Skip to main content

Full text of "La Mystique divine naturelle et diabolique;"

See other formats


■■y  y 


V^ 


>>  ^35>:^ 


»^> 


^  r>  :> D> :»-  37Ô 


>^^^^ 


m  ^^  ?.>J^  > 


GdoSA 


BOOK    149.3. G684    v.4    cl 
GORRES    #    LA    MYSTIQUE    DIVINE 
NATURELLE    ET    DIABOLIQIJE 


3    T153    00003111    b 


Date  Due 

i 

Demco  293-5 

LA  V> 

MYSTIQUE 

DIVINE,  NATURELLE  ET  DIABOLIQUE 


TOME     IV 


Tout  exemplaire  de  cet  ouvrage,  non  revêtu  de  ma  signature ^ 
sera  réputé  contrefait. 


?!^,i^^  J^^,.^- 


^/^^jfkJ^ 


-4L 


LA  5  H 

MYSTIQUE    ;ï 

DIVINE  ^\ 

NATURELLE    ET    DIABOLIQUE 

PAR    GORRES 

OUVRAGE  TRADUIT  DE  L' ALLEMAND 

PAR   M.   CHARLES   SAINTE-FOI 
TOME  IV 


TROISIEME    PARTIE 
I.A     MYSTIQUE     DIABOLIQUE 


AAAAAAAAAn/\AAAAAAAAAAAAnAriAAAAAAAAAAAr\AA 

DEUXIÈME  ÉDITION 

A/^AAA/\/w^JVv^^AAA/v^AAA.•"J\/■-'V*^/^^A'"'A/\AAA^^^^ 


PARIS 


LIBRAIHIE  DE  M'-«  V«  POUSSIELGUE-RUSAND 

RUE    SAINT-SÙLPICE  ,    23 
18  62 


LA 

MYSTIQUE  DIABOLIQUE 


-\  — .CO- 

UVRE SIXIÈME 


CHAPITRE  PREMIER 

Comment  le  mal  physique  et  moral  se  propage.  Rapport  de  la  magie 
et  de  la  possession  avec  la  première  chute.  Des  deux  cités.  Des  degrés 
de  l'ascèse  diabolique. 

La  révélation,  l'histoire,  l'étude  de  la  nature  démon- 
trent que  tous  les  domaines  de  la  création  visible  ou  invi- 
sible sont  partagés,  d'après  un  ancien  swbole,  en  deux 
royaumes,  celui  de  la  lumière  et  celui  des  ténèbres,  et  que 
l'homme,  placé  entre  les  deux,  a  pris  part  aussi  à  cette 
division;  de  sorte  que  son  être  penche  des  deux  côtés,  et 
est  accessible  aux  influences  qui  partent  de  ces  deux  ré- 
gions opposées.  Le  principe  (Je  cette  division  appartient  au 
monde  invisible  :  c'est  le  péché,  acte  libre  d'une  intelli- 
gence créée,  qui,  altérant  l'œuvre  de  Dieu,  bonne  à  son  ori- 
gine, a  introduit  cette  opposition  du  bien  et  du  mal  moral, 
laquelle,  s'étendant  au  monde  physique,  s'y  manifeste 
comme  opposition  du  bien  et  du  mal  naturel,  de  l'harmonie 
et  du  désordre.  L'homme,  ajoutant  à  la  connaissance  du 

IV.  1 


2  DES    DEUX    CITES. 

bien  qu'il  avait  reçue  de  Dieu  la  science  du  mal,  et  s' assi- 
milant en  quelque  sorte  celui-ci ,  par  un  acte  extérieur,  a 
laissé  pénétrer  dans  son  âme  cette  division  funeste  du  bien 
et  du  mal  moral,  par  suite  de  quoi  celle  du  bien  et  du  mal 
physique  a  envahi  son  corps.  A  partir  de  ce  moment,  une 
lutte  terrible  et  incessante  a  commencé  en  lui.  Ainsi  placé 
entre  la  lumière  et  les  ténèbres,  les  portant  à  la  fois  au 
fond  de  son  être,  il  se  sent  poussé  intérieurement ,  et  at- 
tiré au  dehors  des  deux  côtés;  car  il  a  en  lui  comme  un 
aimant ,  dont  les  deux  pôles  correspondent  à  ceux  de  l'ai- 
mant extérieur;  et  il  a  dans  son  cœur  une  réponse  pour 
ces  deux  voix  qui  l'appellent.  Sous  le  rapport  moral  et 
spirituel,  il  peut  suivre  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  attraits; 
car  il  est  libre  dans  son  for  intérieur,  et  d'autant  plus 
libre  que  le  bien  prédomine  en  lui  davantage.  Mais  il  n'en 
est  pas  ainsi  du  mal  physique;  il  ne  peut  pas  toujours 
s'en  garantir,  parce  qu'il  est  lié  de  ce  côté.  Ce  lien  a  com- 
mencé le  jour  où  il  a  donné  accès  en  lui  au  mal  moral , 
lequel  est  la  racine  et  le  principe  du  mal  physique.  Sa 
liberté  morale  est  d'autant  plus  liée  qu'il  donne  accès 
davantage  au  mal.  En  commettant  celui-ci  il  se  soumet  à 
la  puissance  du  mal  radical,  de  même  que  sa  vie  se  trouve 
assujettie  au  mal  physique. 

oommenL  le      Le  germe  de  mort  qui  réside  en  son  corps  est,  dans  ce 
"^^'  P  ^"  commerce  organique  avec  le.^nal  physique,  le  lien  où  se 

se  propage,  rattache  ce  rapport  de  l'un  à  l'autre.  De  même  aussi  le 
principe  de  mort  morale,  le  péché,  est  en  lui  le  lien  qui 
le  met  en  rapportavec  le  mal  radical.  Le  principe  de  vie 
qui  anime  l'organisme  entier  est,  au  contraire,  le  lien  qui 
met  l'homme  en  rapport  avec  la  vie  de  la  nature  et  toutes 
les  influences  salutaires  qu'elle  renferme  en  son  sein , 


DES    DEUX    CITÉS.  3 

tandis  que  le  bien  moral  qui  est  en  lui  le  rattache  à  tout 
le  bien  qui  est  autour  de  lui.  Ce  rapport  du  corps  avec  le 
mal  physique  peut  avoir  lieu  de  deux  manières.  Il  peut 
venir  de  celui-ci  par  une  sorte  de  contagion.  La  nature  en 
ce  cas  dépose  dans  l'organisme  le  poison  qu'elle  couvait 
en  son  sein ,  comme  il  arrive  dans  les  pestes  et  les  épidé- 
mies. Ici  le  principe  positif  du  rapport  est  en  dehors  de  la 
personnalité  :  il  n'y  a  donc  point  de  faute  en  ce  cas,  mais 
seulement  un  accident;  et  le  miasme ;,  engendré  hors  de 
l'individu,  lui  est  seulement  communiqué .  Il  faut  cependant 
pour  cela  qu'il  ait  en  lui  certaines  dispositions  qui  le  ren- 
dent accessible  à  la  contagion.  Or,  ces  dispositions  peuvent 
être  l'effet  d'une  faute,  et  rendre  ainsi  la  conscience  respon- 
sable devant  Dieu  ;  mais  elles  peuvent  aussi  exister  dans 
l'homme  sans  aucune  faute  de  sa  part  :  elles  ne  lui  sont 
point  imputables  alors,  et  la  contagion  est  un  fait  indé- 
pendant de  sa  volonté,  qui  rentre  dans  le  plan  du  gouver- 
nement général  de  ce  monde.  Il  peut  arriver,  au  contraire, 
que  ce  rapport  prenne  son  point  de  départ  dans  la  person- 
nalité même.  Il  n'y  a  plus  seulement  une  rencontre  fortuite 
de  l'organisme  et  du  virus  contagieux;  mais  l'homme 
cherche  celui-ci  avec  intention,  ou  il  devient  volontaire- 
ment lui-même  un  foyer  de  contagion  pour  les  autres. 
Dans  le  premier  cas,  il  s'inocule  en  quelque  sorte  le  mal 
qu'il  trouve  au  dehors ,  tandis  que  dans  le  second  il  le 
produit  en  soi  d'une  manière  positive.  Là  comme  ici  le 
mal  est  volontaire  chez  lui,  et  il  est  responsable  des  suites 
de  son  action.  La  moralité  de  celle-ci  dépend  du  but  que 
l'homme  se  propose  en  introduisant  ou  en  développant  le 
mal  physique  dans  son  corps.  Il  peut,  en  effet,  comme 
cela  arrive  tous  les  jours  dans  la  médecine,  avoir  pour 


't  DES    DEUX    CITES. 

but  de  combattre  un  poison  par  un  autre ,  un  mal  plus 
grand  par  un  mal  plus  petit;  comme  il  peut  aussi  se  pro- 
poser une  fin  criminelle.  Lorsqu'il  y  a  faute,  le  châtiment 
est  plus  grand  dans  ce  dernier  cas  que  dans  le  premier^, 
parce  que  le  premier  principe  de  la  faute  est  dans  la  vo- 
lonté même  de  celui  qui  la  commet. 

Comment  le      H  en  est  du  rapport  de  l'homme  au  mal  moral  comme 
mal  moral 
se  propage,  du  rapport  au  mal  physique  :  il  peut  venir  de  l'homme 

par  dedans,  ou  pénétrer  en  lui  du  dehors.  Dans  le  dernier 
cas  la  cause  de  ce  rapport  est  extérieure  à  l'homme,  et  il 
peut  y  être  soumis  d'une  manière  purement  passive ,  sans 
concours  réfléchi,  et  par  conséquent  sans  aucune  faute  de 
sa  part  ;  comme  aussi  ce  rapport  peut  être  l'effet  de  sa 
coopération,  et  par  conséquent  lui  être  imputé.  Dans 
l'autre  cas,  c'est  dans  la  volonté  même  qu'est  le  principe 
de  ce  rapport;  c'est  d'elle  que  part  l'action  directe  :  et 
le  mal  extérieur  ne  fait  que  donner  en  quelque  sorte  son 
concours  à  l'intention  coupable,  et  lui  servir  d'instru- 
ment. La  faute  alors  se  partage  inégalement  entre  la  cause 
principale  et  primitive  et  la  cause  secondaire.  La  pos- 
session est  un  rapport  du  premier  genre.  Ici,  en  effet, 
nous  trouvons  une  puissance  extérieure  à  la  volonté ,  la- 
quelle s'empare  de  toutes  les  puissances  qui  lui  sont  li- 
vrées, selon  la  mesure  des  dispositions  qu'elle  y  trouve , 
les  lie,  les  enchaîne  et  les  possède  comme  sa  propriété.  La 
magie  établit  au  contraire  un  rapport  du  second  genre. 
Ici,  en  effet,  l'initiative  vient  de  la  volonté  humaine,  qui  a 
recours  à  des  moyens  extérieurs,  afin  de  réaliser  d'une 
manière  plus  puissante  encore  ses  intentions  coupables.  Or 
ce  qui  dans  le  premier  cas  possède ,  et  se  laisse  posséder 
au  contraire  dans  le  second,  c'est  le  mal  radical.  Ce  mal 


DES    DEUX    CITES.  O 

n'a  point  en  soi  de  raison  d'être;  car  il  n'a  pas  été  créé  de 
Dieu.  Tout  être,  ayant  été  créé  de  Dieu^,  est  bon  :  le  mal 
étant  donc  le  non-bien  est  par  là  même  non-être,  c'est-à- 
dire  une  pure  négation.  Pour  qu'il  acquière  l'être  qui  lui 
manque,  il  faut  qu'il  s'attache  à  quelque  chose  qui  l'a 
déjà  :  en  d'autres  termes  il  doit  se  produire  dans  un  être 
personnel,  qui  lui  communique  une  raison  d'être,  et  lui 
donne  ainsi  une  réaUté.  Le  mal  n'est  pas,  mais  le  mauvais 
existe.  Celui-ci  a  un  être  positif,  puisqu'il  est  créé  de 
Dieu  ;  et  c'est  dans  cet  être  que  le  mal  qui  n'est  rien  en 
soi  acquiert  l'être  et  la  réalité.  De  négation  abstraite  qu'il 
était  auparavant,  il  devient  contre -affirmation;  négation 
de  ce  que  Dieu  affirme ,  affirmation  de  ce  que  Dieu  nie; 
de  sorte  qu'il  n'est  pas  simplement  l'absence  du  bien,  mais 
encore  un  effort  positif  contre  lui. 

Ce  premier  suppôt  du  mal  est  donc  aussi  son  premier 
auteur,  puisque  c'est  lui  qui  lui  a  donné  l'être  et  la  réa- 
lité. Ce  n'est  point  ailleurs  en  effet  qu'il  l'a  trouvé,  ce 
n'est  point  d'un  autre  qu'il  l'a  reçu;  mais  il  l'a  inventé  et 
produit  :  il  a  voulu  pour  ainsi  dire  imiter  Dieu ,  et  créer 
comme  lui,  et  c'est  là  le  chef-d'œuvre  qui  est  sorti  de  ses 
mains.  L'auteur  du  mal  est  donc  un  esprit;  et  comme 
tout  être  spirituel  est  un  et  personnel ,  l'auteur  du  mal 
est  un  et  personnel  par  conséquent.  Comme  d'un  autre 
côté  il  y  a  beaucoup  de  mal  et  beaucoup  de  méchants,  il 
est  le  chef  de  ces  multitudes  égarées,  et  c'est  en  cette  qua- 
lité qu'il  s'appelle  Satan.  Le  mal  qu'il  a  tiré  de  son  propre 
fond  à  l'origine,  étant  le  produit  de  sa  volonté,  a  quelque 
chose  du  péché  de  magie ,  tandis  que  le  mal  qu'il  commu- 
nique aux  hommes  par  une  sorte  de  contagion  ressemble  à 
la  possession  volontaire  et  coupable.  C'est  ce  Satan  qui. 


(i  DES   DEUX   CITES. 

soit  en  vertu  du  pouvoir  qu'il  a  acquis  sur  la  nature  dégé- 
nérée, soit  par  la  séduction  ,  établit  ces  rapports  intimes 
entre  lui  et  ceux  qu'il  possède  ;  et  ce  n'est  là  que  la  con- 
tinuation de  cette  première  possession  qui  a  eu  lieu  lors 
de  la  chute  du  premier  homme.  C'est  encore  avec  ce  même 
Satan  que  les  hommes  qui  sont  devenus  ses  esclaves  con- 
tractent dans  le  péché  de  magie  des  rapports  du  second 
genre  ;  et  le  péché  de  magie  ne  fait  que  continuer  la  pre- 
mière chute  des  anges  rebelles,  et  placer  l'homme  à  l'égard 
de  Satan  dans  le  même  rapport  où  les  démons  qui  compo- 
sent son  royaume  se  sont  mis  au  commencement  avec  lui. 
L'homme ,  en  effet,  parla  magie,  se  fait,  comme  les  anges 
rebelles,  le  sujet  du  diable,  son  aide,  son  instrument 
dans  la  production  du  mal ,  chacun  dans  les  limites  de  sa 
personnalité . 

Rapport  de      Ainsi  la  magie  et  la  possession ,  ces  deux  ramifications 

la  magie  ,  x    , ,  r        ,    ,     , 

etdelapos-de  la  mystique  mfernale,  sont  a  1  égard  de  la  première 

session  a  la  ^jj^^g  ^j^ns  le  même  rapport  que  les  deux  branches  de  la 
première  ^^         * 

chute,      mystique  divine,  le  miracle  et  l'extase ,  àl'égardde  l'œuvre 

de  la  rédemption.  De  même  donc  que  le  mauvais  paga- 
nisme, et  même  en  partie  le  meilleur,  a  été  la  continua- 
tion du  péché  originel,  de  même  aussi  le  christianisme  est 
comme  le  prolongement  de  l'œuvre  de  la  rédemption. 
Et  de  même  que  celui-ci,  toujours  présent  dans  tous  ses 
éléments,  se  continue  dans  la  mystique  divine,  ainsi  la 
première  faute  se  continue  toujours  dans  ce  mauvais  pa- 
ganisme qui  a  su  pénétrer  jusqu'au  fond  même  du  chris- 
tianisme, et  qui  ne  peut  trouver  qu'en  lui  son  contre- 
poids et  son  remède.  Nous  nous  sommes  déjà  convaincus 
en  partie  de  cette  vérité  dans  la  mystique  divine.  Nous  y 
avons  vu,  en  effet,  comment  tous  les  éléments  particuliers 


DES    DEUX    CITES.  7 

de  la  rédemption  ;,  présents  au  souvenir  de  tous  les  siècles, 
se  propagent  et  se  développent  sous  la  forme  d'une  tradi- 
tion vivante  et  sensible  dans  les  saints  mystiques  et  dans 
leurs  œuvres;  de  sorte  que,  la  vie  tout  entière  du  Rédemp- 
teur se  prolongeant  en  eux,  il  ne  reste  étranger  à  aucune 
époque,  et  continue  par  eux  en  chacune  l'œuvre  qu'il  a 
commencée  d'abord  dans  sa  propre  personne.  Ainsi,  par 
exemple,  le  don  de  guérir  les  malades,  que  Notre-Seigneur 
a  laissé  comme  héritage  à  son  Église,  n'a  jamais  cessé  en 
celle-ci  depuis  le  jour  où  il  est  monté  au  ciel;  et  ce  que 
nous  voyons  dans  les  saints  en  ce  genre  n'est  qu'un  écou- 
lement de  cette  source  qui  ne  tarit  jamais. 

Il  en  est  de  même  de  tous  les  autres  dons  et  de  tous  les 
phénomènes  qui  se  sont  produits  dans  la  vie  du  Sauveur. 
N'avons-nous  pas  vu  percer  partout  dans  l'extase  le  som- 
met glorieux  du  Thabor?  N'avons-nous  pas  reconnu  dans 
ces  saints  élevés  en  l'air  celui  qui  marchait  sur  les  eaux; 
dans  la  stigmatisation  les  plaies  faites  sur  le  Calvaire?  Or  il 
n'en  va  pas  autrement  dans  le  royaume  des  ténèbres,  et 
nous  aurons  à  juger  la  mystique  infernale  d'après  le' 
même  principe.  La  chute  des  esprits  rebelles,  quoiqu'elle 
n'ait  eu  lieu  qu'une  fois  dans  les  régions  invisibles,  à  un 
moment  déterminé,  ne  se  borne  point  cependant  à  celui-ci: 
ce  fait  primitif  est  devenu  comme  fluide  avec  le  temps ,  et 
se  prolonge  jusqu'à  l'époque  la  plus  reculée.  La  révolte 
des  esprits  ne  cesse  jamais,  parce  que  le  péché,  s'engen- 
drant  toujours  soi-même ,  continue  toujours  d'enchaîner 
la  liberté.  Ce  désordre,  trouvant  un  conducteur  dans  l'élé- 
ment spirituel  du  premier  homme,  s'est  inoculé  en  lui 
dans  le  péché  originel ,  et  a  infecté  de  sa  contagion  toutes 
les  générations  jusqu'à  nous.  Ce  premier  acte  vit  en  cha- 


«  DES    DEUX    CITES. 

cun  de  nous;  mais  dans  la  possession  il  se  reproduit  selon 
toute  son  énergie  et  son  extension.  Notre-Seigneur^  dans 
cet  acte  grandiose  et  universel  qu'il  a  accompli  sur  le  Cal- 
vaire ,  a  délivré  par  un  exorcisme  divin  le  genre  humain 
de  la  possession  qui  le  retenait  captif^  et  a  laissé  à  son 
Église  le  pouvoir  de  faire  pour  chaque  individu  ce  qu'il  a 
fait  pour  tous  les  hommes  en  général  et  pour  chacun  en 
particuher.  Mais  dès  lors  aussi  l'homme  a  pu  de  nouveau 
faire  de  son  propre  mouvement ,  avec  une  réflexion  par- 
faite, ce  qu'ont  fait  les  esprits  rebelles  avant  lui^  et  prendre 
part  à  leur  révolte  comme  auteur  et  principe  de  son  propre 
péché.  Ainsi,,  par  le  péché  de  magie  qui  existait  déjà  dans 
le  paganisme^  quoiqu'il  fût  beaucoup  moins  grave  alors 
qu'aujourd'hui,  la  chute  des  anges  superbes  se  continue 
jusque  dans  le  christianisme.  Cette  chute  se  reflète  comme 
en  un  miroir,  d'après  les  proportions  humaines  toutefois, 
dans  l'ensemble  de  la  magie,  qui,  se  prolongeant  à  travers 
les  siècles,  forme  comme  un  enfer  sur  la  terre,  de  même 
que  la  possession,  sous  toutes  ses  formes  et  à  tous  ses  degrés, 
•  nous  apparaît  comme  le  purgatoire  ici-bas,  et  nous  permet 
de  jeter  un  regard  dans  l'économie  de  ce  lieu  d'expiation. 
Des  deux  ^^  création  tout  entière  est  donc  partagée  comme  en 
églises  deux  egUses ,  dont  l'une  renferme  la  source  de  tout  bien 
et  l'autre  la  source  de  tout  mal.  La  première  est  en  rapport 
avec  tout  ce  qui  a  quelque  affinité  avec  elle,  depuis  le  plus 
haut  degré  du  bien  moral  jusqu'au  dernier  degré  de  l'ordre 
et  du  bien  physique.  La  seconde,  de  son  côté,  est  en  rapport 
avec  le  mal ,  sous  quelque  forme  et  à  quelque  degré  qu'il 
se  produise,  depuis  les  plus  profonds  abîmes  du  désordre 
moral  jusqu'au  mal  purement  extérieur  et  matériel.  Cha- 
cune des  deux  églises  est  de  plus  partagée  en  une  église 


DES    DEUX   CITÉS.  9 

invisible  et  triomphante^  et  une  autre  visible  et  militante. 
Le  siège  de  l'église  triomphante  du  mal  est  l'enfer,  de 
même  que  celui  de  l'église  triomphante  du  bien  est  le  ciel; 
et  toutes  les  deux  ont  aussi  comme  un  purgatoire,  qui  par- 
ticipe en  même  temps  à  la  nature  de  l'église  qui  triomphe 
et  de  celle  qui  combat.  L'église  mihtante  et  visible  a  aussi 
deux  côtés  ou  deux  éléments.  L'un,  prenant  son  point  de 
départ  dans  le  bien  que  Dieu  a  déposé  dans  la  nature  hu- 
maine ou  qu'il  y  a  ajouté  par  sa  grâce,  lutte  contre  le 
mal;  l'autre  au  contraire,  s'appuyant  sur  le  mal  que  le 
péché  a  introduit  en  nous,  combat  contre  le  bien  et  s'ef- 
force de  le  renverser.  Ceux  qui  combattent  contre  le  mal 
ont  pour  chef  celui  qui ,  Dieu  et  homme,  invisible  et  visi- 
ble à  la  fois,  a  fondé  l'Église,  visible  ici-bas,  invisible  dans 
sa  partie  la  meilleure.  L'église  du  mal,  au  contraire,  attend 
encore  un  chef  visible  ;  mais,  jusqu'à  ce  qu'il  vienne,  elle 
honore  comme  son  chef  invisible  l'antique  dragon,  qui  l'a 
fondée  lors  de  la  chute  des  anges  rebelles.  C'est  de  celui-ci 
que  part  la  malédiction  dans  les  charmes  et  les  enchante- 
ments, de  même  que  c'est  de  celui-là  que  découle  la  béné- 
diction dans  le  don  des  miracles ,  des  guérisons  et  de  la 
science.  La  divinité  plane  au-dessus  de  cette  lutte  des  deux 
royaumes  l'un  contre  l'autre.  Bien  loin  d'en  être  troublée, 
elle  la  domine  au  contraire  de  sa  puissance  et  de  son  re- 
gard, inspirant,  fortifiant,  encourageant  les  bons,  répri- 
mant les  méchants,  et  enfermant  leur  action  dans  de  justes 
limites,  tirant  le  bien  des  intentions  les  plus  perverses, 
accomplissant  toujours  sa  volonté ,  sans  jamais  faire  vio- 
lence à  celle  de  ses  créatures,  et  propageant  ainsi  son  empire . 
Les  chefs ,  dans  ce  combat,  étant  des  êtres  intelUgents  et 
personnels,  et  portant  à  cause  de  cela  l'empreinte  de  la 


\0  DES    DEUX    CITÉS. 

Divinité^  prennent  part  à  la  lutte  de  trois  manières;  et  leur 
royaume  se  compose  aussi  de  trois  ordres,  correspondant 
aux  trois  personnes  divines.  D'un  côté^  en  effet,  Notre- 
Seigneur  est  la  vérité^  la  voie  et  la  vie;  et  de  l'autre,  Satan 
est  le  mensonge,  le  chemin  qui  égare  et  le  père  de  la  mort, 
ou  plutôt  la  mort  elle-même.  Ceux  donc  qui  se  rangent  sous 
l'étendard  de  l'un  ou  de  l'autre  éprouvent  l'effet  de  leur 
action  sous  chacun  de  ces  trois  rapports.  Ce  que  nous 
avons  vu  dans  la  mystique  divine  va  se  reproduire  dans  la 
mystique  infernale.  Ici  comme  là,  les  phénomènes  se  dé- 
veloppent dans  le  même  ordre  et  par  les  mêmes  degrés, 
avec  cette  différence  que  chaque  série  forme  comme  le 
revers  et  le  contre-pied  de  l'autre.  Ainsi  les  voies  que  nous 
avons  parcourues  dans  les  régions  lumineuses  de  la  mys- 
tique divine  nous  indiquent  d'avance  celles  que  nous  allons 
parcourir  dans  les  régions  ténébreuses  de  la  mystique  in- 
fernale; et  c'est  ainsi  seulement  qu'il  nous  était  possible 
de  nous  retrouver  dans  l'obscurité  et  les  contradictions  de 
ce  domaine,  et  d'arriver  à  un  résultat  positif. 

Si  les  deux  royaumes  sont  liés  par  un  parallélisme  si 
complet,  l'initiation  aux  mystères  des  ténèbres  exige  donc 
aussi  une  préparation  et  des  exercices  ascétiques,  comme 
l'introduction  dans  le  royaume  de  la  lumière,  et  il  est 
naturel  que  nous  commencions  par  étudier  ceux-ci.  Cette 
ascèse,  qui  tend  à  abaisser  l'homme,  doit  imiter  dans  son 
mode  l'ascèse  qui  tend  à  l'élever  au  contraire.  C'est  le 
christianisme  qui  nous  a  frayé  les  voies  pour  retourner  au 
bien ,  et  qui  nous  donne  les  moyens  à  l'aide  desquels  nous 
pouvons  reconquérir  les  biens  célestes  que  nous  avons 
perdus.  Mais  le  christianisme  n'ôte  point  à  l'homme  sa 
liberté ,  et  il  ne  peut  par  conséquent  empêcher  le  mal  de 


DES    DEUX    CITÉS.  H 

préparer  de  son  côté  des  liens  pour  se  mettre  en  rapport 
avec  ceux  qui  penchent  vers  lui ,  afin  de  propager  par  eux 
son  royaume  sur  la  terre.  Ainsi  le  don  de  la  foi^,  qui  nous 
a  conduits  à  la  vérité  immédiate,  est  un  de  ces  liens  qui  at- 
tachent l'homme  à  Dieu.  La  foi  s'adresse  particulièrement 
à  l'esprit^  et  c'est  lui  qu'elle  met  en  rapport  avec  la  vérité 
souveraine.  Au  don  de  la  foi  correspond  dans  la  cité  du 
diable  l'incrédulité,  qui  conduit  à  la  négation  du  fondement 
de  la  vérité ,  à  l'afiirmation  du  mensonge  et  avec  elle  à  la 
superstition.  L'incrédulité  est  donc  le  lien  qui  met  en 
rapport  les  puissances  supérieures  du  démon  avec  celles 
de  l'homme.  Dans  l'Église  du  Christ,  la  vie  inférieure  de 
l'homme  est  mise  en  rapport  avec  Dieu  par  des  moyens 
qui  ont  pour  but  de  la  fortifier,  de  la  spiritualiser,  de  la 
purifier,  afin  que ,  réglée  et  disciphnée  par  l'ascèse  chré- 
tienne, elle  puisse  s'approprier  la  vie  de  Dieu  lui-même, 
et  se  laisser  assimiler  par  elle,  pour  entrer  ainsi  comme 
membre  vivant  dans  l'organisme  divin  de  son  corps  mys- 
tique. La  cité  du  diable  possède  aussi  des  moyens  de  ce 
genre  :  elle  a  des  poisons  qui  ont  la  faculté  de  stimuler, 
d'irriter,  de  décomposer  pour  ainsi  dire  les  forces  vitales 
de  l'homme,  à  l'aide  des  esprits  sauvages  de  la  nature  qui 
résident  en  eux,  et  que  le  souffle  de  Satan  a  rendus  diabo- 
liques pour  ainsi  dire. 

C'est  là  la  contre-partie  des  sacrements  de  l'Église,  et  en 
particuher  du  sacrement  adorable  de  l'autel.  Aussi,  lorsque 
l'homme  a  rompu  ce  pain  de  l'enfer,  il  mange  pour  ainsi 
dire  la  malédiction  :  lorsqu'il  approche  de  ses  lèvres  ce 
calice  abominable,  il  s'enivre  d'illusions  et  de  songes,  et 
boit  à  longs  traits  la  colère  divine.  Ces  poisons  sont  pour 
lui  des  liens,  xinmla,  et  mettent  sa  vie  en  rapport  avec  la 


12  DES    DEUX    CITÉS. 

mort  qui  gît  au  fond  des  régions  ténébreuses.  Mais  pour  que 
dans  l'un  et  l'autre  cas  l'union  soit  consommée,  il  faut  un 
troisième  élément  qui,  se  plaçant  entre  les  deux  premiers, 
les  unisse  d'une  manière  intime  et  active  parla  force  d'en 
haut  d'un  côté,  par  celle  d'en  bas  du  côté  opposé.  C'est  ce 
que  fait  dans  l'Église  lumineuse  la  sainteté,  qui  se  déve- 
loppe et  se  perfectionne  par  l'exercice  des  vertus  les  plus 
sublimes;  la  sainteté  qui,  ajoutant  à  la  force  de  l'homme 
la  force  de  Dieu,  unit  intimement  le  premier  au  second, 
et  l'aide  à  réaliser  son  règne  sur  la  terre.  De  même  aussi, 
du  côté  opposé,  comme  contre-partie  de  la  sainteté,  nous 
trouvons  un  état  où  l'homme,  de  propos  délibéré  et  avec 
une  pleine  réflexion,  se  livre  sans  mesure  à  tous  les  vices 
et  à  tous  les  crimes,  et  suit  tous  les  mauvais  penchants. 
Dans  cet  état  si  terrible  et  si  dangereux,  la  force  du  démon 
s'ajoute  aussi  à  celle  de  l'homme,  et,  rivant  la  volonté  de 
celui-ci  à  celle  du  premier,  agit  avec  elle  comme  la  grâce 
agit  dans  les  justes  ;  de  sorte  que  l'homme  devenu  esclave 
de  Satan  fait  tout  ce  qu'il  peut  pour  que  la  volonté  de 
celui-ci  se  fasse  sur  la  terre  comme  en  enfer,  et  pour  que 
son  règne  avienne  ici -bas. 
de^l'ascèse  L'une  et  l'autre  ascèse  est  donc  divisée  en  trois  degrés, 
diabolique,  et  il  ne  s'agit  plus  que  de  savoir  de  quel  côté  se  tournera  la 
volonté  humaine.  Sera-ce  à  droite  ou  à  gauche?  Sera-ce  vers 
les  voies  qui  montent  ou  vers  les  sentiers  qui  conduisent 
à  l'abîme?  Dans  le  premier  cas,  l'ascèse  chrétienne  dégage 
peu  à  peu  la  psyché  liée  et  ensevehe  dans  la  nuit;  elle  dé- 
gage la  lumière  que  l'enivrement  des  sens  tient  captive  et 
cachée  dans  le  monde  des  illusions  terrestres;  elle  rend  à 
l'homme  cette  liberté  primitive  que  le  péché  tient  enchaî- 
née, et  à  la  vie  ce  ressort,  cet  éclat,  cette  énergie  qu'elle 


DES    DEUX    CITÉS.  13 

avait  au  commencement.  Les  étoiles  du  monde  intérieur 
scintillent  de  nouveau  dans  son  ciel  :  les  puissances  de 
l'âme,  que  le  péché  comprime  et  tient  arrêtées,  se  remet- 
tent en  mouvement,  comme  un  fleuve  que  la  glace  tient 
captif  recommence  à  couler  aux  premières  chaleurs  du 
printemps.  Les  ombres  de  la  mort  que  l'homme  porte  en 
son  sein  se  dissipent  peu  à  peu;  au  lieu  de  ce  poids  qui 
l'entraîne  vers  la  terre,  il  se  sent  attiré,  enlevé  vers  le  ciel  ; 
et  à  mesure  que  l'enfer  perd  de  ses  droits  et  de  son  pouvoir 
sur  lui,  il  se  rapproche  davantage  des  régions  célestes  et 
de  l'état  oii  il  a  été  créé  à  l'origine.  Que  si  l'homme,  au 
contraire,  met  le  pied  dans  les  sentiers  ténébreux  qui  con- 
duisent à  l'abîme,  le  rayon  de  lumière  que  le  péché  ori- 
ginel avait  laissé  encore  intact  s'obscurcit  dans  le  men- 
songe par  les  péchés  personnels  et  particuhers  qu'il  accu- 
mule sans  cesse,  de  sorte  que  la  lumière,  s'éteignant  peu 
à  peu  en  lui,  est  remplacée  à  la  fin  par  la  lueur  sombre 
et  terrible  du  feu  de  l'enfer.  A  mesure  que  le  bien  dispa- 
raît en  son  âme,  sa  volonté  se  pervertit;  une  inimitié  se- 
crète s'établit  entre  lui  et  tout  ce  qui  est  bon,  et  Satan 
s'empare  de  lui  toujours  davantage.  Il  règne  et  gouverne 
en  lui,  par  l'intermédiaire  de  tel  ou  tel  des  démons  qu'il 
commande,  selon  que  l'homme  est  esclave  de  tel  ou  tel 
vice  en  particuher;  et  lorsque,  méprisant  la  vie  qu'il  peut 
s'assimiler  dans  les  sacrements  de  l'Église,  il  préfère  man- 
ger la  mort  dans  les  poisons  préparés  par  l'enfer,  son 
corps,  les  forces  et  les  puissances  de  celui-ci,  les  éléments 
qui  le  composent,  et  jusqu'à  Tàme  qui  les  anime,  tout  ap- 
partient au  démon.  Il  est  à  lui  comme  un  organe  est  au 
corps  dont  il  fait  partie  ;  il  entre  dans  le  corps  mystique  de 
Satan,  et  il  devient  un  de  ses  membres. 


14  DES    DEUX    CITÉS. 

Ainsi,  un  abîme  alTreux  est  creusé  dans  toutes  les  régions 
de  son  être,  et  les  met  en  rapport  avec  le  démon.  Aussi 
l'homme  se  remplit  des  images  de  l'enfer  :  tous  les  forfaits 
dont  la  nature  humaine  est  capable  lui  deviennent  fami- 
liers :  tous  ces  monstres  que  renferme  en  son  sein  le  cœur 
de  l'homme,  et  qui,  dans  l'état  ordinaire,  liés  et  comprimés 
par  le  bien,  se  cachent  dans  l'obscurité  de  la  nuit,  appa- 
raissent au  grand  jour.  Cet  état  lamentable  augmente  à  me- 
sure que  l'homme,  s'enfonçant  davantage  dans  le  péché,  se 
détache  plus  aussi  de  la  société  des  puissances  supérieures. 
A  mesure  qu'il  méprise  davantage  les  voix  amies  qui  l'a- 
vertissent, il  se  livre  plus  aussi  aux  puissances  invisibles 
du  royaume  du  mal,  et  aggrave  le  joug  qui  pèse  sur  lui. 
Cette  région  lumineuse  qui  survit  ordinairement  dans  la 
conscience  humaine  à  l'abus  de  la  grâce,  et  dans  laquelle 
le  démon  ne  peut  pénétrer,  se  rétrécit  toujours  plus  à  me- 
sure que  l'abîme  devient  plus  profond,  de  sorte  que  lee 
puissances  de  l'enfer  trouvent  toujours  plus  d'espace  pour 
s'étendre.  Les  ténèbres  qui  obscurcissent  l'esprit  de- 
viennent toujours  plus  profondes  ;  la  pente  qui  emporte  la 
volonté  vers  l'abîme  devient  plus  rapide  j  le  feu  qui  em- 
brase le  cœur  devient  plus  dévorant,  jusqu'à  ce  qu'enfin, 
le  mal  étant  arrivé  à  son  comble  et  l'union  avec  le  démon 
étant  consommée ,  tout  signe  de  vie  disparaît ,  la  dernière 
étincelle  de  lumière  s'éteint,  et  les  flots  de  l'abîme  se  re- 
ferment pour  toujours  sur  le  malheureux  réprouvé. 

Après  avoir  suivi  dans  la  mystique  divine  les  traces  des 
saints  montant  vers  le  ciel,  nous  ne  pouvons  éviter  de  des- 
cendre dans  les  abîmes  de  l'enfer  sur  les  traces  des  réprou- 
vés. Et  puisque  nous  avons  rassasié  notre  âme  du  spec- 
tacle ravissant  que  nous  offre  la  vie  des  élus  de  Dieu,  nous 


DES    MOYENS   PHYSIQUES   QUI    EXCITENT    l'ORGANISSIE.         15 

ne  devons  pas  nous  laisser  arrêter  par  T épouvante  et  l'ef- 
froi qu'inspire  le  spectacle  lamentable  de  la  perversité  hu- 
maine arrivée  à  son  comble;  car  elle  aussi,  de  même  que 
la  vertu,  doit  rendre  à  sa  manière  témoignage  à  la  vérité. 
Entrons  donc  résolument  dans  ces  sentiers  ténébreux  de 
Fabîme;  un  rayon  d'en  haut  nous  éclairera.  iSous  com- 
mencerons par  exposer  dans  ce  livre  l'ascèse  diabohque, 
qui  introduit  l'homme  dans  ces  régions  maudites,  et  l'i- 
nitie à  ses  mvstères  abominables. 


CHAPITRE   II 

L'ascèse  diabolique  considérée  dans  le  domaine  de  la  vie.  Opposition 
de  cette  ascèse  avec  l'ascèse  purgative.  De  la  division  des  moyens 
physiques  propres  à  exciter  l'organisme. 

Dans  la  vie  ordinaire,  l'homme  est  renfermé  dans  un 
cercle  où  les  esprits  de  l'autre  monde  ne  peuvent  pénétrer 
que  rarement,  et  encore  à  la  condition  de  se  conformer 
jusqu'à  un  certain  point  aux  lois  qui  le  gouvernent.  La  vie 
suit  son  cours  au  dedans  de  ce  cercle,  car  l'homme  a  reçu 
tout  ce  qui  lui  est  nécessaire  pour  arriver  à  son  but.  La  lutte 
et  la  peine  ne  lui  manquent  pas,  il  est  vrai.  Outre  les  voies 
qui  conduisent  aux  régions  supérieures,  d'autres  descen- 
dent vers  l'abîme;  mais  la  carrière  qu'il  doit  parcourir 
est  devant  ses  yeux,  et  il  sait  ce  qu'il  doit  faire.  Si  les  des- 
tinées de  sa  vie  se  compliquent,  la  foi  est  là  qui  le  rassure 
en  lui  en  montrant  l'heureux  dénoûment.  Mais  lorsqu'il 
met  le  pied  hors  de  ce  cercle,  soit  en  s'élevant  au-dessus 
de  lui,  soit  en  descendant  au-dessous,  il  nepeutplus  comp- 
ter sur  cette  paix  qui  protège  sa  vie;  et  il  doit,  dans  ces 


16       DES     MOYENS    PHYSIQUES    QVl    EXCITENT    l'ORGANISME. 

espaces  inconnus,  se  confier  à  la  garde  des  puissances  aux- 
quelles il  s'est  livré  :  il  entre  en  rapport  avec  les  esprits  de 
l'autre  monde.  Ce  rapport,  l'homme  pieux  ne  l'a  pas  cher- 
ché; mais  il  le  trouve  par  hasard^  en  quelque  sorte,  aux 
limites  du  abonde  ordinaire,  comme  la  suite  et  le  résultat 
de  ses  efforts  constants  vers  le  bien ,  sans  l'avoir  jamais 
désiré. 

La  mystique  divine  ne  connaît  donc  point  d'ascèse  ou 
de  préparation  ayant  pour  but  formel  et  déterminé  de  dis- 
poser l'homme  avoir  les  esprits.  Bien  loin  de  là,  elle  con- 
sidère avec  raison  comme  une  curiosité  criminelle  toute 
tentative  pour  se  mettre  en  rapport  avec  eux;  et  le  moindre 
effort  en  ce  genre ,  elle  le  condamne  de  prime  abord ,  et 
l'attribue  à  la  mystique  infernale.  Tout  son  effort  à  elle, 
c'est  de  briser  la  nature,  d'empêcher  qu'elle  ne  pèse  trop 
sur  l'âme,  de  dégager  celle-ci  des  Uens  qui  l'attachent  au 
corps,  de  la  séparer  de  plus  en  plus  de  la  multitude  des 
choses  créées,  pour  l'unir  plus  intimement  avec  l'unité  in- 
créée. Aussi  les  moyens  dont  elle  se  sert  pour  arriver  à  ce 
but  sont  extrêmement  simples  :  c'est  la  privation,  le  re- 
noncement, la  séparation  de  tout  le  créé,  la  lutte  contre 
la  concupiscence  et  la  volonté  propre,  dans  toutes  les 
directions.  Le  résultat  qu'elle  cherche  et  qu'elle  obtient, 
c'est  une  ascension  continuelle  de  la  nature  supérieure 
au-dessus  de  la  nature  inférieure,  la  victoire  de  la  première 
sur  la  seconde,  une  clarté  plus  grande  dans  le  regard  in- 
térieur, qui  fait  que  l'àme,  à  l'aide  de  la  lumière  divine, 
voit  des  choses  qu'elle  n'apercevait  point  lorsqu'elle  était 
enveloppée  dans  l'obscurité  de  la  terre.  Si  elle  se  détache 
du  monde  visible,  ce  n'est  point  pour  se  mettre  en  un  rap- 
port sensible  avec  les  puissances  de  l'autre  monde.  Elle 


DES    MOYENS    PHYSIQUES   QUI   EXCITENT   l'ORGANISME.         17 

marche  donc  avec  précaution  dans  ces  espaces  inconnus, 
sachant  bien  que  de  grands  dangers  la  menacent  de  tout 
côté.  La  rétine  a  été  donnée  à  Toeil  corporel  afin  que,  fer- 
mant la  pupille,  elle  puisse  le  protéger  contre  l'afflux  trop 
considérable  de  la  lumière  physique;  ainsi  Dieu  a  donné 
à  l'œil  spirituel  de  l'homme  une  certaine  modestie  et  ti- 
midité à  l'égard  de  la  lumière  supérieure  ;  de  sorte  que  de 
temps  en  temps  il  se  ferme,  afin  de  contempler  intérieu- 
rement, dans  le  sanctuaire  de  l'âme,  celui  qu'il  cherche 
uniquement  dans  toutes  ses  voies,  et  qui  est  le  seul  objet 
de  ses  désirs. 

Mais  il  en  est  autrement  de  la  mystique  et  de  l'ascèse  in- 
fernale. Celui  qui  s'y  livre  n'a  point  pour  dernier  but  de 
s'élever  au-dessus  de  tout  le  créé,  de  ne  se  laisser  dominer 
par  aucune  créature,  comme  aussi  de  n'en  dominer  au- 
cune :  sa  fin  suprême,  au  contraire,  ne  dépasse  point  le 
cercle  des  choses  créées.  Mais  le  monde  où  elles  se  trouvent 
renfermées  est  trop  étroit  pour  son  orgueil ,  et  trop  borné 
pour  son  audace;  il  voudrait  pénétrer  dans  les  régions  su- 
périeures, évoquer  les  esprits,  assujettira  son  orgueil  des 
puissances  plus  fortes  que  lui,  ou  se  livrer  à  elles  et  devenir 
leur  esclave ,  afin  de  pouvoir  commander  sur  la  terre  au 
nom  de  celui  qu'il  s'est  choisi  pour  chef;  car  peu  lui  im- 
porte de  servir  l'enfer,  s'il  peut  par  là  se  faire  servir  sur  la 
terre.  Pour  conjurer  les  esprits,  ou  pour  être  en  quelque 
sorte  conjuré  par  eux,  il  faut  les  voir.  Aussi  tout  l'effort 
de  ceux  qui  s'engagent  en  ces  voies,  c'est  de  forcer  l'entrée 
qui  conduit  aux  royaumes  invisibles.  Le  but  de  l'ascèse 
infernale,  de  toutes  ses  initiations  et  de  tous  ses  mystères, 
c'est  de  conduire  l'homme  dans  les  régions  ténébreuses  de 
l'abîme.  Nous  trouvons,  sous  ce  rapport,  une  opposition 


18        DES   MOYENS    PHYSIQUES   QUI   EXCITENT    l'ORGANISME. 

manifeste  entre  la  mystique  divine  et  la  mystique  infer- 
nale. Ce  qu'aime  l'une,  l'autre  le  hait;  ce  que  l'une 
cherche ;,  l'autre  le  fuit  avec  horreur.  Ce  que  la  première 
trouve  par  hasard  sur  son  chemin ,  comme  une  chose  ac- 
cessoire^ ce  qu'elle  accepte  avec  inquiétude  et  timidité, 
l'autre  le  regarde  comme  son  affaire  principale,  et  le  re- 
cherche avec  une  audace  criminelle.  Aussi  dans  l'ascèse 
diabolique  ne  peut-il  être  question  de  privations  pour  elle 
qu'autant  que  celles-ci  peuvent  mener  au  but  qu'elle 
cherche;  mais  comme  vertu  elle  en  a  horreur,  et  cherche 
par  tous  les  moyens  de  se  les  épargner,  afin  d'y  substituer 
l'abondance  et  la  satisfaction  de  tous  les  désirs. 

