.
Ni l'un ni l'autre d'ailleurs ne connaissaient ordinairement
les personnes que l'on demandait. Il avait bien soin que le
magicien ne pût avoir auparavant aucun rapport avec
l'enfant; et d'ailleurs il vit l'expérience manquer plusieurs
fois dans des circonstances où le maître aurait pu commu-
niquer des renseignements. Bref, il employa toutes les
précautions imaginables. Un des témoins assure que quel-
quefois les assistants étaient assis entre le magicien et
l'enfant, et qu'une fois la chose en train le premier se
levait souvent et se promenait dans la chambre. Il est donc
impossible de supposer aucune supercherie; et il faut,
pour expliquer ces phénomènes, avoir recours à d'autres
moyens.
L'enfant dont on se sert en ces circonstances voit à dis- Explication
tance, et dans le temps et dans l'espace ; il voit des choses ^ ,^^ ^^
^ phénomènes
qu'aucun autre ne voit : il est donc clairvoyant. Et comme
il ne l'était pas avant qu'on l'eût appelé , il l'est donc de-
venu, et il n'a pu le devenir que par le magicien. Celui-ci
s'entend aux choses de cette sorte, et de plus il peut
communiquer le don qu'il a reçu à ceux qui sont dans les
conditions voulues. Lorsque M. de Laborde traita avec lui
126 DE LA DIVINATION.
pour apprendre son secret , il se vanta d'avoir appris de
deux cheiks de son pays beaucoup d'autres mystères
encore, et l'Européen eut occasion de remarquer alors que
plusieurs de ces effets extraordinaires étaient dus à des
connaissances profondes en physique, et que d'autres re-
posaient sur un magnétisme agissant avec énergie et rapi-
dité. Ce magicien se vantait, entre autres choses, de pou-
voir endormir quelqu'un sur-le-champ, le renverser, de
le faire rouler à terre, tomber dans un accès de fureur, et
de le forcer au milieu de ces accès à lui répondre et à lui
découvrir ses secrets. Il pouvait, disait-il, après avoir fait
asseoir quelqu'un sur un tabouret isolé, l'endormir sur-le-
champ en tournant autour de lui, et en faisant certaines
manipulations, les mêmes dont se servent les magnétiseurs;
de sorte néanmoins que la personne endormie parlait et
agissait les yeux ouverts , comme si elle était tout à fait
éveillée, ce qui produisait les résultats les plus merveilleux.
Il y a donc ici , on le voit , une disposition magnétique
très-puissante et très-communicative, qui se trahit par un
regard pénétrant et irrésistible, dont Léon de Laborde
.sentit lui-même la puissance. Les dispositions de l'enfant
choisi pour l'expérience semblent avoir aussi une grande
influence. C'est pour cela que le maître congédie, comme
trop âgés ou inutiles, ceux qui se trompent dès le commen-
cement, tandis qu'il garde près de lui ceux qui dès les
premières questions devinent juste. Il prend la main de
l'enfant, et ne lui permet pas de détourner un instant les
Ncux de la boule d'encre. Il y a là évidemment un courant
magnétique, allant du maître à l'enfant, et qui amène peu
à peu la clairvoyance. La fumée de semence de coriandre,
l'ambre et d'autres substances, renfermant une huile éthé-
DE LA DIVINATION. i27
rée, rendent l'action plus prompte, et leurs effets sont
d'autant plus rapides que le sujet est mieux disposé,,
pourvu que l'essai ne soit point dérangé par quelque in-
fluence physique^ comme il arriva une fois où le ciel était
orageux et où le magicien craignit de ne pouvoir rien ob-
tenir. L'action se manifeste par une impression de crainte^
qui^ chez les individus irritables, va jusqu'à l'effroi; par
un trouble du regard fixé sur l'encre qui s'agite, comme
l'éprouva de Laborde. Cet état se produit peu à peu et par
degrés. Ceux-ci sont marqués, du côté du magicien, parles
bandes de papier qu'il jette au feu, et du côté de l'enfant
par les choses qu'il voit. C'est d'abord un balai , puis la
personne qui le tient, puis sept étendards de diverses cou-
leurs , puis enfin le sultan recevant les hommages de sa
cour.
L'enfant est clairvoyant désormais. La goutte d'encre
est pour lui ce qu'était plus haut cette boule de cristal,
et le sultan est ce qu'était cet homme avec son costume
antique. De même que les saints voient les choses telles
qu'elles sont dans le miroir de la Divinité, l'enfant les
voit renversées dans ce miroir naturel. Toutes les forces
de la nature ont leur maître : celui qui gouverne les forces
magnétiques et que regardent toujours ceux qui sont
surexcités par elles demeure au pôle de la terre. Chaque
puissance spirituelle a aussi son maître, dont le pouvoir
s'étend dans un certain cercle. Ce cercle devient visible
pour elle lorsque, surexcitée elle-même, elle s'y trouve in-
troduite. Dans ce magnétisme divin et surnaturel que Dieu
exerce sur les âmes, c'est lui-même qui est l'objet de leurs
visions et de leur amour; car c'est lui qui les a mises en cet
état, quoiqu'elles y aient coopéré d'une certaine manière
128 r>K LA DIVl^ATIo^.
par la prière et la méditation. Ici^ à la place de Dieu , c'est
le magicien qui apparaît, ainsi que la puissance spirituelle
avec laquelle il est en rapport, et les différentes invoca-
tions qu'il prononce ou qu'il jette au feu répondent exac-
tement aux divers degrés de l'état qu'il veut produire. La
cour du sultan n'est, d'après la manière orientale, que
le reflet du cercle magique où s'accomplit la vision , et
les citations faites par les messagers qu'on envoie dési-
gnent les diverses directions de cette vision, se portant sur
tel ou tel objet; de sorte que toutefois celui-ci est vu et lu,
pour ainsi dire, dans l'âme de celui qui fait les questions.
Cet état disparaît par degrés, comme il est venu. Les
images, d'après les déclarations des témoins, semblent
devenir plus troubles, et finissent par s'effacer entièrement
lorsque le magicien, mettant les pouces sur les yeux de
l'enfant, produit des courants opposés et rompt ainsi le rap-
port. L'état où l'enfant se trouve ensuite, l'ivresse, l'incer-
titude du regard, la sueur qui coule du front, la surexci-
tation de son être tout entier indiquent le degré d'émotion
où il s'est trouvé auparavant. Ses dispositions naturelles et
l'énergie du magicien jouent ici le rôle principal; et l'on
remarque, d'après le rapport des Européens qui ont appris
son art, qu'il leur a communiqué fidèlement, il est vrai,
la forme du don qu'il possède, mais qu'il n'a pu leur en
donner l'essence que d'une manière proportionnée aux
dispositions qu'il a trouvées en eux.
Il en est de toutes les autres formes de la divination
comme de celle qui a lieu par le moyen d'un cristal ou
d'un miroir. L'un, avant le coucher du soleil, puise de
l'eau de trois sources, l'autre aux fonts baptismaux; celui-
ci allume du feu, et, après avoir évoqué les esprits du feu
DE LA DIVINATION. i29
et de l'eau j il cherche à lire l'avenir dans les éléments;
celui-là regarde i^entivemeiit une épée polie qui a déjà
percé un grand nombre d'hommes; l'un regarde la patène
du prêtre, l'autre jette dans l'eau des métaux fondus ou de
la cire. Toutes ces pratiques ont le même but; toutes ces
choses^ même l'ongle d'un enfant dont on se sert quelque-
fois, servent de miroir; et si le clairvoyant y découvre la
véritéj, tout près de Terreur cependant, celui qui ne Test
pas n'y verra que le reflet de ses propres illusions. A ces
arts magiques et équivoques se rattachent ceux qui, issus
du culte antique de la nature, s'appuient sur ce principe
que toutes nos actions sont fatalement déterminées par la
nécessité de la nature, que les destinées de chacun ont leur
motif et leur germe caché dans la nature, et que l'on peut
par conséquent les lire en celle-ci avant qu'elles se dé-
veloppent. C'est de ce principe que sont nés les auspices et
les augures. Ici l'éclair et le tonnerre dévoilent l'avenir;
les avertissements du destin retentissent du fond de l'abîme
dans les tremblements de terre et les mugissements de la
mer ou de la tempête. On peut les lire aussi sur les plantes
ou les arbres, dans les entrailles des animaux, dans le pas
du cheval et dans le vol ou le chant des oiseaux. Les rêves,
le jour de la naissance fournissent aussi des indices pré-
cieux à ce sujet; car les événements extraordinaires du
monde moral ont coutume d'être annoncés d'avance par
des formations singulières dans le monde organique. Cette
même puissance de la nature, qui dirige les événements à
son gré, fait tomber les sorts comme il lui plaît, et tout
sert d'indice en ce monde.
Mais c'est le ciel qui joue le rôle le plus important en ce
genre. A ce point de vue, en effet, il est le miroir de tout
130 DE LA DIVINATION.
ce qui est sur la terre et le lien où sont suspendus les sorts
et les destinées de chacun , afin que ^acun puisse les y
reconnaître. Aussi beaucoup d'esprits très -distingués ont
étudié le ciel avec une patience infatigable, afin de lui
arracher ses secrets en ce genre. Si plusieurs y ont réussi ,
comme il est impossible de ne pas le reconnaître , ils l'ont
dû moins à leurs calculs qu'à leur état de clairvoyance ,
et l'horoscope n'a été pour eux qu'un miroir. Ils ne pou-
vaient d'ailleurs arriver au but par leurs calculs , parce
que^ d'une part, les connaissances astronomiques étaient
encore très -imparfaites à cette époque, et que de l'autre
l'horoscope aurait dû être tiré non au moment de la nais-
sance, mais au moment de la conception. Au reste cet art ,
quelque trompeur qu'il ait été dans la plupart des cas,
a été appliqué souvent avec une hardiesse vraiment témé-
raire.
cecco Cecco Esculano, célèbre astrologue du xiv^ siècle, qui a
publié un livre sur son art : Comment, in sphœram Sacro-
busti, fut condamné à mort par l'inquisition en 1327,
comme relaps. Parmi les autres causes de condamnation ,
la sentence porte qu'il a enseigné dans ses leçons que la
puissance de la quarte de la huitième sphère donne nais-
sance à des hommes divins, qui s'appellent Du de Nabcoh
(ce mot signifie probablement dieux élevés, du moi Nabi,
haut), à des hommes divins qui changent les lois et les opi-
nions du monde, comme Moïse, Merlin et Simon le Ma-
gicien ; qu'il a enseigné de plus que le Christ étant né sous
le signe de la Balance et dans le dixième degré de son
mouvement d'ascension, sa mort a été légale, parce qu'elle
avait été prédite ; qu'il a dû aussi, à cause de cela, mourir
comme il est mort; qu'ayant trouvé d'ailleurs le signe du
DE LA DIVINATION. 131
Bélier dans le coin de la terre, il a dû naître dans une
étable, et qu'il a dû être pauvre, parce que le Scorpion se
trouvait dans sa deuxième maison ; que sa sagesse profonde
et cachée sous le voile des paraboles lui est venue de ce
que Mercure s'est trouvé dans le signe des Gémeaux, dans
sa propre maison et dans la neuvième partie du ciel. L'É-
glise devait rejeter de toutes ses forces une doctrine qui
faisait dépendre de la nécessité de la nature l'acte le plus
élevé de la liberté divine; et le démon n'était pas loin,
comme il est facile de le voir. Il en est de même plus ou
moins de toutes les sciences de cette sorte : elles appar-
tiennent toutes plus ou moins au noviciat de la mystique
diabolique, surtout celles qui vont jusqu'à profaner les
choses saintes. En effet, si certaines maladies sont un
moyen par lequel le mal moral s'introduit facilement, il
en est de même de Terreur, qui est la maladie de l'esprit.
Le mal se manifeste en deux manières, soit lorsqu'on
n'observe pas ce qui est commandé , soit lorsqu'on fait ce
qui est défendu. Ainsi cette maladie spirituelle se produit
sous deux formes, à savoir l'incrédulité, qui refuse de
croire ce qui est suffisauiment attesté , et la superstition ,
qui croit ce qui doit être rejeté. L'une et l'autre, dans
leurs innombrables ramifications, sont des moyens dont
le mal s'empare et des liens par lesquels il s'attache les
hommes.
32 DE l'évocation des esprits.
CHAPITRE IX
De l'évocation des esprits, des anciennes formes de la théurgie. La
nécromancie en Tliessalie. Elle continue dans le christianisme, l'.e
qui est arrivé dans les derniers temps encore avec Jean Ferez , cité
devant l'inquisition espagnole pour avoir évoqué le diable. Le triple
ban de l'enfer de Faust. L'esprit du Tasse. Dangers de ces invo-
cations; exemple de Th. Parkes.
L'inspiration de Tliomme par soi-même a ses bornes :
la surexcitation produite par les influences de la nature a
ses limites aussi ; et d'ailleurs elle lie la personnalité au
lieu de la dégager. L'esprit humain ne saurait donc s'en
contenter; il cherche partout, dans tous les domaines de
l'être, s'il ne trouvera point quelque puissance plus forte
que lui, et qui, ne connaissant point ces obstacles, puisse
le saisir avec plus d'énergie, et, au lieu de l'assujettira la
nature physique, briser, au contraire, les liens qui l'at-
tachent à elle. S'il y a des puissances spirituelles, invisibles
et supérieures à lui, elles pourront lui donner ce qu'il
cherche. Le cercle de leur pouvoir doit être plus étendu,
puisqu'elles sont plus élevées; et il doit leur être facile
d'élever par une action interne à une plus haute puissance
l'esprit de l'homme, en le faisant monter jusqu'à elles, et
d'agrandir ainsi le cercle de son pouvoir. Ce sont d'ailleui's
des natures libres : leur action sur d'autres intelligences
libres comme elles, qui réclament leur secours, suppose
donc des services réciproques, et ne repose pas sur un in-
digne esclavage, comme celui qu'imposent les puissances
de la nature, lesquelles, liées elles-mêmes et aveugles,
lient celui qui se donne à elles, abaissent et appauvrissent,
DE l'Évocation des esprits. 133
lors même qu'elles semblent élever et enrichir. Si Ttiomme
est en rapport avec les unes par son corps, il est par son
âme en relation avec les autres : il peut donc entrer dans
un certain commerce avec les unes ou les autres, selon son
choix.
Déjà l'homme qui voit à distance est tout près de l'ho-
rizon des esprits, et la divination qui repose sur ces di-
sions touche à leur empire. Il est donc facile à un esprit
audacieux d'y mettre le pied. C'est alors que s'offrent à lui
les moyens par lesquels l'homme peut s'élever au-dessus
de soi. Pourquoi, en effet, le chant, qui exerce un charme
si puissant sur les hommes encore vivants, aurait-il moins
d'empire sur les âmes séparées, et même sur les intelli-
gences supérieures? L'Éghse, lorsqu'elle invoque les saints,
lorsqu'elle exorcise les possédés, n'exerce-t-elle pas une
action de ce genre sur les esprits invisibles? Pourquoi
ceux-ci seraient -ils sourds aux conjurations, aux prières
de la magie, aux charmes de ses paroles mystérieuses, ou
même à ses menaces? Dès que l'on suppose que les es-
prits ne peuvent résister à toutes ces choses , la théurgie
naît comme d'elle-même, et se développe sous toutes ses
formes.
Pour comprendre jusqu'où l'antiquité a poussé cet art,
il suffit de lire les écrits de Proclus, de Porphyre et parti-
culièrement celui de Jamblique sur les mystères. Nous y
voyons les esprits des régions supérieures qui habitent dans
la lumière, ceux des régions intermédiaires qui peuplent
l'air, et ceux de l'abîme qui demeurent sur la terre, classés
selon leur rang. Leur nature, les formes sous lesquelles ils
se montrent, leur beauté ou leur laideur, la manière dont
ils agissent et dont ils se meuvent, leur puissance, leur lu-
4"
134 DE l'évocation des esprits.
mière, leur feu^ leur grandeur, leurs sentiments, leur ca-
ractère, en un mot leur physionomie spirituelle et morale
est décrite avec un soin extrême. Puis on expose les signes
auxquels on peut les distinguer, afin que l'homme qui
veut approcher d'eux sache comment il faut les recevoir,
par quelles œuvres on peut les prévenir, par quelles for-
mules on peut les conjurer, par quelles invocations on doit
les honorer; s'ils préfèrent les sacrifices, ou les encense-
ments, ou le chant et le bruit. Toutes ces choses conduisent
l'homme, par trois degrés, de la vision extérieure et pure-
ment sensible à la vision Imaginative de l'Épopte, jusqu'à
la contemplation intellectuelle dans V autopsie. La nécro-
mancie emploie non-seulement les conjurations, mais en-
core les menaces pour forcer les mânes à paraître quand
ils tardent. Stace nous a conservé la forme de ces cérémo-
nies dans la peinture qu'il nous fait d'une évocation de ce
genre entreprise par Tirésias.
Le rituel de Thessalie est le plus terrible sous ce rap-
port, et l'on ne peut lire sans être saisi d'horreur la pein-
ture que nous a laissée Lucain de l'évocation d'un légion-
naire romain, faite par une magicienne d'après les formes
prescrites par ce rituel. Après avoir pratiqué une incision
dans le gosier du cadavre de ce légionnaire, elle y enfonce
une houe avec laquelle elle le traîne sur la terre jusqu'à
une grotte consacrée à ces horribles mystères , au milieu
d'une forêt où n'a jamais pénétré la lumière du soleil. Là
elle revêt son costume officiel, détache ses cheveux liés par
une vipère, et les laisse retomber sur son visage. Elle rem-
plit la poitrine du mort avec du sang chaud fourni par une
blessure toute fraîche, mêle tous les poisons que produit
la nature, ce qu'on appelle l'écume de la lune, la bave des
DE l'évocation des ESPRITS. 135
chiens enragés^ les entrailles du lynx, les os de l'hyène,
les yeux du dragon ;, le serpent ailé du désert, le céraste,
toutes les herbes vénéneuses ; rien n'y manque de tout ce
qu'a souillé le souffle empesté de la nature. La conjura-
tion commence par un murmure faux, lequel, montant
peu à peu, devient bientôt un bruit qui n'a rien de com-
mun avec la voix humaine. Il réunit à la fois l'aboiement
du chien, le gémissement du loup, le coassement du cra-
paud, la plainte du hibou, le sifflement du serpent, le mu-
gissement de la mer, le bruissement de la forêt, le rou-
lement du tonnerre , et se termine par le chant magique et
effroyable deThessahe. Les Euménides, le Styx, le Chaos,
Pluton, la Mort, Perséphone, Hécate, Cerbère, les Parques
sont invoqués à leur tour. « Puissances de l'abîme, écoutez
ma prière ' Je vous ai déjà invoquées avec une bouche
impure et pleine d'horreurs; je vous ai déjà, à jeun de
chair humaine, chanté ce chant; je vous ai déjà offert des
cœurs pleins, frottés avec un cerveau tiède encore. Déjà
je vous ai présenté dans des coupes des têtes et des en-
trailles d'enfants. »
Mais l'ombre évoquée semble redouter toujours de re-
venir dans son corps et de répondre à la magicienne.
Celle-ci, furieuse de ce retard, fouette le cadavre avec un
serpent vivant, et continue de troubler de ses menaces le
silence du royaume des ombres. « Tisiphone, mégère à
l'oreille dure, ne m'enverrez-vous pas à coups de fouet
cette ombre maudite? Je vais vous conjurer par votre vrai
nom , et attacher à la chaîne les chiens du Styx à la lu-
mière du jour. Je vous suivrai à travers les tombeaux et
les bûchers; je vous chasserai de toutes les tombes. Et toi,
Hécate ! je l'enchaînerai dans ta forme pâle et maladive.
Jean Ferez
136 DK l'évocation des esprits.
pour que tu ne puisses plus en changer. Je révélerai tes
mystères^ Perséplione , et je lâcherai Titan contre toi,
mauvais juge! Obéirez- vous? Faut-il que j'invoque celui
dont l'apparition fait trembler la terre , afin que la furie
obéisse à ses coups? » Enfin elle s'adresse à l'ombre elle-
même , lui promettant de ne plus troubler désormais son
repos si elle veut se rendre à ses désirs. L'ombre enfin
rentre dans son corps, répond aux questions de la furieuse
et lui demande la mort. Elle lui accorde enfin sa demande,
se sert de nouvelles formules magiques, et livre le cadavre
aux flammes. L'enfer, il n'en faut pas douter, devait être
ému jusque dans ses profondeurs par des évocations de ce
genre , et un écho sourd devait leur répondre du fond de
ses abîmes; car le démon avait ce qu'il cherche toujours,
un lieu consacré en son honneur à la lumière du jour, et
une prêtresse qui, surexcitée par une possession artifi-
cielle, lui servait d'instrument pour infecter la terre de ses
abominations.
Ces horribles cérémonies, que le paganisme pratiquait
à une époque où l'action du diable pouvait encore se dé-
ployer dans toute * puissance, nous les retrouvons encore
dans le christianisme , plus rarement il est vrai, et moins
abominables par suite du coup dont le Christ a frappé Sa-
tan. Mais à la place de ces pratiques monstrueuses, nous
voyons se développer une masse de fausses croyances et
d'usages superstitieux. Vers la fin du siècle précédent, Jean
Perez, artisan à Madrid, fut traduitdevant l'inquisition pour
avoir dit plusieurs fois qu'il n'y avait point de diables qui
eussent la faculté de s'emparer de l'àme humaine. 11 avoua
tout à son premier interrogatoire ; et après avoir exposé
les motifs qui l'avaient conduit à cette croyance, il déclara
DE l'Évocation des esprits. i 37
qu'il était prêt à quitter son erreur^ et à accepter toutes les
pénitences qu'on voudrait lui imposer, u Après avoir, dit-il,
éprouvé toutes sortes de malheurs dans ma personne, dans
ma famille, dans mes biens et dans mes affaires, je perdis
patience, et dans un accès de désespoir j'invoquai le se-
cours du démon, et le priai de me venger de mes ennemis,
lui offrant en revanche mon àme et toute ma,personne.
Je répétai cette invocation plusieurs jours de suite, mais
toiijoms en vain; le diable ne venait pas. Je m'adressai à
un pauvre homme qui passait pour magicien. Il me con-
duisit chez une femme, qu'il m'avait vantée comme beau-
coup plus habile que lui dans la magie. Celle-ci me con-
seilla d'aller trois jours de suite sur la colline des ViîiUas,
d"\ appeler à haute voix Lucifer sous le nom d'un ange de
lumière, et de lui livrer mon àme, en renonçant à Dieu
et au christianisme. Je fis ce qu'elle m'avait dit, mais je
ne vis ni n'entendis rien. Elle me dit alors de jeter mon
rosaire, mon scapulaire et tous les signes du chrétien; de
renoncer franchement à ma fidélité envers Dieu, et de
m'engager au service de Lucifer, en reconnaissant sa di-
vinité comme plus grande, et sa puissance comme plus
élevée que celle de Dieu même; puis, après m'être bien
affermi dans ces sentiments, de répéter la même chose
trois nuits de suite. J'exécutai ponctuellement tout ce
qu'elle me dit; mais Lucifer ne parut pas. La vieille me
conseilla d'engager mon àme à Lucifer comme à mon sei-
gneur et maître, par un écrit signé de mon sang, puis do
porter le papier au lieu où j'avais fait mes invocations, et
de répéter les mêmes paroles. Je le fis, mais tout fut inutile.
En réfléchissant sur ce qui m'était arrivé ^ je conclus que
s'il y avait des diables, et que s'ils avaient un tel désir de
138 DE l'évocation des esprits.
s'emparer des âmes, ils n'avaient jamais trouvé une occa-
sion plus favorable que celle que je leur présentais. Puis-
qu'ils n'ont fait aucun usage de mes offres, bien sincères
pourtant, il est donc faux qu'il y ait des démons. Les ma-
giciens et les sorcières ne font donc point de pacte avec
le diable, et ils sont tous des imposteurs. » (L'iorente,
t. II, p. 5"i.)
Cet homme, à son point de vue, avait raison; il n'y avait
point d'esprits, en effet, qui voulussent entrer dans un
rapport visible avec lui. Le même cas s' est représenté mille
fois. Mais fût-il arrivé plus souvent encore, on ne pourrait
tirer de ce fait négatif aucune preuve contre les faits qui
établissent d'une manière positive la possibilité et l'exis-
tence d'un pacte formel entre l'homme et le démon. Pré-
tendre que Satan doive apparaître dès qu'on l'invoque,
c'est absolument la même chose que si l'on voulait que Dieu
accordât tous les miracles qu'on lui demande, et interrom-
pît ainsi à chaque instant l'ordre si plein de sagesse établi
par sa providence. Il suftit de jeter un regard sur la marche
des choses pour voir qu'il n'en est pas ainsi. Dieu, dans
\a conduite de l'homme, suit en général l'ordre ordinaire.
D'après cet ordre, c'est à l'Église qu'il a remis le pouvoir
et le soin de nous diriger vers le bien et de nous faire at-
teindre ainsi notre but. 11 en est ainsi des séductions qui
nous portent vers le mal; elles suivent aussi l'ordre général
établi par la Providence. Il est vrai que l'Église repose sur
un ordre supérieur, puisqu'elle est surnaturelle, et dans
son principe, et dans son but, et dans ses sacrements. Elle
réclame l'intervention des anges et des saints, et par eux le
secours de Dieu ; elle exorcise aussi les démons : mais toutes
ces fonctions sacrées ne sout ni les inventions de son esprit
DE l'Évocation des esprits. 139
ni l'œuvre de ses mains; ce sont des grâces qui lui ont été
données. Lorsqu'elle s'adresse dans ses prières aux anges
et aux saints^ elle ne prétend pas les enchaîner par de vaines
paroles^ mais elle les invoque et les supplie. Le glaive dont
elle frappe les démons dans l'exorcisme n'est point une
arme consacrée par les enchantements de la magie ou for-
gée par elle ; c'est le glaive de son maître dont elle s'arme
pour se défendre. Soit qu'elle invoque les bons esprits, soit
qu'elle chasse les mauvais, elle ne regarde point le succès
comme une chose nécessaire ou qui lui soit due; mais elle
le remet entre les mains de Dieu.
S'il en est ainsi dans l'ordre du bien , pourrait-il en
être autrement du côté opposé? Et le mal serait - il donc
plus favorisé que le bien sous ce rapport? Les exécrotions ,
les formules composées à plaisir auraient- elles donc plus
de pouvoir que les sacrements de l'Église? Satan pourrait-
il être tenu à obéir docilement aux conjurations de
l'homme ici- bas? Et quand même il le voudrait, Dieu
pourrait- il lui permettre de troubler continuellement par
une intervention directe l'ordre naturel des choses qu'il
respecte lui-même et auquel il ne met jamais la main
sans un dessein tout particulier? Tout ce qu'on pourrait
accorder, c'est que les choses sont égales des deux côtés,
quoique le bien soit au fond plus puissant que le mal. Nous
avons vu plus haut la vie des saints s'écarter quelquefois
des règles de la vie ordinaire ; il doit en être de même du
côté opposé. Il n'est donc pas étonnant que le diabie
puisse , en certaines circonstances , entrer dans un rap-
port inaccoutumé avec quelques hommes, et céder à leurs
évocations. Et lorsque l'on considère la division générale
qui règne parmi toutes les choses terrestres, et l'opposi-
Faust.
140 DK l'évocatiois des esprits.
fion qui les gouverne, on est assez porté à croire que
chaque fait extraordinaire qui se produit dans l'ordre du
bien provoque dans l'ordre du mal un fait du même genre,
ou du moins le rend possible; de sorte que l'action extra-
ordinaire de Dieu et celle du démon se répondent et se
produisent d'une manière parallèle.
Déjà les anciens livres de magie dont se servaient Afi-
selme de Parme, Pierre d'Apono , etc., reposent en grande
partie sur cette croyance, que l'homme peut facilement,
avec certaines formules, soumettre à sa puissance le
royaume des ténèbres ou même celui de la lumière. Parmi
ces formules il en est qui peuvent bien avoir été suggé-
rées ou fournies par les démons et conservées ensuite par
la tradition; mais la plupart ont été évidemaient inven-
tées à plaisir, ou ne sont que des recettes composées d'a-
près certaines règles déterminées. Les plus récentes, en
particulier celle de Faust, sont d'une platitude et d'une
recherche pitoyables. Le Triple Ban de l'enfer de Faust est
un rituel ayant pour but de contraindre les esprits à pa-
raître, et à donner à celui qui les évoque tout ce qu'il leur
demande. Ce rituel expose la forme, la puissance et la
dignité de tous les esprits célestes, planétaires et élémen-
taires, la manière de les évoquei- et d'arriver jusqu'à eux ,
la forme de leurs sceaux ou de leurs titres. Le Triple Ban
de l'enfer nous apprend qu'il faut écrire ces sceaux sur du
papier noir avec du sang de corbeau , puis attachera une
certaine heure et en certain jour, dans un lieu solitaire, ce
papier au bord d'un cercle magique de neuf pieds, après y
avoir inscrit les saints noms; que Ton doit de plus brûler
(les parfums composés de semences de fève, de ciguë , de
coriandre, de safran et d'ache de marais, mêlées ensemble
DE l'Évocation des esprits. 141
par portions inégales. L'exorciste doit ensuite se confesser
et communier avec ses compagnons , avoir recours à la
prière, puis faire les saints avec une épée qui n'a encore
blessé personne. S'il a la ferme intention de faire tourner
la victoire à l'avantage de ses frères^ il n'a pas besoin de
pacte avec les esprits ; ils lui obéiront bien sans cela ,
pourvu qu'il agisse avec application et prudence. Il com-
mence par prier Dieu d'envoyer l'esprit Aziel dans une
claire lumière et sous une forme agréable, de sorte qu'il
n'inspire aucun effroi. Après cela vient le grand ban de
l'enfer^ au nom de Dieu le Père, par son Fils bien-aimé;
afin qu'il exauce les paroles de celui - ci , et qu'il donne à
l'exorciste la puissance dont il a besoin pour lier les esprits,,
et les contraindre à paraître sous une forme humaine, et
à ne pas mépriser sesparoles, lesquelles sont unies au nom
sacré de Dieu. Puis il commande à Lucifer, à Beelzébub et
à tous les chefs de la milice infernale d'envoyer à l'instant
même Aziel; sinon lui, l'exorciste, image et créature de
Dieu, les tourmentera, les martyrisera en les conjurant par
le sang du Christ, et les poursuivra jusqu'aux abîmes de
l'enfer. Enfin il s'adresse à Aziel lui-même, et lui ordonne
de paraître sous la forme d'un bel enfant de douze ans, sans
bruit et sans répandre aucune mauvaise odeur, de dqnner
une réponse positive, et d'apporter deux cent quatre-vingt-
dix-neuf mille ducats en bonne monnaie courante. S'il tarde,
il lance sur Lucifer et sur sa troupe une éternelle malédic-
tion. Puis viennent de nouvelles citations à comparaître au
nom de tout ce qui est saint, et enfin l'évocation princi-
pale, conçue en termes à peu près inintelligibles, jusqu'à
ce qu'enfin l'esprit cède et crie avec impatience : «Eh bien
me voici I Que veux -tu de moi? « L'exorciste traite avec
142 DE l'évocation des esprits.
lui son affaire^ et le congédie en termes assez polis. On le
voit^ cette sorte de magie est tout à fait civilisée; elle se
garde bien de risquer le salut de Fâme contre les ducats
qu'elle réclame. Aussi se retire-t-elle dans les églises^ trace
ses cercles mystérieux autour de l'autel; et^, embouchant
sa trompette^ elle combat vaillamment contre les esprits,
qui naturellement se moquent d'elle et la méprisent.
Ces oiseleurs spirituels n'ont probablement jamais pris
d'esprits; mais il est arrivé plusieurs fois, au contraire,
qu'ils ont été pris par eux, soit que ceux-ci tournent vers
le mal des rapports indifférents et innocents, du moins en
apparence, soit qu'ils entretiennent avec eux des relations
équivoques , et qui doivent à la longue conduire à l'a-
bîme. Il y a, en effet, des diftérences considérables et nom-
breuses entre les esprits , il y a des degrés infinis entre les
bons et les mauvais , surtout parmi les âmes des défunts
qui tiennent le milieu entre les premiers et les seconds : il
y a donc aussi entre eux des sympathies sans nombre.
Beaucoup d'esprits semblent attirés vers les hommes en-
core vivants, et sentir plus d'attrait pour celui-ci que
pour celui-là. La doctrine des anges gardiens repose sur
des relations de ce genre; et il est possible que des rap-
ports semblables aient lieu entre l'homme qui vit encore
sur la terre et ceux qui y ont vécu autrefois , et qu'il se
forme entre ceux-ci et celui-là des liaisons passagères en
certains cas particuliers. Nous rencontrons à toutes les
époques de ces esprits familiers. Le plus souvent on n'a-
perçoit dans leurs rapports avec l'homme ni mauvais des-
sein ni bonne intention non plus, mais seulement une
sorte de jeu ou d'amusement indifférent en soi , et qui à
cause de cela n'excite ni de grands désirs ni de grandes
DE l'Évocation des esprits. 143
craintes. Ces génies dont tant d'hommes depuis Socrate se
sont vantés semblent appartenir à cet ordre d'esprits.
Le Tasse avait, vers la fin de sa vie, un génie de ce
genre^ sur lequel son biographe Manso nous raconte des
choses remarquables. Un jour, pendant l'automne, comme
le poète était chez lui à Bisaccio, ils eurent une longue
discussion sur ce commerce avec les esprits; et Manso
s'efforça de le dissuader de son opinion en la lui représen-
tant comme une faiblesse, qui avait sa source dans les
vapeurs de son tempérament mélancolique, en lui faisant
observer que ces rapports intimes avec les esprits suppo-
saient un haut degré de sainteté, et que, bien qu'il fût un
excellent chrétien, il n'était pas encore un saint. Le Tasse
lui répondit : « Si l'esprit ne se montrait à moi que dans
mes accès de mélancohe; s'il ne présentait à mon imagi-
nation que des images fugitives , confuses et sans aucun
lien; si ce qu'il me dit n'avait ni suite ni raison, je pour-
rais croire que tout cela n'est qu'un rêve; mais il en est
bien autrement. Cet esprit est un esprit de vérité et d'in-
telligence; de telle sorte qu'il m'apprend souvent des
choses qui sont bien au-dessus de ma raison , et me les
fait voir clairement; des choses auxquelles je n'ai jamais
pensé , que je n'ai jamais ni entendues d'aucun homme ni
lues dans aucun livre. Qu'il appartienne à tel ou tel ordre,
il est toujours certainement quelque chose de réel. Je le
voie et l'entends, quoiqu'il me soit impossible de le dé-
crire. »
Le Tasse, voyant qu'il ne pouvait convaincre Manso, Le Tasse,
lui dit : c( Puisque vous ne voulez pas croire à mes pa-
roles, je vous convaincrai par vos propres yeux que ces
choses ne sont pas de pures imaginations. » Le lendemain,
-144 DE l'évocation des esprits.
comme ils étaient ensemble, Manso vit le poëte regarder
tout à coup du côté de la fenêtre , et rester immo-
bile. Il l'appela, le secoua, jusqu'à ce qu'enfin le Tasse
lui dit : « Voyez-vous l'esprit qui vient me visiter! Regar-
dez-le, et vous reconnaîtrez la vérité de ce que je vous
dis. » Manso regarda avec une certaine crainte du côté
qu'il lui indiquait; mais il n'aperçut que les rayons du
soleil qui traversaient les vitres. Le Tasse cependant par-
lait avec vivacité , tantôt interrogeant l'esprit, tantôt ré-
pondant à ses questions; Manso ne comprenait point celles-
ci, et ne voyait personne; mais leurs discours étaient si
élevés , les mots si expressifs que Manso étonné se borna
à les écouter, sans oser interrompre leur entretien. Il eut
encore plusieurs conversations avec son ami sur ce sujet,
et il avoua qu'à la fin il ne savait plus que penser ni dire ,
et que, si c'était une faiblesse dans le Tasse , il se sentait
bien près de la partager.
Nous pourrions citer beaucoup d'autres faits de ce
genre; et si les personnes qui se sont trouvées en ce cas
avaient tracé un cercle autour d'elles, et évoqué leur es-
prit, il est très-probable que bien souvent il leur aurait
apparu et répondu. Mais ce commerce avec des puissances
inconnues, dans des régions tellement éloignées de la vie
ordinaire, et soustraites à ses lois, peut facilement dégé-
nérer, et conduire au dernier degré du mal. C'est ce que
prouve un fait très-remarquable en ce genre rapporté dans
l'ouvrage intitiilé ^ews f'rorn the invisible wovld , que
nous avons déjà cité plusieurs fois. Un jeune homme
Tliomas nommé T. Parkes, de vingt ans, d'un excellent caractère,
Parkcs, j^'occupant de mathématiques et d'astronomie, vivait chez
sû:i père, qui était forgeron à Mangotsfield, dans le comté
DE L ÉVOCATION DES ESPRITS. 145
de Gloucester. Plus tard il s'adonna à rastronomie , tira
des horoscopes; et, quoique souvent il devinât juste, il
n'était pas satisfait malgré cela de son art, parce qu'il n'y
trouvait point de démonstration mathématique. Il connais-
sait Arthur Bedford , ministre dans la paroisse du Temple
à Bristol. Celui-ci avait perdu de vue depuis longtemps
déjà ce jeune homme, lorsqu'il le vit arriver un jour chez
lui. Parkes lui demanda s'il était permis de converser
avec les esprits. Bedford lui ayant dit que non, et ayant
cherché à le convaincre , Parkes lui répondit que toutes
ses raisons prouvaient seulement qu'il était défendu
d'évoquer les esprits; mais qu'on pouvait avoir avec
eux des rapports tout à fait innocents, sans aucun pacte,
sans curiosité ni intention de nuire. Bedford lui adressa
plusieurs questions; et Parkes lui avoua qu'il avait un
livre renfermant toutes les prescriptions nécessaires pour
se mettre en rapport avec les esprits; que la nuit il allait
avec ce livre et une lumière à un carrefour; que là il tra-
çait un cercle avec une craie consacrée et composée de
diverses substances, et qu'il appelait les esprits avec toutes
sortes de formules tirées en partie de la sainte Écriture;
que ceux-ci lui apparaissaient sous la forme de petites
fdles hautes d'un pied et demi , et qui jouaient hors du
cercle; que dans les commencements il ne pouvait se dé-
défendre d'un sentiment de frayeur, mais que bientôt il
avait pris plaisir à leur société.
Ces esprits parlaient ensemble d'une voix semblable L
celle d'une vieille femme. 11 leur avait demandé s'il y avait
un Dieu, un ciel et un enfer; et ils lui avaient répondu
<[ue le ciel était un lieu de déhces, qu'ils n'aimaient pas à
parler de Penfer, mais qu'il existait, et que c'était une chose
IV. 5
14() DE l'évocation DES ESPRITS.
liorrible. Poussant plus loin ses questions^, il leur avait en-
core demandé quel ordre ils avaient entre eux; et ils lui
avaient dit qu'ils étaient partagés en trois ordres; que leur
prince habitait l'air, et qu'il était entouré d'un grand
nombre de conseillers ; que parmi ces ordres il en était un
dont les esprits étaient occupés à aller et venir sur la terre,
et à converser avec les esprits inférieurs qui vivent ici-bas,
sous la direction des esprits plus élevés. Il leur ordonna un
jour de chanter. Ils se cachèrent alors derrière un buisson,
et chantèrent d'une manière si ravissante , qu'il n'avait
jamais rien entendu de pareil. Les tons hauts étaient rudes
et aigus, mais les tons bas étaient plus doux et plus gra-
cieux. Parkes soumit à l'un d'eux un problème d'astro-
nomie pour se convaincre de la lucidité de son esprit. Il le
résolut et le démontra de la manière la plus satisfaisante.
Parkes dit à Bedford que si lui ou d'autres voulaient voir
ces esprits et les entendre parler ou chanter, ils n'avaient
qu'à l'accompagner pendant la nuit à la forêt de Kings-
wood; mais aucun n'eut le courage d'\ aller. Bedford eut
beau l'avertir que souvent le diable prend le masque
d'un ange , il ne voulut jamais croire que ce fut le
démon.
Trois mois après environ, Parkes revint le trouver, et lui
dit qu'il regrettait de n'avoir pas suivi son conseil, et qu'il
craignait d'avoir fait quelque chose qui pourrait bien lui
coûter la vie. Il paraissait en proie à une violente émotion ,
et sa figure était toute changée. Bedford lui ayant demandé
ce qui s'était passé, il lui raconta qu'ayant été ensorcelé
par ses esprits familiers, il s'était proposé d'aller plus loin
dans son art, et de se procurer, d'après les indications de
son livre, un esprit uniquement occupé à son service; quil
DE l'Évocation des esprits. 447
en avait obtenu un en effet , nommé Malach. Ce nom, qui
signifie mon roi, était pour lui d'un triste présage; car à
partir de ce moment ces esprits lui apparurent plus qu'il ne
voulait, et sous la forme de serpents, de lions, d'ours, qui
soufflaient contre lui et lui donnaient de grandes terreurs,
d'autant plus qu'il n'avait pas tardé à se convaincre qu'il
n'était plus en son pouvoir de les renvoyer; de sorte qu'il
s'attendait à chaque instant à être déchiré par eux. Ceci
lui était arrivé au mois de décembre, à minuit, et il avait
dû attendre dans des angoisses inexprimables le lever de
l'aurore. Depuis ce temps il avait perdu sa santé pour
toujours. 11 consulta les médecins, revint souvent voir
Bedfort, et confirma la vérité de tout ce qu'il lui avait ra-
conté, lui avouant qu'il était bien éloigné maintenant de
regarder ce commerce avec les esprits comme permis. 11
nia toujours cependant qu'il eût jamais fait de pacte avec
aucun d'eux , ou qu'il eût fait quelque tort à son prochain
par leur entremise, ou qu'il les eût consultés sur l'avenir,
soit pour son propre compte, soit pour celui des autres. Il
témoigna toujours un repentir sincère de son péché; de
sorte que je ne désespère pas de son salut, quoique la
chose lui ait coûté la vie. C'est ainsi que Bedford termine
son récit.
Les trois espèces de magie qui ont passé sous nos yeux
ont, comme on le voit, une origine diabohque, quoi-
qu'elles ne veuillent pas en convenir. Venues de l'enfer,
elles y conduisent, et forment le second degré d'initiation
qui introduit l'homme dans les mystères des ténèbres. Une
puissance attentive et bienveillante a caché trois choses à
l'homme dans son état présent, à savoir les profondeurs de
la nature, l'avenir et le royaume des esprits. La fausse
148 DE l'évocation des esprits.
magie veut forcer l'entrée du premier de ces trois domai-
nes, la divination, celle du second; l'évocation des esprits,
celle du troisième. Les saints quelquefois, comme nous
l'avons déjà dit, en marchant par la voie de la croix , ont
rencontré par hasard ces choses extraordinaires. Mais ils
étaient en sûreté sous la protection de Dieu et la discipline
de l'Église. Celui qui, par zèle pour la science, s'aventure
sur des mers inexplorées , s'appuie sur les lois immuables
de la nature. La forme ronde de la terre le ramène tou-
jours, par l'attrait de la gravitation, au lieu d'où il est parti.
Des vents réguliers enflent sa voile , et semblent porter le
navire sur leurs ailes. Mais celui qui par curiosité cherche
h entrer en rapport avec le monde des esprits n'a pour lui
ni la discipline de l'Église ni la loi de la nature; il est en-
veloppé de ténèbres, sans guide et sans boussole. Les vents
qui soufflent autour de lui sont soulevés par des puissances
qui vont et viennent selon leur bon plaisir et d'après des
lois qu'il ignore. Ici toutes les grandeurs sont des gran-
deurs inconnues; il en est de même de leurs affinités, de
sorte qu'il a devant lui un problème insoluble. C'est donc
une insigne témérité que de s'aventurer sans compas ni
boussole sur cette mer semée d'écueils; et cette témérité,
Dieu la punit avec justice en livrant le coupable aux puis-
sances auxquelles il s'est confié et dont il devient l'esclave,
au lieu d'êlre servi par elles.
l'ascèse diabolique dans le domaine moral. 149
CHAPITRE X
L'ascèse diabolique dans le domaine moral. Du mensonge et de l'im-
posture dans les choses de la vie intérieure. Comment certaines
personnes feignent des états extraordinaires. Histoire de quatre
moines de Berne en 1506. Contre-partie de cette histoire chez les
protestants en Angleterre quarante ans plus tard. Le dominicain
de Landsperg.
Lorsque le tentateur fit tomber l'homme dans ses pièges,
il ne chercha pas seulement à le détourner de son créateur
en le trompant par le faux éclat de la créature et en le
portant au doute et à l'incrédulité; mais^ voulant le pos-
séder tout entier, il appela à son secours le mensonge, l'or-
gueil et la volupté. C'est alors que ce serpent infernal put
enlacer dans ses replis tortueux et souiller de son venin
l'hemme tout entier et ses descendants. « Dieu, lui dit-il,
sait bien qu'au jour où vous mangerez de ce fruit vos yeux
seront ouverts, et que vous serez comme les dieux, sachant
le bien et le mal. Dieu, prévoyant votre grandeur future
et jaloux du sort qui vous est réservé, vous a menacé de la
mort; mais consolez-vous. » C'est par ce mensonge gros-
sier que Satan surprit la crédulité de l'homme. Devenir
comme les dieux par un effort de sa propre volonté , tel
est le prix qu'il offrit à son orgueil ; touchant ainsi la ra-
cine la plus profonde du mal moral et faisant vibrer la
corde la plus sensible du cœur humain.
Dieu nous commande de chercher en toute chose à lui
devenir semblables. Ce précepte est le motif le plus puissant
pour le bien et le chemin de la perfection. Mais une autre
voix nous dit : « Cherche à devenir comme les dieux par
la connaissance pratique du bien et du mal, en faisant dis-
150 l'ascèse diabolique dans le domaine moral.
paraître ropposition qui les sépare; » et c'est là le principe
diabolique du mal radical^ qui essaie d'abaisser le bien jus-
qu'à lui et de confondre l'un avec l'autre. Dans cet orgueil
sont renfermés, comme en un germe fécond, tous les pé-
chés dont l'homme peut se rendre coupable. Mais il fallait
encore la volupté pour couver et développer ce germe dé-
posé dans la volonté de l'homme. Satan appela donc la vo-
lupté à son secours lorsque, présentant à la femme, comme
fruit de vie, le fruit défendu, il excita en elle de coupables
désirs, qu'elle communiqua ensuite à son mari ; de sorte
que tous les deux mangèrent la mort en mangeant de ce
fruit. La mort, de cette manière, une fois introduite en eux
par un acte vital, enfonça ses racines dans les domaines in-
férieurs de la vie , et se communiqua par un acte vital
aussi, la génération, à tous leurs descendants, comme un
funeste héritage. Un nouveau lien , tressé de plusieurs flls,
attacha dans un rapport réciproque la volonté du séduc-
teur et celle de l'homme. Filer, tisser et tresser ce lien,
tel est l'objet de cette troisième partie de l'ascèse diabo-
lique; et c'est elle que nous allons étudier dans ce chapitre
et les suivants.
Satan , dans ce premier mensonge , niant ce que Dieu
avait affirmé, affirmant ce qu'il avait nié, confondant la
bénédiction et la malédiction, prédit à l'homme qu'il trou-
verait ta mort dans l'arbre de vie, dont Dieu lui avait per-
mis de manger, et qu'il trouverait lu vie au contraire dans
l'arbre de la science, dont le fruit lui avait été défendu. Ce
premier mensonge continue toujours sur la terre; il nie
toujours de la même manière ce que Dieu affirme, à savoir
l'Église qu'il a établie pour notre salut, l'Eucharistie et
tous les autres sacrements, la vie contemplative, l'extase
l'ascèse diabolique dans le DOMAllSE MORAL. 151
avec tous ses degrés et la communion des saints. Il affirme,
au contraire , ce que Dieu nie, la cité du mal, les pratiques
dont le démon a fait comme une contrefaçon des sacrements
de l'Église, la magie avec tous ses degrés, depuis la posses-
sion jusqu'au pacte formel avec le diable, et la communion
de tous les méchants sous Satan, leur chef . Cet ensorcelle-
ment, qui fait regarder comme dangereux ce qui sauve et
comme salutaire ce qui perd, a ses degrés, selon que
l'homme est initié d'une manière plus intime à ces mys-
tères d'iniquité. Le premier degré, c'est le mensonge pur
et simple du novice, profane encore, qui sent à la vérité
des dispositions et même un certain désir d'être initié à
cette science ténébreuse de l'enfer, mais que l'on retient
encore dans le vestibule, pour ainsi dire, en attendant qu'il
ait acquis plus d'expérience. Ces apprentis ne se sont en-
core essayés qu'à des crimes ordinaires; ils ignorent ces
forfaits monstrueux, fruit d'une longue perversité et d'une
vie toute tournée vers le mal. Ils savent néanmoins que
ces sortes d'états existent. Ils ont entendu parler en gé-
néral de clairvoyance et d'extase, de magie et de posses-
sion; et, quoiqu'ils ne puissent ou ne veuillent pas se
mettre -en ces états, il peut cependant leur paraître avan-
tageux de faire croire aux autres qu'ils s'y trouvent réel-
lement. Ils ont certaines dispositions ou aptitudes qui peu-
vent leur servir de moyens pour atteindre ce but, et ils
ne font nulle difficulté d'y avoir recours. Un grand nombre
d'exemples prouvent jusqu'à quel point on peut abuser
ainsi de ce qu'il y a de plus saint, et se servir des moyens
les plus abominables. Il serait inutile de toucher, ne fût-
ce qu'en passant, tous les genres d'imposture dont
l'homme peut se rendre coupable en ce genre ; nous nous
152 LASCIisE DIABOLIQUE DANS LE DOMAINE MORAL.
bornerons donc ici à rapporter plusieurs essais tentés pour
feindre la sainteté ou la possession; car ces essais peuvent
être considérés comme le premier degré d'initiation aux
mystères de l'enfer.
Parmi les impostures de la première sorte^, une des plus
remarquables, si les faits sont vrais, est celle qu'on attri-
bue à quatre moines de Berne. Elle fit d'autant plus de
bruit dans le temps, que le cas arriva vers l'époque où
commençait la réforme. La question de l'Immaculée Con-
ception avait depuis cent trente ans divisé les Dominicains
et les Franciscains, Les derniers étaient pour, et les premiers
contre. Wigand Wirt de Stullgard, homme violent, pas-
sionné, appartenant à l'ordre des Dominicains et attaché à
son opinion avec toute la fougue de son tempérament, at-
taqua le curé du lieu dans un sermon qu'il prêcha à Franc-
fort. Le curé, irrité, se mit à prêcher à son tour contre lui
et son ordre, leur reprochant d'avoir mêlé une fleur
puante au rosaire de Notre-Dame, et se glorifiant de ne pas
être membre d'une société qui avait, disait-il, empoisonné
l'empereur Henri avec une hostie. Wigand , qui était pré-
sent, l'attaqua avec violence devant tout le peuple, le trai-
tant de menteur et d'hérétique. Les fidèles prirent le parti
de leur curé ; mais Wigand le dénonça à son supérieur.
L'affaire fut portée devant le Saint-Siège, qui nomma une
commission, laquelle porta une sentence défavorable à
Wigand. Celui-ci, furieux, publia un écrit où il déchargea
sa bile contre l'ordre des Carmes et ses supérieurs, contre
saint Bonaventure et Duns Scot. L'archevêque de Mayence
fit brûler le livre , les Carmes portèrent plainte à Rome,
et Wigand fut cité à comparaître devant le saint-siége.
L'affaire prenant une mauvaise tournure pour lui, le
l'ascèse diadolique dans le domaine moral. 1S3
chapitre de la province, qui se tenait à Wimpfen, s'en oc-
cupa : plusieurs furent d'avis que l'on devait soutenir Wi-
gand , même par de faux miracles , afin d'anéantir la doc-
trine de rimmaculée Conception. Ceux qui étaient dans le
secret^ après avoir balancé entre Francfort, Nuremberg et
Berne , se décidèrent pour cette dernière ville ; et quatre
moines de Berne, Jean, nommé Vater, le prieur Etienne
Bolshort, docteur en théologie, François Ulschi, sous-
prieur, et Henri Steinegger, économe, se chargèrent d'exé-
cuter le plan, dont l'auteur paraît avoir été le sous-prieur
Ulschi, qui avait, disait-on, persuadé aux autres de se
donner au diable. Or il arriva précisément alors qu'un
ouvrier tailleur, Hans Jetzer, de Zurzach , âgé de vingt-
trois ans, se présenta comme frère lai au couvent des Do-
minicains de Berne. Le prieur refusa d'abord de l'admettre;
mais réfléchissant que c'était un homme simple, il pensa
qu'il pourrt'.it être un instrument convenable pour l'exé-
cution du plan qu'ils avaient conçu. Il lui donna donc l'ha-
bit et une cellule près de celle de l'économe. Là ils le tour-
mentèrent par des bruits de revenants, et Ulschi lui appa-
rut comme une pauvre âme qui avait besoin pour être dé-
livrée qu'il se donnât la discipline et entendit la messe à
son intention pendant huit jours. Ils ébruitèrent la chose
à dessein ; de sorte que le peuple accourut en foule ; et
i^tienne en profita pour l'exciter contre les Carmes. Lors-
que l'octave fut achevée, l'âme qui avait apparu au bon
frère se montra de nouveau à lui, accompagnée de trois
démons, qui la quittèrent en poussant de grands cris, et
l'âme délivrée remercia Hans du service qu'il lui avait
rendu. Elle lui découvrit même les choses les plus secrètes
de sa vie, que le frère avait confessées auparavant au
i54 l'ascèse diabolique dans le domaine iMORAL.
p. Etienne; éleva l'ordre des Frères Prêcheurs au-dessus
de tous les autres, quoiqu'il eût beaucoup d'ennemis,
parce que saint Thomas, son docteur, avait représente
Marie comme ayant été conçue dans le péché originel. Elle
ajouta que beaucoup avaient été sévèrement châtiés dans
le purgatoire à cause de leur opposition aux Dominicains,
entre autres , les franciscains Alexandre de Haies et Jean
Scot; que la ville de Berne serait ruinée si elle ne chassait
les Carmes ; mais que bientôt viendrait un saint qui ré-
concilierait sur ce point les deux ordres.
Ils allèrent plus loin encore : Ulschi lui apparut sous la
forme de sainte Barbe, que Hans avait priée auparavant
avec beaucoup de dévotion , et lui annonça la visite de la
sainte Vierge. Celle-ci, en effet, lui apparut bientôt, cou-
verte d'un manteau blanc, lui annonçant que le pape Jules,
régnant alors, était le saint destiné de Dieu depuis trente
ans à réunir les deux ordres et à abolir la fête de l'Imma-
culée Conception. Elle ajouta que, pour confirmer ce
qu'elle lui avait dit, elle était chargée par son Fils d'im-
prîïïïer dans sa main droite un stigmate de sa passion,
comme exemple pour toute la chrétienté. Elle lui dit donc
de tendre la main. 11 s'en défendit un peu à cause de la
douleur; mais elle la lui transperça avec un clou très-
aigu, de sorte qu'il poussa un cri de douleur. Continuant
toujours leur jeu, les moines préparèrent un breuvage qui
ôtaau frère la raison et l'usage de tous les sens, et ils lui
imprimèrent avec une eau corrosive les quatre autres stig-
mates, au côté, aux pieds et à la main gauche; puis ils le
rappelèrent à lui avec une autre eau très -énergique. Le
bon frère fut tout étonné en apercevant ses blessures;
mais ils lui dirent qu'ils avaient aperçu près de lui quelque
l'ascèse diabolique daiss le domalne moral. 155
chose de saint qui les lui avait faites. Or dans la première
eau il y avait, entre autres choses, du sang tiré du cor-
don ombilical d'un enfant juif, dix-neuf poils de ses sour-
cils, qu'ils s'étaient procurés par le juif Lasaro de Bam-
berg. Ils lui prescrivirent beaucoup de jeûnes et de
prières, le menèrent dans une chambre où l'on pouvait
voir par une fenêtre , et au mur de laquelle ils avaient
suspendu des images représentant la passion ; puis ils lui
apprirent comment il devait faire pour imiter ces images
dans la prière. Il le fit, mais d'une manière assez mala-
droite quelquefois, de sorte que le peuple ne pouvait s'em-
pêcher de rire.
La joie qu'ils éprouvèrent en voyant que tout allait si
bien selon leurs vues les égara, et en voulant trop avoir ils
finirent par perdre tout. Le P. Etienne lui ayant apparu
une nuit, le frère crut reconnaître la voix, de son confes-
seur; et pour la première fois il craignit d'avoir été dupe.
Le père se retira consterné; mais le prieur se chargea de
raccommoder l'affaire, et apparut au frère de son côté.
Celui-ci était sur ses gardes. 11 lui dit donc de réciter le Pa-
ter; et comme il reconnut sa voix, il devint furieux, pril
un couteau et le blessa à l'épaule droite. Le blessé, sortant
de son rôle , détacha un plat d'étain de la muraille, et le
lui jeta. Ulschi voulut essayer une troisième fois de lui ap-
paraître comme sainte Catherine de Sienne; mais il le
renvoya sans lui répondre. Etienne parvint cependant à
lui persuader de continuer quelque temps encore son rôle,
d'accord avec eux. Ils préparèrent donc un nouveau tour
avec une peinture qui représentait la sainte Verge pleu-
rant. Etienne, à l'aide d'un tuyau, parla comme par la
bouche de cette image, annonçant la ruine de la ville de
loG l'ascèse diabolique dans le domaine moral.
Berne si elle ne chassait pas les Carmes^, et restait plus long-
temps attachée à la fausse doctrine.
Quatre membres du conseil furent envoyés pour prendre
connaissance de cette affaire, et le frère fut chargé de leur
annoncer la sentence contre Berne. Ceux-ci firent leur
rapport au conseil^ qui ne savait que conclure. Cependant
les imposteurs craignirent toujours que le frère ^ qui con-
naissait leur jeu, ne les trahît tôt ou tard : ils déhbérèrent
donc ensemble sur les moyens de se défaire de lui. Mais
il avait entendu leur complot. Obligés de se hâter, ils lui
donnèrent à manger une herbe avec du venin d'araignée,
mais elle ne lui fit aucun mal. Le prieur lui ayant présenté
une soupe, il la jeta à cinq louveteaux qui en crevèrent.
Ils cherchèrent encore à lui donner la mort avec une
hostie. Tout étant inutile, ils l'enchaînèrent et le contrai-
gnirent avec des pinces rougies au feu à leur promettre
sous serment de garder le silence. Mais il prit son temps,
et découvrit au conseil tout ce qui s'était passé. Celui-ci
procéda avec une grande prudence, et demanda au saint -
siège un juge pour décider l'affaire, conformément au
droit. Le pape envoya comme légats l'éveque Achille de
Grassi, qui dirigea l'enquête, avec Aimon de Falkenberg,
éveque de Lausanne, et Schinner, évêque de Sion. Les
crimes des quatre moines furent prouvés; ils furent livrés
en 1 509 au bras séculier, et brûlés le dernier jour de mai à
Berne. On peut consulter sur cette histoire le livre intitulé :
de Quatuor hœresiarchis ordinis Prœdicatorum^eic, 1509.
Cet événement, qui révélait. une plaie profonde et in-
vétérée dans une partie de l'ordre des Dominicains, pro-
duisit, comme on le pense bien, un grand scandale, et
dut, à cause de la disposition des esprits à cette époque.
Croft
à Londres.
L ASCEsE DIABOLIQUE DAiNS LE DOMALNE MORAL. lo7
avoir des résultats très-fàclieux pour T Église. Le scandale
avait eu lieu immédiatement avant la réforme; il fournis-
sait donc un prétexte bien spécieux aux réformateurs pour
crier contre l'imposture et les artifices du clergé. Aussi
eurent-ils bien soin de faire traduire dans" toutes les
langues et de répandre partout cette histoire déplorable.
Mais Dieu, voulant montrer que les crimes de ce genre ont
leur racine non dans tel ou tel ordre , telle ou telle cor-
poration morale j mais dans la perversité des hommes^
permit que les protestants donnassent, quarante ans plus
tard, en Angleterre, la contre-partie de ce qui était arrivé Elisabeth
à Berne. La réforme n'avait pas encore pris racine en An-
gleterre. Se voyant menacée parle projet de mariage entre
la reine Marie et Philippe d'Espagne, il fut résolu qu'on
aurait recours à quelque moyen extraordinaire. Les réfor-
mateurs promirent une grande somme d'argent à une
jeune fille de dix-huit ans, noaimée Elisabeth Croft, si
elle voulait se laisser enfermer pendant quelque temps
dans un coin , entre deux murs, et de là dire, à l'aide d'un
tuyau, les choses qu'on lui mettrait sur les lèvres. La jeune
fille accepta; et tout à coup il partit de ce coin des voix
merveilleuses, et si hautes avec cela, qu'on les entendait
dans tout le voisinage. Le peuple de Londres, déjà très-re-
muant, accourut de tous côtés. On demande ce que cela
signifie. On répond que ce n'est pas la voix d'un homme ,
mais celle d'un ange. L'esprit cependant menaçait la ville
et le pays des plus grands malheurs si le mariage avec
l'Espagnol et la réunion avec le pape avait lieu. Puis,
d'un ton d'oracle, il se répandit en invectives contre la
messe et les autres points de la doctrine catholique. Ceux
qui étaient dans le secret avaient soin de se mêler à la
158 l'ascèse diabolique dans le domaine moral.
foule, et lui expliquaient dans leur sens les sentences obs-
cures de l'esprit. Les magistrats arrivèrent pour calmer le
peuple et étudier l'affaire. Ils ne purent découvrir d'abord
l'imposture; mais enfm ils résolurent de faire abattre les
murailles et les murs voisins d'où paraissait venir la voix,
et l'on trouva alors la pauvre jeune fille. On lui demanda
qui lui avait conseillé d'agir ainsi, et elle confessa avec in-
génuité qu'elle avait cédé aux suggestions de quelques
sectaires, dont le premier semble avoir été un certain
Draco. (Nie. Sanderus, de Schismate anglicano, livre II.)
Le Un autre fait du même genre arriva l'an 1525. Joachim,
Dominicain ^largrave de la Nouvelle Marche, était alors très-opposé à
Landsperg. la doctrine de Luther, et ne permettait pas qu'on la prê-
chât dans ses terres. Mais elle y avait trouvé accès par
d'autres voies, et ses partisans haïssaient les prêtres et les
moines. Or, précisément à cette époque, les habitants de
Landsperg reçurent comme prédicateur un Dominicain qui
avait la réputation d'un savant et d'un saint. Ses sermons
déplaisaient beaucoup aux réformés, qui ne voyaient en
lui qu'un imposteur. Parmi eux était un bourgeois. Tho-
mas Hase, à demi luthérien. Un jour ayant rencontré le
moine sur le pont, il l'apostropha par ces mots, dont on
se servait souvent alors contre les prêtres catholiques :
« Loup d'hypocrite ! loup d'hypocrite ! » Le moine, indigne,
lui répondit : « Si je suis un loup, prends garde que je ne
t'amène chez toi un loup qui te fera passer cette fantaisie. »
Au bout de cinq semaines , après que Hase avait déjà ou-
blié cette affaire, le moine, se rendant invisible, se mit à
hanter sa maison, regardant ce qu'on faisait à la cuisine,
ôtant du feu les meilleurs plats, de sorte que personne ne
savait ce qu'ils étaient devenus; puis il jeta des pierres et
l'ascèse diabolique da>s le domaine moral. i59
des bâtons, et forçait tout le monde à prendre la fuite.
Quelquefois, lorsque Thomas était au lit avec sa femme, il
mettait le feu à la paillasse; et dès qu'ils voulaient se
sauver ou crier au feu, le feu était éteint. Il mit souvent
le feu à la maison en plein jour, puis parcourait la ville,
toujours invisible, en criant : Au feu! Et quand le peuple
accourait pour l'éteindre, il trouvait déjà la chose faite.
Toute la ville était en émoi à ce sujet, et le conseil or-
donna à Thomas de partir avec sa femme et ses enfants.
Le pauvre homme, au désespoir, s'en alla aux bains
publics et se baigna presque toute la demi -journée; de
sorte qu'on voyait bien qu'il le faisait par découragement.
On le consola donc et on l'engagea à ne pas s'abandonner
ainsi soi-même. Plusieurs s'offrirent à lui pour l'accom-
pagner, et voir s'ils ne découvriraient point la cause de
toute celte affaire. Parmi eux se trouvait le bourreau du
lieu, qui était habile dans la magie. Hase leur dit qu'il irait
avec eux; qu'il y avait bien encore de la bonne bière dans
sa cave, mais qu'il n'y avait pas moyen d'aller la cher-
cher, tant le vacarme y était effroyable. Quelques ouvriers
lui dirent qu'ils iraient bien en chercher; et s'étant rendus
avec lui, ils s'assirent dans sa chambre. Deux d'entre eux
prirent un grand pot et descendirent au cellier. On leur
jeta de gros carreaux de briques : l'un fut atteint au côté,
et fut obligé de quitter le champ de bataille tout haletant;
mais l'autre tint bon , et rapporta un grand pot de bière ,
qu'il but avec les autres. Comme ils étaient assis ensemble,
tous de bonne humeur, l'un se mit à dire qui si c'était un
esprit qui faisait tout cela, il pourrait d'un seul coup bou-
leverser toute la maison; que ce devait être un tour joué
par quelque sorcière , ou par un savant adonné à la magie.
160 l'ascèse diabolique dans le domaine moral.
A peine avait- il achevé de parler qu'on lui jeta un gros
bardeau qui lui fit faire la culbute , de sorte que le bour-
reau se mit à éclater de rire. L'autre, humilié, dit à l'es-
prît : ((Pourquoi t'adresses-tu à moi, scélérat? Qui es-tu?
Pourquoi ne t'adresses -tu pas plutôt à ce coquin de bour-
reau? il le mérite bien mieux que moi. » 11 n'avait pas fini
que le moine donne un grand soufflet au bourreau, qui
n'y vit que du feu. Celui-ci, un peu revenu à lui, dit : (( Ce
n'est certainement pas un esprit, mais un liomme^ je le
sens bien. » Il tire son épée, frappe d'estoc et de taille dans
l'air pour tâcher d'atteindre le fantôme. Mais ce dernier
s'échappe de la chambre, prend un long balai, et le bour-
reau le voit aller et venir dans l'air. Il cherche à le suivre
et à l'atteindre de son épée, mais il ne peut y réussir. Le
moine vient à lui , lui frappe le balai dans les yeux jusqu'à
ce qu'il tombe par terre ; puis il fond sur lui , le battant
d'une manière horrible avec son balai, sans que personne
osât venir à son secours. Après l'avoir bien battu, il le
laisse, saisit une longue broche, parcourt la maison en
donnant des coups de droite et de gauche, de sorte que
chacun s' écartant se mit à ramper à terre. 11 monte, tou-
jours avec la broche, l'escalier jusqu'au grenier, trouve là
suspendue l'armure de Thomas, la prend sur lui, se pro-
mène ainsi dans le grenier comme un cuirassier. Au bout
de quelque temps, tout étant redevenu tranquille en cet
endroit, les gens y montèrent pour voir s'ils ne découvri-
raient point quelques indices qui pussent leur faire con-
naître le coupable ; mais ils ne trouvèrent que de la fiente
de porc. Le fantôme ne voulant pas quitter la maison ,
Thomas fut obligé de la fei'mer à clef, et de partir avec sa
femme et ses enfants.
l'ascèse diabolique dans le domaiine moral. 161
Quelque temps après, JeanWedel, doyen de Soldin, el
d'autres vinrent à Landsperg, et voulurent conjurer l'es^
prit si c'en était un ; mais ils n'y purent réussir. Le moine
vint une nuit trouver une jeune fille , et lui dit qu'il était
P. Langensehc, et que son purgatoire était de faire tout ce
vacarme dans la maison^ afin qu'on dît des messes pour la
consolation de son âme. La jeune fille fit dire des messes,
et le moine en prit occasion de parler en chaire du purga-
toire^ et d'avertir les fidèles que^, s'ils ne croyaient points
il leur arriverait pis encore. Les habitants de la commune
devinrent, à cause de cela, très-irrités contre les luthé-
riens. Quelques semaines après, comme le moine n'avait
plus rien à faire dans la maison de Thomas, il vint la nuit
dans une maison où demeuraient deux femmes du peuple.
Celles-ci, sentant quelqu'un qui semblait vouloir monter
sur leur lit, furent très -effrayées; car elles étaient sûres
que la maison était fermée. Elles demandèrent donc qui
était là; mais elles n'eurent point de réponse. Comme elles
cherchaient avec les mains , elles crurent palper une tête
chauve, et pensèrent aussitôt que ce devait être le moine.
Elles crièrent qu'elles allaient rendre la chose publique ;
mais le revenant s'en alla. Le lendemain elles trouvèrent
le moine comme il allait prier au cimetière; elles lui re-
prochèrent amèrement ce qu'il avait fait; mais il s'en dé-
fendit, les traita de folles, et se rendit à l'éghse. Comme
le lendemain était un dimanche, il accusa ces deux femmes
d'être luthériennes et de l'avoir calomnié. Il avertit en
même temps le peuple de prier avec ardeur, ajoutant que
Dieu, sans aucun doute, ferait connaître l'auteur de ce
désordre. Le peuple se mit à prier, et crut qu'on calom-
niait le religieux.
162 l'ascèse diabolique dans le domaine moral.
Celui-ci, le soir, se rendit, selon sa coutume, dans une
maison où les prêtres avaient coutume de se réunir, et il y
resta jusqu'à huit heures. Un des ecclésiastiques présents
lui dit en plaisantant : « Maître Jean, n'allez-vous pas
bientôt chevaucher? » Car c'est ainsi qu'on appelle les ex-
cursions mystérieuses des sorciers et des sorcières. Le
moine prit aussi la chose en riant, quoiqu'au fond il fût
bien décidé à le faire. 11 dit qu'il voulait sortir pour quel-
que nécessité; et, pour n'éveiller aucun soupçon, il laissa
son manteau. Il vint alors chez un bourgeois dont la femme
venait de se mettre au lit. Le mari, entendant du bruit,
demanda à sa femme ce que cela voulait dire ; celle-ci lui
ayant répondu qu'elle avait senti quelqu'un, mais qu'elle
ne savait pas qui c'était, il chercha partout et ne trouva
rien. Il se mit donc au lit, croyant que ce n'était qu'une
pure imaginatien de sa femme; mais il ne put dormir.
Bientôt après il entendit du bruit dans la chambre, et pensa
que ce devait être le moine. Il saisit des pinces, et alla tout
doucement dans la chambre, espérant qu'il pourrait, au
clair de lune, voir quelque chose. Il aperçoit que l'on tou-
chait à son comptoir, comme si on voulait l'ouvrir; il y
court, frappe à droite, à gauche , au-dessus et au-dessous
du comptoir, et sent qu'il frappe un homme. Il se jette sur
lui, le saisit, et reconnaît le moine. Celui-ci, étant très-fort,
voulut lui échapper; mais il le retint pendant que sa femme
éveillait les voisins par ses cris.
On prit le moine, on le lia, et on le conduisit chez le
juge, qui le fit mettre en prison. Le moine demanda qu'on
allât lui chercher son manteau noir, pour qu'il pût s'en
couvrir dans la tour; mais le bourreau conseilla de ne pas le
faire, persuadé que son manteau avait quelques propriétés
l'ascèse diabolique DAiSS LE DOMAINE MORAL. 163
magiques^ et que, s'il l'avait gardé, on n'aurait pu le
prendre. Le conseil envoya chercher le manteau, et on y
trouva attaché par devant un billet avec des lettres , des
cheveux, des herbes et d'autres choses de ce genre qui
indiquaient un charme magique. Comme le conseil ne
pouvait juger les ecclésiastiques ni les religieux, on écri-
vit au margrave pour lui demander ce qu'il fallait faire du
moine. Le margrave ordonna qu'on le lui envoyât, voulant
le juger lui-même. Or il désirait depuis longtemps de se
faire instruire dans la magie, et il avait eu pour cela recours
à plusieurs maîtres; mais il n'en avait trouvé aucun de la
force du moine. Il promet à celui-ci de lui laisser la vie
et de le pourvoir richement s'il voulait lui apprendre son
art : et il paraît que le moine y consentit; car on dit que
le margrave assistait souvent aux diètes, y voyait et en-
tendait tout sans être vu de personne. Thomas Hase vint à
son tour demander justice contre le moine; mais le mar-
grave lui dit que, s'il ne l'avait pas injurié, le moine ne
l'aurait pas inquiété non plus , et que les injures qu'il lui
avait dites méritaient bien qu'il en fût puni. Le margrave
donna la liberté au moine , le fit curé de Spandau , où il
resta quelques années encore; puis il périt misérablement.
Celui qui a le sens de ces sortes de choses jugera facile-
ment avec un peu d'attention que cette histoire n'est pas
une pure fable, mais qu'elle a un fond de vérité. Kantzow,
qui la rapporte dans le treizième livre de sa Poînerania, ne
l'a point extraite d'actes juridiques; mais il la tient de té-
moins oculaires , comme il le dit expressément lui-même,
p. 373. Le fait est arrivé précisément à l'époque de transi-
tion de l'ancienne Église au protestantisme en Poméranie;
car dix ans plus tard la réforme dominait en ce pays. Les
164 LASCKSE DIABOLIQUE DANS LE DOMAINE MORAL.
témoins oculaires, de la bouche desquels Kantzow apprit
la chose, vivaient encore. Ce mot encore indique que lors-
qu'ils la lui racontèrent le moine était mort depuis long-
temps, et le protestantisme s'était établi dans la contrée.
Aussi cette histoire porte-t-elle le caractère de la légende,
et d'une légende catholique au commencement, parce que
le peuple était catholique encore à cette époque. Telles
sont, entre autres, la circonstance du manteau et l'his-
toire du margrave à qui le moine apprend l'art de se
rendre invisible. La division qui régnait alors perce dans
tout ce récit; et de même que le protestantisme fut victo-
rieux à la lîn, ainsi l'histoire prend-elle toujours davan-
tage une couleur protestante. Il est facile de voir qu'il
manque à ce récit des circonstances essentielles, sans les-
quelles il est impossible de porter un jugement certain.
Il est évident qu'il s'est passé d'abord dans la maison de
Thomas des phénomènes semblables à ceux que nous avons
constatés plus haut chez Mompesson dans le Wiltshire. Les
catholiques expliquent ce tumulte à leur manière : c'est
une âme qui demande à une jeune fille des prières et des
aumônes. On ne reproche encore rien au moine, si ce n'est
ce qu'il a dit à Thomas lorsque celui-ci l'avait insulté.
Mais cette seule parole suffit pour fournir aux protestants
l'occasion de l'accuser de magie. La chose devient certaine
à leurs yeux lorsque deux femmes de ce parti disent
qu'eUes ont senti la nuit une tête rasée. Le moine, qui ap-
partenait peut-être à cette classe de religieux parmi les-
quels la réforme se recruta au commencement, peut bien
avoir eu l'idée de séduire la femme du bourgeois. Il est
impossible d'admettre toutefois qu'il y eût là une affaire
d'amour jouée de concert entre cette femme et le religieux.
LA POSSESSION SIMULÉE. 165
Il n'y a pas moyen de supposer non plus l'intention de
voler. Le récit suppose, sans le dire expressément, que le
moine était présent quoiqu'invisible. En tout cas, visible
ou invisible, il avait pénétré la nuit dans une maison étran-
gère, et cela seul lui ei'it coûté la vie si le margrave ne
l'eût pris sous sa protection. Nous ne connaissons point les
résultats de l'enquête. La culpabilité ne doit pas avoir été
si évidente; car autrement le margi^ave, qui était resté ca-
tholique, aurait certainement éloigné le moine en secret,
pour éviter le scandale, et ne l'aurait pas placé sur le chan-
delier, en lui donnant la cure de Spandau. Le moine sera
mort probablement dans les commotions de cette époque,
après le margrave, qui mourut en 1535.
CHAPITRE XI
De ceux qui ont feint d'être possédés. Histoire racontée par Pigrai en
France. W. Perry en Angleterre. Somers et son exorciste Darrel.
Plusieurs ont aussi feint la possession dans quelque but
plus ou moins coupable , le plus souvent afin de se procu-
rer de l'argent. 11 nous suffira de rapporter ici quelques-
uns des faits les plus importants en ce genre, afin de
montrer que l'on doit toujours être sur ses gardes et ne
pas croire trop facilement à ceux qui prétendent se trou-
ver en cet état, et pour que l'on sache, d'un autre côté,
jusqu'à quel point l'homme peut imiter et feindre les états
les plus extraordinaires. Un des cas les plus singuliers en
ce genre est raconté par Pigrai, chirurgien d'Henri III, roi
de France, dans sa Chirurgie, etc. Paris, tCOO, v. VII,
i66 LA POSSESSION SIMULÉE.
c. 10. En lo87, le roi lui ordonna de visiter avec les méde-
cins Leroi et Bâtait une fille âgée de vingt-sept ans, qui se
trouvait à Paris, dans le couvent dfts Capucins, et qui
était, disait-on, possédée du diable, et d'examiner attenti-
vement s'il y avait là quelque diablerie, ils se rendirent
au couvent, et ils trouvèrent la personne en question avec
sa mère. Elle avait un air chétif , et paraissait épuisée par
le travail. Les médecins interrogèrent d'abord la mère sur
la vie de sa fille et sur l'origine de son mal ; car pour la
fille, elle ne semblait pas même s'apercevoir de leur pré-
sence. Il fut constaté qu'elle souftrait d'une maladie hon-
teuse. On l'exorcisa en secret ; et elle se mit alors à pous-
ser des cris singuliers, et à se démener d'une manière
extraordinaire, surtout quand on lisait l'Évangile. Le
diable répondait aussi par sa bouche en latin à certaines
questions, mais pas toujours, car il n'était pas des plus
habiles.
Le roi, par suite du rapport qu'on lui en fit, ayant désiré
la voir, on l'amena dans un village près de Saint-Antoine
des Champs. 11 se trouva là un jeune homme qui déclara
que deux ans auparavant, à Amiens, cette fille avait été
battue de verges. Pigrai le dit au roi, qui envoya aussitôt
chercher l'évêque d'Amiens, lequel se trouvait à Paris et
s'empressa de se rendre sur les lieux. La mère et la fille
furent très-effrayées en le voyant, et le diable également.
Le roi demanda à l'évêque s'il connaissait ces gens. « Sire,
répondit l'évêque, il y a environ deux ans que cette fille,
accompagnée de son père , de sa mère et d'un petit frère ,
vint à Amiens, sous prétexte qu'elle était possédée. On me
demanda la permission de la faire exorciser. J'y consentis.
Je pensai qu'il pouvait bien y avoir quelque supercherie,
LA POSSESSION SLMULËE. 167
et je la fis venir au palais épiscopal^ pour la faire exorciser
en ma présence, et voir quel était ce démon. Je fis habiller
en prêtre un de mes domestiques ; je lui donnai l'étole, et
à la main les Lettres de Cicéron. La fille se prosterna pour
être exorcisée , comme elle avait fait deux jours aupara-
vant. Mon domestique s' étant mis à lire dans le livre, le
diable , qui ne pouvait pas distinguer ce latin de celui de
l'Évangile, fit les mêmes mouvements qu'auparavant. Je
me fis amener son petit frère , qui finit par me découvrii-
toute la chose. 11 nous dit que son père apprenait à sa fille
pendant la nuit quelques mots de latin , auxquels elle ré-
pctidait ensuite. Je la fis donc fouetter par le page ici pré-
sent, qui lui donna douze coups de verge de toutes ses
forces. Elle souffrit ce châtiment aussi patiemment qu'il
est possible , sans faire aucun aveu ; mais quand elle vit
qu'on allait recommencer, elle tomba à genoux, et avoua
tout. Son père et sa mère en firent autant. » Le roi, sur ce
rapport de l'évêque, les fit mettre pour leur vie dans une
maison de correction.
Il arriva quelque chose de semblable un peu plus tard w. Pern .
en Angleterre avec un enfant nommé W. Perry, àBilson,
dans le Staffordshire. Cet enfant dit à ses parents qu'en
revenant de l'école il avait rencontré une vieille femme qui
l'avait grondé parce qu'il ne l'avait pas saluée. On le vit
dépérir pendant plusieurs jours; puis il eut des convul-
sions violentes; de sorte que deux ou trois hommes pou-
vaient à peine le tenir. Ses parents désespérés s'adressèrent
à un catholique qui, touché de leurs prières, prononça sur
lui quelques exorcismes , après quoi il parut un peu plus
calme. Au bout de quelque temps, un prêtre cathoHque
nommé Wheeler prit l'affaire en main, fit laisser là l'usage
168 LA POSSESSION SIMULÉE.
des moyens magiques auxquels on avait eu recours, et
employa l'eau bénite, qui lui rendait la parole, lorsque sa
langue, étant tournée vers le gosier, l'empêchait de parler.
La même chose arriva avec l'huile consacrée : il suffisait
de lui en frotter les bras et les jambes pour leur rendre
leur souplesse. Il vomissait, au milieu des plus violents
efforts, des aiguilles, des plumes, des feuilles de noyer, etc.
11 disait que l'esprit lui ordonnait de ne point écouter ce
que lui disait le prêtre; puis il priait, sur l'ordre de
celui-ci, pour la vieille qui lui avait donné le mal dont il
souffrait; et il exprima le désir de voir sa famille devenir
catholique. Au bout de quelque temps il fut guéri, et il^ie
lui resta plus que quelques légers accès. Mais les siens
ayant eu recours à quelques vieilles femmes, il retomba
dans son premier état, et Wheeler, qui a pubUéune rela-
tion à son sujet, l'abandonna.
Perry ayant accusé la femme J. Cock de lui avoir donné
son mal, ils furent tous les deux traduits devant le chan-
celier de l'évêque de Litchfield. Dès que l'enfant vit entrer
la femme, il s'écria : « La voilà qui vient, la voilà qui vient,
celle qui me tourmente; et il s'agita dans d'effroyables
contorsions. La femme fut mise en prison, mais absoute par
le tribunal le lOaoût 1620. Pourl'enfant, il fut confié aux
soins de l'évêque de Coventry. Celui-ci le prit avec lui à
Eccleshalcastle, où ses paroxysmes le suivirent. Mais comme
il n'y avait là aucun concours de peuple autour de lui, il
en fut tout affligé, et passa quelquefoisMeux à trois jours
sans manger; de sorte qu'il devint très-maigre. Tantôt il
était tout à fait insensible dans son lit, tantôt il regardait
d'un œil fixe, ou tournait les yeux et écumaitde la bouche.
Son père, paysan fort honorable, vint pour le voir. On rap-
LA POSSESSION SIMULÉE. 169
porta que ce qu'il y avait de plus extraordinaire dans son
état, c'est que toutes les fois qu'on lisait en sa présence
l'évangile : Au commencement était le Verbe , il avait un
accès. On voulut en faire l'essai^, et l'on trouva que la chose
était véritable. L'évêque fit apporter un Testament grec, et
dit à l'enfant : « Ou toi ou le diable doit avoir en horreur
ces paroles. Si c'est le diable, depuis six mille ans qu'il est
à l'école, il doit savoir cette langue; si c'est toi, tu es un
scélérat de jouer le rôle du démon. Prends donc garde à
toi. » Il lut alors le douzième verset du chapitre, et l'en-
fant, croyant que c'était le premier, tomba dans son accès.
Quand il fut plus calme, on lut le premier verset; et l'en-
fant, croyant que c'en était un autre, ne manifesta aucun
mouvement extraordinaire. L'imposture était évidente, et
l'évêque lui fit donner six coups de verges qu'il reçut sans
aucun signe de douleur.
On lui enfonça des aiguilles dans les doigts des mains et
des pieds sans qu'il parût en être affecté le moins du monde.
Il devint espiègle et méchant, menaça de se tuer, et resta
trois mois dans ces dispositions. Tout d'un coup son urine
devint noire; de sorte que l'évêque craignit de lui en avoir
trop fait. Il le fit observer attentivement par un domestique
à travers une fente de la porte. Celui-ci le vit, lorsque tout
était tranquille dans la maison, lever la tête en l'air, écou-
ter, et, après s'être bien assuré qu'il n'avait rien à craindre,
tirer une bouteille d'encre de la paillasse du lit, faire cou-
ler l'urine dans le vase à travers un peu de laine trempée
dans l'encre, et cacher ensuite la laine pour s'en servir une
autre fois. Interrogé à ce sujet, il se jeta aux pieds de l'é-
vêque, lui demandant grâce et lui promettant de dire toute
la vérité. Il confessa donc qu'un jour, comme il sortait de
5*
170 LA POSSESSION SIMULÉE.
l'école^ il avait rencontré un vieillard nommé Thoms, qui
lui avait promis que, s'il voulait faire ce qu'il lui dirait, il
n'aurait plus besoin d'aller à l'école; que cet homme lui
avait donné six leçons pour lui apprendre à hurler, à rouler
les yeux d'une façon singulière; que cela était arrivé dans
le carême, et que vers Pâques il avait commencé à pratiquer
son art. (F. Hutchinson, Historical essay concerning Witch-
crafi.)
W. Somers. Ce qui se passa vingt-trois ans auparavant avec un autre
prétendu possédé, W. Somers, est beaucoup plus instructif
sous ce rapport. Somers, dès ses plus jeunes années, avait
eu déjà quelques accidents singuliers qui le forcèrent de
quitter le service où il était, et de se retirer à Nottingham,
chez son beau-père, Robert Cowper. Celui-ci l'envoya
prendre des leçons chez un musicien; mais il s'échappa
plusieurs fois de chez lui. Enfin, pour ne pas être contraint
davantage à suivre ses leçons, il profita d'un refroidisse-
ment qu'il avait gagné, et se donna comme malade. Les
premiers accidents reparurent; de sorte que plusieurs de
ceux qui venaient le voir crurent qu'il était possédé, et
lui donnèrent un livre de magie, qu'il étudia avec soin. Il
prétendit avoir été ensorcelé par une vieille femme, parce
qu'il n'avait pas voulu lui rendre un ruban qu'il avait
trouvé. Il y avait alors un ministre puritain, nommé Darrel,
qui était en grande réputation comme exorciste. Somers,
ayant entendu parler de lui, n'eut point de repos qu'on ne
l'eût envoyé chercher. Il vint en effet le 5 novembre 1597.
Il dit, avant même d'avoir vu Somers, qu'il le croyait pos-
sédé, et répéta la même chose le soir lorsqu'il fut chez lui.
Il lui demanda comment il se trouvait. L'enfant répondit
qu'il se trouvait bien . Darrel dit que ce n'était pas lui.
LA POSSESSION SIMULÉE. 171
mais le diable qui avait prononcé ces paroles par sa bouche.
Puis il énuméra en sa présence tous les phénomènes qui ne
larderaient pas à se produire, comme cela arrivait chez tous
les autres possédés^, disant que les uns se jetaient dans le
feu ou dans l'eau, claquaient des dents, se tordaient le cou;
que les autres faisaient connaître parleurs gestes les péchés
secrels que l'on commettait dans les lieux où ils habi-
taient.
Le lendemain, il avertit de nouveau devant lui les per-
sonnes présentes de se garder de toute faute, parce que
Somers était tourmenté à cause des péchés de Nottingham,
et que c'était pour cela que Dieu avait voulu faire du diable
un prédicaleur. Somers se mit à représenter ces péchés par
des signes que Darrel expliquait aux gens. Darrel recom-
manda de jeûner le lendemain , et avertit les hommes de
garder pendant la nuit la continence, leur disant qu'ils ver-
raient alors des merveilles. Le jour suivant, le curé du lieu
et Darrel prêchèrent chacun à son tour. Pendant que le
premier prêcha, Somers resta tranquille; seulement il tré-
pignait de temps en temps. Mais dès que l'autre commença
son sermon il devint fort agité . Le prédicateur ayant ex-
posé l'un après l'autre quatorze signes de possession, So-
mers les représenta tous tels qu'il les avait indiqués. Il
écuma, se déchira, se tordit le corps, roula les yeux, se
défigura le visage, regarda fixement, tira la langue, enfla,
de sorte que Tenflure semblait aller du front à l'oreille et
au cou, puis par tout le corps jusqu'aux jambes. Le mou-
vement de sa bouche, quand il parlait, était si faible qu'on
pouvait à peine l'apercevoir; et quand on voulait y regar-
der on trouvait sa langue retirée jusqu'au fond du gosier.
11 faisait mine de voulou' se jeter dans le feu et dans l'eau ;
172 LA POSSESSION SIMULÉE.
il semblait être si lourd qu'on ne pouvait l'enlever, et les
articulations de son corps étaient si roides qu'on ne pouvait
les ployer. Darrel disait alors à la foule que tous ces signes
annonçaient évidemment qu'il était possédé ; mais que, s'il
plaisait à Dieu , ils allaient le voir crier, déchirer son pour-
point et tomber à terre comme mort, et que ce seraient là
les trois signes de sa délivrance.
Somers fit ces trois choses dans l'ordre qu'il avait indi-
qué, et resta étendu comme mort un demi-quart d'heure.
Là-dessus il s'éleva un grand bruit parmi le peuple, qui se
mit à crier, à prier et à manifester son étonnement. Darrel
annonça à Somers de nouvelles luttes et les apparitions du
diable, qui commencèrent bientôt en effet. Il se plaignait
de voir tantôt un chien noir qui lui présentait de l'or et du
gingembre, tantôt un coq, une grue, un serpent, etc. On
chercha les sorcières qui l'avaient ensorcelé, et il en nomma
treize, dont la vue lui donna de nouveaux accès. Quelqu'un
cependant ayant amené dans la chambre une de ces sor-
cières sous son manteau , Somers ne ressentit rien. On lui
joua d'autres tours encore qui éveillèrent les soupçons à
son égard. Comme parmi les femmes qu'il avait accusées
se trouvait la sœur de l'un des aldermen, le maire du lieu
le sépara de Darrel et le fit mettre dans une maison de dé-
tention, où on le menaça de châtiments corporels s'il ne
renonçait à son imposture. Effrayé par ces menaces, il avoua
tout, après quelque résistance, et offrit, si on lui assurait
l'impunité, de donner un spécimen de tous les phénomènes
qu'il avait feints. En effet, il montra comment il retirait
sa langue, comment il écumait, comment il enflait et com-
ment il faisait tout le reste. On l'avait déjà surpris une fois
auparavant avec un morceau de plomb noir dansla bouche;
LA POSSESSION SIMULÉE. . 173
il avoua maintenant qu'il s'en servait pour écumer plus
facilement.
Darrel ne se laissa point troubler par toutes ces choses ,
et soutint toujours, soit en chaire, soit autrement, que So-
mers était possédé, et même que le diable le tenait bien plus
en son pouvoir qu'auparavant, parce qu'il possédait main-
tenant son âme et qu'ils avaient fait ensemble un nouveau
pacte, afin d'obscurcir les œuvres de Dieu. « Chasser de
lui le démon, disait- il, eût été une oeuvre magnifique
comme il n'y en a point eu depuis la réforme. Elle nous
aurait donné des forces contre les papistes, qui prétendent
que nous ne pouvons opérer de telles merveilles; elle au-
rait confirmé notre parole. C'est pour cela que le diable a
poussé ce garçon à faire ces aveux, afin d'ôter à Dieu sa
gloire. )) 11 employa donc auprès de Somers les exhorta-
tions et les menaces pour lui faire rétracter ses aveux. Mais
celui-ci lui écrivit une lettre où , après lui avoir présenté
ses salutations bien sincères, il le prie de le laisser en repos,
et dit qu'il a menti en se donnant pour possédé; que d'abord
il a été poussé à agir ainsi par les discours du peuple , et
plus tard par ses prédications à lui. Il l'engage à laisser la
chose aller son train, parce que plus il s'en mêlera, moins
elle sera glorieuse pour lui. Darrel avoua qu'il avait reçu
la lettre, mais n'en persista pas moins à défendre tout ce
qu'il avait fait, de sorte que l'archevêque d'York nomma
une commission composée d'ecclésiastiques et de laïques
pour examiner la chose à fond. Somers persista dans ses
aveux, et offrit de tomber dans ses accès devant les mem-
bres de la commission, et d'en sortir sur la parole du
maire. La commission s'assembla au jour indiqué; Somers
tomba dans ses accès, comme il l'avait annoncé d'avance.
174 LA POSSESSION SIMULÉE.
et d'une manière aussi violente qu'auparavant. On lui en-
fonça des aiguilles sans qu'il bougeât, et même, à ce qu'il
paraît, sans qu'il versât une goutte de sang. La chose alla
si loin que les personnes présentes regardèrent les phéno-
mènes comme réels et s'élevèrent contre ceux qui pen-
saient autrement. Le maire, effrayé, n'osa pas rappeler à
luiSomers, comme il avait été convenu. Celui-ci, qui avait
entendu tout ce qui s'était passé, trouva plus expédient de
reprendre son ancien jeu , et déclara que sa possession
était véritable , et qu'il n'était pas un imposteur. On en-
tendit alors dix -sept témoins présentés par Darrel, qui
décrivirent les actes tels qu'ils les avaient vus, et sur leur
témoignage les commissaires déclarèrent que la possession
était réelle.
Somers se trouvait donc possédé une seconde fois ; et
comme ses accès le reprirent de nouveau, Darrel lui promit
d'ordonner un jour de jeûne pour sa délivrance. Mais la
chose ne resta en cet état que dix jours, au bout desquels
Anderson vint ouvrir la session à Nottingham. Il trouva
pendante la cause de deux sorcières accusées par Somers,
et tout le pays dans une grande émotion à cause de cette
affaire. Il prit donc ce garçon, lui parla sérieusement,
l'engageant à prendre courage et à confesser librement la
vérité. Somers avoua de nouveau qu'il avait trompé. Il fit
devant lui tous ses tours; puis, sur une parole du juge,
il revint à lui, se releva frais et dispos, et continua d'aller
bien à partir de ce moment. Il fit aussi la même chose
devant Darrel ; mais celui-ci ne voulut pas même le regar-
der, prétendant toujours qu'étant possédé de sept diables
il ne doutait pas qu'il ne fît tout cela par la même puissance
qu'auparavant. On jugea donc nécessaire de faire examiner
LA POSSESSION SIMULÉE. 175
la chose parle haiiljiiry, et Darrel et Somers furent cités.
On entendit quarante-quatre témoins , dont on confronta
les témoignages avec ceux qui avaient été recueillis anté-
rieurement. Somers persista dans ses aveux. On demanda
à Darrel comment il pouvait accorder l'opinion où il était
que ce garçon était réellement possédé avec la santé par-
faite dont il jouissait maintenant. Il répondit : « Quand le
fort est tranquille dans sa possession, sa maison paraît en
paix. Mais le diable l'épie et se tient caché comme un
vieux renard qu'il est. » Cependant Darrel fut déclaré à
l'unanimité coupable d'imposture, déposé de sa charge, et
condamné à rester en prison jusqu'à ce qu'on eût pris
des mesures relativement à la peine qu'il devait subir.
Ce qu'il y a de plus remarquable dans cette histoire,
c'est que l'exorciste et le possédé sont pris du même esprit
de mensonge. Quant au dernier, son imposture n'est point
une imposture ordinaire. On peut se faire écumer la bouche
au moyen de certaines substances, on peut par un long
usage acquérir à un haut degré la faculté de se tordre les
membres; mais il n'existe aucun moyen pour se rendre
insensible à la douleur quand on vous enfonce des épin-
gles dans la chair, bien moins encore pour empêcher le
sang de couler. Il n'existe aucun moyen non plus de se
faire enfler le corps depuis la tête jusqu'aux jambes, puis
de se faire désenfler par un procédé contraire. Il faudrait
pour cela pouvoir, par une certaine dépression, fermer
aux impressions du dehors le système nerveux , qui sert
d'organe au sens commun, et rendre, au contraire, en l'éle-
vant à une plus haute puissance, le système ganglionnaire
accessible jusqu'à un certain point au commandement de
la volonté , de sorte que celle-ci puisse à son gré produire
176 LA POSSESSION SIMULÉE.
des congestions de sang dans certaines parties et par suite
une turgescence dans le tissu cellulaire. Or cette faculté
ne peut être l'effet que d'une disposition toute particulière,
comme serait par exemple la jonction organique des deux
systèmes nerveux, laquelle permettrait à la volonté de
produire des phénomènes extraordinaires en passant d'un
système dans l'autre. Somers devait avoir aussi des dispo-
sitions semblables à celles que saint Augustin attribue à ce
prêtre dont nous avons parlé plus haut, ou encore à celles
que l'on trouve chez les rhabdomantes. Chez ces derniers,
tant qu'une cause physique déterminée met en mouvement
le don qu'ils ont reçu, les phénomènes extérieurs par les-
quels ils se manifestent appartiennent à Tordre des vérités
naturelles; l'illusion et le mensonge rie commencent à se
montrer que lorsqu'on veut se servir de ce don pour un
but moral. Il en est ainsi de celui qu'avait reçu Somers.
11 commença par une vérité naturelle, et finit par un men-
songe coupable ; et son maître en cela fut Darrel, son exor-
ciste, dans lequel également nous trouvons la vérité et le
mensonge réunis d'une manière bizarre.
Le mensonge est pour le démon un des liens les plus
puissants , et celui que le mensonge possède est possédé
par le diable. En ce sens, Darrel avait raison quand il disait,
après que Somers eut fait ses aveux, c'est-à-dire eut re-
connu son mensonge : « C'est maintenant qu'il est vrai-
ment possédé. » Mais ce n'était là que la moitié de la vérité;
car Darrel, de son côté, mentant sciemment, était aussi
lui possédé du démon; de sorte que le diable, conformé-
ment à sa nature, se niait lui -môme et dans l'un et dans
l'autre, mais en se niant s'affirmait au contraire, puisque
son être consiste dans la négation et le mensonge. C'est
LA POSSESSION SIMULÉE. 177
donc à tort que les adversaires de la mystique s'appuient
sur les impostures de ce genre pour nier tous les faits
extraordinaires qui appartiennent à ce domaine. Ils agis-
sent en cela comme ferait celui qui, parce qu'un Sicilien
a composé autrefois un grand nombre de documents faux,
ou parce qu'un autre a fabriqué des monnaies antiques
que l'on peut à peine distinguer de celles qui sont authen-
tiques , ou parce qu'un troisième a taillé des camées qui
imitent parfaitement les anciens j, en conclurait que tous
les documents contenus dans les archives , que toutes les
collections de monnaies et de camées ont la mêrlie
origine.
Dira-t- on que Somers se faisait enfler et désenfler en
poussant son souffle avec force ^ puis en le retenant et
l'absorbant? Attribuera-t-on son vol à des cabrioles pro-
duites par les esprits vitaux^ comme l'a fait Hutchinson
en cette circonstance? Ce sont là des suppositions trop
ridicules pour que nous prenions la peine de nous y ar-
rêter. L'Église, pour prémunir les fidèles contre ces men-
songes grossiers, leur recommande un moyen qui manque
rarement son effet : c'est de prononcer intérieurement une
formule d'exorcisme, sans qu'aucun mouvement extérieur
puisse laisser deviner à l'imposteur ce qui se passe au de-
dans. Ce moyen toutefois est impuissant dans le cas où
l'imposture est très -déliée et très -difficile à découvrir,
comme dans la clairvoyance par exemple ; et par consé-
quent il ne nous dispense point des précautions que la
prudence chrétienne conseille en ces circonstances. Il est
donc bon de ne jamais perdre de vue que tous les phéno-
mènes de ce genre appartiennent à un domaine où le men-
songe est comme chez lui, et qu'il ne faut;, à cause de
178 LA SAINTETÉ SIMULÉE.
cela, en approcher qu'avec la résolution bien arrêtée de
se renfermer dans le doute , jusqu'à ce que des faits in-
contestables aient démontré la, présence du démon.
CHAPITRE Xll
De ceux qui par orgueil ont feint la sainteté. Comment, lorsque le
mensonge est uni à la vanité et àl'orgueil, l'homme finit souvent par
se persuader qu'il ne ment pas. Comment le mal se développe et
arrive à son dernier terme. Histoire d'une religieuse de Cell près de
Constance; d'une autre près de Lyon; de Catherine dans la Valte-
line; d'une femme de Gand, citée par Delrio ; de Nicole de Reims;
de l'Yançois de la Croix au Pérou.
L'homme, après avoir menti sciemment pour tromper
les autres, finit quelquefois, lorsque l'orgueil s'en mêle, par
acquérir une certaine conviction, qui lui donne le moyen
de tromper les autres avec bien plus de succès encore. C'est
là le second degré du mal. Tout péché d'orgueil repose
sur cette parole : « Vous serez comme les Élohim; » ce qui ,
traduit dans la langue du christianisme, veut dire : « Vous
serez comme les saints sans être saints. « L'auréole de la
sainteté a eu de tout temps, surtout pour les femmes, et dans
les classes inférieures plus que dans les autres, quelque
chose de séduisant. En effet, pour arriver à se donner
cette apparence, il faut beaucoup souffrir et se priver
beaucoup , et les femmes sont maîtresses en cet art. La
première condition pour avancer dans les voies mystiques
est un certain éloignement du monde, joint au recueille-
ment en soi-même, puis une patience et une résignation
qui ne se démentent jamais et qui laissent aller les choses
comme Dieu veut qu'elles aillent. L'homme n'atteint ce
LA SAINTETÉ SIMULÉE. 179
but qu'en se faisant violence; mais la femme y est poussée
pour ainsi dire par sa nature, et dès le point de départ
elle se trouve déjà là où le premier n'arrive qu'après beau-
coup de peine et de fatigue.
Pour produire les premiers symptômes extérieurs de
l'état mystique, il ne faut qu'une certaine mobilité du
système nerveux, qui , refoulant et repliant vers le dedans
les forces tournées vers le dehors dans la vie ordinaire,
donne à celles-ci une direction inaccoutumée. Or cette
mobilité est, comme on le sait, naturelle à la femme. Cette
disposition est encore augmentée par les nécessités de
toute sorte qui pèsent sur les classes inférieures, par le
malheur, par des chagrins secrets. Lorsqu'on a souffert
pendant quelque temps avec une résignation religieuse ,
on finit bientôt par se sentir détaché du monde extérieur;
et l'on cherche dans le monde intérieur les consolations
que refuse le premier. Les privations que l'on s'impose
alors, et qui coûtent moins aux femmes qu'à l'homme,
développent encore cette disposition del'àme, et donnent
au système nerveux un nouveau degré d'exaltation : aussi
on ne tarde pas à voir apparaître les premiers symptômes
d'un état magnétique. La nature de ces symptômes est
ordinairement inconnue de ceux qui les éprouvent et de
ceux qui les entourent : ils frappent donc également les
uns et les autres. Celui qui les éprouve s'étonne; il com-
mence à se croire important, à se regarder comme un
instrument privilégié de Dieu. Il n'en devient que plus
attentif à ce qui se passe en soi , plus appliqué à dévelop-
per un genre de vie qui a eu déjà pour lui de si heu-
reux résultats , ce qui naturellement augmente encore
les symptômes de cet état. L'attention des autres est frap-
180 LA SAINTETÉ SIMULÉE.
pée davantage aussi ^ et le concours autour de l'être pri-
vilégié est plus grand qu'auparavant. Au commencement,
les parents seuls prenaient intérêt à la chose; bientôt les
amis, les camarades de jeunesse s'en mêlent. Tous sont
flattés de voir s'élever au milieu d'eux un astre aussi
brillant.
Bientôt les voisins se mettent de la partie. Le peuple est
toujours disposé à croire et à regarder comme divin tout ce
qui est extraordinaire. Il veut cependant considérer les
choses de près. Il prend donc des informations sur le passé
de celle qui est devenue ainsi l'objet de l'attention générale.
Ordinairement;, c'est une personne recueillie, dont la jeu-
nesse a été pure et innocente. Si d'ailleurs elle a eu quel-
ques faiblesses, on les attribue à la fragilité humaine , sans
y attacher trop d'importance. La vie a été édifiante; les
discours ne le sont pas moins, et roulent en partie sur des
sujets élevés, et qui semblent dépasser l'horizon de celle qui
les tient. Tout aun accent prononcé de vérité; car tout vient
d'un état qui est réel et non feint. La sainte devient donc
bientôt un objet de vénération pour tous ceux qui l'ap -
prochent, et il ne lui manque plus que l'approbation de
son directeur. Les autres ne voient pas ce qui se passe au
dedans de l'àme ; mais lui le sait. Il connaît par la confes-
sion tous les replis du cœur de cette personne : il trouve
en elle une conscience tendre, délicate, qui se reproche les
moindres fautes, et il s'applaudit de rencontrer tant de
ferveur au milieu de la tiédeur générale qui attriste si sou-
vent son ûme. D'abord il conçoit bien quelques sentiments
de défiance , et il observe attentivement sa pénitente; mais
en supposant que celle-ci soit déjà victime de ses propres
illusions, elle est encore, ordinairement du moins, dans
LA SAINTETÉ SIMULÉE. 181
une certaine bonne foi. Elle traverse avec succès les
épreuves auxquelles son directeur la soumet ; et comme
celui - ci d'ailleurs croit volontiers les choses vers les-
quelles il incline^ il est bientôt convaincu de l'excellence
de l'âme qu'il dirige, et se rend au jugement que les au-
tres portent à son sujet, ce qui naturellement augmente
encore le respect et la dévotion qu'on a pour elle.
La malheureuse est arrivée à ce moment solennel où la
bonne foi n'est plus possible, où il faut ou passer au men-
songe formel, ou reculer et convenir qu'on s'est trompé.
Si elle surmonte la tentation , et celle-ci est des plus dan-
gereuses , elle devient, avec la grâce de Dieu et la persévé-
rance, une sainte. Mais si elle succombe, si elle s'enivre à
la coupe de la vanité qui lui est présentée de toute part ,
elle est mordue par le serpent infernal à l'endroit le plus
sensible, et l'impur venin dont il l'a souillée fait de rapides
progrès. Le don de prophétie commence ordinairement la
série de ses impostures. C'est ce don, en effet, qui agit le
plus sur les autres, et frappe davantage l'attention. Les
prophéties ont d'abord pour objet l'état et l'avenir de la
personne qui les fait. La nature, brisée de bonne heure
par la vie ascétique, se sent bientôt faible et épuisée, et la
pensée de la mort s'offre d'elle-même à l'esprit. Une voix
intérieure crie : Tu dois mourir, ou tu mourras! voulant
parler de la mort spirituelle. Mais Tàme inexpérimentée,
ou qui déjà commence à se troubler, croit qu'il est question
de la mort du corps. Elle fixe un terme, au bout duquel
elle doit sortir de cette vie, puis un second, puis un troi-
sième. Lorsque la prophétie ne s'accomplit pas, on trouve
facilement une explication, d'autant plus qu'elle a été faite
dans la bonne foi. D'un autre côté, les parents, les amis
IV. 6
182 LA SAINTETÉ SIMULÉE.
regardent comme un effet de la bonté de Dieu la conserva-
tion de celle qu'ils aiment, et l'attribuent en partie aux
prières adressées au Ciel pour la retenir en ce monde.
Leur foi n'est point ébranlée : les curieux arrivent de
toute part pour consulter la nouvelle prophétesse.
Pour les satisfaire , il faut déjà avoir recours à certains
petits artifices; et pour se tirer d'affaire, si la prophétie
ne s'accomplit pas, il faut imaginer toute sorte de feintes
et de défaites. Si elle s'accomplit, au contraire, la vanité
en est flattée et la pureté de l'àme altérée. On commence
à raconter des histoires d'un caractère mythique : on dit
que l'on converse avec les esprits; que ceux-ci ont laissé
comme signe de leur présence une fleur, un fruit, une
image. Au commencement, la chose se fait sans malice
peut - être : la réalité extérieure se confond avec les visions
d'un état extatique, ou bien ce sont des images symbo-
liques qui sont mal comprises. Mais on arrive insensible-
ment à faire de propos délibéré ce qui n'était point ré-
fléchi d'abord. L'illusion devient involontaire, et continue
ce qui a été conmiencé de boime foi ; c'est ainsi que le
mensonge prend racine au fond du cœur. Les reproches
de la conscience se font sentir; mais on leur oppose l'in-
noconcc de la vie pour tout le reste, et les privations que
l'on s'impose. Et d'ailleurs le but que l'on veut atteindre
n'est -il pas de propager la religion , d'édifier le prochain?
Cela ne suftit-il pas pour excuser ces bagatelles?
Le directeur, de son côté, ne pressentant point le dan-
ger, a peut-être contril)ué à l'augmenter. 11 aurait du
bien connaître les régions où il entrait, les sentiers dé-
tournés qui traversent ces domaines dans tous les sens. Il
aurait fiiUu qu'il eût parcouru lui-même ces voies, afin de
LA SAINTETÉ SIMULÉE. 183
pouvoir servir de guide aux autres. Mais combien en est-
il qui, même autrefois, dans des temps meilleurs, aient
pris seulement connaissance de ces états extraordinaires?
Combien en est-il qui aient été initiés seulement aux pre-
miers degrés de ces mystères? Que doit- ce donc être au-
jourd'hui que la mystique est devenue tellement étrangère
aux études théologiques qu'on en fait à peine mention ?
Le directeur, absorbé par les besoins de la vie ordinaire,
se voit en face d'exigences auxquelles il ne peut satisfaire.
Les expériences des temps passés lui sont à peu près in-
connues, puisque les livres même où elles sont racontées
se sont perdus. Il doit donc faire de nouveaux essais à ses
irais et aux frais de ceux qu'il dirige. S'ils réussissent, ils
ne lui sont que de peu d'utiUté à cause de l'inconstance et
de la mobilité des phénomènes; s'ils ne réussissent pas,
au contraire, c'est autant de gagné pour le mal. Voici ce
qui arrive souvent en ces circonstances. Au commence-
ment il affecte à l'égard de sa pénitente une sévérité qui
la repousse ; il nie tous les faits qu'elle lui raconte, ou ne
veut pas même en entendre parler. Celte rigueur excessive
produit un mauvais effet sur elle : la nature, blessée et
maltraitée, se ferme, s'endurcit dans ce qu'elle a de meil-
leur, et les mauvais éléments du cœur humain se déve-
loppent au contraire. Ou bien il cède d'abord à une crédu-
lité trop grande, se contente d'épreuves superficielles, et
mêle sa voix au concert d'éloges dont sa pénitente est
l'objet. Ou bien encore , au lieu de la conduire et de la
diriger avec calme et réflexion, il se laisse conduire par
elle; de sorte que le cœur de la pauvre femme, semblable
aune barque sans pilote ni gouvernail, erre à l'aventure
sur les flots agités.
184 LA SAINTETÉ SIMULÉE.
Des visions se manifestent^ et l'on y ajoute une foi abso-
lue. On fait ce qu'elles prescrivent. Mais comme elles ne
sont que des illusions ou un mirage produit par les agita-
tions du cœur, rien ne s'accorde avec elles dans le monde
réel et extérieur; partout une contradiction manifeste ap-
paraît entre les images et les choses. Lorsqu'on s'aperçoit
qu'on s'est trompé, il faut tacher que les autres ne s'en
aperçoivent pas. Chaque erreur en amène donc une autre,
et delà résulte une inexprimable confusion. L'amour-pro-
pre de ceux qui ont pris parti dans l'affaire se trouve en-
gagé; et au lieu d'arrêter la pauvre âme sur le penchant
qui la conduit à l'abîme, ils l'y poussent, au contraire,
en cherchant à excuser ou à pallier ses mensonges. Elle se
trouve ainsi confirmée dans l'opinion qu'elle a, sinon de sa
vertu, du moins de son importance. Mais cette bonne ré-
putation dont on jouit, il faut la justifier et la conserver :
on se permet donc dans ce but certains artifices; on cache,
on dissimule, afin de passer pour sainte. L'hypocrisie s'a-
joute aux autres péchés , et la fieur qui répand au dehors
de si doux parfums recèle en soi un ver qui la dévore.
Ces progrès dans la carrière qui mène à l'abîme altèrent
toujours davantage la lumière d'en haut ; de sorte qu'il
devient toujours plus facile de confondre avec elle les
lueurs trompeuses qui viennent d'ailleurs; et l'àme se
trouve ainsi toujours plus accessible aux illusions du dé-
mon. Il faut de nouveaux signes pour entretenir le zèle de
la pieuse coterie qui s'est formée autour de la sainte. De
tous les signes, le plus puissant, celui qui conduit plus
promptement au but, c'est sans contredit les stigmates. Ils
portent, en effet, l'empreinte d'un état supérieur visible
pour tous, et l'incrédulité peut mettre, pour ainsi dire, le
LA SAINTETÉ SIMULÉE. 185
doigt dans les plaies. C'est une preuve palpable^ et par
conséquent irrésistible. L'âme abusée s'est bercée long-
temps déjà de l'espoir de voir apparaître bientôt ce sceau
de l'action immédiate de Dieu; quelque chose lui dit
que le temps approche où cette faveur lui sera accordée.
Cette nouvelle est accueillie avec joie, communiquée
promptement aux amies. Le temps fixé est arrivé ; on at-
tend avec impatience, et cependant les stigmates ne parais-
sent pas. Un nouveau terme est accordé, puis un troi-
sième; les stigmates ne paraissent pas encore. Le voile qui
cachait à l'âme son état se déchire, et elle rencontre la
figure de Satan, qui fixe sur elle son regard et lui inspire
des pensées de désespoir. Comment ! le prix de tant d'ef-
forts serait perdu ! Le mépris serait la récompense d'une
vie aussi pénible et aussi mortifiée ! Mais ce serait donner
raison à ceux qui prétendent que tous les phénomènes mys-
tiques ne sont que des illusions. Non ; plutôt avoir recours
aux moyens extrêmes.
Une pommade épispastique , des frictions longtemps
continuées produisent pour un certain temps l'effet désiré
aux yeux d'un entourage qui n'a ni le désir ni le droit de
faire une enquête sévère sur les phénomènes de cette sorte,
ni les qualités nécessaires pour cela. La rupture avec le
bon esprit est consommée, et l'âme ne s'inspire plus que de
son désespoir. Les reproches de la conscience sont étouffés
par la nécessité, qui excuse et justifie tout. Plus les signes
sont médiocres, plus il faut agir sur l'opinion pubhque,
afin de compenser ce qui leur manque. Pour cela, on mène
une vie plus sévère encore, et l'on pousse la rigueur en ce
genre au delà des limites de la discrétion ; car il faut dé-
sarmer de plus en plus les soupçons qui s'éveillent. Ainsi,
186 LA SAINTETÉ SIMULEE.
on ne garde plus aucune mesure dans l'abstinence , et l'on
finit par prétendre que l'on ne prend plus rien. La nature,
brisée corporellement^ n'est pas domptée moralement pour
cela; car l'état fâcheux de l'àme éloigne le secours d'en
haut. La chair, ainsi maltraitée, se révolte et réclame ses
droits. Mais il faut saisir le moment où il n'y a pas de té-
moins : de là la triste nécessité d'épier l'occasion, de
marcher par des voies tortueuses, et de se hâter dès que
l'occasion longtemps attendue se présente. Les autres ne
peuvent comprendre qu'on cherche à dérober ce qu'on
peut prendre publiquement : ils ne peuvent croire que l'on
soit assez insensé pour se damner en se condamnant à une
vie dure et pénible. Aussi, lors même qu'ils remarquent
quelque chose de déréglé, ils sont disposés à interpréter
favorablement la chose. Si les aliments disparaissent, c'est
le diable qui les a avalés pour détruire la réputation de la
sainte. Si on a vu celle-ci manger, c'est une illusion pro-
duite par Satan dans le même but. Si les effets d'une nour-
riture abondante se manifestent, c'est encore le démon
qui se plaît à ces sortes de choses. Ainsi, à mesure que le
mensonge augmente au dedans, les illusions croissent au
dehors. Lorsque enfin l'imposture est découverte, comme
il arrive presque toujours, il en résulte une déplorable con-
fusion. Ceux qui par imprévoyance, et sur des motifs in-
suffisants , ont cru à la sainteté de cette hypocrite en sont
troublés et scandalisés. Ceux, au contraire, qui dès l'ori-
gine se sont opposés à elle non par prudence et après
avoir examiné l'aifaire, mais par une antipathie secrète
contre tout ce qui s'élève au-dessus du cours ordinaire des
choses, triomphent maintenant, se trouvent confirmés dans
leurs principes, et acquèrenl par là plus d'autorité au-
L\ SAINTETÉ SIMULÉE. 1<S7
près des autres. Le démon ^ après avoir profité au com-
mencement de la crédulité des .premiers ^ profite davan-
tage encore à la fin de l'incrédulité des derniers, qui
exploitent le scandale à leur avantage.
Dans tous les temps l'Église a eu à gémir sur des faits La religieuse
de cette sorte. Déjà, peu de temps avant le concile de Con-
stance, une religieuse de Cell, prèsde cette ville, succomba
à cette tentation, la plus subtile et la plus terrible de toutes.