Le  renoncement  lui  est  également  antipathique  :  elle  ne 
renonce  qu'au  bien  supérieur  et  spirituel,  afin  de  s'assurer 
par  là  la  possession  des  biens  inférieurs  qu'elle  convoite. 
Partout  elle  écarte  d'elle  les  influences  salutaires  qui  pour- 
raient la  troubler,  et  combat  tout  ce  qui  essaie  de  s'interpo- 
ser entre  elle  et  les  puissances  auxquelles  elle  s'est  livrée. 
Elle  recherche  tout  ce  que  la  mystique  divine  évite  avec 
soin ,  abusant  des  puissances  et  des  éléments  de  la  nature, 
dont  la  bonté  divine  nous  permet  de  disposer  afin  d'entre- 
tenir notre  vie  :  elle  les  pousse  au  delà  de  leurs  véritables 
limites,  et  leur  demandent  plus  qu'elles  ne  peuvent  et 
qu'elles  ne  doivent  donner.  Elle  développe  par  des  moyens 
artificiels  leur  vertu  primitive,  et  leur  fait  produire  des 
effets  inaccoutumés.  Au  Heu  de  nourrir,  d'apaiser  et  de 
i-afraîchir  la  vie,  ces  éléments  décomposés,  altérés,  agissent 
d'une  manière  funeste  sur  tel  ou  tel  organe  du  corps  hu- 
main; et  de  là,  envahissant  la  vie  tout  entière,  ils  y  re- 
produisent leur  propre  division,  et  la  bouleversent  de  fond 
en  comble.  Le  résultat  de  cette  aciion,  c'est  de  polariser 


DES    MOYENS    PHYSIQUES    QUI    EXCITENT    L  ORGANISME.         19 

plus  fortement  encore  la  vie  et  l'organisme.  Le  désordre  se 
communique  d'un  organe  à  l'autre,  et  parcourt  ainsi  tout 
le  système  ganglionnaire,  jusqu'à  ce  qu'il  atteigne  le  centre 
delà  vie,  le  sensorium  commune  de  cette  région.  Celui-ci 
irrité,  développé  outre  mesure  par  l'action  de  ces  excitants, 
acquiert  une  concentration  et  avec  celle-ci  une  intensité 
et  une  extension  plus  grandes.  11  pénètre  plus  loin  et  plus 
avant.  Les  sens  prennent  part  aussi  de  leur  côté  à  ce  dé- 
veloppement, et  apportent  du  dehors  des  matériaux  plus 
abondants.  L'àme,  de  cette  manière,  trouve  accès  dans  des 
régions  qui  lui  étaient  auparavant  fermées;  elle  atteint  et 
voit  plus  loin  ;  en  un  mot  elle  devient  clairvoyante  ;  et 
c'est  là  le  but  que  se  propose  l'ascèse  diabolique.  La  clair- 
voyance ouvre  les  régions  invisibles;  puis,  jetant  un  re- 
gard en  arrière  sur  le  chemin  qu'elle  a  parcouru,  elle 
multiplie  ainsi,  en  multipliant  ses  expériences,  les  moyens 
qui  servent  à  la  produire. 

Ces  moyens  se  distinguent  d'après  les  organes  auxquels  Des  moyens 
.,      ,    -        '         ^  A,  .  physiques 

ils  s  adressent.  Ces  organes  peuvent  être  ou  ceux  qui  ser-    propres 

vent  à  la  circulation,  ou  ceux  du  mouvement,  ou  ceux  des  ,  ^  exciter 

•^  1  organisme, 

sens.  Au  rang  le  plus  intime  sont  placés  les  moyens  qui 

agissent  sur  le  sang  et  les  ganglions  inférieurs;  ce  sont 
aussi  les  plus  matériels.  Ils  peuvent  se  diviser  en  trois 
classes,  correspondant  aux  trois  issues  par  lesquelles  la  vie 
inférieure  est  accessible  aux  influences  du  dehors.  En  ef- 
fet, celle-ci  comprend  les  organes  de  la  respiration,  qui 
reçoivent  les  exhalaisons,  les  vapeurs,  en  un  mot  tous  les 
éléments  éthérés  du  dehors.  La  mystique  diabolique  agit 
sur  ces  organes  par  le  moyen  des  exhalaisons,  des  vapeurs, 
des  fumigations,  etc.  Après  les  organes  de  la  respiration 
vientlapeau  extérieure  qui  recouvre  tout  le  corps.  Celle-ci 


20         DES   MOYENS    PHYSIQUES   QUI    EXCITENT   l'ORGANISME. 

est  accessible  à  toutes  les  influences  du  dehors,  surtout 
lorsqu'elle  a  été  préparée  par  des  frictions  ou  le  massage , 
et  que  tous  'ses  pores  se  trouvent  ouverts.  C'est  donc  par 
les  frictions  et  par  les  onguents  que  la  mystique  infernale 
cherche  à  produire  dans  le  système  cutané  une  irritation 
favorable  au  développement  des  phénomènes  qu'elle  veut 
produire.  Enfin,  après  la  peau  extérieure  vient  la  peau  in- 
térieure qui  s'étend  du  gosier  à  travers  tout  le  canal  intes- 
tinal. C'est  sous  la  forme  liquide  que  les  moyens  irritants 
inventés  par  la  mystique  diabolique  agissent  sur  ce  sys- 
tème. 

La  première  de  ces  formes  est  la  plus  pénétrante  et  la 
plus  rapide  dans  son  action ,  à  cause  de  la  volatilité  des 
agents  dont  elle  se  sert,  et  de  la  grande  mobilité  du  système 
pulmonaire.  On  l'employait  de  préférence  dans  toutes  les 
circonstances  où  l'effet  devait  être  prompt,  quoique  pas- 
sager, comme  dans  les  irritations,  par  exemple.  Au  reste, 
cette  forme  était  déjà  indiquée  par  la  nature;  car  le  siège 
de  la  Pythie  était,  on  le  sait,  placé  au-dessus  des  vapeurs 
qu'exhalaient  les  cavités  du  Parnasse;  et  les  Scythes,  lors- 
que, d'après  le  témoignage  d'Hérodote,  liv.  IV,  7  5,  ils 
s'enivraient  avec  les  vapeurs  de  la  semence  d'une  certaine 
espèce  de  chanvre  qu'ils  répandaient  sur  des  pierres  em- 
brasées, ne  faisaient  en  cela  qu'imiter  la  nature.  Le  discré- 
dit de  certaines  localités  tenait  à  des  circonstances  et  à  des 
particularités  de  ce  genre;  et  des  expériences  récentes  ont 
prouvé  que  les  récits  de  l'antiquité  sur  ce  point  ne  sont 
pas  toujours  une  pure  fable.  Ainsi,  elle  raconte  que  per- 
sonne ne  pouvait  dormir  dans  l'ile  d'Aer,  située  dans  le 
golfe  de  Lesbos  et  consacrée  à  Neptune,  parce  qu'on  y 
était  inquiété  par  des  apparitions  nocturnes.  Or,  dans  ces 


DES   MOYE.^S    PHYSIQUES    QUI    EXCITENT    l'ORGAINISME.  21 

derniers  temps,  Sandys  allant  de  Venise  à  Constantinople, 
son  \'aisseau  aborda  dans  ce  golfe,  près  de  cette  ile,  sous 
une  fente  de  rocher  appelée  Golfo  Calone  ;  et  il  se  trouva 
que  tous  ceux  qui  raccompagnaient,  sans  en  excepter  un 
seul,  furent  troublés  dans  leur  sommeil  par  des  songes 
terribles,  et  que  tous  ceux  qui  montaient  la  garde  préten- 
dirent qu'ils  avaient  vu  le  diable.  Ils  furent  tellement  ef- 
frayés qu'ils  partirent  à  minuit  et  quittèrent  ces  lieux 
inhospitaliers.  [Purchas  PUgrimm,  tome  II,  livre  vni,  c.  8.) 
Les  breuvages  enchantés  avaient  aussi  une  action  très-puis- 
sante à  cause  du  voisinage  du  foyer  des  nerfs  ;  mais  cette 
action  était  aussi,  à  cause  de  cela,  rapide  et  passagère,  tan- 
dis que  les  onguents  répandus  sur  toute  la  surface  de  la 
peau,  moins  sensible  sous  ce  rapport  que  les  autres  parties 
du  corps,  et  pénétrant  dans  l'organisme  par  les  extrémités 
des  nerfs  qui  aboutissent  à  celle-ci,  produisaient  un  effet 
plus  lent,  plus  doux,  mais  aussi  plus  durable.  Les  onguents 
sont  donc,  avec  les  breuvages  magiques,  les  moyens  em- 
ployés le  plus  fréquemment  dans  la  magie;  et  elle  n'a  re- 
cours que  dans  certaines  circonstances  particulières  aux 
fumigations,  aux  exhalaisons  et  aux  vapeurs. 

La  seconde  classe  des  moyens  employés  par  la  magie 
s'adresse  aux  diverses  parties  du  système  moteur.  Elle 
comprend  les  différentes  manipulations  qui  se  rattachent 
aux  bras  et  aux  mains,  et  les  mouvements  cadencés  de 
toutes  les  sortes  de  danses.  Quant  à  ces  manipulations,  le 
magnétisme  animal  en  a  fait  connaître  assez  dans  ces  der- 
niers temps  la  signification  et  la  valeur.  Si  c'est  un  prin- 
cipe en  chimie  que  les  corps  n'agissent  qu'autant  qu'ils 
sont  fluides,  c'est  un  principe  non  moins  certain  en 
physique  qu'ils  n'agissent  qu'autant  qu'ils  sont  mis  en 


22        DES    MOYENS    PHYSIQUES    QUI    EXCITENT    l'oRGANISME. 

mouvement.  En  faisant  donc  la  part  de  toutes  les  illusions, 
de  toutes  les  duperies  qui  peuvent  avoir  eu  lieu  dans  ce 
domaine,  il  reste  incontestable  que  c'est  par  le  mouvement 
que  le  système  moyen  de  l'organisme  est  principalement 
excité,  et  que  l'on  peut  mettre  en  rapport  et  enchaîner  en 
quelque  sorte  par  un  lien  commun  le  système  moteur  de 
plusieurs  individus.  Le  fer  frotté  avec  l'aimant  subit  une 
sorte  d'ascèse  physique,  perd  sa  rudesse  et  sa  résistance,  et 
entre  dans  la  sphère  d'action  du  magnétisme  de  la  terre. 
Les  passes  magnétiques  produisent  un  effet  du  même  genre 
entre  deux  individus,  chez  l'un  desquels,  soit  à  la  suite  de 
quelque  maladie ,  soit  par  quelque  autre  moyen,  la  vie  est 
devenue  comme  polarisée.  Elles  étabhssent  entre  eux  des 
rapports  tellement  intimes  que  dans  les  cas  où  l'action  est 
positive  le  somnambule  ne  semble  plus  qu'un  instrument 
entre  les  mains  de  son  magnétiseur  éveillé,  tandis  que 
dans  les  cas  où  l'action  est  négative  le  magnétiseur  est 
dominé  et  gouverné  par  le  somnambule. 

Ici  ce  sont  les  bras  et  les  mains  qui  servent  de  conduc- 
teur au  fluide  magnétique  j  mais  d'autres  fois,  comme  dans 
la  danse,  ce  sont  les  jambes  et  les  pieds  qui ,  tournés  vers 
la  terre,  cette  base  commune,  ce  support  de  toute  vie  orga- 
nique, indiquent  un  assujettissement  plus  complet  de 
l'homme  à  la  nature  et  à  la  vie  inférieure,  tandis  que  les 
manipulations  et  les  mouvements  des  bras  semblent  si- 
gnifier, au  contraire,  une  union  plus  haute  et  plus  libre. 
On  sait  que  la  danse ,  partout  où  elle  a  su  conserver  en- 
core son  ancienne  signification,  ne  fait  que  manifester  au 
dehors  les  affecUons  cachées  au  fond  de  l'âme.  11  s'en 
échappe  en  quelque  sorte  un  courant  magnétique  qui  en- 
lace les  danseurs,  les  emporte  dans  des  tourbillons  toujours 


DES    MOYENS    PHYSIQUES    QUI    EXCITENT    l/ORGANISME.  23 

plus  étroits^  et  les  lie  par  les  rapports  les  plus  intimes. 
Elle  excite^  elle  étend,  elle  soulève  comme  dans  une  tem- 
pête toutes  les  régions  de  la  vie^,  exalte  les  danseurs,  les 
enchaîne  par  le  charme  de  l'affection  particulière  qu'ex- 
priment ces  mouvements  cadencés  ;  elle  doit  donc  être  con- 
sidérée comme  un  des  moyens  magiques  les  plus  puissants 
et  les  plus  efficaces. 

La  troisième  classe  comprend  tout  ce  qui  s'adresse  aux 
sens,  et  pénètre  par  eux  jusqu'à  l'homme  intérieur.  Il  n'est 
pas  un  sens,  en  effet,  qui  ne  puisse  être  soumis  à  Faction  de 
la  magie.  On  connaît  depuis  longtemps  l'effet  magique  des 
odeurs;  et  l'enivrement  que  produisent  dans  l'œil  la  lu- 
mière, les  couleurs  et  les  images  agencées  avec  art,  est  sem- 
blable à  l'ivresse  que  le  vin  produit  dans  les  systèmes  ner- 
veux inférieurs.  Mais  de  tous  ces  moyens  le  plus  puissant 
est  le  souffle,  et  dans  le  souffle  le  son  et  la  parole,  de  même 
que  tous  les  sons  extérieurs  qui  frappent  l'air.  Chaque  élé- 
ment a  sa  voix  qui  lui  est  propre,  et  son  nom  pour  ainsi 
dire  ;  de  sorte  que,  si  vous  l'appelez  par  ce  nom,  il  vous  ré- 
pondra. Lorsque  le  feu  lutte  avec  la  terre  dans  les  abîmes 
souterrains,  on  entend  ses  mugissements  sortir  du  gouffre 
.  béant  où  il  se  débat.  Leau  murmure  et  bruit  dans  le  ruis- 
seau qui  coule  à  travers  la  prairie  ;  elle  mugit  lorsque,  fu- 
rieuse, elle  vient  se  briser  avec  fracas  contre  le  rocher, 
tandis  que  l'air  nous  épouvante  par  les  roulements  du  ton- 
nerre. Chaque  animal  sur  la  terre  a  sa  voix,  dont  les  modi- 
fications expriment  les  diverses  impressions  qu'il  ressent. 
Chaque  affection  qui  soulève  la  poitrine  de  l'homme  a  aussi 
son  ton  particulier.  Or,  de  même  que  chaque  pensée,  après 
s'être  exprimée  dans  les  voyelles  et  les  consonnes  qui  lui 
correspondent,  se  reproduit  dans  l'oreille  de  celui  qui 


:24         DES    MOYENS    PHYSIQUES    QUI    EXCITENT    l' ORGANISME. 

écoute;  ainsi  chaque  affection,  depuis  la  plus  profonde 
jusqu'à  la  plus  élevée,  après  s'être  manifestée  au  dehors 
dans  le  ton  qui  lui  est  propre,  dépose  en  quelque  sorte 
dans  l'àme  de  l'auditeur  le  corps  extérieur  dont  elle  s'est 
revêtue;  et  celui-ci,  éveillant  la  même  affection  qui  lui  a 
donné  naissance,  se  cherche  une  àme  à  son  tour.  La  mu- 
sique n'est  donc  pas  seulement  un  excitant,  mais  elle  est  en- 
core un  Hen  des  esprits  ;  car  chaque  mélodie  porte  renfer- 
mées en  soi  toutes  les  harmonies,  que  l'art  ne  fait  que  déta- 
cher et  produire  au  jour.  Ce  qui  est  vrai  des  sons  cadencés 
et  soumis  au  rh^thme  peut  s'appliquer  aussi  à  la  parole 
articulée.  Par  elle  le  souffle  vivant  de  l'homme  jaillit  de 
la  poitrine  ;  par  elle  s'accompUt  une  sorte  de  transfusion 
des  pensées  d'un  esprit  à  l'autre.  Déjà,  dans  la  vie  ordinaire, 
le  bien  et  le  mal  se  communiquent  de  cette  sorte,  et  souvent 
une  parole  juste,  dite  avec  son  véritable  accent,  produit 
des  effets  surprenants  et  magiques.  Il  n'est  donc  pas  éton- 
nant que  la  magie  ait  recours  à  certaines  formules  ou  à  cer- 
taines évocations  pour  agir  sur  les  natures  déjà  préparées 
à  recevoir  son  action.  Tous  ces  moyens  aussi  ont  été  em- 
ployés; et  dès  que  l'homme  a  découvert  leur  efficacité,  il  a 
cherché  et  trouvé  la  manière  de  les  réunir  tous ,  afin  de 
produire  un  effet  complet  et  vraiment  grandiose.  C'est  dans 
les  initiations  surtout  que  l'on  a  cherché  à  atteindre  ce 
but,  et  c'est  d'elles  que  nous  allons  parler  dans  le  chapitre 
suivant. 


DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME.  25 

CHAPITRE  ni 

Les  initiations  dans  le  paganisme.  Les  anciens  mystères,  bons  et 
honnêtes  à  l'origine ,  n'ont  pas  tardé  à  dégénérer.  On  en  trouve 
encore  des  restes  dans  les  forêts  de  TAmérique,  chez  les  Virginiens, 
les  Caraïbes ,  les  Moxes ,  les  Mexicains ,  les  Péruviens  ;  puis  au  nord 
de  l'Asie,  dans  le  pays  des  Jaiutes;  chez  les  Finnois  et  les  Lapons. 

Les  cérémonies  dont  se  servait  l'antiquité  pour  initier 
les  adeptes  aux  mystères  les  plus  sublimes  du  culte  de  la 
nature  ,  ont  été  célèbres  de  tout  temps ,  et  le  manque  de 
donnée  sur  cet  objet  si  intéressant  a  provoqué  toujours 
l'attention  des  savants^  et  donné  lieu  à  des  études  nom- 
breuses et  profondes.  iSous  en  savons  assez  toutefois  pour 
être  convaincus  que  ces  cérémonies  consistaient  dans  l'em- 
ploi simultané  de  tous  les  moyens  magiques  dont  nous 
venons  de  parler j  et  ceci  s'applique  au  paganisme  tout  en- 
tier, au  meilleur  comme  au  plus  mauvais.  Dans  l'antiquité, 
le  froment  et  le  vin  étaient  considérés  comme  le  principe 
de  toute  vie.  L'agriculture  et  la  culture  de  la  vigne  étaient 
donc  les  deux  formes  du  culte  de, la  nature  :  l'une  sobre, 
réfléchie;  l'autre  enthousiaste,  échevelée.  De  là  est  venu 
aussi  un  partage  semblable  de  la  vie  dans  toutes  ses  fonc- 
tions. Les  initiations  devaient  donc  avoir,  en  vertu  du 
même  principe,  un  double  caractère,  lequel  devait  se  ré- 
véler au  dehors  dans  leurs  symboles.  Les  uns,  en  effet, 
ont  emprunté  leur  symbolique  au  froment  caché  dans  les 
entrailles  de  la  terre ,  les  autres  au  raisin  qui  mûrit  sous 
les  rayons  du  soleil.  Là  le  grain  de  froment  déposé  dans  la 
terre  s'arrache  peu  à  peu,  en  vertu  de  l'énergie  qui  lui  est 
propre,  aux  puissances  ténébreuses  qui  le  retiennent  cap- 
tif ;  mais  ce  n'est  qu'après  être  mort  lui-même  qu'il  peut 

1* 


26  DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME. 

entrer  dans  une  vie  nouvelle.  Il  en  doit  être  ainsi  du  ne'o- 
phyte  qui  veut  être  initié  aux  mystères.  L'homme  supé- 
rieur en  lui  doit  s'arracher  par  une  lutte  constante  et  ré- 
fléchie aux  puissances  de  l'abîme;  mais  ce  n'est  que  par 
la  mort  du  vieil  homme  que  le  nouveau  peut  renaître  à 
une  vie  plus  élevée.  Aussi  des  expiations  et  des  lustra- 
tions  de  toute  sorte  doivent  conduire  à  celle-ci.  C'est  dans 
la  retraite  la  plus  profonde,  au  milieu  des  forêts  ou  au  fond 
des  sanctuaires,  dans  la  solitude  et  le  silence  qu'a  lieu  la 
première  préparation.  L'abstinence  et  la  continence  en  sont 
les  deux  conditions  indispensables;  c'est  ce  qu'expriment 
ces  paroles  que  prononce  le  néophyte  :  Jejuvani;  in  casto 
fui.  Il  faut  qu'il  confesse  ses  péchés,  qu'il  en  fasse  péni- 
tence et  qu'il  les  expie.  Il  faut  que  ses  souillures  soient 
purifiées,  corporellement  d'abord,  et  spirituellement  en- 
suite, par  le  sel,  l'eau,  le  sang  et  le  feu.  C'est  alors  que 
commence  pour  lui  l'état  de  guerre  contre  lui-même.  11 
faut  qu'il  parcoure  toute  la  série  des  épreuves  prescrites , 
pour  que  l'on  sache  s'il  a  acquis  l'égahté  d'àme  et  la  con- 
stance inébranlable  qu'on  exige  de  lui.  Ce  n'est  qu'après 
cette  préparation  que  la  mort  mystique  et  la  renaissance 
peuvent  s'accomplir.  Le  néophyte  refuse  de  prendre  la 
couronne  qu'on  lui  offre;  car  il  ne  veut  d'autre  couronne 
que  Dieu  :  mais  l'initiateur  fait  de  son  côté  comme  s'il 
immolait  le  néophyte  à  Dieu.  (TertuUien,  du  Baptême, 
c.  V.)  Ce  n'est  que  lorsque  l'homme  est  affranchi  de  tout 
le  sensible  qu'il  devient  parfait  et  qu'il  reçoit  la  com- 
munication des  mystères. 

Ce  n'est  plus  ainsi  que  se  passent  les  choses  dans  l'autre 
forme  d'initiation,  qui  prend  le  raisin  pour  symbole.  Le 
vin  se  forme  du  suc  de  la  grappe,  mûrie  au  soleil  par  une 


DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME.  27 

fermentation  qui  semble  avoir  quelque  analogie  avec  l'orgie 
des  mystères.  Ainsi,  la  vie  nouvelle  dans  le  néophyte^ 
semblable  au  vin ,  doit  elre  exprimée  pour  ainsi  dire  de 
son  sang  par  une  sorte  de  fermentation  ignée.  «  Ils  fêtent 
Dionysus  Meenoleus  dans  les  orgies  de  Bacchus ,  dit  Clé- 
ment d'Alexandrie^  et  entrent  dans  une  espèce  d'enthou- 
siasme et  de  fureur  religieuse^  mangeant  de  la  chair  crue, 
se  ceignant  la  tête  avec  des  serpents,  criant  Eve,  invo- 
quant ainsi  celle  qui  a  introduit  l'erreur  et  le  péché  dans 
le  monde.  Aussi  le  serpent  est  le  symbole  des  mystères 
bachiques.  Or  le  serpent  femelle  s'appelait  chez  les  Hé- 
breux Eexa ,  avec  Taspiration.  »  [Protrept.j  p.  11.)  Ce 
n'est  donc  point  le  kykeon,  ce  simple  breuvage  d'orge  mêlé 
de  pouhot,  ni  la  ciguë ,  qui  émousse  le  ressort  de  la  vie , 
que  l'on  présente  au  néophyte.  On  ne  répand  point  de 
petit  poivre  sous  sa  couche ,  mais  au  contraire  on  lui  sert 
dans  un  vin  généreux  tout  ce  qui  peut  exalter  la  na- 
ture et  exciter  les  esprits  vitaux.  Cependant  l'ascèse  exci- 
tante n'exclut  point  d'une  manière  absolue  la  première. 
D'après  cette  loi  naturelle,  qu'au  flux  correspond  toujours 
un  reflux  égal,  elle  se  sert  quelquefois  des  moyens  cal- 
mants pour  rendre  plus  actifs  encore  par  la  réaction  les 
excitants  qu'elle  emploie.  Aussi  trouvons-nous  appliqués 
dans  les  deux  sortes  d'initiation  tous  les  moyens  que  nous 
avons  cités  plus  haut,  non -seulement  les  substances  que 
la  nature  peut  offrir,  mais  encore  la  puissance  des  sons 
dans  la  musique,  le  mouvement  rhythmique  de  la  danse, 
le  charme  de  la  lumière  dans  le  contraste  de  la  couleur  et 
de  l'obscurité.  Toutes  ces  choses  servent  au  même  but. 
Mais  c'est  une  loi  que  le  gain  se  règle  toujours  d'après 
l'enjeu ,  et  que  l'on  demande  davantage  à  celui  qui  a 


28  DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME. 

reçu  plus  que  les  autres,  aux  prêtres  par  coriséqueut. 
Tout  cela  était  innocent  à  l'origine,  et  tendait  à  déve- 
lopper la  moralité  et  à  faire  prédominer  le  bien  sur  le 
mal;  mais  tout  cela  aussi  portait  en  soi  un  principe  de 
dissolution  qui  le  rongeait ,  à  savoir  le  naturalisme ,  sur 
lequel  s'appuyait    tout  l'édifice  de   la  religion  à   cette 
époque.  Le  naturalisme  mettait  la  créature  à  la  place  du 
Créateur,   et  consacrait  comme   prêtre  de  cette   idole 
l'homme  inférieur,  c'est-à-dire  cette  portion  de  notre  être 
qui  a  plus  de  rapport  avec  la  nature  physique.  Le  culte 
devait   naturellement   porter  l'empreinte   de   ces  deux 
formes.  Dans  les  commencements,  il  avait  encore  une 
naïveté  qui  le  rendait  innocent  jusqu'à  un  certain  point; 
mais  il  ne  tarda  pas  à  dégénérer.  Cette  altération  dut 
se  produire  d'une  manière  plus  prompte  et  plus  sensible 
dans  la  seconde  forme,  c'est-à-dire  dans  ce  culte  enthou- 
siaste qui,  célébré  dans  la  nuit  et  les  ténèbres,  exaltait 
les  affections  de  l'âme ,  et  frayait  la  route  à  toute  sorte  de 
désordres.  Aussi,  malgré  tout  le  soin  que  l'on  prit  pour 
le  justifier,  ou  l'excuser  du  moins,  à  l'aide  de  théories 
inventées  dans  ce  but,  il  finit  bientôt  par  tomber  dans 
l'excès  opposé;  et  après  avoir  excité  dans  l'âme  les  mou- 
vements les  plus  violents  et  les  plus  désordonnés,  il  la 
réduisit  à  une  prostration   extrême.   Le  serpent,   sym- 
bole de  toutes  les  religions  de  l'antiquité   en  général, 
représente  d'une  manière  bien  plus  spéciale  encore  ce  culte 
enthousiaste;  et  c'est  avec  raison  que  Clément  d'Alexan- 
drie fait  remarquer  l'accord  singulier  qui  existe  entre  le 
nom  du  serpent  et  celui  d'Eve,  qui  par  son  péché  a  été  la 
mère  de  tout  désordre  sur  la  terre.  La  mythologie  nous 
représente  Hélios  ou  le  soleil  tuant  Python ,  le  dragon  de 


DES    INITlAT[OiNS    DANS    LE    PAGANISME,  29 

feu,  et  devenant  après  sa  victoire  Python  lumineux  et  pro- 
phète. Partout  ainsi  nous  retrouvons  l'opposition  du  ser- 
pent venimeux  qui  donne  la  mort  et  du  serpent  qui  donne 
le  salut.  Mais  la  métamorphose  qui  doit  changer  le  feu  dé- 
vorant en  une  lumière  bienfaisante  s'accomplit,  hélas!  trop 
facilement  dans  un  sens  opposé  :  la  clarté  primitive  de  l'âme 
n'est  que  trop  souvent  souillée  par  les  appétits  inférieurs , 
et  devient  trop  souvent  une  flamme  qui  consume.  Aussi 
les  écoles  d'enthousiasme,  après  avoir  dégénéré  en  écoles 
de  prostration,  devinrent  bientôt  des  écoles  de  magie.  Elles 
tournèrent  alors  complètement  au  mal  les  moyens  qu'elles 
avaient  employés  d'abord  pour  le  bien,  et  leurs  initiations 
prirent  la  forme  et  le  caractère  que  nous  avons  indiqués 
plus  haut. 

Ce  qui  existait  dans  l'antiquité  sous  ce  rapport,  nous  le  Lesimtia- 
retrouvons  dans  les  forêts  de  l'Amérique;  et  les  récits  de  ^^g^^ 
ceux  qui  ont  découvert  ces  pays,  développés  par  ceux  des  Virginiens. 
missionnaires  qui  sont  venus  plus  tard,  peuvent  éclaircir 
bien  des  choses  qui  étaient  encore  obscures  pour  nous 
chez  les  peuples  anciens.  Les  Virginiens  appelaient  l'initia- 
tion aux  mystères  hiscanavirung .  Les  jeunes  gens  en  par- 
couraient les  degrés  inférieurs  de  quinze  à  vingt-cinq  ans, 
avant  d'être  admis  parmi  les  hommes  distingués  de  la 
nation.  A  certains  jours  déterminés,  on  les  conduisit  au 
miUeu  des  danses  dans  les  forêts.  Là,  cachés  pendant  plu- 
sieurs mois  dans  une  solitude  profonde ,  sous  la  direction 
de  leurs  initiateurs,  ils  n'avaient  d'autre  nourriture  qu'un 
breuvage  préparé  avec  certaines  racines,  et  nommé  visoc- 
can,  lequel  leur  prenait  la  tête  à  un  tel  point  qu'ils  per- 
daient le  souvenir  de  leur  vie  antérieure,  de  leurs  parents, 
de  leurs  amis,  de  leurs  possessions  et  même  de  leur 


30  DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME. 

langue.  Lorsque  ce  breuvage  avait  produit  son  effet ,  on  en 
diminuait  peu  à  peu  la  mesure ,  jusqu'à  ce  que  les  jeunes 
gens  fussent  revenus  à  eux-mêmes.  Ils  étaient  alors,  d'a- 
près la  croyance  du  peuple,  purifiés  de  toutes  les  mau- 
vaises impressions  de  leur  jeunesse,  et  replacés  dans  l'état 
primitif  de  l'homme.  Leur  raison  avait  acquis  sa  maturité; 
ils  étaient  renés,  et  leurs  guides  continuaient  à  les  in- 
struire jusqu'à  ce  qu'ils  ne  se  souvinssent  plus  d'avoir  été 
enfants  autrefois. 
Les  Les  Caraïbes  avaient  aussi  des  initiations  de  cette  sorte 

Caraïbes,  p^^^,  j^g  jg^^gg  ggjjg  g^  \q^  jeunes  filles  parvenus  à  l'âge 
nubile,  d'autres  pour  les  jeunes  gens  qui  devaient  monter 
au  rang  des  guerriers,  puis  pour  les  guerriers  qui  de- 
vaient monter  à  celui  de  capitaines,  ou  de  capitaines 
devenir  commandants  supérieurs;  d'autres,  enfin,  pour 
Les  Galibes.  les  prêtres.  Chez  les  Galibes,  celui  qui  veut  être  reçu  com- 
mandant doit  se  retirer  dans  un  coin  de  sa  hutte,  s'y  cou- 
cher dans  son  hamac,  et  y  jeûner  très-rigoureusement 
pendant  six  semaines.  Pendant  tout  ce  temps,  les  autres 
commandants  viennent  le  voir  tous  les  jours  matin  et  soir, 
lui  donner  des  leçons,  accompagnées  chaque  fois  de  trois 
coups  de  fouet,  qui  lui  mettent  le  corps  en  sang,  sans  qu'il 
puisse  manifester  aucun  signe  de  douleur.  Le  temps  de 
l'épreuve  une  fois  achevé,  on  le  suspend  plusieurs  fois 
au-dessus  d'un  feu  d'herbes  d'une  odeur  infecte;  de  sorte 
que,  bien  que  la  flamme  ne  l'atteigne  point,  la  chaleur  et 
l'odeur  lui  font  perdre  connaissance.  On  le  réveille  de  cet 
état  de  mort  apparente  en  lui  mettant  autour  du  cou  une 
cravate  de  feuilles  de  palmier,  où  sont  attachées  à  mi-corps 
grand  nombre  de  grosses  fourmis  noires,  dont  les  mor- 
sures très-douloureuses  le  font  revenir  à  lui-même.  11  est 


DES    INlTIATIOîsS    DANS    LE    PAGANISME.  31 

après  cela  soumis  à  un  second  jeûne ,  moins  sévère  que  le 
premier;  pius  il  reçoit  l'arc  et  les  flèches ;,  symboles  de  sa 
nouvelle  dignité,  et  est  proclamé  commandant.  (Biol, 
Voyage  en  Vile  de  Cayenne  ,  en  l'année  1652,  1.  III,  c.  10.) 
Le  noviciat  est  plus  rigoureux  encore  quand  il  s'agit  de 
consacrer  un  commandant  supérieur  pour  tout  le  peuple. 
Le  jeûne  dure  plus  de  neuf  mois.  Le  récipiendaire  doit 
porter  des  fardeaux  énormes,  monter  la  garde  presque 
toutes  les  nuits ,  parcourir  tout  le  pays  pour  en  avoir  une 
connaissance  exacte.  On  le  met  en  terre  jusqu'à  la  ceinture 
dans  une  fourmilière ,  ou  bien  on  lui  applique  ces  ani- 
maux sur  le  corps  sous  forme  de  cravates,  de  genouillères, 
de  brassières,  de  ceintures  et  de  couronnes.  Lorsqu'il  a 
passé  par  toutes  ces  épreuves,  chacun  de  ses  sujets  lui  met 
le  pied  sur  le  cou ,  après  quoi  on  le  relève  ;  tous  viennent 
déposer  leur  arc  et  leurs  flèches  à  ses  pieds  ;  il  leur  met  à 
son  tour  le  pied  sur  le  cou,  et  il  est  proclamé  leur  maître. 
{Mémoires  de  Trévoux;  mars  1723.) 

Ce  qui  prouve  que  chez  ces  peuples,  sauvages  en  partie, 
une  étincelle  religieuse  gît  au  fond  de  ces  usages,  c'est  que 
ce  qui  chez  eux  se  faisait  dans  les  forêts  se  passait  dans  les 
temples  chez  les  Péruviens  et  les  Mexicains,  qui  étaient  ar- 
rivés à  un  plus  haut  degré  de  culture.  Les  enfants  du  so- 
leil, au  Pérou,  tribu  nombreuse,  devaient,  une  fois  arrivés 
à  l'âge  de  quinze  à  seize  ans ,  subir  les  épreuves  les  plus 
pénibles  ;  pratiquer,  et  pour  les  aliments  et  pour  la  boisson, 
des  jeûnes  toujours  plus  rigoureux,  jusqu'à  leur  entier 
épuisement;  veiller  dix  à  douze  nuits  de  suite  sans  inter- 
ruption ,  lutter  à  la  course ,  faire  les  exercices  militaires , 
combattre  les  uns  contre  les  autres,  au  risque  d'être  blessés 
ou  même  de  gagner  la  mort,  entreprendre  des  travaux  ma- 


32  DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME. 

nuels  de  toute  sorte,  recevoir  des  coups  de  fouet,  se  laisser 
traiter  avec  le  plus  profond  mépris ,  accepter  la  nudité , 
Findigence  et  les  privations  de  toute  sorte;  et  ce  n'est 
qu'après  avoir  passé  heureusement  par  toutes  ces  épreuves 
qu'ils  obtenaient  les  signes  de  leur  dignité.  (Garcilasso  de 
la  Vega,  Comment,  real.,  1.  VI,  c.  xxiv.)  Les  membres  de  la 
noblesse  guerrière  au  Mexique,  avant  d'arriver  à  la  dignité 
de  tecuitle,  devaient  passer  aussi  par  des  épreuves  sem- 
blables, dont  la  rigueur  était  en  proportion  avec  la  hauteur 
du  rang  qu'ils  voulaient  atteindre.  Au  milieu  des  nobles 
guerriers,  dans  le  temple  du  dieu  de  la  guerre,  on  consul- 
tait d'abord  les  augures.  Puis  venaient  les  sacrifices  et  les 
danses  ;  après  quoi  le  récipiendaire,  couvert  de  haillons  et 
renfermé  dans  le  temple,  devait  offrir  au  dieu  son  sang 
pendant  quatre  jours  et  quatre  nuits,  en  veillant  et  jeûnant. 
Il  faisait  la  même  chose  dans  tous  les  temples  de  la  contrée 
à  la  ronde  ;  et  ce  n'est  qu'au  bout  d'un  an  de  ces  épreuves 
qu'il  recevait  devant  l'autel  les  signes  d'une  dignité  qui  lui 
avait  coûté  si  cher.  (Lopez  de  Gomara,  Hist.  gen.,  liv.  II, 
c.  Lxxvm.) 

Dans  ces  usages,  nous  retrouvons  les  cérémonies  em- 
ployées pour  l'initiation  des  héros  de  l'antiquité,  de  môme 
que  dans  celles-ci  nous  retrouvons  la  base  païenne  des  ini- 
tiations de  la  chevalerie  au  moyen  âge  :  l'emprisonnement 
du  récipiendaire  dansla  chambre  noire,  ses  jeûnes,  la  veille 
des  armes  et  les  prières  dans  la  chapelle  pendant  la  nuit , 
la  confession  des  péchés,  le  serment,  la  réception  et  l'arme- 
ment du  chevaher.  Toutes  ces  épreuves  avaient  pour  but 
de  montrer  le  courage  et  la  constance  inébranlable  de 
l'initié.  Mais  l'initiation  des  prêtres  et  des  magiciens  a 
quelque  chose  de  plus  intéressant  pour  nous  encore,  et  qui 


DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME.  3c! 

se  rapporte  davantage  à  notre  sujet;  car  elle  a  pour  but 
principal  de  produire  la  clairvoyance.  C'était  si  bien  là 
l'affaire  capitale  que  chez  lesMoxes,  au  Paraguay,  lorsque  ^^^  ^^^^^ 
le  néophyte  avait  parcouru  toutes  les  épreuves,  on  lui  Paraguay- 
versait  dans  les  yeux  une  liqueur  composée  du  suc  de  plu- 
sieurs plantes,  et  qui  lui  causait  de  grandes  douleurs.  Mais 
elle  aiguisait  aussi  tellement  sa  vue  qu'il  devenait  Tiharoqui , 
c'est-à-dire  qui  a  l'œil  clair,  ou  voyant.  [Lettres  édifiantes.) 
Parmi  les  substances  dont  on  se  servait  dans  les  initiations, 
une  des  plus  importantes  sous  ce  rapport  est  le  tabac,  au- 
quel tous  les  peuples  américains  attribuent  des  propriétés 
singulières ,  et  qui  était  chez  eux  dans  un  rapport  très-in- 
time avec  la  rehgion.  Ainsi,  chez  les  Caraïbes,  le  novice 
doit  passer  dix  ans  quelquefois  chez  un  ancien  magicien 
avant  d'être  seulement  admis  aux  épreuves.  Celles-ci  com- 
mencent par  le  jeûne,  jusqu'à  l'entier  épuisement  du 
corps;  puis  viennent  les  danses  poussées  jusqu'à  la  défail- 
lance, après  quoi  l'on  se  sert  des  fourmis  pour  réveiller 
et  rappeler  à  eux  les  novices.  Enfin ,  pendant  que  ceux-ci 
sont  couchés  à  terre,  demi -morts,  on  leur  verse  par  le 
moyen  d'une  espèce  d'entonnoir  un  vase  plein  de  suc  de 
tabac.  Cette  liqueur  produit  naturellement  les  effets  les 
plus  violents,  jusqu'à  des  vomissements  de  sang.  Dans  les 
intervalles,  et  pendant  la  nuit,  les  autres  magiciens,  réunis 
autour  du  patient,  lui  déchirent  tout  le  corps  jusqu'au 
sang  avec  les  dents  aiguës  de  VaaUi,  afin  de  l'accoutumer 
à  ce  supplice,  qui  se  représente  souvent  dans  le  rituel 
magique. 

Ce  n'est  qu'après  avoir  traversé  toutes  ces  épreuves 
qu'il  est  consacré.  Pour  cela,  les  femmes  nettoient  une 
cabane  et  y  dressent  trois  hamacs  :  l'un  pour  le  consécra- 


34  DES    INITIATIOISS    DANS    LE    PAGANISME. 

teur,  le  second  pour  le  néoph^te^,  le  troisième  pour  l'esprit, 
auquel  on  élève  aussi  une  espèce  d'autel  de  nattes,  où  l'on 
plaçait  pour  lui  du  pain  de  cassave  et  un  vase  plein  d'une 
liqueur  nommée  onicii.  Le  maître  et  le  novice  se  rendent  à 
minuit  dans  la  cabane,  après  que  le  premier  a  expliqué  le 
soir  au  second  la  signification  et  l'importance  de  la  dignité 
qu'il  va  recevoir.  Il  l'exhorte  à  ne  pas  s'effrayer  des  phé- 
nomènes extraordinaires  dont  il  va  être  témoin  dans  le 
cours  de  cette  nuit,  et  ne  cesse  de  lui  vanter  l'honneur 
qu'il  y  aura  pour  lui  d'avoir  désormais  à  son  service  un  es- 
prit qu'il  pourra  appeler  à  son  gré,  et  qui  exécutera  tous 
ses  commandements.  Le  maître  allume  d'abord  une  feuille 
de  tabac  roulée,  et  commence  le  chant  magique  en  hurlant 
de  toutes  ses  forces.  Il  continue  ainsi  jusqu'à  ce  qu'on  en- 
tende dans  les  airs  un  bruit  terrible,  mais  lointain  d'abord. 
On  éteint  alors  le  feu,  en  ayant  bien  soin  de  le  couvrir  jus- 
qu'à la  dernière  étincelle,  parce  que  les  esprits,  dit -on, 
aiment  les  ténèbres.  L'esprit  ou  le  mahoga  entre  avec  la 
rapidité  de  l'éclair  à  travers  le  toit  dans  la  cabane.  Après  que 
le  maître  et  le  novice  lui  ont  témoigné  leur  vénération  pro- 
fonde, une  conversation  s'établit  entre  eux  et  lui,  et  ceux 
qui  attendent  dans  les  cabanes  voisines  n'en  perdent  pas 
un  mot.  L'esprit,  déguisant  sa  voix,  demande  au  maître 
pourquoi  il  l'a  évoqué,  et  lui  annonce  qu'il  est  prêt  à 
satisfaire  ses  désirs.  Le  maître  le  remercie  et  1  invite  à  se 
coucher  d'abord,  et  à  prendre  part  à  la  fête  qu'on  lui 
a  préparée.  L'esprit  monte  dans  le  hamac  avec  une  telle 
force  que  la  cabane  en  tremble.  Il  se  fait  un  profond 
silence,  et  l'on  entend  remuer  les  mâchoires  de  l'esprit 
comme  s'il  mangeait,  quoique  l'on  trouve  ensuite  le  pain 
et  le  breuvage  parfaitement  intacts,  et  l'on  tient  en  grand 


DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME.  3o 

honneur  l'un  et  l'autre,  comme  ayant  été  consacrés  par 
l'esprit. 

Le  maître  se  prosterne  devant  celui-ci,  et  lui  dit  :  «  Je  ne 
t'ai  pas  fait  venir  seulement  pour  te  témoigner  mon  res- 
pect, mais  pour  te  recommander  ce  jeune  homme  ici  pré- 
sent. Commande  donc  qu'un  autre  esprit  semblable  à  toi 
descende ,  le  serve  et  se  Ue  avec  lui  dans  le  même  but  et 
aux  mêmes  conditions  que  tu  t'es  lié  à  moi,  qui  te  sers  de- 
puis tant  d'années.  —  J'y  consens ,  w  répond  l'esprit  avec 
joie.  Aussitôt  un  second  esprit  manifeste  sa  présence  par 
un  bruit  non  moins  terrible  que  celui  qu'a  fait  le  premier 
en  descendant.  Les  sens  du  maître  et  du  novice  sont  liés  et 
charmés  pendant  quelque  temps  par  les  choses  extraordi- 
naires qu'ils  ont  sous  les  yeux.  Le  novice,  demi -mort  de 
frayeur,  saute  de  son  ham^c,  se  prosterne  devant  l'esprit 
nouvellement  arrivé,  et  lui  dit  d'une  voix  tremblante; 
«  Esprit!  toi  qui  daignes  me  prendre  sous  ta  protection, 
sois,  je  t'en  supplie,  favorable  à  mes  vœux.  Sans  ton  se- 
cours, je  suis  perdu  ;  ne  me  laisse  pas  périr  misérablement, 
mais  incline -toi  vers  ma  prière  >  de  sorte  que  je  puisse  te 
conjurer  toutes  les  fois  que  je  le  désirerai,  et  que  le  deman- 
dera le  bien  de  mon  peuple.  — Prends  courage,  répond 
l'esprit,  je  ne  te  quitterai  plus  jamais,  ni  sur  terre  ni  sur 
mer  ;  je  serai  près  de  toi  dans  tous  les  dangers.  Mais  sache 
aussi  que  si  tu  ne  me  sers  pas  avec  fidéhté  tu  n'auras  pas 
d'ennemi  plus  acharné  que  moi.  »  Les  esprits  disparaissent 
ensuite  avec  un  coup  de  tonnerre  qui  fait  retentir  la  ca- 
bane et  les  environs.  Tous  accourent  des  huttes  voisines 
avec  des  lumières,  et  l'on  trouve  le  maître  et  le  novice 
étendus  à  terre  demi-morts  et  privés  de  sentiment.  Les  pa- 
rents et  les  amis  s'efforcent  de  les  rappeler  à  eux.  On  al- 


36  DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME. 

lume  un  grand  feu  pour  les  réchaufier.  On  leur  donne  à 
manger  et  à  boire  pour  réparer  leurs  forces  épuisées  par 
un  long  jeûne.  Mais  l'impression  reste  toujours  dans  l'i- 
magination de  l'initié,  qui  a  désormais  le  pouvoir  de 
guérir  les  maladies  et  d'évoquer  l'esprit.  On  peut  consul- 
ter l'ouvrage  du  P.  Lafitau,  dans  ses  Mœurs  des  sauvages 
américains,^.  344. 

La  première  chose,  plante,  animal  ou  autre,  qui  frappe 
l 'imagination  des  initiés  devient  le  symbole  de  leur  esprit  fa- 
milier, l'objet  de  leurs  désirs,  le  lien  qui  les  met  en  rapport 
avec  lui  d'une  manière  plus  ou  moins  intime,  selon  le 
degré  du  don  qu'ils  ont  reçu.  Les  plus  favorisés  ne  res- 
sentent pas  seulement  dans  leur  âme  ce  qui  les  concerne, 
mais  ils  lisent  encore  dans  l'âme  des  autres,  aperçoivent 
leurs  désirs  les  plus  secrets,  jusqu'à  ceux  qu'ils  ignorent 
eux-mêmes.  On  les  voit  souvent  en  extase;  leurs  sens  sont 
liés;  un  esprit  étranger  semble  s'être  emparé  d'eux,  par- 
ler en  eux  du  fond  de  leur  poitrine.  Il  agit  par  leurs  or- 
ganes, les  élève  quelquefois  en  l'air  ou  les  fait  paraître 
plus  grands  qu'ils  ne  sont  ordinairement.  Dans  la  croyance 
du  peuple,  ces  esprits  sont  diflërents;  les  uns  poussent  au 
bien,  les  autres  au  mal  ;  mais  tous  ceux  qui  sont  liés  à  eux 
se  plaignent  de  la  dureté  de  leur  esclavage.  (Lafitau, 
p.  370.) 