Elle s'était acquis une grande réputation de sainteté, et
passait pour être très-avancée dans la contemplation auprès
de ceux qui ne savent point discerner les esprits j et un
grand nombre de prêtres du diocèse avaient une entière
confiance en elle. Elle avait de fréquents ravissements, et
quand elle était revenue à elle elle racontait les merveilles
qu'elle avait vues. Mais il arriva que ses partisans annon-
cèrent dans la ville de Constance qu'à un certain jour dé-
terminé elle recevrait certainement les stigmates aux mains,
aux pieds et au cœur. Une multitude d'hommes de tout
état, de toute profession, prêtres et laïques, se rendirent
à Cell au jour indiqué, afin d'être témoins de cette mer-
veille. Ils trouvèrent la prétendue sainte en extase , et
attendirent quelque temps avec patience. Mais à la fin ,
comme les stigmates ne paraissaient point, ils commen-
cèrent à se lasser d'attendre. Un prêtre qui était tout près
de l'extatique se mit à crier d'une voix très-forte : « Ayez
donc patience, et attendez la fin, » et apaisa ainsi pour un
peu de temps les murmures de la foule. Cependant, le soir
étant venu sans que les stigmates parussent, tous ceux qui
avaient cru à la sainteté de cette femme s'en allèrent confus
et troublés; car son imposture était évidente. Le frère
Henri de Rheinfeld, Dominicain, qui était présent, adressa
188 LA SAIISTETÉ SIMULÉE.
à la foule Un sermon, où il montrait que l'esprit d'erreur
sait se cacher sous toutes les formes, et qu'il est souve-
rainement dangereux d'écouter les inspirations de l'a-
mour-propre, de se lancer dans le merveilleux par sa
propre impulsion, et de persévérer dans l'erreur quand
on l'a découverte. La religieuse fut quelque temps après
condamnée avec un de ses complices par TOfficialité de
Constance comme suspecte d'erreur contre la foi, et forcée
à rétracter plusieurs propositions équivoques qu'elle avait
soutenues en public; afin que, reconnaissant tous les deux
la faiblesse de l'esprit humain, ils apprissent à mieux
servir Dieu dans la suite par l'humilité du cœur. (Nider,
1. III, c. 11.)
En 1424, on amena à Lyon, pour y être jugée, une
femme qui avait été mise en prison à Bourg en Bresse,
pour avoir trompé le public par de fausses révélations et
de faux miracles. Le chancelier Gerson, dans son livre de
Examinatione dodrinarum, rapporte qu'elle se vantait d'être
une des cinq femmes que Dieu avait choisies pour racheter
une foule d'âmes de la damnation ; et elle avait séduit par
cette prétention un grand nombre de femmes simples du
pays. Lorsqu'elle regardait le front de quelqu'un, elle con-
naissait les ])échés qu'il avait commis; car le diable, dans
sa malice, peut savoir ces choses, et les révéler aux siens,
tandis qu'il ignore les futurs contingents, tout ce qui est
caché dans le secret du cœur et ne s'annonce par aucun
signe extérieur. Elle avait au pied deux abcès gangreneux
qui la faisaient beaucoup souffrir toutes les fois qu'une
âme descendait en enfer. Elle en délivrait trois par jour,
disait-elle ; deux assez facilement, et la troisième avec plus
de peine. Elle tombait souvent en extase, et apprenait par
LA SAINTETÉ SIMULÉE. 189
révélation des choses merveilleuses. Elle vivait clans une
grande abstinence; et l'on ne tarirait pas si l'on voulait
raconter toutes les choses extraordinaires qu'elle faisait. A
la fin cependant, lorsque l'esprit de vérité qui conduit l'É-
glise voulut découvrir l'imposture de cette femme, elle fut
prise et mise à la question. Elle confessa alors qu'elle avait
inventé toutes ces choses par cupidité , afin de se procurer
de quoi vivre. Peut-être était-ce aussi parce qu'elle s'était
donnée au démon. On découvrit qu'elle était épileptique,
et qu'elle cachait son mal sous le voile de ses prétendus
ravissements. Les opinions étaient très -divisées à son su-
jet : les uns voulaient qu'on la punît comme hérétique,
les autres qu'on usât d'indulgence à son égard. Les hommes
expérimentés en ces sortes de choses jugèrent à la fin
qu'on devait l'admettre à la pénitence, et qu'elle n'était
point hérétique, parce qu'elle avait renoncé à son impos-
ture.
C'est à ce genre de femmes qu'appartient aussi cette Ca- Catherine.
therine de la Valteline qui vint vers 1642 à Valcomunzia,
dans le diocèse de Brescia, qui se vantait d'avoir de grandes
tentations, des visions, des extases, et même d'avoir vécu
douze ans sans rien prendre autre chose que la sainte Eu-
charistie, et qui était, à cause de cela, honorée comme une
sainte par les laïques et le clergé. Les villes du voisinage
se disputaient l'honneur de la posséder, espérant qu'elle
leur amènerait le bonheur et la prospérité. Vincent Justi-
niani, évêque de Brescia, homme pieux et savant, l'invita
à venir le voir. Elle se rendit chez lui, suivie d'un grand
nombre d'hommes et de femmes. La foule se pressait par-
tout sur ses pas, lui donnait à toucher des rosaires ou
d'autres objets, se mettait à genoux pour recevoir sa bé-
Histoire
arrivée
à G<^lld.
190 LA SAINTETÉ SIMULEE.
iiédicUon^ qu'elle leur donnait en levant la main droite,
oubliant qu'elle n'était qu'une femme. L'cvêque, après
s'être eiitretenu quelque temps avec elle, la congédia.
L'année suivante, Brognoli, de l'ordre des Frères-Mineurs,
ayant été envoyé prêcher le carême dans le lieu où elle
était, demeura pendant plusieurs jours dans la maison où
elle logeait. Après l'avoir examinée quelques instants avec
attention , il reconnut bientôt, à son maintien, à sa dé-
marche, au mouvement de ses yeux, de sa tête, à ses pa-
roles vaines, frivoles, à son humilité affectée et à d'autres
signes encore, que c'était une hypocrite, ce que l'événe-
ment ne tarda pas à démontrer. En effet, il conseilla au
curé du lieu de lui refuser pendant quelque jour la com-
munion. Catherine, craignant de voir diminuer sa répu-
tation de sainteté , prit avec elle un morceau d'hostie non
consacrée; puis, pendant que le curé était occupé à donner
la communion, elle se le mit dans la bouche, et le montra
aussitôt à sa voisine, en lui disant que c'était un ange qui
le lui avait apporté malgré le curé. L'Inquisition s'occupa
aussitôt de cette affaire, et il fut prouvé que sa sainteté était
une imposture. On lui trouva une marque au côté, et sur
son dos les lettres L V. M. L. ; mais celles-ci disparurent
complètement le lendemain. Elle fut condamnée à rester
dix ans en prison et à faire pénitence pendant ce temps.
(Brognoli, Alexicacon, t. V\ p. 77.)
L'histoire racontée par Delrio prouve jusqu'à quel point
la folie peut aller en ce genre. 11 y avait alors à Gand une
femme qui était adoimée depuis longtemps à la prière et
à la fréquentation des sacrements. Mais plus tard, soit
qu'elle n'eût pas trouvé un confesseur assez expérimenté,
soit qu'elle lui eut caché son intérieur, soit qu'elle n'eut
LA SAINTETÉ SIiMULÉE. 191
pas écouté ses ayertissements ^ elle céda aux suggestions
du démon, et donna accès à l'orgueil dans son esprit. Elle
alla jusqu'à prétendre qu'elle était égale en mérite à la
sainte Vierge, et qu'elle n'avait de moins qu'elle que la
qualité de vierge et de mère à la fois. Encore avait -elle
l'assurance d'arriver là si elle persévérait. Bientôt, regar-
dant la confession comme inutile, elle passa plusieurs an-
nées sans se confesser, approchant toujours cependant de
la table du Seigneur. Un jour, comme elle était dans l'é-
glise prête à communier et qu'elle demandait avec ardeur
la faveur qui lui manquait encore , elle entendit une voix
lui dire : « Prends courage, ma bien-aimée, tes vœux sont
exaucés, et le privilège de la maternité joint à la virginité
t'est octroyé. » De retour à la maison, elle sent son corps
grossir; car le diable, se transformant en ange de lumière,
s'était uni à elle. Lorsque le temps de l'enfantement fut
arrivé , elle découvrit la chose à un bourgeois pieux et in-
telligent; et, lui recommandant le secret, elle le pria de
lui permettre d'accoucher sous son toit. Celui-ci, n'ajou-
tant pas une entière confiance à cette révélation, mais
craignant, d'un autre côté, s'il fermait à cette femme sa
maison, qu'il n'en résultât un grand scandale, et que les
ennemis de la foi , si nombreux à cette époque , n'en
prissent occasion de blasphémer Dieu et d'outrager l'É-
ghse, la prit chez lui, lui donna une nouriice sûre, et at-
tendit le jour de l'accouchement. La malheureuse fut
bientôt prise de douleurs violentes, et mit au monde non
un enfant humain, mais une grande quantité de vers abo-
minables, couverts de poils, dégoûtants, si horribles à voir
que tous en étaient épouvantés, et d'une telle infectioLi
que les assistants en furent presque étoullës. Elle reconnut
192 LA SAINTETÉ SIMULÉE.
enfin qu'elle avait été trompe'e, et que c'était là la récom-
pense dont le prince de la superbe avait payé son orgueil.
{Disquisit. mag., p. 527.)
Rien ne prouve mieux combien il est difficile de discer-
ner la vérité de l'erreur dans ces états que l'histoire de Ni-
cole de Reims, qui forme une sorte d'épisode dans la
vie de sainte Françoise de Chantai. Elle vécut au milieu
des troubles qui affligèrent les règnes de Henri III et de
Henri IV, et exerça une influence considérable sur son
époque. Beaucoup d'ecclésiastiques et de laïques, après
avoir examiné très-attentivement sa vie, avaient jugé que
cette influence était méritée et qu'elle était une grâce d'en
haut. Elle avait le don de prophétie, et beaucoup de choses
qu'elle avait prédites arrivèrent; elle se servait de ce don
pour porter au bien ceux qui étaient en rapport avec elle.
Sur ses représentations, le peuple remplit de nouveau les
églises abandonnées; des prières publiques et des proces-
sions eurent lieu; des rois, des princes, de grands person-
nages, soit en France, soit au dehors, lui envoyèrent des
députés pour se recommander à ses prières et la consulter.
Un jour, àMeudon, pendant la messe, elle fut enlevée
corporellement, et disparut pendant une heure environ,
de sorte que personne ne savait où elle était allée. Lors-
qu'elle fut revenue, elle répondit à ceux qui lui deman-
daient ce qui était arrivé qu'elle était allée à Tours, et que
là elle avait arrangé une affaire importante entre les grands
du royaume, laquelle, sous l'apparence du bien, aurait
fait un tort considérable à la religion. Ses discours parais-
saient venir d'un monde supérieur. Elle expliquait le Can-
tique des cantiques aussi bien qu'aurait pu le faire le
théologien le plus profond. Un jour, comme elle revendit
LA SAINTETÉ SIMULÉE. 193
d'une sorte de léthargie pendant laquelle on avait déjà
fait les préparatifs nécessaires pour l'ensevelir^ elle prit
la résolution de mener une vie plus parfaite encore qu'elle
n'avait fait jusque-là, et elle choisit pour son directeur un
prêtre d'un ordre très -sévère, qu'elle décrivit si exacte-
ment que chacun était convaincu que Dieu le lui avait
montré en esprit.
Elle avait de fréquentes extases; et un jour que les
théologiens et les religieux étaient venus la voir, pendant
qu'elle était malade^ on vit tout à coup son lit environné
d'une grande lumière, et l'on entendit une voix crier : Ave,
soror; salvete, fratres! et à peine la lumière eut-elle dis-
paru que la malade se trouva parfaitement guérie. Tous,
à la vue de ces merveilles, ne pouvaient s'empêcher de la
proclamer sainte. Mais sainte Françoise, chez qui elle de-
meurait, avait a son sujet des doutes qu'elle ne pouvait
vaincre, et toujours il lui semblait qu'elle était inspirée
par un mauvais esprit. Elle voulut s'assurer de la vérité.
Pour cela, elle lui confia une lettre qu'elle avait arrangée
de telle sorte qu'on ne pouvait l'ouvrir sans qu'on s'en
aperçût. Nicole, poussée par la Curiosité, ouvrit la lettre,
et pour cacher sa faute se permit un mensonge. A partir
de ce moment Françoise l'observa plus attentivement, et
découvrit plusieurs autres choses qui lui firent dire que
Nicole était conduite non par le bon esprit, mais par l'es-
prit de mensonge et d'erreur. Un jour, en présence de
celle-ci, voulant justifier ce jugement si sévère, elle ra-
conta le fait de la lettre à plusieurs personnes qui étaient
réunies. On vit apparaître tout à coup sur le plancher de
la chambre une longue bande de feu accompagnée d'une
odeur insupportable; c'était l'esprit qui sortait d'elle. A
194 LA SA1^TETÉ SIMULEE.
puilir de ce jour, elle fut tout autre : ses extases et ses dis-
cours sublimes cessèrent ;, elle devint grossière dans ses
manières, sujette à tous les défauts; elle ne put ni jeûner
ni rester longtemps à l'église. Elle se maria enfin contre
la volonté de ses parents :, et serait presque devenue pro-
testante si un prêtre pieux et instruit, qui s'intéressait à
elle, ne l'en eût empêchée. Cette apparition lumineuse
était une crise ^ et l'odeur qui l'accompagna indiquait la
nature mauvaise de l'esprit qui la quittait.
Si^ bien souvent^ l'illusion en ce genre est tellement sub-
tile que ceux qu'elle trompe peuvent être facilement excu-
sés^ il est d'autres cas où ceux-ci sont abusés par leur faute,
où par conséquent l'erreur est plus coupable. Les livres
saints nous racontent que la femme^, après avoir mangé du
fruit défendu, en présenta à l'homme pour qu'il en man-
geât également. La même chose arrive ici quelquefois. Lors-
que l'orgueil s'est emparé d'une prophétesse, il manifeste
bientôt sa puissance contagieuse sur l'homme qui est plus
particulièrement en rapport avec elle, ordinairement sur le
directeur, pour que celui-ci devienne prophète à son tour.
Tertullien a donné un exemple terrible sous ce rapport dès
les premiers temps de l'Église. Ce qui s'est passé au Pérou,
François d'après le récit du P. Joseph à Costa, n'est pas moins éton-
de la Croix, ^ant. [De Novissimis temporibus, 1. IL) Celui qui fut trompé
en cette circonstance était un théologien très- estimé, qui
avait la réputation d'un homme pieux, ardent catholique,
et qu'on honorait presque comme la merveille dujiouveau
monde. Il rencontra une femme qui se vantait de recevoir
d'un ange des révélations et d'avoir de temps en temps des
extases, et il entra dans des rapports tellement intimes avec
elle qu'il la consultait sur les questions théologiques les
LA SAINTETÉ SIMULEE. 19o
plus importantes. Il l'écoutait comme un oracle, quoique^
à part sa dissimulation, elle eût un esprit médiocre et obtus.
Soit qu'elle fût possédée du démon pendant ses extases, ce
qui ne parait pas incroyable, soit que, comme le pensèrent
plusieurs hommes très-habiles, elle eût inventé elle-même
cette fable, elle dit à François que Dieu l'appelait à de grandes
choses. Celui-ci donna dans le piège, et au lieu d'être le
directeur de cette femme , il se fit son disciple . Bientôt il
entreprit de faire des miracles, et s'imagina même avoir
réussi, quoiqu'il n'y en eût pas la moindre trace.
A cause de tout cela, et de plus parce qu'il avait avancé,
sur l'autorité de sa prophétesse, quelques propositions con-
traires à Id doctrine de l'Église, il fut traduit devant l'In-
quisition, à la stupéfaction du pays tout entier. Pendant
près de cinq ans on l'interrogea, on l'éprouva, on l'exa-
mina de toutes les manières, et l'on se convainquit que c'é-
tait le plus orgueilleux et le plus infâme de tous les hom-
mes. En effet, il soutint que Dieu lui avait donné un ange
qui lui apprenait tout ce qu'il voulait savoir; qu'il jouis-
sait de la plus intime familiarité avec Dieu, et avait le bon-
heur de s'entretenir souvent avec lui. Il avançait de telles
énormités qu'on aurait pu le prendre pour un fou si d'un
autre côté il n'avait possédé la plénitude de son jugement.
Il prétendait très-sérieusement qu'il était destiné à devenir
roi; que le saint-siége serait transporté dans le nouveau
monde, et qu'il deviendrait alors pape; que Dieu lui avait
donné une sainteté plus grande que celle des apôtres et de
tous les chœurs célestes ; qu'il lui avait même proposé l'u-
nion hypostatique, mais qu'il avait décliné cet honneur;
qu'il avait été toutefois donné au monde comme rédemp-
teur, et que sa rédemption serait parfaite, au lieu que celle
196 LA SAINTETE SIMULEE.
du Christ n'avait été que suffisante; qu'il abolirait les in-
stitutions actuellement en vigueur dans l'Église, et les rem-
placerait par des lois faciles à comprendre et à remplir;
qu'il permettrait le mariage des prêtres, la polygamie, et
affranchirailles âmes du joug de la confession. «Il soutenait
toutes ces choses et beaucoup d'autres semblables avec
une telle chaleur, dit Joseph a Costa, que nous nous deman-
dions comment un homme pouvait se figurer de telles ab-
surdités sans être fou . y>
« Sa conduite ayant été examinée avec le plus grand soin,
et le tribunal ayant condamné cent dix propositions avan-
cées par lui comme hérétiques, ou contraires à la doctrine de
l'Église, nous fûmes chargés, d'après la coutume de l'In-
quisition, d'avoir avec lui une conférence, afin de le rame-
ner, s'il était possible, à la vraie foi etàlaraison. Nous nous
réunîmes au nombre de trois avec les juges et l'évêque de
Quito. Cet homme, ayant été amené, défendit ses blasphè-
mes avec tant d'éloquence et d'habileté que je suis encore,
à l'heure qu'il est, étonné que l'orgueil humain puisse aller
aussi loin. Il posa d'abord pour principe que sa doctrine ne
pouvait être confirmée que par l'Écriture et les miracles,
parce qu'elle était au-dessus de tout entendement humain;
qu'il l'avait prouvée par des témoignages de l'Écriture
d'une manière plus frappante que l'apôtre saint Paul n'avait
prouvé que Jésus était le Messie; qu'il avait fait aussi un
grand nombre de miracles, dont plusieurs étaient aussi
grands que la résurrection de Notre-Seigneur; qu'il était
mort aussi lui et ressuscité, au su de tout le monde. On
lui avait pris son bréviaire et sa Bible ; mais malgré cela il
citait des prophètes, des psaumes, de l'Apocalypse et des
autres livres des passages si nombreux et d'une telle Ion-
LA SAINTETÉ SIMULÉE. 197
gueiir qu'on ne pouvait s'empêcher d'admirer sa mémoire.
Il savait avec cela si bien interpréter dans son sens ces pas-
sages que chacun des assistants se sentait porté à pleurer
ou à rire. Il conclut en disant que, si nous voulions termi-
ner la chose avec les miracles, il en ferait volontiers. Il
disait tout cela d'une telle façon que nous pensions qu'il
nous prenait pour des fous, ou bien qu'il était fou lui-
même. Il se vantait entre autres choses de savoir par révé-
lation que don Juan d'Autriche venait d'être vaincu sur mer
par les Turcs; que le roi Philippe avait presque perdu le
royaume d'Espagne; qu'on tenait un concile à Rome pour
déposer le pape Grégoire et en nommer un autre à sa place.
Il nous disait tout cela, à nous qui devions, croyait-il, l'a-
voir appris déjà''par des nouvelles sûres, afin que nous
vissions qu'il n'avait pu en avoir connaissance que par une
lumière supérieure. Quoique tout cela ne fût que dépures
inventions, il soutint toujours que nous savions très-bien
que c'était vrai. Malgré tous nos efforts, pendant deux
jours de suite, nous ne pûmes rien obtenir de lui; et il fut
condamné à être brûlé. Il avait toujours les yeux levés vers
le ciel, attendant, selon la promesse du mauvais esprit,
que le feu tombât sur l'Inquisition. Ce ne fut pas d'en
haut, mais d'en bas que vint le feu, et ce roi, ce pape,
ce rédempteur et ce législateur périt sur le bûcher. »
11J8 LA VOLUI'TI': sous LE MASQUE DE LA SAIMETÉ.
CHAPITRE XIII
Comment la volupté se cache sous le masque de la sainteté. Histoire
d'un provincial des Capucins et de dix-sept Béguines de Cartha-
gène; du Carme Saulnier à Valognes en Normandie; du P. Girard
à Toulon. Jugement sur tous ces faits.
Le mal est entré dans le monde non-seulement par le
mensonge et l'orgueil^ mais encore par le plaisir des sens.
Or il se propage comme il est né : c'est l'orgueil et le
mensonge qui engendrent son venin; c'est la volupté qui le
conçoit, l'enfante et le développe. C'est par elle que Vœu-
vre est consommée, et que le caractère contagieux du mal
se produit d'une manière décidée. Les plus exposés à sa
contagion sont ordinairement les ecclésiastiques, obligés
par leur état d'approcher plus près du danger, comme
aussi c'est par eux que le venin du mal se communique
avec plus de rapidité lorsqu'ils en portent le germe au
fond du cœur. C'est déjà une chose dangereuse qu'un com-
merce intime entre des personnes d'un sexe différent, sur-
tout lorsqu'elles sont jeunes, en supposant même les con-
ditions les plus favorables, c'est-à-dire d'un côté, le désir
sincère d'avancer dans les voies de la perfection , et de
l'autre les intentions les plus pures et la vie la plus irré-
prochable. Même dans l'extase magnétique, malgré l'état
maladif des somnambules, il y a ce charme séduisant
qu'une nature glorifiée exerce sur toutes les âmes, et par-
ticulièrement sur celles qui sont plus accessibles aux émo-
tions d'un ordre plus élevé, c'est-à-dire sur les âmes les
plus nobles et les plus profondes.
Ces influences partent, il est vrai, de T homme supérieur.
LA VOLUPTÉ SOUS LE MASQUE DE LA ïAlMETÉ. i 99
et sont reçues dans l'homme supérieur aussi : leur effet
prochain est d'élever et d'ennoblir celui qui les reçoit.
Mais dans l'homme tout se tient : ce qu'il y a de plus haut
touche à ce qu'il y a de plus bas ; de sorte qu'il arrive
souvent que des impressions appartenant à un ordre su-
périeur en éveillent d'autres de la nature la plus intime.
Celles-ci, s' unissant aui premières, se reproduisent en de
grossiers reflets; ou bien, si on ne les surveille et si on ne
s'applique à les régler, elles ne tardent pas à dominer
ceUes-là et à les abaisser jusqu'à elles. C'est ainsi qu'ont
eu lieu dans tous les temps bien des scandales. Dans les
états mystiques, ce danger est d'autant plus grand que, la
nature étant plus élevée et plus énergique , les impressions
sont plus pénétrantes et plus profondes. Aux agréments
extérieurs vient s'ajouter la beauté morale d'une nature
harmonieuse, et l'intime persuasion où Ton est de tendre
vers un but supérieiu* et légitime. Il est vrai que la rehgion
et la piété donnent ici des garanties que n*offi*e point le
magnétisme , et qu'avec quelques précautions on peut ou
prévenir le danger ou en triompher. L'expérience cepen-
dant prouve qu'il n'en est pas toujours ainsi. D'après cette
sentence, qu'il n'est point de corruption pire que celle qui
s'attache à ce qu'il y a de mieux, il arrive quelquefois que
l'àme la plus élevée descend pas à pas jusqu'aux derniers
degrés du mal. Nous citerons à ce sujet quelques exemples
des plus terribles, afin de montrer qu'une fausse sécurité
est toujours dangereuse ici , et que les plus grandes pré-
cautions sont nécessaires.
Le cas est moins déplorable, quoiqu'il ne soit pas moins
pernicieux dans ses effets, lorsque lever intérieur existe
déjà dans l'une ou l'autre des deux parties, ou dans les
200 LA VOLUrTÉ sous LE MASQUE DE LA SAINTETÉ.
deux à la fois; lorsque l'une des deux ou toutes les deux
ensemble se proposent le mal dès le commencement et
avec une pleine délibération, et ont recours pour cela à la
dissimulation et à l'hypocrisie. Quoique l'initiative en ce
genre vienne tantôt des hommes, tantôt des femmes, et que
parfois il soit difficile de dire d'où est venu primitivement
le scandale, il parait cependant que c'est aux hommes que
revient le plus souvent ce triste privilège. Llorente nous
raconte à ce sujet une histoire qui s'est passée sous ses
yeux lorsqu'il était encore employé à l' inquisition. Un
provincial de Capucins, missionnaire en Amérique, fut
chargé de diriger à Carthagène dix -sept béguines qui
s'étaient réunies ensemble pour s'édifier mutuellement et
vivre en commun. Comme il passait pour un homme saint
et éclairé, il eut bientôt toute leur confiance; et comme il
ne tarda pas à connaître par la confession leur côté faible,
il eut bientôt conçu son plan criminel. Il découvrit donc à
treize d'entre elles, dans le tribunal de la pénitence, que
Notre-Seigneurlui avait apparu pendant la messe, et l'avait
chargé de leur dire qu'elles lui étaient toutes extrêmement
chères à cause de leur vertu et des efforts qu'elles faisaient
pour avancer dans les voies de la perfection; qu'il avait
été témoin de leurs luttes; que, par compassion pour leur
jeunesse et pour leur procurer le repos que méritait leur
vertu, il voulait bien les dispenser de la continence, à la
condition toutefois qu'elles n'eussent de rapports qu'avec
lui, son messager, afin que la chose fût tenue secrète et
que le scandale fût évité. Les quatre autres échappèrent
à ses artifices, parce que trois d'entre elles étaient vieilles
et l'autre laide. Elles donnèrent toutes dans le piège, et
ceci dura trois ans, jusqu'à ce que la plus jeune d'entre
LA VOLUPTÉ SOUS LE MASQUE DE LA SALNTETÉ. 201
elles, étant tombée dangereusement malade, demanda un
autre confesseur, et lui découvrit la chose. Celui-ci exigea
qu'elle fît sa déclaration au Saint-Office. Elle le fit dès
qu'elle fut guérie^ assurant qu'elle n'avait jamais cru dans
son âme à la révélation de ce moine hypocrite, et qu'elle
s'était livrée à lui pendant trois ans sachant bien qu'elle
offensait Dieu; mais qu'elle avait fait semblant de croire
à ce qu'il lui disait, afin de pouvoir sans contrainte et
sous le voile de Iti piété s'abandonner à ses désirs crimi-
nels. Les autres , moins sincères, nièrent d'abord le fait,
puis cherchèrent à s'excuser, sous le prétexte qu'elles
avaient cru à la vérité de l'apparition. Pour éviter le scan-
dale, on les dispersa dans plusieurs couvents; mais le
religieux fut conduit en Europe pour y être jugé par l'In-
quisition.
Les plus grands scandales en ce genre ont lieu lorsque
des hommes comme ce moine rencontrent des femmes qui,
ayant les mêmes dispositions et devenues clairvoyantes
par quelques moyens, passent alternativement de la pos-
session à un état de ravissement, où elles semblent entou-
rées de l'auréole de la sainteté. Des relations de cette sorte
eurent lieu vers la fin du xvii^ siècle, à Valognes, en
Normandie, entre Marie Benoit de la Boucaille et le g^ ^^^^^^
carme Saulnier, son confesseur. Pour cacher cette liaison et Marie de
criminelle, Marie se mit à jouer le rôle d'une sainte. Et
elle réussit si bien qu'il n'était bruit que d'elle dans tout
le pays, et qu'on accourait en foule autour d'elle pour se
recommander h. ses prières. La chose lui fut d'autant plus
facile qu'elle était, comme le montrent les actes, clair-
voyante et douée de la faculté d'agir à distance. Les dépo-
sitions du curé de Goleville, homme digne de foi, qui
202 LA VOLUPTI-: sous LE MASQUE DE LA SAINTETÉ.
vécut dans ce lieu pendant quatre mois^ ne laissent aucun
doute à ce sujet. Lui étant dans sa maison, et elle ù
l'église ;, il l'avait souvent fait venir chez lui, rien que par
la pensée; et à chaque fois elle avait paru, en lui disant
qu'elle venait sur son ordre, et en lui indiquant le mo-
ment précis où il avait voulu qu'elle vînt. Plusieurs fois
aussi, pendant qu'elle était en extase, il lui avait mis des
lettres dans les mains; et elle parlait de manière à prouver
qu'elle en connaissait parfaitement le' contenu. Un autre
prêtre nommé Frisson déclara qu'elle avait connu une
tentation qu'il avait eue pendant la messe. Un jeune garçon
de douze ans, Darus, assure qu'elle lui avait apparu lors-
qu'elle était déjà en prison à Valognes, et l'avait fortifié
dans sa résolution de se faire ecclésiastique. Lorsqu'on la
confronta avec lui, il reconnut son identité avec la femme
qu'il avait vue.
Anne Feuille déclara qu'ayant souffert pendant vingt-
quatre jours d'une rétention d'urine, elle avait été délivrée
par Marie, qui avait pris le mal sur elle ; puis, la Dialadie
ayant reparu, elle avait été guérie de nouveau après avoir
publié sa première guérison, qu'elle avait tenue secrète
auparavant. Ce n'est pas ainsi, on le sait, que les saints ont
coutume d'agir. Marie iui apparut plus tard pendant la
nuit, mais tout à fait sous la forme d'un revenant ou d'un
lutin. Quinze témoins déclarèrent qu'ils avaient entendu
dire à Marie que dès l'àgc de cinq ans elle était stigmati-
sée , et qu'elle l'avait tenu caché jusqu'à sa trentième an-
née. Mais la chose ayant été connue par hasard, elle avait
obtenu de Dieu par ses prières qu'il lui ôtàt cette faveur;
cependant les stigmates avaient reparu à Goleville. Elle
prétendait être conlimiclloment en rapport avec les anges
LA VOLUPTÉ SOUS LE MASQUE DE LA SAmTETÉ. 203
et les saints, et recevoir souvent de leurs mains la commu-
nion. Certaines lumières que l'on voyait quelquefois au-
tour d'elle semblaient confirmer la vérité de ses déclara-
tions. Elle était avec cela possédée de temps en temps, et
plusieurs témoins déclarèrent l'avoir vue traînée dans sa
chambre et enlevée à trois pieds de haut malgré elle. On
entendait souvent des coups tomber sur elle, et l'on trou-
vait sur son dos et sur ses épaules les traces qu'ils avaient
laissées. Un jour, comme elle s'était croisé les pieds, quatre
hommes ne purent les ôter de cette position; et quand
elle ^t revenue à elle , elle rapporta des choses qui s'é-
taient passées au loin. La présence des reliques et de la
sainte eucharistie la renversait à terre , et lui arrachait des
cris affreux.
Tout cela n'était, à ce qu'il paraît, qu'un voile pour
couvrir ses relations criminelles avec Saulnier. Celui-ci
jouissait, de son côté, de la meilleure réputation; il van-
tait dans ses sermons les dons sublimes et les qualités
merveilleuses de Marie, et les mettait au-dessus de tout ce
que l'on rapporte des plus grands saints. Le médecin De
Saint -André , assistant une fois dans la sacristie à l'un de
ses sermons, l'entendit élever Marie au-dessus de tous les
saints du paradis et même au -dessus des saints de l'ordre
auquel il appartenait. Elle ne faisait encore que commencer
* à exciter l'attention publique. Le médecin lui fit observer
que tout cela pouvait bien venir chez elle d'une imagina-
tion malade, ou du désir de faire parler d'elle; mais ses
observations furent très-mal reçues de Saulnier. Il n'ac-
cueillit pas mieux la proposition de la faire. examiner par
une commission d'hommes libres de tout préjugé et de
tout esprit de parti, ou bien de la placer dans un couvent.
204 LA VOLUPTÉ SOUS LE MASQUE DE LA SAINTETÉ.
SOUS la surveillance de l'évêque et de ses grands vicaires.
Cependant le clergé du lieu ne croyait point à la sainteté
de cette femme; et la chose resta indécise pendant plu-
sieurs années, jusqu'à ce qu'enfin la jalousie amena une
crise et découvrit la vérité.
Saulnier, qui avait entretenu auparavant un commerce
criminel avec une autre pénitente, Catherine Bedet, et y
avait ensuite renoncé^ fut accusé par elle de lui avoir
donné à garder quarante hosties (elle ne savait pas si
elles étaient consacrées ou non), et d'avoir abusé d'elle
à cette occasion en présence de Marie; puis, plu^tard ,
la croyant enceinte, il lui avait donné un breuvage pour
la faire avorter. Elle ajouta qu'elle était certaine qu'il
entretenait des relations du même genre avec Marie, et
qu'elle en avait été témoin elle-même plusieurs fois. Les
tribunaux crurent devoir s'occuper de cette affaire, et
ordonnèrent de mettre en prison les parties intéressées.
Saulnier se retira dans un couvent de son ordre, et fit dire
de là qu'il était disposé à se présenter devant les juges;
mais il ne parut point. Avant que Saulnier se fût éloi-
gné, on avait conduit Marie à l'hôpital; et là, en pré-
sence de plusieurs ecclésiastiques, elle avait accusé en face
Saulnier d'avoir employé la violence pour la perdre. Le
carme lui ayant répondu que c'était le diable qui parlait
ainsi par sa bouche , elle lui dit qu'elle ne connaissait
point d'autre diable que lui. Elle recoimut ensuite qu'elle
avait trompé Saulnier et tous les autres; qu'elle avait
feint d'être possédée, et que les coups qu'on avait enten-
dus, c'était elle qui se les était donnés. Cependant elle
rétracta plus tard tous ses aveux, en disant que, lors-
qu'elle les avait faits, elle était possédée du démon.
LA VOLUPTÉ SOLS LE 3IASQUE DE LA SAINTETÉ. 205
Serrée de près clans ses interrogatoires, elle fit souvent
des réponses ridicules ou contradictoires, et refusa à la fin
de donner aucune explication. Les informations que l'on
prit sur sa vie antérieure prouvèrent qu'elle avait été
souvent coupable de légèreté et même d'hypocrisie et de
mensonge. Un jour que le maître du château de Goleville
distribuait des aumônes, elle désigna un des enfants
présents à cette distribution comme étant Notre - Seigneur
lui-même, et prétendit qu'elle l'avait vu dans une extase.
On finit, après beaucoup de peines, par trouver l'enfant,
et il avoua qu'il avait reçu l'aumône. Des témoins déclarè-
rent qu'ils avaient averti Marie du scandale que donnaient
ses relations avec Saulnier, mais qu'elle n'y avait fait nulle
attention. D'autres les avaient vus souvent ensemble les
portes fermées. Plusieurs femmes déclarèrent que Saulnier
avait voulu les séduire avec des pastilles composées de
cendre, de reliques et d'autres choses. D'après toutes ces
considérations, le tribunal, en janvier 1699, déclara que
les phénomènes prétendus merveilleux étaient de purs
maléfices; et Saulnier fut convaincu de séduction et d'abus
de la confession, comme aussi d'avoir préparé et distribué
des pastilles dans ce but. Marie de la Boucaille fut condam-
née à mort avec lui, comme coupable de sacrilège et d'im-
posture, comme convaincue d'avoir affecté les dehors de la
sainteté, d'avoir fait de faux miracles, d'avoir feint la pos-
session et d'avoir en cet état vomi d'horribles blasphèmes.
Ils devaient d'abord faire tous les deux amende honorable,
et après leur mort leurs corps devaient être brûlés. Saul-
nier se sauva en Angleterre, où il trouva un refuge, et l'on
n'entendit plus parler de lui. Marie, ayant interjeté appel
devant le parlement de Rouen, trouva un défenseur dans
6*
200 LA VOLUPTÉ SOUS LE MASQUE DE LA SAINTETÉ.
le conseiller Crosuille. Le parlement confirma la sentence
contre Saulnier, mais condamna seulement Marie à être
battue de verges. Elle subit sa peine ; mais elle trouva plus
tard un asile, et continua son rôle. [Histoire des pratiques
superstitieuses, par Lebrun, p. i69.)
Le P. Girard Quelque temps plus tard, un scandale du même genre
et
la Cadière. ^^^ pius de bruit encore. Le P. Girard , de la compagnie de
Jésus, recteur du collège de la marine à Toulon, était cé-
lèbre et par la sainteté de sa vie et par son talent comme
prédicateur; et lorsqu'il vint dans cette ville, en 1728, il
eut bientôt un grand nombre de pénitentes , parmi les-
quelles était une femme nommée Cadière. Fille d'un mar-
chand, elle était née en 1709, et avait mené une vie très-
exemplaire jusqu'à l'âge de dix -huit ans, où elle prit le
P. Girard pour son confesseur. D'après ses déclarations ,
il ne se passa rien d'extraordinaire la première année, si ce
n'est qu'il s'occupait d'elle d'une manière toute particu-
lière. Il lui témoigna ensuite toujours plus d'affection, et
lui disait souvent : «Ne voulez-vous pas vous donner à
moi? » Un jour, comme il lui répétait cette question, il
souffla sur elle, ce qui lui fit une telle impression qu'elle se
sentit à l'instant même éprise d'amour pour lui, et lui dit
qu'elle s'abandonnait à lui. 11 lui répondit qu'il s'en ré-
jouissait, et lui annonça que bientôt elle aurait des visions
fréquentes. Il l'envoyait tous les jours communier en di-
verses églises. Elle eut bientôt en effet des visions, maiif
en même temps elle tomba dans un état tel qu'il lui élail
impossible de prier comme à l'ordinaire. Il lui dit, pour
calmer ses scrupules, que la ptière n'était qu'un moyen
d'aller à Dieu, et que, lorsqu'on était arrivé au but, les
moyens étaient inutiles; qu'elle ne devait pas s'inquiéter
l.A VOLIPTE iJOUS LE 31ASQUE DL LA SALMETE. 207
de Faniour qu'elle ressentait pour lui, parce que Dieu vou-
lait qu'ils fussent unis ensemble. Il souffla plusieurs fois sur
elle;, et à chaque fois elle sentit augmenter en elle le feu
qui la consumait.
Elle n'était pas la seule que Girard eût mise en cet état. Il
avait également fasciné la Laugier, la Batarelle^ la Gravier,,
la Alemande, la Reeboul et la Guyol; et il avait chargé
cette dernière de servir de guide aux autres. La Cadière
eut une vision dans laquelle une âme en état de péché
mortel lui fut représentée;, et il lui fut dit en même temps
que, si elle voulait devenir possédée pendant un an, elle la
délivrerait de cet état. Girard ;, à qui elle fit part de cette
vision, lui conseilla d'accepter cette proposition, et l'y con-
traignit malgré sa répugnance. A peine avait-elle, étant
encore dans le confessionnal, récité la formule : «J'accepte,
je me soumets, je me livre et je consens à dire, à faire et à
souffrir tout ce qu'on demandera de moi, «qu'elle sentit tous
ses sens troublés et liés; et elle commença à blasphémer
contre la religion et tous les saints. C'était au commence-
ment de décembre 1729. A partir de ce moment jusqu'au
20 février de l'année suivante, sa possession augmenta
d'une manière sensible, puis elle diminua un peu. Elle
souffrit beaucoup pendant qu'elle dura; et il lui sembla
souvent entendre dire au diable qu'il s'était engagé à faire
du P. Girard un grand prédicateur, à la condition qu'il
lui livrerait autant d'âmes qu'il pourrait. Lorsque ses ac-
cès étaient passés, elle avait des ravissements et des visions
qui semblaient la consoler, quoiqu'il fût certain que tout
cela venait de la même cause.
Comme cet état la réduisit bientôt à la nécessité de gar-
der le lit, Girard eut un prétexte de la visiter souvent et
208 LA VOLUPTÉ SOUS LE MASQUE DE LA SAINTETÉ.
de se renfermer avec elle dans sa chambre. C'est alors
qu'il profita de ses ravissements pour satisfaire ses passions
criminelles. S'en étant aperçue , elle lui exposa ses doutes
et ses inquiétudes à ce sujet. Mais il la rassura en lui di-
sant que c'était la volonté de Dieu, et que ses scrupules
étaient les restes de l'amour -propre qui voulait l'arrêter
dans ses progrès vers la perfection ; que celle-ci consistait
à n'avoir plus aucun désir, à ne se permettre aucun mou-
vement que ceux qui conduisent vers l'état du néant. Elle
éprouva, hélas! pour son malheur, que, lorsque la corrup-
tion se cache sous le manteau de la dévotion et répand sa
contagion sous le voile de la reUgion, le germe du mal que
le péché originel a déposé au fond de l'âme y pousse des
racines profondes, et la livre aux désirs les plus criminels.
Trompée par l'apparence delà piété, elle finit par regarder
comme permises ou indifférentes des choses devant les-
quelles elle aurait autrefois reculé d'horreur. Ce sont là
ses propres déclarations. La chose prit la même tournure
que pour Marie Boucaille , et avec des circonstances plus
révoltantes encore , sur lesquelles il est inutile que nous
nous étendions. Au reste, on peut consulter à ce sujet les
actes originaux qui remplissent dix volumes entiers.
Les choses en étaient à ce point, lorsque la Cadière dit à
son confesseur qu'elle se sentait inspirée d'aller au couvent
de Sainte-Claire à Ollioules , près de Toulon , et Girard y
consentit, après avoir fait quelques difficultés. Elle s'y
rendit aussitôt; mais les rapports entre elle et Girard con-
tinuèrent , soit par des visites fréquentes de la pari de ce-
lui-ci, soit par des lettres qu'ils s'écrivaient mutuellement.
Ces lettres sont contenues dans les actes, et la première
impression qu'on éprouve en les lisant, c'est un doute
LA VOLUPTÉ SOUS LE MASQUE DE LA SAINTETÉ. 209
très-fort sur la sincérité des déclarations faites par la Ca-
dière et que nous venons de consigner ici. Dans les vingt
lettres qu'elle a écrites au P. Girard on n'aperçoit pas le
moindre vestige de relations criminelles , pas un mot qui
y fasse allusion. Elle lui fait part de ce qui se passe en
elle, et l'on voit percer la vanité à travers les paroles d'hu-
milité dont elle se sert. Elle accepte ses avertissements
avec un désir sincère de se montrer toujours sa fille obéis-
sante; mais ici encore un observateur attentif remarque
les symptômes d'un caractère violent et emporté , qui a
peine à se contenir. Quant aux lettres du P. Girard, le
langage est toujours digne et mesuré : souvent il laisse
percer un doute relativement à la vérité des phénomènes
extraordinaires qui se passaient en elle. L'ayant prise un
jour en flagrant délit de mensonge, il en fut profondément
ému. Dans les quinze lettres qu'il lui écrivit on ne trouve
pas non plus une seule allusion à un commerce criminel.
L'une d'elles seulement contient quelques paroles équivo-
ques et imprudentes , qui semblent indiquer un rapport
intime, lequel toutefois pouvait très-bien avoir été pure-
rement spirituel. C'est du moins en ce sens qu'elle le prit
elle-même dans sa réponse.
Au reste, ce n'est pas elle qui écrivait ses lettres; mais
c'étaient ses deux frères, tous deux ecclésiastiques, quoique
le P. Girard les cmt de sa main. La Cadière, voyant bien
que les lettres ne contenaient rien qui pi'it fournir un texte
d'accusation contre le P. Girard, prétendit qu'il avait fal-
sifié les siennes avant de les montrer. Dès les premiers jours
de son arrivée àOUioules, la vie du couvent l'ennuya; et elle
employa tous les moyens pour obtenir de son confesseur
qu'il la laissât revenir chez sa mère. Girard s'y étant op-
210 LA VOLUPTÉ hOUS LE MASQUE DE LA SAINTETÉ.
posé, elle menaça de s'échapper, et elle le fit en effet;, ce
qui indisposa tellement le Père qu'il ne voulut plus la di-
riger. Elle fut donc obligée de chercher un autre directeur.
Elle choisit;, d'après le conseil de ses frères^ le P. Nicolas ,
prieur;, depuis peu de temps ;, du couvent des Carmes,
jeune encore et ennemi personnel des Jésuites. Il se char-
gea, avec le consentement de l'évêquC;, de sa direction. Il
chercha aussitôt à pénétrer jusqu'au fond de sa conscience ,
et elle lui conmiuniqua tout ce que nous venons de voir.
Plus tard elle renouvela ses aveux devant l'évêque^ qui
permit de l'exorciser. Le prieur le fit, et ses stigmates
guérirent aussitôt. Il exorcisa également deux autres péni-
tentes de Girard, chez lesquelles on avait remarqué quel-
ques symptômes de possession;, et elles se trouvèrent
plus calmes.
Cependant la possession de la Cadière reparut au bout
de quelques jours; et dans un de ses accès elle déclara
devant un grand nombre de témoins que le P. Girard était
le démon qui la possédait. Ceci donna des soupçons à l'é-
vêque; de sorte qu'il nomma une commission pour exami-
ner cette affaire , qui avait déjà causé un grand scandale
dans la ville. La commission;, après avoir interrogé les
parties , remit l'affaire aux tribunaux séculiers. Pendant
que l'enquête durait encore^ le roi confia l'instruction du
procès à la chambre haute du parlement d' Aix . Les parties
intéressées comparurent , les témoins furent entendus, des
écrits furent publiés de part et d'autre. Enfin le parle-
ment rendit^ le 1 0 octobre 1731;, un jugement qui déclarait
le P. Girard innocent de tous les crimes qu'on lui imputait,
en le renvoyant toutefois, ainsi que la partie adverse ;, par
devant l'autorité ecclésiastique, à cause des relations cri-
LA VOLUriK .SOLS Lt) iMASQUE DE LA SAliNTETÈ. 211
iiiinelles dont ils étaient accusés. La Caclière fut condam-
née aux frais du procès, et remise à la surveillance de sa
mère. Ses frères et le prieur des Carmes furent acquittés.
Le parlement ordonna qu'on fit une enquête, afin de sa-
voir qui avait publié la procédure, et que l'on détruisît les
écrits qui avaient paru du côté de la Cadière.
Lorsque l'on étudie avec impartialité la procédure, on
reconnaît la justice de cette sentence. Le P. Girard nia tous
les chefs d'accusation avec l'accent de la vérité, et avoua
seulement que huit ou neuf fois il s'était renfermé dans la
chambre de la Cadière , pour examiner les phénomènes
extraordinaires qu'elle prétendait éprouver, dans la crainte
qu'ils ne vinssent à la connaissance du public. Aucune autre
accusation ne fut portée contre lui par les témoins dans
tout le cours du procès, quoique quelques circonstances
parussent fortifier les soupçons qu'il avait éveillés en se
renfermant ainsi avec sa pénitente. La Cadière, de son
côté, ne put être convaincue d'impostm*e préméditée; mais
la contradiction de ses aveux leur ôtait toute autorité. En
effet, après avoir accusé le P., Girard et répété plusieurs
fois cette accusation dans ses interrogatoires , elle déclara
tout à coup le contraire de ce qu'elle avait dit jusque-là, et
reconnut que le P. Girard l'avait toujours conduite dans
les voies de la plus haute perfection , et qu'elle n'avait ja-
mais remarqué en lui aucun sentiment déréglé à son
égard; que ses soupçons n'avaient commencé que lors-
qu'elle avait pris le P. Nicolas pour son directeur; que ce
Père lui avait représenté comme abominables les rapports
simples et pieux à la foi qui avaient eu heu entre elle et
le P. Girard, et prétendu qu'il l'avait ensorcelée: qu'il
lui avait ensuite persuadé de porter plainte et de se laisser
212 LA VOLUPTÉ SOUS LE MASQUE DE LA SAINTETÉ.
exorciser, ce qui n'avait fait que la troubler davantage.
Quant à ses visions et ses révélations , elle dit qu'après y
avoir bien réfléchi elle était convaincue que ses jeiines,
ses mortifications et la lecture d'un grand nombre de
livres mystiques dont elle faisait ses délices avaient exalté
son imagination, et lui en avaient fait prendre les fantô-
mes pour des réalités. Elle avait eu souvent une plaie au
côté et une autre aux pieds; et comme elle avait toujours
désiré ardemment les stigmates, elle avait pris pour eux
ces plaies. Elle souffrait aussi depuis sa première jeunesse
d'un mal qui lui donnait des crampes aux mains et aux
pieds, et dont elle ignorait l'origine.
Cette déclaration, dans laquelle elle persista pendant
douze jours et qu'elle rétracta ensuite comme lui ayant été
arrachée par un breuvage magique, nous donne la clef de
cette affaire si embrouillée. Une division profonde, on le
voit, partageait en deux moitiés, pour ainsi dire, l'être tout
entier de cette pauvre femme, et, parvenue à son apogée,
produisait en elle cette alternative de possession et d'ex-
tase. Cet état était l'effet d'une disposition naturelle, jointe
à son genre de vie. Dans ses visions lumineuses, le P. Gi-
rard , d'après ses propres aveux , lui apparaissait comme
un homme comblé des faveurs divines, et les répandant
à grands flots sur les âmes qu'il dirigeait. Dans ses visions
ténébreuses, au contraire, il lui apparaissait comme un
démon qui sème partout la malédiction et la ruine. Il de-
vait donc alors manifester sa présence surtout dans le do-
maine des affections et des instincts sensibles; d'autant
plus que le P. Girard pouvait bien avoir ressenti au fond
de son cœur quelques mouvements désordonnés qu'elle
avait aperçus dans l'état de clairvoyance où elle était, et
LA VOLUPTÉ SOUS LE MASQUE DE LA SAINTETÉ. 213
qui se reflétaient ensuite dans ses visions. Puis, lorsqu'elle
avait été ainsi tourmentée pendant quelque temps, d'autres
visions d'un genre tout opposé se présentaient à elle, et lui
donnaient quelques instants de repos. Partagée amsi entre
la lumière et les ténèbres, elle le voyait partagé également
en un côté lumineux et un côté ténébreux; de sorte qu'à
la fin elle ne savait plus que penser de lui ni de ses rap-
ports avec elle. La division de son être devait devenir tou-
jours plus profonde encore dans le déplorable état où elle
se trouvait.
Cet état dura tant que Girard fut son confesseur. Mais
lorsque, inquiet des symptômes qui trahissaient cette lutte
intérieure, il eut rompu avec elle; lorsque son nouveau
directeur chercha à pénétrer les mystères de sa conscience
avec cette fougue et cette précipitation que l'on trouve si
souvent dans les jeunes gens quand ils poursuivent avec
ardeur une opinion préconçue, un éclat était inévitable.
Le P. Nicolas réveilla en elle ses anciens doutes et tous ces
souvenirs confus qui l'avaient obsédée plus d'une fois. Par
ses questions, qui portèrent l'effroi dans son âme, il leur
donna plus de consistance; et c'est ainsi qu'ils devinrent
pour elle des choses claires et certaines, et fournirent la
base de son accusation. Puis, lorsque ses moments lumi-
neux revenaient, elle rétractait ses aveux, pour les renou-
veler ensuite lorsqu'elle retombait dans ses ténèbres. C'est
là, à notre avis, la manière la plus naturelle d'expliquer
cette malheureuse affaire, que compliquèrent à cette époque
les préjugés aveugles dont l'ordre des Jésuites était l'objet.
Il n'est donc pas nécessaire de supposer, d'un côté, une
aussi épouvantable perversité dans un homme dont la vie
et la réputation ont toujours été irréprochables, et qui ap-
214 LA VOiAiPTL \^W^ LL MASQUL DE LA S^AINTETE.
partenait à une société extrêmement sévère en ce point;
de l'autre ;, chez une jeune fille de vingt et un ans et chez
^ous ses parents une calomnie aussi affreuse. Mais elle de-
vait en tous cas expier la légèreté et la vanité avec les-
quelles elle s'était livrée à ses illusions; et lui^ de son côté,
devait payer son imprévoyance, et être puni pour n'avoir
pas tenu compte de la défense absolue que fait saint Ignace
à tous les membres de sa compagnie de se renfermer, sous
aucun prétexte que ce soit, avec une femme. Tous deux
sont un exemple et un avertissement; elle, pour toutes les
femmes qui suivent de bonne foi les mêmes voies, afin
qu'elles se gardent avec soin des illusions auxquelles la
vanité les expose; lui, pour tous les religieux et pour tous
les prêtres, afin qu'ils n'aient de rapport avec les femmes
qui sont en cet état qu'en présence de témoins, afin qu'ils
ne s'imaginent pas que l'âge, la maladie ou quelque
autre circonstance puisse les mettre en garde contre
eux-mêmes, et les prémunir contre les soupçons dont ces
femmes sont toujours plus ou moins l'objet. Le P. Girard
avait plus de cinquante ans; il était laid et sourd d'une
oreille.
Si déjà les cas les plus simples, dans lesquels l'extase ou
la possession se produit seule, exigent des précautions ex-
trêmes, beaucoup de jugement et une connaissance pro-
fonde du cœur humain, ces choses sont cent fois plus né-
cessaires encore dans les cas plus compliqués, où ces deux
états se succèdent et se produisent à la manière d'une fièvre
intermittente. Il peut arriver que dans ces cas le ciel se
serve de l'enfer pour purifier une âme par la douleur. Mais
il peut arriver aussi que l'esprit de l'abîme, apparais-
sant tantôt sous la forme ténébreuse qui lui est j>ropre ,
LA. VOLUPTÉ SOUS LE MASQUE DE LA SAINTETÉ. 215
tantôt sous le masque d'un ange de lumière^ essaie de la
faire tomber dans ses pièges. Les épouvantes de l'abîme
s'unissent alors à la lueur éblouissante d'en haut; les
périls se multiplient dans une effrayante proportion; le
mensonge se reflète dans la vérité, le vke dans la vertu,
la mort dans la vie, le désespoir dans les délices des
consolations spirituelles. L'esprit, perdant sa base, ne sait
plus que penser, ni sur quoi s'appuyer. Un tourbillon de
doutes, de pensées obscures et confuses s'agite autour de
l'âme, et après l'avoir entraînée entraîne souvent avec
elle tous ceux qui approchent d'elle sans précaution. Les
faits du genre de celui que nous venons de raconter doi-
vent donc être sérieusement étudiés par tous ceux que leur
étal expose aux mêmes dangers; et les avertissements qu'ils
renferment s'appliquent aussi à ceux qui s'occupent de ces
états dans un but scientifique, Ceux-ci ont autant et plus,
pour ainsi dire, que les premiers besoin d'apporter la plus
grande prudence dans l'étude et l'examen qu'ils en font. Les
scandales du passé se renouvelleront plus d'une fois encore
dans l'avenir. Les contradicteurs les attendent avec sécu-
rité, et la confiance excessive de l'homme en soi-même ne
les rend malheureusement que trop fréquents. C'est une
raison pour tous, et particuhèrement pour les jeunes prê-
tres, de se prémunir avec soin contre ces sortes de cas, de
veiller constamment sur eux-mêmes, afin d'éviter des scan-
dales qui ont toujours des effets si pernicieux.
216 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON.
CHAPITRE XIV
Du pacte avec le démon. L'union avec le démon produite par le péché
originel a été détruite par la rédemption. Des causes qui unissent
l'homme au démon. Chaque passion a son démon particulier. Des
sept filles de Satan. De la pauvreté et des autres nécessités de la vie.
Deux personnes morales peuvent s'unir dans un but
commun , parce que chacune , étant libre, peut faire usage
de sa liberté pour s'associer à une autre. Mais lorsque ces
deux personnes appartiennent à des régions différentes , il
doit y avoir en chacune d'elles un point de contact par où
elles puissent s'unir, c'est-à-dire que chacune doit avoir
certaines dispositions analogues à celles de l'autre. Si dans
ce rapport l'être le plus élevé est un esprit mauvais, l'ac-
cord ne peut se faire que dans le mal , comme il ne peut se
faire que dans le bien lorsque l'être le plus élevé est un
esprit lumineux. Nous avons vu déjà que le penchant au
mal dans l'homme est l'effet du péché originel. Celui-ci a
rendu non -seulement possible, mais encore véritable et
réelle l'union de l'homme avec le démon. En effet, le pre-
mier ayant introduit le germe du mal dans les trois régions
de son être, toute sa race est devenue sujette à la conta-
gion du mauvais esprit et obsédée par lui , de même que
son corps, en laissant pénétrer en lui le germe de la mort,
est devenu par là même accessible au mal physique.
1/ homme se trouve donc obsédé par ce double mal.
L'ancienne loi ne fut, pour ainsi dire, qu'un exorcisme
continuel, ayant pour but de détruire cette obsession.
Mais la rédemption a brisé enfin ces liens funestes et réha-
bilité le genre humain; de sorte que l'union avec le démon
DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON. 217
n'est plus pour nous une condition de notre existence;
rendus à nous-mêmes , ce n'est plus que par un acte libre
de notre volonté que nous pouvons renouer les liens brisés
par le Christ. Aussi ^ l'œuvre de la rédemption devait com-
mencer par une nouvelle tentation^ semblable en tout à
la première; et le démon ^ avant la rupture de l'ancien
pacte, devait essayer d'en contracter un nouveau avec celui
qui n'avait point été impliqué dans le premier. C'est pour
cela que Te tentateur, s'approchant du Chdst , sur lequel il
ne possédait aucun droit, chercha s'il ne trouverait point
chez lui, en bas, en haut ou dans la région intermédiaire
de son être, un endroit faible où il pût pénétrer, afin
d'acquérir sur lui un nouveau droit. C'est pour cela que
dans le désert il tenta sa sensualité après un jeûne de qua-
rante jours, et lui dit en lui présentant une pierre : (c Si
vous êtes le Fils de Dieu , dites que ces pierres deviennent
du pain. » Si, par impossible, le Christ l'avait écouté^ il
aurait fait de ces pierres quelque chose de vivant , mais il
se serait trouvé impliqué dans le pacte avec le démon; il
aurait rompu le pain avec lui , comme Adam avait mangé
le fruit défendu. En répondant au démon : « L'homme ne
vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui pro-
cède de la bouche de Dieu, )> il écarta la tentation, et nous
mérita à nous - mêmes la force nécessaire pour en
triompher.
Le diable, voyant qu'il ne pouvait le vaincre par la sen-
sualité, l'attaqua d'un autre côté, et, s'adressantà sa vo-
lonté, il le porta sur le sommet du Temple en lui disant : Si
vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas, car il est écrit :
« 11 a chargé ses anges de veiller sur vous ; et ils vous porte-
ront dans leurs mains, de peur que votre pied ne heurte ur:e
IV. 7
218 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON.
pierre. » Il espérait que le Christ, séduit par ces paroles,
tenterait Dieu dans un orgueil présomptueux, et que, de-
venant ainsi indigne de l'accomplissement des promesses,
il unirait sa volonté à la sienne. Mais le Christ, en répon-
dant au démon : « Il est écrit : Tu ne tenteras point le Sei-
gneur ton Dieu , » repoussa cette seconde attaque , et
trompa ainsi l'ennemi du genre humain. Cependant il ne
se tint pas encore pour vaincu, et montrant au Christ, du
haut d'une montagne, tous les royaumes de la terre, il lui
dit : K Je vous donnerai toute cette puissance et toute cette
gloire, car elles m'ont été données, et je les donne à qui je
veux; si donc vous voulez m'adorer, tout cela est à vous. »
Il s'adressait à l'esprit, n'ayant pu vaincre ni la partie sen-
sible ni la volonté; il espérait qu'il se détournerait de Dieu
par l'infidélité , et se rendrait esclave de la créature en se
prosternant devant elle. Cette adoration devait compléter
l'œuvre essayée dans les deux premières tentations, et
consommer l'union du genre humain avec le mal. Mais
le Christ vainquit une troisième fois le tentateur en Ini
disant : « Il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et
ne serviras que lui. » Le diable alors se retira, et les anges
vinrent le servir.
Le Christ déposa ainsi au milieu du genre humain un
nouveau genre de vie. Quiconque fait ce qu'il a fait et rat-
tache à lui son être tout entier est uni en lui avec Dieu;
et les mauvais esprits s'éloignent de lui à mesure que les
bons s'en approchent davantage. Mais l'homme est encore
libre aujourd'hui comme il l'était avant la rédemption. 11
peut donc toujours, tant qu'il vit ici -bas, se tourner
d'un autre côté, et rendre inutile ce que le Christ a fait
pour tous. Il s'engage, en ce cas, de propos délibéré^
DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON. 219
dans les voies de cette ascèse diabolique dont nous venons
d'étudier les moyens et les formes. Lié au démon par des
rapports plus ou moins intimes, il ne lui faut plus qu'une
excitation un peu forte pour éveiller en son cœur le désir
de s'unir à lui plus étroitement encore. C'est alors que
survient cette lamentable catastrophe qui est la contre-
partie des fiançailles avec Notre-Seigneur^, lesquelles nous
avons eu occasion de constater dans la vie d'un grand
nombre de saints. Le démon ^ qui jusque-là avait agi
d'une manière cachée dans ces hommes criminels, fait à
leur égard ce qu'il fit autrefois avec le Christ dans le
désert; il les éprouve, il les tente; et s'il trouve en eux
un point d'appui pour ses opérations, il entre avec eux
dans un rapport plus intime. L'ascèse dont nous avons
suivi jusqu'ici les degrés ne conduit que trop sûrement à
ce funeste résuhat. Mais ce moyen n'est pas le seul par
lequel l'homme puisse s'unir avec le diable. Il en est
d'autres que beaucoup préfèrent, dans l'espérance d'arri-
ver plus promptement à ce but. Nous allons jeter un coup
d'oeil sur ces moyens avant de parler du pacte formel par
lequel l'homme s'engage envers les puissances de l'enfer.
Chaque passion est, d'après Origène, dans un rapport
particulier et mystérieux avec un démon. Chacune a son
contre-poids dans une autre qui lui est opposée , et toutes
ensemble se font équilibre par leur action -réciproque. Si
l'homme , suivant les lumières de la raison et celles de la
rehgion , les conserve à l'aide d'une discipline sévère dans
cette température moyenne, il ne prête plus aussi facile-
ment le flanc aux puissances invisibles, et n'est plus aussi
exposé à leurs pernicieuses influences. L'homme moral se
trouve à l'égard de celles-ci à peu près dans le même rap-
220 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON.
port que l'homme physique à l'égard de la nature qui
l'environne. La nature limite l'homme de toutes parts ;
elle est pour lui comme les deux rives entre lesquelles
coule un fleuve impétueux. Cependant elle ne fait que
glisser pour ainsi dire sur lui , et ne peut pénétrer dans son
intérieur qu'autant qu'il lui en ouvre l'accès. Mais si quel-
que maladie vient à déranger l'équilibre de l'organisme,
celui-ci entre dans un tout autre rapport avec elle, et l'on
voit dès lors se révéler des sympathies et des antipathies ,
qui parcourent en quelque sorte tous les éléments, jus-
qu'à la lune et au soleil. Il en est ainsi de l'âme lorsqu'une
passion, s'élevant au-dessus de la température ordinaire,
se soustrait à la discipline supérieure qui la retenait dans
de justes bornes , et pousse avec violence tout le reste dans
sa direction. Rien ne trouble aussi promptement la paix
du cœur que ces mouvements passionnés qui divisent
toutes les puissances de l'àme , à peu près comme le mou-
vement physique , le frottement par exemple , divise les
forces de la nature, et développe en elles une action ma-
gnétique et électrique. L'âme, bouleversée dans ses régions
inférieures, et oscillant autour de son centre de gravité,
devient facilement comme une sorte d'aimant spirituel qui
se tourne vers les royaumes invisibles , attirée de ce côté
par une affinité secrète et mystérieuse. Ces régions invi-
sibles sont partagées entre les bons et les mauvais esprits ;
et aucun pacte, aucune union ne peut avoir lieu entre les
uns et les autres, parce qu'ils sont essentiellement oppo-
sés. Mais l'âme humaine se trouve dans un état intermé-
diaire. Chez elle, le bien et le mal ne sont point séparés
par un abîme infranchissable , et elle peut passer de l'un
à l'autre, et participer ainsi à la nature des bons et des
DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON. 221
mauvais esprits j, selon le choix qu'elle a fait. La culture
des passions est donc une partie essentielle de la vie ascé-
tique;, de celle qui conduit à la lumière lorsqu'elles sont
bien réglées, de celle qui conduit à l'abîme lorsqu'elles
s'affranchissent du joug et s'abandonnent à leur impétuo-
sité.
Une ancienne allégorie raconte que l'idée vint un jour
au diable de prendre femme , afin de propager sa race. Il
s'adressa donc à l'Impiété, et, après l'avoir épousée, il en
eut sept filles. Lorsque celles-ci furent arrivées à l'âge
nubile, il fut d'avis de les marier aux hommes, pour ga-
gner l'amitié de ceux-ci. Il donna l'aînée, l'Orgueil , aux
puissants sur la terre , aux nobles , à ceux qui se distinguent
des autres par leurs fonctions, leur position ou la consi-
dération dont ils jouissent. Il maria la seconde, l'Avarice,
aut riches, aux marchands et aux banquiers. Il donna la
troisième, la Déloyauté, aux paysans, aux artisans, aux
mercenaires et aux hommes du peuple , et l'Hypocrisie aux
prêtres qui affectent une sainteté qu'ils n'ont pas. Il donna
l'Envie aux artistes, La Vanité fut naturellement le par-
tage des femmes. Il lui restait encore la septième, à savoir
l'Impureté. Il chercha à qui il la donnerait bien; mais,
réflexion faite , il se décida à la garder chez lui , pour que
chacun put venir la chercher, s'il désirait l'avoir. En pre-
nant ce parti, il comptait avoir un grand nombre de de-
mandes et de visites, et il ne fut pas trompé dans ses cal-
culs, comme l'expérience l'a montré depuis.
Cette allégorie n'est, hélas! que trop vraie. Les autres
passions et les vices qu'elles engendrent s'attachent parti-
culièrement à certains états, tandis que la volupté est com-
mune à tous. C'est par le plaisir des sens que le péché est
222 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMOIN.
entre dans le monde; c'est lui encore qui s'éveille le pre-
mier dans l'homme^ et le pousse à s'unir plus intimement
avec le démon , pour chercher auprès de lui les moyens
de satisfaire ses mauvais désirs en ce genre. Lorsque la
volupté^ s' allumant au fond du cœur_, pénètre jusqu'à la
moelle des os et s'empare de toutes les puissances; si elle
rencontre quelque obstacle extérieur qui l'empêche de
goûter la satisfaction passagère qu'elle recherche ; surtout
si la jalousie lui communique encore ses fureurs, elle ne
se possède plus; elle n'est plus occupée que des moyens
d'arriver, coûte que coûte, à son but. C'est alors qu'une
voix perfide lui souffle que le moyen le plus court et le
plus sûr de l'atteindre est d'avoir recours aux puissances
invisibles; et de cette simple pensée à la résolution de
l'exécuter il n'y a qu'un pas.
Ceci est vrai pour les deux sexes , mais plus encore pour
le sexe féminin. L'homme, en effet , est destiné à l'action;
il n'attend pas qu'on lui donne ce qu'il désire, mais il le
prend ou va le chercher lui-même. Il a donc plus de faci-
lité pour se satisfaire par les moyens ordinaires, plus de
force et d'audace pour lutter contre les obstacles. 11 cherche
dans la volupté , comme dans toutes ses autres passions ,
avec énergie et violence, l'objet vers lequel il se sent attiré.
La femme, au contraire, attend avec patience ce qu'elle
désire. Elle a le sentiment de sa faiblesse; elle ne recule
pas devant les difficultés, bien au contraire; mais au lieu
de chercher à renverser par la force l'obstacle qui l'arrête,
elle le tourne par la ruse, ou attend avec opiniâtreté qu'il
disparaisse. Si avec tout cela elle ne peut arriver à son but,
elle cède facilement à la tentation de demander aux puis-
sances infernales la force qui lui manque. Plus mobile
DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON. 223
d'ailleurs que l'homme, elle est aussi plus légère el plus
profondément émue par ses passions ; et celles-ci^ une fois
déchaînées^ rentrent plus difficilement et plus tard dans
leur lit. De plus^, comme l'imagination domine chez elle,
elle est plus accessible aux illusions , et plus disposée par
conséquent à céder aux suggestions du démon. Aussi
voyons-nous que le nombre des femmes qui sont tombées
de cette manière dans l'abîme est bien plus grand que
celui des hommes. Comme enfin la femme penche toujours
vers les extrêmes, et passe facilement de l'amour à la
haine, cette dernière passion la pousse souvent dans ces
voies ténébreuses, la jalousie surtout, qui, voulant d'un
côté se venger d'un rival ou d'un ennemi, et de l'autre
arrêtée par le sentiment de son impuissance, a recours an
démon, et cherche à s'inspirer de ses fureurs.
Si la croyance que le démon peut donner la puissance
aux faibles, la beauté à ceux qui sont laids, la gloire à ceux
qui sont méprisés, l'amour en retour à ceux qui aiment, la
vengeance à ceux qui ont été blessés ou humiliés, la satis-
faction de leurs désirs aux voluptueux , a livré au démon
bien des âmes , il doit de nombreuses conquêtes aussi à
cette opinion qu'il peut donner la richesse aux pauvres et
consoler les affligés. Ici c'est moins le sexe que la pro-
fession qui établit une différence. En effet, les riches, qui
nagent dans l'abondance, n'ont rien à désirer de ce côté;
et c'est bien plutôt l'orgueil et la volupté qui les jettent
dans les bras du démon. Mais dans les classes inférieures
la pauvreté peut produire le même résultat, en poussant
au désespoir. Lorsque l'homme a été une grande partie de
sa vie privé du nécessaire et obligé de lutter nuit et jour
contre l'indigence; lorsqu'aux soucis inséparables de la dé-
224 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON.
tresse viennent encore s'ajouter des peines intérieures de
toute sorte, ou des maladies et des douleurs qui brisent le
corps, faul-il s'étonner que, succombant sous le faix, et
ne voyant nulle part de consolation pour lui , il tombe
dans le désespoir, et cherche du secours auprès de celui
qu'il croit possesseur de grands trésors ou médecin de
tous les maux? Aussi les procès de sorcellerie sont -ils
pleins de cas où ce motif a été le commencement du mal.
En vain l'expérience dit-elle qu'il n'y a point d'état plus
misérable ni plus affreux que celui où tombent ceux qui
livrent ainsi leur âme au démon; l'expérience ne corrige
et n'arrête personne. De grands trésors ont été prodigués
de cette manière, et pourtant on ne peut citer un seul
homme qu'ils aient enrichi. C'est pour cela que de très-
bonne heure déjà on a cru que l'argent donné parle diable
n'est pas réel, et qu'il n'a de valeur que dans les régions où
1 a été fabriqué, mais qu'il n'en a plus dans le monde de
la réalité et qu'il se change en boue. Il y a beaucoup de
récits de ce genre dans les procès de sorcellerie. Remy
parle d'un berger nommé Sennel, qui, après avoir reçu
du diable un sac d'argent, l'emporte chez lui, et n'y trouve
que des têts et des charbons. Chez Catherine de Metz, c'est
de la fiente de porc; chez d'autres, ce sont des feuilles
d'arbre ou de la paille. Jeanne de Bann trouve un florin
d'or enveloppé dans du papier, comme le diable le lui
avait dit; mais lorsqu'elle veut le montrer à son mari^ ce
n'est plus qu'un denier rouillé. Parmi les neuf cents cas
qui ont passé sous les yeux de Remy, il n'en a connu qu'un
seul, celui de C. Ruffa de Bell, près de la Moselle, où le
diable ait donné de la monnaie véritable; encore n'était-ce
que trois deniers. « Tout cela m'a été donné, et je le donne
DU PACTE FORMEL AVEC Lt DÉMON. 225
à qui je veux, » a dit ce fanfaron. Mais au fond il n'a
que ce que lui donne le mal et le péché, et ce qu'il a
ainsi, il ne le donne pas; c'est l'homme qui se le donne
à soi-même en péchant. Ce prince du royaume des té-
nèbres a inventé un papier qui n'a de valeur qu'autant
qu'il a de crédit lui-même. C'est avec ce papier qu'il tient
la banque; et c'est avec ce papier que l'on joue, parce
que, au dedans de ce cercle, il est un objet de cupidité,
comme la monnaie sonnante ici-bas.
Outre ces passions dont nous venons de parler, toutes
les autres peuvent encore, lorsque l'homme en abuse,
servir de lien entre lui et le démon, ou le disposer à cette
horrible union. « Le diable, dit Jean de Rupescissa, sait à
qui il doit présenter le plaisir qui flatte le palais, à qui il
faut donner le poison de l'envie, à qui il faut offrir l'at-
trait de la cupidité ou de la volupté. Il sait qui il faut sé-
duire par la joie, ou troubler par la tristesse, ou égarer
par l'erreur; et pour nuire il cherche avec soin l'endroit
faible de chacun. Mais ceux auxquels il s'adresse de préfé-
rence, ce sont les hommes enflés par leur savoir, bien sûr
qu'ils pourront avec peine échapper à ses pièges. » Ceci
est vrai non-seulement quant aux rapports généraux de
la nature humaine à l'égard du mauvais principe, mais
encore pour ces relations intimes dont nous parlons. Le
savoir orgueilleux, même lorsqu'il est acquis légitime-
ment, est déjà un savoir diabolique , et par conséquent
une pure ignorance, puisqu'il ne sait pas qu'en croyant
se posséder soi-même il est dans la vérité possédé par le
démon; mais lorsqu'il est dirigé vers les régions infé-
rieures, il conduit à cette science proprement satanique
qui, considérant le démon comme la source de tout savoir^
226 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON.
cherche à s'unir plus intimement avec lui, afin de pouvoir
mettre la main sur ce trésor caché dont il est le possesseur.
D'autres fois, c'est l'ambition et la soif du pouvoir qui
pousse l'homme à choisir pour son maître le prince de ce
monde, comme dépositaire de la puissance et dispensa-
teur de la gloire, afin de pouvoir acquérir par lui ce qu'il
peut en avoir autrement, comme cela est arrivé à Faust.
Celui qui cherche de cette manière à s'unir avec le prin-
cipe du mal fait jusqu'à un certain point partie de cette
cité dont il est le chef; il est déjà, en vertu d'un pacte se-
cret, membre de son corps mystique. Un intérêt commun
lie le serviteur au maître : l'un veut le mal, l'autre l'exé-
cute; de sorte que la faiblesse de l'un s'appuie sur la force
de l'autre. Ce même intérêt le retient dans la société du
diable, et le conduit de degré en degré jusqu'au fond de
l'abîme. Il n'était au commencement attaché à ce royaume
que comme allié ; mais à la fin il y acquiert l'indigénat et
le droit de cité par un pacte formel avec le démon.
CHAPITRE XV
Du pacte formel avec le démon et de ses différentes formes. Le pacte
avec le démon est la contre-partie des promesses du baptême. Des
différentes formes de ce pacte. Une tierce personne sert quelquefois
d'intermédiaire. Histoire d'un gentilhomme de Liège. Des asso-
ciations déjà existantes reçoivent des disciples. Des pactes faits avec
le démon dans la possession ou la clairvoyance.
Quiconque veut faire partie d'un état politique doit se
soumettre aux lois qui le gouvernent. II prend sur lui des
devoirs en échange des droits qu'il reçoit, et s'engage à
certaines redevances envers le chef de l'État, afin d'obte-
DV PACTE FORMEL AVEC LE DÉMO^ . 227
nir sa protection et son appui. 11 en est ainsi pour celui qui
entre dans cette communion des méchants^, laquelle est la
contre-partie de la communion des saints^ et partage avec
cette dernière l'empire de ce monde depuis que la con-
naissance du bien et du mal a divisé celui-ci en lumière,
et en ténèbres. C'est dans le baptême que l'homme s'en-
gage par un pacte formel envers le chef de la cité de Dieu^,
et acquiert en celle-ci l'indigénat : il doit donc y avoir
dans la cité du diable un pacte semblable, qui mette
l'homme à l'égard du chef de cette cité dans un rapport
du même genre. C'est ce pacte que Satan osa proposer au
Christ lorsqu'il lui dit : « Tout cela vous appartiendra, si
vous voulez vous prosterner devant moi et m' adorer. »
C'est la forme du contrat que les jurisconsultes nomment
tacite. Do ut des ; fado ut facias. Do ut facias ; facio ut des.
Je te donne les richesses, les plaisirs, la gloire, la puis-
sance, la science, si tu veux renoncer à Dieu et m' appar-
tenir. C'est un contrat illusoire des deux côtés; et quoique
par ses résultats il rende l'homme esclave du démon, il est
cependant nul en soi, et peut être rompu par l'Église.
L'un, en effet, promet ce qui ne lui appartient pas;
l'autre promet en retour ce qu'il n'est pas en état de don-
ner dans le vrai sens du mot. Ce pacte est conclu à la con-
dition que l'un se donne, et que l'autre se laisse. Satan ne
promet pas à tous indistinctement tout ce qu'il peut don-
ner ; mais il promet à chacun d'autant plus que chacun lui
donnera davantage. Ce pacte se fait aussi avec de certaines
formalités que nous allons étudier ici.
Et d'abord, il n'est pas nécessaire que les deux parties
soient présentes : l'affaire peut-être traitée par écrit. Ainsi
les magiciens de Nantes qui furent jugés à Paris vers
228 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON.
la fin du xvie siècle avaient écrit un livre de magie pour
le porter aux sibylles de la grotte de Nurcie, qu'ils regar-
daient comme étant à la tête de tous les arts magiques.
Leur requête était conçue en ces termes. Ils priaient les
nobles dames de consacrer ces livres magiques, afin que
les mauvais esprits fussent toujours à leur disposition par
suite des conjurations renfermées dans ces livres. Ils de-
vaient, sur leur appel, leur apparaître sans aucun danger
pour eux, sous la forme d'un bel homme, sans qu'ils eus-
sent besoin de tracer autour d'eux un cercle magique, soit
à la maison, soit au dehors. Les sibylles devaient en second
lieu appliquer leurs sceaux sur ces livres (ceux-ci étaient
au nombre de trois) afin qu'ils pussent commander avec
plus d'empire aux esprits. Elles devaient en troisième lieu
les garantir des recherches et des châtiments des tribunaux .
Quatrièmement, elles devaient leur obtenir la faveur des
princes, et les rendre heureux au jeu toutes les fois qu'ils
le demanderaient. Cinquièmement, elles devaient empê-
cher leurs ennemis de leur nuire. Eux promettaient de leur
côté de reconnaître et d'honorer éternellement ces sibylles
comme leurs maîtresses, de leur ofîrir chaque année, au
jour anniversaire de la dédicace de ces livres, et cela pen-
dant toute leur vie, une àme, soit en tuant et en immolant
quelqu'un, soit en l'initiant aux mêmes mystères , mais
à la condition toutefois que les sibylles tiendraient leurs
promesses. Il paraît , ou qu'elles n'acceptèrent point ces
conditions, ou qu'elles ne remplirent point leurs enga-
gements, du moins pour ce qui concerne le dernier article,
puisque ceux qui leur avaient fait ces propositions furent
brilles avec leurs livres. (Crespetus, de Odio Satanœ ,
dise. 15.)
nu PACTE l'ORMKL AVEC LE DÉMON. 229
Quelquefois un tiers intervient comme médiateur entre Histoire
d'un gentil-
l'homme et les démons. Césaire d'Heisterbacli en rapporte homme
un exemple. Un gentilhomme de Liège très-riche, s'étant ^^^S^-
ruiné, tomba dans une extrême pauvreté. Ne pouvant se
résignera rester dans son pays, il passa à l'étranger, et
là fit connaissance d'un magicien qui lui promit le bonheur
s'il voulait le suivre. Le gentilhomme le suivit dans un
halUer entouré de marais, et l'entendit parler avec quel-
qu'un , mais sans rien voir. Le jeune homme, étonné, lui
demanda avec qui il parlait. L'autre lui dit de se taire;
mais le jeune homme ayant renouvelé jusqu'à trois fois sa
demande, il finit par lui dire qu'il parlait avec le diable,
et le présenta à lui. L'inconnu exige du jeune homme
fidélité et soumission , et lui dit que pour obtenir ses fa-
veurs il doit auparavant renoncer au Seigneur, et qu'a-
lors il deviendra plus riche et plus puissant qu'aupara-
vant. Le malheureux consent à ce qu'on lui demande. On
veut qu'il renonce également à la sainte Vierge, mais il
refuse. Le magicien lui dit qu'ayant déjà renié son Créa-
teur, il ne doit pas craindre de renier la créature. Le
jeune homme, malgré toutes les exhortations, persiste
dans son refus, et déclare qu'il aimerait mieux mendier
aux portes toute sa vie que de faire ce qu'on exige de lui.
L'affaire en reste là , et ils se séparèrent sans avoir rien
conclu. Le jeune homme se réconcilia plus tard avec
Dieu, et fit un mariage avantageux qui le rendit plus riche
qu'il n'était auparavant. (Liv. ii, ch. 12.)
Le plus ordinairement l'initiation à ces infâmes mystères
a lieu au moyen de sociétés secrètes et avec certaines
formalités, sans que le diable ait besoin d'intervenir per-
jjOnnellement. Nous trouvons à ce sujet des renseignements
230 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON.
curieux dans le Maliens maleficomm; Lugd. 1(314, t. l*'^
p. 363, d'après les actes de Berne. On avait mis en prison
dans cette ville, chacun séparément, un jeune homme avec
sa femme, tous les deux accusés de magie. Le mari dit un
jour que, s'il obtenait le pardon de ses péchés, il révéle-
rait tout ce qu'il connaissait de la magie, parce qu'il savait
bien qu'il devait mourir. On lui répondit que ses péchés
lui seraient pardonnes s'il se repentait sincèrement. Il ac-
cepta dès lors la mort avec joie, et abandonna les voies
criminelles où iJ avait marché auparavant. « Voici, dit-il
entre autres choses, comment j'ai été séduit. Les maîtres
qui s'étaient chargés de moi me conduisirent à l'église un
dimanche avant qu'on fît l'eau bénite; et là ils me firent
renoncer à Dieu , à la foi , au baptême et à l'Église , et
rendre hommage àu petit-maître ; c'est le nom qu'ils don-
nent au diable. Puis ils me donnèrent à goûter d'un li-
quide renfermé dans une outre ; et à peine en eus-je pris
que je sentis dans mon intérieur les images magiques se
présenter à moi , et se rattacher aux pratiques du pacte
que je venais de contracter. Ma femme a été séduite de la
même manière; mais elle est tellement opiniâtre , que je
suis bien sûr qu'elle montera plutôt sur le bûcher que de
rien découvrir. Nous sommes, hélas! coupables tous les
deux. )) Il mourut avec un grand repentir; mais sa femme,
quoique convaincue par des témoignages évidents, ne
voulut faire aucun aveu ; elle maudit en termes affreux le
bourreau qui avait préparé le bûcher, et mourut ainsi dans
l'impénitence.
Ce que dit ce jeune homme est remarquable. A peine
avait-il bu que les images magiques se gravèrent dans son
âme. La même chose arriva lorsque nos premiers parents
DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON. 231
mangèrent du fruit défendu. Des images, des formes, des
impressions qu'ils ne connaissaient point auparavant s'é-
veillèrent en eux : leurs yeux furent ouverts ; ils étaient
devenus clairvoyants. Mais cette clairvoyance était tour-
née du mauvais côté; car c'étaient des formes magiques
qui avaient trouvé accès en eux, des formes qui ne repo-
saient que sur le mensonge et l'illusion. C'était par un acte
vital; en mangeant d'un fruit, qu'ils avaient produit dans
leur être ce changement profond ; car le mal, comme le
bieu; doit; pour prendre racine, s'implanter dans la vie,
et passer en quelque sorte dans la chair et dans le sang.
Leur œil intérieur fut ouvert. Ce phénomène nous fait
entrevoir ce qui arrive lorsque l'homme s'unit d'une ma-
nière plus intime avec le principe du mal. Quand les
choses en sont arrivées à ce point; Satan lui-même inter-
vient en personne dans le pacte par lequel l'homme s'en-
gage envers lui. La clairvoyance; en efîet, rend possible
ce rapport immédiat entre l'un et l'autre. Cependant il
n'est point nécessaire pour amener la clairvoyance diabo-
lique d'avoir toujours recours à la magie : comme tout
état de ce genre a une racine naturelle; il peut se déve-
lopper naturellement de celle-ci. Et de même que dans
l'ordre du bien une direction sage et intelligente peut con-
duire loin en très-peu de temps le clairvoyant dans les
voies de la lumière; ainsi l'ascèse diabolique peut produire
les mêmes effets dans un genre opposé.
Nous avons vu dans la mystique divine que parmi les
saints il en est quelques-uns qui ; devevenus clairvoyants
de très-bonne heure, ont vu Notre-Seigneur d'une manière
visible, et ont reçu de lui un anneau comme symbole de
l'union qu'il contractait avec eux. 11 est également dans
232 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMOiN.
la cité du diable des hommes tristement privilégiés , qui
peuvent voir d'une manière sensible le démon dès leur
première jeunesse, et à qui il propose d'entrer avec lui
dans des rapports plus étroits. Brognoli, de l'ordre des
Frères mineurs de la stricte observance, cet homme si
savant, si expérimenté dans cette matière, nous rapporte
un fait bien instructif en ce genre. (T. P% p. 285.) Une
jeune fille des environs de Bergame lui fut envoyée, le
23 février 1666, par l'inquisiteur, pour qu'il l'examinât.
Voici ce qu'elle lui affirma sous la foi du serment, en pré-
sence de son confesseur : « Je viens, dit-elle, pour le
repos de ma conscience et pour la confusion du démon,
vous faire ma déclaration sincère. A l'âge de neuf ans,
lorsque mon jugement n'était pas encore mûr, pendant
que je gardais mes troupeaux dans la prairie , le diable
m'apparut sous la forme d'un jeune homme de mon pays
que j'aimais ; de sorte que je crus vraiment que c'était lui,
et non le démon. Il me donna de l'argent, et m'entraîna à
pécher avec lui, et à lui promettre de le faire encore dans
la suite. Je reconnus plus tard que c'était le démon, parce
qu'il m' apparaissait souvent nu le jour et la nuit, sous la
forme de ce jeune homme, en me rappelant la promesse
criminelle que je lui avais faite, quoique je fusse certaine
que ce jeune homme n'était pas alors au village. Souvent
aussi il m'apparaissait sous la forme de tel ou tel prêtre ,
m' excitant toujours au péché de la chair; mais avec le
secours de Dieu je le repoussai chaque fois. Il revint alors
sous la forme d'un curé, et me donna un couteau, en me
disant que, si à l'avenir le jeune homme venait m' exciter
au péché, je devais plutôt me percer le cœur de ce couteau
que de consentir à ce qu'il me demandait. Après cela il
DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMO>. 233
se présenta souvent à moi, toujours sous la forme du jeune
homme, se moquant de moi, m'mjuriant, me battant,
m'arrachant les cheveux, et quelquefois même me faisant
des blessures. Une nuit, comme j'étais en prière, il vint,
toujours sous la même forme, alluma dans la chambre un
grand feu, en me menaçant de m'y jeter si je ne consen-
tais à ses désirs. Je saisis mon crucifix, et je lui résistai
avec le secours de Dieu. Mais je crus sentir quelque chose
qui s'avançait vers moi, et tombait à terre : je le foulai aux
pieds, en lui ordonnant au nom de Jésus-Christ de s'éloi-
gner. Je vis alors sous mes pieds comme une outre d'eau,
et j'entendis une voix qui criait sous moi : « Laisse-moi
partir, maudite, je ne reviendrai jamais. » Ma mère et mes
frères entendirent la voix. Il me coupa alors mes souliers,
et brisa ce que je prenais pour une outre. 11 s'en répandit
sur tout le plancher de ma chambre des ordures d'une
odeur infecte, et en si grande quantité, qu'il y en avait
haut comme quatre doigts, comme le virent de leurs yeux
tous les voisins.
« Le même esprit m'a souvent apparu aussi sous la forme
de la sainte Trinité, den otre Seigneur sur la croix, de mon
ange gardien, de la sainteVierge, et sous beaucoup d'autres
encore. Souvent, prenant celle du jeune homme, il a voulu
me persuader d'accomplir certaines choses. Je devais,
1® renier la foi catholique, 2° ne plus croire à la virginité
de Notre-Dame ni au pouvoir des prêtres de remettre les
péchés. Il me promettait, si je voulais de mon côté tenir
à mes engagements, et ne jamais rien révéler, du moins à
mon confesseur; il me promettait de me procurer de gran-
des richesses, de m' apprendre à faire mourir les hommes,
à me venger de mes ennemis et à commettre toute sorte de
234 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON.
crimes, comme ontcoutumede faire ceux qui appartiennent
au démon. Mais^ grâce à Dieu^ je n'ai consenti à rien de ce
qu'il me demandait, et n'ai rien fait de ce qu'il me pous-
sait à faire. » — Le serment que cette jeune fille avait fait de
découvrir la vérité tout entière, la présence du curé qui
avaitété témoin des faits, et qui, étant son confesseur, con-
naissait parfaitement son intérieur, la simplicité naïve du
récit tout entier, ne permettent pas de supposer qu'elle ait
eu l'intention de tromper. D'un autre côté, parmi les phé-
nomènes qu'elle raconte, il en est plusieurs qui sont trop
sensibles, trop palpables pour qu'ils puissent n'être qu'un
jeu de l'imagination. Il ne reste donc qu'une manière de
les expliquer : ces faits étaient évidemment une suite de
visions, qui avaient pour but de pousser cette jeune fille à
s'engager au démon par un pacte formel.
CHAPITRE XVI
Les pactes avec le démon étaient connus dès les temps les plus anciens.
Le sénateur Protère et sa fille. Théophile d'Àdana. Exemples dans
les temps modernes : Michel Schramm. Histoire d'un gentilhomme
allemand. Histoire de Pollier.
L'idée d'un pacte avec le démon se présente trop natu-
rellement pour qu'elle n'ait pas existé de très-bonne heure
dans la conscience des peuples chrétiens. Un des faits les
plus anciens sous ce rapport est celui qui nous est raconté
dans la Vie de saint Basile, archevêque de Césarée, comme
ayant eu lieu au iv*= siècle, sous le règne de l'empereur
Le sénateur Julien. Le sénateur Protère avait une fille qu'il destinait
Protere. ^^ j^ ^.^ religieuse. Un des domestiques de la maison, s'é-
DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON. 235
tant épris d'un violent amour pour elle^ alla trouver un
magicien, afin que celui-ci pût lui procurer le moyen de
satisfaire sa passion. Le magicien lui donne pour le diable
une lettre de recommandation, qu'il doit lever en l'air sur
le tombeau d'un païen ; après quoi les esprits lui appa-
raîtront et le conduiront à leur maître. Il fait ce qu'on lui
dit, et est conduit en effet dans un lieu où il trouve Satan
assis sur un trône, entouré de ses esprits. L'adepte est d'a-
bord accueilli rudement par le démon; mais enfin il est
reçu en grâce, après avoir renoncé par écrit àson baptême
et s'être engagé par un vœu au service de son nouveau
maître, avec l'intention de partager éternellement avec lui
le sort qui lui est réservé. Les démons de l'air sont en-
voyés pour enflammer d'amour le cœur de la jeune fille
à l'égard de ce malheureux, et ils y réussissent. Malade
d'amour, elle se jette à terre, criant à son père : « Ayez
pitié de moi j prenez compassion de votre sang, et donnez-
moi le jeune homme que j'ai choisi : sinon vous me ver-
rez bientôt mourir tristement ; et au dernier jugement
vous aurez un compte sévère à rendre à mon sujet. « Le
père, désolé, essaie tous les moyens de ramener sa fille à
d'autres sentiments. Mais voyant que tout est inutile , et
cédant d'ailleurs au conseil de ses amis, il marie cette in-
sensée au jeune homme qu'elle aimait. Bientôt ses amies
remarquent que son mari ne va point à l'église et n'ap-
proche point des sacrements. Elles lui font part de leurs
observations. Saisie d'horreur, elle interroge son mari,
qui d'abord nie la chose. Elle lui demande alors de venir
avec elle à l'église et d'assister aux saints mystères ; il fut
donc obligé de lui découvrir la vérité.
Elle court trouver saint Basile, et lui demande d'avoir
236 DU PACTE FOKjMIiL AVKC LE DÉAION.
pitié d'elle. Celui-ci fait venir ce malheureux^ qui lui ra-
conte en versant des larmes ce qui s'est passée et lui dit
qu'il veut se convertir. Le saint, après l'avoir marqué du
signe delà croix^ le renferme dans la sacristie de l'église^,
et se met en prières pour lui pendant trois jours. Cepen-
dant les mauvais esprits assiègent le pénitent de leurs cris,
de leurs reproches; ils l'épouvantent et lui jettent des
pierres. Au bout des trois jours, le saint apporte à manger
au prisonnier, le fortifie par de bonnes paroles, le ren-
ferme de nouveau , revient le visiter au bout de trois au-
tres jours, et apprend de lui qu'il ne voit plus les démons,
mais qu'il entend seulement de loin leurs cris et leurs me-
naces. Il le renferme une troisième fois, et continue la
même chose pendant quarante jours, après lesquels il le
présente au clergé et au peuple , en les exhortant à prier
toute la nuit avec lui, pour que le démon ne triomphe
pas de l'àme de ce pécheur. Le peuple fit ce que disait le
saint. Le démon vint pour arracher à celui-ci sa proie;
mais le saint lutta courageusement contre lui, pendant que
tout le peuple, levant les mains vers le ciel, invoquait sans
relâche le secours de Dieu. Enfin le pacte que ce malheu-
reux avait souscrit tomba du ciel, en présence de tous,
entre les mains du saint, qui le déchira et le jeta dans la
boue; après quoi il rendit à la femme son mari, délivré de
l'esclavage du diable. Grégoire de Nazianze, dans sa Vie de
saint Basile, ne paile point de ce fait : il se trouve seule-
ment dans celle qui fut composée par saint AmphUoque ,
évêque d'Icône, son contemporain; mais celle-ci a été fal-
sifiée en plusieurs endroits, comme Glycas le reconnaissait
déjà de son temps. Sans nous occuper ici de l'authenticité
de celte histoire, nous voulons simplement constater que
DI' PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON. 237
déjà à cette époque les idées qu'on avait à ce sujet étaient,
quant au fond, absolument les mêmes que celles qui ont
eu cours plus tard.
Dans le cas que nous venons de citer, c'est la volupté
qui a servi de lien entre l'homme et le démon; dans celui
que nous allons raconter^, c'est l'orgueil. Le coupable ici
est Théophile, économe de l'église d'Adana en Cilicie, qui Théophile
est devenu par là célèbre dans tout le moyen âge. Il vivait ^^ '^'^^°^-
probablement du temps de l'empereur Justinien, avant la
grande invasion de Chosroès, roi des Perses, dans l'empire
romain, vers l'an 537, comme le rapportent dans leurs
chroniques le moine Albéric et Sigebert. Son histoire a été
écrite par Eutychien, qui était né dans sa maison, comme
il le déclare lui-même, et qui l'avait ensuite servi comme
clerc dans son église. Il avait été témoin oculaire des faits
qu'il rapporte, ou les avait appris de la bouche même de
Théophile. Le diacre Paul traduisit cette histoire en latin,
et la dédia à Charles, roi des Francs, probablement Charles
le Chauve. C'est ainsi qu'elle s'est répandue en Occident,
tandis que Métaphraste la faisait connaître en Orient, où
elle fit plus de bruit encore. Rosvitha de Gandersheim,
au x^ siècle , la mit en vers latins , de même que Marbod ,
évêque de Rennes, dans le xi^. Elle a été également le
sujet d'un poëme allemand, et il est peu d'histoires qui
aient eu autant de vogue au moyen âge. Pierre d'Amiens,
saint Bernard, saint Bonaventure, Albert le Grand et les
missels des couvents en font souvent mention.
Théophile était économe de l'égUse d'Adana. C'était un
homme probe, excellent, en qui son évêque avait pleine
confiance. 11 était le père des pauvres et des orphehns;
aussi tous l'aimaient et le chérissaient. Le siège épiscopal
238 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON.
étant venu à vaquer^ le clergé et le peuple le désignèrent
unanimement pour remplacer l'évêque défunt; mais il re-
fusa cet honneur. Porté devant le métropolitain;, il se jeta
à ses pieds ^ embrassa ses genoux^ se déclarant indigne de
cette charge. L'assemblée, touchée de ses prières, lui ac-
corda trois jours de réflexion ; et comme au bout de ce
temps il persistait dans son refus, le métropolitain en
nomma un autre à sa place. Quelques hommes jaloux de
l'économe persuadèrent au nouvel évêque de donner sa
place à un autre , et Théophile se retira chez lui. Il sup-
porta d'abord avec résignation cet affront; mais bientôt
le démon sut exciter des pensées coupables dans son cœur.
La vengeance et l'ambition s'emparèrent de lui : il com-
mença à mettre la gloire temporelle au-dessus des biens
célestes, et pour arriver à la première il ne craignit pas
d'avoir recours à la magie.
Il y avait dans la ville un juif exercé dans tous les arts
diaboliques, et qui avait entrauié beaucoup d'âmes dans
l'abîme. Théophile alla le trouver la nuit, se plaignit du
tort que l'évêque lui avait fait, et réclama son assistance.
Le juif lui répondit : « Reviens demain à la même heure;
je te présenterai à mon maître, et il te donnera ce que tu
désires. » Il s'en alla content, et revint le lendemain à mi-
nuit. Le juif le conduisit au cirque, après l'avoir averti de
ne pas se laisser effrayer par les choses qu'il verrait ou en-
tendrait, et surtout de ne pas faire le signe de la croix. A
peine l'eut-il promis qu'il vit une multitude d'hommes
vêtus de manteaux blancs et portant des flambeaux, et le
démon assis au milieu d'eux. Le juif lui présenta l'éco-
nome et lui exposa l'objet de sa demande. « Comment
puis-je, répondit le démon, secourir un homme qui sert
DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON. 239
Dîeu? S'il veut me servir et faire partie de mon armée, il
s'en trouvera bien: il aura plus de pouvoir qu'auparavant,
et commandera à tous, même à l'évêque. » L'économe
promit tout et baisa les pieds de son nouveau maître. Puis
le diable dit au juif ; « Qu'il renie le Fils de Marie et tout
ce que je haiS;, et qu'il mette cela par écrit , s'il veut ob-
tenir ce qu'il désire. « L'économe renonça donc au Christ
et à sa mère; puis il fit un écrit qu'il scella de son
sceau.
Le lendemain, l'évêque, par une inspiration sans doute
de la Providence;, se décida à rappeler avec honneur l'an-
cien économe ;, et lui rendit sa charge devant le clergé et
le peuple, s'accusant de l'avoir renvoyé et d'avoir mis à
sa place un autre moins habile que lui. Bientôt Théophile
prit des airs de hauteur et de fierté à l'égard de tout le
monde, et pendant quelque temps on trembla devant lui.
Le juif venait souvent le voir en secret , et lui disait :
« Vois-tu comme mon maître est venu promptement à ton
secours. — Je le vois bien, répondait l'économe, et je te
remercie de ta médiation. » Cependant Dieu, se souvenant
de la vie édifiante qu'il avait menée autrefois, toucha le
cœur de cet orgueilleux; de sorte que, rentrant en lui-
même, il se mit à considérer ce qu'il avait fait, et à penser
qu'il se préparait un malheur éternel, et qu'il avait
changé la lumière contre les ténèbres. Ses angoisses aug-
mentaient encore quand il se demandait ce qu'il répon-
drait au jugement dernier : à cette heure où les secrets des
cœurs seront dévoilés, qui aurait pitié de lui et le pro-
tégerait alors ? Après avoir été tourmenté pendant long-
temps par ces pensées, il se sentit inspiré d'invoquer le se-
cours de Marie, refuge de tous les pécheurs. S' adressant à
240 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON.
son âme plongée dans l'état du péché, il lui dit : « Lève-
toi des ténèbres qui t'enveloppent, et va te prosterner de-
vant Marie, car elle est puissante et peut guérir tous les
maux. »
Il se rendit aussitôt à l'église Notre-Dame, et la pria
jour et nuit pendant quarante jours de l'arracher à la
gueule du dragon. Il jeûna aussi pendant tout ce temps,
après quoi la sainte Vierge lui apparut à minuit, et lui dit :
« Comment oses - tu , malheureux ! invoquer mon secours
après avoir renié mon Fils, ton Sauveur? Gomment puis-je
intercéder pour toi auprès de Celui à qui tu as renoncé?
Comment puis-je ouvrir la bouche en ta faveur devant le
tribunal terrible du souverain juge dont tu t'es éloigné?
— Je sais, répondit- il, je sais que j'ai beaucoup péché
contre vous et Celui qui est né de vous, et que je ne mérite
aucun pardon; mais si le repentir n'était rien, comment
les habitants de Ninive, et David et saint Pierre auraient-ils
été sauvés? Comment notre Seigneur aurait-il accueilh
Zachée le publicain? Comment saint Paul, d'un vase de
colère qu'il était, serait-il devenu un vase d'élection? Eh
bien, dit k sainte Vierge, confesse donc Celui que tu as
renié, et je le prierai de t'accueillir favorablement. » 11
confessa notre Seigneur, et la sainte Vierge lui dit qu'à
cause du baptême qu'il avait reçu et de la compassion
qu'elle portait à tous les chrétiens elle prierait pour lui
son divin Fils. Pendant trois jours il resta étendu par terre,
pleurant, priant et jeûnant. La Sainte des saintes lui ap-
parut alors d'un visage gai, et lui dit : k Homme de Dieu,
le Seigneur a vu tes larmes, et accepte ta pénitence. Il t'a
pardonné à cause de moi, si tu veux persévérer jusqu'à la
mort. » Il promit tout avec un visage reconnaissant, et
DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON. 241
pria la sainte Vierge de l'aider à reprendre au démon l'é-
crit qu'il lui avait donné. Au bout de trois à quatre jours
cet écrit lui fut rendu dans une vision. Lorsqu'il s'éveilla,
il le trouva sur sa poitrine , et trembla d'étonnement et de
joie. Le peuple étant assemblé dans l'église, Théophile,
iiprès l'évangile;, alla se jeter aux pieds de l'évêque, lui
confessa tous ses péchés, et lui raconta sa délivrance. L'é-
vêque rendit grâces avec tout le peuple à Dieu et à la sainte
Vierge pour ce miracle de miséricorde; le contrat fut
brûlé, et la foule se mit à chanter Kyrie, eleison. Mais
Théophile s'en alla à l'église Notre-Dame, prit un peu
de nourriture , tomba malade, et mourut; l'Église l'a mis
au nombre des saints. (A. S., 4 febr.)
A ce fait nous en ajouterons un autre plus- récent. Mi- ^^^^hel
Schramm.
chel Schramm, jeune homme de dix-sept ans, fut envoyé
par ses parents à Wurzburg pour y faire ses études. Il y fit
de mauvaises connaissances, comme il n'arrive, hélas! que
trop souvent; et ces faux amis le mirent en relation avec
d'autres plus mauvais encore. L'un d'eux, étudiant en
droit, le conduisit chez un homme qui s'occupait de ma-
gie. On but largement. Le magicien vanta son art; et il
n'en fallut pas davantage pour exciter la curiosité de ces
deux jeunes fous. Il y fut beaucoup question surtout d'une
certaine racine , qui, mise sur la langue, faisait tout ob-
tenir par la parole, ou qui, introduite dans un doigt, ouvrait
les portes et les caisses, attirait les trésors à la lumière du
jour, brisait les chaînes et faisait beaucoup d'autres mer-
veilles. Le magicien fit entendre à ces jeunes gens qu'il
était facile de se la procurer; qu'il fallait pour cela seule-
ment avoir le courage de soutenir la vue du démon, qui
du reste n'était pas trop désagréable, et de lui signer un
7*
242 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON.
petit écrit. La chose leur plaît : ils croient prudent néan-
moins de mettre pour condition que leur pacte avec le
diable n'aura son effet qu'après qu'ils auront fait usage de
cette racine^ et que^, dans le cas où ils se croiraient trompés,
ils auront le droit de le reprendre. La condition est ac-
ceptée; ils présentent leurs doigts, et il en coule une
goutte de sang, avec laquelle ils signent leur pacte avec le
diable.
Le magicien leur donne à chacun un bâton , et les con-
duit hors de la ville , à un carrefour ; là il trace un cercle
autour d'eux, y écrit certains signes, et évoque le démon ,
qui paraît aussitôt au milieu du cercle, sous la forme d'un
jeune homme. Les deux novices, saisis d'épouvante, pâ-
lissent, se regardent et font mine de fuir. Mais le magicien,
prévoyant le danger, les avait liés de telle sorte qu'ils ne
purent échapper. Ils reprirent un peu de courage, et purent
présenter au démon, au bout de leur bâton, le pacte qu'ils
avaient signé. Cela fait, le diable parla quelque temps avec
le magicien dans une langue inconnue; puis il fixa la fa-
meuse racine à l'endroit de leurs doigts d'où avait coulé
le sang sans qu'ils éprouvassent aucune douleur. Ils re-
tournent à la ville, essaient leur art, et réussissent comme
on le leur avait promis. Leurs doigts ouvraient les ser-
rures, attiraient les pièces d'or enfouies dans la terre à
deux palmes de profondeur, comme l'aimant attire le fer;
une coupe remplie d'eau se renversait, touchée par eux,
et s'élevait en l'air sans laisser tomber le liquide qu'elle
renfermait; une chaîne de fer roulée autour de leur corps
tomba en morceaux. Les hommes légers étaient charmés
à la vue de ces effets merveilleux, et auraient volontiers
donné dix âmes pour posséder la racine merveilleuse.
DU PACTE FORMEL A\EC LE DÉMON. 243
Michel retourna dans son pays, fit merveille avec son
art; et comme il consistait surtout à ouvrir les serrures, il
courut bientôt risque d'être pendu, car on le soupçonna
d'être l'auteur d'un vol considérable qui avait été commis.
Ses camarades, voulant aussi découvrir des trésors, l'atti-
rèrent dans une forêt, et le menacèrent de le tuer à l'ins-
tant s'il refusait de leur livrer la racine. Il leur en donna
une autre, qu'ils prirent pour la véritable, parce qu'en la
prenant il avait fait quelque chose de singulier avec son
doigt; et c'est ainsi qu'il échappa de leurs mains. Cet évé-
nement lui ouvrit les yeux sur le danger auquel il s'expo-
sait en livrant son àme pour une chose de rien, et il pensa
sérieusement dès lors à sortir de cet état. Il alla trouver un
prêtre, qui le fortifia dans sa résolution. Et c'est ainsi qu'il
vint à Molsheim, chez les Jésuites, pour essayer s'il ne
pourrait pas, par les mérites de saint Ignace, recouvrer
son pacte avec le démon. Il resta chez eux douze jours,
portant le cilice, jeûnant et se préparant à son abjuration.
Au jour désigné, on le conduisit dans la chapelle du saint,
où étaient réunis un grand nombre de témoins, entre
autres le suffragant de Strasbourg. Le recteur dit la messe,
et Michel lut la formule de l'abjuration. Lorsqu'il fut arrivé
à cette parole : Je renonce , il sentit quelque chose qui lui
liait la gorge comme pour l'étrangler; de sorte que celui
qui l'assistait fut obligé de lui faire le signe de la croix, en
invoquant saint Ignace. Il put alors achever de lire la for-
mule, que le recteur plaça sur l'autel. Mais ni le diable ni
l'écrit désiré ne reparaissaient. On continua donc pendant
quelques jours, avec plus de zèle encore, les pénitences et
les prières. Le 13 janvier 1613, le recteur étant arrivé au
canon de la messe, tous ceux qui étaient présents enten-
244 DU PACTE FOllMEL AVEC LE DÉMO>'.
dirent le bruit d'un tapis qu'on étendait sans que personne
vît rien descendre. Mais Michel aperçut le démon se cacher
à droite de l'autel , lui montrer son écrit , et disparaître
après l'avoir jeté. On le trouva après la messe sous la
nappe d'autel de dessus, et l'on rendit grâces à Dieu et au
saint. [Gloria posthuma S. Ignatii, p. 7 .)
Cette histoire a un grand défaut, c'est qu'elle ne nous
dit rien d'authentique sur la vie antérieure de l'inconnu
qui en est le sujet, et que la plus grande partie des faits
semblent reposer sur son témoignage. Elle ne nous dit rien
non plus sur son caractère ni sur le degré de foi qu'il mé-
ritait. Il ne paraît pas non plus qu'on ait fait aucune ex-
périence relativement à la propriété singulière de ses doigts.
Celle-ci, après tout ce que nous avons établi plus haut, à
propos d'autres faits de ce genre, n'a plus rien d'étrange
pour nous, et doit être plutôt une preuve de la vérité du
récit. Le système musculaire de Schramm était évidem-
ment dans cet état de magnétisme organique dont nous
avons déjà vu plusieurs exemples , et dont l'action ne se
borne pas seulement au fer. Comme les deux enfants dont
parle Albert le Grand, c'est par le moyen d'un certain at-
trait magnétique qui résidait dans ses doigts qu'il ouvrait
les serrures, attirait de terre les pièces d'or à une certaine
distance, tenait l'eau immobile dans une coupe renversée,
l'empêchant ainsi d'obéir aux lois de la pesanteur. Mais ici
se présente une question : la découverte de cette propriété
n'a- 1- elle point jeté la confusion dans son esprit? Ne
l'a-t-elle point comme enlacé dans un enchaînement d'i-
dées qui à la fm se rattachèrent au démon, et lui firent
supposer que c'était à lui qu'il la devait? Comme aucun
examen n'a été fait sur tout cela , on a pu se tromper sur
DU PACTE FORMEL AVEC Lt DEMON. 24 0
beaucoup de points; et cette iiistoire, quoique remarquable
en soij ne peut être invoquée comme preuve authentique.
Le fait suivant;, qui s'est passé dans le même lieu, prête Michel
à moins d'objections de ce genre. Michel Ludwig, jeune ^'
gentilhomme allemand, fut envoyé par son père à la cour
du duc de Lorraine pour y apprendre la langue française.
Mais il y apprit, hélas ! bien d'autres choses, et surtout la
manie du jeu, qui manqua de Tentraîner à sa ruine. Ayant
perdu tout son argent aux cartes, la pensée lui vint que-,
si le diable lui donnait de l'argent en bonne monnaie, il
accepterait toutes les conditions qu'il lui imposerait. A
l'instant même il voit paraître un jeune homme de son
âge, de formes et de manières agréables. A sa vue il est
saisi d'effroi, pensant que ce pouvait être le diable. Celui-
ci lui frappe en riant sur l'épaule, et lui dit : a Que crains-
tu? Suis-je donc si laid et si repoussant? Vois tout cet
argent; en veux-tu? » Ce discours familier donna courage
au malheureux. « De l'argent? répondit- il; mais de quel
genre? de l'argent faux , sans valeur? — Xon; mais de la
bonne monnaie, bien éprouvée. Et sais-tu combien I Au-
tant que tu en voudras? Vois, examine, essaie; et si cet
argent te sert, reviens, et nous nous accorderons en-
semble. »
Il prend l'argent, et s'en va trouver ses camarades, qui
étaient encore au jeu. Il joue et gagne. Comme il s'en re-
tournait tout joyeux chez lui, il rencontre le démon. « Eh
bien, qu'y a-t-il? Suis-je véridiqueou non? L'argent est-il
A rai ou faux? — Très-bon, dit le jeune homme; je voudrais
bien en avoir davantage. — J'\ consens, dit le démon ; mais
toi que me donneras-tu en retour? » Michel ]ui dit qu'il
n'a rien dans c^ moment. « Comment, dit l'autre, lO n'as
246 DU PACTE FOKMEL AVEC LE DÉMO^.
donc point de sang? Tu ne peux donc m'en donner quatre
gouttes? » Il lui prit en même temps la main gauche, et, sans
lui causer aucune douleur, en exprima quelques gouttes
de sang, qu'il recueillit dans une coquille d'oeuf. Puis il lui
dit : Écris, et il lui donna dix caractères, grecs en grande
partie , comme on le vit plus tard , mais qui ne formaient
aucun mot signifiant quelque chose. Il lui en fit écrire bien
davantage sur un autre papier. Après cela, il lui dit : « Voici
ton papier à toi, » et il le lui mit dans la plaie d'où il
paraissait avoir détaché le muscle ; et au moment même
la chair se referma, de sorte qu'il ne restaplus qu'une cica-
trice. « Avec ce papier, lui dit le diable, tu obtiendras de
moi tout ce que tu voudras, et cela pendant sept ans; après
quoi tu seras à moi. C'est là ce que tu me promets dans
l'autre écrit, que je garde pour moi. Acceptes -tu la con-
dition? » Le jeune homme poussa un profond soupir, mais
donna pourtant son consentement, et le démon disparut.
Le lendemain il revint, lui conseilla de laisser là quelques
petites prières qu'il avait coutume de réciter, et lui prit
plusieurs livres pieux, afin, disait-il, qu'ils pussent être
plus souvent et plus librement ensemble.
A partir de ce moment, le diable était jour et nuit au-
près du jeune homme, sous la forme d'un domestiqué;
il lui apprit beaucoup de choses singulières , mais toujours
criminelles , et l'entraînait chaque jour à de nouveaux mé-
faits. Les sept ans étaient déjà en grande partie écoulés, et
il était arrivé à sa vingfième année, lorsque son père le
rappela , pensant qu'il s'était formé à la cour. Mais au lieu
de cela, il le trouva dans l'état le plus déplorable. Il n'y
avait plus que quelques mois jusqu'au terme fatal : tour-
menté par sa conscience, désespérant de soi-même, il essaya
DU PACTE FORMEL AVEC LE DEMON. 247
de s'étourdir en se livrant avec une nouvelle fureur à
toutes ses mauvaises passions. Il chercha à empoisonner
ses parents ; il essaya de mettre le feu à leur maison; mais
Dieu ne permit pas au démon , qui lui avait donné une
certaine préparation dans ce but, de réussir, comme il ne
permit pas non plus que lejeune homme se donnât la mort.
Deux fois il voulut se brûler la cervelle, mais aux deux fois
le coup manqua. Ce dernier accès de fureur fit pressentir
l'état de son âme; et comme ses sœurs ne le quittaient point
dans la crainte qu'il n'essayât une troisième fois de se tuer,
elles le supplièrent avec larmes de leur dire ce qui lui avait
inspiré une aussi épouvantable résolution. Il leur répondit
qu'il exécuterait bientôt son dessein, et qu'il ne pouvait
faire autrement. Sa mère insista auprès de lui pour qu'il
s'expliquât davantage , et il finit par lui découvrir tout. En
entendant ces aveux singuliers, elle tomba en défaillance.
Gomme elle appartenait à la secte de Schwenkfeld, et qu'elle
y avait fait entrer son fils, elle dut se contenter de pleu-
rer, sans pouvoir lui procurer aucun remède efficace. Mais
le démon se jeta une fois sur lui en sa présence, et lui
ployant le corps à la renverse, lui donna la forme d'une
boule; elle se vit alors forcée d'avoir recours aux prêtres
catholiques. 11 s'enfuit à Eichstadt, afin d'y mener une vie
plus criminelle encore qu'auparavant; mais son frère, qui
était chanoine à Wurtzburg, le fit prendre et enchaîner, et
on le conduisit ainsi à Molsheim, chez les pères de la com-
pagnie de Jésus.
Le démon vit que sa proie allait lui échapper, et l'on ne
saurait dire tout ce qu'il employa de menaces et d'artifices
pour la garder. Il se jetait sur le pauvre jeune homme,
tantôt sous la forme d'un lion noir, tantôt sous celle
248 DU PACTK FORMEL AYKC LK DÉMON.
d'ijne autre bete;, comme s'il voulait le dévorer^ de sorte
que dans son effroi il allait se jeter dans les bras des pères.
Quoique personne ;, excepté lui^ n'aperçût ces fantômes,
les autres cependant entendaient quelquefois le mugisse-
ment du démon. Le jeune homme fit d'abord une confes-
sion générale. Mais il ressentait une telle répulsion pour
les pères , que leur seul aspect était déjà pour lui un sup-
plice; et lorsqu'il voulait méditer quelques instants il
entendait une voix qui lui demandait comment il pouvait
se fatiguer à de telles fadaises. Le démon lui conseilla de
faire un faux écrit, et de le jeter quelque part, afin de faire
accroire aux pères que l' affaire était terminée, et de pou-
voir sortir de chez eux. Mais le domestique qu'on lui avait
donné avait remarqué la chose , et averti le recteur,, qui
sut si bien prendre le jeune homme qu'il le décida à faire
une bonne confession. On ne saurait s'imaginer com-
bien il eut de peine à la faire, à cause des fantômes horri-
bles qui lui apparaissaient et des assauts qu'il eut à sup-
porter : c'était au point que plus d'une fois il tomba en
défaillance. On parvint cependant, à force d'exorcismes et
de prières, à le calmer, et il se trouva par là merveilleuse-
ment fortifié et capable de repousser à l'avenir les atta-
ques du démon. On entreprit ensuite de conjurer le diable
dans la chapelle de Saint -Ignace et sous l'invocation du
saint, afin de le forcer à rendre l'écrit qu'il avait caché
dans le bras du jeune homme, et celui qu'il avait gardé.
On fixa pour cela le 1 2 octobre , et le jeune homme s'y
prépara sérieusement par les moyens ordinaires. Le recteur
offrit le saint sacrifice : le jeune homme, en présence de
plusieurs pères et d'autres personnes du dehors, lut sa
profession de foi et sa renonciation au démon , et donna
DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMO.N. 249
les deux formules au recteur, qui les posa sur l'autel. Puis^
fortifié par la sainte couimunion, il frémit d'une manière
épouvantable^, et s'écria tout tremblant que deux démons
horribles étaient à ses côtés.
Soutenu par la foi contre ces terreurs, il fut délivré par
les exorcismes des fantômes qui l'assiégeaient. Il avait cru
voir aux deux côtés de l'autel deux boucs debout sur leurs
pieds de derrière et tenant avec les pieds de devant les
pactes qu'il avait signés. Lorsqu'on les eut chassés, on
trouva par terre aux pieds de l'exorciste le papier le plus
petit, celui que le démon avait mis dans le bras du jeune
homme. Il fondit en larmes en le voyant, d'autant plus
qu'il vit la cicatrice de sa main gauche disparaître sans
laisser presque aucune trace. Mais il fallait encore arra-
cher au démon l'autre papier, et l'on dut pour cela répé-
ter tout ce qu'on avait fait pour lui ôter le premier. Pen-
dant que le jeune homme allait à la communion, une
autruche hideuse apparut portant à son bec l'autre pacte,
qu'elle laissa tomber comme malgré elle après qu'on eut
continué les prières avec une nouvelle ferveur ; puis elle
disparut. On chercha longtemps à terre, et on trouva enfin
le papier sur l'autel, à l'endroit même où le prêtre avait
mis l'abjuration du jeune homme , qui , revenu à Dieu , à
l'Église et à soi-même, rendit grâces à Celui qui l'avait
sauvé, et vécut désormais chrétiennement. {Gloria posth.
S. Ignatii, p. 4.)
Lorsque l'homme, après s'être donné au démon, n'a pas
le courage de rompre les liens honteux qui l'attachent à lui,
le diable vient à la fin réclamer sa proie. Un Suisse nommé
Abraham Pollier, qui servait comme dragon chez le Abraham
comte de Hohenlohe Pfedelbach, avait mené une vie cri- Po'l'^r.
2S0 DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON.
minelle; et pendant longtemps on l'avait soupçonné de
s'être donné au diable, lorsque le 4 avril 1684 il annonça
d'un air triste au pa^'san chez lequel il logeait qu'il avait
reçu une mauvaise nouvelle, qu'on allait le congédier. Le
paysan lui demanda comment cela pouvait se faire, puisque
la guerre ne faisait que commencer. Il répondit : « Ce
n'est pas mon maître qui me donne mon congé , mais c'est
]e diable. » Et comme on lui fit de nouvelles questions, il
répondit que le diable lui avait avancé de l'argent, mais
que toutes les fois qu'il avait voulu le lui rend.'-e, confor-
mément au pacte conclu entre eux, il avait toujours man-
qué à la somme un thaler. Le soir de ce même jour, il
disparut de la maison sans jamais revenir, comme il fut
prouvé d'après l'enquête judiciaire faite à ce sujet. Il ré-
sulte encore des actes officiels de cette enquête que le
lendemain matin on l'entendit dansplusieurs hameaux crier
au secours, et invoquer Dieu, sans que personne fût allé
pour le secourir. On découvrit son arme, sa tunique et
son chapeau dans la même matinée, près de Fessbach,
mais sans pouvoir trouver son corps. On l'entendit cepen-
dant encore ailleurs pousser des cris, et l'on crut qu'il
avait lutté contre le diable, et qu'il avait à la fin été em-
porté dans l'air. Huit jours plus tard, un pêcheur de
Kocherstetten retirant sa ligne , trouva son pantalon et sa
chemise, et entin, huit jours plus tard encore, le bailli du
lieu trouva son corps dans la rivière. Lorsqu'on l'eut re-
tiré, on crut s'apercevoir qu'on lui avait tordu le cou, et
l'on remarqua des taches bleues sur la poitrine. 11 fut en-
terré sous la potence, et la légende populaire embellit la
chose selon sa coutume.
PoUier nous est dépeint comme porté à la tristesse et à
DU PACTE FORMEL AVEC LE DÉMON. 251
la mélancolie; et, d'après le témoignage du bailli, il passait
généralement pour un scélérat. Était-il tombé au pouvoir
du démon par suite de quelque maladie , ou bien s'était-il
donné à lui avec réflexion? Quoi qu'il en soit, une puis-
sance supérieure le tenait dans ses liens. Son caractère
avait bien pu , sans doute, donner accès à celle-ci; mais
le consentement de sa volonté avait porté le dernier coup,
comme il arrive en tout ce qui touche au domaine moral.
Il était donc infecté par le mal; et cette contagion, en
tant qu'elle avait ses racines dans le tempérament et dans
la vie , était une maladie véritable ; mais , en tant que la
volonté y avait consenti, elle était le résultat d'un pacte.
La volonté étant toujours libre, ce pacte était révocable;
mais au degré de perversité où cet homme était descendu,
les mauvais instincts, à un moment donné, étaient tou-
jours plus forts que les bons, et il manquait toujours un
thaler au prix du rachat. C'est pour cela que le mal aug-
mentait toujours en tant que maladie : la puissance qui
le liait devenait toujours plus forte; les crises conti-
nuaient de se reproduire à des intervalles déterminés, et
enfin la dernière , celle qui devait décider de son sort,
arriva. Le malheureux avait beau lutter, une force
qu'il avait rendue presque irrésistible par l'abus des
grâces le poussait sans cesse vers l'abîme. Il voulut à la
fin tenter un dernier effort : la position du cou et les
taches bleues sur la poitrine témoignent des convulsions
effroyables qui l'agitèrent dans ce moment syprême. Vains
efibrts! la puissance qui l'avait asservi triompha; et dans
son désespoir il se jeta dans la rivière, et y trouva la
mort.
232 SUITES DU PACTE AVEC LE DÉMON.
CHAPITEE XVII
Suites du pacte avec le diable. L'homme, en se donnant au démon,
se sépare complètement de la cité de Dieu , et devient citoyen de la
cité du diable.
Celui qui veut acquérir le droit de cité dans le royaume
du mal doit renoncer auparavant à celui qu'il avait ob-
tenu par le baptême dans le royaume du bien; car il ne
peut entrer dans le premier qu'après avoir quitté le second.
Il faut qu'il brise avec le chef de l'un avant de se consti-
tuer sujet du chef de l'autre;, car il ne peut servir deux
maîtres. Un triple lien l'attache au chef de la cité de Dieu :
il faut donc qu'il les brise tous les trois, atin de devenir sui
juris, ou plutôt afin de tomber au pouvoir de son nou-
veau maître. Le premier lien est celui qui attache sa vie à
celle du Christ; de sorte que le Christ vit en lui, comme
lui de son côté vil dans le Christ; et il est vraiment
membre de ce corps mystique, dont les sacrements sont
comme les esprits vitaux qui mettent le sang en mou-
vement. Son àme aussi est liée à l'àme de Jésus-Christ,
sa volonté à la sienne; car il s'est engagé à faire la volonté
du Christ, comme le Christ de son côté veut en lui le
bien, et l'accomplit par sa grâce. Enfin son esprit est lié
à l'esprit du Christ, et ne fait qu'un avec lui par la foi en
sa doctrine. Tous ces Pils, qui partent de la tête et par-
courent le cftrps tout entier, mettent aussi chaque fidèle
en rapport avec tous les autres, et font d'eux tous un or-
ganisme vivant. Mais dès qu'il en sort, par un acte libre
de sa volonté, comme il ne peut subsister de soi-même au
milieu de cette division profonde qui traverse l'univeis
SUITES DU PACTE AVEC LE DEMON. 253
tout entier, il faut de toute nécessité qu'il cherche un
appui du côté opposé; de sorte que le moment où il sort
de la cité de Dieu et celui où il entre dans la cité du
diable se touchent; et dès lors commence pour lui une nou-
velle ascèse, qui doit l'introduire peu à peu dans les do-
maines où il a mis le pied.
Ici encore un triple lien attache l'homme au chef de la
cité ij^ernale. Sa vie et la vie du démon auquel il s'est
livré s unissent dans une union monstrueuse , et il lui
arrive comme aux adorateurs de la déesse Cali, qui repré-
sente chez les Indiens le principe féminin destructeur.
Lorsque ces hommes, qui dans leur culte horrible s'enga-
gent à exterminer le genre humain , ont mangé dans leurs
mystères un morceau de sucre nommé gur, consacré par
certaines formules , ils se trouvent aussitôt changés dans
leur cœur en vrais thugs, et ne peuvent plus, quand même
ils le voudraient, se séparer des autres assassins leurs con-
frères; car ils regardent la puissance de ce charme comme
tellement forte que si quelqu'un en mangeait par hasard
il deviendrait malgré lui un thug. L'homme, en se livrant
au démon, lui abandonne aussi sa volonté : il veut ce que
veut le démon, et permet au démon de vouloir en lui et
d'y faire sa volonté. Or le démon veut le mal, ou plutôt le
mal est devenu personnel en lui; de sorte qu'il le veut
malgré lui. Ceux qui s'unissent à lui entrent à son égard
dans les mêmes rapports où il est à l'égard du mal. Quoi-
qu'ils semblent agir avec la puissance d'un esprit plus fort
qu'eux, ce ne sont pas eux au fond qui agissent ; ils sont pas-
sifs, et ont changé la liberté des enfants de Dieu contre la
servitude des esclaves du démon. Leur esprit s'unit enfin
k l'esprit du diable, qui est un esprit de mensonge et d'er-
IV. 8
254 SUITES DU PACTE AVEC LE DÉMON.
reur. Lorsqu'ils ne faisaient qu'un esprit avec Dieu, il y
avait entre Dieu et eux comme un double courant d'idées,
dont ils étaient le canal et l'organe; car en même temps
qu'ils s'élevaient vers Dieu par la foi. Dieu s'inclinait vers
eux par sa grâce. Maintenant qu'ils sont entrés dans la cité
de l'enfer, les pensées de leur esprit inclinent vers l'abîme,
tandis que celles du démon montent de l'abîme en leur
cœur, et y obscurcissent la lumière divine. L'esprit en cet
état perd sa base et les principes qui lui servent de regle :
toujours en contradiction avec soi-même et avec la con-
science, il nie ce qu'il affirmait auparavant, et affirme ce
qu'il niait. Uni d'un culé avec l'esprit de mensonge , et de
l'autre avec tous ceux qui sont dans les mêmes disposi-
tions que lui , il devient membre de cet organisme mons-
trueux dont Satan est le chef.
C'est par cet effort continuel pour s'éloigner de Dieu
qu'a été constituée et que se propage encore tous les jours
iacité du diable. Chacune de ces deux cités a ses instincts,
ses pratiques, son ascèse. L'ascèse divine conduit les saints
à une union plus intime avec Dieu, et l'état où ils se trou-
vent est, relativement à celui où ils étaient auparavant, à
peu près ce que la loi nouvelle est à l'ancienne alliance.
De même aussi l'ascèse diabolique conduit les malheureux
qui se soumettent à ses pratiques à une union toujours
plus intime avec le démon ; de sorte qu'ils sont comme
ses élus, ses amis, ses familiers, et bien souvent ils en
viennent à sceller ce rapport par un pacte formel. Ils re-
çoivent dès lors toutes ses iniluences, agissent dans sa puis-
sance , et pendant qu'il les introduit dans un monde pure-
ment spirituel, supérieur en un sens à la nature humaine,
ils lui ouvrent de leur coté les domaines réservés à l'homme
SUITES DU PACTE AVEC LE DÉMON. 25 S
et sur lesquels il n'a de pouvoir qu'autant que l'homme
vient à son secours, et consent à lui en ouvrir les portes;
de sorte que, s'accordant tous dans la discorde et la divi-
sion, ils agissent en commun, poussés par la haine et l'hor-
reur du bien. Et de même que les saints, élevés dès ici-bas
au-dessus des rapports ordinaires , forment une sorte de
(ransition entre l'Église militante et l'Éghse triomphante,
de môme aussi ces suppôts du mauvais principe sont comme
placés entre l'Éghse militante et l'enfer.
Notre -Seigneur, avant de quitter ce monde pour re-
tourner vers son Père, pria en ces termes pour ceux qu'il
avait choisis et admis à sa divine intimité : « Je prie pour
eux; non pour le monde, mais pour ceux que vous m'avez
donnés; car ils sont à vous. Je ne prie pas pour eux seuls ,
mais aussi pour ceux qui croiront en moi par leur parole ;
afm que tous soient un, comme vous êtes en moi , et moi
en vous; afm qu'ils soient en nous une seule chose, et que
par là le monde croie que vous m'avez envoyé. Père saint !
conservez-les en votre nom, atin qu'ils soient un comme
nous sommes un... Père! l'heure est venue, glorifiez votre
Fils pour que votre Fils vous glorifie. Glorifiez-moi en
vous de cette gloire que j'avais en vous avant que le monde
fût. Je leur ai donné la gloire que vous m'avez donnée,
pour qu'ils soient un comme nous sommes un ; que je sois
en eux, et vous en moi, afm qu'ils soient tout à fait un, et
que le monde reconnaisse que vous m'avez envoyé, et que
vous les aimez comme vous m'avez aimé. » Dans ces paroles
est expliqué le principe du lien qui unit l'Éghse tout en-
tière. Ce lien doit être la charité. Celle-ci se rattache au
Père. De même en effet que le Fils aime le Père, et le Père
aime le Fils, de même celui-ci aime tous ceux qu'il a choi-
256 bUlTES DU PACTE AVEC LE DÉMON.
sis pour être ses enfants, afin qu'ils 1 aiment^ qu'ils s'ai-
ment entre eux d'un amour mutuel, et qu'ils entrent ainsi
jusque dans le sein du Père. Le Père n'est pas seulement
le principe de l'amour ; il est encore celui de la lumière,
qui rayonne d'une manière immanente dans le Verbe ou le
Fils, et de celui-ci se répand sur tous les siens; de sorte
que c'est toujours la même lumière qui se reflète en eux.
L'Église est donc comme le firmament spirituel, où toutes
les âmes reflétant la même lumière, emportées par le même
amour et gravitant vers le même centre, forment comme
un magnifique ensemble dont Dieu est le lien.
Mais à cette œuvre divine Satan oppose la sienne fondée
sur un principe contraire. Voici en quels termes il répond à
la prière du divin Maître : « Je te hais de la même haine dont
tu me hais ; je te fuis avec la même horreur avec laquelle
tu m'as vomi de ton sein; et je hais en même temps tout
ce que tu as créé, même ceux qui m'ont livré l'être que tu
leur as donné ; afin que , haïssant comme ils sont haïs ,
ils soient divisés par une irréconciliable inimitié. Mais afin
que mon royaume ne se détruise pas par ses propres fu-
reurs, je veux les attacher à moi par les mêmes liens de
colère et de haine dont tu me tiens lié toi-même, et leur
faire accroire en même temps que c'est moi qui suis lié à
eux. Je veux, les tenant enchaînés ensemble de cette ma-
nière , les pousser à une guerre interminable contre celui
qui s'appelle le Fils de l'homme et contre tous ceux qu'il
s'est choisis pour les conduire vers toi. De même que tu
as éteint en moi la lumière dont je brillais autrefois, et que
tu m'as ôté les splendeurs qui rayonnaient de moi en ta
présence, de même aussi je veux t'enlever la lumière dont
tu laisses tomber un reflet sur la face de tes créatures; je
SUITES DU PACTE AVEC LE DÉMO'. 2b 7
veux ouvrir les sources des ténèbres qui sont cachées au
fond de mon être, afin que leurs flots inondant ta création
semblent l'œuvre de tes mains. Lorsque j'aurai ainsi effacé
du front de l'homme le sceau que tu y as imprimé, m'in-
spirant de ma haine et de mes fureurs , je glorifierai aussi
les miens dans les flammes qui me dévorent; et après avoir
détruit en eux ton image, en dépit de toi j'y graverai la
mienne dans son horrible éclat, w C'est ainsi que le diable
oppose la haine à l'amour, les ténèbres à la lumière , la
cité de l'enfer à la cité de Dieu. Ces deux cités se rencon-
rent dans la nature ; mais l'une est au-dessus de la nature ,
et l'autre au-dessous. Le démon ne peut rien faire dans
son royaume que par le moyen des forces de la nature;
il ne peut se passer d'elle, tandis que les miracles du Christ
et de ceux qui lui sont unis, quoiqu'ils s'appuient par
leur^base sur la nature, sont cependant supérieurs à ses
lois. De même aussi l'ascèse divine a pour but de dompter
la nature, tandis que l'autre tend au contraire à lui sou-
mettre la volonté, pour l'assujettir ensuite au démon.
L'homme qui s'est livré à Satan devient son esclave ; sa
vie est dans un rapport magnétique avec la vie du démon.
Celle-ci est supérieure en un sens à celle de l'homme : elle
doit donc en s'unissanf à efle en développer les forces ,
augmenter leur énergie, et lui donner un exposant plus
élevé en la polarisant dans des directions opposées. Mais
ce développement n'est qu'apparent : il ne fait au fond que
déprimer la vie au-dessous des rapports ordinaires, et
l'assujettir aux lois de la nécessité. L'homme semble mon-
ter, mais il descend au contraire tous les jours davan-
tage, et perd tous les jours quelque chose de sa dignité
morale. Les effets extérieurs sont quelquefois les mêmes
2o8 SUITES DU PACTE AVEC LE DÉMON.
que dans la mystique divine ; mais le point de départ et
le but sont opposés. L'aimant de la vie, au lieu de se tour-
ner vers le pôle du ciel, s'incline vers celui de l'abîme.
Le centre vers lequel l'homme gravite n'est plus au-des-
sus de sa tête, mais sous ses pieds. L'intensité de l'action
est en partie la même que chez les saints ; la loi du pro-
grès et de l'enchaînement est la même également ; et c'est
pour cela que bien souvent, surtout pour ceux qui ne
voient que l'extérieur, il est difficile au premier abord de
distinguer les opéraUons divines de celles du démon. Mais
dans la réalité tous les rapports sont bouleversés; et
l'homme marchant, pour ainsi dire, la tête en bas, toutes
les contrées du monde physique et spirituel lui appa-
raissent sous un faux aspect. Tous ceux qui sont unis de
cette manière au démon sont liés aussi entre eux par des
rapports réciproques ; car ils sont tous en lui commOi en
leur centre, de même qu'il est en eux; et ils sont par con-
séquent tous les uns dans les autres. Ils forment ensemble
une chaîne non interrompue, dont chaque anneau com-
munique aux autres ce qu'il éprouve lui-môme , et parti-
cipe de son côté à leur état.
En second lieu, l'âme ou la volonté de l'homme se
trouve engagée de son côté dans un rapport non moins
intime avec le démon. Lorsqu'il était uni à Dieu, Dieu
était le but de tous ses efforts; il trouvait en lui le repos
et l'unité. Dieu régnait en lui , et le délivrait en le gouver-
nant, de sorte que la volonté s'enrichissait de tout ce
qu'elle semblait perdre en s' abstenant du mal. Les rap-
ports sont changées maintenant : au lieu des influences
divines, la volonté reçoit celles du diable; mais celles-ci,
bien différentes des premières, l'enchaînent au lieu de la
SUITES DU PACTE AVEC LE DÉMON. 2o9
délivrer. Elle perd riinité ;, et avec elle sa force et son éner-
gie. Elle devient de plus en plus semblable à la volonté du
diable, et la force qu'elle semble acquérir pour le mal
n'est qu'apparente. Ici encore tous ceux qui ont pris le
diable pour but de leurs efforts et pour centre de leur vie
se tiennent entre eux par un lien commun et sont comme
solidaires les uns des autres.
Enfin le démon s'empare aussi de l'esprit, et se pré-
sente à lui comme un objet visible, non par hasard et ac-
cidentellement, mais d'une manière permanente et par
suite du lien qu'il a contracté avec lui. De même que celui
qui est dans un rapport magnétique avec une plante la
voit fleurir quand il est dans l'état de somnambulisme ; de
môme que l'hydrophobe voit dans l'eau le chien qui l'a
mordu; de même que celui qui a été piqué de la tarentule
aperçoit celle-ci dans le miroir que fixe son regard; de
même que celui qui a été mordu par un serpent venimeux
se sent comme entouré de serpents; de même enfin que
celui qui a été infecté par un vampire s'imagine que les
morts viennent sucer son corps, de même aussi celui qui
est entré avec le démon dans un rapport semblable le voit
partout, toujours, et ne peut pas plus s'empêcher de le
voir qu'il ne peut s'empêcher de ressentir ce qui se passe
au fond de soi-même. Il le voit, non pas dans la lumière ,
mais dans les ténèbres , ou plutôt à la lueur sombre des
flammes de l'enfer. Une science nouvelle se forme dans
son esprit, science infuse par le démon, et par conséquent
nécessaire , science qui lui fait voir les objets sous un faux
jour. Aussi, loin d'élever et de fortifier l'esprit, celte
science le trouble et l'affaiblit au contraire. Son point de
départ et son but sont le mensonge et l'imposture. Tou^
260 SUITES DU PACTE AVEC LE DÉMON.
ceux qui voient à l'aide de cette fausse lumière se voient
réciproquement, à cause du lien qui les unit; et c'est là
ce qui explique une multitude de phénomènes que nous
aurons l'occasion de constater plus tard en parlant des
réunions du sabbat.
L'homme peut entrer dans ces rapports intimes avec le
démon de deux manières. Tantôt, en effet, ces rapports
sont volontaires; tantôt, au contraire, il s'y trouve en-
gagé sans les avoir cherchés. La première chose arrive
dans la magie, et la seconde dans la possession. La magie
et la possession constituent donc la mystique diabolique.
La magie, étant volontaire , est toujours coupable, et se
rattache immédiatement à l'ascèse diabolique, dont elle
est le résultat. La possession est souvent aussi volontaire,
du moins dans son principe, lorsqu'elle est, par exemple,
le résultat d'une longue habitude dans le péché. Mais quel-
quefois aussi elle est seulement l'effet de cette faiblesse
générale que le péché originel a laissée dans la nature hu-
maine, laquelle est devenue depuis ce moment accessible
à la contagion spirituelle, de même qu'à la contagion des
poisons de la nature. La possession est dans ce cas non un
péché, mais une maladie comme toutes les autres, et
comme celles-ci un moyen de purifier l'homme et d'exer-
cer sa vertu. Nous traiterons donc dans les livres suivants
de la possession et de la magie , en commençant par la
première.
LIVRE SEPTIÈME
CHAPITRE PREMIER
Comment les démons sont en rapport avec l'homme.
Dans la ci'éalion il n'y a point de solution de continuité;
chaque chose tient aux autres et leur est unie par un lien
intime. L'homme aussi, dont la personnalité est comme
un abrégé de la création tout entière , tient à celle-ci par
des relations continuelles et innombrables, qui s'étendent
Jusque dans le monde infernal. A l'aide du mal qui est en
lui , il peut entrer en rapport avec le royaume du mal,
dont Satan est le chef. Ceci peut arriver de deux manières;
car, ou l'initiative vient de l'homme, qui cherche à attirer
à soi les puissances infernales et se sert du mal qui est en
lui pour les gagner, se soumettant volontairement à leur
domination ; et c'est là ce qui constitue proprement la
magie ou la sorcellerie; ou bien , au contraire, l'initiative
vient de ces puissances , soit à cause du rapport que le pé-
ché établit entre elles et l'homme, soit par l'effet d'une
permission divine dont le motif échappe à nos regards. De
même que la foudre frappe le fil conducteur qu'elle ren-
contre sur son passage , ainsi les puissances de l'enfer pé-
nètrent jusque dans leur fond le plus intime les natures
ouvertes à leurs opérations, se les assimilent en quelque
262 DES KAPPORTS DE l' HOMME AVEC LE DÉMON.
sorte , et les enlacent quelquefois malgré elles dans leurs
liens. C'est ce qui arrive dans la possession , dont nous al-
lons parler ici.
Nous devons d'abord étudier la nature du rapport qui
unit ensemble l'homme et le démon dans les opérations de
ce genre. Les anciens théologiens;, pour exprimer ce rap-
port, employaient une expression très-juste: ils disaient
que l'Esprit-Saint sort de l'homme , et que Satan y entre à
sa place. C'est, en effet, une doctrine fondamentale du
christianisme, que l'Esprit-Saint demeure en l'homme
comme en son temple. Mais si, à cause de nos crimes, il
ne trouve plus en nous de place où il puisse habiter, et s'il
est ainsi contraint de se retirer, comme il n'y a point de
milieu entre le bien et le mal , le démon le remplace aus-
sitôt en nous; il nous domine et nous captive, bouleverse
en nous l'ordre de la nature aussi bien que celui de la
grâce, et fait servir tout ce qu'il y trouve à ses fms crimi-
nelles. Il verse, pour ainsi dire, dans notre cœur cette puis-
sance et cette énergie du mal qui le caractérise, et ajou-
tant sa propre malice à la nôtre , il la grossit et l'augmente
de telle sorte que, débordant des limites qui la conte-
naient, elle engloutit pour ainsi dire notre personnalité
tout entière. Il nous conmiunique la malédiction qui l'a
frappé lui-môme, et produit en nous des opérations con-
traires de tout point à celles du Saint-Esprit. Celui-ci , en
effet, est le principe de noire sanctification et de toute la
vie surnaturelle; il est le sanctiticateur : le démon, au
contraire, est le profanateur, le destructeur de toute sain-
teté et de tout bien.
11 ne faut pas croire cependant qu'il ait sur nous le môme
pouvoir que celui dont il a pris la place; car il n'est après
DES RAPI'ORTS DE l'hOMME AVEC LE DÉMOiN'. 263
tout qu'une simple créature, et comme telle il est limité
dans sa malice; et le mal qu'il fait ne saurait jamais égaler
la bonté de Dieu ni le bien dont elle est pour nous h
source. Dieu ordonne et gouverne par sa providence tous
les êtres qu'il a créés ; et l'action par laquelle il les con-
serve est identique au fond avec celle par laquelle il les a
créés ^ et n'en est que le développement. De même donc
qu'il les crée, pour ainsi dire^, à chaque moment de leur
existence, et qu'il est présent aux éléments les plus intimes
dont ils se composent , ainsi la loi conservatrice qui les
maintient et les gouverne agit continuellement en eux, les
pénètre jusque dans leur fond , et ne reconnaît de limites
que celles qu'elle s'est posées elle-même. Mais parmi les
créatures chacune a un droit égala sa propre existence,
et exclut de son être toutes les autres. Aucune ne peut donc
pénétrer les autres dans le sens réel de ce mot, puisque
toutes sont impénétrables. L'action du démon n'est donc
qu'apparente ; il ne fait que s'emparer des éléments qui ont
avec lui quelque affinité et qui sont déjà disposés à rece-
voir son action. Et ici encore il ne peut agir que comme
une simple créature; il ne peut que contrefaire les opéra-
tions surnaturelles de Dieu, et il est contraint de respecter
les limites où la Providence divine renferme son action.
Outre cette présence, par laquelle Dieu est présent à
toutes les créatures, même au démon, il en est une autre
d'un ordre plus élevé, qu'il n'accorde qu'aux bons, et dans
un degré qui correspond exactement aux dispositions de leur
cœur, et qui varie continuellement d'après elles. Cette pré-
sence surnaturelle est bien différente de là première; cai'
celle-ci s'étend à toutes les créatures; elle est nécessaire,
continuelle et égale en toutes, tandis que l'autre est l'effet
264 DES RAPPORTS DE LHOMME AVEC LE DÉMON.
d'un choix libre et de la part de Dieu et de la part de
riiomme. L'Esprit divin peut donc frapper l'esprit crëé tout
d'un coup, comme l'éclair^ s'emparer de lui et le sanctifier
en un moment. Ce n'est point ainsi néanmoins qu'il pro-
cède ordinairement ; mais son action est plus lente, et suit
dans son développement des règles dont elle s'écarte rare-
ment. Elle est d'abord tout extérieure. A ce degré. Dieu
agit du dehors sur l'âme, par le moyen des objets extérieurs
qui frappent les sens, et portent ainsi peu à peu jusqu'au
fond de la conscience les impressions divines. Après quelque
temps, lorsque l'àme, disposée par ces impressions à rece-
voir les opérations plus intimes de l'Esprit - Saint , s'est
comme familiarisée avec les choses surnaturelles, l'Esprit
pénètre en elle, et n'agit plus seulement du dehors au de-
dans, mais place en quelque sorte dans la conscience même
de l'homme le centre de ses opérations. Il arrive alors, à
un certain degré, ce qui est arrivé aux apôtres le jour delà
Pentecôte : la liberté divine s'unit intimement à la liberté
humaine, et la pénètre sans que celle-ci perde rien pour
cela de son énergie.
Il en est ainsi, quoique d'une manière bien différente,
des rapports qui existent entre le démon et l'homme. Il ne
peut être ici question de cette présence universelle dont
nous avons parlé plus haut et qui est le résultat même
de la création. Bien loin d'être le créateur de quoi que ce
soit, le démon n'est, au contraire, que le profanateur et
le destructeur de la création. Le mal, qui, comme néga-
tion, n'est au fond que le néant, le mal seul l'attire;
il n'est présent que là, c'est là son royaume, le siège de
sa puissance et de son action. C'est là qu'il continue et
développe l'œuvre criminelle qui l'occupe incessamment.
DES RAPPORTS DE l'hO.MME AVEC LE DÉMON. 26o
Il est donc présent véritablement dans tout le mal qui se
fait. Mais, outre cette présence du démon en tout ce qui est
mal, il en est encore une autre plus intime qui a son prin-
cipe dans la volonté même. Comme il habite naturelle-
ment dans le mal, il a pour tout ce qui est mal un amour
de préférence; il cherche à attirer à lui et à s'approprier
ceux en qui il trouve des dispositions sympathiques aux
siennes. Il contrefait ainsi l'œuvre de la sanctification,
cherchant à communiquer aux volontés créées la servitude
et l'esclavage sous lequel il gémit lui-même. Son action
est quelquefois subite comme celle de l'éclair; mais ordi-
nairement elle est lente et progressive comme celle de
l'Esprit-Saint dans la sanctification des âmes. Au premier
degré, le principe mauvais, qui se tient toujours près de
l'homme, mais caché et invisible, se manifeste à sa vue
par quelques phénomènes sensibles, cherchant ainsi à
s'emparer de lui et à l'enlacer dans ses filets. Le mal, à
ce degré, n'a pas encore pénétré dans la vie, et ne l'a pas
infectée de son poison. On désigne ce rapport entre le dé-
mon et l'homme par le nom d'obsession. Lorsqu'une cer-
taine famiharité, amenée par l'habitude, s'est établie entre
ces deux volontés, le rapport devient plus intime, et l'ac-
tion satanique n'est plus seulement extérieure, mais infecte
de son poison le principe même de la vie; c'est ce qu'on
appelle la possession .
266 DE L'uB:>EijSION,
CHAPITRE II
De l'obsession comme premier degré de la possession. Des gnomes
ou farfadets. Histoire d'un gentilhomme de la Valteline et du surin-
tendant Schupart.
Chaque contagion naturelle qui vient à éclater dans le
monde trouve autour de soi certaines affinités qui l'at-
tirent et qu'elle attire à son tour. Vous diriez que parmi
ces êtres vivants au milieu desquels elle se produit il en
est que la main de Dieu a marqués du signe de la mort , et
qu'elle lui a désignés pour victimes, et que ceux-ci ont en
eux comme une corde qui commence à vibrer dès qu'ils
entendent sonner ce son dominant auquel ils doivent s'ac-
corder. Dès que le mal commence à se produire au de-
hors, il se fait sentir à tous ceux qu'il doit frapper. Les
fonctions vitales, qui suivaient auparavant un cours régu-
lier, sont troublés et semblent soumises aux influences
d'une puissance étrangère. Une vie fausse et artificielle lutte
contre la vie véritable. Ce n'est d'abord qu'un jeu qui
n'éveille aucune inquiétude; mais bientôt le trouble de-
vient plus profond, la maladie se déclare et révèle toute sa
puissance. Elle s'étend, frappant à droite et à gauche les
victimes marquées par le doigt de Dieu, jusqu'à ce qu'elle
ait accompli la mission providentielle qui lui avait été im-
j)Osée et qu'elle ait épuisé son activité destructrice. Il en
est ainsi de cette contagion du mal, considérée du côté na-
turel, comme une sorte de peste morale, et dont le pre-
mier degré est l'obsession. Dès que le mal a trouvé ou s'est
préparé des dispositions favorables, il se produit d'une
manière sensible dans le domaine de la vie. Vous voyez
DE l'obsessio.n. 267
d'abord apparaître des effets qui ne peuvent avoir leur
origine en ce domaine^ puisqu'ils y jettent au contraire le
trouble et le désordre. La nature seule ne suffit pas non
plus pour les expliquer, car le but vers lequel ils tendent
est au-dessus d'elle; ils ne peuvent par conséquent pro-
venir que d'une nature morale plus élevée. Ce ne sont
d'abord que les légers mouvements d'un être surnaturel ,
qui passe peu à peu d'une certaine fimiiliarité à une malice
déclarée. >\ous pouvons reconnaître ici les opérations de
ces esprits follets que le peuple nomme gnomes ou far-
fadets et dont nous avons parlé plus haut.
Brognoli raconte un cas de ce genre que nons voulons L" comte
citerici. [Alexicacon, disput.. II., n» 429.) En t6o4, dit-il, Valteline.
je reçus à Bergame la visite d'un jeune comte de la Val-
teline, qui était prêtre et docteur en droit canon et civil.
Il me raconta que depuis deux ans les démons lui jetaient
chaque nuit des pierres, et faisaient un tel bruit qu'il ne.
pouvait demeurer ni dans son château ni même dans la
vallée. Un jour deux ecclésiastiques vinrent lui proposer
de passer la nuit avec lui dans sa chambre, se vantant de
ne point craindre les démons. 11 y consentit. Mais voilà
qu'un peu avant minuit le bruit commence, la terre
, tremble; des pierres fumantes sont jetées et sur le jeune
homme et sur les ecclésiastiques, qui furent saisis d'une
telle crainte qu'ils ne pouvaient ni parler ni se remuer
dans leurs lits. L'un d'eux en eut la fièvre, et fautre la
dyssenterie; et tous deux eurent si honte de leur faiblesse
qu'ils partirent dès le matin sans saluer leur hôte.
On peut encore ranger parmi les faits de ce genre ce qui Le
arriva pendant huit ans à un pasteur protestant du comté ^^g^^upar^t'^^
d'Hohenlohe nommé Schupart. Le jour et la nuit on lui
268 DE I.'OFiSESSION.
jetait des couteaux pointus et aigus. Bien des fois la nuit
on lui jeta, à lui et à sa femme, des cordes autour des pieds
ou du cou, de manière à les étrangler s'ils n'avaient été
éveillés par ceux qui les gardaient. Bien des fois aussi lu
maison était toute en flammes. Il reçut sur toutes les parties
de son corps plusieurs milliers de pierres, de dix à quinze
livres, jetées avec la même force que si elles eussent été
lancées par un canon , sans qu'il en fût blessé cependant.
En présence de plus de cent témoins, lui et sa femme re-
cevaient des soufflets; ou bien on empoisonnait leur
nourriture de manière qu'ils étaient obligés de la rejeter.
On salissait d'encre ou on déchirait les feuilles de sa Bible.
Un jour qu'il voulait prêcher, on lui emporta tous les
livres dont il avait besoin, ainsi que sa perruque, qu'il
trouva ensuite sur la tête de sa femme, sans savoir qui
l'y avait mise. Dans leur angoisse, ils tombèrent à genoux,
pour invoquer le secours de Dieu, et commandèrent au
démon au nom de Jésus-Christ de rapporter tous les objets
qui avaient disparu; et le soir même ils virent ces objets
revenir par la fenêtre avec un grand bruit. Cet état de
choses dura huit ans, et pendant tout ce temps ils n'eurent
pas une minute de sécurité. Pour conjurer le mal, Schu-
part n'employa d'autre moyen que le recours à Dieu , se
recommandant souvent du haut de la chaire aux prières .
de ses auditeurs. 11 ne cessa point non plus d'employer,
d'après l'avis des médecins, des remèdes antimagiques;
mais ils ne lui servirent de rien, si ce n'est une fois dans
un mal de dents d'une nature surnaturelle, qui tour-
mentait sa femme. On lui ôta, à l'aide d'une poudre anti-
magique, toute espèce de matières, du bois, de la pierre,
du verre, des cheveux et du crin. Les Jésuites et les
DE L OBSESSION. 269
Carmes qui habitaient la même ville que lui voulurent
tirer de tous ces événements des conclusions défavorables,
et prouver par là que la doctrine luthérienne qu'il avait
embrassée était fausse. Mais rien de tout cela ne put l'é-
mouvoir; il ne voulut point résigner ses fonctions, comme
ses amis le lui conseillaient ^ et il se contenta de conjurer
Dieu de le déhvrer de cette épreuve; et ce bonheur lui
fut accordé au bout de huit ans. Bien d'autres phénomènes
encore^ qui annonçaient une intervention diabolique du
genre de celle qui est propre aux farfadets, se manifes-
tèrent pendant tout ce temps. Ainsi^ la lampe qui l'éclai-
rait était renversée de la table, et continuait de brûler par
terre, ou bien elle était transportée d'un lieu à un autre.
Tantôt on lui jetait la table qu'on avait servie pour le re-
pas, et les plats qu'on y avait mis, et le siège sur lequel
il devait s'asseoir; tantôt on le piquait avec des aiguilles,
ou on le mordait si fort que la trace en paraissait encore
une heure après. Toute cette histoire porte un ca-
ractère frappant d'authenticité; il est impossible de douter
delà sincérité du narrateur, qui mourut surintendant et
recteur de l'université de Gessen. Il avait dicté lui-même
cette histoire avec toutes ses circonstances à ses auditeurs,
ajoutant qu'il lui faudrait plus d'un volume in-foho s'il
voulait écrire tout ce qui lui était arrivé pendant tout le
temps qu'avait duré cette épreuve. {Voir la dissertation de
G. P. Verpoorten , de Dœmonum existentia ; Gedani 1779,
p. 24.)
270 L'ES ti:matio.ns.
CHAPITRE m
Les tentations considérées comme effets de l'obsession. Marie Crucifiée.
Les tentations dont nous avons parlé ailleurs sont quel-
quefois des obsessions qui peuvent conduire à la posses-
sion. Nous rapporterons ici en abrégé à ce propos ce qui
nous est raconté dans la vie d'une sœur de l'ordre de Saint-
François, Marie Crucifiée, sur les tentations qui l'assié-
gèrent pendant longtemps. Toutes les fois qu'elle voulait
communier, elle était liée dans Ions ses membres, et fixée
à sa place, comme une colonne de marbre. Souvent, dès le
matin du jour où elle devait communier, elle sentait qu'on
lui prenait la main, et qu'on la plongeait dans un vase
d'eau, qu'on la portait ensuite à sa bouche, qu'on l'ouvrait
avec violence , pour la contraindre de rompre ainsi le
j eûne eucharistique, et l'empêcher de communier. D'autres
fois on faisait la même chose avec un morceau de pain.
Souvent sa langue était tellement liée qu'elle ne pouvait
s'en servir pour louer Dieu. Il lui arrivait la même chose
lorsque dans ses tentations elle voulait invoquer le nom de
Jésus. Quand elle voulait aller à confesse, elle ne pouvait
prononcer un seul mot, jusqu'à ce que son confesseur lui
eût rendu l'usage de la parole par les exorcismes. Pendant
deux ans elle ne put marcher, et dut rester tout ce temps
immobile, assise sur unecbaise. Si elle parvenait à conju-
rer le démon, elle devenait libre aussitôt, et pouvait
se tenir sur ses pieds et marcher; mais elle se sentait bien-
tôt rejetée violemment sur sa chaise, et retombait dans son
premier état. Souvent, pendant qu'elle priait, elle était en-
DES TENTATIONS. 271
levée en l'aiiv, puis retombait de tout son poids sur la terre.
Lorsqu'elle était à genoux, sa tête était rejetée violemment
en arrière, de sorte qu'elle frappait les épaules; puis elle
était repoussée avec la même violence par devant , de ma-
nière à frapper la poitrine; et à voir ces mouvements ré-
pétés on aurait pu croire que la tête allait se séparer du
corps. Quelquefois ses bras étaient tirés en arrière, et ses
muscles semblaient devoir se rompre. D'autres fois il lui
semblait que son visage, ou son bras, ou son corps tout
entier était comme pressé entre deux pierres, ce qui lui
causait des souffrances intolérables. Elle eut enfin recours
à la sainte Vierge, et se trouva guérie tout d'un coup, et
pour toujours. Un système nerveux extrêmement irritable
peut avoir ici servi d'instrument au démon pour produire
ces effets extraordinaires, qui avaient pour but de purifier
entièrement celle qui les ressentait.
Ces attaques du démon ne se bornent pas aux saints que
Dieu veut éprouver en cette vie, mais elles s'étendent aussi
aux hommes moins élevés dans la perfection, [in religieux Un moine
de Bologne, priant devant l'autel après compiles, fut saisi
par le pied et tiré au milieu de l'église. A ses cris accou-
rurent plus de trente frères qui priaient dans les diverses
parties de l'église. Le voyant ainsi tire, sans apercevoir
personne qui le traînât, ils s'etTorcèrent de le retenir; mais
ce fut en vain. Épouvantés, ils jetèrent sur lui de l'eau
bénite; mais ce fut encore inutile. Un des plus anciens,
voulant se tenir fortement à lui , fut entraîné avec lui par
cette puissance invisible. On parvint à grand'peine à le
porter à l'autel de Saint-Nicolas. Là il confessa au P. Re-
naud un péché qu'il avait caché, et devint libre aussitôt.
(Acta aînpliora S. Bominid, conf. 122.)
272 DES TLNTATIOS.
A l'époque où Olivier^, ccolâtre de Cologne , prêchait la
croisade en Belgique, il y avait une jeune fille de Nivelle,
très-pieuse et très-fière du vœu de chasteté qu'elle avait
fait. Le démon, jaloux de sa vertu, lui apparut sous la
forme d'un jeune homme bien mis et de bonnes manières,
cherchant à la gagner par des paroles agréables, lui van-
tant les douceurs du mariage et la supériorité de cet état
sur la virginité. La jeune fille, ne le connaissant point, lui
répondit qu'elle ne voulait point se marier, et qu'elle avait
renoncé au mariage, afin de se donner toute à Dieu. Le dé-
mon continuant ses poursuites, elle commença à concevoir
des soupçons; car elle n'ignorait pas qu'il y avait beau-
coup d'autres jeunes filles plus belles, plus riches et plus
nobles qu'elle. Elle lui dit donc un jour : « Mon beau mon-
sieur, qui êtes-vous pour désirer ainsi de m' épouser? » Le
démon hésita de répondre, dans la crainte de se trahir;
mais la jeune fille n'en devint que plus pressante dans ses
questions, et il fut obligé de lui dire qui il était. Elle fut ,
comme on le conçoit bien, grandement effrayée, et lui dit :
« Comment peux-tu désirer un mariage charnel si contraire
à ta nature? » Il lui répondit :« Donne-moi seulement ton
consentement, je ne veux rien autre chose. — Je renonce
entièrement à toi, » lui dit-elle; et elle le chassa aussitôt
avec le signe de la croix. Elle alla trouver un prêtre, auquel
elle découvrit les poursuites du démon et qui lui enseigna
comment elle devait se conduire.
Le démon ne cessa point ses poursuites; mais il ne lui
parlait plus que de loin, et la tourmentait en toute ma-
nière, jetant des ordures dans son plat quand elle man-
geait, répondant lui-môme aux questions qu'on adressait
à la jeune fille, révélant les péchés de ceux qui étaient pré-
DES TENTATIONS. 2 73
sents et qu'il connaissait tous, excepté ceux qu'on avait
confessés, jetant sur les assistants de la boue , des mor-
ceaux de pots cassés pleins d'ordure. Tous ceux qui étaient
présents l'entendaient, mais il n'était vu que de la jeune
fille. Quelques-uns lui ayant demandé s'il savait l'Oraison
dominicale, il répondit que oui; mais quand il voulut la
réciter, il fit beaucoup de fautes, passant des mots, en em-
ployant d'autres qui n'étaient point iatins; puis il dit en
riant : « C'est ainsi que vous autres laïques avez coutume
de prier. » Il en fut de même du Credo. Il est remarquable
qu'on ne put jamais l'amener à dire Credo in Deum , mais
qu'il disait toujours Credo Dewn. Il ne put pas même
commencer VAve Maria, probablement à cause de la gran-
deur du mystère de l'Incarnation. On lui demanda pour-
quoi il avait une voix si rauque ; il répondit : « Parce que
je brûle toujours. » Près de la maison où habitait la jeune
fille demeurait un homme qui aurait bien voulu entendre
le démon, mais qui n'osait approcher de lui à cause de
certains péchés secrets qu'il avait commis. Il alla donc à
confesse pour les accuser, mais en gardant la volonté de
les commettre de nouveau. A peine eut-il mis le pied sur
le seuil de la porte que le démon lui cria : « Viens , mon
ami, tu t'es bien blanchi. » Et tout aussitôt il se mit à lui
reprocher ses péchés, de sorte que le malheureux aurait
voulu être à cent lieues de là. Il se retira triste et humi-
lié, et retourna à confesse, mais avec le ferme propos de
ne plus pécher à l'avenir. Le prêtre lui dit : « Vous pouvez
retourner maintenant, le démon ne vous dira plus rien. »
Gomme il entrait dans la maison, un des assistants dit au
diable : « Voici ton ami qui revient te visiter. » Le démon
demanda quel était cet homme, et comme on lui répondit
27 i DES TENTATIONS.
que c'était celui dont il avait dit tant de mal la veille , il
dit : a Comment cela se peut -il? je ne sais aucun mal de
lui. » Les assistants^ ignorant que cet homme était allé à
confesse^, crurent que le démon l'avait calomnié. Cette his-
toire est racontée par Césaire d'Heisterbach, qui la tenait
lui-même d'un moine de son ordre, nommé Bernard, le-
quel prêchait la croisade avec Olivier. 11 est possible qu'une
partie des phénomènes dont il y est fait mention ait été
l'effet de la ventriloquie, jointe à un cerlain degré de clair-
voyance; mais il est difficile aussi de ne pas y reconnaître
une intervention du démon .
C'est surtout dans les cloîtres que se produisent le plus
souvent les faits de ce genre, surtout lorsque, après de lon-
gues années de relâchement, des supérieurs vigilants es-
saient d'y introduire la réforme. Il est vrai que dans ces
circonstances la mauvaise humeur et le dépit de ceux qui
la repoussent peuvent avoir une part plus ou moins grande,
et expliquer certains phénomènes qui au premier abord
semblent surnaturels; mais ceux-ci toutefois se reprodui-
sent trop souvent, pour qu'on puisse les attribuer toujours
à des causes de ce genre. Beaucoup d'entre eux d'ailleurs
appartiennent évidemment à l'ordre surnaturel. On doit
supposer d'ailleurs que dans ces circonstances les réforma-
teurs ont observé attentivement les faits dont ils étaient
témoins, et qu'ils ont dû tenir compte des dispositions de
ceux qu'ils voulaient réformer. Il serait tout à la fois in-
juste et absurde de supposer que tous se soient trompés sur
la nature des faits qui se passaient autour d'eux, et aient
attribué à des causes surnaturelles ce qui était simplement
l'effet de quelque supercherie inventée par la vengeance
et le dépit. Que quelques-uns, plus simples et plus crédu-
DF.S TENTATIONS. 275
les que les autres, aient pu se tromper de cette manière ,
cela se conçoit ; mais ce que l'on peut attribuer à quelques-
uns, vu la fragilité humaine, ne saurait être attribué à
tous indistinctement, surtout quand il s'agit d'hommes
dont la vie et la conduite supposent non - seulement une
grande sainteté, mais encore un haut degré d'intelligence
et de volonté.
Nous citerons à ce propos un fait que Mder raconte dans Guido ,
. , . A 1 r. • 1 prieur de
son Formicarium, et qu il tenait lui-même de Guido, sa- zamberati,
vaut Dominicain, prieur de Zamberati et réformateur de
son ordre dans la Franconie orientale. « Le couvent de Zam-
berati ayant été réformé l'année passée, le démon se mit
à inquiéter la maison, brisant les fenêtres, bouleversant
les meubles, coupant et emportant les cordes des cloches,
frappant pendant la nuit les cymbales dont on se servait
le jour pour appeler les moines, et tourmentant les frères
de telle sorte que plusieurs furent sur le point de devenir
fous. Le jour il se tenait dans les chambres basses du cou-
vent, et la nuit dans le dortoir; de sorte qu'aucun frère
n'osait traverser les cloîtres. Il saisit un jour un novice âgé
de vingt-quatre ans, et déchira ses vêtements, y laissant
des traces de griffes, semblables à celles d'une bête sau-
vage. La veille de l'octave de l'Epiphanie il apparut à ce
même novice sous la forme d'un chat noir, et lui dit :« Si
tu ne quittes pas l'habit de l'ordre, je te tuerai dans trois
jours. » Le jeune homme ayant voulu le conjurer au nom
du Seigneur, le démon le saisit. Le novice se défendit :
les frères, étant accourus, trouvèrent dans sa cellule sa ta-
ble, son pupitre, son lit et tous les autres meubles boule-
versés par la lutte qu'il avait soutenue avec le démon, et
l'emportèrent à demi mort près du feu; mais le démon,
276 DES TENTATIONS.
toujours invisible, le leur arracha des mains, le jeta dans
le feu, et garda ainsi sa tête longtemps au milieu des flam-
mes. Les frères l'arrachèrent de nouveau à grand'peine au
danger d'être consumé, et le portèrent près du maître-
autel. Là le diable l'arracha de nouveau de leurs mains,
le traîna violemment à travers le chœur et le blessa si griè-
vement que tous les frères, le croyant mort, prièrent pour
lui la sainte Vierge, les saints et surtout notre saint pa-
triarche Dominique, en l'honneur de qui le cloître avait
été réformé. Le saint apparut alors sur l'autel avec l'habit
de l'ordre. Aussitôt celui qu'on avait cru mort et que les
frères tenaient dans leurs bras commença à se réveiller,
et, se tournant vers l'autel, se mit à prier Dieu et le saint.
Le démon sortit alors de l'église et fit dans le reste du cou-
vent un tel vacarme qu'on aurait pu croire que tous les
forgerons du pays y étaient réunis. Et ce qu'il y eut de
plus remarquable, c'est que le frère qu'on avait cru mort,
aussitôt qu'il eut reçu la sainte eucharistie, fut rempli
d'une telle force que tous ses membres redevinrent sains.
Le démon cependant menaça ce jour-là même les frères
avec de grands cris de ne jamais quitter cette maison, qu'il
avait possédée pendant si longtemps comme sa propriété;
mais ceux-ci, sachant bien qu'il est un menteur et le père
du mensonge, n'interrompirent point pour cela la réforme
commencée, quoiqu'ils fussent tourmentés par lui en mille
manières, de telle sorte qu'ils passaient presque toutes les
nuits sans dormir. » Les faits racontés dans cette histoire
sont, comme on le voit, publics et évidents. Il faut donc ,
ou les admettre comme vrais, ou accuser d'imposture ce •
lui qui les a racontés. Or le caractère et la sainteté de ce
dernier ne permettent pas d'admettre une telle supposition.
DES TENTATIONS. 277
Le même auteur rapporte un autre fait du même genre Histoire
qui doit trouver ici sa place. « Il y a dix ans que dans la (je Sainte-
ville de Nuremberg un couvent de notre ordre , dédié à Catherine.
sainte Catherine, fut réformé par onze sœurs qu'on avait
fait venir d'un monastère qui avait déjà admis la ré-
forme; mais toutes les religieuses du couvent étaient
opposées au changement que l'on voulait introduire, et
comptaient de nombreux appuis parmi les habitants de
la ville. A peine la réforme avait-elle commencé que
plusieurs religieuses du monastère furent inquiétées la
nuit par un bruit inaccoutumé. Instruit de cette nouvelle,
je cherchai à leur persuader qu'il fallait attribuer ce
bruit non au démon, mais aux rats ou aux souris, ou
bien que c'était une illusion de leur part , comme je le
soupçonnais en effet; mais la nuit suivante le démon
revint, et tourmenta une des sœurs opposées à la réforme
(je crois que c'était la sacristine), qui allait sonner les
matines, et il la maltraita tellement qu'on crut qu'elle al-
lait mourir dans le jour. Les choses en vinrent au point
qu'on fut obligé de placer la nuit,, pour garder le couvent,
plusieurs rehgieuses à tour de rôle, parce qu'aucune n'o-
sait parcourir seule le cloître. Ces pauvres femmes, déjà
naturellement impressionnables , furent en proie à de
grandes inquiétudes , et je ne savais plus moi-même que
faire. Je leur recommandai d'avoir recours à la prière, de
prendre patience, et d'avoir confiance en Dieu. Plusieurs
disaient en murmurant : « Voyez, lorsque nous menions
notre ancien genre de vie, rien de pareil ne nous arri-
vait. » Mais le démon, qui leur inspirait ces sentiments, ne
gagna rien pour cela, car les plus opiniâtres furent telle-
ment effrayées de tout ce qui arrivait qu'elles firent une
8*
278 DES TENTATIONS.
confession de toute leur vie, et embrassèrent sérieusement
la réforme; et le démon, honteux de sa défaite, quitta pour
toujours le couvent. »
On doit s'étonner d'autant moins de voir arriver des faits
de ce genre dans les congrégations religieuses que plus
d'une fois des populations entières ont été tourmentées
ainsi par des esprits mauvais, surtout aux époques de
trouble et de commotion politique, où les passions sont
soulevées et mises en jeu d'une manière toute particulière.
Voici ce que raconte Gaspard Schiitz, dans son Histoire de
Prusse. Lorsqu'en 1247 les Poméraniens, après leur apo-
stasie, eurent subi de la part des chevaliers de l'ordre Teu-
tonique une sanglante défaite, où périrent onze mille des
leuis, des démons apparurent dans la contrée, et séduisi-
rent leurs femmes; de sorte que plusieurs en perdirent la
raison, et tuèrent celles-ci dans un accès de fureur et de
désespoir. Les démonsparcouraient le pays sous une forme
humaine, jetant ceux-ci dans le feu , ceux-là dans l'eau,
pendant les autres aux arbres des forêts, et répandant par-
tout la terreur et la consternation. Les habitants allèrent
dans leur effroi trouver leur grand prêtre, le kriwat; et
celui-ci leur dit que cette calamité venait de ce qu'ils
avaient été infidèles à leurs dieux, et qu'elle cesserait dès
qu'ils reviendraient à leur culte. Us résolurent donc de
chasser du pays leurs nouveaux maîtres avec leur dieu, et
de n'y plus laisser vivant aucun chrétien; mais ils furent
tous taillés en pièces. ^
PASSAGE DE l' OBSESSION A LA POSSESSION. 279
CHAPITRE IV
Passage de l'obsession à la possession. Histoire de Pétronille , en
Savoie; de la fille de Jean de Bon-Romanis.
L'obsession se rattache quelquefois à certaines disposi-
tions naturelles du tempérament ou du caractère, qui ren-
dent l'homme plus ou moins accessible aux influences du
démon, et forment pour ainsi dire comme une maladie pré-
liminaire, laquelle dégénère facilement dans la maladie
principale. Ainsi bien souvent, après de violentes émo-
tions, on voit se produire certains troubles locaux, où l'on
ne peut méconnaître les traces d'une influence satanique.
Les phénomènes qui se manifestent alors ont à la fois un
caractère naturel et surnaturel. Nous en avons un exemple
assez frappant dans un fait qui s'est passé àVegenette, pa-
roisse du diocèse de Genève. Mamert, évêque d'Hébron,
vint en ce lieu l'an 147 1 , sur l'ordre du pape Paul II, pour
s'informer par lui-même de toutes les circonstances de ce
fait , et pour en faire un rapport au pape. Ce que nous al-
lons raconter n'est qu'un abrégé de ce rapport et d'un dia-
logue composé de quarante questions envoyé au pape par
le même prélat.
Pétronille était une jeune fille de Savoie, bien faite et
bien élevée. Ln magicien renommé dans le pays l'avait
longtemps recherchée; mais elle avait résisté à toutes ses
sollicitations pour épouser, avec le consentement de ses pa-
rents, un jeune homme plus digne d'elle. Dès le jour même
de ses noces elle conçut une aversion profonde pour ce
jeune homme, qu'elle aimait auparavant, et l'on attribua
ce changement subit à quelque opération magique. Cette
Pétronille.
280 PASSAGE DE l/OBSESSlON A l.A l'OSSESSION.
aversion s'étendait à tous les hommes^ et elle n'en pouvait
voir aucun. Pour la distraire un peu , les parents de son
mari l'invitèrent k venir passer quelque temps dans leur
village^ situé dans les montagnes^ à quelques lieues seule-
ment du lieu qu'elle habitait, en l'avertissant de prendre
ses souliers à cause des mauvais chemins. Elle répondit
par un proverbe usité dans son pays : « Dieu ne soignera
mes souliers si je les mettrai. » Elle les mit pourtant; et ar-
rivée au pied de la montagne, elle se trouva fatiguée , et
s'assit quelques instants pour se reposer^, priant ses com-
pagnons de voyage de prendre les devants. Elle se mit en
chemin pour les regagner; mais elle se sentit bientôt prise
d'un violent accès de tristesse, et, à quelques pas du vil-
lage, elle se détourna de la route ; puis,, errant à travers les
rochers, elle arriva jusqu'au sommet de la montagne. Là,
tirant sa quenouille , elle se mit à filer. Bientôt le sommeil
s'empara d'elle, et elle dormit depuis le matin jusqu'au
soir.
Sa famille, inquiète de ne pas la revoir, crut qu'elle était
retournée chez elle. Vers le soir, la jeune femme se sentit
éveillée par un gros chien noir. Effrayée à cet aspect, elle
invoqua la Vierge de Lausanne et saint Claude. Mais le
chien, lui mettant les pieds de devant sur les épaules, l'em-
porta à travers les rochers, les bois et les torrents, jusqu'à
un endroit presque inaccessible, entre deux rocs, dans un
étang qui recevait la pluie et la neige des montagnes. On
lui tira ses souliers des pieds . et la peau en fut déchirée ,
et on la laissa ainsi seule. Elle resta dans cette position pen-
dant quarante jours, sans manger, ni boire, ni dormir, en-
foncée dans l'eau jusqu'au cou, et se soutenant debout en
s'appuyant sur les coudes. Quelquefois, quand le vent du
PASSAGE DE L OBSESSION A LA POSSESSION. 281
nord soufflait, elle se trouvait comme attachée au roc par
la glace, et quand une température plus douce amenait le
dégel elle était menacée d'être dévorée parles vers, qu'elle
écartait avec peine de la main. Ils lui rongèrent le dessous
des piedSj le bras droit et le sein droit. Elle avait au milieu
de tout cela la plénitude de son intelligence , et ne s'affli-
geait que d'une chose, c'était de ne pouvoir accomplir
le vœu qu'elle avait fait d'aller visiter la Vierge de Lau-
sanne, et de ne pouvoir communiei' aux fêtes de Pâques
qui approchaient.
Fortitiée du secours d'en haut, elle se recommanda avec
confiance à la Mère de Dieu et à saint Claude, passant la
plus grande partie du temps à prier, et buvant de temps
en temps quelques gouttes d'eau quand la soif attachait sa
langue à son palais. Le chant des oiseaux la réjouissait, les
lièvres qui couraient devant elle lui donnaient quelque dis-
traction, et la vue même d'un loup lui procura quelque
joie dans sa solitude. Ses parents avaient parcouru en vain
tout le pays avec des hommes et des chiens pour la cher-
cher. L'un de ceux-ci était venu jusqu'à l'endroit où elle
était, et avait trouvé sa quenouille. On était venu plus
d'une fois tout près d'elle , et on l'avait appelée par son
nom ; mais elle, contente de sa position , n'avait point ré-
pondu à l'appel; de sorte qu'on avait fini par croire , ou
qu'elle s'était donné la mort, ou qu'elle avait été dévorée
par les bêtes sauvages. Enfin , le 4 mai , quelques per-
sonnes qui la cherchaient , passant près d'elle, entendirent
une plainte qui leur fit conjecturer qu'il y avait là ou un
enfant exposé ou un voyageur égaré ; mais comme il faisait
nuit, ils remirent au lendemain à continuer leurs recher-
ches. Le lendemain donc, de bon matin, ils retournèrent
282 PASSAGE DE l'oBSESSIOK A LA POSbESSlON.
au même endroit avec beaucoup d'autres ^ parmi lesquels
t^e trouvaient le mari et le beau-père de Pétronille, et ils
entendirent la même voix. Ils cherchèrent longtemps en-
core, mais enfin l'un d'eux ;, plus hardi ^ pénétra jusqu'au
lieu où elle était. On la reconnut alors : pour elle, après
avoir rendu grâces à Dieu, elle ne voulut plus prononcer
aucune parole, jusqu'à ce qu'un prêtre fût venu entendre
sa confession et lui apporter l'eucharistie. On alla chercher
à plusieurs milles le curé, qui lui administra les sacrements.
Puis, après avoir remercié Dieu de nouveau, et raconté tout
ce qui lui était arrivé , elle montra ses pieds dévorés par
les vers, et pria qu'on la ramenât chez elle. On l'emporta
avec peine à travers les rochers. Ses épaules portaient les
marques des griffes du chien ; et à la manière dont elle par-
lait des choses divines il était facile de voir que pendant
ces quarante jours elle avait reçu de sublimes enseigne-
ments. L'évêque d'Hébron la vit le 17 mai sur son ht; il
se rendit avec des peines incroyables à l'endroit qu'elle
avait habité pendant quarante jours, et fit planter deux
croix dans les deux rochers entre lesquels elle avait vécu
tout ce temps. Quant à elle, nourrie d'abord avec du lait
de chèvre, puis avec des aliments plus solides, elle reprit
peu à peu ses forces, après avoir perdu néanmoins encore
plusieurs doigts des pieds.
Quand on examine attentivement toutes les circon-
stances de ce fait, il est facilede reconnaître que l'évêque
les raconte simplement, telles qu'il les avait apprises de la
bouche même de la patiente et des autres qui y avaient
pris part. Le récit de Pétronille, après qu'elle a reçu la com-
munion, porte également le caractère de la plus parfaite
sincérité; et s'il renferme des choses difficiles à croire, ce
PASSAGE Dt LUBStsSlON A LA POSSESSION. 283
n'est pas un motif pour nous de le rejeter, mais c'est à nous
de chercher à l'expliquer. Une profonde tristesse s'était em-
parée de Pétronille, les ombres de la mort l'avaient comme
enveloppée, et disposée à recevoir les atteintes du démon.
Ce sommeil, qui avait duré depuis le matin jusqu'au soir,
était l'expression et peut-être l'effet de ces ténèbres inté-
rieures qui avaient obscurci tout son être. Elle se réveilla
dans un état de clairvoyance, et la puissance qui l'avait
plongée dans ce sommeil de mort lui apparut sous la forme
d'un chien noir qui enfonçait les grilles dans ses épaules.
Dans son effroi, elle invoqua le secours des puissances su-
périeures, elle qui se trouvait déjà dans la région des puis-
sances infernales. Les atteintes de celles-ci et l'épouvante
que lui causait la hauteur de ces rochers, prenant dans son
imagination une forme sensible, il lui sembla que ce chien
l'emportait à travers les forêts et les rochers. Douée de cette
légèreté spécifique qui accompagne ordinairement les états
de ce genre, elle pénétra jusqu'à ce lieu inabordable pour
tout autre.
La pauvre somnambule ignorait comment elle s'était ainsi
égarée dans les montagnes, et nous ne pouvons avoir sur ce
point aucun renseignement exact. Elle se trouva enfin dans
cet étang entre deux rocs inaccessibles. C'était probable-
ment une fente de rocher où l'eau s'était amassée. Cette
fente ne doit pas avoir été très-profonde, sans quoi l'on ne
pourrait comprendre comment des lièvres et même un loup
seraient venus si près d'elle. Pétronille doit toutefois, même
après être revenue à elle , avoir conservé une partie de sa
légèreté spécifique; autrement l'on ne pourrait concevoir
qu'elle ait pu se soutenir si longtemps sur les coudes dans
l'eau. Si les puissances infernales l'avaient réduite à ce triste
284 PASSAGE DK L OBSESSION A LA POSSESSION.
état, elle n'avait pas été entièrement privée du secours des
puissances supérieures, et elle n'a pu devoir qu'à celles-ci
de vivre ainsi pendant quarante jours sans nourriture et
sans sommeil, et mangée par les vers. C'est à elles aussi
qu'il faut attribuer en partie la manière dont elle fut re-
trouvée et délivrée. Ainsi, sans qu'il soit besoin de révo-
quer en doute la sagesse ou la probité de témoins parfaite-
ment honorables, et dont le témoignage porte tous les
caractères d'une authenticité parfaite, nous pouvons nous
représenter cet événement extraordinaire comme le pre-
mier pas de l'homme dans la sphère du démon et comme
appartenant à l'obsession proprement dite.
Le fait suivant nous offre, au contraire, la transition de
La fille de
Jean de Bon- cet état à la possession. Nous le choisissons ici entre plu-
Romanis. gj^^pg autres du même genre , parce qu'il nous a semblé
plus remarquable. Il est raconté par Jérôme de Raggiolo.
C'était un homme pieux et savant de la congrégation de
Vallombreuse, cité par Vincent Simius dans le catalogue
des hommes remarquables de cet ordre, comme un de ceux
qni l'ont le plus illustré. Jérôme, dans son troisième livre
des Miracles de saint Jean Guaîbert, commence son récit en
ces termes : « Je veux raconter ici un fait vraiment extraor-
dinaire, mais d'une vérité incontestable, et en faveur du-
quel je puis citer comme témoins tous les pères et tous les
frères de Vallombreuse et beaucoup d'autres personnes,
soit laïques, soit ecclésiastiques. -L'an 1475, sous le gou-
vernement de l'abbé François Altovitha, un avocat de la
ville de Sanminiato, entre Florence et Pise, nommé Jean
de Bon-Romanis, vint au milieu de l'hiver, par le froid et la
neige, à notre couvent de Vallombreuse. Il était accom-
pagné de plusieurs ecclésiastiques et laïques, et amenait
PASSAGE DE l' OBSESSION A LA POSSESSION. 28 O.
avec lui sa fille âgée de seize ans. Pâle et demi -mort ^ ii
raconta en présence de tous les pères le malheur qui lui
était arrivé;, et commença en ces termes :
« Il y a cinq mois, plusieurs jeunes filles de bonne con-
dition étaient assises près de ma maison, occupées, suivant
la coutume, à filer. Ma fille que voici se mit à la fenêtre
pour les regarder. Le démon, cherchant à provoquer une
dispute, jeta, de l'endroit où se tenait ma fille , une assez
grosse pierre au milieu du groupe; de sorte que toutes se
levèrent en colère de leurs sièges, et la menacèrent. Les
parents, ayant appris ce qui était arrivé, accoururent, et
m'imputèrent à moi-même ce qui s'était passé , parce que,
disaient-ils, ma fille n'aurait osé sans mon consentement se
permettre une telle chose. Je parvins avec peine à les apaiser
un peu ; ils s'avancèrent cependant vers moi en me mena-
çant de leurs armes. Je demandai à ma fille ce qui s'était
passé; elle m'assura qu'elle n'avait point jeté de pierre sur
ces jeunes filles, qu'elle aimait comme ses sœurs. Je lui dé-
fendis néanmoins de se montrer désormais à la fenêtre de-
vant elles. Le lendemain, une d'elles fut blessée par une
pierre, mais avec une telle violence qu'il fallut mettre sur
la plaie une hgature. Un grand nombre d'hommes accou-
rurent aussitôt l'épée nue à la main, nous criant : « Sortez
d'ici, c'en est fait de vous. » Mes domestiques ferment aus-
sitôt les portes de devant ; mes parents et mes amis vien-
nent à mon secours par les portes de derrière , et si je ne
les avais arrêtés, ils auraient fait à mes agresseurs un mau-
vais parti. Les sbires arrivent bientôt; les groupes se dis-
persent, et quelques braves gens arrangent l'affaire.
« Profondément ému de ce qui venait d'arriver, ne sa-
chant à quoi l'attribuer ni quels en seraient les résultats ,
2 86 PASïiAGE DE l'0I{SESSI0.> A LA POSSESSION.
j'engageai tous les miens à prier pour moi Dieu et la sainte
Vierge, ce qu'ils firent; et ma fille voulut elle-même se
retirer dans sa chambre pour prier aussi. Mais comme elle
y entrait, elle aperçut couchée sur son lit une vieille femme
qui tenait sa main droite entre le menton et les joues. Elle
fut d'abord elTrayée; mais ensuite elle avança, croyant que
c'était quelqu'un de la maison. La femme leva alors la
tète, et lui dit d'une voix infernale en la regardant d'un
œil sauvage : « Regarde bien ce que tu fais et où tu vas. »
Ma fille, effrayée, s'écrie : « Oh! sainte Vierge! » Et ac-
courant vers nous, elle peut à peine, dans son effroi, nous
raconter ce qu'elle a vu. Persuadé que c'était une illusion,
je lui conseille de n'y pas faire attention ; mais elle nous
assura que ce qu'elle avait vu était bien réel. J'allai dans
sa chambre pour lui plaire; je regardai le lit, mais je ne
vis rien. Incertain moi -même de ce que je devais penser,
j'engageai ma fille à ne point s'inquiéter, et j'allai à l'hôtel
de ville pour vaquer à mes affaires. Mais quelques instants
après, ma fille la plus jeune, étant entrée dans la chambre,
aperçut la vieille femme dans la même position, et courut
effrayée trouver sa sœur.
« De retour à la maison , et cherchant ce que tout cela
pouvait être, je conjecturai que le démon y était pour
quelque chose. J'allai trouver aussitôt un prêtre dans une
église voisine, et lui confiai la chose en secret. Celui-ci or-
donna aussitôt au sacristain de préparer de l'eau bénite et
le livre des exorcismes, et il vint avec moi. Nous entrons
dans la chambre après avoir fait le signe de la croix et jeté
de l'eau bénite; puis nous allons vers le lit, et le prêtre
dit au démon : « Esprit malin, au nom du Père, du Fils,
et du Saint-Esprit, si tu habites cette chambre, je t'ordonne
PASSAGE DE l' OBSESSION A LA POSSESSION. 287
de me dire ce que tu veux. » A peine avait-il fini que nous
entendons une voix plaintive qui nous disait: « Hélas!
aidez-moi; je ne puis supporter plus longtemps un tel sup-
plice. — Comment pouvons-nous t'aider? dit le prêtre. —
En faisant dire pour moi des messes et l'office des morts.
— Eh bien! soit; mais toi, va-fen où tu dois être, afin
qu'il n'arrive aucun dommage aux tiens.)) La voix, en effet,
avait dit qu'elle était fàme de ma grand' mère pater-
nelle. Le prêtre ordonna au nom de Jésus-Christ de faire
ce qu'elle avait demandé, ce qui fut fait comme il l'avait
prescrit.
« Mais voici qu'une nuit, pendant que nous étions pro-
fondément endormis, nous fûmes effrayés de nouveau. Le
démon éveilla ma fille; et comme elle se recommandait à
la sainte Vierge, il lui frappa les joues avec violence en lui
disant : « Tu agis d'après toi, et non d'après moi; combien
de temps encore abuseras- tu de ma patience? Espères-tu
que je te laisserai ainsi plus longtemps? » Éveillé par cette
voix, je sautai de mon lit, allumai ma lampe et courus vers
le lit où était ma fille. « Qu'as -tu? lui dis -je; pourquoi
pleures-tu? » Elle ne m'avait pas encore répondu, lorsque
le démon , passant au pied du lit où dormait mon fils, se
jeta sur lui comme pour l'étrangler. Je courus à son se-
cours; et après avoir fait sur lui et sur moi le signe de la
croix, je dis au démon . « Pourquoi, scélérat, tourmenter
ainsi un innocent? Va, maudit, dans l'enfer que tu as mé-
rité. )) A peine avais-je dit ces mots que ma fille s'écria :
u Mon père ! au secours! au secours! le démon veut m'é-
trangler î » Je laisse mon fils pour courir à elle; je fais sur
elle le signe de la croix, menaçant le démon de la vengeance
de Dieu et de tous les saints. Mais il n'en devint que plus
288 PASSAGE DE l'oBîjESSION A LA POSSESSION.
furieux ; quand j'étais auprès de ma fille, il se jetait sur
mon fils. Ne sachant plus à la fin que faire, puisque ni le
Seigneur ni la sainte Vierge ne venaient à mon aide , et
que ma femme était absente , je demandai le secours de
mes voisins en leur criant : « A mon secours^ mes amis,
à mon secours ! »
(( A mes cris, mes voisins arrivent, et avec eux ce prêtre
que voici. Comme ils trouvèrent les portes fermées, et que
je n'osais pas moi-même quitter mes enfants, ils essayèrent
d'entrer en soulevant avec des leviers les portes de leurs
gonds. Quelques-uns montèrent avec des échelles parles
fenêtres, et la maison fut bientôt pleine d'hommes et de
femmes de toute condition. « Comment cela vous est-il ar-
rivé? me demanda-t-on. — Hélas! à cause de mes péchés !
Ayez pitié de moi, car la main de Dieu est sur moi. »
Comme la maison ne pouvait contenir tout le monde, le
peuple remplit les rues voisines. Chacun fait ses conjec-
tures ; la ville entière est en mouvement ; il ai rive de par-
tout des religieux et des prêtres qui , me voyant tout en
larmes , se mettent à prier, à réciter des hymnes et des
psaumes de concert avec la multitude , pour implorer le
secours de Dieu. Ils veillent ainsi une partie de la nuit avec
moi; mais les voyant fatigués, je les remerciai et les priai
de se retirer, ne gardant avec moi que quelques ecclésias-
tiques, qui continuèrent de prier jusqu'au matin sans pou-
voir éloigner le démon. Je me croyais abandonné de Dieu,
et étais en proie à mes pensées et à mes inquiétudes. Ce
fut ma fille qui me consola et releva mon courage par sa
patience et sa soumission aux volontés de Dieu. Je congé-
diai donc tous les autres prêtres, excepté celui qui est ici
présent et qui ne m'a jemais abandonné dans mon malheur.
PASSAGE DE l'OBSESSïON A LA POSSESSION. 289
Puis, me recommandant de nouveau à la sainte Vierge,
j'attendis dans l'angoisse ce que Dieu déciderait. Or voici
que tout à coup ma fille reçoit sur les joues trois grands
coups. Sa mère, qui était revenue_, et moi nous nous jetons
à terre. Ma fille, ne pouvant supporter plus longtemps un
tel martyre, va se prosterner devant une image de la
Vierge ; et là , se frappant la poitrine , les cheveux en dé-
sordre, elle s'écrie : a Sainte Vierge , si vous m'abandon-
nez, à flui aurai-je recours? Oh ! je vous en prie par votre
divin Fils, ne me rejetez pas. Si vous m'exaucez, je me
consacre entièrement à votre service. » Chose étonnante!
A partir de ce moment elle n'eut plus aucune crainte , et
son courage resta inébranlable au milieu de toutes les
épreuves.
(( Les paroles me manqueraient si je devais raconter
tout ce que le démon entreprit contre elle; je me conten-
terai donc de rapporter les choses les plus importantes.
Dès que la nuit fut revenue, et que le démon me crut
endormi, il se mit de nouveau à la tourmenter. Mais je
l'avais munie d'avance du signe de la croix. Furieux, il
veut tirer à soi les couvertures du lit; moi j'essaie de les
tirer de mon côté , en implorant la sainte Vierge. Cette
lutte dura une grande partie de la nuit ; j'appelai mes voi-
sins à mon secours, et le forçai enfin à se retirer. Il des-
cendit alors dans la partie inférieure de la maison, bri-
sant un grand nombre de vases et d'ustensiles , ouvrant les
portes et les boîtes, et faisant un affreux vacarme; de sorte
que nous passâmes le reste de la nuit dans l'épouvante.
Oh Dieu ! que de fois encore il frappa ma fille sur les joues !
Cinq fois, en notre présence, il l'emporta dans l'air pour
lui donner la mort pendant qu'elle invoquait le secours de
IV. 9
290 PASSAGE DE l'OBSESSION A LA POSSESSION.
la sainte Vierge. Quel spectacle désolant c'était pour les
habitants de la ville tout entière de la voir ainsi enlevée
dans les airs , pendant que nous courions après elle comme
des insensés, implorant le secours de Dieu et de sa mère !
de voir ma femme remplir les rues de ses gémissements,
et arracher les larmes à toutes les autres femmes de la
ville. Une fois le démon ^ ne pouvant la pousser en bas de
l'escalier, la prit furieux par le milieu du corps ;, et l'em-
porta dans l'air en lui disant : « Maudite^ comment oses-
tu me résister comme un homme? Crois -moi, ni tes
prières ni celles des tiens ne pourront t' arracher de mes
mains. — Tes menaces, infâme démon, ne m'épou-
vantent points lui répondit- elle : prends toutes les formes,
fais ce que tu voudras ; tout cela , avec le secours de Dieu
et de sa mère , n'est rien pour moi. » Comme ils luttaient
ainsi , le démon la porta sur un puits , hors de la maison ,
pour la jeter de là avec violence contre le sol. Mais comme
elle était sans crainte , fortifiée par le secours de Dieu , il
eut recours à la ruse , et lui dit : « Jette-toi en bas , tu n'as
rien à craindre ; si tu le fais , je te laisserai désormais
tranquille. — Non, jamais, » répondit-elle en continuani
d'invoquer la sainte Vierge. Une immense multitude
d'hommes et de femmes s'était assemblée : tous étaient
étonnés et de la cruauté du démon et du courage de ma
fille ', tous étaient émus jusqu'aux larmes à la vue de sa
mère et des autres personnes de sa famille qui , les che-
veux éparS;, se frappaient la poitrine et remplissaient l'air
de leurs cris et de leurs gémissements. Sa mère surtout
criait, tantôt vers sa fille, tantôt vers le démon, s'olVrant
à lui comme victime à la place de sa pauvre fille. Or voilà
que celle-ci se précipite vers sa mère, la consolant et lui
PASSAGE DE l' OBSESSION A LA POSSESSION. 291
disant d'un air joyeux : « Ne craignez point , ma mère ,
cessez de pleurer; je suis là près de vous; que le démon
ne vous effraie point. Vous croyez peut-être que je souffre
beaucoup; je suis, au contraire^ remplie d'une douceur inef-
fable ; car Celle qui est le refuge de tous les affligés est tou-
jours près de moi pour me secourir et me fortifier. C'est
ainsi qu'on gagne le ciel. » Ces paroles réjouirent tous les
assistants, et ils se retirèrent consolés.
« A peine étions-nous rentrés dans la maison que nous
eûmes de nouvelles épreuves à souffrir. Pendant que ma
fille nous racontait ce qui lui était arrivé, le démon, plus
furieux qu'auparavant, l'attaqua ainsi que moi, et nous
tourmenta de mille manières , nous déchirant les pieds et
tout le corps, comme avec des pinces enflammées. Il me
déchira les jambes, les genoux, la poitrine et les joues
comme avec des dents ou des griffes, sans que je pusse
savoir d'où cela me venait. Comme je voulais prier la
sainte Vierge, il m'arracha le livre des mains , éteignit les
lampes et les cierges , bouleversa tous les meubles de la
maison ; de sorte qu'il me fallut dépenser plus de cent
pièces d'or pour les réparer. Emporté par la colère, je lui
criai : ce Pourquoi, entre tous les habitants de cette grande
ville, m'as-tu choisi seul pour but de ta fureur? Que veux-
tu de moi et de ma fille? Si la chose est juste , dis-le, et tu
l'auras. — Je veux ta fille , et rien autre chose. — C'est une
créature de Dieu; je ne puis ni ne veux te la donner. —
Je ne demande quune chose, c'est qu'elle ne se fasse cas
religieuse. » Aveuglé par la douleur, j'appelle ma fille et
lui dis : « Ma chère enfant, tu vois toi-même que tout ce
que j'ai fait jusqu'ici a été inutile; fais donc ce qu'il de-
mande, peut-être te laissera-t-il tranquille : tu n'as point
292 PASSAGE DE l' OBSESSION A LA POSSESSION.
fait de vœu. — Si ma résolution n'était pas inébranlable,
et si je n'avais contre le démon le secours de la sainte
Yiefge, je pourrais succomber à cette tentation. Mais,
Seigneur! que la terre m'engloutisse plutôt que de me sé-
parer de vous. Vous me conserverez , et me délivrerez :
c'est là tout ce que je vous demande. » En disant ces mots,
elle se prosterne devant l'image de la Vierge, et fond en
larmes. Là-dessus le démon furieux lui déchire d'abord la
chemise qu'elle portait sur le corps, puis sa jupe de laine .
et enfin la robe de soie qu'elle portait, mettant tous ces
objets en pièces, et la laissant presque nue. Puis il se mit
à lui arracher les cheveux. « Mon père , criait-elle , appor-
tez-moi un vêtement pour couvrir ma nudité! Vierge
sainte, secourez-moi. » Éperdu, je courus chercher un
vêtement , et fis venir un barbier pour lui raser les che-
veux.
c( Je me mis alors en prière. Ma fille me consola et me
fortifia. Mes amis me conseillèrent de la mettre dans un
couvent. Je suivis leur conseil, espérant que le Seigneur
mettrait fin à ses tourments. Le démon furieux tourmenta
invisiblement les religieuses qui l'avaient accueillie, leur
volant ce qu'on leur donnait pour leur subsistance, profa-
nant les choses les plus saintes, faisant entendre des voix
infernales pendant le service divin, et inventant contre
elles toutes sortes de malices. Les pauvres sœurs étaient
effrayées, surtout la nuit. Le démon les frappa aussi sur
les joues; elles perdirent alors tout courage ; et par le con-
seil des plus anciennes elles me renvoyèrent ma fille. Alors
le démon, qui pendant cinq mois nous avait réduits à l'ex-
trémité, entra dans son corps et s'empara d'elle. Elle fut
dès lors en proie à des accès de rage , courant çà et là, fai-
PASSAGE DE l'oBSESSION A LA POSSESSION. 293
sant des choses insensées, attaquant tout le monde. Plus
d'une fois les voisins effrayés accoururent, se saisirent
d'elle ou par ruse ou par violence , lui lièrent les mains
derrière le dos^ et la tenaient ainsi pendant qu'elle écu-
mait de rage. Je crois que je me serais donné la mort si
mes amis ne m'en avaient empêché. On accourait de tout
côté, soit pour voir ma fille, soit pour nous porter se-
cours ; mais le démon publiait par la bouche de ma fille
les péchés de tous ceux qui approchaient, de sorte que
tous s'en allaient honteux et confus. Le podestat lui-même,
instruit de cette affaire , voulut aussi venir ; mais il aurait
mieux fait de rester chez lui, car le démon n'épargna ni
lui ni ceux qui l'accompagnaient.
(( On me conseilla de conduire ma fille à Florence , visi-
ter les reliques des saints. Je le fis , mais sans succès. J'é-
tais découragé , lorsque quelqu'un me dit : « Voulez-vous
sauver votre fille? — C'est mon unique désir. — Condui-
sez-la donc tout de suite à Sainte -Marie de Vallombreuse ,
quoique nous soyons en plein hiver : c'est un sanctuaire
que personne n'a jamais visité en vain. » Je me décidai à
le faire; et c'est ainsi que nous sommes venus ici. Beau-
coup de personnes sont accourues autour de nous pendant
la route; et ce qu'il y avait de plus remarquable, c'est que,
pour faire avancer le mulet qui la portait , il fallait que le
prêtre qui est ici priât continuellement et fît des exor-
cismes. »
i( Voilà ce que nous dit le père de cette jeune fille ; et
sa parole fut confirmée par tous ceux qui l'accompa-
gnaient. Moi-même, continue le narrateur, j'ai vu le
mulet devenir comme fixé au sol dès qu'il entra dans notre
domaine; de sorte que ni les cris ni les coups ne pouvaient
294 PASSAGE DE l'OBSESSION A LA POSSESSION.
le faire avancer d'un pas. On fut donc obligé de descendre
la jeune fille , et un grand nombre des nôtres essayèrent
de la porter; mais tous leurs efforts furent inutiles. Un des
frères alla chercher la croix de saint Jean Gualbert^ et
conjura la patiente; et l'on put dès lors la porter au tom~
beau du saint. Les prières et les exorcismes commencèrent
aussitôt; mais on ne put obtenir du démon aucune ré-
ponse; et le soir étant arrivé, on fut obligé de remettre
la chose au lendemain. Le jour suivant, les prêtres, après
avoir dit la messe, s' étant remis à l'œuvre avec le bras du
saint, le démon ne put supporter plus longtemps sa puis-
sance. On entendit dans un coin de la chapelle pousser
des tons plaintifs. On mit alors le bras du saint sur la tête
de la jeune fille, qui donna les signes d'une parfaite intel-
ligence, parce que le démon l'avait quittée; de sorte que
tous versaient des larmes de joie. Mais , vers midi , la jeune
fille, qui n'avait pas dormi la nuit précédente , s'étant as-
soupie, s'écria tout à coup que le démon l'étranglait. Nous
courûmes tous à elle. Le doyen envoie un prêtre pour la
conjurer : le démon résiste. Le prêtre s'arrête, après nous
avoir avertis de ne pas perdre courage et de continuer nos
prières. Enfin le troisième jour, comme on apportait de
nouveau le bras du saint , le démon sortit en murmurant ,
sans l'attendre. Dès ce moment , la jeune fille fut tout à
fait délivrée. Il fut résolu qu'elle irait à confesse. C'est
Jérôme lui-même qui reçut sa confession . Il examina scru-
puleusemnt toute sa vie ; et après avoir vanté sa piété , son
humilité et sa soumission à la volonté divine, il ajouta :
« On ne pourrait jamais croire que le démon ait eu sur elle
une telle puissance si l'on ne savait que Dieu châtie ceux
qu'il aime. » Ils restèrent encore deux jours chez nous , et
DE LA NATURE DE LA POSSESSION. 295
s'en relournèrent ensuite pleins de reconnaissance et de
joie. »
CHAPITRE V
De la possession et de sa nature.
Chaque personnalité libre a dans son fond une unité in-
divisible;, et n'est soumise qu'à soi. Ce qu'il y a en elle
d'éléments multiples et divers est gouverné par ce centre
où gît le principe de son unité. Ces éléments forment par
leur opposition comme des pôles qui se modifient, se li-
mitent et se complètent mutuellement; mais ces modifi-
cations, ce complément réciproque, leur viennent de cet
un , de ce centre qui les supporte , et qui ne connaît lui-
même aucune opposition. C'est là ce moi primitif qui gou-
verne l'autre moi avec une puissance entière, planant en
quelque sorte sur tous ces éléments multiples qu'il domine,
liant ou déliant à volonté les oppositions qu'ils renferment ,
et se produisant par elles au dehors, d'après des détermi-
nations souveraines de sa part. Ce moi primitif se possède
donc entièrement soi-même, et possède ensuite l'autre moi
qui lui est surbordonné, et c'est en cette possession de soi-
même que consiste l'essence de toute liberté.
La personnalité ainsi formée se trouve placée vis-à-vis
d'autres personnalités, et surtout en face de Dieu. C'est de
lui qu'elle a reçu son moi primitif, cet un, ce centre qui
supporte tout le reste; il est donc le principe et le fonde-
ment de cette unité qui est l'essence de toute personnalité ;
il est présent au moi de la manière la plus intime. Il n'est
296 DE LA NATURE DE LA POSSESSION.
pas moins le principe et la cause de ce second moi;, c'est-à-
dire de ces éléments multiples et divers que supporte et
unit le premier; il est donc aussi le fondement et l'appui
de toutes les oppositions qui le modifient, et sous ce rap-
port il se pose vis-à-vis de la personnalité créée comme
quelque chose d'extérieur. Il semble donc qu'il devrait
être plus intime à l'homme que le fond même de son être,
et plus extérieur à lui que le développement de sa per-
sonnalité poussé jusqu'à ses dernières limites; qu'il de-
vrait être proprement et son premier et son second moi ,
et qu'il pourrait par conséquent déterminer en lui, selon
son bon plaisir, et l'unité du premier et les oppositions
du second; qu'il pourrait en un mot, posséder la per-
sonnalité tout entière. Mais il n'a voulu posséder de cette
manière que la nature corporelle. Quant à la nature spi-
rituelle, il l'a posée lui-même vis-à-vis de soi comme quel-
que chose de libre, plaçant ainsi dans notre libre ar-
bitre une limite à son omnipotence. Détachant pour ainsi
dire notre moi du sien, il l'a comme établi sur soi-même
et sur sa propre essence; et séparant en même temps notre
second moi de son être à lui, il l'a comme appuyé sur
notre moi primitif, qui doit le régler et le gouverner. La
personnalité, circonscrite ainsi et séparée, reste donc libre
en présence de Dieu. Elle a bien le devoir de s'appuyer
sur lui; mais c'est un devoir pour elle, et non une néces-
sité. Dieu lui demande une soumission libre, mais ne lui
impose aucune contrainte. De la nature corporelle seule
on peut dire qu'elle est possédée de Dieu; quanta la na-
ture spirituelle et libre, on peut dire d'elle seulement que
Dieu ou l'Esprit-Saint s'empare d'elle, et la gouverne
comme sa propriété.
DE LA NATURE DE LA POSSESSION. 297
Outre le rapport qui existe entre Dieu d'un côté et les
corps ou les purs esprits de l'autre, il en est un second qui
existe entre ces deux derniers, et il est important d'en étu-
dier la nature. En soi les esprits et les corps ne sont point
naturellement subordonnés l'un à l'autre, car chacun a son
unité qui lui est propre. Celle de la nature corporelle est
comme enchaînée à Dieu parla nécessité, tandis que celle
de la nature spirituelle se pose vis-à-vis de lui dans toute sa
liberté. Aucune de ces deux natures n'habite ni ne peut
habiter substantiellement en l'autre ; car si la nature spiri-
tuelle, par exemple , pouvait habiter ainsi dans la nature
corporelle , sa liberté anéantirait la nécessité à laquelle est
soumise cette dernière, et c'est ce dont on ne trouve aucune
trace dans le monde. Que si le contraire avait lieu, la né-
cessité qui caractérise la nature corporelle détruirait la li-
berté de l'autre nature. Mais si ces deux natures sont im-
pénétrables l'une à l'autre , elles peuvent cependant s'em-
parer réciproquement et par dehors l'une de l'autre; et
former ainsi un tout et une sorte d'unité.
Si nous considérons les esprits, non plus dans leurs rap-
ports avec les corps, mais dans l'usage qu'ils ont fait de
leur liberté, ils forment deux royaumes séparés et opposés.
Les uns, en effet, faisant de cette liberté un bon usage et
se tournant vers Dieu, se sont unis à lui , et forment ainsi
le royaume des esprits bons et lumineux. Les autres, au
contraire, se détournant de Dieu, se sont séparés de lui, et,
s'appuyamt sur eux-mêmes, sont tombés par une chute la-
mentable, et forment le royaume des esprits mauvais. Les
premiers, en se soumettant volontairement à lui, ont trouvé
le secret d'élever et de glorifier la nature en la faisant
participer en quelque sorte à la liberté de l'esprit. De
298 DE LA NATURE DE LA POSSESSION.
même qu'ils contemplent en Dieu par la vision intuitive
toutes les choses dans leur racine divine, ainsi ils les domi-
nent et les gouvernent en Dieu et dans sa puissance qu'il
leur communique. De même que, comme leur créateur, il
est à la fois au-dessous et au-dessus d'elles, ainsi il leur a
donné ces vastes domaines de la nature comme fief, pour
qu'ils les administrent et les gouvernent en son nom. Les
démons, au contraire, en renonçant à Dieu et en s'appuyant
sur eux-mêmes, se sont séparés de Celui qui est la plus
haute unité et qui contient toutes choses dans la simplicité
de son être ; ils ont perdu à la fois et la faculté de se sou-
tenir eux-mêmes et celle de porter et de soutenir la nature.
En essayant de s'unir et de s'approprier celle-ci par eux-
mêmes, ils ont perdu la faculté de s'unir à elle et de la gou-
verner. Ils sont donc réduits à leurs propres forces; ils
peuvent hien encore, avec celles qui leur sont restées,
exercer une certaine puissance sur les divers domaines de
la nature, non comme les bons esprits, en la gouvernant
par une action intime qui va du dedans au dehors, mais en
s'en emparant et la prenant au contraire du dehors au de-
dans. Et comme ils détachent, autant qu'il est en eux, les
domaines dont ils s'emparent de l'ordre divin, qui leur est
contraire, et qu'ils les infectent de leur propre corruption,
le siège de leur puissance gît principalement dans ce que
la nature a de mauvais et de défectueux.
Entre ces deux ordres, celui des purs esprits et celui des
corps, il en est un troisième, composé de corps et d'es-
prits, et qui offre ainsi comme l'abrégé de la création tout
entière. Ce que les bons esprits se sont efforcés d'atteindre
en se soumettant à Dieu, ce que les démons ont voulu ar-
racher par la violence et l'orgueil. Dieu l'a accompli dans
DE LA NATURE DE LA POSSESSION. 299
l'homme en le créant. Dans l'homme, en effet, il a uni et la
nécessité de la nature et la liberté de l'esprit, soumettant
celle-là à celle-ci. Bien plus, il a voulu rendre sensibles les
oppositions dont son être se compose par l'opposition des
sexes, qui le divise en quelque sorte. Et comme en lui
le temps et l'espace modifientson existence, qui n'est qu'un
mouvement et un flux continuel, il a attaché à la généra-
tion sa conservation et son développement.
Il s'agit donc de savoir de quelle manière cet être com-
posé de deux éléments si divers peut ou posséder d'autres
natures, ou être possédé par elles. L'homme est en rapport
à la fois et avec le monde des corps et avec celui des purs
esprits. Quoiqu'il ne puisse être possédé proprement par
la nature, à laquelle il est supérieur, il peut néanmoins en
un certain sens recevoir ses influences et son action d'une
manière plus intime que ne semble le comporter la condi-
tion respective de l'un et de l'autre, et c'est ce qui arrive
soit dans la magie naturelle, soit dans la médecine. Les
remèdes, en effet, peuvent êlre considérés comme des con-
ducteurs par lesquels l'énergie qui réside dans les forces de
la nature est communiquée à l'homme, et agit sur lui de la
manière la plus profonde.
L'homme est aussi en rapport avec le monde des purs
esprits, et leur action sur lui s'explique mieux encore que
celle de la nature, puisqu'elles lui sont supérieures, et que
les esprits mauvais, s'ils ont perdu les qualités surnaturelles
dont ils étaient doués, ont du moins conservé une partie
des avantages naturels qui étaient inhérents à leur être. Et
c'est ainsi que s'expliquent les possessions du démon ; non
que celui-ci puisse absorber ou détruire la personnalité de
l'homme et lui substituer la sienne propre, puisque Dieu
300 DE LA NATURE DE LA POSSESSION.
lui-même s'est refusé ce pouvoir; non encore qu'il puisse
violer le sanctuaire de la liberté humaine, et contraindre
la volonté à faire des choses qu'elle ne veut pas : son pou-
voir, quelque étendu et quelque incompréhensible qu'il
soit, ne va pas jusque-là. Mais Dieu, par des motifs que
nous ne pouvons pas pénétrer et que nous devons respecter
toujours, livre quelquefois au démon cette portion de
notre être qui est comme le vestibule de la personnalité ,
c'est-à-dire ces facultés moins profondes qui tiennent de
plus près aux sens et au monde extérieur et par lesquelles
l'action de celui-ci pénètre incessamment en nous. Une
vision de sainte Hildegarde peut nous donner une idée de
la manière dont l'action du démon s'exerce sur l'homme
dans la possession. Dans cette vision, elle vit une possédée
environnée de noir et d'une fumée infernale qui, entou-
rant toute la partie sensible de son âme raisonnable, ne
permettait pas à la partie spirituelle de respirer dans la
plénitude de sa liberté. Elle avait ainsi perdu le parfait
usage de ses sens et de ses opérations propres; elle poussait
des cris ou faisait des actions qui n'avaient aucun sens. La
sainte continue en ces termes : « Pendant que je réfléchis-
sais sur ce que je voyais, et que je cherchais comment et
de quelle manière la forme (elle veut dire ici la substance)
du démon entre dans l'homme, il me fut répondu, et je vis
en effet que le diable n'entre point dans l'homme avec sa
propre forme, mais qu'il le couvre et l'enveloppe avec
l'ombre et la fumée de sa noirceur. Car si la forme du dé-
mon entrait dans les hommes, le lien qui unit leurs
membres serait bientôt dissous; il serait dissipé plus promp-
tement que la paille ne Test par le vent. C'est pour cela que
Dieu ne permet point au démon d'entrer en nous avec sa
DES CAUSES DE LA POSSESSION. 301
forQie. Mais pénétrant notre être de son ombre ^ comme
je l'ai dit plus haut, il le jette dans une sorte de fureur ou
de folie qui nous fait faire et dire des choses étranges. 11
vomit par notre bouche, comme d'une fenêtre, des blas-
phèmes contre Dieu, remue nos membres par dehors,
quoiqu'il ne soit point vraiment en nous par sa forme.
Pendant ce temps, l'âme humaine, comme assourdie et
hébétée, ignore ce que fait la chair. » {Vita sanctœ Hil-
deg., liv. III, c. 20.) La sainte avait parfaitement compris
le problème qu'elle s' était proposé. La substance du démon,
s'était-elle demandé, peut-elle entrer dans la substance de
l'homme? Non, mais les attributs seulement du premier
peuvent s'emparer des attributs du second, de ses puis-
sances corporelles ou sensibles; et elle est en cela d'accord
avec la théologie, distinguant très-bien l'obsession de la
possession, ne réduisant point celle-ci à une simple cir-
cumcession, et n'excluant que l'union substantielle.
CHAPITRE VI
Des causes et des dispositions qui peuvent amener la possession.
Que la possession soit survenue tout à coup sans aucune
préparation sensible, ou qu'elle ait été précédée par l'ob-
session, le mal doit presque toujours avoir certaines
causes dans l'individu même qui en est affecté. Ces causes
tiennent ordinairement à la constitution naturelle, et le
tempérament joue ici un rôle considérable; il tient, en effet,
aux deux portions dont se compose notre être, et forme
ainsi comme la base de tous nos rapports. Le tempérament.
302 DES CAUSES DE LA POSSESSION.
toujours composé de quatre éléments, et qui varie selon les
consonnances ou les dissonances de ceux-ci, forme comme
la base de la nature organique et vivante. On a désigné sous
un nom particulier quatre de ces tempéraments ;, formés
par la prédominance de l'un de ces éléments. On a reconnu
que les oiseaux, de même que l'air où ils vivent, renfer-
ment en eux tous les tempéraments, de manière cependant
que la prédominence de l'élément sanguin se fait remar-
quer en eux. Les rapports physiques qui distinguent les
oiseaux portent tous le caractère et comme la signature
de l'air. C'est l'air qui les porte, c'est là qu'ils vivent d'une
vie toute aérienne. Ils sont donc en quelque sorte possé-
dés par cet élément, comme ils le possèdent aussi à leur
tour. Toute l'économie de leur vie est basée sur cette pos-
session réciproque; et les autres éléments, comme le feu,
la terre et l'eau, n'y ont de part qu'autant qu'ils sont liés
avec l'élément principal. Il en est de même des poissons,
chez lesquels domine le tempérament flegmatique, parce
qu'ils ont un rapport particulier avec l'eau. Ces tempéra-
ments organiques s'élèvent dans l'homme à un ordre su-
périeur, et, par le concours de l'esprit et de la liberté, ils
atteignent en lui une signification plus haute. Ils établis-
sent parmi les hommes certaines dispositions ou aptitudes,
d'après lesquelles les âmes se penchent pour ainsi dire les
u nés vers les autres, selon le plus ou moins de ressemblance
qu'elles ont entre elles. Le tempérament ouvre donc l'âme
en quelque sorte à certaines influences particulières, et
dispose ainsi l'homme à la possession.
Les tempéraments, portant dans leurs racines les traces
de la nature organique, se divisent dans leurs opérations
d'après les oppositions qui en déterminent la direction.
DES CAUSES DE LA POSSESSION. 303
Parmi les divers tempéraments j, il n'en est point qui se
distingue des autres d'une manière plus profonde et plus
ranchée que le mélancolique ; il n'en est point non plus
chez qui les oppositions soient plus marquées et qui se porte
avec plus de force vers des extrémités contraires. Ce tem-
pérament a^ comme la lune, un côté obscur, par lequel il
touche, pour ainsi dire, les sombres domaines de lanuit, se
créant des images et des fantômes obscurs, et un autre côté
clairet lumineux, par où il cherche la lumière, et se dilate
dans les productions enivrantes d'une imagination exaltée
par la joie. Aucun ne passe aussi vite du plaisir à la dou-
leur, de la joie à la tristesse. A lui se rattache le cholérique.
Si l'opposition de la lumière et de l'obscurité forme comme
le caractère distinct! f du premier, celui du second consiste
plutôt dans l'opposition de la chaleur et du froid. Cette op-
position se fait sentir principalement dans les affections de
l'âme, qui tantôt , se portant en avant avec une immense
énergie, produisent comme une sorte d'explosion, et tantôt
au contraire se replient sur elles-mêmes, et semblent s'af-
faisser au fond du cœur de fatigue et d'épuisement.
De même que les vents se partagent facilement en des
courants électriques opposés, et se reposent ensuite avec la
même facihté, ainsi le tempérament sanguin s'étend et se
dilate aisément; mais il perd en intensité ce qu'il gagne
en étendue; et si dans l'âme où il se trouve les tempêtes
sont promptes et fréquentes, elles s'apaisent avec la même
promptitude et la même facilité. Le tempérament flegma-
tique occupe la dernière place; il apparaît comme l'expres-
sion d'une neutralité saturée, et c'est, à cause de cela, de
tous les tempéraments celui où l'on remarque le moins
d'oppositions. Opiniâtre dans son calme, le flegmatique se
304 DES CAUSES DE LA POSSESSION.
soustrait sans peine à toutes les émotions qui partagent
Fàme et la dissipent; et si quelques-unes de celles-ci pé-
nètrent en lui , elles se manifestent par des effets lents et
peu sensibles.
De même que l'aiguille aimantée attire et met en mou-
vement le fer qui se reposait auparavant dans une sorte
d'indilTérence^ et possède en quelque manière, par le ma-
gnétisme, ce métal, comme il en est possédé lui-même à
son tour, ainsi en est-il de la nature de l'homme à l'égard
du royaume des esprits. Elle sommeille ordinairement dans
une sorte d'indifférence, inaccessible jusqu'à un certain
point à leurs atteintes; mais il n'en est pas moins vrai
qu'entre les divers tempéraments humains et le monde des
esprits il existe certains points de ressemblance ou de con-
tact, dont la surveillance exige quelquefois toute la rigueur
de la discipline religieuse. Ces dispositions ne se mani-
festent, il est vrai, dans toute leur énergie que lorsqu? le
tempérament s'est pour ainsi dire polarisé, et peut ainsi
recevoir les influences supérieures qui lui correspondent.
Sous ce rapport, le tempérament le plus accessible aux opé-
rations de ce genre est le mélancolique, parce que c'est ce-
lui qui s'ouvre le plus largement aux influences du dehors
et chez qui les oppositions sont le plus tranchées. Le cho-
lérique vient après lui, et le Qegmatique occupe le dernier
rang sous ce rapport. Les anciens médecins et théologiens
avaient compris cette vérité. Ainsi Corneille la Pierre, dans
son commentaire sur le premier livre des Rois, chap. xvi,
dit, dans le langage des médecins humoristes de ce temps :
« Le démon se sert de la constitution du corps malade,
surtout delà mélancolie. Il n'y a point d'humeur qui soit
plus favorable que celle-ci à ses opérations; et comme il
DES PASSIONS. 305
agit par les causes naturelles, c'est de cette humeur qu'il
se sert le plus souvent. » Saint Chrysostome, qui appelle la
mélancolie le bain du diable, dit aussi : « Comme c'est par
la tristesse que le démon vient à bout de tous ceux qu'il
domine, si vous ôtez la tristesse , vous le rendez impuis-
sant. » On attribue généralement aux prophètes le tempé-
rament mélancolique , et l'on désigne sous le nom d'en-
fants des ténèbres les Espagnols, chez qui ce caractère do-
mine le plus souvent. Les médecins ont aussi remarqué
qu'il y a plus de possédés parmi les femmes que parmi les
hommes, parce qu'elles sont plus disposées au tempéra-
ment mélancolique. Bien souvent aussi une mélancolie
profonde a dégénéré en possession; et, d'un autre côté,
celle-ci est quelquefois remplacée par l'état lunatique, que
l'on peut considérer comme une sorte de possession natu-
relle, d'une forme plus douce que celle du démon.
CHAPITRE VII
Comment les affections et les passions modifient et altèrent le tem-
pérament. Juste de la Romagne. Histoire d'une Napolitaine; de
Mathilde d'Engian ; de Barthélemi de Bonsovannis.
Si les oppositions du tempérament disposent à la posses-
sion, cette disposition peut être augmentée par les affec-
tions et les passions, qui les réveillent et les rendent plus
tranchées. La joie elle-même, portée à l'excès, a produit
plus d'une fois la possession. Ainsi Dino de Rosta, dans sa
Vie de saint Ambroise de Sienne, raconte que Ceccha, sa
parente, fut possédée pendant qu'elle dansait dans une
noce en jouant des castagnettes. Leuvvarde de Nabburg
30(3 DES PASSIONS,
jouant avec des anneaux de verre, son mari impatient la
donna au diable, et elle devint à l'instant possédée. (Acta
Sanct., 6 jan.) La possession est plus souvent encore la suite
du chagrin, de l'inquiétude et de toutes les passions qui
Juste de la en résultent. Ainsi Jérôme deRaggiolo, dans le recueil
'^ ' qu'il nous a laissé des miracles opérés à Vallombreuse par
saint Gualbert sur les possédés, raconte, page 399, qu'un
homme d'une taille et d'une force extraordinaires arriva
seul un jour en ce lieu, avec les cheveux et la barbe en
désordre. On le prit d'abord pour un fou; mais il raconta
bientôt le malheur qui l'avait réduit en cet état.
Il était de la Romagne , et avait tout perdu par suite de
la guerre. Pour comble d'infortunes, on lui avait imposé
des contributions excessives, qui l'avaient forcé de s'en-
detter. Ses créanciers le firent mettre en prison, où il passa
plusieurs années dans une profonde douleur, sans qu'au-
cun homme eût pitié de lui. Le dépit et l'amertume s'em-
parent de lui, et son indignation monte jusqu'à la fureur.
Il maudit le christianisme, s'emporte contre les compa-
gnons de sa captivité, et conjure les puissances supérieures
etinférieures de l'anéantir. Ceux qui l'entendent le croient
possédé du démon, et vont le dire au geôlier. Celui-ci
croit d'abord que c'est une ruse, et qu'il veut s'échapper
de la prison ; mais bientôt, convaincu de la vérité du fait,
il lui donne la liberté. Le prisonnier court à Vallombreuse
pour chercher du secours. A peine arrivé, il demande
qu'on le conduise à l'église. Dès qu'il y est entré, le démon
parlant par sa bouche, s'écrie : « Jusqu'ici je t'ai traité dou-
cement ; mais puisque tu es ingrat, je serai désormais sans
miséricorde pour toi. Vous tous qui êtes ici présents, voyez
combien ont été inutiles mes bienfaits envers cet homme. »
DES PASSIONS. 307
Puis il se mit à le tourmenter avec une telle fureur, que
tous, épouvantés, prirent la fuite. On le reconduisit plus
tard de force à l'église^ et l'on commença les exorcismes ;
mais il devint furieux, s'arracha des bras de ceux qui le
tenaient, et s'enfuit au haut d'un chêne. Lorsque l'affaisse-
ment eut succédé à la fureur, il descendit et s'assit au pied
de l'arbre. Le démon se mit alors à lui parler doucement
en lui promettant d'avoir pitié de lui s'il voulait retourner
à la maison. Mais il rejeta les offres du diable, qui recom-
mença dès lors à le tourmenter.
Le patient invoque mille fois les noms de Jésus et de Ma-
rie, puis il tombe à terre, essoufflé, baigné de sueur et de
larmes. On le reporte à l'éghse; là, revenu à lui, il pousse
des plaintes navrantes, tout en se déclarant digne de châ-
timents plus grands encore. Comme les exorcismes ne pro-
duisaient aucun effet, l'abbé se décide à le garder dans le
couvent jusqu'à parfaite guérison. Juste, c'était le nom du
patient, reste au monastère pendant trois mois, au milieu
des prières et des exorcismes. Le démon, plus d'une fois,
cherche à l'étrangler dans sa fureur; mais ne pouvant y
réussir, il emploie la ruse. Juste étant assis un jour sous
un cerisier, le démon lui inspire le désir de manger de ses
fruits; il monte dans l'arbre pour satisfaire son désir. Le
démon, s'adressant à lui , essaie d'abord, par de douces pa-
roles, de l'engager à se précipiter du haut de l'arbre. Juste
refuse. Le démon furieux lui dit :« C'est maintenant, scé-
lérat, que je vais t'entraîner avec moi dans l'abîme, en te
précipitant en bas. «Juste embrasse l'arbre étroitement en
invoquant tous les saints. Mais le démon s'écrie : « Tu es
perdu ; c'est maintenant que nous allons descendre ensem-
ble dans l'enfer. — Tais-toi donc, misérable. » Juste et le
308 DES PASSIONS.
démon luttent ainsi ensemble pendant quelque temps; tous
les spectateurs sont saisis d'horreur. Enfin le démon vaincu
laisse le patient suspendu à l'arbre^ d'où on le descend non
sans peine avec une échelle.
L'abbé lui ordonne de ne plus s'éloigner du couvent, et
de ne plus aller au travail sans être accompagné de quel-
qu'un. Il le fit; mais un jour qu'il travaillait avec d'autres
au jardin^, près d'un rocher, et que ses compagnons étaient
occupés d'un autre côté , il monte sur le sommet du ro-
cher : là recommence avec plus de violence encore la
même lutte entre lui et le démon, qui voulait qu'il se pré-
cipitât du haut en bas. Juste opposa la plus grande résis-
tance, et fut plusieurs fois, en présence' du porcher, qui
était en bas, poussé par derrière. Il jetait des cris lamen-
tables, et le démon, de son côté, hurlait avec fureur. On
accourut, mais personne n'osait approcher. La lutte cessa
enfin , et Juste fut encore délivré cette fois. L'abbé
appelle de nouveau les moines à l'église, et ordonne trois
jours de prières pour la guérison du pauvre patient.
Ces prières furent efficaces, et Juste fut délivré pour tou-
jours du démon , et s'en retourna chez lui avec ses pa-
rents.
Histoire Ce que la douleur et la colère ont fait dans le cas précé-
^. '^l^"®. dent, la haine l'a fait en d'autres circonstances. Dans une
INapolitame.
ville du royaume de Naples nommée Sepi, vivait un
homme nommé Jacques, dont la femme avait conçu pour
lui une telle haine , que dès le premier jour de son ma-
riage elle ne put souffrir ses approches. Dès qu'il essayait
de vaincre ses répugnances, elle se sentait prise d'une telle
fureur, qu'elle se serait plutôt jetée par la fenêtre que de
le souffrir. On raconta la chose à un ecclésiastique qui de-
DES PASSIONS. 309
meurait dans la maison. Celui-ci^ ayant peine d'abord à
ajouter foi au récit qu'on lui faisait, voulut s'assurer du
fait : il fit cacher le mari dans l'intérieur de la maison;
puis, ayant fait venir la femme, il lui demanda la cause de
cette haine si profonde. Celle-ci, se plaignant de son mal-
heureux sort, répondit qu'elle n'avait aucune raison de
haïr son mari, que lorsqu'il était absent elle se sentait
prise pour lui d'un amour inexprimable; mais que dès
qu'il approchait pour la voir ou lui parler il lui parais-
sait si affreux et si haïssable , que la mort lui semblait
plus douce que sa présence. Elle sentait alors son àme et
toutes ses puissances soulevées contre lui, comme s'il était
le plus scélérat de tous les hommes; puis, dès qu'il s'é-
loignait de nouveau , elle était enflammée de la même pas-
sion pour lui. Le prêtre, pour s'assurer si cela était vrai,
• convint avec plusieurs femmes qu'on l'attacherait à son
lit, les mains et les pieds en croix, avec des cordes très-
fortes, pour que son mari pût approcher d'elle librement;
car il la soupçonnait de vouloir couvrir par ce manège quel-
que vice secret. La femme, en l'absence de son mari, se
laissa faire, et à sa demande on fit approcher le mari. Mais
dès qu'il entra elle fut prise d'une telle fureur qu'elle
ressemblait à une hyène : l'écume lui sortait de la bouche,
elle grinçait des dents, roulait les yeux, et tout son corps
paraissait plein de diables. Les femmes qui étaient pré-
sentes racontèrent que les cordes dont on l'avait liée lui
avaient fait des entailles sur le ventre et l'estomac, et que
toute sa peau ressemblait à celle d'un homme qu'on aurait
flagellé. Sa rage ne cessa que lorsque son mari, fatigué de
la lutte et touché de compassion pour elle, se retira. Trois
ans après seulement, le charme fut rompu par une magi-
310 DES PASSIONS.
cienne^, qui probablement l'avait jeté elle-même, parce que
ce mariage lui avait déplu. (Codronchus, de Morbis ma-
leficis, 1. IH, ch. 8.)
Une histoire de ce genre, mais dans un degré moins vio-
lent, s'est passée en Normandie. Mathilde d'Engian avait
épousé un marchand nommé Nicolas. La première nuit de
ses noces, elle devint furieuse contre lui , le déchira et le
mordit tellement, qu'il fut obligé de prendre la fuite. Il fit
un voyage dans le Poitou, et ne revint qu'après un mois.
Ses parents, pour fêter son retour, donnent un grand
repas. Mathilde s" endort vers le soir, et à son réveil elle se
sent mal au cœur, parce qu'elle avait peu de joie du retour
de son mari. Elle va dans le jardin, et là il lui semble
qu'elle entend la voix de plusieurs personnes et un grand
bruit. Un homme arrive à elle, et la saisit à la gorge. Elle
veut crier, mais un autre vient, qui lui met les doigts dans
la bouche. Elle perd aussitôt l'usage de la langue et des
pieds. Son mari la fait chercher, et on la trouve demi-morte
couchée par terre. A partir de ce moment elle éprouve
deux fois par jour, le matin et le soir, des accès de posses-
sion. Ses parents, après l'avoir conduite en divers sanc-
tuaires , la mènent enfin visiter les reliques de saint Hilde-
vertà Gorne. Là, le jour de l'Ascension, on dit pour elle
une messe à laquelle elle assiste sur son lit. Le soir, lors-
que l'heure de sa crise approche, plusieurs prêtresse réu-
nissent, lisent sur elle des évangiles, l'aspergent d'eau
bénite, lui placent le livre des Évangiles sur la tête, l'étole
autour du cou , et lui donnent des reliques à baiser. Elle
s'évanouit; ses membres se roidissent, et elle devient
comme morte. La sainte Vierge lui apparaît, et lui dit ;
a Mathilde, que fais -tu? —Hélas! répond -elle, je suis
DES PASSIONS. 311
dans une grande angoisse. — Ne crains point, ma fille, lu
seras bientôt délivrée. — Qui êtes-vous donc? — Je suis la
Mère de Dieu. Lorsque tu seras guérie, fais brûler de l'en-
cens sur mon autel et sur celui de saint Hildevert. » Celui-
ci lui apparut aussi; on lui apporta de ses reliques, et sa
langue fut déliée. (A. S., 27 mai.)
Les mêmes effets sont produits quelquefois par un amour
trompé. Un homme de Poppi avait conçu un amour violent
qu'il ne pouvait satisfaire, parce que la femme qu'il ai-
mait avait épousé un autre homme ; et dans sa fureur il
s'était donné plusieurs fois au démon. A cette époque, on
avait pendu un scélérat qui, dans son désespoir, s'était aussi
donné au diable, et était mort au milieu des plus horribles
blasphèmes. Pour laisser un exemple terrible, on avait
laissé son corps sur l'échafaud, et cet homme de Poppi l'a-
vait vu par hasard en passant, lorsqu'il était déjà noir et
à demi mangé par les vers. Il crut entendre en môme temps
un sifflet partir de l'échafaud, et il fut pris d'un saisisse-
ment inexprimable. Il tomba dans un profond abattement,
et devint aussitôt possédé. Furieux, il retourne à Poppi.
déchirant tout ce qu'il rencontre sur sa route. On accourt,
on se saisit de lui avec peine, on le lie, et on l'amène ainsi
à un carrefour. Ceux qui le conduisaient veulent se reposer
un peu, et le laissent s'éloigner pour satisfaire un besoin
naturel; mais à peine leur a-t-il échappé qu'il devient
comme un ours furieux, se jetant sur ceux qui le poursui-
vaient, se défendant avec des pierres et des bâtons; de
sorte qu'on ne put le prendre qu'après plusieurs jours, et
par ruse. On l'amena à Vahombreuse, où le démon le
quitta, conjuré par le bras et la croix de saint Gualbert.
Mais dès que les exorcismes cessèrent, il revint^ et ne s'en
3i2 DES PASSIONS.
alla définitivement qu'après une lutte de plusieurs heures.
[Jérôme de Raggiolo, p. 392.)