Les  voyageurs  nous  racontent  des  choses  singulières  sur 
les  effets  magiques  que  peuvent  produire  ceux  qui  ont 
reçu  cette  consécration .  Un  officier  français,  qui  dès  sa  jeu- 
nesse avait  vécu  parmi  les  Hurons  et  connaissait  à  fond 
leurs  habitudes,  raconta  au  P.  Latitau  un  fait  de  magie 
dont  il  avait  été  témoin  lui-môme.  Quelques-uns  d'entre 
ce  peuple,  inquiets  de  l'issue  d'une  expédition  qu'avaient 


DES   INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME.  37 

entreprise  sept  de  leurs  guerriers,  prièrent  une  vieille  ma- 
gicienne de  consulter  le  sort  pour  eux.  Elle  eut  beaucoup 
de  peine  à  s'y  décider,  parce  qu'elle  souffrait  beaucoup 
toutes  les  fois  qu'elle  le  faisait.  Cependant  elle  céda  à  leurs 
instances,  surtout  lorsqu'elles  furent  appuyées  par  celles 
de  l'Européen,  qui  d'ailleurs  croyait  peu  à  ces  sortes  de 
choses.  Elle  nettoya  donc  un  certain  espace  de  terre,  y  ré- 
pandit avec  soin  de  la  farine  ou  de  la  cendre  ;  il  ne  se 
rappelle  pas  lequel  des  deux;  puis  elle  y  plaça  quelques 
tas  de  bois  représentant  les  diverses  localités ,  et  formant 
comme  une  carte  de  géographie,  ayant  égard  à  la  position 
de  chaque  lieu.  Elle  tomba  ensuite  en  de  grandes  convul- 
sions, pendant  lesquelles  les  personnes  présentes  virent 
très-clairement  sept  étincelles  sortir  du  fagot  qui  représen- 
tait leur  village,  aller  d'un  bord  à  l'autre,  et  former  ainsi 
un  sentier  à  travers  la  farine  ou  la  cendre.  Les  étincelles, 
après  être  restées  cachées  pendant  quelque  temps  dans  un 
des  villages,  reparurent  de  nouveau  au  nombre  de  neuf, 
et  revinrent  en  se  frayant  une  nouvelle  route,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  elles  se  fussent  arrêtées  près  du  lieu  d'où  elles 
étaient  parties  au  nombre  de  sept.  La  femme,  toujours 
dans  son  délire,  dispersa  les  fagots,  foula  aux  pieds  le  ol 
011  elle  les  avait  arrangés,  s'assit,  se  reposa  quelque  temps; 
puis,  revenue  à  elle,  elle  raconta  tout  ce  qui  était  arrivé 
aux  guerriers  sur  le  sort  desquels  on  l'avait  consultée.  Elle 
indiqua  le  chemin  qu'ils  avaient  pris,  nomma  les  villages 
par  où  ils  avaient  passé ,  donna  le  nombre  des  prisonniers 
qu'ils  avaient  faits,  désigna  le  lieu  où  ils  étaient  présente- 
ment, et  assura  qu'ils  arriveraient  dans  le  village  au  bout 
de  trois  jours.  Sa  prédiction  l'ut  accomplie,  et  les  guerriers 
de  retour  confirmèrent  de  poini  on  point  la  vérité  de  ces 
IV.  2 


38  DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME. 

données.  (Lafitau,  p.  385.)  L'art  de  charnier  les  animaux 
n'était  point  inconnu  aux  prêtres  de  l'Amérique;  on  les 
voit  souvent  manier  sans  dommage  les  serpents  les  plus 
venimeux,  tels  que  le  serpent  à  sonnettes,  elles  porter  en 
leur  sein.  Nous  avons  déjà  vu  qu'ils  s'en  faisaient  des 
ceintures  et  des  couronnes,  comme  on  le  faisait  dans  les 
orgies  de  Dionysus.  [Ihid.,  p.  253.) 
L  île  Gonzalo  Ferdinando  Ovido ,  dans  son  Histoire  générait^ 

d'Hispaniola  (^gg  Indes,  rapporte  que  les  habitants  de  l'île  d'Hispaniola, 
avant  d'avoir  reçu  l'Évangile,  avaient  parmi  eux  un 
ordre  de  prêtres  qui  demeuraient  dans  des  lieux  solitaires 
et  sauvages,  pratiquaient  le  silence  et  les  privations  de 
toute  sorte ,  et  menaient  une  vie  bien  plus  sévère  encore 
que  les  Pythagoriciens.  Ils  s'abstenaient  de  tout  ce  qui  a  du 
sang,  et  se  contentaient  des  fruits ,  des  herbes  et  des  ra- 
cines qui  croissent  dans  leur  pays.  Ils  étaient  connus  des 
indigènes  sous  le  nom  de  Places.  Ils  s'appliquaient  surtout 
à  acquérir  une  connaissance  profonde  des  choses  natu- 
relles. Ils  étaient  avec  cela  habiles  dans  la  magie,  et  possé- 
daient des  moyens  secrets  pour  se  mettre  en  rapport  avec 
les  esprits  toutes  les  fois  qu'ils  voulaient  prédire  l'avenir. 
Voici  comment  les  choses  se  passaient.  Lorsqu'un  cacique 
faisait  venir  dans  ce  but  un  de  ces  prêtres  du  désert,  ce- 
lui-ci venait  avec  deux  de  ses  disciples,  dont  l'un  appor- 
tait un  vase  plein  d'un  breuvage  mystérieux,  tandis  que 
l'autre  avait  une  petite  cloche  d'argent.  Lorsqu'il  était  ar- 
rivé, il  s'asseyait  entre  ses  deux  disciples  sur  un  petit  siège 
rond,  en  présence  du  cacique  et  de  quelques-uns  de  sa 
suite  seulement.  Puis,  le  visage  tourné  vers  le  désert,  il 
commençait  ses  conjurations,  appelant  à  haute  voix  l'es- 
prit avec  des  noms  et  des  formules  qui  n'étaient  comprises 


DES    INITIATIONS    DANS    I.E    PAGANISME.  39 

que  de  lui  et  de  ses  disciples.  Si  au  bout  de  quelque  temps 
Tesprit  ne  se  montrait  pas  encore^  il  buvait  de  Teau  qu'il 
avait  apportée  ;  après  quoi ,  exalté  et  furieux ,  il  était  agité 
par  les  mouvements  les  plus  violents.  Les  conjurations  de- 
venaient plus  hautes  et  plus  pressantes;  il  se  déchirait  avec 
une  épine  jusqu'au  sang,  et  ne  cessait  de  se  démener, 
comme  nous  lisons  que  le  faisaient  les  sibylles  dans  leurs 
inspirations,  jusqu'à  ce  qu'enfin  l'esprit  fût  descendu  sur 
lui,  et  s'en  fût  emparé,  comme  le  chien  se  jette  sur  le  gi- 
bier qu'il  poursuit.  Il  paraissait  ensuite  plongé  dans  une 
sorte  d'extase  et  en  proie  à  des  douleurs  singulières.  Pen- 
dant tout  le  temps  que  durait  la  lutte,  l'un  des  disciples 
agitait  sans  cesse  la  petite  cloche  d'argent.  Une  fois  que  le 
prêtre  avait  recouvré  le  repos,  pendant  qu'il  était  étendu 
à  terre,  privé  de  sentiment,  le  cacique  ou  un  autre  lui  de- 
mandait tout  ce  qu'il  désirait  savoir;  et  l'esprit  répondait 
par  la  bouche  de  l'inspiré  d'une  manière  parfaitement 
exacte. 

Un  jour,  comme  un  Espagnol  assistait  avec  un  cacique 
à  une  évocation  de  ce  genre,  et  qu'il  avait  consulté  en  es- 
pagnol le  magicien  touchant  plusieurs  navires  qui  devaient 
arriver  d'Espagne,  l'esprit  répondit  en  indien,  nomma  le 
jour  et  l'heure  du  départ,  le  nombre  des  vaisseaux,  leur 
chargement;  et  toutes  ses  réponses  se  trouvèrent  justes. 
Lorsque  l'on  consultait  ce  magicien  sur  quelque  éclipse 
de  lune  ou  de  soleil,  sujet  d'efîroi  pour  les  habitants  du 
pays,  ses  réponses  étaient  aussi  d'une  exactitude  remar- 
quable. Il  prédisait  également  les  tempêtes,  la  famine  ou 
l'abondance,  la  guerre  ou  la  paix,  etc.  Lorsqu'on,  le  con- 
sultait sur  toutes  ces  choses,  ses  disciples  l'appelaient  à 
haute  voix,  lui  sonnaient  aux  oreilles  la  sonnette  d'argent. 


40  DES  INITIAT10?iS    DANS    LE    PAGANISME. 

et  lui  soufflaient  dans  les  oreilles  une  certaine  poudre; 
après  quoi  il  se  réveillait  comme  d'une  léthargie  profonde, 
et  restait  quelque  temps  encore  triste  et  harassé.  La 
chose  disparut  dans  l'île  avec  la  propagation  du  christia- 
nisme. 
Les  j.  Acosta,  dans  son  Histoire  des  Indes  occidentales,  1.  V, 

c.  36,  parlant  du  culte  sanglant  et  diabolique  des  Mexi- 
cains, raconte  que,  lorsque  leurs  prêtres  offrent  des  sacri- 
fices et  de  l'encens  à  leurs  idoles  sur  les  plates  -  formes  de 
leurs  temples  ou  dans  des  grottes  obscures,  ils  se  servent 
d'un  certain  onguent,  et  pratiquent  certains  usages,  afin 
de  se  donner  du  courage  et  de  chasser  la  peur.  Cet  onguent 
se  prépare  avec  toute  sorte  de  petites  bêtes,  des  araignées, 
des  scorpions,  des  chenilles,  des  salamandres  et  des  vi- 
pères. Us  réduisent  en  cendres  tous  ces  animaux  sur  le 
foyer  du  temple,  devant  l'autel.  Puis  ils  mettent  ces  cendres 
dans  un  mortier,  y  ajoutent  beaucoup  de  tabac ,  dont  ils 
font  en  général  un  usage  très-fréquent  pour  assoupir  les 
sens,  et  en  forment  un  mélange.  Ils  ajoutent  de  nouveau 
à  celui-ci  d'autres  animaux  des  mêmes  espèces,  mais  vi- 
vants, les  poils  d'un  ver  noir  et  velu,  la  seule  partie  de  son 
corps  qui  soit  venimeuse;  puis  encore  de  la  farine  d'une 
semence  appelée  ololachqui,  dont  ils  savent  d'ailleurs  pré- 
parer un  breuvage  qui  a  la  propriété  d'étourdir  les  sens  et 
de  produire  des  visions.  Us  broient  tout  cela  avec  du  noir 
de  poix,  mettent  dans  de  peUts  pots  l'onguent  qu'ils  en 
composent,  l'offrent  à  leurs  idoles  et  l'appellent  la  nourri- 
ture des  dieux.  Cet  onguent  les  rend  magiciens ,  leur  fait 
voir  le  diable,  et  parler  avec  lui.  Lorsqu'ils  s'en  frottent, 
ils  perdent  tout  sentiment  de  crainte,  sont  comme  envahis 
pai-  un  esprit  sauvage  el  cruel  «jui  fait  qu'ils  tuent  sans 


DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME.  41 

difficulté  les  hommes  dans  leurs  sacrifices  sanglants^  et 
vont  la  nuit  sur  les  montagnes  ou  dans  les  grottes  les  plus 
obscures  sans  craindre  les  bêtes  féroces^  certains  que  ni  les 
lions,  ni  les  tigres,  ni  les  serpents,  ni  les  autres  bêtes  sau- 
vages qui  habitent  leurs  montagnes  et  leurs  forêts  ne 
peuvent  soutenir  cet  onguent  des  dieux,  et  qu'à  sa  vue  ils 
prennent  la  fuite. 

Nous  rencontrons  la  même  chose  au  Pérou.  Là  aussi.       Les 
d'après  le  même  écrivain ,  il  y  avait  sous  la  protection  des 
Incas  un  ordre  de  magiciens  qui  pouvaient  prendre  toutes 
les  formes  à  leur  gré ,  se  transporter  en  peu  de  temps  à 
travers  les  airs,  dans  les  lieux  éloignés,  et  voir  tout  ce  qui 
s'y  passait,  parler  avec  le  diable  qui  leur  répondait  par  le 
moyen  de  certaines  pierres  ou  d'autres  objets  qu'ils  hono- 
raient. Ils  pouvaient  raconter  ce  qui  s'était  passé  dans  les 
pays  les  plus  lointains  avant  qu'on  put  en  avoir  la  moindre 
nouvelle  dans  l'endroit  où  ils  étaient.  Ainsi,  depuis  que 
les  Espagnols  s'étaient  emparés  du  pays,  il  était  arrivé  bien 
souvent  qu'à  des  distances  de  deux  à  trois  cents  milles  ces 
magiciens  avaient  vu  les  événements  considérables  qui  s'y 
étaient  passés,  tels  que  les  batailles,  les  émeutes,  les  morts 
des  princes  ou  d'autres  personnages  importants;  et  il  se 
trouvait  plus  tard  que  tout  était  arrivé  le  jour  même  ou  le 
lendemain  du  jour  où  ils  prétendaient  l'avoir  vu.  Pour 
faire  leurs  prophéties,  ils  se  renfermaient  dans  une  mai- 
son, et  s'enivraient  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  perdu  l'usage 
de  leurs  sens  ;  puis  le  lendemain  ils  répondaient  à  toutes 
les  questions  qu'on  leur  adressait.  Plusieurs  prétendaient 
qu'ils  se  servaient  pour  cela  de  certains  onguents.  C'é- 
taient surtout  de  vieilles  femmes  qui  s'adonnaient  à  ce 
genre  de  magie,  particulièrement  dans  les  provinces  de 


42  DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME. 

Coaillo  et  de  Gutirochizi  et  dans  la  ville  de  Manchei.  Elles 
indiquaient  où  l'on  pouvait  trouver  les  objets  qui  avaient 
été  volés.  D'autres  prédisaient  l'avenir^  annonçaient  d'a- 
vance l'issue  d'un  voyage,  si  tel  ou  tel  homme  tomberait 
malade ,  mourrait  ou  obtiendrait  ce  qu'il  cherchait.  Elles 
répondaient  simplement  par  oui  ou  non^,  après  avoir  parlé 
avec  l'esprit  en  un  lieu  secret;  de  sorte  que  ceux  qui  les 
consultaient  entendaient  bien  la  voix,  mais  ne  voyaient 
point  avec  qui  elles  parlaient,  et  ne  comprenaient  point 
leurs  paroles.  Pour  arriver  à  ce  commerce,  les  magiciens 
pratiquaient  beaucoup  de  cérémonies  et  de  sacrifices,  et 
surtout  l'ivresse  qu'ils  se  procuraient  principalement  par 
le  moyen  d'une  herbe  appelée  cohoba,  dont  ils  mêlaient 
le  suc  avec  leur  breuvage  nommé  chica,  ou  bien  qu'ils  pre- 
naient d'une  autre  manière. 

Ce  que  les  voyageurs  modernes  nous  racontent  des  effets 
de  la  coca  se  rapporte  à  notre  sujet.  Cette  plante  croît  dans 
les  Andes  péruviennes.  Les  habitants  du  pays  la  regardent 
comme  un  don  du  ciel,  qui  leur  a  été  apporté  par  le  prêtre- 
roi  Titicaca.  De  Cuzcoelle  s'est  propagée  avec  la  puissance 
et  la  civilisation  des  Incas.  Autrefois  les  hautes  classes 
seules  faisaient  usage  de  ses  feuilles,  qu'ils  mâchaient  avec 
une  chaux  un  peu  caustique,  mais  aujourd'hui  l'usage 
s'en  est  répandu  jusque  dans  les  classes  inférieures.  L'In- 
dien livré  à  cette  passion  cherche  la  solitude  profonde  des 
forêts;  rien  ne  peut  Teffrayer  ni  le  tirer  de  l'état  passif  de 
quiétude  où  il  est  plongé ,  ni  l'orage,  ni  la  nuit,  ni  le  mu- 
gissement des  bêtes  du  désert.  Sous  l'influence  de  cette 
plante  magique ,  la  mélancolie  habituelle  à  laquelle  il  est 
en  proie  fait  place  à  un  sentiment  ineffable  de  bonheur. 
Son  imagination  lui  présente  des  images  délicieuses  aux- 


DES    INITIATIONS    DAJNS    LE    PAGANISME.  43 

quelles  il  n'est  point  accoutumé  dans  l'état  ordinaire.  On 
cite  des  exemples  surprenants  de  constance  dans  le  travail 
produit  par  l'usage  de  la  coca.  Fortifié  de  temps  en  temps 
par  elle,  le  mineur  fait  douze  heures  de  travail  par  jour^ 
et  le  double  quelquefois  quand  il  y  est  poussé  par  la  misère 
ou  par  l'avarice;  et  pendant  ce  temps  il  ne  prend  pour 
nourriture  qu'une  poignée  de  grains  de  maïs  grillé.  L'In- 
dienqui,  comme  messager  ou  portefaix,  traverse  les  Andes, 
un  quintal  sur  le  dos,  fait  en  huit  heures  dix  léguas  par 
des  chemins  rudes  et  difficiles  en  mâchant  la  coca^  de 
même  qu'à  la  guerre  il  fait  comme  soldat  les  marches  les 
plus  longues  à  l'aide  de  ce  moyen .  Mais  l'usage  de  cette 
herbe  produit  une  excitation  nerveuse  dont  le  résultat  in- 
faillible est  la  faiblesse  des  organes  digestifs,  des  engorge- 
ments, des  maladies  bilieuses,  l'amaigrissement,  la  jau- 
nisse, une  irrémédiable  insomnie,  une  dissolution  générale 
et  enfin  la  mort.  Aussi  a-t-il  été  question  souvent  parmi 
les  Espagnols  d'interdire  entièrement  la  culture  de  cette 
plante,  laquelle,  comme  s'exprime  la  cédule  royale 
de  1560-63-67  et  69,  n'est  qu'idolâtrie  et  sorcellerie, 
semble  ne  fortifier  que  par  une  illusion  du  démon ,  et  ne 
possède  aucune  vertu  véritable,  comme  le  déclarent  tous 
les  hommes  d'expérience;  mais  qui  enlève  un  nombre  in- 
fini d'Indiens,  ou  détruit  leur  santé,  et  les  rend  incapables 
de  travailler.  Le  second  concile  de  Lima,  en  io67,  s'ex- 
prime de  la  même  manière.  (Voyages  d'Ed.  Poppig  au 
Chili,  au  Pérou  et  le  long  du  fleuve  des  Amazones,  publié 
en  allemand  en  1 827 .  ) 

Les  habitants  de  Dari  avaient,  d'après  Wafer,  dans  i<i  LesDariens. 
Description  de  l'isthme  de  Dari,  1699,  des  pratiques  sem- 
blables. Il  demanda  un  jour  à  des  Indiens  du  pays  des  nou- 


44  DES    INlTIATlOiNS    DAMS    LE    l'ACANlSME. 

celles  de  quelques  vaisseaux  qu'ils  atttendaient.  Ceux-ci  ré- 
pondirent qu'ils  ne  savaient  pas  s'ils  étaient  arrivés ^  mais 
qu'ils  allaient  s'en  informer.  Ils  envoyèrent  chercher  aus- 
sitôt quelques-uns  de  leurs  pavanis  ou  magiciens.  Ceux-ci 
ne  tardèrent  pas  à  venir,  et  se  renfermèrent  dans  une 
chambre  où  ils  passèrent  quelque  temps  à  faire  les  prépa- 
ratifs nécessaires.  Wafer  et  sa  compagnie,  qui  étaient  de- 
hors, entendirent  des  cris  et  des  hurlements  épouvan- 
tables, imitant  les  voix  des  animaux  et  des  oiseaux  du  pays, 
et  de  plus  le  bruit  de  coquillages  et  de  pierres  frappées  les 
unes  contre  les  autres  et  d'os  attachés  à  des  courroies.  Le 
son  d'une  espèce  de  tambour  fait  avec  des  roseaux  de  bam- 
bou creusé  augmentait  encore  le  tapage.  On  entendait  de 
temps  en  temps ,  au  milieu  de  ce  vacarme ,  un  grand  cri 
suivi  d'un  profond  silence.  Comme,  malgré  tous  leurs  ef- 
forts, les  magiciens  ne  pouvaient  obtenir  la  réponse  qu'ils 
demandaient,  ils  jugèrent  que  cela  venait  de  ce  qu'il  y 
avait  des  étrangers  dans  la  maison.  Ils  les  firent  donc  sor- 
tir, et  se  remirent  à  l'œuvre.  Comme  au  bout  de  deux  à 
trois  heures  il  n'arrivait  aucune  réponse,  ils  cherchèrent 
dans  la  chambre  où  demeuraient  les  étrangers;  et  ayant 
trouvé  quelques  vêtements  dans  une  corbeille  suspendue 
au  mur,  ils  la  jetèrent  dehors  avec  humeur.  Ils  recom- 
mencèrent ensuite  leurs  évocations,  et  au  bout  de  quel- 
ques instants  ils  eurent  la  réponse  de  l'esprit.  Mais  ils 
étaient  tout  ruisselants  de  sueur.  Ils  descendirent  d'abord 
vers  la  rivière,  et  après  s'y  être  baignés  ils  rapportèrent 
la  sentence  de  l'esprit,  qui  avait  annoncé  que  le  matin  du 
dixième  jour,  à  partir  de  celui  qui  courait,  les  étrangers 
entendraient  un  coup  de  fusil,  puis  un  second,  après  quoi 
deux  vaisseaux  aborderaient;  qu'une  personne  de  la  so- 


DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME.  45 

ciétc  mourrait  aussitôt^  et  que^,  lorsque  les  autres  mon- 
teraient dans  les  vaisseaux ,  ils  perdraient  une  de  leurs 
armes.  Or  tout  cela  arriva  exactement  comme  ils  l'avaient 
pre'dit. 

Le  nouveau  monde  nous  rappelle  à  l'ancien.  Et  d'abord, 
au  Nord  asiatique  nous  trouvons  les  schamanes  occupés  de 
pratiques  entièrement  semblables.  Un  témoin  oculaire, 
compagnon  de  voyage  du  baron  Wrangel  ^  M.  de  Matus- 
chkin^  dans  son  ouvrage  publié  à  Pétersbourg  en  1820^ 
nous  donne  des  renseignements  très-précis  sur  ce  qui  se 
passe  en  ce  genre  dans  le  pays  des  Jakutes ,  non  loin  de 
Merchojenska^  dans  la  jurta  du  Diable.  Il  trouva  au  milieu 
de  la  jurta  un  schamane  dans  un  cercle  fait  avec  des  peaux 
noires  defnouton  sauvage^  et  près  d'un  grand  feu.  De  longs 
cheveux  noirs  retombaient  sur  sa  figure  brune,  d'où  bril- 
laient deux  yeux  vifs  et  tachés  de  sang.  Il  marchait  lente- 
ment et  avec  un  pas  cadencé  autour  de  ce  cercle,  en 
murmurant  à  demi-voix  ses  formules  d'évocation.  Il  avait 
une  espèce  de  soutane  de  peau  de  bêtes  qui  lui  tombait  jus- 
qu'aux pieds,  et  à  laquelle  pendaient,  depuis  le  haut  jus- 
qu'en bas,  des  bandelettes,  des  amulettes,  des  chaînes, 
des  cloches  et  des  petits  morceaux  de  cuivre  et  de  fer.  Il 
avait  à  la  main  droite  un  tambour  magique  orné  de  clo- 
chettes et  à  la  gauche  un  arc  détendu.  Son  regard  était  ter- 
rible et  sauvage.  La  flamme  s'éteint  peu  à  peu,  les  char- 
])ons  ne  jettent  plus  qu'une  lueur  obscure,  le  schamane 
tombe  à  terre.  Après  être  resté  immobile  cinq  minutes  en- 
viron ,  il  pousse  un  gémissement  sourd  et  étouffé  qui  sem- 
blait venir  de  plusieurs  voix.  Puis,  au  bout  de  quelque 
temps  il  souffle  le  feu  et  éveille  la  flamme.  Il  saute  alors, 
met  son  arc  à  terre,  le  tient  de  la  main,  et  appuyant  sa 


Le  norri 

de  l'Asie. 


46  DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME. 

tête  sur  l'extrémité  supérieure ,  il  court  lentement  d'a- 
bord^ puis  toujours  plus  \ite  en  cercle  autour  de  lui.  Il 
s'arrête  tout  à  coup  sans  aucun  signe  de  vertige,  trace  dans 
l'air  avec  la  main  toutes  sortes  de  figures;  puis,  comme 
transporté  par  l'enthousiasme,  il  saisit  son  tambour,  et,  le 
frappant  d'après  une  mélodie  déterminée,  il  saute  tantôt 
plus  vite,  tantôt  plus  lentement,  agitant  son  corps  de  la 
manière  la  plus  étrange.  Sa  tête  tourne  sans  cesse  avec  une 
telle  rapidité  qu'elle  ressemble  à  une  boule  que  l'on  fait 
tourner  en  cercle,  attachée  aune  corde.  Au  milieu  de  tous 
ces  mouvements,  il  ne  cesse  point  de  fumer  avec  avidité 
le  tabac  tscherkesse  le  plus  fort,  et  de  temps  en  temps  il 
avale  une  gorgée  d'eau-de-vie.  Il  tombe  alors  tout  à  coup 
à  terre,  et  reste  roide  et  sans  vie.  Deux  des  assistants  ac- 
courent aussitôt,  et  lui  aiguisent  sur  la  tête  deux  grands 
couteaux.  Il  semble  revenir  à  lui ,  pousse  de  nouveau 
un  gémissement  singulier,  se  remue  lentement  et  d'une 
manière  convulsive,  après  quoi  les  deux  hommes  qui 
avaient  les  couteaux  le  relèvent  et  le  placent  debout.  Son 
aspectest  effrayant;  les  yeux  lui  sortent  de  la  tête ,  son  vi- 
sage est  enflammé.  Il  semble  avoir  perdu  complètement  le 
sentiment,  et  à  part  un  léger  tremblement  de  tout  le  corps, 
on  n'aperçoit  en  lui  aucun  mouvement,  aucun  signe  de  vie. 
Enfin,  il  paraît  se  réveiller;  appuyé  de  la  main  droite  sur 
son  arc,  il  agite  rapidement  de  la  main  gauche  son  tambour 
autour  de  sa  tête,  et  le  laisse  ensuite  tomber  à  terre.  C'est 
le  signe  que  l'inspiration  est  à  son  comble,  et  qu'on  peut 
lui  adresser  des  questions. 

Le  témoin  approche,  le  trouve  debout,  sans  mouvement, 
les  traits  et  les  yeux  sans  vie.  Ni  les  questions  qu'il  lui 
adresse  ni  les  réponses  qu'il  reçoit  aussitôt  n'apportent  le 


DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME.  47 

moindre  changement  sur  ses  traits  immobiles.  Le  témoin 
le  consulte  sur  l'issue  d'une  expe'dition  qu'il  a  entreprise. 
Les  réponses  sont  conçues  dans  le  style  accoutumé  des  ora- 
cles, mais  avec  l'assurance  d'un  homme  expérimenté.  Il 
déclare  que  l'expédition  durera  trois  ans ,  et  que  l'issue 
en  sera  heureuse.  11  annonce  à  celui  qui  le  consulte  une 
maladie  extérieure,  et  dit,  à  propos  d'une  personne  ab- 
sente, qu'elle  vient  de  subir  une  effroyable  tempête  sur  la 
Lena,  à  trois  jours  de  marche  de  Bulem,  ce  qui  se  trouve 
vrai  dans  la  suite.  Cependant,  plusieurs  de  ses  réponses 
sont  tellement  obscures  et  poétiques  que  l'interprète  ne 
peut  les  traduire.  Lorsque  tous  ceux  qui  avaient  à  le  con- 
sulter sont  satisfaits ,  il  retombe  et  reste  couché  par  terre 
environ  une  demi-heure,  dans  des  crampes  et  des  tressail- 
lements violents.  Les  assistants  disent  que  c'est  un  signe 
que  les  diables  sortent  de  lui.  En  tout  cas,  ils  en  sortent 
bien  plus  vite  qu'ils  n'y  sont  entrés;  car  ils  avaient  mis 
quatre  heures  à  venir.  Enfin  la  scène  est  terminée  ;  le  scha- 
mane  se  relève  :  son  visage  exprime  l'élonnement  d'un 
homme  qui  se  réveille  d'un  profond  sommeil  au  milieu 
d'une  société  nombreuse.  Le  témoin  lui  demande  l'explica- 
tion de  quelques  sentences  obscures.  Il  le  regarde  d'un  œil 
étonné,  et  secoue  la  tête  en  disant  qu'il  n'a  jamais  entendu 
parler  de  ce  qu'on  lui  dit.  Dans  une  autre  circonstance,  la 
nature  contagieuse  de  cet  état  se  révéla  d'une  manière 
curieuse.  Un  jour,  en  effet,  un  autre  schamane,  ayant  eu 
une  extase  de  ce  genre,  la  fille  de  la  maison  commença  à 
devenir  inquiète  et  agitée;  puis  elle  changea  de  couleur; 
la  sueur  de  sang  qui  a  coutume  d'annoncer  la  crise  parut  ; 
son  corps  devint  roide  ;  elle  ressentit  des  crampes  vio- 
les, fit  les  mêmes  sauts  que  le  schamane,  en  prononçant 


'i^  DES    IMTIATIOINS    DAiNS    LE    l'AGANlSME. 

des  paroles  inintelligibles,  jusqu'à  ce  qu'enfin  elle  tomba 
épuisée  dans  un  profond  sommeil. 

Ce  schamanisme  s'étend  dans  tout  le  Nord,  et  produit 
partout  les  mêmes  phénomènes.  Il  est  favorisé  par  le  tem- 
pérament et  le  caractère  des  peuples  de  ces  hautes  lati- 
tudes, quoiqu'il  soit  moins  fréquent  aujourd'hui  qu'il  ne 
l'était  avant  l'introduction  du  christianisme.  D'après  l'au- 
teur que  nous  avons  cité  plus  haut,  il  ne  forme  plus  en 
Sibérie  un  ordre  à  part,  et  n'a  plus  ni  tradition  ni  ensei- 
gnement déterminé.  Mais  cet  état  se  reproduit  de  soi- 
même  en  ceux  qui  y  sont  naturellement  disposés ,  et  les 
plus  exercés  ne  savent  comment  il  leur  est  venu.  Au  reste, 
les  dispositions  favorables  à  son  développement  doivent 
être  fréquentes  chez  des  peuples  qui,  comme  les  Samoïè- 
des,  sont  tellement  irritables  que  si  quelqu'un  les  touche 
par  mégarde ,  ou  si  leur  esprit  est  saisi  tout  à  coup  par  un 
objet  qui  les  épouvante,  ils  entrent  aussitôt  dans  une  sorte 
de  fureur  qui  leur  ôte  l'usage  de  la  raison.  On  les  voit  alors, 
dans  un  transport  aveugle,  saisir  une  arme,  une  pierre, 
et  se  jeter  sur  celui  qui  les  a  effrayés.  Ils  ne  peuvent  satis- 
faire à  souhait  leur  rage  3  ils  se  roulent  à  terre  en  hurlant 
comme  des  fous  furieux,  et  on  ne  peut  les  calmer  qu'en 
leur  allumant  sous  le  nez  des  crins  de  renne.  (Wagner, 
Mémoires  sur  la  Russie,  p.  207.) 

Si  dans  ces  contrées  orientales  on  ne  trouve  plus  d'écoles 
de  magie ,  elles  ont  existé  antérieurement ,  au  moins  dans 
l'Ouest ,  comme  on  peut  en  juger  par  les  restes  de  magie 
qu'ont  trouvés  vers  la  fin  du  xix*'  siècle,  chez  les  Finnois 
et  les  Lapons,  Olaûs  Rurdbeck,  Tornaeus  et  surtout  Schef- 
fer,  professeur  à  Upsale.  {Histoire  de  Lapoîiie,  Oxford, 
1674.)  Les  Lapons  croyaient  que  chaque  maison  de  magi- 


DEb    LMTlAllOiNb    DANb    LE    PAGAMSME,  49 

cien  avait  son  esprit  particulier^  quelquefois  deux,  et  da- 
vantage encore;,  quoique  le  nombre  cependant  n'en  fût  pas 
indétini.  Chacun  de  ces  esprits  différait  spécifiquement 
de  l'autre  :  la  science  et  le  pouvoir  de  chaque  magicien 
dépendait  et  des  qualités  de  son  esprit  familier  et  de  sa 
propre  habileté.  Les  plus  habiles  enseignaient  leur  art  : 
ces  esprits^  de  leur  côté^  passaient  des  pères  aux  enfants^ 
comme  par  une  sorte  d'héritage,  et  ceux-ci  apprenaient  de 
leurs  parents  la  manière  de  se  mettre  en  rapport  avec  eux. 
Parmi  ces  esprits,  les  uns  se  faisaient  beaucoup  prier  avant 
d'accorder  ce  qu'on  leur  demandait;  les  autres,  au  con- 
traire, s'offraient  d'eux-mêmes  aux  petits  enfants  quand 
ils  les  trouvaient  bien  disposés.  Ces  derniers  étaient,  dès 
leur  première  jeunesse ,  pris  d'une  certaine  maladie  et 
troublés  par  des  phénomènes  qui  les  initiaient  à  cet  art. 
Bientôt  après  survenait  un  second  accès,  dans  lequel  les 
visions  augmentaient,  et  la  science  avec  elle.  Dans  un  troi- 
sième accès ,  accompagné  ordinairement  de  grandes  souf- 
frances et  de  danger  pour  la  vie,  l'esprit  leur  apparaissait 
sous  toutes  les  formes.  C'est  alors  qu'ils  arrivaient  à  la  per- 
fection de  leur  art;  de  sorte  qu'ils  voyaient  même  malgré 
eux  les  choses  éloignées. 

Outre  les  dispositions  naturelles,  on  voit  apparaître  ici 
trois  degrés  d'initiation,  auxquels  correspondait  sans  au- 
cun doute  un  triple  enseignement.  Ici,  au  reste,  les  phéno- 
mènes se  développent  de  la  même  manière  que  dans  le 
schamanisme.  11  n'est  question,  il  est  vrai,  ni  de  breuvage 
ni  d'onguent  :  le  soin  qu'on  avait  mis  à  entretenir  de  bonne 
heure,  et  pendant  longtemps,  les  dispositions  naturelles  du 
sujet  rendaient  ces  choses  inutiles.  Mais  nous  retrouvons 
à  leur  place  le  tambour  fait  avec  la  racine  de  pin,  de  sapin 


50  DES    INITIATIONS    DANS    LE    PAGANISME. 

OU  de  bouleau,  dont  les  fibres  sinueuses  vont  avec  le  cours 
du  soleil  du  bas  au  sommet,  et  de  droite  à  gauche.  Nous 
trouvons  encore  ici  une  peau  partagée  en  trois  comparti- 
ments: le  ciel,  la  terre  et  l'enfer;  des  figures  et  des  signes 
tracés  avec  une  couleur  tirée  de  l'écorce  intérieure  de 
l'aune.  Le  magicien  frappe  du  tambour  en  faisant  ses  con- 
jurations ;  il  chante  dans  les  intervalles  un  chant  nomme 
Joiike ,  et  les  assistants  répondent  par  un  autre  chant 
nommé  Duara;  enfin  il  se  jette  à  terre^  approchant  le  plus 
possible  de  sa  tète  le  tambour.  Pendant  que,  ruisselant  de 
sueur,  il  est  agité  par  des  crampes  violentes,  et  semble 
lutter  contre  la  mort ,  ses  compagnons  continuent  leurs 
chants,  et  aucun  n'ose  le  toucher,  même  du  bout  du  doigt. 
Le  ravissement  commence ,  et  dure  plus  ou  moins  long- 
temps, selon  que  le  lieu  où  il  doit  se  transporter  en  esprit 
est  plus  ou  moins  éloigné ,  sans  aller  jamais  cependant  au 
delà  de  vingt -quatre  heures.  Puis  il  revient  à  lui,  et  ra- 
conte toutes  les  circonstances  de  la  chose  sur  laquelle  on 
Ta  interrogé,  lors  môme  qu'elle  s'est  passée  au  loin.' 

Ce  tambour  du  Nord  rappelle  celui  de  la  mère  des  dieux 
en  Phrygie,  de  même  que  le  sistre  qui  était  dans  la  main 
de  l'Iris  égyptienne;  et  l'on  voit  clairement  que  les  orgies 
des  mystères  de  l'antiquité  se  rattachent  partout  à  la  magie 
et  à  la  surexcitation  artificielle  des  forces  vitales.  Aussi  re- 
trouvons-nous là  encore  l'emploi  des  onguents  et  des  breu- 
vages. Pausanias,  1.  LX,  c.  xxxix,  raconte  qu'avant  d'en- 
trer dans  la  grotte  de  Trophone  on  était  oint  d'huile  partout 
le  corps.  Dans  l'Inde,  Apollonius  de  Thyane  et  son  compa- 
gnon, avant  d'être  admis  aux  mystères,  furent  oints  d'une 
huile  tellement  forte  qu'il  leur  sembla  qu'on  les  lavait  avec 
du  feu.  (Philostrate,  &dns  sa  Vie  d' Apollonius,  1.  III,  c.  v.) 


DES    INITIATIONS    DANS    LE   PAGANISME.  51 

La  tradition  relativement  aux  propriétés  de  ces  frictions 
s'est  propagée  jusqu'aux  jongleurs  des  temps  modernes. 
Mathiole^  dans  sa  préface  de  Dioscoride,  raconte  à  ce 
sujet  un  fait  remarquable  arrivé  sous  ses  yeux  à  des  bate- 
leurs^ probablement  des  Bohémiens.  Ils  mêlèrent  une  ra- 
cine en  poudre  avec  du  vin,  et  dirent  à  l'un  des  assistants 
d'y  tremper  le  doigt,  et  d'essayer  ensuite  de  le  sucer.  Il  se 
mordit  le  doigt,  et  ressentit  une  telle  douleur  qu'il  se  mit 
à  crier.  Le  bateleur  le  console,  lui  frotte  les  tempes  et  la 
racine  de  la  main  avec  un  onguent ,  et  lui  dit  de  ramasser 
une  pièce  de  monnaie  qu'il  a  jetée  à  terre.  Celui-ci  obéit, 
mais  ne  peut  plus  se  relever.  11  entre  dans  une  sorte  de 
ravissement,  et  se  met  à  nager  en  criant  au  secours,  comme 
un  homme  qui  craint  de  se  noyer.  Le  bateleur  le  relève  : 
l'autre,  une  fois  sur  ses  jambes,  fait  d'amers  reproches  au 
magicien;  celui-ci  fuit  devant  lui;  l'autre  le  poursuit  jus- 
qu'à ce  qu'il  revienne  enfin  à  lui,  par  suite  de  l'effort  qu'il 
a  fait  ou  parce  que  l'action  du  poison  est  épuisée.  11  se 
met  alors  à  secouer  ses  che^eu\  et  ses  vêtements,  à  se 
frotter  les  bras  et  à  renifler  sans  cesse ,  comme  un  homme 
échappé  à  un  naufrage. 


o2  DES    DERVICHES    MAHOMÉTAISS. 

CHAPITRE  IV 

l.emahomélisme,  ses  mystères  et  ses  initiations.  Le  suffisme  pénètre 
dans  les  al)slractions  du  Coran,  et  est  représenté  au  dehors  par 
l'ordre  des  derviches.  Ceux-ci  se  partagent  ii  Constantinople  en  deux 
classes,  les  danseurs  et  les  hurleurs.  Rapports  remarquables  sur  les 
cheiks  PailTai  de  l'Inde.  Explication  de  ces  phénomènes. 

Le  Coran ,  selon  l'esprit  du  peuple  et  du  prophète  d'où 
il  est  sorti ,  cherche  à  se  renfermer,  d'un  côté  dans  des 
abstractions  élevées  et  sans  images,  et  de  l'autre  dans  des 
réalités  palpables.  Mais,  malgré  toutes  ses  précautions,  il 
n'a  pu  s'opposer  à  l'esprit  de  l'Orient,  qui  penche  toujours 
vers  l'enthousiasme  et  l'excès.  Les  peuples  de  l'Orient  ont 
donc  cherché,  d'un  côté,  à  combler  le  vide  des  ahstrac- 
lions  du  Coran  par  la  richesse  des  images  et  des  idées  du 
suftisme ,  et  de  l'autre  à  continuer  le  fil  des  doctrines 
secrètes  de  l'antiquité,  et  à  donner  de  la  vie  à  la  discipline 
monotone  du  mahométisme,  par  des  pratiques  capables 
d'exciter  l'enthousiasme  et  l'admiration.  Mais  ces  efforts, 
étrangers  à  la  doctrine  et  à  la  pratique  du  Coran ,  de- 
vaient, pour  réussir,  se  concentrer  dans  une  association 
particulière,  occupée  principalement  du  soin  de  les  entre- 
tenir; et  c'est  ce  que  font  les  derviches.  Cet  ordre,  ré- 
pandu dans  tout  le  monde  mahométan,  divisé  en  associa- 
tions distinctes,  dont  chacune  a  ses  règles  déterminées  et 
tend  vers  un  l)ut  marqué  d'avance;  cet  ordre,  ayant  sa 
hiérarchie,  ses  lois  disciplinaires,  a  recueilli  dans  son  sein 
ces  pratiques  et  ces  doctrines  secrètes.  Il  a  ainsi  satisfait  à 
un  besoin  de  l'esprit  oriental,  dont  la  doctrine  abstraite  de 
l'islamisme  n'avait  point  tenu  compte,  et,  d'un  autre  côté, 
il  a,  par  son  genre  de  vie  et  par  les  choses  qu'il  a  accom- 


DES    DERVICHES    MAHOiMÉTANS.  a  3 

plies,  exerce  une  grande  influence  sur  l'esprit  de  ces  peu- 
ples. Il  mérite  donc  bien  que  nous  lui  consacrions  quel- 
ques instants ,  d'autant  plus  que  les  récits  des  voyageurs 
modernes  nous  apprennent  sur  lui  plusieurs  particularités 
inconnues  auparavant.  Écoutons  d'abord  un  témoin  ocu- 
laire sur  la  constitution  de  cet  ordre  à  Constantinople. 

Dans  cette  capitale  de  l'empire  turc ,  les  derviches  se  ^lerviches 
partagent  en  deux  classes ,  les  danseurs  et  les  hurleurs ,  les  tianseurs. 
premiers  plus  aimés  des  hautes  classes,  les  seconds  plus 
chers  au  peuple.  Aussi  sont-ils  jaloux  les  uns  des  autres. 
Une  riche  mosquée,  entourée  à  l'intérieur  d'une  double 
galerie,  est  planchéiée  d'une  manière  parliculière  pour 
servir  aux  danses  des  premiers.  Celles-ci  ont  lieu  aux 
jours  de  fêtes,  et  commencent  de  cette  manière  :  les  dervi- 
ches marchent  sur  la  pointe  des  orteils  avec  des  pas  petits 
et  mesurés,  dont  la  cadence  est  indiquée  par  une  musique 
de  flûtes.  Ils  vont  d'abord  en  avant,  puis  en  arrière,  afin 
d'exprimer  le  mouvement  de  l'esprit  qui  monte  et  qui  des- 
cend et  les  vibrations  de  l'àme.  Leurs  bras  sont  humble- 
ment croisés,  de  sorte  que  leurs  mains  sont  appuyées  sur 
les  épaules;  leurs  yeux  sont  fermés,  et  leurs  pieds  blancs 
paraissent  et  disparaissent  sous  la  longue  et  large  tunique 
de  laine  d'un  brun  jaune  qui  les  couvre,  et  qu'ils  s'atta- 
chent autour  des  reins  avec  une  ceinture  de  cuir.  Leur  vi- 
sage blême  trahit  l'eflet  de  leurs  prières,  de  leurs  jeux  et 
'de  leurs  danses  continuelles.  Après  qu'ils  ont  fait  ainsi 
deux  ou  trois  tours  d'une  manière  posée,  l'inspiration 
augmentant,  les  deux  chefs  qui  président  à  la  danse  se 
séparent  du  chœur  qu'ils  conduisent,  et  exécutent  une 
danse.  Deux  autres  guides  du  chœur  opposé  se  joignent  à 
eux.  Le  mouvement  devient  toujoui s  plus  rapide;  les  dan- 


54  DES    DERVICHES    MAHOMET  ANS. 

seurs  tournent  en  cercle;  de  nouveaux  couples  viennent 
sans  cesse  s'ajouter  aux  premiers^  jusqu'à  ce  qu'enfin  tous 
soient  entraînés  dans  le  mouvement,  et  pirouettent  comme 
des  tourbillons  autour  de  la  mosquée ,  pendant  que  la  mé- 
lodie des  flûtes  devient  toujours  plus  éthérée  et  plus  mys- 
tique. Un  sourire  solennel  brille  sur  ces  visages  blêmes. 
Tout  l'homme  intérieur  est  transporté  :  il  semble  qu'ils 
approchent  du  paradis  et  des  jardins  fermés  du  prophète. 
Dans  leur  enthousiasme,  ils  lèvent  les  bras  en  l'air.  Leurs 
mouvements  deviennent  plus  violents  encore,  et  l'extase 
semble  avoir  atteint  sa  dernière  limite.  Mais  le  derviche 
pacha  intervient  tout  à  coup.  Cependant  l'interruption 
dure  peu  de  temps,  et  après  quelques  instants  l'assemblée 
se  remet  en  mouvement.  Le  son  des  flûtes  est  toujours 
plus  aigu  ;  les  derviches,  ivres  d'enthousiasme,  commen- 
cent à  chanceler  et  à  être  pris  de  vertiges;  et  tous  dispa- 
raissent l'un  après  l'autre  dans  les  bras  de  leurs  vicaires 
qui  les  emportent  dans  leurs  cellules ,  oii  ils  dorment  jus- 
qu'au soir. 