Barthelemi L^ jalousie est une des passions qui troublent l'âme le
Bonsovannis plus violemment, et conduisent ainsi le plus facilement à
la possession. Brognoli nous raconte à ce sujet un fait très-
remarquable dont il a été lui-même témoin . [ManualeExor-
cistarum ac]parochorum;\ enei., 1714, p. 33.) «En 1618,
nous dit-il, le 4 septembre, on m'amena à Venise, au cou-
vent de Saint-Bonaventure , un homme de Castro-Franco^
ville du diocèse de Trévise. Il s'appelait Barthelemi de
Bonsovannis. C'était un homme simple et presque idiot,
âgé de trente-deux ans, et dans lequel était entré le démon
Beelzébub, qui avait été, disait-il lui-même, dès le jour de
la naissance de cet homme, destiné par Lucifer à le porter
au mal. N'ayant pu, malgré toutes ses attaques, réussir à
lui faire commettre même des péchés légers, parce que
c'était un homme simple et droit, qui craignait Dieu et
recevait souvent les sacrements, il résolut entin de le tour-
menter en lui inspirant des sentiments de jalousie contre sa
femme. Comme il entrait chez lui le jour de la Pentecôte,
pris un peu par les fumées du vin, le démon lui apparut
sous la forme d'un jeune homme inconnu, qui était assis
près de sa femme dans sa chambre à coucher et paraissait
l'embrasser. Saisi de colère à cette vue, il tire son épée
pour tuer sa femme; mais le jeune homme, la tenant em-
brassée, para le coup; de sorte qu'elle ne reçut qu'une
légère blessure à la main, et le jeune homme disparut
aussitôt.
(( Le mari courroucé, croyant qu'il a descendu l'escalier,
le suit l'épée à la main pour le tuer. Arrivé au bas, il
trouve son beau-frère, et se plaint amèrement à lui de l'in-
DES PASSIONS. 313
fidélité de sa femme. Celui-ci, étonné, se fait tout raconter
exactement ; et comme ni lui ni personne n'avaient vu fuir
le jeune homme dont se plaignait Barthélemi , et que la
pauvre femme, injustement blessée, prenait en gémissant
Dieu à témoin de son innocence, on crut qu'il fallait attri-
buer toute cette histoire à l'ivresse du mari. Mais celui-ci
ne fut pas satisfait , et commença à être" tourmenté par la
jalousie. Il sentit dans le corps, et surtout dans les épaules,
un fourmillement semblable à celui qu'aurait produit une
multitude de fourmis. Il lui sembla que toutes ses articu-
lations étaient liées, et il pouvait à peine pourvoir à la
subsistance de sa famille. Le fait s'éclaircit enfin le 30 août,
où la forme d'une grosse mouche lui entra dans la bouche,
il tomba aussitôt dans la folie et la frénésie, et devint tel-
lement furieux qu'il se serait tué si on ne l'en avait em-
pêché. Lorsqu'on me l'eut amené dans la chapelle du Saint-
Sauveur, accompagnédesonfrèreaîné etd'un autre homme
de son pays, le démon se mit aussitôt à crier d'une voix
aiguë par la bouche de ce possédé : « Je sortirai de son
corps si tu me l'ordonnes, car je ne puis y rester plus long-
temps. »
« Le trouvant ainsi docile, je lui défendis de sortir avant
que je le lui eusse commandé. Je lui défendis en même
temps de parler, de faire du mal à cet homme, de lui ôter
l'usage de ses sens intérieurs et extérieurs, et lui ordonnai
de le laisser me raconter exactement tout ce qui s'était passé
en lui. Ce fut alors qu'il m'exposa clairement et simplement
toutes les choses que je viens de raconter. Après l'avoir en-
tendu, j'ordonnai au démon, dans le nom de Jésus, de
découvri,r tous ses méfaits, et de se servir pour cela de la
langue du possédé, sans Uer toutefois aucun de ses autres
9^
314 DES PASSIONS.
sens intérieurs ou extérieurs, afin qu'il pût, ainsi que tous
les autres assistants, connaître la vérité et l'innocence de la
femme accusée. C'est alors que le démon raconta tout ce
qui précède, et dit que la femme était innocente, et son
mari juste et bon. Puis il ajouta : « Comme, malgré mes
attaques, je ne pouvais venir à bout de ce pauvre homme ,
les autres démons se moquaient de mon inexpérience et de
ma maladresse. Lucifer surtout, notre prince, me repro-
chait ma négligence. J'ai donc pris la forme d'un jeune
homme pour lui inspirer des sentiments de jalousie et de
haine contre sa femme. Cependant je l'ai empêché de la
tuer, parce que Dieu ne voulait pas le permettre. » Il dit
encore qu'il s'appelait Beelzébub, qu'il était du dernier
chœur des anges; que son nom lui venait non de son rang,
mais de sa fonction, parce que Lucifer l'avait chargé de
porter cet homme au péché. Après plusieurs autres de-
mandes et réponses, je lui commandai, au nom de Jésus,
de sortir de cet homme, ce qu'il fit aussitôt; le possédé
fut délivré pour toujours de la tyrannie du démon et de
la jalousie qu'il avait conçue pour sa femme, et s'en
retourna chez lui. »
ALTÉRATION DU TEMPÉRAMENT. 315
CHAPITRE VIll
Altération du tempérament par les influences vitales; par la faim ou
la soif; par les mauvais traitements; parles maladies; par l'épilepsie;
par les phases de la lune. Histoire d'un jeune homme du couvent
d'Herzogenbusch; d'une jeune fille deSilésie; de Cath. Somnoata;
de quatre sœurs à Modène.
Les affections de Tàme ne sont pas les seules portes qui
donnent accès au démon. Toutes les régions de l'organisme
étant en rapport non -seulement entre elles, mais encore
avec ce monde et le monde supérieur^ chacune de ces ré-
gions est accessible aux influences de l'un et de l'autre.
Jusqu'ici nous avons étudié la région moyenne de l'orga-
nisme dans ses rapports avec le monde satanique : nous
allons considérer maintenant ces mêmes rapports dans les
domaines inférieurs de la vie. Ici, comme là^ peut se dé-
clarer une solution de continuité , une blessure qui donne
accès à l'esprit mauvais. Car tout ce qui blesse notable-
ment ce côté de notre nature, tout ce qui rend plus tran-
chées les oppositions qui constituent en quelque sorte la
température de la vie, tout cela ouvre la porte de ce génie
du mal, qui épie sans cesse l'occasion de nous perdre;
tout cela introduit peu à peu et presque insensiblement
l'élément physique dans la région morale de notre être, et
peut devenir par là une occasion de possession. Les puis-
sances extérieures et purement physiques, si elles produi-
sent quelquefois l'extase, peuvent aussi, avec le concours
de certaines causes morales déterminées, produire la pos-
session lorsqu'elles pénètrent profondément dans la vie.
Nider {Formicarium, 1. 3, ch. 1) nous raconte à ce propos
un fait remarquable. Voici ses paroles :
;H() ALTÉRATION DU TEMPÉRAMENT.
Le jeune « Le fait que j'ai à raconter^ je le tiens de H. Kaltysen,
couvent ' processeur de théologie et inquisiteur, et du frère Arnold.,
d'Herzogen- témoin oculaire. Dans un couvent de notre ordre, situé à
busch.
HerzogenLusch^ était un jeune homme d environ treize
anS;, que ses parents avaient envoyé pour qu'il se préparât
à faire plus tard sa profession. Celui-ci, étant entré dans le
jardin du couvent^ aperçut quelque chose de blanc sus-
pendu à la feuille d'une plante; puis, cédant à la tenta-
tion, il détacha cette feuille, la mâcha et l'avala sans
défiance. Bientôt, pendant qu'il faisait ses exercices de
piété, il commença à prendre un maintien très-dévot.
Souvent en présence des frères il était ravi en extase, per-
dait l'usage de ses sens extérieurs, parlait très-bien le latin,
quoiqu'il ne l'eût jamais appris. Il savait par cœur beau-
coup de passages de la Bible qui lui étaient aussi inconnus
auparavant. Il en était de même de la langue française. 11
assurait qu'il voyait des merveilles dans le ciel , et il disait
à ce sujet des choses vraiment étonnantes. Quelques
femmes moins réfléchies et plus crédules pensèrent que
c'était l'œuvre du Saint-Esprit, quoique ce fût celle du dé-
mon. Mais les frères, qui savaient que ce jeune homme
était tout à fait ignorant, eurent d'autres pensées. On lui
apporta le sacrement de l'eucharistie, et l'horreur qu'elle
excita en lui fit juger que le démon était présent. Un saint
religieux, le frère Arnold, l'exorcisa, força le démon à
découvrir pourquoi il était entré dans le corps de ce jeune
homme , et lui ordonna de le quitter après avoir donné un
signe non équivoque de sa sortie. Dès lors le possédé re-
devint grossier comme auparavant, et porte encore au-
jourd'hui les traces du passage du démon; car il a quelque
chose de désagréable dans tout son être ; et son esprit est
ALTÉRATION DU TEMPERAMENT. 3i7
si obtus ;, qu'il est douteux qu'il puisse acquérir la science
nécessaire, à un ecclésiastique. »
On ignore ce qu'était le blanc que ce jeune homme avait
aperçu sur cette feuille; c'était probablement le produit
de quelque insecte. Quelle que fût sa nature et son ori-
gine, cène fut en cette circonstance qu'une cause occa-
sionnelle et purement physique, qui, en pénétrant dans
la vie de ce jeune homme, donna accès en lui aux in-
fluences démoniaques. Celles-ci avaient été déterminées
encore par d'autres circonstances, que le frère Arnold avait
apprises dans la confession et que le démon lui avait dé-
couvertes.
Une soif ou une faim extrême ont suffi en plusieurs cir-
constances'pour disposer à la possession. Fernel raconte
un fait de ce genre dans son livre : De Abditis rerum causis,
lib. 2. Quelqu'un ayant soif la nuit, se leva, et, ne trou-
vant rien à boire, il se sentit aussitôt comme étranglé. 11
fut à l'instant même possédé, et voyait toujours devant soi
un gros chien noir qui aboyait après lui, comme il le cer-
tifia après sa guérison. Son pouls, la chaleur de son corps,
sa langue chargée , ses insomnies et le trouble de son es-
prit firent croire à plusieurs qu'il était en délire. La pos-
session avait ici une base physique, et cette base c'était
une décomposition intérieure analogue à celle que le virus
rabique produit dans l'hydrophobie. On a remarqué que
souvent le manque d'eau éveille ce genre d'hydrophobie
qui donne l'horreur de tout liquide, et produit un ébran-
lement convulsif du pharynx. Dans ce cas, la soif portée à
l'extrême avait produit le même etïet. Il est encore re-
marquable que, semblable à l'hydrophobe, qui aperçoit
très -souvent dans l'élément dont il a horreur la forme
318 ALTÉRATION DU TEMPÉRAMENT.
d'un chien ;, notre possède ait aperçu aussi la forme d'un
chien noir, sous laquelle se personnifiait pour lui la conta-
gion diabolique qu'il avait reçue. Peut-être aussi en était-il
de lui comme de cet hydrophobe qui sentait de loin tous
ceux qui venaient pour le voir, qui les appelait par leurs
noms et prénoms, avant même que personne les eût aper-
çus. (Borell., Centur. 3, obs. 68.)
Cet état n'est pas seulement produit par un désir non
satisfait : un désir même satisfait lui a donné lieu plus
d'une fois. Un paysan du côté de Sens avait chargé son fils
du soin de garder les porcs. Il le réveilla un jour de très-
bonne heure pour l'envoyer paître ces animaux dans la
campagne. L'enfant, saisi d'une soif violente, se jeta sur un
seau plein d'eau, et en but avec précipitation une grande
quantité. Il fut aussitôt possédé, et il fallut le Her. Il fut
délivré au tombeau de saint Germain. {Vita S. Germant,
ch. 4, 46.) Dans beaucoup de cas la possession est amenée
par les choses les plus innocentes. Deux femmes en Bel-
gique dont l'une était mariée, l'autre béguine, et qui
habitaient toutes les deux un endroit comme Raamsdonc,
se promenaient un jour dans la rue. L'une d'elles avait
une pomme; elle prit son couteau, la partagea en deux, en
donna une moitié à sa compagne et garda l'autre pour elle ;
puis elles continuèrent de marcher en parlant de choses et
d'autres. Mais pendant qu'elles mangeaient cette pomme,
elles furent prises, l'une d'une triple, l'autre d'une double
possession , qui les tourmenta considérablement. C'est ce
que firent connaître plus tard les exorcismes qu'on em-
ploya pour conjurer le démon. La chose avait déjà duré
quelque temps, lorsque le démon qui possédait l'une de
ces femmes avoua à sa mère que sa fille n'avait pas mérite
ALTÉRATION DU TEMPÉRAMENT. 319
ce malheur, mais qu'il lui était arrivé pour que son
exemple effrayât les chrétiens du lieu^ et qu'elle serait
délivrée ainsi que sa compagne par une religieuse vêtue
de noir^ qui demeurait au delà de laSchelde. La mère com-
prit que cette religieuse n'était autre que sainte Amelberge,
et elle lui fit un vœu . Les deux possédées se rendirent donc
ensemble à son tombeau. Comme elles approchaient de
l'église, l'une se mit à parler de choses secrètes^ l'autre,
au contraire, devint muette pendant trois jours. Il fallut
employer la violence pour les faire entrer dans une barque
et passer la rivière; et six hommes purent à peine les
traîner dans la chapelle. La muette commença dès lors à
parler. Mais les corps de ces deux femmes enflèrent telle-
ment que leurs cous devinrent plus gros que la tête. On
continua les exorcismes; et au bout de neuf heures elles
furent jetées par terre sans mouvement, et la bouche ou-
verte comme dans une extase. Elles se levèrent au bout
d'une heure, et rendirent grâces à la sainte de leur déli-
vrance. Ceci arriva au mois de février de l'an 1327. [Ad.
Sanct., lOjul.)
La possession est quelquefois la suite de mauvais trai-
tements corporels. Une jeune fille nommée Madeleine, fille Madeleine
de Georges de Siebeneich, avait à l'âge de douze ans perdu
son père, qui s'était noyé dans l'ivresse, et peu de temps
après sa mère était morte subitement. Ses tuteurs la pla-
cèrent chez un meunier. Là elle fut traitée de la manière
la plus indigne. On l'occupait à filer, et quand elle n'avait
pas fait sa tâche on la frappait rudement et jusqu'au sang
avec des verges. On la renfermait des nuits entières seule
dans un trou obscur; on vomissait contre elle les impré-
cations les plus horribles. Tout cela l'avait rendue craintive
320 ALTÉRATION DU TEMPÉI'.AMENT.
et pusillanime , et lui avait donné un tremblement conti-
nuel. La nature ainsi maltraitée éclata enfin sous le poids
du fardeau dont on l'accablait^ et Madeleine fut possédée le
jour de la Chandeleur de l'an 1605. Le dimanche aupara-
vant, pendant le sermon de la grand'messe, lorsque tout
le peuple était à l'église, un oiseau noir, entrant par la
porte entr' ouverte , était venu à elle dans sa chambre :
volant d'abord vers son cou^, il alla ensuite sous son bras ,
et là il disparut. Elle s'évanouit d'épouvante. A la suite de
cet événement elle éprouva pendant plusieurs jours de
grands vomissements, et un hoquet dont le bruit égalait
celui d'une roue de mouhn ; de sorte qu'on l'entendait à
plusieurs maisons de distance. Bientôt on reconnut en elle
tous les signes caractéristiques d'une véritable possession.
[Bœmonomania , Tobias Seilerus, Wittemberg, 1605.)
Catherine. La possession peut encore être l'effet de maladies très-
graves. Catherine Somnoata fut attaquée deux fois de la
peste, et fut guérie aux deux fois par sainte Rosalie, dans
la grotte de Palerme. Mais elle fut ensuite possédée par
sept démons. [Af%>endic. miracul. S. RosaL, ch. 4, 86.)
Un paysan de Burgovie était depuis longtemps malade au
lit. 11 fut possédé tout à coup, sauta de son lit, prit un
bâton et s'élança sur sa femme. Les voisins accoururent, et
s'étonnèrent de trouver en cet état un homme qu'ils con-
naissaient depuis longtemps comme boiteux. Il fut guéri
au tombeau de saint Gebhard. (A. S., 27 aug.) Mais de
toutes les maladies celle qui semble favoriser le plus la
possession, c'est l'épilepsie. D'après les observations de
Salmuthi [Centur. 3, observ. 41), bien souvent les épilep-
tiques, avant ou après leurs accès, voient un chien ou un
homme noir. Ils sont donc déjà disposés à la clairvoyance;
ALTÉRATION DU TEMPÉRAMENT. 321
et comme cette disposition a des rapports très-intimes avec
l'état lunatique, la clairvoyance chez eux se manifeste
principalement sous son côté obscur et sombre. Leur état
convulsif contribue à développer ces dispositions, qui suf-
fisent quelquefois pour produire le mal.
L'an 1600 vivaient à Modène quatre sœurs, jeunes, Les quatre
sœurs
nobles et vertueuses. L'une d'elle était mariée, et demeu- de Modène.
rait avec une de ses parentes. Toutes étaient malheureu-
sement disposées aux influences diaboliques et avaient été
tourmentées pendant longtemps par les esprits impurs. Si
elles tombaient malades, leurs maladies étaient toujours
d'une nature qui échappait aux médecins. Elles étaient,
par exemple, transportées sur des lieux élevés pour être de
là jetées en bas, ou bien enfermées dans les chambres les
plus éloignées de la maison. On leur déchirait leurs vête-
ments, on leur arrachait les cheveux, et on les maltraitait
tellement , que les voisins accouraient au bruit pour leur
porter secours. Quoiqu'elles fussent bien élevées et de
mœurs irréprochables, elles étaient contraintes de proférer
des blasphèmes, des paroles indécentes et grossières, et de
pousser des hurlements affreux. Elles ne pouvaient prier
ni entendre la parole de Dieu qu'avec les plus grands ef-
forts. Assister à la messe était pour elles une chose insup-
portable; car les démons les renversaient par terre et leur
faisaient jeter des cris de fureur. Si elles voulaient aller à
confesse, elles se sentaient forcées de tirer la langue,
comme pour se moquer du sacrement et du prêtre. Quoi-
que trois d'entre elles eussent fait vœu de virginité , elles
se sentaient continuellement brûlées des feux les plus im-
purs. Prières, messes, eau bénite, reliques , exorcismes ,
tout fut employé, mais tout fut inutile. Des prêtres pieux
322 ALTÉRATION DU TEMPÉRAMENT.
firent pour elles des pèlerinages à Lorette et en d'autres
lieux célèbres; ce fut en Yain. Elles furent enfin délivrées
par l'intercession de saint Ignace. Le recteur avait suspendu
en secret une image du saint au mur de leur chambre. Les
démons poussèrent aussitôt d'affreux hurlements^ prodi-
guant au saint les épithètes les plus injurieuses^ ce qui
augmenta la dévotion de ces pauvres femmes pour lui. Le
P. Augustin Vivado^ étant venu de Rome à Modène pour
y prêcher, apporta avec lui des reliques du saint, et les
plaça en secret aussi dans la chambre des quatre soeurs.
Les démons hurlèrent encore plus fort qu'auparavant, et
déclarèrent d'où ils étaient venus et qui les avait amenés.
Ils sortirent l'un après l'autre en criant : « Où est ta puis-
sance, ô Lucifer! puisque la simple image de ce prêtre
suffit pour nous chasser sans que tu puisses lui résister? »
Il avait fallu toutefois deux mois de lutte avant d'obtenir la
victoire.
Comme la lune est dans un rapport très-intime avec les
systèmes inférieurs du corps, où les dispositions maladives
à la possession prennent leur racine, celles-ci, dans leurs
manifestations, se trouvent liées très-souvent aux phases de
ce satellite de la terre. DéjàCodronchus et plusieurs autres
après lui ont remarqué que beaucoup de démoniaques sont
plus tourmentés dans certaines phases de la lune. Ainsi,
du temps de saint Germain il y avait un possédé dont les
accès coïncidaient avec la croissance de la lune. Le saint
le fit renfermer une nuit près de lui, et le démon, trahis-
sant sa présence, découvrit lui-même et l'époque et l'oc-
casion où il était entré dans le corps de cet homme , qui
fut guéri à l'instant même. Il en était ainsi de cette jeune
fille qui, chaque mois, quand la lune décroissait, perdait la
ALTÉRATION DU TEMPÉRAMENT. 3*23
vue, et la recouvrait quand la lune venait à croître : elle
fut guérie au tombeau de saint Pierre Gonzalez. [Act.
Sanct., 15 apr.)
Il est impossible de reconnaître dans ces opérations une
influence immédiate des astres; car ceux-ci ne sont point
sortis de la main du Créateur avec l'empreinte du démon,
et ils n'ont par eux-mêmes aucune valeur morale. Mais
dans l'ordre des corps de cet univers la lune est à la terre
à peu près ce que celle-ci est au soleil. Celui-ci appartient
à une sphère plus élevée, celle-là à une sphère inférieure.
Or dans l'ordre des hiérarchies spirituelles et organiques à
la fois, nous trouvons une nature plus haute qui a ses ra-
cines dans le monde spirituel et qui correspond à la région
solaire; puis une nature intermédiaire qui correspond à la
région terrestre , et enfin une nature inférieure qui cor-
respond à la région lunaire. D'un autre côté, une certaine
concordance existe entre les éléments qui se correspondent.
Si donc, dans l'état ordinaire et sain du corps, les secousses
produites par les phases de la lune se perdent et sont neu-
tralisées en quelque sorte par les grands mouvements vi-
taux, elles se produisent au dehors dans toute leur énergie
dès qu'un état maladif intervient; et alors elles disposent
à la fois et aux maux physiques, et, par le moyen de ceux-ci,
aux influences diaboliques. Lorsqu'une maladie cosmique
croît en même temps que la lune, le remède est plus effi-
cace quand il est administré à l'époque où eUe décroît :
U en est ainsi bien souvent des maladies d'une nature dia-
bolique. Quand elles croissent avec la lune, c'est à l'époque
où elle décroît que seront plus efficaces les moyens em-
ployés contre elles.
324 DES INFLUENCES SPIRITUELLES DANS LA POSSESSION.
CHAPITRE IX
Les influences spirituelles considérées dans leurs rapports avec la
possession. Un simple regard , quelquefois môme une simple plai-
santerie , peut la produire. Des formes sous lesquelles le démon a
coutume de paraître. Histoire de Jean Schmidt.
Les puissances infernales ne trouvent pas seulement dans
les systèmes inférieurs de notre être une porte pour entrer
chez nous; ils la trouvent encore dans les régions supé-
rieures. Mais ici tout consiste en des visions^ des contem-
plations, des imaginations. Tant que l'homme ne sort pas
des voies hattues, il est inaccessible aux phénomènes ex-
traordinaires; mais dès qu'il sort de ces voies, dès que les
digues qui le retiennent dans ce milieu où consistent la sa-
gesse et le bien sont rompues, tous ces phénomènes, qui
ne pouvaient se produire auparavant, cherchent à se ma-
nifester; et la nature, inondée, pour ainsi dire, par les flots
d'un monde inaccoutumé, devient par là plus disposée à
être possédée par lui. L'homme peut donc, par cette région
de la personnalité humaine, s'ouvrir une porte dans ces
royaumes étrangers, comme aussi les influences de ceux-ci
peuvent arriver à lui par cette même porte. La simple vi-
sion physique, quand elle se he avec certaines relations
morales et certaines dispositions du caractère ou du tem-
pérament, peut devenir une cause occasionnelle pour les
phénomènes de ce genre.
Histoire Prosper nous raconte à ce sujet un fait qui s'était passé
^*Tn ^d""^ ^ ^^^^'^^ê^ ^^ ^^^ temps et dont les liabitants de cette ville
Carthage. avaient été témoins. Une jeune fille d'origine arabe, qui
avait pris l'habit des femmes consacrées à Dieu, un jour
DES LNFLUEÎSCES SPIRITUELLES DANS LA POSSESSION. 325
qu'elle prenait un bain, regarda avec volupté une image
de Vénus, et tout aussitôt celui qui rôde autour de nous
comme un lion rugissant, trouvant ce qu'il cherchait, s'éta-
blit dans le corps de cette femme. Il se logea dans le gosier,
et pendant soixante-dix jours il ne lui laissa prendre aucune
nourriture ni aucun breuvage. Les parents eurent recours
dans leur malheur aux remèdes spirituels, et s'adressèrent
à un prêtre; ils lui expliquèrent tout ce qui s'était passé.
La jeune fille lui déclara en même temps que chaque nuit,
à minuit, un oiseau lui apparaissait, et lui versait dans la
bouche quelque chose qu'elle ne connaissait pas. Tous
étaient étonnés de ne trouver en elle aucun signe d'une aussi
longue abstinence, ni faiblesse, ni pâleur, ni malaise. Le
prêtre, s'étant assuré par ses propres yeux de la vérité des
faits , conseilla de recommander la jeune fille à une reli-
gieuse d'un couvent où étaient conservées les reliques de
saint Etienne et au supérieur de ce couvent. Là le démon
lui apparut dès le premier jour sous la forme de l'oiseau
accoutumé, et lui reprocha d'être venue en un lieu où il
ne pouvait approcher d'elle sans y avoir été contrainte par
la faim ni par la soif : elle y resta deux mois néanmoins
sans boire ni manger.
Le quinzième dimanche après son arrivée , le prêtre
étant venu avec nous dans l'église pour célébrer la messe
de bonne heure, le supérieur de la maison conduisit à
l'autel la jeune fille ; et à son air, à sa démarche on aurait
pu croire qu'elle sortait d'un repas copieux où elle avait
beaucoup bu ; mais, s'étant prosternée devant l'autel , elle
émut jusqu'aux larmes par ses plaintes et ses cris tous les
assistants, qui se mirent à invoquer le secours de Dieu.
Après la messe, le prêtre lui ayant donné une petite par-
IV 10
326 DES INFLUEINCES SPIRITUELLES DANS LA POSSESSION.
ticule d'une hostie consacrée et imbibée d'eau, pendant
une demi-heure elle ne put l'avaler, parce qu'elle était en-
core possédée par celui dont l'Apôtre dit : « Qu'a de com-
mun le Christ avec Bélial? » ou encore : <( Vous ne pouvez
boire le cahce du Seigneur et celui des démons. » Pendant
que le prêtre tenait sa tête, pour qu'elle ne rejetât pas
l'hostie, un diacre conseilla d'appliquer à sa gorge le saint
calice. A peine l'eut -on fait que le démon dut céder au
Sauveur l'endroit qu'il avait possédé jusque-là, et la jeune
fille put avaler l'hostie qu'elle avait dans la bouche et écla-
ter en actions de grâces. La multitude entière rendit aussi
grâces à Dieu d'avoir ainsi , après quatre-vingt-deux jours
de souffrance , délivré cette femme de la tyrannie du dé-
mon. {VrosT^ev, de Dim. tempor., ch. 6, p. 900.)
Quelquefois en ces circonstances la simple vue dégénère
immédiatement en une vision qui produit aussitôt les ré-
sultats que nous avons vus plus haut. Brognoli raconte
dans son Alexicacon, disput. 2, n° 261, qu'une jeune fille
de Venise, âgée de quatorze ans, ayant regardé un jour
avec complaisance son image dans une glace, revint plu-
sieurs fois pour se donner le même plaisir. Elle aperçut
dans le miroir l'image d'un beau jeune homme qui em-
brassait la sienne; et comme elle prenait plaisir à cette re-
présentation, la forme qu'elle voyait se découvrit à elle,
et lui déclara qu'il était le plus grand des dieux, et qu'il
était épris d'amour pour elle; que, si elle voulait lui
plaire, elle devait croire qu'il n'y avait point d'autre dieu
que lui; qu'elle devait par conséquent renoncer à la foi
qu'elle avait en Jésus-Christ et aux autres dogmes de la re-
ligion, ce qu'elle fit sans plus de réflexion. Cependant sa
mère, qui était une femme pieuse et intelligente, la voyant
DES LNFLUEiNCEb SPIRITUELLES DAiNS LA POSSESSION. 327
s'arrêter souvent et longtemps devant le miroir en mur-
murant certaines paroles , conçut quelques soupçons et la
questionna. La jeune fille, quoiqu'elle eût promis au dé-
mon le silence, ne put le garder néanmoins, et découvrit
tout à sa mère. Celle-ci lui fit de grands reproches, lui en-
leva le miroir et l'avertit de ne plus jamais se permettre
de telles choses. Mais la jeune fille tomba dans une telle
mélancolie qu'elle passait les jours et les nuits dans les
larmes, ne pouvant plus ni manger m dormir, et répétant
sans cesse qu'elle avait perdu la foi, qu'elle ne croyaitplus
en Dieu, qu'elle était au pouvoir du démon et qu'elle n'a-
vait plus à attendre que l'enfer.
Ses parents, ses amis venaient souvent la visiter. Quel-
ques-uns croyaient que c'était un excès de mélancolie,
d'autres soupçonnaient qu'elle était enceinte. On eut re-
cours à un médecin qui passait pour le plus habile de tous
les médecins de Venise. Celui-ci employa beaucoup de re-
mèdes, saigna souvent la malade et lui ordonna de s'abste-
nir de toute nourriture. Tout fut inutile; on ne fit qu'a-
jouter à ce qu'elle souffrait intérieurement des souffrances
extérieures qui allèrent si loin qu'elle pouvait à peine se
remuer dans son lit. Comme, malgré cela, le médecin
voulait continuer son traitement, le confesseur de la ma-
lade conseilla enfin à son père de m' appeler. A peine ar-
rivé, je fus convaincu de la présence du démon, et fis
prier le médecin d'avoir au moins cinq à six jours de pa-
tience, jusqu'à ce que j'eusse employé les moyens que je
croyais utiles. J'ordonnai à la malade un régime fortifiant,
de la viande et du vin. Le lendemain je la fis sortir du lit;
le troisième jour je la fis conduire à l'église de sa paroisse,
qui était près de sa maison, et où elle reçut les sacrements
328 DES INFLUENCLS SPIRITUELLES DANS LA POSSESSION.
de pénitence et d'eucharistie. Le quatrième jour je lui or-
donnai de se livrer à quelque travail manuel. Outre cela,
elle devait chaque jour prier, faire des actes de foi, d'espé-
rance et de charité. Le sixième jour, le médecin vint^ je
lui démontrai alors, ainsi qu'aux parents et aux amis de la
jeune fille , qu'elle était possédée et qu'elle avait bien plus
besoin des remèdes spirituels que des corporels. Le médecin
cessa ses visites, et je continuai mon traitement, employant
toujours et la fréquentation des sacrements et les pratiques
religieuses, et conjurant souvent le démon. Par tous ces
moyens, et par une attention persévérante de ses parents
à exécuter mes prescriptions, la jeune fille fut bientôt com-
plètement rétablie.
Souvent aussi la vue d'une forme quelconque, que cette
vue soit purement subjective ou qu'elle corresponde à une
réalité, amène la possession. Saint Norbert, fondateur des
Prémontrés, se trouvant dans le couvent de Nivars, au dio-
cèse de Soissons, pour y placer un abbé, un homme de cet
endroit fut possédé du démon. Cet homme était dans son
champ, selon sa coutume. S' étant penché vers une source
qui était là tout près, afin de s'y désaltérer, il aperçut dans
l'eau une ombre d'un aspect terrible. A cette vue il recule
d'horreur; et, s'étant relevé, il voit devant lui un homme
d'une haute taille qui lui demande qui il est, et disparaît
à l'instant. Il est frappé de stupeur. A partir de ce moment
il fut possédé du démon. Il devint aussitôt furieux. Il était
midi lorsque ceci lui arriva; le soir on le trouva au même
endroit, et on renchaina; puis on l'amena devant le saint.
Celui-ci, l'ayant regardé avec attention, comprit bien que
c'était une ruse du démon qui voulait le rendre odieux
dans le pays. {Act. Sanct.)
DES INFLUENCES SPIRITUELLES DANS LA POSSESSION. 329
Dominique raconte, dans la vie de saint Ambroise de
Sienne^, que sa sœur étant allée à une source, dans la val-
lée de Mouton, y vit un fantôme tout noir. Elle voulut
faire le signe de la croix ^ mais elle ne le put; il lui fut
impossible aussi de prononcer le nom de la sainte Vierge.
Elle sentit en même temps une démangeaison depuis la
tête jusqu'aux pieds. Ayant puisé de l'eau, elle s'assit à
terre j riant comme une insensée. Ayant voulu invoquer
saint Ambroise, elle n'en fut que plus violemment tour-
mentée. De retour à la maison, elle se jeta par terre,
frappant autour d'elle comme une furieuse, et passa ainsi
deux jours sans boire ni manger. (A. S-, 20 mart.)
Ce qui se produit ici comme une ombre sans forme ou
sous une forme humaine apparaît quelquefois sous celle
d'un animal, d'un oiseau, particulièrement d'un hibou,
d'une chauve-souris ou de quelque autre oiseau d'un plu-
mage noir, ou dont la forme se rapproche davantage de
celle que la Fable donne aux Harpies. Bien souvent aussi le
démon prend la forme d'un chien noir, d'un bouc ou d'un
loup. Nous lisons dans la vie de saint Anselme de Cantor-
béry qu'un moine, étant tombé malade dans son abbaye du
Bec, poussait des cris lamentables, parce que deux gros
loups le tenaient dans leurs griffes et le mordaient à la
gorge comme pour l'étrangler. Le saint fit sur lui le signe
de la croix, et le malade recouvra aussitôt le repos. Lorsque
le démon prend la forme humaine , il choisit souvent de
préférence celle d'un Maure très-noir. Une jeune fille de
Riedlingen cueillait avec ses servantes de Ja menthe dans
un bois. Elle crut voir tout à coup venir à elle un Maure
nu qui la prit par les cheveux et la traîna dans la forêt.
Elle invoque alors saint Ulric, et met ainsi en fuite ce fan-
330 DES INFLUENCES SPIRITUELLES DANS LA POSSESSION,
tome. Le premier jour elle ne sentit aucun mauvais effet de
ce qui lui était arrivé ; mais le second elle se mit à parler
sans suite j et se trouva possédée le troisième. Conduite au
tombeau de saint Ulric, elle se cacha sous la nappe de l'au-
tel en disant : « Je ne sors pas d'ici que je n'aie éprouvé la
miséricorde du Seigneur. » Le démon la quitta sur-le-
champ. (A. S._, 4 jul.) Un jeune homme du faubourg
Saint-Julien, à Metz, gardant les vignes pendant la nuit,
aperçoit dans le voisinage des hommes qui luttent avec des
flambeaux allumes. Il va vers eux , mais il est pris d'un
tel effroi qu'il tombe à terre sans connaissance et se relève
possédé. Il ne put être délivré qu'au tombeau de saint Si-
gebert. [Ad, Sanct., 2 febr.)
Pour ce qui concerne les formes des animaux, nous en
avons un grand nombre d'exemples depuis le temps des
solitaires jusqu'à nos jours. Brognoli, dans son Alexicacon,
rapporte un fait de ce genre. « L'an 1665, dit-il, pendant
que je prêchais le carême aux environs de Brescia, on m'a-
mena une jeune fille de douze ans. Celle-ci me raconta, en
présence de sa mère, que deux mois auparavant, pendant
qu'elle ramassait du bois dans un bois, un énorme chien
noir vint à elle et l'embrassa avec ses pieds de devant. Elle
tomba par terre d'épouvante, et ne put regagner qu'avec
peine sa maison. A partir de ce moment, elle avait toujours
été mal, et tombait bien souvent en défaillance. » Brognoli,
après s'être assuré qu'elle était possédée, la prépara de son
mieux, et ordonna enfin au démon de la quitter. Il sortit
sous la même forme qu'il était entré en elle, comme elle
l'indiqua elle-même toute joyeuse en criant : « Le voilà
qui s'en va! le voilà qui s'en va! mais il est là dehors à
la porte et me regarde. » « Je lui pris la main, continue
DES INFLUENCES SPIRITUELLES DANS LA POSSESSION. 331
Brognoli, excitant sa foi et sa confiance, et lui ordonnant
de reprocher elle-même au démon son impuissance, et de
lui commander de s'éloigner tout à fait pour ne plus l'in-
quiéter jamais; ce qui arriva en effet; après quoi elle s'en
retourna joyeuse avec sa mère. »
Quelquefois la possession est l'effet de l'apparition de
quelque fantôme réel ou imaginaire. Ily avait à Ratisbonne
un cordonnier nommé Sigebert, qui était tellement tour-
menté par ses imaginations qu'il ne pouvait dormir ni
jour ni nuit^ jusqu'à ce qu'il fût entré au monastère de
Saint-Emmeran. Ses tentations le quittèrent à la vérité;
mais^ ne pouvant supporter la pauvreté des moines , il
quitta son habit et reprit son métier. A partir de ce mo-
ment il fut possédé , et ce ne fut qu'avec peine qu'il fut
guéri par l'mtercession de saint Emmeran. {Act. Sanct.,
22 sept.)
Souvent^ sous l'influence de circonstances défavorables,
il suffit pour déterminer la possession de quelques images
ou de quelques signes extérieurs tout à fait accidentels en
apparence. « L'an 1648^ nous dit Brognoli^ un vitrier de
Tesara, nommé Etienne de Convers, âgé de trente-trois ans^
vint me trouver^ et me raconta qu'au mois de juin de cette
année, étant dans son atelier avec deux de ses compagnons,
un de ceux-ci traça sur la terre avec du charbon un cercle,
au milieu duquel il représenta une tête avec un petit chapeau
à plumes, et que pendant ce temps l'autre murmura quel-
ques paroles inconnues. Etienne se sentit dès lors comme
attiré par une puissance étrangère, et vit la forme de sa
tête au milieu du cercle. Ses compagnons lui donnèrent
ensuite du vin à boire. A peine avait -il bu qu'il sentit
dans toutes ses entrailles des douleurs telles qu'il lui sem-
Schmidt.
332 DES INFLUENCES SPIRITUELLES DANS LA POSSESSION.
blait qu'elles étaient déchirées par des chiens. Il devint
dès lors furieux, se frappant la tête avec ses poings, cou-
rant et fuyant les hommes comme s'il eût été poursuivi par
les furies. Il s'éloigna de la ville à la distance de cinq mil-
les ; mais ayant rencontré là un homme qui tenait l'épée
à la main et voulait le tuer, il revint à la maison, boule-
versant et renversant tout. Son médecin, le croyant fou, le
purgea, le saigna, lui mit sur la tête déjeunes pigeons, etlui
administra entre autres une médecine composée de graisse
de vipère. Il sembla alors au pauvre patient qu'il avait le
corps tout plein de serpents qui déchiraient ses membres.
Tous les remèdes étaient impuissants. Comme il avait des
intervalles lucides, oùilreconnaissaitparfaitement son état,
on me l'amena. Après les préparations nécessaires, je com-
mandai au démon de se déclarer, s'il était présent. Il se
reconnut aussitôt avec de grands cris comme la cause de
tout le mal. Le lendemain, Etienne étant revenu avec ses
parents et ses amis, il fut guéri avec le secours de Dieu.
Comme sa foi était faible, il ressentit encore les jours sui-
vants quelques atteintes du démon; mais, fortifié de nou-
veau, il fut bientôt guéri tout à fait. » [Alexic, disp. 3.)
Quelquefois le diable, après avoir été peint sur un mur,
apparaît lui-même. « L'an 1589, nous raconte Jean Schna-
ben, curé de Heydingsfeldt, un jeune homme de ma pa-
roisse nommé Hans Schmidt, âgé de dix-neuf ans, placé
comme ouvrier forgeron chez maître Brosten à Eichstadt ,
fut envoyé avec un autre nommé Wolf à Ingolstadt , pour
y acheter du fer. Ils s'arrêtèrent pourboire dans un village
nommé Buchsenham. Wolf découvrit à son compagnon
qu'il avait un talent particulier pour frapper d'estoc et de
taille, ajoutant que, s'il le désirait, il lui apprendrait cet
DES I^FLUE^CES SPIRITUELLES DANS LA POSSESSION. 333
art. Hans en fit l'essai sur sa main avec un couteau sans se
faire aucun mal. Wolf^ tirant alors un petit livre de magie,
le lui donna à lire. Hans le lut en marchant, pendant qu'ils
faisaient route ensemble. Après qu'il eut lu pendant quel-
que temps, \Yolf lui dit de regarder en l'air. L'ayant fait,
il aperçut près d'un mur de pierre une vingtaine de soldats
armés qui marchaient contre eux. Hans jeta le livre par
terre, ce qui déplut à Wolf , qui le remassa, et y lut quel-
ques lignes. A l'instant même toute cette bande armée
disparut. Leurs affaires étant terminées, ils revinrent chez
leursmaîtres, et continuèrent de travailler ensemble. Pen-
dant ce temps Hans copia le livre magique , et questionna
son compagnon sur le sens de plusieurs mots qu'il ne
comprenait pas. Mais Wolf refusa de le lui expliquer, à
moins qu'il ne lui jurât d'apprendre l'art qu'enseignait ce
livre. Hans le promit enfin. Wolf lui dit qu'il devait chaque
matin sortir du lit le pied gauche le premier, et au nom
du diable; puis lire deux ou trois phrases du petit livre.
Hans effrayé ne voulut pas suivre ses prescriptions , et il
jeta secrètement son livre dans la cheminée de la forge.
Wolf irrité lui donna un coup de marteau , et une autre
fois un coup de stylet qui traversa sa veste et sa chemise.
M Hans, ne pouvant plus rester chez son maître, se mit
en route pour retourner dans son pays. Le démon lui ap-
parut en chemin sous la forme de Wolf, son compagnon,
lui défendit d'aller retrouver ses amis, et lui offrit de l'ar-
gent. Hans l'ayant refusé, le démon lui fit perdre sa route;
de sorte qu'après de longs circuits il revint trois fois au
même endroit. W^olf lui présenta une corde de crin, l'en-
gageant à se pendre. Hans, étant enfin revenu dans son
pays, épousa une jeune fille nommée Barbe Rabin, qui
334 DES INFLUENCES SPIRITUELLES DANS LA POSSESSION.
tomba bientôt malade et mourut. S'étant mis en route
pour aller trouver son beau-père , et lui demander un
dédommagement des dépenses que lui avait occasionnées
la maladie de sa femme, il fut pris tout à coup lui-même
d'une maladie très-grave, de sorte qu'il dut recevoir les
sacrements et faire son testament. Après cela il fut atta-
qué d'un autre mal épouvantable. De temps en temps le
corps lui enflait, et il sentait des coups violents dans la
région du cœur et de la poitrine. Puis le démon lui appa-
raissait sous la forme de Wolf , lui montrait le livre ma-
gique, le saisissait à la gorge avec des gestes terribles, et
cette lutte durait une demi -heure et quelquefois plus
longtemps encore. Une autre fois, le démon saisit une
arme qui était suspendue dans sa chambre, et fit signe de
vouloir le tuer; puis il lui fit prendre ses vêtements, lui
mit l'arme à la main, et le força de descendre l'escalier ;
et l'on ne put le remettre au lit qu'avec peine. Le malade
commença à voir à côté du démon un bel ange. Celui-ci
lui prescrivit un remède que ses amis exécutèrent. On ne
bdii s'il produisit quelque effet. Mais la possession continua
jusqu'àce qu'on eût employé contre le mal lesexorcismes.»
Une simple plaisanterie a suffi quelquefois pour pro-
duire la possession. On amena un jour à saint Pierre Ga-
lata, solitaire près d'Antioche en Syrie, un cuisinier qui
était possédé. Le saint ayant demandé au démon comment
11 avait acquis ce pouvoir sur cette créature, le démon lui
raconta ce qui suit. « Le maître de cet homme tomba ma-
lade à Héliopolis. Sa femme était assise près de son lit;
pendant ce temps les servantes s'entretenaient de la vie des
moines d'Antioche et de leur pouvoir sur les démons. Puis,
par manière de jeu, elles firent semblant d'être possédées.
INFLUENCE DU PAGAÎNISME. 335
et revêtirent cet liomme que voici d'une peau de chèvre ,
pour qu'il les exorcisât comme s'il eût été moine. Pendant
que tout cela se passait^ j'étais devant la porte; et comme
j'entendais avec peine vanter la puissance de ces moines,
je voulus la mettre à l'épreuve. J'entrai donc dans le corps
de cet homme^ pour voir comment les moines s'y pren-
draient pour m'en chasser. Je le sais maintenant, et je
n'ai plus besoin d'aucune autre expérience. Sur vos ordres
je partirai sans retard. » [Act. Sanct., \ febr.)
CHAPITRE X
Des causes occasionnelles de la possession du côté des démons. Des
influences du paganisme. Du pouvoir de la malédiction. Histoire
d'une famille de Césarée. Ives de Danguernano.
La possession est un rapport plus intime du diable avec
la nature humaine, un magnétisme infernal^, qui établit
entre celle-ci et celui-là une certaine communauté et un
commerce familier. De même qu'une comète, quand la
sphère de son activité. s' étend, ou quand elle s'approche
plus près de la terre, peut enti'er avec celle-ci dans un rap-
port funeste pour elle, ainsi toute puissance morale , ap-
partenant soit au monde supérieur, soit au monde in-
férieur, peut contracter avec la nature spirituelle de
l'homme des rapports qui finissent par amener la posses-
sion. Jusqu'ici nous avons considéré ces rapports du côté
de la nature humaine; il nous reste à les étudier du côté
du démon.
Le démon est cette puissance dont il est dit au quarante
336 INFLUKJsCE DU PAGAMSMF..
et unième livre de Job : «Aucune puissance sur la terre ne
peut être comparée au pouvoir de celui qui est fait de telle
sorte qu'il ne craint personne, qui voit tout ce qui est
élevé, et qui gouverne en roi tous les fils de l'orgueil. »
S'il ne dépendait que de lui , il attirerait à soi toute la
terre, bien plus, toutes les créature? ; il ferait du ciel son
siège, et de la terre l'escabeau de ses pieds. Mais comme
sa nature ne reconnaît aucune mesure dans le mal, ce rap-
port une fois établi, il le pousserait au delà de toute limite,
et il accumulerait les tourments et les supplices jusqu'à
faire de ce monde un enfer. Grâce à Dieu, il n'en est point
ainsi dans la réalité. Sa puissance n'a ni cette extension
ni cette intensité d'aclion. Ces rapports plus intimes n'af-
fectent qu'un très -petit nombre d'hommes comparative-
ment au reste : le degré de son action sur eux est toujours
plus ou moins borné ; et l'on peut même lui arracher en-
tièrement sa proie. 11 ne peut donc s'abandonner tout à
fait à cette volonté mauvaise qui habite en lui; car il a
au-dessus de soi Dieu, qui, tout en lui laissant cette portion
de pouvoir qui s'accorde avec l'accomplissement de ses
décrets éternels, sait pourtant mettre des bornes à ses
abus et retenir dans de justes limites les élans de sa mau-
vaise nature, pour les faire servir à ses fins sublimes. Il
ne peut que ce que Dieu lui permet. Il s'agit donc de
savoir dans quelle mesure la Providence permet au mal de
pénétrer et de s'établir dans la nature humaine, et com-
ment l'esprit humain peut, sinon sonder, du moins entre-
voir les causes providentielles pour lesquelles Dieu tolère
ces rapports extraordinaires.
C'est le péché qui a rendu possible le rapport entre le
démon et la nature humaine. Ce rapport sera donc d'au-
INFLUENCE DU rAGAMSME. 337
faut plus éleudu el d'autant plus intense dans son action
qu'il trouvera dans le péché une cause plus profonde et une
base plus large. Mais comme;, par l'incarnation^ ceux qui
étaient esclaves du péché et enfants de colère ont été déli-
vrés de la puissance des ténèbres et introduits dans le
royaume de l'amour, il suit de là que les démons^ après
avoir tenté un dernier effort à l'époque de l'incarnation^
ont reçu par elle un coup terrible, et ont vu diminuer à la
fois et l'étendue et l'intensité de leur action. Le résultat doit
être encore le même aujourd'hui, partout où le christia-
nisme apparaît au milieu des ténèbres du paganisme. Saint
Cyrille, dans son sixième livre contre l'empereur Julien,
disait : « Depuis que le Christ a paru dans le monde, la
puissance du démon a baissé. » Aujourd'hui encore tous les
missionnaires sont unanimes sur ce point, à savoir que la
plantation de la croix et l'introduction du sacrifice eucha-
ristique dans les contrées païennes de l'ancien ou du nou-
veau monde affaiblissent considérablement la puissance du
démon. Mais partout aussi, avant de céder le terrain , il
semble redoubler d'efforts pour conserver le pouvoir dont
il est en possession.
Les missionnaires nous racontent qu'à Bungo, au Japon,
ils trouvèrent, l'an 1565, une famille qui était possédée
depuis cent ans, et chez qui ce mal passait de génération en
génération, comme une maladie héréditaire. Le père avait
dépensé tout son avoir pour apaiser les dieux; mais le mal,
loin de diminuer, n'avait fait que s'accroître davantage. Un
de ses fils, âgé de trente ans, était tellement possédé qu'il
ne reconnaissait plus ni père ni mère, et qu'il passa quinze
jours sans prendre aucun aliment. Ce fut alors qu'il reçut
la visite d'un père de la compagnie de Jésus, qui lui or-
338 I^^LLE^CI• nu pagaisis^ik.
donna de prononcer le nom de l'ange saint Michel. Pendant
qu'il le faisait, il fut pris d'un tremblement violent qui ef-
fraya tous les assistants. Mais ayant invoqué le Père, le
Fils et le Saint-Esprit , il fut tout d'un coup délivré du dé-
mon. Celui-ci s'empara de sa sœur peu de jours après, et
se mit à parler par sa bouche. Lorsqu'elle allait entendre
les missionnaires, elle se sentait le désir d'embrasser la foi
chrétienne; mais dès qu'elle s'approchait du baptistère, et
qu'elle voulait faire le signe de la croiXj, elle commençait à
trembler d'une manière affreuse. Le missionnaire qui s'oc-
cupait d'elle priait avec zèle; elle-même s'efforçait de pro-
noncer le nom de Jésus ou de l'archange saint Michel; mais
sa bouche n'en était que plus fortement fermée. Enfin elle
se mit à chanter un chant dont le sens était celui - ci : Si
nous abandonnons Xaca et Amida, fondateurs de notre secte,
nous ne pourrons plus invoquer personne; il n'y a rien en
eux que l'on puisse blâmer; et autres choses semblables.
Un jour le père célébra l'office divin en présence de plu-
sieurs témoins, et la possédée y assistait aussi. L'office une
ibis fini, il lui demanda comment elle se trouvait. « Très-
bien, » dit-elle. Le père lui ayant ordonné alors de pronon-
cer le nom de l'archange saint Michel , elle se mit de nou-
veau à trembler et à claquer des dents. Le démon dit
toutefois qu'il voulait sortir, mais qu'il le faisait avec beau-
coup de peine, parce qu'il possédait cette famille depuis de
longues années déjà. Sommée de nouveau de prononcer le
nom de saint Michel, elle répondit que c'était très-difficile
pour elle. Puis, fondant en larmes, elle s'écria : « Je ne sais
que faire, ni de quel côté me tourner. » Les chrétiens se
mirent alors en prière; et après quelque temps le démon
lâcha enfin sa proie. Mais la femme demanda aussitôt à
INFLUENCE DU PAGAMSME. 339
boire. On lui dit d'invoquer Jésus et Marie; et elle pro-
nonça ces deux noms avec une telle douceur que les assis-
tants crurent entendre la voix d'un ange. (Delrio^liv. VI,
ch. 2.)
Celui qui retient le mal dans les limites qu'il lui a tixées
ne permettra pas qu'il se développe sans un motif profond,
que le démon ignore lui-même , mais qui repose dans les
décrets éternels de Dieu . Il permet rarement que la posses-
sion survienne sans que l'homme y soit pour quelque
chose, sans qu'il ait au moins en apparence autorisé le
démon à entrer avec lui dans des rapports plus intimes, par
un consentement formel de sa part ou par le consentement
de ceux qui ont sur lui une autorité légitime. Dans la plu-
part des cas que nous avons cités jusqu'ici , l'homme a
invoqué le secours du démon, ou s'est donné à lui par
quelque malédiction. Il y a des cas où ces imprécations
produisent immédiatement leur efTet. Une jeune fille de dix
ans, à qui l'on avait coupé les cheveux pendant une ma-
ladie, voulant s'assurer s'ils croissaient de nouveau , et les
trouvant encore très-courts, s'était écriée : « Que le diable
emporte mes cheveux ! » Quoique blâmée par ses parents,
elle répéta jusqu'à trois fois cette malédiction, ajoutant à
la troisième. « Que le diable aille me chercher mes cheveux.»
Elle fut à l'instant même possédée; elle se mit à sauter avec
tant de légèreté et de rapidité, sans toucher la terre , que
tout le monde en était épouvanté. Elle fut guérie plus tard
par saint Nicolas de ïolentino. {Acta Sanct., 1 0 sept.) Saint
Augustin nous raconte un terrible exemple de cette puis-
sance de l'imprécation dans un fait dont il avait été en
partie témoin, et qu'il avait appris de celui même à qui
il était arrivé.
340 INFLUKNCE OU PAGAINISMt;.
Histoiio ^ Césarée , en Cappadoce , derneiiiait une famille coiibi-
d'uue
famille de ddrable^ composée de la mère, de sept fils et de trois filles.
Césarée. l'j^j^^ jgg j^,|g s'était conduit si indignement envers sa mère
qu'il avait même osé porter la main sur elle, en présence
des autres, qui l'avaient laissé faire sans rien dire. La mère,
profondément blessée, avait résolu de le punir en lui don-
nant sa malédiction. Comme elle s'était levée après le chant
du coq, pour aller dans ce but aux fonts baptismaux, quel-
qu'un se présenta à elle sous la forme de son oncle, et ayant
appris son dessein , lui persuada de maudire tous ses en-
fants. Embrassant la fontaine baptismale, les cheveux en
désordre, et la poitrine découverte, elle demanda donc à
Dieu que ses enfants fussent un exemple effrayant pour
tous les hommes par les malheurs de leur vie. Sa prière
fut bientôt exaucée. L'aîné fut pris le premier d'un trem-
blement qui gagna tous les autres. La mère, voyant les
suites de 'sa malédiction et ne pouvant plus supporter les
remords de sa conscience ni les reproches des hommes, se
pendit de désespoir. La famille entière, comme poussée par
les Furies, se dispersa par tout le monde. Le second des
fils recouvra la santé à Ravenne, au tombeau de saint
Laurent. Paul, le sixième, celui qui raconta le fait à saint
Augustin, ayant cherché inutilement du secours en Italie
et en Afrique auprès de tous les saints, reçut enfin, dans
une vision , le conseil d'aller avec sa sœur Palladia trouver
ce saint; et tous les deux furent guéris en sa présence,
devant tout le peuple, par saint Etienne. (De CivitateDei,
1. XXII, eh. 8.)
Yves La possession suit quelquefois immédiatement ces sortes
dcDanguer- (f imprécations, comme on le voit par un fait de ce genre
dans le procès de la canonisation de saint Yves. Ce fait est
INFLUENCE DU PAGANISME. 341
raconté par le cent vingtième témoin, jeune homme de vingt
ans, nommé Yves aussi^ né àDanguernano.Un soir, sa mère
lui dit en colère : « Est-ce toi qui m'as noircie devant tout
le monde? » Là- dessus elle s'agenouilla, et se découvrant
la poitrine, elle s'écria : « Je te donne ma malédiction, celle
du sein qui t'a nourri et des entrailles qui t'ont porté. Ce
que j'ai et puis avoir de droits sur toi, et ce que j'ai enfanté
en toi, je le donne et le livre au démon. » A ces mots, Yves
anéanti est renversé par terre, comme le raconte un autre
témoin, J. Portetaelli, de sorte qu'on le crut mort. On le
mit sur un lit, et il commença dès lors à être possédé,
criant comme un homme qui n'a plus sa raison : « Assas-
sins, je ne vais pas avec vous; car saint Yves me protège. «Sa
fureur était telle, que quatre hommes pouvaient à peine le
tenir. Yves, continuant son témoignage, raconte qu'il vit au
lit sur soi deux démons gros comme des tours, noirs, d'une
apparence effrayante et dont la forme rappelait celle d'une
chèvre, qui s'efforçaient de le dévorer en criant : « Tu es
à nous, car ta mère t'a donné à nous. » Saint Yves lui appa-
rut alors assis sur son lit, et lui dit : « Ne crains rien,
puisque tu as visité mon tombeau , et que tu portes mon
nom; je viens à ton secours. Ta mère n'a pas pu te donner
au démon, parce qu'elle n'avait aucun droit sur toi, pas plus
qu'un sac n'en a sur le fruit qu'il renferme. » Dès le matin
Yves pria son père et Doliga de le conduire au tombeau du
saint. Pour y aller, il fallait passer devant la demeure de
sa mère. Dès qu'il sentit son voisinage, l'esprit se remua
de nouveau en lui ; son père dit à ceux qui le conduisaient
de retourner en arrière, et il cessa aussitôt d'être tour-
menté. Lorsqu'ils furent arrivés au tombeau du saint, Yves
eut encore un accès très -violent qui dura jusqu'au soir.
34 2 LE PÉCHÉ CAUSE DE LA POSSESSION.
Son père lui fit alors baiser la pierre qui était sur le tom-
beau. Yves se trouva aussitôt guéri et s'endormit. {Acta
Sand., 19 mai.)
CHAPITRE XI
Le péché considéré comme venant du démon et retournant à lui. Dieu
punit quelquefois par la possession les péchés commis contre lui ou
contre ses saints, l'orgueil, l'envie, l'avarice, le vol sacrilège, la
colère , quelquefois même des fautes légères. Souvent aussi la pos-
session est une épreuve et non un châtiment.
Dans tous les cas cités plus haut, la malédiction n'est que
l'expression et la sanction d'un rapport déjà existant. Mais
ce qui forme ce rapport, c'est d'un côlé la tentation , et de
l'autre le consentement qu'on lui donne et cette espèce de
consonnance que le péché établit avec le royaume des es-
prits mauvais. Un Père de l'Église a dit que chaque affec-
tion de l'homme a son démon particuHer. Chacun des pé-
chés aussi qui se rattachent aux diverses affections de
l'àme est provoqué par un démon , lequel est à son tour
excité et rendu plus audacieux par les péchés où il nous
entraîne. Le péché éveille des assonances ou plutôt des dis-
sonances réciproques et des rapports mutuels entre l'âme
et le démon, rapports qui, en certaines circonstances, peu-
vent aller jusqu'à la possession. Il est ordinairement le lien
de ces rapports, et c'est en ce sens que saint Augustin dit :
« Lapuissance diabolique ne soumet et ne domine personne,
si ce n'est par la communauté du péché; » et ailleurs :
« Les démons ne peuvent posséder personne , si ce n'est
celui qu'ils ont insidieusement trompé. » (De Civitate Dei,
1. X, ch. 22, et l. IV, ch. 32.) Le royaume du démon est
LE PECHE CAUSE DE LA POSSESSION. 343
donc, même exlérieureaient, intimement lié avec celui du
péché, et les dissonances de l'un passent facilement dans
l'autre. C'est ce que confirme le fait suivant, raconté par
Alexandre ab Alexandro [Génial, dier., 1. IV, ch. 19), et
qui de son temps avait plongé la ville de Rome dans la
stupeur.
A Gabii était un jeune homme téméraire, colère, de Hisotire
mœurs vicieuses et sauvages. Après une querelle violente d'un jeune
^ homme
avec son père, il invoqua le démon et se donna à lui; puis, de Gabii.
aveuglé par la fureur, il quitta le pays. Il se rendit ensuite
à Rome dans l'intention de commettre quelque crime en-
vers son père. Pendant la route, il rencontra le démon sous
la forme d'un homme d'un aspect terrible, avec la barbe et
les cheveux en désordre , avec des habits usés et malpro-
pres. Ils firent route quelque temps ensemble, elle démon
lui ayant demandé où il allait avec un air si triste, le jeune
homme raconta la querelle qu'il avait eue avec son père, et
le funeste dessein qu'il avait conçu. Le démon lui répondit
qu'il se trouvait dans le même cas, et qu'il allait à Rome
dans le même but; que, s'il le voulait, ils feraient route en-
semble et assouviraient ensemble leur vengeance. La pro-
position fut acceptée. Étant donc entrés dans une ville, à
l'approche de la nuit, ils descendirent à l'auberge la plus
voisine, furent logés dans la même chambre, et se mirent
bientôt au lit. Le démon, voyant son compagnon de voyage
profondément endormi, le saisit tout à coup à la gorge
pour l'étrangler, ce qu'il aurait fait si l'autre n'avait invo-
qué le secours de Dieu . A ce nom , le démon sortit de la
chambre avec un effroyable bruit, en faisant tomber et les
poutres et le toit et les tuiles. On peut, sans faire violence
à cette histoire, supposer que ce compagnon de voyage était
344 LE PÉCHÉ CAUSE DE LA POSSESSION.
un possédé, et qu'ils se rencontrèrent non par hasard, mais
par l'effet d'une concordance intérieure. Lorsqu'ils furent
près l'un de l'autre, au lit, dans la même chambre, ce rap-
port qui s'était établi entre les deux possédés devait deve-
nir une possession formelle de l'un par l'autre, ce qui ne
pouvait se réaliser que par la mort de l'un d'eux. D'après
une ancienne doctrine des Hébreux, chaque péché produit
en Dieu comme une sorte de blessure qui doit être guérie.
Or chaque péché appartenant au royaume du mal, c'est en
celui-ci qu'est le principe de cette impression que Dieu re-
çoit, pour ainsi dire, dans le péché; c'est de ce côté aussi
que Dieu, en certaines circonstances, fait sortir la guéri-
son, en abandonnant à leurs causes naturelles les rapports
produits par le péché. Les esprits sont à son service aussi
bien que le ciel et les éléments, et le soixante- dixième
psaume enseigne qu'il nous envoie souvent sa colère par
les mauvais anges.
Les péchés qui sont le plus ordinairement châtiés de cette
manière sont ceux qui ont Dieu immédiatement pour ob-
jet. Saint Cyprien nous apprend, dans son sermon de Lap-
sis, que de son temps beaucoup d'apostats devinrent possé-
dés. Comme ils avaient repoussé la lumière, l' horreur qu'ils
avaient conçue pour elle les mettait naturellement en rap-
port avec l'esprit de ténèbres. 11 ajoute que beaucoup
d'hommes et de femmes avaient été possédés aussi pour
s'être approchés de la sainte table sans s'y être préparés
Histoire P^r la confessiou et le repentir. Un prêtre possédé fut
^' "!le5!i!?^^ amené à Yallombreuse et exorcisé. L'exorciste ayant de-
mandé au diable comment il avait osé entrer dans un prê-
tre du Christ, il répondit : « Je l'ai fait par l'ordre de Dieu ;
je tiens cet homme, et je le tiendrai jusqu'à ce qu'il ait eu
LE PÉCHÉ CAUSE DE LA POSSESSION. 345
la fin qu'il mérite. « L'exorciste insistant pour qu'il sortît
et cédât la place au Saint-Esprit, il s'écria : a Je ne veux ni
ne puis le faire, car c'est par la permission de Dieu que cet
homme est à moi. — Comment oses-tu parler ainsi, mau-
dit? Cet homme n'est- il pas une créature de Dieu, et un
prêtre du Seigneur? » L'exorciste continuant les prières
avec d'autres, le démon prononça enfin d'une voix de ton-
nerre ces paroles : « Pourquoi me tourmentez-vous ainsi
inutilement? Cet homme doit périr, car il en a tué un
autre, et il a osé ensuite recevoir et administrer les sacre-
ments sans s'être confessé ni repenti. » Tous étaient dans
l'épouvante et la stupeur. On continua pendant plusieurs
jours encore les exorcismes. Le troisième jour, l'abbé, con-
formément à la règle, dut congédier le prêtre. A peine
avait-il quitté les terres du couvent que le démon le jeta
par terre, et l'étrangla en lui faisant souffrir des tourments
incroyables. (Hieronymus Radiolensis,, p. 388.) Un meu-
nier, menteur et voleur, ayant aussi blasphémé contre
Dieu, fut possédé du démon; mais il fut délivré au bout
de trois jours, après avoir promis une meilleure vie.
{Idem., p. 312.)
Les péchés à l'égard des saints entraînent souvent aussi Geiiana.
la même peine. Ainsi Geiiana, duchesse de Franconie, fut
possédée à cause du meurtre de saint Kilian, qu'elle avait
ordonné. Deux frères, vivant dans le même couvent que Histoire de
saint Samson, conspirèrent contre lui, et l'un d'eux cher- deux frères.
cha à l'empoisonner. L'autre, plus endurci encore, ayant
osé recevoir le dimanche suivant la communion de la main
du saint, fut à l'instant même possédé du démon. Pâle et
tremblant, il se jeta à terre, arrachant ses vêtements, et se
mordant les lèvres avec les dents. Le saint, touché de son
346 LE PÉCHÉ CAUSE DE LA POSSESSION.
malheur, pria Dieu pour sa guérison, bénit de l'huile qu'il
mêla avec de l'eau, et la lui envoya. Aussitôt qu'il en eut
goûté, il échappa aux mains des hommes qui le tenaient,
tomba sur le dos, et resta ainsi trois heures, semblable à un
mourant. Puis il revint à lui et fit pénitence. {Acta Sanct.,
28 jul.) Le refus d'une aumône demandée au nom du Sei-
gneur est quelquefois puni de cette manière. Michel de Fon-
Fontarabie. tarabie, en Espagne, cracha dans la main d'un mendiant
qui lui demandait l'aumône au nom de Dieu et de saint
Yves. 11 fut à l'instant même renversé par terre, devint fu-
rieux, et s'écria qu'il voyait saint Yves et ses compagnons
vêtus de blanc qui le frappaient. [Acta Sanct., 19 mai.) Un
portier de Cancelli était dur envers les pauvres et les chas-
sait de sa maison à coups de bâton. Il fut possédé et tour-
menté d'une manière affreuse. Le démon, conjuré, chercha
à l'étrangler; mais, ne le pouvant faire, il le quitta. Le
malade toutefois se trouva tellement épuisé qu'on eut
à peine le temps de l'administrer. (Hieron. Radiol.,
p. 420.)
L'orgueil est de tous les vices un de ceux qui amènent
le plus souvent la possession de ce roi de tous les iils de la
superbe. D'autres fois, c'est la volupté, l'envie, l'antipa-
thie ou l'avarice. Chacun de ces vices est, comme nous
l'avons dit plus haut, placé en quelque sorte sous l'adminis-
Histoire tration d'un démon spécial. Quatre frères allaient d'Arezzo
de quatre , , , ,
frères, à Vallombreuse. L'un d'eux était possède, les trois autres
paraissaient parfaitement sains. Pendaut les exorcismes,
l'un de ces trois eut besoin de sortir de l'église. A peine
était-il sorti qu'il commença à devenir furieux, et Ton eut
beaucoup de peine à le prendre et à le ramener dans l'é-
glise. Le second se mit également à trembler ; et les signes
LE PÉCHÉ CAUSE DE LA POSSESSION. 347
de la possession étant manifestes, on se saisit de lui. Enfin
le dernier^ ne pouvant plus aussi lui supporter l'exor-
cisme, voulut s'enfuir; mais on eut soin de fermer les
portes de l'église. Il tire alors son épée, et marche contre
le mur. On veut le prendre; xl' autres conseillent des
moyens plus doux. L'abbé ordonne de le laisser tranquille
jusqu'à ce qu'on ait fini avec les autres. Le démon du pre-
mier, que l'on avait continué de conjurer, déclare que les
quatre frères s'étaient injustement approprié le bien d' au-
trui, et persévéraient à le garder, quoique l'héritier légi-
time vécût; qu'il ne sortirait pas jusqu'à ce qu'ils eussent
avoué leur crime et rendu le bien mal acquis, ou donné pour
cela des garanties. Les habitants du lieu, qui étaient présents,
confirmèrent le témoignage du démon. Le prêtre adressa
aux quatre frères de grands reproches; mais ayant promis
de réparer leurs torts, ils furent guéris l'un après l'autre,
et vécurent mieux à l'avenir. (Hieron. Radiol., p. 394.)
Une jeune tille bien élevée, bonne et pieuse, devient pos- Histoire
sédée. La possession est peu de chose d'abord, et la jeune ■^^J^^ç fj^g
fille a recours à la prière et aux jeûnes. Mais bientôt son
regard devient farouche, ses joues pâtissent, sa bouche
exhale une odeur fétide , et son état devient manifeste à
tous. On la mène à VaUombreuse, et son démon se tient
d'abord tranquille. Les exorcismes continuant, la jeune
fille attache sur ses parents un regard irrité, et le démon
leur dit par sa bouche : « Parents malheureux et mau-
dits ! c'est vous qui avez tourmenté pendant si longtemps
votre fiUe unique et qui voulez la perdre tout à fait. Ren-
dez, malheureux, ce que vous avez dérobé en secret, et
alors je sortirai d'ici; autrement vous aurez beau prier, ce
sera en vain, y) Les parents de la jeune fille, apostrophés
3i8 LE PÉCHÉ CAUSE DE LA POSSESSION.
ainsi, hésitent un moment, ils se regardent; mais la honte
l'emporte, et leur maintien les trahit. Le prêtre examine
les choses avec prudence. Le démon continue de les accu-
ser d'hypocrisie. Ils sont immobiles, les yeux fixés vers la
terre; mais enfm ils re(^nnaissent leur faute, et la jeune
fille est délivrée après être restée longtemps étendue par
terre comme morte. (Hieron. Radiol., p. 405.)
Le frère Le vol , surtout quand il est fait dans une église et par
un prêtre, amène souvent aussi la possession. Dans la vie
de l'abbé Euthymius, un moine nommé Paul, qui avait été
possédé, raconte ainsi comment ce malheur lui était arrivé.
Après avoir reçu le diaconat, il fut tenté de posséder quel-
que chose et de s'approprier quelques vases sacrés. Il céda
malheureusement à la tentation. Là-dessus il alla souper
avec quelques frères, et se mit au lit après avoir bu beau-
coup de vin. L'ivresse lui suggéra des pensées impures,
auxquelles il consentit, et il crut voir une femme à côté de
lui. Puis il fut comme enveloppé d'un nuage sombre : c'é-
tait le démon qui prenait possession de lui. Après avoir
souflert longtemps, il fut conduit au tombeau de saint Eu-
thymius. Vers minuit il se sentit transporté dans un lieu
délicieux. On lui mettait sur la tête un capuchon noir
garni au dedans d'épines qui le blessaient rudement et
lui permettaient à peine de respirer. Le saint lui apparut
alors, lui reprochant ses péchés. Après qu'il en eut de-
mandé pardon, le saint lui ôta de la tête le capuchon, qui
prit aussitôt la forme d'un Maure, que le saint jeta dans
un trou à ses pieds. Il y avait là comme une éruption spi-
rituelle et critique d'un mal interne, qui avait pris dans
l'esprit du malade la forme d'un capuchon. {Acta Sanct.,
20 jan.)
LE PÉCHÉ CAUSE DE LA POSSESSION. 349
La possession est souvent aussi déterminée par quelque
affection de l'âme. Entre toutes les passions, la colère est
la plus rapide dans ses accès , et celle qui favorise le plus
la possession. Celui qui est en colère est déjà comme pos-
sédé : la raison est comprimée, et l'esprit de fureur est là
comme chez soi. Il arrive donc fréquemment que des
hommes se trouvent possédés du démon au milieu d'un
accès de colère ou d'une querelle qui en a été la suite.
Hans Geisselbrecht, bourgeois de Spalt, marié en secondes Hans Geis-
'iôlbrGctit
noces avec Apollonie de Leuttershausen , dans le margra-
viat de Brandebourg, avait vécu en paix pendant un an
avec elle. Mais ensuite le démon amena les choses entre
eux au point qu'ils se querellaient jour et nuit. Un jour,
dans l'année 1582, Hans rentra après avoir beaucoup bu ,
et se mit, selon sa coutume, à quereller sa femme et à ju-
rer. Le lendemain, Apollonie va trouver Anne, sa voisine,
et lui dit : « Ma chère, n'avez- vous pas entendu pendant
toute la nuit le vacarme qu'a fait mon mari? — Hélas ! nous
ne l'avons que trop entendu, mon mari et moi, répondit-
elle; et tous les voisins souffrent de la vie peu chrétienne
que vous menez. » Là- dessus Apollonie entre en colère et
dit : « Si le bon Dieu ne veut pas me délivrer de cet homme
violent, que le diable vienne à mon secours. « Le soir,
lorsque le bétail fut rentré, elle voulut traire ses vaches
comme à la coutume. Elle vit alors voler vers elle, autour
de sa tête, deux oiseaux semblables à des corbeaux, quoi-
qu'à cette époque il n'y en eût plus dans le pays. Puis un
homme très-grand parut près d'elle, et lui dit : « Ah ! ma
pauvre femme, j'ai bien pitié devons et de votre position.
Vous êtes bien malheureuse d'avoir un mari si méchant,
et qui va tout dépenser pour qu'il ne vous reste plus rien.
10*
3o0 LE PÉCHÉ CAUSE DE LA POSSES.^lOxN .
Promettez-moi d'être à moi, et je vous donne ma pdrole
qu'à cette heure même je vous vais conduire en un lieu
délicieux où vous pourrez manger, boire^ chanter, danser
à votre aise, et mener une vie comme vous n'en avez en-
core jamais mené jusqu'ici. Car le ciel n'est pas tel que le
représentent vos prêtres; je vous montrerai bien autre
chose. » Là-dessus la pauvre femme lui présente sa main
sans trop réfléchir, en lui disant qu'elle veut lui appartenir.
Elle est à l'instant même possédée. Les voisins accourent;
elle se jette dans un égout situé devant la porte, dans l'in-
tention de se noyer. Rapportée à la maison, elle s'écrie :
(( Laissez-moi, ne voyez-vous pas quelle vie délicieuse je
mène? je ne fais que manger, boire, sauter et danser. (L'his-
toire de cette femme a été publiée, en 1584, à Ingolstadt,
par Sixte Aglicola et Georges ^Vitmer.)
En général, lorsque la possession est l'effet de quelque
vice, la guérison n'arrive qu'après un changement de vie,
et le mal revient souvent à la suite de nouvelles rechutes
Histoire (ja^s le péché. Saint Altmann, évêque de Passau, guérit
d un diacre ^ ^ m o
à Passau. ainsi un clerc qui était possédé, après lui avoir prédit que,
s'il retombait dans le péché qui lui avait attiré cette puni-
tion, Dieu le châtierait de nouveau de la même manière.
Il lui ordonna donc de rester dans le couvent avec les
frères et d'y mener une meilleure vie. Plus tard, ceux-ci
prièrent l'évêque de l'ordonner prêtre. Il s'y refusa; mais
il finit par céder à leurs instances, en avertissant toutefois
le diacre qu'il venait d'ordonner qu'il n'échapperait pas
aux terribles jugements de Dieu s'il retombait dans le pé-
ché. Celui-ci profita pendant quelques années de l'aver-
tissement; mais ayant commis plus tavd la même faute, il
fut possédé de nouveau. Le saint, ayant encore pitié de lui.
LE PÉCHÉ CAUSE DE LA POSSESSION. 351
le délivra une seconde fois et renouvela ses avertisse-
ments. Le moine se retint pendant quelque temps; mais
l'évêque étant mort, il se livra de nouveau au péché. L'es-
prit prit alors sept autres esprits plus méchants que lui ; ils
entrèrent tous dans le corps de cet homme, le tourmentant
jour et nuit, et le contraignirent à déclarer son infamie de-
vant tout le monde. On le lia, et les frères obtinrent par
leurs prières sa guérison. Il mourut trois jours après,
muni des sacrements de l'Église. {Act. Sanct., 8 aug.)
La possession a plus d'une fois été amenée par des
péchés véniels, et tellement légers quelquefois qu'ils
semblaient à peine des fautes. On a même vu le démon
s'emparer du corps de pauvres enfants de deux à trois
ans, incapables par conséquent de commettre aucun pé-
ché. Peut-être en ces cas la possession est-elle le châtiment
solidaire d'une faute commise par quelque membre de la
famille. Des hens plus intimes qu'on ne pense lient entre
elles les générations qui se succèdent dans une famille. Le
temps pas plus que l'espace ne rompt ces Hens. S'il y a des
péchés de famille qui se rattachent à certaines dispositions
particulières, tous les membres de la famille en sont, pour
ainsi dire, solidaires. Les péchés des parents sont donc
punis quelquefois dans les .enfants; et la communauté de
la famille, de même que la communauté politique, con-
stituent une certaine solidarité qui lie les maîtres et les
serviteurs, les princes et les sujets. Nous lisons dans la Vie
du martyr saint Zenon (Surius, 25 mai) qu'une mère ayant
donné plusieurs fois à boire à son fils attaqué de la fièvre,
et celui-ci demandant toujours à boire de nouveau, elle
le donna au démon dans un mouvement d'impatience, et
le pauvre enfant fut aussitôt possédé, il est difficile assuré-
352 LE l'ÉCHÉ CAUSE DE LA POSSEtJSION.
nient d'expliquer les faits de ce genre. Il est plus diflkilc
encore d'expliquer comment des enfants ont pu être pos-
sédés dans le sein de leur mère, et mener, par suite de
cette possession, une vie plus semblable à celle d'une bête
qu'à celle d'un homme. Il en est de ce mal comme de
beaucoup d'autres, qui s'appesantissent quelquefois sur la
tête d'un innocent sans qu'on puisse deviner dans quel but
Dieu l'a permis : il faut croire qu'il veut alors éprouver ou
purifier ceux qu'il frappe ainsi.
Saint Chrysostome, dans ses livres rfe la Providence , re-
connaît que le démon a possédé quelquefois de saints per-
sonnages qui avant leur conversion, lorsqu'ils se livraient
sans scrupule au péché, étaient parfaitement tranquilles;
et il console par ce motif un certain Théodore qui était de-
venu possédé lui-même. C'est pour cela aussi qu'un pieux
solitaire demandait à Dieu que son corps fût tourmenté
pendant quelques mois parle démon, afin d'échapper par
là à l'orgueil. Il savait que le mal n'est pas toujours la suite
du péché, mais qu'il a souvent, au contraire, pour but de
le prévenir. Il est même arrivé quelquefois que la posses-
sion , après avoir cessé , est revenue , parce que la déli-
vrance, loin de tourner au profit spirituel de l'àme, en
avait, au contraire, favorisé la négligence. La sœurBene-
La sœur dicta, de Florence, après avoir été pendant quelque temps
Benedicta. esclave du monde et de ses plaisirs, fut possédée du démon,
et fit ainsi pénitence de la vie mondaine qu'elle avait me-
née. Elle demeurait près de l'église des Dominicains, et,
saint Dominique y étant venu, elle fut une des premières
qu'il engagea à rentrer en elle-même. Touché de compas-
sion sur son malheur, il obtint par ses prières que le dé-
mon la quittât; et au lieu qu'auparavant elle était tour-
DE LA DURÉE DE LA POSSESSION. 353
nientée par celui-ci presque tous les jours, elle resta
tranquille plus d'une année entière. Mais dès que son
corps fut délivré , son âme fut en proie à de grandes ten-
tations, et ce qui avait été un remède pour son corps de-
vînt pour son âme une véritable maladie. Elle devint tiède
au service de Dieu, et eut à lutter contre les désirs qui l'a-
vaient autrefois assiégée. Elle s'en plaignit à l'homme de
Dieu; et celui-ci, remarquant que le bienfait que Dieu lui
avait accordé allait peut-être tourner à sa perte, lui de-
manda si elle désirait revenir à son premier état. Elle lui
répondit qu'elle s'abandonnait à sa discrétion et à la vo-
lonté de Dieu. « Eh bien, ma fille, lui dit le saint, je prierai
Dieu qu'il vous arrive ce qui est le meilleur pour votre
salut. » Or, quelques jours après, le démon s'empara de
nouveau du corps de cette servante du Seigneur, afin que
son âme fût purifiée; et ce qui d'abord avait été le châti-
ment de ses fautes lui devint un moyen de salut et une
source abondante de mérites. Ce fait est raconté par un
témoin irrécusable.
CHAPITRE XII
De la durée de la possession. Histoire singulière et touchante de la
bienheureuse Eustochie de Padoue.
Si la possession n'est point l'effet du hasard, mais si elle
entre, au contraire, dans les plans de la divine Providence,
celle-ci doit en régler la marche, le développement, en un
mot toutes les circonstances. C'est donc elle qui doit dé-
terminer et la durée du mal et le nombre des dénions qui
354 DE LA DURÉE DE LA POSSKSSIO.X.
possèdent les hommes. C'est sous ce triple rapport que
nous allons maintenant considérer la possession, en com-
mençant par la mesure du temps. Dans le cours ordinaire
des choses la possession est une maladie diabolique, aiguë^,
qui a ses périodes, ses crises, et qui finit après un certain
espace de temps déterminé. Quelquefois néarmioins, quoi-
que plus rarement, elle prend un caractère chronique et
se prolonge pendant toute la vie. Ceci arrive surtout lors-
qu'elle fait partie de l'ascèse chrétienne, et qu'elle est des-
tinée à purifier l'âme de celui qui est possédé. La bien-
heureuse Eustochie de Padoue nous offre un exemple
remarquable en ce genre, puisqu'elle fut possédée depuis
sa plus tendre enfance jusqu'aux derniers jours de sa vie.
Nous donnerons ici un extrait de cette histoire si remar-
quable, qui nous a été laissée par le confesseur de cette
femme, nommée SaUcario.
Dans le xv* siècle, lorsque la clôture n'avait pas été in-
troduite dans les couvents de femmes, il régnait dans ces
maisons une grande liberté qui dégénérait quelquefois en
un relâchement déplorable. Il en était ainsi du cloître de
Saint-Prosdocime de Padoue, occupé par des Bénédictines.
L'an 1443 se trouvait dans ce couvent une rehgieuse,
Madeleine Cavalcabo, d'une autre maison du même ordre,
située près de Terra di Gemola. Elle fit connaissance avec
un jeune homme agréable de figure, mais de médiocre
origine et dissolu dans ses mœurs, quoiqu'il fût marié.
Son nom était Barthélémy Bellini. Les choses allèrent si
loin que Madeleine devint enceinte. Consternée de cette
découverte, elle en fit part à une autre religieuse qui pos-
sédait sa confiance. Pour cacher sa honte, elle feignit une
maladie, et put se tenir ainsi renfermée dans le couvent.
DE LA DURÉE DE LA POSSESSION. 3 00
Le temps de ses couches étant arrivé^ elle mit au monde
une fille dans le plus grand secret. Puis^, repentante de sa
faute, elle retourna à Gemola^ et passa le reste de ses jours
dans la douleur et les larmes. L'enfant du sacrilège et de
l'adultère vit le jour l'an 1444, lorsque Pierre Donato était
évêque de Padoue. Elle fut envoyée à son père, qui lui
donna au baptême le nom de Lucrèce^ et la confia aux
soins d'une nourrice chez qui elle resta jusqu'à l'âge de
quatre ans, après quoi elle retourna chez son père. Elle
était jolie de figure , agréable et séduisante dans toute sa
personne j et annonçait déjà beaucoup d'esprit, de péné-
tration et de jugement. Aussi son père l'aimait avec une
grande tendresse. Il n'en était pas ainsi de sa femme^ chez
qui la vue de cet enfant rappelait l'infidélité de son mari ,
et qui, à cause de cela, ne pouvait ni la voir ni la souf-
frir. Le père lui-même ne tarda pas à changer de disposi-
tions à son égard; et voici quelle fut la cause de ce chan-
gement.
Certains symptômes effrayants, qui mirent en émoi toute
la maison^ donnèrent lieu de penser que cette enfant était
possédée. Son confesseur désigna plus tard l'état extraor-
dinaire où elle se trouvait par le nom d' Isinritation , ex-
pression très -équivoque. Lorsqu'on étudie les symptômes
du mal dont elle souffrait, on est porté à croire qu'elle
n'était pas tout à fait possédée. Il est bien vrai que le dé-
mon mettait ses membres en mouvement malgré elle;
qu'il lui faisait faire des choses qu'elle ne voulait pas faire,
et que même parfois il l'enlevait dans les airs; mais, à
côté de cela, il lui laissait l'usage entier de sa raison et la
pratique intérieure de toutes les vertus chrétiennes; de
sorte qu'au milieu des plus violentes atteintes son âme
356 DE LA DURÉE DE LA POSSESSION.
demeurait recueillie en Dieu^ et pratiquait intérieurement
les actes les plus méritoires. De plus, quoiqu'il l'ait tenue
possédée depuis l'âge de quatre ans jusqu'à sa mort , il la
quittait pour de longs intervalles, lui laissant ainsi le temps
de s'afTermir en toute sorte de bien. Son père, au lieu de
regarder le mal de cette enfant comme le châtiment de
son crime à lui, souffrit avec peine le voisinage d'un hôte
aussi incommode, et conçut à l'égard de sa fille une aver-
sion qui alla jusqu'à la fureur. On força par les exorcismes
le démon à se retirer, et la famille, voyant la jeune fille se
livrer en paix aux pratiques de la piété, la crut guérie pour
toujours. C'était une illusion; l'ennemi n'avait fait que
changer de tactique. Tout en la laissant persévérer dans ses
actes intérieurs, il amena, soit par le pouvoir qu'il exer-
çait sur ses membres, soit par quelque autre moyen, il
amena les choses au point que Lucrèce, auparavant si
douce et si obéissante, devint indocile, rude dans ses ré-
ponses et très-sensible aux mauvais traitements de sa belle-
mère. Tout cela ne fit qu'augmenter encore l'aversion du
père, à qui sa vue devint bientôt insupportable. Il était for-
tifié par sa femme dans ses dispositions, et tous deux en-
semble se mirent à traiter si mal cette enfant qu'ils la ré-
duisirent plus d'une fois à l'extrémité. On l'accablait sans
cesse de reproches, on la frappait cruellement, on la lais-
sait manquer souvent du nécessaire ; de sorte que, rougis-
sant d'elle-même, méprisée des gens delà maison, mal
habillée et mal nourrie, elle ne savait plus ou chercher un
refuge sur cette terre, et ne trouvait de consolation qu'en
Dieu, à qui elle s'était entièrement abandonnée.
Elle était arrivée à l'âge de sept ans, avec un naturel ti-
mide et une âme brisée par le malheur; mais avec cela elle
DE LA DURÉE DE LA POSSESSIO.N. 357
avait toujours gardé la crainte de Dieu, et il ne lui serait
certainement jamais venu à la pensée de tramer ou d'en-
treprendre quelque chose contre aucun homme, bien moins
encore contre son père. Et cependant le démon persuada à
celui-ci que sa fille , irritée de ses mauvais traitements et
se sentant incapable de les supporter plus longtemps, en
voulait à sa vie, et avait conçu le dessein de l'empoisonner.
Cette fausse imagination s'empara tellement de son esprit
que cet homme, naturellement emporté, résolut de pré-
venir sa fille et de la faire mourir. Il l'aurait fait si celui
qui lui avait inspiré cette pensée n'avait jugé plus conforme
à ses propres intérêts de l'arrêter, et de lui persuader seu-
lement d'éloigner Lucrèce de la maison et de la placer dans
un cloitre pour y faire son éducation. Aucune maison ne
semblait plus convenable pour le but que se proposait le
démon que le couvent de Saint- Prosdocime, où elle était
née. Il était probable, en effet, que les sentiments si pieux
de cette jeune fille ne résisteraient pas longtemps à la cor-
ruption qui régnait dans cette maison. Le père ne tarda
pas à prendre cette résolution, remplissant par là les in-
tentions du diable. Mais celui-ci ne faisait qu'accomplir les
desseins adorables de Dieu, qui voulait racheter en quel-
que sorte, par la sainteté de la fille, la faiblesse de la mère,
et réparer ainsi l'injure qu'elle avait faite à ce couvent.
Lucrèce fut donc confiée à ces religieuses relâchées; mais
les espérances du démon furent déçues, car Dieu s'était
chargé de cette pauvre enfant; et, quoiqu'elle fût la plus
jeune du couvent, elle parut bientôt la plus mûre, la plus
posée et la plus intelligente.
Gaie de caractère, spirituelle, vive et séduisante, elle était
si pieuse et si attentive qu'on n'eut jamais à lui reprocher
358 DE LA DURÉE DE LA POSSESSION.
aucune légèreté; mais, toujours recueillie dans le calme
et la solitude, sa vie était une prière continuelle. Elle s'é-
tait choisi pour patrons saint Jérôme, l'évangéliste saint
Luc et surtout la sainte Vierge , et elle était devenue un
modèle et un objet d'admiration pour cette communauté
dissolue. Il y avait neuf ans qu'elle vivait ainsi sans avoir
été inquiétée par le démon , qui donnait à peine de temps
en temps quelques signes de sa présence. Mais, en 1460,
l'abbesse du couvent mourut. Jacques Zenon, alors évêque
de Padoue , crut l'occasion favorable pour ramener cette
maison à l'observance primitive, et fit signifier aux reli-
gieuses qu'elles eussent à s'abstenir du choix d'une ab-
besse jusqu'à ce qu'il eût rétabli parmi elles les anciennes
ordonnances sur la discipline intérieure du couvent.
Celles-ci, effrayées au nom seul d'observance et de ré-
forme, devinrent furieuses, et abandonnèrent toutes la
maison avec éclat. Elles furent suivies de leurs élèves, à
l'excepiion de Lucrèce, qui resta seule. L'évêque fit venir
du cloître de Sainte-Marie de la Miséricorde un bon nombre
de sœurs, pour remplacer celles qui étaient sorties, y
ajouta des novices, et leur donna pour abbesse Justine Laz-
zara, d'une famille noblede Padoue, femme d'une bonté
et d'une sagesse éprouvées. Avec elle refleurirent dans
l'enceinte du couvent le recueillement, le silence, les
saintes pratiques de la prière, le chant des psaumes et
l'observance régulière de saint Benoît.
Lucrèce se réjouit beaucoup de cet événement, et
forma le dessein de se faire recevoir au nombre des sœurs.
Elle leur communiqua son désir; maie il ne fut accueilli
par elles qu'avec une grande froideur. Ce n'est pas qu'elles
eussent rien à lui reprocher, mais elles étaient retenues
DE LA DURÉE DE LA POSSESSION. 359
par l'infamie de sa naissance et par la pensée qu'il était
impossible qu'elle eût échappé à la contagion des exemples
qu'elle avait eus sous les yeux dans cette maison. Sa piété
leur paraissait quelque chose de purement extérieur. L'àb-
besse cependant, qui d'abord avait partagé ces craintes,
réfléchit ensuite qu'il était injuste de punir une jeune fille
innocente pour les fautes de ses parents. Considérant d'ail-
leurs qu'elle était restée seule au couvent, elle céda enfin
à ses instances j et abandonna tout au jugement de l'é-
vêquCj, qui, après un mûr examen, fut d'avis qu'on l'ad-
mît. Lucrèce fut donc, au grand déplaisir des autres sœurs,
revêtue de l'habit de saint Benoît, le 15 janvier 1461 ; et
en considération de saint Jérôme, son patron , elle prit le
nom d'Eustochie. Lorsque le prêtre , au milieu de la céré-
monie , voulut lui donner la communion , la sainte hostie
lui échappa des mains. C'était, il est vrai , un pur hasard;
mais à cause de la disposition des sœurs à son égard , cet
accident produisit une impression défavorable pour elle.
Le démon, qui jusque-là ne s'était fait sentir à elle que
rarement et en secret, se voyant trompé dans son attente,
résolut de se manifester, pour gagner par la violence ce
qu'il ne pouvait obtenir par la douceur, et de profiter des
dispositions peu favorables des sœurs à l'égard d'Eustochie
pour la faire renvoyer du couvent, ou la pousser au déses-
poir. Dans ce but, il se servit du pouvoir qu'il avait sur ses
membres, pour lui faire commettre quelques fautes exté-
rieures et légères contre la règle. Les autres sœurs, témoins
de ces manquements qui se produisaient pour la première
fois, ne doutèrent plus qu'elle n'eût jusqu'ici feint par
hypocrisie une vie meilleure, pour atteindre son but. il
est vrai que dans tout le reste elle était exemplaire comme
360 DE LA DURÉE DE I.A POSSESSION.
auparavant; mais elles croyaient que tout cela n'était
qu'hypocrisie, et qu'elle voulait ainsi cacher le désordre
intérieur de son âme. Elle finit par tomber dans un tel
mépris que toutes les sœurs fuyaient sa présence. Si le dé-
mon réussit en ce point, il n'en perdit que davantage
pour tout ce qui concerne l'intérieur. Eustochie, humble
de cœur, rendait grâces à Dieu de tout ce qui lui arrivait ,
s'accusait devant Dieu , devant sa supérieure et même au
tribunal de la pénitence, et gagnait ainsi aux yeux de Dieu
ce qu'elle perdait aux yeux des hommes.
Ju'.esprit malin n'en devint que plus furieux , et résolut
d'avoir recours à la violence. Quelques signes extérieurs
présagèrent l'éclat qu'il préparait. Un mois avant la fête
de saint Jérôme, Eustochie se trouva très -émue et très-
inquiète; son visage prit une expression sombre et mena-
çante qu'on ne pouvait s'exphquer, mais qui troubla toute
la maison. Le confesseur, Pierre Salicario, qui n'avait
commencé que depuis quelque temps son ministère, fut
le seul à voir ce qui allait arriver. Il la prépara par des pa-
roles de consolation , et instruisit l'abbesse de tout ce qui
allait se passer. Il le donna même à entendre aux autres
religieuses, qui n'en devinrent que plus mal disposées
pour Eustochie ; car il leur paraissait insupportable de gar-
der à cause d'elle dans leur maison l'esprit de l'abîme avec
toutes ses horreurs. Au lieu d'avoir pitié d'elle , elles, n'en
conçurent que plus d'éloignement, et ne pouvaient par-
donner à l'abbesse d'avoir reçu malgré elles une jeune
fille possédée. Celle-ci néanmoins ne perdit pas courage,
et avait une pleine confiance que Dieu combattrait pour
elle dans cette lutte. La fête de saint Jérôme se passa sans
aucun accident; mais le lendemain on eût dit qu'une
DE LA DURÉE DE LA POSSESSIO.N. 361
mine souterraine et cachée éclatait tout à coup dans le
couvent. Il s'éleva dans toute la maison un si effroyable
vacarme , qu'il semblait que le démon fût arrivé dans le
cloître sous la forme du bourreau , au milieu d'un appa-
reil terrible d'épouvante et d'horreur. Les cris et les hur-
lements de la malheureuse possédée remplissaient l'air.
Les yeux hagards^ les cheveux hérissés^ grinçant des
dents , elle se tordait comme un serpent , et sautait en l'air
comme un volant. Toute la maison était dans la confusion
et le désordre. Les sœurs, épouvantées, couraient çà et
là ; les unes se cachaient dans leur effroi , les autres mani-
festaient leur mauvaise humeur sans ménagement. Quel-
ques-unes, par un mouvement de compassion, furent
d'avis de surveiller de loin la malheureuse; mais elle,
armée d'un couteau qui lui était tombé sous la main ,
courut sur elles, les mit en fuite, et fut arrêtée par un
banc sur lequel elle s'assit roide et immobile.
'Le confesseur arriva, et força le démon à parler. Il
avoua malgré lui que saint Jérôme l'avait lié au milieu de
sa fureur et attaché à ce banc, de, sorte qu'il n'en pouvait
plus bouger. En effet, la jeune sœur y resta longtemps
assise sans mouvement. On employa pendant ce temps les
exorcismes pour chasser le démon; mais il devint si fu-
rieux, que, pour éviter un malheur, on jugea prudent de
lier la possédée et de l'attacher à une colonne. Elle y resta
ainsi attachée plusieurs jours , et l'on ne saurait dire tout
ce qu'elle eut à souffrir pendant ce temps de son persécu-
teur. Tantôt il lui déchirait les entrailles ou l'étranglait ;
tantôt il la frappait si fort qu'elle tombait en défaillance
sous une grêle de coups et croyait mourir. La malheu-
reuse soupirait; mais parmi ses soupirs se mêlaient des
IV. 11
362 DE LA DURLE DE LA POSSESSION.
cris épouvantables que le démon poussait par sa bouche.
Pas un mot d'impatience ne lui échappa. Quand elle pou-
vait parler, elle louait Dieu et le remerciait des souffrances
qu'il lui envoyait. Le démon, voyant qu'au lieu de la pous-
ser au désespoir il ne faisait que lui donner l'occasion d'ac-
quérir de nouveaux mérites en pratiquant des vertus plus
ilevées, résolut entîn de la laisser tranquille quelque
temps, et de prendre d'autres moyens pour la perdre. Elle
reprit les exercices de la communauté; mais elle ne put
réussir à détruire dans le cœur de ses compagnes l'opinion
qu'elle était une magicienne, qui cachait sa malice sous
le voile d'une piété simulée. L'abbesse tomba malade d'une
maladie tellement extraordinaire, que les médecins ne
pouvaient rien y voir. Comme le mal augmentait toujours,
et que la malade s'épuisait lentement, on commença à se
dire dans le cloître que la maladie était la suite d'un en-
sorcellement. On trouva dans un coin du couvent des ob-
jets qui semblaient confirmer ce soupçon.
Le crime une fois admis , il fut facile de découvrir le
coupable : tous les yeux se portèrent sur Eustochie. On la
jeta , sans l'entendre, dans un obscur cachot, et l'on par-
lait déjà de la faire pendre comme coupable de sacrilège,
de magie et d'assassinat. L'avoué du couvent, esprit
faible, approuva ce qu'on avait fait; l'évêque lui-même
le trouva bon, et ordonna de plus de la mettre au pain et
à l'eau , et de la laisser un jour sur trois sans nourriture.
Bientôt le bruit courut dans la ville que la pieuse Eusto-
chie était devenue une sorcière, qu'elle avait attenté, à
l'aide de la magie, aux jours de son abbesse , qu'elle était
maintenant en prison, qu'on lui faisait son procès, et
qu'elle serait mise à mort pour servir d'exemple à cette
DE LA DURÉE DE LA POSSESSION. 363
espèce de malfaiteurs. Le peuple courut en foule au cou-
vent, criant avec fureur qu'on devait livrer au feu Tin-
fàme magicienne, et la brûler vivante. On l'avait mise
sous la garde des religieuses qui la haïssaient le plus.
Celles-ci firent en sorte qu'elle entendît tous ces cris d'un
peuple furieux. La malheureuse était plongée dans une
mer d'amertume. Dans son étroite et sombre prison, ayant
à peine de quoi se nourrir, accablée de reproches par celles
qui la gardaient, haïe, abandonnée, méprisée de tous,
affligée et dans son corps et dans son àme, elle consu-
mait ses jours dans une douleur profonde. Pour comble
d'infortune, le démon la tourmentait de ses criminelles
suggestions, lui disant : « Tu vois où t'a conduite ta piété
insensée! Qu'as-tu à espérer dans ce cloître, méprisée et
haïe de tout le monde? Ne serais-tu pas plus heureuse si tu
suivais mon conseil, et te servais des moyens que je mets
à ta disposition? Je t'aurais bientôt tirée de ce cachot,
pour te faire jouir des douceurs de la liberté. Ouvre seule-
ment une bonne fois les yeux, au lieu de consumer ainsi
follement ta jeunesse dans la misère ! ?s'as-tu pas compris
enfin que Dieu ne s'occupe point de toi , et qu'il t'a livrée
entièrement à mon pouvoir? Tu es à moi, et tu resteras à
moi éternellement. Prie, plains-toi, soupire , tout est inu-
tile; tu n'obtiendras point ta grâce , il t'a rejetée et con-
damnée à l'enfer. » Eustochie résistait, mais non sans de
grandes angoisses, car Dieu lui cachait le secours qu'il lui
donnait; de sorte qu'elle doutait toujours s'il ne l'avait
point abandonnée, et elle vivait ainsi dans une continuelle
agonie. Elle pouvait cependant dire comme Abraham,
qu'elle espérait contre l'espérance. La retraite, le silence
de sa prison lui permetlaient de satisfaire entièrement le
364 DE LA DURÉE DE LA POSSESSION.
besoin qu'elle avait de prier. Souvent elle demandait son
bréviaire , mais la sévérité de ses gardiennes le lui refusa
toujours, et elle dut se contenter de réciter les psaumes
qu'elle savait par cœur. Elle avait coutume de réciter les
cinq psaumes dont les lettres initiales réunies composent
le nom de Marie: Magniftcat , Ad Dominum, Rétribue servo
tuo, Judica me, Beus, Ad te levavi, à chacun desquels elle
ajoutait une antienne commençant par les mêmes lettres ,
Missus est, Assumpta est , Rubum, In odorem , Ave Maria.
Elle terminait par l'oraison Interveniat. Elle vivait ainsi
dans sa prison comme une tourterelle solitaire dans son
nid , toujours pleurant et soupirant , non par impatience ,
mais par amour; tourmentée par le démon, mais gardant
son âme libre de ses atteintes.
Son confesseur cependant , qui connaissait le fond de
son âme, ne put croire qu'elle se fût vraiment rendue
coupable des crimes qu'on lui reprochait. Il lui sembla
que les rehgieuses avaient agi plutôt par passion que par
un zèle légitime , et qu'avant de la mettre en prison on
aurait dû examiner le fait avec calme et maturité. 11 essaya
donc de leur inspirer des sentiments de justice à son
égard; il leur représenta combien étaient légers les indices
sur lesquels elles fondaient sa culpabilité ; combien il avait
été injuste de la jeter dans un cachot avant de l'examiner,
et de la traiter avec une telle cruauté , contre toutes les
prescriptions de la justice etde la charité, qui ne permettent
jamais la haine, même quand le châtiment est mérité.
Mais les religieuses ne changèrent ni d'opinion ni de con-
duite; bien plus, elles s'imaginèrent qu'elle avait aussi
ensorcelé son confesseur, et en prirent occasion de lui
imputer ce nouveau crime. Le confesseur n'en continua
DE LA DURÉE DE LA POSSESSION. 365
pas moins ses représentations. Eustochie elle-même avait
exprimé plusieurs fois le désir de le voir une fois au moins,
pour le consulter sur les affaires de sa conscience; mais
cette grâce lui avait été refusée. Elles cédèrent enfin ^
non par le désir de lui procurer quelque consolation, mais
dans l'espérance que le confesseur perdrait dans son en-
tretien avec elle ses illusions, et qu'il se rangerait de leur
côté, ce qui était pour elles un point très-important. Le
démon qui la possédait avait le même désir, et il saisit
l'occasion de le réaliser lorsque le confesseur vint la
trouver.
Profitant du pouvoir qu'il avait sur ses membres, il
remua ses lèvres, et lui fit dire, en présence de plusieurs
sœurs, qu'elle était vraiment coupable du crime qu'on lui
imputait, qu'elle l'avait commis par haine contre l'ab-
besse et pour se venger de ce qu'elle l'avait fait attacher
à la colonne; que pour cela elle avait eu recours à un
charme très-puissant, comme au moyen le plus efficace;
ajoutant qu'elle s'était formée à cet art diabolique du temps
des anciennes religieuses, qui étaient très-expérimentées
en ce genre. Le démon dit tout cela par la bouche d'Eus-
tochie, mais d'une manière si naturelle qu'on ne pouvait
soupçonner qu'elle ne le disait pas d'elle-même. Les reli-
gieuses triomphèrent de cet aveu , qui les délivrait de tout
scrupule relativement à leur conduite envers elle. Quant
au confesseur, il était à la fois stupéfait et embarrassé;
mais en y réfléchissant il pensa que l'esprit qui la possé-
dait pouvait bien mentir par sa bouche, et résolut d'éclair-
cir ce mystère. Il demanda donc aux religieuses la per-
mission de la voir encore le jour suivant, ce qu'on lui
accorda sans difficulté. Eustochie se réjouissait beaucoup
366 DE LA DURÉE DE LA POSSESSION.
de le revoir. Le prêtre commença l'entrevue parles exor-
cismes; de sorte que la jeune religieuse put parler d'elle-
même, au lieu de servir d'organe au démon. Le confesseur
eut la consolation d'entendre un langage bien différent
de celui de la veille. Elle parla comme toujours avec une
grande humilité, se reconnaissant digne des plus grands
châtiments à cause de ses péchés^ mais quant au crime
qu'on lui imputait, elle déclara en toute sincérité qu'elle
en était innocente;, et qu'elle n'en avait pas même eu la
pensée. Le confesseur s'employa avec plus de zèle encore
qu'auparavant pour prouver l'innocence d'Eustochie: il
reprocha aux religieuses leurs mauvais traitements à son
égard, et les menaça de la colère de Dieu. Mais ce fut en
vain ; elles redoublèrent de sévérité envers elle, et ne per-
mirent plus au confesseur de la voir. Elle s'était mise un
jour à une fenêtre, demandant à mains jointes à une sœur
le secours de ses prières. A partir de ce moment, on ferma
la fenêtre de manière qu'elle ne pût s'y montrer. Il ne
resta plus au confesseur d'autre moyen que de prier Dieu,
et de le faire prier, pour qu'il éclairât ces religieuses
obstinées.
L'abbesse, qui commençait à guérir de son mal, eut
comme une vision où il lui sembla entendre que Dieu ne
voulait pas qu'on s'occupât davantage de l'affaire d'Eus-
tochie; que, coupable ou innocente, elle était en tout cas
au pouvoir du démon, et qu'il ne convenait pas de la
garder plus longtemps dans une maison où elle avait in-
troduit le désordre; qu'elle ferait donc bien de l'engager
avec douceur, par une personne habile et impartiale, à se
retirer volontairement, pour ne pas être plus longtemps
une occasion de scandale à son prochain. L'abbesse ac-
DE LA DURÉE DE LA POSSESSION. 367
cueillit volontiers cette inspiration , qui semblait d'ailleurs
conseiller le parti le plus sûr. Elle communiqua ses pen-
sées à son frère François de Lazzara, homme distingué par
ses connaissances et son caractère et qui possédait la con-
fiance générale^ et le pria de parler à Eustochie et de la
décider à partir. François alla donc la trouver, et lui
montra un grand zèle pour son salut spirituel et corporel.
Il lui mit devant les yeux la position pénible où elle était,
et qu'aggravait encore la haine inexorable des religieuses
contre elle. Il lui représenta qu'étant possédée du démon
il n'était pas prudent de tenir le couvent dans une émo-
tion continuelle et dans les angoisses inséparables d'une
telle situation. Il ajouta que c'était sans aucun doute la
volonté de Dieu qu'elle quittât le couvent, et que cette
volonté s'expliquait assez par les répulsions dont elle était
l'objet; qu'elle ne devait avoir aucune inquiétude de son
avenir; qu'il y pourvoirait lui-même, en mettant fin à
tous les bruits fâcheux qui s'étaient répandus sur son
compte, et en lui trouvant un mari avec lequel elle pour-
rait servir Dieu en repos; que, n'étant pas encore liée par
des vœux , elle pouvait sans hésiter faire une chose qui
était non-seulement permise, mais encore nécessaire.
Eustochie attendit en silence qu'il eût fini; puis, après
l'avoir remercié sincèrement de la part qu'il prenait à sa
triste position, elle lui dit : « Ne pensez pas que je sois aussi
malheureuse que le monde paraît le croire. Mes souffrances
ne sont pour moi que les caresses de mon céleste époux, et
j'ensuis si heureuse, que je ne les changerais pas pour le
bonheur de ce monde. Qu'elles continuent ou même qu'elles
augmentent Je m'en metspeu en peine. Dieu, en m'appelant
à la vie religieuse, ne m'a point appelée à une vie tran-
368 DE LA DUREE DE LA POSSESSION.
quille et commode. Si je trouve mon chemin semé d'é-
pines, c'est pour moi un signe que par ce chemin il veut
me conduire au ciel, puisque c'est le même par lequel
Jésus-Christ a marché. Mes sœurs me voient d'un mauvais
œil, je le sais; j'en souffre, et la faute en est toute à moi.
J'ai beaucoup de défauts: j'espère m'en corriger, et ame-
ner ainsi mes sœurs à de meilleurs sentiments à mon
égard. Je sais que je suis à charge à la communauté; et que
le démon qui me possède est un objet d'effroi pour les
autres; mais comme je m'accoutume à supporter ses per-
sécutions, de même aussi elles apprendront à mépriser ses
terreurs. Et comme au reste ma délivrance n'est point en
mon pouvoir, j'espère qu'elles auront compassion de moi. »
Ainsi parla Eustochie, ainsi répondit-elle aux représen-
tations du conseiller charitable qui lui avait témoigné tant
d'intérêt. 11 fut très-étonné de ses réponses, loua sa fer-
meté, et la confiroia dans sa pieuse résolution. Elle rejeta
plus tard encore la proposition qu'on lui fit de changer de
couvent, protestant qu'elle voulait mourir là où elle était
née. Les religieuses, instruites de ce qui s'était passé, bien
loin d'admirer le courage d'Eustochie, furent tellement
irritées, qu'elles l'auraient chassée immédiatement de la
maison si elles n'en avaient été empêchées par l'abbesse,
qui était plus juste et plus modérée que les autres. Le
confesseur, ayant appris par celle-ci tout ce qui s'était
passé, crut devoir essayer encore d'amener les religieuses
à la raison. L'abbesse, qui depuis l'entretien de son frère
avec Eustochie avait conçu d'elle une haute opinion, se joi-
gnit à lui; et tous deux, par la persuasion, les reproches
et les menaces de la vengeance divine, firent si bien, que
les sœurs s'adoucirent un peu. Elles mirent en avant
DE LA DURÉE DE LA POSSESSION. 369
qu'Eustochie ayant été mise en prison avec le consente-
ment de l'évêque^ il fallait obtenir de lui la permission de
la délivrer. Mais ce n'était là qu'un prétexte pour traîner
l'affaire en longueur; car l'évêque s'était éloigné de la
ville pour fuir une maladie contagieuse qui y régnait^ et
il n'était pas facile de lui parler. Le confesseur prit tout sur
lui, et amena les choses au point qu'Eustochie fut délivrée
après une captivité de trois mois, mais à la condition
toutefois qu'elle resterait enfermée dans l'infirmerie. Là
au moins elle avait la consolation d'être dans une chambre
claire, près des autres religieuses.
Le démon cependant prit sa revanche^ et, ne pouvant
dompter l'àme d'Eustochie^, il s'acharna sur son corps
avec plus de fureur encore qu'auparavant. Il s'annonça par
un bruit terrible dans sa chambre. Sa gardienne^ entendant
ce bruit^ voulut y entrer de force, et l'appela par son nom;
mais Eustochie ne put ni lui répondre ni ouvrir la porte.
La sœur courut effrayée à une petite fenêtre qui d'en haut
donnait dans la chambre, et vit de là les vêtements d'Eus-
tochie dispersés par terre; mais elle ne l'apercevait point
elle-même. Elle appela donc les autres sœurs. Celles-ci
brisèrent la porte^ et l'on trouva Eustochie toute nue, respi-
rant à peine^ tapie dans un coin avec des taches brunes et
bleues sur tout le corps^ mais particulièrement à la gorge;
de sorte qu'il était facile de voir qu'on en voulait à sa vie.
On lui fit recouvrer l'usage de ses sens; mais tout cela
n'était qu'un prélude de ce que le démon lui préparait. Le
confesseur s'opposa si fortement au projet que l'on avait
de la mettre une seconde fois en prison, qu'on crut devoir
faire quelque chose en sa considération. Il y avait alors une
sœ.ur converse malade, croyait-on, de la peste qui désolait
370 DE LA DIJUÉK DE LA POSSESSION.
la ville; et comme aucune des autres sœurs ne voulait la
soigner, on en chargea Eustochie^ dans l'espoir qu'elle
mourrait. Elle accepta volontiers cette tâche, et se vit en-
core une fois séparée de la communauté. Elle servit jour et
nuit la malade avec un dévouement admirable; mais le dé-
mon ;, qui la tourmentait plus qu'auparavant, effrayait tel-
lement la pauvre malade, que la société d'Eustochie lui
faisait plus de mal que de bien. Chacune d'elles avait à
combattre contre son mal; elles s'aidaient du mieux qu'elles
pouvaient, jusqu'à ce qu'enfin une autre sœur converse,
nommée Euphrasie, vint à leur secours. La malade guérit,
cl l'on reconnut que ce n'était pas la pes(e. Les rehgieuses
furent fort embarrassées, car elles n'avaient aucun pré-
texte de renfermer Eustochie en prison, et cependant
elles ne voulaient pas la souffrir dans leur société. Elles
lui laissèrent donc la liberté, mais en la renfermant dans
de telles bornes, qu'elle pouvait à peine en jouir. Elle ne
pouvait ni aller au chœur, ni paraître dans l'église pendant
le service divin, ni ee montrer au parloir, ni entretenir
aucun commerce avec les personnes du dehors, ni parler
à qui que ce fût de ses peines. Lorsqu'elles la rencon-
traient, elles baissaient les yeux ou lui tournaient le dos
avec mépris. Personne n'approchait d'elle, personne ne
lui parlait; elle était un objet d'horreur et de malédiction
pour toutes.
Rien n'était plus sensible au cœur d'Eustochie que la
pensée qu'on avait qu'elle n'était pas possédée, mais qu'elle
feignait seulement de l'être pour exciter la compassion. Le
démon cependant sembla prendre à lâche de la délivrer de
ce soupçon en rendant la possession évidente. Les tour-
ments dont il l'affligea devinrent tellement affreux et d'une
DE LA DURÉE DE LA POSSESSION. 371
nature si extraordinaire, qu'il ne fut plus possible de croire
à une tromperie, et que les religieuses furent obligées de
reconnaître qu'elle était vraiment possédée. Le démonl'em-
portait dans une chambre éloignée, lui ôtait ses vêtements,
et la flagellait cruellement avec un fouet de cordes garni de
pointes de cuivre ; ou bien il lui déchiquetait la chair avec
des couteaux; puis il la traînait à terre jusqu'à la porte,
comme pour la jeter hors du cloître; après quoi il l'enlevait
de terre et la faisait retomber perpendiculairement, de
sorte qu'on nepouvait comprendre commentsesos n'étaient
pas brisés. Souvent il lui faisait des incisions au cou , ou
il lui ouvrait les veines et lui faisait perdre une telle quan-
tité de sang, qu'elle tombait en défaillance et semblait sur
le point de mourir. D'autres fois il la serrait étroitement
avec des cordes, ou il l'enveloppait dans un rude cilice qui
lui causait de grandes douleurs. D'autres fois encore il lui
pressait la tête avec violence, ou il l'inondait d'eau glacée
et la couvrait de draps mouillés, la forçant de garder l'humi-
dité sur la tête, quoiqu'il en résultât pour elle de grandes
souffrances. Trois ou quatre fois le jour elle était obligée
de boire de grands vases d'eau froide, uniquement pour
qu'elle se ruinât l'estomac; quelquefois il mêlait à cette
eau de la chaux ou du vernis, ou d'autres substances nui-
sibles ou dégoûtantes. Il la força une fois d'avaler une
éponge pleine d'une huile d'une odeur insupportable , et
qui, au rapport des médecins, aurait dû lui causer la mort.
Dans ses repas il la forçait à vomir tout ce qu'elle prenait.
A tout cela se joignaient des douleurs atroces dans tout le
corps; il lui semblait tantôt qu'on la jetait vivante dans le
feu , tantôt qu'on la coupait par morceaux avec des ra-
soirs, tantôt qu'on lui rompait tous les os. Un jour le dé-
372 DE LA DURÉE DE LA POSSESSION.
mon l'emporta sur le toit, la menaçant de la jeter en
bas si elle ne lui donnait son âme. Les sœurs, effrayées à ce
spectacle, poussaient des cris lamentables, invoquant tous
les saints du paradis. Le confesseur, qui se trouvait heu-
reusement présent, exorcisa le démon, et le contraignit de
descendre en bas la jeune fille. Pour elle, elle conserva
dans ce danger toute sa présence d'esprit. Une autre fois le
démon l'entraîna dans la chambre du chapitre, l'y en-
ferma, lui ouvrit les veines, et lui fit perdre beaucoup de
sang. Elle invoqua ses saints patrons ; mais le démon se
mit à blasphémer contre eux, en disant que malgré eux et
malgré Dieu il aurait son âme. A peine avait-il dit ces mots
qu'il commença à hurler d'une manière affreuse, comme
si une main invisible l'eût frappé ; et il déclara au prêtre
qui était accouru et l'avait forcé de parler que les saints
contre lesquels il avait blasphémé l'avaient châtié. Depuis
ce temps leur nom seul le faisait trembler.
Un jour, en présence de ce même prêtre, il lui plongea
un couteau dans la poitrine, la menaçant d'élargir la plaie
jusqu'à ce que son cœur fût devenu visible. « Eh bien! tant
m.ieux, répondit-elle, car alors il faudra que tu écrives sur
ma poitrine le saint nom de Jésus, w Le confesseur l'ap-
prouva, et força le démon à réaliser cette idée; ce dont on
se convainquit à la mort d'Eustochie, lorsqu'en lavant son
corps on trouva, au grand étonnement des sœurs , le nom
de Jésus gravé sur le côté gauche de la poitrine. Si le démon
obéissait aux ordres du prêtre en ceci et en beaucoup
d'autres choses, il n'en était pas de même lorsque le prêtre
lui commandait de sortir du corps d'Eustochie, sans doute
parce que Dieu ne voulait pas que l'exorcisme produisît
ici son etTet. Eustochie elle-même reconnaissait dans le dé-
DE LA DURÉE DE LA POSSESSION. 373
mon l'exécuteur de la volonté divine^ attribuait tout à ses
péchés, et demandait à Dieu non la fin de ses maux^ mais
la force de les supporter. Elle supportait en effet avec la
même patience et les perécutionsdu démon et les épreuves
plus pénibles encore que lui faisaient endurer ses com-
pagnes. Malgré leurs injures et leurs affronts^ elle les ai-
mait^ les honorait et les vénérait comme ses supérieures ,
et ne laissait passer aucune occasion de les servir, quoique
le démon ne cessât point d'exciter en elles des mouvements
d'impatience et de haine ; mais elle excusait tout et l'inter-
prétait en bonne part.