11  en  est  autrement  des  hurleurs.  Leur  mosquée,  située 
hurleurs,  dans  un  coin  éloigné  de  la  ville,  est  sale  et  tombe  en  ruine  : 
la  ciguë ,  les  ronces  et  les  épines  croissent  autour;  son  in- 
térieur est  pauvre,  bas,  étroit,  couvert  de  poussière  :  tout 
autour,  le  long  de  ses  murs  pendent  des  barres  de  fer, 
d'énormes  boules,  des  chaînes  dont  chaque  chaînon  a  une 
triple  pointe,  des  sabres  à  deux  tranchants,  des  piques, 
des  fouets ,  des  queues  de  scorpions  et  d'autres  ustensiles 
de  cette  sorte.  Les  fidèles  qui  s'y  rassemblent  s'avancent 
d'un  pas  grave  comme  des  pénitents ,  les  plus  dignes  à  la 
tête ,  puis  ceux  qui  ont  été  reçus  les  derniers ,  et  enfin  les 
novices  de  tout  âge,  depuis  sept  jusqu'à  trente  ans.  Ils 


DES    DERVICHES    MAHOMÉTANS.  55 

marchent  lentement^  sans  prononcer  une  parole,  vers  un 
divan  devant  lequel  ils  se  placent,  vis-à-vis  de  la  niche  ;, 
ayant  à  leur  tête  le  derviche  pacha.  La  main  glacée  de  la 
mort  semble  s'appesantir  sur  eux ,  arrêter  la  pensée  el  la 
vie  dans  leur  poitrine,  et  fixer  leurs  pieds  au  sol.  Leur 
corps  est  amaigri  par  des  jeûnes  continuels ^  et  les  émo- 
tions qui  soulèvent  continuellement  leur  âme  ont  laissé  les 
traces  de  leurs  ravages  dans  les  rides  profondes  de  leur 
visage.  Au-dessus  de  leurs  joues  molles  et  pendantes^  leurs 
yeux  jettent  çà  et  là  un  regard  terne  et  froid  ;  leur  barbe 
est  mince  et  comme  flétrie;  partout  l'âme,  consumée  par 
un  feu  intérieur,  semble  sur  le  point  de  briser  sa  frêle  en- 
veloppe. Le  dernier  pacha  ouvre  la  cérémonie  en  conviant 
l'assemblée  à  la  prière.  Celle-ci  est  suivie  de  la  profession 
de  foi  :  Dieu  est  Dieu,  que  l'assemblée  répète  en  chœur 
après  lui,  avec  un  enthousiasme  toujours  plus  grand.  Le 
cri  :  Dieu  est  grand  !  Dieu  est  élevé  !  retentit  sur  leurs 
lèvres.  Un  mouvement  bizarre  de  la  tête,  lent  d'abord  et 
solennel,  puis  rapide  et  violent,  indique  les  degrés  de 
l'exaltation.  L'action  de  l'esprit  devient  toujours  plus 
visible;  un  sourire  maladif  contracte  les  traits;  les  yeux 
se  ferment,  comme  éblouis  par  l'éclat  du  soleil;  les  joues 
se  colorent  d'un  léger  incarnat;  la  respiration  s'échappe 
plus  profonde  et  plus  distincte  de  la  poitrine  oppres- 
sée; le  corps  lutte  avec  peine  contre  l'esprit  qui  veut  l'en- 
vahir ^ 

Cependant  les  degrés  de  l'inspiration  diffèrent  :  moindre 
dans  les  vieillards  elles  enfants,  elle  est  plus  puissante 
chez  les  adultes;  mais  c'est  dans  le  chef  de  l'assemblée  sur- 
tout qu'elle  atteint  son  extrême  limite.  11  ne  se  possède 
plus;  il  s'agite  comme  une  barque  sans  gouvernail  et  sans 


.■)G  DES    niiilVICHES    MAHOMÉTANS. 

voiles  dans  la  tempête.  Des  sons  sauvages  comme  le  bruit 
du  torrent  qui  tombe  d'une  montagne  s'échappent  de  sa 
bouche^  et  sont  répétés  ensuite  par  les  disciples.  Le 
rhythme  perd  sa  régularité,  et  est  interrompu  par  des 
tons  faux  et  aigus;  un  gémissement  sourd  et  prolongé 
suit  tout  ce  vacarme ,  et  meurt  peu  à  peu.  Une  pause  solen- 
nelle survient;  l'hiérophante,  poussant  un  cri  de  triomphe, 
donne  le  signal,  et  l'inspiration  bruit  avec  une  nouvelle 
violence  dans  les  rangs  de  ces  fanatiques.  Les  yeux  du 
pacha  scintillent  comme  des  charbons  ardents;  ses  lèvres 
amaigries  tremblent  dans  l'ivresse  de  l'extase;  l'écume 
coule  sur  sa  barbe.  Ses  traits  prennent  de  plus  en  plus  l'as- 
pect d'un  fantôme  effrayant.  Semblable  à  un  possédé , 
tantôt  il  s'élance  dans  l'espace,  tantôt  il  tourne  en  cercle; 
et  pendant  que  la  force  et  la  vie  se  retirent  devant  la 
puissance  de  l'esprit  qui  l'envahit,  sa  tête,  entraînée  par 
un  mouvement  mécanique,  frappe  sa  poitrine  et  se  relève 
tour  à  tour  ;  des  sons  interrompus  et  convulsifs  viennent 
mourir  sur  ses  lèvres,  jusqu'à  ce  qu'il  tombe  défaillant 
dans  les  bras  des  siens. 

Les  derviches  s'élancent  alors  en  hurlant,  comme  pous- 
sés par  un  ressort;  et  bientôt  leurs  turbans  gisent  dé- 
chirés sur  le  sol.  Jeunes  et  vieux  s'agitent  comme  des 
insensés  dans  une  effroyable  môlée.  Leur  chant  mons- 
trueux se  repète  de  bouche  en  bouche;  ils  tournent  en 
cercle  autour  de  leur  maître,  jusqu'à  ce  qu'ils  tombent 
tous  comme  morts  l'un  après  l'autre ,  hurlant  encore  jus- 
qu'au dernier  instant.  Quelques-uns  cependant  se  glissent 
hors  de  la  mosquée ,  et  en  reviennent  armés  d'une  barre 
de  fer  rougie  au  feu.  Les  derviclies  se  réveillent  en  sou- 
riant, et  se  lèvent  comme  des  géants  pour  le  combat.  Un 


DES    DERVICHES    M AHOMÉTANS.  57 

orgueil  sauvage  respire  sur  leurs  traits.  Ils  bravent  l'é- 
preuve terrible  en  criant  Allah.  Le  pacha  se  lève,  écarte 
d'une  main  la  foule j,  et  de  l'autre  saisissant  la  barre  j,  il  là 
brandit  autour  de  sa  tête,  et  s'avance  suivi  des  autres 
derviches.  Chacun  tend  la  main  et  s'empare  de  la  première 
arme  qui  se  présente.  Sabres,  lances,  couteaux,  tout  leur 
est  égal.  Bientôt  le  sang  coule,  et  l'on  se  croit  transporté 
au  temps  de  Baal.  Les  enfants  frémissent  à  ce  spectacle; 
mais  bientôt  ils  sont  entraînés  par  les  hommes  dans  le 
tourbillon;  et  pendant  que  ceux-ci  savent  encore,  au  plus 
fort  de  leur  fanatisme ,  modérer  la  fureur  qui  les  pousse 
les  uns  contre  les  autres ,  ceux-là ,  dans  leur  inexpérience , 
ne  connaissent  aucune  mesure.  Cette  fureur  s'éteint  peu  à 
peu,  après  être  montée  jusqu'au  comble.  L'enthousiasme  se 
dissipe;  quelques-uns  essaient  encore  de  rallumer  le  feu; 
mais  il  disparaît  peu  à  peu,  et  à  la  fin  un  hurlement  uni- 
versel annonce  que  la  cérémonie  est  achevée ,  et  les  spec- 
tateurs s'écoulent  peu  à  peu.  {Lettre  d'un  Anglais  écrite 
de  Constantinople,  et  insérée  dans  le  Globe,  en  1828, 
no  134  à  137  et  206  à  207.) 

Rien  n'est  plus  remarquable  en  ce  genre  que  les  récits  Les  Ruflai. 
des  Anglais  sur  ce  qui  se  passe  dans  l'Inde.  Voici  ce  qu'é- 
crit à  ce  sujet  un  témoin  oculaire  dans  une  revue  anglaise 
très -estimée,  The  united  sen^ice  journal  and  naval  and 
military  magazine,  n»  116,  1838.  Il  ne  faut  pas  oubher 
que  cette  revue  est  rédigée  en  grande  partie  par  des  offi- 
ciers et  des  marins,  gens  qui  ne  passent  pas  en  général 
pour  être  très- superstitieux.  «Depuis  que  je  suis  dans 
l'Inde,  j'ai  souvent  entendu  parier  d'une  classe  de  musul- 
mans appartenant  à  la  secte  des  Ruffai,  laquelle,  pour  con- 
vaincre les  incrédules  de  la  vérité  de  l'islamisme,  coni- 


O»  DES    DERVICHES    MAHOMET  ANS. 

munique  à  ses  adeptes  le  pouvoir  de  s'enfoncer  des  épées 
dans  le  corps^  de  se  couper  la  langue,  de  la  faire  rôtir  et 
de  la  replacer  ensuite;  de  se  couper  les  membres,  même 
la  tête;  de  s'arracher  les  yeux ,  bref  de  faire  de  leur  corps 
tout  ce  qu'ils  veulent.  Le  colonel  G.  avait  été  témoin  de 
toutes  ces  choses  en  même  temps  qu'un  ecclésiastique, 
M.  R.  Celui-ci  s'était  même  trouvé  mal  à  cette  vue,  et 
s'était  retiré,  convaincu  que  tout  cela  n'était  que  l'œuvre 
de  Satan ,  tandis  que  son  compagnon  l'attribuait  à  la  magie. 
Lorsque  j'appris  ces  choses,  je  ne  fis  d'abord  qu'en  rire  , 
et  exprimai  l'intention  de  m'assurer  par  mes  propres  yeux 
de  la  vérité  dès  que  l'un  de  ces  Ruffai,  alors  en  congé, 
serait  de  retour.  En  effet,  on  fit  tous  les  préparatifs  néces- 
saires pour  répondre  à  mes  désirs.  Une  large  tente  fut 
dressée  au  jour  fixé  pour  l'épreuve  :  on  apporta  cinquante 
lampes,  des  plats  pleins  d'arsenic  et  des  plantes  d'une  es- 
pèce de  cactus  qui  fournit  un  suc  laiteux  dont  une  seule 
goutte  suffit  pour  produire  des  ampoules  sur  la  peau.  On 
se  procura  de  plus  de  vieux  pendants  d'oreilles  ou  des 
bracelets,  des  épées,  des  poignards,  des  broches  d'acier 
très -larges  et  d'autres  objets  non  moins  terribles.  Vingt 
ruffais  se  trouvèrent  là  frappant  du  tambour. 

«  Lorsque  tout  fut  prêt,  nous  sortîmes  de  table,  cinq 
officiers  et  moi,  et  une  centaine  de  personnes  environ  en- 
trèrent avec  nous  dans  la  tente.  Lorsque  nous  fûmes  assis 
et  qu'on  eut  fait  silence,  la  cérémonie  commença  par  une 
espèce  de  chant  tiré  de  leurs  livres  saints,  et  les  tambours 
se  mirent  à  battre  en  mesure.  Le  chant  et  le  bruit  devin- 
rent toujours  plus  rapides  et  plus  forts ,  jusqu'à  ce  que 
tous  fussent  en  extase.  Aussitôt,  pendant  que  leur  corps 
était  agité  par  des  tressaillements  continuels,  ils  saisirent 


DES    DERVICHES    MAHOMÉTANS.  o9 

les  instruments  qu'on  avait  apportés.  Les  uns  se  percèrent 
les  joues  avec  une  broche,  les  autres  la  langue^  d'autres  la 
gorge  ;  puis  ils  se  transpercèrent  le  corps  avec  des  épées , 
des  poignards  et  d'autres  instruments  de  cette  sorte.  D'au- 
tres se  coupèrent  la  langue^  la  rôtirent,  la  remirent  dans 
leur  bouche  oii  elle  se  rejoignit  à  l'instant  même  à  l'autre 
partie.  Un  d'eux  prit  sans  aucun  dommage  des  quantités 
considérables  d'arsenic  ou  de  plantes  vénéneuses,  tandis 
qu'un  autre  avalait  des  pendants  d'oreilles  comme  des 
friandises.  Tout  cela  se  faisait  à  une  demi-coudée  de  moi  : 
car  ces  gens  venaient  tout  près  de  moi  ;,  avec  des  lampes , 
pour  que  je  pusse  me  convaincre  par  mes  propres  yeux 
qu'il  n'y  avait  aucune  supercherie  de  leur  part.  J'avoue 
que  ce  spectacle  me  fit  mal,  et  je  ne  sais  pas  encore  au- 
jourd'hui ce  que  j'en  dois  penser.  Je  ne  suis  pas  supersti- 
tieux, et  quoique  le  colonel  et  beaucoup  d'indigènes  très- 
honorables  me  dissent  que  ces  choses  se  passaient  dans  la 
réalité  j  et  que  s'il  y  avait  quelque  imposture  ils  l'auraient 
découverte  depuis  longtemps,  je  ne  pouvais  me  décider  à 
croire  ce  que  mes  yeux  voyaient.. On  m'avait  dit  aussi  que 
la  foi  et  la  pureté  étaient  nécessaires  pour  produire  ces 
effets,  et  que  dans  ce  cas  il  ne  coulait  pas  une  seule  goutte 
de  sang,  tandis  qu'autrement  il  en  coulait  toujours,  ne 
fussent  que  quelques  gouttes,  et  avec  une  sensation  de 
douleur. 

«  Lorsque  je  sortis  de  la  tente,  je  dis  comme  par  hasard 
({ue  j'aurais  plus  de  contiance  en  cet  art  si  tout  cela  se 
passait  au  grand  jour,  sans  bruit,  sans  mouvement  et  sans 
tout  ce  tapage.  Le  lendemain,  vers  deux  heures  après  midi, 
comme  j'étais  tout  seul  sur  mon  lit,  lisant  la  gazette,  leur 
cazuf  vint  à  moi,  portant  sous  son  bras  toutes  sortes  d'in- 


«H)  DES    DERVICHES    MAHOMÉTANS. 

slruments ,  qu'il  jeta  par  terre.  Il  en  prit  un  et  se  l'enfonça 
dans  la  joue  gauche;  il  en  enfonça  un  autre  dans  la  joue 
droite,  et  se  perça  la  langue  d'un  troisième,  qui,  étant  di- 
rigé par  en  haut,  pénétra  dans  le  nez,  tandis  qu'avec  un 
quatrième  il  se  perça  la  gorge.  De  plus  il  s'enfonça  à  trois 
pouces  avant  dans  le  corps,  sans  qu'il  en  sortît  une  goutte 
de  sang,  un  couteau  dont  le  tranchant  était  très -aigu.  Il 
voulait  encore  se  couper  la  langue;  mais  je  l'en  empêchai, 
porce  que  ce  spectacle  me  faisait  horreur.  Cet  homme 
était  comme  un  furieux,  son  regard  était  effrayant;  il 
se  perçait  et  se  tailladait  le  visage  de  toute  sa  force.  »  Le 
témoin  assure  qu'il  l'a  vu  se  tirer  de  la  chair  les  instru- 
ments qu'il  y  avait  enfoncés,  sans  apercevoir  aucune  trace 
de  sang  ni  aucune  cicatrice,  et  que  la  quantité  d'arsenic 
qu'il  avala  en  cette  circonstance  monta  à  trois  onces.  Il 
termine  en  disant  qu'il  ose  à  peine  dire  qu'il  croit  ce  qu'il 
a  vu,  quoiqu'il  puisse  jurer  sans  difficulté  qu'il  l'a  vu  réel- 
lement. 

Explication      Si  nous  comparons  ces  récits  avec  ce  qui  nous  est  ra- 
de ces  phé- 
nomènes,   conte  du  schamanisme  et  de  la  magie  chez  les  peuplades 

de  l'Amérique,  nous  voyons  clairement  quelle  importance 
a  dans  la  magie  la  danse  jointe  k  la  musique.  Les  derviches 
s'exaltent  par  des  danses,  qui  chez  les  uns  sont  accompa- 
gnées de  flûtes,  et  du  chant  chez  les  autres.  Chez  les  ruf- 
fai,  la  danse  est  accompagnée  du  chant  et  du  bruil  à  la  fois, 
pendant  que  les  schamanes  règlent  leurs  mouvements  im- 
pétueux par  le  bruit  du  tambour.  Les  danses  des  derviches 
doivent  imiter  celles  des  sphères  ;  par  conséquent  elles 
sont,  comme  ces  dernières,  une  combinaison  du  mouve- 
ment circulaire  et  du  mouvement  spiral,  dont  les  spires 
deviennent  toujours  plus  étroites  à  mesure  que  le  mouve- 


DES    DERVICHES    MAHOMET  ANS.  61 

ment  est  plus  violent.  Il  en  est  de  même  à  peu  près  chez 
les  ruffai  :  à  mesure  que  le  bruit  des  instruments  devient 
plus  fort  et  plus  rapide,  la  danse  acquiert  aussi  une  rapi- 
dité plus  grande  et  va  jusqu'au  vertige.  Le  schamane^,  lors- 
que le  rhythme  de  la  danse  a  atteint  son  dernier  degré  de 
rapidité,  pose  son  arc  à  terre;  puis,  le  tenant  d'une  main , 
et  s' appuyant  sur  son  extrémité  supérieure,  il  tourne  en 
cercle  autour  de  lui,  lentement  d'abord,  puis  toujours 
plus  vite.  La  tête,  on  le  voit,  est  le  centre  de  tous  ces  mou- 
vements. Chez  les  derviches  elle  se  penche  et  se  relèvei 
d'une  manière  bizarre.  Le  Russe  voit  celle  du  schamane 
tourner  avec  une  telle  vitesse  qu'elle  ressemble  à  une 
boule  qu'on  fait  tourner  rapidement  autour  de  soi  attachée 
à  une  corde.  11  est  facile  de  voir  que  les  danses  dont  il  est 
ici  question  ressemblent  beaucoup  à  celles  des  curetés  et 
des  corybantes  dans  l'antiquité.  Ces  dernières  étaient  ab- 
solument les  mêmes  que  celles  que  nous  retrouvons  chez 
les  Musulmans  après  tant  de  siècles,  mais  dirigées  vers  un 
but  tout  différent.  Les  Cybisteteres  et  les  Betarmones  de 
V Odyssée,  les  premiers,  tirant  leur  nom  de  kubistan,  caput 
rotare,  sont  les  derviches  et  les  ruffai  de  ce  temps-là,  et  on 
a  eu  raison  de  traduire  par  vertiginatores  les  rombétai  dans 
l'hyTiine  des  Curetés  d'Orphée.  Leurs  mystères,  passant  de 
main  en  main  par  la  tradition,  sont  arrivés  ainsi  jusqu'aux 
fanatiques  de  l'islamisme. 

Nous  voyons  partout  ces  danses  amener  l'extase,  et  d'un 
autre  côté  l'extase  accompagnée  de  tous  les  phénomènes 
de  la  clairvoyance.  L'antiquité  la  plus  reculée  comprenait 
bien  cette  coïncidence;  aussi  appelait  -  elle  du  nom  de  co- 
rybantiasme  cet  état  maladif  où  se  font  entendre  des  sons 
intérieurs;  car  elle  avait  appris  qu'à  la  suite  de  ces  danses 

2* 


C2  DES    DERVICHES    MAHOMET  ANS. 

frénétiques^,  outre  les  images  et  les  apparitions^  des  voix, 
les  sonorinœ  imagines  de  Varron,  se  faisaient  toujours  en- 
tendre. Mais  nous  voyons  encore  se  produire  ici  une  série 
de  phénomènes  qui  semblent  indiquer  que  le  corps  en  ces 
circonstances  est  invulnérable.  Les  derviches  mangent 
impunément  de  grandes  quantités  d'arsenic  et  de  suc  vé- 
néneux de  cactus;  ils  avalent  des  bracelets  de  fer,  du  verre 
et  des  charbons  ardents.  Au  milieu  de  leurs  mouvements 
frénétiques,  ils  se  percent  avec  des  lancettes  les  joues,  la 
langue  et  même  la  gorge  sans  en  éprouver  aucun  dom- 
mage ;  ils  s'enfoncent  des  couteaux  dans  la  chair  à  trois 
pouces  de  profondeur,  sans  qu'il  paraisse  ni  sang  ni  cica- 
trice. Quant  aux  poisons  et  aux  autres  objets  avalés  par  ces 
fanatiques ,  ces  faits  indiquent  que ,  comme  dans  le  som- 
nambulisme les  sens  sont  fermés  à  toutes  les  impressions 
extérieures,  même  les  plus  vives,  ainsi  les  premières  voies 
peuvent  se  trouver  dans  un  état  semblable.  L'eau,  lors- 
qu'elle coule  rapidement  à  travers  la  fente  étroite  d'un 
rocher,  rejette,  comme  si  elle  était  devenue  impénétrable, 
tout  ce  qui  essaie  de  se  glisser  du  dehors  dans  sa  subs- 
tance. Il  en  est  de  même  des  courants  vitaux  dans  cet  état. 
Ce  qui,  dans  l'état  ordinaire,  pénètre  profondément  dans 
l'organisme  glisse  maintenant  sur  lui  sans  produire  aucun 
effet  fâcheux.  L'action  vitale  est  tellement  forte  qu'elle 
suffit  pour  se  défendre  contre  l'action  chimique  des  subs- 
tances nuisibles. 

Il  en  est  de  même  de  la  partie  extérieure  du  corps.  De 
même  que  la  flamme  le  trouve  insensible,  ainsi  est- il 
inaccessible  à  l'action  pernicieuse  des  autres  éléments.  S'il 
ne  peut  se  soustraire  à  l'action  mécanique  des  instruments 
tranchants,  ceux-ci  du  moins  ne  peuvent  lui  arracher  une 


DES    DERVICHES    MAHOMÉTANS.  63 

goutte  de  sang,  parce  que  les  vaisseaux ,  fermés  par  une 
contraction  spasmodique ,  l'empêchent  de  couler.  Bien 
plus,  le  couteau  lui-même  entre  dans  les  chairs  et  les  dé- 
tache sans  les  blesser,  à  peu  près  comme  s'il  traversait  une 
vague.  Les  parties  disjointes  se  rejoignent  une  fois  que 
l'instrument  est  ôté,  tant  est  puissant  dans  ces  circon- 
stances le  courant  nerveux  qui  traverse  l'organisme  ;  et  les 
lèvres  de  la  plaie  se  referment  promptement  sans  laisser 
de  cicatrice,  parce  que  la  séparation  des  parties  ayant  lieu 
sans  aucune  blessure,  la  guérison  ne  demande  point  non 
plus  la  suppuration.  Quant  à  ceux  qu'on  nous  dit  s'être 
coupé  la  tète,  nous  ne  pouvons,  sur  un  simple  ouï-dire, 
regarder  ce  fait  comme  incontestable.  Le  témoin  toutefois 
a  vu  de  ses  yeux  un  derviche  se  couper  la  langue,  la  rôtir 
et  la  remettre  à  sa  place.  Quelque  opinion  que  l'on  puisse 
se  former  sur  les  modifications  que  le  corps  éprouve  dans 
l'extase,  un  membre,  une  fois  qu'il  est  séparé  du  corps, 
perd  toujours  son  caractère.  Si  on  le  rôtit  au  feu ,  il  sera 
détruit  comme  tout  autre  corps  ,  et  il  est  difficile  de  com- 
prendre qu'il  puisse  être  replacé  dans  l'ensemble  dont  il  a 
été  détaché.  Le  récit  est  précisément  en  cet  endroit  défec- 
tueux et  peu  satisfaisant,  et  l'on  ne  voit  nulle  part  que  le 
rapporteur  ait  employé  toutes  les  précautions  nécessaires 
pour  rendre  l'illusion  impossible,  quoiqu'il  reconnaisse 
que  d'autres  l'ont  fait.  Le  dégoût,  fagitation,  la  crainte 
peut-être  ne  permettent  guère  d'observer  les  faits  avec  une 
parfaite  exactitude.  Si  cependant  il  était  démontré  que  ces 
faits  sont  vrais,  il  faudrait  encore  voir  s'il  n'y  a  point  eu  là 
quelque  tour  de  passe -passe,  comme  les  Orientaux  savent 
si  bien  les  faire. 

Un  sultan  indien  nous  raconte  dans  ses  mémoires  des 


Oi  DES    DERVICHES    MAHOMÉTAîSS. 

choses  iiieivcilleuses  faites  en  sa  présence  par  des  pieslidi- 
gitateurs  de  ce  pays.  Ils  lui  firent  voir  en  plein  jour  des 
combats  d'animaux  dans  l'air;  ils  firent  pousser  de  terre , 
croître  et  fleurir  un  arbre  sous  ses  yeux;  ils  lui  donnèrent 
même  à  manger  de  ses  fruits.  Tout  cela,  comme  beaucoup 
d'autres  choses,  repose  probablement  sur  la  science  se- 
crète d'une  certaine  optique  dont  notre  physique  n'a  pas 
su  encore  se  mettre  en  possession.  V Oriental  Annual  ra- 
contC;,  d'après  le  récit  d'un  témoin  oculaire,  qu'un  Indien 
jeta  en  l'air  les  unes  après  les  autres  jusqu'à  trente -cinq 
boules  de  laiton,  sans  qu'une  seule  retombât.  Lorsqu'il 
eut  jeté  la  dernière,  il  s'arrêta  une  minute,  puis  il  fit  plu- 
sieurs mouvements  avec  la  main,  murmurant  une  espèce 
de  chant  barbare;  et  au  bout  de  quelques  secondes  on  vit 
retomber  les  unes  après  les  autres  toutes  les  boules,  qu'il 
remit  dans  son  sac.  Si  ce  fait  était  bien  constaté,  il  dépas- 
serait évidemment  les  limites  de  la  mystique  naturelle  et 
indiquerait  une  influence  diabolique.  Quoi  qu'il  en  soit, 
les  mutilations  et  les  cruautés  exercées  par  les  prêtres  de 
Baal  sur  leur  propre  corps,  au  pied  des  autels  de  leurs 
dieux,  se  reflètent  d'une  manière  manifeste  dans  tous  ces 
phénomènes.  Ils  nous  rappellent  encore  les  sacrifices  san- 
glants de  soi-même,  par  lesquels  on  honorait  Siva;  et 
nous  apercevons  ce  qui  poussait  les  prêtres  d'Athis  et  de 
Cybèle  à  se  mutiler  eux-mêmes  dans  les  transports  de  leur 
fureur. 


LA    MAGIE    DA>S    LES    TEMPS    CHRETIENS,  Oo 

CHAPITRE    V 

Les  initiations  à  la  magie  dans  les  temps  chrétiens.  La  magie  au 
moyen  âge  s'est  cachée  dans  l'obscurité  des  grottes.  De  là  elle  a 
pénétré  dans  les  cabanes  du  peuple.  Des  moyens  magiques  dont  on 
se  servait  alors  :  de  l'onguent  des  sorcières.  Recherches  faites  à  ce 
sujet  par  les  théologiens,  par  les  jurisconsultes,  par  les  médecins  et 
les  naturalistes.  Explication  et  expériences  d'Helmond  et  de  Davy. 
Des  symptômes  produits  par  ces  onguents  d'après  les  déclarations  de 
ceux  qui  les  ont  éprouvés.  Appréciation  morale  de  ces  moyens. 

Le  christianisme ,  en  établissant  dans  l'Église  le  grand 
hôpital  de  l'humanité  déchue^  n'a  ni  affranchi  l'homme 
des  lois  de  la  nécessité  auxquelles  sa  nature  est  assujettie  j, 
ni  détruit  sa  liberté.  De  même  donc  qu'avec  la  mort  la  ma- 
ladie nous  est  restée,  et  par  conséquent  les  maladies  dia- 
boliques j,  ainsi  l'abus  de  notre  liberté,  toujours  possible 
pour  nous,  rend  toujours  possible  aussi  le  péché  de  la  ma- 
gie. Nous  avons  vu  plus  haut  comment  la  plupart  de  ceux 
qui  se  sont  séparés  de  l'Éghse  ont  cherché  comme  instinc- 
tivement leur  salut  dans  la  magie;  et  cet  instinct  a  été 
d'autant  plus  énergique  que  la  séparation  était  plus  pro- 
fonde. Tant  que  le  désordre  s'est  renfermé  dans  le  domaine 
religieux  et  dans  la  partie  corrompue  du  clergé,  il  n'a  pu 
former  que  des  sectes  plus  ou  moins  restreintes.  Mais  lors- 
que de  la  théologie  le  mal  eut  passé  dans  la  science,  il  se 
choisit  bientôt  des  organes  qui  servirent  à  le  propager  au 
grand  jour.  Il  s'éleva  à  l'état  de  doctrine,  et  c'est  alors  que 
le  diable  obtint,  comme  s'exprime  la  légende,  une  chaire 
à  l'université  de  Salamanque.  De  là  la  contagion  se  ré- 
pandit dans  la  vie  publique,  et,  favorisée  par  la  corruption 
des  cours  et  de  la  noblesse ,  elle  trouva  bientôt  dans  l'hé- 


<$G  LA    MAGIE    DAMS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS. 

lésie  un  appui;  et  les  défi  liseurs  de  l'Église  durent  se  pré- 
parer à  des  luttes  sanglantes.  L'école  de  la  magie  n'a  donc 
jamais  disparu  complètement  au  sein  du  christianisme; 
elle  semble^  au  contraire,  n'avoir  jamais  été  aussi  puis- 
sante que  lorsque  l'Église  était  dans  tout  l'épanouissement 
de  sa  splendeur.  Elle  n'osait  pas  alors,  il  est  vrai,  se  mon- 
trer au  grand  jour,  sachant  bien  qu'elle  ne  pourrait  de 
cette  manière  se  soutenir  en  face  de  l'Église,  dont  l'auto- 
rité n'était  point  encore  contestée;  mais  dans  l'obscurité 
où  elle  était  contrainte  de  chercher  un  refuge  elle  ne  mar- 
chait qu'avec  plus  de  zèle  vers  son  but.  C'est  pour  cela 
que  nous  entendons  parler  si  souvent  dans  le  moyen  âge 
de  grottes  souterraines,  oii  la  magie  était  enseignée  et  pra- 
tiquée. Plus  tard  encore,  nous  trouvons  des  récits  singu- 
liers à  ce  sujet;  etCrespet,  dans  son  livre  de  Odio  Satanœ, 
nous  a  conservé,  d'après  les  actes  juridiques,  une  de  ces 
légendes.  En  Espagne,  la  tradition  magique  se  rattache  à 
la  grotte  de  Salamanque;  en  Italie,  à  celle  de  Nursie,  qui 
s'appelait  Grotte  de  la  sibylle,  ce  qui  indique  qu'elle  avait 
déjà  dès  la  plus  haute  antiquité  une  certaine  importance 
sous  ce  rapport. 

Dominique  Mirabelli  fut  pris  à  Nantes  avec  sa  belle- 
mère  Mar.  Gariner  et  d'autres  complices,  et  transporté  à 
Paris,  ainsi  que  les  livres  de  magie  qu'ils  avaient  avec  eux 
et  qu'ils  prétendaient  avoir  reçus  de  cette  sibylle  de  Nur  • 
sie.  Il  confessa  dans  son  interrogatoire  qu'un  de  ses  com- 
pagnons nommé  Scot,  qui  avait  vécu  longtemps  en  France, 
fait  des  choses  merveilleuses  devant  plusieurs  princes  et 
gagné  ainsi  un  grand  nombre  de  disciples,  avait  visité  cette 
sibylle  dans  sa  grotte.  Sa  taille  était  petite;  elle  était  assise 
sur  un  siège  bas,  les  cheveux  flottant  jusqu'à  terre.  C'est 


LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRETIENS.  G7 

d'elle  qu'il  avait  reçu  ce  livre  mystérieux ,  et  avec  lui  un 
démon  renfermé  dans  un  anneau.  A  l'aide  de  ce  livre  et  de 
cet  anneau,  il  pouvait  se  transporter  où  il  voulait,  pourvu 
qu'il  n'eût  pas  les  vents  contraires.  Le  pape,  ajoutait-il, 
avait  placé  des  gardes  à  l'entrée  de  la  grotte,  pour  que  per- 
sonne ne  pût  y  entrer  :  aussi  ceux-là  seulement  qui  avaient 
été  initiés  à  la  magie  et  qui  savaient  se  rendre  invisibles 
pouvaient  arriver  jusqu'à  elle.  Pendant  tout  le  temps  qu'on 
parlait  avec  elle,  des  orages  terribles  désolaient  la  contrée, 
et  les  éclairs  se  croisaient  sans  cesse.  Ces  sibylles,  ditCres- 
pet,  aimaient  à  paître  les  troupeaux  et  à  resler  près  d'eux, 
et  c'est  pour  cela  que  les  bergers  les  connaissaient  si  bien. 
Ils  disent  que  lorsque  le  démon  prend  un  corps,  il  faut  que 
le  vent  soit  favorable,  et  que  la  lune  soit  dans  son  plein, 
parce  que,  si  les  vents  sont  contraires,  les  éléments  ne 
peuvent  bien  s'agencer;  et  dans  les  quartiers  de  la  lune  il 
ne  peut  construire  que  des  corps  d'une  petite  dimen- 
sion. Ceux-ci  sont  d'autant  plus  grands  que  la  lune  croit 
davantage.  On  voit  que  cette  opinion  repose  sur  une  tra- 
dition locale  très- ancienne.  La  sibylle  qui,  les  cheveux 
épars,  parle  avec  les  initiés  au  milieu  des  orages,  et  qui, 
bien  connue  des  bergers,  aime  à  paître  les  troupeaux,  c'est 
l'antique  Camène,  symbole  de  la  magie  avant  le  chris- 
tianisme. L'anneau  qu'elle  donne  eh  présent  est  le  sym- 
bole de  l'évocation  des  esprits,  qu'elle  apprend  à  ses 
adeptes;  le  livre  qu'elle  leur  donne  est  la  tradition  de  l'art 
magique.  Le  magicien  le  plus  célèbre  de  l'époque  a  obtenu 
d'elle  ces  dons,  et  a  communiqué  son  art  à  une  multitude 
innombrable  de  disciples.  Cet  art  fleurit  principalement 
dans  le  Sud  roman  avec  le  manichéisme.  Le  Baphomet 
des  loges  dégénérées  de  l'ordre  des  Templiers  faisait  par- 


68  LA    MAGIE    DANS    LKS    TEMPS    CHRÉTIEINS. 

lie  de  ses  mystères.  Elle  était,  à  côté  de  la  (jtiie  science  du 
Sud,  la  science  sérieuse ,  cultivée  par  tous  ceux  qui ,  dans 
la  décadence  religieuse  et  morale  de  l'époque,  avaient  re- 
noncé à  la  foi. 

La  barbarie  croissant  toujours,  la  magie  pénétra  toujours 
aussi  dans  la  masse  du  peuple,  qui  la  comprit  et  la  prati- 
qua à  sa  manière.  De  même  que  les  chants  des  Troubadours 
et  des  Minnesinger  cherchèrent  leur  expression  dans  la 
poésie,  ainsi  l'école  magique,  qui  chez  les 'grands  cherchait 
surtout  les  plaisirs  raffinés,  une  fois  entrée  dans  le  peuple 
sous  la  forme  de  sorcellerie  et  devenue  populaire,  eut  re- 
cours à  la  lingua  rustica  ;  le  mystère  soigneusement  garde 
auparavant  fut  divulgué,  et  devint  saisissable  dans  toutes 
ses  conséquences.  Le  peuple,  en  effet,  est  rude  dans  ses 
formes  et  ses  manières,  et  pour  le  mettre  en  mouvement  il 
faut  le  manier  rudement  aussi .  Les  arts  délicats  de  la  magie 
du  clergé  et  de  la  noblesse  ne  pouvaient  avoir  de  charme 
ni  de  prix  pour  lui.  Il  avait  au  fond  peu  de  souci  de  l'art, 
et  ce  qu'il  lui  fallait  c'était  quelque  chose  de  sensible  et 
de  palpable.  Pour  initier  à  la  magie  des  hommes  de  cette 
trempe,  il  fallait  naturellement  d'autres  moyens  et  d'autres 
préparations  que  celles  qu'on  aimait  en  plus  haut  lieu.  Il 
fallait  avant  tout  laisser  de  côté  tout  ce  qui  n'est  que  détail, 
ne  tenir  aucun  compte  des  émotions  fines  et  délicates,  et  se 
tenir  uniquement  à  ce  qui  va  droit  au  but.  On  devait  donc 
préférer  les  efiéts  produits  par  les  substances  de  la  nature, 
qui,  promptes  et  directes  dans  leur  action,  jettent  hors  de 
l'ornière  la  vie  la  moins  impressionnable,  et  la  rendent 
clairvoyante,  quoique  dans  une  lumière  trouble,  grossière 
et  matérielle.  On  n'avait  donc  ici  nul  besoin  de  jeûnes,  de 
privations,  de  mortifications  ni  d'épreuves  pour  dompter 


LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS   CHRÉTIENS.  fil) 

lindoleiice  de  la  vie.  En  effets  la  misère  et  la  pauvreté  qui 
pesaient  sur  le  peuple  et  lui  imposaient  des  privations  con- 
tinuelles, sa  nourriture  chétive  et  mauvaise,  les  influences 
nuisibles  qui  altéraient  incessamment  sa  constitution  pré- 
paraient suffisamment  l'action  de  ces  moyens  excitants,  et 
rendaient  inutile  toute  préparation  artificielle.  Les  autres 
maux  auxquels  la  classe  pauvre  et  particulièrement  les 
femmes  étaient  sujettes  faisaient  le  reste.  U  n'est  pas  éton- 
nant que  la  magie  se  soit  développée  comme  d'elle-même 
dans  cette  sphère,  sous  l'action  de  ces  moyens  physiques, 
et  qu'elle  se  soit  répandue  promptement  comme  une  épi- 
démie. C'est  donc  principalement  en  ce  domaine  que  nous 
pouvons  nous  faire  une  idée  de  l'action  de  ces  moyens,  de 
ce  pain  et  de  cette  coupe  magique,  et  c'est  à  cet  objet  que 
nous  allons  consacrer  notre  attention. 

L'emploi  de  ces  moyens  et  particulièrement  des  onguents  Des 
magiques  était  si  général  à  cette  époque  que  dans  l'esprit  ^gf^qygg 
du  peuple  les  sorcières  et  leur  pot  à  onguent  se  présentaient 
comme  deux  idées  inséparables  ;  et  les  enquêtes  juridiques 
ont  démontré  que  cette  manière  de  considérer  les  choses 
ne  reposait  pas  sur  une  pure  imagination.  Remy,  dans  sa 
Bémonolàtrie,  1.  I,  c.  ni,  [raconte  que,  Marie  Alberta  et 
Catherine  Prœnotia  de  Frossen  étant  près  d'être  condam- 
nées à  mort,  on  leur  demanda  où  elles  avaient  caché  leur 
pot.  Sur  leur  déclaration,  on  en  trouva  deux  qui  conte- 
naient une  graisse  mêlée  de  gouttes  jaunes  et  blanches,  et 
dont  la  couleur  avait  un  reflet  métalHque.  Dès  qu'on  eut 
mis  de  cet  onguent  dans  le  feu,  iï  s'en  éleva  une  flamme 
légère  accompagnée  de  pétillements  et  d'une  puanteur 
toute  particulière.  Il  en  fut  de  même  en  1590  du  pot  de 
graisse  de  lana  Michael.  Jeanne  Gallea,  en  1586,  avait, 


70  LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS. 

disait -elle,  reçu  du  démon  un  onguent  de  couleur 
blanche,  enveloppé  dans  des  feuilles  de  chêne,  tandis  que 
celui  d'Alexia  Drigea  était  rouge.  Cet  onguent,  d'après  les 
déclarations  d'une  multitude  innombrable  d'accusés,  ser- 
vait à  oindre  le  corps  lorsqu'on  voulait  aller  au  sabbat. 
Ainsi,  d'après  de  Lancre,  dans  son  Tableau  de  l'inconstance 
des  mauvais  anges,  Paris,  1613,  liv.II,  p.  110,  Marie  Das- 
pilcurte  d'Andaie,  dans  le  Labour,  âgée  de  dix-neuf  ans, 
déclare  que  la  sorcière  Mariaco  de  Molères ,  toutes  les  fois 
qu'elle  voulait  aller  au  sabbat,  se  frottait  les  mains  et  les 
genoux  avec  une  eau  verdâtre,  et  qu'alors  la  sorcière  la 
prenait  sur  son  dos,  et  que  cela  était  arrivé  toutes  les  fois 
qu'elles  étaient  parties  ensemble.  Marie  Dindarte  de  Sare, 
âgée  de  dix -sept  ans,  confessa  que  tantôt  elle  était  allée 
seule  au  sabbat,  et  tantôt  avait  appelé  ses  voisines  pour 
faire  la  route  avec  elles.  Que  lorsque  celles-ci  étaient 
absentes  elle  se  frottait  nue  ou  par-dessus  ses  vêtements 
avec  un  onguent  que  le  diable  lui  avait  donné,  et  qu'elle 
s'envolait  aussitôt;  que  lorsqu'elle  s'était  frottée  par-dessus 
ses  habits,  ceux-ci  se  trouvaient  propres  dès  qu'elle  était 
arrivée  au  sabbat.  Elle  était  si  sûre  de  son  fait  que,  n'ayant 
plus  d'onguent,  elle  se  lit  fort  d'en  avoir  d'autre  au  pro- 
chain sabbat.  Elle  y  alla  la  nuit  suivante;  mais  elle  rap- 
porta qu'on  lui  avait  refusé  ce  qu'elle  demandait,  parce 
qu'elle  avait  tout  divulgué.  [Ibid.,  p.  93.)  En  France,  en 
Italie,  en  Espagne,  en  Angleterre,  en  Allemagne,  c'est 
toujours  la  même  chose  ;  partout  nous  retrouvons  et  le 
sabbat  et  les  onguents,  et  partout  les  initiés,  après  avoir 
été  au  sabbat,  en  racontent  des  merveilles. 
Recherches  Ceux  qui  étaient  chargés  de  ces  enquêtes  devaient  natu- 
théologiens.  rellement  chercher  avant  tout  à  se  convaincre  par  leurs 


LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS.  71 

propres  yeux  si  ces  excursions  étaient  réelles  ou  seulement 
imaginaires.  Les  théologiens^  particulièrement  intéressés  à 
connaître  la  vérité  sous  ce  rapport,  furent  aussi  les  premiers 
à  tenter  ces  essais.  Nider^  dans  son  Formicanum,  1.  II, 
c.  iv^  nous  a  conservé  le  résultat  d'une  épreuve  de  ce  genre 
faite  par  un  Dominicain  ami  de  son  maître,  et  qui  par  con- 
séquent doit  avoir  eu  lieu  vers  la  fin  du  xiv''  siècle.  Ce 
religieux  trouva  dans  un  village  une  femme  qui  croyait 
voyager  la  nuit  avec  d'autres  de  son  espèce.  Tout  ce  qu'il 
put  faire  pour  la  dissuader  de  son  opinion  fut  inutile;  elle 
persista  toujours  à  dire  qu'elle  croyait  plus  à  sa  propre 
expérience  qu'à  ses  paroles.  «  Eh  bien  !  lui  dit  le  Domini- 
cain, laissez -moi  assister  à  votre  prochaine  excursion.  » 
Elle  y  consentit,  et  ajouta  :  «  Vous  pouvez  amener  avec 
vous  plusieurs  témoins,  et  vous  me  verrez  tous  partir.  » 
Le  père,  qui  avait  un  grand  zèle  pour  le  salut  des  âmes , 
se  trouva  au  jour  dit  avec  des  témoins  très-sûrs.  Elle  se  plaça 
en  leur  présence  dans  la  huche  au  pain  qui  était  sur  un 
banc,  et  se  mit  à  se  frotter  en  prononçant  des  formules  ma- 
giques. Au  bout  de  quelque  temps,  sa  tête  s'inclina,  et  elle 
s'endormit.  Elle  eut  alors  des  visions  où  elle  vit  Vénus  et 
d'autres  choses  semblables;  de  sorte  qu'elle  commença  à 
jubiler  d'une  voix  sourde.  Les  mouvements  violents  de  ses 
mains  faisaient  vaciller  la  huche,  jusqu'à  ce  qu'enfin  celle- 
ci  tomba  de  dessus  le  banc  qui  la  soutenait,  et  la  vieille  se 
fit  beaucoup  de  mal  à  la  tête.  Comme  elle  se  réveillait  peu 
à  peu ,  étendue  à  terre  sans  mouvement ,  le  rehgieux  lui 
dit  :  ((  Eh  bien  !  direz -vous  encore  que  vous  êtes  partie 
réellement  avec  l'armée  furieuse?  Tous  ceux  qui  sont 
ici  présents  peuvent  attester  que  vous  n'êtes  pas  sortie 
de  votre  huche.  »  Ceci,  joint  à  des  exhortations  chari- 


72  LA    MAGIE    DANS   LES    TEMPS    CHRÉTIENS. 

tables,  finit  par  lui  faire  reconnaître  et  quitter  son  erreur. 

Barthélémy  de  Spina,  Dominicain,  maître  du  sacré  palais, 
dans  son  livre  de  Strigibus  seu  maleficis,  raconte  que 
peu  de  temps  avant  lui  un  inquisiteur  mit  en  prison  une 
sorcière,  laquelle  avoua  qu'elle  allait  souvent  au  sabbat. 
Le  prince  qui  résidait  en  ce  lieu  eut  le  désir  de  s'assurer 
par  ses  propres  yeux  si  cette  prétention  était  fondée,  ou 
seulement  l'effet  d'un  rêve.  Il  pria  donc  l'inquisiteur  de 
permettre  à  cette  femme  de  se  frictionner  avec  son  onguent 
devant  lui  et  toute  sa  cour,  afin  que  l'on  pût  voir  si  elle 
était  réellement  emportée  par  le  démon  d'une  manière 
visible  ou  invisible.  L'inquisiteur  y  consentit,  après  avoir 
fait  quelques  difficultés.  La  femme  se  prêta  aux  désirs  du 
prince.  On  la  conduisit  chez  lui,  et  là  elle  s'oignit  le 
corps  et  resta  quelque  temps  sans  qu'on  aperçût  en  elle 
rien  d'extraordinaire.  Plusieurs  témoins  du  fait  vivaient 
encore  à  l'époque  où  écrivait  Barthélémy.  Aug.  de  Turre, 
deBergame,  médecin  célèbre  de  son  temps,  lui  raconta 
aussi  qu'étant  à  l'université  de  Padoue,  et  revenant  une 
fois  chez  lui  vers  la  sixième  heure  de  la  nuit,  il  frappa  sans 
que  personne  vînt  lui  ouvrir,  et  qu'alors  il  monta  dans  sa 
chambre  par  la  fenêtre.  Après  avoir  cherché  la  servante, 
il  la  trouva  couchée  nue  sur  le  dos,  semblable  à  une  morte, 
et  ne  put  la  réveiller.  Le  matin,  lorsqu'elle  fut  revenue  à 
elle,  il  lui  demanda  ce  qui  lui  était  arrivé  pendant  la  nuit. 
Elle  lui  avoua  qu'elle  avait  été  en  voyage,  ce  qui  ne  pou- 
ffait avoir  eu  lieu  qu'en  esprit,  et  non  réellement.  La 
même  chose  arriva  à  P.  Cella,  à  Saluées,  avec  sa  servante, 
et  à  un  notaire  de  Lugano  avec  sa  femme,  qu'il  trouva 
dans  un  toit  à  porcs  dans  une  circonstance  semblable. 

Comme  beaucoup  d'accusés  déclaraient  aux  inquisiteurs 


LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS.  73 

qu'ils  étaient  entrés  avec  d'autres  dans  les  maisons  de  cer- 
tains riches  et  nobles  qu'ils  désignaient^  et  que  là  ils  avaient, 
vidé  des  tonneaux  entiers  du  vin  le  meilleur,  mangé  d'é- 
normes quantités  de  fromage,  tué  et  mis  au  feu  les  bœufs 
les  plus  gras^  on  trouva  là  une  excellente  occasion  de  s'as- 
surer si  tout  cela  était  réel  ou  seulement  imaginaire.  On 
les  examina  donc  attentivement  au  retour  de  ces  festins. 
Or^  on  les  trouva  presque  toujours  abattus,  brisés,  ayant 
faim  comme  dans  les  autres  nuits.  Puis  on  fit  des  perqui- 
sitions dans  les  maisons  où  ils  prétendaient  avoir  fait  ces 
festins,  et  on  trouva  qu'il  n'y  manquait  rien ,  soit  au  vin, 
soit  au  fromage,  soit  aux  autres  provisions,  soit  au  bétail. 
On  dut  conclure  de  là  qu'ils  n'y  étaient  point  entrés  réelle- 
ment. Pour  eux,  ils  cherchèrent  à  expliquer  à  leur  manière 
le  fait  qu'on  leur  opposait ,  et  prétendirent  que,  lorsque  le 
repas  était  fini,  la  dame  qui  présidait  touchait  avec  une 
verge  d'or  les  plats,  et  qu'aussitôt  ils  se  remplissaient  de 
pain,  de  vin  ou  des  autres  choses  qui  y  étaient  avant  le 
repas;  qu'on  plaçait  les  os  du  bœuf  sur  sa  peau,  puis  qu'on 
rabattait  celle-ci  sur  eux  par  les  .quatre  bouts,  et  qu'au 
premier  coup  de  la  baguette  d'or  le  bœuf  revenait  à  la  vie, 
et  qu'on  le  reconduisait  à  son  étable.  Cette  déclaration 
expliquait  la  chose  telle  qu'elle  s'était  passée  non  dans  la 
réalité,  mais  dans  l'imagination  des  accusés. 

Les  jurisconsultes,  de  leur  côté,  eurent  dans  les  procès  Enquêtes 
de  sorcellerie  qui  leur  furent  soumis  l'occasion  fréquente  consultes", 
d'étudier  ces  phénomènes,  et  ils  en  ont  profilé  d'une  ma- 
nière fort  judicieuse.  Très-souvent ,  et  sans  aucune  con- 
trainte, les  accusés  déclarèrent  devant  eux  qu'ils  avaient 
assisté  personnellement  au  sabbat,  mais  que  souvent  aussi 
ils  n'y  avaient  été  qu'en  songe,  pendant  qu'ils  étaient 
IV.  3 


74  LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS. 

profondément  endormis.  Il  leur  semblait  alors  qu'ils 
voyageaient  dans  l'espace,  qu'ils  voyaient  des  palais,  des 
salles,  des  parterres  et  d'autres  belles  choses.  Lorsque  les 
juges  les  faisaient  surveiller  la  nuit  où  devait  avoir  lieu 
l'excursion,  on  les  voyait  s'agiter  violemment  sur  leurs 
sièges,  comme  quelqu'un  qui  donne  de  l'éperon  à  son 
cheval  pour  le  faire  avancer.  Lorsqu'ils  étaient  réveillés  , 
ils  étaient  fatigués  et  brisés ,  comme  s'ils  eussent  fait  un 
long  voyage,  et  ils  racontaient  les  merveilles  qu'ils  avaient 
vues.  11  y  avait  en  1571  dans  les  prisons  de  Bordeaux  une 
vieille  femme  qui  avoua  qu'elle  allait  au  sabbat  toutes  les 
semaines.  Le  maître  des  requêtes  Belot  voulut  savoir  ce 
qui  en  était;  et  comme  elle  prétendait  qu'elle  n'avait  au- 
cun pouvoir  tant  qu'elle  était  en  prison,  il  lui  donna  la 
liberté.  Elle  s'oignit  donc,  toute  nue,  avec  un  onguent, 
et  tomba  ensuite  comme  morte.  Elle  revint  à  elle  au  bout 
de  cinq  heures,  et  raconta  beaucoup  de  choses  des  lieux 
qu'elle  avait  parcourus.  On  prit  des  informations ,  et  ses 
déclarations  furent  trouvées  conformes  à  la  vérité.  Bodin 
raconte  ce  Mi  dans  sdi  Démonomanie ,  Rouen,  1604,  p.  246, 
comme  le  tenant  d'un  témoin  oculaire.  Il  avait  appris  à 
Nantes  un  autre  fait  du  même  genre.  Sept  magiciens  s'é- 
taient vantés,  en  présence  de  plusieurs  personnes,  do 
pouvoir  rapporter  dans  l'espace  d'une  heure  ce  qui  se  pas- 
sait à  dix  lieues  à  la  ronde.  On  les  prit  au  mot.  Bientôt 
après,  ils  tombèrent  comme  morts,  et  restèrent  environ 
trois  heures  en  cet  état  ;  après  quoi  ils  se  relevèrent  et  ra- 
contèrent tout  ce  qu'ils  avaient  vu  à  Nantes  et  aux  envi- 
rons, indiquant  les  lieux,  les  actions  et  les  personnes.  On 
prit  des  informations  à  l'instant  môme,  et  il  se  trouva  qu'ils 
avaient  dit  vrai. 


LA   MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS.  75 

Le  président  de  la  Tourette  raconta  aussi  à  Bodin  qu'il 
avait  connu  dans  le  Dauphiné  une  magicienne  qui^  étant 
assise  au  coin  du  feu^  avait  eu  comme  une  extase.  Comme 
elle  était  privée  de  sentiment,  son  maître  la  frappa  très- 
fort  avec  une  verge.  Pour  voir  si  elle  était  morte,  on 
lui  brûla  les  parties  les  plus  sensibles;  mais  rien  de  tout 
cela  ne  faisait  impression  sur  elle.  Le  maître  et  la  maî- 
tresse chez  qui  elle  servait  la  laissèrent  gisant  à  terre, 
croyant  qu'elle  était  morte.  Mais  le  maître,  la  trouvant  le 
lendemain  dans  son  lit ,  en  fut  tout  effrayé,  et  lui  demanda 
ce  qu'elle  avait  eu.  «  Ah!  Monsieur,  dit-elle,  vous  m'avez 
bien  battue  !  »  Le  maître  raconta  la  chose  à  ses  voisins,  qui 
pensèrent  que  c'était  une  sorcière.  Il  finit  par  obtenir  d'elle 
l'aveu  qu'elle  avait  assisté  au  sabbat.  Elle  confessa  bientôt 
d'autres  crimesencore,  et  fut  brûlée. — Plus  tard,  on  amena 
devant  le  juge ,  à  Florence,  une  femme  accusée  de  niagie. 
Elle  avoue  la  chose,  et  assure  que  cette  nuit-là  même  elle 
ira  au  sabbat  si  on  lui  permet  d'aller  chez  elle  et  de  se 
frotter  avec  son  onguent.  Le  juge  le  lui  permet.  Elle  se 
frictionne  avec  une  graisse  infecte,  se  couche  et  s'endort 
aussitôt.  On  la  lie  fortement  dans  son  lit;  on  la  pique ,  on 
la  frappe ,  on  la  brûle  ;  mais  rien  ne  peut  déranger  son  som- 
meil. Le  lendemain ,  on  eut  beaucoup  de  peine  à  la  réveil- 
ler, et  elle  raconta  qu'elle  avait  été  au  sabbat.  On  vit  très- 
bien,  d'après  son  récit,  que  les  douleurs  qu'on  lui  avait 
causées  en  la  frappant  et  la  brûlant  s' étaient  mêlées  dans  son 
esprit  aux  choses  qu'elle  croyait  avoir  vues  ou  ressenties. 
Un  gentilhomme  de  Magdebourg  fit  une  expérience  sem- 
blable avec  sa  servante.  Celle-ci,  après  l'avoir  servi  long- 
temps et  fidèlement,  fut  accusée  de  magie,  et  d'avoir  été  au 
Blocksberg.  Interrogée  par  son  maître,  elle  finit  par  lui 


76  LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS. 

avouer  qu'elle  devait  aller  la  nuit  prochaine  au  sabbat.  Son 
maître  prit  le  curé  et  d'autres  témoins,  et  la  surveilla  toute 
la  nuit.  Dès  qu'elle  se  fut  frottée ,  elle  tomba  dans  un  pro- 
fond sommeil;  de"  sorte  qu'on  ne  put  la  réveiller,  ni  la 
nuit  ni  même  tout  le  jour  suivant.  Revenue  enfin  à  elle, 
elle  persista ,  malgré  toutes  les  représentations ,  à  croire 
qu'elle  avait  été  réellement  au  sabbat.  (Godelmanni,  Tract, 
de  magis,  1.  11^,  c.  iv.) 

Un  autre,  dans  le  Labour,  fit  plus  encore  en  pareil 
cas.  Non-seulement  il  surveilla  sa  servante  pendant  toute 
la  nuit;  mais  se  plaçant  avec  elle  à  la  cheminée,  il  l'at- 
tacha fortement  à  son  pied;  et  dès  qu'elle  paraissait 
s'endormir  il  la  réveillait  en  la  poussant.  Malgré  toutes 
ces  précautions,  elle  avoua  le  matin,  après  avoir  nié  le 
fait  auparavant,  qu'elle  avait  assisté  au  sabbat,  et  elle 
raconta  très  -  exactement  un  grand  nombre  de  circon- 
stances ,  lesquelles  furent  confirmées  par  beaucoup  d'au- 
tres qui  y  avaient  été  avec  elle.  (De  Lancre,  1.  II ,  p.  97.) 
D'un  autre  côté,  une  jeune  fdle  d'Ascain,  nommée  Dopart- 
zabal,  âgée  de  quinze  à  seize  ans,  accusa  une  autre  prison- 
nière, qui  fut  brûlée  plus  tard,  de  l'avoir  entraînée  au  sab- 
bat la  nuit  qui  avait  précédé  sa  confrontation.  Celle-ci 
répondit  que  c'était  une  fausseté  manifeste,  parce  que,  pre- 
mièrement, elle  n'était  point  sorcière,  et  que  d'ailleurs  elle 
était  enchaînée,  et  avait  toujours  près  d'elle  des  gardes  qui 
ne  la  perdaient  jamais  de  vue;  que  d'ailleurs  la  plaignante 
couchait  avec  sa  mère,  qui,  craignant  qu'elle  ne  partît  pour 
le  sabbat,  la  veillait  et  lui  parlait  à  chaque  instant.  Mais  la 
jeune  fdle  persista  dans  ses  dires,  et  ajouta  que  l'accusée 
était  venue  à  son  ht  cette  nuit-là  même  sous  la  forme  d'un 
chat,  et  que  c'était  une  chose  connue  que  les  magiciens. 


LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS.  77 

même  en  prison ,  emmenaient  ceux  qu'ils  avaient  ensor- 
celés. [Ibid.,  96.)  Dans  le  grand  procès  de  magie  de  Logro- 
gno^  l'an  1610,  il  fut  constaté  entre  autres  choses  que  plu- 
sieurs enfants  du  bourg  de  Vera^  ayant  divulgué  ce  qu'ils 
avaient  vu  au  sabbat,  furent  châtiés  très-durement  à  cause 
de  cela  dans  une  des  réunions  qui  eurent  lieu  peu  de  temps 
après  ;  de  sorte  qu'ils  tombèrent  malades  et  commencèrent 
à  dépérir,  ce  qui  engagea  le  vicaire  du  lieu  aies  exorciser. 
Ils  confessèrent  ce  qu'ils  savaient,  et  ne  voulurent  plus  al- 
ler au  sabbat.  Les  sorcières  s'acharnèrent  à  cause  de  cela 
contre  eux,  et  les  entraînèrent  au  sabbat  malgré  eux.  Le 
vicaire  se  vit  forcé  de  faire  dormir  dans  sa  chambre  tous 
ces  enfants,  au  nombre  de  quarante;  et  à  chaque  fois  il  les 
exorcisait  auparavant,  et  les  aspergeait  d'eau  bénite.  Il  né- 
gligea deux  nuits  ces  précautions,  et  les  enfants  furent  em- 
portés de  nouveau,  et  fouettés  sévèrement.  Quelque  temps 
après,  étant  à  l'école,  ils  virent  passer  deux  femmes  qu'ils 
reconnurent  pour  celles  qui  les  avaient  fouettés  alors.  Ils 
coururent  après  elles,  et  les  poursuivirent  à  coups  de 
pierres.  La  chose  ayant  été  portée  devant  les  tribunaux, 
les  enfants  soutinrent  leur  accusation,  et  les  juges  la  trou- 
vèrent d'accord  avec  la  déclaration  faite  à  ce  sujet  par 
Marie  Juancho  de  Yera.  (L'iorente,  Histoire  de  Vinquisi- 
tion,  Paris,  1818,  t.  IlL  ) 

Après  les  jurisconsultes,  les  médecins  et  les  naturalistes  Études  des 
durent  prendre  aussi  part  à  ces  sortes  d'enquêtes.  Déjà  le  ^  ^g  gujgt 
médecin  du  pape  Jules  III,  André  Laguna,  eut  occasion 
d'étudier  la  matière.  L'an  lo4o,  pendant  qu'il  traitait  le 
duc  de  Guise,  on  mit  en  prison,  en  Lorraine,  un  homme 
et  sa  femme  qui  habitaient  un  ermitage  près  de  Nancy,  et 
l'on  trouva  chez  euxun  pot  renfermant  une  pommade  verte.  , 


78  LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS. 

Laguna  rcxamina,  et  trouva  qu'elle  était  composée  d'eX"* 
traits  de  ciguë^  de  jusquiame,  de  solanum,  de  mandragore 
et  d'autres  plantes  narcotiques.  Comme  précisément  à  cette 
époque  la  femme  du  bourreau  souffrait  de  frénésie  et  d'in- 
somnies, il  lui  fit  frotter  le  corps  avec  cet  onguent.  Elle 
dormit  après  cela  trente-six  heures  de  suite ,  et  elle  aurait 
dormi  plus  longtemps  encore  si  on  ne  l'avait  éveillée  par 
des  moyens  violents,  entre  autres  des  ventouses.  Elle  se 
plaignit  amèrement  à  son  réveil  qu'on  l'eût  enlevée  aux 
bras  d'un  jeune  homme.  (P.  de  Valentia,  d'après  le  com- 
mentaire de  Laguna  sur  Dioscoride,  dans  l'ouvrage  de 
L'iorente,  p.  457.) 

J.-B.  Porta  a  fait  aussi  un  essai  semblable,  et  voici  ce 
qu'il  dit  à  ce  propos  dans  sa  Magie  naturelle,  1.  II,  c.  xxvi  : 
<(  Les  mauvaises  passions  se  sont  tellement  emparées  de 
plusieurs  hommes  qu'abusant  des  dons  de  la  nature  ils  en 
font  des  onguents  magiques  en  les  mêlant  ensemble.  Quoi- 
qu'il y  ait  en  tout  cela  beaucoup  de  superstition,  il  est  cer- 
tain néanmoins  que  ces  substances  sont  naturellement  très- 
actives.  Je  raconterai  à  cette  occasion  ce  que  j'ai  appris  de 
ceux  qui  s'adonnent  à  ces  sortes  de  pratiques.  On  fait  cuire 
dans  un  vase  d'airain  la  graisse  d'un  enfant;  on  dégraisse 
le  bouillon,  puis  on  y  ajoute  de  l'aconit,  des  feuilles  de  peu- 
plier et  de  V eleoselinum  ;  ou  bien  encore  on  mêle  ensemble 
du  sivmy  de  Vacorum,  du  pentaphylloii,  du  solanum,  avec 
de  l'huile  et  du  sang  de  chauve-souris.  Lorsqu'on  veut  se 
servir  de  cet  onguent,  on  se  frictionne  d'abord  les  mem- 
bres, jusqu'à  ce  qu'ils  deviennent  rouges;  puis  on  y  ap- 
plique l'onguent,  et  l'on  s'en  frotte,  afin  qu'étant  ab- 
sorbé plus  vite  l'action  en  soit  plus  énergique,  ce  qui 
,  arrive  d'autant  plus  facilement  que  ceux  qui  veulent  s'en 


LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRETIENS.  /O 

servir  ont  coutume  de  ne  rien  manger  que  des  légumes^ 
des  racines,  des  châtaignes,  de  la  parelle  et  d'autres  choses 
semblables.  Comme  je  réfléchissais  sérieusement  sur  ces 
choses,  ne  sachant  encore  ce  que  j'en  devais  pefiser,  je 
fis  la  connaissance  de  l'une  de  ces  vieilles  femmes,  dont 
on  dit  qu'elles  entrent  dans  les  maisons  pour  sucer  le  sang 
des  enfants  dans  leur  berceau.  Je  lui  fis  quelques  de- 
mandes, mais  elle  me  dit  aussitôt  qu'elle  me  répondrait 
dans  un  petit  instant.  Là-dessus,  elle  me  fit  sortir  de  la 
chambre,  ainsi  que  les  autres  que  j'avais  amenés  avec  moi 
comme  témoins ,  se  mit  toute  nue,  et  se  frotta  fortement 
tout  le  corps  avec  un  onguent ,  ce  que  nous  pûmes  voir 
par  une  fente  de  la  porte.  Elle  tomba  aussitôt  à  terre, 
plongée  dans  un  profond  sommeil.  Nous  ouvrîmes  la  porte, 
et  la  trouvâmes  tellement  endormie  qu'elle  r.e  sentit  rien 
de  tout  ce  que  nous  lui  fîmes.  Lorsque  nous  remarquâmes 
que  l'action  de  l'onguent  diminuait,  nous  sortîmes  de  la 
chambre.  La  vieille  s'éveilla,  reprit  ses  vêtements,  et  nous 
raconta  les  pierveilles  de  son  voyage.  Nous  eûmes  beau 
lui  dire  qu'elle  se  trompait,  et  lui  montrer  les  traces  des 
coups  dont  nous  l'avions  frappée,  elle  persista  opiniâtre- 
ment dans  sa  déclaration.  » 

Cardan  a  publié  dans  son  livre  de  Subtilitate,  1.  XVIII,  cardan, 
la  recette  d'un  onguent  de  cette  sorte,  composé  d'opium, 
d'aconit,  de  pentaphyllon ,  de  solanum  et  de  miel.  Gas- 
sendi, étant  à  la  campagne,  voulut  se  convaincre  de  l'efïet 
de  ces  substances.  Il  prépara  un  onguent  où  il  entrait 
beaucoup  d'opium ,  et  il  en  frotta  plusieurs  paysans  aux- 
quels il  avait  fait  croire  d'abord  qu'avec  cet  onguent  ils 
seraient  emportés  au  sabbat.  Les  paysans  se  réveillèrent 
après  un  long  sommeil ,  et  racontèrent  en  détail  tout  ce 


80  LA    MAGIE    BANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS. 

qu'ils  avaient  vu  au  sabbat^,  et  les  délices  dont  ils  y  avaient 
joui.  Au  reste^  les  déclarations  des  accusés  ont  plus  d'une 
fois  prouvé  qu'il  n'est  pas  toujours  nécessaire  de  frictionner 
tout  le1:orps^  mais  qu'il  suffit  de  frotter  la  paume  de  la 
main,  la  plante  des  pieds,  le  crâne  ou  d'autres  parties  plus 
irritables. 
Helmont.  Ce  que  nous  avons  dit  jusqu'ici  suffit  pour  nous  donner 
une  idée  des  effets  produits  par  ces  substances,  entre  les- 
quelles la  jusquiame  joue  un  rôle  considérable.  Lorsqu'elle 
trouve  dans  l'organisme  des  dispositions  convenables,  elle 
agit  comme  fit  sur  Helmont  la  racine  broyée  d'aconitum 
naipeUm,  lorsqu'il  s'en  toucha  seulement  le  bout  de  la 
langue.  Il  lui  sembla  d'abord  qu'on  lui  liait  le  crâne  avec 
une  corde  :  c'était  l'action  directe  de  cette  substance,  pro- 
duisant une  révulsion  des  esprits  nerveux  vers  leur  centre. 
S'étant  mis  à  faire  plusieurs  choses  dans  la  maison,  il  sen- 
tit bientôt  que  les  fonctions  de  l'esprit  ne  s'accomplissaient 
plus  chez  lui  comme  d'ordinaire  dans  le  cerveau,  mais  dans 
l'épigastre  et  les  plexus  solaires.  Il  vit,  avec  toute  la  clarté 
et  la  précision  dont  les  observations  de  ce  genre  sont  sus- 
ceptibles, que  le  sentiment  et  le  mouvement  partaient  bien 
de  la  tête ,  et  se  répandaient  dans  tout  le  corps,  mais  que  la 
faculté  de  penser  se  trouvait  dans  la  région  épigastrique,  à 
l'exclusion  de  la  tête.  Réfléchissant  davantage  encore  sur 
cet  état,  il  trouva  que  la  pensée  et  la  méditation  étaient 
bien  plus  claires  en  lui,  et  que  cette  clarté  lui  procurait 
une  grande  béatitude.  Il  ne  rêvait  point,  il  n'était  point 
malade  ;  mais  il  avait,  au  contraire,  toute  sa  réflexion  et 
toute  sa  santé;  et  quoiqu'il  se  fîit  trouvé  déjà  plusieurs 
fois  dans  un  état  extatique,  il  remarqua  que  cet  état  n'avait 
rien  de  commun  avec  ce  qu'il  éprouvait  en  ce  moment.  Il 


LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS.  81 

s'aperçut  aussi  que  l'imagination  était  dans  une  inaction 
complète.  Tout  cela  était  l'effet  de  la  réaction  des  esprits 
nerveux,  qui,  après  s'être  retirés  dans  leur  centre,  s'en 
échappaient  avec  plus  d'énergie  et  se  répandaient  dans  les 
sens.  Au  bout  de  deux  heures ,  il  sentit  par  deux  fois  diffé- 
rentes une  légère  atteinte  de  vertige.  A  la  première,  il 
remarqua  que  la  faculté  de  penser  était  revenue,  et  à  la 
seconde  il  vit  qu'il  pensait  à  la  manière  ordinaire.  C'était 
l'effet  du  retour  des  esprits  nerveux  dans  le  lit  plus  étroit 
de  la  vie  ordinaire.  (Helmont,  Idea  démens,  §  12.) 

Ce  que  fit  ici  dans  des  conditions  favorables,  sur  un 
homme  déjà  bien  disposé,  cette  racine  administrée  homœo- 
pathiquement,  les  autres  substances  le  font  aussi  lorsque, 
administrées  en  grande  quantité  et  répandues  sur  toute  la 
surface  extérieure  du  corps,  dans  les  onguents  des  sor- 
cières, elles  pénètrent  dans  l'organisme,  et  de  là  décompo- 
sent en  quelque  sorte  la  vie  tout  entière,  avec  cette  diffé- 
rence toutefois  qu'  elles  agissent  d'une  manière  plus  prompte 
et  plus  tumultueuse.  Il  en  est  ainsi  de  celles  qui,  ingérées 
dans  le  corps,  produisent  leurs  effets  dans  l'intérieur  de 
l'organisme.  L'aspiration  de  ces  mêmes  substances  produit  , 
d'une  manière  plus  prompte  encore  que  les  frictions  des  ^  ^ 
phénomènes  semblables.  Humphry  Davy,  ayant  un  jour  Expériences 
aspiré  de  l'oxyde  d'azote,  fut  étonné  des  sensations  que  cet  "^^ÎJ^a^y/^ 
accident  produisait  en  lui.  «  A  mesure,  dit-il,  que  les  im- 
pressions agréables  augmentaient,  je  perdais  toute  relation 
avec  les  objets  extérieurs.  Des  images  très  -vives  parcou- 
raient rapidement  mon  esprit,  et  se  revêtaient  de  mots;  de 
telle  sorte  que  j'étais  tout  surpris  de  voir  se  former  en  moi 
de  nouvelles  idées.  Je  me  trouvais  dans  un  monde  d'idées 
nouvelles;  je  m'imaginais  faire  de  grandes  découvertes. 


82  LA    MAGIE    DAJNS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS. 

Lorsque  Kiiiglake  me  tira  de  ce  délire  enivrant  en  otant  de 
ma  bouche  le  réservoir  du  gaz ,  ma  première  sensation  fut 
un  mouvement  d'humeur  et  d'orgueil  à  la  vue  des  per- 
sonnes qui  m'entouraient.  Toutes  mes  émotions  étaient 
comme  inspirées  et  sublimes.  Je  me  mis  à  marcher  dans 
ma  chambre  une  minute  environ  sans  faire  attention  à  ce 
qu'on  me  disait.  Lorsque  je  fus  rentré  dans  l'état  ordi- 
naire^ je  sentis  le  désir  de  communiquer  les  découvertes 
que  j'avais  faites  pendant  cet  essai.  Je  cherchai  donc  à  rap- 
peler mes  idées;  mais  le  souvenir  en  était  faible  et  confus. 
Cependant  une  suite  de  pensées  se  présenta  clairement  à 
mon  esprit;,  et  je  me  mis  à  crier  d'une  manière  prophé- 
tique: «  Il  n'y  a  dans  le  monde  que  des  pensées.  L'univers 
ne  se  compose  que  d'impressions ,  d'idées  de  plaisir  et  de 
douleur.  «  (H.  Davy,  Besearches;  London,  1800,  p.  488.) 

Explication  ^^  ^'^^^  clairement  par  là  que  dans  cet  état  la  vie,  exai- 
de ces     tée  par  des  substances  irritantes,  éprouve  une  modification 

p  enomenes  p^-Qf^j^^g^  Tournée  vers  le  dehors  dans  l'état  ordinaire, 
ouverte  dans  toute  sa  largeur  pour  ainsi  dire  aux  objets 
extérieurs ,  elle  agit  sur  eux  aussi  avec  une  plus  grande 
énergie ,  tandis  qu'elle  est  comme  fermée  au  monde  inté- 
rieur et  que  ceJui-ci  est  bien  plus  encore  fermé  pour  elle. 
Sous  Faction  de  ces  substances,  au  contraire,  elle  se  dé- 
tourne du  monde  extérieur  pour  se  repher  au  dedans;  elle 
s'ouvre  au  monde  intérieur,  et  celui-ci  s'ouvre  bien  davan- 
tage encore  à  elle.  A  ce  bouleversement  spirituel  doit  cor- 
respondre un  bouleversement  non  moins  profond  dans 
l'organisme.  Auparavant  c'était  le  cerveau,  qui,  ouvert 
par  dehors  et  fermé  par  dedans,  éclairé  d'ailleurs  par  la 
lumière  naturelle,  était  chargé  de  toutes  les  opérations  de 
l'esprit  et  de  la  volonté ,  tandis  qu'au  système  ganglion- 

5  H  c^ 


LA    MAGIE    DAKï;    LE^    TE^iPS    CHRÉTlEKiJ.  83 

naire  étaient  réservés  les  sentiments  obscurs,  confuS;,  spon- 
tanés et  irréfléchis  j  les  actions  involontaires  et  toutes  les 
opérations  de  la  vie  plastique.  C'est  le  contraire  qui  arrive 
maintenant.  Le  cerveau ,  fermé  au  dehors,  ouvert  au  de- 
dans, prend  sur  lui  les  fonctions  du  système  ganglion- 
naire ,  tandis  que  celui-ci ,  ouvert  au  dehors  et  fermé  au 
dedans,  exerce  les  fonctions  du  système  cérébral,  et  ac- 
complit les  fonctions  les  plus  élevées  de  la  pensée,  de  l'ac- 
tion et  de  la  vie.  On  voit  alors  se  produire  tous  les  phé- 
nomènes de  la  clairvoyance ,  cette  sensibilité  et  cette  spon- 
tanéité exquises  qui  se  manifestent  dans  le  somnambulisme 
et  la  catalepsie.  Si  Davy  avait  continué  d'aspirer  ce  gaz  en 
quantité  suffisante,  il  serait  tombé  à  la  fin  dans  l'état  de  la 
Pythie  du  temple  d'Apollon.  Si  l'état  d'Helmont  s'était  dé- 
veloppé un  peu  davantage  encore,  il  lui  serait  arrivé  ce 
qui  est  arrivé  aux  cataleptiques  du  docteur  Petetin  à 
Lyon  ;  tous  ses  sens  se  seraient  ramassés  et  recueillis  dans 
la  région  épigastrique.  C'est  par  elle  qu'il  aurait  vu ,  en- 
tendu, senti  et  goûté.  Les  conducteurs  électriques  lui  au- 
raient amené  de  très-loin  ces  impressions,  tandis  que  les 
corps  isolants  y  auraient  mis  obstacle.  Si,  plusieurs  per- 
sonnes se  tenant  par  la  main ,  la  première  avait  mis  la 
sienne  sur  son  cœur  à  lui,  il  aurait  entendu  ce  que  la  der- 
nière aurait  dit  tout  bas  dans  sa  main.  Mais  si  un  bâton  de 
cire  à  cacheter  avait  interrompu  la  chaîne,  il  n'aurait  rien 
compris,  même  de  ce  qu'on  aurait  dit  à  voix  haute.  Il  au- 
rait avec  cela  pénétré  et  l'avenir  et  le  passé.  (Petetin, 
Électricité  animale ,  1808.) 

Il  en  est  ainsi  des  magiciens  et  des  sorcières,  de  l'action 
des  breuvages,  des  onguents  et  des  autres  moyens  dont  ils 
se  servent.  Ils  tombent  par  là  dans  une  sorte  de  somnam- 


84  I  A    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRETIENS. 

bulisnie  particulier  ;  ils  voient  et  ils  agissent  jusqu'à  un 
certain  point  à  distance.  C'est  pour  cela  que  toutes  les  per- 
sonnes accusées  de  magie  dans  le  Labour  étaient  d'accord 
sur  ce  points  que  pour  aller  au  sabbat  il  fallait  avoir 
dormi  auparavant.  (De  Lancre,  p.  90  à  9o.)  C'est  pour  cela 
que  ceux  qui  étaient  en  prison  s'efforçaient  de  rester 
éveillés,  afin  d'éloigner  d'eux  tout  soupçon,  tandis  que 
ceux  qui  étaient  libres  et  qui  ne  voulaient  pas  aller  au 
sabbat  veillaient  dans  les  églises  ou  ailleurs.  Ils  disaient 
qu'il  suffisait  de  fermer  l'œil  un  instant  pour  être  enlevé 
aussitôt.  Jeannette  d' Abaddio  de  Siboro,  âgée  de  seize  ans, 
avoua  qu'à  l'âge  de  quatre  ans  elle  fut  conduite  pour  la 
première  fois  au  sabbat  par  une  sorcière,  et  que  depuis, 
pendant  trois  mois  de  temps  ,  elle  avait  dormi  le  jour  et 
veillé  la  nuit  dans  l'église  avec  plusieurs  autres;  mais  que 
le  13  septembre  1609,  s' étant  endormie  dans  l'église  pen- 
dant la  messe,  elle  avait  été  emportée  au  sabbat  en  plein 
jour,  et  que  cela  lui  était  arrivé  souvent.  Les  enfants  aussi, 
qui  avaient  tous  une  grande  frayeur  du  sabbat,  veillaient 
pendant  la  nuit  afin  d'y  échapper,  ou  étaient  tenus  éveillés 
par  leurs  parents.  Tous  disaient  encore  qu'on  ne  va  jamais 
au  sabbat  endormi,  mais  tout  à  fait  éveillé,  ce  qui  indique 
clairement  un  état  de  somnambulisme  succédant  à  un  som- 
meil très-court.  Comme  ce  sommeil  était  d'autant  plus  court 
quel'étatde  somnambulisme  était  plus  développé  et  qu'à  la 
fin  il  ne  durait  que  quelques  instants,  on  comprend  com- 
ment un  grand  nombre  d'accusées  déclaraient  que,  dans 
les  nuits  d'été,  elles  restaient  à  filer  dans  la  rue,  dix  ou 
douze  ensemble,  jusqu'à  onze  heures  du  soir,  et  que,  lors- 
que l'heure  du  sabbat  approchait,  elles  se  souhaitaient  la 
bonne  nuit  et  feignaient  devant  les  profanes  de  rentrer 


LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRETIENS.  86 

chez  elles;  mais  qu'en  réalité  elles  se  rendaient  aussitôt  au 
sabbat.  Ceci  suppose  déjà  de  grands  progrès  dans  cet  état. 
Ceux  qui  sont  arrivés  à  ce  degré  n'ont  plus  besoin  d'onguent 
pour  développer  en  eux  l'état  magnétique;  ils  ne  font  que 
passer  pour  ainsi  dire  par  le  sommeil;  de  sorte  qu'on  peut  à 
peine  distinguer  celui-ci.  C'estpour  cela  que  Cat.  de  Landat^ 
âgée  de  trente  anS;,  déclare  qu'elle  n'avait  point  besoin  de 
dormir  pour  aller  au  sabbat;  mais  que,  lorsqu'elle  était 
assise  le  soir  devant  son  feu^  elle  éprouvait  un  désir  inex- 
primable d'y  aller;,  et  qu'elle  s'y  trouvait  aussitôt  trans- 
portée. (De  Lanci'e,  p.  101.) 

On  voit  par  l'exemple  d'un  grand  nombre  de  prisonniers 
que  les  sorcières^  lorsqu'elles  étaient  devenues  virtuoses 
dans  leur  art ,  n'avaient  plus  besoin  d'onguent.  Car, 
quoique  l'on  fût  certain  qu'elles  n'en  avaient  point  à  leur 
disposition^  elles  n'en  continuaient  pas  moins  d'aller  au 
sabbat,  comme  on  s'en  assurait  parla  comparaison  des  té- 
moignages. [IbicL,  p.  108.)  La  nature  magnétique  de  cet 
état  apparaissait  aussi  en  ce  qu'il  pouvait  se  communiquer. 
Tous  les  enfants  qui  avaient  été  au  sabbat ,  au  nombre  de 
deux  ou  trois  cents ,  déclarèrent  unanimement  que  ceux 
qui  les  y  avaient  conduits  n'avaient  fait  que  leur  passer  la 
main  sur  la  tête,  et  qu'ils  s'étaient  sentis  pris  aussitôt  et 
tout  troublés.  D'autres  fois,  on  leur  avait  donné  à  manger 
une  pomme  ou  un  morceau  de  pain  de  mil  noir  ;  puis,  la 
nuit  d'après ,  on  venait  les  chercher  jusque  dans  les  bras 
de  leur  père  ou  de  leur  mère,  de  leurs  frères  ou  de  leurs 
sœurs,  sans  que  personne  pût  s'éveiller.  Leurs  déclarations 
ne  portent  point  que  la  main  qui  leur  caressait  magnéti- 
quement la  tête  fût  graissée  de  quelque  onguent.  Elle  n'a- 
vait pas  besoin  d'onguent,  en  effet;  car  elle  avait  en  elle 


86  LA    MAGIE    DANS    LES   TEMPS    CHRÉTIENS. 

une  vertu  qui  lui  était  propre,  et  qu'elle  communiquait 
même  en  certains  cas  à  d'autres  objets,  comme  aux  ponmies 
ou  au  pain  que  l'on  donnait  à  ces  enfants. 
Apprécia-  Nous  voyons  comment,  en  ces  domaines,  les  moyens, 
tjon  morale  quoique  ditïérents,  mènent  au  même  but.  Quant  à  leur 
phénomènes  appréciation  morale,  voici  ce  qu'on  peut  dire  à  ce  sujet. 
La  nature  physique  est ,  sous  le  rapport  moral ,  complète- 
ment indifférente,  et  peut  servir  d'instrument  soit  pour 
le  bien,  soit  pour  le  mal.  Toutes  ces  substances  elles  états 
qu'elles  produisent  dans  l'homme  ne  sont  donc  ni  bons  ni 
mauvais  en  soi ,  mais  peuvent  devenir  l'un  ou  l'autre  par 
l'intention  qu'on  se  propose.  L'action  délétère  qu'elles 
exercent  sur  la  vie  dans  l'état  actuel  des  choses  n'existait 
point  en  elle  à  l'origine.  Puisqu'elles  sont  les  mêmes  qu'au  . 
commencement,  et  que  cependant  leurs  propriétés  sont 
tellement  changées  qu'elles  peuvent  aller  jusqu'à  donner 
la  mort,  la  cause  de  ce  changement  doit  être  dans  l'orga- 
nisme lui-même,  lequel,  ayant  comme  absorbé  en  soi  la 
mort,  par  suite  du  péché  originel,  est  devenu  tout  autre, 
et  est  entré  dans  d'autres  rapports  avec  la  nature  extérieure 
qui  l'environne.  Le  principe  de  ces  propriétés  contagieuses 
est  donc  en  nous-mêmes  et  dans  cette  dégradation  phy- 
sique qui  nous  a  assujettis  aux  choses  que  nous  devions 
dominer  au  contraire.  En  vertu  de  cet  empoisonnement 
organique,  suite  du  péché,  nous  pouvons  transformer  en 
éléments  nuisibles  les  éléments  les  plus  simples  et  les  plus 
innocents  ;  comme  aussi,  par  suite  de  cet  empoisonnement 
moral  que  nous  avons  contracté,  nous  pouvons  changer 
le  caractère  moral  de  tous  ces  aliments  et  même  des  sub- 
stances les  plus  nuisibles,  et  les  tourner  soit  vers  le  mal, 
soit  vers  le  bien.  Ce  médecin  qui,  après  avoir  analysé 


LA    MAGIE    DAWS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS.  .    87 

LUI  onguent  de  sorcière^  en  frotta  une  de  ses  malades^  fit 
un  acte  téméraire  peut-être;  mais  il  ne  fit  pas  un  acte  cri- 
minel j  tandis  qu'un  autre  aurait  pu  pécher  en  employant 
pour  un  but  mauvais  les  choses  saintes. 

Il  en  est  ainsi  des  états  qui  se  produisent  dans  la  vie. 
Lorsqu'un  saint,  marchant  vers  une  perfection  toujours 
plus  haute,  acquiert,  par  suite  des  privations  qu'il  s'est 
imposées,  la  faculté  de  voir  et  d'agir  à  distance,  il  l'accepte 
comme  une  chose  qu'il  a  trouvée  sur  sa  route  sans  la  cher- 
cher. Il  connaît  les  dangers  des  voies  extraordinaires  où 
il  se  trouve  engagé.  Aussi,  quoique  plein  de  confiance  en 
la  protection  divine,  toujours  en  communion  avec  l'Église, 
uni  entièrement  à  elle  par  l'obéissance,  jusque  dans  ses 
extases,  il  ne  cesse  de  veiller  sur  soi-même,  sur  son  inté- 
rieur aussi  bien  que  sur  son  extérieur;  et  c'est  ainsi  qu'il 
arrive  à  un  but  vraiment  saint.  Mais  lorsque  ces  phéno- 
mènes se  produisent  dans  un  homme  ordinaire,  sous  la 
forme  de  somnambulisme,  par  suite  de  quelque  action  na- 
turelle et  interne,  cet  état,  qui  le  tire  de  l'enchaînement 
général  des  choses  physiques,  n'étant  point  libre  de  sa 
part,  ne  peut  pas  lui  être  imputé;  il  est  l'effet  de  quelque 
désordre  général ,  par  suite  duquel  un  organe  acquiert  un 
développement  extraordinaire ,  tandis  qu'un  autre  subit, 
au  contraire,  une  prostration  anormale.  I/homme  se 
trouve  donc,  comme  auparavant,  dans  la  main  de  Dieu. 
Cet  état  est  déjà  plus  dangereux  lorsqu'il  se  développe  non 
d'une  manière  naturelle,  mais  par  quelques  moyens  artifi- 
ciels; lorsque  l'individu  accessible  à  ces  sortes  d'impres- 
sions met  le  pied  par  curiosité  ou  pour  quelque  fin  plus 
mauvaise  encore  dans  ces  régions  inconnues,  et  que  là, 
outre  les  dangers  sans  nombre  de  la  vie  ordinaire,  il  brave 


88  LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS. 

à  plaisir  les  périls  d'une  vie  entièrement  inexplorée  pour 
lui.  Ne  se  proposant  alors  aucun  but  élevé,  il  ne  peut 
compter  non  plus  sur  une  protection  particulière  d'en 
haut.  Il  manque  également  de  direction  ici-bas;  et  tout 
pour  lui  se  rattache  à  ce  fil  mince  et  léger,  lequel  l'unit  à 
celui  qui  a  produit  en  lui  cet  état  singuher.  Une  telle  posi- 
tion est  déjà  en  soi  bien  dangereuse  :  l'expérience  dé- 
montre que  l'homme  y  est  exposé  aux  plus  grossières  illu- 
sions^ et  qu'après  s'être  trompé  soi-même  il  finit  souvent 
par  tromper  les  autres,  sans  parler  de  beaucoup  d'autres 
périls  plus  graves  encore.  Aussi  ne  doit- on  permettre  de 
produire  cet  état  dans  les  autres  qu'à  des  hommes  expéri- 
mentés, d'un  caractère  sûr,  d'une  vie  irréprochable  et 
d'une  religion  éclairée.  La  chose  est  bien  plus  grave  en- 
core lorsque,  pour  développer  ces  états  extraordinaires,  on 
emploie  des  moyens  irritants  très-énergiques,  dont  l'usage 
est  déjà  répréhensible  en  soi,  parce  qu'il  soulève  dans  l'or- 
ganisme la  sensualité  et  les  appétits  les  plus  grossiers.  Mais 
si  l'homme  se  jette  en  ces  régions  avec  l'intention  positive 
et  criminelle  de  donner  accès  en  soi  à  ces  forces  perni- 
cieuses, qu'une  puissance  bienfaisante  tient  cachées  et  in- 
visibles, et  de  s'en  servir  pour  un  but  coupable,  son  action 
devient  dès  lors  le  crime  le  plus  énorme  dont  la  créature 
puisse  se  rendre  coupable  à  l'égard  du  Créateur;  et  comme 
l'action  elle-même  estdiabolique,  les  substances  de  lanature 
qu'il  emploie,  même  celles  qui  sont  en  elles-mêmes  indiffé- 
rentes, comme  aussi  les  moyens  dont  il  se  sert  dans  ce  but 
coupable,  prennent  également  un  caractère  démoniaque. 
Le  premier  acte  de  ce  genre,  avons-nous  dit  plus  haut, 
a  eu  lieu  lorsque  le  péché  est  entré  dans  le  monde;  lorsque 
le  démon ,  profitant  de  l'imprévoyance  de  l'homme ,  le  se- 


LA    MAGIE    DAINS   LES    TEMPS    CHRÉTIENS.  89 

duisit  par  ses  artifices  et  le  fit  pécher  par  sensualité.  Cette 
union  entre  de  démon  et  l'homme  s'est  accomplie  dans  le 
cercle  même  de  la  vie  inférieure^  puisque  c'est  par  un  acte 
vital,  en  mangeant  du  fruit  défendu,  que  l'homme  s'est 
rendu  coupable.  Ce  fruit  croissait  sur  l'arbre  de  la  science 
du  bien  et  du  mal ,  sur  cet  arbre  que  la  terre  avait  produit, 
après  avoir  déjà  pris  part  à  la  division  causée  par  la  chute 
des  anges  rebelles;  de  sorte  que  ce  fruit  était  le  symbole 
de  cette  division,  et  renfermait  en  soi  un  mélange  de  bien 
et  de  mal  physique.  Son  action  cependant  aurait  été  nulle 
sur  l'homme  s'il  n'avait,  plaçant  sa  convoitise  au-dessus 
de  la  défense  du  Seigneur,  et  se  posant  par  conséquent 
avec  le  démon  contre  Dieu ,  s'il  n'avait  par  là  introduit  en 
soi,  sous  le  rapport  moral,  l'opposition  qui  existait  déjà 
sous  le  rapport  physique  dans  cet  arbre.  En  s' opposant  à 
Dieu,  il  renonçait  à  lui;  il  se  soumettait,  au  contraire,  au 
démon,  et  entrait  en  rapport  avec  lui.  Le  moyen  par  le- 
quel il  s'est  ainsi  assimilé  le  mal  a  été  le  fruit  défendu  ;  et 
au  moment  où  il  l'a  mangé,  le  mai  qui  résidait  en  lui 
comme  mort  physique  s'est  introduit  dans  l'homme  comme 
mort  morale.  Au  lieu  de  se  nourrir  de  l'aliment  eucharis- 
tique de  l'arbre  de  vie,  il  a  mieux  aimé  célébrer  en  quel- 
que sorte  la  cène  avec  le  démon  sous  l'arbre  de  la  science, 
et  a  préféré  de  cette  manière  le  sacrement  du  diable  à  ce- 
lui de  Dieu.  S'il  avait  mangé  de  l'arbre  de  vie ,  il  se  serait 
mis  par  cet  acte  religieux  dans  un  rapport  intime  avec 
Dieu,  auteur  de  tout  don  parfait;  il  se  serait  approprié 
tout  le  bien  qui  était  autour  de  lui,  et  sa  vie,  acquérant 
toujours  ainsi  de  nouvelles  forces,  aurait  obtenu  l'immor- 
talité. Mais,  au  lieu  de  cela,  il  a  rompu  le  pain  avec  celui 
qui  est  la  source  de  tout  mal  ;  et  dès  lors  le  mal  physique 


90  LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS. 

a  pénétré  dans  son  sang^  et  le  mal  moral  en  soji  àme,  et 
ainsi  s'est  formé  ce  lien  maudit,  lequel  le  met  en  rapport 
avec  le  mal  qui  l'obsède  ou  qui  le  possède.  Avec  la  mort 
temporelle  est  venue  la  mort  spirituelle ,  dont  le  dernier 
terme  est  la  réprobation  ou  l'éternelle  union  avec  le  prin- 
cipe du  mal. 