Une conduite si édifiante , continuée sans interruption
pendant quatre ans, dut à la fin faire impression sur les
religieuses. Elles commencèrent à prendred'elleune meil-
leure opinion ; de la compassion elles passèrent à la bien-
veillance, et finirent par croire qu'elles l'avaient mal jugée
et traitée trop sévèrement. Ne pouvant plus douter de sa
possession, elles cherchèrent à la consoler dans son mal-
heur, et la firent conduire dans l'éghse Sainte - Justine ,
au tombeau de saint Luc. Elle y fit sa prière, et obtint
quelque soulagement. Les liens dont elle se sentait attachée
intérieurement aux deux côtés furent brisés ; elle cessa de
vomir après avoir mangé; mais elle ne fut pas guérie pour
cela. Les religieuses donnèrent une preuve des dispositions
favorables qu'elles avaient prises à son égard en l'admet-
tant à la profession religieuse. Elle les remercia tendre-
ment ainsi que Dieu de cette faveur, et se prépara d'une
manière admirable à cet acte si important pour elle. Le
25 mars 1463, la nouvelle fiancée du Seigneur, âgée de
vingt et un ans, parut dans l'église ; elle y fit ses vœux à
genoux devant l'abbesse, avec une expression tout ange-
374 DE I.A DURÉE DE LA POSSESSION.
lique, tenant à la main une formule écrite et souscrite de
sa main, que l'on conserve encore dans le couvent. Elle
tendit désormais avec une nouvelle ardeur à une perfection
plus grande ; et si jusqu'ici elle avait été par sa piété le
modèle de la communauté, elle en fut dorénavant l'admi-
ration. Elle consacrait tout son temps à la prière, à la mé-
ditation et à de pieuses lectures, ne se montrant jamais au
parloir, ne parlant même à ses sœurs qu'autant que la né-
cessité le demandait. Le démon la tourmentait encore cha-
que jour de toutes manières; mais elle avait obtenu de
Dieu qu'il la laissât tranquille pendant le service divin.
Aussi elle était toujours la première au chœur, et en sor-
tait la dernière.
Elle était arrivée ainsi à sa vingt-troisième année, et les
religieuses crurent qu'il était temps de lui donner le voile
noir, selon la coutume des couvents à cette époque. Comme
elles craignaient de la perdre avant le temps, à cause de son
extrême faiblesse, elle reçut le voile au lit des mains de son
confesseur, le 14 septembre 1467, jour de l'Exaltation de
la sainte Croix ; et, chose merveilleuse, elle guérit si par-
faitement, qu'elle put, six jours plus tard, renouveler cet
acte d'une manière solennelle dans l'éghse. Ainsi Eusto-
chie, cette prétendue sorcière, cette iille infâme, poursuivie
comme coupable de meurtre, objet d'horreur et de haine
pour le couvent et pour la ville entière , était devenue la
gloire de ce même couvent, le modèle des sœurs ; toute la
ville l'honorait comme une sainte, et louait hautement sa
constance dans les épreuves. 11 en est ainsi des jugements
du monde. Pour elle, elle resta toujours la môme au miheu
de ces vicissitudes. Ordinairement le regard des possédés
est inquiet , leur front a quelque chose de sombre , tout
DE LA DURÉE DE LA POSSESSION. 375
leur maintien est menaçant : Eustochie avait un air serein
et souriant au milieu des plus cruelles douleurs. Lors-
qu'elle était renfermée dans sa cellule, elle chantait les
louanges de Dieu avec tant de charme et de suavité, qu'elle
ravissait les religieuses, et que celles-ci la prenaient pour
un ange du ciel. On célébra dans ce temps à Venise les
noces de Catherine Cornaro avec Jacques, roi de Chypre.
On ne parlait que de l'éclat et de la magnificence de ces
fêtes. « Je ne changerais pas, disait Eustochie, mes peines
et mes douleurs contre toute cette pompe. » Elle était ar-
rivée au point que son démon lui était devenu cher, et
qu'elle craignait de le perdre, parce qu'ill' entretenait dans
l'humilité. Toutes ses pensées étaient si pures, qu'au té-
moignage de son confesseur le plus léger souffle n'en
ternit jamais la pureté. Tout son maintien, l'expression
de sa figure respiraient et inspiraient à la fois le recueille-
ment et la chasteté. Elle ne mangeait qu'une fois le jour,
et jeûnait deux fois dans la semaine, en s'abstenant de toute
nourriture.
Eustochie, quoiqu'elle ne fût âgée que de vingt-trois ans,
était, par suite de ses souffrances continuelles, réduite à un
tel état qu'elle ne pouvait vivrelongtemps.EUeétaitdevenue
tellement faible, qu'elle pouvait à peine parler ou se tenir
sur ses pieds. Par suite des pertes de sang si fréquentes
que le démon lui avait causées , son sang était devenu
comme de l'eau, incapable de réparer ses forces; et pour-
tant elle vécut encore deux ans; mais sa vie ne fut plus
qu'une continuelle préparation à la mort. Pendant tout ce
temps le démon ne cessa pas de la tourmenter; chaque
jour il la laissait défaillante dans une mer de sang. Il cher-
chasouvent dans sa fureur à pénétrer dans une artère, mais
3 70 DE LA DURÉE DE LA POSSESSION.
Dieu ne le lui permit pas. Eustochie n'en persévéra qu'avec
plus d'ardeur dans la prière; et pour ne point être dérangée
dans ses communications avec Dieu, elle ne voulut plus
voir aucune sœur, excepté la sœur Euphrasie, qui la soi-
gnait. Dans la dernière année de sa vie, cinq religieuses
étant mortes, elle voulut malgré sa faiblesse assister à leur
mort, pour apprendre à mourir. Le démon, qui voyait que
sa proie allait lui échapper pour toujours, employa tous
ses efforts pour la perdre. Il inspira à son confesseur lui-
même une telle répulsion contre elle, qu'il ne vint plus
la voir que rarement, et ne répondait à ses questions que
par des paroles brèves et dures. Cette épreuve lui fut très-
sensible, dans un temps où elle avait si grand besoin du
secours de ce prêtre et où elle aurait voulu l'avoir sans
cesse auprès d'elle ; mais loin d'en concevoir des sentiments
d'impatience et de désespoir, elle s'abandonna à la volonté
de Dieu, et ne se plaignit qu'à lui de cette peine. Elle
trouva d'ailleurs bientôt le secret de faire venir son con-
fesseur, malgré les répugnances de celui-ci, toutes les fois
qu'elle en avait besoin. Pour cela elle recommandait l'af-
faire à la sainte Verge, en récitant cent fois VAve Maria ;
et le confesseur a certifié lui-même qu'il sentait alors une
puissance irrésistible qui le poussait vers elle.
Le démon, trompé dans son attente, eut de nouveau re-
cours à la violence, frappant la jeune sœur plus cruelle-
ment qu'auparavant, et cherchant à lui faire perdre le peu
de sang qui lui restait. Mais onze jours avant sa mort, à la
fête de la Purification, sa fureur dut s'arrêter; et quoi-
qu'il la tourmentât encore en beaucoup de manières, il
était comme un chien à la chaîne, et il ne lui était plus
permis d'employer contre elle la violence; mais il ne cessa
DE LA DURÉE DE LA POSSESSION. 377
point pour cela d'attaquer son âme. Sept jours avant sa
mort elle reçut les derniers sacrements^ et malgré son ex-
trême faiblesse elle put , au grand étonnement de toutes
les sœurs, être administrée dans l'église. Ramenée à son lit
de douleur et absorbée dans un doux entretien avec Dieu,
elle fut tout à coup assiégée de mille fantômes; elle ne rê-
vait que danses, fêtes, noces et d'autres choses plus mau-
vaises encore, auxquelles elle n'avait jamais pensé pendant
sa vie. Elle comprit aussitôt d'où lui venaient ces attaques,
et méprisa le démon, qui venait à son lit de mort présenter
à son esprit des folies qu'elle avait eu en horreur aux jours
de sa jeunesse et de sa force. Elle raconta à sa chère Eu-
phrasie ce qui se passait, et lui fit remarquer comment
l'homme, au bord de sa tombe, peut encore éprouver les
atteintes de la sensualité, ajoutant toutefois que Dieu ne
l'abandonne pas dans cette lutte suprême. Le jour de sa
mort, qu'elle avait prévu, approchait. La veille, qui était
un dimanche, elle se confessa une dernière fois avec une
grande contrition, et pria la sœur Euphrasie de ne pas
l'abandonner en ce moment suprême. Au milieu du si-
lence de la nuit, pendant que la sœur veillait près de la
malade, elle entendit tout d'un coup un bruit extraordi-
naire, comme si un homme eût grimpé le long des murs,
s'accrochant avec les mains et les pieds pour passer par le
toit. Elle crut que c'était le démon qui quittait enfin le
corps de la servante de Dieu. Cette opinion fut partagée
par le confesseur et le couvent tout entier. La malade,
à partir de ce moment, prit un visage serein et joyeux,
ne parlant plus que de la gloire du ciel. Le lendemain,
sentant la mort approcher, elle fit demander l'abbesse
avec toutes les religieuses, les remercia de la chaiité
378 DU NOMBRE DES DÉMONS DANS LA POSSESSION.
qu'elles avaient eue pour elle, leur demanda pardon des
mauvais exemples qu'elle leur avait donnés et de tout
l'embarras qu'elle leur avait causé; puis elle leur dit adieu
avec des paroles si affectueuses, que toutes fondaient en
larmes. Mettant alors pieusement les mains sur la poi-
trine^ elle rendit le dernier soupir; mais son visage resta
si joyeux et si souriant^ qu'on ne s'aperçut de sa mort que
quelque temps après. Elle finit ainsi ses jours, le 1 3 février
1469, âgée de vingt-cinq ans. Toute la ville de Padoue fut
plongée dans le deuil, et accourut pour voir son corps,
qui exhalait une odeur délicieuse. Elle fut ensevelie dans
le cloître du couvent. Le 16 novembre 1472, on leva son
corps en présence de plusieurs témoins, et on le trouva
parfaitement conservé. On la plaça en 1475 dans l'église,
et on lui éleva un monument de marbre. Deux mois après
la levée du corps, au mois de janvier 1473, une source
jaillit tout à coup de l'endroit où avait été son tombeau.
Cette source coule encore, et a produit un grand nombre
de guérisons.
CHAPITRE XIII
Du nombre des démons dans la possession. Marie Garcia, en Espagne.
Si le plus souvent un seul démon possède une seule
personne humaine, il peut arriver néanmoins et il arrive
quelquefois que plusieurs démons possèdent un seul
homme, ou que plusieurs hommes sont possédés par un
même démon. Or en tous ces cas les divers rapports éta-
blis par la possession entre ce monde et le royaume des
DU NOMBRE DES DÉMONS DANS LA POSSESSION. 379
ténèbres sont réglés et déterminés par cette Providenee
divine qui gouverne les choses , non-seulement dans leur
ensemble, mais jusque dans leurs moindres détails. C'est
elle qui fixe les rapports hiérarchiques qui lient entre eux
les esprits mauvais, subordonnent les démons des hiérar-
chies inférieures aux esprits d'une condition plus élevée ,
et ramènent ainsi ces éléments multiples et divers à une
sorte d'unité, semblable à celle qui existe dans les divers
systèmes planétaires de ce monde. L'existence de plusieurs
démons dans le corps d'un seul homme est confirmée par
le récit même des auteurs sacrés, puisque nous lisons
dans l'Évangile que le démon, interrogé un jour sur
son nom, répondit par la bouche de celui qu'il pos-
sédait, qu'il s'appelait légion. On pourrait, il est vrai ,
prendre ce mot dans un sens moral et symbohque , et
comme exprimant un degré de puissance qui n'existe
pas au même degré dans tous les cas de possession. 11
pourrait donc en ce sens indiquer une possession plus
complète des diverses puissances sensibles ou spirituelles
de l'homme.
Ce nom de légion se présente souvent dans les cas de Marie
possession. A Madrileschos, au diocèse de Tolède, en
Espagne, vivait une femme nommée Marie Garcia, qui
était devenue possédée en mangeant une orange qu'une
autre femme lui avait donnée. Elle fut tourmentée parles
esprits mauvais pendant sept années , et ce temps une fois
écoulé, il ne lui resta plus aucun souvenir de ce qui s'était
passé. Pendant sa possession , elle mit au monde une fille,
qui se trouva âgée de quatre ans au moment de sa déli-
vrance, et qu'elle ne reconnut point. Elle avait aussi
complètement oublié une autre fille qui avait onze ans
Garcia.
380 DU NOMBRE DES DÉMONS DANS LA POSSESSION.
lorsqu'elle fut possédée. Pendant les sept ans que dura sa
possession, ni son mari ni ses connaissances ne s'aper-
çurent de son état; car ses mauvais esprits se cachaient si
bien, qu'ils ne faisaient jamais rien de désordonné, et
qu'ils la laissaient se conduire comme elle le devait dans
ses rapports, soit avec son mari, soit avec ses enfants.
Seulement elle se trompait fréquemment, et d'une ma-
nière assez grossière , dans les ventes ou les achats qu'elle
faisait ; et elle entreprenait plus de choses qu'elle ne pou-
vait en faire, à son grand préjudice. On conçut enfin
quelques soupçons sur son état. On la prit d'abord pour
une magicienne. Celui qui découvrit le premier qu'elle
était possédée fut un prêtre nommé Garzia. Il fit appeler
le P. Louis de Torre , de la Compagnie de Jésus. Ce père
s'étant mis à l'exorciser, les signes les moins équivoques
d'une vraie possession se déclarèrent aussitôt. Interrogé
sur son nom, le diable répondit qu'il s'appelait Asmodée,
et que Lucifer l'avait envoyé comme chef des autres , qui
formaient une légion tout entière dans le corps de cette
femme. On continua les exorcismes, et elle fut délivrée
un dimanche, le 14 octobre 1609, devant une grande
multitude de peuple.
On commanda aux esprits de donner un signe de leur
départ. Ils dirent que la veille, dans la ville de Dosbar-
rios, à un mille d'Occagna, et dans la maison de la sœur
du P. de Torre, ils avaient emporté quelques pièces d'ar-
gent , parce que cette femme , les ayant cherchées sans
les trouver, les avait données au diable dans un mouve-
ment d'impatience. Ces pièces devaient servir comme in-
dice de leur départ. L'exorciste leur ordonna donc de
rapporter cet argent ; et tout aussitôt la possédée tendit le
DU NOMBRE DES. DÉMONS DANS LA POSSESSION. 384
COU , ouvrit la bouche comme pour vomir, et rendit ces
pièces de monnaie. Depuis trois jusqu'à huit heures du
soir, le père continua les exorcismes, tenant le Saint-
Sacrement dans une boîte. Marie, la bouche ouverte, les
yeux enflammés, au milieu d'horribles convulsions de
tous les membres , cracha pendant sept à huit minutes
une multitude de démons les uns après les autres : elle re-
devint ensuite plus tranquille; mais ses yeux restaient
toujours ouverts , ce qui était un signe que tous les dé-
mons n'étaient pas encore sortis. De nouveaux exorcismes
la délivrèrent complètement. Elle resta quelque temps
encore étendue par terre , comme si elle eût été morte ;
puis elle se leva complètement guérie. Ce fait, que la pos-
sédée cracha pendant quelques minutes des démons, doit
être entendu d'une manière symbolique. La délivrance ,
en effet, s'est accomplie dans le domaine spirituel; les
attitudes et les gestes du corps n'ont été que les signes et
l'expression de ce qui se faisait d'une manière invisible à
l'intérieur. Ce fait est l'indication de la multitude des dé-
mons présents dans le corps, quoiqu'il soit toutefois sus-
ceptible d'une autre explication.
Le nombre des démons varie beaucoup dans la posses-
sion. Une femme de Yolaterra était possédée de trois dé-
mons. A mesure qu'ils sortaient, elle sentait revenir ses
forces et sa raison; et quand le dernier partit elle se
trouva tout à fait guérie. — L'an 1217, Berthe Natona,
née à Gênes et élevée à Pavie , est possédée de trois dé-
mons, dont chacun s'attribuait un nom différent. — Le
frère Lazare, moine au couvent de Saint-Cucufat, près de
Barcelone , est aussi possédé de deux démons , dont cha-
cun à son nom particulier. — Une religieuse de iNursie est
382 DU NOMBRE DES DÉMONS DANS LA POSSESSION.
tourmentée pendant sept ans par trois esprits impurs. —
Catherine Somnola est possédée de sept esprits, et en est
délivrée par sainte Rosalie. — L'an 1611 , deux femmes
viennent de France à l'église des Dominicains de Lucina.
Elles se prosternent premièrement devant le Saint-Sacre-
ment, puis devant l'autel de Notre-Dame du Rosaire, et
enfin, devant le tombeau de l'évêque Augustin. Mais ici
la plus jeune , qui n'avait jamais donné aucun signe de
possession, commence à se tordre dans d'horribles con-
vulsions, qui firent reconnaître son état. Un des prêtres
exorcistes se charge d'elle, et l'on découvre qu'elle est
possédée de huit démons. Forcés de sortir par la puissance
du saint, quatre donnent pour signe de leur départ leur
passage dans une monnaie de cuivre ; un autre passe dans
un paquet de cheveux que la possédée s'était arrachés; un
autre sort de sa bouche sous la forme d'une vapeur, et
s'échappe, en présence de tous les assistants, par l'ouver-
ture de la fenêtre de la chapelle. Les deux derniers par-
tirent au moment où elle se jetait par terre. {Acta Sanct.,
3 aug.)
Un homme de Pérouse vient au tombeau de saint Ubald ,
et est délivré de douze dénions, au grand étonnement du
peuple. [IbicL, 16 mai.) — l^n homme de Castro étant
possédé de dix -sept démons, ses amis le conduisent à
l'oratoire de saint Guillaume ermite. Ils demandent au
saint miséricorde, et quinze démons sortent de son corps
en présence de tous les assistants. Deux étaient encore
restés; et le malade, étant de retour dans son pays, fut
tourmenté de nouveau. — On le ramena donc une seconde
fois au même lieu, où il fut guéri pour toujours. [Ibid.,
10 febr. ) — Barthélémy de ValioUa est amené à Vallom-
DU NOMBRE DES DÉMONS DANS I..\ POSSESSION. 383
breuse comme possédé de vingt -huit démons, qui pro-
fèrent successivement par sa bouche des voix différentes ,
tantôt en plaisantant, tantôt de manière à épouvanter les
assistants, qui cropient entendre un peuple tout entier.
Les prêtres se succèdent dans les exorcismes , l'un rem-
plaçant l'autre quand celui-ci est épuisé par la lutte.
Enfin les démons se retirent l'un après l'autre. On écrivit
et garda leurs noms dans les archives du couvent; mais
ils ont été perdus dans les guerres. (Hier. Rad., p. 415. )
— Une femme de Rimini était possédée de trente démons,
dont le chef s'entretenait si familièrement avec ceux qui
lui parlaient, qu'il répondait à toutes les questions qu'on
lui faisait. Comme on lui demanda un jour quel était le
meilleur moyen de chasser les démons, il répondit : « La
confession , parce que c'est par le péché que vient la pos-
session. » La femme se confessa aussitôt, et fut guérie.
[Act, Sanct., 16 mai.) — Pierre Dominici de Pratovec-
chio fut possédé pendant deux ans ; mais comme après sa
guérison il continuait de mener une vie déréglée , le dé-
mon dont il avait été délivré revint avec quarante - sept
autres, qui le tourmentèrent tellement qu'on accourait en
foule pour le voir des villes et des villages voisins. On
l'amena enchaîné à Yallombreuse, et les moines se mirent
à l'œuvre. C'était une chose merveilleuse d'entendre tous
ces esprits parler diverses langues , et produire les gestes
les plus opposés et les plus extraordinaires dans le même
corps. Les assistants n'avaient jamais rien vu de semblable.
Il promit de mener une meilleure vie, et les démons le
quittèrent en poussant chacun une voix particulière. (Hier.
Rad., p. 415.) — Pau le de Canthiana est possédée de trois
mille démons, et est à cause de cela aau^ «- .u^t prasaue
384 DU NOMBRE DES DÉMONS DANS LA POSSESSION.
habituel de folie. Lorsque le prince de cette armée de dé-
mons est conjuré;, il lui apparaît toute la nuit d'une ma-
nière visible, l'effraie et lui dit qu'elle ne sera jamais
guérie ; puis il encourage et excite à la persévérance les
démons placés sous ses ordres, en leur promettant qu'ils
ne sortiront point du corps de cette femme. {Ad. Sanct.,
16 mai.) Souvent les démons prétendent être au nombre
de plusieurs mille; ils disaient être quatre cent mille chez
Elisabeth Andréa, qui fut guérie en six jours par saint
Ubald.
Lorsque Ton considère avec attention toutes les cir-
constances de ces faits, il est impossible de s'appuyer sur
les données qu'ils contiennent, précisément parce qu'elles
viennent de l'esprit du mensonge. La désignation des
noms ne garantit pas davantage les nombres indiqués,
parce que ces noms sont tout à fait arbitraires. Les diffé-
rentes voix qui proviennent de la même bouche, ressem-
blant quelquefois au bruit d'une armée entière, ne peuvent
fournir non plus une preuve décisive; car la même puis-
sance qui met en mouvement, contre leur volonté, la
langue de ceux qu'elle possède peut aussi modifier ce
mouvement en mille manières sans aucun concours de
leur part; de sorte qu'ils peuvent parler en plusieurs
langues sans qu'on puisse en conclure pour cela qu'ils sont
possédés de plusieurs démons. 11 en est de même de la
succession et de l'ordre que l'on remarque souvent dans
les cas où l'exorcisme chasse les démons, et qui pour-
raient, au premier abord, faire conclure la présence de
plusieurs esprits, cédant l'un après l'autre à la puissance
du prêtre. Cette circonstance pent indiquer simplement
la mo..-Ko ot le progrès d'une crise qui suit son cours
DU NOMBRE DES DÉMONS DANS LA POSSESSION. 385
naturel. On pourrait s'appuyer avec plus de sûreté sur les
preuves fournies par l'exorcisme lui-même lorsque le
prêtre commande à chacun des démons qu'il conjure de
donner un signe particulier de son départ.
Véronique Steiner demeurait au château de Staren- Véronique
berg, en Autriche, chez les seigneurs de Taxis, lorsque,
dans l'année 1574, elle fut tout à coup possédée de plu-
sieurs démons, comme on peut le conclure d'après un
grand nombre de signes infaillibles. Les seigneurs de
Taxis s'adressèrent au provincial des Jésuites à Vienne ,
et celui-ci leur envoya comme exorciste le P. Brabantin.
Les exorcismes chassèrent d'abord quatre de ces esprits,
qui, en sortant, répandirent une telle puanteur, que l'une
des servantes qui était présente tomba en défaillance. Mais
on ne tarda pas à voir que la jeune fille n'était pas encore
délivrée. On continua donc les exorcismes le lendemain,
et l'on commanda aux esprits d'éteindre chacun une lu-
mière à mesure qu'ils sortiraient. On entendit alors un
bruit épouvantable dans le corps de la jeune fille. Son
visage, son cou et sa poitrine enflèrent d'une manière
prodigieuse; tous ses membres se roidirent, puis se re-
plièrent de telle sorte, qu'elle devint ramassée comme une
pelotte ; elle perdit aussi l'ouïe et la vue. Dans l'espace de
six heures, trente démons sortirent. Comme signe de leur
départ , ils éteignirent les cierges que portaient à la main
le prêtre lui-même et Ferdinand de Taxis.
Le dernier surtout se défendit longtemps avant de céder
la place. Enfin, quoique la jeune fille fût tenue par cinq
hommes , il saisit avec fureur la nappe de l'autel, arracha
de l'autel tout ce qui s'y trouvait, même le corporal et le
ciboire fermé où était le saint Sacrement; puis, se levant
41*
386 DE LA POSSESSION PAR LES ESPRITS DES DÉFUNTS.
à plusieurs pieds de terre, il sauta sur le corporal et le
foula aux pieds. Enfin il jeta deux pierres, l'une dans la
chapelle, et l'autre dans la cour du château , sans blesser
néanmoins personne. Véronique tomba évanouie devant
l'autel, et resta ainsi quelque temps étendue comme une
morte.
CHAPITRE XIV
Des diverses sortes d'esprits qui peuvent posséder les hommes.
L'action des esprits n'est point circonscrite par l'espace,
mais parle degré plus ou moins grand d'intensité avec le-
quel ils agissent. Les rapports qui existent dans la posses-
sion entre les esprits et l'homme ne tiennent donc point à
l'espace, mais à une certaine affinité intérieure qui dispose
l'homme à recevoir leur action. Le démon le plus élevé
dans la hiérarchie est donc plus près de l'homme criminel
que le démon le moins élevé ne l'est relativement à un
homme indifférent ou médiocre dans le mal. Le démon le
plus élevé entrera donc plus facilement en celui qui lui
est uni par les liens affreux du crime que ne le ferait celui
qui, selon l'ordre hiérarchique, se rapproche plus de l'hu-
manité. C'est pour cela que dans les possessions il est si
souvent question de ces hautes puissances de la hiérarchie
infernale qui, à cette distance immense où elles sont du
monde que nous habitons, semblent au premier abord ne
pouvoir exercer ici-l)as qu'une influence à peine sensible,
comme celle qu'exercent sur notre planète ces étoiles sé-
parées d'elle par des espaces incommensurables. Il faut
toutefois considérer ici que toutes ces données reposent sur
DE LA POSSESSION PAR LES ESPRITS DES DÉFUNTS. 387
le témoignage du démon, témoignage qui ne peut avoir
qu'une valeur médiocre. Nous ne nous étendrons donc
point sur ces données, fausses en grande partie, puisqu'elles
trouveront leur place dans les faits particuliers que nons
aurons l'occasion de raconter. Nous voulons toutefois étu-
dier ici un côté nouveau de la possession : c'est lorsqu'elle
nous met en rapport non plus avec les démons, mais avec
les esprits des défunts. Ceux-ci, en effet, appartiennent
évidemment au monde et à la hiérarchie des esprits, et
peuvent par conséquent entrer en rapport avec les vivants,
soit pour le bien, soit pour le mal. C'est à ce genre de rap-
ports qu'appartiennent tous les faits de revenants, que l'on
peut regarder comme une sorte d'obsession de la part des
âmes des défunts. On peut aller plus loin encore, et ad-
mettre sans difficulté que ces rapports peuvent devenir plus
intimes, et, passant de l'intérieur à l'extérieur, constituer
une sorte de possession. Les cas de cette dernière espèce
sont assez fréquents dans les annales catholiques; mais ils le
sont bien plus encore chez les protestants. Nous rapporte-
rons ici quelques-uns des faits les plus remarquables qui se
sont passés dans les pays catholiques.
Philippine, religieuse au couvent de Sainte - Lucie , à La sœur
Saint-Genez, dans la marche d'Ancône, devint possédée, i»PPi"®-
de sorte qu'elle invoquait souvent sans pudeur les démons^
et particulièrement Béhal, ou bien les âmes de quelques
défunts, tels que Jean d'Asculum et Renaud de Brunefort.
Son visage, ses mains et ses pieds étaient affreusement
contractés, ses yeux roulaient d'une manière terrible dans
leur orbite, et elle marchait sur les mains et sur les pieds.
Elle posait des œufs contre les murs les plus unis, et ils y
l'estaient immobiles comme s'ils eussent été mis à terre.
388 DE LA POSSESSIOIN PAK LES ESPRITS DES DÉFUNTS.
Elle prononçait des paroles indécentes, ce qu'elle n'avait
jamais fait auparavant, et faisait beaucoup d'autres choses
indignes d'une religieuse. Elle fit enfin un vœu à saint
Nicolas deTolentino, et fut guérie par lui. — L'histoire sui-
vante nous fera connaître ce qu'il faut penser de cette in-
vocation des défunts. Salimbecca Yissanucci , au diocèse
de Spolète, invoquait de la même manière Renaud de
Poggio et Nicoletta de Paterne, et deux autres défunts
qu'elle n'avait jamais connus. Ces hommes étaient des
scélérats qui étaient morts sur l'échafaud. Elle prétendait
qu'elle était possédée par eux. Un jour que ces esprits la
laissaient tranquille, elle voua un pèlerinage à saint Ni-
colas. Elle y alla, en effet, plus tard, passa une nuit près
de son tombeau, et fut guérie. — Une autre femme de
Morto, dans la marche d'Ancône, nommée Tola, voyait
aussi sous la forme de chiens brûlés deux criminels qui
avaient été également exécutés, et elle tenait les propos les
plus inconvenants.
On amena une possédée à saint François de Paule pour
qu'il l'exorcisât. Le saint se mit à l'œuvre; mais le démon
résiste, et dit qu'il est l'âme d'une femme morte vingt ans
auparavant, au temps du duc Jean d'Anjou, vers l'an 1460.
Or cette femme avait mené une vie criminelle, et s'était
acquis à cette époque une triste renommée. « Pourquoi,
lui dit le saint , n'as -tu pas confessé tes péchés? tu ne se-
rais pas damnée aujourd'hui. » Il continua les exorcismes,
et la femme fut délivrée. [Act. Sa7ict., \ april.) — Une
jeune fille de la ville de Poncini était possédée d'un esprit
qui se donnait pour l'âme d'un homme nommé Murzanti,
lequel avait été assassiné dans une partie de jeu. L'esprit
déclara qu'il quitterait le corps de cette jeune fille lors-
DE LA POSSESSION PAR LES ESPRITS DES DÉFUNTS. 389
qu'on aurait fait dire des prières et des messes pour l'àme
de Murzanti. On le fit, et la possédée fut guérie. (Hieron.
Rad., p. 4 1 6 .) — Un autre esprit qui possédait une femme
de Pontenuovo se donnait pour l'âme d'un Génois
nommé Beltram. Conjuré par les prêtres, il leur dit :
« Quand les voleurs ici présents, qui m'ont pris mon bien,
l'auront rendu à mes enfants, je m'en irai; sinon je re-
viendrai avec mes compagnons, et je leur ferai plus de
mal encore. » Ceux-ci se montrant disposés à accepter ces
conditions, il fait venir un notaire, et lui dicte tout ce
qu'il devait écrire, entrant jusque dans les moindres dé-
tails, déterminant ce qu'il voulait laisser à ses fils, et ce
qu'il voulait donner à l'église ou aux autres; après quoi il
disparut comme une fumée. Ce Beltram était un architecte
qui avait gagné beaucoup d'argent. Des scélérats de Pon-
tenuovo, s'en étant aperçus, l'avaient épié, puis assassiné
et enseveli dans une forêt. C'est alors que s'était passé le
fait que nous venons de raconter, et qui permet, nous
en convenons, plus d'une interprétation. (Hier. Rad.,
p. 116.)
Il ne faut pas attacher trop de confiance à tous ces ré-
cits. Il peut y avoir là bien des tromperies de la part du
possédé pour arriver à certaines fins. Le mensonge peut
être attribué aussi à l'esprit qui possède, ou aux deux à la
fois. Dans ces régions où tout est négation, il n'y a point
de sûreté; là même où l'exorcisme intervient, il ne peut
refouler et contrarier la nature que jusqu'à un certain de-
gré. Aussi les données fournies dans ces circonstances se
sont bien souvent montrées fausses. Pierre Mamor raconte
à ce sujet une histoire arrivée en 1458, à Confolens-sur-
Vienne. Un esprit s'était donné pour l'âme d'un défunt.
390 DE LA POSSESSION PAR LES ESPRITS DES DÉEUNTS.
On l'avait souvent entendu soupirer, pleurer, se plaindre,
demander des prières et des pèlerinages. Un jour enfin
quelqu'un lui dit : « Si tu veux qu'on te croie, récite le
psaume Miserere. » L'esprit dit qu'il ne le pouvait pas. Les
assistants alors se moquèrent de lui, et il s'enfuit avec
rage. Il arriva la même chose à une femme de Vernon
nommée Nicole Aubry, et dont l'histoire a été écrite par
Barthélémy Fage, conseiller au parlement. Nicole étant
allée prier au tombeau de son père, l'esprit de celui-ci lui
apparut sortant de la tombe, et lui dit combien elle devait
faire dire de messes et ordonner de pèlerinages pour lui.
Quoiqu'elle eût exécuté ponctuellement tout ce qu'il lui
avait dit, elle n'en continuait pas moins d'être tourmentée
comme auparavant, et l'esprit finit par lui avouer qu'il
était un démon.
Phihppe Wurselich de Cologne, moine dans l'abbaye de
Knechtenstein, homme simple et pieux, fut vers l'an 1 550
tourmenté en plusieurs manières par un esprit qui se don-
nait pour un homme mort depuis longtemps. Tantôt il
était emporté sous le toit, tantôt élevé au-dessus des cloches
du couvent, tantôt transporté par -dessus les murs. L'es-
prit déclara enfin pourquoi il le tourmentait ainsi. 11 était,
disait-il, l'abbé Mathias de Duren, mort depuis longtemps,
et il avait encore beaucoup à souffrir, parce qu'il avait fait
retoucher une image de la sainte Vierge, et qu'il n'avait
pas récompensé convenablement le peintre, qui avait été
très-affecté du tort qu'il lui avait fait. La chose se trouva
vraie. Mais l'esprit ajouta que, pour qu'il fût délivré, Phi-
lippe devait faire un pèlerinage à Aix et à Trêves, et dire
trois messes. Les théologiens de Cologne étaient tous d'a-
vis qu'il fallait accomplir ces prescriptions; mais Gérard
DES SYMPTOMES DE LA POSSESSION. 391
Slreilge;, abbé du couvent^ fut d'un autre avis^ et pensa
qu'on devait mettre toute sa confiance en Jésus-Clirist, et
mépriser toutes les ruses du démon. Philippe devait donc
dire au démon qu'étant religieux il était en la puissance
de ses supérieurs , et ne pouvait sans leur consentement
faire ce qu'on lui prescrivait. L'esprit lui répondit qu'il
devait le dire à ses supérieurs. L'abbé^ voyant que l'esprit
persistait ainsi dans son opinion et que Philippe ne lui ré-
sistait pas avec l'énergie nécessaire, menaça celui-ci de
le faire fouetter. Dès lors l'esprit se retira, et le laissa tran-
quille. [De Prœstigiis dœmonmn, A. Wier, ch. 27.) Bro-
gnoli étant venu à Venise l'an 1667 pour y exorciser une
possédée, le démon dit par la bouche de celle-ci qu'il était
l'âme d'un noble qu'il nomma, et qui était condamné à
l'enfer parce qu'il avait privé ses ouvriers de leur salaire,
méprisé les pauvres^ blasphémé contre Dieu; parce qu'il
n'avait pas payé ses dettes, et qu'il avait commis beaucoup
d'autres péchés, pour lesquels il avait été changé en diable^
et possédait le corps de cette femme. Mais on acquit bientôt
la preuve que tout cela n'était qu'une feinte de cette
femme pour tromper son mari et d'autres personnes.
{Alexicacon, disput. %, n» 372.)
CHAPITRE XV
Des symptômes de la possession dans les divers degrés de l'organisme.
Nous avons considéré jusqu'ici la possession dans sa gé-
néralité et dans la manière dont elle se produit : il s'agit
njaintenant de l'étudier dans ses symptômes, et d'examiner
dans quelles régions de la personnalité humaine, dans quel
392 DES SYMPTOMES DE LA POSSESSION.
système de la vie elle s'accomplit. Dans une matière aussi
obscure et aussi inconnue pour nous, nous devons nous
contenter des données qui ne contredisent ni les faits
fournis par l'expérience^ ni les enseignements de la théo-
logie, ni les principes d'une saine philosophie. L'esprit
étant supérieur au monde corporel, il n'est point déter-
miné par l'espace : il le porte, pour ainsi dire, en soi; il
lui est présent partout, ayant avec chacune de ses parties
le même rapport qu'avec le tout. Ainsi l'âme élève jusqu'à
soi le corps où elle habite, en l'absorbant, pour ainsi dire,
et se laissant à son tour absorber jusqu'à un certain point
par lui; et c'est de leur union que résulte l'unité de la
personne humaine. Quelles sont les puissances qui pro-
duisent cette union? Car pour unir des choses aussi dispa-
rates il faut quelque chose d'intermédiaire, de puissant et
de fort. Ces puissances doivent avoir principalement dans
l'âme leurs racines et le principe de leur activité, puisque
dans ce composé humain c'est l'âme qui est l'élément le
plus élevé. Mais pour que l'âme puisse exercer cette puis-
sance il faut qu'il y ait dans la partie inférieure et passive
de notre être une autre faculté, qui la rende capable de
recevoir son impulsion; et la vie résulte du rapport et du
jeu mutuel de ces deux parties distinctes, et formant un
seul tout.
L'âme se produit sous une triple forme ; et à chacune
de ces formes correspond dans l'organisme un système
particulier d'organes. Et d'abord l'âme est intérieurement
éclairée par cette lumière qui illumine tout homme venant
en ce monde; et de plus elle reçoit par les impressions du
dehors des idées qu'elle associe et combine entre elles et
qui forment le trésor de ses connaissances. En d'autres
DES SYMPTÔMES DE LA POSSESSION. 393
termes, l'àme est douée de la faculté de penser^, de conce-
voir et de juger. A cette faculté correspond dans l'orga-
nisme le système nerveuX;, qui est particulièrement excité
et mis en jeu par ces fonctions sublimes de l'intelligence.
De plus, l'âme, non contente de recevoir du dehors les im-
pressions des objets, sent le besoin de réagir sur ces der-
niers et de pousser à l'extérieur cette activité qui la con-
sume; en d'autres termes, elle est douée de la faculté de
vouloir. Or à cette faculté correspond dans le corps le
système nerveux et musculaire. Enfin, l'âme pénètre, in-
forme, anime et vivifie le corps auquel elle est unie; elle
a donc en elle une faculté vitale , à laquelle répond d'une
manière spéciale le système ganglionnaire et le système
circulatoire.
Il faut considérer aussi que la possession appartient
principalement au domaine moral, puisque c'est ordinai-
rement par le péché que s'établit le lien dont elle est le
principe. Et comme c'est dans la volonté que s'accomplit
le péché, c'est aussi dans la volonté, ou plutôt par elle
que le démon pénètre dans l'homme, s'empare de lui et le
possède. Mais la possession est ordinairement dans son
origine le résultat d'une sorte de contagion morale. Elle
présente dans son développement le caractère d'une mala-
die morale, qui suit régulièrement son cours et qui finit
comme les maladies physiques par une crise plus ou
moins violente. Elle attaque donc l'homme, non par ce
côté lumineux par lequel il se met en rapport avec Dieu,
mais bien plutôt par ce côté obscur et inférieur qui est
tourné et incliné vers les choses matérielles. En un mot,
c'est dans la région nocturne de la personnalité humaine
que s'accomplit cet acte si mystérieux dans sa nature et
394 DES SYMPTÔMHS DE LA POSSESSION.
si terrible dans ses résultats. Or à ces régions obscures de
l'àme correspondent dans l'organisme ces systèmes pro-
fonds et mystérieux que forment les nerfs en s'unissant et
s'entrelaçant les uns avec les autres, ces systèmes qui
donnent au mouvement intérieur de la vie sa forme et
comme son rhythme., etquiéchappentcomplétementàl'em-
pire de la volonté. Celle-ci, maîtresse d'elle-même et de
ses déterminations, régit et gouverne en souverainetés
organes destinés à porter au dehors son activité, et à
transmettre pour ainsi dire ses commandements; mais elle
ne peut rien sur ces autres organes par lesquels s'accom-
plit le mouvement interne de la vie. C'est là qu'elle ren-
contre la limite imposée à sa puissance; c'est là que s'ar-
rête sa liberté; c'est là surtout qu'elle acquiert le senti-
ment humiliant de cette servitude qui l'enchaîne au corps
et qui la contraint de répandre en celui-ci, malgré elle et
à son insu, l'activité de la vie dont elle est le foyer. C'est
là aussi que le démon, ce grand captif du péché, et qui
cherche à étendre partout par le péché l'esclavage dont il
gémit lui-même, c'est là, dans les abîmes soustraits à la
liberté humaine, qu'il choisit de préférence son point
d'appui, et c'est par là qu'il pénètre ensuite dans les autres
systèmes de l'organisme.
Or, dans l'ensemble de ces systèmes, ce qui en forme le
centre et comme le lien, c'est le système sympathique;
c'est donc aussi là que commence ordinairement la posses-
sion et que se produisent ses premiers symptômes. En
elTet, un des caractères les plus frappants de la possession,
c'est une fureur qui ne connaît point de bornes; c'est
comme une contagion diabolique qui saisit et soumet au
démon les puissances motrices de l'homme. Mais le sys-
DES SYMPTÔMES DE LA POSSESSION. 39 O
tème sympathique lui-même est placé dans l'organisme
entre deux systèmes dépendant de lui et qui trouvent en
lui leur centre et leur noyau. En effet, poussant en bas
ses ramifications , il donne naissance au plexus du cœur ,
des poumons, des régions abdominales et sexuelles. Puis,
s' étendant par en haut, il donne naissance aux ganglions
du cerveau, et de là réagit par les impressions qu'il pro-
duit jusque sur les opérations de l'intelligence.
Or à ces trois parties du système sympathique répon-
dent trois genres d'opérations bien distinctes de la part du
démon. Par la partie supérieure il pénètre en quelque
sorte dans le domaine de l'esprit, et fait sentir son influence
désastreuse jusque sur les opérations de la pensée. En
effet, par les impressions qu'il produit, il verse dans l'intel-
ligence des images et des pensées qui n'appartiennent
point à celle-ci, qui ne sont point de son fait, et qui pour-
tant prennent en elle leur racine. Par la partie centrale
de ce même système sympathique, il pénètre pour ainsi
dire dans la sphère de la volonté, en faisant faire aux
hommes des actes extérieurs dont leur volonté n'est point
la cause efficiente, quoiqu'ils s'accomplissent dans et par
leurs membres. Enfin, par la partie inférieure de ce
système, il pénètre dans le domaine même de la vie orga-
nique, et y produit comme une sorte de superfétation, qui
dans ses contours imite et copie jusqu'à un certain point
la nature.
396 LA POSSESSION DANS LES RÉGIONS MOYENNES.
CHAPITRE XVI
Symptômes de la possession dans les régions moyennes.
C'est par ce système principalement que la puissance du
démon pénètre dans l'homme; car^ de même que c'est par
les mains que la bénédiction se communique et se répand
dans les extrémités, ainsi c'est par le même canal que coule
la malédiction. Lors donc que l'obsession dégénère en pos-
session, le passage de l'un à l'autre saccomplit ordinaire-
ment dans ce système. Bodin raconte l'histoire d'un enfant
de douze ans, nommé Samuel, fils du seigneur deMaute-
let, près de Laon, qui, vers 1578, un mois après la mort
de sa mère, fut possédé d'un démon. Celui-ci le traitait
fort mal, lui donnait des coups, se précipitait sur lui; et
quand on voulait le lui arracher, il l'entraînait avec vio-
lence. Le père, qui était protestant, ne voulut pas le faire
exorciser. Nous lisons dans la vie de saint Procope (Act.
Sanct., 4 jul.) qu'une jeune fille étant au lit la nuit, en fut
arrachée tout à coup etjetée dans la cour. Le matin, quel-
ques gens étant venus à la source pour puiser de l'eau ,
trouvèrent la jeune fille assise, les yeux ouverts, mais
n'entendant ni ne disant rien. Elle resta longtemps en cet
état, et trouva enfin la guérison au tombeau de saint Pro-
cope. Anne Henderick de Bruxelles est tirée de son lit par
les cheveux pour être jetée dans le canal. {Act. Sanct.,
4 sept.)
11 en arriva de même à une jeune fille de Heiligen qui
menait une vie assez légère. L'an 1 588, elle fut retenue au
lit par une maladie qu'on regardait comme l'effet d'un
LA POSSESSION DANS LCS RÉGIONS MOYENNES. 397
sortilège. Elle était privée de l'usage de tous ses sens , et
incapable de se mouvoir. Souvent elle écumait de la
bouche j grinçait des dents, et avait chaque jour huit à
dix accès d'épilepsie. Déplus, elle était emportée dans les
coins les plus secrets de la maison, tantôt à la cave, tantôt
au grenier. Puis elle était tramée dans le jardin, et, après
l'avoir cherchée longtemps, on la trouvait sans voix, pendue
à un arbre, ou couchée dans les allées, le cou tordu et
presque étranglée, ou bien à demi morte, la bouche et
les narines fermées, et ayant sur la poitrine une énorme
pierre. Ses parents eurent recours aux frères de Heili-
genstadt. Ceux-ci ordonnèrent des prières publiques. On
bénit la maison, on suspendit partout des crucifix. On at-
tacha à la malade un grand nombre de reliques, et toute
la famille s'imposa un jeûne de trois jours; mais tout fut
inutile. Le démon se cacha pendant quelque temps dans
un coin; mais ensuite il éclata avec une nouvelle fureur,
renversa l'eau bénite, déchirâtes images des saints, arra-
cha les reliques, et rendit en plaisantant les rehquaires qui
les contenaient, après en avoir oté les rehques, ouïes
avoir remplis de fumier. Plus tard, il rendit les reliques
elles-mêmes. La jeune fille fut enfin conduite, aux frais du
sénat, sur une montagne voisine, où saint Boniface avait
renversé l'image d'une idole, où Gharlemagne avait élevé
la croix et bâti une chapelle appelée Hulfersberg. [Act.
Saîîd., 5 jun.)
Saint Césaire, visitant son diocèse d'Arles, vint à Luco.
Là une dame nommée Euchérie lui amena sa servante, pos-
sédée d'un démon qui la frappait presque toutes les nuits.
Le biographe du saint était présent; il vit les traces des
coups qu'elle avait reçus sur le dos et les épaules quelques
IV. 12
398 LA POSSESSION DANS LES RÉGIONS MOYENNES.
jours auparavant, et d'autres plus fraîches, indices de ceux
qu'elle avait reçus la veille et la nuit précédente. Lors-
qu'on l'amena devant le saint évêque, ses yeux étaient
hagards, et elle détournait ses regards, ne pouvant soutenir
ceux du saint. Il lui imposa les mains, la bénit, et lui or-
donna de s'oindre le corps pendant la nuit avec de l'huile
bénite. [Act. Sanct., 27 aug.)
Ces cas rappellent un phénomène qui se produit quelque-
fois d'une manière naturelle chez certaines personnes, les-
quelles, après avoir en rêve arraché des orties, en portent le
lendemain les traces sur les mains. Plusieurs fois aussi de
hommes pieux, après avoir assisté dans une vision à la fla-
gellation du Sauveur , en ont gardé sur le corps les traces
sanglantes, par suite de l'impression profonde qu'ils avaient
reçue. La nature en ces cas se conforme à l'image qu'elle a
devant les yeux, et en grave l'empreinte non-seulement
dans l'œil d'une manière passagère, mais encore d'une
manière fixe dans le corps tout entier. Il est vrai que,
dans le cas où ces phénomènes sont le résultat d'une
opération diabolique, la nature ne se montre point aussi
docile, et qu'elle les subit malgré elle. Ce n'est point elle
alors qui empreint, soit dans l'œil, soit sur le corps,
l'image et l'impression des objets; elle n'est que l'instru-
ment dont le démon se sert pour produire ces effets extra-
ordinaires.
Les faits suivants prouvent que, dans cette sphère , les
mains et les pieds ont une signification déterminée , rela-
tivement à l'entrée et au départ du démon. Un enfant de
huit ans avait le démon dans une main; il l'avait vu voler
vers cette main et la remuer sous la forme d'un moineau
noir : il fut guéri après avoir passé sept jours auprès du
LA POSSESSION DANS LES RÉGIONS MOYENNES. 399
tombeau de sainte Athanasie. {Act. Sanct., 27 aug.) Ce
que cet enfant vit dans une vision ne faisait qu'exprimer le
rapport qui venait de s'établir entre lui et le démon. La
main servait de milieu ou de moyen entre lui et la puis-
sance infernale, comme chez le prêtre^ quand il bénit, elle
sert de moyen et d'instrument entre lui et la Divinité. De
même que la colombe nous est représentée comme le sym-
bole de r Esprit-Saint, qui dispense la grâce et la bénédic-
tion; ainsi, dans le cas dont il s'agit, l'oiseau noir est le
symbole du démon qui cherche sans cesse à nous soustraire
les dons de Dieu. Les pieds, dans leur signification mysti-
que, peuvent être considérés comme des organes conduc-
teurs et purificateurs. Cette manière de voir est confirmée
dans un sens bien différent, il est vrai, par le fait suivant,
qui nous est raconté dans la vie de saint Bennon de Meis-
sen. Une possédée de Prenzendorf est amenée à son tom-
beau; et comme le démon résistait aux exorcismes, on mit
sur le corps de cette femme la chasuble du saint, et son
bâton pastoral à la main. Alors le démon se mit à crier :
« Il est temps maintenant que je parte; mais je veux
laisser à mon hôtesse un signe qui lui rappelle toujours
mon souvenir. » Alors un de ses tibias s'ouvrit, et le dé-
mon sortit par cette ouverture. Aucun remède, aucun
médecin ne put guérir la plaie, qui existait encore au
moment où la vie du saint fut écrite. {Acta Sanct., \ 6 jun.
400 LA POSSESSION DANS LES ORGANES DU MOUVEMENT.
CHAPITRE XVII
Des altérations produites par la possession dans l'énergie des organes
du mouvement. Marsitas.
Lorsqu'une force motrice réside clans un organe, le
mouvement dont elle est le principe est déterminé à la fois
et par la mesure de cette force et par la constitution de
cet organe ; de sorte que le mouvement imprimé est plus ou
moins intense et 'plus ou moins durable, selon que la force
qui l'imprime est plus ou moins énergique, et selon que
l'organe qui le reçoit est mieux ou moins bien disposé.
Lorsque le démon s'empare de ces puissances motrices pour
les faire servir à ses fins, il peut agir sur elles, soit en
doublant leur énergie, soit au contraire en l'affaiblissant.
Dans le premier cas , il produit des opérations qui dépas-
sent la mesure ordinaire et qui se manifestent au dehors
par des phénomènes terribles, d'une nature sauvage, et
dont les effets sont plus ou moins désastreux. C'est alors
qu'on voit les possédés, transportés d'une fureur aveugle,
se jeter sur ceux qui les entourent, se déchirer eux-mêmes,
bouleverser et renverser tout ce qu'ils rencontrent. Dans
le second cas, au contraire, les puissances, affaiblies ou
liées par le démon, sont réduites à une inaction complète ,
ou bien ne produisent plus au dehors que des mouvements
imparfaits et languissants , auxquels succèdent , par une
transition subite et inexplicable , des mouvements violents
et saccadés.
Marsitas. Des faits nombreux contlrment cette double observation .
Déjà, dès les temps les plus anciens, nous trouvons un
exemple remarquable sous ce rapport. Marsitas, né aux
LA POSSESSION DANS LES ORGANES DU MOUVEMENT. 401
environs de Jérusalem, était un homme d'une force vrai-
ment prodigieuse. Étant devenu possédé, cette force qu'il
avait reçue de la nature acquit un degré d'énergie beau-
coup plus considérable encore. 11 brisait les chaînes dont
on cherchait à le lier et les portes des lieux où on l'enfer-
mait. Il mordit le nez et les oreilles d'un grand nombre de
personnes , brisa les jambes à celui-ci^ le coude à celui-là,
et répandit par sa fureur une telle épouvante dans toute la
contrée qu'on l'amena au couvent du solitaire Hilarion^
lié de chaînes et de cordes comme un taureau , et gardé
par un grand nombre d'hommes, qui l'entouraient et le
tourmentaient en mille manières afin de l'épuiser. Lorsque
les frères l'aperçurent, ils furent effrayés, car il était d'une
taille extraordinaire^ et ils le présentèrent au saint. Celui-
ci, sans bouger de sa place ;, ordonna qu'on lui ôtàt ses
liens et qu'on le fît approcher. Puis il lui dit : « Incline la
tète et viens. » Le possédé se mit à trembler, n'osant pas
même regarder le saint , et s'inclina pour lui baiser les
pieds. Le démon conjuré le quitta au bout de sept jours.
(Saint Jérôme, Vie de saint Hilarion.)
On amena au tombeau du saint évêque Ursmar un pos-
sédé dont la force corporelle était extraordinaire aussi , et
qui brisait sans peine tous les liens dont on cherchait à
l'enchaîner. Il aurait pu, dit -on, arracher un chêne déjà
profondément enraciné dans le sol. Tous ceux qui le re •
gardaient étaient effrayés, comme s'ils avaient eu sous les
yeux le démon lui-même. Enchaîné aune colonne au mi-
lieu de l'église, il tournait autour d'elle avec d'horribles
contorsions , de sorte que personne n'osait approcher de
lui. {Acta Sanct., 18 april.) On amena à saint Vincent
Ferrier une jeune fille possédée depuis sept ans. Huit
402 LA POSSESSION DANS LES ORGANES DU MOUVEMENT.
hommes suffisaient à peine pour la tenir, quoiqu'elle fût
enchaînée. Elle poussait des cris horribles, écumait de la
bouche, changeait à chaque instant de couleur, remuait la
tête et tous les membres dans des contorsions effroyables,
de sorte que tous les assistants croyaient voir non une
femme, mais un démon. Vincent lui commande d'abord
de se tenir tranquille : son corps devient aussitôt immo-
bile; et elle regarde le saint de travers. Elle fut guérie
Histoire quelques jours plus tard. [Ada Sanct., 5 april.) L'an 1394,
^""^^ une possédée de Florence fut amenée dans l'église de Re-
de Florence parata de cette ville, pour y être guérie par la tête du
saint évêque Zénobius, conservée dans cette église. Douze
hommes la traînaient. Seize hommes s'efforcèrent de la
faire mettre à genoux dans la sacristie. Pour cela ils par-
tagèrent sa chevelure en quatre tresses, et chacun en prit
une; mais plus ils liraient, plus ils trouvaient de résis-
tance, et plus elle se tenait droite. Lorsqu'on apporta la
tête du saint, elle devint furieuse, et, s' arrachant à eux,
elle renversa par terre tous ceux qui la tenaient. On par-
vint cependant à s'en rendre assez maître pour mettre sur
elle la tête du saint, et tout aussitôt elle devint douce
comme un agneau, se coucha par terre comme pour dor-
mir, et se réveilla parfaitement guérie. Ceci se passa de-
vant plus de cent témoins. [Act. Sanct. , 25 mai.)
Une A Arezzo, une femme déjà âgée fut possédée d'un tel dé-
à' Armo ^^^^' ^"®' même loj'squ'on lui avait attaché les mains der-
zière le dos, douze hommes des plus forts pouvaient à peine
la tenir. On la conduisit à Vallombreuse attachée sur un
mulet très-fort. Mais le démon se mit à l'agiter et à la pous-
ser, elle et la bête qui la portait , avec une telle violence,
que, si l'on n'était accouru en foule, et si les jeunes gens
LA POSSESSION DANS LES ORGANES DU MOUN'EMENT. 403
les plus robustes de la ville ne s'étaient employés à la dé-
fendre, il aurait brisé toutes les cordes, et l'aurait ren-
versée par terre. On ne savait plus que faire. Enfin la ra-
reté du fait et la considération de la famille à qui appartenait
cette femme engagèrent plusieurs jeunes gens à venir à son
secours. On l'enchaîna donc, puis on l'emmena, tantôt en
la traînant, tantôt en la portant. Un prêtre accompagnait
la procession, pour apaiser le démon par ses prières quand
il devenait par trop rebelle. Toute la ville était remplie de
bruit et de tumulte , et dans toute la contrée que le convoi
devait parcourir le peuple accourait en foule pour être
témoin de ce spectacle extraordinaire. Au milieu du groupe
on voyait la possédée, pâle, amaigrie, les yeux fixes, le
regard terrible, poussant tour à tour des hurlements de
damnée et des plaintes navrantes. Elle arrive enfin au
terme du voyage, et dès le lendemain matin on se met à
l'œuvre. Lorsque le prêtre arrive avec la croix et le sel
bénit, la possédée devient calme et paisible, de sorte que
beaucoup des assistants la croient guérie. Mais le prêtre ,
plus expérimenté, commence les. exorcismes. Aussitôt le
démon s'écrie : « Arrête, prêtre, arrête. » Le prêtre con-
tinue ; le démon résiste. Une lutte terrible s'engage jusqu'à
quatre heures après midi. La femme est épuisée, elle res-
pire à peine. Le prêtre s'arrête un instant; mais l'abbé
rassemble tous les moines pour prier. On apporte le bras
de saint Gualbert : tous les jeunes gens qui étaient là en
foule peuvent a peine retenir la possédée. Enfin la puis-
sance du démon est brisée : il déclare qu'il va sortir, et
la femme est délivrée. (Hieron. Radiol., p. 392.)
Dans un voyage d'Angleterre à Tiele, un des passagers
devint possédé, et entra contre tous les autres dans une
404 LA POSSESSION DANS LES ORGANES DU MOUVEMENT.
telle fureur, qu'on prit le parti de l'envelopper dans une
peau de bœuf, que les Anglais nomment hudifac, et de l'y
retenir avec des cordes. Mais sa fureur continua; et il se
débattit avec tant de violence, que sur ses bras, à l'en-
droit où portaient les cordes qui le liaient, il se forma des
ulcères gros comme des œufs de poule. Malgré sa résis-
tance on le porta à Tiele dans l'église Sainte- Walburge,
et on le coucha sur les marches de l'autel. Pendant le ser-
vice divin sa fureur continua. Il devint plus tranquille à
complies, et resta ainsi jusqu'à la première heure du jour
suivant. Le lendemain, on dit la messe devant lui, on lui
donna le corps du Seigneur, et il fut guéri. [Act.Sanct., 25
febr.) Lors de la translation des reliques de saint Pré-
cordius, une grande multitude accourut amenant des
malades. Parmi eux se trouvait un possédé d'une ville
voisine. Vingt hommes très- forts veulent le descendre de
la voiture où il était, pour l'entraîner dans l'église; tous
leurs efforts sont vains : ils ne peuvent le faire avancer d'un
pas. Ils sont inondés de sueur; lui seul ne donne aucun
signe de fatigue ni de peine; et pourtant il y avait quatre
semaines qu'il n'avait ni bu ni mangé. C'était la veille de
la fête du saint; mais elle commençait déjà le soir. Le
castellan était présent avec beaucoup de moines. Quand il
vit ce dont il s'agissait, il dit à ses soldats : « Au secours !
car c'est vraiment un prodige qu'un seul soit plus fort que
tant d'hommes. » Tous, joignant donc leurs efforts, par-
viennent enfin à amener le possédé dans l'église , au mo-
ment où l'on chantait le répons de saint Précordius. Ils
retendent par terre devant l'autel malgré lui, et, le tenant
sous les pieds, ils l'engagent à invoquer Dieu et le saint.
Après être resté quelque temps dans cette position, et avant
LA POSSESSION DANS LES ORGANES DU MOUVEMENT. 405
la fin du répons, il demande à un frère son cierge. On le
lui donne, et on le conduit aussitôt au tombeau du saint.
Là il s'endort bientôt, et à son réveil il demande à manger.
On lui apporte du pain et du vin : il mange et boit, puis
s'endort, et reste ainsi toute la nuit, et le lendemain se
réveille guéri. [Ada Sanct., 1 febr.) Nous lisons dans la
vie de saint Hypace qu'on amena un possédé d'une telle
force que dix hommes ne pouvaient le tenir. Un jour que
les moines faisaient la sieste, il saisit un banc pour les
tuer tous pendant qu'ils étaient endormis. Heureusement
l'un d'eux s'éveilla j et tous les moines ensemble, au
nombre de trente -six, purent, quoique avec beaucoup
de peine, le prendre et le lier. L'un d'eux y perdit un
doigt.
Ce qui dans tous ces cas s'applique au système tout en-
tier des organes du mouvement s'applique aussi souvent
à certains organes particuliers du même système. Ainsi,
on amena à Vallombreuse une jeune fille de sept ans qui
était possédée. La puissance du démon se faisait sentir par-
ticulièrement dans sa tête; et elle était telle, que cette en-
fant déplaçait avec sa tête d'énormes pierres, et qu'un jour
elle renversa tous les hommes qui s'étaient assis autour
d'elle sur le tombeau de saint Gualbert, pour l'empêcher
de s'échapper. Puis elle se jeta en bas, lançant autour
d'elle des regards menaçants, les yeux enflammés, les
cheveux hérissés, la bouche écumante, la poitrine dé-
chirée, et provoquant à la lutte, tantôt chacun des assistants,
tantôt tous ensemble. Le prêtre qui raconte ce fait fit sur
elle le signe de la croix avec le bras du saint, et elle devint
plus tranquille. Comme on sonnait ïAmjeîus, le démon la
quitta au premier son de la cloche , en jetant un cri épou-
406 LA POSSESSION DANS LES ORGANES DV MOUVEMENT.
An t. Slav. van table. (Hier. Radiol., p. 41 3.) L'an 1445 , Antoine Slav,
qui était possédé, fut amené au tombeau de sainte Rose de
Viterbe.Il y fut tourmenté d'une manière extrêaie, et l'on ne
put parvenir à lui faire voir le corps de la sainte ni à lui
faire boire de l'eau qui avait touché celui-ci. On lui ouvrit
les dents avec un bâton plus gros que le doigt. Il le brisa
trois fois en le mordant, et en criant : « Malheur à nous!
nous descendons dans l'abîme. » {Ad. Sanct., 4 sept.) Jé-
rôme de Radiolo raconte qu'une possédée que l'on condui-
sait à Vallombreuse mordit la tête de celui qui la descen-
dait du mulet, avec une telle violence, qu'on ne put lui
arracher sa proie que par le signe de la croix.
Dans les faits que nous venons de raconter, lorsqu'il
est question de dix, vingt hommes, etc., ce nombre n'in-
dique pas un rapport exact avec la proportion des forces
employées ou nécessaires. Dans ces scènes tumultueuses,
les hommes s'embarrassent et se gênent mutuellement, et
sont les uns pour les autres un obstacle. Mais on ne peut
attribuer à un pur caprice le bruit et l'émotion qui met
en mouvement des contrées entières. On sentait alors qu'on
avait affaire à une puissance inaccoutumée; et la nécessité
d'employer de plus grands efforts dans un cas que dans
l'autre, pour vaincre la puissance que l'on voulait com-
battre, annonce que celle-ci ne se produit pas toujours
avec la même énergie. Cette puissance, au reste, porte
partout un caractère identique : c'est la haine et l'oppo-
sition contre l'Église et contre tout ce qui est sacré. On
attache ordinairement les possédés à l'une des colonnes ,
qui, appuyées sur les fondements de l'église, en soutiennent
la voûte, afin que ces paroles de Jésus- Christ : Les portes
de V enfer ne prévaudront point contre elle, trouvent ici
LA POSSESSION DAIS S LES ORG AISES DU MOUVEMENT. 40'
leur application. A Orléans un possédé nommé Madalbert Madalbert
ayant été enchaîné, rompt ses liens^ court dans l'église ^"^^^^^^
Saint -Benoit, s'y livrant aux accès de la plus aveugle
de l'église, et l'on commence les exorcismes. Il devient
plus furieux encore; carie démon qui le possède s'appelle
Légion. Il se roule autour de la colonne dans d'effroyables
contorsions; mais il ne peut ébranler cette puissance de
l'église^ plus forte que la sienne; car les saints combattent
contre les démons, comme nous le donne à entendre une
vision qu'eut en 1 136 un prieur de Juliers nommé Peter,
qui vit dans une extase des anges tenant l'étendard de la
Croix. Puis les démons accouraient et jetaient contre cet
étendard des lances de feu; mais les auges leur renvoyaient
des traits enflammés qui éteignaient leurs feux. Il en fut
ainsi dans ce cas^, et le possédé fut délivré. [Act. Sanct.,
20 mart.)
La même puissance qui détourne du bien et pousse au ^'^®
. possédée
mal peut aussi arrêter le penchant vers le bien et 1 horreur de Teimst
du mal , et comprimer ainsi dans l'homme tous les bons
éléments qu'il possède. L'an 1327, une possédée fut guérie
à Teimst, près du tombeau de sainte Amalberge. Voulant
s'en aller au bout de quarante jours, elle entra dans la cha-
pelle de la sainte pour prier; mais lorsque, après avoir fini
sa prièfre, elle voulut se retirer, elle tomba à terre comme
une pierre; tous ses membres furent liés, et elle resta
muette et les yeux fermés comme une morte. Lorsqu'elle
fut guérie, elle fit vœu de se consacrer pour toute sa vie au
service de sainte Amalberge, en restant près de son tom-
beau pour recevoir les offrandes des étrangers. Elle fut
reçue dans la maison des béguines, et là un grand nombre
408 LA POSSESSION DANS LES ORGANES DU MOUVEMENT.
de personnes purent voir que, toutes les fois qu'elle prenait
la résolution de s'en retourner, elle était renversée par
terre, et restait immobile, comme si elle eût rendu le der-
nier soupir, de sorte que quatre hommes des plus vigou-
reux ne pouvaient la relever. Ceci arriva plus de soixante
fois; et elle recouvrait l'usage de ses membres dès qu'elle
se repentait du dessein qu'elle avait formé. Il arriva même
quelquefois qu'elle ne put sortir de la chapelle pendant
deux jours et deux nuits, parce que son cœur endurci per-
sistait dans sa résolution. Sa mère affirma devant plusieurs
témoins qu'elle avait voué sa fille, corps et âme, à sainte
Amalberge dans sa jeunesse. [Acta Sanct., 10 jul.) On
pourrait être surpris de voir ici le démon produire des
effets contraires à sa nature; mais cette particularité peut
s'expliquer par le vœu que la reconnaissance avait inspiré
à cette jeune fille après sa guérison. Le démon, que ce vœu
avait éloigné d'elle, reprenait en quelque sorte les droits
qu'il avait usurpés sur cette jeune fille dès que celle-ci
chancelait dans sa résolution. Toutefois il est vrai que
presque toujours le démon agit dans son intérêt, et qu'il ne
contribue à la gloire de Dieu que d'une manière indirecte
et contre son gré, comme on le verra par les exemples
suivants.
L'an 1660, un prêtre vint réclamer les secours de Bro-
gnoli. Toutes les fois qu'il voulait dire la messe, son imagi-
nation était troublée de mille fantômes. Sa tête était appe-
santie, ses bras et ses mains étaient si faibles et si roides
qu'il ne pouvait qu'avec une peine extrême élever la sainte
hostie et le calice. A peine Brognoli se fut-il mis à l'œuvre
que le démon cria qu'il voulait tuer le prêtre, et en même
temps il s'avança contre lui les poings fermés; il n'osa
LA POSSESSION DANS LES ORGANES DU MOLVEMENT. 409
loutefois le toucher, et ne put lui faire aucun mal, quoi-
qu'il essayât de l'étrangler avec la ceinture qu'il portait
autour des reins. Sur l'ordre de Brognoli^ il fut obligé de
s'agenouiller devant le provincial et tout le couvent, de
courber la tête jusqu'à terre ^ d'ôter la ceinture du cou de
ce prêtre ;, et de le quitter enfin pour toujours. [Aîexica-
con, disput. 3;, n. 584.) Le démon saisissait souvent à la
gorge la bienheureuse Humiliana de Lerchis^ comme pour
l'étrangler. Ne pouvant y réussir, il lui liait les mains et
les pieds, de sorte qu'elle ne pouvait ni se tenir debout ni
se mouvoir, et qu'elle semblait vêtue d'une robe de plomb.
Si elle avait le temps de se prémunir du signe de la croix,
elle pouvait éloigner d'elle le démon; sinon, elle devait
s'abandonner avec patience à la volonté de Dieu. {Act.
Sanct., 19 mai.)
Dans le nord de l'Angleterre vivait un pauvre homme un possédé
qui, ne pouvant supporter son indigence, avait imploré le ^^" P^^j^
secours du démon . Plus tard , repentant de son crime, il
découvrit à un ami sa triste position et le bon propos qu'il
avait formé. Le démon lui apparut alors sous une forme
qui lui était bien connue , lui reprocha sa trahison , et le
menaça des plus terribles châtiments s'il persévérait dans
son dessein. Cet homme, ayant observé que le démon ne
discernait les pensées de son cœur que lorsqu'il les mani-
festait par quelque signe extérieur, lui cacha pendant quel-
que temps son repentir et son propos, et prit secrètement
le chemin qui conduisait à l'ermitage de saint Ulrich, le-
quel menait la vie solitaire à Halesburg, à trente milles
d'Excester. 11 était arrivé au ruisseau qui coule près de
Halesburg, lorsque le démon se précipita sur lui au milieu
de l'eau, et lui dit tout en colère : « Traître ! quel est ton
410 LA POSSESSION DAISS LES ORGANES DU MOUVEMENT.
dessein? Tu veux renoncer à l'alliance que tu as contractée
avec moi; mais tu n'y réussiras pas, et je vais te faire
payer, en te noyant ici, la double trahison que tu as com»
mise , contre Dieu d'abord en renonçant à lui , et contre
moi, à qui tu veux renoncer maintenant. wEn même temps
le diable le saisit, de sorte qu'il ne pouvait ni avancer ni
s'échapper d'aucun côté. Pendant que ceci se passait au
milieu du ruisseau, l'homme de Dieu, le voyant dans une
vision, appela un prêtre nommé Britherik, et lui dit :
« Allez vite prendre une croix et de l'eau bénite, et cou-
rez vers un homme que le démon tient lié au milieu du
ruisseau. » Le prêtre accourut, aspergea cet homme avec
de l'eau bénite; et aussitôt le démon prit la fuite, et cet
homme put aller trouver le saint. Mais le diable le suivait
de loin et lui prit la main gauche. L'homme avertit aussi-
tôt le saint , qui lui prit la main droite. Le diable le tirait
de toute sa force ; mais Ulrich, le tenant d'une main, lui
aspergeait de l'autre le visage d'eau bénite : il chassa ainsi
le diable de sa cellule. Cet homme repentant, et ayant fait
une bonne confession, vit dans l'hostie, pendant qu'on lui
donnait la sainte communion, le corps de Notre-Seigneur
sous, une forme sensible. Le saint lui ayant demandé s'il
croyait de tout son cœur, il répondit : « Oh ! oui , je crois;
car, quoique misérable et pécheur, je vois en vos mains
le corps et le sang de mon maître. — Que Dieu soit béni,
répondit le saint; prions-le donc que vous soyez digne de
le recevoir sous la forme ordinaire. » La chose eut lieu en
effet, et le saint renvoya cet homme fortifié dans la foi.
(Act. Sanct., 20 febr.)
LA POSSESSION ALTÈRE LE SYSTEME MOTEUR. 411
CHAPITRE XVIII
.^Itération dans la constitution et les qualités du système moteur. La
possession change quelquefois le centre de gravité, la direction des
courants vitaux, substitue la gauche à la droite, le bas eu haut.
Ces états singuliers ont pour cause physique une altération pro-
fonde du système nerveux. Souplesse extraordinaire du système mus-
culaire dons la possession.
Si la possession peut modifier dans leur intensité les
divers systèmes de l'organisme qui servent d'instruments
à la volonté pour exécuter ses ordres ; si elle peut , par
une surexcitation diabolique;, développer leur énergie au
delà des bornes naturelles, ou l'alYaiblir, au contraire, de
manière à les rendre impuissants, elle peut aussi en altérer
la constitution et les qualités, et en troubler ainsi les di-
verses fonctions. Cette altération se manifeste ordinaire-
ment par des crampes et des convulsions plus ou moins
violentes, qui portent dans l'organisme une perturbation
profonde, y eifacenlplus ou moins l'image de Dieu, et ren-
versent jusqu'à un certain degré Tordre que sa providence
y a établi. Lorsque cet ordre est intact, l'homme porte
avec une sorte de fierté la tête en haut, comme pour rece-
voir d'une manière plus prochaine les influences célestes;
et il foule de ses pieds la terre, comme quelque chose de
vil et qu'il doit mépriser. Aussi un des premiers carac-
tères de la possession est de changer cet ordre, de courber,
pour ainsi dire, la tête de l'homme vers les régions infé-
rieures, et d'élever en haut ses pieds, comme pour lui faire
fouler avec dédain le ciel, où sont ses espérances et sa
gloire. Nous avons aujourd'hui même un exemple frappant
412 LA POSSESSION ALTERE LE SYSTEME MOTEUR.
de celte anomalie ; car il existe en ce moment à Rome (1)
une possédée qui, toutes les fois que son accès la prend, se
couche sur le dos, levant en haut les jambes. Il est arrivé
même plusieurs fois qu'elle a pu se tenir tout à fait droite,
appuyée seulement sur la vertèbre du cou ou sur le crâne,
et ayant les pieds tout à fait dressés vers le ciel.
Saint Paulin, prêchant pour la fête de saint Félix de
Noie, parle d'un possédé qui, étant saisi du démon près du
saint, en présence de tout le peuple, se tenait la tête en
bas et les pieds en haut. Puis il ajoute : « Ce qu'il y eut de
plus remarquable, et ce qui témoigne d'une manière sen-
sible de la présence du saint, c'est que les vêtements de ce
possédé ne tombèrent point dans ce renversement des mem-
bres, mais gardèrent la disposition qu'ils avaient aupara-
vant, comme s'ils eussent été collés sur son corps. Sulpice
Sévère, dans son troisième dialogue sur la vie de saint
Martin , raconte un fait du même genre. Scaliger raconte
aussi de cette sœur Eustochie, dont nous avons parlé plus
haut, qu'un jour le démon lui arracha du gosier les saintes
parcelles qu'elle venait de recevoir, les plaça sur l'aulel,
s'agenouilla trois fois devant elles, puis que, selon sa cou-
tume, il renversa le corps de cette sœur en lui mettant la
tête en bas.
Ce qui produit cette anomalie, c'est incontestablenicnt
un changement dans le centre de gravité. Dans la révolu-
tion de la terre, il y a deux centres de gravité, dont l'un
gît dans l'intérieur de la terre elle-même, l'autre dans le
soleil. C'est le jeu mutuel de ces deux centres de gravité
qui règle et détermine tous les mouvements et les oscilla-
(1) L'auteur écrivait en 18i!i2.
LA POSSESSION ALTÈRE LE SYSTÈME MOTEUR. 413
tiens des forces magnétiques et électriques, centripètes et
centrifuges, et des fluides calorique et lumineux. 11 y a
aussi dans la vie organique deux centres de gravité qui
semblent placés au milieu de tous les rayonnements. L'un
gît dans le fond le plus intime du système ganglionnaire ,
l'autre dans le cerveau et au milieu du système nerveux
supérieur. C'est entre ces deux points que s'accomplit le
jeu de la vie, avec tous ses mouvements, toutes ses oscilla-
tions, depuis la pensée la plus claire jusqu'aux rêves les
plus obscurs, depuis les mouvements volontaires et réflé-
chis jusqu'à cesmouvements involontaires du somnambule
pendant la nuit. Mais le jeu de tous ces mouvements qui
constituent la vie se rattache par des liens intimes et mys-
térieux au mouvement de la nature physique et extérieure,
avec cette différence toutefois que la créature raisonnable
peut, en abusant de sa liberté, se séparer jusqu'à un cer-
tain point de l'ordre naturel établi de Dieu. Mais alors elle
rencontre un autre ordre d'une nature plus élevée, qui
l'attire avec une souveraine énergie, vers lequel elle gra-
vite incessamment et dans lequel elle est comme enlacée.
Cet ordre, c'est l'ordre moral. Et de même qu'elle est liée
au monde matériel par la nécessité physique, ainsi se trou-
ve-t-elle liée au monde supérieur par une nécessité morale.
Ce dernier a, comme le monde physique, deux centres de
gravité entre lesquels il oscille perpétuellement, à savoir
le bien et le mal. Chacun de ces deux centres se révèle au
dehors d'une manière symbolique par des tendances di-
verses, car l'un tend en haut, et l'autre en bas. Ce double
centre se retrouve dans l'être double de l'homme, qui,
placé, pour ainsi dire , entre le monde supérieur des es-
prits lumineux et le monde inférieur des esprits ténébreux.
414 LA POSSESSION ALTÈRE LE SYSTÈME MOTEUR.
peut tendre la main aux uns ou aux autres, et ouvrir son
âme et son corps aux influences qui de ces deux côtes
cherchent à pénétrer en lui. 11 peut se rattacher à l'un ou à
l'autre de ces deux centres de gravité du monde moral :
tout dépend pour lui de la direction qu'il donne à sa volonté
et à ses efforts. Or cette différence dans ses tendances et
ses aspirations se manifeste au dehors par une sorte de
symbolique vivante; car le rhythme et l'harmonie des
mouvements qui constituent le jeu de la vie se conforment
ordinairement au rhythme de ces mouvements plus in-
times dont se compose la vie morale de l'homme. Aux
deux points extrêmes de celle-ci nous trouvons l'extase et
la possession ; et c'est aussi dans ces deux états que cette
symbolique s'exprime de la manière la plus frappante, et
que l'on peut étudier dans leurs manifestations les plus
sensibles l'opposition de ces courants contraires qui nous
emportent dans des directions si opposées.
État Nous avons en ce moment sous les yeux un type remar-
singuiier quable de l'un de ces états : c'est un ecclésiastique d'un
d un prêtre ^ ^
vivant caractère irréprochable, d'une intelligence supérieure, dont
encore. ^q^[q 1^ yjg g'gg^ passée, pour ainsi dire , dans ces régions
mystérieuses, et qui a observé d'un œil attentif tous les
divers phénomènes qui s'y produisent. Dès sa première
jeunesse, une éruption se manifesta sur ses mains; et pour
se guérir il eut recours aux bains froids de rivière. Comme
il prenait un jourson bain, la bataille deLandshut s'engagea
tout à coup près de lui. Par suite de l'effroi dont il fut saisi,
l'éruption disparut subitement. A partir de ce moment, il
lui resta un malaise qui augmentait notablement lorsqu'il
se trouvait en présence de possédés ou d'autres personnes
attaquées de maladies mentales. La nature physique était
LA POSSESSION ALTÈRE LE SYSTÈME MOTEUR. 415
certainement pour beaucoup dans cet état. Ainsi il ne pou-
vait souffrir aucunement l'approche d'un certain prêtre
dont il connaissait cependant la piété^ tandis que d'autres
ecclésiastiques lui faisaient du bien quand il les voyait; et
l'évêque Sailer de Ratisbonne était celui dont la présence
lui était le plus agréable. S'il reçoit de quelque personne
une mauvaise influence^ il le sent aussitôt par un certain
tiraillement qu'il éprouve dans le pied gauche ; et de là
part un courant qui monte vers la moelle épinière et l'occi-
put, et qui, passant par-devant, se porte sur les yeux et
sur le front. Les yeux deviennent alors rouges et enflés :
une douleur cuisante pénètre à travers les nerfs moteurs
de la bouche, vers la lèvre supérieure et les muscles voi-
sins, de sorte qu'il peut à peine parler. Souvent le cou-
rant part du cœur, et s'élève ensuite des deux côtés vers
les tempes, où semblent se former deux ouvertures.
Une paysanne qui le servait, s'étantmise au lit après un
bain, se sentit la tête lourde, et tomba dans de violentes
convulsions. Elle se fit mettre sur la tête un morceau de
chair de canard. Le lendemain matin elle se trouvamieux,
mais le morceau de chair était devenu sec et ridé. Mis dans
l'eau, il devint noir, et il en sortit une matière sanguino-
lente et purulente. Le prêtre, ayant remarqué la chose,
essaya la chair de canard comme un préservatif contre les
influences défavorables. Il se mit sur le creux de l'estomac
un morceau de cette chair enveloppé dans de la toile. Ce
moyen lui réussit parfaitement dans une circonstance assez
singulière. Une paysanne, ayant perdu son fils et le croyant
damné, vint à lui pour lui confier sa peine. La douleur
avait altéré profondément ses traits; et, quand elle fut
partie, il remarqua que son corps exhalait une odeur in-
416 LA POSSESSION ALTERE LE SYSTÈME MOTEUR.
supportable. C'était le morceau de chair de canard, qui,
jeté dans l'eau, devint tout à fait noir. A partir de ce
moment, il continua l'usage de ce moyen, dont il
éprouva les plus heureux effets. Il attribue au même prin-
cipe l'efficacité des anciennes amulettes faits avec de la
peau de vipère.
Cependant son mal augmentait : il paraissait avoir son
siège dans les intestins ; de là il montait à la tête, et alors
ses yeux et ses joues enflaient; ses forces étaient comme
liées et assoupies, et le malade souffrait de grandes dou-
leurs. Ce courant de bas en haut se manifestait dès qu'il
commençait à dire la messe , et il éprouvait une telle ré-
pugnance qu'il avait peine à l'achever. Il en était ainsi jus-
qu'à la consécration : à partir de ce moment, un courant
contraire se manifestait, et atteignait son plus haut degré
au moment de la communion; puis l'équilibre s'établissait
entre ces deux soi'tes de courants, et il recouvrait la séré-
nité. Il éprouvait la même chose par l'usage des sacramen-
taux, lorsque, par exemple, il faisait le signe de la croix
avec de l'eau bénite; aussi avait-il coutume de bénir tout
ce qu'il prenait. Les choses en vinrent au point que ses su-
périeurs durent lui défendre tout commerce avec les pos-
sédés. Il ne pouvait pas même parler de ces choses sans pro-
voquer aussitôt les courants dont nous venons de parler. Il
eut enfm recours aux moyens physiques, et alla passer
cinq semaines dans un lieu de bains sulfureux. Des érup-
tions considérables parurent aux lombes et aux pieds, et
un mieux sensible se déclara. Pendant sa maladie, il voyait
souvent la nuit des images et des fantômes; il entendait
frapper, donner des coups, et tout cela disparaissait avec
le signe de la croix. Tous ces symptômes disparurent, et
LA POSSESSION ALTÈRE LE SYSTÈME MOTEUR. 417
ne revinrent que de temps en temps, mais dans un degré
beaucoup plus faible.
Une fois que le rapport fondamental est altéré dans
l'homme ;, tous les autres le sont plus ou moins après lui.
Si la partie supérieure du corps a, comme symbole ;, une
signification plus élevée que la partie inférieure, il en est
de même du côté droit comparé au côté gauche, et c'est
pour cela que tous les signes faits au nom du Seigneur
ont un rapport avec le côté droit. A ce point de vue, la
gauche désigne la misère de l'homme; la droite signifie,
au contraire, sa gloire future : celle-là indique la vie pré-
sente, ses maux, ses soucis et ses peines; celle-ci la vie
future et ses biens incomparables. Aussi l'Évangile nous
représente les réprouvés à la gauche, et les élus à la droite.
La gauche signifie donc les ténèbres et l'état où nous
avons été autrefois, nous, enfants de colère et de malé-
diction. La droite signifie la lumière et l'état des enfants
de Dieu, objet de son amour et de ses miséricordes. De
même donc que le Sauveur est descendu du ciel sur la
terre, et qu'il a passé des Juifs, aux païens, pour nous
transporter des ténèbres à la lumière; ainsi, lorsque nous
faisons le signe de la croix, nous portons la main d'abord
à gauche, et ensuite à droite, pour exprimer par le nom
du Saint-Esprit l'accomplissement de cette œuvre de mi-
séricorde.
La droite a aussi le rang sur la gauche dans la symbo-
hque des vieux usages du droit. Dans les tribunaux ro-
mains, l'accusé et son avocat étaient placés à la gauche du
juge, et l'accusateur à la droite. De même aussi , dans le
droit saxon , on prenait possession d'un objet, d'un che-
val, par exemple, en mettant le pied droit sur le pied
418 LA POSSESSION ALTÈRE LE SYSTÈME MOTEUR.
gauche du cheval, et en lui prenant l'oreille droite avec la
main gauche. Mais cette opposition de droite et de gauche
est surtout sensible dans les mains , dont l'action a donné
naissance au mot allemand handlung et à ses nombreux
composés. Ce mot ne saurait être mieux traduit en fran-
çais que par celui d'action pris dans le sens le plus élevé.
La main , en efïet , joue le principal rôle dans cette sym-
bolique animée qui s'exprime par les gestes , et est quel-
quefois plus significative que la parole. Les doigts même
ont chacun leur signification , et les signes divers qu'ils
expriment ont fourni la matière d'un livre imprimé à
Leipzig et Eisenach en 1757, sous ce titre: Traité des
doigts , de leurs fonctions et de leur signification symbolique.
Les quatre points cardinaux ont aussi une signification
mystique, dont on trouve des traces dans les livres saints,
dans les ouvrages des Pères et dans plusieurs usages de
l'Église. Saint Ambroise , expliquant le chapitre Vï du
prophète Amos, dit : « Dans les mystères, nous renonçons
« d'abord à celui qui est dans l'Occident, et nous mou-
« rons à nous-mêmes et au péché; puis, tournés vers
« l'Orient, nous faisons un pacte avec le Soleil de justice,
« et nous promettons de le servir. » — Or tous ces rap-
ports, qui ont un fondement réel dans la nature des
choses, et qui s'expriment au dehors par divers symboles,
le démon les change et les altère d'une manière plus ou
moins profonde dans la possession , conservant ainsi jus-
que dans les moindres détails ce caractère d'opposition qui
lui a fait donner dans les livres saints le nom de contra-
dicteur ou d'adversaire , parce que toute son occupation est
de contredire l'œuvre de Dieu, et de chercher à boule-
verser les rapports qu'il a établis.
LA POSSESSION ALTÈRE LE SYSTÈME MOTEUR. 419
Nous lisons dans la Vie de saint Wulstan {Act. Sanct.,
19 jan.) qu'on amena près de son tombeau un homme
chez qui le démon eiitrait et sortait par le petit doigt de la
main droite, et qui fut guéri en touchant sa châsse. On
amena dans l'église Saint - Procope un homme possédé
du démon et qui ne pouvait se tenir ni debout , ni assis,
ni marcher, ni rester tranquille. En entrant dans l'église ,
il étendit les bras comme pour voler; puis, poussant des
cris terribles, il allait à reculons, courant ainsi autour de
l'église sans se reposer. Le jour de la fête du saint, il en-
tendit la messe à son tombeau, et fut déhvré. {Acta Sanct.,
4 jul.) Une vieille femme vint à Vallombreuse dans un
état de fureur telle, qu'on ne pouvait la tenir. L'exorcisme
augmentait plutôt les forces du démon qui la possédait
qu'il ne les diminuait ; de sorte que les moines, effrayés,
renoncèrent à l'exorciser davantage. Dès lors elle se mit
à tourner en cercle en poussant d'affreux rugissements.
L'abbé ordonna à l'un des frères de l'exorciser jusqu'à ce
que l'esprit mauvais fût chassé. Les exorcismes furent
continués au point de fatiguer et ceux qui les pratiquaient
et celle qui les subissait, et le démon dut enfin céder la
place.
Ces crises diaboliques s'annoncent quelquefois par des Madeleine
Lieder
crampes et des tremblements qui parcourent l'organisme
tout entier, et l'ébranlent jusque dans son fond. L'an
4 605, une femme nommée Madeleine Lieder, de Lewen-
burg, en Saxe, fut possédée du démon. Quelquefois elle
était enroulée comme une pelote, de sorte que sa tête
touchait ses genoux, et qu'elle ne pouvait remuer aucun
membre-, puis, dans cette position, elle était jetée en l'air
d'une manière incompréhensible. D'autres fois elle se te-
420 LA POSSESSION ALTÈRE LE SYSTEME MOTEUR.
nait sur les talons; puis, se renversant en arrière, elle
était jetée la tête et le visage contre terre; de sorte que le
dos formait avec les pieds comme .un arc ; ou bien elle
était placée sur le dos, et tenait pendant une demi-heure
ou une heure élevés en Fair les bras et les jambes entrela-
cés les uns dans les autres, de sorte qu'on ne pouvait plus
les séparer. Tantôt les yeux lui sortaient de la tête gros
comme des œufs de poule, et tantôt, sa taille s'allongeant
outre mesure, elle touchait de sa tête le plafond. Quel-
quefois elle arrachait avec ses dents de gros morceaux de
la muraille. D'autres fois son visage se contournant regar-
dait le dos, soit à droite, soit à gauche; sa tête ballottait
çà et là , et sa langue sortait de sa bouche longue d'un pied
et noire comme un charbon. Mais surtout lorsqu'elle vou-
lait prononcer le nom de Jésus, elle était renversée par
terre d'une manière affreuse, et elle devenait plus calme
dès qu'elle cessait de prier ou qu'on parlait de choses pro-
fanes. Satan dit plusieurs fois par sa bouche, que Judas,
Pilate, Hérode, Faust, Scot étaient ses meilleurs amis.
Souvent sa langue était collée entre ses dents , et aucun
instrument ne pouvait la mettre en mouvement. Souvent
aussi elle était forcée de rester assise un temps assez consi-
dérable, la bouche ouverte, haletant comme un chien et
se mordant les bras.
Pendant tout le temps qui s'écoula de la Chandeleur à
l'Ascension, le démon ne cessa d'inventer chaque jour
quelque nouveau tour. Mais sa fureur sembla auguienter
du 25 avril au 7 mai. Presque tous les jours dans l'église,
pendant le service divin , lorsque la jeune fille voulait
élever les mains pour prier devant le grand autel , il les lui
fermait tout à coup et les serrait tellement qu'elles deve-
LA POSSESSION ALTÈRE LE SYSTÈME MOTEUK. 421
liaient noires comme dans la gangrène ;, et dures comme
de l'acier; et les hommes les plus forts ne pouvaient, en
employant toute leur énergie, ni les disjoindre ni même
remuer un seul doigt. Puis tout d'un coup il les séparait
avec violence, et lui tordait les bras d'une manière si af-
freuse, qu'ils en gardaient les traces. Quelquefois il les
tenait une heure de temps au-dessus de sa tête , entrelacés
l'un dans l'autre, et il était alors impossible de les abaisser.
Il faisait la même chose avec les jambes. Souvent il lui at-
tachait les deux pouces en forme de croix, et les pressait
si fort contre la bouche pendant une demi-heure de temps
qu'elle ne pouvait respirer. Xu milieu de ces tourments ,
la jeune fille perdait ordinairement la voix; mais elle en-
tendait, possédait toute sa raison, et témoignait par ses
gestes qu'elle souffrait des douleurs intolérables. Lorsqu'on
la voyait ainsi assise devant le grand autel , avec les bras et
les mains entrelacés sur sa tête , ou qu'on l'emportait hors
de l'église, tous les assistants étaient saisis d'une indicible
horreur. Souvent le démon, arrondissant sa main, ren-
dait par elle des sons comme ceux d'une trompette ;
d'autres fois il poussait par sa bouche , et sans interruption
pendant une heure de temps , des éclats de rire affreux et
moqueurs, qu'on entendait à plusieurs maisons de dis-
tance. {Dœmonoinania , Tohiàs SeiWer ; 1605.)
Nous Usons dans les Actes des Saints , 9 septembre , Un possédé
qu'un jeune homme de Montfaucon qui était possédé Montfaticon,
vint à Gorze , près de Metz , où étaient les reliques de saint
Gorgon , et y resta sept jours et sept nuits criant et tem-
pêtant comme un furieux. Il n'avait pas plus de respect
pour Dieu dans l'église que dans les autres lieux. Pendant
le service divin, il semblait redoubler de fureur, hurlait,
12*
422 LA POSSESSION ALTÈKE LR SYSTÈME MOTEUR.
grinçait des dents, frappait, mordait, déchirait ceux qui
lui tombaient sous la main , et crachait sur les autels. Jeté
par terre, il balayait le pavé de l'église avec ses mains,
aussi fort que si elles eussent été de pierre. Puis il se pliait
et s'enroulait comme une anguille ; de sorte que sa tête lui
pendait au bas des reins. C'était compassion de le voir se
tourmenter lui-même comme s'il eût été poussé par toutes
les furies de l'enfer, sans ressentir le mal qu'il se faisait. Il
fut enfin guéri le septième jour. Comme il courait autour
de l'église pendant la messe, il arriva à l'endroit où était
le siège de l'abbé. A ce siège était suspendue, selon la
coutume, une petite couronne d'argent avec un cierge.
11 saisit le cierge, brisa la chaîne d'argent en mille mor-
ceaux , et la jeta sous ses pieds. On la lui arracha, et il fut
délivré. C'est alors qu'il commença de sentir les douleurs
que son mal lui avait causées, ce qu'il fit assez connaître
par les plaintes et les gémissements qu'il poussait.
On amenaun jour un possédé nommé Timothée à l'abbé
Ennecon, qui gouverna de l'an 1038 à 1057 le couvent
d'Ognate, situé non loin deBriviesca,dansla Vieille-Castille.
Le démon poussait cet homme à se frapper sans cesse la tête
contre la muraille. Il lui en était résulté des blessures très-
dangereuses, où les vers s'étaient engendrés. Ennecon fit
sur lui le signe de la croix ; le démon sortit à l'instant, et
ses blessures guérirent aussitôt sans laisser de cicatrices.
[Act. Sa7ict. , 1 jun. ) Tous ces états ont une base naturelle
et commune , c'est-à-dire un système nerveux profondé-
ment altéré. Lorsque ce système est bien constitué, il res-
semble à un navire bien bâti et bien équipé , et muni de
tous ses agrès ; il obéit à la volonté du pilote qui tient le
gouvernail : mais si l'équilibre est rompu, si les forces qui
LA POSSESSION ALTERE LE SYSTÈME MOTEUR. 423
résident dans ce système perdent leurs proportions , tout
chancelle autour de cette colonne qui soutient l'organisme
tout entier, et qui est elle-même ébranléa. Le corps res-
semble à un navire échoué dans la tempête, et devient la
proie des puissances étrangères quiveulents'emparerde lui.
Ces puissances peuvent être naturelles, et alors elles do-
minent et s'approprient l'organisme qui devait les dominer
au contraire. En se l'appropriant ainsi, elles le soumettent
à la loi de la nécessité, laquelle ne connaît point l'opposi-
tion du bien et du mal, du divin et du profane ; et c'est là
précisément le caractère auquel on peut discerner si ces
puissances sont purement naturelles, ou si elles sortent du
domaine de la namre. Si, dans les phénomènes qui se pro-
duisent au dehors, cette opposition du bien et du mal de-
vient sensible , c'est un signe que les puissances infernales
y ont une grande part. Souvent, comme nous l'avons dit
plus haut, le mal est purement naturel dans ses commence-
ments, et passe par une transition plus ou moins prompte
à l'état satanique. Cette transition est très-sensible dans un
fait qui nous est raconté par Fern-élius [de Abditis rerum
Causis, lib. II, cap. 6.)
Un jeune homme souffrait d'une maladie qui de temps
en temps lui remuait convulsivement tantôt le bras gauche, racontée
tantôt le droit, tantôt le doigt seulement, et qui d'autres pernélius.
fois agitait si violemment le corps tout entier, que quatre
hommes pouvaient à peine le tenir. La tête cependant^ la
langue, l'esprit et tous les sens restaient libres au milieu
des plus violents accès. 11 en avait dix au moins chaque
jour. Dans les intervalles, il n'éprouvait aucun mal, mais
seulement un grand épuisement. Il était impossible d'attri-
buer ces symptômes àl'épilepsie; on crut donc que c'était
Histoire
424 LA POSSESSION ALTÈRE LE SYSTÈME MOTEUB.
une consomption de la moelle épinière. On prescrivit des
purgatifs, des frictions, des emplâtres, des fomeiitations
dans les endroits oùles nerfs prennent leur origine. Comme
tous ces moyens produisaient peu d'effet, on provoqua des
sueurs abondantes, qui ne réussirent pas mieux, parce que,
ajoute le rapporteur, nous étions loin de la vraie cause du
mal. Vers le troisième mois, le démon se trahit; car le
malade se mit à parler grec et latin, quoiqu'il ne sût ni
l'un ni l'autre. Il se moqua des médecins, se vantant de
les avoir trompés. Toutes les fois que le père du malade
visitait son fils, celui-ci criait lorsque son père était encore
très-loin : ce Arrêtez-le, ne le laissez pas venir, ou bien
ôtez-lui la chaîne qu'il a au cou. « Le père, en effet, por-
tait sur lui l'image de l'archange saint Michel, car il était
chevalier de l'ordre français qui porte ce nom. Si on parlait
devant lui de choses concernant l'Église ou la piété, tout
son corps frissonnait. Comme on lui demandait qui il était
et au nom de qui il agissait, il répondit qu'au dedans
il y a plusieurs demeures où il se cache, passant de l'une
à l'autre. On voit ici le développement lent et progressif
d'une maladie qui, d'abord toute physique, passe après
quelque temps dans le domaine moral et à l'état diabo-
hque.
Le système moteur acquiert souvent dans la possession
une souplesse extraordinaire. On amena enchaînée à saint
Sauveur de Horta une possédée; mais, malgré tous les
possédée efforts, on ne put la faire entrer dans l'église; caries
par^ saint démons brisèrent les liens qui la retenaient, déchirèrent
Sauveur ^^g i^^bits, et l'emportèrent sans qu'on pût découvrir le
lieu où elle était. Le saint, étant arrivé et ayant su ce qui
s'était passé , dit à ces hommes qu'ils la retrouveraient
LA POSSESSION ALTÈRE LE SYSTÈME MOTEUR. 425
SOUS un tas de bois de construction. Ces hommes avaient
peine à croire qu'elle pût s'être glissée sous une masse
de bois qui ne laissait aucun passage, et ne pouvaient se
résoudre à le déplacer pour la chercher. Ils obéirent ce-
pendant, et la trouvant nue, placée entre deux morceaux
de bois, ils lui dirent, comme on le leur avait commandé :
(( Le frère Sauveur vous ordonne de venir le trouver. »
Elle obéit : on lui mit ses vêtements, et on l'amena de-
vant le saint. Les démons la quittèrent avec un grand
bruit; mais elle était extrêmement faible et plus morte
que vive : le saint lui donna à manger, et elle fut parfai-
tement rétablie.
Cette souplesse du système moteur se répand quelque-
fois jusque dans le domaine moral, et donne au caractère
cette flexibilité qui porte à l'hypocrisie, et qui prend tous
les moyens pour arriver à son but. Le penchant au suicide
se retrouve assez souvent aussi chez les possédés. Une
jeune fille de Pérouse veut se jeter dans le feu et dans l'eau;
elle a horreur de la croix, et ne peut souffrir qu'on en fasse
le signe sur elle. Elle fut guérie par le bienheureux Gilles,
frère mineur. [Act. Sanct., 23 april.) Bocamo de Senilo
raconte qu'étant allé une fois dans une forêt avec une jeune une autre
fille pour \ chercher du bois, celle-ci, s' étant mise à chan- §"^"^
f - ' ■' au tombeau
ter et à badiner avec d'autres, devint aussitôt possédée. Elle de saint
, ^ -, , , , , j.. .. Ambroise
commença tout d un coup a bégayer, et perdit ensuite ^e Sienne.
tout à fait la voix. Étant arrivée à un ruisseau, elle voulut
s'y jeter, et l'on eut beaucoup de peine à la retenir; elle
s'était même blessée en se débattant contre ceux qui la
tenaient. Puis son visage pâlit, et elle devint froide comme
une morte. La gorge et le ventre lui enflèrent d'une ma-
nière prodigieuse; elle poussait avec cela des hurlements
426 LA POSSESSIOIS ALTKRE LE SYSTEME MOTEUR.
affreux , et de sa bouche ouverte sa langue sortait dans
toute sa longueur. On lui fit le signe de la croix près du
tombeau de saint Ambroise, on la recommanda au saint;
et elle fut aussitôt guérie. {Miracuîa sancti Amhr. Senen,.
c. 19.)
Un possédé est amené par force au tombeau de saint
Quirinus, à Tegernsée. Il s'arrache des mains de ceux qui
le tiennent, et fuit dans les montagnes. Il erre comme un
vagabond sur les Alpes au milieu des bergers. Étant entré
dans une hutte, il se met devant le feu pour réchauffer ses
membres engourdis. Tout à coup il se jette au milieu des
flammes, et il n'en sort qu'avec des plaies profondes; mais
il en sort en même temps parfaitement libre, et raconte
qu'il a vu le saint descendre, après quoi le démon s'était
Jacques jeté dans le feu. {Ad. Sanct., 25 mart.) Un enfant nommé
de Pérouse. Jacques de Pérouse et possédé se jetait dans le feu, frap-
pait la terre, mordait les pierres jusqu'à s'arracher les
dents, se déchirait la tête de "telle sorte que son corps était
tout sanglant. Sa langue sortait de sa bouche, et ses mem-
bres étaient tellement pelotonnés que souvent ses talons
touchaient à son cou. Il avait chaque jour deux accès de
cette sorte, et deux hommes forts ne pouvaient l'empêcher
de mordre ses vêtements. Les médecins les plus célèbres
furent consultés, mais ne purent rien contre ce mal. Enfin
Guidolati, son père, s'adressa à sainte Claire, et l'ayant
mis sur son tombeau, il obtint aussitôt la guérison de son
fils. [Act. Sanct., 12 aug.)
Sainte Les possédés abusent souvent de cette énergie du sys-
Eustochie. ^^^^^^ musculaire en la tournant contre eux-mêmes,
comme cet enfant de Pérouse dont nous venons de parler.
Saligario raconte de la bienheureuse Eustochie que le dé-
LA POSSESSIOIN ALTERE LE SYSTEME MOTEIR. 427
mon l'avait souvent blessée, et qu'une ibis surtout, pen-
dant qu'elle était renfermée dans sa chambre, il prit un
couteau et lui entama fortement la chair au-dessus du
cœur. Tout ce que les possédés entreprennent dans cet
état de paroxysme est attribué justement à l'esprit qui les
possède. C'est lui qui parle par leur bouche, qui remue
leurs membres, qui les pousse à se jeter dans le feu ou
dans l'eau. Ainsi, dans ce dernier cas, quoique que ce fût
Eustochie elle-même qui prît le couteau et se blessât pres-
que mortellement, elle agissait comme instrument d'une
puissance étrangère, à laquelle elle ne pouvait résister.
Peut-être était-elle en cette circonstance guidée aussi par
la pensée confuse qu'elle servait par là d'instrument pour
la punition du démon lui-même. Celui-ci, selon le rapport
de Saligario, proférait souvent d'horribles malédictions,
et faisait ici, comme partout, le plus de mal qu'il pouvait.
Mais il plut enfin à la bonté divine, peut-être pour forti-
fier la foi d'Eustochie, d'arrêter ce blasphémateur. Un
jour donc qu'il était dans une fureur plus grande que de
coutume, et qu'il s'efforçait de lui faire beaucoup de mal
et de lui déchirer la chair, il commença tout à coup à
hurler comme s'il eût été tourmenté d'une manière af-
freuse. Et ceci arriva, comme il l'avoua lui-même, pour
le punir des blasphèmes qu'il avait si souvent vomis.
Aussi fut-il plus réservé dans la suite, et il n'osa plus
blasphémer. (Saligario^ Memorie délia beata Eustochia,
p. 33.)
Dans ces cas, il la mettait ordinairement nue, après
lui avoir arraché son scapulaire et l'étofTe qui lui cou-
vrait la poitrine; puis il lui serrait la gorge comme pour
l'étrangler. C'est ce qui arriva un jour où les sœurs du
428 LA POSSESSION ALTÈRE LE SYSTEME MOTEUR.
couvent;, entendant un bruit inaccoutumé, la trouvèrent,
après l'avoir longtemps cherchée, dans une chambre fermée,
qu'on fut obligé de faire ouvrir par un serrurier. Elle était
là, dans un coin, nue et presque morte. Le démon avait
voulu la tuer en effet; et comme il n'avait pu \ réussir,
il s'était mis à lui mutiler la chair, ce qu'il continua de
faire jusqu'à la mort d'Eustochie. {Idem, p. 75.) Dans les
commencements de sa possession, lorsque le diable croyait
encore avoir sur elle une grands puissance, il disait or-
gueilleusement à son confesseur qu'à tout prix il aurait
son âme, à quoi son confesseur lui répondait qu'elle appar-
tenait à Jésus-Christ, qui l'avait rachetée de son sang.
Une fois, étant enfermée avec elle dans la salle capitulaire,
il voulut lui couper la veine du bras avec un instrument
tranchant; mais malgré ses efforts il ne put y réussir,
parce qu'elle lui échappait toujours dès qu'il levait l'ins-
trument. Il se mit à crier comme s'il eût été violemment
tourmenté; et depuis ce temps il se montra moins cruel
et n'essaya plus de la blesser mortellement. Souvent aussi,
lorsqu'il l'avait mutilée pendant quelque temps, en lui
causant de grandes douleurs, il s'arrêtait tout à coup
comme s'il eût craint d'aller plus loin.
Son audace diminuait chaque jour; il avoua lui-même
une fois que le diable ressemble à des chiens furieux, qui,
laissés libres, aboient et mordent, mais qui s'adoucissent
dès qu'on les enchaîne et qu'on les frappe avec la puis-
sance de Notre-Seigneur. Cependant Eustochie ne resta
pas un seul jour sans souffrir. Pendant longtemps, et par-
ticulièrement vers la fm de sa vie , il la piquait deux à
trois heures de suite, de sorte qu'il lui ôtait ordinairement
deux à trois verres de sang par jour. Elle trouvait néan-
LA POSSESSION ALTÈRE LE SYSTEME MOTEUR. 429
moins le temps de prier beaucoup. Depuis l'Avent jusqu'à
la veille de la Purification , il lui ôtait du sang tous les
trois jours, et quelquefois tous les jours. Mais comme elle
était très -affaiblie et plus morte que vivante, son sang
n'était pas très-rouge, car il lui était resté peu de chaleur
naturelle, et elle ne pouvait prendre assez de nourriture
pour se soutenir. Aussi on ne comprenait pas comment il
pouvait tirer de ce corps tant de sang et pendant si long-
temps. Si l'on avait pu réunir tout le sang qu'il lui avait
ôté dans le cours de sa vie, il y aurait eu de quoi lui faire
un bain pour tout son corps; mais je crois que ce fut un
bain pour son âme. Dieu permit que ce supplice cessât
avec la fête de la Purification, voulant sans doute indiquer
parla que son âme était suffisamment purifiée. (Saligario,
tom. I«% p. 78.)
Ses accès étaient dangereux non-seulement pour elle ^
mais quelquefois encore pour ceux qui l'entouraient. Son
confesseur raconte à ce propos ce qui suit : a Dans le temps
qu'Eustochie était encore pleine de vie, il arriva que l'es-
prit malin qui la possédait entra dans une grande fureur ,
prit un couteau à la main, et parcourut le cloître en pous-
sant de grands cris , de sorte que les religieuses fuyaient
où elles pouvaient. Comme j'étais occupé à entendre les
confessions, on réclama mon assistance. Mais j'étais moi-
même très-effrayé. Après m'être recueilli, j'allai dans l'é-
glise me prosterner devant le saint Sacrement, et je m'a-
bandonnai dans mon incertitude à la volonté du Seigneur.
Puis je sortis de l'église, et me dirigeai vers le cloître, où
était le démon. Dès qu'il m'aperçut, il s'avança vers moi,
en me criant : «Va-t'en, poltron.» Je m'agenouillai aussi-
tôt, et lui dis : « Viens à moi, et exécute la volonté de Dieu. »
430 DU VOL DIABOLIQUE.
Le diable alors, au lien d'avancer, recula. Voyant que sa
fureur était brisée et qu'il fuyait tout honteux, je me levai,
et lui dis : « Tu n'as pas eu le courage de venir et de me
faire le mal que tu méditais, quoique je t'attendisse, prêt à
te laisser faire ce que Dieu te permettrait. Puisque tu fuis,
je ne puis te suivre; mais je t'ordonne, au nom de Dieu,
de venir après moi dans l'église. » Là-dessus j'entrai dans
l'église, et le démon y entra après moi, tenant toujours son
couteau. Comme il n'était pas loin de moi, il me jeta une
grosse pierre à la jambe, mais qui ne me fit aucun mal. »
On voit par cet exemple que les coups du démon sont
comme ceux des esprits follets : ils sont lancés avec une
grande fureur, mais ils tombent impuissants avant d'at-
teindre leur but.
CHAPITRE XIX
Du vol diabolique. Comment ce phénomène est commun aux exta-
tiques et aux possédés. Histoire de Raphaël à Rimini.
Lorsque le soleil se lève sur notre horizon, la sève com-
mence à monter dans les plantes avec un mouvement plus
rapide. Les animaux sentent aussi se réveiller en eux les
forces motrices; et, se relevant de la terre où ils sont éten-
dus, ils suivent l'instinct qui leur fait chercher la lumière
et se mettent à marcher. L'oiseau, saisi par des courants
plus rapides encore, prend son vol, et suit l'astre qui lui
montre sa carrière. Il paraît naturel que la nuit, qui verse
le sommeil sur tous les royaumes de l'univers, y produise
aussi des phénomènes opposés à ceux qui se manifestent
pendant le jour, qu'avec elle commence dans les plantes
DU VOL DIABOLIQUE. 431
un mouvement qui^ allant de haut en bas, se dirige vers la
racine j et de là se perd dans la terre , et que toute la vie
de l'animal se recueille en quelque sorte dans son centre,
pour lui rendre facile le sommeil et le repos. Il en est
ainsi jusqu'à un certain point. Toutefois , au milieu de ce
recueillement de toute la nature, les fleurs de nuit ou-
vrent leurs corolles et exhalent leurs parfums. Les ani-
maux nocturnes errent çà et là sur la terre , et l'oiseau de
nuit parcourt les déserts du ciel obscurci. Dans ce sommeil
de la nature, ils sont comme ses gardiens, et font, sans le
secours du soleil, ce que les autres animaux font sous son
influence. Ils subissent néanmoins celle-ci, mais d'une autre
manière; et, quoiqu'ils paraissent produire les œuvres de
la nuit, ils font, dans la réalité, les œuvres du jour. Il en
est ainsi de toutes les oppositions, et particulièrement de
celles qui existent dans le monde moral. Les bons, par
exemple, reçoivent les influences directes des puissances
supérieures, et marchent vers leur but à leur suite. Le mé-
chant, en suivant sa volonté déréglée, n'échappe pas à ces
influences; mais il les reçoit d'une manière indirecte, et
les rencontre dans sa route comme des limites qui bornent
son activité. Il suit en apparence sa propre impulsion ; mais,
dans la réahté , fl obéit à une impulsion supérieure, qui se
sert de lui comme d'un instrument négatif et qui le force
à accomplir le bien contre sa volonté , par le mal même
qu'il exécute.
Il en est de même dans la sphère où nous sommes en-
trés. Si les saints extatiques sont comme des fleurs diurnes,
qui ne s'épanouissent qu'à la lumière du soleil de la grâce,
ou comme ces oiseaux qui ne volent que pendant le jour,
les possédés sont, au contraire, comme ces fleurs qui ne
i32 DU VOL DIABOLIQUE.
s'épanouissent et ne donnent leur parfum que la nuit. Ils
sont les somnambules de Tordre moral, ou comme ces
oiseaux nocturnes qui ne volent que dans l'obscurité et
dont l'œil éclaire la nuit de sa lumière douteuse. Aussi
nous offrent-ils la plupart des phénomènes que nous avons
trouvés chez les extatiques, avec cette différence que, chez
ces derniers, tout est lumineux et dirigé vers le bien, tandis
que chez les autres tout est obscur, monstrueux et tend au
mal. Le vol est un des phénomènes qui sont communs aux
uns et aux autres. Des faits nombreux attestent cette pro-
priété chez les possédés. Ainsi, nous lisons dans la Vie de
saint Domitien qu'une religieuse nommée Cunégonde, fille
de Dietmar, chevalier de Gurk, étant devenue possédée,
grimpait comme un chat sur les toits du monastère. {A. S.,
5 febr.) Saligario raconte aussi, dans la Vie delà bienheu-
reuse Eusfochie de Padoue, que le démon l'emporta un
jour sur un échafaudage très-élevé. Il ne lui dit pas ce que
Satan dit au Christ après l'avoir transporté sur le haut
d'une montagne; mais ce qu'il voulait, c'est qu'elle lui
livraison âme; et il la menaçait, si elle refusait de le faire,
de la précipiter dans un abîme qui était là sous ses pieds et
qui était si profond, que, si le diable l'y eut jetée, la peur
seule aurait suffi pour la tuer. « Je me dis alors, ajoute
Sahgario, et je le répète encore aujourd'hui, que pour
aucun prix ne n'aurais voulu monter sur une charpente
aussi haute. Mais il paraît que Dieu, quoiqu'il permît que
sa sainte âme fût ainsi tentée, vint néanmoins à son se-
cours en cette extrémité. Le démon ne put la vaincre, et
fut obligé, à sa confusion, de la reporter en bas. La même
chose arriva souvent ici et ailleurs ; de sorte qu'elle courut
une infinité de fois les plus grands dangers. »
DU VOL DIABOLIQUE. 433
On raconte, dans la Vie de saint Théodore^ que, célé-
brant un jour une fête de la sainte Vierge à Musgi , il
trouva à la porte de l'église une femme nommée Irène, qui
était possédée depuis longtemps. Elle courut à lui en pous-
sant des hurlements affreux, parce que la présence du
saint était un supplice pour elle. Le peuple le conjura
d'avoir pitié de cette femme. Cependant elle fut enlevée
de terre, et emportée en l'air jusqu'aux galeries, les mains
liées, au milieu des cris des démons. Le saint la prit par
les cheveux, réprimanda le diable , et lui ordonna de sor-
tir, ce qu'il fit en rugissant. (A. S., 22 apr.)
On rapporte, dans la Vie de sainte Glaire, qu'une femme,
Alexandrine de Fraito , au diocèse de Pérouse , fut pos-
sédée d'un malin esprit. Celui-ci la fit voler comme un
oiseau jusqu'au haut des rochers qui s'élèvent sur le bord
du fleuve. Elle put sans difficulté se suspendre à une
branche d'arbre très-faible et s'y balancer en jouant. Elle
perdit en même temps l'usage du côté gauche, et sa main
devint percluse à cause de ses péchés. Elle s'adressa» à la
sainte , et se repentit des fautes qu'elle avait commises.
Elle recouvra la santé, et le démon la quitta. (A. S., 12
aug.) On voit ici apparaître la même légèreté spécifique
que chez les extatiques; c'est qu'il y a là une puissance
spirituelle qui ne connaît point les lois de la pesanteur, et
qui transporte l'être auquel elle s'unit dans des régions
soumises à un autre centre de gravité. Dans tous ces cas,
c'est l'oiseau de nuit qui se remue dans l'homme; aussi une
possédée, voulant exprimer à son confesseur combien elle
se sentait légère, lui disait qu'il lui semblait avoir des ailes
de chauve-souris.
Une jeune fille de Pessiniano fut prise à Vallombreu?'3
IV. 13
434 DU VOL DIABOLIQUE.
de crampes violentes; elle était tour à tour lancée en l'air
et jetée en bas; et ceux qui la tenaient étaient entraînés
avec elle. Sa bouche écumait et exhalait une odeur infecte;
ses lèvres étaient tournées par d'horribles contorsions vers
la partie postérieure de la tête; ses yeux étaient enflam-
més, et elle ressemblait à un monstre. Les prêtres, après
l'avoir exorcisée longtemps, se retirèrent épuisés et pour-
suivis par les dérisions du démon. Enfin, vers midi, un
des frères entreprit la chose avec plus d'énergie, et le dé-
mon se retira. — Un cordonnier de Ratisbonne nommé Si-
gebert, qui était possédé, ayant été attaché à une colonne
dans le chœur de Saint -Emmeran, tantôt sautait autour
de cette colonne en poussant de grands cris, pendant que
les frères priaient pour lui, et tantôt était jeté à terre à la
renverse. Enfin le démon le tint en l'air jusqu'à ce que Dieu
eût exaucé les prières qu'on lui adressait, et le possédé re-
tomba tout d'un coup par terre. (A. S., 28 mai.) On amena
au tombeau de saint Guillaume, dans le couvent de Guil-
lon, une Espagnole du royaume de Galice, que l'Esprit-
Saint avait abandonnée et livrée au démon. Elle était jetée
à terre , puis lancée en l'air, tout cela au milieu de cris et
de grincements de dents. On voulut la traîner au tombeau
du saint; mais le démon la rendit si pesante qu'elle resta
immobile comme un arbre profondément enraciné dans le
sol. On parvint enfin à la traîner jusqu'au tombeau; là
elle perdit tout à coup la parole et fut délivrée.
Seiler raconte, à propos de la jeune fille de Lewenberg,
le fait suivant: « Le démon qui la possédait, après l'avoir
longtemps tourmentée, l'enleva en l'air, le 8 mars, en pré-
sence de son médecin Kober, et la jeta contre une penture
de porte, de sorte que sa tête en fut tout ensanglantée;
DU VOL DIABOLIQUE. 435
et la foule qui était présente tomba à genoux, invoquant
en sa faveur le secours de Celui qui a foulé aux pieds le
serpent. Un magicien, l'ayant visitée, lui dit que son état
était l'effet d'un charme; que les prières des prêtres
étaient inutiles, et qu'elle ne pouvait être délivrée que par
un autre charme. Mais à partir de ce moment le démon la
tourmenta bien plus encore qu'auparavant, la jetant sou-
vent la tête contre terre, et la faisant écumer de la bouche,
comme si elle eût eu un accès d'épilepsie. Les 1 5, 1 6 et d 7
mars, il voulut l'enlever, et l'on eut toutes les peines du
monde à l'en empêcher. Une fois il lui prit son tablier, en
fit une corde qu'il lui mit autour du cou, de sorte qu'il
s'en fallut très-peu qu'il ne l'étranglât. Le 24 mars, on la
transporta dans une autre maison. Là le malin esprit la
tourmenta de nouveau ; et le jour de l'Annonciation, pen-
dant le Magnificat, dans l'éghse, devant une nombreuse
assistance, il l'enleva et la balança en l'air comme une
cloche. »
On amena une possédée au tombeau de saint Ursmar.