Ce  qui  est  arrivé  ici  au  commencement  avec  le  premier 
homme ,  pour  le  malheur  du  genre  humain  tout  entier,  se 
répète  avec  des  circonstances  aggravantes  en  chaque  indi- 
vidu qui,  marchant  sur  les  traces  d'Adam,  fait  alliance 
avec  les  puissances  infernales.  Cet  homme,  en  effet,  choisit 
de  propos  délibéré  le  mal,  comme  but  final  de  toute  sa  vie, 
et  le  mauvais  comme  son  seigneur  et  maître,  afin  de  pou- 
voir, de  concert  avec  ceux  qui  ont  les  mêmes  dispositions 
que  lui ,  contribuer  au  développement  de  cette  cité  dont  le 
diable  est  le  chef,  et  qui  continue  l'enfer  sur  la  terre. 
Cette  cité  doit  être  en  tout  le  contraire  de  celle  qui  con- 
tinue le  ciel  ici -bas,  et  qui,  composée  de  tout  ce  qui  est 
bon  sur  cette  terre,  a  pour  centre  celui  qui  est  le  bien  par 
excellence  et  en  qui  le  bien  s'est  personnifié  dans  l'incar- 
nation. La  cité  de  Dieu  a  commencé  en  même  temps  que 
la  cité  du  démon ,  lorsque  le  Seigneur,  après  avoir  pro- 
noncé la  sentence  de  condamnation  sur  l'homme  déchu 
et  sur  son  séducteur,  lui  promit  le  Rédempteur  qui  devait 
le  sauver  un  jour.  La  cité  de  Dieu  se  divise  en  deux  portions, 
dont  l'une  achève  et  perfectionne  ce  que  l'autre  a  préparé; 
comme  aussi  elle  se  divise,  eu  égard  au  temps,  en  une 
Église  qui  a  précédé  la  rédemption  et  une  autre  qui  lui 
est  postérieure.  La  première  devait  préparer  les  voies, 
aplanir  les  sentiers ,  préserver,  purifier,  afin  que  le  Sau- 
veur attendu  pût  trouver  une  demeure  digne  de  lui.  Aussi 


LA    MAGIE    DAINS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS.  91 

dans  r antiquité  la  purification  était  le  but  de  tous  les  ef- 
forts; c'était  par  elle  que  la  semence  de  la  femme,  se  pu- 
rifiant toujours  davantage,  devait  enfin  produire  celui  qui 
était  destiné  à  écraser  la  tête  du  serpent.  Mais  cette  pureté 
extérieure  n'était  que  le  signe  de  la  pureté  morale  et  in- 
térieure que  la  loi  devait  développer. 

Si  l'antiquité  n'était  qu'une  initiation  continuelle  aux 
mystères  qui  approchaient  toujours  davantage^  cette  ini- 
tiation devait  avoir  ses  sacrements  :  ceux-ci  étaient  la 
circoncision  d'abord^  puis  les  sacrifices  sanglants.  La  pre- 
mière et  les  derniers  avaient  pour  but  de  purifier,  d'ex- 
pier; ils  s'adressaient  principalement  à  la  vie,  et  avaient 
pour  but  de  substituer  la  vie  animale  à  celle  de  l'homme, 
ou  de  sacrifier  une  partie  de  l'organisme  humain,  pour 
procurer  au  tout  la  guérison  et  le  salut.  Ils  préparaient 
d'ailleurs  et  figuraient  la  grande  substitution  de  l'Homme- 
Dieu  à  la  place  du  genre  humain.  Une  inimitié  irréconci- 
liable avait  été  établie  dès  le  commencement  entre  la  se- 
mence de  la  femme  et  celle  du  dragon,  et  cette  opposition 
s'était  manifestée  dès  l'origine;  car  de  tout  temps  il  s'est 
trouvé  des  hommes  qui,  voués  au  culte  du  mal,  prennent 
pour  inspiration  ce  qui  dans  la  réalité  n'est  que  la  dépres- 
sion et  la  contagion  de  la  vie,  et  se  chargent  d'entretenir 
et  de  propager  le  poison  que  le  péché  a  déposé  au  fond  de 
la  nature  humaine.  Aussi  voyons-nous  dans  l'histoire  le  pa- 
ganisme s'attacher  partout  à  détruire  ce  que  Dieu  construit, 
encourager  ce  qu'il  réprime,  et  réprimer,  au  contraire,  ce 
qu'il  cherche  à  développer.  Nous  le  voyons  partout  opposer 
les  mystères  des  ténèbres  à  ceux  de  la  lumière,  les  sacre- 
ments de  la  malédiction  à  ceux  de  la  bénédiction ,  souiller 
par  ceux-là  ce  que  ceux-ci  ont  purifié.  11  comptait  ainsi 


92  LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS. 

rendre  impossible  raccomplissement  des  promesses;  il  espé- 
rait que  le  chef  qu'il  attendait  mordrait  le  talon  du  chef  de 
l'autre  Église,  mais  qu'il  ne  serait  pas  écrasé  sous  son  pied. 
Les  temps  anciens  s'écoulèrent  au  milieu  de  ces  efforts 
contraires;  mais,  malgré  toutes  les  peines  que  se  donnèrent 
les  contradicteurs  de  l'œuvre  de  Dieu,  les  promesses  s'ac- 
complirent. Pan  est  mort,  cria  une  voix  mystérieuse  au 
navire  qui  passait.  C'est  l'ancienne  Église  qui  enfanta  au 
genre  humain  son  Sauveur,  et  celui-ci  fit  de  la  nouvelle 
Église  sa  fiancée,  afin  de  régénérer  avec  elle  le  genre  hu- 
main. Ce  changement  dans  les  rapports  changea  aussi  la 
position  respective  des  deux  Églises.  Dans  celle  de  Dieu , 
le  sacrifice  offert  sur  la  croix  qu'avait  élevée  la  cité  du 
diable  fut  le  dernier  sacrifice  sanglant  agréable  au  Sei- 
gneur. Ce  sacrifice,  continué  dans  l'eucharistie,  est  devenu 
le  grand  sacrement  de  la  nouvelle  alhance,  par  lequel  tous 
les  membres  sont  liés  et  unis  à  leur  chef.  En  effet,  qui- 
conque mange  du  fruit  de  l'arbre  de  vie  et  boit  du  vin 
qui  coule  dans  ses  veines  s'approprie  la  moelle  et  le  sang 
de  cet  arbre.  11  est  dominé  par  une  vie  plus  puissante  que 
la  sienne;  il  est  incorporé  à  cet  arbre  et  à  celui  qui  vit  en 
lui,  et  il  participe  à  sa  vie;  car  on  mange  pour  vivre ^  et 
ce  qui  est  mangé  doit  avoir  de  nouveau  la  vie  en  soi.  C'est 
ainsi  que  l'eucharistie  est  devenue  le  premier  et  le  principal 
lien  qui  met  en  rapport  la  vie  de  ceux  qui  la  reçoivent  di- 
gnement ,  et  particulièrement  des  saints ,  avec  la  vie  du 
Rédempteur;  de  sorte  qu'il  devient  leur  vie ,  et  qu'en  s'in- 
corporant  à  lui  ils  s'incorporent  en  môme  temps  à  l'Église, 
son  corps  mystique.  C'est  pour  cela  que  tous  les  autres  sa- 
crements sont  une  préparation  et  un  symbole  de  celui-ci;, 
et  tirent  en  partie  de  lui  leurs  vertus. 


LA    MAGIE    DANS    LES    TEMPS    CHRÉTIENS.  93 

La  cité  du  diable,  dont  tout  Teffort  était  d'empêcher 
l'accomplissement  des  promesses,  une  fois  celles-ci  rem- 
plies, devait  changer  de  tactique,  et  chercher  à  en  arrêter 
ou  à  en  détruire  l'effet,  en  infectant  de  nouveaux  miasmes 
la  vie  sanctifiée  par  le  Christ,  et  en  épuisant  son  corps 
mystique  par  des  excroissances  et  des  formations  anor- 
males. Elle  dut  pour  cela  se  serrer  davantage  autour  de 
son  chef,  et  chercher  quelque  chose  qu'elle  pût  opposer  au 
grand  sacrement  de  l'Église  de  Dieu,  une  sorte  d'execra- 
mentum,  dans  lequel  les  membres  du  corps  mystique  de 
Satan  pussent  s'unir  à  leur  chef,  et  participer  en  lui  aux 
ténèbres  de  l'abîme.  Les  fils  du  démon  doivent  donc  man- 
ger du  pain  qu'il  leur  présente,  et  boire  à  sa  coupe.  Mais 
comme  il  ne  peut  se  donner  corporeilement  à  eux,  puis- 
que c'est  un  pur  esprit,  il  se  donne  en  des  choses  qu'il 
marque  de  son  caractère,  à  savoir  en  des  poisons  qui  leur 
communiquent  la  mort  qu'ils  recèlent,  et,  les  unissant  à 
lui,  font  d'eux  tout  un  organisme  vivant,  capable  d'être 
opposé  à  celui  de  la  véritable  Église.  L'emploi  de  ces 
moyens  magiques  sous  toutes  les  formes  est  donc  le  pre- 
mier acte  qui  initie  les  adeptes  du  diable  à  ses  infâmes 
mystères.  Celui  qui  commet  le  péché  de  magie  rompt  le 
pain  magique  avec  le  démon  ;  il  boit  avec  lui  le  breuvage 
magique;  il  s'oint  de  son  chrême,  il  reçoit  de  lui  l'esprit 
par  le  souffle  ;  et  c'est  de  cette  manière  que  se  forme  le  lien 
de  mort  qui  met  sa  vie  en  rapport  avec  celle  du  démon.  Il  se 
livre  à  lui,  il  se  l'assimile  ou  se  laisse  assimiler  par  lui. 
11  est  en  tout  cas  son  serf  et  son  esclave.  11  forme  avec 
tous  ceux  qui  sont  à  l'égard  du  démon  dans  le  même 
rapport  que  lui  le  corps  visible  dont  le  diable  est  la  tête. 


CHAPITRE  VI 

• 

L'ascèse  diabolique  considérée  dans  le  domaine  moral.  Des  fausses  doc- 
trines que  la  cité  du  diable  oppose  à  la  cité  de  Dieu.  Ces  doctrines 
égalent  la  créature  au  Créateur ,  ou  la  mettent  au-dessus  de  lui,  ou 
enfin  la  considèrent  comme  la  seule  chose  existante.  Partant  de  l'in- 
crédulité, elles  mènent  à  la  superstition,  à  la  fausse  magie  naturelle, 
à  la  fausse  divination  et  h  la  magie  noire,  qui  sont  les  trois  exercices 
ascétiques  par  lesquels  l'homme  est  initié  aux  mystères  de  l'enfer. 

Le  diable  a  présenté  à  l'homme  un  fruit  agréable  à  voir, 
afin  que,  trompé  par  sa  belle  apparence,  il  en  mangeât  et 
entrât  en  communion  avec  lui.  Mais  ce  n'était  pas  assez 
pour  cet  ennemi  de  notre  salut  de  séduire  les  sens;  il  fal- 
lait que  tout  l'homme  fût  gagné.  Il  s'adressa  donc  à  l'es- 
prit, qui  pense  et  qui  réfléchit.  «  Dieu  vous  a-t-il  aussi 
défendu  de  manger  de  ce  fruit?  dit-il.  Cette  défense 
existe-t-elle  réellement?  Est-ce  Dieu  qui  l'a  faite?  Pour- 
quoi l'a-t-il  faite?  Avait-il  bien  le  droit  de  la  faire?  Est-ce 
bien  là  le  fruit  dont  il  vous  a  défendu  de  manger?  »  Semant 
ainsi  le  doute  dans  l'esprit,  il  préparait  les  voies  à  l'erreur, 
qui  en  est  la  maladie,  pour  que  l'erreur  le  conduisît  enfin 
au  mensonge,  qui  est  sa  mort.  Le  mensonge  est  donc  le 
second  lien  entre  l'homme  et  le  démon.  Il  s'adresse  à  l'es- 
prit, comme  l'illusion  des  sens  s'adresse  à  la  sensualité; 
il  lie  l'esprit  abusé  de  l'homme  à  celui  du  père  du  men- 
songe, de  même  que  l'appât  des  biens  sensibles  met  la  vie 
du  premier  en  rapport  avec  celle  du  second.  C'est  ainsi 
que  s'est  formé  cet  art  trompeur  et  cette  fausse  science  qui 
enlace  l'esprit  de  l'homme;  et  de  cette  fausse  science  est 
sortie  une  pratique  fausse  comme  elle.  La  véritable  science 
reconnaît  Dieu  comme  le  premier  principe  de  toute  con- 


l'ascèse  diabolique  dans  le  domaine  moral.       95 

naissance  et  de  toute  vérité  ;  la  fausse  science,  au  contraire, 
se  substitue  à  Dieu  sous  ce  rapport.  La  première  accepte 
d'abord  la  vérité  comme  étant  donnée  de  Dieu  ;  le  doute  ne 
vient  qu'après,  et  a  pour  but  seulement  de  se  rendre 
compte  de  la  vérité  admise.  La  fausse  science,  au  con- 
traire, pose  d'abord  le  doute,  et  impose  à  la  vérité  l'obli- 
gation de  se  justifier  devant  lui.  Ce  renversement  de  tous 
les  rapports  a  donné  naissance  aux  erreurs  de  toute  sorte. 
Puis,  à  mesure  que  l'intelligence  s'est  obscurcie,  que  l'es- 
prit a  méprisé  davantage  la  règle  qui  devait  le  diriger  dans 
ses  opérations,  que  l'instinct  de  la  vérité  s'est  émoussé  et 
que  l'intelligence  s'est  affaissée,  l'homme  s'est  épris  d'a- 
mour en  quelque  sorte  pour  le  mensonge  ;  il  s'est  mis  de 
propos  délibéré  en  opposition  directe  avec  la  vérité,  et  c'est 
de  là  qu'est  sortie  cette  masse  de  mensonges  dans  laquelle 
se  trahit  le  côté  diabolique  de  son  être.  Ce  doute  audacieux 
est  la  première  préparation  pour  quiconque  cherche  à  s'unir 
avec  le  principe  du  mal.  C'est  ainsi  que  se  sont  développées 
ces  fausses  th^éories  et  ces  fausses  pratiques,  enfantées  par 
la  présomption,  et  qui  servent  ensuite  à  leur  tour  de  lien 
entre  l'esprit  de  l'homme  et  celui  du  démon.  Enfin  l'u- 
nion se  consomme  dans  le  mensonge  accepté  pour  lui- 
même  avec  une  pleine  conscience.  C'est  là  le  péché  contre 
le  Saint-Esprit,  péché  irrémissible,  qui  fait  de  l'homme 
comme  une  seule  personne  avec  le  diable. 

Dans  la  première  tentation,  le  doute  mis  en  avant  par  le 
serpent  a  eu  pour  objet  Dieu  et  ses  rapports  avec  la  créa- 
ture. La  même  chose  s'est  reproduite  dans  tout  le  cours  de 
l'histoire,  et  c'est  de  cette  contradiction  qu'est  sortie  la  ra- 
cine de  toutes  les  erreurs.  La  véritable  doctrine  admet  deux 
substances,  l'une  éternelle  et  incréée,  et  par  conséquent 


96        l'ascèse  diabolique  dans  le  domaine  moral. 

essentielle,  l'autre  temporelle,  créée,  contingente  par  con- 
séquent, et  ayant  reçu  l'être  de  la  première.  Tout  en  re- 
connaissant que  ces  deux  substances  sont  entièrement  sé- 
parées quant  à  leur  essence,  elle  admet  néanmoins  qu'elles 
sont  unies  par  des  rapports  très -intimes,  puisque  la  pre- 
mière, après  avoir  créé  la  seconde,  la  soutient,  lui  sert  de 
but,  la  doaiine,  la  gouverne  et  la  dirige  dans  tout  le  cours 
de  son  existence.  A  côté  de  cette  simple  vérité  l'erreur  a 
tracé  bien  des  sentiers  détournés.  Les  uns,  en  effet,  attri- 
buant à  ces  deux  substances,  d'une  part  une  essence  éga- 
lement éternelle  ,  et  de  l'autre  une  opposition  radicale,  les 
regardent  comme  éternellement  séparées.  D'autres  con- 
fondent, au  contraire,  leur  essence,  et  n'en  font  qu'un 
seul  être.  Nous  avons  ici  d'une  part  le  dualisme,  de  l'autre 
le  panthéisme ,  qui  ont  donné  naissance  à  toutes  les  autres 
erreurs.  Le  dualisme  considère  la  matière  comme  le  prin- 
cipe féminin  et  éternel  opposé  au  principe  générateur  et 
éternel  aussi;  ou  bien ,  sous  le  rapport  moral,  il  oppose  le 
principe  éternel  du  mal  au  princiqe  également  éternel  du 
bien;  ou  enfin,  sous  le  rapport  spirituel,  il  oppose  la  lu- 
mière originelle  aux  ténèbres  primitives,  et  ne  reconnaît 
entre  ces  deux  principes,  toujours  en  lutte  et  se  limitant 
réciproquement,  qu'une  union  extérieure  et  passagère. 
Les  panthéistes,  au  contraire,  proclament  l'identité  du  Créa- 
teur et  de  la  créature,  avec  cette  seule  dilîërence  que  les 
uns  posent  Dieu  d'abord,  et  ne  considèrent  le  monde  que 
comme  une  pure  apparence,  tandis  que  les  autres,  posant 
d'abord  le  monde  et  la  nature,  ne  regardent  les  dieux  que 
comme  une  simple  vision  produite  par  celle-ci. 

Toutes  ces  formes  de  l'erreur,  qui  se  sont  développées 
dans  le  paganisme,  sont,  comme  on  le  voit,  fondamentale- 


L  ASCESE    DIABOLIQUE    DAISS    LE    DOMAINE    MORAL.  y  i 

ment  opposées  entre  elles;  toutes  s'écartent  plus  ou  moins 
de  la  vérité,  l'obscurcissent  et  l'altèrent.  Ainsi,  dans  le 
dualisme,  ceux  qui  posent  d'abord  et  prennent  pour  objet 
de  leur  culte  l'esprit  de  vie ,  ou  le  bon  principe,  ou  la  lu- 
mière, s'écartent  moins  de  la  vérité  que  les  autres,  parce 
que  du  moins  leur  culte  s'adresse  à  ce  qu'il  y  a  de  plus 
élevé,  de  plus  pur  et  dg  meilleur,  tandis  que  ceux,  au  con- 
traire, qui  posent  avant  tout  et  adorent  la  matière  informe, 
ou  le  principe  du  mal  absolu,  ou  la  nuit  et  les  ténèbres, 
s'écartent  bien  davantage  du  vrai ,  parce  qu'ils  nient  de 
propos  délibéré  ce  qu'il  y  a  de  plus  digne,  de  meilleur  et 
de  plus  pur.  De  même  aussi,  parmi  les  panthéistes,  ceux 
qui,  pour  conserver  Dieu,  sacrifient  le  monde  sont  après 
tout  moins  dans  le  faux  que  ceux  qui,  pour  garder  le 
monde,  sacrifient  Dieu.  Au  reste,  tous  ces  systèmes  re- 
posent sur  une  erreur  commune,  car  tous  mettent  la  créa- 
ture sur  le  même  rang  que  le  Créateur.  Mais  dans  ceux  de 
la  seconde  sorte,  qui  s'écartent  davantage  de  la  vérité,  il 
est  très-facile,  dès  qu'on  suppose  que  Dieu  partage  la  puis- 
sance avec  la  créature,  d'aller  jusqu'à  prétendre  que  la 
créature  seule  règne  et  gouverne.  Un  pas  de  plus  encore, 
et  l'on  arrive  jusqu'à  l'extrême  limite  de  l'erreur,  à  savoir 
le  culte  du  mal  joint  à  l'athéisme,  ce  qui  est  l'abomina- 
tion de  la  désolation.  Ainsi  l'erreur  et  le  péché  com- 
mencent par  honorer  comme  dieu  la  créature  dans  ce 
qu'elle  a  de  meilleur  et  de  plus  élevé;  puis  on  en  vient  à 
rendre  un  culte  à  la  créature  inférieure  ou  même  déchue, 
et  l'on  finit  par  adorer  exclusivement  la  dernière,  en  niant 
complètement  la  Divinité.  Or  quiconque  participe  à  l'une 
ou  à  l'autre  de  ces  erreurs,  en  plaçant  les  principes  du 
bien  et  du  mal  dans  un  rapport  faux  et  anormal,  enchaîne 

3* 


98        l'ascèse  diabolique  dans  le  domaine  moral. 

son  esprit  à  l'esprit  de  Satan  par  un  lien  qui  les  unit  en- 
semble d'une  manière  plus  ou  moins  intime ,  selon  que 
l'erreur  est  plus  grande  et  la  faute  plus  grave,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  l'homme,  arrivé  au  dernier  degré,  ne  fait  plus 
qu'une  seule  et  même  chose  avec  le  diable. 

Mais  le  rapport  des  deux  principes  n'est  pas  un  fait  isolé 
dans  la  doctrine.  Celle-ci  reposant  sur  les  principes,  il  est 
impossible  que  l'erreur  en  ce  genre  n'ait  pas  une  influence 
plus  ou  moins  considérable  sur  toute  la  doctrine,  jusque 
dans  les  plus  petits  détails.  Tous  ces  systèmes  qui  placent 
la  création  à  côté  de  Dieu,  puis  au-dessus  de  lui,  puis 
comme  la  seule  chose  existante ,  portent  plus  ou  moins 
l'empreinte  d'un  orgueil  satanique,  qui,  tout  en  posant 
d'abord  le  démon,  se  pose  au  fond  soi-même,  et  reconnaît 
la  créature  humaine ,  surtout  celle  qui  est  éclairée  par  la 
philosophie,  comme  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble,  de  plus 
digne  et  de  meilleur.  La  vraie  philosophie  rend  à  Dieu  la 
gloire  qui  lui  est  due  :  c'est  en  lui  qu'elle  voit  les  choses; 
elle  le  considère  comme  le  principe  de  tout  savoir,  et  n'ad- 
met que  ce  qui  est  d'accord  avec  sa  parole.  Mais  la  fausse 
philosophie  donne  à  la  créature  l'honneur  qui  n'appartient 
qu'à  Dieu.  Elle  prétend  que  l'esprit  humain  doit  contem- 
pler en  soi  les  choses  comme  en  un  miroir,  et  les  con- 
naître rien  qu'en  les  regardant;  que  les  choses  doivent 
être  réglées  et  déterminées  d'après  le  principe  qu'il  porte 
en  lui ,  et  qu'ayant  en  lui  leur  fondement  et  leur  raison 
d'être,  c'est  en  lui  aussi  qu'est  le  principe  de  leur  connais- 
sance, et  que  c'est  par  conséquent  d'après  lui  qu'elles 
doivent  être  jugées.  Le  premier  résultat  de  cette  interver- 
sion, c'est  la  prétention  audacieuse  et  criminelle  de  trans- 
porter à  la  créature  le  pouvoir  que  Dieu  exerce  sur  tous 


l'ascèse  diabolique  dans  le  domaine  moral.       90 

les  royaumes  de  la  création,  et  d'attribuer  à  l'homme, 
comme  propriété  personnelle,  le  domaine  entier  de  la 
science  que  Dieu  l'a  chargé  de  cultiver  et  de  garder. 

Cette  usurpation  prend  sa  source  dans  l'incrédulité,  et 
celle-ci  conduit  immédiatement  à  la  superstition.  La  vraie 
foi  voit  tout  dans  son  vrai  rapport,  et  sait  très-bien  discer- 
ner les  diverses  régions  de  l'être.  Elle  sait  distinguer  éga- 
lement l'action  immédiate  et  surnaturelle  de  Dieu  de 
l'action  médiate  et  naturelle  par  laquelle  il  gouverne  les 
différents  domaines  de  la  création.  Elle  respecte  les  droits 
certains  et  incontestables  de  l'homme,  et  dans  l'ordre  spé- 
culatif, et  dans  l'ordre  pratique;  elle  reconnaît  chacune 
des  facultés  qu'il  a  reçues  de  Dieu,  tant  qu'elle  se  renferme 
dans  les  hmites  qu'il  lui  a  posées,  et  elle  ne  se  déclare 
contre  elles  que  lorsqu'elles  essaient  d'en  sortir.  Mais  la  su- 
perstition confond  tout,  le  divin  et  l'humain,  l'éternel  et 
le  temporel,  le  surnaturel  et  le  naturel,  le  saint  et  le  pro- 
fane, l'esprit  et  le  corps,  l'âme  et  la  matière.  Elle  attend 
le  secours  direct  de  Dieu,  et  réclame  son  action  immédiate 
en  des  choses  qu'il  gouverne  selon  d'autres  lois,  tandis 
qu'elle  prétend  l'honorer  par  des  cérémonies  vaines  et 
inutiles.  C'est  ainsi  que  se  produisent  les  diverses  formes 
de  la  superstition  :  la  vaine  observance  d'abord,  qui  est  or- 
dinairement le  premier  symptôme  d'une  foi  faible  et  pen- 
chant vers  son  déclin.  La  superstition  part  à  l'origine 
d'une  bonne  intention;  ce  qu'elle  veut,  c'est  de  glorifier 
la  foi  et  de  développer  le  culte  du  vrai  Dieu.  Mais  le  pré- 
cepte qui  nous  ordonne  de  servir  le  vrai  Dieu  nous  com- 
mande aussi  de  le  servir  d'une  manière  légitime  et  conve- 
nable. Aussi  la  négligence  de  ce  précepte  ne  tarde  pas  à 
être  punie  ;  et  l'homme,  après  avoir  abusé  des  choses  les 


100     l'ascèse  diabolique  dans  le  domaine  moral. 

plus  saintes  par  des  applications  fausses  et  arbitraires ,  finit 
par  y  chercher  un  moyen  de  satisfaire  son  orgueil  effréné, 
et  d'acquérir  par  elles  la  puissance  qu'il  convoite.  De 
même  que  Dieu  gouverne  avec  les  pensées  de  son  cœur 
l'univers  tout  entier,  ainsi  l'homme  prétend  régner  en  son 
propre  nom  sur  le  monde,  et  d'abord  sur  la  nature  phy- 
sique. Il  se  sert  pour  cela  de  moyens  superstitieux;  et  c'est 
de  là  que  naît  la  fausse  magie  naturelle.  L'homme  ne  veut 
pas  gouverner  seulement  par  sa  parole  les  puissances  phy- 
siques de  ce  monde;  il  veut  encore  pouvoir  regarder  et 
dans  le  passé  et  dans  l'avenir,  se  rendre  ainsi  maître  du 
temps,  et  être  pour  ainsi  dire  présent  dans  tous  les  in- 
stants, comme  la  Providence  universelle  de  ce  monde.  Son 
orgueil  va  plus  loin  encore ,  et  il  arrive  à  la  fausse  divina- 
tion, qui  lie  plus  intimement  encore  l'esprit  de  l'homme  à 
celui  du  démon ,  et  fait  descendre  au  premier  un  degré  de 
plus  dans  l'abîme.  Mais  son  orgueil  s'irrite  de  ne  pouvoir 
ni  contempler  ni  gouverner  les  royaumes  invisibles  :  il  lui 
faut  donc  vaincre  encore  cet  obstacle.  Il  a  recours  pour 
cela  aux  vaines  pratiques  de  la  théurgie  et  de  la  magie 
blanche,  qui  dégénère  bientôt  en  magie  noire,  et  qui  forme 
le  cercle  de  la  magie  diabohque.  C'est  de  celle-ci  que  nous 
allons  nous  occuper  maintenant ,  en  commençant  d'abord 
par  dire  quelques  mots  des  trois  premiers  degrés  qui  lui 
servent  comme  de  préparation. 


DE   LA    FAUSSE    SCIENCE.  101 

CHAPITRE    VII 

Comment  l'homme  peut  conjurer  la  nature.  Différence  de  la  vraie  et 
de  la  fausse  science.  Des  prétentions  de  celle-ci  ;  de  ce  qu'il  y  a  de 
vrai  en  elle.  La  superstition  se  rattache  à  la  puissance  indéfinie  du 
nombre  ,  du  son  et  de  la  parole. 

La  vraie  science  de  la  nature  s'appuie  d'un  côté  sur 
Dieu,  son  auteur^  et  de  l'autre  sur  l'homme,  qui  doit 
exercer  sur  elle  les  pensées  et  les  réflexions  de  son  esprit. 
Dieu  a  porté  de  toute  éternité  le  monde  dans  sa  pensée^ 
puis  il  l'a  créé  dans  le  temps  par  une  parole  de  sa  puis- 
sance. Après  l'avoir  créé,  il  en  a  distingué  les  divers  élé- 
ments et  coordonné  toutes  les  parties^  et  chacun  des  actes 
par  lesquels  il  a  produit  ce  magnifique  ensemble  que  nous 
avons  sous  les  yeux  a  été  le  résultat  d'une  parole  particu- 
lière ,  d'un  fiât  spécial,  comme  le  raconte  l'historien  sacré. 
C'est  ainsi  qu'il  a  réglé  le  rhythme  des  mouvements  de 
tous  les  corps;  qu'il  a  donné  à  chaque  chose  son  nombre, 
son  poids  et  sa  mesure.  Puis,  l'univers  une  fois  achevé,  il 
l'a  présenté  à  l'homme,  en  lui  donnant  en  même  temps  les 
principes  à  l'aide  desquels  il  peut  en  connaître  les  mer- 
veilles, et  interpréterles  énigmes  qu'il  renferme.  Ces  prin- 
cipes, il  les  lui  a  communiqués  de  deux  manières,  par  une 
parole  intérieure,  et  en  les  déposant  au  fond  de  sa  nature. 
Mais  l'homme  a  besoin  d'étudier  cette  langue  mystérieuse 
dans  laquelle  Dieu  lui  parle.  Il  faut  pour  cela  qu'il  com- 
mence par  les  premiers  éléments ,  qu'il  apprenne  à  con- 
naître les  lettres  de  cet  alphabet  divin,  puis  les  syllabes, 
puis  les  mots  et  leur  signification ,  puis  les  règles  de  la 
syntaxe  qui  lient  ces  mots  et  en  font  des  phrases.  Lorsqu'à 
force  d'appHcation  et  de  peines  il  s'est  rendu  maître  de  la 


i02  DF    LA    FAUSSE    SCIENCE. 

langue;,  il  faut  qu'il  lise  avec  attentiou  le  livre  ouvert 
devant  ses  yeux,  afin  d'en  saisir  le  contenu  et  d'en  suivre 
l'enchaînement  jusque  dans  ses  racines  les  plus  profondes, 
qui  sont  dans  la  parole  même  de  Dieu.  Pour  la  nature 
physique ;,  en  particulier,  il  faut  qu'il  étudie  la  forme,  le 
nombre,  le  poids,  la  propriété  de  tous  les  éléments  et 
l'énergie  des  forces  qui  les  mettent  en  mouvement.  Il  faut 
enfin  qu'après  avoir  contemplé  cet  univers  sortant  des 
mains  de  là  Divinité ,  et  se  développant  sous  l'influence 
de  son  esprit,  il  le  rapporte  à  sa  gloire,  et  le  fasse  servir  à 
la  sanctification  de  son  nom. 

Ce  n'est  pas  ainsi  que  procède  la  fausse  science  de  la 
nature.  Ici  l'homme  est  sa  raison  d'être,  et  renferme  en  soi 
les  principes  de  toute  chose  ;  il  est  le  nombre,  la  forme  et 
le  mouvement  radical.  Tous  les  noms  actifs  et  cachés  des 
choses  sont  renfermés  en  lui  :  il  n'a  plus  qu'à  les  mani- 
fester en  les  prononçant,  et  à  les  lier  ensemble  d'après  les 
lois  qu'il  porte  en  soi-même.  Les  nombres  deviennent  des 
formules  magiques;  les  formes  deviennent  des  talismans; 
les  forces  spirituelles  dans  l'homme  deviennent  des  forces 
magiques  auxquelles  les  forces  physiques,  de  même  que 
les  éléments,  doivent  obéir.  Elles  sont  comme  liées  au 
souffle  de  sa  bouche  ,  et  il  les  dégage  ou  les  retient  à  vo- 
lonté. Pendant  que  sa  bouche  prononce  les  formules  ma- 
giques, sa  main  découpe  les  runes  mystérieuses.  La  nature, 
docile  à  sa  voix,  se  construit  d'après  le  plan  qu'il  lui 
donne,  et  Dieu  n'a  plus  qu'à  venir  s'instruire  en  étudiant 
l'œuvre  de  sa  créature ,  dont  la  volonté  se  fait  sur  la  terre 
comme  au  ciel.  C'est  alors  qu'au  milieu  des  chants  magi- 
ques ,  selon  Lucain ,  des  vieillards  épuisés  sentent  brûler 
dans  leurs  veines  le  feu  de  la  volupté  :  l'air  n'obéit  plus 


DE    LA    FAUSSE    SCIENCE.  103 

aux  lois  accoutumées^  et  les  nuages  se  répandent  en  flots 
sur  la  terre  au  simple  commandement  de  l'honmie.  Le 
tigre  et  le  lion  se  réconcilient  avec  celui  -  ci ,  et  il  tue  les 
serpents  de  son  souffle;  l'éclair  s'arrête  à  sa  parole^  et  le 
soleil  paraît  au  milieu  de  la  nuit,  pendant  que  les  moissons 
croissent  pendant  l'hiver.  La  magicienne  d'Apulée  ose  se 
vanter  de  faire  descendre  le  ciel  et  de  retenir  la  terre , 
d'arrêter  les  sources ,  de  faire  foiidre  les  montagnes ,  d'ob- 
scurcir les  étoiles  et  d'illuminer  le  Tartare.  La  magicienne 
de  Pétrone  ose  dire  de  son  côté  :  «  Je  commande  à  tout  ce 
^ue  la  terre  renferme  en  son  sein;  les  fleurs  se  dessèchent 
sous  mon  regard,  et  à  ma  parole  l'eau  coule  du  rocher,  la 
mer  s'agite  entre  ses  plages,  les  zéphyrs  caressent  mes 
pieds,  les  tigres  m' obéissent,  et  le  dragon  s'assied  âmes 
côtés.  »  Produire  les  épidémies,  ouvrir  les  portes,  allumer 
le  feu  de  la  volupté,  ce  sont  là  des  jeux  d'enfants  pour  la 
magie.  Circé  et  Médée  ont  fait  tout  cela,  et  plus  encore  : 
elles  ont  fait  tomber  la  lune  du  ciel,  enchaîné  les  éclairs, 
changé  les  hommes  en  betes,  et  fait  cent  autres  merveilles 
que  les  poëtes  nous  racontent. 

Toutes  ces  choses  dont  se  vante  la  magie,  par  une  licence 
toute  poétique,  sont  assurément  bien  étranges;  mais  il  n'y 
a  point  d'erreur  qui  ne  repose  sur  une  vérité.  Dieu  est  à  la 
fois  l'idée  et  de  soi-même  et  de  tout  ce  qu'il  a  créé  :  il 
est  donc  aussi  le  Verbe  vivant  par  lequel  il  se  prononce 
soi-même,  et  prononce  toutes  les  créatures;  il  est  le  nom 
de  tout  ce  qui  a  obtenu  l'être  par  le  Verbe.  Il  est  donc 
aussi  la  forme  radicale  de  toutes  les  formes,  quoiqu'il  soit 
sans  forme  lui-même;  l'unité  absolue  de  toutes  les  unités 
déterminées  et  de  tous  les  nombres,  l'harmonie  de  son 
être  propre  et  de  tout  ce  qui  existe.  On  peut  donc  lui  at- 


i04  DE    LA    FAUSSE   SCIENCE. 

Iribuer  sans  condition  tous  les  privilèges  dont  se  vante 
faussement  la  magie  et  bien  d'autres  encore,  puisque  sa 
puissance  est  sans  bornes  et  n'a  d'autres  limites  que  celles 
qu'elle  se  trace.  On  peut  dire  aussi  la  même  chose  de 
l'homme,  mais  dans  un  certain  sens  seulement  et  d'une 
manière  conditionnelle.  Comme  esprit  doué  de  liberté,  il 
est  l'idée,  le  Verbe,  la  forme,  l'unité  et  l'harmonie  de  son 
être,  mais  nullement  de  l'univers;  car  tout  ce  qu'il  est  et 
tout  ce  qu'il  a,  il  le  tient  non  de  soi ,  mais  d'un  autre;  et 
par  conséquent,  quoiqu'il  soit  libre  au  dedans,  il  est  lié 
au  dehors  par  les  lois  de  la  nécessité  morale ,  qui  ne  lui 
laisse  qu'un  cercle  déterminé  d'action,  dans  les  limites 
duquel  il  peut  être  pour  le  monde  extérieur  ce  qu'il  est 
pour  lui-même.  Mais  il  se  trouve  circonscrit  au  dehors 
par  la  nature  physique,  dans  laquelle  le  ciel  est  à  la  fois 
l'idée,  la  forme,  l'unité  et  l'harmonie  de  tout  ce  qui  est 
terrestre.  Ici,  il  est  vrai,  il  ne  peut  être  question  de  li- 
berté, et  le  ciel  gouverne  la  terre  par  la  loi  de  la  nécessité. 
L'homme  partage  avec  le  ciel  ce  pouvoir  sur  la  terre  ;  il 
peut  à  l'aide  du  corps  agir  sur  elle,  et  s'en  rendre  maître 
en  deux  manières,  soit  en  se  substituant  au  ciel  et  en 
domptant,  pour  ainsi  dire,  par  la  science  les  forces  ter- 
restres; soit  à  l'aide  de  la  magie ,  en  livrant  aux  influences 
célestes,  par  le  moyen  de  certaines  substances,  la  vie  qui 
anime  ses  organes.  Cette  voie,  avons-nous  dit  déjà,  estbien 
périlleuse.  Ce  n'est  pas  sans  danger  que  l'homme  se  sou- 
met ainsi  à  une  puissance  aveugle,  pour  acquérir  le  triste 
privilège  de  gouverner  ensuite  à  son  gré  la  nature.  Mais, 
quelle  que  soit  la  valeur  de  cette  puissance,  et  bien  qu'elle 
puisse  conduire  à  des  illusions  sans  nombre,  elle  n'est  pas 
une  illusion  elle-même. 


DE    LA    FAUSSE   SCIENCE.  105 

Il  est  encore  pour  l'homme  un  troisième  moyen  de  gou- 
verner et  de  dominer  la  nature^  et  ce  moyen,  ne  portant 
aucun  préjudice  à  sa  liberté ,  flatte  plus  son  orgueil  que  le 
second,  et  convient  mieux  à  sa  paresse  que  le  premier.  De 
même  en  effet  que  l'homme  peut,  à  l'aide  de  la  partie  cor- 
porelle de  son  être,  surexciter  sa  vie  en  employant  certaines 
substances  ou  certaines  forces  naturelles,  polariser  son 
corps,  s'élever  à  une  plus  haute  puissance  et  produire  des 
effets  semblables  dans  l'àme ,  de  même  aussi  il  peut ,  par 
un  procédé  contraire,  polariser  celle-ci  dans  ses  facultés 
par  le  moyen  de  certaines  puissances  physiques;  et  dans  ce 
dernier  cas  l'àme  entraîne  le  corps  après  elle  et  produit 
les  mêmes  effets  que  dans  le  premier.  Cette  tentative  repose 
sur  un  fond  de  vérité,  à  savoir  que  l'homme  a  reçu  sur  soi- 
même  une  puissance  très-étendue  ;  et  les  faits  viennent  à 
l'appui  de  cette  vérité.  Déjà  l'emploi  de  la  danse,  dont 
nous  avons  vu  plus  haut  les  effets ,  touche  à  cet  ordre  de 
phénomènes.  Il  en  est  de  même  de  la  musique;  car,  quoi- 
que son  action  nous  arrive  du  dehors ,  on  peut  dire  ce- 
pendant qu'elle  agit  sur  nous  moins  par  ce  qu'elle  produit 
en  nous  immédiatement  que  par  les  affections  qu'elle  nous 
fait  produire.  Au  reste,  la  puissance  qu'ont  les  sons  de 
plonger  dans  une  sorte  d'extase  les  âmes  très-accessibles 
à  ces  influences  est  prouvée  par  un  si  grand  nombre  de 
faits  que  nous  n'en  toucherons  ici  qu'un  seul,  que  Cha- 
banon  nous  rapporte  dans  sa  Vie,  page  1 0  :  «  Deux  fois , 
dit-il,  en  entendant  le  son  d'un  orgue,  je  me  suis  cru 
transporté  an  ciel ,  tant  cette  sainte  musique  enivrait  mon 
âme.  Cette  vision  avait  pour  moi  tant  de  réalité,  et  j'étais 
pendant  tout  le  temps  tellement  hors  de  moi-même  que 
les  objets  présents  qui  frappaient  ma  vue  n'auraient  pu 


^06  DE    LA    FAUSSE    SCIENCE. 

avoir  sur  moi  plus  d'action.  «  Des  faits  semblables  se  sont 
produits  en  grand  nombre  dans  tous  les  temps.  Toujours 
aussi^  dans  les  écoles  de  prophètes,  comme  dans  les  écoles 
de  magiciens,  on  a  considéré  la  musique  comme  un  moyen 
puissant  d'inspiration. 

On  sait  ce  que  l'imagination  peut  en  ce  genre,  indépen- 
damment de  ces  influences  extérieures,  lorsqu'elle  est  ex- 
citée par  une  affection  violente.  Nous  ne  parlerons  ici  que 
des  choses  extraordinaires  qu'elle  a  produites  autrefois  dans 
le  Nord,  en  fait  d'inspiration  guerrière  et  d'héroïsme. 
((  Les  hommes  d'Odin,  dit  YEeimshnngla,  Saga,  c.  6,  mar- 
chaient au  combat  sans  cuirasse,  furieux  comme  des  chiens 
ou  des  loups.  Ils  mordaient  leurs  boucliers,  étaient  forts 
comme  des  ours  ou  des  taureaux ,  assommaient  les  gens 
sans  que  ni  le  feu  ni  le  fer  n'eût  d'action  sur  eux.  »  Les 
Sagas  du  Nord  abondent  en  faits  de  ce  genre.  Ceux  qui  se 
trouvaient  en  cet  état  écumaient,  ne  discernaient  plus 
rien,  frappaient  avec  leur  épée  amis  et  ennemis,  les  arbres, 
les  pierres,  les  objets  vivants  ou  inanimés.  Ils  avalaient 
des  charbons  ardents  et  se  jetaient  dans  le  feu.  La  scène 
finissait  par  un  long  épuisement.  C'était,  on  le  voit,  une 
possession  guerrière;  et  l'on  ne  dit  pas  qu'il  fût  nécessaire 
pour  la  produire  d'avoir  recours  à  quelque  moyen  phy- 
sique ;  ceux  qui  étaient  dans  cet  état  y  tombaient  d'eux- 
mêmes.  La  colère,  le  cliquetis  des  armes,  les  chants  guer- 
riers suffisaient  pour  le  produire.  En  effet,  ce  que  les 
substances  naturelles  et  la  force  qui  gît  en  elles  sont  pour 
le  corps,  la  parole  et  l'élément  spirituel  dont  elle  est  l'ex- 
pression le  sont  pour  l'âme.  La  parole,  employée  comme 
chant  guerrier  ou  magique,  ou  comme  conjuration,  peut 
donc  produire  sur  l'ame  les  mêmes  effets  que  les  sub- 


DE    LA    FAUSSE    SCIENCE.  f  0  7 

stances  physiques  sur  l'organisme.  VHeimskringla  a  voulu 
exprimer  dans  les  paroles  suivantes  le  pouvoir  de  la  parole 
sur  l'homme,  et  par  lui  sur  la  nature.  «  Odin,  dit-elle, 
changea  son  enveloppe.  Son  corps  était  couché  comme 
mort  ou  endormi;  mais  lui  prenait  la  forme  d'un  oiseau 
ou  d'un  poisson,  ou  d'un  serpent,  ou  d'un  autre  animal, 
et  arrivait  en  un  instant  dans  des  contrées  éloignées,  afin 
de  vaquer  à  ses  affaires  ou  de  s'occuper  des  autres  hommes. 
Il  pouvait  faire  tout  cela  rien  qu'avec  la  parole;  il  pouvait 
éteindre  le  feu,  apaiser  la  mer  et  tourner  les  vents  du  côté 
où  il  voulait.  Il  faisait  tout  cela  par  le  moyen  des  runes  et 
des  chants  magiques  :  c'est  pour  cela  que  les  Ases  s'ap- 
pellent Galdra-Simdir,  c'est-à-dire  savants  dans  l'art  des 
chants  magiques. 

Cette  magie,  comme  on  le  voit,  se  produit  d'elle-même  : 
elle  ne  tient  point  immédiatement  à  la  nature  extérieure , 
mais  à  la  personnalité  qu'elle  élève  à  une  plus  haute  puis- 
sance et  par  le  moyen  de  laquelle  elle  espère  dominer  la 
nature.  Elle  est  donc  renfermée  aussi  dans  les  bornes  de 
la  personnalité,  et  devient  illusoire  dès  qu'elle  essaie  de 
sortir  de  ces  limites,  et  de  faire  des  choses  que  l'homme 
ne  peut  faire,  même  lorsqu'il  est  élevé  à  une  plus  haute 
puissance.  Elle  est  illusoire  encore  lorsqu'elle  veut  appli- 
quer immédiatement  les  moyens  excitants  dont  elle  dis- 
pose non  à  la  personne,  mais  à  la  nature  extérieure,  dans 
la  persuasion  que  l'esprit  dont  elle  est  l'instrument  com- 
munique des  forces  suffisantes  pour  pouvoir  dominer  l'u- 
nivers entier .  Cette  erreur  est  commune  à  toutes  les  sciences 
magiques  qui,  dépassant  leurs  limites  naturelles  ou  rêvant 
des  analogies  et  des  sympathies  chimériques,  essaient  d'im- 
poser, pour  ainsi  dire ,  ù  la  nature  une  sorte  d'ascèse  spi- 


108  DE    LA    FAUSSE    SCIENCE. 

rituelle.  Toutes  les  erreurs  de  ce  genre  reposent  sur  l'ap- 
plication fausse  d'une  vérité  incontestable,  à  savoir  que  les 
puissances  les  plus  élevées  et  les  substances  terrestres  sont 
dans  un  rapport  et  une  sympathie  magiques.  Lorsqu'on 
ne  sait  pas  bien  discerner  les  différentes  sphères  de  ce  rap- 
port, et  que  l'on  confond  celui  qui  est  libre  avec  celui  qui 
est  nécessaire,  on  finit  infailliblement  par  tomber  dans  de 
grossières  illusions. 

Ainsi  relativement  à  la  forme,  d'après  ce  principe  de 
Ptolémée,  que  les  formations  inférieures  sont  soumises  aux 
supérieures,  on  s'est  imaginé  que  tous  les  scorpions  sur  la 
terre  sont  sous  l'influence  de  la  constellation  du  Scorpion, 
tous  les  poissons  et  les  taureaux  sous  l'influence  de  la 
constellation  des  Poissons  ou  du  Taureau,  etc.  Conformé- 
ment à  cette  opinion ,  on  a  fabriqué  des  images  des  di- 
verses constellations,  sous  l'influence  de  ces  dernières;  ou 
bien  on  les  a  gravées  sur  des  pierres  et  des  métaux  cor- 
respondants, et  l'on  a  cru  tenir  ainsi  renfermée  dans  ces 
amulettes  et  ces  talismans  la  puissance  de  la  constellation 
elle-même,  et  l'avoir  ainsi  à  son  service.  L'image  qui  ren- 
fermait en  soi  les  influences  du  Lion  ou  du  Bélier  devait 
rendre  celui  qui  la  possédait  aimable  et  agréable.  L'image 
de  l'Écrevisse,  du  Scorpion,  des  Poissons  portait,  au  con- 
traire, à  l'injustice,  à  la  légèreté  et  au  mensonge;  cefle  du 
Solefl  donnait  des  richesses,  celle  de  Vénus  l'accomplis- 
sement de  tous  les  désirs,  et  ainsi  de  toutes  les  autres.  De 
la  forme  on  a  passé  au  nombre,  et  l'on  a  posé  en  principe 
que  la  plus  haute  unité  domine  et  gouverne  toutes  les  ra- 
cines des  nombres  inférieurs.  Puis,  en  considérant  la  puis- 
sance du  nombre  sur  la  vie  humaine  tout  entière,  dans  la 
grossesse  et  la  naissance,  dans  les  années  climatériques  et 


DE   LA    FAUSSE    SCIENCE.  109 

dans  les  jours  critiques^  on  a  étendu  ce  principe  au  delà 
de  ses  limites,  et  l'on  a  attribué  cette  vertu  au  nombre 
lui-même,  aux  nombres  impairs  plus  qu'aux  nombres 
pairs,  et  surtout  aux  nombres  3  et  7 .  On  a  bâti  sur  ce  fon- 
dement toute  une  science  des  nombres,  magique  et  su- 
perstitieuse. On  a  prétendu,  par  exemple^  que  la  vertu  des 
fleurs  à  cinq  pétales  tient  au  nombre  des  découpures  de 
leurs  corolles,  et  l'on  a  cru  que  l'on  pouvait  guérir  la  fièvre 
quotidienne  avec  une  pétale ,  la  fièvre  tierce  avec  trois ,  la 
fièvre  quarte  avec  quatre.  On  a  attribué  aux  psaumes  de 
la  sainte  Écriture  une  valeur  et  une  vertu  plus  ou  moins 
grande  selon  la  place  qu'ils  occupent  dans  la  distribution 
du  psautier. 

De  la  forme  et  du  nombre  on  a  passé  au  son ,  et  Ton  a 
posé  ce  principe  :  que  le  ton  principal  en  haut  gouverne 
toute  l'échelle  des  sons  qui  descendent  ;  il  est  en  eux,  et  ils 
sont  en  lui.  Or  le  ciel,  les  étoiles,  fixes  et  mobiles,  ont  des 
mouvements  harmonieux;  et  d'un  autre  côté  tout  ce  qui 
est  inférieur  tire  sa  puissance  des  étoiles.  L'àme  du  monde 
anime  tout  ce  qui  est  dans  le  mondé ,  et  tout  ce  qui  vit  est 
accessible  à  la  puissance  des  sons.  De  tout  cela  on  a  con- 
clu que  si  l'on  pouvait  mettre  en  rapport  les  sons  terrestres 
avec  l'harmonie  des  corps  célestes ,  le  chant  qui  en  résul- 
terait aurait  aussi  une  vertu  céleste ,  par  le  moyen  de  la- 
quelle l'homme  pourrait  dominer  la  nature  ,  comme  Or- 
phée faisait  mouvoir  à  son  gré  les  pierres ,  les  arbres  et  les 
animaux  avec  sa  lyre  construite  sur  le  modèle  de  la  cons- 
tellation qui  porte  ce  nom.  Enfin,  d'après  ce  principe,  que 
la  parole  d'en  haut  a  une  puissance  égale  sur  les  paroles 
qui  résident  dans  les  choses  particulières  et  inférieures , 
s'est  développée  une  autre  branche  de  la  magie ,  cultivée 
IV.  4 


110  DE    LA    FAUSSE    SCIENCE. 

surtout  par  les  cabalistes.  Us  supposent  que  les  noms 
propres  sont  comme  le  rayonnement  des  choses  qu'ils  dé- 
signent ;  que  dans  ces  noms  et  dans  les  éléments  dont  ils 
se  composent,  tels  que  les  syllabes  et  les  lettres,  il  y  a  une 
sympathie  mystérieuse  avec  les  corps  célestes,  sympathie 
d'autant  plus  étroite  que  l'objet  nommé  est  plus  saint  et 
plus  élevé;  qu'en  assemblant  sous  certaines  influences  cé- 
lestes des  mots  de  cette  sorte ,  pour  en  faire  un  tout  expri- 
mant une  vérité ,  cet  ensemble  acquiert  une  vertu  beau- 
coup plus  grande,  et  peut  aller  jusqu'à  dompter  et  conjurer 
les  étoiles  et  les  éléments,  surtout  lorsque  la  vérité  expri- 
mée par  cet  assemblage  Joue  et  glorifie  la  puissance  ou  la 
force  de  l'objet  que  l'on  veut  dompter. 

Il  est  facile  de  reconnaître  qu'il  y  a  au  fond  de  tout  cela 
un  germe  de  vérité.  Tout  cela,  en  effet,  est  vrai  appliqué  à 
Dieu,  ou  à  l'homme  revêtu  de  la  puissance  divine,  ou  du 
moins  devenu  clairvoyant  et  capable  de  conanîlre  en  de 
certaines  limites  le  caractère  intime  des  choses.  Mais  si 
l'homme  essaie  de  se  substituer  à  Dieu  de  son  propre  mou- 
vement, c'est  un  orgueil  insensé  qui  ne  peut  aboutir  qu'à 
l'illusion.  Si  ce  genre  de  superstition  se  retrouve  à  toutes 
les  époques,  si  on  n'en  a  pas  reconnu  dès  le  premier  abord 
toute  la  vanité,  c'est  parce  que  les  effets  magiques  et  ex- 
traordinaires dont  on  était  témoin  étaient  produits  par  des 
hommes  arrivés  à  cet  état  de  clairvoyance ,  capables  par 
conséquent  de  faire,  en  de  certaines  limites,  non  des  mira- 
cles ,  mais  des  prodiges ,  et  que  l'on  attribuait  ceux-ci  aux 
formules  ou  aux  moyens  magiques,  arbitraires  et  sans  au  - 
cune  valeur  dont  ils  se  servaient.  Ce  qui  est  vrai  de  la  su- 
perstition en  général  s'apphque  également  à  toutes  les  ob- 
servances superstitieuses  plus  ou  moins  mnocentes  qui  en 


DE    LA    FAUSSE    SCIENCE.  114 

sont  comme  l'épanouissement,  et  qui  ont  toujours  trouvé 
un  facile  accès  chez  le  peuple ,  où  elles  circulent  comme 
une  petite  monnaie  courante.  Grimm,  dans  sa  Mythologie 
allemande ,  a  recueilli  les  pratiques  de  ce  genre  en  usage 
chez  les  Allemands  et  les  peuples  voisins.  Si  l'on  faisait 
pour  tous  les  autres  peuples  de  la  terre  ce  qu'il  a  fait  pour 
l'Allemagne^  on  arriverait  probablement  à  se  former  un 
système  complet  de  philosophie  naturelle,  mais  qui 
serait  l'inverse  des  idées  que  l'esprit  humain  se  fait  en 
général  des  choses. 

On  trouve  quelquefois  dans  ces  usages  les  traces  d'une 
étude  profonde  de  la  nature,  mais  le  plus  souvent  elles  ne 
sont  qu'un  jeu  de  l'imagination ,  quoique  parfois  elles  re- 
posent sur  une  action  magique  naturelle.  Ainsi,  la  coutume 
de  tourner  un  crible  pour  découvrir  les  voleurs  n'est  évi- 
demment qu'une  forme  plus  grossière  de  la  baguette  divi- 
natoire; de  sorte  que,  dans  l'un  comme  dans  l'autre  cas ,  la 
vérité  et  l'erreur  se  trouvent  mêlées  ensemble.  Cette  se- 
conde forme  de  la  magie,  où  l'homme  s'ensorcelle  en 
quelque  sorte  soi-même,  réagit  sur  la  première,  où  Ton  îj 
recours  aux  moyens  physiques;  et  comme  toutes  les  deux 
s'unissent  pour  le  même  but  dans  un  élément  qui  a  en  soi 
un  fond  vrai,  l'erreur  de  l'une  peut  très -bien  se  trouver 
réunie  avec  la  vérité  de  l'autre,  comme  nous  le  voyons  dans 
les  prescriptions  superstitieuses  pour  la  préparation  de  l'on- 
guent des  sorcières.  «  Dans  l'art  de  la  magie  noire ,  dit 
Hartlieb,  dans  son  livre  De  tous  les  arts  défendus,  écrit  en 
1455,  il  est  encore  une  autre  folie.  Un  homme  monte  sur 
un  cheval,  et  parcourt  en  très-peu  de  temps  des  espaces 
immenses.  Quand  il  veut  descendre,  il  retient  la  bride,  et 
quand  il  veut  monter  de  nouveau,  il  la  secoue,  et  le  cheval 


4  12  DE    LA    DIVINATION. 

revient.  Celui-ci  n'est  au  fond  que  le  diable.  Ces  gens  em- 
ploient pour  cela  du  sang  de  chauve-souris,  mais  il  faut  en- 
core qu'ils  se  donnent  au  diable  avec  des  mots  qui  n'ont 
point  de  sens,  comme  ceux-ci,  par  exemple  :  Debra  ebra. 
Les  hommes  et  les  femmes  emploient  pour  ces  voyages  un 
onguent  qu'ils  -d^^elleni  imguentum  Pharelis.  (C'est  pro- 
bablement l'onguent  de  Pharailde,  nom  que  l'on  donnait  à 
Hérodiade,  d'après  Reinardus.)  Ils  composent  cet  onguent 
avec  sept  plantes  différentes,  et  arrachent  chacune  d'elles 
en  un  jour  particulier  qui  lui  est  spécialement  consacré.  Le 
dimanche  est  le  jour  du  solocquium  ;  le  lundi,  de  la  luna- 
ria;  le  mardi,  de  la  verveine;  le  mercredi,  de  la  mercu- 
riale^ le  jeudi,  de  la  barbe  de  Jupiter;  le  vendredi,  des 
cheveux  de  Vénus.  Us  mêlent  à  ces  plantes  du  sang  d'oi- 
seau et  de  la  graisse  d'animaux;  ils  en  frottent  un  banc, 
une  colonne,  un  balai  ou  des  pinces,  et  voyagent  dessus 
comme  sur  un  cheval. 


CHAPITRÉ    VIII 

De  la  diviimtioii ,  ilo  ses  diverses  formes.  De  la  faculté  de  voir  au  loin 
h  l'aide  d'un  miroir  ou  de  quelque  fluide.  Anciens  récits  sur  ce  point. 
Celui  du  poète  Risi.  Cas  rapporté  par  Spengler.  Récits  des  voyageurs 
modernes  en  Egypte.  Explication  de  ces  phénomènes.  Des  autres 
formes  de  divination.  Cecco  Esculano,  célèbre  astrologue  du  xive 
siècle. 

La  magie  a  aussi  pour  but  de  voir  à  distance,  et  dans  le 
temps  et  dans  l'espace,  et  de  se  servir  des  connaissances 
qu'elle  acquiert  de  cette  manière ,  soit  en  les  appUquanl 
dans  la  vie  ordinaire,  soit  pour  prononcer  des  oracles  sous 
la  foi-me  de  divination.  Ce  que  les  vrais  prophètes  font  en 


DE    l.A    DIVINATION.  113 

ce  genre  au  nom  de  la  Divinité^  les  magiciens  essaient  de 
le  faire  par  la  puissance  du  démon ,  espérant  voir  en  lui 
toutes  choses  comme  en  un  miroir.  Entre  les  premiers  et 
les  seconds  sont  ceux  qui  tentent  d'arriver  au  même  but 
soit  par  la  force  de  leur  raison  et  la  réflexion ,  ce  qui  peut 
mener  facilement  à  la  fausse  croyance  et  à  la  divination 
sous  ses  diverses  formes ,  soit  en  élevant  les  facultés  de 
leur  esprit  à  une  plus  haute  puissance  par  les  moyens  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut,  et  en  se  mettant  ainsi  en  état 
de  voir  d'une  vue  immédiate  les  choses  les  plus  éloignées. 
De  ces  deux  manières,  la  première,  lorsqu'elle  n'est  pas 
poussée  au  delà  de  certaines  limites,  a  une  base  sûre,  à 
savoir  la  certitude  scientifique.  La  seconde  introduit,  il  est 
vrai,  l'esprit  en  des  régions  qui  lui  étaient  fermées  aupara- 
vant; mais  il  s'y  trouve  comme  en  un  pays  inconnu,  où 
il  n'aperçoit  ni  route  ni  sentiers,  où  il  manque  de  mé- 
thode, de  direction,  de  certitude  pour  ses  jugements  et 
ses  pensées,  parce  que  les  règles  de  la  logique,  étant  faites 
pour  le  train  ordinaire  de  la  vie,  ne  sont  plus  applicables 
dans  ces  états  inaccoutumés.  Aussi  l'homme  en  ce  cas  est- 
il  exposé  à  bien  des  illusions  ;  et  ces  prophètes,  qui  pro- 
phétisent non  pas  les  paroles  que  le  Seigneur  leur  a  mises 
sur  les  lèvres ,  mais  celles  qu'ils  tirent  de  leur  propre 
cœur,  deviennent  souvent,  contre  leur  intention,  des  pro- 
phètes de  mensonge  et  d'erreur.  Souvent  aussi  ces  deux 
formes  se  confondent  et  se  soutiennent  réciproquement. 
Nous  les  considérerons  cependant  chacune  à  part,  et  nous 
commencerons  par  la  seconde,  qui  nous  intéresse  davan- 
tage; puis,  après  l'avoir  étudiée,  nous  chercherons  à  jeter 
quelque  lumière  sur  la  première. 

Une  des  plus  anciennes  manières  de  consulter  l'avenir, 


H4  DE    LA    DIVINATION. 

c'est  d'avoir  recours  au  ministère  d'un  enfant  pur  encore, 
ou  d'employer  un  miroir,  un  cristal,  une  eau  transparente. 
L'antiquité  connaissait  déjà  ces  pratiques,  et  Pausanias  nous 
raconte  comment  on  les  exerçait  à  Patras,  en  Achaïe.  D'a- 
près Spartien  ,  l'empereur  Julien  en  faisait  usage  ;  et  Jean 
de  Salisburi  raconte  que  l'un  de  ses  maîtres  voulut  se  servir 
de  lui  dans  sa  jeunesse  pour  ce  but,  mais  qu'il  le  trouva 
incapable.  (Polycra.,  1.  II,  c.  xi.)  Il  est  souvent  question, 
bien  plus  tard  encore,  de  ces  sortes  de  pratiques.  Peller, 
entre  autres,  dans  son  Politic.  scélérat.,  p.  m.,  43  à  45, 
parle  en  détail  d'un  voyant  qui,  à  l'aide  d'un  cristal,  montra 
à  l'ambassadeur  anglais  les  rois  d'Angleterre  qui  devaient 
Le  poète  succéder  à  celui  qui  régnait  alors. Le poë te  Rist  rapporte  un 
fait  de  ce  genre,  qui  lui  arriva  dans  sa  jeunesse,  lorsqu'il 
était  précepteur.  La  sœur  de  son  élève  avait  une  liaison  que 
ses  parents  désapprouvaient.  Dans  son  désespoir,  elle  fait 
venir  une  vieille  femme  en  l'absence  de  ses  parents,  et  la 
consulte  sur  l'avenir.  La  jeune  fille,  à  la  vue  des  préparatifs 
de  cette  sorcière,  est  saisie  d'effroi,  et  va  prier  Rist  de  vou- 
loir bien  assister  à  la  séance.  Celui-ci  refuse  d'abord,  mais 
cède  enfin  à  ses  instances.  Il  descend  dans  la  chambre  où 
était  cette  femme,  et  la  trouve  étendant  sur  une  table  un 
mouchoir  de  soie  bleue  où  étaient  brodés  des  serpents  et 
des  dragons.  Elle  place  dessus  une  coupe  de  verre  de  cou- 
leur verte,  y  met  un  petit  mouchoir  de  soie  couleur  d'or, 
et  sur  ce  mouchoir  une  boule  de  cristal  assez  grosse,  qu'elle 
couvre  d'un  mouchoir  blanc.  Elle  se  met  à  murmurer 
quelques  mots  avec  des  gestes  étranges,  puis  elle  ôté  avec  un 
grand  respect  la  boule  et  la  tient  à  la  fenêtre  devant  Rist 
et  la  jeune  fille.  Ils  ne  voient  rien  d'abord;  bientôt  la  fian- 
cée apparaît  dans  le  cristal ,  parée  magnifiquement,  mais 


DE    LA    DIVINATION.  1  15 

blême;,  triste  et  toute  troiible'e  ;  et,  ce  qui  les  effraya  bien 
davantage  encore,  ils  voient  de  l'autre  côté  le  fiancé,  un 
jeune  homme  charmant  d'ordinaire,  avec  un  visage  bou- 
leversé, tirant  de  dessous  son  manteau  de  voyage  deux 
pistolets,  dirigeant  vers  son  propre  cœur  celui  qu'il  porte 
de  la  main  gauche,  et  vers  le  front  de  sa  fiancée  celui  qu'il 
tient  de  la  main  droite.  Il  tire,  et  un  bruit  sourd  se  fait 
entendre.  Rist,  la  jeune  fille  et  la  sorcière  elle-même  sont 
saisis  d'effroi,  et  quittent  la  chambre. 

Pendant  longtemps  leur  esprit  est  accablé  par  le  sou- 
venir de  cette  scène  extraordinaire.  Les  parents  cependant 
persévèrent  dans  leur  opposiUon,  forcent  leur  fille  à  cesser 
tout  rapport  avec  son  amant ,  et  à  épouser  un  homme  qui 
avait  un  emploi  considérable  à  la  cour.  On  fait  les  prépa- 
ratifs nécessaires  pour  les  noces  ;  on  prend  le  jour.  Le  frère 
de  la  fiancée  et  Rist,  son  précepteur,  qui  étaient  alors  tous 
les  deux  à  l'école  de  Rostock,  sont  invités;  mais  Rist  ne  sent 
aucun  désir  de  répondre  à  l'invitation,  et  laisse  son  élève 
aller  seul.  On  vient  chercher  à  l'heure  indiquée  la  pauvre 
fiancée,  dans  un  carrosse  de  la  cour  attelé  de  six  chevaux, 
et  tous  les  conviés  l'accompagnent  à  cheval.  Mais  l'amant, 
au  désespoir,  s'était  placé  près  d'une  maison,  devant  la 
porte.  Au  moment  où  la  voiture  passe,  il  se  précipite,  tire 
sur  la  fiancée,  mais  la  manque,  et  la  balle  atteint  le  dia- 
dème d'une  dame  placée  à  côté  d'elle.  11  s'aperçoit  aux  cris 
que  l'on  pousse  qu  il  a  manqué  son  coup ,  se  jette  dans  la 
maison,  et  parvient  à  s'échapper  au  milieu  de  la  confusion 
générale.  Après  quelques  moments  d'interruption,  le  voyage 
continue,  et  le  mariage  se  célèbre.  Mais  bientôt  le  mari 
devient  un  tyran  qui  accable  journellement  sa  femme  de 
mauvais  traitements  ;  de  sorte  qu'à  la  fin  elle  meurt  de  dou- 


{  10  DE    LA    DIVLNATION. 

leur  et  de  dépit,  à  peine  âgée  de  trente  ans.  L'amant  déses- 
péré fait  plus  tard  un  bon  mariage  j,  et  vivait  encore  heu- 
reux lorsque  Rist  écrivait  ce  fait. 
Faitrap-  Spengler,  dans  la  préface  de  son  édition  du  traité  de 
Spengler.  Plutarque  De  la  Cessation  des  Oracles ,  raconte  un  autre 
fait  non  moins  remarquable.  Un  homme  d'une  des  pre- 
mières familles  de  Nuremberg  vint  le  trouver  un  jour^,  et  lui 
apporta  une  boule  de  cristal^  enveloppée  dans  un  mouchoir, 
en  lui  disant  qu'il  la  tenait  d'un  étranger  qu'il  avait  ren- 
contré par  hasard  au  marché  longtemps  auparavant,  et  au- 
quel il  avait  accordé  l'hospitalité  pendant  trois  jours.  L'é- 
tranger en  le  quittant  lui  avait  laissé  comme  souvenir  ce 
cristal,  en  lui  disant  que,  s'il  désirait  savoir  quelque  chose 
de  secret,  il  n'avait  qu'à  prendre  un  enfant  innocent  encore, 
et  lui  dire  de  regarder  dans  ce  cristal,  et  que  l'enfant  verrait 
et  lui  montrerait  tout  ce  qu'il  désirerait  savoir.  Le  Nurem- 
bergeois  ajouta  qu'il  n'avait  jamais  été  trompé ,  et  qu'il 
avait  appris  des  choses  merveilleuses  par  ce  moyen,  tandis 
que  les  autres  ne  voyaient  qu'un  beau  morceau  de  cristal 
bien  pur,  à  l'exception  cependant  de  sa  ménagère,  qui, 
étant  devenue  enceinte  d'un  garçon,  y  voyait  également  des 
figures,  par  l'intermédiaire  sans  doute  de  l'enfant  qu'elle 
portait  dans  son  sein.  On  voyait  d'abord  un  homme  habillé 
comme  on  l'était  à  l'époque  ;  puis  ce  qu'on  avait  demandé 
se  présentait  sous  une  forme  Visible,  et  lorsque  tout  était 
fini  la  figure  de  l'homme  s'en  allait,  et  tout  le  reste  dispa- 
raissait. L'homme  qui  apparaissait  avait  été  vu  souvent 
parcourant  la  ville  ou  entrant  dans  les  églises.  La  chose 
était  bientôt  devenue  publique  à  Nuremberg;  de  sorte  que, 
lorsque  quelqu'un  niait  la  vérité  ou  cachait  une  faute,  on 
avait  coutume  de  le  menacer  de  l'homme  de  cristal.  Une 


DK    LA    DIVINATION.  H7 

fois  même  des  savants  proposèrent  à  celui-ci  un  point  qui 
leur  paraissait  obscur^  et  ils  lurent  la  réponse  dans  le  cris- 
tal. Le  possesseur  de  ce  trésor  avait  déjà  auparavant  fait 
part  de  la  chose  à  Spengler;  mais  depuis  ses  scrupules 
avaient  augmenté.  Il  revint  donc  un  jour,  et  lui  dit  qu'il 
croyait  ne  plus  pouvoir  se  servir  davantage  du  cristal;  qu'il 
était  convaincu  qu'il  avait  péché  gravement,  et  que  depuis 
longtemps  il  était  tourmenté  par  sa  conscience  à  ce  sujet; 
qu'il  venait  lui  remettre  ce  qu'il  avait  reçu,  et  qu'il  lui 
l)ermettait  d'en  faire  ce  qu'il  voudrait.  Spengler  loua  sa 
résolution,  prit  le  cristal,  et,  après  l'avoir  brisé  en  mor- 
ceaux, le  jeta  dans  les  latrines  avec  le  mouchoir  de  soie 
qui  l'enveloppait. 

Ce  récit  porte  tous  les  caractères  de  la  véracité  ;  mais  il 
n'insiste  pas  assez  sur  les  détails.  Il  ne  s'appuie  d'ailleurs 
que  sur  le  témoignage  du  possesseur  de  la  boule  merveil- 
leuse ;  nous  ne  pouvons  donc  porter  un  jugement  certain 
sur  la  chose  elle-même.  Aussi  sommes-  nous  heureux  de 
pouvoir  citer  une  expérience  toute  récente,  laquelle  réunit 
tous  les  caractères  qui  manquent  à  celle-ci,  et  fournit  par 
conséquent  la  plus  grande  certitude  que  l'on  puisse  désirer 
en  ce  genre.  Les  faits  se  sont  passés  en  Egypte,  cette  terre 
célèbre  dans  la  magie  depuis  les  temps  des  Pharaons.  Des 
\oyageurs  anglais  et  français  avaient  appris  qu'il  y  avait  au 
Caire  un  magicien,  Scheikh-Abda-el-Kader-el-Moghrebi,  Le  magicien 
c'est-à-dire  de  l'ouest  du  Maroc,  qui  s'occupait  de  ce  genre 
de  magie,  et  qui  déjà,  à  l'aide  de  son  art,  avait  découvert 
un  voleur  dans  la  maison  du  consul  Sait.  Ils  firent  donc 
avec  lui,  soit  en  commun,  soit  à  part,  à  diverses  époques 
et  en  divers  lieux ,  des  essais  qu'ils  publièrent  ensuite,  et 
chacun  à  part.  Les  Anglais  firent  coimaitre  ces  expériences 


118  DE    LA    DIVINATION. 

dans  un  livre  intitulé  ;  An  account  of  the  manners  and  cws- 
toms  of  the  modem  Egyptians,  etc.,  in  the  years  1823,  26. 
■Zlj  28;  2  vol.;  London,  1837.  Outre  l'auteur,  étaient 
encore  présents  comme  témoins  lord  Prudhoe ,  qui  depuis 
a  conûrmé  la  vérité  de  ce  récit  toutes  les  fois  qu'il  a  été 
questionné  à  ce  sujet;  le  major  Félix ^  le  consul  Sait  et  un 
cinquième  personnage  considérable  qui  ne  se  nomme  pas 
et  qui  donne  sur  le  même  objet  d'autres  détails  dans  le 
Quarterly  Review,  n^  117^,  juillet  1837.  Quant  aux  essais 
que  les  Français  firent  de  leur  côté  chez  leurs  résidents, 
on  peut  consulter  un  article  de  M.  Léon  de  Laborde  dans 
la  Revue  des  Deux  Mondes,  au  mois  d'août  1833.  M.  de  La- 
borde avait  été  aussi  témoin  des  faits  qu'il  a  rapportés;  de 
sorte  que  le  fait  offre  toutes  les  garanties  que  l'on  peut 
désirer. 

Voici  comment  procédait  ce  magicien.  11  choisissait  un 
garçon  n'ayant  pas  encore  atteint  l'âge  de  puberté,  ou  une 
jeune  fille ^  ou  une  femme  grosse,  ou  une  esclave  noire, 
comme  la  chose  se  rencontrait.  Puis  il  prenait  de  l'encre 
noire  avec  une  plume  de  roseau,  et  dessinait  dans  la  paume 
de  la  main  droite  de  celui  qu'il  avait  choisi  un  carré  divisé 
en  neuf  compartiments  de  grandeur  inégale.  Dans  chacun 
d'eux  il  écrivait  un  chiffre  particulier,  depuis  1  jusqu'à  \i. 
Puis;  au  milieu  du  compartiment  le  plus  grand,  il  versait 
une  demi  -  cuillerée  à  café  de  la  même  encre,  mais  très- 
épaisse;  de  sorte  qu'elle  formait  une  boule  de  l'épaisseur 
d'une  balle  de  pistolet  et  comme  un  petit  miroir.  Il  avait 
écrit  d'abord  sur  une  bande  étroite  de  papier  une  formule 
arabe,  une  partie  du  verset  21  du  chapitre  l  du  Coran, 
qui  porte  :  «  Et  ceci  est  l'éloignement;  et  nous  avons  éloi- 
gné de  toi  ton  voile,  et  ton  visage  est  sévère  aujourd'hui. 


DE    LA    DIVINATION.  1  19 

Vérité,  vérité.  »  Sur  un  autre  papier  était  écrite  également 
une  formule  d'évocation  en  arabe,  conçue  en  ces  termes  : 
«  Tarschun  !  Tarzuschun  !  descendez,  descendez,  paraissez! 
Où  sont  allés  le  prince  et  son  armée?  Où  est  El-Ahmar, 
le  prince  et  son  armée?  Paraissez,,  serviteurs  de  ces  noms.  » 
Traschun  et  Tarzuschun  sont ,  d'après  l'interprétation  du 
magicien^  les  esprits  qui  le  servent;  El-Ahmar  est  le  prince 
des  esprits.  La  formule  est  découpée  en  six  bandes.  L'en- 
fant est  placé  sur  un  siège  devant  le  magicien^,  au  milieu  de 
la  société  rangée  en  cercle  autour  d'eux.  Un  bassin  rempli 
de  charbons  ardents  est  entre  l'enfant  et  le  maître,  qui  y 
jette  par  portions  égales  deux  sortes  d'encens,  en  y  ajou- 
tant de  temps  en  temps  un  parfum  indien  ;  de  sorte  qu'une 
épaisse  fumée  remplit  la  chambre ,  et  agit  d'une  manière 
désagréable  sur  les  yeux. 

Il  attache  le  papier  avec  les  paroles  du  Coran  sur  le  de- 
vant du  bonnet  de  l'enfant,  jette  sur  les  charbons  une  des 
bandes  de  papier  ouest  écrite  la  formule  d'invocation,  et 
murmure  ou  chante  continuellement  avec  une  certaine 
cadence  des  paroles  arabes  finissant  par  ces  trois  mots  :  ta- 
ricki,  anzilu,  taricki,  n'interrompant  ce  récitatif  que  pour 
demander  à  l'enfant,  dont  il  tient  toujours  la  main  dans  la 
sienne,  s'il  voit  quelque  chose  dans  la  boule  d'encre  qui  lu^ 
sert  de  miroir.  L'enfant  répond  d'abord  qu'il  ne  voit  rien  ; 
mais  une  minute  après  il  frissonne  et  s'écrie  :  Je  vois  un 
homme  qui  balaie  le  plancher  avec  un  balai.  —  Dis -moi 
quand  il  aura  fini,  répond  le  magicien;  et  il  continue  de 
prononcer  la  formule  de  conjuration.  — Il  a  fini,  dit  l'en- 
fant. —  Le  maître  interrompt  son  murmure,  et  lui  de- 
mande s'il  sait  ce  que  c'est  qu'un  étendard.  L'enfant  répond 
que  oui.  Le  maître  reprend  :  Eh  bien  !  dis  donc  :  Apporte  ui! 


120  DE    LA    DIVINATION. 

étendard.  —  L'enfant  le  fait,  et  dit  bientôt:  Il  en  a  apporté 
un.  —  De  quelle  couleur?  —  Rouge.  — Il  lui  en  fait  de- 
mander ensuite  sept,  l'un  après  l'autre,  de  différentes  cou- 
leurs. Pendant  ce  temps-là  le  magicien  jette  sur  les  char- 
bons la  seconde  et  la  troisième  bande  de  papier,  met  d'autre 
encens  en  chantant  sa  formule  avec  une  voix  toujours  plus 
haute.  Il  dit  alors  à  l'enfant  de  demander  que  l'on  dresse  la 
tente  du  sultan.  Il  le  fait.  Il  demande  des  troupes;  elles 
viennent,  et  dressent  leurs  tentes  autour  de  latente  verte  de 
leur  maître.  Puis  elles  s'avancent  en  rang,  et  la  quatrième, 
puis  la  cinquième  bande  sont  jetées  dans  le  feu.  L'enfant 
demande  un  bœuf;  quatre  hommes  l'amènent,  trois  autres 
l'assomment;  puis  il  est  dépecé,  mis  en  morceaux  sur  le 
feu;  puis,  lorsque  tout  est  prêt,  on  le  donne  aux  sol-^ 
dats,  qui,  après  en  avoir  mangé,  se  lavent  les  mains. 
L'enfant  décrit  toutes  ces  choses  comme  s'il  les  voyait  de 
ses  yeux. 

Chaque  séance  commençait  et  Unissait  de  la  même 
manière.  A  la  fin  ,  le  magicien  disait  à  l'enfant  de  deman- 
der le  sultan .  Celui  -  ci  arrivait  aussitôt  à  sa  tente ,  monté 
sur  un  cheval  brun.  Il  avait  la  barbe  noire ,  un  bonnet 
rouge  et  long.  Après  être  descendu  de  cheval,  il  s'asseyait 
dans  sa  tente,  prenait  le  café  et  recevait  les  hommages  de 
sa  cour.  Le  magicien  disait  alors  à  la  société  que  chacun 
pouvait  faire  maintenant  les  demandes  qu'il  voulait.  Lane 
demanda  lord  Nelson.  Le  magicien  commande  à  l'enfant 
de  dire  :  «  Mon  maître  te  salue,  et  désire  que  tu  fasses 
venir  lord  Nelson  ;  amène-le-moi  promptement,  pour  que 
je  le  voie.  »  L'enfant  le  fit,  et  dit  aussitôt  :  «  Un  messager 
est  parti,  et  il  amène  maintenant  un  homme  habillé  de 
noir  comme  les  Européens  (le  bleu  obscur  est  regardé 


DE    LA    DIVINATION.  121 

comme  noir  par  les  Orientaux).  Il  a  perdu  son  bras 
gauche.  »  —  Il  s'arrête  quelques  instants;  puis  regardant 
l'encre  avec  plus  d'attention,  il  dit:  «  Non^  il  n'a  pas 
perdu  le  bras  gauche ,  il  l'a  devant  la  poitrine.  «  Nelson 
avait  coutume  de  porter  attachée  sur  la  poitrine  la  manche 
du  bras  qu'il  avait  perdu.  Ce  n'était  pas  cependant  le  bras 
gauche,  mais  le  bras  droit.  Lane,  sans 'rien  dire  de  cette 
erreur,  demanda  au  magicien  si  les  objets  paraissaient 
dans  l'encre  comme  s'ils  étaient  devant  les  yeux,  ou 
comme  en  un  miroir.  «  Comme  en  un  miroir,  »  lui  dit- 
on.  Ceci  lui  expliqua  Terreur  de  l'enfant,  qui,  du  reste, 
paraissait  n'avoir  jamais  entendu  perler  de  Nelson,  car  il 
ne  put  prononcer  son  nom  qu'après  plusieurs  essais. 

Lane  demanda  ensuite  un  Égyptien  qui  avait  demeuré 
longtemps  comme  résident  en  Angleterre,  et  qui,  au 
moment  où  Lane  s'était  embarqué,  souffrait  d'une  longue 
et  cruelle  maladie.  L'enfant  dit  :  «  On  apporte  ici  sur  une 
bière  un  homme  enveloppé  dans  un  drap  de  lit,  avec 
la  tête  couverte.  »  On  lui  dit  de  demander  qu'on  la 
lui  découvrît.  Il  le  fit,  et  dit  ensuite  :  «  Sa  figure  est  pâle; 
il  a  des  moustaches,  mais  pas  de  barbe.  »  Ce  qui  était 
exact. 

Dans  une  autre  séance,  un  Anglais  dit  qu'il  ne  serait 
convaincu  que  si  on  pouvait  faire  apparaître  son  père, 
parce  qu'il  était  bien  sûr  qu'aucune  des  personnes  pré- 
sentes ne  le  connaissait.  L'enfant,  l'ayant  appelé  par  son 
nom,  décrivit  un  homme  habillé  comme  les  Francs,  portant 
des  lunettes ,  ayant  la  main  à  la  tête ,  se  tenant  sur  un  pied 
et  ayant  l'autre  levé  par  derrière.  La  description  était 
exacte  sous  tous  les  rapports.  Le  père  de  l'Anglais  portait 
très-souvent  la  main  à  la  tête,  parce  qu'il  souffrait  con- 


122  DE    LA    DIVINATION. 

tinuellement ,  et  la  position  du  pied  était  déterminée  par 
une  chute  de  cheval  qu'il  avait  faite  à  la  chasse.  —  M.  de 
Laborde  demanda  de  son  côté  le  duc  de  Rivière,  —  Le 
messager  partit,  et  amena  au  sultan  un  officier  en  uni- 
forme avec  des  galons  d'argent  au  collet,  aux  parements  et 
à  son  chapeau.  M.  de  Laborde  fut  confondu  d'étonnement; 
car  le  duc  était  le  seul  en  France  qui^  comme  grand 
veneur,  portât  ces  galons.  Il  demanda  à  cette  occasion  à 
l'enfant  à  quoi  il  reconnaissait  le  sultan.  L'enfant  répon- 
dit :  «  Son  costume  est  magnifique ,  ses  courtisans  se  tien- 
nent devant  lui  les  bras  croisés  sur  la  poitrine  et  le  ser- 
vent. Il  occupe  la  place  d'honneur  sur  le  divan  ;  sa  pipe 
et  sa  tasse  à  café  étincellent  de  diamants.  y>  De  Laborde 
lui  demanda  comment  il  a  su  que  le  sultan  avait  envoyé 
chercher  le  duc.  Il  répondit:  «  J'ai  entendu  ses  paroles,  et 
j'ai  vu  remuer  ses  lèvres.  »  Une  autre  fois,  une  personne 
de  la  société  demanda  Shakespeare.  L'enfant,  qui  était  un 
Nubien,  ayant  vu  apparaître  la  figure,  se  mit  à  éclater  de 
rire,  et  dit  :  «  Voici  un  homme  qui  a  de  la  barbe  sous  sa 
lèvre,  et  point  au  menton,  et  qui  a  sur  la  tête  comme  un 
verre  renversé.  — r  Où  demeurait- il?  demanda  un  autre. 
—  Dans  une  île,  »  répondit  l'enfant. 

C'est  ainsi  que  les  choses  se  passaient.  L'expérience 
cependant  ne  réussissait  pas  toujours;  et  ceci  tenait  ordi- 
nairement au  temps  ou  à  la  sottise  de  l'enfant  ou  à  son  âge. 
Lorsqu'il  montrait  quelque  peur  ou  quelque  trouble  dans 
ses  visions,  on  le  renvoyait  et  l'on  en  prenait  un  autre  à  sa 
place.  Lorsqu'il  était  fatigué,  ou  que  la.  séance  devait  finir, 
le  magicien  lui  mettait  les  pouces  sur  les  yeux,  récitait 
quelques  formules  et  le  levait  de  sa  chaise.  L'enfant  es- 
sayait bien  encore  de  regarder  l'encre  pour  voir  les  belles 


DE   LA    DIVINATION.  123 

choses.  Il  revenait  ensuite  prompteraent  à  lui^  et  était 
heureux  du  souvenir  de  ce  qu'il  avait  vu^  se  plaisant  à  le 
raconter^  y  ajoutant  toujours  de  nouvelles  circonstances, 
de  sorte  qu'on  ne  pouvait  douter  qu'il  n'eût  vu  réellement 
les  apparitions.  Le  magicien  prit  un  jour  une  petite  fille 
anglaise  j  et  lorsqu'il  eut  préparé  sa  main^  l'enfant^  après 
avoir  regardé  l'encre  quelque  temps,  aperçut  un  balai  qui 
était  en  mouvement  sans  que  personne  le  remuât.  Elle  fut 
tellement  effrayée  qu'elle  ne  put  regarder  plus  long- 
temps. 

Dans  l'une  de  ces  séances,  le  magicien  remarqua  l'atten- 
tion de  M.  de  Laborde  et  la  puissance  que  son  regard  exer- 
çait sur  la  personne  de  l'Européen.  Il  lui  dit  donc,  après 
avoir  congédié  l'enfant,  qu'il  était  certain  de  pouvoir 
obtenir  avec  lui  les  mêmes  résultats  qu'avec  celui  qu'il 
venait  de  congédier.  La  société  le  pria  d'essayer.  M.  de  La- 
borde, après  bien  des  difficultés,  céda  aux  instances  qu'on 
'  lui  faisait.  Au  bout  de  quelque  temps,  il  vit  sa  forme  dans 
l'encre  qui  tremblait,  puis  ses  yeux  se  troubler;  puis  il 
vit  bientôt  quelque  chose;  mais  il  fut  saisi  d'un  tel  effroi 
qu'il  interrompit  l'expérience  ,  en  donnant  pour  prétexte 
qu'il  ne  voyait  rien.  Il  acheta  cependant  plus  tard  pour 
trente  piastres  le  secret  du  magicien ,  et  l'essaya  aussitôt 
avec  succès  sur  l'enfant  de  celui-ci.  Appelé  bientôt  après  à 
Alexandrie,  il  continua  ses  essais  avec  d'autant  plus  d'ar- 
deur que  là  il  ne  pouvait  soupçonner  la  moindre  intelli- 
gence entre  le  magicien  et  les  enfants  dont  il  se  servait,  et 
qu'il  prenait  ordinairement  dans  les  quartiers  les  plus 
éloignés  de  la  ville.  Ses  essais  lui  réussirent  parfaitement, 
comme  il  le  dit  lui-même.  Un  jour  il  fit  paraître,  entre 
autres,  lord  Prudhoe,  qui  était  au  Caire.  L'enfant  décrivit 


124  DE    LA    DIV1^ATI0^. 

très-exactement  son  costume ,  puis  il  ajouta  •  «  C'est  sin- 
gulier, il  a  un  sabre  d'argent.  «  Lord  Prudhoe  était  peut- 
être  le  seul  homme  en  Afrique  qui  eût  un  sabre  dans  un 
fourreau  d'argent.  Une  autre  fois,  il  voulut  découvrir  un 
voleur  dans  la  maison  du  drogman  Msarra,  au  Caire; 
mais,  malgré  la  fumée  de  l'encens  et  les  évocations,  le 
messager  ne  paraissait  pas.  11  vint  enfin,  et  décrivit  la 
forme,  la  barbe  et  le  turban  du  voleur,  de  telle  sorte  qu'on 
ne  put  douter  qu'il  le  vît.  Un  Anglais  qui  avait  demeuré 
longtemps  en  Egypte  apprit  aussi  le  secret  du  magicien. 
Le  rapporteur  du  Quarterly  Review  voulut  faire  un  essai , 
et  envoya  chercher  un  enfant.  L'essai  réussit.  Désireux  de 
savoir  en  quoi  consistait  le  secret ,  il  apprit  que ,  pour 
réussir,  il  fallait  répéter  exactement  les  formules  que  le 
magicien  lui  avait  apprises.  Il  était  certain  de  n'avoir  exercé 
sur  l'enfant  qu'il  employait  aucune  violence  ni  aucune  in- 
fluence ;  et  quoiqu'il  eût  renouvelé  plusieurs  fois  le  même 
essai,  il  avoua  toujours  qu'il  ne  comprenait  pas  comment 
cela  se  faisait. 

On  ne  pouvait,  en  effet,  supposer  aucun  accord  entre  le 
magicien  et  l'enfant,  puisque  chacun  pouvait  choisir  qui  il 
voulait,  et  désigner  les  personnes  qu'il  voulait  faire  paraî- 
tre. Le  magicien,  de  son  côté,  ne  pouvait  être  soupçonné 
de  supercherie,  comme  par  exemple  de  se  servir  d'un  mi- 
roir. Les  personnes  présentes  connaissaient  déjà,  comme 
le  dit  expressément  un  témoin  oculaire,  cette  manière 
moderne  et  puérile  d'expliquer  la  chose ,  et  observaient 
très-attentivement  tout  ce  qui  se  passait.  La  scène  avait  lieu 
dans  la  chambre  de  Lane,  longue  de  quinze  pieds  et  large 
de  dix.  Une  porte  conduisait  de  la  chambre  dans  un  cabi- 
net, qui  n'avait  aucune  autre  issue,  et  où  il  n'y  avait  per- 


DE    LA    DIVI>AT10N.  12b 

?onne.  Une  fois  même,  il  n'y  avait  dans  la  cliambie  que 
lui,  le  magicien,  l'enfant  et  le  drogman  du  consulat. 
Le  magicien  était  assis  sur  le  sopha  entre  Lane  et  le 
drogman,  et  le  premier  l'observait  très-attentivement,  lui 
et  son  compagnon.  Il  vit  qu'iltenait  de  sa  main  gauche  les 
doigts  de  la  main  droite  de  l'enfant,  dans  laquelle  se  trou- 
vait l'encre,  et  qu'il  ne  lui  permettait  pas  de  détourner 
un  seul  instant  les  yeux  de  celle-ci.  A  chaque  question ,  le 
témoin  observait  le  drogman,  et  il  était  certain  qu'aucun 
signe  n'existait  entre  celui-ci  et  le  magicien  ou  l'enfant. 
Ni  l'un  ni  l'autre  d'ailleurs  ne  connaissaient  ordinairement 
les  personnes  que  l'on  demandait.  Il  avait  bien  soin  que  le 
magicien  ne  pût  avoir  auparavant  aucun  rapport  avec 
l'enfant;  et  d'ailleurs  il  vit  l'expérience  manquer  plusieurs 
fois  dans  des  circonstances  où  le  maître  aurait  pu  commu- 
niquer des  renseignements.  Bref,  il  employa  toutes  les 
précautions  imaginables.  Un  des  témoins  assure  que  quel- 
quefois les  assistants  étaient  assis  entre  le  magicien  et 
l'enfant,  et  qu'une  fois  la  chose  en  train  le  premier  se 
levait  souvent  et  se  promenait  dans  la  chambre.  Il  est  donc 
impossible  de  supposer  aucune  supercherie;  et  il  faut, 
pour  expliquer  ces  phénomènes,  avoir  recours  à  d'autres 
moyens. 

L'enfant  dont  on  se  sert  en  ces  circonstances  voit  à  dis-  Explication 

tance,  et  dans  le  temps  et  dans  l'espace  ;  il  voit  des  choses   ^  ,^^  ^^ 

^  phénomènes 

qu'aucun  autre  ne  voit  :  il  est  donc  clairvoyant.  Et  comme 

il  ne  l'était  pas  avant  qu'on  l'eût  appelé ,  il  l'est  donc  de- 
venu, et  il  n'a  pu  le  devenir  que  par  le  magicien.  Celui-ci 
s'entend  aux  choses  de  cette  sorte,  et  de  plus  il  peut 
communiquer  le  don  qu'il  a  reçu  à  ceux  qui  sont  dans  les 
conditions  voulues.  Lorsque  M.  de  Laborde  traita  avec  lui 


126  DE    LA    DIVINATION. 

pour  apprendre  son  secret ,  il  se  vanta  d'avoir  appris  de 
deux  cheiks  de  son  pays  beaucoup  d'autres  mystères 
encore,  et  l'Européen  eut  occasion  de  remarquer  alors  que 
plusieurs  de  ces  effets  extraordinaires  étaient  dus  à  des 
connaissances  profondes  en  physique,  et  que  d'autres  re- 
posaient sur  un  magnétisme  agissant  avec  énergie  et  rapi- 
dité. Ce  magicien  se  vantait,  entre  autres  choses,  de  pou- 
voir endormir  quelqu'un  sur-le-champ,  le  renverser,  de 
le  faire  rouler  à  terre,  tomber  dans  un  accès  de  fureur,  et 
de  le  forcer  au  milieu  de  ces  accès  à  lui  répondre  et  à  lui 
découvrir  ses  secrets.  Il  pouvait,  disait-il,  après  avoir  fait 
asseoir  quelqu'un  sur  un  tabouret  isolé,  l'endormir  sur-le- 
champ  en  tournant  autour  de  lui,  et  en  faisant  certaines 
manipulations,  les  mêmes  dont  se  servent  les  magnétiseurs; 
de  sorte  néanmoins  que  la  personne  endormie  parlait  et 
agissait  les  yeux  ouverts ,  comme  si  elle  était  tout  à  fait 
éveillée,  ce  qui  produisait  les  résultats  les  plus  merveilleux. 
Il  y  a  donc  ici ,  on  le  voit ,  une  disposition  magnétique 
très-puissante  et  très-communicative,  qui  se  trahit  par  un 
regard  pénétrant  et  irrésistible,  dont  Léon  de  Laborde 
.sentit  lui-même  la  puissance.  Les  dispositions  de  l'enfant 
choisi  pour  l'expérience  semblent  avoir  aussi  une  grande 
influence.  C'est  pour  cela  que  le  maître  congédie,  comme 
trop  âgés  ou  inutiles,  ceux  qui  se  trompent  dès  le  commen- 
cement, tandis  qu'il  garde  près  de  lui  ceux  qui  dès  les 
premières  questions  devinent  juste.  Il  prend  la  main  de 
l'enfant,  et  ne  lui  permet  pas  de  détourner  un  instant  les 
Ncux  de  la  boule  d'encre.  Il  y  a  là  évidemment  un  courant 
magnétique,  allant  du  maître  à  l'enfant,  et  qui  amène  peu 
à  peu  la  clairvoyance.  La  fumée  de  semence  de  coriandre, 
l'ambre  et  d'autres  substances,  renfermant  une  huile  éthé- 


DE    LA    DIVINATION.  i27 

rée,  rendent  l'action  plus  prompte,  et  leurs  effets  sont 
d'autant  plus  rapides  que  le  sujet  est  mieux  disposé,, 
pourvu  que  l'essai  ne  soit  point  dérangé  par  quelque  in- 
fluence physique^  comme  il  arriva  une  fois  où  le  ciel  était 
orageux  et  où  le  magicien  craignit  de  ne  pouvoir  rien  ob- 
tenir. L'action  se  manifeste  par  une  impression  de  crainte^ 
qui^  chez  les  individus  irritables,  va  jusqu'à  l'effroi;  par 
un  trouble  du  regard  fixé  sur  l'encre  qui  s'agite,  comme 
l'éprouva  de  Laborde.  Cet  état  se  produit  peu  à  peu  et  par 
degrés.  Ceux-ci  sont  marqués,  du  côté  du  magicien,  parles 
bandes  de  papier  qu'il  jette  au  feu,  et  du  côté  de  l'enfant 
par  les  choses  qu'il  voit.  C'est  d'abord  un  balai ,  puis  la 
personne  qui  le  tient,  puis  sept  étendards  de  diverses  cou- 
leurs ,  puis  enfin  le  sultan  recevant  les  hommages  de  sa 
cour. 