Les ecclésiastiques la mirent dans l'eau bénite, et com-
mencèrent les exorcismes; mais elle fut arrachée de leurs
mains dans l'eau , et entraînée en l'air; de sorte qu'ils eu-
rent beaucoup de peine à la retenir en la prenant par les
talons. Elle obtint enfin sa guérison. (A. S., i8 april.) 11
en fut de même des douze possédés que l'on présenta à
sainte Geneviève, à Paris. Comme elle priait sur eux, ils
s'élancèrent tous en l'air; de sorte que ni leurs mains ne
touchaient le plafond de la chambre , ni leurs pieds ne
touchaient le sol, et ils flottaient ainsi suspendus, pous-
sant des hurlements affreux, et se plaignant des supplices
qu'ils enduraient. La sainte, ayant fait sur eux le signe de
436 DU VOL DIABOLIQUE.
la croix, les envoya à l'église Saint-Denis; ils y allèrent
et y furent délivrés. (A. S., 3 jan.) Berthe Natona, de
Gênes, qui fut possédée en 1217, était dans ses accès
tantôt lancée à six coudées en l'air, tantôt jetée à terre
comme un cadavre. (A. S., 28 jul.) Une religieuse de Nur-
sie fut tourmentée pendant sept ans par trois démons, qui
la jetaient quelquefois à trente coudées en l'air , et qui
d'autres fois cherchaient à la noyer dans le puits du mo-
nastère. Ses parents, après l'avoir conduite sans succès
aux pèlerinages les plus célèbres, l'amenèrent enfin à saint
Ubald. Les démons se mirent aussitôt à crier qu'ils ne pou-
vaient supporter le voisinage du saint, parce qu'ils n'a-
vaient point de plus grand ennemi dans le monde. Mais on
la conduisit malgré elle; et dès qu'elle fut arrivée les dé-
mons la quittèrent en faisant un grand bruit. Lorsqu'elle
fut devant le saint, on employa tous les moyens par les-
quels on peut s'assurer de la présence des démons; et
comme on ne trouva d'eux aucune trace, elle retourna
chez elle en rendant grâces à Dieu. (A. S.)
Histoire du Le fait le plus remarquable en ce genre est celui qui
frère
Raphaël, i^ous est raconté dans la Vie de saint Nicolas de Tolentino.
« L'an 1469, il se passa à Rimini, dans la Romagne, un
événement qui fut connu de toute la ville , et remplit
d'étonnement tous ceux qui en furent témoins. » C'est ainsi
qu' Ambroise de Sienne commence le récit de cette histoire.
c( En cette année, continue-t-il, le frère Raphaël le Teuto-
nique, de l'ordre des Ermites de Saint-Augustin, lequel n'a-
vait pas encore reçu les ordres et était à la fleur de l'âge, fut
horriblement tourmenté par un esprit impur qui le possé-
dait. Les autres frères voulurent répandre sur lui de l'eau
bénite ; mais il s'y opposa en disant : « A quoi peut me servir
DU VOL DIABOLIQUE. 437
cette eau dont vous ne cessez de m'asperger? Il y a déjà plus
de vingt jours qu'elle est bénite; et vous savez bien qu'elle
doit l'être de nouveau tous les dimanches. » Leprieur^ le
voyant ainsi en butte aux fureurs du démon, eut pitié de
lui, et le fit coucher dans son lit, espérant qu'il pourrait
trouver quelque repos , parce que le diable avait semblé
jusque-là n'avoir aucun pouvoir sur lui en sa présence.
Mais tantôt on frappait à sa porte, et une voix imitant
celle de l'homme lui criait : « Dieu soit loué, vénérable
prieur; quelqu'un vous attend à la porte, allez donc le
trouver. » S'il y allait, le démon tombait sur le pauvre
frère, et le traitait à sa guise ^ ce qui fortitia les conjec-
tures qu'on avait faites auparavant. Tantôt c'était un va-
carme inouï et des cris d'une force incroyable. Le prieur
fit donc enchaîner le frère ; mais il brisa ses chaînes avec
la plus grande facilité; et toutes les fois qu'il se trouvait
seul il était battu de la manière la plus horrible, de sorte
qu'il conservait à peine un souffle de vie. Les démons le
traînaient aussi quelquefois sur une poutre du dortoir, et
le lançaient en l'air d'un pignon de la maison à l'autre.
Le prieur le fit enfermer, lier avec des chaînes dans un
cachot obscur; mais il rompit encore ses liens, et passa
sans difficulté à travers une grille et des ouvertures par
lesquelles un homme n'aurait jamais pu passer dans le
cours ordinaire des choses.
Tout cela excita davantage encore la compassion du
prieur. Comme on avait remarqué que les démons , dès
que la cloche sonnait, perdaient le pouvoir de le tour-
menter, il fit sonner à cause de lui les Matines longtemps
avant minuit. La chose réussit pendant quelques nuits;
mais bientôt les démons, venant avant minuit, emporté-
i3S nu VOL DIABOLIQUE.
lent le pauvre frère au haut de la tour, le placèrent sur
la cloche qu'on devait sonner^ et l'y affermirent avec un
poids très- lourd. Lorsque le sacristain vint pour sonner
les Matines, il ne put y parvenir. Les frères accoururent,
et essayèrent de sonner; mais la chose ne leur réussit pas
davantage. On courut donc à la voûte de l'église, pour
voir d'où venait l'obstacle, et l'on aperçut le frère qui
regardait par la fenêtre de la tour, et qui riait tout haut.
« En vérité, cria- 1 -il au sacristain, tu as bien fait de ne
pas monter tout de suite pour voir ce qui empêchait la
corde de la cloche de remuer, car je t'aurais jeté par la
fenêtre, et t'aurais fait faire ainsi un joli saut. Tu veux
sonner les Matines, quoiqu'il ne soit pas encore temps. » On
le vit plusieurs fois emporté en l'air; et ordinairement le
soir les démons, après l'avoir horriblement maltraité, le
traînaient à demi mort sur le toit du dortoir, en présence
du peuple de Rimini assemblé. Quelquefois aussi il rendait
par la bouche une si grande quantité de charbons qu'on
aurait pu en remplir une grande chaudière: Une fois enfin
les démons l'emportèrent jusqu'au haut de la tour, pour
le Jeter de là en bas. Les frères et le peuple, qui regar-
daient d'en bas ce qui se passait, lui crièrent de se recom-
mander à saint Nicolas de Tolentino, pour lequel on avait
une grande dévotion dans la ville. Il reçut aussitôt le
secours d'en haut. Sa langue fut déhée, de sorte qu'il put
parler et crier à haute voix : « Saint Nicolas, saint Nicolas,
secourez-moi. » On vit alors entre ses mains comme un
bâton très- brillant. Le saint le descendit comme avec les
mains dans l'église , où il entonna devant l'autel du Saint-
Sacrement le Te Deum, que les frères continuèrent après
lui. »
EFFETS DE LA POSSESS. DANS LES ORGANES NUTRITIFS. 439
Tel est le récit d'Ambroise, dans la Vie de saint Nicolas^
qu'il a écrite en italien. Sardinius, qui Va traduite après lui
en latin, ajoute à la fin que le vénérable Archange de Ri-
mini, qui était alors prieur du couvent, vit encore; mais
que l'effroi que lui a causé cet événemant l'a tellement
vieilli qu'il semble avoir vingt ans de plus; qu'il atteste
encore aujourd'hui la vérité de cette histoire; que pour
lui il affirme en conscience qu'il connaît ce prieur, et
qu'il a souvent entendu de sa bouche ces faits, dont il
avait été témoin oculaire; que ce prieur avait fait dessi-
ner sur parchemin toute cette histoire, et qu'il la mon-
h'ait volontiers à chacun ; que d'ailleurs toute la ville de
Rimini en confirmait la vérité, et qu'elle avait été visible
pour tous. Zacconius , dans sa Vie de saint Nicolas, raconte
le même fait, et ajoute qu'à partir de ce moment le pos-
sédé fut délivré.
CHAPITRE XX
Des effets de la possession dans les régions inférieures du corps et
dans les organes de la nutrition. Comment elle élève les fonctions
de ces organes. Les possédés sentent une faim que rien ne peut
rassasier. Ils dévorent tout ce qui se présente à eux. D'autres fois ils
sentent un dégoût profond pour tout aliment. De la boule hystérique.
Quoique ordinairement le démon attaque d'abord les
régions intermédiaires dans l'homme, sa puissance ne se
borne pas là; mais il cherche bientôt à envahir les autres
domaines de la vie. Jusque-là l'union entre l'homme et
le démon n'est pas encore complète; c'est un lien qui unit
une volonté inférieure à une volonté plus forte. Mais il
n'y a pas encore entre l'homme et le démon d'union
440 EFFETS DE LA P05SESS. DANS LES ORGANES NUTRITIFS.
vitale proprement dite. Celle-ci est bien souvent le résul-
tat et le complément de la première. Le démon, en eflel,
a une vie qui lui est propre. Or il est dans l'essence même
de la vie de chercher à se communiquer et à se repro-
duire. Le démon cherche donc aussi , comme tout ce qui
vit, à pénétrer jusque dans le fond le plus intime de
l'homme qui s'est abandonné à lui ou qu'une juste per-
mission de la Providence lui à livré pour un temps. En
vertu de cette force qui lui est propre, il cherche à sépa-
rer en lui le bien qu'il y trouve, et à donner, au contraire,
au mal une nouvelle énergie. Il cherche à s'approprier
tous les domaines de la vie et à s'en faire en quelque
sorte des instruments et des organes dont il puisse dispo-
ser à son gré. Vous diriez une incarnation du mauvais
principe, qui, dans cette affreuse union, devient pour
l'organisme humain comme le principe et le terme de
tous ses mouvements. Le corps, en ces circonstances, ap-
partient moins à l'homme qu'à cette puissance invisible
et mauvaise qui s'est emparée de lui, et qui en dispose à
son gré.
Le démon , comme nous l'avons déjà dit, n'appartient
point à l'ordre des natures composées. Sa vie est renfer-
mée, il est vrai, dans une sphère déterminée; car il n'y
a que l'être de Dieu qui soit l'être pur et simple, sans
aucun mélange de non -être; et chaque créature doit
se tenir dans le cercle que Dieu lui a tracé, flottant per-
pétuellement en quelque sorte entre l'être et le non-être.
Cependant, quoique le démon soit muni de puissances
vitales, de même que tous les êtres vivants, celles-ci man-
quent de cette plasticité que possèdent les natures com-
posées, et qui leur permet de pénétrer dans la matière,
EFFETS DE LA POSSESS. DANS LES ORGANES NUTRITIFS. 441
et de s'en faire un corps qu'elles animent. Il ne peut donc
se former un corps qui lui soit propre , et pénétrer ainsi
dans le domaine des natures organiques. 11 lui faut pour
cela le secours d'une nature composée^ qui, s'unissant à
lui, lui serve d'intermédiaire entre lui et la nature exté-
rieure, et détermine ses relations avec elle. Mais pour
que sa vie puisse s'unir à la vie de cet être composé;, il
doit y avoir entre eux deux une harmonie et comme
une certaine affinité qui est produite par le péché , à
moins que la possession ne soit l'effet d'une permission
spéciale de Dieu. Le péché, qui a introduit dans l'homme
la mort, par laquelle le principe vital se sépare du corps
qu'il anime, le péché a rendu possible l'union de ce même
corps avec les puissances infernales. En effet, la jouissance
du fruit défendu, que le démon présenta à notre premier
père, a comme empoisonné la vie de l'homme ici-bas, et
produit entre lui et le démon, principe de cette contagion,
une certaine conformité qui rend leur union possible en
certains cas. Le péché a ouvert, pour ainsi dire, au fond
même de notre vie une source empoisonnée, dont le dé-
mon s'empare dans la possession, qu'il développe, et dont
il infecte toutes les puissances. La possession , considérée
dans son côté extérieur, est donc une véritable maladie,
une maladie diabolique, dans laquelle le corps humain est
soumis au démon, et lui sert en quelque sorte d'organe. On
a remarqué que les souillures de toute sorte, que les lieux
où se trouvent des matières en putréfaction, que les marais
d'où s'exhalent des miasmes pestilentiels sont dans un cer-
tain rapport avec les puissances infernales. La malpro-
preté, tout ce qui dans le corps s'écarte de la mesure et en
trouble l'harmonie favorise l'opération du démon.
442 EFFETS DE LA POSSESS. DANS LES ORGAiNES NUTRITIFS.
Les puissances infernales peuvent s'emparer de l'homme
soit par le dehors^ soit par le dedans. Dans le premier cas,
elles pénètrent ordinairement dans l'organisme par les in-
testins inférieurs ou par le système ganglionnaire, puis
par les intestins supérieurs et les poumons. La possession
se manifeste très-souvent par des crampes dans la gorge
et le gosier, et il semble que le démon va étrangler ceux
qu'il possède de cette manière. La jeune fille du Heile-
genstadt, que le démon transportait sur les arbres du jar-
din, était souvent étendue sur l'herbe, le cou tordu,
comme près d'être étranglée. {Acta Sanct., 5 jun.) Deux
béguines belges ayant été possédées du démon en man-
geant une pomme, leur corps enfla tellement que leur
cou devint plus gros que la tête. Un prêtre de Teimst
mit son étole au cou de l'une d'elles, en disant : « Sor-
tez de ce lieu. » Les démons crièrent : « Le passage est
trop étroit pour nous. » Le prêtre ayant ôté son étole, un
des deux démons sortit aussitôt. {Ibid., lOjul.) Une pos-
sédée que l'on avait amenée à saint Ubald voulait dans
son désespoir s'étrangler avec l'étole; mais le prêtre, lui
mettant la main au cou, conjura les démons, et elle fut
délivrée. Une autre possédée, nommée Anastasie, était
toujours sur le point d'être étranglée par le démon. L'abbé
d'un monastère lui mettait son étole autour du cou, et
à chaque fois le démon , quittant le cou , descendait
dans les intestins, et quelquefois dans les extrémités du
corps. Dès que l'abbé ôtait son étole, le démon remontait
à la gorge. Irrité par les exorcismes, il lui faisait enfler le
cou dételle sorte qu'elle tombait à terre, les yeux enflam-
més, les lèvres sèches et livides comme une personne qui
va mourir. Elle fut enfin délivrée après un long martyre.
EFFETS DE LA POSSESS, DANS LES ORGANES NUTRITIFS. 443
Nous voyons dans ces faits les exorcismes déplacer le
point central de la possession. Celle-ci quelquefois, au lieu
de commencer par les parties supérieures du corps ^ et
d'aller de haut en bas, commence par les régions infé-
rieures et remonte de bas en haut. Le démon peut péné-
trer dans le corps humain, soit par la nourriture, soit par
un breuvage, soit par la simple respiration , à l'aide des
nerfs appartenant à ces diverses fonctions. La possession
attaque souvent aussi les organes de la voix et ceux de la
nutrition. On amena à saint Macaire un enfant possédé du De la faim
démon, qui dévorait chaque jour trois setiers de pain, et bu- ^ ssédes
vait un seau d'eau. Tout ce qu'il prenait était comme con-
sumé dans une fournaise intérieure. Le saint, ayant chassé
le démon, permit à l'enfant de manger seulement trois
livres par jour. — « Me trouvant à Venise en 1 665, raconte
Brognoli, j'y trouvai un enfant qui était possédé d'une telle
faim que, bien qu'il mangeât continuellement du matin
au soir, il ne pouvait être rassasié, et maigrissait à vue
d'œil. Dom Philippe Brasius me raconta le fait en pré-
sence des parents de cet enfant. Je. recommandai à ceux-ci
d'avoir confiance en Dieu et dans le pouvoir que l'Église
m'avait confié; puis j'ordonnai au démon de ne plus tour-
menter désormais cet enfant par la faim. Je dis ensuite à
son grand-père de lui demander s'il avait faim. L'enfant
répondit que non. Là-dessus je commandai en latin au dé-
mon de tourmenter de nouveau l'enfant par la faim.
Je répétai de sept à dix fois ces commandements con-
tradictoires et ces questions, et les réponses de l'en-
fant se trouvaient toujours conformes aux ordres que
j'avais donnés. Je commandai enfin au démon de lais-
ser désormais Tenfant tranquille, et, avec le secours de
Îi4 EFFETS DE LA POSSESS. DANS LES ORGANES NUTRITIFS.
Dieu^ il fut entièrement guéri. » [Alexicaconj disp. 2.)
Saint Paulin parle aussi d'un possédé qui non-seulement
consommait une grande quantité de nourriture , mais qui
volait les poules de ses voisins, et les dévorait crues avec
les plumes. Dans la faim qui le tourmentait, il s'attaquait
même aux cadavres des morts; il rongeait les os, et arra-
chait aux chiens les restes des animaux crevés. On attribue
ordinairement ces phénomènes à une maladie naturelle
que l'on appelle faim de loup. Il est incontestable, en
effet, qu'ils ont un fondement naturel, comme tous les
autres phénomènes de ce genre; mais il n'est pas moins
certain qu'ils ont aussi quelquefois un côté extranaturel;
et ce qui le prouve, c'est que dans les cas dont il vient d'être
question ils disparaissaient et se reproduisaient de nou-
veau, conformément à un ordre supérieur. Tout ce qui
s'éloigne de la mesure et de l'ordre de la nature appartient
au domaine des esprits, soit dans le bien, soit dans le mal;
car là où la nature cesse, dans ces extrêmes qui sont
comme ses dernières limites, le domaine des esprits com-
mence. Aussi les cas que nous venons de raconter, outre
leur côté naturel, avaient encore leur côté supérieur; et
sous ce rapport ils étaient soumis à l'autorité et à la parole
de l'Église, et la guérison commençait seulement après
que le prêtre avait éloigné l'influence des mauvais esprits.
Les ^^ possession du démon se manifeste en ce genre non-
possédés seulement par la quantité des aliments, mais encore par
dévorent
tout ce qui leurs qualités. D'abord les possédés cessent de respecter ces
hepresen e. jj^jj-^^gg q^g jg^ morale impose, et qui rendent si horrible
le crime des cannibales. Aux environs de Rouen, dans un
lieu nommé Barenthir, il y avait un possédé qui dévorait à
la manière des animaux toute espèce d'ahment, et qui, à
EFFETS DE LA TOSSESS. DA^S LES ORGANES NUTRITIFS. 445
la fin^ voulait manger aussi sa femme et ses enfants. 11 fut
guéri au tombeau de sainte Austreberte. — Bientôt tom-
bent ces barrières que la nature elle-même nous impose
en nous donnant une horreur involontaire pour les aliments
gâtés et corrompus. Brognoli raconte qu'il y avait à Venise^
en 1662, une jeune veuve possédée du démon, qui ne se
nourrissait que d'œufs pourris; elle en mangeait plus de
soixante-dix par jour. Malgré cela, elle était grosse et
grasse. Il chassa d'elle le démon qui la possédait; et de-
puis ce temps elle mangea comme le reste de sa famille.
[Alexicacon, disp. 2.) L'appétit déréglé produit par la pos-
session va plus loin encore, et s'étend à tout ce qui peut
être ingéré dans l'estomac. Du temps de sainte Colette il
y avait dans un cloître une religieuse possédée du démon,
qui ne pouvait être ni tenue ni bée. Elle mangeait et buvait
tout ce qui lui tombait sous la main; de gros morceaux de
bois, des pierres, des écorces de noix, des noyaux de
prunes et de cerises, et tout cela en grandes quantités.
{Act. Sanct., 6 mart.) L'an 1653, un homme du diocèse
de Bergame fut amené par sa femme à Brognoli. Il était
maigre et pâle, et souffrait beaucoup de l'estomac et en
d'autres parties du corps. Sa femme raconta à Brognoli
qu'il ne voulait manger que de la terre et du charbon , et
que, dans l'espace d'un mois, il avait dévoré un grand
sac de charbon. Il confirma lui-même le témoignage de sa
femme, ajoutant qu'il trouvait plus de goût à manger du
charbon et de la terre que dans les aliments les plus re-
cherchés. Il fut, avec le secours de Dieu, délivré de ce
supplice. (Alex., disp. 2.) Dans tous ces exemples, l'ap-
pétit des aliments, sorti de ses bornes naturelles, erre
dans tous les domaines de la nature pour s'y assouvir.
iiO EFFETS DE LA l'OSSES.S. DANS LtS OK(■A^E!^ MJTRITIFS.
Dcgoûtdcs D'aulres fois^ au contraire, l'homme possédé du démon
aliments, p^^,^ ^^^^g espèce de goût pour la nourriture, et ne peut
plus supporter aucun aliment. Cet état est souvent précédé
par une horreur invincible pour tout commerce avec les
autres hommes. Un homme des environs de Bergame ra-
conta à Brognoli que pendant deux ans il avait été tour-
menté par le démon , qui le forçait à fuir la société des
hommes et à se cacher dans les bois. Il quitta la nuit sa
maison, au mois de novembre 1665, et se cacha dans une
caverne. Là il resta seize jours sans manger; et pendant
tout ce temps il ne prit que deux fois un peu d'eau au
fond d'une citerne. Puis il erra à travers les forêts à la
manière des bêtes sauvages, restant toujours caché le jour
dans sa caverne. Enfin, avec le secours de Dieu, il com-
mença à se reconnaître pour un homme; puis, s' étant mis
à prier, il rentra dans sa famille et mangea comme les
autres. Mais dans l'année 1667 il se remit à courir à tra-
vers les bois, resta vingt-quatre jours caché sans boire ni
manger; et ses enfants, l'ayant trouvé dans une caverne,
l'amenèrent à Brognoli, qui le guérit après l'avoir exorcisé.
[Alex., disp. 2, n» 274.) Quelquefois, dans la possession ,
ce dégoût pour la nourriture est périodique et réglé. C'est
ainsi que nous lisons de Catherine Somnoata, qui était pos-
sédée de sept démons , que ceux-ci bien souvent ne lui
laissaient prendre aucune nourriture pendant deux, ou
quatre, ou même quelquefois sept jours; ou bien ils ne
lui permettaient pas de garder la nourriture qu'elle avait
prise. (A. S., 14 sept.) Un autre possédé fut amené dans
l'Église Saint-Benoît à Orléans. Son visage était pâle,
ses yeux enflammés lançaient des regards sauvages. On ne
pouvait le voir sans horreur. Il n'avait coutume de manger
EFFETS DE LA l'OSSESS. DANS LES ORGANES NUTRITIFS. 447
que tous les trois jours. Quelquefois il ne prenait que de
l'eau; et quand elle était exorcisée il ne la buvait que par
force, en poussant des cris et se tordant les membres.
D'autres fois, au contraire, il dévorait la viande avec l'a-
vidité d'un chien. — Saint Prosper d'Aquitaine parle
aussi d'une jeune fille possédée du démon qui passa
soixante-dix jours sans manger. Malgré cela elle ne mai-
grissait pas, parce que tous les jours à minuit un oiseau
lui apportait mystérieusement une nourriture inconnue.
Les fonctions des organes de la nutrition sont quelque- De la boule
fois profondément altérées dans les possédées, et ces alté-
rations se manifestent par des crampes violentes qui indi-
quent jusqu'à quel point le système musculaire est affecté.
La boule hystérique est un phénomène fréquent dans la
possession. Une jeune fille delà vallée de Galepino avait
tous les membres du corps liés et contractés. Elle avait
dans l'œsophage la sensation d'une boule qui tantôt mon-
tait jusqu'à sa gorge, et tantôt descendait dans l'estomac.
Son visage était d'un jaune cendré, et elle ressentait une
pesanteur et de grandes douleurs dans la tête. Tous les
remèdes qu'elle avait employés avaient été inutiles; et
comme on apercevait en elle des traces de possession,
Brognoli eut recours aux moyens surnaturels et la guérit.
{Alex., vol. 11, n« 429.) Lamême chose arriva à un homme
dans la même année. Il avait aussi le sentiment d'une
boule dans l'œsophage. De plus il souffrait des reins et de
crampes dans les intestins. Il sentait souvent comme un
vent froid qui lui passait par le corps à plusieurs reprises,
particulièrement lorsqu'il restait à l'église pour y prier. 11
eut recours à un médecin peu habile, qui lui donna d'abord
de la gratiole, et puis de l'herbe appelée cataputia, mais
i48 EFFETS DE LA POSSESS. DANS LES ORGANES NUTRITIFS.
dans une telle quantité qu'il pensa en mourir. Sa forte
constitution le sauva^, mais les maux dont il souffrait re-
parurent. Il s'adressa donc àBrognoli, qui employa les
moyens surnaturels. La boule semblait fuir devant le
signe de la croix , et se retirer tantôt dans une partie du
corps^ tantôt dans une autre. Les crampes se manifestèrent
dans le ventre ^ puis dans les reins, et enfin dans les
épaules. Les exorcismes et l'usage des sacrements lui ren-
dirent la santé. {Ibid., n« 430.) La boule hystérique n'est
pas toujours cependant un signe de possession; elle est
bien souvent le symptôme d'une maladie purement natu-
relle. Brognoli parle d'une jeune fille qui ressentait des
douleurs très-vives dans l'estomac et dans la tête, avec
contraction du cœur et de l'œsophage , et il lui semblait
qu'une boule lui montait et descendait dans l'estomac.
Elle avait perdu l'appétit, et ne pouvait manger qu'avec
la plus grande difficulté. Elle maigrissait et s'affaiblissait
chaque jour davantage^ et sa mélancolie augmentait dans
la même mesure. Le nom de Jésus et le signe de la croix
enlevèrent les douleurs de la tête et de l'estomac; mais le
jour suivant les souffrances reparurent;, compliquées en-
core par la fièvre. Elle fut guérie par un médecin auquel
Brognoli lui conseilla de s'adresser.
De la salive Cette altération dans les fonctions doit nécessairement
^®^ avoir une grande influence sur la qualité de leurs pro-
possédés.
duits, et particulièrement sur la saUve. On a remarque
que beaucoup de possédés écument de la bouche comme
des chiens enragés. Cette jeune fille dont nous avons déjà
parlé, et que l'on amena à saint Vincent Ferrier, rendait
par la bouche et parle nez une écume qui prenait succes-
sivement plusieurs nuances. La jeune fille de Lewemburg
EFFETS DE LA POSSESS. DANS LES ORGANES NUTRITIFS. 449
crachait souvent au visage des assistants qui chantaient et
priaient pour elle, et sa salive était froide comme la glace.
Le 10 mars 1605, pendant que tout le peuple criait vers
Dieu dans l'église ;, elle cracha vers l'autel quelque chose
qui ressemblait au liquide que lance le crapaud. Après
cela elle devint très-faible, pleura , leva les mains, de-
mandant instamment sa guérison. [Bœmonomania Sei-
leri.)
Dans les cas ou les possédés, tourmentés par une faim
insatiable, se jettent sur les premiers objets qu'ils rencon-
trent, les substances qui ne peuvent être assimilées doivent
nécessairement trouver une issue dans quelques parties
du corps. De là le nombre considérable d'objets de cette
nature que l'on a coutume de suspendre comme souvenir
aux murs des églises où la guérison s'est produite. A Mûri,
au tombeau de saint Léonce , on amena une possédée qui
avait au pied des ulcères d'où il sortait de la paille et autres
choses semblables. Catherine Mùller de Zug rendit une
pierre qui pesait neuf livres, et un morceau de scie long
d'un demi- pied et large d'une palme; de sorte que les
nombreux témoins qui étaient présents pouvaient à peine
en croire leurs yeux. Une autre possédée, âgée de quinze
ans, rendit par les yeux des écailles de poisson et des feuilles
de cerisier. Elle rendit aussi par la bouche trente -trois
pierres, parmi lesquelles quelques-unes pesaient une demi-
livre et d'autres jusqu'à une Uvre.
ioO KFFETb DE LA rOSSESS. DANS LK SYSTEME l'ULMO.N.
CHAPITRE XXI
Influence de la possession sur le système pulmonaire. Des flammes qui
sortent de la bouche des possédés. De l'odeur de soufre. Le bienheu-
reux Jourdain. Altération de la voix. Des cris des animaux chez les
Destiammes Lorsque la possession a attaqué les régions les plus pro-
deTa bouche ^^^^^^ ^^ ^^ ^'^^ ®^^® ^^ borne rarement aux ganglions cè-
des liaques; mais bientôt elle pénètre dans les poumons , qui,
plus que tous les autres systèmes du corps, sont dans une
étroite sympathie avec les organes de la nutrition. Il arrive
alors ou que les organes respiratoires sont liés, et ne
peuvent plus accomplir leurs fonctions , ou que leur ac-
tivité se développant outre mesure met en danger la vie.
Il se forme dans les organes comme une sorte de volcan
vital, et la poitrine devient comme un cratère d'où monte
perpétuellemeut un feu dévorant. Saint Apre, évêque et
confesseur, se trouvant à Chalon-sur-Saône , vit un jeune
homme qui était possédé et de la bouche de qui sortaient,
comme d'une fournaise, des flammes sulfurées. Dès qu'il
vit de loin arriver le saint évêque, il devint furieux, et se
mit à mordre tout ce qui approchait de lui. Tout le peuple
s'enfuit; mais le possédé courut pour se jeter sur le saint.
Celui-ci marcha sans crainte à sa rencontre, la croix à la
main, et lui ordonna de s'arrêter. Comme la vapeur en-
flammée qui s'échappait de sa bouche touchait le visage
du saint, et que le possédé menaçait de le mordre, il lui fit
sur la bouche le signe de la croix; et le démon, trouvant
l'issue fermée de ce côté, sortit du corps de cet homme
dans un flux de ventre. (A. S., 16 sept.)
EFFETS DE LA POSSESS. DANS LE SYSTÈME PULMON. 451
Parmi tous les sens, l'odorat est celui qui est le plus in- De l'odeur
timement lié au système respiratoire. Or si la sainteté se "^ ^° ^^'
manifeste quelquefois par une odeur agréable , le désordre
que la possession introduit dans la vie doit se manifester
souvent aussi par des odeurs repoussantes ; et ici le soufre
joue un rôle important. Ce phénomène est un trait telle-
ment caractéristique de la possession, que, lorsque les autres
signes disparaissent et que celui - ci persiste , les liommes
habiles et expérimentés jugent que la possession continue.
Saint Norbert se trouvant dans le couvent de Vivaris , au
diocèse de Soissons , on lui amena un possédé qu'il exor-
cisa aussitôt. Celui-ci commençait déjà à parler d'une ma-
nière sensée, et l'on pouvait le croire guéri. Déjà les as-
sistants rendaient grâces à Dieu ; mais le saint, plus instruit
dans le discernement des esprits, s'étant approché du ma-
lade, s'aperçut qu'il rendait par le nez une odeur insuppor-
table. Il dit alors aux assistants : « Vous vous trompez; le
malin esprit n'est pas sorti, il se cache seulement, dans la
crainte d'être chassé parla puissance de Dieu. Ce n'est pas
sans motif que cet homme a été livré au démon : prions
pour lui; demain peut-être Dieu aura pitié de lui. )) En
effet, lorsqu'ils furent partis, le possédé devint plus furieux
qu'auparavant; et le lendemain le saint homme le guérit.
{Vita, c. xni.)
Quelquefois les possédés, au moment où ils tombent
sous la puissance du démon, sentent comme un souffle
puant qui leur arrive. Il n'est pas étonnant qu'ils rendent
ensuite la même odeur qui les a infectés dès le commen-
cement. Cette odeur augmente ordinairement à chaque
nouvel accès. Lorsque les religieuses de Kentorp furent
possédées, elles avaient tous les jours au moins un accès
452 EFFETS DE LA POSSESS. DANS LE SYSTEME PULMON.
qui durait plusieurs heures. Pendant ces paroxysmes, et
quelque temps encore après, leur bouche donnait une
odeur infecte. (Vierus, de Prœst. Dœm.) Lorsque les pos-
sédés souffrent de quelque mal local, les parties de leur
corps affectées donnent une odeur désagréable. Un pos-
sédé vint à Eugubium réclamer le secours de saint Ubald.
Il souffrait au pied du mal appelé formica, et les plaies qu'il
avait dans cette partie du corps répandaient une telle in-
fection que le prêtre Etienne fut obligé de l'exorciser en
plein air en détournant le visage. (A. S., 25 mai.) La
bonne odeur n'est pas toujours un signe assuré de sainteté;
mais elle peut être aussi une tentation du démon. Lorsque
Le le bienheureux Jourdain, général de l'ordre des Frères
Jourdain. Prêcheurs, était à Bologne, le démon donna à son corps
ime odeur si délicieuse que lorsqu'il se trouvait avec
d'autres personnes il se cachait les mains dans la crainte
qu'on ne le prît pour un saint. Lorsqu'il tenait le calice,
il répandait un tel parfum que le couvent tout entier en
était dans l'admiration. Mais l'esprit de vérité ne souffrit
pas que cette illusion durât plus longtemps; car un jour
que le saint récitait pendant la messe le psaume Judica ,
Domine, il fut pénétré jusqu'à la moelle des os de l'esprit
de Dieu, et il reconnut évidemment que ce parfum qui
s'exhalait de son corps était un piège du démon, qui vou-
lait lui inspirer des pensées de vanité. A partir de ce mo-
ment ce phénomène disparut entièrement. Il écrivit lui-
même le fait, et le raconta aux novices en présence de son
biographe, iyita, c. v.)
Altération Les organes de la voix sont dans un rapport intime avec
ceux de la respiration; aussi la possession s'étend ordinai-
rement de ceux-ci aux premiers. Chaque animal a une
EFFETS DE LA POSSESS. DÂISS LE SYSTÈME PULMON. 4o3
voix qui lui est propre^ et qui est l'expression de sa nature
intime. C'est par elle et par la variété de ses modulations
que les mouvements qui agitent intérieurement son être
se manifestent au dehors; de sorte que l'ensemble de ces
modulations révèle la mesure et l'étendue de chaque être
en particulier. Lors donc que le démon s'empare d'une
nature plus élevée^ qui renferme en soi, au moins en puis-
sance, les types des êtres placés au-dessous d'elle dans l'é-
chelle de la création, il peut bien souvent, lorsqu'il lui
plaît, réaliser ces types, et réduire, pour ainsi dire, en acte
le caractère et la nature d'un animal qui n'existait en elle
que d'une manière générale et en puissance. Ce caractère
se manifeste alors ou par les traits du visage ou par la voix.
Celle-ci bien souvent, dans cet état extraordinaire, prend
successivement le son des divers animaux. Vous diriez que
l'âme, par une sorte de métempsycose, parcourt tous les
degrés du règne animal. C'est ce que confirment plusieurs
faits de possession. Un possédé fut attaché à un pieu avec Des cris des
des chaînes de fer, tant il était furieux. Un grand nombre ^hTr^
de voix différentes parlaient par sa bouche, comme s'il eût possédés.
eu dans son corps une armée entière. Saint Wulstan s'é-
tant approché de lui, il trembla de tous ses membres,
grinça des dents et écuma. Mais le saint, ayant prié sur lui,
le guérit. (A. S., 19 jan.)
Une jeune fille de Rome, noble et riche, ayant été pos-
sédée du démon, on la porta enchaînée dans l'éghse
Saint-Pierre. Les démuns faisaient entendre par sa bouche
les sons les plus opposés, tantôt sifflant comme des ser-
pents, tantôt hurlant comme des chiens, bêlant comme
des brebis et mugissant comme des animaux sauvages. La
jeune fille fut guérie en Espagne, au tombeau de saint
454 EFFETS DE LA POSSESS. DANS LE SYST. DE LA CIRCUL.
Gaudence. (A. S., 22 jan.) On amena vers la fin du
Xi^ siècle un possédé à saint Ulrich, bénédictin de Cluny.
Pendant qu'il disait la messe pour lui, le démon fit en-
tendre par sa bouche tant de voix différentes qu'on eût pu
croire que l'église était remplie d'animaux. (A. S., lOjul.)
Lorsqu'on priait sur la jeune fille de Lewenburg, dans ses
accès on entendait sortir de son corps des voix, comme
si des chats ou des chiens se fussent battus ensemble.
D'autres fois sa voix ressemblait à celle d'un coq, et pen-
dant tout ce temps elle avait la bouche ouverte et ne re-
muait pas la langue. Une autre fois, le 9 mars, sa bouche
s'ouvrit dans toute sa largeur, et pendant une demi-heure
elle poussa des cris affreux. Le 11 et le 12, un crucifix
dans la main, elle se mit à mugir comme un lion et comme
un ours. (Bœmon. Seiler.) ^
CHAPITRE XXII
Des effets de la possession dans le système de la circulation. Sommeil
léthargique et insomnie des possédés. Troubles dans la chaleur ani-
male , dans le cours des fluides. Enflure du corps. Trouble des or-
ganes génitaux. Stigmatisation. Sainte Eustochie.
Bien souvent dans la possession le cœur, et par suite
tout le système circulatoire, se trouve attaqué. Les possédés
ressentent alors dans cet organe des douleurs pénétrantes,
des palpitations, des crampes, annonce d'une puissance
étrangère qui s'efforce de troubler et de bouleverser l'or-
ganisme tout entier. Le centre du système circulatoire se
compose de muscles et de tissus nerveux . Or la môme op-
position se manifeste dans le système tout entier, qui se
EFFETS DE LA POSSESS. DANS LE SYST. DE LA CIRCUL. 455
divise en nerfs avec leurs ganglions et en tissus veineux
avec leurs points de réunion. On distingue aussi dans la
circulation celle du sang et celle du fluide nerveux à tra-
vers tout le système ganglionnaire ; et ces deux mouvements
sont tellement liés ensemble que celui du fluide nerveux
suit par tout le corps celui des veines, pénétrant jusque
dans les dernières profondeurs de celles-ci, tandis que
celles-ci, de leur côté, s'étendent jusqu'au fond le plus in-
time des ganglions nerveux. Ces deux mouvements sont
attaqués également dans la possession, et la direction des
courants qu'ils produisent est bouleversée , comme nous
l'avons vu déjà pour les organes de la nutrition.
Ce désordre se manifeste surtout dans le rapport du cœur
aux vaisseaux capillaires. Dans l'état naturel, tout le sys-
tème circulatoire est intimement lié au cœur comme à son
centre, et c'est lui qui en règle tous les mouvements. Dans
la possession, ce lien est brisé bien souvent, et les vais-
seaux capillaires semblent devenir le centre d'un mouve-
ment particulier et plus ou moins bizarre. C'est là ce qui
explique ces caprices, ce vague et cette incertitude dans
toutes les fonctions vitales que l'on remarque chez beau-
coup de possédés. De là l'extrême difficulté de bien con-
naître la nature des maux et des phénomènes qui accom-
pagnent cet état; de sorte que les médecins les plus exer-
cés ne savent souvent que penser; de là l'inutihté des
moyens employés et qui presque toujours ne font qu'aug-
menter le mal. Les maladies naturelles commencent ordi-
nairement par de faibles symptômes, qui augmentent peu
à peu d'intensité. Dans la possession, au contraire, le mal
se produit dès le commencement dans toute sa force et
sans aucune cause apparente. S'il devient périodique, les
450 EFFETS DE LA POSSESS. DANS LE SYST. DE LA tIRCUL.
périodes ne sont point observées; et la marche irrégulière
et indéterminée de la maladie montre assez qu'elle est
psychique et extranaturelle. (Godronchus, de Morbis vene-
ficis.)
Sommeil La première chose par où se manifeste le rhythme de la
léthargique . , , , . - ,- j i -n * j
et insomnie ^'^ , c est la succession régulière de la veille et du som-
ossédés ^^^^^- ^^^^ ^ ^0" fondement dans la circulation des esprits
vitaux qui parcourent les systèmes ganglionnaires et dans
le double rapport de ces systèmes. Dans Fétat ordinaire,
la veille et le sommeil se succèdent régulièrement et dans
une mesure déterminée. La possession brise ces rapports ;
donnant à la veille et au sommeil une étendue démesurée,
elle condamne les possédés à une sorte de léthargie, qui
ressemble à la mort ou à une surexcitation fébrile qui
éloigne d'eux le sommeil. Dans l'année 1657, pendant que
Brognoli était à Bergame , il y trouva une jeune fille de
dix-sept ans qui était plongée dans un sommeil si profond ,
qu'elle dormait jour et nuit presque pendant toute l'année
sans interruption. On avait beaucoup de peine à la tirer
de cette léthargie, et elle n'avait de goût pour aucun ali-
ment. Brognoli reconnut bientôt que le mal était extrana-
turel. Il ordonna au démon d'endormir la jeune fille, puis
de la réveiller; et celle-ci, agenouillée devant lui, s'en-
dormit et s'éveilla comme il l'avait ordonné. S'étant as-
suré ainsi que la maladie n'était pas naturelle, il engagea
la malade à avoir confiance en Dieu , et elle fut bientôt
guérie. {Alex., disput. 2.) Un jeune homme d'Orbitello ,
possédé du démon, était au contraire affligé d'une insom-
nie continuelle. Dans sa fureur, il voulait sans cesse se
percer d'une épée ; il fut guéri au tombeau de saint Guil-
laume.
EFFETS DE LA POSSESS. DANS LE SYST. DE LA CIRCUL. 4o/
La seconde chose par où se manifeste la lutte du centre Trouble de
de l'organisme avec la périphérie , c'est le trouble qui se ^jjjj^a^g'^
produit dans le développement de la chaleur animale , la-
quelle, dans l'état régulier^ est l'expression physique de
la vie et de la santé. Dans cet état de désordre, le froid de
la mort succède tout à coup à une chaleur brûlante. Sou-
vent ces changements de température affectent certains
membres en particulier. Etienne de Crémone raconte
qu'une possédée de Pérouse, après être restée quelque
temps dans l'éghse Saint -Ubald, en fut chassée plusieurs
fois par le démon ; mais , se faisant violence, elle y reve-
nait toujours. Le prêtre ayant entonné le Gloria in excel-
sis , les démons s'écrièrent : « Nous sommes battus. » La
malade, ayant été exorcisée, fut guérie au bout d'une
heure; et elle raconta que pendant plusieurs années il
lui avait semblé avoir le feu dans le corps, quoiqu'elle
n'eût jamais cru être possédée du démon. [A. S., 16 mai.)
Les pieds sont spécialement affectés dans la possession.
Toutes les religieuses du couvent de Kentorp , qui étaient
possédées , souffraient à la plante des pieds une chaleur
telle qu'il leur semblait avoir les pieds dans l'eau chaude.
Une autre possédée, au contraire, avait les pieds tellement
froids qu'ils lui semblaient de glace. Bernardina Joannès
avait les pieds froids comme la glace, et ne pouvait en
aucune manière les réchauffer. Souvent elle y souffrait
pendant trois jours des douleurs intolérables ; elle fut gué-
rie par les exorcismes.
La troisième expression du rhythme de la vie consiste Trouble
dans le cours régulier des fluides. Ce cours est plus ou le cours des
moins troublé dans la possession , et de là résultent des fluides.
fièvres dont l' irrégularité déconcerte tous les médecins.
13*
458 EFFETS DE LA POSSESS. DANS LE SYST. DE LA CIRCUL.
On amena à Brognoli un jeune homme qui depuis quinze
jours souffrait d'un grand mal de tête. Toutes les parties de
son corps étaient comme liées , et il était consumé par une
fièvre légère. Son épuisement était tel qu'il pouvait à peine
marcher, et il était encore augmenté par un saignement
de nez quotidien. Les médecins avaient employé sans fruit
tous les remèdes. Brognoli, ayant reconnu le caractère du
mal par la couleur du visage et par d'autres signes encore ,
imposa les mains au jeune homme et ordonna au démon
de s'en aller. Le jeune homme sentit aussitôt comme un
vent souffler de son oreille droite , et il fut complètement
guéri.
Enflure Un autre symptôme de la possession , qui résulte prin-
u corps, cipaiement d'un désordre dans la circulation, c'est l'en-
flure de certaines parties du corps. Un moine fut possédé
dans le couvent de l'abbé Baithin, successeur de saint
Colomban, dans l'île de Jonas, en Ecosse. L'abbé offrit
pour lui le saint sacrifice , fit amener lié le possédé dans
l'église, et chassa le démon de son corps. Mais au moment
où le démon sortit, l'enflure du corps disparut , et sa peau
sembla comme collée sur les os. Bien souvent, dans la
possession, l'enflure est mobile et passe d'une partie du
corps à l'autre, affectant diverses formes d'animaux,
comme de chats ou de souris. Le diacre Égilword assistait
un jour à la messe l'archevêque Lanfranc ; et comme après
le Fater il lui présentait la patène , il aperçut devant lui
des démons avec un visage terrible. Dans son effroi, il
embrasse l'autel et crie : Christus vincit , Christus régnât.
L'épouvante se répand dans le peuple, et l'on porte le
diacre dans la chambre de l'évoque. Après la messe on
l'amène tenu par plusieurs hommes devant le prélat; Ips
EFFETS DE LA l'O^SESS. DAINS LE SYST. DE LA CIRCUL. iol)
frères et le peuple adressent pour lui des prières à Dieu. 11
recouvre ses sens, et Lanfranc avec son chapitre l'amène
au tombeau de saint Dunstan , pour rendre grâces à Dieu.
Il reste tout le jour avec les frères, grandement console's
de sa guérison. Mais vers le soir, comme on récitait com-
plies, il se jette tout à coup sur le prieur Henri, comme
pour se saisir de lui. On le porte dans le dortoir, et le prieur
reste auprès de lui pour le veiller. Vers minuit il poussa
un cri si terrible que tous les moines sautèrent de leurs
lits, et le portèrent au tombeau de saint Dunstan. Là il se
mit à blasphémer le Christ et ses serviteurs pendant tout le
reste de la nuit. On le tint Ué pendant plusieurs jours, et
il était cruellement tourmenté par le démon. On aperçut
alors le démon errer çà et là dans son corps, tantôt en
haut, tantôt en bas. Quelques-uns des assistants s'étant dit
en français que le démon se remuait comme un chat, le
diacre se mit à rire, quoiqu'il n'entendît point cette
langue, et il répondit en français aussi : « Non comme un
chat, mais comme un petit chat. » il fut délivré plus tard.
(A. S., mai.)
Une possédée vint au couvent de Saint- Rupert, près de
Bingen, pour être guérie par sainte Hildegarde. Le prêtre
Henri Rorich raconte que le démon paraissait dans les
membres de cette femme sous la forme d'une grosse sou-
ris, qui fuyait d'un membre à l'autre, et qui était noire
comme du charbon. (A. S., 17 sept.) Seiler raconte de
la jeune fille de Lewenburg que le démon se posait tantôt
sur sa langue, tantôt dans ses oreilles, tantôt dans ses
yeux; tantôt il la plongeait dans le sommeil, tantôt il la
renversait par terre. Le dimanche de Eemmiscere, pendant
que le peuple priait , le démon se mit à danser sur sa
160 EFFETS DE LA l'OSSESS. DANS LE SYST. DE LA CIRCUL.
langue pendant, un quart d'heure, comme une souris
noire ou une petite grenouille;, paraissant quelquefois
jusque sur les lèvres ; puis il se cacha de nouveau dans le
corps ; et tout cela arriva en présence d'hommes et de
femmes très-recommandables. 11 est remarquable que
pendant que le démon était sur sa langue et dans ses
oreilles, et qu'elle voulait y mettre les doigts, il les lui
mordait de manière à lui faire pousser des cris lamen-
tables. Un grand nombre de témoins virent les morsures
qu'elle avait reçues. Le i i avril, il lui tint la bouche ou-
verte pendant un quart d'heure. Les yeux lui sortaient de
la tête d'une manière effrayante, et il se forma à son cou
un ulcère gros comme une pomme qui remuait sans
cesse. On lui demanda ce qui se passait en elle lorsque le
démon la tourmentait ainsi; elle répondit que d'abord il
lui enfonçait ses griffes dans les deux côtés , et qu'il la dé-
chirait jusqu'au sang , puis qu'elle le sentait lui monter
comme une grenouille au cou, à la langue, aux yeux,
aux oreilles, et qu'alors il la faisait souffrir horriblement.
Il en était de même d'une autre possédée, qui fut amenée
à saint Aubin , évêque d'Angers. Le démon avait formé un
ulcère sur son œil , le saint y fit le signe de la croix en
disant au démon : « Ne prends pas ce que tu n'as pas
donné. » L'ulcère s'ouvrit à l'instant, le sang coula, et la
jeune fille fut guérie.
Ces choses paraissent au premier abord des fables pué-
riles; mais, considérées de près, elles sont entièrement
conformes à la vérité. Dans la possession, en effet, l'homme
a le sentiment de l'esprit mauvais qui habite en lui; il le
sent parcourir incessamment son corps comme une per-
sonnalité distincte de la sienne. Par suite de cette mobi-
EFFETS DE LA PObSESS. DANS LE SYST. DE LA CIRCUL. 461
lité, le prêtre peut dans les exorcismes produire et arrêter
à son gré ces mouvements. Le fourmillement qui se fait
sentir sous la peau provient de la même cause. 11 arrive
alors dans le tissu cellulaire les mêmes phénomènes que
la boule hystérique produit dans la gorge , où elle semble
monter et descendre. D'autres fois il s'élève sur le corps,
sur la langue ;, par exemple, ou sur les yeux des pustules
semblables à de petites graines de coriandre, qui se
montrent tout à coup , et disparaissent avec la même rapi-
dité. La couleur noire de ces pustules indique au reste que
le système veineux est particulièrement affecté.
Les organes génitaux n'échappent point aux attaques du Trouble
démon dans la possession ; et là aussi sa présence se ma- des organes
nifeste, ou par une dépression qui va quelquefois jusqu'à
l'impuissance, ou par une surexcitation qui approche de
la fureur. Aussi des rapports intimes avec les possédés
d'un sexe différent ne sont pas toujours sans danger,
comme le prouve le fait suivant. On amena à Vallom-
breuse une jeune fille nommée Lise qui était possédée. On
employa les exorcismes, mais en vain. Le froid étant sur-
venu, il tomba beaucoup de neige, de sorte qu'on ne put
la ramener chez elle. L'abbé la reçut dans le couvent avec
ceux qui l'avaient amenée, et chargea un prêtre de l'exor-
ciser chaque jour. Le démon cependant ne se reposait
point, et essayait de porter au péché tantôt les frères,
tantôt les domestiques. Il réussit enfin à persuader à l'un
des frères d'aller visiter Lise pendant la nuit. Celui-ci
trouva à minuit la porte ouverte, quoique le prieur en eût
emporté la clef avec lui après l'avoh' fermée. Il fut saisi
d'une telle épouvante qu'il retourna en hâte à l'église après
avoir fait le signe de la croix. Le démon, trompé dans ses
402 EFFETS DE LA l'OSSE^^S. DANS LE SYST. DE LA CIRCUL.
espérances^ s'adressa à Fuji des domestiques; mais celui-
ci, après avoir cédé à ses perfides suggestions^ fut aussi
retenu par la crainte avant d'avoir accompli son crime.
Le beau temps étant venu, on procéda avec plus de vigueur
encore aux exorcismes, et le démon se retira enfin. La
jeune fille s'en retourna chez elle; mais trois mois après
elle fut de nouveau possédée par le même démon. Celui-
ci, étant exorcisé, reprocha aux parents de la jeune fille
des fautes secrètes, qu'ils avouèrent eux-mêmes, et elle
fut dès lors guérie pour toujours. (Hieron-ymus Radiolen-
sis, p. 407 . ) La grossesse ne garantit pas de la possession.
Saint Auxence, se rendant au palais à Constantinople ,
rencontra une femme enceinte, les cheveux en désordre.
Le démon se mit à crier au saint : « Oh ! quel pouvoir
Auxence exerce sur moi ! Voici vingt ans que je vis caché
dans cette créature , et maintenant il m'en arrache avec
violence. » Le saint donne de l'éperon à son cheval;
mais le démon le suit en criant : « Pourquoi me chasses-
tu? je sortirai. » Le peuple s'attroupa en foule, et le
saint ayant prié avec larmes pour la guérison de cette
femme , elle fut délivrée , et l'enfant qu'elle portait resta
intact. (-A. S., 14 febr.) Si dans ce dernier cas fenfant
échappa au pouvoir du démon, il n'en est pas toujours
ainsi. Saint Benoît, ayant été appelé près d'un homme
très -considérable, trouva sa femme et l'enfant qu'elle
venait de mettre au monde possédés tous les deux, et
tourmentés de la manière la plus affreuse. Il les guérit
l'un et l'autre. (A. S., 21 mart.) On apporta une fois à
saint Auxence un enfant de trois ans qui était possédé du
démon et dont le visage était tourné sens devant derrière.
Le saint lui souffla sur la figure, après avoir dit aux assis-
KFtETS DE LA l'Ob.sLth. DAWS LE tJYiST. DE LA ClUCUL. 463
lants: « Ce n'est pas pour ses péchés, mais pour notre con-
version que cet enfant a été livré au démon. »
La stigmatisation dans les extatiques est l'effet d'une La stigmati-
plus grande plasticité du système circulatoire, qui devient cation.
ainsi, par le moyen de l'imagination , accessible à des im- Eustochie.
pressions d'un ordre plus élevé. Ces conditions peuvent se
trouver aussi dans la possession^ avec cette différence tou-
tefois qu'ici les impressions sont d'un ordre inférieur. Or
il ne peut être dans l'intention du démon de produire sé-
rieusement ces phénomènes, qui doivent lui être odieux. 11
ne peut donc être question que d'une contrefaçon trom-
peuse et burlesque, dans le but de décrier la chose en elle-
même. Le fait le plus remarquable en ce genre est celui
d'Eustochie, raconté par Saligario. Il commence par dé-
peindre la tendre dévotion que, dans ses moments lucides,
elle avait pour la passion du Sauveur et la piété avec la-
quelle elle méditait dès sa jeunesse ce sujet si touchant; de
sorte que l'on pouvait croire que ces phénomènes étaient
produits par F Esprit-Sain t. Puis il continue en ces termes :
(( Elle commença dès sa plus tendre jeunesse à méditer la
passion du Christ. Elle allait souvent pour cela à l'église
Saint-Jean-Baptiste , où était peinte sur le mur une image
représentant le Christ couronné d'épines, avec la robe de
pourpre, le manteau de dérision sur les épaules et le ro-
seau à la main . Elle ne pouvait se lasser de considérer cette
image, et chaque fois qu'elle la regardait sa dévotion
s'enflammait, et elle pensait combien c'est un grand mys-
tère que le maître du monde et le vrai Dieu ait bien voulu
s'abaisser ainsi pour nous devant son peuple. Elle se fami-
liarisa ainsi de bonne heure avec le mystère des humilia-
tions et des outrages de Notre - Seigneur Jésus -Christ, et
i(j4 EFFETS Dli LA POSSESS. DA^S LE S\ï>T, DE LA CIRCUL.
elle s'exerça toute sa vie dans ces saintes méditations. Sa
dévotion en ce genre ne fit qu'augmenter dans le cloître.
Chaque jour elle pensait aux abaissements du Sauveur, ou
à sa grande pauvreté, ou à son immense amour et à sa mi-
séricorde : elle s'humiliait profondément, surtout en se
voyant visitée de Dieu d'une manière si pénible , puisque
son corps était livré au démon et qu'elle avait perdu sur
lui tout empire. Dans ses angoisses, elle se rappelait ces
paroles du Seigneur : ce Mon àme est triste jusqu'à la mort. »
Elle se rappelait qu'il avait été poursuivi, tourmenté. Hé
et livré entre les mains de ses bourreaux. Dans le senti-
ment de sa faiblesse, elle pensait toujours à Jésus. Dans
les douleurs qu'elle souffrait continuellement à la tête, elle
se rappelait le couronnement d'épines; de sorte qu'elle
portait toujours, d'une manière ou de l'autre, le mystère
de la rédemption dans son cœur, et l'amour qu'elle pui-
sait pour Jésus-Christ dans ces méditations lui faisait por-
ter avec plus de patience ses propres souffrances. Quand
elle était brisée par la douleur, elle avait coutume de crier
en soupirant : « Oh ! Seigneur Jésus ! patience et force. » 11
me serait impossible de raconter ses grandes souffrances
et en même temps son courage admirable, qu'elle devait
à la méditation des douleurs de Jésus et particulièiement
de sa prière au Jardin des Olives. Je me souviens que Dieu
permit qu'elle eût la plaie du côté, d'où sort la flamme de
l'amour. » {Memoria délia beata E., t. 1er, p. 53,)^'
Eustochie était donc dans des voies sûres ; c'était une
de ces femmes chez qui la stigmatisation , existant déjà
dans l'esprit, n'a plus besoin que d'une occasion favora-
ble pour se produire aussi dans le corps. Mais chez elle le
progrès intérieur était modifié par un autre esprit qui la
EFFETS DE LA POSSESS. DANS LE SYST. DE LA CIRCUL. 465
possédait. Chez les extatiques ordinaires, la nature. elle-
même, attendrie et dissoute en quelque sorte par la part
qu'elle prend aux soutTrances de Jésus, ouvre sur leur corps
les plaies par où leur sang s'échappe, ou fait de leur corps
tout entier une seule plaie, comme s'il eût souflert les dou-
leurs de la flagellation. Mais ce que la nature fait chez les
autres, le démon le faisait chez Eustochie, et il se servait
des mains de cette sainte vierge pour la flageller réelle-
ment. Voici, en effet, ce que raconte Saligario. a. Elle avait
un morceau de la colonne à laquelle Jésus-Christ fut atta-
ché, et son amour s'enflammait dans la considération des
supplices qu'il y souffrit pour nous. C'est pour récompen-
ser, je pense, la grande dévotion qu'elle avait pour la fla-
gellation du Sauveur que Dieu permit qu'elle la ressentît
d'une certaine manière en son corps, comme elle la portait
dans son âme. C'est pour cela que le démon l'enfermait
quelquefois dans une chambre, la dépouillait de tous ses
vêtements, et la flagellait horriblement pendant quelques
heures; de sorte qu'on entendait les coups du dehors. Les
sœurs, malgré la compassion qu'elles avaient pour elle, ne
pouvaient lui porter secours. Elle était si cruellement
fouettée qu'elle saignait beaucoup, et ressentait de grandes
douleurs. Mais elle rendait grâces à Dieu avec un cœur
joyeux, et remettait le fouet à son père spirituel. Ce fouet
était composé de sept cordes, à chacune desquelles étaient
quelques nœuds de bois, et l'on y pouvait voir les traces
de son sang, quoiqu'il fût peu coloré à cause des pertes
fréquentes qu'elle éprouvait. La bonté divine permit que
le démon lui enfonçât quatre aiguilles, l'une dans chaque
main et dans chaque pied. Ce supplice se renouvela pen-
dant longtemps tous les vendredis. Mais lorsque le soir
AHii EFFETS DE LA l'OSSESS. DANS LE SYST. DE LA CIRCUL.
venait^ le démon ôtait les aiguilles, à l'exception d'une
seule qui paraissait ne pouvoir sortir. Un jour donc que le
confesseur se trouvait dans le cloître, le démon lui dit
qu'il ne s'opposait pas à ce qu'il ôtât cette aiguille. Le
prêtre l'essaya; mais il ne put y réussir; car elle semblait
ne faire qu'une seule chose avec la chair. Il prit donc le
voile noir d'Eustochie^ qu'elle avait reçu dans sa profes-
sion ; et à peine en eût-il touché le pied où était l'aiguille
qu'il put l'ôter sans difficulté, à la gloire de Dieu et de
notre sainte. » {Memoria, t. 11, p. 4.) La division qui s'é-
tait introduite dans l'être d'Eustochiese manifeste pleine-
ment dans ces phénomènes. Dans ses heures lucides, la
contemplation des souffrances de Jésus-Christ exaltait tel-
lement son esprit qu'elle ressentait, selon l'opinion de son
confesseur, les douleurs de la plaie d\l côté et probable-
ment aussi celles des autres plaies. Mais bientôt arrivèrent
les heures mauvaises pour elle, et particuhèrement les
vendredis, où les extatiques ressentent ordinairement les
plus grandes douleurs. C'est dans ses paroxysmes que le
démon, qui s'était emparé d'elle, cherchait à produire sur
son corps comme une horrible contrefaçon de la passion
du Sauveur, en la poussant au suicide. De là ces coups de
poignard dans la poitrine, pour ouvrir la plaie du côté, et
amener ainsi la mort; de là ces flagellations et ces pertes
de sang qui appauvrissaient tellement celui-ci qu'il était à
peine coloré ; de là ces aiguilles enfoncées dans la chair,
pour produire artificiellement les plaies des mains et des
pieds. C'est elle-même qui, poussée par son mauvais es-
prit, enfonçait, dans ses accès, ces aiguilles dans sa chair;
mais l'imposture du démon était à la fin contrainte de
rendre témoignage à la vérité.
EFFETS DE LA POSSESS. DANS LE SYSTÈME NERVEUX. H^l
CHAPITRE XXIII
De la possession dans le système nerveux supérieur. L'orgueil cause
de la possession. Du mutisme ou des YOix différentes des possédés.
De leur insensibilité.
La possession , après avoir attaqué le système nerveux
dans ses régions moyennes et inférieures, pénètre souvent
jusqu'au cerveau et s'empare de cet organe tout entier. II
peut même arriver qu'elle attaque ces trois régions à la fois,
ou même qu'elle attaque d'abord les ganglions cérébraux,
pour pénétrer de là dans les systèmes inférieurs. Bien sou-
vent, dans ces cas, la possession a pour cause le péché d'or-
gueil. De même, en effet, que l'orgueil, par l'action qu'il
exerce sur les organes , produit bien souvent la manie ou
la folie, ainsi, quand il se porte vers les régions spirituelles
et qu'il dépasse certaines limites, il rencontre là une force
supérieure dont il devient l'esclave ; et cette force produit
alors dans le côté psychique de l'homme les mêmes effets
que la manie ou la folie produit dans la partie organique
de notre être. L'orgueil de la science est bien souvent la L'ormieil,
cause des possessions de ce eenre. On raconte qu'un f'ause de ia
^ ^ possession.
homme très -savant, s' étant enorgueilli de sa science, fut
possédé du démon. Tout ce qu'on fit pour le délivrer fut
inutile, et il ne fut guéri qu'après avoir oublié tout ce
qu'il savait. Brognoli raconte qu'étant à Rome, en 1647,
il y connut un enfant de huit ans qui était accompagné
d'un religieux, son précepteur. L'enfant avait proposé des
thèses sur toute la philosophie et la théologie de saint Tho-
mas, et il les avait dédiées au pape Innocent X, qui régnait
alors. Il les soutint dans l'église de la Minerve, en présence
408 EFFETS DE I,A POSSESS, DAÎSS LE SYSTÈME NERVEUX.
d'un grand nombre de cardinaux, d'évêques, de prélats,
de religieux , de théologiens et d'auditeurs de toutes les
conditions. Tous regardaient cet enfant comme une mer-
veille , et après la séance il reçut de riches présents de
plusieurs cardinaux , et quitta la ville de Rome avec son
précepteur, après avoir été fêté partout. Tous deux par-
tirent pour Lorette; et, comme plusieurs prélats voulaient
les conduire dans la grande église pour leur faire hon-
neur, on remarqua que l'enfant ne prit point d'eau bénite
en entrant. On avança néanmoins dans l'église; mais, au
moment où l'enfant allait entrer dans la sainte maison de
la bienheureuse Vierge Marie, le démon poussa de grands
cris, et laissa reconnaître ainsi le pouvoir qu'il avait sur
lui. Son précepteur prit la fuite, et, comme les officiers de
l'Inquisition étaient à sa recherche, il se précipita du haut
d'une tour. Pour l'enfant, il renonça au démon, et perdit
en même temps toute sa science. Revenu à son ancienne
ignorance, il amenda sa vie dans un cloître sous la direc-
tion d'un précepteur catholique et pieux. Cette tragique
histoire est une leçon terrible contre cette éducation factice
et précoce dont s'est engoué notre siècle. Pour produire
un tel prodige de science il avait fallu nécessairement
mettre en jeu la vanité, l'orgueil et l'ambition qui dor-
maient dans l'àme de cet enfant. Toutes ces passions, im-
prudemment éveillées, avaient atteint, dans leur surexci-
tation, ces limites mystérieuses qui séparent l'homme du
monde des esprits, et là elles avaient rencontré une puis-
sance supérieure qui s'en était emparée.
Lorsque la possession attaque d'abord les systèmes su-
périeurs, on le reconnaît bien souvent dès le commence-
ment par la m.inière dont elle se produit. On raconte
EFFETS DELA POSSESSION DAiNS LE SYSTEME ISKRVEUX. 40 9
dans la vie de l'abbé Valarich qu'un oiseau noir ayant
frappé de ses ailes la tête de quelqu'un , celui-ci devint
possédé. C'était là l'expression symbolique de la posses-
sion et le signe que le démon était entré dans cet homme
par le cerveau. On raconte dans les chroniques qu'il y
avait en 1 544, à Cassel, dans la Hesse, une femme qui avait
prédit la guerre terrible dont l'Allemagne eut tant à souf-
frir, et engagé le peuple à faire pénitence. Lorsque l'esprit
s'emparait d'elle, si on lui mettait la main sur la tête, on
sentait la cervelle se remuer et tourner dans le cerveau.
Quelquefois le visage prend un aspect effrayant : le possédé
écume de la bouche ; la langue, noircie et enflée, sort de la
bouche comme celle d'un chien, ce qui annonce une alté-
ration plus ou moins profonde des organes de la voix.
Ainsi on amena en 1131 au touibeau de sainte Agathe, à
Syracuse, une possédée nommée Bonne, qui cria tellement
pendant la messe, que sa voix l'emportait sur celle de
l'orgue et sur le chant des assistants; de sorte que per-
sonne ne pouvait prier en repos.
Bien souvent aussi les possédés sont privés , soit pour Du mutisme
quelque temps , soit d'une manière continue, de l'usage °"
de la parole, et dans ces cas on a coutume de donner au
démon le nom d'esprit muet. Les possédés parlent ordi-
nairement d'une voix sourde et comme étouffée, qui res-
semble beaucoup à celle des ventriloques. On exorcisa à
Laon, en 1 066, une femme de Bernin, dont la langue était
rentrée jusqu'au fond de la bouche, quoique le démon
parlât par elle avec une grande éloquence. Souvent la voix,
dans la possession, est comme divisée en deux espèces de
sons, dont l'un ressemble à la voix de l'homme, et l'autre
à celle de la femme. Loi'squ'ou plaça à Seligenstadt les
IV. 14
diiïérentes
chez les
possédés.
470 EFFETS DE LA POSSESSION DAISS LE SYSTÈME NERVEUX.
reliques des saints Prothée et Hyacinthe, il survint une
femme qui était possédée. Le démon , ayant été conjuré ,
parla longtemps et en détail avec le prêtre sur soi-même
et sur sa chute, sur les deux martyrs et sur leur mort,
à laquelle il disait avoir été présent, et sur plusieurs
autres objets. Enfin ^ forcé par les exorcismes, il dit à la
femme : u Avant que je sorte de toi, misérable^ je te bri-
serai les os, afin que tu aies un souvenir de mon union
avec toi. » Comme cette femme, dans le sentiment de son
impuissance, demandait humblement le secours des saints
martyrs, le démon lui imposa silence, en sortant avec
fureur par sa bouche. C'était merveille, disent les témoins
de cette scène, de voir comment le démon parlait en elle
en des manières si diverses qu'on croyait entendre une
voix d'homme et une voix de femme se disputant ensemble
dans les termes les plus injurieux. C'est qu'en effet il y
avait lutte entre deux volontés différentes.
Plus souvent encore, cette diversité de voix n'est que
l'expression d'une division religieuse plus ou moins pro-
fonde. A l'époque où écrivait del Rio , il y avait une reli-
gieuse que l'on regardait comme possédée, et que l'on
amena au supérieur de l'ordre pour qu'il l'exorcisât. La
chose traînant en longueur, cette femme commença à faire
entendre des voix différentes, dont l'une , plus douce, se
donnait pour celle de Notre-Seigneur, et l'autre, plus forte,
pour celle du démon . Cette dernière proférait des impiétés
et des abominations, tandis que la première disait des
choses édifiantes; de telle sorte que ceux-là même à qui
ce spectacle était désagréable croyaient que Dieu et le
démon parlaient en elle tour à tour. La chose alla si loin,
que cette femme entreprit de dire solennellement la messe
EFFETS DE LA POSSESSION DANS LE SYSTEME NERVEUX. 471
et de consacrer une hostie; et il se trouva des gens assez
ignorants j quoique pieux, pour recevoir comme le vrai
corps du Seigneur le pain qu'elle prétendait avoir con-
sacré, et pour le porter en cérémonie sur l'autel, afin de
l'y adorer. Et cependant il y avait là deux signes évidents
d'imposture, puisque d'un côté cette femme était possédée,
et que d'ailleurs, comme femme, elle ne pouvait remplir
les fonctions de prêtre. [Disquis. magie, lib. IV, c. i.)
Les voix quelquefois parlent diverses langues. Saint Ber-
nard étant à Milan, on lui amena une possédée qui parlait
tantôt italien et tantôt espagnol. On entendait sortir d'elle
deux voix, sans qu'on pût distinguer si c'était vraiment
deux voix qui parlaient, ou si la même voix parlait succes-
sivement dans les deux langues. La malade, qui souffrait
en même temps de crampes aux pieds, sauta, dès qu'elle
vit le saint, avec une grande agilité sur le banc oti il était
assis. Après qu'on l'en eut fait descendre, on lui demanda
ce que cela voulait dire. Elle répondit que c'était le démon
dont elle était possédée qui lui faisait faire ces choses, et
qu'elle pourrait gagner de vitesse un cheval au galop sans
le secours de personne. Elle fut tourmentée dans l'église
d'une manière affreuse devant tout le peuple; mais saint
Bernard la guérit enfm.
Les sens, dans la possession, de même que dans l'extase, insensibilité
sont bien souvent fermés aux choses extérieures. Ber- ^®^.
possèdes.
the Natona de Gênes, qui fut possédée l'an 1217, avait
beaucoup à souffrir des démons. Bien souvent elle perdait
l'usage de ses sens et restait sans mouvement comme une
morte. On lui faisait alors ce qu'on a coutume de faire aux
extatiques en ces circonstances: on lui enfonçait des aiguilles
entre les. doigts et les ongles , on lui versait sur la figure
472 [:ffets de la possession sur la parole.
de l'eau bouillante et de la cire fondue , et malgré cela
elle ne donnait aucun signe de vie. Plusieurs personnes
instruites^ étant venues la voir, lui chantèrent des vers
attribués à saint Maurice^ et qui^ dans l'opinion du temps,
chassaient les démons. Elle les chanta exactement avec
elles, mais sans aucun succès. On l'amena près des reliques
des saints sans pouvoir obtenir sa guérison. Elle vint enfin
au tombeau de saint Raimond à Pavie ; et à peine se fut-
elle agenouillée devant lui que les démons la quittèrent
en criant : « Maudit Raimond ! nous retournons à l'enfer. »
(A. S., 28 jul.) Quelquefois plusieurs sens seulement sont
liés, comme il arriva pour la jeune fille de Heiligenstadt,
qui dans ses paroxysmes perdait l'usage de la parole, de
la vue et des membres , écumant avec cela de la bouche
et grinçant des dents. (A. S., 5 jun.) Un jeune homme de
Sienne qui était possédé du démon fut amené à Vallom-
breuse ; il était à la fois boiteux , sourd et muet. Mais dès
qu'on l'amena dans la chapelle sa langue déliée s'emporta
en injures contre les saints. Il en est ainsi dans beaucoup
d'autres cas.
CHAPITRE XXIY
Influence de la possession sur la parole. Les possédés entendent et
parlent des langues étrangères. Us perdent le souvenir des choses
qu'ils ont faites ou dites dans leur accès. Histoire de madame Ranfin.
Du chant chez les possédés. Histoire du frère Ferdinand.
Les Les possédés semblent quelquefois avoir le don des
possédés langues, soit parce qu'ils peuvent en parler plusieurs qu'ils
entendent o ^ r x r
et pa lent n'ont jamais apprises, soit, ce qui est plus fréquent, parce
étrarSr qu'ils peuvent comprendre les langues étrangères dans les-
EFFETS DE LA POSSESSIOÎS SUR LA PAROLE. 473
quelles on leur parle. Un ecclésiastique raconte qu'ayant
adressé la parole en grec, en hébreu et en latin au démon
qui possédait une jeune fille, il répondit à toutes ses ques-
tions, mais toujours en allemand. Le prêtre lui ayant re-
proché de ne pouvoir, malgré toute sa science, dire un
seul mot dans une langue étrangère, le démon lui répondit :
«Fou que tu es, les esprits entendent toutes les langues,
mais ne les parlent pas toutes. » En effet, lorsque le prêtre
discutait en latin avec les savants qui étaient présents, le
démon comprenait tout ce que l'on disait, et répondait en
allemand aux choses qui le concernaient. Bien souvent
néanmoins les démons, par la bouche de ceux qu'ils pos-
sèdent, peuvent parler des langues étrangères. Le docteur
Th. Bartholini raconte, après Hannemann, médecin, qu'en
l'année 1 67 3 un jeune soldat de dix-huit ans se trouva pos-
sédé. Deux ans auparavant, il s'était donné au démon pour
quatre ans. Son langage était inintelligible; mais par in-
tervalles il savait s'exprimer d'une manière claire et pré-
cise, et alors il pouvait répondre à chacun dans sa langue,
soit en français, soit en latin, soit autrement. Dans ses pa-
roxismes, quatre hommes des plus forts pouvaient à peine
le tenir. Cameralius raconte qu'un démon qui possédait
une femme, lorsqu'il voulait parler grec, faisait rire les
savants qui étaient présents à cause de sa mauvaise pro-
nonciation. Il s'excusa en disant qu'il savait bien qu'il
avait un mauvais accent, mais que la faute en était à la
femme, don tla langue ne pouvait se prêter à prononcer les
mots étrangers. En supposant qu'il n'y ait eu ici aucune
imposture, on trouve en ce fait exactement exprimée la
distinction entre la science interne et la faculté de mani-
fester ce. qu'on sait.
474 EFFETS DE LA 1>0SSES^3I0^ SUll LA PAKOLE.
Quelquefois cependant la parole est arrêtée par une af-
le souvenir fectation maladive de l'organe lui-même. Lorsque les re-
qu'ilsont ligieuses de Keutorp furent possédées, elles ne pouvaient
faitesou ^^^jjg jgyj, paroxysme prononcer aucun mot, quoiqu'elles
dites dans la r .; i .
posssesion. comprissent parfaitement tout ce qu'on disait autour
d'elles; mais elles ne pouvaientparler, parce qu'elles éprou-
vaient des convulsions dans la langue et dans les parties in-
térieures. Anne de Lemgo, l'une d'elles, quand elle parlait
dans ses accès, comprenait parfaitement ce qu'elle disait,
et il lui semblait alors que les mots étaient donnés par un
autre; mais dès qu'elle avait fini déparier, tout ce qu'elle
avait dit échappait à sa mémoire. Cependant si quelqu'uu
lui répétait ce qu'elle avait dit, elle se le rappelait de nou-
veau ; mais elle aurait mieux aimé, par une sorte de honte,
qu'on le lui eût caché. Les paroles lui avaient été données
intérieurement par un autre, et elles s'imprimaient dans
son souvenir comme lui venant d'ailleurs que d'elle-même.
C'est pour cela que sa mémoire avait besoin d'être rafraî-
chie du dehors pour se rappeler [ce qu'elle avait dit. D'au-
tres possédés ont assuré dans leurs moments lucides qu'ils
entendaient bien la voix du démon dans leurs organes,
mais qu'ils ne pouvaient comprendre ce qu'il disait en
eux, comme ceux dont l'esprit est lié. D'autres, quand on
leur demandait ce qu'ils avaient fait ou dit, répondaient
qu'ils avaient perdu tout souvenir aussi longtemps que
l'esprit avait été dans leur tête. D'après ces témoignages,
on peut croire que la langue en ces circonstances exprime
les idées non de la personne malade, mais du démon qui
la possède et qui se sert souvent d'une langue inconnue h
celle-ci.
Déjà, dès les temps anciens, on a reconnu cette faculté
EFFETS DE LA POSSESSION SUR LA PAROLE. 473
des possédés. Saint Jérôme, dans la Vie de saint Hilarion,
ermite, parle d'un candidat de l'empereur Constance^ natif
de Franconie, qui fut possédé du démon dès ses plus jeunes
années. On le conduisit à Hilarion dans la ville de Gaza^,
et il expliqua au saint les causes de la possession en langue
grecque et syriaque, quoiqu'il n'eût jamais appris ni l'une
ni l'autre. Le saint lui répondit : « Peu importe comment
tu es venu; mais je t'ordonne de sortir au nom de Notre-
Seigneur Jésus -Christ. » Psellus raconte le fait suivant.
« Mon frère, dit -il, plus âgé que moi, était marié à une
femme dont les couches étaient extrêmement pénibles et
suivies toujours de maladies compliquées. Dans l'une de
ces maladies, étant entrée en déhre, elle déchira ses vête-
ments, et murmura des mots étrangers que ne comprenaient
point les assistants. On ne savait quel moyen employer
pour la guérir. Quelques femmes cependant amenèrent
un homme déjà âgé , dont la peau noire semblait brûlée
par le soleil. Cet homme, se tenant près de son lit, l'épée
à la main , lui adressa en arménien , qui était sa langue
maternelle, des paroles de menaces et d'injures. La femme
lui répondit dans la même langue avec hardiesse au com-
mencement. Mais le barbarre ayant répété ses conjurations,
et menaçant de la frapper, elle s'adoucit par peur de lui,
et se mit à lui parler humblement et en tremblant. Bientôt
elle s'endormit. Nous étions tous dans l'étonnement, moins
à cause de l'accès de fureur où nous l'avions vue, que parce
que nous l'avions entendue parler arménien, elle qui n'a-
vait jamais vu un seul Arménien dans sa vie. Lorsqu'elle
fut revenue à elle, nous lui demandâmes si elle s'était
aperçue de ce qui s'était passé et si elle en avait gardé le
souvenir. Elle répondit qu'elle avait vu un démon, un fan-
476 EFFETS DE LA POSSESSION SUR LA PAROLE.
tome, une ombre semblable à une femme, des cheveux
épars el floltants, qui s'élait précipitée sur elle. Dans son
elïroi, elle s'était remise dans son lit, et n'avait plus aucun
souvenir de ce qui s'était passé depuis. » (De Operatmie
Dœmonum, p. 101 à 106.)
On amena près des reliques des saints Pierre et Marcel-
lin, à Mûlheim, dans l'Odenwald, une jeune fille de seize
ans. Le démon, qui s'appelait Wiggo, parlait latin avec le
prêtre. C'était au temps de Louis, fils de Charlemagne,
lorsque le monde était agité parles querelles de ses fils. Le
démon raconta comment, lui douzième, aidait à ravager le
royaume des Francs, à cause des vices qui régnaient dans
toutes les conditions, et qu'il se mit à raconter. La jeune
fille fut guérie, mais elle perdit en même temps la faculté
de parler latin. [Act. Sanct., 2 jun.) Au temps de saint
Thomas de Villeneuve vivait une jeune fille qui depuis
longtemps était dans un état extraordinaire, sans que les
prêtres du pays pussent savoir si l'esprit qui la poussait était
de Dieu ou du démon. On la conduisit à la messe de J. de
Salaye, recteur de l'université de Valence, homme pieux
et savant, qui, après avoir reçu sa confession et l'avoir
éprouvée, ne put s'assurer non plus de son état. L'esprit
qui la possédait se tint aussi longtemps caché: mais à la
fin, comme on vit qu'elle répondait en latin aux questions
théologiques qu'on lui adressait, on conçut des soupçons
sérieux à son sujet ; car c'était une fille simple et grossière
et qui ne savait pas un mot de latin. On l'exorcisa; le dé-
mon se mit alors à plaisanter les assistants et à tourmenter
horriblement la jeune fille. Saint Thomas dit la messe de-
vant elle, et la délivra pour toujours. [Act. Sajict., i 8 sept.)
Sainte Catherine de Sienne guérit aussi une petite fille de
EFFLTb DE LA POi?SESSIOI> bLR LA PAROLE = 4 77
huit ans qui parlait latin, quoiqu'elle n'eût jamais, appris
cette langue. On connaît le témoignage de Mélanchlhon sur
la possédée qui prédit en grec la guerre qui allait éclater
en Saxe.
Quelquefois les possédés parlent une langue que les as-
sistants ne comprennent point, mais dont la construction
intérieure fait cependant conclure qu'elle appartient à une
langue parfaitement formée. Vers l'an 1 lo2^ dans le cou-
vent d'Esron, un moine fut tout à coup possédé du démon
au milieu delà communauté. 11 poussait des cris terribles,
et quatre hommes pouvaient à peine le tenir. On parvint
cependant avec de grands efforts à le lier dans son lit. Là
il cherchait à déchirer avec les dents ses membres et toutes
les personnes qui approchaient de lui. Il parlait une langue
nouvelle, inconnue de tous ceux qui étaient présents;
mais la facilité avec laquelle il parlait prouvait que la
langue dans laquelle il s'exprimait était une langue véri-
table. Pendant quelques heures, les frères ne savaient trop
ce qu'ils devaient faire, lorsque enfin l'un d'entre eux eut
la pensée d'essayer l'efficacité de quelques reliques de saint
Bernard que possédait le couvent. A peine les eut -on ap-
portées que le démon cria en allemand d'une voix épou-
vantable : « Va-t-en ! va-t-en, Bernard, ta présence m'est
insupportable! » Là-dessus il se fit un grand silence de
quelques minutes, après quoi le possédi ouvrit les veux,
et, comme un homme qui s'éveille d'un profond sommeil,
s'étonna de voir les frères autour de lui et plus encore de
se voir lié comme il l'était. Et comme il ne se rappelait
rien de ce qui était arrivé, il demanda, honteux, ce que
tout cela voulait diic. A partir de ce moment il recouvra
la santé. (Manriquez, Aun. Ci^t., 1. 11.) A Tours, un novice
478 EFFETS DE LA POSSESSIOIS SUR LA PAROLE.
nomme Cucumella ayant été possédé, on appela près de lui
saint François de Paule. Celui-ci vint accompagné du père
Lioimet, général de l'ordre. Quoique ce novice n'eût au-
cune science j, il parla pendant une heure avec le saint en
latin et en plusieurs autres langues inconnues ; et le saint,
quoiqu'il ignorât ces langues, répondait à ses questions.
Ceci se passa devant un grand nombre de témoins, et le
novice fut guéri. (A. S., 2 april.) On peut supposer qu'en
plusieurs cas de ce genre il y a illusion ou imposture; mais
il est impossible de nier l'évidence d'un grand nombre de
faits que nous pourrions encore rapporter ici.
Histoire de ^^ des plus décisifs en cette matière est celui qui s'est
^1"" Ranfin. passé à Nancy, en 1620, chez une dame nommé Ranfm.
C'était une femme de grande vertu, fondatrice de l'ordre du
Refuge, où l'on recevait les femmes qui avaient mené aupa-
ravant une vie scandaleuse. L'histoire de cette possession a
été écrite en 1622 par un médecin de Lorraine nommé Pi-
chard, aprèsqu'oneutamenéàNancy la possédée. L'évêque
deToul, des Porcelets, nomma pour exorciste Yiardin, con-
seiller d'État et docteur en théologie, puis un jésuite et un
capucin. Les exorcismes se firent en présence de presque
tous les ecclésiastiques de Nancy, et paiticuhèrement de
l'évêque deToul, de l'évêque sufFragant de Strasbom-g, de
Sancy, autrefois ambassadeur de France à Constantinople;
de Charles de Lorraine, évêque de Verdun, et de deux doc-
leurs de Sorbonne, envoyés par la faculté de théologie de
Paris. Les deux derniers l'exorcisèrent souvent en hébreu,
en grec et en latin; et quoiqu'elle put lire à peme le latin,
elle répondait exactement à toutes leurs questions. M. do
Harlay, qui passait alors pour un des hommes les plus dis-
tingués dans la connaissance de l'hébreu, attesta par écrit
EFFETS 1>E LA POeSESSIO.N SUR LA PAROLE. 479
que lorsqu'il remuait seulement les lèvres, sans même pro-
noncer les mots hébreux , la réponse ne se faisait pas at-
tendre. Beaucoup d'autres faits encore prouvèrent qu'elle
était vraiment possédée. M. Garnier, docteur de Sorbonne^
lui ayant adressé plusieurs questions en hébreu, elle y ré-
pondit parfaitement, mais seulement en français, car le
démon lui dit qu'il avait pris la résolution de ne parler que
dans la langue du pays. M. Garnier ayant insisté, le démon
lui répondit : « N'est-ce pas assez que je te prouve que je
comprends tout ce que tu me dis? ^) M. Garnier lui parla
alors en grec; et comme il fit par inattention une faute dans
l'inflexion d'un mot, l'esprit malin lui dit aussitôt : « Tu
t'es trompé. » M. Garnier lui ayant demandé en grec de
lui indiquer la faute qu'il avait faite, l'esprit lui répondit :
« Contente-toi que je t'aie montré que tu as fait une faute,
et ne demande pas davantage. « M. Garnier lui ayant or-
donné en grec de se taire, il répondit : « Tu veux que je
me taise, mais je ne le ferai pas. »
L'écolâtre de Toul, Midot, lui ayant commandé en grec
de s'asseoir, il lui répondit : « Je ne m'assiérai pas. » Midot
lui répéta en grec : « Obéis, et assieds-toi par terre. »
Mais ayant remarqué que le démon allait renverser cette
femme par terre avec violence, il lui commanda de le faire
doucement, et le démon obéit. Midot lui dit ensuite : a Al-
longe le pied droit. » Après qu'il l'eut fait, il lui ordonna
de produire la sensation du froid dans le genou de la pos-
sédée, ce qui arriva comme il l'avait dit. Le P. Albert,
capucin , lui commanda en grec de faire sept fois avec sa
langue une croix sur la terre , en l'honneur des sept joies
de Marie; il le fît trois fois avec la langue et deux fois avec
le nez. Mais le P. Albert ayant répété son commandement,
480 EFFETS DE LA POSSESSION SUIt LA PAROLE.
il obéit, comme lorsqu'on lui ordonna de baiser les pieds
de l'évêque de Toul. Le P. Albert^ remarquant en lui le
désir de renverser le bénitier, lui ordonna de prendre
de l'eau bénite, et il le fit. Puis il lui ordonna de porter le
bénitier au commandant de la ville. Le démon ayant fait la
remarque qu'il n'est pas d'usage de faire les exorcismes en
grec, le P. Albert lui dit : « Tu n'as point de lois à nous
prescrire à ce sujet; l'Église, au contraire, a le droit de te
commander dans toutes les langues. » La possédée prit
alors le bénitier, et le porta d'abord au père gardien des
Capucins, puis au prince de Lorraine, aux comtes de
Brionne et de Remonville et à d'autres encore. M. Pi-
chard lui ayant commandé moitié en grec et moitié en hé-
breu de guérir la tête et les yeux de la possédée, il ré-
pondit promptement : « Ce n'est pas nous qui sommes
cause de cet état; mais sa tête est pleine d'humeurs, et le
mal vient de sa constitution, w M. Yiardin lui ayant dit par
inadverlancc : Per eum quiadversus te prœliavit, le démon
lui répondit, sans lui donner le temps de corriger sa faute :
« Ane que tu es ! il fallait dire : Prœliatiis est. » Il répondit
ainsi à tout ce qu'on lui disait, soit en italien, soit en alle-
mand. 11 découvraitavec cela les pensées les plus secrètes,
et entendait les mots que les assistants se disaient bas à
l'oreille et qu'il était naturellement impossible d'entendre.
11 déclara qu'il connaissait très-bien le contenu de la médi-
tation qu'un prêtre pieux avait faite devant le saint Sacre-
ment. Un smiple mouvement des lèvres de la part des exor-
cistes, sans qu'ils eussent besoin de parler, suffisait pour
le faire obéir, même lorsqu'ils tenaient la main ou un livre
devant leur bouche. Les témoignages de tous les assistants
sont annexés au compte rendu du docteur Pichard.
EFFETS D% LA POSSESSION SUR LA PAROLE^ 481
Au don de parler les langues étrangères se joint quel-
quefois celui du chant. Une vieille femme du mont Milliaro
vint à Vallombreuse pour y être délivrée d'un démon
chantant. 11 chantait VAve Maria, le Kyrie et quelquefois
les psaumes, comme si l'àme d'un prêtre avait passé dans
le corps de cette femme ;, ce qui faisait rire tous les assis-
tants. Lorsque le prêtre voulait lui imposer silence ou lui
ordonner de sortir ^ il disait en riant : u Je m'en irai, si
vous me laissez encore chanter un peu cette antienne, tel
ou tel psaume; » et il se mettait aussitôt à chanter d'une
manière fort agréable sans attendre la réponse. La chose
devint à la longue fatigante pour les ecclésiastiques; le
doyen recommanda donc au prêtre de mettre un terme à
tous ces chants. Celui-ci employa d'une manière plus vi-
goureuse les exorcismes, et le démon sortit en chantant et
en plaisantant sans faire aucun mal à la pauvre femme.
(Hieronym. Radiolens., p. 3<S8.) Un jour que saint Vin-
cent Ferrier prêchait, un des auditeurs fut possédé du dé-
mon. 11 poussa d'abord un grand cri, puis se mit à chanter
et à danser, à rire et à pleurer tour à tour, à hurler à la
manière des loups, et enfin il tomba par terre comme
mort, écuma de la bouche et du nez, se releva, faisant
beaucoup d'autres mouvements extraordinaires. A cette
vue, Vincent ordonne au peuple de se tenir tranquille;
puis, se tournant vers le démon, il lui dit : « Tais-toi,
maudit, et ne bouge pas jusqu'à ce que j'aie fini mon ser-
mon. )) Aussitôt le possédé devint calme, regardant le pré-
dicateur pendant tout le temps qu'il prêcha, et dévorant
toutes ses paroles. Lorsque le sermon fut fini, le désordre
recommença. Vincent s'avance vers le possédé et ordonne
au démon de dire d'où il vient. « Cet homme, répondit-il,
482 EFFETS DE LA POSSESSION SUK tjf PAROLE.
entretenait chez lui une femme, qui, touchée de tes exhor-
tations salutaires, l'a quitté. C'est pour cela qu'il te hait,
toi et tous ceux qui te suivent, qu'il parle mal de toi, et
qu'il vient ici pour trouver quelque chose à reprendre
dans tes paroles. Laisse-moi donc en repos jusqu'à ce que
je t'aie vengé. » Mais le saint guérit cet homme, qui resta
pendant une heure étendu par terre comme un mort.
(A. S., 5 april.) Au chant se joignent quelquefois, outre
la danse, des mouvements et des gestes extraordinaires.
Pendant que saint Lezin prêchait en Anjou, une femme
qui était possédée traversa la foule en poussant des cris
furieux, et faisant tous les gestes d'une folle. Sa panto-
mime théâtrale, ses paroles, qui ressemblaient à celles
d'une femme ivre, faisaient rire le peuple. Sept démons
furent chassés de son corps par le saint. (A. S., 13 febr.)
Histoire du Le fait suivant nous offre un des exemples les plus re-
frère
Ferdinand, marquables de cette faculté de chanter, d'autant plus que
la possession et l'extase se sont succédé d'une manière
critique dans le sujet dont il va être question. Pierre Mo-
nocle, abbé de Clairvaux, avait en 1180 choisi Humbert,
abbé de Superad, homme pieux et savant, pour visiter à
sa place les couvents de son ordre en Espagne. Celui-ci,
étant arrivé à Morerola, fut témoin du fait suivant. Il %
avait dans ce lieu un jeune homme d'une famille noble,
mais simple d'esprit et très-ignorant. Après la mort de son
père, la pensée lui vint de quitter les armes et de renoncer
au monde, et c'est pour cela qu'il s'était retiré dans le
couvent de ce lieu. Mais les siens l'en avaient arraché et
l'avaient tenu pendant un an renfermé. Cependant à peine
lui avaient-ils rendu la liberté qu'il retourna dans le cou-
vent d'où on l'avait tiré. On l'y reçut volontiers comme
EFFETS DE LA P0SSESS10> SUK LA l'AROLE. 483
postulant, et il y avait vécu trois mois dans la simplicité et
r innocence,, lorsqu'il lui arriva ce qui suit. Une nuit pen-
dant qu'il assistait à matines^ se trouvant saisi par le froid,
il quitta le chœur pour aller chercher son manteau. Ne le
trouvant pas, il alla ailleurs pour s'occuper d'autres choses,
et trouva sur son chemin un manteau parterre. Il le prend,
et, le regardante la lumière, il reconnaît que c'est le sien.
Pendant qu'il va le porter sur son lit, il entend une voix
lui dire par derrière : a Penses-tu pouvoir rester ici! Sache
donc que je te poursuivrai sans relâche jusqu'à ce que je
t'aie chassé. » Le novice, effrayé et tremblant, rentre au
chœur. Le lendemain, il raconte ce qui s'était passé à son
abbé et au maître des novices. Ceux-ci le consolent du
mieux qu'ils peuvent, et ne pensent plus à ce qui venait
d'arriver. Trois semaines après, le novice fut assailli par
des tentations qui devinrent toujours plus fortes, parce
qu'il les avait cachées dès le commencement.
Un jour enfin que les frères dormaient après le repas, il
sortit du dortoir et se retira dans une maison qui était à
quelque distance de l'abbaye. Là. il fut possédé du démon,
et perdit connaissance. Mais quelques instants après, le dé-
mon l'ayant quitté, il revint à soi. 11 réfléchit alors qu'il
avait mal fait de sortir ainsi du couvent. Il retourna donc,
et vint au chœur au moment où l'on chantait les vêpres.
Quelques religieux qui étaient allés pour le voir et qui le
croyaient parti se réjouirent grandement en le voyant re-
paraître, et gardèrent le silence. La nuit suivante, pendant
que tous les frères étaient endormis, la tentation de s'en-
fuir lui revint encore; mais, après s'être levé, il ne put
trouver ni la porte de sa chambre ni son lit. 11 passa donc
toute la nuit debout, jusqu'à ce qu'on sonnât matines. Le
i84 EFFETS DE LA fOSSESSION SUR LA PAROLE,
domon s'empara de nouveau de lui de la manière la plus
violente; de sorte que les frères le voyant en cet état le
crurent fou, et le portèrent à l'infirmerie. Là un moine
qui était mort jeune, et qui pendant sa vie avait été d'une
humeur joyeuse et s'était fait aimer de tous^ lui apparut.
11 s'appelait Rodrigue. Il dit au novice : « Frère Ferdi-
nand, tu as mal fait en voulant retourner au monde^
comme le chien aux choses qu'il a vomies; c'est pour cela
que tu as été tourmenté par le démon, et que tu le seras
bien davantage encore par la suite. Lorsque, attiré par les
démons, tu voulais sortir du dortoir, ton ange s'est pré-
senté à toi, et, te fermant la porte, t'a empêché d'exécuter
ton dessein. Fais-toi donc porter devant l'autel de saint
Bernard, et demande qu'on te donnelescapulairede l'abbé
Pierre, que le frère Ocrius, par respect pour la sainteté de
cet homme , a renfermé dans une boîte : il te garantira
contre les attaques du démon. )>
Lorsque Ferdinand fut revenu à lui, il raconta à l'abbé
ce qu'il avait vu, et demanda le scapulaire de l'abbé
Pierre. Le frère Ocrius, à qui l'on s'adressa, dit qu'il ne
l'avait pas; mais les frères, visitant son meuble en son
absence, le trouvèrent tel que le frère Rodrigue l'avait dit.
Pierre avait été pendant sa vie un homme d'une grande
sainteté; il avait possédé le don des miracles, et avait
prédit un fils à la reine d'Espagne, désolée de n'avoir point
d'enfants. Tous les religieux connaissaient ce fait. Le
novice, revêtu du scapulaire de ce saint homme, fut donc
porté devant l'autel de saint Bernard. Pendant qu'il était
là prosterné en présence de Humbert et des frères, nous
entendîmes sortir de lui, raconte le premier, trois voix
différentes, d'après lesquelles nous pûmes facilement re-
EFFETS DE LA POSSESSION SUR LA PAROLE. 4So
connaître s'il avait l'esprit présent, ou s'il était transporté
par une extase divine dans la société des anges, ou s'il
était au pouvoir du démon. 11 resta ainsi pendant quatre
jours, et voyait les démons quand ils venaient à lui. Il
criait alors en tremblant : « Les voici qui viennent; ils
veulent ouvrir cette fenêtre ou cette porte, afin de me
tourmenter. » 11 serrait alors le scapulaire autour de sa
poitrine et de son cou, poussant des cris affreux dans une
indicible angoisse. Pendant tout ce temps, il écumait et
grinçait des dents; et au milieu des crampes violentes
qui agitaient son corps il vomissait les plus horribles blas-
phèmes.
Nous lui fîmes apporter le manteau de saint Bernard ,
qui était gardé dans le cloître. Il le saisit avec vivacité, et
chercha à s'en envelopper le cou et la poitrine. Puis nous
fîmes apporter une croix qui contenait un morceau du bois
de la vraie croix, et nous la plongeâmes plusieurs fois dans
la bouche du patient jusqu'à la gorge, afin de chasser le
démon. Mais lui, la bouche ouverte, refusait de la rece-
voir, comme si c'eût été un fer enflammé, et criait dans sa
fureur : « Pourquoi voulez-vous me chasser de ma maison?
Cet homme m'appartient; il s'est donné à moi? Pourquoi
votre Bernard me veut-il du mal? Il ne me fera certainement
pas sortir d'ici, w Mais nous, conformément à l'Écriture,
qui dit que tout est possible à celui qui croit, nous res-
tâmes fermes dans notre résolution de chasser le mauvais
esprit. Vaincu enfin, il s'écria; « Voulez-vous que je sorte?
Pourquoi me chassez-vous de ma demeure? Par où voulez-
vous que je sorte? » Il cessa de tourmenter le novice inté-
rieurement; mais, s'adjoignant d'autres démons, il lui fit
souffrir à l'extérieur des douleurs intolérables; de sorte
i8b EFFETS DE LA POSSESSION SL'K LA PAROLE.
que le pauvre patient ne cessait de gémir et de se plaindre.
Enfin les démons l'ayant quitté^, il fut comme ravi en extase^
et vit venir à lui frère Rodrigue et l'abbé Pierre ^ et il lui
sembla^ comme il le confessa plus tard;, qu'ils le condui-
saient dans une cellule éclatante de lumière. Là il vint un
grand nombre de moines et d'autres défunts, pour célé-
brer le service divin. Le novice était dans leur société,
c'était du moins ce que nous pouvions juger par ses chants;
d'autant plus qu'il était sans aucune science, et qu'il savait
à peine épeler les lettres.
Ils chantèrent tous la messe solennellement d'après le
rite cistercien , et en observant tous les intervalles ; et le
novice chantait avec eux. Au Kyrie, le chœur chantait tour
à tour^ et le novice ne manquait jamais de chanter lors-
que son tour était venu. Personne dans le couvent ne pou-
vait chanter cette messe, si ce n'est le sacristain du heu,
qui, lorsqu'il n'avait rien autre chose à faire, aidait ordi-
nairement à chanter la messe de la sainte Vierge. Après le
Kyrie, le novice dit le Gloria; et comme la faiblesse l'em-
pêchait de chanter, il dit dans sa langue : « Frère Rodrigue,
et vous, monsieur Pierre, chantez. » Mais se sentant ensuite
plus libre, il se remit à chanter, et la chose se répéta plu-
sieurs fois. Après le Gloria, il chanta : Et mmspiritutuo.
Tout cela dura autant de temps qu'on aurait pu en mettre
à chanter sept psaumes. Lorsque c'était le tour de l'officiant
ou du servant de chanter, il se taisait : il était d'ailleurs tou-
jours d'accord avec les autres, et son extase continua pen-
dant tout ce temps. La messe étant finie, ils chantèrent les
vêpres de la sainte Vierge en deux chœurs, observant les
longues pauses en usage chez les Cisterciens. Au Magni-
ficat, il chanta une antienne que nous n'avions encore ja-
EFFETS DE LA POSSESSION SLR LA PAROLE. 487
mais entendue, et il la répéta jusqu'à ce que nous en eus-
sions appris les paroles et la mélodie. Elle était conçue en
ces termes : Sancta Maria, non eut tibi similis orta in uni-
verso mundo, inter mulieres flore?is ut rosa, fiagrans ut
lilium; ora pro nobis, sancta Dei Genitrix. AUehiia. Dans
ce cliœui^ Pierre faisait les fonctions d'abbé^ et saint Ber-
nard celles de prieur^ lorsqu'il était présent. Parmi les
autres étaient Etienne, évêque de Zamora^ qui donna la
bénédiction^ comme nous l'apprîmes du novice lui -même.
Cet Étiem!e était un homme d'une grande piété^ qui aimait
beaucoup l'ordre des Cisterciens^ et particulièrement Clair-
vaux. Il distribua à chacun les messes qu'il avait à dire,
disant aux uns : « Vous chanterez la messe pour les frères
qui vivent encore dans la chair; » aux autres: « Vous la
chanterez pour les défunts; » donnant à ceux-ci des mes-
ses du Saint-Esprit, et disant à Pierre : « Vous chanterez la
messe de la bienheureuse Vierge. »
Après la fin du chant, le frère Rodrigue et l'abbé Pierre
s'avancèrent vers le novice, lui reprochèrent sa faute, et lui
dirent que tout ce qui était arrivé avait été un châtiment
de Dieu. Ils lui rappelèrent comment il avait parlé sans
permission avec un des frères nommé Jean Zabata, et l'avait
consulté touchant sa fuite; comment il s'était entretenu
sur le même sujet avec un autre clerc , et lui avait porté à
manger des provisions de l'infirmerie; comment il avait
cueilli lui-même des pommes en se promenant dans le jar-
din. Le novice avoua tout avec une voix douce et humble,
et l'abbé Pierre le condamna à recevoir la disciphne. « C'est
bien, répondit-il, je la recevrai. » Il se dépouilla aussitôt
de ses vêtements jusqu'à la ceinture avec une grande mo-
destie, se mit à genoux, et, se frappant la poitrine, il dit
i88 EFFETS DK LA l'OS.SEbSION SUR LA PAROLE.
dans sa langue : « Par ma faute, par ma faute; je veux me
corriger. » Ce qu'il répéta jusqu'à vingt -cinq fois. Nous
conclûmes de là qu'il avait reçu autant de coups qu'il s'é-
tait frappé de fois la poitrine. Nous ne pouvions en croire
nos yeux et nos oreilles en voyant comment ce novice,
qui n'avait jamais reçu et qui n'avait jamais vu donner la
discipline^ s'était dépouillé avec autant de modestie, et
comment lui^ qui ne savait pas chanter^ pouvait chanter
si parfaitement des psaumes qu'il n'avait jamais appris.
Lorsqu'il futrevenuàlui, nouslui demandâmes comment
saint Bernard et l'abbé Pierre lui avaient apparu. 11 répon-
dit : « Le visage de Bernard est si transparent que per-
sonne ne peut le regarder. Les autres aussi sont brillants
de lumière, et portent des couronnes d'or sur la tête. »
Il nous dit que parmi eux était aussi un novice qui était
mort dans l'année de son noviciat. L'abbé de Superad, dans
une visite qu'il faisait au couvent, avait voulu le renvoyer
à cause de sa jeunesse et de sa petite taille; mais l'abbé et
les frères avaient obtenu de lui qu'il le gardât à cause de
sa grande piété ; et il était mort peu de temps après de la
mort des justes. Nous lui demandâmes si le frère Rodrigue
portait aussi une couronne d'or, et il nous répondit que oui.
Tout ceci dura quatre jours, pendant lesquels il resta
sans boire ni manger, tantôt tourmenté par les démons ,
et tantôt dans la société des saints; tantôt célébrant le ser-
vice divin dans une maison tout illuminée, et tantôt reve-
nant à lui, et racontant ce qu'il avait vu. Sept fois de suite
il reçut la discipline. A la septième fois, les démons le
laissèrent presque sans vie. Alors la respiration s'arrêta,
il perdit la parole; et, persuadés qu'il était près de sa fin,
nous lui finies donner l'extrême- onction, etpréparâmes son
EFFETS DE LA POSSESSION SUR LA PAROLE. 480
cercueil. Toute la communauté se réunit, et, attendant sa
mort, chanta par trois fois différentes les litanies et les sept
psaumes; après quoi les frères allèrent se reposer. Cepen-
dant le frère Rodrigue, l'abbé PieiTe et saint Bernard se
présentèrent à lui, et l'avertirent d'un air sévère de se cor-
riger et de prendre garde de retomber dans son péché. Il
répondit : « Si je sors jamais de ce couvent, que le démon
me possède ; que je tombe en enfer, et que je sois maudit,
soit que je mange, que je boive, que je sois éveillé ou en-
dormi, debout ou assis. » 11 dit ces paroles en notre pré-
sence. Là -dessus Fabbé Pierre lui dit : « Saint Bernard
t'ordonne de prendre la discipline. » Le novice répondit:
« Comment! vous voyez que je suis là étendu par terre,
brisé et respirant à peine, et vous exigez encore cela de
moi. Eh bien! puisque vous le voulez, je le ferai. » Il
se leva comme il put, et, se dépouillant, il dit vingt-
cinq fois : « Par ma faute; je me corrigerai. » Sur l'or-
dre de saint Bernard , il cessa de se frapper. L'abbé Pierre
lui dit • « Prépare-toi maintenant à servir à la messe comme
sous-diacre. » Il répondit : « Je ne puis lire l'épître. » —
« Je t'apprendrai à la lire, » répondit l'abbé. — Il se lava
donc, s'essuya, se couvrit la tète, prit l'aube et fit toutes
les fonctions d'un sous-diacre. Lorque la collecte fut finie,
il dit à l'abbé : « Lisez -moi l'épître, » et après l'avoir
écoutée avec attention, il la lut lui-même, comme s'il
avait été parfaitement instruit. Ayant reçu en notre pré-
sence le corps du Seigneur, il avala l'hostie. Enfin à Vite,
missa est, il répondit: Deo çjratias, s'endormit doucement,
et se trouva à son réveil parfaitement guéri , à la gloire du
nom de Jésus-Christ, Dieu de toute éternité. (Manriquez,
Annal. Cisterc, ixnn. 1180.)
400 F.FFETS DE I.A POSSESSION SUR LES SENS.
CHAPITRE XXV
Influence de la possession sur les sens. Des formes sous lesquelles le
démon apparaît. L'abbé Hermann. Le moine Achard. Pasqualinus
de Tondellis. Antoinette de Sainl-Gaudence. Humiliana de Cerchis.
Dans la possession, le sens de la vue et les autres sens
qui nous mettent en rapport avec les objets extérieurs
acquièrent bien souvent une nouvelle énergie. Souvent le
démon apparaît sous une forme visible à ceux dont il s'em-
pare, et ce phénomène dure ordinairement alors tout le
temps de la possession. La forme sous laquelle il apparaît
est, comme dans toutes les perceptions humaines, un com-
posé de deux éléments, l'un objectif, et l'autre subjectif,
i.e premier n'est pas toujours le même; car le mal, quoi-
que appartenant à une seule racine, peut néanmoins par-
courir le cercle entier de la création. L'élément subjectif
doit varier aussi d'après les différents cas, précisément
parce que cet état n'est pas un état naturel, oii l'on puisse
prévoir un rapport permanent entre les sens et leur objet.
C'estbien plutôt un étatmaladif et contre nature, qui trouble
tous les domaines de l'être, et par conséquent celui de la
perception. Cette variété de formes s'est manifestée bien
souvent dans les tentations des saints, et elles offrent tou-
jours quelque chose de symbohque.
Des formes Marole, dans son livre Dierum canicularium , t. VII,
lesqueHes P* ^^^^ ^^* ^ ^^ propos : « Le démon , quand il veut ap-
apparaîtle prôcher de l'homme, prend beaucoup de formes, à l'excep-
tion de celles de l'agneau et de la colombe, que Dieu semble
lui avoir interdites. Il prend souvent dans les tentations la
forme du bouc ou de la chèvre, qui sont des animaux
EFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS. 491
lascifs et capricieux. Lorsqu'il veut se rendre familier, il
prend celle d'un chat ou d'un chien. S'il veut emporter
quelqu'un, il apparaît sous la forme d'un cheval. S'il faut
passer par un lieu étroit, celle d'une souris, d'une fouine
ou d'une chauve-souris. S'il veut empêcher de parler, il
hourdonne comme une mouche à l'oreille. S'il veut exer-
cer sa fureur contre les animaux ou les hommes, il ap-
paraît comme un loup. S'il veut effrayer, il se montre à
saint Pacôme comme un coq en fureur, à saint Romuald
comme un vautour, à saint Hilarion comme un renard ,
à saint Dunstan comme un chien , à Léonard de Corbie
comme un serpent; comme un dragon à sainte Marguerite,
à Ferdinand Gonsalve, comte de Castille, et à sa veuve
Théodora. Enfin il apparaît à JuUenne sous la forme d'un
ange. Il prend quelquefois aussi la forme humaine. C'est
ainsi qu'il apparaît à saint Robert comme un paysan avec
de longues jambes nues, un panier sur le dos et un mor-
ceau de bois et des cordes sur la poitrine. Il apparaît à
Maxime de Reggio comme un batelier dans sa barque , à
Évagre comme un clerc haletant, à Macaire une fois comme
un moissonneur, une autre fois comme un apothicaire, à
>iathanaël comme un ânier, à Apelle comme une femme
belle et séduisante. Cependant on peut le reconnaître sous
toutes ces formes ; car la créature ayant été faite à l'image
de Dieu , la contrefaçon de cette image, même à son plus
haut degré, ne peut jamais revêtir un corps parfait. Le
démon est donc toujours noir, sale, puant, effrayant,
laid, avec un nez plat ou recourbé comme un bec d'oiseau,
avec des yeux enfoncés et flamboyants , des mains et des
pieds armés de griffes, les jambes velues, et souvent boi-
tant d'une jambe ou des deux. Sa structure tout entière
Hermann.
41)2 EFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS.
manque de proportion^ et trahit en soi quelque chose
d'inaccoutumé et une laideur interne. Sa parole manque
d'ordre et de rhythme; ce n'est qu'une imitation factice
de la voix humaine, qui semble sortir d'un instrument ou
d'une pierre creuse. C'est un sifflement ou un murmure,
ou un son sourd , faible et impuissant qui semble venir
d'un tonneau. »
L'abbé Lorsque la vie religieuse florissait dans l' Église, un grand
nombre d'abbés et de moines, devenant clairvoyants, firent
en ce genre de nombreuses expériences qu'ils se communi-
quaient ensuite dans leurs entrevues. Césaire a écrit dans
son livre une partie de ces visions. Ainsi l'abbé Hermann
de Sainte-Marie^, homme grave et pieux , ayant demandé à
Dieu la faculté devoir les démons, sa prière fut exaucée.
Il les voyait donc au milieu des moines, tantôt sous la
forme d'un paysan avec une large poitrine , les épaules
pointues, le cou court, les cheveux rasés sur le front ou
pendants. D'autres fois le diable apparaissait sous la forme
d'un farfadet qui cherchait à troubler et à distraire un
moine. Tantôt il voyait plusieurs démons ensemble sortir
des murs, enveloppés de longs voiles comme des femmes,
et s'attacher aux moines violents ou paresseux. Tantôt il
voyait des troupes de diables passant d'un chœur à l'autre ,
lorsque les moines se trompaient en chantant, mettant le
trouble et le désordre parmi ceux-ci, puis s' échappant sous
la forme de dragons. Leur corps était obscur, et leur vi-
sage ressemblait à un fer rougi au feu. Souvent il les voyait
courir dans le chœur, petits comme des nains, jeter çà et
là des étincelles, de sorte qu'il en redoutait quelque danger
pour lui-même. Pendant une messe du Saint-Esprit, il
pria le Seigneur de lui ôler le don qu'il lui avait accordé.
EFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS. 493
Et alors il vit le démon sous la forme d'un œil brillant et
plein de vie, gros comme le poing, comme si le diable eût
voulu lui dire : Regarde-moi bien cette fois, car tu ne me
verras plus. A partir de ce moment, les apparitions dis-
parurent peu à peu. [Illustrium mirac, 1. V, c. v et xlvui.)
Les rapports de l'abbé avec ses religieux et la manière
dont ceux-ci accomplissaient les devoirs de leur vocation,
en un mot la vie intérieure de la communauté tout entière
se représentait à l'imagination d'Hermann dans ces formes
plastiques et bizarres. Ces images sont , comme il est fa-
cile de le comprendre, des symboles qui varient selon les
temps où elles se produisent. Ainsi, dans les premiers
siècles du christianisme, lorsque le souvenir du paga-
nisme était encore vivant, le démon prenait souvent la
forme des dieux qu'adoraient les païens. C'est sous ces
formes qu'au rapport de Sulpice Sévère il apparaissait
souvent à saint Martin; et saint Rainai, qui est mort en
1225, le voyait encore sous la figure de Jupiter, de Vé-
nus, de Mercure, de Bacchus et d'Hébé, déesse de la jeu-
nesse. (A. S., 9 febr., c. n.)
La langue du démon varie avec les individus qu'il pos-
sède. Elle est plus profonde, plus grande et plus large
chez ceux dont l'esprit est plus élevé ; plus incisive et plus
grossière chez ceux dont l'esprit est plus lourd. L'histoire
d'Apelle, un des anciens pères du désert, est tout à fait
populaire en ce genre. Il exerçait le métier de forgeron; et
comme un jour il forgeait quelque chose pour un de ses
confrères, le démon lui apparut sous la forme d'une femme,
et chercha à le séduire. Mais lui, tirant du feu le fer qu'il
travaillait, se jeta sur le démon de telle sorte que tous les
frères entendirent dans leurs cellules les cris qu'il jeta.
14'
494 EFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS.
[Lausiaca, c. lx.) Les idées grossières que l'on se fait or-
dinairement du démon appartiennent donc à cette sphère,
dès les temps les plus anciens. Il se tient au lit des mou-
rants avec une fourche de feu, dont il leur frappe le cœur.
Il tourmente horriblement le moribond jusqu'à ce qu'il lui
arrache enfin du corps son âme maudite. Celle des saints^
au contraire^ au moment de quitter le corps qu'elle anime,
se sent attirée par des voix célestes^ et est conduite au pied
du trône de Dieu par l'ange saint Michel. D'autres fois^ les
dénions arrivent devant la maison de celui qui meurt, mon-
tés sur des chevaux de feu, tenant une épée enflammée à lu
main, et descendent pour accomplir leur terrible mission.
[Vies des Pérès.) Quelquefois la nature elle-même fournit
au démon la langue dont il se sert, et met en quelque sorte
à sa disposition les éléments qu'elle renferme , et qui de-
viennent ainsi de symboles diaboliques.
Le moine C'est dans ce sens que l'on peut expliquer le fait merveil-
leux qui nous est raconté dans les Annales des Cisterciens.
Vers l'an 1 1 24, nous disent-elles, un jeune homme nommé
Achard entra comme novice dans le couvent de Clairvaux,
dirigé par saint Bernard. Il fut tellement tourmenté par le
démon pendant sa vie qu'on peut le comparer au grand
saint Antoine. Il eut un jour une véritable lutte à soutenir
contre lui; il y eut de part et d'autre, en ce combat, des
coups donnés et reçus, jusqu'à ce que le novice vainqueur
renversa son adversaire en lui brisant la tête; et pendant
qu'il le traînait par les cheveux, il lui resta dans la main
une partie du crâne brisé avec les chairs qui le recouvraient,
et il en sortit une odeur insupportable. Il jeta l'os loin de
lui avec horreur. Mais le démon disparut, laissant après lui
des traces de son passage ; car pendant une année entière
EFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS. 495
la main avec laquelle le novice l'avait saisi exhalait une
telle odeur qu'il ne pouvait la porter à la bouche ou au
nez sans avoir mal au cœur. [Mam-iquez, Annal . , tom. P%
p. 1 55.) Le combat entre le novice et le démon, dont il est
ici question , est le symbole de la lutte du bien contre le
mal. Le novice seul a vu le démon; lui seul aussi a vu les
trophées de sa victoire sur lui, et aucun des frères n'a été
témoin de cette lutte.
Dans toutes ces visions, l'œil de ceux qui les ont eues était
bon ou pur; mais quelquefois l'œil de l'homme devient
impur ou mauvais, et dans ce cas il voit les choses telles
qu'il est lui-même. En effet, pour que je voie un objets,
il faut que j'aie en moi quelque chose de lui , qui établisse
entre lui et moi une certaine affinité. Lors donc que l'œil ;,
de pur qu'il était j, devient impur et mauvais, il s'opère
en l'homme une révolution complète , et ce qui était pour
lui un objet d'horreur lui devient, au contraire, un objet
de complaisance et d'amour. Aussi la transition qui s'o-
père au commencement de la possession est souvent ac-
compagnée d'un changement complet dans la manière de
voir et de sentir. Ce changement, au reste, se manifeste
quelquefois dans un peuple tout entier, ou dans une
époque, surtout aux temps de transition. Brognoli nous
raconte à ce sujet un fait très-remarquable. « Pasqualinus Pasqualinus
de Tondelhs, âgé de quarante ans, nous dit-il, vint me *^® on e is
trouver à Trévise le l^»" décembre 1649. Il voyait beau-
coup de choses extraordinaires, et en faisait d'autres contre
son gré. Souvent il prenait la nuit pour le jour, et , sortant
de chez lui vers minuit, il courait dans les rues de la ville.
Il cultivait la terre, et lorsqu'il semait du blé dans ses
champs il lui semblait avoir la main pleine de serpents.
496 EFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS.
qu'il jetait çà et là. S'il voulait aller à la cathédrale^ elle
lui semblait pleine de poussière et de plumes tellement
épaisses que ses yeux s'en remplissaient ^ et qu'il ne pou-
vait entrer dans l'église. Comme il reconnaissait que tout
cela n'était qu'une illusion, il se faisait violence, et fai-
sait le signe de la croix, après quoi le charme disparais-
sait, et il pouvait entrer dans l'église. Lorsqu'il passait
devant une grande croix qui étaitdevant l'église Saint-Fran-
çois, il lui semblait que l'essieu de sa charrette allait
tomber, et alors il le consolidait en le frappant avec un
marteau ou une pierre. 11 prenait toujours une chose pour
une autre , ce qui lui avait donné une telle timidité et une
telle déliance de soi-même qu'il fuyait la société des
hommes et passait pour fou. Sa femme me confirma tous
ces faits, ajoutant que son mari était dans cet état depuis
seize ans sans interruption. Voulant savoir si tous ces
tours du démon étaient purement extérieurs, ou s'il y avait
là une véritable possession , j'ordonnai au diable de faire
connaître s'il habitait réellement dans le corps de cet
homme. Il se révéla aussitôt en le tourmentant et en l'ef-
frayant. Je lui ordonnai de cesser, puis j'instruisis cet
homme des vérités de la foi , et lui appris à mettre sa con-
fiance en Dieu et dans la puissance qu'il m'avait confiée.
Je l'engageai à se préparer par la prière, et à revenir me
trouver dans quelques heures. Lorsqu'il revint, j'avais
avec moi les RR. Pères Antoine de Cadoro, gardien du
couvent, Bernard Yrnetus, vicaire, et Gille de Melo, pro-
fesseur de théologie et consulteur du Saint -Office à Tré-
vise. Il leur raconta tout ce qui s'était passé. Après l'avoir
excité de nouveau à se confier en Dieu et à détester le dé-
mon , j'adressai à celui-ci de durs reproches, de sorte qu'il
Antoinette
EFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS. 497
me menaça, par la bouche du possédé, de me donner des
coups de poing. Il ne put cependant exécuter sa menace;
mais après avoir tourmenté pendant quelque temps ce
pauvre homme et l'avoir jeté parterre, il fut contraint par
le nom de Jésus de sortir de lui. Et le malade retourna chez
lui plein de joie et rendant grâces à Dieu de sa délivrance. »
[Mamiale exordstarum ; Yenetiis^, 1714, p. 37.)
Lorsque l'œil de l'homme est devenu mauvais, il sent
le mal, même lorsque celui-ci cherche à se soustraire à
tous les regards; et dès qu'il l'a reconnu, il l'accueille
avec une joie infernale. Un des faits les plus remarquables
en ce genre est celui qui nous est raconté par Jérôme de
Radochio. Antoinette de Saint-^Gaudence, nièce d'un abbé
de Florence nommé Barthélémy, était possédée d'un dé- de Saint-
mon qui ne souffrait pas qu'on la menât là où il y avait du
danger pour lui. Dès qu'on parlait seulement d'un saint,
il devenait furieux, frappant tout ce qui était autour de
lui, de sorte qu'on était forcé d'interrompre l'entretien.
Elle reçut un jour la visite de son frère Mcolas, qui était
abbé de Sainte-Marie de Bontana. Celui-ci, l'ayant trouvée
en larmes, l'engagea à mettre sa confiance dans la sainte
Vierge. Le démon se mit aussitôt à la déchirer et à la jeter
par terre. Nicolas, l'ayant exorcisée et ayant réussi à la
calmer, fit avec elle le pèlerinage de Vallombreuse. Pen-
dant la route, le démon ne cessa de tourmenter cette
pauvre fille, menaçant de la tuer si elle faisait un pas de
plus, blasphémant Dieu et les saints, et ne lui laissant au-
cun repos. Ceux qui l'accompagnaient eurent recours à
la prière , et sa colère se calma aussitôt. Le démon redou-
bla d'efforts et de violence. Nicolas le combattit par la
prière; plus le démon criait, plus le bon moine et les
i98 EFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS.
aulres agissaient fortement contre lui. Us essayèrent de
tirer Antoinette malgré elle, ou de la porter s'il était pos-
sible; mais ils ne purent y réussir; car elle échappait tou-
jours, et se cachait parmi la foule des frères et des autres
personnes qui étaient accourues pour être témoins de ce
spectacle. L'abbé envoya un moine avec la croix de saint
Jean Gualbert. Dès que le moine fut arrivé, le démon per-
dant toute son énergie resta muet, et l'on put enlever la
jeune fille et la porter au tombeau du saint. Les exorcismes
commencèrent; mais le démon ainsi que la possédée res-
tèrent muets. On la reporta donc à l'hospice ; et comme la
cloche du couvent sonnait YAngeîus , et que les hommes
qui la portaient déposaientleur fardeau pour pouvoir prier,
le démon la quitta. Un frère qui revenait de la forêt crut
entendre un mugissement épouvantable. Tous rendirent
grâces à Dieu, et s'en retournèrent avec elle.
Mais quelque temps après le même démon ou un autre
revint en elle plus furieux qu'auparavant. Toute la famille
était dans le deuil, et surtout la mère, qui remplissait la
maison jour et nuit de ses plaintes. Un jour qu'elle tenait
sa fille embrassée en versant des larmes, celle-ci la jeta
par terre. A cette vue, les assistants sont saisis d'épou-
vante; Nicolas conduit le lendemain matin la possédée à
l'église Saint-Salvio , située à mille pas de Florence, caria
neige empêchait d'aller à Vallombreuse. Une grande foule
de peuple se rassemble dans cette église , où l'on conserve
la tête de saint Jean Gualbert. Le démon s'en réjouit, espé-
l'ant causer quelque scandale. Le lendemain de leur arri-
vée, on commence les exorcismes; le démon s'attaque à
chacun des moines, reprochant à l'un (J'être un ivrogne,
à l'autre d'être hypocrite; il outrage tous les saints, vomit
EFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SEINS. 499
toutes les injures qui se peuvent imaginer^ de sorte que
l'abbé jugea plus prudent de continuer les exorcismes eu
secret. On amena la possédée dans le sanctuaire fermé.
Alors le démon se mit à rire et à plaisanter, faisant aux
moines des caresses et leur adressant des paroles douce-
reuses, leur prenant la main, leur donnant les noms les
plus flatteurs, faisant en un mot tout son possible pour ex-
citer de mauvais désirs dans le cœur des jeunes prêtres et
pour souiller leur imagination. Voyant qu'il ne pouvait y
réussir, il ôta à la jeune fille ses vêtements, et n'omit rien
de ce qui pouvait les porter au péché. L'abbé commença à
craindre pour l'àme de ses moines, et commanda de faire
les exorcismes au grand autel. La foule accourut pour être
témoin de ce spectacle; mais ceux qui par curiosité appro-
chèrent de trop près s'en trouvèrent mal; car le démon ne
ménagea personne, appelant l'un voleur, l'autre adul-
tère , l'autre libertin , découvrant à chacun, devant tout le
peuple, ses péchés et ses vices. Aussi plusieurs se reti-
rèrent sans rien dire, couverts de honte et bien décidés à
ne plus revenir. Bientôt toute la contrée sut ce qui se pas-
sait, et l'on accourait de toutes parts pour assister à ce
spectacle. Les principaux de la ville donnèrent l'exemple,
ce qui rendit le concours plus nombreux encore. Mais plu-
sieurs d'entre eux eurent à se repentir aussi de leur curio-
sité ; car, avant môme qu'ils fussent entrés dans l'église, le
démon les appelant par leur nom, reprochait à celui-ci
ses usures, à celui-là son incréduHté, etc.; et lorsqu'ils
étaient tout près de lui, il les attaquait de la manière la plus
violente, et les poursuivait de ses injures, même après
qu'ils étaient sortis de l'église.
L'oncle de la possédée, l'abbé Barthélémy, voulut s'as-
500 plFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS.
surer par lui -môme de la vérité des faits. Il pria donc
François Altovita, abbé de Vallombreuse ^ de lui prêter sa
coule, et s'en étant vêtu , il vint à l'église d'un pas lent et
les yeux baissés. A peine était-il entré que le démon cria
d'une voix perçante : « Place, place, voici un brave homme
dont le visage, le maintien et les gestes annoncent un
prêtre; mais ses mœurs en font tout autre chose. Le voyez-
vous qui vient pour nous tenter et se moquer de nous? »
Comme il finissait de parler, l'abbé traversa lentement
l'église. Le démon le reconnut aussitôt, et lui dit en se
moquant de lui : « Quittez, mon père, ce vêtement; cette
coule n'est pas à vous. Hypocrite! pourquoi, au lieu de
changer votre cœur, avez-vous changé seulement votre
extérieur? Ce n'est pas à moi , mais à cette fille que vous
aviez affaire. » L'abbé , touché par ces paroles, fondit en
larmes, et, après avoir recommandé sa nièce à l'abbé du
monastère et à ses religieux , il s'en retourna trisle et hon-
teux à son couvent. Un dimanche où l'on célébrait une
grande fête , l'affluence ayant été plus considérable encore
dans l'église , le démon redoubla ce jour-là de malice et de
fureur, et, appelant chacun par son nom , il révélait publi-
quement les vices auxquels il était sujet. Aussi la plupart
des assistants , se défiant d'eux-mêmes , s'étaient enfuis , et
il n'était resté que peu de personnes dans l'église. Les prin-
cipaux habitants de la ville , qui , comme les grands sei-
gneurs , ont coutume de prendre la vérité pour des men-
songes et affectent pour elle un profond dédain , voyant que
l'église était à peu près vide, crurent que le moment était
favorable pour contenter leur curiosité. Ils se rendirent
donc à l'église. Mais le démon, les voyant, se mit à crier
plus haut qu'à l'ordinaire : « Moines, levez-vous, allez à
EFFETS LE LA POSSESSION SUR LES SENS. 501
la rencontre de ceux qui entrent, et Iimiorez-les bien , car
ils obsevvent ponctuellement nos règles. » 11 ajouta encore
d'autres paroles, si bien que ces bourgeois, craignant
quelque chose de pis, n'osèrent avancer; mais, sortant par
une autre porte, s'en retournèrent furieux à la ville.
Quelques-uns d'eux cependant étant revenus plus lard
après avoir purifié leur conscience par la confession, le
démon les regarda d'un œil courroucé, mais ne les recon-
nut pas, quoiqu'on lui eût fait remarquer qu'ils étaient
au nombre de ceux qu'il avait tant injuriés auparavant.
On avait ainsi passé plusieurs jours à Saint-Salvio sans ob-
tenir aucun résultat. Le démon promettant toujours de
sortir et devenant toujours plus furieux au contraire, on
résolut de conduire la possédée à Sainte -Marie des Ser-
vîtes, dans l'espoir que la sainte Vierge la secourrait. On
fut obligé pour la porter d'employer la force , le démon
s'opposant de tout son pouvoir à ce qu'elle y allât. Une
multitude incroyable de peuple , de tout état et de toute
condition, était assemblée autour d'elle, priant Dieu et la
sainte Vierge pour la guérison de cette malheureuse. Ces
prières ne furent pas inutiles ; car, avant même qu'elle fût
entrée dans l'éghse, le démon la quitta pour un temps,
sans donner aucun signe de son départ. Pendant qu'elle
était possédée, lorsque la puissance du démon ne la surex-
citait pas, elle était ordinairement triste, blême, et bais-
sait les yeux. Au moment où elle entrait dans l'église , elle
devint joyeuse, regardant tous les assistants d'un œil bril-
lant, et les priant de s'éloigner. Puis elle alla à l'autel de
la Sainte-Vierge, et lui rendit grâces du fond de son cœur.
Après avoir baisé l'autel, elle alla trouver les siens, qui
joignirent leurs actions de grâces aux siennes et à celles de
502 EFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS.
tout le peuple. La foule s'écoula, et la malade s'en retourna
joyeusement avec sa famille.
Mais à peine avaient- ils fait deux cents pas que le dé-
mon, contre toute attente, revint en elle, et, animé d'une
nouvelle fureur, la jeta par terre en lui disant : « Com-
ment peux-tu , maudite , me traîner dans les lieux saints et
me faire soutTrir ainsi d'intolérables supplices! Les autres
t'imiteront si je ne fais pas de toi un exemple terrible pour
tous les hommes. » En parlant ainsi, il la roulait par terre
et la déchirait de la manière la plus cruelle. Un gémisse-
ment universel éclata parmi les siens. Les muletiers ;, les
petits' marchands qui allaient à la ville s'attroupèrent au-
tour d'elle. Le frère Nicolas joignait les mains, tantôt
regardant le ciel, tantôt errant çà et là sans savoir que
faire. Enfin la pensée lui vint de retourner avec elle à Saint-
Salvio. Les moines furent grandement étonnés de les voir
revenir. On remit les exorcismes au jour suivant, où l'on
célébrait la fête de saint Thomas. Le lendemain matin donc,
le supérieur des clercs, accompagné d'un grand nombre
de prêtres , se dirigea vers la possédée avec beaucoup de
reliques. Comme il s'avançait vers l'autel avec le bénitier,
le démon se mit à le regarder avec des yeux terribles; puis
il lui dit en se moquant : « Celui-là a encore plus soin de
sa considération que de son âme. Que veux -tu faire de
toutes ces reliques? Crois -tu par là me faire peur et me
chasser? Tu te trompes grandement. — Ce n'est pas moi,
répondit le prêtre, mais la puissance de Dieu, par les mé-
rites des saints, qui délivrera sa servante. » Puis il se fit
apporter d'autres rehques encore; mais s' apercevant que
tous ses elïorts étaient inutiles, et que ce spectacle devenait
pour le peuple et pour les moines plutôt un objet de curio-
503
site et de plaisanterie que d'admiration, il voulut mettre ie
démon à l'épreuve et lui dit : c( Je t'adjure au nom de Jé-
sus et de la Vierge Marie, si tu es vraiment le diable, dis-
moi de qui sont ces reliques?» Puis il lui en montra une,
et le démon dit qu'elle était de saint Laurent. Il reconnut
ainsi toutes celles qu'on lui présenta, et les nomma par
leurs noms; et l'inspection des authentiques confirma son
témoignage. Les assistants, étonnés de ce fait, le répan-
dirent bientôt dans toute la ville.
Un grand nombre des principaux habitants accoururent
alors à Saint-Salvio, et parmi eux se trouvait le duc de Ce-
balia. Ils furent bientôt suivis d'une foule immense, qui
remplissait non-seulement l'église, mais encore les passages
qui y conduisaient. Cependant le démon ne cessait pas d'ou-
trager ceux qui venaient, ou de se moquer d'eux, ce qui
excitait davantage encore la curiosité et le désir d'appro-
cher de plus près. La foule devint extrêmement compacte,
car il y avait plus de monde alors à Saint-Salvio qu'à Flo-
rence même. Comme tous voulaient entrer et voir, il se fit
un grand tumulte dans l'église. Le démon, joyeux de ce
qui se passait, exhortait les bourgeois et les moines à ne
pas céder à la foule; puis il cherchait à effrayer celle-ci et
à mettre le trouble partout par ses cris et ses mouvements.
Bientôt le peuple, ne respectant plus ni l'effroi ni les me-
naces des bourgeois, se précipita en masse pour approcher,
et bientôt il s'étabht une lutte entre ceux qui avançaient
et ceux qui résistaient. Déjà deux domestiques avaient tiré
l'épée, et l'on eut beaucoup de peine à les séparer. Le dé-
mon, pendant tout ce temps, ne se sentait pas de joie;
mais, malgré ses efforts et sa résistance, on parvint à l'en-
traîner dans la sacristie. On en ferma les portes, et la fouîc.
501 EFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS,
ne pouvant plus satisfaire sa curiosité, s'écoula peu à peu.
Les bourgeois et les nobles s'en retournèrent en tremblant
et en s' entretenant de ce qui venait de se passer.
L'abbé de Vallombreuse et celui de Saint -Salvio se
consultèrent sur ce qu'il y avait à faire pour prévenir les
dangers d'un tel concours, et ils convinrent qu'on devait
envoyer la jeune fille à Vallombreuse, ou, si l'hiver ne le
permettait pas, la ramener chez elle. On se mit en route le
lendemain ; on voulut la monter sur un mulet, mais bien-
tôt elle fut jelée à terre et déchirée d'une manière affreuse.
L'abbé étant parvenu à briser la puissance du démon par
les exorcismes, on put la replacer sur la bête, et elle se
mit en route avec deux ecclésiastiques et son frère Nicolas.
Maison ne peut exprimer toutes les difficultés qu'ils eurent
à souffrir pendant le voyage. Elle ne pouvait rien prendre
sans qu'on l'exorcisât; et lorsqu'ils approchèrent du cou-
vent, ils mirent plus de temps à faire mille pas qu'il ne
leur en fallait auparavant pour en faire dix mille. Lors-
qu'ils furent arrivés, le démon devint tout à coup docile
et soumis, et laissa la jeune fille faire le signe de la croix,
réciter dévotement le Pater et d'autres prières ; de sorte
que tous étaient dans l'élonnement. Mais les hommes ex-
périmentés jugèrent qu'on ne devait pas se fier si facile-
ment à lui, et qu'il fallait auparavant éprouver la chose
avec la croix et les reliques. On suivit ce conseil, et bientôt
l'esprit mahn manifesta toute sa violence. La jeune fille
s'étant enfuie, on parvint à s'en emparer de nouveau, et
on lui apporta le bras de saint Jean. A cette vue, le démon
poussa des cris et des gémissements comme il n'avait ja-
mais fait auparavant. Les prêtres se mirent à l'œuvre avec
plus de vigueur, sans se laisser arrêter ni par l'intensité
EFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS. oOo
du froid ni par la longueur du travail; et le démon, vaincu
et brisé, cria plusieurs fois qu'il voulait céder la place,
puis devint muet de colère. On interrompit les exor-
cismes, et l'on retourna à l'hôtellerie.
La nuit suivante, qui était la nuit de Noël, la jeune
fille eut une vision où saint Jean lui apparut avec la croix
et la chape, tel qu'il est représenté dans les peintures; et
la malade lui ayant demandé sa guérison, il lui dit que
c'était précisément pour cela que Dieu l'avait envoyé vei's
elle; puis il fit sur elle le signe de la croix, et disparut.
Elle se trouva délivrée au grand contentement des siens.
Mais leur joie ne fut pas de longue durée; car à peine la
jeune fille avait- elle fini de raconter cette vision que ses
yeux s'obscurcirent tout à coup ; elle tomba à terre, per-
dant à la fois et la chaleur et la respiration; de sorte que
plusieurs déclarèrent qu'elle était morte. Son frère se mit
à fondre en larmes en la voyant ainsi ; mais ceux qui avaient
plus d'expérience le consolèrent en lui racontant que pa-
reille chose était arrivée à un enfant que le démon avait
jeté dans le feu. Tranquillisés un peu par ces paroles, les
parents de la jeune fille passèrent la nuit près d'elle sans
la perdre un seul instant de vue. Or au moment où la
cloche sonnait le matin pour la messe, elle ouvrit les yeux,
comme si elle se fût éveillée d'un profond sommeil, et
commença à se mouvoir. Les assistants furent d'abord
effrayés; mais bientôt ils se mirent à louer Dieu, la
Vierge et les saints. La jeune fille se leva, et prononça une
prière d'action de grâces comme je n'en avais jamais en-
tendu sortir de la bouche d'une femme, repassant tous les
bienfaits qu'elle avait reçus d'en haut dans son malheur,
et qu'elle préférait à tous les biens de ce monde, parce
IV. 15
ii(Ml I.IIK'IH hK \,^ l•tmHI',HHI(>^ MlUt IKh HI>,Nh.
i|ii'lUt ravuloiil r(ii'lill(^o (IniiM In loi («I diiiiH r(«M|M>i'Mii<'r , ri
(|il'(<lli^ iiMtll iir(|iil^i un iiiiioiii' pliii' l(Mi<ln< |mmii' hiiMi . iiiir
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<*l (l'liiiiiillil<' ci iiiti< plus |;iniii(lt« |iiiiSMMiir(« hwv moh piih
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|IOI'0ll(« (luill il MlM'onv II' . il' |iril\i'lll II' riillliMII|il(M' MIIKHi
iImiwi Mil piMixiiiiiiilili' riiiK'irlr , i>l li> «Ii'miihii iir poiil |)ii).
pItiH MiM'mliiM' it loiii'H l'i^f^nnls <|ii'll \\o piMil niMnuiHlrnin'
h nMi\ i\on miiiilH (pti luml (Imu^s «lu don ilc clMlrvo^imci'.
{\o n'i^HJ pliiM Miiii'i h iDriiii' iriiti niiiiii.il ipi'il r;i^ pn^Mnilc
iilorii, l,(^ lion , l'oiii'H, Ir iun'p(Uil . I«^ ili'ii)j;i)ii . Ir Itmirnii .
\o rlii(tii , lo liuij). I(^ rltiil , !(« <mh|, \o ('(iiIm^uii , li« viiiiloiii'.
Il) llllllll-lll^ riinii^iu^o, li« cnipiuMl , riMiiciMiil , Un\H w^.
\)\\0H il'iino lllM^ll(« K)inlHilii|iii« , i(iii i«\prini(Mil il'uiir iiiii
iiliMM» (lunri^o llU^Mllln^^lu mal. (liMparalsMciil in. ^Mitd«|U(^
l'olK lo ili^iiuiii M' iiiaiiH'iMilr iniiiiiii' qiirlipio iIiomo ipii n'a
pitiitl ilo iDinic, Ihic rrniiiii' ili< IliMn'vcnl pa^Huil pour (Mir
pomi(^il<''i'. l'n pi'iMi'o lui iiyaiil iU<inanilr< ce (|n'idl(« \o)|iul.
cll(< l'i^poutlil i|n'clli« voyait i|ucli|uc choii* lii' noir. (|iii
cinlilail il'iioc oiaiii la p rem lie par les clic\ cii\ , cl de l'an Ire
('lier«'liei' à Me saisir d'tdie o\ à l'enlacer; uiai.s i|u'(MiNnilc
elliMityail M>nir i|uelipi(« clione de Itlanc . (|ni l'aiMail l'un
la cliosi> noire i|ni lui a\ail apparu. [,\ . S.. '.'0 niarDCo-
pendant, e'enl d'ordinaire mwn la t'oruu^ on plnt«\( siui^ la
•'lU'li'alnre de l'hoinnu' ipii» le malin CMpril s»' mmdre.
l.orKt(n'ou demandail à la pMiiic lllle de |,i>\\enlinrf; , daiC'
Hivt momeniN de repon. comiuiMil elle S(« Iroinail , clli* ne
ne MoiiMMi II! plii'. de ce i|iii -l'iMait pa^^M^ el ii^poiidaii cpiel-
KI'Tr:TK >H. I.A l'OKMRSSION «UU LVS 8ENH. K07
(ind'ois (pril lui ^.ciiiMail \(»ii- dcvaiil clli* des lioiiiicaiis
tout iioiis ({111 voulaiitiil la |)(;ii(lr(;, cl (|u'('Jlc les ini'tlail
»'ii lui!*! (;n priant. I,(; 12 avril, v(!rH le. hoii', «îIIc vildcvaiil
.son lit lui ^r.ind Iiomimii* hdii', (|in lui pri'-.cnlait un ron^
liMU fin l'iîngiigiîanl a ho coujK'.r le con. Le lendcinain ,
un antre vint avec iWUi épcfî, i\\ lui dit(|n'il n'c'-tail piiM le
nicine ({Ui- iidui i|u'cile avait VU l.i vrille, iiiai.> \i\ï do Hm
H6rvit(îur«. (S(îil(;r, Dœmonomania.) l'aule do (Juritliianu était
[)()S8Ôdérî d'un giand nornhre d(; (l(''nionH, dont (dhi fut dé-
livrais il l'exception iVnn .hcuI, i|ni i-tait le cherde touH los
antrCH, f^olui-(;i, avant v\i: conjnri', lui apparu! .muis une
i'ornu; visible piMidant touti; la nuit, cliei'cliant à lui |)er-
siiader (pi'idUî nir pouvait janiai.s CHiutivA- d'étiiî gui-rie. Il
enconrag«;ail en nièinc Icnip.^ à persiHérfîr \m dérnonn «jui
lui étai(;nt HourniH, l(;nr disant qu'on ne pai s inidrail ja-
mais à IcH cliaHK(!r. lA . S'., 1 i\ mai.)
An r(;Kte, la l'orme liiimaim- e:,l ^yml)()lil|lle, annsi hien
(|ije la l'orme |)inj'ment animale, (!l elle n'i-pulHO pa» plus
({iiir cc*lle-ci tonli; la natnn; du mal. C(-Kaire d'IleiHtfïrhacli
raconte îi ce sujet le l'ait suivant. Il y a douze ans, pendant
(jne (inillaiime, ahlx' de Saiiiiiî-A^atlie , de l'ordnt de (li-
teaux, allait à IJjerhacli, si; trouvant a(!(jlogne, il dit à un
m()ine (jui l'accrjuipagnait et à un l'ién; de son ordre
iiomiiK! A(lul|)li(; : (I J(! vomirais l)i(;n eM!rc(;r uni' u-iivre
lie uiiHéiicorde, (;t viniter la so-iir de notr(; IVûre lai d'K-
herbach, qui CMt posH('d(îe,alin d(î donm;r à c(dui-ci d(î mch
iiouvelloH. » ilrf acceptèrent ce (pie l'ahhé Umji- proftOHait,
(!t (»ur(!nlav(;c la |)OHH(îdde un (intretien sur lerpiel nous re-
vieridroriH plus tard, ('otnrue IIh étaient ^ur le [loinl de
partii-, le moimr et le. l'ièri' lai [)iièr(Mit l'ahl»' de commander
an di'inon de m* mniilier à eux souk hh l'orme naturelle.
508 EFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS.
L'abbé répondit : « Cela ne me paraît pas bien. » Mais,
persistant dans leur demande, il se laissa entin persuader,
et dit au démon : « Au nom de Dieu, je t'ordonne de pa-
raître devant nous dans ta forme naturelle. » Le démon
répondit : « Êtes- vous vraiment décidés à ne pas partir d' ici
jusqu'à ce que vous m'ayez vu dans ma forme naturelle?»
L'abbé lui répondit: « Oui;)) et tout aussitôt la femme
commença à enfler sous leurs yeux , et à grandir comme
une tour. Ses yeux lançaient des étincelles, et répandaient
une fumée comme celle d'une fournaise. Le moine, à
cette vue, tomba d'épouvante; le frère lai s'évanouit, et
il en aurait été de même de l'abbé s'il n'avait eu plus de
courage, et s'il n'avait vite ordonné au démon de reprendre
sa première forme. Après avoir raconté ce fait, Césaire
ajoute : « Si tu ne crois pas à mes paroles, interroge les
témoins eux-mêmes; ils vivent encore, je pense; ce sont
des hommes recommandables et religieux, ils te diront la
pure vérité. »
Mtéraiion Ce n'est pas le sens de la vue seulement qui est affecté
de cette manière dans la possession : les autres sens subis-
sent aussi des altérations semblables. L'oreille est fatiguée
par des voix effrayantes du dedans ou du dehors, de près
ou de loin , par des bruits étranges , par des pas , par des
rires ou par des soupirs, tandis qu'une odeur insuppor-
table infecte l'odorat. Le sens commun est également trou-
blé dans ses fonctions. Les malades s' imaginent quelquefois
qu'on les tire de leur lit, ou qu'un autre vient se placer
près d'eux, qu'on les brûle, qu'on leur rase les cheveux,
qu'on les fouette, qu'on les jette de haut en bas, qu'on les
serre dans des coins; et souvent, en eilèt, il leur arrive
quelque chose de semblable. Ainsi, bien souvent le démon
des autres
sens.
KFFETS DE LA POSSESSION SUR LES SENS. 509
prenait à la gorge Humiliana de Cerchis, comme s'il Humiliana
eût voulu l'étrangler. Mais comme il ne pouvait atteindre ^^ ^^^^ '^'
son butj il lui liait les pieds et les mains ^ de sorte qu'elle
ne pouvait ni se courber ni se remuer. Lorsqu'elle pou-
vait faire le signe de la croix^ elle chassait par là l'ennemi ;
sinon elle devait s'abandonner à la Providence. Le démon
lui apparut un jour sous la forme d'un grand dragon qui
la regardait avec des yeux terribles; elle fut tellement ef-
frayée qu'elle se sauva dans sa cellule. Elle parvint enfin
à s'en débarrasser en le conjurant; mais il laissa dans
sa cellule une puanteur insupportable. Il revint quelques
jours après , et apporta un vrai serpent, qui se tenait près
d'elle dans ses prières , la queue à ses pieds, et la gueule
près de sa tête; de sorte que la peur l'empêchait de prier
et de dormir. Aussi quand elle se couchait, elle roulait
toujours ses draps autour de ses pieds , et les attachait
avec des liens, afin que le serpent ne pût s'y glisser et
toucher son corps. Elle supporta longtemps avec patience
cette incommodité. Un jour enfin il lui échappa de dire
au dragon : « Je t'ordonne au nom de mon bien-aimé Jésus
de rouler tes anneaux. » Il le lit à l'instant, réunissant sa
tête et sa queue. Elle, le prenant alors avec les deux
mains, le porta à la fenêtre de sa tour, et le jeta en disant :
« Va-t'en et laisse-moi tranquille, car tu ne m'es d'aucun
profit. » Le serpent disparut en effet. (A. S., 19 mai.)
'610 EFFETS DE LA POSSESS. SUR LES FACULTÉS SIMRIT.
CHAPITRE XXVI
Influence de la possession sur les facultés spirituelles. Les démons à
Prémontré. Les possédés voient à distance.
Lorsque la possession affecte ainsi le sens intime, la
mémoire est de toutes les facultés de l'âme la première qui
subit l'influence du démon; et les possédés alors ne se
ressouviennent presque plus dans leurs moments lucides
de ce qu'ils ont fait dans leurs accès. D'un autre côté^
l'imagination est plus ou moins troublée et déréglée. Saint
Les démons Norbert avait établi son petit troupeau à Prémontré : il lui
^ avait donné une règle et des supérieurs, bâti une église;
et après avoir recommandé à ses moines de garder la paix
entre euX;, il était parti, selon sa coutume, pour annoncer
ailleurs la parole de Dieu. Le démon profita de son absence
pour jeter le trouble dans la nouvelle communauté. Des
fantômes terribles troublèrent l'imagination d'un grand
nombre de frères : il leur sembla que les ennemis qu'ils
avaient eus dans le monde venaient à eux en armes ,à pied
ou à cheval, pour les attaquer. Dans leur effroi, ils se pré-
parèrent à se défendre, et, armés de bâtons et de pierres ,
ils frappaient autour d'eux sanspitié. Il leur semblait qu'ils
donnaient et recevaient des blessures, qu'ils assommaient
leurs ennemis, ou qu'ils en étaient assommés. D'autres
frères accoururent , leur demandant la cause de leur fu-
reur; et, faisant le signe delà croix, ils mirent en fuite les
fantômes. Mais les autres les poursuivirent en les provo-
quant, et ne revinrent à eux que peu à peu. Quelques-uns,
frappés plutôt par le côté ridicule que présentait cette
affaire, abandonnèrent la communauté.
EFFETS DE LA l'OSSESS. SUR LES FACULTÉS SriKlT. 511
Mais le démon ne laissa pas pour cela Iraiiqailles ceux
qui étaient restés. Il y avait parmi eux des hommes de
tous les pays, de toutes les conditions et de tous les âges.
Parmi les plus simples, il y en avait un qui prétendail
expliquer les prophéties de Daniel sur les quatre et les
sept cornes, et qui parlait beaucoup de l'Antéchrist. 11 fut
tout à coup attaqué d'une maladie très-dangereuse, et se
mit à dire de grandes choses de lui-même et des frères qui
s'étaient rassemblés autour de lui pendant qu'on lui don-
nait l'extrême-onction. 11 disait de lui que le soir même
il serait ou avec les anges dans le ciel, ou avec les religieux
au chœur. Il disait des autres qu'il avait vu dans son
extase celui-ci appelé à l'éternité, celui-là dans le ciel;
que celui-ci serait pape un jour, que cet autre gouverne-
rait un grand nombre de frères : puis il sembla se dispo-
ser à rendre le dernier soupir; et étant resté ainsi une
heure couché par terre, il se leva tout à coup au son des
vêpres, et se rendit avec les autres au chœur. Bientôt un
autre prit sa place, et entreprit comme lui d'expliquer
l'Apocalypse. Il parvint môme à se faire passer pour pro-
phète. Le démon suscita une haine profonde entre lui et
celui qui l'avait précédé dans cet état, de sorte qu'ils s'en.
voulaient à la mort. La position devenait délicate, car
Norbert était toujours absent. Cependant on renferma le
possédé ; et le prieur étant venu le trouver pendant la nuit,
il lui cria de la chambre oi^i il était renfermé, quoiqu'il
ne put le voir : « Voilà le maître qui vient, qu'il soit
maudit. Fermez promptement la porte. » Le prieur entra,
et lui demanda : « Que dis-tu? — Ne me demande pas ce
que je dis, ni qui je suis; je ne répondrai à aucune ques-
tion. Va-t'en vite comme tu es venu, autrement tu t'en
cil 2 EFFETS DE LA ['OSSESS. SUR LES FACULTÉS SPIRIT.
trouveras mal. )i Le prieur l'abjura au nom du Seigneur
de dire qui il était. Le démon se mit alors à crier : « Mal-
heur, malheur à moi ! Comment dois -je commencer? Je
suis le môme démon qui était dans la jeune fille de Nivelle
avant ton maître Norbert, le chien blanc. Maudite soit
l'heure où il est né. »
Le prieur^, sûr maintenant de son affaire, convoqua tout
le couvent. On ordonna des jeûnes et des prières, et on
alla en procession au lieu où était le démon. Celui-ci com-
mença de son côté à entrer en fureur et à crier : « Les
nôtres vont venir nous aider, nous sommes en grand
nombre ; nous les broierons comme la meule du moulin
broie le blé , et nous les anéantirons. » Le prieur répon-
dit : « Fais-le, si Dieu t'en donne le pouvoir. » Le démon,
se tournant alors vers lui, comme s'il eût voulu déchirer
ses vêtements, lui dit : « Crois- tu que tu es le maître de
ceux-ci? M Puis montrant du doigt la croix que portait
un enfant : « Voici le maître, dit-il, et non pas toi! Tu
ne me feras pas bouger, toi; mais c'est celui-là qui me
tourmente. » On détacha le possédé; mais, comme on avait
beaucoup de peine à le tenir, un des plus jeunes clercs
plus fidèle que les autres à pratiquer l'obéissance dit que,
si on le lui ordonnait , il tiendrait le possédé et le garde-
rait seul. On le fit, et les autres moines s'en étant allés, ce
frère resta seul auprès du possédé et le conduisit auprès
du bénitier. Le démon, à sa vue, trembla comme un en-
fant devant la verge, et l'on prononça sur lui les exor-
cismes. Tous s'étonnaient des paroles infâmes qu'il profé-
rait. Après avoir beaucoup fatigué le possédé, le démon
se posa alors sur sa langue, qu'il tenait allongée hors de la
bouche, et, prenant la forme d'un grain noir, il se mit à
EFFETS DE LA POSSESS. SUR LES FACULTÉS SPIRIT. 513
crier : « Regardez, je suis ici^ mais vous ne me ferez pas
encore sortir aujourd'hui. » On lui répondit : (( Tu es un
menteur et dès le commencement tu n'es pas resté dans la
vérité. » Il partit quelques instants après, laissant après
lui une odeur infecte, et le malade guérit peu à peu. {Vita
S. Norbertij c. xi.)
On sent dans ce récit la vérité des faits, mais en même
temps la source du mal. Saint Norbert avait réuni en ce
lieu des hommes de tout âge, de toute condition, des dis-
positions et des caractères les plus opposés, des hommes
grossiers, mais énergiques, ayant des passions violentes
et des instincts sauvages, et s' appuyant surtout sur la
force , des hommes enfin tels qu'ils existaient à cette épo-
que. Le saint leur avait communiqué son enthousiasme,
et leur avait donné tout à coup une autre direction. Mais
à ces hommes, accoutumés depuis longtemps à porter les
choses à l'extrême , il n'avait pu inspirer cette mesure qui
est nécessaire même dans le bien. Aussi à peine fut -il
parti que le désordre commença. Chez les plus violents,
la nature, sortie de ses limites, devint en quelque sorte
une magicienne, et suscita dans leur esprit des fan-
tômes qu'ils prirent pour des réalités. De là ces luttes
et ces combats contre des ennemis imaginaires. CheK
d'autres, le mal s'était produit dans les régions spiri-
tuelles : ceux-ci devinrent clairvoyants, et comme ils
manquaient de discrétion, il s'éleva parmi eux de faux
prophètes. Les prophéties de Daniel et de l'Apocalypse
fournirent des fantômes à leur imagination et un ahment
à leur orgueil. Mais lorsque l'orgueil et la violence s'éta-
blissent dans le cœur de l'homme, bientôt s'ouvrent pour
lui les sombres abhiies qui conduisent au royaume du
.'ili KFFETS I)F, LA fOSSFSS. bUIi LES lACLLTÉS i:l'lRiT.
mal , et le démon Irouve un facile accès dans une nature
exaltée, et qui s'enivre de ses propres illusions. C'est
ainsi que le démon s'empara de ces religieux, et la pos-
session suivit son cours ordinaire.
Les possé- Les possédés ont ordinairement la faculté de voir de
a'ïistatfce ^^'^^-loin les objets. Lorsque la jeune fille de Lewenburg
était au plus mal, Seiler venait presque tous les jours chez
elle. A chaque fois, des qu'il sortait de chez lui, la pos-
sédée le sentait venir. Un jour qu'elle était dans l'éghse,
un filou marchand de poisson a^ant volé une bourse qui
renfermait neuf thalers, elle cria : « Au voleur, au voleur î )>
Elle le nomma plus tard, et le démon dit que c'était lui
qui avait inspiré à cet homme son coupable dessein. (Seiler,
Dœmonomania, c. m.) Saint Germain étant arrivé sur le
bord d'un fleuve, et n'ayant point trouvé de barque pour
passer, un possédé s'écria : « Germain n'a point de barque
pour passer la rivière. » Sur la parole de ce possédé , on
envoya une barque au saint. On peut ranger dans la même
classe de faits ce qui arriva une autre fois au même saint.
Un homme nommé Janvier, qui était employé dans le tré-
sor public, vint un jour pour le visiter. En s'en retournant,
il perdit un sac d'argent, qui fut trouvé par une possédé.
Janvier vint prier le saint de lui rendre l'objet qu'il avait
perdu. Germain, accoutumé à voir et à traiter des pos-
sédés, s'en fit amener un, après avoir inutilement cher-
ché pendant quelque temps à retrouver le sac d'argent.
Le possédé qu'on lui amena était précisément celui qui
avait trouvé le sac. L'éveque lui dit qu'il devait connaître
le fait. Le possédé répondit que non. Germain le fait cou '
duire à l'église , et se prosterne en prière devant tout le
peuple. Le malheureux se sent ému aussitôt, et remplit
EFFETS DE LA POtiSESS. SUR LES FACULTÉS SPIRIT. o 1 'i
réglise de ses cris. 11 demande un prelre, et avoue sa faute.
On rapporta l'argent qui avait été volé , et le voleur fut
délivré. [A. S., 31 jul.) A Sienne, une jeune fille de huit
ans, possédée, parlait latin, répondait aux questions les
plus profondes, découvrait les péchés et les secrets les plus
cachés. Elle fut délivrée par les prières de sainte Cathe-
rine de Sienne. Mais celle-ci s'étant éloignée, le démon
l'evint et lutta contre elle jusqu'à la quatrième heure de la
nuit, menaçant toujours de rentrer en elle. Elle s'aban-
donna à la volonté de Dieu. Le démon, vaincu par son
humilité, perdit ses forces, et se borna à produire dans la
gorge de la jeune fille des rétrécissements et des gonfle-
ments. La sainte fit sur elle le signe de la croix, et elle fut
guérie. [VitaS. Catharinœ, p. II, c. xm.)
De même que tout ce qui tient à l'esprit de mensonge ,
cette vue des possédés est souvent trompeuse. Il y avait
près de Lucques une jeune fille nommée Judith. Ses parents
l'avaient fiancée à un jeune homme. Celui-ci ayant voulu
un jour exiger d'elle qu'elle s'abandonnât à lui, elle n'y
voulut point consentir. Là-dessus elle sortit pour laver du
linge. Le jeune homme lui dit en colère ■ k Que Dieute mau-
disse, et que le diable soit avec toi. )) La jeune fille s'en alla
à la rivière, très-effrayée des paroles qu'elle venait d'en-
tendre. Le démon en prit occasion de l'attaquer; car il
s'empara d'elle sous la forme d'une corneille qui poussait
des cris affreux. Il resta caché en elle pendant quelque
temps. Après les noces, son mari la crut folle, parce qu'elle
niait tout ce qu'il affirmait, et qu'elle affirmait tout ce
qu'il niait. Il la renvoya donc à ses parents comme une
femme qui lui était tout à fait inutile. C'est alors que le
démon commença de se montrer, et de la tourmenter de la
516 EFFETS DE l-A" rOSSEJ:^. SUR LES FACULTÉS SPIRIT.
manière la plus cruelle. On fut d'avis de la conduire à
saint Pothée. Mais le démon s'écria : « Jamais celui-ci ne
pourra me chasser; c'est à saint Juste que le Tout-Puissant
a réservé cet honneur, )) Interrogé sur son nom et ses fonc-
tions, il se nomma. gardien des greiiouilîes. La ieuïieïemme,
ayant été conduite à l'église des saints Juste et Clément;,
se tenait jour et nuit devant l'autel, et l'on voyait pendant
la nuit sortir de sa bouche un enfant enflammé, qui, après
avoir fait le tour de l'autel, rentrait en elle. Elle fut guérie
trente jours après (A. S., 5 jun.)
La négation du vrai et l'affirmation du faux appartiennent
essentiellement au démon, qui est un esprit de mensonge
et d'erreur, et c'est pour cela qu'il est insensé de chercher
la vérité de ce côté, lors même que par les exorcismes on
croit l'avoir contraint à la dire. Le même abbé Guillaume
de Sainte -Agathe qui avait sommé le démon de se mon-
trer dans sa forme naturelle voulut aussi, après l'avoir
conjuré, le questionner sur l'état des âmes des frères qui
étaient morts, soit à Éberbach, soit à Sainte -Agathe. Le
démon lui donna des renseignements très - exacts et des
détails qui ne pouvaient être connus de la possédée, soit
sur ceux qui étaient dans la gloire, soit sur ceux qui
étaient encore dans le purgatoire, de sorte que l'abbé était
dans l'étonnement. Un frère ayant demandé au démon s'il
n'avait rien de particulier à lui dire , il lui répondit qu'il
avait caché la veille douze deniers à l'insu de l'abbé , et
que déjà antérieurement, dans un temps de cherté, il avait
donné aux pauvres sans permission du blé du couvent, et
que par conséquent il était un voleur. Ici le contrôle était
\)Ossible; et dans les choses de ce genre l'on peut quelque-
fois s'en rapporter aux paroles des possédés, mais nous
DE LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉS. 5i7
verrons dans le cours de cet ouvrage combien il est dan-
gereux de chercher la vérité auprès de l'esprit de men-
songe.
CHAPITRE XXVII
De la délivrance des possédés. L'Église considérée dans ses rapports
avec les possédés. Comment ceux-ci ont horreur de tout ce qui tient
à l'Église. Histoire d'une religieuse. Le diable parle par la bouche
des enfants. Histoire touchante d'un enfant. La vérité arrachée au
démon dans les possédés.
Dans la possession , les deux natures dont se compose la
personnalité humaine sont assujetties au démon. Il y a
entre celui-ci et l'àme de celui qu'il possède une liaison
mystérieuse et horrible, et comme une affreuse commu-
nauté qui cherche une expression matérielle dans les or-
ganes. Cette expression^ c'est la maladie physique qui ac-
compagne le mal psychique, aussi nécessairement que le
corps est uni à l'âme. Pour que le mal physique dispa-
raisse j, il faut d'abord que les liens spirituels qui unissent
ces deux puissances soient brisés. La communauté réci-
proque qui existe dans la possession entre le démon et
l'homme peut être détruite, ou du côté de l'homme, ou du
côté du démon. L'homme se soustrait à la puissance du
démon en développant le bien et en corrigeant le mal qui
est dans sa nature. Cette entreprise, il est vrai, rencontre
de grandes difficultés dans la possession , à cause des in-
fluences mauvaises que l'âme reçoit continuellement du
démon. Quoiqu'il puisse être chassé de l'homme qu'il pos-
sède, lorsque celui-ci s'efforce, avec le secours de la grâce,
d'acquérir la perfection chrétienne, cependant, comme la
318 m: la niiMVRArscfc: des possédé^?.
possession est le résultat d'une peimission divine, il faut
que Dieu intervienne pour forcer le démon à faire ce qu'il
ne ferait jamais de lui-même. Or cette intervention doit
être produite par une autre communauté ;, liée à Dieu par
des liens intimes, et essentiellement ennemie de celle dont
le démon est le principe. Cette communauté^ c'est l'Église,
qui a reçu de Dieu le pouvoir de chasser les démons en
invoquant son nom et en faisant usage des moyens qu'il
lui a donnés.
Cependant la société qui s'établit entre l'homme et le dé-
mon dans la possession a pour but, dans les desseins de
Dieu^ de punir et d'amender le premier; de sorte que le
démon acquiert par là une sorte de droit sur celui que
Dieu lui a livré,, pour ainsi du^e. Le rit extérieur que
l'Église emploie pour chasser les démons ne suffirait donc
pas si son action n'était préparée et fortifiée par un re-
noncement sincère au péché. Sans cela la séparation entre
l'homme et le diable ne saurait être complète. Dans la
possession, le démon s'est établi et comme incarné dans le
corps de l'homme, et, par suite de cette union, la vie est
sortie, pour ainsi dire, de ses limites naturelles. Privée de
cette mesure salutaire qui en règle les mouvements , elle
passe désormais d'un extrême à l'autre. Une action et une
réaction continuelle et violente se manifestent au dehors
I)aj' des symptômes extraordinaires, et la vie flotte dans
une sorte de mauvais milieu entre un état régulier et un
état sous-iuiturel et déréglé. Pour que l'ordre soit rétabli,
il faut que la racine du mal soit détruite; et c'est là égale-
ment l'affaire de l'Église. Le procédé qu'elle emploie doit
avoir un double côté et un double but. Il doit, d'une part,
s'opposer à la contagion qui s'est introduite dans l'homme,
DE LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉE. 519
et de l'autre favoriser et développer en lui les bons clé-
ments que Dieu y a déposés. Bien souvent l'Église a
réussi par l'emploi de ces seuls moyens à chasser les dé-
mons.
Mais la maladie diabolique qui constitue la possession a
sa racine dans les organes du corps humain^ et, sous ce
rapport, elle a, comme toutes les maladies corporelles^ ses
causes, ses prédispositions , son cours, ses périodes, ses
symptômes intermittents ou continus , et sa terminaison
enfin dans la mort ou dans la guérison. La possession peut
donc, comme maladie physique, être étudiée aussi et traitée
parle médecin. S'il voulait, il est vrai, en entreprendre
seul la guérison, il montrerait par là qu'il s'attache plutôt
aux symptômes qu'au principe même du mal; mais il peut
très-bien aider l'œuvre de l'Église, et joindre aux remèdes
spirituels qu'elle emploie les remèdes corporels de son art,
en observant toujours néanmoins un parallélisme exact
entre la science et la théologie. L'Éghse, qui connaît si
bien la double nature de l'homme, loin de rejeter le minis-
tère du médecin, le respecte, au contraire, et est souvent
la première à le provoquer. Ainsi, quoique jamais aucun
médecin n'ait guéri seul une ^^3ritable possession, son as-
sistance est précieuse néanmoins; et l'emploi simultané du
triple secours de la médecine, de l'Éghse et de la volonté
de celui qui est possédé arrête ordinairement d'une ma-
nière bien plus énergique et bien plus prompte la triple
complication de cette maladie horrible et mystérieuse.
« J'établirai une inimitié entre ta semence et celle de la
femme : tu lui mordras le talon ; mais elle t'écrasera la
tète. » C'est sur ces paroles que reposent à la fois et la puis-
sance de l'Église et ses rapports avec cette société satanique
.■>20 DE LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉ.^;.
qui existe entre le diable et ses partisans. Quelque acharné
que soit le combat entre l'Église de Dieu et celle du démon,
la première ne peut êlre blessée que dans sa partie la plus
extrême, dans son talon, comme parlent les livres saints,
tandis qu'elle écrase de son pied la tête du serpent infernal,
c'est-à-dire le lieu même où est comme concentré son
venin. Partout et toujours l'Église de Dieu a le dessus, la
droite et le devant sur la cité du diable. Le talon de la pre-
mière, c'est-à-dire ce qu'elle a de plus infime, est en con-
tact et en lutte avec la tête de la seconde, c'est-à-dire avec
ce qu'elle a de plus fort et de plus élevé. Celle-là, retran-
chée pour ainsi dire dans sa vie intime comme dans une
forteresse, manifeste à tous les regards sa force .et sa puis-
sance, pendant que celle-ci trahit involontairement le se-
cret de sa faiblesse. Les esprits déchus étaient à l'origine
au-dessus de l'homme, dont la nature est mixte; les degrés
dont se composait leur hiérarchie étaient déterminés par
leur proximité plus ou moins grande avec Dieu; mais, de-
puis qu'ils sont tombés, Dieu les a rejetés loin de lui, et
leur a assigné pour séjour un lieu situé bien au-dessous
du lieu de l'Église. Celle-ci donc, en tant qu'elle milite
sur la terre, lutte sans cesse contre Satan et les siens,
parmi lesquels doivent être comptés les possédés, lors
même que la possession n'est point le résultat du péché.
Les deux armées sont en présence, l'une recevant les in-
fluences de l'enfer, l'autre, forte de la protection de Dieu;
il n'est donc pas étonnant que celle-ci finisse toujours par
tiiompher au nom du droit, de la vérité et du bien. L'issue
du combat paraît incertaine d'abord; mais, malgré tous
les efforts du démon, il ne peut cacher le signe de la ma-
lédiction qu'il porte au front. Le sentiment de sa faiblesse
DE LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉS. 321
ne le quitte jamais, et le rend timide et incertain.
Toujours, quoi qu'il fasse, il est forcé de reconnaître
à la fin la supériorité de l'Église et d'incliner son front
devant elle. Une inimitié profonde, et en même temps
une crainte secrète à l'égard de l'Église et de tout ce qui
tient à elle, forme le caractère de la possession à tous les
degrés.
Un des signes auxquels on a coutume de reconnaître les Horreur des
possédés, c'est qu'iis ont peine à regarder un prêtre, ou ^P°^^^ ^^
à soutenir son regard; et lorsque celui-ci leur impose les qui tient à
, 1 . , 1 .. l'Éslise.
mams, on a remarque bien souvent que les parties cou-
vertes par cette imposition ruisselaient de sueur. Les pos-
sédés racontent que les jours de dimanche et de fêtes,
particulièrement pendant le service divin, ils sont plus
tourmentés que dans les autres temps; car ce qui glorifie
les saints doit être pour eux un supplice. [Act. Sanct.,
april., p. 718.) Le service divin est pour eux un objet
d'horreur, et ils n'y assistent que malgré eux. Catherine
Somnoata, qui avait sept démons, était agitée d'une telle
peur, que même dans les nuits lés plus froides elle se sau-
vait de son lit, malgré la neige ou la tempête. Toutes les
parties de son corps saignaient alors en abondance. On lui
arrachait son fils des bras, et on le jetait contre terre;
quelquefois aussi on la prenait à la gorge pour l'étrangler.
Mais elle était particulièrement tourmentée par les démons
pendant le service divin ; ils lui rendaient alors odieuse et
insupportable la sainte hostie. [Miramla S. BosaUnœ ,
c. III, 34.)
Une religieuse qui fut possédée du temps de sainte Co- Histoire
lette était quelquefois étendue sur son lit pendant trois ^^"^
religieuse.
jours sans rien dire, les membres roides; de sorte qu'on
F) 22 DE LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉS.
les aurait brisés plutôt que de les ployer. Sa bouche avec
cela était ouverte d'une manière si atïreuse, qu'on aurait
pu y mettre un pain. Ses yeux aussi étaient ouverts; et
elle restait ainsi sans parole ni sentiment^ sans boire ni
manger, et sans donner aucun autre signe de vie qu'une
plainte sourde et lamentable, où l'on distinguait deux voix.
D'autres fois, agitée d'une fureur indicible, elle faisait
ployer le fer comme une branche verte, poussant en même
temps des cris affreux et qui n'avaient rien d'humain.
Cette fureur montait parfois à un tel degré , qu'elle res-
semblait à une bête féroce , et répandait du sang par les
yeux, par les joues, par les oreilles, par la tête et par tous
les membres de son corps. Ni l'eau bénite, ni le signe de
la croix, ni aucune prière ne pouvait l'apaiser. C'était
pour les autres sœurs une grande incommodité; car il
fallait bien souvent plus de six d'entre elles pour la tenir.
Ce n'était même pas trop parfois de toutes les sœurs du
couvent; car autrement elle se serait fait beaucoup de
mal, et aurait pu en faire beaucoup aux autres. Il est re-
marquable que pendant une année que dura cet état de
fureur il se produisait toujours au moment du service di-
vin et de la messe. Après s'être reposée depuis compiles
jusqu'à matines, elle retombait aussitôt dans ses accès,
et l'on devait laisser plusieurs sœurs auprès d'elle pour la
tenir, quoiqu'elle fut attachée, ce qui empêchait celles-ci
d'aller à l'église, à leur grand déplaisir. 11 en était ainsi
depuis le son de prime jusqu'à la lin de la messe, et
en général à toutes les heures canoniales. Dieu permit
enfin que les sœurs se souvinssent de la bienheureuse Co-
lette, qui était éloignée alors. Ehcs lui écrivirent tout ce
qui s'était passé, et lui demandèrent le secours de ses
DE LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉS. o23
prières. Elle le leur accorda, et la maladie disparut peu à
peu. [Act. Sanct., 6 mart.)
Les possédés ne peuvent souffrir qu'on leur parle des
choses saintes; ils blasphèment à la vue des objets saints,
ou quand on leur dit à Foreille ces mots : « Tu as aban-
donné le Dieu qui t'a donné l'être, et tu as oublié le Sei-
gneur ton Créateur. » Kortholtein, parlant d'un enfant pos-
sédé qu'il avait observé, et de l'horreur qu'il témoignait
de Dieu et des choses divines, continue en ces termes :
« Il ne nommait jamais par leur vrai nom l'Église, la
« chaire et les autres choses appartenant au culte divin ;
« mais il se servait de périphrases ; souvent même il don-
« nait à Dieu et au Christ des noms abominables. Il ne
« pouvait souffrir ni les prières ni les chants pieux, qui
« lui étaient surtout insupportables lorsque les petits en-
« fants chantaient ensemble. Le démon qui le possédait
« entrait en fureur lorsqu'on lui rappelait que cet enfant
t( dont il s'était emparé avait renoncé à lui et à ses ceuvres
(( dans le baptême. Il ne pouvait même entendre parler
(c du baptême. Il en était de même lorsqu'on louait devant
« lui la toute-puissance de Dieu, et qu'on le méprisait, au
« contraire, lui Satan, comme un esprit impuissant, qui
« ne pouvait rien sans la permission divine. Si les choses
« saintes et spirituelles étaient pour lui un objet d'hor-
« reur, il prenait, au contraire, un grand plaisir aux
« chansons mondaines^ aux paroles impies, indécentes
« ou à double sens. « Tel était aussi ce possédé qu'on
amena à saint Héribert, archevêque de Cologne, pendant
qu'il prêchait sur la chute du premier homme et sur les
défaites du démon. Le possédé, entendant ces choses, de-
vint furieux, et poussa un grand cri. Le saint, touché de
o24 DE LA DKLIVRANCE DES POSSÉDÉS.
compassion, se recueille, fond en larmes, et raconte de
nouveau les défaites du malin esprit. Le possédé se calme,
puis demande qu'on lui ôte ses chaînes, et se trouve par-
faitement guéri. [Art. Saiict., 16 mart.)
Plusieurs ne peuvent voir une image de saint sans éprou-
ver des convulsions; d'autres ont des crampes quand on
leur met la Bible sur la tête. La simple vue d'une église
leur est quelquefois insupportable , et leur horreur aug-
mente à mesure qu'ils en approchent. Une fois qu'ils y
sont entrés, il semble qu'une force mystérieuse les re-
pousse de l'autel à mesure qu'ils avancent vers lui, tandis
qu'au conti'aire les saints semblent attirés par une puis-
sance douce et forte à la fois vers le sanctuaire. Le point
central de ce mouvement d'attraction et de répulsion, c'est
l'auguste sacrement qui repose sur l'autel. C'est lui aussi
qui excite dans les possédés la plus grande résistance; et
souvent, dès qu'il paraît, ils sont saisis d'un violent accès
de fureur. Une petite fille de neuf ans qui était possédée
par suite d'une malédiction montrait cette horreur inté-
rieure. Lorsque le saint Sacrement passait près de sa
maison, elle refusait de l'adorer; il fallait la forcer pour
qu'elle le regardât seulement passer. Et aussi longtemps
qu'elle le voyait, elle plaisantait de la manière la plus in-
décente, et tirait la langue contre lui. On lui donna du pain
bénit au nom de saint Nicolas de Tolentino , mais elle le
cracha. On lui ouvrit la bouche de force, et on lui donna
de nouveau de ce pain ; mais comme elle le cracha encore,
on le trempa dans l'eau , et on le lui mit de force dans
kl bouche. Elle se calma aussitôt et fut guérie. (A. S.,
,.^^"^ 10 sept.)
religieuse * ''
de Citeaux Les possédés se plaignent souvent qu'ils entendent inté-
DE I.\ DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉS. o2o
rieurement une voix qui leur conseille de dire ou de faire
des choses impies ou inconvenantes. Ils disent que ces
choses leur viennent malgré eux, et leur sont imposées
par quelqu'un qui leur parle intérieurement. Quelques-uns
même ont assuré qu'ils sentaient dans leur bouche comme
quelqu'un qui contredisait toutes les paroles que le prêtre
leur adressait. Ainsi il y avait dans un cloître de Tordre de
Citeaux une religieuse que le démon entreprit de pousser
au désespoir, sachant qu'elle avait de bonnes intentions,
mais qu'elle était pusillanime. Il lui inspira donc des pen-
sées de blasphème et d'impureté, de sorte qu'elle croyait
avoir perdu la foi. Elle résista pendant quelque temps;
mais, comme elle ne s'ouvrait à personne, elle finit par
succomber à la tentation. Elle ne pouvait plus ni prier ni
se confesser; et quand elle se décidait à le faire, persuadée
ou forcée par les menaces des sœurs, elle ne pouvait de-
mander pardon à Dieu, de sorte qu'elle était privée des sa-
crements, et ne pouvait pas même assister aux offices de
l'Église. Plus d'une fois elle avait voulu se tuer; le bien lui
était odieux, et le démon vomissait par sa bouche d'hor-
ribles blasphèmes. On la conduisit à sainte Marie d'Oignies;
et celle-ci, ayantpitié d'elle, lui donna asile non-seulement
dans sa cellule, mais encore dans le fond de son cœur.
Mais, malgré ses prières, le démon ne voulait pas partir,
elle s'imposa alors un jeûne de quarante jours, ne prenant
rien pendant tout ce temps que deux ou trois fois la se-
maine. Après ces quarante jours, le démon quitta la jeune
fille, et il apparut à Marie d'Oignies, comme s'il eût tiré
ses propres entrailles et qu'il les eût chargées sur lui. C'é-
tait une image et un symbole de son état invisible. Il de-
manda miséricorde, et avoua qu'il était contraint de faire
526 DE LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉS.
tout ce qu'elle lui ordonnait. Elle consulta ses amis pour
savoir ce qu'elle ferait. L'un lui conseilla de chasser le
diable dans un désert; un autre de le renvoyer en enfer.
Elle choisit ce dernier parti. Le démon descendit aux en-
fers en poussant des hurlements affreux, et elle aperçut
parmi les esprits infernaux un grand mouvement, comme
si un de leurs chefs était descendu vers eux. {Vita S. Ma-
riœ Oignacensis, p. 614.)
On amena au tombeau de saint Ursmar une possédée qui
remplissait l'église de ses mugissements et de ses aboie-
ments. On récita sur elle les Litanies, et le prêtre, troublé
par ses cris, s'étant trompé dans un endroit, elle lui dit :
« ïu mens et tu lis mal. » (A. S., 18 april.) Les chants de
l'Église exercent une action puissante sur la possédée qui
est à Rome en ce moment. Mais parmi tous ces chants le
Magnificat est le plus puissant; dès qu'on commence à le
chanter, elle entre aussitôt en fureur; ses gestes prennent
une expression plus ou moins terrible, selon les différents
versets de ce cantique. Aussi, pour la calmer dans ses pa-
roxysmes, il suffit bien souvent de la menacer de le chanter.
Il en est de môme du premier chapitre de l'Évangile selon
saint Jean. Ordinairement son exorciste le lui récite en la-
tin, et dès le premier mot elle devient furieuse. Une fois,
au lieu de la Yulgate , il prit le texte grec , et les mêmes
phénomènes se manifestèrent. Une autre fois il omit à des-
sein un verset; elle se mit à rire en disant : « C'est ;bien,
tu as passé le cinquième verset, w (Ce fait a été communi-
qué à l'auteur par l'évêqued'Eichstadt.) Le démon se plaît
aussi quelquefois a faire parade de sa science des Écritures.
En 1 126, pendant que saint Norbert était à Nivelle, on lui
amena une jeune fille de vingt ans qui était possédée du
DE LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉS. o27
démon , pour qu'il put du moins la voir et la toucher. Le
saint, revêtu de Taube et de l'étole, commença les exor-
cismes, et lut plusieurs évangiles sur la tête de la jeune fille.
Mais le démon lui dit en se moquant : « Tu as beau faire.,
ni toi ni aucun de ceux qui sont ici ne me fera quitter
cette femme. Pourquoi le ferai-je? Les colonnes de l'église
ne sont-elles pas tombées? » Et comme Norbert continuait,
il s'écria : « Tu ne réussiras pas; tu ne m'as pas encore
conjuré par le sang des martyrs. » 11 se mit alors, pour
faire parade de sa science, à chanter par la bouche de la
jeune fille tout le Cantique des cantiques; puis, le repre-
nant verset par verset, il le traduisit tout du long, d'abord
en langue romane, puis en allemand, quoique la possédée,
dans son état de santé, ne connût rien autre chose que le
Psautier. (A. S., 6 jun.)
La personne des possédés n'étant, à l'égard du démon. Le diable
, 1-1 1 -1 ' • -1 » t parle par la
qn un organe par la voix duquel il s exprime, il n est pas touche des
nécessaire qu'elle ait atteint sa maturité. Les enfants eux- enfants.
mêmes peuvent servir d'instrument au démon sous ce rap •
port, d'autant plus qu'il est moins à craindre qu'ils altèrent
par leurs propres conceptions celles du maître qui les fait
parler. Le fait suivant nous fournit en ce genre un exemple
remarquable, et nous emploierons les paroles de l'ecclé-
siastique lui-même en présence de qui il s'est passé. «Le
25 mai 1836, la femme de François, cordonnier à Lohr, Histoire
me pria de préparer son fils Jacques, âgé de douze ans et ^|^°"' enfant
malade, à faire sa première communion. Voyant sa mère
accablée de douleur, je lui adressai plusieurs questions.
J'appris que cet enfant souffrait des scrofules depuis l'âge de
deux à trois ans, et que ce mal s'était compliqué plus tard
• dune maladie des os. Il ne connaissait que les éléments
a28 DE LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉS.
essentiels de la religion; du reste, il ne savait ni lire, ni
écrire, ni compter. Il n'était janiais allé à l'école, n'avait
jamais eu de rapport avec aucun autre enfant , et la petite
chambre de ses parents , où veillait l'œil de sa mère , était
pour lui le monde entier. Je le vis pour la première fois
dans la matinée du 26 mai. Sa figure avait quelque chose
de singulièrement attrayant, et respirait la candeur et l'in-
nocence. Sa peau blanche était légèrement colorée; son re-
gard était animé; une mélancolie profonde respirait dans
tout son être, et se trahissait de temps en temps par un long
soupir. Je continuai mes visites et mes leçons jusqu'au
i®'^ juin; et ne jugeant pas à propos d'attendre plus Ion-
temps, je résolus de lui administrer le sacrement de péni-
tence le 1 ^"^ juin, à midi, et de lui donner la sainte commu-
nion le lendemain matin. Je vins donc à midi le l^*" juin.
Je le trouvai pâle comme un mort, les yeux rouges à force
d'avoir pleuré, et agité par une émotion profonde. Sa
mère , qui semblait partager cette émotion , dit aussitôt à
son fils : ce Jacques, dis bien à M. le chapelain tout ce qui
t'a fait pleurer si longtemps et si souvent. » Je la priai de
se retirer.
« Dès que je fus seul avec l'enfant, il se mita trembler
de tout son corps; ses traits se contractèrent, ses membres
et sa tête devinrent froids comme de la glace. Après un
quart d'heure, pendant lequel l'oreille de l'enfant semblait
fermée à toutes mes paroles, il se mit à fondre en larmes ;
dès lors la chaleur revint, et la fièvre se déclara. Je voulus
lui parler de Dieu; mais à peine avais -je commencé qu'il
me dit en sanglotant : a Hélas! je ne puis penser à Dieu.
— Pourquoi? » lui demandai-je. 11 se tut. Je le suppliai
de me confier le sujet de ses inquiétudes. Il me dit enfin ; ■
DE LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉS. 329
« Je sais que Dieu est un esprit; mais, hélas! sous quelles
lornies hideuses suis-je contraint de le voir! Et lorsque je
le vois, je sens près de moi quelqu'un qui me crie : Ar-
rache la queue de ton petit chien (il y en avait un en effet
dans la chambre) et jette -la à la figure de ton bon Dieu.
Quand je regarde mon père , je vois à sa place un cochon
noir qui grogne; et bien souvent je ne puis regarder ma
mère tant elle m'épouvante, car elle m'apparaît comme un
énorme crapaud. Vous-même vous me faites trembler quand
vous venez, car il me semble voir un chien qui veut me
mordre. » Puis cet enfant, paraissant tout à coup changé
et fortifié, se mit à parler d'une voix presque aussi forte
que celle d'un homme et à vomir contre l'incarnation de
Jésus -Christ et la virginité de Marie les obscénités et les
blasphèmes les plus révoltants , appelant le missel romain
un livre plein d'impostures, et plaisantant sur le mystère
adorable de l'eucharistie.
Épouvanté , je me mis à prier. L'enfant, me saisissant
convulsivement, s'écria avec sa voix ordinaire : «Oh!
Dieu, si tu regardes mes pensées plutôt que mon cœur, je
suis damné. » En prononçant ces mots, il était dans une
agitation impossible à décrire. J'en profitai pour lui rap-
peler que les saints aussi avaient enduré des tentations
semblables, et que le Sauveur lui-même avait été tenté. Je
lui citai des exemples tirés de la Vie des saints, et l'engageai
à se recommander à leur intercession. Il devint un peu
plus calme; et comme je lui racontai l'histoire de la ten-
tation de Jésus-Christ, il dit : « Après la tentation de Jésus,
les anges vinrent et le servirent; mais pour moi, j'ai beau
dire au démon : Va-t'en, il reste et se moque de moi. » Je
remis la confession au dimanche 4 juin, et je le laissai
15*
o30 DE LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉS.
plus calme, après lui avoir promis d'offrir pour lui la sainte
messe les jours suivants, et de le venir voir tous les jours.
Le 2 et le 3, je le trouvai assez tranquille; il pria avec une
dévotion extraordinaire, reçut le 4 juin le sacrement de
pénitence, et le lendemain matin, qui était le dimanche
dans l'octave de la fête du Saint-Sacrement, je lui donnai
la sainte communion. Je vis dans cette circonstance des
pleurs baigner les joues d'hommes peu faciles à émouvoii-.
Et lorsque l'image de cet enfant se présente à mon esprit,
je regrette de ne pas être peintre. J'allai le voir encore à
midi. « Oh! que je suis bien, me dit-il; tout ce qui m'el-
fravait et me tourmentait disparaît comme un nuage. » Ce-
pendant la maladie faisait tous les jours de nouveaux pro-
grès. Je portai de temps en temps la communion au jeune
malade. Le 9 septembre, je m'absentai pour quinze jours.
A mon retour, je reçus un témoignage de reconnaissance
que mon pauvre petit m'avait légué d'une voix mourante.
Puisse le divin ami des enfants, au jour des rétributions,
adresser au petit martyr ces paroles : «Viens, mon en-
fant, le royaume du ciel est à toi. »
La vérité Quelquefois la vérité arrache au démon, par la bouche
arrachée ^ ^
au démon des possédés, des témoignages remarquables. Pendant
Dossédés fl'^i'^"^ femme possédée était cruellement tourmentée du
démon dans l'église Saint-Pierre de Cologne, une autre
possédée survint. Elles se mirent aussitôt à s'injurier mu-
tuellement. Un des démons criait à l'autre : a Misérable,
pourquoi es-tu tombé du ciel en suivant Lucifer? — Pour-
quoi as-lu fait de même? » répondait l'autre. Puis, comme
il semblait témoigner quelque repentir, le premier lui
criait : «Tais-toi, c'est trop tard; il n'y a plus moyen de
revenir sur tes pas. » On demanda à un démon ce qu'il
DE LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉS. 531
feiait, pour recouvrer la grâce dans laquelle il avait été
avant sa chute. Il répondit : « J'aimerais mieux descendre
en enfer^ en y entraînant une âme avec moi^ que de re-
monter au ciel. « Et comme on s'étonnait de ses paroles ^
il dit : « Ma malice est telle, que je ne puis rien vouloir de
bon. » On fit la même question au démon qui était dans
l'église Saint-Pierre de Cologne; mais il répondit bien au-
trement. «S'il y avait, dit- il, une colonne de fer brûlant,
couverte de couteaux et de pointes, qui s'élevât de la terre
au ciel, et que j'eusse un corps passible, je consentirais à
monter et à descendre cette colonne jusqu'au jugement
dernier, si je pouvais par là retourner à la gloire où j'ai
été primitivement. « Des ecclésiastique lui ayant demandé
qui l'avait envoyé; il répondit que c'était Dieu, qu'il avait
pouvoir de tourmenter le corps de cette femme, mais qu'il
tie pouvait rien sur son âme. Puis il ajouta : « Les liommes
doivent apprendre par là à éviter l'orgueil, l'usure et la
gourmandise. Quoique je n'aie pas le droit de parler
ainsi. Dieu néanmoins m'a ordonné de le faire, et je sais
bien qu'au dernier jour j'aurai plus d'âmes que lui. »
(Fincelius. ) Comme en ces sortes de choses il est difficile
de distinguer ce qui est de l'homme et ce qui est du dé-
mon, on ne doit bien souvent y ajouter qu'une foi mé-
diocre, à moins que des circonstances particulières ne nous
permettent de porter un jugement prudent
o32 POLÉMIQUE DES POSSÉDÉS.
CHAPITRE XXVITI
Polémique des possédés. Nicolle Aubry. Une possédée calviniste. Une
autre exorcisée par Luther. Les possédés discernent les choses saintes.
Il en est à peu près de même des discussions religieuses
qui s'élèvent quelquefois entre des personnes possédées du
démon. Si cette polémique se produit à des époques où l'es-
prit de secte s'agite, le démon a beau jeu. Ces controverses
excitent la flamme , et répandent au loin l'esprit de secte et
d'erreur. Sous le règne de Charles IX, en France, une jeune
fille de la ville de Vervins, âgée de quinze à seize ans et
nommée Nicole Aubry, voyait souvent un spectre qui se
donnait pour son grand-père, et demandait des prières et
des messes pour le repos de son âme. Bientôt Nicole fut
transportée par l'esprit qui la possédait en d'autres lieux,
et cela à plusieurs reprises et en présence de ceux qui la
gardaient. On ne douta plus qu'elle ne fût possédée du dé-
mon, mais on ne put jamais l'en convaincre, L'évêque de
Laon donna les pouvoirs nécessaires pour l'exorciser, et or-
donna de faire dresser par des notaires un procès-verbal
authentique sur les faits. Les exorcismes durèrent plus de
trois mois, et démontrèrent d'une manière évidente la
possession. Nicole était arrachée des mains de neuf ou dix
hommes qui faisaient tous leurs efforts pour la retenir, et
le dernier jour seize hommes purent à peine y réussir.
Lorsqu'elle était étendue par terre, elle se relevait droit sur
ses pieds comme une statue, sans que ses gardiens pussent
l'en empêcher. Elle parlait plusieurs langues, découvrait
les choses les plus cachées, annonçait les événements qui
se passaient dans des lieux très -éloignés de celui où elle
POLÉMIQUE DES POSSEDES. 533
était. Elle découvrit à plusieurs l'état de leur conscience.
On entendait sortir d'elle trois \oh différentes, et elle par-
lait sans difficulté, quoique sa langue sortit de plus d'un
demi-pied de sa bouche. En un mot, c'était une somnam-
bule possédée du démon.
Après que les exorcismes eurent duré quelque temps à
Vervins, l'évêque fit venir Nicole à Laon, et la fit placer
sur une estrade qu'il avait fait élever dans la cathédrale.
Le concours du peuple fut si grand, que l'on pouvait comp-
ter quelquefois de dix à douze mille personnes^ parmi les-
quelles il y avait beaucoup d'étrangers. Les princes et
autres grands personnages qui ne pouvaient venir en-
A oyaient des députés chargés de leur faire un rapport sur
ce qui se passait; le nonce du pape, plusieurs députés du
parlement et de l'université de Paris étaient également
présents. Cependant le démon, conjuré par les exorcismes,
rendit de nombreux témoignages à la vérité cathohque,
à la présence réelle et à la fausseté du calvinisme: de sorte
que les calvinistes perdirent contenance et devinrent fu-
rieux. Déjà, pendant les exorcismes qui avaient eu lieu à
VervinSj et dans un voyage que Nicole avait fait à Notre-
Dame de Liesse j, ils avaient attenté à sa vie et à celle du
prêtre qui l'exorcisait. A Laon, où ils étaient le plus nom-
breux, ils devinrent plus furieux encore, et l'on eut à
craindre plusieurs fois une sédition. Ils pai^inrent à inti-
mider tellement l'évêque et les magistrats qu'on démolit
l'estrade qui avait été élevée dans l'éghse, et qu'on omit
la procession que l'on avait coutume de faire avant les exor-
cismes. Le démon, fier de sa victoire, brava l'évêque, et se
moqua de lui. Les calvinistes avaient d'un autre côte per-
suadé aux magistrats de renfermer Nicole dans une prison
o34 POLEMIQUE DES POSSEDÉb.
SOUS prétexte d'examiner de plus près les faits. Mais les
catholiques ayant accuse le médecin Carlier, qui était cal-
viniste, d'avoir mis une poudre dans la bouche de Nicole
pendant un de ses accès, il se trouva que cette poudre
était un poison très-violent. On se décida donc à reprendre
la procession, et à replacer l'estrade qu'on avait enlevée.
Les calvinistes mécontents publièrent une prétendue or-
donnance du seigneur de Montmorency, qui défendait de
procéder à de nouveaux exorcismes, et chargeait les offi-
ciers du roi de veiller à son exécution. On cessa donc en-
core une fois les processions. Le démon en triompha; et
cependant il découvrit à l'évêque la supercherie, nomma
tous ceux qui avaient pris part à la mystification, et avoua
qu'il avait gagné du temps par la faiblesse de l'évêque, qui
écoutait plutôt les hommes que la volonté de Dieu. Il dé-
clara aussi publiquement qu'il restait malgré lui dans le
corps de cette femme, qu'il n'y était entré que sur l'ordre
de Dieu , et afin de convertir les calvinistes ou de les en-
durcir, ajoutant qu'il lui était pénible de parler ainsi
contre lui-même.
Le chapitre représenta donc à l'évêque qu'il serait bon
d'entreprendre deux fois par jour les exorcismes et la pro-
cession qui les précédait, afin d'exciter la piété dans le
peuple. Le prélat y consentit, et tout désormais se fit avec
plus de solennité. Le démon prétendit plusieurs fois que son
temps avait été prolongé, tantôt parce que l'évêque ne s'é-
tait pas confessé, tantôt parce qu'il n'avait pas fait les exor-
cismes à jeun, une troisième fois parce que tout le chapitre
et tous les officiers du roi n'avaient pas été présents. Il se
répandait en imprécations contre l'Église, l'évêque et le
clergé, maudissant l'heure où il était entré dans le corps de
POLÉMIQUE DES POSSÉDÉS. o35
cette femme. Enfin la dernière crise arriva. Tout le peuple
étant rassemblé une après-midi dans l'église , l'évêque com-
mença les derniers exorcismes, pendant lesquels les phéno-
mènes les plus extraordinaires se produisirent. Il voulut
approcher la sainte Eucharistie des lèvres de la possédée.
Le démon la prit alors par le bras, et arracha la femme des
mains des seize personnes qui la tenaient. Il la quitta enfin
après beaucoup de résistance^ et la laissa pénétrée de re-
connaissance envers la bonté de Dieu. On chanta un Te
Deiim d'action de grâces au son de toutes les cloches. On
ilt pendant neuf jours des processions solennelles; on fonda
une messe qui devait être célébrée chaque année^, le 8 du
mois de février^ pour rappeler cet événement ^ qui fut re-
présenté dans un bas- relief^ autour du choeur^ où on le
voyait encore avant la révolution.
Le prince de Condé , qui venait de passer au protestan-
tisme, poussé par quelques-uns de sa secte, fit amener
Nicole et le chanoine d'Espinois, qui ne l'avait pas quitté»e
pendant tout le temps que les exorcismes avaient duré. Il
les questionna plusieurs fois, chacun en particulier; il em-
ploya les promesses et les menaces, non pour découvrir s'il
y avait en eux quelque imposture^ mais pour les porter^
au contraire, à trahir la vérité. Il alla même jusqu'à pro-
mettre au chanoine de grandes dignités s'il voulait passer
au protestantisme. Mais il ne put rien sur des gens qui
avaient senti de si près le secours de Dieu et le pouvoir de
son Église. La fermeté du chanoine et la sincérité naïve de
la jeune fille durent le convaincre de la vérité des faits, et
il les congédia. Jl fit néanmoins prendre Nicole dans un
accès de mauvaise volonté^, et ordonna de la renfermer dans
une de ses prisons jusqu'à ce que ses parents pussent adres-
536 POLÉMIQUE DES POSSÉDÉS.
ser au roi Charles IX une plainte contre cette injustice. Et
le roi lui rendit alors la liberté. Cependant il se convertit à
cette occasion un grand nombre de calvinistes, dont les fa-
milles existent encore aujourd'hui. Florimond de Raymond
était du nombre, et il a raconté ces faits dans son Histoire
de l'Hérésie, liv. II, c. xn. Le roi, visitant plus tard la ville
de Laon, se fit rendre compte des faits par le doyen de la
cathédrale, qui en avait été témoin oculaire, et commanda
de rendre publique cette histoire. Elle fut donc publiée avec
l'approbation de la Sorbonne, en français d'abord, puis en
latin, en espagnol, en italien et en allemand. On y ajouta
les rescrits de saint Pie V et de Grégoire XIII, et l'évêque
de Laon en fit faire encore un abrégé. L'authenticité de la
chose fit une grande impression; mais le fanatisme des
guerres civiles qui survinrent ne tarda pas à l'effacer, et
fit oublier les faits qui l'avaient produite. Comme il était
impossible de les expliquer par l'imposture du clergé, on
eut recours à la tactique ordinaire , et l'on chercha à les
ensevelir dans l'oubli.
Une Un autre fait de ce genre s'est passé dans le nord de la
possédée poiogne. En 1627, vivait à Ostroy une femme noble, qui
était calviniste ainsi que tous les siens. Elle devint possé-
dée ; et quoiqu'elle ne connût que sa langue maternelle, elle
répondait en latin , en allemand et en russe à toutes les
questions qu'on lui faisait en ces langues; elle révélait les
choses les plus secrètes, découvrait celles qui se passaient
au loin, et, montrait une force corporelle bien supérieure à
celle de son sexe. Les calvinistes tinrent conseil sur les
moyens de la délivrer; mais aucun d'eux n'osant entre-
prendre l'affairQ, on résolut unanimement de la confier aux
jésuites d'Ostroy. Le recteur du collège, auquel ils s'adres-
POLÉMIQUE DES POSSÉDÉS. o37
sèrent, leur demanda d'abord s'ils regardaient cetlcfemme
conmie vraiment possédée. Tous lui répondirent affirma-
tivement. Il y avait parmi eux un calviniste plus exalté que
les autres, qui avait dit qu'il aimerait mieux devenir chien
ou porc que papiste. Le recteur^ s'adressant à lui, lui dit :
« Vous traitez de superstitions et de fables les pratiques de
l'Église et les exorcismes? Comment se fait-il que vous \
ayez recours? Est-cepar un motif de foi, ou par nécessité?
Allez trouver vos ministres: qu'ils essaient d'abord; nous
viendrons après eux, et nous verrons qui sera le plus puis-
.sant. » On lui répondit: « Quant à nos ministres, ils ne
savent point exorciser les possédés; mais si vous réussissez
à guérir cette femme, nous regarderons l'Église romaine
bien autrement que nous ne l'avons fait jusqu'ici. » Le rec-
teur aspergea d'abord d'eau bénite la possédée, et plaça en
secret sur elle quelques reliques des saints de son ordre.
Elle se mit aussitôt à trembler, en criant que les os de
saint Ignace la faisaient beaucoup souffrir. Le recteur se
lit alors apporter les Institutions de Calvin, avec quelques
autres livres de la même espèce, et les donna à la malade,
qui, contre l'attente des calvinistes présents, les prit avec
joie, et parut éprouver un grand contentement. Mais le
recteur y mit en secret l'image de saint Ignace , et les lui
présenta ensuite une seconde fois. Elle s'enfuit aussitôt en
hurlant; et forcée d'indiquer la cause de sa fureur, elle
s'écria : « C'est à cause de l'image que tu as mise dans les
livres. » Les assistants furent saisis d'étonnement; et l'un
d'eux, incapable de se contenir plus longtemps, se mit à
dire : « Vous auti-es papistes, vous vous entendez merveil-
leusement avec le diable, et vous faites de lui ce que vous
voulez. ))
538 l'OLKMIQUE DES POSSÉDÉS.
Celte manière crinlcrpicter lu chose éveilla le zèle de
l'un des pères qui étaient présents; de sorte qu'il dit aux
calvinistes : « Eh bien ! je vous ofire cette alternative : je
demanderai à Dieu que , si votre doctrine est la véritable,
ce démon passe en moi ^ et décharge sur moi sa fureur;
mais que si;, au contraire, la foi catholique est la vraie foi,
il passe en vous, et vous tourmente une heure seulement, n
Un profond silence suivit cette proposition, aucun n'ayant
le courage d'accepter la condition; et tous prièrent le
recteur de guérir la malade, s'il le pouvait. Celui-ci imposa
aux siens un jeûne de trois jours, des aumônes, des disci-
plines et d'autres bonnes œuvres. Lorsque pendant ce temps
un des pères approchait de la malade, le démon entrait
aussitôt en fureur. Quand un calviniste, au contraire, arri-
vait, il l'accueillait avec joie, l'appelait son ami, se mo-
quait des jésuites, racontait comment il avait déjà mis une
fois le feu à leur collège et pénétré dans leurs apparte-
ments pour leur jouer quelque mauvais tour. Au jour
indiqué, la femme est amenée liée dans l'église des pères,
et placée devant l'autel de la sainte Vierge et de saint
Ignace. Ses hurlements épouvantèrent la foule, qui était
très - nombreuse et qu'un sermon du recteur toucha jus-
qu'aux larmes. On demanda au démon comment il était
entré dans le corps de cette femme; il répondit que c'était
par la magie. On lui demanda ensuite comment on pouvait
l'en chasser. 11 répondit : « Par la sainte Vierge et saint
Ignace. » On commença les exorcismes, en recommandant
au peuple d'aider le prêtre de ses prières. Le démon arracha
violemment la femme des mains de ceux qui la tenaient,
puis la jeta par terre, et la laissa enfin complètement gué-
rie. On la conduisit alors devant le saint Sacrement, et là
POLÉMIQUE DES POSSÉDÉS. 539
elle fit son abjuration. {Gloria posthuma S. Ignatii-, p. II.)
Comme ces faits se sont passés dans un pays très-éloigné ,
et que les personnages qui y ont pris part ne sont point
nommés^ il est permis de douter de leur parfaite authen-
ticité. Il en est de môme du fait suivant, qui nous est ra-
conté par Staphilus, dans sa réponse à Jacques Schmi-
delin, p. 404.
« Je me souviens, dit -il, d'une iille de Meissen qui
était possédée du démon, et qu'on amena à Luther, à
Wittemberg, en 1545, pour qu'il la guérit. Luther se sen-
tait peu disposé d'abord à entreprendre cette œuvre. A la
fin cependant il fit amener la jeune fille dans le chœur de
l'église paroissiale de Wittemberg, et là il commença à
conjurer le démon en présenee de plusieurs docteurs et
savants dont je faisais partie. Mais dans ces exorcismes il
ne suivait point les usages de l'Église catholique, mais agis-
sait à sa manière. Le démon, loin de céder, embarrassa
tellement Luther, que celui-ci voulut s'échapper du chœur;
mais le démon tint les portes si bien fermées qu'on ne pou-
vait les ouvrir ni du dedans ni du dehors. Luther voulut
dans son embarras sortir par la fenêtre. Mais les grilles de
fer dont elles étaient munies ne le lui permirent pas, et il se
vit ainsi forcé de rester renfermé avec nous jusqu'à ce que
le sacristain nous eût donné par la grille une hache avec
laquelle j'ouvris moi-même la porte. Il était curieux de
voir comment pendant tout ce temps Luther se promenait
dans le chœur, pensif et inquiet. »
Les images des saints produisent bien souvent les mêmes
effets qui sont attribués à celle de saint Ignace dans l'his-
toire racontée plus haut. La possession se cachait chez la
comtesse Marie de Gastelli sous la forme de maux nerveux
ii'iO POLÉMIQUE DES POSSÉDÉS.
indéliiiissables. Une image de saint Joseph de Copertino
qu'elle avait achetée découvrit enfin son véritable état.
Toutes les fois, en effet, qu'elle regardait cette image,
ses accès revenaient ;, et ils duraient toute la nuit lors-
qu'elle la gardait près d'elle. Un jour^, pendant qu'elle
jouait^ on approcha d'elle celte image à son insu, et elle
sentit aussitôt dans le cœur des douleurs affreuses. Le
démon la renversa par terre. Mais elle, de son côté, lui
ordonna de la laisser honorer en repos son saint, et elle
fut obéie. Elle fut enfin guérie par le secours de cette
Les possé- iniage. (A. S., 18 sept.) Quelquefois aussi les possédés,
dés discer- jg même que les extatiques, ont un sens particulier pour
choses les choses saintes, qui leur fait connaître les reliques,
saintes. .^^,g^ ^^^^^ différence toutefois qu'ils éprouvent à leur égard
un sentiment de répulsion et d'horreur, tandis que les
extatiques, au contraire, sont attirés par elles. La possédée
des Gangalendi, qui fut amenée à Rainier de Pise, nommait
toutes les reliques qu'on lui mettait sur la tête. On a re-
marqué que, lorsque les possédés entrent dans une église
où il \ a beaucoup de reliques, le démon se manifeste
aussitôt. Aussi dit-il un jour par la bouche d'un possédé
que la sainteté de ceux qui reposent dans l'église ne lui
laisse aucun repos. Et l'on emploie bien souvent ce moyen
pour le forcer à se montrer quand il se cache.
Au reste, les saints pendant leur vie ont un coup d'œil
sur, qui leur fait reconnaître facilement l'état des possé-
dés jusque dans ses moindres détails, longtemps même
quelquefois avant qu'il se soit manifesté au dehors. Hid-
ner, préfet du roi Cyfried , était un homme pieux et ami
de saint Gulhbert, qui fut plus tard évèque de Lindisfarn.
Sa femme, pieuse comme lui, étant devenue possédée, il
POLÉMIQUE DES POSSÉDÉS. 541
pria le saint de lui envoyer un prêtre. Le saint, connais-
sant en esprit l'état de cette femme et sachant que la
honte seule avait empêché son mari de le prier de venir,
résolut d'aller lui-même en compagnie avec lui. Pendant
la route, remarquant son trouble, il le consola du mieux
qu'il put, en lui disant qu'il savait bien que sa femme
était possédée, mais que cette épreuve atteignait quelque-
fois les hommes les plus pieux, par un secret jugement de
Dieu; que sa femme viendrait à leur rencontre parfaite-
ment guérie. En effet, le démon ne put supporter la pré-
sence du Saint-Esprit, dont Cuthbert était plein, et se retira,
La femme de Hidner vint à leur rencontre, les salua, et
conduisit elle-même par la bride le cheval du saint dans sa
maison. (A. S., 20 mart.) Pendant que Nicet, évêque de
Lyon, assistait au chœur dans son église, un diacre com-
mence un répons : « Tais-toi, lui ditl'évêque, tais-toi sur-
le-champ; le démon ne doit pas entreprendre de chanter. »
Le diacre se tait aussitôt; mais le saint l'appelle et lui dit :
« Ne t'ai-je pas dit de ne jamais entrer dans l'église de
Dieu? Pourquoi ne m'as-tu pas obéi? » Tous les assistants
s'étonnaient de ces paroles , car le diacre passait pour un
homme pieux. Mais voici que tout à coup le démon hurle
par sa bouche, se plaignant que le saint le tourmente; car
c'était lui qui avait chanté, et le saint l'avait bien reconnu.
Nicet imposâtes mains au possédé, et le guérit de son mal.
(A. S., 2 april.)
IV 16
o42 POUVOIR T)E l'Église de délivrer les possédés.
CHAPITRE XXTX
De la piiissancequ'a reçue l'Église de délivrer les possédés. Parlhénius.
Saint Yves. Saint Norbert. Saint Albert. Saint Jean de Salerne. Sainte
Catherine de Sienne.
Il existe entre les possédés et l'Église une antipathie
mutuelle qui repose sur l'opposition du royaume de la
lumière et de celui des ténèbres. Cette antipathie est en-
tretenue sans cesse par de nouvelles influences; car cha-
cune de ces deux puissances est en rapport continuel avec
son principe, et en reçoit chaque jour de nouvelles forces.
Le mal est violent, audacieux et impudent; mais, malgré
cela, il manque au fond d'assurance ; le bien, au contraire,
est modeste, modéré, calme et sûr de soi. La haine des
possédés à l'égard de l'Église a pour principe la peur. La
haine de l'Église, au contraire, contre le démon a pour
principe le sentiment intime de l'opposition irrémédiable
qui les sépare tous les deux. Le possédé, malgré la vio-
lence de ses gestes et l'impudence de son langage, n'ap-
proche jamais de l'Église sans frayeur, tandis que celle-ci
se présente devant le démon avec calme et assurance à la
fois, certaine qu'elle finira par le vaincre. Aussi n'a-t-elle
jï^mais cessé de lutter contre lui; et la puissance que Jésus-
Christ lui a donnée de chasser les démons a été dès l'ori-
gine attachée à un ordre particulier, faisant partie de sa
hiérarchie. Déjà saint Ignace, disciple des apôtres, parle
des exorcistes, comme appartenant à la hiérarchie ecclé-
siastique. Saint Justin dit dans son Dialogue : « Les dé-
mons craignent la vertu du nom de Jésus-Christ. Aujour-
d'hui encore, conjurés par lui, ils font tout ce qu'on leur
ordonne. » Et saint Irénée dit ailleurs : « Les vrais dis-
POUVOIR DE l'église DE DÉLIVRER LES POSSÉDÉS. o43
ciples du Sauveur^ par la grâce qu'ils ont reçue de lui^
exercent envers les autres hommes des bienfaits de toule
sorte; car quelques-uns chassent les démons d'une ma-
nière si certaine que souvent ceux qui ont été délivrés
ainsi embrassent la foi par reconnaissance et y persévè- ^
rent. » TertuUien , Origène , Lactance et saint Cyprien
témoignent la même chose. Le pape Corneille écrit à Fa-
bien d'Antioche qu'il y a dans l'Église romaine cinquante-
deux exorcistes^ lecteurs et portiers. Le concile de Rome
sous saint Sllvestre^, celui de Laodicée^ le troisième con-
cile de Carthage, font mention des exorcistes. Et celui de
Laodicée ordonne que personne n'exorcise les démons dans
les maisons ou dans les églises avant d'avoir été consacré
par l'évêque. Pour éviter toute superstition, le septième
canon du quatrième concile de Carthage décrète que
l'exorciste recevra des mains de l'évêque un livre où se-
ront contenus les exorcismes, et que l'évêque ^ en les lui
remettant, lui dira : « Prends ce livre, et imprime-le bien
dans ta mémoire, et reçois le pouvoir d'imposer les mains
sur les possédés ou les catéchumènes. » Ce livre est, il n'en
faut pas douter, dans tous les points essentiels, le même
que cette partie du Rituel romain qui contient les divers
exorcismes.
Dieu, pour chasser les démons, se sert bien souvent des Parthénins.
saints qu'il remplit de son esprit, et qui sont dans l'Église
comme une race sacerdotale, recevant d'en haut l'instruc-
tion divine. C'est ce qu'exprime merveilleusement le dia-
logue suivant entre un possédé et Parthénius, qui vivait
sous Constantin et fut renommé dans son temps comme
un grand thaumaturge. Ce dialogue se trouve dans la Vie
du saint, écrite par Crispinus, son contemporain. On
544 POUVOIR DE l'église de délivrer les possédés.
amena à Parthénius, évêque de Lampsaque, un homme
qui était possédé depuis longtemps du démon sans le sa-
voir. Il salua le saint dès qu'il le vit; mais celui-ci, recon-
naissant en lui le démon , ne lui rendit pas son salut. « Je
désirais vous voir^ dit-il au saint^ et c'est pour cela que je
vous ai salué; pourquoi ne me rendez -vous pas mon
salut? » Le saint lui répondit : « Tu m'as vu; que te faut-
il davantage? — Je vous ai vu et reconnu. — Si tu m'as
vu et reconnu, sors à l'instant de cette créature de Dieu.
— Laissez-moi encore, je vous en prie, quelque temps de
répit. — Y a-t-il longtemps que tu demeures ici? — De-
puis sa jeunesse, et jamais personne ne m'a reconnu, si
ce n'est vous en ce moment. Vous voulez me chasser, je le
vois; où voulez-vous que j'aille? — Je te nommerai le
lieu où tu dois aller. — Vous me direz sans doute d'aller
dans le corps de quelques porcs ? — Pas du tout; je te per-
mets d'entrer dans le corps d'un homme et d'y demeurer;
sors donc. — Parlez-vous sérieusement, ou seulement
pour me faire sortir? — Je te dis, en vérité, que j'ai tout"
prêt un homme chez qui tu peux rester : sors donc sans
retard. » Le démon persuadé lui dit : « Eh bien! rem-
plissez votre promesse, w Le saint, ouvrant la bouche, lui
dit : « C'est moi qui suis cet homme; entre et demeure en
mon corps. » Le démon, pénétré par la parole du saint
comme par une flamme dévorante, s'écria : a Malheur à
moi ! après avoir demeuré longtemps dans le corps de cet
homme, il faut encore que je sois tourmenté par vous!
Comment pourrai-je entrer dans la maison de Dieu? Vous
autres chrétiens, vous ne dites pas un mot de vrai. » Là-
dessus il quitta cet homme et s'enfuit dans les lieux déserts
et inaccessibles. (A. S., 7 febr.)
POUVOIR DF l'Église de délivrer les possédés. 545
Souvent la délivrance est produite par l'approche ou la S. Yves,
prière d'un saint. Dans le procès qui fut fait à Tréguier, en
1330, par ordre du pape, vingt-neuf ans après la mort de
saint Yves, prêtre de cette église, le centième témoin,
qui avait été autrefois serviteur du saint, raconte ce qui
suit. Son maître l'envoya une fois chez un possédé nommé
Alain de Trezveleur, avec ordre de le lui amener. Celui-ci,
qu'on avait beaucoup de peine à tenir enchaîné, se laissa
conduire sans difficulté; et lorsqu'il fut en présence du
saint, dans l'église de Lohanec, celui-ci lui demanda s'il
était possédé du diable; il répondit que oui, que le démon
le tourmentait souvent et parlait avec lui. Yves le confessa
et lui demanda ensuite, en présence du témoin, si le démon
lui avait encore parlé. 11 répondit qu'il l'avait menacé et
lui avait dit : k Pourquoi m'as-tu amené ici? Malheur à
toi la nuit prochaine ! Malheur à toi ! tu te repentiras de
m'avoir traîné ici. » Yves répondit : «Il ment; ce n'est pas
toi, mais lui qui se repentira. Tu mangeras avec moi et
passeras la nuit dans ma maison. Il lui fit donc préparer
un lit dans sa chambre à coucher; puis, en présence du
témoin, il aspergea d'eau bénite la chambre et le lit, ré-
cita l'Évangile de saint Jean et d'autres prières, puis il dit
au possédé d'aller se coucher; mais pour lui, il passa la
nuit à prier. Le matin il demanda au malade comment il
avait passé la nuit. « Très-bien; je n'en ai pas eu une
aussi bonne depuis trois ans. — Le démon t'a-t-il encore
parlé? — Non, au contraire, il est sorti de moi. — Remercie
donc Dieu comme je le ferai moi-même; retourne chez
toi, conduis-toi bien, va souvent à la messe et au sermon,
fais des aumônes, sois juste, et garde les commandements
de l'Église, de peur que le démon ne revienne et que ton
1)40 POUVOIR DE l'ÉGLISL DE DÉLIVRER LEb l'OSSÉDÉS.
état ne soit pire qu'auparavant. » Un autre témoin, nommé
Hamon_, qui avait aussi servi alors le saint, rendit le même
témoignage. (A. S., 19 mai.)
Quelquefois la prière d'un saint, même à une grande
distance, suffit pour chasser le démon. Saint Ulrich refusa
un jour par humilité d'exorciser une femn:^e qui était pos-
sédée; mais ayant prié pour elle, elle fut guérie. D'autres
fois cependant il n'est pas facile, même aux saints, de
chasser le démon. La possédée de Nivelle qui chantait
Norbert. ^^ Cantique des cantiques devant saint Norbert se moquait
de lui et de son pouvoir; mais l'homme de Dieu ne se laissa
point ébranler par là, et continua d'ordonner à l'esprit im-
pur de partir. Le démon, pressé, s'écria : a Si vous voulez
que je sorte d'ici, ordonnez-moi d'entrer dans le corps de
ce moine qui est là à côté, » et qu'il appela de son nom.
Norbert dit au peuple : « Écoutez ce qu'il dit, et remar-
quez la malice du démon, qui, pour calomnier le serviteur
de Dieu, désire le posséder, comme si c'était un pécheur
qui eût mérité ce supplice; mais ne vous y laissez pas
prendre, c'est une de ses ruses de contredire les bons et
de les calomnier autant qu'il peut. » Là-dessus il pressa
davantage encore l'esprit malin de sortir. « Que voulez-
vous de moi? lui répondit celui-ci; il n'y a que vous qui
puissiez me faire sortir aujourd'hui du corps de cette
femme. Je n'aurais qu'à appeler, et alors les noirs vien-
draient par bandes à mon secours. La guerre donc, oui la
guerre. Aujourd'hui même ces voûtes doivent tomber sur
vous et vous écraser. » Le peuple à ces mots s'enfuit; mais
le prêtre resta intrépide et immobile à sa place. La possé-
dée saisit son étole comme pour l'étrangler; et comme les
assistants voulaient l'en empêcher, il répondit : « Laissez-
POUVOIR DE l'église DE DÉLIVRER LES rOSSÉDÉS. 1)47
lii; si Dieu le veut^ elle peut faire ce qui lui plait. » Elle
retira aussitôt les mains. Comme on était à la Ou du jour,
Norbert fut d'avis de la plonger dans de l'eau exorcisée.
Comme elle était blonde , le prêtre craignit que ses che-
veux ne pussent donner au démon l'occasion d'exercer son
pouvoir sur elle, et il lui fit raser la télé. Le démon, furieux,
s'écria : « Étranger français, que t'ai-je fait? pourquoi ne
me laisses-tu pas en repos? Que tous les malheurs et tous
les maux fondent sur ta tète pour te punir de me tourmen-
ter ainsi. » Cependantle soir était venu, et Norbert, voyant
que le démon n'était pas encore parti , en fut troublé et
commanda de rendre la possédée a son père. Le saint quitta
son aube etsesautres vêtements. Le démon^ voyant cela,
se mit à claquer des mains en criant : « Ah! ah ! ah ! voilà
qui est bien î tu n'as rien fait encore aujourd'hui qui m'ait
tant plu. Le jour est fini, et tu n'as pu venir à bout de
rien. » Norbert, mécontent, se retira chez lui, et refusa de
prendre aucune nourriture jusqu'à ce que la malade fût
guérie. 11 passa ainsi le reste du jour et la nuit sans man-
ger. Dès que le jour commença de poindre, il se prépara
à dire la messe. On amena de nouveau la jeune fille, et le
peuple accourut pour être témoin du combat qui allait se
livrer entre le prêtre et le démon. Norbert ordonna à deux
frères de tenir la possédée près de l'autel. Lorsqu'il fut
rendu à l'évangile, on l'amena à l'autel, et on lut sur sa
tête plusieurs évangiles. Le démon se moqua de tout; et
lorsque le saint éleva la sainte hostie, il cria : « Voyez-
vous comme il tient dans ses mains son petit Dieu. » Le
prêtre du Seigneur, saisi d'horreur et se recueillant dans
son esprit, commença à attaquer le démon par sa prière
et à le tourmenter. Celui-ci, poussé à bout, cria par la
s. Albert.
548 POLvoiu DE l'églisi: de délivrer les possédés.
bouche de la jeune fille : « Je brûle^ je brûle; » puis :
« Je meurs. » Enfin il répéta plusieurs fois ces mots :
«Je sortirai; je sortirai; laissez -moi. )> Cependant les
deux frères tenaient la possédée, et le démon la quitta
en laissant après lui une odeur insupportable. La malade
retourna chez son père, et fut bientôt guérie. (A. S.,6jun.)
Ce récit, plein de naïveté et de sincérité, et qui exprime
si bien l'impudence du démon, nous donne plus de lu-
mière que toutes les explications possibles sur ce qui se
passe en ces circonstances entre les deux partis qui sont en
lutte, et nous montre combien il serait insensé de vou-
loir expliquer ces phénomènes en les attribuant aux illu-
sions d'un cerveau malade.
Les possédés qu'on amenait à sainte Geneviève de Pa-
ris se plaignaient aussi de ressentir un feu qui les dévo-
rait lorsqu'elle les touchait du doigt. (A. S. , 3 jan. ) Quel-
quefois les influences célestes qui s'échappent des saints,
quoique ressenties par les possédés dans leur douceur na-
tive, leur sont insupportables. Jeanne Moretta de Venise
fut délivrée par saint Cajelan des mauvais esprits qui la
poussaient au mal. Le dernier, nommé Pulcher, dit en
sortant qu'il ne pouvait supporter plus longtemps l'odeur
d'orange qu'exhalait le saint. (A. S.) Quelquefois les saints
sont contraints d'employer plus de force et d'énergie pour
briser le lien qui s'établit dans la possession entre l'homme
et le démon. C'est ainsi que saint Ennecon, abbé d'Ognate,
dans la Yieille-Castille , guérit un possédé en lui soufflant
dans la bouche. (A. S., 4 jun.) Quelquefois un acte de
mortification produit la délivrance du possédé. Saint Albert,
de l'ordre des Carmes, allant à Héla, y trouva la fifle d'une
femme considérable du pays qui était possédée du démon.
Salerne.
POUVOIR DE l'église DE DÉLIVRER LES POSSÉDÉS. 549
11 alla la voir sur la prière de sa mère. Comme il appro-
chait d'elle ;, elle se leva et lui donna un soufflet; sur quoi
le saint, lui présentant l'autre joue, la pria de lui en don-
ner un autre. Le démon, troublé par cette conduite, se mit
à pousser des plaintes. Mais Albert lui dit : « Que ton Créa-
teur, qui t'a chassé du paradis à cause de ton orgueil, te
chasse du corps de cette fille innocente. » Celle-ci se mit
aussitôt à trembler, et Albert s'étant écrié : « Pars, Satan,
au nom de Jésus-Christ, « il sortit sans foire aucun mal à la
jeune fille. (A. S., 7 aug.)
Saint Jean de Salerne avait triomphé des attaques qu'une s. Jean de
femme impudique avait livrées à sa vertu. Or il arriva
qu'un démon que l'on avait conjuré longtemps en vain se
mit à crier : « Pourquoi vous donner des peines inutiles?
je ne sortirai d'ici que lorsque vous aurez amené celui qui
a été dans le feu et qui n'a pas brûlé. » Personne ne pou-
vait comprendre le sens de ces paroles. On voulut donc le
forcer à nommer cette personne; il nomma alors, au mi-
lieu de grands cris, le prieur des Dominicains. On l'envoya
chercher. Il refusa d'abord de venir; mais enfin, vaincu par
les prières qu'on lui adressait, il vint, et le démon sortit.
(A. S., 10 sept.) Il suffit quelquefois d'un mouvement ex-
térieur, employé à temps, pour chasser le diable. Le démon
se moquait un jour de saint François de Paule par la bouche
d'une possédée. Le saint la prend par les cheveux, comme
s'il était en colère, et ordonne résolument au démon de
partir sur-le-champ, ce qu'il fit. (A. S., 2 avril.) On re-
marque quelquefois chez les mourants que la mort, après
avoir tardé pendant quelque temps, survient tout à coup
au moment où, recueillant leurs forces, ils font un der-
nier mouvement. Il en est ainsi bien souvent dans la pos-
5o0 POUVOIR DE l'ÉGUSE HE DÉLIVRER LES POSSÉDÉS.
session. La délivrance , après s'être fait attendre plus ou
moins longtemps , est déterminée par un eflbrt énergique
de l'exorciste.' D'autres fois , au contraire , elle est amenée
par un commandement calme et paisible. Saint Théodore
lia ainsi un démon qui ne voulait pas sortir, en comman-
dant que le possédé ne bougeât pas de l'endroit où il était
jusqu'à ce que le diable eût obéi. Celui-ci se mit aussitôt à
crier : « Serviteur de Dieu, je pars^ car je ne puis souf-
frir plus longtemps ce martyre. » Le saint lui ordonne de
rester. Le démon prie^ Théodore lui ôle tout ce qu'il avait
de force, et il part à l'instant. (A. S., 22 april.)
S'* Cathe- Sainte Catherine de Sienne agissait en ces circonstances
nnede ^^^gp ^^ manière simple et décidée. On lui amena à Rocca
SieMiie.
une possédée , au moment où elle allait réconcilier deux
ennemis prêts à se battre. Avant de partir elle dit à la pos-
sédée : (c Pour ne pas relarder l'œuvre de paix que j'entre-
prends , mets la tête dans le sein de ce solitaire , et attends
que je sois revenue. La possédée obéit, et Catherine partit.
Mais le démon criait sans cesse : a Pourquoi me tenez-vous
ici ? Laissez-moi m'en aller; car je souffre trop. » Les as-
sistants lui répondent : « Pourquoi ne t'en vas-tu pas? la
porte est ouverte. — Je ne le puis, car la maudite m'a lié. »
On lui demande de qui il veut parler ; mais il refuse de
la nommer, l'appelant seulement son ennemie. Pour le
faire taire, on lui dit qu'elle vient. « Que dites-vous? ré-
pondit-il, pas encore : elle est ici, elle est là. » On lui
demande ce qu'elle fait, a Elle fait, répondit-il, ce qu'elle
fait d'ordinaire, des choses qui ne me plaisent pas. » Là-
dessus les cris devinrent terribles encore, et cependant la
femme avait toujours la tête dans le sein du solitaire.
Bientôt le démon crie par sa bouche : « La voilà qui vient,
LES EXORCISMES ET LES SACREMEMS. 00 1
la maudite. » On lui demande où elle est; et la voix ré-
pond : « Elle n'est plus là, mais ici : elle entre. « C'était
vrai. Au moment où Catherine entrait dans la chambre, le
démon lui cria : « Pourquoi m'avez-Yous retenu si long-
temps? — Maudit^ répond-elle^ lè\e-toi , et pars sur-le-
champ : laisse cette créature de Dieu, et ne lui fais puis
jamais aucun mal. » A ces mots, le démon quitte tous les
autres membres du corps, et se retire dans le gosier, où il
cause des mouvements convulsifs et des engorgements ;
mais Catherine y fait le signe de la croix , et la malade est
guérie. {VitaS. Catharinœ, p. II, c. 13.)
CHAPITRE XXX
De la puissance des prêtres dans les exorcismes : les sacrements et les
sacramentaux. Saint Ursmar. La foi. La confession. L'eucharistie.
Saint Bernard. Les reliques des saints. La croix.
L'Église, ne pouvant pas toujours disposer à son gré du
don particulier que Dieu accorde aux saints pour chasser
les démons, a dans ses prêtres et dans ses exorcistes des
instruments toujours prêts pour ce but. Déjà, dès les pre-
miers jours de l'Église, les possédés étaient exorcisés non
dans les maisons particulières, ni dans l'éghse, par respect
pour le lieu saint, mais en plein air. On demandait au dé-
mon son nom, on le forçait à donner un signe visible
de son départ; et pendant tout le temps que durait l'é-
preuve on exorcisait avec des formules particulières, con-
tenues encore aujourd'hui dans le Rituel romain, tous les
aliments que prenait le possédé. On employait en même
552 LES EXORCISMES ET LES SACREMENTS.
temps les sacrameiitaux. Railhei';, qui a écrit la Vie de saint
s. Ursmar. Ursmar, lequel vivait dans le vu*' siècle , dit que de son
temps une religieuse du couvent de Maubeuge se trou-
vant possédée ;, l'évoque se la fit amener. Dès qu'elle fut
devant lui, se confiant non dans sa force, mais dans celle
de Dieu, il lut sur sa tête les prières du livre des exorcismes;
puis il lui oignit avec de l'huile consacrée la bouche , le
nez et les yeux, et le démon sortit aussitôt. Il resta cepen-
dant encore dans les assistants une certaine frayeur pro-
duite par le voisinage du démon. Pour calmer ces craintes,
l'homme de Dieu se fit apporter de l'eau et du sel, et après
les avoir bénits, il fit asperger tous les lieux du couvent;
et la peur que le démon avait causée disparut pour toujours.
(Surius, 18 april.) Adelinus guérit aussi une possédée,
nommée Osburg, avec les formules ordinaires, F eau bé-
X nite et le signe de la croix. Saint Maurille, contemporain
de saint Martin de Tours, avait déjà, d'après Fortunat, em-
ployé les exorcismes.
L'exorcisme agit non par la vertu de la parole exté-
rieure, qui après tout n'est qu'un son, non par la vertu
de celui qui l'emploie, puisqu'il n'y a point sur la terre de
puissance qui soit naturellement supérieure à celle du dé-
mon, mais par la force de celui qui viendra juger les vi-
vants et les morts. C'est pour cela que tous les exorcismes
finissent par ces paroles : Par Notre- Seigneur Jésus-Christ,
qui viendra juger les vivants et les morts. On Ht dans le
livre douzième des Histoires mémorables de Césaire, p. 337 :
(( Gérard de Pleisse m'a raconté qu'on amena à Sigeberg
une femme qui était possédée. On lui fit dans l'oratoire de
Saint -Michel un grand nombre de questions, entre autres
sur Lucifer enchahié dans l'abîme. Le démon répondit par
LE^ EXORClSMtb ET LES SACREMENTS. 553
la bouche de celte femme : « Insensé ;, avec quel lien
croyez- vous que mon maître est enchaîné clans l'abîme?
avec des liens de fer? Pas du tout. Il y a dans la messe
trois paroles : ce sont là les liens qui l'enchaînent. » Quel-
ques-uns des frères qui étaient présents voulurent savoir
quelles étaient ces paroles : mais il refusa de le dire, ou
n'osa pas peut-être les prononcer; il dit seulement : « Ap-
portez-moi le livre, et je vous les montrerai. » On lui ap-
porta le Missel, et on le lui présenta fermé. Il l'ouvrit, et
tomba sur cet endroit qu'il montra du doigt : Per ipsiim,
et mm ipso , et in ipso, désignant par là la sainte Trinité.
« Ce sont là, dit -il, les trois mots qui enchaînent mon
maître. » Les religieux, en l'entendant parler ainsi, furent
grandement édifiés ; car ils savaient que cette femme était
sans aucune science; et ils comprenaient la valeur de ces
paroles, qui signifient que par le Père, avec le Fils et dans
le Saint-Esprit, le fort est enchaîné, et sa puissance est
brisée. Dans l'emploi de cette force qui lie les démons par La foi.
l'exorcisme, ou les déhe malgré eux, quand ils veulent
rester contre l'ordre de TÉghsc, il faut apphquer la règle
que déjà saint Antoine recommandait dans le désert à ses
disciples, comme l'arme la plus puissante contre les mau-
vais esprits. Je demande d'eux une foi sincère en Dieu et
une vie pure devant ses yeux. Sans la foi, qui nous met en
rapport avec Dieu, l'homme ne peut servir à Dieu d'organe
et d'instrument; et la parole qui n'est point animée par la
foi n'est qu'un son qui frappe l'air inutilement. Il est dan-
gereux aussi d'approcher du démon avec une conscience
souillée par le péché; car il sait jusqu'à un certain point
discerner les esprits et les cœurs, et il pourrait humilier le
pécheur en révélant les fautes qu'il a commises. C'est
o54 LtS KXOr.CISMES ET LES SACREMENTS.
ainsi que le déiiioii dit une fois à un lionnne qui le con-
jurait : «Ya-t'en, hypocrite, et rends à l'économe les pois-
sons que tu lui as volés et que tu as cachés dans un coin, w
L'économe ;, qui était présent, a^ant entendu ces paroles ,
chercha les poissons et les trouva au lieu indiqué. (Hieron.
RadioL, p. H 9.) Une autre fois il accusa un diacre qui
l'exorcisait d'avoir volé un coq, que l'on trouva, en effet,
au lieu qu'il avait marqué. Il est nécessaire aussi que
l'exorciste apporte dans ses fonctions la dignité, le sérieux
et la gravité qui leur conviennent. Quoique le démon se
permette bien souvent par la bouche de ceux qu'il pos-
sède, des plaisanteries plus ou moins inconvenantes, où
les choses même les plus saintes ne sont pas respectées,
il ne peut cependant souffrir qu'on emploie à son égard
des façons grossières ou peu dignes de la gravité qui con-
vient au prêtre en ces circonstances. Et plus d'une fois les
exorcismes ont manqué leur effet parce que le prêtre qui
les faisait avait trop oublié la sainteté et la dignité de son
ministère.
Au l'esté, il faut attribuer ordinairement la persistance
du mal à un manque de préparation, soit de la part du
possédé, soit de la part de celui qui l'exorcise 3 et il est re-
marquable que souvent, lorsque le mal est incurable, les
possédés en sont avertis par une sorte d'instinct secret.
Un épicier de Florence fut conduit à Vallombreuse au
temps de l'abbé Bernard. On eut beaucoup de peine à l'y
traîner; car il opposait une grande résistance, et criait :
« Laissez-moi, ne me traînez pas en ce lieu ; vous n'y verrez
pas l'accomplissement de vos désirs : vous reviendrez, au
contraire, à la ville plus tristes encore que vous n'êtes en
ce moment, w Ils arrivèrent au couvent bien avant dans
LES EXOr.CISMES ET LES SACREMt^TS. 5o5
la nuit et harassés des fatigues de la journée. Ils y furent
bien accueillis. Mais comme le démon ne cessait point de
tourmenter le pauvre malade et de crier qu'il allait le
tuer, les frères qui étaient présents, ayant pitié de lui^
firent venir le doyen. Celui-ci se lit apporter la croix de
saint Jean Gualbert, et se mit à genoux pour prier; mais
avant qu'on eût apporté la croix le possédé fut étranglé.
(Hieron. Radiol., p. 387.)
Outre les exorcismes et l'usage des sacramentaux , les La confes-
exorcistes ont encore à leur disposition d'autres moyens ^''^"'
pour chasser les mauvais esprits. Parmi ces moyens la con-
fession estj sans contredit^ l'un des plus puissants. En effet,
si le péché est le principal lien qui unit l'homme et le dé-
mon, il est facile de concevoir que la confession, en bri-
sant ce lien et en arrachant l'âme à la puissance du démon,
peut en même temps soustraire le corps à son empire. Au
reste, le démon, plus d'une fois vaincu par les exorcismes,
a constaté lui-même l'efficacité de ce moyen. Celui qui
possédait cette femme de Rimini que l'on amena à Eugu-
bium, à saint Ubald, aimait beaucoup à parler. On profila
de cette disposition pour lui faire plusieurs questions.
Comme on lui demanda quel était le meilleur moyen de
chasser les démons, il répondit que c'était la confession,
parce que c'est par le péché que ceux-ci ont possédé pri-
mitivement les hommes. On employa aussitôt contre lui le
moyen qu'il avait prescrit, et la femme fut guérie après
s'être confessée. (A. S., 16 mai.) Etienne de Crémone,
exorcisant un possédé sans pouvoir chasser le démon, jugea
qu'il y avait au fond de sa conscience quelque péché se-
cret qui retenait l'esprit malin. 11 l'engagea donc à avouer
cette faute, et dès qu'il l'eut confessée il fut guéri. Une
556 LUS EXOIîCISlVlES ET LES SACREMEMS.
autre fois on amena au même Etienne une femme pos-
sédée du démon. Il lui prescrivit de se confesser. Mais
comme il remarqua pendant les exorcismes que le démon
ne faisait que changer de lieu^ sans sortir, il soupçonna
cette femme d'avoir caché un péché ^ et chercha à lui en
tirer l'aveu. Mais^ toutes les fois qu'elle allait à confesse, le
démon, la saisissant à la gorge, l'empêchait de le déclarer.
Etienne conjura donc le démon, en lui ordonnant de ne
plus mettre obstacle à la confession de cette femme. Après
une longue résistance, le malin esprit la laissa enfin tran-
quille, et elle confessa son péché. Cependant elle ne guérit
pas, ce qui fit conclure à Etienne qu'elle avait encore
quelque péché sur le cœur. Il chercha donc à lui persuader
de se confesser de nouveau ; mais la femme se mit à fondre
en larmes, et il ne put jamais la décider à décharger en-
tièrement sa conscience; de sorte qu'il fut obligé de la
renvoyer. — Une autre fois encore, une petite fille de
neuf ans, après avoir été exorcisée, fut délivrée des dé-
mons qui la possédaient, à l'exception d'un seul, qui lui
montait toujours de la poitrine à la bouche, pour re-
descendre ensuite de la bouche à la poitrine. Elle fut
guérie après s'être confessée. Mais, étant retombée quinze
jours après dans le même péché, elle fut possédée de nou-
veau.
Nous trouvons des faits de ce genre dès les temps les
plus anciens. L'abbesse Alhanasie déhvra du démon une
religieuse en l'envoyant à confesse; et saint Ârnulf, évêque
de Soissons , guérit de la même manière un homme dont
les mauvais esprits s'étaient emparés au momejit où il
s'abandonnait à un excès de vengeance. On a remarqué que
lorsque le démon a, par une permission divine, la faculté
LLJ EXORCISMES ET LES SACREMEMS. oo7
de connaître l'état inte'rieur des âmes et les pëcljës mêmes
qui ont été commis en secret^, il perd cette faculté dès que
la conscience a été purifiée par la confession. Nous avons
parlé plus haut de ce moine à qui le démon avait reproché
d'avoir caché douze pfennig et du blé de son couvent. Mais^
étant allé trouver son abbé et lui ayant avoué humble-
ment sa faute, il revint vers la possédée par la bouche de
qui le démon l'avait accusé , et lui demanda s'il apercevait
en lui quelque péché : « Par mon jugement^ lui répondit
le démon, je ne sais rien de toi; car au moment où tu t'es
mis à genoux pour marmotter j'ai perdu le souvenir de tout
ce que je savais auparavant. » Il en fut de même du diacre
Egehvord, qui fut possédé au milieu de la messe à côté de
l'archevêque Lanfranc. Dès que quelqu'un approchait de
lui ayant un péché mortel sur la conscience, le démon le
lui reprochait, et se réjouissait en même temps d'avoir un
compagnon de plus en enfer. Mais si, après s'être confessé,
l'on revenait vers lui, il vous regardait de travers, ne vous
reconnaissait plus, demandait avec étonnement qui vous
étiez, d'où vous veniez, et comment il se faisait que vous
fussiez tellement changé, et qu'il ne vous reconnût plus.
(Act. Sanct.)
Mais de tous les moyens le plus efficace pour chasser le
démon c'est le sacrement de l'eucharistie, surtout quand
il est uni au saint sacrifice de la messe. En effet, l'union
mystérieuse qui s'étabht entre le possédé et l'esprit du mal
ne peut résister à cette union plus haute et plus sainte que
le corps du Seigneur établit entre Dieu et l'homme récon-
cilié. On amena à saint Auxence un de ses disciples nommé
Basile, que le démon tourmentait si cruellement que tout
son corps était brisé,. et qu'on était obligé de l'apporter
558 LES EXORCISMES ET LES SACREMENTS.
sur un brancard. L'abbé lui ordonna aussitôt de se lever,
de recevoir le corps et le sang de Jésus- Christ et de re-
tourner chez lui. Il le fit, et fut guéri pour toujours. {Vita
Bernard.'^- ^uxen., 14 febr.) Pendant que saint Bernard était à
Milan _, on lui amena dans l'église Saint -Ambroise une
l'emme qui depuis plusieurs années était possédée du dé-
mon. Elle était de plus sourde et aveugle ^ et grinçait des
dents; sa langue sortait de sa bouche comme une trompe
d'éléphant; ses traits étaient déformés par des contorsions
alTreuses. Elle exhalait une odenr insupportable, et ressem-
blait plutôt à un monstre qu'à une femme. Bernard la fit
amener devant l'autel. Elle opposa la plus grande résis-
tance, et en vint jusqu'à donner un coup de pied au saint
abbé, il le souffrit sans se plaindre , pria Dieu, et otîril le
saint sacrifice. Toutes les fois qu'il bénissait l'hostie, il se
tournait vers la possédée, et faisait sur elle le signe de la
croix, ce qui la mettait chaque fois en fureur. Après le
Pater , il mit le corps du Seigneur sur la patène, et, pla-
çant celle-ci sur la tête de la femme , il dit : « Voici ton
juge, esprit impur! Voici ton maître; résiste-lui, si tu
peux. Voici celui qui, près de souffrir pour nous, a dit :
Maintenant le prince de ce monde est jeté dehors. Par la
vertu de cette majesté terrible, je t'ordonne, esprit téné-
breux, de sortir de cette servante du Seigneur, et de ne
plus jamais approcher d'elle. » Le démon, ne pouvant ré-
sister plus longtemps et obéissant néanmoins à contre-
cœur, la touriiienta plus violemment encore qu'aupara-
vant. Mais Bernard, s'étant tourné vers l'autel et ayant
rompu l'hostie, donna la paix à celui qui le servait, pour
qu'il la portât ensuite au peuple. Or la possédée reçut avec
cette paix la guérison parfaite, et sa langue rentra dans sa
LES EXORCISMKS ET LES SACREMENTS. oo9
bouche. Elle se jeta aux pieds du saint; la foule qui rem-
plissait l'église poussa des cris de joie^ et les cloches son-
nèrent en signe de réjouissance. [Vita S. Bernardi, lib.
II , c. 3. )
Un fait semblable se passa en 1490 dans le couvent de
Quercy en Belgique. Toutes les religieuses étaient deve-
nues possédées à cause des péchés de Tune d'entre elles.
On avait appelé le doyen de Cambrai, homme pieux et
savant^ avec d'autres exorcistes. Après la communion, le
démon, ne pouvant supporter l'hostie, s'était permis des
plaisanteries outrageantes, et l'avait appelée du pain. « De
quel pain parles-tu, infâme? répondit le doyen. Si ce n'est
que du pain, reste dans le corps de cet homme; mais si
c'est, comme nous le croyons, la chair deNotre-Seigneur
Jésus-Christ, je t'ordonne de sortir promptement de ce
corps et de ne plus jamais lui faire aucun mal. » A peine
avait-il parlé que la possédée, se sentant comme soulagée
d'un grand fardeau, commença à respirer, et invoqua
Jésus à haute voix; et toutes les autres religieuses en firent
autant à mesure qu'elles étaient délivrées du démon.
(Molinetus, in Chron. Belgicis.) Comme ce remède est ufi
moyen héroïque, qui bien souvent produit sur-le-champ
ses effets, et donne alors auparavant au mal un nouveau
degré d'intensité, il ne doit être employé qu'avec de
grandes précautions ; et il faut toujours avoir à sa disposi-
tion plusieurs hommes forts qui puissent tenir les possé-
dés. Saint Ulrich étant venu de Clugni dans la forêt Noire,
on lui amena un possédé qui, pendant qu'il disait la messe
pour lui, remplissait l'église de sons qui ressemblaient à
toutes sortes de voix d'animaux. Toutes les fois qu'on
voulait l'approcher de l'auteK il opposait la plus grande
5tl0 I.LS EXORCISMES ET LES SACREMEMS.
résislaiice; de sorte qu'on vit bien de quelle horreur il
était pénétre contre la sainte hostie. Comme ceux qui le
tenaient étaient déjà fatigués^ le vénérable Cuno , qui était
venu de Clugni avec le saint, se joignit à eux. Il tint le
possédé devant l'autel, et, lui ouvrant la bouche de force,
il fit si bien qu'on put lui donner la sainte Eucharistie. A
peine l'eut-il reçue que , semblable à un lion qui , brisant
ses liens, s'élance de sa cage, il échappa aux mains de
ceux qui le tenaient, et il se serait précipité du haut du
rocher sur lequel était située l'éghse, si Cuno n'eût couru
après lui et ne s'en fût rendu maître. Mais bientôt la grâce
divine et les prières du saint lui rendirent la santé. Ce fait
nous est attesté par ce même Cuno, qui en avait été té-
moin oculaire et dont la véracité ne peut être suspectée.
{Act. 8anct., 10 jul.)
Les reliques On emploie aussi avec succès, dans les cas semblables ,
les reliques des saints. Ces restes d'une vie consacrée pen-
dant longtemps à Dieu ont été animés par un esprit en-
tièrement opposé à l'esprit mauvais; de sorte qu'ils se
sont comme empreints d'un parfum de sainteté, qui a
Gcmme son atmosphère spirituelle, où il se répand et se
communique , même à ceux que le démon possède. Ces
objets vénérables ont, dans une multitude de cas, produit
les guérisons les plus merveilleuses. Nous avons déjà con-
staté la faculté qu'ont les possédés de reconnaître les re-
liques et de deviner de qui elles sont. Quelquefois même,
par un don analogue à celui de plusieurs extatiques , ils
peuvent, en voyant ou en touchant une relique, embras-
ser du regard toute la vie dii saint à qui elle appartient. Il
leur arrive même parfois de prévoir l'avenir. C'est ainsi
qu'un possédé prédit à saint Robert de la Chaise-Dieu plu-
LES F.XORCISMES ET LES SACREMENTS. 561
sieurs choses qui devaient arriver dans son monastère.
[Ad. Sanct., 24 april.) C'est pour cela que la seule ap-
proche d'une relique produit ordinairement dans les pos-
séde's une impression pénible. Le frère Lazare^ qui était
moine au couvent de Saint -Cucufas, près de Barcelone^
ayant été possédé du démon à cause de sa disposition à la
colère, on lui mit sur la poitrine les reliques de deux
saints. Les deux démons dont il était possédé se mirent
aussitôt à crier que ces os leur pesaient comme des mon-
tagnes, que l'un des saints à qui elles appartenaient s'ap-
pelait Cucufas, et l'autre Sévère. Les moines les accu-
sèrent d'imposture; mais ils persistèrent dans leur dire.
[Act. Sanct., 25 jul.)
On lit au livre V, chapitre 14 , des Histoires mémorables
de Césaire, le fait suivant, qui montre bien l'efficacité des
reliques des saints pour la guérison des possédés. « Pen-
dant que je séjournais avec notre prieur dans le couvent
des religieuses de Stuba, la supérieure du monastère me
raconta qu'une jeune fille avait été délivrée du démon peu
de temps auparavant par la puissance des reliques et les
prières des saints. Un jour qu'elle avait un accès plus vio-
lent que de coutume, un saint prêtre, pour l'éprouver,
lui avait apporté sans qu'elle le sût un petit sac qui ren-
fermait des épines de la couronne de Notre-Seigneur, et le
lui avait mis sur la tête en tenant la main fermée. Elle
poussa à l'instant un grand cri ; et comme les assistants ne
savaient rien de ce qu'il avait fait, ils furent saisis d'éton-
nement et dirent au démon : « Qu'as-tu , Satan? Pourquoi
cries-tu? — C'est que, dit-il, ce qui a été sur la tête du
Très-Haut pique et presse la mienne , et vous me deman-
dez encore pourquoi je crie? » L'an 1394, on amena dans
502 LES EXORCISMES ET LES SACREMENTS.
réglise Sainte -Reparata celte possédée de Florence dont
nous avons parlé plus haut. Seize hommes pouvaient à
peine la tenir. On apporta la tête du saint évêque Zénobius^
que l'on conservait dans cette église. Gomme on appro-
chait d'elle, elle devint furieuse ;, s'arracha à ceux qui la
tenaient et les renversa tous par terre. On parvint cepen-
dant à la calmer, et l'on put lui mettre sur la tête la sainte
relique. Elle devint aussitôt douce comme un agneau , s'é-
tendit par terre comme pour dormir, et s'endormit en effet
dès qu'on l'eut couverte. Quelque temps après, elle s'é-
veilla parfaitement guérie. Plus de cent personnes furent
témoins de ce fait. (A. S., 25 mai.)
Non -seulement les reUques des saints, mais encore les
objets qui leur ont appartenu ou qu'ils ont touchés peuvent
chasser les démons du corps des possédés. Il y avait en
Franconie une dame riche qui était possédée. Cinq évêques
l'exorcisaient. Le démon, forcé dans ses derniers retran-
chements, s'écria : « Vous ne me ferez pas sortir d'ici, si
vous n'apportez quelque chose qui ait appartenu à saint
Ulrich. » Comme il répétait toujours les mêmes paroles, on
résolut enfin d'envoyer des députés à Augsbourg pour se
procurer ce qu'il demandait. A peine les prélats avaient-
ils formé ce dessein, que le démon cria : « Malheur à moi !
Il y a tout près d'ici un prêtre qui possède l'amict qu'avait
l'évêque Ulrich. » Et en même temps il nomma malgré lui
le possesseur de ce précieux objet, et le lieu où il demeu-
rait. On invita le prêtre à venir; et comme il arrivait, le
démon cria de nouveau : « Hélas ! hélas ! voici le morceau
de toile qui arrive! » Et tout aussitôt il sortit du corps de
cette femme en poussant des cris et des plaintes. Saint
Ulrich, en eflet, allant à la cour, s'était fait dire la messe
LES EXORCISMES ET LES SACREMENTS. 563
dans l'église de ce lieu; et comme il n'y avait point d'amict,
il y avait laissé le sien. ( A. S., 4 jul.)
Pendant que le diacre Egelword , dont nous avons parlé La croix.
plus haut^ était possédé , il arriva qu'on bâtit une nouvelle
église. On fut obligé de creuser l'endroit où étaient les
corps de saint Dunstan et d'Elfey, et de transporter ailleurs
les reliques du saint, ce qui se fit avec une grande solen-
nité. Le possédé fut placé , attaché sur son lit, à la porte
par où on devait porter les ossements sacrés. Comme ils
approchaient, il poussa un cri épouvantable, se leva, et,
prenant son lit, s'enfuit pour éviter cet objet, qui lui était
insupportable. On le ramena, et on l'attacha de nouveau.
Or, pendant que les religieux étaient à manger, un des plus
anciens, nommé Eldwin , qui dès sa jeunesse avait honoré
particulièrement saint Dunstan, resta près de lui. Touché
de compassion, il prit la croix que l'on portait devant le
saint pendant sa vie, et la mit sur lui en disant : « Cher
maître, saint Dunstan, ayez pitié de lui. » A l'instant même
le démon s'enfuit. Les frères trouvèrent à leur retour le
malade dormant d'un sommeil paisible , et rendirent
grâces à Dieu. Egehvord vécut encore plusieurs années
parmi eux en parfaite santé, et cet événement contribua
beaucoup au rétablissement de la discipline, qui s'était sin-
gulièrement affaiblie dans ce monastère depuis l'invasion
des Danois. (A. S., mai. ) La croix a été de tout temps ter-
rible aux démons. La nature et l'histoire témoignent éga-
lement de la puissance merveilleuse de ce signe. De même
que certains nombres radicaux sont comme la base de tous
les autres, ahisi le signe de la croix est une des formes fon-
damentales qui servent de base aux diverses formations de
cet univers. On retrouve son empreinte dans la nature de
oC4 LES EXORCISMES ET LES SACREMENTS.
rhomme et dans l'histoire tout entière. Depuis que la mor(,
le péché et l'enfer ont été vaincus parla croix, le démon
éprouve à son égard un sentiment d'horreur et d'efTroi;
car il sait que Dieu a attaché à ce signe, sur lequel il est
mort pour nous, une vertu à laquelle il ne peut résister.
Nous trouvons, depuis les premiers siècles jusqu'à nos
jours, dans les Vies des saints, des exemples frappants et
nombreux de cette puissance du signe de la croix à l'égard
des démons. Tous les Pères de l'Église, depuis saint Cy-
prien jusqu'à saint Grégoire le Grand, reconnaissent una-
nimement son pouvoir en ce genre; et une multitude in-
nombrable de saints ont , à l'aide de ce signe , repoussé le
démon et vaincul'enfer. Après le signe de la croix viennent
les éléments naturels sanctifiés par les bénédictions de l'É-
glise, tels que l'eau bénite, l'huile consacrée et les autres
objets auxquels l'Église attache par ses prières une vertu
particulière. Enfin, comme les œuvres mauvaises éta-
blissent entre l'homme elle démon une union criminelle,
les bonnes œuvres sont un moyen puissant pour briser les
liens par lesquels l'homme est enchaîné aux esprits infer-
naux dans la possession.
PRÉCAUTIONS A PRENDRE DANS LES EXORCISMES. 565
CHAPITRE XXXI
Précautions à prendre dans l'emploi des exorcismes. Deux excès à évi-
ter. 11 faut d'abord constater la possession : il ne faut pas croire h
toutes les paroles des possédés , ni aux accusations , ni aux menaces
dudémon. L'exorciste doit veiller sur soi-même. Histoire d'un prêtre,
d'un exorciste, d'un chevalier.
Lorsqu'une époque ou une société s'est fait des notions
justes sur l'essence de la sainteté d'un côté et de la pos-
session de l'autre, ainsi que des symptômes extraordinaires
par lesquels l'une et l'autre se manifestent; lorsqu'elle re-
connaît dans la première le doigt de Dieu , qui élève ses
élus dans une sphère supérieure à leur nature, et dans la
seconde l'œuvre du démon, qui s'efforce de faire descendre
au-dessous de soi-même l'homme qui lui a été livré, elle
peut se tromper en deux manières, ou en accordant au
démon une trop grande part dans les choses humaines, ou
en rétrécissant outre mesure le cercle de son activité. Dans
le premier cas, elle voit le démon partout, lui attribue tous
les maux physiques, et se le représente comme gouvernant
en maître ce monde. Dans le second cas, elle méconnaît son
action là même où elle est le plus visible, attribuant à la
nature , à l'imagination , au tempérament les phénomènes
qu'elle ne peut s'expliquer, jusqu'à ce qu'enfin elle vienne
à mettre en doute l'existence même des esprits mauvais.
Les siècles passés sont tombés dans le premier de ces ex-
trêmes , surtout pour ce qui concerne la sorcellerie ; mais
l'extrême opposé, amené peut-être par une réaction trop
forte contre le premier, appartient à notre époque, et
semble avoir atteint de nos jours sa dernière limite. La
première de ces erreurs semble démoniser, si je puism'ex-
16*
566 PRÉCAUTIONS A PRENDRE DANS LES EXORCISMES.
primer ainsi, le domaine entier des choses terrestres, ou
regarder du moins les espaces inférieurs de la création
comme des vestibules de l'enfer. Elle prend pour des pos-
sessions toutes les maladies naturelles , dégrade et abaisse
l'Église, fait douter des choses les plus saintes, et a sou-
vent pour dernière conséquence, de même que le mani-
chéisme, le culte formel du mauvais principe.
L'autre erreur, au contraire, isole la nature au miheu
de l'ensemble de la création en niant tout commerce avec
les puissances supérieures. Elle regarde la sainteté et la
possession comme des affections purement naturelles et
physiques, qui proviennent d'une certaine disposition à
porter tout à l'extrême, et contre lesquelles la médecine
fournit des remèdes sufhsanls. Elle va plus loin encore; et
calomniant l'Église, elle l'accuse d'entretenir ce désordre
afin d'en tirer son profit. Mais l'ÉgUse, prenant tout selon
sa juste mesure, a aussi son milieu d'où elle contemple les
choses, un miUeu plus élevé que celui où nous vivons
d'ordinaire, un milieu d'où elle voit tout en Dieu, un mi-
lieu éloigne et de l'enflure et de l'orgueil et des hésitations
de la peur. Mais les organes par lesquels elle agit sont des
hommes, et, comme hommes, ils sont sujets à l'erreur.
Si dans les premiers temps ils ont trop attribué au dé-
mon, ils ne lui attribuent pas assez aujourd'hui. Ce change-
ment dans les idées a eu pour principe une observation
plus attentive de la nature, et il s'est manifesté déjà au
commencement du siècle précédent. Louable dans son
origine, il a bientôt dégénéré dans un matérialisme
grossier.
Coleti, homme savant et modéré, qui vivait dans la
première moitié de celle période, s'est exprimé sur ce
PRECALTIONS A PRENDRE DANS LES EXORCISMES. 567
sujet avec une naïveté charmante, u Une jeune fille, dit-il,
vient-elle se plaindre d'un mal que l'on attribuait autre-
fois à la magie, on la traite durement. Elle ne convient
point pour le cloître; c'est une visionnaire; il lui faut un
mari; ce mal est l'effet de la mélancolie, il faut lui tirer
du sang. Si c'est une femme mariée, c'est la jalousie qui
la rend malade; l'imagination lui échauffe et lui noircit le
sang, et produit tous ces caprices. Est-ce une veuve, on
répond : Que parlez-vous du diable? Qu'elle se marie, et
elle se trouvera bien. Le chagrin lui a gâté le sang; il
faut lui rendre sa pureté primitive en la saignant. Voilà ce
que disent les médecins. Si quelque possédé va chercher
du secours auprès d'un prêtre et lui expose sa peine, il
n'en est pas mieux accueilli. On lui répond qu'il est une
tête brûlée. Que parlez-vous de diable et de possession? Il
n'y en a plus depuis que Jésus-Christ est venu au monde.
Ote-toi de la tête toutes ces fantaisies, et tu seras guéri. Le
prêtre , en ces circonstances , devrait au moins dire au
malheureux qui vient le trouver : Mon frère, ou ma sœur,
cherchez un ecclésiastique instruit et expérimenté, car
je ne me sens pas capable de guérir de tels maux. 0
charité, que tu es oubliée des enfants des hommes, pour
ne pas dire des disciples de Jésus-Christ! L'ignorance est
la mère de l'injustice. Si celui qui vient vous demander
du secours était fou, vous devriez encore l'accueillir avec
charité. Mais il ne l'est pas, et c'est vous qui, par l'inspi-
ration du diable, supposez qu'il l'est. )> {Energumenos di-
gnoscendi et liberandi ratio , aucitore Steph. CoJeti; Verona,
1746, p. 118.) Voilà ce qu'écrivait Coleti, il y a plus d'un
siècle, en Italie. Les choses n'ont pas changé depuis, il
s'en faut bien ; et aujourd'hui, bien plus encore qu'à cette
568 PRÉCAUTIONS A PRENDRE DANS LES EXORCI?MES.
époque, la possession est rejetée parmi les maux imagi-
naires. Ceux qui sont soumis à cette terrible épreuve, ne
trouvant personne qui les comprenne et qui ait pitié d'eux,
sont obligés d'attendre en silence le temps où il plaira à
Dieu de les en délivrer.
11 faut cons- ^our que le prêtre évite à la fois et le scepticisme ma-
taterlapos- térialiste de nos jours et l'excessive crédulité des siècles
session. .
passés, il est nécessaire qu'il s'entoure de toutes les pré-
cautions que commande la prudence chrétienne. Il doit
avant tout se bien convaincre de la réalité de la possession.
Celle-ci se cache bien souvent sous des maladies nerveuses
de toutes sortes, et échappe ainsi aux yeux les mieux
exercés; mais comme l'horreur des choses saintes est le
symptôme capital de cet état, celles-ci peuvent servir de
pierre de touche pour découvrir la présence du démon
en produisant dans les possédés des accès de rage et de
fureur qui trahissent la nature de leur mal. Une princesse
Une ^ ^
princesse italienne fut possédée en 1609. Depuis six mois elle souf-
frait d'une maladie inconnue que les médecins attribuaient
à la bile. Elle restait couchée des semaines entières sans
mouvement ni sentiment, et paraissait ne point recon-
naître ceux qui étaient près d'elle. Elle passait plusieurs
jours sans manger, et crachait les aliments qu'elle avait
déjà pris dans sa bouche. Quoique exténuée, et semblable
à un cadavre, elle entrait néanmoins en fureur toutes les
fois que quelqu'un approchait d'elle; et elle se serait jetée
par la fenêtre si on ne l'avait pas surveillée. Les méde-
cins finirent par soupçonner qu'elle était possédée du
démon. Ils confièrent leurs soupçons à son mari; et celui-
ci ordonna de l'exorciser. Les démons se trahirent alors,
et dirent qu'ils avaient établi là leur demeure en grand
PRECAUTIONS A PRENDRE DANS LES EXORCISMES. 569
nombre, et qu'ils tenaient tout le corps en leur pouvoir,
afin de l'épuiser tout à fait, et qu'ils allaient atteindre
leur but, si le nom qui leur était odieux ne les avait con-
traints de se révéler. Elle devint dès lors plus traitable;
son état s'améliora ; elle commença à prendre quelques
aliments, pourvu qu'ils eussent été bénits auparavant, et
elle distinguait sur-le-champ ceux qui ne l'étaient pas.
Les exorcismes commencèrent : les démons obéirent à
Tordre qu'on leur donna de se montrer sur la langue, ou
dans les pieds, et donnèrent des signes de leur départ, à
l'exception du plus puissant d'entre eux , qui tarda quel-
que temps encore, et ne partit qu'après une lutte de vingt
jours et sous une forme dont le souvenir excite encore
aujourd'hui l'horreur. (Gloria posthuma S. Ignatii, p. vi,
p. 266.)
Lorsqu'on s'est bien assuré de la possession, il est encore ^-g
nécessaire de chercher à découvrir les illusions et les im- ^'"O'''® ^
, - , ^ - , ^ ^ , .. toutes les
postures du démon. Dans un domame ou la négation vaut paroles des
une affirmation, il faut s'attendre à rencontrer à chaque Possédés.
pas le mensonge et l'imposture. Et d'abord il arrive bien
souvent que des hommes cherchent à se donner les dehors
de la possession, pour en imposer ainsi au public, dans
l'espoir de retirer de là quelque avantage. C'est pour cela
que les prœcepta prohativa sont ordinairement employés
par les exorcistes. Ceux-ci, sans rien laisser apercevoir
au dehors de ce qui se passe en leur intérieur, adressent
mentalement au possédé certains commandements que
celui-ci doit accomplir. S'il ne le fait pas, la supercherie
se révèle par là même. Cependant la faculté d'entendre et
d'accomplir ces sortes de prescriptions mentales n'est pas
toujours un indice du démon, puisque nous la retrouvons
# *
a70 ^RÉCÂLTlo^s A rr,i:M>r.E DA^s lls exorcismes.
dans l'état de clairvoyance purement naturelle. De plus,
cet état, joint à l'imposture et au mensonge^ a déjà en soi
quelque chose de salanique; il touche du moins ces limites
extrêmes où la possession subjective et la possession réelle
passent l'une dans l'autre; et il devient alors très-difficile
de décider si, dans ces hommes^ c'est leur mauvaise na-
ture, devenuel'esclave du démon par le péché, qui possède
la bonne et la tient enchaînée, ou s'ils sont réellement et
objectivement possédés du démon. Et le prêtre a besoin
de l'attention la phis scrupuleuse pour échapper aux
illusions qui sont si fréquentes sur ce terrain. Le plus
grand danger pour lui, c'est d'ajouter foi à l'esprit qui
parle par la voix des possédés , et que ce soit leur propre
esprit ou un esprit étranger, et de se laisser guider par
lui dans sa conduite à leur égard. Nous avons déjà vu
combien il est dangereux pour celui qui dirige les autres
de se laisser conduire par eux, môme lorsqu'ils sont bons,
au lieu de les conduire lui-même avec fermeté et d'après
des règles sûres. Mais le danger est bien plus grand encore
lorsqu'il s'agit de ces états extraordinaires où l'esprit erre
dans l'obscurité la plus profonde. Des exemples terribles
en ce genre doivent servir d'avertissement au prêtre
prudent et consciencieux. Quelques-uns de ces exemples
nous ont été transmis par l'histoire; mais on a cherché
bien à tort, à mon gré, à ensevelir les autres dans l'oubli;
car l'erreur est un enseignement pour ceux qui doivent
marcher par la même route.
Histoire « Lorsque j'étais à Cocalei, au diocèse de Brescia, en
dun prctrc. kjqs;^ raconte Brognoli, un curé eut recours à moi, ainsi
qu'une femme non mariée âgée de trente ans environ,
qu'il avait longtemps exorcisée. Il me raconta qu'apnt
PRÉCAUTIONS A PRENDRE DANS LES EXORCISMES. 571
deniandé au démon quand et comment il partirait,, celui-
ci lui avait répondu qu'on devait d'abord purifier le corps
de cette femme par des médecines qu'il lui indiqua. Le
curé, plein de confiance dans les paroles du démon^ trans-
crivit sous sa dictée les recettes qu'il lui donna. Pour être
plus sûr de son fait encore, il les montra à un médecin ,
qui les approuva; de sorte que le curé, tout fier de sa
découverte, continuait chaque jour les exorcismes, rece-
vant ainsi chaque jour sa leçon du démon, et se faisant
son disciple, au grand détriment de son caractère et de
sa dignité. Après de fréquents exorcismes, le démon dit
enfin qu'il ne sortirait que lorsque les exorcismes seraient
faits par neuf prêtres. Le curé alla donc, accompagné
de cette femme, trouver quelques-uns de ses confrères.
Mais la voix dit de nouveau que les neuf exorcistes de-
vaient prononcer en même temps les formules sacrées.
On voit que ce bon curé s'était laissé tromper par une
somnambule démoniaque. Brognoli lui reprocha son
ignorance et sa crédulité, et lui conseilla de ne plus se
laisser diriger désormais par le démon. {Alexicacon, v. II,
disp. 2.)
Le même auteur raconte un autre fait du môme genre
qui n'est pas moins frappant. Un exorciste, homme pieux
d'ailleurs, exorcisait une possédée. Il avait plusieurs fois
demandé au démon qu'il lui fît connaître le jour, l'heure
et le lieu où il partirait. Le démon lui dit comme malgré
lui : « Dans un mois, à midi, dans cette église. » Une grande
foule de peuple s'étant assemblée dansUéglise au jour dit,
le démon, après beaucoup de bruit, de hurlements et de
tapage, se moqua de l'exorciste, et lui reprocha publique-
ment tous ses défauts, ce que celui-ci souffrit avec pa-
Histoire
d'un autre
exorciste.
'M2 PRÉCAUTIONS A PRENDRE DANS LES EXORCISMES.
lience. U ne s'avoua pas vaincu néanmoins, et commanda
au démon une seconde fois, de la manière la plus péremp-
toire, de lui indiquer le jour;, l'heure et le lieu de son
départ. L'esprit malin jura de nouveau qu'après tant de
jours, en tel lieu, il quitterait le corps de cette femme. Il
renouvela plusieurs fois cette promesse, faisant ainsi aller
l'exorciste en divers lieux; mais à chaque fois il se moquait
avec mépris de la crédulité de celui-ci. Il dit enfin, en
poussant un grand cri, qu'il ne pouvait résister plus long-
temps; mais que néanmoins il ne lui était pas possible de
sortir si l'exorciste n'allait à Brescia avec la possédée et
une suite de jeunes filles chantant les litanies de la sainte
Vierge. Que s'ils le faisaient, il se retirerait quoiqu'à regret
devant l'image de la Mère des Grâces, dont la chapelle se
trouvait en cette ville, éloignée d'environ vingt milles
du village où demeurait l'exorciste. Ce brave homme se
mit en devoir d'exécuter ponctuellement les instructions
qu'il avait reçues du démon. Lorsqu'ils furent arrivés au
terme de leur pèlerinage, le démon feignit d'être violem-
ment tourmenté; puis, tout à coup éclatant de rire, il
accabla le pauvre exorciste de railleries insultantes; de
sorte qu'il s'enfuit couvert de honte, et renonça pour
toujours aux exorcismes. (Brognoli , Mcmuale exorcist. ,
p. 121.)
Ne pas L'exorciste doit bien se garder surtout d'ajouter foi aux
croire aux plaintes et aux accusations du démon. Lorsque nous par-
accusations * n .
du démon, lerons de la sorcellerie, nous verrons combien d illusions
déplorables sont résultées du manque de précautions en ce
genre. Nous nous contenterons de rapporter ici quelques
cas où la discrétion d'un exorciste expérimenté et intelli-
gent eût prévenu le mal. Un exorciste ignorant avait en
PRÉCAUTIONS A PRENDRE DANS LES EXORCISMES. .>73
1665, dans le district de Bergame, demandé au démon
qui possédait une jeune fille quel était son nom, et celui-
ci avait nommé le curé de la paroisse où ils demeuraient.
L'exorciste lui ayant demandé s'il était seul , il nomma la
mère du curé comme demeurant aussi dans le corps de la
jeune fille. Voulant s'assurer de la vérité de la chose,
l'exorciste ordonna aux parents de cette dernière de mettre
en sa présence les signes du maléfice dans un chaudron,
et d'allumer dessous un grand feu; et pendant qu'ils brû-
laient, il murmura quelques paroles. Or il arriva sur les
entrefaites que le curé et sa mère tombèrent malades , et
l'on ne douta plus que la chose ne fût telle que la possédée
l'avait dit. Mais le curé, ayant recouvré la santé, accusa
l'exorciste de l'avoir calomnié ; il se justifia solennellement
pendant la messe du crime qu'on lui avait imputé à lui et
à sa mère, et l'exorciste fut condamné par le juge à la peine
qu'il méritait. {Aleœkacon, v. 11, disp. 1, n^' 185). « Une
jeune tille d'Esté, à trois lieues de Padoue, d'une conduite
exemplaire , eut recours à moi , nous raconte Coleti dans
l'ouvrage que nous avons cité plus haut. Le démon la tour-
mentait horriblement, et blasphémait par sa bouche contre
Dieu et ses saints. Il fit accroire à la jeune fille que la
cause de toutes ses souffrances était une magicienne qu'il
lui nomma ; et toutes les fois, en effet, que cette femme pas-
sait devant la maison les souffrances de la jeune fille deve-
naient plus grandes. Le démon répétait alors son nom, et
assurait qu'elle approchait, et que c'était en vertu du pacte
qu'elle avait fait avec lui qu'il la tourmentait. Comme la
chose empirait chaque jour, la femme que le démon avait
accusée se plaignit, et se justifia si bien qu'il fut convaincu
de mensonge, et réduit à l'impuissance de donner désor-
.-i74 PRÉCAUTIONS A ^RE^DRE DANS LES EXORCISMES.
mais aucun signe qui pût confirmer son imposture. La
jeune fille fut délivrée, et vit encore au moment où j'écris. w
Dans ces sortes de cas^ l'exorciste doit bien persuader au
possédé et à ceux qu'il l'entourent qu'il ne faut jamais
ajouter foi au père du mensonge, parce que ses intentions
sont toujours mauvaises;, et qu'il n'a aucun intérêt à trahir
les siens. Mais c'est une grande imprudence de questionner
le démon lui-même; car il n'est pas tenu à répondre et à
confesser la vérité.
L'exorciste L'exorciste doit bien veiller aussi sur soi-même^ dans la
sur lui- crainte que le tentateur ne trouve en lui quelque accès.
mémo. C'est surtout par la sensualité qu'il tente souvent de faire
tomber dans ses pièges les prêtres qui cherchent à le chas-
ser du corps des jeunes filles qu'il possède. Brognoh leur
donne à ce sujet des conseils qu'ils ne sauraient trop mé"
diter. La nature du sujet et l'intérêt même de nos lec-
teurs ne nous permettent pas de traduire ici ses paroles;
mais ceux qui auront besoin de les hre les trouveront dans
son Manuel des exorcistes, partie V^, ch. III, p. 139. Il cite
à ce propos, p. 121, l'exemple suivant : « Un prélat très-
pieux, dit-il, m'a raconté que pendant sa jeunesse il avait
assisté en Lombardie aux exorcismes que pratiquait un
prêtre sur une jeune fille possédée du démon. L'exorciste
avait déjà demandé plusieurs fois au diable par quelle per-
sonne et par quel saint il pouvait être contraint à sortir.
Après bien des conjurations , le démon , paraissant se faire
violence, déclara que personne ne lui était plus contraire
qu'un jeune clerc qui accompagnait ordinairement l'exor-
ciste , et que lui seul, grâce à sa pureté et à sa simplicité,
pourrait le forcer à partir. Encouragé par cet aveu, dont
il ne suspectait pas la sincérité , l'exorciste ne manqua plus
PRECAUTIONS A PRENDRE DANS LES EX0RCIS31ES. 57 O
de prendre avec lui ce jeune clerc toutes les fois qu'il
exorcisait un possédé. Souvent même c'était par lui qu'il
adressait au démon ses ordres; ou quand il ne pouvait
s'en faire accompagner, il menaçait l'esprit malin de faire
venir ce jeune homme. A cette menace le démon faisait
grand bruit, se plaignant d'être tourmenté singulièrement
par cet hommes, dont il exécutait toujours les comman-
dements. Aussi les parents de la possédée le prièrent de
venir voir tous les jours leur fille ;, puisque le démon ne
voulait obéir qu'à lui. Il se montra très -assidu à cette
œuvre de miséricorde, visitant chaque jour la possédée ,
et restant seul avec elle dans sa chambre. Cependant il ne
tarda pas à tomber dans les pièges du démon. Il vécut ainsi
pendant quelques mois dans l'habitude des fautes les plus
honteuses, quoique le diable déclarât publiquement, de-
vant l'exorciste et les parents de la jeune fille, que cet
ecclésiastique le faisait beaucoup souffrir, et qu'il le van-
tât continuellement comme un homme simple et chaste.
Le clerc fit part à quelques-uns de ses condisciples de ce
qui lui était arrivé , et voulut les entraîner dans les désor-
dres auxquels il était sujet lui-même, leur disant qu'ils
n'avaient rien à craindre à cause du pouvoir qu'il exerçait
sur le démon. Ceux-ci rejetèrent ses infâmes propositions,
et racontèrent la chose aux parents de la jeune fille. Le
clerc convaincu reçut un châtiment proportionné à son
crime.
L'exorciste ne doit pas se laisser tromper par les autres Ne pas
façons de parler du démon. Il dit souvent , par exemple , j^ena^gsdes
qu'avant de sortir il étranglera la possédée, et brisera tous démons,
ses os. D'autres fois il menace d'envoyer la grêle ou d'ex-
citer une tempête , et il lui arrive bien parfois de produire
576 PRÉCAUTIONS A PRENDRE DANS LES EXORCISMES.
en petit cerlains phénomènes de ce genre : ou bien il sait
mettre à profit les événements naturels, pour que l'on
ajoute foi à ses paroles. Ainsi, le 30 mars 1605, une tem-
pête effroyable s'éleva pendant la nuit au lieu même où de-
meurait la possédée de Lewenburg. Les fenêtres et les
portes volaient en éclats. Au dedans de la maison , c'étaient
des éclairs, des hurlements, des bruits tels que ceux qui
la gardaient ne savaient ce que cela voulait dire. Et quoi-
que le curé , leur parlant de la rue , cherchât à les fortifier
en les exhortant à prier Dieu , ils ne pouvaient l'entendre.
Pendant tout ce temps la jeune fille était jetée çà et là,
et ses gardiens crurent la voir flotter en l'air. Quelquefois
le démon , pour rester plus longtemps dans le corps de
ceux qu'il possède, engage l'exorciste à ne pas le chassei-
pendant l'été ou l'automne , sans quoi il ruinera les mois-
sons et les vignes : ou bien encore il prétend qu'il est une
croix pour ceux qu'il possède, et que Dieu ne veut pas
qu'on la leur ôte ; ou bien encore que le lien qui l'unit ù
eux est indissoluble , et si caché qu'on ne peut le décou-
vrir; que, si on le force à sortir, il enverra des démons en-
core plus méchants que lui, au lieu que, si on le laisse
tranquille, il ne fera plus aucun mal. Mais tout cela n'est
que des paroles vides, auxquelles il ne faut faire aucune at-
tention. Césaire {lUust. Mime, lib. X, c. ii) raconte un
Histoire ^^^^ singulier en ce genre. « L'abbé de Nuinburg, riche
monastère de Cisterciens en Saxe , dit-il , nous a raconté
l'histoire suivante. Il y a près de nous un pieux chevaher
nommé Albert Scothart, nous disait-il. Celui-ci, avant sa
conversion, était illustre dans la chevalerie; de sorte que
presque tous les gentilshommes de nos contrées l'hono-
raient à l'envi de leurs présents, afin de l'attirer. Un
d'un
chevalier,
PRECAUTIONS A PREiNDRE DANS LES EXORCISMES. 577
jour, comme on exorcisait dans l'église une jeune fille de
douze ans, elle se mit à crier tout à coup en riant : «Voilà
mon ami qui vient! — Quel est-il? luidemanda-t-on. — Vous
allez le voir tout à l'heure, » répondit-elle. Elle voulait par-
ler de ce chevalier, qui était encore loin de l'église. Mais
plus il approchait, plus elle paraissait joyeuse. Lorsque en-
fin il fut à la porte, elle se leva devant lui, battit des
mains, et le salua en disant : « Voici mon ami , faites-lui
place. » Dès qu'il fut près d'elle, il lui dit : a Est-ce moi qui
suis votre ami? — Oui , lui répondit le démon par la bou-
che de l'enfant, et le meilleur encore; car tu fais tout ce
que je veux. » Le chevalier fut un peu piqué de ces paroles ;
il ne perdit pas cependant contenance , et dit en riant ;
«Tu es un fou, démon. Si tu étais plus habile, tu vien-
drais avec nous dans le tournoi , où l'on renverse et tue les
hommes, au lieu de t'acharner sur cette jeune fille, qui
n'a jamais fait de mal dans sa vie. » Le démon répondit :
« Si tu veux que j'aille avec toi, permets-moi de passer dans
ton corps. — Pas du tout, répondit le chevaher. — Per-
mets-moi au moins de m' asseoir sur ta selle. » Le cheva-
lier le refusa encore : il demanda donc une place d'abord
sur ie cheval, puis sur la bride ; mais le chevalier ne voulut
rien entendre. Là- dessus le démon lui dit : « Je ne puis
courir à pied; si tu veux que j'aille avec toi, il faut que
tu me donnes une place près de toi. » Le chevalier, qui
avait pitié de la jeune fille, lui dit : « Si tu veux la quitter,
je t'abandonnerai un bout de mon manteau, à la condition
que tu ne me porteras aucun dommage , et que tu ne res-
teras près de moi que pendant que je fréquenterai les tour-
nois; mais si je reviens à d'autres sentiments, tu me quit-
teras alors sans faire aucune difficulté. » Le diable jura
IV. 17
57 s PRÉCAUTIONS A PRENDRE DANS LES EXORCISMES.
qu'il ne lui lerait aucun tort, mais qu'il le servirait, au
contraire, dans toutes ses affaires; puis il quitta la jeune
fille et prit sa place dans un coin du manteau, trahissant
sa présence par un mouvement singulier. A partir de ce
moment, le chevalier fut tellement heureux dans tous les
tournois que sa lance atteignait toujours son but, et qu'il
faisait prisonnier qui il voulait. S'il marchait, le démon
marchait avec lui; et s'il parlait, le démon parlait avec lui
encore; et s'il priait à l'église un peu plus longtemps que
de coutume, le démon lui disait : «Tu marmottes trop long-
temps aujourd'hui. » S'il faisait le signe de la croix avec de
l'eau bénite, le démon lui disait : «Prends garde de m'asper-
ger. » A quoi le chevalier répondait : « S'il en tombe une
goutte sur toi, ce sera contre ma volonté. » Sur les entre-
faites on prêcha la croisade, et le chevalier alla dans l'é-
glise pour prendre la croix. Le diable chercha à l'en dis-
suader, et lui demanda : « Que veux-tu faire? — Je veux
servir Dieu désormais, et renoncer à toi. Retire- toi donc
d'auprès de moi. — En quoi t'ai-je déplu? Je ne t'ai jamais
fait de mal , je t'ai plutôt toujours servi , et je t'ai procuré
une renommée immense. Cependant je ne puis rester près
de toi qu'aussi longtemps qu'il te plaira, selon la promesse
que je t'ai faite lorsque je suis sorti du corps de cette
jeune fdle. » Le chevalier lui répondit: u Aujourd'hui je
prends la croix, et je t'ordonne, au nom du Crucifié, de
me quitter pour toujours. « Le diable le quitta. Il prit donc
la croix, passa la mer; et après avoir servi deux ans le Sei-
gneur, il revint en son pays, et bâtit ensuite pour les étran-
gers et les pèlerins un grand hôpital qu'il dota richement ;
car il avait plus de trois cents marcs d'argent de revenu.
Il sert encore aujourd'hui dans cet hôpital avec sa femme
PRÉCALTIONS A PRENDRE DANS LES EXORCISMES. 579
les membres vivants de Jésus- Christ, et particulièrement
les ecclésiastiques de notre ordre, auxquels il a coutiime
de dire en plaisantant : a Vous, seigneurs abbés, et vous
autres^moines, vousn'êtes pas saints; mais nous le sommes,
nous autres chevaliers, qui combattons dans les tournois ;
car les démons nous obéissent, et nous accompagnent sans
nous faire de mal , et nous les chassons du corps de ceux
qu'ils possèdent. »
Cette histoire offre au premier abord le caractère d'une
légende. Le chevalier Albert Scothart était renommé dans
son temps; il était dans tous les tournois l'efïroi de ses
adversaires, qui étaient tous obligés de céder devant lui.
Mais cet honneur ne lui valait quelque chose qu'aux yeux
du monde : aux yeux de l'Église, les tournois sont un scan-
dale; car là où se trouvent le meurtre et la violence Satan
ne peut être loin. Les adversaires qu'il a vaincus se per-
suadent bientôt dans leur orgueil humilié qu'il doit au se-
cours du démon ses victoires, quoiqu'il soit un homme
irréprochable, et que le démon n'ait approché de lui que
par suite de sa compassion pour une jeune fille malheu-
reuse. Cependant, comme dans les tournois le démon n'est
présent que par une sorte de circumsession , le chevalier
ne lui abandonne que le coin de son manteau; et encore
peut -il chaque jour résilier le pacte qu'il a fait avec lui.
Il le résille, en effet, le jour où il prend la croix, expie son
péché en servant pendant deux ans dans les armées du
Seigneur et par la construction d'un hôpital. Tel est le récit
de la légende. Mais ce mythe est en même temps un fait
historique. Le témoignage de l'abbé de Nuinburg et de
son monastère est invoqué à une époque où le héros de la
légende vivait encore. L'histoire est racontée non comme
o80 CÔTE NATUREL DE LA GUÉRISON.
une fable, niais comme un fait réel, qui s'est passé sous les
yeux de plusieurs témoins. La possédée a été exorcisée
dans une des églises du lieu ; le chevalier est venu la trou-
ver, s'est chargé par une sorte de contrat du démon qui
la tourmentait; et son bonheur inouï dans les tournois date
principalement de ce jour. Tout le monde sait qu'il est allé
dans la Terre-Sainte, qu'il en est revenu, qu'il a bâti un
hôpital et qu'il y sert avec sa femme les pèlerins et les ec-
clésiastiques. Enfin, pour achever de donner à ces faits un
caractère historique, le chevalier lui-même croit à leur
vérité : il le répète souvent devant les prêtres qui viennent
le voir. Le mythe et l'histoire se pénètrent si parfaitement
dans ce récit que l'un couvre l'autre; et le même thème
peut paraître à la fois historique et mythique, selon le point
de vue où l'on se place.
CHAPITRE XXXII
Du côté naturel de la giiérison des possédés : des métamorphoses , des
aggravations, des intermittences et des métastases du mal, surtout
quand il est vers sa fin. Saint Norbert.
La possession est incontestablement un mythe , comme
nous l'avons vu plusieurs fois. Elle n'est pas cependant le
produit d'une imagination capricieuse; elle est plutôt le
résultat d'un procédé plus élevé, et forme comme un ordre
à part, où le mythe et l'histoire se donnent la main, et
s'unissent dans une déplorable harmonie. La possession
est aussi une légende, mais une légende d'une espèce par-
ticulière; une légende historique qui forme aussi un genre
à part, où la vérité et la poésie se confondent. La posses-
CÔTÉ NATUREL DE LA GUÉRISON. 581
sion est encore une maladie^, mais une maladie qui, quoi-
que saisissable dans ses symptômes, est dans sa racine la
plus intime surnaturelle, mystique et transcendante; une
maladie dont on peut calculer et mesurer le cours dans
ses phénomènes sensibles, mais qui dans son fond échappe
à toutes les mesures, à tous les poids et à tous les nombres.
De même, en effet, que dans plusieurs maladies la nature
infecte la vie d'un certain virus qu'elle introduit dans
l'organisme et qui s'y naturalise, ainsi dans la possession
un certain ordre de choses qui appartient encore à la créa-
tion, mais qui est au-dessus de la nature physique, a comme
infecté la vie et ses fonctions. La vie sensible et la vie in-
tellectuelle sont troublées par une vie qui appartient à un
monde supérieur et qui a ses lois propres. C'est donc une
maladie d'une espèce particulière, que l'on peut saisir et
décrire dans ses symptômes extérieurs, mais dont les élé-
ments intimes échappent aux regards et au traitement du
médecin .
Cette maladie a ses métamorphoses, ses aggravations, Des inter-
ses intermittences et ses métastases. Quelquefois l'amélio-
ration est telle que l'on pourrait croire à une guérison
complète, et qu'il n'y a qu'un œil bien exercé qui puisse
découvrir le mal sous cette apparence trompeuse. Mais
l'aggravation qui survient ne tarde pas à détruire les illu-
sions qu'on avait pu se faire sur ce point. C'est ce qui ar-
riva au bienheureux Jourdain, général de l'ordre de Saint-
Dominique, à l'égard d'un possédé qu'il avait exorcisé. Il
le croyait guéri; mais le possédé, saisissant un rasoir, le
blessa au cou et au doigt. La blessure du cou était mor-
telle, mais le bienheureux guérit le troisième jour en se
lavant avec la seconde ablution du calice à la messe. (Can-
niittences.
582 CÔTÉ NATUREL DE LA GUÉRISON.
lipratanus^ de Apibiis, lib. IX.) Une dame de Florence, pos-
sédée^ était parfois bienveillante. Dans ces moments elle
plaisantait volontiers, disait des choses agréables; puis
tout à coup, surtout pendant les exorcismes, elle se levait
d'un air qui épouvantait tout le monde. Un jour le démon
lui donna une telle force que, s'appuyant les pieds sur les
marches de l'autel , elle se défendit contre dix jeunes gens
vigoureux. Elle vomissait en même temps d'horribles blas-
phèmes contre les saints. Poussé enfin dans ses derniers
retranchements, le démon sortit, la laissant à demi morte.
— On amena de Ligurie à Vallombreuse un homme déjà
âgé, et qui, dans l'état ordinaire, passait pour sérieux et
posé. Les démons faisaient entendre par sa bouche plu-
sieurs voix différentes. Tantôt il parlait d'une manière
grave, et tantôt il disait des choses qui n'avaient point de
sens. Quelquefois il était poli et complaisant, et quelque-
fois, au contraire, incivil* et grossier. Pendant la prière et
les exorcismes, il entrait quelquefois dans une telle fureur
que plusieurs hommes vigoureux pouvaient à peine le
tenir. Puis il redevenait doux et humain, de sorte qu'on le
croyait presque guéri ; car il faisait le signe de la croix ,
récitait le Pater et VAve Maria. Plusieurs ecclésiastiques
crurent à sa parfaite guérison; mais ceux qui avaient plus
d'expérience doutaient encore. Il se montra bientôt qu'ils
avaient raison; car, comme ils se mirent tous à l'œuvre
ensemble avec la ferme résolution de ne point cesser jus-
qu'à ce que le démon fût sorti, les esprits mauvais se
mirent à crier qu'ils ne partiraient point, malgré tout ce
qu'on leur ferait souffrir. Ils durent cependant céder, et
partir en poussant de tels cris qu'on eût pu croire qu'une
grande multitude parlait à la fois. (Hieron.Radiol.,p. 391.)
COTK NATUREL DE LA GUÉRISON . o83
On remarque dans la possession des mélasiases' fré- Desméu-
quentes. Nous avons déjà vu comment elle produit des
mouvements inaccoutumés et des palpitations dans les
parties du corps où elle établit, pour ainsi dire, son foyer.
Si c'est la tête, par exemple, le malade est tourmenté par
des rêves terribles et des fantômes effrayants. De sombres
visions montent du fond de l'abîme et obscurcissent l'in-
telligence. Les contorsions de la face et des yeux, une sen-
sation d'étranglement dans le gosier^ des mugissements
involontaires annoncent que le mal, descendant peu à peu,
approche du cœur, où il produit des crampes, ou de l'es-
tomac ou des intestins, qu'il ébranle par des convulsions.
Quelquefois môme le mal passe d'un individu à d'autres
qui lui sont unis par quelque lien particulier, comme celui
du sang, par exemple. On amena au tombeau du saint
èvêque Rudesinde une femme qui était possédée; et au
moment même où elle recouvra la santé sa sœur devint
possédée, et l'on dut employer les exorcismes pour la gué-
rir. [A. S., 1 mart.) Quelquefois cette métastase est pro-
duite par une action on une parole coupable que Dieu veut
punir. Le jour qui suivit la mort du saint pape Léon IX,
une possédée vint dans l'église des Apôtres. Le démon
vanta par elle les vertus du saint, et annonça que par
son intercession il quitterait aujourd'hui même le corps
de cette femme. Une autre femme qui était présente se
mit à dire : « Quand le pape Léon chassera les démons ,
je deviendrai reine, et je ressusciterai tous ceux qu'il a
fait mourir par l'épée. » La première femme fut guérie
aussitôt, et la seconde devint possédée à sa place. (A. S.,
19 april.) D'autres fois cette métastase est l'effet d'un ma-
léfice. Un homme nommé Zanobio, frère d'un religieux de
stases.
584 CÔTÉ NATUREL DE LA GUÉRISON.
... Vallombreuse , qui vivait encore à l'époque où Jérôme de
Radiol écrivait cette liistoire, eut l'imprudence de con-
sulter un magicien du pays au sujet d'un possédé demeu-
rant à Ancise. Étant venus ensemble à Vallombreuse, le
possédé et Zanobio , le premier s'endormit de fatigue la
tête sur ses genoux; puis s' éveillant, il cria : « Que Dieu
soit béni, je suis guéri. » Mais Zanobio, possédé à sa place
du même démon, entra en fureur, de sorte qu'on pouvait
à peine le tenir. On accourut, et l'on demanda au démon
comment cela s'était fait. « Par la permission de Dieu, »
répondit-il. Les prêtres récitèrent sur lui les exorcismes ,
et il ne put être délivré que le lendemain matin , après de
longues souffrances.
s. Norbert. Il semble quelquefois que l'occasion d'exercer quelque
mal qui se présente à faire éloigne le démon , en l'atti-
rant ailleurs. Lorsque, dans l'absence de saint Norbert,
ses disciples furent tourmentés par des visions sataniques,
comme nous l'avons vu plus haut , le démon , trouvant
inaccessible à ses suggestions une partie du monastère,
s'en alla mobile et léger comme il est à Utrecht, où le
saint se trouvait alors, et entra dans le corps d'un homme
qui servait quelque personnage considérable du pays. Une
grande multitude de peuple était accourue pour assister à
une fête; et comme Norbert entrait dans la cathédrale,
pour y célébrer le service divin , cet homme fut tout à
coup possédé du démon. Dans sa fureur, il poussait des
cris affreux, et l'on eut beaucoup de peine à s'en emparer
et à le lier. Après la messe, on l'amena devant le saint,
au milieu des applaudissements du peuple, qui voulait
être témoin de la lutte. Le saint, revêtu des habits sacer-
dotaux, attaqua vigoureusement le démon, sans écouter
COTE >ATl REL DE LA GLERISON. o8o
les représentations des frères, qui l'engageaient à attejidre
parce qu'il était trop fatigué. Il commença les exorcismes:
mais comme il mettait le sel dans la bouche du malade ,
celui-ci le lui cracha à la figure et dans les yeux . en lui
disant: « Tu te donnes une peine inutile^ tes coups ne
m'atteignent point, tes menaces ne m'effraient point , et
je ne crains point la mort. » Puis il se mit à dévoiler les
péchés et la vie scandaleuse de plusieurs de ceux qui l'en-
touraient et qui n'avaient point été couverts par la con-
fession; de sorte que tous prirent la fuite, et qu'il ne resta
près du saint qu'un petit nombre de personnes. Cepen-
dant, comme le jour touchait à sa fin, on força le saint à
se retirer, pour prendre quelque repos et un peu de nour-
riture. Or, comme il prenait la réfection du soir avec les
frères, on vint lui dire que le malade se tenait tranquille
devant l'autel, et qu'il demandait pardon de ce qu'il avait
fait. Tous rendirent grâces à Dieu , car ce jour et le jour
suivant on put croire que la guérison était parfaite. Il y
avait alors une inimitié mortelle entre les citoyens de la
\ille. Norbert était le médiateur qui devait les réconcilier.
11 travailla le jour suivant à cette œuvre sainte, et y réussit
avec le secours de Dieu. Mais le démon qu'il avait chassé
de leurs cœurs passa dans le corps du malheureux qui pa-
raissait guéri. Comme le saint sortait de l'église, on l'a-
vertit de ce qui venait de se passer. Il répondit : « Il ne
peut pas encore être guéri tout à l'heure , parce que c'est à
cause de ses péchés qu'il souffre. Attendez donc encore
quelques jours : et lorsqu'il aura expié ses fautes, il sera
plus facile de chasser le démon. « Il ne le guérit, en effet,
qu'au bout de trois jours. ( Vita S. yorberti , c. XL)
C'est une chose bien remarquable que cet antagonisme
')80 COTK .NATUREL DE LA GUÉRISOK.
entre l'excitation des masses que soulève une passion pro-
fonde et celle des individus que possède le démon. Et cet
antagonisme est plus fréquent dans l'histoire qu'on ne
pourrait le croire au premier abord. Lorsqu'une passion
violente, comme la haine, la colère ou la vengeance,
s'est emparée d'une grande masse d'hommes, elle finit par
y acquérir une sorte d'objectivité; de sorte que tous ceux
qui en sont atteints se trouvent comme agités et poussés
par un esprit dont on ne connaît ni l'origine ni les voies.
Si ces voies conduisent au pillage, à l'assassinat ou aux fu-
reurs de la guerre civile ;, on juge avec raison qu'il y a là
un esprit mauvais ; et cette supposition est ordinairement
justifiée par le caractère de violence, de fatalité et de né-
cessité que présentent les actes et les emportements de ces
masses. C'est alors comme une sorte de possession collec-
tive, dans laquelle le démon s'empare d'une population
tout entière ;, et qui la pousse à des excès dont la respon-
sabihté dépend de la mesure de réflexion et de liberté avec
laquelle chacun agit. Si dans de telles circonstances il se
trouve un homme qui soit vraiment possédé du démon ^ il
peut s'établir alors entre lui et ces masses soulevées par la
passion un antagonisme tel que les influences sataniques
diminuent dans cefles-ci à mesure qu'elles augmentent
dans celui-là. Toutes ces métastases indiquent assez l'ex-
trême mobilité de ce genre de maladie; et c'est cette mo-
bilité qui la rend quelquefois si difficile à guérir. Saint
Dominique, instruit sans doute par une longue expé-
rience , avait pris le parti de retenir ces esprits mobiles
dans les corps des possédés jusqu'à ce qu'ils eussent pris
les martyrs dont les os reposaient dans l'église comme té-
moins et garants qu'ils ne reviendraient plus. (A. S., 4aug.)
DES CRISES DE LA POSSESSION. o87
CHAPITRE XXXIU
Des crises de la maladie. Elles s'opèrent par les évacuations alvines, par
les reins, par les sueurs, par les poumons, par les vomissements,
où les possédés rejettent souvent des reptiles ou d'autres choses
extraordinaires.
La possession, de même que toutes les autres maladies,
a ses crises qui conduisent par des degrés plus ou moins
appréciables à la guérison parfaite. Ces crises se pro-
duisent sous les formes les plus diverses, et atîectent sou-
vent l'un des organes par lesquels s'opèrent les sécrétions
du corps humain. On raconte dans la Vie de sainte Éthel-
drède^ qu'un jeune religieux nommé Edwin fut possédé
tout à coup du démon pendant les Complies. L'abbé or-
donna qu'on le conduisît devant le tombeau de la sainte,
et qu'il y restât toute la nuit au milieu des prières et des
supplications des frères. On fit comme il avait ordonné. Le
malade passa la nuit dans de violents accès de fureur,
pendant lesquels il mordait, poussait, foulait aux pieds et
injuriait ceux qui l'approchaient. 11 s'endormit enfin vers
l'aurore, et à son réveil il dit qu'il se trouvait bien, mais
qu'il souffrait seulement de coliques violentes, il fut sou-
lagé par une selle très - abondante et qui répandait une
odeur insupportable. (A. S., 23 jun.) L'élément princi-
pal de cette mauvaise odeur est toujours l'odeur de soufre.
Ce métal forme, comme on le sait, un des éléments du
corps humain , où, distribué avec mesure et uni dans une
proportion convenable aux autres éléments, il constitue
uîie fermentation salutaire; mais dès qu'il dépasse les pro-
portions déterminées par la Providence, il forme dans
588 DES CKISES DE LA POSSESSION.
l'organisme comme une sorte de volcan, qui trouble les
forces, et consume peu à peu les matériaux dont le corps
se compose.
La crise qui conduit le possédé à la santé se manifeste
quelquefois dans les reins ^ et rend leur sécrétion plus
abondante ou plus fétide. On sait d'ailleurs que , dans le
cours ordinaire des choses^ les reins sont particulière-
ment destinés à puritier les fluides du corps. L'urée et le
phosphore, lequel a un rapport particulier avec les organes
sexuels, jouent aussi leur rôle dans ces sortes de sécré-
tions. D'autres fois la crise se manifeste par des sueurs
abondantes ou d'une espèce particulière, ou par des cra-
chements, des vomissements de sang, des ulcères. Ce
cordonnier de Lewenburg dont nous avons parlé plus haut,
et qui fut lié à l'une des colonnes du chœur de l'église,
vomit du sang et du pus, de sorte que le pavé de l'église
en était tout souillé. Puis le démon en sortant emporta
avec lui toutes ces ordures. (A. S., 22 sept.) On raconte
aussi dans la vie de saint Nicet, évêque, qu'il rencontra
un jour devant la porte de l'église Saint -Maximin trois
possédés qui étaient couchés et qui dormaient. Le saint
homme fit sur eux le signe de la croix, lisse réveillèrent,
se mirent à crier horriblement, et à cracher en abon-
dance , après quoi ils furent guéris. Les excrétions de l'es-
tomac sont ordinairement d'une couleur noire, et ont
quelquefois l'apparence d'excréments sohdes ou de char-
bon. Ainsi un possédé crache devant le tombeau de sainte
Françoise Romaine trois charbons, et sort parfaitement
Les guéri. {A. S., 9mart.)
possédés Qjj raeonte dans la Vie de saint Dominique qu'un jour,
vomissent
du charbon, pendant le sermon, une possédée qui avait sept esprits
DES CRISES DE LA POSSESSION, 089
mauvais se leva, et apostiopha le prédicateur en le trai-
tant de coquin. « Tais-toi, lui dit avec calme le saint. -—
Tu ne nous chasseras pas d'ici ^ cria le démon; car nous
sommes plusieurs, et cette femme nous appartient. y> Tous
se mirent alors à hurler et à dire comment ils avaient pris
possession de cette femme. Le peuple était en émoi et fai-
sait grand bruit; ce que voyant le saint, il fit le signe de
la croix, et dit : « Au nom du Christ, je vous ordonne de
sortir sans faire de mal à cette femme. « Elle fut aussitôt
horriblement tourmentée, vomit une grande quantité de
charbon et une telle abondance de sang qu'on la crut
morte; mais elle se leva après quelque temps, et se trouva
parfaitement guérie. — André de Raggiolo est possédé pour
la seconde fois du démon. Exorcisé à Vallombreuse, il est
guéri de nouveau après avoir vomi des charbons. Tous se
précipitent pour voir ce que c'est; et l'étonnement est d'au-
tant plus grand que le malade assure qu'il n'en a jamais
mangé. (Hieron. Radiol., p. 414.) Ces matières peuvent
venir, il est vrai, de substances ingérées par les malades
dans un accès de fureur, et le témoignage d'André de
Raggiolo ne peut être sur ce point d'une grande impor-
tance. Nous avons vu plus haut que cette jeune fille de
Saint-Gaudence, qui fut exorcisée à Saint-Salvio, rendit
une grande quantité de dents, de cheveux et d'autres objets
semblables sans qu'elle pût dire comment ces objets étaient
venus. Cependant cette exphcation n'est pas suffisante en
bien des cas, et elle n'est pas d'ailleurs toujours néces-
saire. Dans les affections où la crise se manifeste par des
vomissements, le foie et la rate jouent un grand rôle. Or
ces deux organes sont comme des foyers où se prépare
entre autres choses l'acide carbonique nécessaire aux fonc-
?»90 DEIS CRISES DE LA POSSESSION.
tiens de la vie. De même que la couleur noire du tissu de
Malpighi chez les nègres^ de même que la couleur brune
ou rouge de la peau des autres races, dépend principale-
ment du foie, de même qu'en plusieurs maladies la bile se
durcit et forme des pierres, ainsi la surexcitation que la
possession cause quelquefois dans les organes peut pro-
duire des formations inaccoutumées, qui se distinguent
des formations ordinaires par la couleur et la solidité. Ces
formations extraordinaires ont évidemment pour principe
un redoublement d'activité produit dans les organes par
une surexcitation très-intense, et ce fait se reproduit
dans plusieurs maladies d'un autre genre. Les actes des
exorcistes contiennent un grand nombre de faits de ce
genre. Saint Hugues guérit une fois une possédée quire-
Des reptiles, jeta trois reptiles. (A. S., 20 april.) Une autre femme,
possédée aussi du démon, rendit en présence de saint
Hugues de Cluny, avec une grande quantité de sang, un
reptile qui avait la forme d'un frelon. Saint Hugues le fil
jeter dans le feu, et la femme fut guérie. On amena à saint
Benoît une possédée qui rendit trois scarabées accom-
pagnés d'une bile verte; et comme ils étaient reçus dans
un vase de cuivre, on les y entendit tomber très-distincte-
ment. Après cette crise elle se trouva guérie.
On a coutume d'attribuer ces phénomènes à l'imagina-
tion des assistants et à la crédulité des temps où ils se sont
produits. On ne peut nier, en effet, que ces deux causes
n'aient coutume d'agir toutes les fois qu'il se présente quel-
que fait contraire à l'ordre naturel des choses, et qu'elles
n'aient plus ou moins d'influence dans le jugement que
l'on porte sur ces faits; mais les circonstances qui ont ac-
compagné ceux que nous venons de rapporter ici sont telles
Dtï" CRISES DE LA POSSESSION. 591
qu'on ne peut les expliquer par aucune de ces deux causes.
En effetj saint Hugues de Cluny se fait apporter le reptile
vomi par la possédée^ et le fait jeter dans le feu. Les rep-
tiles vomis dans l'autre cas tombent dans un plat de métal,
et tous les assistants entendent le bruit qu'ils font en y tom-
bant. Il peut arriver, je le sais, que certaines bêtes ingé-
re'es dans l'estomac, soit par inadvertance, soit par quelque
autre cause, produisent des phénomènes analogues à ceux
de la possession. Il existe un assez grand nombre de faits
en ce genre, et l'un des plus remarquables est celui que
Fincelius raconte comme s'étant passé en 1549, en
Hongrie. Il se trouva alors dans le corps de plusieurs
hommes des couleuvres et des écureuils parfaitement for-
més, qui leur causaient de telles souffrances qu'ils ne pou-
vaient les supporter; et lorsqu'ils étaient couchés au soleil,
ces animaux leur montaient au cou, paraissaient un peu
au dehors, et rentraient ensuite dans leur corps. Beaucoup
d'hommes moururent de ce mal extraordinaire, et aucun
des remèdes que l'on essaya ne réussit. Cette calamité fut
telle que la légende s'en empara; et l'on racontait que des
paysans ayant trouvé dans le grenier d'un gentilhomme la
paille pleine de couleuvres, et y ayant mis le feu pour
anéantir tout d'un coup cette maudite engeance, un serpent
invulnérable au feu leva la tête et prononça ces paroles :
« Cessez votre entreprise, vous ne réussirez point à nous
brûler; car nous ne sommes pas venus de nous-mêmes,
mais c'est Dieu qui nous a envoyés en punition de vos
péchés. « Pour que la légende se soit emparée de ce fait,
il faut bien qu'il y ait eu un fond de vérité. Probablement
ces animaux se seront glissés dans la bouche de plusieurs
paysans endormis, et, ingérés dans l'estomac, auront
o92 DES CRISES DE LA POSSESSION.
cherché à s'y défendre contre les puissances digeslives.
Mais en mettant de côté les cas de ce genre qui ne sortent
point de l'ordre naturel, il en reste encore un assez grand
nombre qu'on ne peut expliquer que comme nous l'avons
fait plus haut. On conçoit au reste que le démon étant un
esprit de mensonge, et que la possession étant un état faux
et contre nature^, elle donne lieu à des formations animales
ou végétales sans aucun rapport avec le développement
naturel de la vie.
Les crises de la possession se manifestent souvent aussi
dans les poumons et dans les systèmes plus particulière-
ment en rapport avec cet organe. Les poumons sont placés
sur cette limite où la vie individuelle confine en quelque
sorte avec la vie extérieure de la nature dans l'atmosphère^,
tandis que les intestins forment, pour ainsi dire, le pôle op-
posé de cette vie extérieure. Les fonctions des poumons re-
çoivent dans la possession un degré de surexcitation ex-
traordinaire; et de même que le feu dans la forge atteint
par le moyen du soufflet une telle activité qu'il dévore
promptement tous les matériaux qu'on lui présente, ainsi
la possession surexcite quelquefois tellement les poumons
qu'ils deviennent comme le cratère d'un volcan, dans le
sein duquel fermentent et bouillonnent les éléments de la
vie. Si donc la crise s'étabht dans ce foyer, la sécrétion
suivra dans ses formes la nature de celui-ci : ce sera comme
une éruption où la nature longtemps contrainte se fera jour
dans une respiration embrasée, semblable à la lave d'un
volcan. C'est ce qu'on a remarqué souvent en effet dans la
possession. Pendant que les intestins étaient violemment
ébranlés, qu'une écume chaude sortait de la bouche, que
les cheveux se dressaient sur la tête, on a vu plus d'une
DES CRISES DE LA POSSESSION. 593
fois le mauvais esprit sortir des profondeurs de Ja poi-
trine comme une vapeur, ou comme une fumée, accom-
pagnée d'une odeur de soufre. C'est ainsi que, dans l'é-
glise Saint- Maximin de Trêves, une femme qui était
possédée depuis quarante-sept ans ayant été délivrée, il
sortit d'elle un esprit si impur que les assistants craigni-
rent qu'il ne réduisît l'évêque en cendres. Il exhalait en
même temps une odeur tellement insupportable que tous
crurent qu'ils allaient mourir. [Act. Sanct., 29 mai.) Cette
possédée dont nous avons parlé déjà, et qui fut exorcisée
par un prêtre de Bavière, prédit le jour de sa délivrance ,
et recommanda de lui administrer un bain à l'heure
même où elle devait être guérie. Lorsque le moment
indiqué arriva, elle fut prise d'effroyables convulsions,
après quoi elle resta étendue comme morte. Mais tout
d'un coup elle tourne la tète en arrière; les traits de
son visage sont agités par des crampes plus violentes
encore qu'auparavant, et se déforment. Elle ouvre la bou-
che, et il en sort une vapeur de soufre qui remplit toute
la maison. Elle fut guérie à l'heure même. Elle vit encore
aujourd'hui dans un état de clairvoyance habituelle, et
elle est assistée de Dieu en tout ce qu'elle fait ; aussi agit-
elle toujours avec assurance et sans hésitation. (Ce fait a
été communiqué à l'auteur par le prêtre même qui en a
été le témoin.)
Quelquefois la fumée qu'exhalent les poumons est ac-
compagnée d'hémorragie, particuHèrement du nez. On
amène une possédée au tombeau de saint Ulrich. Pendant
sa prière elle s'endort, et rend beaucoup de sang par le
nez. Elle s'éveille et veut crier, mais une douleur secrète
retient sa voix. Le peuple accourt et la croit mourante;
;i94 DES CRISES DE LA POSSESSION.
mais elle se montre tout à coup guérie de tout mal spiri-
tuel et corporel. [Act. Sanct., 4 jul.) Le notaire Sigismond
de Gerado témoigne avec serment qu'après la découverte
de l'inscription qui était dans la grotte de Sainte-RosaliC;,
près de Palerme^ il alla la visiter avec une possédée nom-
mée Sigismonde Spinelli^ et que là elle fut exorcisée par
J. B. de Lingua Grossa. Elle fut délivrée, et les mauvais
esprits sortirent de son corps en gouttes de sang qui tom-
baient à terre et disparaissaient au même instant ; après
quoi elle fut renversée par terre comme morte. [Acta
Sanct., 4 sept.) Dans ce cas, le système circulatoire du
sang semble avoir été affecté tout entier, et la crise s'est
manifestée par des pertes de sang. Il ne faudrait donc pas
s'étonner qu'elle se manifestât par une sueur de sang par-
tant de tout le corps. En effet, si la sécrétion des fluides
qui a lieu sur la surface interne des intestins se concentre
dans les reins comme en un foyer, il en est de même
des poumons relativement au système de la transpira-
tion, qui a lieu sur la surface extérieure de la peau. La
crise doit donc se produire dans la possession aussi souvent
par les sueurs que par les urines ou les évacuations al-
vines.
Nous avons vu que souvent la possession s'annonce par
l'apparition de quelque animal, qui semble se glisser dans
l'intérieur de l'organisme, et y établir sa demeure. Il ar-
rive souvent aussi que la crise qui conduit à la guérison
s'annonce par des phénomènes de ce genre. Les animaux
qui semblaient être entrés dans le corps semblent alors en
sortir. Ce sont ordinairement des reptiles et des scarabées
qui prêtent leurs formes à ces phénomènes, surtout lors-
que la crise s'opère dans les intestins. Lorsqu'elle se pro-
DES CRISES DE LA POSSESSION. o95
duit dans le système pulmonaire, au lieu de reptiles, ce
sont le plus souvent des oiseaux ou des insectes ailés, et
particulièrement des oiseaux de nuit. Ces phénomènes se
manifestent dans les cas même de simple obsession. Aldisia
Jacobi fut tourmentée pendant cinq semaines, et pendant
tout ce temps, lorsqu'elle se mettait au lit, il lui semblait
que celui-ci était bouleversé sens dessus dessous; elle eut
recours à saint Nicolas de Tolentino. Or, un jour qu'elle
était assise sur son lit, un milan vint s'y poser en faisant
un grand bruit. Elle invoqua le saint; le milan s'envola,
et elle fut guérie. Saint Régulus ayant prononcé Y Oraison
dominicale et le Symbole sur la tête d'un enfant qui était
possédé, le démon sortit sous la forme d'une chauve-sou-
ris. {Act. Sanct., 30 mart.) Saint Procope ayant délivré à
Prague un possédé , l'esprit impur sortit sous la forme d'un
oiseau entièrement noir, qui se plaça sur le toit de l'é-
glise; mais le saint ayant prié, il tomba du toit par terre en
plusieurs pièces. {Act. Sanct., 4 jul.) On apporta dans l'é-
glise Saint-Benoît un possédé furieux, dont les yeux étaient
comme tachés de sang et dont les regards épouvantaient
tout le monde. Pendant la messe que l'on dit pour lui, il
s'endormit après l'évangile, et l'un des frères vit trois
mouches sortir de sa bouche. Le malade devint plus calme,
et guérit bientôt tout à fait. [Act. Sanct., 21 mart.) A Le-
nua, en Belgique, était une femme nommée Geila, qui
était possédée d'une légion de démons. On l'amena à l'é-
glise Saint-Landau, à Winterhofen. On la mit malgré elle
dans le bénitier. Elle poussait des cris affreux, invoquant
le nom du saint; et un essaim de mouches sortit de sa
bouche. [Act. Sanct., 19 mart.) Dans tous ces cas il n'est
pas dit que tous les assistants virent le démon sortir sous
»
596 DES CRISES DE LA POSSESSION.
ces diverses formes, mais c'est ou le possédé lui-même ou
le saint qui le délivre à qui la guérison se présente dans
une vision sous ces traits, de même qu'au commencement
de la maladie c'est le possédé seul qui a vu l'esprit infernal
entrer en lui sous la forme d'un animal. 11 semble toute-
fois en être autrement dans un fait de ce genre que ra-
content les actes de la translation du corps de saint Vaast.
Lorsqu'après la mort de Charles le Chauve on trans-
porta les reliques de saint Vaast à Beauvais, afin de les ar-
racher aux profanations des Normands, il arriva dans cette
ville le fait suivant, qui fut attesté par plusieurs ecclésias-
tiques et sécuHers, tous hommes dignes de foi, qui en
avaient été témoins oculaires. Un jeune homme, domes-
tique d'un chanoine de l'endroit, avait été plusieurs fois
puni par son maître à cause de sa mauvaise conduite ; mais
comme il n'était pas devenu meilleur, son maître crut de-
voir lui infliger un châtiment public. Le démon profita de
la tristesse où l'avait jeté cette punition pour s'emparer de
lui, et il s'établit dans sa poitrine avec un grand nombre
d'autres esprits mauvais. On l'amena lié à l'église Saint-
Lucien martyr. L'évêque Ermenfried l'y fit exorciser par
le clergé tout entier; et comme cela ne menait à rien, il fit
remplir la fontaine baptismale d'eau bénite, et ordonna d'y
plonger le possédé. Mais lorsqu'on voulut en venir à l'exé-
cution, il se tint immobile comme un rocher, et semblait
avoir pris racine dans le sol, de sorte qu'on ne put, ni par
force, ni par adresse, le faire bouger. Après beaucoup d'ef-
forts inutiles, le démon dit en plaisantant à l'évêque :
« Pourquoi tous ces vains efforts? Ne connais-tu pas notre
puissance? Je suis celui à qui Jésus demanda son nom , et
qui lui dit qu'il s'appelait Légion, car nous sommes plu-
DES CRISES DE LA POSSESSION. 597
sieurs réunis en un; aussi ma puissance est grande, elle
est répandue parmi tous les peuples, dont toutes les lan-
gues me sont aussi connues. Faites venir des Juifs qui
sachent parler plusieurs langues , et vous verrez si ce que
je dis est vrai. » On fit venir, en effet, dans l'église des
Juifs, qui lui adressèrent la parole en diverses langues, et
il répondit exactement à toutes leurs questions. Puis il dit
d'un air triomphant : « J'ai été aujourd'hui à Constanti-
nople, et j'y ai ménagé une défaite incroyable dans le
peuple. J'ai semé la discorde dans tes pâturages entre tes
gens et ceux du comte, et ils sont sur le point d'en venir
aux mains. Tu ferais donc bien mieux d'y courir que de te
donner ici des peines inutiles. » L'évêque envoya s'en-
quérir du fait, et il se trouva vrai ; mais l'union fut bientôt
rétablie.
Cependant, le soir étant venu, chacun s'en retourna chez
soi l'esprit troublé; mais l'évêque fit renfermer le malade
dans l'église, espérant que Dieu le guérirait par les mé-
rites du saint. 11 y passa plusieurs jours. Pendant ce temps
il fut révélé en songe à un homme pieux qu'on devait le
porter dans l'église Saint-Yaast, parce que c'était à lui que
Dieu avait remis sa guérison. Les parents, ajoutant foi à
ses ouvertures, le portèrent à cette église. Lorsqu'il y fut
arrivé, lé démon entra dans une fureur extraordinaire ; le
malade, s'arrachant à ceux qui le tenaient, s'élança d'un
bond hors de l'église, et se jeta contre terre avec une telle
violence que le sol paraissait trembler sous lui ; puis il vo-
mit par la bouche beaucoup de sang et une bile noire qui
répandait une odeur insupportable. On vit alors ce qui ne
s'élait jamais vu peut-être. H sortit de sa bouche des
chauves-souris, sans poils, plus nombreuses qu'un essaim
598 DES CRISES DE LA POSSESSION.
d'abeilles, de telle sorte qu'elles obscurcissaient le ciel, et
remplissaient l'air au-dessus de lui. Il était étendu sans
mouvement, de sorte que les siens le crurent mort. El
comme il ne donna pendant longtemps aucun signe de vie,
ils le portèrent dans l'église, et firent réciter pour lui l'of-
fice des morts; mais vers la quatrième veille de la nuit il
commença à se remuer, et tendit la main hors du cercueil.
Sa mère accourut, et lui demanda s'il vivait encore. Il ré-
pondit ; « Je vis, les prières du saint m'ont délivré. » 11
demanda à boire, et après avoir bu il se leva parfaitement
guéri, et retourna chez lui, louant Dieu et saint Vaast avec
tout le peuple. [Act. Sanct., 6 febr.)
Celui qui rapporte ce fait n'en a point été témoin ocu-
laire, quoiqu'il ait vécu dans les temps où il s'est passé. 11
ne le tient peut-être que de seconde main. Le jeune homme
qui était possédé du démon n'est pas nommé non plus, de
sorte que nous ne pouvons ajouter une foi entière à ce ré-
cit. Cependant il porte avec soi certains caractères de vé-
rité qui ne permettent pas de le regarder comme entièie-
ment controuvé. Il s'agit donc encore ici de l'un de ces
faits, vrais quant au fond, mais dont la légende s'est em-
parée en y ajoutant quelques circonstances plus merveil-
leuses encore. Au reste, le caractère du démon y est très-
bien exprimé par ces paroles : Nous sommes plusieurs en
un. En effet, dans les hiérarchies spirituelles, les membres
sont tellement liés ensemble que chacun d'eux est, pour
ainsi dire, en tous les autres, et que tous les autres sont
également en lui , de même que les étoiles réunies dans
un groupe et formant un système particulier brillent Tune
par l'autre, et semblent confondre leur lumière. L'esprit
qui possédait ce jeune homme, quoique gardant son indi-
DES CRISES SPIRITUELLES. o99
vidualité^ portait néanmoins dans son unité toute la hiérar-
chie dont il faisait partie , et le don des langues dont il se
vantait était T image de ce rapport.
CHAPITRE XXXIV
Des crises spirituelles. Crises dans les régions intermédiaires. Contre-
épreuve de la guérison. La bienheureuse Eustochie.
Lorsque l'esprit mauvais entre dans l'homme par les
puissances spirituelles, c'est dans celles-ci que se produit
ordinairement la crise qui amène la guérison. Cette crise
se manifeste alors par des visions tellement vives et telle-
ment frappantes que le malade prend pour des faits réels et
extérieurs les phénomènes qui se passent dans son imagi-
nation. Une jeune fille de Sienne , qui était possédée, fut
conduite à l'éghse Saint- Ambroise. Là, s' étant endormie,
elle eut une vision , où elle vit le saint qui venait à elle
entouré d'anges, ei qui, avec un onguent qu'il tirait d'une
petite boîte, lui oignit d'abord le pouce, puis le côté gauche
en plusieurs endroits. Le saint portait au doigt dont il fai-
sait l'onction un anneau avec une pierre précieuse , où
l'on voyait un grand nombre d'anges qui priaient Dieu en
levant les mains vers lui. Lorsqu'il oignit l'oeil, il en fit
sortir un démon noir, qui s'enfuit par les fenêtres de l'é-
glise en laissant après lui une odeur fétide; il en fit sortir
un autre de la langue lorsqu'il fit l'onction sur celle-ci.
{Miracida S. Amb. Sen,, c. 19.) Sainte Patrine apparaît
dans une vision à une possédée, et lui présente un verre
d'eau en lui disant : « Bois, et tu seras guérie. » Et il ar-
000 DES CRISES SPIRITUELLES.
riva comme elle avait dit. (A. S., 25 aug.) Un homme d'un
âge moyen était depuis longtemps au tombeau de saint Be-
noît. Tout à coup il crie comme un homme que l'on frappe
violemment, et tombe renversé par terre. Il se relève guéri,
et dit qu'au moment où il avait crié il avait vu un homme
vénérable qui, étant entré dans la basilique, lui avait frappé
la tête de sa crosse, et l'avait renversé par terre. Le saini,
pendant sa vie, avait déjà une fois guéri un possédé en lui
donnant un soufflet. [Mirac. S. Bened., l.V, 29.) Un autre
possédé s'endort près du tombeau du saint abbé Walter. Le
saint vient à lui, accompagné de la sainte Vierge et d'un
troisième personnage; il fait sur lui le signe de la croix, ol
le malade se trouve parfaitement guéri. [A. S., 3 aug.)
Crises dans La crise qui termine la possession se manifeste quel-
les régions „ . . i , , . , ^ , .
intermé- Quetois aussi dans les régions moyennes de Ihomme; et la
diaires. forme SOUS laquelle elle se produit alors est analogue à la
nature de ces régions. Or nous trouvons en celles-ci le
système musculaire, par lequel s'exercent tous les mou-
vements sous l'empire de la volonté. C'est donc par des
mouvements convulsifs que se révèlent ordinairement
dans ce domaine les crises de la possession. On peut déjà
ranger dans celte classe de phénomènes les mouvements
violents que cause dans les possédés l'approche des objets
saints dont ils ont horreur. La fille d'un marchand de
Mindelburg devint possédée. Le démon, élant exorcisé,
déclara qu'il ne sortirait que sur l'ordre de saint Ulrich.
On la conduisit donc au tombeau du saint; mais là, s'ar-
rachant aux mains de ceux qui la tenaient , elle fut lancée
tout à coup à trois pas de l'autel. Elle y fut ramenée de
force; et tout aussitôt elle éprouva des crampes terribles,
accompagnées de voix extraordinaires : sa tête battait
DES CRISES SPIRITUELLES. 60 i
contre sa poitrine ; de sorte que tous les assistants étaient
dans l'épouvante. Le démon la quitta, la laissant parfaite-
ment guérie. (A. S., 4 jui. ) Quelquefois la crise se révèle
par une tension générale de tout le système musculaire,
qui indique le départ du démon. Ce même phénomène
est souvent le précurseur de la mort dans les maladies
ordinaires. On conduisit à saint Émeran, à Ratisbonne,
un possédé. Lorsqu'on eut prononcé sur lui les exor-
cismes, on vit ses os et ses muscles s'étendre, et revenir
ensuite à leur forme ordinaire. 11 perdit en même temps
toutes ses forces, et les recouvra aussitôt. (A. S., 22 sept.)
Nous avons déjà vu chez un possédé guéri par saint Yaast
qu'il était jeté par terre avec tant de violence que le sol en
retentissait.
D'autres sont enlevés en l'air, et se trouvent guéris en
retombant. Anne Christine Œttin, qui fut possédée en
1728, à QEhringen, dans la principauté de Hohenlohe,
fut guérie après une possession de six ans. La crise se ma-
nifesta chez elle par des tremblements dans tout le corps.
Elle sentait dans l'intérieur des secousses, comme si elle
allait vomir. Ses yeux étaient tellement fermés que nulle
force ne pouvait les ouvrir. Sa langue toute noire pendait
jusqu'à son cou. Elle fut tout à coup lancée violemment
en l'air; de sorte que sa tête frappa le plafond, et en dé-
tacha quelques fragments. Elle retomba ensuite sur son lit
avec une telle force, qu'elle le brisa en deux. Le soir,
entre quatre et cinq heures , les mêmes phénomènes se
reproduisirent; puis, lorsqu'ils eurent cessé, elle resta
étendue sans connaissance jusqu'à dix à onze heures.
Vainement on lui criait dans les oreilles, où l'on cher-
chait à lui faire respirer des odeurs excitantes ; tout était
17^
G 02 DES CRISES SPIUITUELLES.
inutile ; et on la croyait morte. Enfin, vers onze heures ,
elle fut réveillée par les prières elles cris des assistants, ne
se souvint plus de ce qui lui était arrivé, mais se trouva
parfaitement guérie. Le voisinage des reliques des saints
produit ordinairement, comme nous l'avons vu, dans le
système musculaire, des mouvements convulsifs de ce
genre. Un malheureux nommé Helnus, sourd et muet,
devint possédé du démon. Il assistait à la Translation des
reliques de saint Germain. Trois fois il veut entrer dans
l'église, et trois fois il en est repoussé par un personnage
d'un air vénérable. La troisième fois le coup étant plus
fort, il est renversé par terre. Puis il rend une grande
quantité de sang par la bouche , le nez et les oreilles , et se
trouve aussitôt guéri.
Quelquefois la crise se passe dans les profondeurs de
r<àme, et alors elle est bien plus terrible encore. C'est une
lutte suprême entre le démon et la volonté ; entre le démon
qui cherche à s'assurer sa proie, en poussant l'homme au
désespoir, et la volonté qui, assistée de la grâce, s'efforce
de reconquérir sa liberté. Nous avons déjà vu plusieurs
exemples de ces sortes de combats , particulièrement dans
ce possédé qui, conduit à Vallombreuse, fut porté une
fois par le démon sur le sommet d'un arbre et une auhe
ibis sur le bord d'un précipice , avec la pensée de s'y jeter.
S'il avait succombé à la tentation, c'en était fait de lui;
la mort temporelle et éternelle était son partage. Mais la
victoire de la grâce décida la guérison. Il en fut de même
de ce possédé d'Arezzo à qui le démon voulait persuader
de se jeter dans l'eau. 11 invoque le secours de la sainte
Vierge, et, le démon le quittant aussitôt, il se trouve guéri.
C'est le même esprit qui conseillait à une femme, d'abord
DES CRISES SPIRITUELLES. 603
par des inspirations intérieures et plus tard par des vi-
sions, de se noyer pour faire pénitence de ses péchés.
Elle l'écoute d'abord, et sort pour exécuter son criminel
dessein; mais venant à passer devant l'église Saint-An-
toine de Padoue, elle y entre, et demande au saint de
l'éclairer. Elle est exaucée, et le démon la quitte pour tou-
jours. (A. S., 13 jan.) Dans beaucoup de cas de suicide,
que l'on a coutume d'attribuer aujourd'hui sans distinc-
tion à une monomanie, les choses se passent probablement
de la même manière; et le suicide n'est alors que l'issue
fatale d'une lutte suprême entre l'âme et le démon, lutte
011 celui-ci reste victorieux.
Dans les maladies ordinaires, on n'aperçoit point la Contre-
présence d'un esprit étranger, qui s'empare de la vie, et ^jP*"^"^'® ^^
établit un dualisme profond dans tous les rapports; mais
il en est bien autrement dans la possession. Un esprit fixé
dans le mal et le mensonge s'est emparé chez l'homme des
éléments mauvais qui ont avec lui quelque affinité, et s'es*
comme incorporé en lui. Le possédé n'a pas seulement
deux vies, mais il a encore jusqu'à un certain point deux
esprits et deux volontés. Une lutte terrible s'établit en lui
entre elles. L'esprit étranger parle au dehors, et la volonté
réagit contre lui ; mais la vie se manifeste par des phéno-
mènes qui appartiennent proprement à l'un et à l'autre.
Le mauvais esprit pense, il est vrai, dans un organe qui
lui est étranger; il parle avec une langue qui n'est point
à lui ; il veut et se meut dans un organisme qui n'a pas
été fait pour lui ; il vit en un mot d'une vie scindée en
deux. Mais au fond c'est dans les puissances de l'homme
lui-même que tout se passe. Cette différence qui sépare
la possession de toutes les autres maladies doit avoir par
604 DES CRISES SPIRITUELLES.
là même une très-grande influence sur les crises qui la
terminent. Celles-ci doivent avoir une double face. En
effet, il ne s'agit pas seulement défaire disparaître les
symptômes morbides et extérieurs du mal, mais il faut
encore chasser de l'organisme l'esprit étranger qui s'y est
établi. Aussi les exorcistes ont-ils coutume, pour s'as-
surer s'il est réellement sorti, d'exiger de lui qu'il donne
un signe extérieur de son départ; et souvent aussi le dé-
mon cherche une sorte de satisfaction dans la production
de ce signe. C'est quelquefois un vent impétueux, comme
dans le cas qui nous est rapporté dans la Vie de saint
François de Paule. On peut supposer souvent dans les
cas de ce genre que le démon connaît d'avance les phéno-
mènes naturels qui doivent avoir lieu, et qu'il choisit
pour sortir le moment même où ils se produisent, afin de
persuader aux hommes que c'est lui-même qui en est l'au-
teur.
Une femme de Ligurie fut exorcisée à Vallombreuse.
Comme le démon se préparait à sortir, on lui demanda
quel signe il donnerait de son départ; il répondit qu'il
passerait dans un éclair venant du nord, sur un arbre
qui était près de l'église, et qu'il le briserait. La chose
arriva comme il l'avait dit. L'atmosphère cependant était
claire, et rien n'annonçait un phénomène du genre de ce-
lui qu'avait prédit le démon; mais celui-ci persévéra dans
la menace qu'il avait faite. Or tout à coup un nuage épais
et noir fondit du côté du nord; et au moment où le démon
sortit un éclair partit de ce nuage et broya l'arbre. On
conserva son tronc dépouillé en souvenir de l'événement;
et Jérôme deRaggiolo l'avait vu encore de son temps. Une
jeune fille d'Assise, nommée Berthe , qui était possédée ,
DES CRISES SPIRITUELLES, 60o
fut conduite à l'église Saint-Rufin. Au moment où elle
fut délivrée^ on entendit un bruit comme si des pierres
tombaient d'un mur. En même temps il s'éleva contre les
portes de l'église un ouragan si terrible qu'on crut
qu'elles allaient être brisées; puis un vent impétueux
éteignit toutes les lampes; mais elles se rallumèrent bien-
tôt d'elles-mêmes. (A. S., n aug.) Cependant le démon
ne sort pas toujours sans faire de mal. On amène au tom-
beau de saint Guillaume, dans le monastère de Guillon,
un Italien qui était possédé et que l'on tenait enchaîné.
Le démon exorcisé pendant longtemps refuse de sortir.
Obligé de céder à la fin , il annonce aux moines qu'il va
leur jouer un tour. Il brise donc en sortant une magni-
fique fenêtre, pendant qu'une cloche d'argent que saint
Guillaume avait placée dans la voûte est arrachée comme
elle aurait pu l'être par une étincelle électrique. (A. 8.,
28 mai.) Une femme fut délivrée au tombeau de saint
Bonon. A ce moment il s'éleva un grand bruit : la cou-
lonne d'argent qui était sur l'autel du saint fut frappée;
on entendait et l'on voyait les coups sans qu'on pût aper-
cevoir d'où ils venaient. Elle fut pressée et foulée d'une
singulière manière sans être entièrement brisée. (A. S.,
30 aug.)
Quelquefois une lumière qui s'éteint est le signe du
départ de l'esprit malin. On amena une possédée au tom-
beau du bienheureux Joachim Servite. Le démon déclara
qu'il éteindrait la lumière, renverserait cette femme, et
la laisserait comme morte pendant une heure de temps.
En effet, au moment où il partit, l'église retentit comme
si elle eût été ébranlée dans ses fondements; la lumière
s'éteignit, et la pauvre malade fut jetée par terre. fA. S.,
606 DES CRISES SPIRITUELLES.
\ 6 april. ) D'autres fois le son d'une cloche annonce le dé-
part du démon , comme il arriva pour ce possédé de Pise ,
nommé Ungard. L'esprit qui le possédait répondit à ceux
qui lui demandaient un signe de son départ : « Vous l'en-
tendrez tous. » Bientôt la cloche se mit à sonner dans la
chapelle sans que personne tirât la corde. (Hieron Rad.)
D'autres fois, au contraire^la cloche cesse de sonner. Sou-
vent aussi les signes que donne le démon sont plus près
du possédé. Au tombeau de sainte Fina, l'esprit malin ,
en sortant du corps d'un possédé, emporta la barrette
de l'un des assistants^ et brisa la lampe de l'église.
{A. S., 12 mart.) Dans quelques cas, rares il est vrai,
la sortie du démon prend une certaine couleur comique.
Une dame de la Romagne fut exorcisée à Vallombreuse.
Après une longue lutte , le démon , obhgé de céder, dit
au prêtre qui lui demande un signe de son départ : « Ce
signe te sera donné par l'âne d'un paysan qui se dirige
vers nous en descendant là-bas du rocher. Je fixerai telle-
ment ses pieds au sol que personne ne pourra l'en arra-
cher sans qu'il y laisse ses fers. « La chose parut aux
assistants risible et inconvenante. Cependant le paysan
vint à la chapelle pour chercher du secours, et raconta
qu'il ne pouvait faire bouger son âne. Le possédé le re-
garda pendant quelques instants avec étonnement, puis il
lui dit en riant: « Permets -moi, ami, de prendre ton
âne comme signe de ma fuite : tu n'y perdras que ses
fers, et il fera le reste du voyage avec toi sans acci-
dents. » En disant ces mots il partit. Le paysan , se fiant
à ce qu'il avait entendu, alla vers son âne avec quel-
ques-uns des assistants, espérant le trouver à la place
où il l'avait laissé; mais il était à paître loin de là, et
DES CRISES SPIRITUELLES. 007
le paysan rendit grâces à la sainte Vierge de l'avoir
retrouvé. Quelquefois aussi le démon a recours au ma-
gnétisme.
Voici les symptômes que l'on rencontre le plus souvent
dans la délivrance des possédés. Les malades s'affaissent,
et tombent comme morts; un léger souffle seulement
tratiit à de longs intervalles le reste de vie qu'ils con-
servent. Lorsqu'ils sont revenus à eux-mêmes, ils jettent
autour d'eux des regards étonnés, ne savent plus où ils
sont, ni ce que signifient cette foule, et ces prêtres, et ces
cierges allumés, et tout cet appareil qui les entoure. De
même que la nature opère souvent ses œuvres dans l'obscu-
rité du sommeil , ainsi la grâce se pfaît à opérer les siennes
dans le mystère, et à les cacher ainsi à ceux pour qui elle
les fait. C'est pour cela que souvent les liens dont on avait
enchaîné auparavant les possédés tombent d'eux-mêmes,
et ne sont plus nécessaires. Une femme, nommée Gleo-
guena, était depuis cinq semaines tourmentée par un
démon furieux, si bien que dans un accès elle avait arra-
ché avec les dents un morceau de chair du côté de son
frère. Elle resta ainsi enchaînée pendant quatre jours de-
vant le tombeau de saint Ives. Au moment de la crise, ses
liens lui tombèrent des bras et des mains; elle se traîna,
quoiqu'ayant encore les pieds liés, près du tombeau du
saint : les liens qui attachaient ses pieds tombèrent alors,
et elle se trouva parfaitement guérie. {A. S., i 9 mai. ) Les
possédés, après leur délivrance, éprouvent souvent pen-
dant quelque temps un abattement général de tout le
corps. Souvent aussi le moment de la délivrance n'arrive
qu'après une longue attente. Constantin des Thermopyles
était possédé du démon. Il avait de violents accès de fu-
608 DES CRISES SPIRITUELLES.
reur, et son àme était alors assiégée par les images les
plus eflroyables. Il vint au tombeau de saint Lucie jeune,
et y resta longtemps , pleurant et priant jour et nuit.
Cependant Dieu retardait toujours la guérison pour le profit
de son âme. Mais lui, fort dans la foi, ne trahit jamais
aucune pusillanimité, ni dans ses actions ni dans ses pa-
roles. Plusieurs années se passèrent ainsi; il obtint enfin
avec la guérison de grands avantages pour son âme.
(A. S., 7 febr. ) Quelquefois d'autres maladies se déclarent
après la guérison. Une jeune fille de Città di Castello, qui
avait été délivrée du démon à Vallombreuse , eut le corps
couvert d'ulcères après sa guérison. Les cheveux lui tom-
bèrent par la violence du mal; de sorte qu'elle était pour
tous un objet de compassion. Elle recouvra néanmoins la
santé après plusieurs années , et il ne lui resta plus qu'une
certaine pâleur et des taches sur la figure. (Hier. Rad.,
p. 393.) L'an 1606, une dame noble de Bergame, ayant
été guérie par Brognoli après avoir été possédée pendant
longtemps , lui raconta qu'elle souffrait encore beaucoup ,
quoique le démon l'eût quittée. Lorsqu'elle marchait, soit
dans la maison, soit dehors, il lui semblait toujours en-
tendre cinq ou six femmes marcher derrière elle, l'une
après l'autre. Lorsqu'elle se retournait pour les regarder,
elles se retiraient, et elle ne pouvait plus les voir. [Alex.,
disp. 2.) Quelquefois aussi on entend de certains bruits
mystérieux dans le voisinage du lieu où la délivrance a
été opérée. L'abbé Robert d'Ébrach avait chassé un mau-
vais esprit dans le désert; mais après son départ les che-
vaux devinrent furieux; ils écumaient, et frappaient des
pieds le sol , et l'on eut beaucoup de peine à les apaiser.
(A. S., 7 jun., p. 48.) Lorsque la possession a pour objet
DES CRISES SPIRITUELLES. 609
dans les desseins de Dieu de piuifier une àme, elle résiste
h tous les moyens qu'on emploie pour la guérir^ et dispa-
raît enfin d'elle-même sans aucun symptôme remarquable.
Il en fut ainsi pour la bienheureuse Eustochie , dont nous
avons raconté plus haut l'histoire. Son confesseur raconte
que dans sa jeunesse son visage était frais et coloré; mais
que dans l'espace de sept ans, par suite des souffrances
qu'elle avait endurées^ elle devint blême et si faible
qu'elle ne pouvait marcher qu'avec un bâton , et qu'elle
était obligée à chaque instant de s'arrêter pour respirer.
Aussi Dieu l'enleva de ce monde à l'âge de vingt-cinq ans.
Déjà un mois avant sa mort l'esprit qui la possédait;, et qui
manifestait sa présence au moins une fois par jour, devint
moins hardi et semblait ne plus oser parler. Depuis la fête
de la Purification il ne se laissa plus voir au dehors. Ce-
pendant, sept jours avant sa fin, il la fit tellement souf-
frir, qu'elle ne pouvait s'empêcher de pousser des plaintes
horribles; de sorte qu'elle s'étonnait elle-même des cris
extraordinaires qu'elle proférait, et en demandait pardon
aux assistants. Lorsqu'elle eut reçu la sainte communion ,
elle pria instamment la sœur Euphrasie de ne pas l'aban-
donner pendant la nuit. Vers minuit cette sœur crut aper-
cevoir entre autres choses, dans un coin de la chambre,
comme une créature humaine monter jusqu'au plafond, et
se sauver dans l'étage supérieur. « Je suis persuadé, ajoute
le confesseur, que c'était le démon qui l'avait tourmentée
pendant si longtemps , et que Dieu voulut montrer à cette
heure qu'il lui avait ôté le pouvoir de rien entreprendre
contre elle. C'est d'ailleurs ce que manifestaient assez la
sérénité de son visage et les consolations divines qui ne
l'abandonnèrent plus depuis ce moment. Quoiqu'elle ne
610 DES CRISES SPIRITUELLES.
prononçât plus aucune parole, elle paraissait comme
inondée de joie, et il semblait qu'elle allait au festin nup-
tial de la vie éternelle. » (Saligerio, t. I", p. 105et H2;
t. II, p. 4.)
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE QUATRIEME VOLUME.
LIVRE Vi.
CHAPITRE PREMIER.
Comment le mal physique et moral se propage. Rapport de la
magie et de la possession avecla première chute. Des deux citéâ.
Des degrés de l'ascèse diabolique 1
CHAPITRE II.
L'ascèse diabolique considérée dans le domaine de la vie. Oppo-
sition de cette ascèse avec l'ascèse purgative. De la division
des moyens physiques propres à exciter l'organisme. ... 15
CHAPITRE III.
Les initiations dans le paganisme. Les anciens mystères, bons
et honnêtes à l'origine , n'ont pas tardé à dégénérer. On en
trouve encore des restes dans les forêts de l'Amérique, chez
les Virginiens, les Caraïbes , les Moxes , les Mexicains , les
Péruviens; puis au nord de l'Asie, dans le pays des Jakutes;
chez les Finnois et les Lapons 25
CHAPITRE IV.
Le mahométisme, ses mystères et ses initiations. Le suffisme
pénètre dans les abstractions du Coran , et est représenté
au dehors par Tordre des derviches. Ceux-ci se partagent à
Constantinople en deux classes, les danseurs et les hurlean.
Rapports remarquables sur les cheiks Ruffai de l'Inde. Explica-
tion de ces phénomènes 52
612 TAULE DES MATIÈRES.
CHAPITRE V.
Les initiations à la magie dans les temps chrétiens. La magie
au moyen âge s'est cachée dans l'obscurité des grottes. De là
elle a pénétré dans les cabanes du peuple. Des moyens magiques
dont on se servait alors : de l'onguent des sorcières.
Recherches faites à ce sujet par les théologiens, par les juris-
consultes, par les médecins et les naturalistes. Explication et
expériences d'Helmond et de Davy. Des symptOmes produits
par ces onguents d'après les déclarations de ceux qui les ont
éprouvés. Appréciation morale de ces moyens. .... 65
CHAPITRE VI.
L'ascèse diabolique considérée dans le domaine moral. Des fausses
doctrines que la cité du diable oppose à la cité de Dieu. Ces
doctrines égalent la créature au Créateur , ou la mettent au-
dessus de lui, ou enfin la considèrent comme la seule chose
existante. Partant de l'incrédulité, elles mènent à la supersti-
tion, à la fausse magie naturelle, à la fausse divination et à la
magie noire, qui sont les trois exercices ascétiques par lesquels
l'homme est initié aux mystères de l'enfer 9/i
CHAPITRE VII.
Comment l'homme peut conjurer la nature. Différence de lu
vraie et de la fausse science. Des prétentions |de celle-ci; de
ce qu'il y a de vrai en elle. La superstition se rattache à la
puissance indéfinie du nombre, du son et de la parole. . . 101
CHAPITRE VIII.
De la divination , de ses diverses formes. De la faculté de voir
au loin li l'aide d'un miroir ou de quelque fluide. Anciens récits
. sur ce point. Celui du poète Rist. Cas rapporté 'par Spengler.
Récils des voyageurs modernes en Egypte. Explication de ces
phénomènes. Des autres formes de divination. Cecco Esculano,
célèbre astrologue du xive siècle 1V2
CHAPITRE IX.
De révocation des esprits, des anciennes formes de la théur-
gie. La nécromancie en Thessalie. Elle continue dans le chris-
1 ; tianisnie. Ce qui est arrivé daus les derniers temps encore
TABLE DES MATIÈRES. 613
avec Jean Ferez , cité devant l'inquisition espagnole pour
avoir évoqué le diable. Le triple ban de l'enfer de Faust.
L'esprit du Tasse. Dangers de ces invocations; exemple de
Th. Parkes 132
CHAPITRE X.
L'ascèse diabolique dans le domaine moral. Du mensonge et de
l'imposture dans les choses de la vie intérieure. Comment
certaines personnes feignent des états extraordinaires.
Histoire de quatre moines de Berne en 1506. Contre-partie
de cette histoire chez les protestants en Angleterre quarante
ans plus tard. Le dominicain de Landsperg 1^9
CHAPITRE XI.
De ceux qui ont feint d'être possédés. Histoire racontée par
Pigrai en France. W. Perry en Angleterre. Somers et son
exorciste Darrel 165
CHAPITRE Xll.
De ceux qui par orgueil ont feint la sainteté. Comment, lorsque
le mensonge est uni à la vanité et à l'orgueil, l'homme finit
souvent par se persuader qu'il ne ment pas. Comment le mal
se développe et arrive à son dernier terme. Histoire d'une
religieuse de Cell près de Constance; d'une autre près de
Lyon ; de Catherine dans la Valteline ; d'une femme de Gand .
citée par Delrio ; de Nicole de Reims; de François de la Croix
au Pérou 178
CHAPITRE XIII.
Comment la volupté se cache sous le masque de la sainteté.
Histoire d'un provincial des Capucins et de dix-sept Béguines
de Carthagène; du Carme Saulnier à Valognes en Normandie;
du P. Girard k Toulon. Jugement sur tous ces faits. . . . 198
CHAPITRE XIV,
Du pacte avec le démon. L'union avec le démon produite par le
péché originel a été détruite par la rédemption. Des causes
IV. 18
()]'i TABLE DES MATIÈRES.
qui unissent l'iiomnie au démon. Chaque passion a son démon
particulier. Des sept filles de Satan. De ,1a pauvreté et des
autres nécessités de la vie 216
CHAPITRE XV.
Du pacte formel avec le démon et de ses différentes formes. Le
pacte avec le démon est la contrepartie des promesses du
baptême. Des différentes formes de ce pacte. Une tierce per-
sonne sert quelquefois d'intermédiaire. Histoire d'un gentil-
homme de Liège. Des associations déjà existantes reçoivent
des disciples. Des pactes faits avec le démon dans la posses-
sion ou la clairvoyance 226
CHAPITRE XVI.
Les pactes avec le démon étaient connus dès les temps les plus
anciens. Le sénateur Protère et sa fille. Théophile d'Adana.
Exemples dans les temps modernes. Michel Schramm.
Histoire d'un gentilhomme allemand. Histoire de Pollier. . 234
CHAPITRE XVII.
Suites du pacte avec le diable. L'homme, en se donnant au
démon, se sépare complètement de la cité de Dieu, et devient
citoyen de la cité du diable 252
LIVRE VII.
CHAPITRE PREMIER.
Comment les démons sont en rapport avec l'homme. ... 261
CHAPITRE II.
De l'obsession comme premier degré de la possession. Des gnomes
ou farfadets. Histoire d'un gentilhomme de la Valteline et du
svirin tendant Schupart 266
CHAPITRE Ilï.
Les tentations considérées comme effets de l'obsession. Marie
Crucifiée 270
TABLE DES MATIÈRES. 615
CHAPITRE IV.
Passage de l'obsession à la possession. Histoire de Pétronille,
en Savoie; de la fille de Jean de Bon-Romanis 279
CHAPITRE V.
De la possession et de sa nature 295
CHAPITRE VI.
Des causes et des dispositions qui peuvent amener la possession. 301
CHAPITRE VII.
Comment les affections et les passions modifient et altèrent le
tempérament. Juste de la Romagne. Histoire d'une Napoli-
taine; de Mathilde d'Engian ; de Barthélemi de Bonsovannis. 305
CHAPITRE Vin.
Altération du tempérament par les influences vitales; par la
faim ou la soif; par les mauvais traitements; par les maladies ;
par l'épilepsie; par les phases de la lune. Histoire d'un jeune
homme du couvent d'Herzogenbusch; d'une jeune fille, de
Silésie; de Cath. Somnoata; de quatre sœurs à Modène. .- 315
CHAPITRE IX.
Les influeaces spirituelles considérées dans leurs rapports avec
la possession. Un simple regard, quelquefois même une
simple plaisanterie , peut la produire. Des formes sous les-
quelles le démon a coutume de paraître. Histoire de Jean Schmidt. 324
CHAPITRE X.
Des causes occasionnelles de la possession du côté des démons.
Des influences du paganisme. Du pouvoir de la malédiction.
Histoire d'une famille de Césarée. Ives de Danguernano. . 335
CHAPITRE XI.
Le péché considéré comme venant du démon et retournant à lui.
Dieu punit quelquefois par la possession les péchés commis
contre lui ou contre ses saints, l'orgueil, l'envie, l'avarice,
le vol sacrilège, la colère, quelquefois même des fautes légères.
Souvent aussi la possession est une épreuve et non un châtiment. 342
616 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE Xll.
De la durée de la possession. Histoire singulière et touchante
de la bienheureuse Eustochie de Padoue 353
CHAPITRE XIII.
Du nombre des dénions dans la possession. Marie Garcia, en
Espagne 378
CHAPITRE XIV.
Des diverses sortes d'esprits qui peuvent posséder les hommes. 386
CHAPITRE XV.
Des symptômes de ja possession dans les divers degrés de l'or-
ganisme 391
CHAPITRE XVI.
Symptômes de la possession dans les régions moyennes. . . 396
CHAPITRE XVII.
Des altérations produites par la possession dans l'énergie des
organes du mouvement. Marsitas .400
CHAPITRE XVIII.
Altération dans la constitution et les qualités du système moteur.
La possession change quelquefois le centre de gravité, la
direction des courants vitaux, substitue la gauche à la
droite, le bas en haut. Ces étals singuliers ont pour cause
physique une altération profonde du système nerveux. Souplesse
extraordinaire du système musculaire dans la possession. . ill
CHAPITRE XIX.
Du vol diabolique. Comment ce phénomène est commun aux ex- 430
ta tiques et aux possédés. Histoire de Raphaël à Rimini. . .
CHAPITRE XX.
Des effets de la possession dans les régions inférieures du corps
et dans les organes de la nutrition. Comment elle élève les
fonctions de ces organes. Les possédés sentent une faim que
TABLE DES SIATIÉRES. 6i7
rien ne peut rassasier. Ils dévorent tout ce qui se présente à
eux. D'autres fois ils sentent un dégoût profond pour tout
aliment. De la houle hystérique 439
CHAPITRE XXI.
Influence de la possession sur le système pulmonaire. Des flammes
qui sortent de la bouche des possédés. De l'odeur de soufre.
Le bienheureux Jourdain. Altération de la voix. Des cris des
animaux chez les possédés ^50
CHAPITRE XXII.
Des eflets de la possession dans le système de la circulation.
Sommeil léthargique et insomnie des possédés. Troubles dans
la chaleur animale, dans le cours des fluides. Enflure du
corps. Trouble des organes génitaux. Stigmatisation. Sainte
Eustochie U5k
CHAPITRE XXIII.
De la possession dans le système nerveux supérieur. L'orgueil
cause de la possession. Du mutisme ou des voix difli'érentes
des possédés. De leur insensibilité 467
CHAPITRE XXIV.
Influence de la possession sur la parole. Les possédés enten-
dent et iparleut des langues étrangères. Ils perdent le sou-
venir des choses qu'ils ont faites ou dites dans leur accès.
Histoire de madame Ranfin. Du chant chez les possédés. His-
toire du frère Ferdinand 472
CHAPITRE XXV.
Influence de la possession sur les sens. Des formes sous les-
quelles le démon apparaît. L'abbé Hermann. Le moine Achard.
Pasqualinus de Tondellis. Antoinette de Saint-Gaudence.
Humiliana de Cerchis 490
CHAPITRE XXVI.
Influence de la possession sur les facultés spirituelles. Les dé-
mons à Prémontré. Les possédés voient à distance. . . . 510
618 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE XXVII.
De la délivrance des possédés. L'Église considérée dans ses rap-
ports avec les possédés. Comment ceux-ci ont horreur de
tout ce qui tient à l'Église. Histoire d'une religieuse. Le
diable parle par la bouche des enfants. Histoire touchante
d'un enfant. La vérité arrachée au démon dans les pos-
sédés 517
CHAPITRE XXVIII.
Polémique des possédés. Nicole Aubry. Une possédée calviniste.
Une autre exorcisée par Luther. Les possédés discernent les
choses saintes 532
CHAPITRE XXIX.
De la puissance qu'a reçue l'Église de délivrer les possédés. Par-
thénius. Saint Yves. Saint Norbert. Saint Albert. Saint Jean
de Salerne. Sainte Catherine de Sienne 542
CHAPITRE XXX.
De la puissance des prêtres dans les exorcismes : les sacrements
et les sacramentaux. Saint Ursmar. La foi. La confession.
L'eucharistie. Saint Bernard. Les reliques des saints. La
croix 551
t
CHAPITRE XXXI.
Précautions à prendre dans l'emploi des exorcismes. Deux excès
à éviter. Il faut d'abord constater la possession : il ne faut
pas croire k toutes les paroles des possédés, ni aux accu-
sations, ni aux menaces du démon. L'exorciste doit veiller
sur soi-même. Histoire d'un prêtre, d'un exorciste, d'un
chevalier. . . 565
CHAPITRE XXXII.
Du côté naturel de la guérison des possédés, des métamorphoses,
des aggravations, des intermittences et des métastases du
mal, surtout quijind il est vers sa fin. Saint Norbert. . . 580
TABLE DES MATIÈRES. 619
CHAPITRE XXXIII.
Des crises de la maladie. Elles s'opèrent par les évacuations al-
vines, par les reins, par les sueurs, par les poumons, par
les vomissements , oii les possédés rejettent souvent des rep-
tiles ou d'autres choses extraordinaires 587
CHAPITRE XXXIV.
Des crises spirituelles. Crises dans les régions intermédiaires.
Contre-épreuve de la guérison. La bienheureuse Eustochie. 599
FO DE LA TABLE DU QUATRIÈME VOLUME.
Tours. — Impr. Marne.
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