L'enfant  est  clairvoyant  désormais.  La  goutte  d'encre 
est  pour  lui  ce  qu'était  plus  haut  cette  boule  de  cristal, 
et  le  sultan  est  ce  qu'était  cet  homme  avec  son  costume 
antique.  De  même  que  les  saints  voient  les  choses  telles 
qu'elles  sont  dans  le  miroir  de  la  Divinité,  l'enfant  les 
voit  renversées  dans  ce  miroir  naturel.  Toutes  les  forces 
de  la  nature  ont  leur  maître  :  celui  qui  gouverne  les  forces 
magnétiques  et  que  regardent  toujours  ceux  qui  sont 
surexcités  par  elles  demeure  au  pôle  de  la  terre.  Chaque 
puissance  spirituelle  a  aussi  son  maître,  dont  le  pouvoir 
s'étend  dans  un  certain  cercle.  Ce  cercle  devient  visible 
pour  elle  lorsque,  surexcitée  elle-même,  elle  s'y  trouve  in- 
troduite. Dans  ce  magnétisme  divin  et  surnaturel  que  Dieu 
exerce  sur  les  âmes,  c'est  lui-même  qui  est  l'objet  de  leurs 
visions  et  de  leur  amour;  car  c'est  lui  qui  les  a  mises  en  cet 
état,  quoiqu'elles  y  aient  coopéré  d'une  certaine  manière 


128  r>K  LA  DIVl^ATIo^. 

par  la  prière  et  la  méditation.  Ici^  à  la  place  de  Dieu ,  c'est 
le  magicien  qui  apparaît,  ainsi  que  la  puissance  spirituelle 
avec  laquelle  il  est  en  rapport,  et  les  différentes  invoca- 
tions qu'il  prononce  ou  qu'il  jette  au  feu  répondent  exac- 
tement aux  divers  degrés  de  l'état  qu'il  veut  produire.  La 
cour  du  sultan  n'est,  d'après  la  manière  orientale,  que 
le  reflet  du  cercle  magique  où  s'accomplit  la  vision ,  et 
les  citations  faites  par  les  messagers  qu'on  envoie  dési- 
gnent les  diverses  directions  de  cette  vision,  se  portant  sur 
tel  ou  tel  objet;  de  sorte  que  toutefois  celui-ci  est  vu  et  lu, 
pour  ainsi  dire,  dans  l'âme  de  celui  qui  fait  les  questions. 
Cet  état  disparaît  par  degrés,  comme  il  est  venu.  Les 
images,  d'après  les  déclarations  des  témoins,  semblent 
devenir  plus  troubles,  et  finissent  par  s'effacer  entièrement 
lorsque  le  magicien,  mettant  les  pouces  sur  les  yeux  de 
l'enfant,  produit  des  courants  opposés  et  rompt  ainsi  le  rap- 
port. L'état  où  l'enfant  se  trouve  ensuite,  l'ivresse,  l'incer- 
titude du  regard,  la  sueur  qui  coule  du  front,  la  surexci- 
tation de  son  être  tout  entier  indiquent  le  degré  d'émotion 
où  il  s'est  trouvé  auparavant.  Ses  dispositions  naturelles  et 
l'énergie  du  magicien  jouent  ici  le  rôle  principal;  et  l'on 
remarque,  d'après  le  rapport  des  Européens  qui  ont  appris 
son  art,  qu'il  leur  a  communiqué  fidèlement,  il  est  vrai, 
la  forme  du  don  qu'il  possède,  mais  qu'il  n'a  pu  leur  en 
donner  l'essence  que  d'une  manière  proportionnée  aux 
dispositions  qu'il  a  trouvées  en  eux. 

Il  en  est  de  toutes  les  autres  formes  de  la  divination 
comme  de  celle  qui  a  lieu  par  le  moyen  d'un  cristal  ou 
d'un  miroir.  L'un,  avant  le  coucher  du  soleil,  puise  de 
l'eau  de  trois  sources,  l'autre  aux  fonts  baptismaux;  celui- 
ci  allume  du  feu,  et,  après  avoir  évoqué  les  esprits  du  feu 


DE   LA    DIVINATION.  i29 

et  de  l'eau j  il  cherche  à  lire  l'avenir  dans  les  éléments; 
celui-là  regarde  i^entivemeiit  une  épée  polie  qui  a  déjà 
percé  un  grand  nombre  d'hommes;  l'un  regarde  la  patène 
du  prêtre,  l'autre  jette  dans  l'eau  des  métaux  fondus  ou  de 
la  cire.  Toutes  ces  pratiques  ont  le  même  but;  toutes  ces 
choses^  même  l'ongle  d'un  enfant  dont  on  se  sert  quelque- 
fois, servent  de  miroir;  et  si  le  clairvoyant  y  découvre  la 
véritéj,  tout  près  de  Terreur  cependant,  celui  qui  ne  Test 
pas  n'y  verra  que  le  reflet  de  ses  propres  illusions.  A  ces 
arts  magiques  et  équivoques  se  rattachent  ceux  qui,  issus 
du  culte  antique  de  la  nature,  s'appuient  sur  ce  principe 
que  toutes  nos  actions  sont  fatalement  déterminées  par  la 
nécessité  de  la  nature,  que  les  destinées  de  chacun  ont  leur 
motif  et  leur  germe  caché  dans  la  nature,  et  que  l'on  peut 
par  conséquent  les  lire  en  celle-ci  avant  qu'elles  se  dé- 
veloppent. C'est  de  ce  principe  que  sont  nés  les  auspices  et 
les  augures.  Ici  l'éclair  et  le  tonnerre  dévoilent  l'avenir; 
les  avertissements  du  destin  retentissent  du  fond  de  l'abîme 
dans  les  tremblements  de  terre  et  les  mugissements  de  la 
mer  ou  de  la  tempête.  On  peut  les  lire  aussi  sur  les  plantes 
ou  les  arbres,  dans  les  entrailles  des  animaux,  dans  le  pas 
du  cheval  et  dans  le  vol  ou  le  chant  des  oiseaux.  Les  rêves, 
le  jour  de  la  naissance  fournissent  aussi  des  indices  pré- 
cieux à  ce  sujet;  car  les  événements  extraordinaires  du 
monde  moral  ont  coutume  d'être  annoncés  d'avance  par 
des  formations  singulières  dans  le  monde  organique.  Cette 
même  puissance  de  la  nature,  qui  dirige  les  événements  à 
son  gré,  fait  tomber  les  sorts  comme  il  lui  plaît,  et  tout 
sert  d'indice  en  ce  monde. 

Mais  c'est  le  ciel  qui  joue  le  rôle  le  plus  important  en  ce 
genre.  A  ce  point  de  vue,  en  effet,  il  est  le  miroir  de  tout 


130  DE    LA    DIVINATION. 

ce  qui  est  sur  la  terre  et  le  lien  où  sont  suspendus  les  sorts 
et  les  destinées  de  chacun ,  afin  que  ^acun  puisse  les  y 
reconnaître.  Aussi  beaucoup  d'esprits  très -distingués  ont 
étudié  le  ciel  avec  une  patience  infatigable,  afin  de  lui 
arracher  ses  secrets  en  ce  genre.  Si  plusieurs  y  ont  réussi , 
comme  il  est  impossible  de  ne  pas  le  reconnaître ,  ils  l'ont 
dû  moins  à  leurs  calculs  qu'à  leur  état  de  clairvoyance , 
et  l'horoscope  n'a  été  pour  eux  qu'un  miroir.  Ils  ne  pou- 
vaient d'ailleurs  arriver  au  but  par  leurs  calculs ,  parce 
que^  d'une  part,  les  connaissances  astronomiques  étaient 
encore  très -imparfaites  à  cette  époque,  et  que  de  l'autre 
l'horoscope  aurait  dû  être  tiré  non  au  moment  de  la  nais- 
sance, mais  au  moment  de  la  conception.  Au  reste  cet  art , 
quelque  trompeur  qu'il  ait  été  dans  la  plupart  des  cas, 
a  été  appliqué  souvent  avec  une  hardiesse  vraiment  témé- 
raire. 
cecco  Cecco  Esculano,  célèbre  astrologue  du  xiv^  siècle,  qui  a 
publié  un  livre  sur  son  art  :  Comment,  in  sphœram  Sacro- 
busti,  fut  condamné  à  mort  par  l'inquisition  en  1327, 
comme  relaps.  Parmi  les  autres  causes  de  condamnation , 
la  sentence  porte  qu'il  a  enseigné  dans  ses  leçons  que  la 
puissance  de  la  quarte  de  la  huitième  sphère  donne  nais- 
sance à  des  hommes  divins,  qui  s'appellent  Du  de  Nabcoh 
(ce  mot  signifie  probablement  dieux  élevés,  du  moi  Nabi, 
haut),  à  des  hommes  divins  qui  changent  les  lois  et  les  opi- 
nions du  monde,  comme  Moïse,  Merlin  et  Simon  le  Ma- 
gicien ;  qu'il  a  enseigné  de  plus  que  le  Christ  étant  né  sous 
le  signe  de  la  Balance  et  dans  le  dixième  degré  de  son 
mouvement  d'ascension,  sa  mort  a  été  légale,  parce  qu'elle 
avait  été  prédite  ;  qu'il  a  dû  aussi,  à  cause  de  cela,  mourir 
comme  il  est  mort;  qu'ayant  trouvé  d'ailleurs  le  signe  du 


DE    LA    DIVINATION.  131 

Bélier  dans  le  coin  de  la  terre,  il  a  dû  naître  dans  une 
étable,  et  qu'il  a  dû  être  pauvre,  parce  que  le  Scorpion  se 
trouvait  dans  sa  deuxième  maison  ;  que  sa  sagesse  profonde 
et  cachée  sous  le  voile  des  paraboles  lui  est  venue  de  ce 
que  Mercure  s'est  trouvé  dans  le  signe  des  Gémeaux,  dans 
sa  propre  maison  et  dans  la  neuvième  partie  du  ciel.  L'É- 
glise devait  rejeter  de  toutes  ses  forces  une  doctrine  qui 
faisait  dépendre  de  la  nécessité  de  la  nature  l'acte  le  plus 
élevé  de  la  liberté  divine;  et  le  démon  n'était  pas  loin, 
comme  il  est  facile  de  le  voir.  Il  en  est  de  même  plus  ou 
moins  de  toutes  les  sciences  de  cette  sorte  :  elles  appar- 
tiennent toutes  plus  ou  moins  au  noviciat  de  la  mystique 
diabolique,  surtout  celles  qui  vont  jusqu'à  profaner  les 
choses  saintes.  En  effet,  si  certaines  maladies  sont  un 
moyen  par  lequel  le  mal  moral  s'introduit  facilement,  il 
en  est  de  même  de  Terreur,  qui  est  la  maladie  de  l'esprit. 
Le  mal  se  manifeste  en  deux  manières,  soit  lorsqu'on 
n'observe  pas  ce  qui  est  commandé ,  soit  lorsqu'on  fait  ce 
qui  est  défendu.  Ainsi  cette  maladie  spirituelle  se  produit 
sous  deux  formes,  à  savoir  l'incrédulité,  qui  refuse  de 
croire  ce  qui  est  suffisauiment  attesté ,  et  la  superstition , 
qui  croit  ce  qui  doit  être  rejeté.  L'une  et  l'autre,  dans 
leurs  innombrables  ramifications,  sont  des  moyens  dont 
le  mal  s'empare  et  des  liens  par  lesquels  il  s'attache  les 
hommes. 


32  DE  l'évocation  des  esprits. 


CHAPITRE  IX 

De  l'évocation  des  esprits,  des  anciennes  formes  de  la  théurgie.  La 
nécromancie  en  Tliessalie.  Elle  continue  dans  le  christianisme,  l'.e 
qui  est  arrivé  dans  les  derniers  temps  encore  avec  Jean  Ferez ,  cité 
devant  l'inquisition  espagnole  pour  avoir  évoqué  le  diable.  Le  triple 
ban  de  l'enfer  de  Faust.  L'esprit  du  Tasse.  Dangers  de  ces  invo- 
cations; exemple  de  Th.  Parkes. 

L'inspiration  de  Tliomme  par  soi-même  a  ses  bornes  : 
la  surexcitation  produite  par  les  influences  de  la  nature  a 
ses  limites  aussi  ;  et  d'ailleurs  elle  lie  la  personnalité  au 
lieu  de  la  dégager.  L'esprit  humain  ne  saurait  donc  s'en 
contenter;  il  cherche  partout,  dans  tous  les  domaines  de 
l'être,  s'il  ne  trouvera  point  quelque  puissance  plus  forte 
que  lui,  et  qui,  ne  connaissant  point  ces  obstacles,  puisse 
le  saisir  avec  plus  d'énergie,  et,  au  lieu  de  l'assujettira  la 
nature  physique,  briser,  au  contraire,  les  liens  qui  l'at- 
tachent à  elle.  S'il  y  a  des  puissances  spirituelles,  invisibles 
et  supérieures  à  lui,  elles  pourront  lui  donner  ce  qu'il 
cherche.  Le  cercle  de  leur  pouvoir  doit  être  plus  étendu, 
puisqu'elles  sont  plus  élevées;  et  il  doit  leur  être  facile 
d'élever  par  une  action  interne  à  une  plus  haute  puissance 
l'esprit  de  l'homme,  en  le  faisant  monter  jusqu'à  elles,  et 
d'agrandir  ainsi  le  cercle  de  son  pouvoir.  Ce  sont  d'ailleui's 
des  natures  libres  :  leur  action  sur  d'autres  intelligences 
libres  comme  elles,  qui  réclament  leur  secours,  suppose 
donc  des  services  réciproques,  et  ne  repose  pas  sur  un  in- 
digne esclavage,  comme  celui  qu'imposent  les  puissances 
de  la  nature,  lesquelles,  liées  elles-mêmes  et  aveugles, 
lient  celui  qui  se  donne  à  elles,  abaissent  et  appauvrissent, 


DE  l'Évocation  des  esprits.  133 

lors  même  qu'elles  semblent  élever  et  enrichir.  Si  Ttiomme 
est  en  rapport  avec  les  unes  par  son  corps,  il  est  par  son 
âme  en  relation  avec  les  autres  :  il  peut  donc  entrer  dans 
un  certain  commerce  avec  les  unes  ou  les  autres,  selon  son 
choix. 

Déjà  l'homme  qui  voit  à  distance  est  tout  près  de  l'ho- 
rizon des  esprits,  et  la  divination  qui  repose  sur  ces  di- 
sions touche  à  leur  empire.  Il  est  donc  facile  à  un  esprit 
audacieux  d'y  mettre  le  pied.  C'est  alors  que  s'offrent  à  lui 
les  moyens  par  lesquels  l'homme  peut  s'élever  au-dessus 
de  soi.  Pourquoi,  en  effet,  le  chant,  qui  exerce  un  charme 
si  puissant  sur  les  hommes  encore  vivants,  aurait-il  moins 
d'empire  sur  les  âmes  séparées,  et  même  sur  les  intelli- 
gences supérieures?  L'Éghse,  lorsqu'elle  invoque  les  saints, 
lorsqu'elle  exorcise  les  possédés,  n'exerce-t-elle  pas  une 
action  de  ce  genre  sur  les  esprits  invisibles?  Pourquoi 
ceux-ci  seraient -ils  sourds  aux  conjurations,  aux  prières 
de  la  magie,  aux  charmes  de  ses  paroles  mystérieuses,  ou 
même  à  ses  menaces?  Dès  que  l'on  suppose  que  les  es- 
prits ne  peuvent  résister  à  toutes  ces  choses ,  la  théurgie 
naît  comme  d'elle-même,  et  se  développe  sous  toutes  ses 
formes. 

Pour  comprendre  jusqu'où  l'antiquité  a  poussé  cet  art, 
il  suffit  de  lire  les  écrits  de  Proclus,  de  Porphyre  et  parti- 
culièrement celui  de  Jamblique  sur  les  mystères.  Nous  y 
voyons  les  esprits  des  régions  supérieures  qui  habitent  dans 
la  lumière,  ceux  des  régions  intermédiaires  qui  peuplent 
l'air,  et  ceux  de  l'abîme  qui  demeurent  sur  la  terre,  classés 
selon  leur  rang.  Leur  nature,  les  formes  sous  lesquelles  ils 
se  montrent,  leur  beauté  ou  leur  laideur,  la  manière  dont 
ils  agissent  et  dont  ils  se  meuvent,  leur  puissance,  leur  lu- 

4" 


134  DE  l'évocation  des  esprits. 

mière,  leur  feu^  leur  grandeur,  leurs  sentiments,  leur  ca- 
ractère, en  un  mot  leur  physionomie  spirituelle  et  morale 
est  décrite  avec  un  soin  extrême.  Puis  on  expose  les  signes 
auxquels  on  peut  les  distinguer,  afin  que  l'homme  qui 
veut  approcher  d'eux  sache  comment  il  faut  les  recevoir, 
par  quelles  œuvres  on  peut  les  prévenir,  par  quelles  for- 
mules on  peut  les  conjurer,  par  quelles  invocations  on  doit 
les  honorer;  s'ils  préfèrent  les  sacrifices,  ou  les  encense- 
ments, ou  le  chant  et  le  bruit.  Toutes  ces  choses  conduisent 
l'homme,  par  trois  degrés,  de  la  vision  extérieure  et  pure- 
ment sensible  à  la  vision  Imaginative  de  l'Épopte,  jusqu'à 
la  contemplation  intellectuelle  dans  V autopsie.  La  nécro- 
mancie emploie  non-seulement  les  conjurations,  mais  en- 
core les  menaces  pour  forcer  les  mânes  à  paraître  quand 
ils  tardent.  Stace  nous  a  conservé  la  forme  de  ces  cérémo- 
nies dans  la  peinture  qu'il  nous  fait  d'une  évocation  de  ce 
genre  entreprise  par  Tirésias. 

Le  rituel  de  Thessalie  est  le  plus  terrible  sous  ce  rap- 
port, et  l'on  ne  peut  lire  sans  être  saisi  d'horreur  la  pein- 
ture que  nous  a  laissée  Lucain  de  l'évocation  d'un  légion- 
naire romain,  faite  par  une  magicienne  d'après  les  formes 
prescrites  par  ce  rituel.  Après  avoir  pratiqué  une  incision 
dans  le  gosier  du  cadavre  de  ce  légionnaire,  elle  y  enfonce 
une  houe  avec  laquelle  elle  le  traîne  sur  la  terre  jusqu'à 
une  grotte  consacrée  à  ces  horribles  mystères ,  au  milieu 
d'une  forêt  où  n'a  jamais  pénétré  la  lumière  du  soleil.  Là 
elle  revêt  son  costume  officiel,  détache  ses  cheveux  liés  par 
une  vipère,  et  les  laisse  retomber  sur  son  visage.  Elle  rem- 
plit la  poitrine  du  mort  avec  du  sang  chaud  fourni  par  une 
blessure  toute  fraîche,  mêle  tous  les  poisons  que  produit 
la  nature,  ce  qu'on  appelle  l'écume  de  la  lune,  la  bave  des 


DE   l'évocation    des    ESPRITS.  135 

chiens  enragés^  les  entrailles  du  lynx,  les  os  de  l'hyène, 
les  yeux  du  dragon ;,  le  serpent  ailé  du  désert,  le  céraste, 
toutes  les  herbes  vénéneuses  ;  rien  n'y  manque  de  tout  ce 
qu'a  souillé  le  souffle  empesté  de  la  nature.  La  conjura- 
tion commence  par  un  murmure  faux,  lequel,  montant 
peu  à  peu,  devient  bientôt  un  bruit  qui  n'a  rien  de  com- 
mun avec  la  voix  humaine.  Il  réunit  à  la  fois  l'aboiement 
du  chien,  le  gémissement  du  loup,  le  coassement  du  cra- 
paud, la  plainte  du  hibou,  le  sifflement  du  serpent,  le  mu- 
gissement de  la  mer,  le  bruissement  de  la  forêt,  le  rou- 
lement du  tonnerre ,  et  se  termine  par  le  chant  magique  et 
effroyable  deThessahe.  Les  Euménides,  le  Styx,  le  Chaos, 
Pluton,  la  Mort,  Perséphone,  Hécate,  Cerbère,  les  Parques 
sont  invoqués  à  leur  tour.  «  Puissances  de  l'abîme,  écoutez 
ma  prière  '  Je  vous  ai  déjà  invoquées  avec  une  bouche 
impure  et  pleine  d'horreurs;  je  vous  ai  déjà,  à  jeun  de 
chair  humaine,  chanté  ce  chant;  je  vous  ai  déjà  offert  des 
cœurs  pleins,  frottés  avec  un  cerveau  tiède  encore.  Déjà 
je  vous  ai  présenté  dans  des  coupes  des  têtes  et  des  en- 
trailles d'enfants.  » 

Mais  l'ombre  évoquée  semble  redouter  toujours  de  re- 
venir dans  son  corps  et  de  répondre  à  la  magicienne. 
Celle-ci,  furieuse  de  ce  retard,  fouette  le  cadavre  avec  un 
serpent  vivant,  et  continue  de  troubler  de  ses  menaces  le 
silence  du  royaume  des  ombres.  «  Tisiphone,  mégère  à 
l'oreille  dure,  ne  m'enverrez-vous  pas  à  coups  de  fouet 
cette  ombre  maudite?  Je  vais  vous  conjurer  par  votre  vrai 
nom ,  et  attacher  à  la  chaîne  les  chiens  du  Styx  à  la  lu- 
mière du  jour.  Je  vous  suivrai  à  travers  les  tombeaux  et 
les  bûchers;  je  vous  chasserai  de  toutes  les  tombes.  Et  toi, 
Hécate  !  je  l'enchaînerai  dans  ta  forme  pâle  et  maladive. 


Jean  Ferez 


136  DK  l'évocation  des  esprits. 

pour  que  tu  ne  puisses  plus  en  changer.  Je  révélerai  tes 
mystères^  Perséplione ,  et  je  lâcherai  Titan  contre  toi, 
mauvais  juge!  Obéirez- vous?  Faut-il  que  j'invoque  celui 
dont  l'apparition  fait  trembler  la  terre ,  afin  que  la  furie 
obéisse  à  ses  coups?  »  Enfin  elle  s'adresse  à  l'ombre  elle- 
même  ,  lui  promettant  de  ne  plus  troubler  désormais  son 
repos  si  elle  veut  se  rendre  à  ses  désirs.  L'ombre  enfin 
rentre  dans  son  corps,  répond  aux  questions  de  la  furieuse 
et  lui  demande  la  mort.  Elle  lui  accorde  enfin  sa  demande, 
se  sert  de  nouvelles  formules  magiques,  et  livre  le  cadavre 
aux  flammes.  L'enfer,  il  n'en  faut  pas  douter,  devait  être 
ému  jusque  dans  ses  profondeurs  par  des  évocations  de  ce 
genre ,  et  un  écho  sourd  devait  leur  répondre  du  fond  de 
ses  abîmes;  car  le  démon  avait  ce  qu'il  cherche  toujours, 
un  lieu  consacré  en  son  honneur  à  la  lumière  du  jour,  et 
une  prêtresse  qui,  surexcitée  par  une  possession  artifi- 
cielle, lui  servait  d'instrument  pour  infecter  la  terre  de  ses 
abominations. 

Ces  horribles  cérémonies,  que  le  paganisme  pratiquait 
à  une  époque  où  l'action  du  diable  pouvait  encore  se  dé- 
ployer dans  toute  *  puissance,  nous  les  retrouvons  encore 
dans  le  christianisme ,  plus  rarement  il  est  vrai,  et  moins 
abominables  par  suite  du  coup  dont  le  Christ  a  frappé  Sa- 
tan. Mais  à  la  place  de  ces  pratiques  monstrueuses,  nous 
voyons  se  développer  une  masse  de  fausses  croyances  et 
d'usages  superstitieux.  Vers  la  fin  du  siècle  précédent,  Jean 
Perez,  artisan  à  Madrid,  fut  traduitdevant  l'inquisition  pour 
avoir  dit  plusieurs  fois  qu'il  n'y  avait  point  de  diables  qui 
eussent  la  faculté  de  s'emparer  de  l'àme  humaine.  11  avoua 
tout  à  son  premier  interrogatoire  ;  et  après  avoir  exposé 
les  motifs  qui  l'avaient  conduit  à  cette  croyance,  il  déclara 


DE  l'Évocation  des  esprits.  i  37 

qu'il  était  prêt  à  quitter  son  erreur^  et  à  accepter  toutes  les 
pénitences  qu'on  voudrait  lui  imposer,  u  Après  avoir,  dit-il, 
éprouvé  toutes  sortes  de  malheurs  dans  ma  personne,  dans 
ma  famille,  dans  mes  biens  et  dans  mes  affaires,  je  perdis 
patience,  et  dans  un  accès  de  désespoir  j'invoquai  le  se- 
cours du  démon,  et  le  priai  de  me  venger  de  mes  ennemis, 
lui  offrant  en  revanche  mon  àme  et  toute  ma,personne. 
Je  répétai  cette  invocation  plusieurs  jours  de  suite,  mais 
toiijoms  en  vain;  le  diable  ne  venait  pas.  Je  m'adressai  à 
un  pauvre  homme  qui  passait  pour  magicien.  Il  me  con- 
duisit chez  une  femme,  qu'il  m'avait  vantée  comme  beau- 
coup plus  habile  que  lui  dans  la  magie.  Celle-ci  me  con- 
seilla d'aller  trois  jours  de  suite  sur  la  colline  des  ViîiUas, 
d"\  appeler  à  haute  voix  Lucifer  sous  le  nom  d'un  ange  de 
lumière,  et  de  lui  livrer  mon  àme,  en  renonçant  à  Dieu 
et  au  christianisme.  Je  fis  ce  qu'elle  m'avait  dit,  mais  je 
ne  vis  ni  n'entendis  rien.  Elle  me  dit  alors  de  jeter  mon 
rosaire,  mon  scapulaire  et  tous  les  signes  du  chrétien;  de 
renoncer  franchement  à  ma  fidélité  envers  Dieu,  et  de 
m'engager  au  service  de  Lucifer,  en  reconnaissant  sa  di- 
vinité comme  plus  grande,  et  sa  puissance  comme  plus 
élevée  que  celle  de  Dieu  même;  puis,  après  m'être  bien 
affermi  dans  ces  sentiments,  de  répéter  la  même  chose 
trois  nuits  de  suite.  J'exécutai  ponctuellement  tout  ce 
qu'elle  me  dit;  mais  Lucifer  ne  parut  pas.  La  vieille  me 
conseilla  d'engager  mon  àme  à  Lucifer  comme  à  mon  sei- 
gneur et  maître,  par  un  écrit  signé  de  mon  sang,  puis  do 
porter  le  papier  au  lieu  où  j'avais  fait  mes  invocations,  et 
de  répéter  les  mêmes  paroles.  Je  le  fis,  mais  tout  fut  inutile. 
En  réfléchissant  sur  ce  qui  m'était  arrivé  ^  je  conclus  que 
s'il  y  avait  des  diables,  et  que  s'ils  avaient  un  tel  désir  de 


138  DE  l'évocation  des  esprits. 

s'emparer  des  âmes,  ils  n'avaient  jamais  trouvé  une  occa- 
sion plus  favorable  que  celle  que  je  leur  présentais.  Puis- 
qu'ils n'ont  fait  aucun  usage  de  mes  offres,  bien  sincères 
pourtant,  il  est  donc  faux  qu'il  y  ait  des  démons.  Les  ma- 
giciens et  les  sorcières  ne  font  donc  point  de  pacte  avec 
le  diable,  et  ils  sont  tous  des  imposteurs.  »  (L'iorente, 
t.  II,  p.  5"i.) 

Cet  homme,  à  son  point  de  vue,  avait  raison;  il  n'y  avait 
point  d'esprits,  en  effet,  qui  voulussent  entrer  dans  un 
rapport  visible  avec  lui.  Le  même  cas  s' est  représenté  mille 
fois.  Mais  fût-il  arrivé  plus  souvent  encore,  on  ne  pourrait 
tirer  de  ce  fait  négatif  aucune  preuve  contre  les  faits  qui 
établissent  d'une  manière  positive  la  possibilité  et  l'exis- 
tence d'un  pacte  formel  entre  l'homme  et  le  démon.  Pré- 
tendre que  Satan  doive  apparaître  dès  qu'on  l'invoque, 
c'est  absolument  la  même  chose  que  si  l'on  voulait  que  Dieu 
accordât  tous  les  miracles  qu'on  lui  demande,  et  interrom- 
pît ainsi  à  chaque  instant  l'ordre  si  plein  de  sagesse  établi 
par  sa  providence.  Il  suftit  de  jeter  un  regard  sur  la  marche 
des  choses  pour  voir  qu'il  n'en  est  pas  ainsi.  Dieu,  dans 
\a  conduite  de  l'homme,  suit  en  général  l'ordre  ordinaire. 
D'après  cet  ordre,  c'est  à  l'Église  qu'il  a  remis  le  pouvoir 
et  le  soin  de  nous  diriger  vers  le  bien  et  de  nous  faire  at- 
teindre ainsi  notre  but.  11  en  est  ainsi  des  séductions  qui 
nous  portent  vers  le  mal;  elles  suivent  aussi  l'ordre  général 
établi  par  la  Providence.  Il  est  vrai  que  l'Église  repose  sur 
un  ordre  supérieur,  puisqu'elle  est  surnaturelle,  et  dans 
son  principe,  et  dans  son  but,  et  dans  ses  sacrements.  Elle 
réclame  l'intervention  des  anges  et  des  saints,  et  par  eux  le 
secours  de  Dieu  ;  elle  exorcise  aussi  les  démons  :  mais  toutes 
ces  fonctions  sacrées  ne  sout  ni  les  inventions  de  son  esprit 


DE  l'Évocation  des  esprits.  139 

ni  l'œuvre  de  ses  mains;  ce  sont  des  grâces  qui  lui  ont  été 
données.  Lorsqu'elle  s'adresse  dans  ses  prières  aux  anges 
et  aux  saints^  elle  ne  prétend  pas  les  enchaîner  par  de  vaines 
paroles^  mais  elle  les  invoque  et  les  supplie.  Le  glaive  dont 
elle  frappe  les  démons  dans  l'exorcisme  n'est  point  une 
arme  consacrée  par  les  enchantements  de  la  magie  ou  for- 
gée par  elle  ;  c'est  le  glaive  de  son  maître  dont  elle  s'arme 
pour  se  défendre.  Soit  qu'elle  invoque  les  bons  esprits,  soit 
qu'elle  chasse  les  mauvais,  elle  ne  regarde  point  le  succès 
comme  une  chose  nécessaire  ou  qui  lui  soit  due;  mais  elle 
le  remet  entre  les  mains  de  Dieu. 

S'il  en  est  ainsi  dans  l'ordre  du  bien ,  pourrait-il  en 
être  autrement  du  côté  opposé?  Et  le  mal  serait  -  il  donc 
plus  favorisé  que  le  bien  sous  ce  rapport?  Les  exécrotions , 
les  formules  composées  à  plaisir  auraient- elles  donc  plus 
de  pouvoir  que  les  sacrements  de  l'Église?  Satan  pourrait- 
il  être  tenu  à  obéir  docilement  aux  conjurations  de 
l'homme  ici- bas?  Et  quand  même  il  le  voudrait,  Dieu 
pourrait- il  lui  permettre  de  troubler  continuellement  par 
une  intervention  directe  l'ordre  naturel  des  choses  qu'il 
respecte  lui-même  et  auquel  il  ne  met  jamais  la  main 
sans  un  dessein  tout  particulier?  Tout  ce  qu'on  pourrait 
accorder,  c'est  que  les  choses  sont  égales  des  deux  côtés, 
quoique  le  bien  soit  au  fond  plus  puissant  que  le  mal.  Nous 
avons  vu  plus  haut  la  vie  des  saints  s'écarter  quelquefois 
des  règles  de  la  vie  ordinaire  ;  il  doit  en  être  de  même  du 
côté  opposé.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  le  diabie 
puisse ,  en  certaines  circonstances ,  entrer  dans  un  rap- 
port inaccoutumé  avec  quelques  hommes,  et  céder  à  leurs 
évocations.  Et  lorsque  l'on  considère  la  division  générale 
qui  règne  parmi  toutes  les  choses  terrestres,  et  l'opposi- 


Faust. 


140  DK  l'évocatiois  des  esprits. 

fion  qui  les  gouverne,  on  est  assez  porté  à  croire  que 
chaque  fait  extraordinaire  qui  se  produit  dans  l'ordre  du 
bien  provoque  dans  l'ordre  du  mal  un  fait  du  même  genre, 
ou  du  moins  le  rend  possible;  de  sorte  que  l'action  extra- 
ordinaire de  Dieu  et  celle  du  démon  se  répondent  et  se 
produisent  d'une  manière  parallèle. 

Déjà  les  anciens  livres  de  magie  dont  se  servaient  Afi- 
selme  de  Parme,  Pierre  d'Apono ,  etc.,  reposent  en  grande 
partie  sur  cette  croyance,  que  l'homme  peut  facilement, 
avec  certaines  formules,  soumettre  à  sa  puissance  le 
royaume  des  ténèbres  ou  même  celui  de  la  lumière.  Parmi 
ces  formules  il  en  est  qui  peuvent  bien  avoir  été  suggé- 
rées ou  fournies  par  les  démons  et  conservées  ensuite  par 
la  tradition;  mais  la  plupart  ont  été  évidemaient  inven- 
tées à  plaisir,  ou  ne  sont  que  des  recettes  composées  d'a- 
près certaines  règles  déterminées.  Les  plus  récentes,  en 
particulier  celle  de  Faust,  sont  d'une  platitude  et  d'une 
recherche  pitoyables.  Le  Triple  Ban  de  l'enfer  de  Faust  est 
un  rituel  ayant  pour  but  de  contraindre  les  esprits  à  pa- 
raître, et  à  donner  à  celui  qui  les  évoque  tout  ce  qu'il  leur 
demande.  Ce  rituel  expose  la  forme,  la  puissance  et  la 
dignité  de  tous  les  esprits  célestes,  planétaires  et  élémen- 
taires, la  manière  de  les  évoquei-  et  d'arriver  jusqu'à  eux , 
la  forme  de  leurs  sceaux  ou  de  leurs  titres.  Le  Triple  Ban 
de  l'enfer  nous  apprend  qu'il  faut  écrire  ces  sceaux  sur  du 
papier  noir  avec  du  sang  de  corbeau  ,  puis  attachera  une 
certaine  heure  et  en  certain  jour,  dans  un  lieu  solitaire,  ce 
papier  au  bord  d'un  cercle  magique  de  neuf  pieds,  après  y 
avoir  inscrit  les  saints  noms;  que  Ton  doit  de  plus  brûler 
(les  parfums  composés  de  semences  de  fève,  de  ciguë ,  de 
coriandre,  de  safran  et  d'ache  de  marais,  mêlées  ensemble 


DE  l'Évocation  des  esprits.  141 

par  portions  inégales.  L'exorciste  doit  ensuite  se  confesser 
et  communier  avec  ses  compagnons ,  avoir  recours  à  la 
prière,  puis  faire  les  saints  avec  une  épée  qui  n'a  encore 
blessé  personne.  S'il  a  la  ferme  intention  de  faire  tourner 
la  victoire  à  l'avantage  de  ses  frères^  il  n'a  pas  besoin  de 
pacte  avec  les  esprits  ;  ils  lui  obéiront  bien  sans  cela , 
pourvu  qu'il  agisse  avec  application  et  prudence.  Il  com- 
mence par  prier  Dieu  d'envoyer  l'esprit  Aziel  dans  une 
claire  lumière  et  sous  une  forme  agréable,  de  sorte  qu'il 
n'inspire  aucun  effroi.  Après  cela  vient  le  grand  ban  de 
l'enfer^  au  nom  de  Dieu  le  Père,  par  son  Fils  bien-aimé; 
afin  qu'il  exauce  les  paroles  de  celui  -  ci ,  et  qu'il  donne  à 
l'exorciste  la  puissance  dont  il  a  besoin  pour  lier  les  esprits,, 
et  les  contraindre  à  paraître  sous  une  forme  humaine,  et 
à  ne  pas  mépriser  sesparoles,  lesquelles  sont  unies  au  nom 
sacré  de  Dieu.  Puis  il  commande  à  Lucifer,  à  Beelzébub  et 
à  tous  les  chefs  de  la  milice  infernale  d'envoyer  à  l'instant 
même  Aziel;  sinon  lui,  l'exorciste,  image  et  créature  de 
Dieu,  les  tourmentera,  les  martyrisera  en  les  conjurant  par 
le  sang  du  Christ,  et  les  poursuivra  jusqu'aux  abîmes  de 
l'enfer.  Enfin  il  s'adresse  à  Aziel  lui-même,  et  lui  ordonne 
de  paraître  sous  la  forme  d'un  bel  enfant  de  douze  ans,  sans 
bruit  et  sans  répandre  aucune  mauvaise  odeur,  de  dqnner 
une  réponse  positive,  et  d'apporter  deux  cent  quatre-vingt- 
dix-neuf  mille  ducats  en  bonne  monnaie  courante.  S'il  tarde, 
il  lance  sur  Lucifer  et  sur  sa  troupe  une  éternelle  malédic- 
tion. Puis  viennent  de  nouvelles  citations  à  comparaître  au 
nom  de  tout  ce  qui  est  saint,  et  enfin  l'évocation  princi- 
pale, conçue  en  termes  à  peu  près  inintelligibles,  jusqu'à 
ce  qu'enfin  l'esprit  cède  et  crie  avec  impatience  :  «Eh  bien 
me  voici  I  Que  veux -tu  de  moi?  «  L'exorciste  traite  avec 


142  DE  l'évocation  des  esprits. 

lui  son  affaire^  et  le  congédie  en  termes  assez  polis.  On  le 
voit^  cette  sorte  de  magie  est  tout  à  fait  civilisée;  elle  se 
garde  bien  de  risquer  le  salut  de  Fâme  contre  les  ducats 
qu'elle  réclame.  Aussi  se  retire-t-elle  dans  les  églises^  trace 
ses  cercles  mystérieux  autour  de  l'autel;  et^,  embouchant 
sa  trompette^  elle  combat  vaillamment  contre  les  esprits, 
qui  naturellement  se  moquent  d'elle  et  la  méprisent. 

Ces  oiseleurs  spirituels  n'ont  probablement  jamais  pris 
d'esprits;  mais  il  est  arrivé  plusieurs  fois,  au  contraire, 
qu'ils  ont  été  pris  par  eux,  soit  que  ceux-ci  tournent  vers 
le  mal  des  rapports  indifférents  et  innocents,  du  moins  en 
apparence,  soit  qu'ils  entretiennent  avec  eux  des  relations 
équivoques ,  et  qui  doivent  à  la  longue  conduire  à  l'a- 
bîme. Il  y  a,  en  effet,  des  diftérences  considérables  et  nom- 
breuses entre  les  esprits ,  il  y  a  des  degrés  infinis  entre  les 
bons  et  les  mauvais ,  surtout  parmi  les  âmes  des  défunts 
qui  tiennent  le  milieu  entre  les  premiers  et  les  seconds  :  il 
y  a  donc  aussi  entre  eux  des  sympathies  sans  nombre. 
Beaucoup  d'esprits  semblent  attirés  vers  les  hommes  en- 
core vivants,  et  sentir  plus  d'attrait  pour  celui-ci  que 
pour  celui-là.  La  doctrine  des  anges  gardiens  repose  sur 
des  relations  de  ce  genre;  et  il  est  possible  que  des  rap- 
ports semblables  aient  lieu  entre  l'homme  qui  vit  encore 
sur  la  terre  et  ceux  qui  y  ont  vécu  autrefois ,  et  qu'il  se 
forme  entre  ceux-ci  et  celui-là  des  liaisons  passagères  en 
certains  cas  particuliers.  Nous  rencontrons  à  toutes  les 
époques  de  ces  esprits  familiers.  Le  plus  souvent  on  n'a- 
perçoit dans  leurs  rapports  avec  l'homme  ni  mauvais  des- 
sein ni  bonne  intention  non  plus,  mais  seulement  une 
sorte  de  jeu  ou  d'amusement  indifférent  en  soi ,  et  qui  à 
cause  de  cela  n'excite  ni  de  grands  désirs  ni  de  grandes 


DE  l'Évocation  des  esprits.  143 

craintes.  Ces  génies  dont  tant  d'hommes  depuis  Socrate  se 
sont  vantés  semblent  appartenir  à  cet  ordre  d'esprits. 

Le  Tasse  avait,  vers  la  fin  de  sa  vie,  un  génie  de  ce 
genre^  sur  lequel  son  biographe  Manso  nous  raconte  des 
choses  remarquables.  Un  jour,  pendant  l'automne,  comme 
le  poète  était  chez  lui  à  Bisaccio,  ils  eurent  une  longue 
discussion  sur  ce  commerce  avec  les  esprits;  et  Manso 
s'efforça  de  le  dissuader  de  son  opinion  en  la  lui  représen- 
tant comme  une  faiblesse,  qui  avait  sa  source  dans  les 
vapeurs  de  son  tempérament  mélancolique,  en  lui  faisant 
observer  que  ces  rapports  intimes  avec  les  esprits  suppo- 
saient un  haut  degré  de  sainteté,  et  que,  bien  qu'il  fût  un 
excellent  chrétien,  il  n'était  pas  encore  un  saint.  Le  Tasse 
lui  répondit  :  «  Si  l'esprit  ne  se  montrait  à  moi  que  dans 
mes  accès  de  mélancohe;  s'il  ne  présentait  à  mon  imagi- 
nation que  des  images  fugitives ,  confuses  et  sans  aucun 
lien;  si  ce  qu'il  me  dit  n'avait  ni  suite  ni  raison,  je  pour- 
rais croire  que  tout  cela  n'est  qu'un  rêve;  mais  il  en  est 
bien  autrement.  Cet  esprit  est  un  esprit  de  vérité  et  d'in- 
telligence; de  telle  sorte  qu'il  m'apprend  souvent  des 
choses  qui  sont  bien  au-dessus  de  ma  raison ,  et  me  les 
fait  voir  clairement;  des  choses  auxquelles  je  n'ai  jamais 
pensé ,  que  je  n'ai  jamais  ni  entendues  d'aucun  homme  ni 
lues  dans  aucun  livre.  Qu'il  appartienne  à  tel  ou  tel  ordre, 
il  est  toujours  certainement  quelque  chose  de  réel.  Je  le 
voie  et  l'entends,  quoiqu'il  me  soit  impossible  de  le  dé- 
crire. » 

Le  Tasse,  voyant  qu'il  ne  pouvait  convaincre  Manso,    Le  Tasse, 
lui  dit  :  c(  Puisque  vous  ne  voulez  pas  croire  à  mes  pa- 
roles, je  vous  convaincrai  par  vos  propres  yeux  que  ces 
choses  ne  sont  pas  de  pures  imaginations.  »  Le  lendemain, 


-144  DE  l'évocation  des  esprits. 

comme  ils  étaient  ensemble,  Manso  vit  le  poëte  regarder 
tout  à  coup  du  côté  de  la  fenêtre ,  et  rester  immo- 
bile. Il  l'appela,  le  secoua,  jusqu'à  ce  qu'enfin  le  Tasse 
lui  dit  :  «  Voyez-vous  l'esprit  qui  vient  me  visiter!  Regar- 
dez-le, et  vous  reconnaîtrez  la  vérité  de  ce  que  je  vous 
dis.  »  Manso  regarda  avec  une  certaine  crainte  du  côté 
qu'il  lui  indiquait;  mais  il  n'aperçut  que  les  rayons  du 
soleil  qui  traversaient  les  vitres.  Le  Tasse  cependant  par- 
lait avec  vivacité ,  tantôt  interrogeant  l'esprit,  tantôt  ré- 
pondant à  ses  questions;  Manso  ne  comprenait  point  celles- 
ci,  et  ne  voyait  personne;  mais  leurs  discours  étaient  si 
élevés ,  les  mots  si  expressifs  que  Manso  étonné  se  borna 
à  les  écouter,  sans  oser  interrompre  leur  entretien.  Il  eut 
encore  plusieurs  conversations  avec  son  ami  sur  ce  sujet, 
et  il  avoua  qu'à  la  fin  il  ne  savait  plus  que  penser  ni  dire , 
et  que,  si  c'était  une  faiblesse  dans  le  Tasse ,  il  se  sentait 
bien  près  de  la  partager. 

Nous  pourrions  citer  beaucoup  d'autres  faits  de  ce 
genre;  et  si  les  personnes  qui  se  sont  trouvées  en  ce  cas 
avaient  tracé  un  cercle  autour  d'elles,  et  évoqué  leur  es- 
prit, il  est  très-probable  que  bien  souvent  il  leur  aurait 
apparu  et  répondu.  Mais  ce  commerce  avec  des  puissances 
inconnues,  dans  des  régions  tellement  éloignées  de  la  vie 
ordinaire,  et  soustraites  à  ses  lois,  peut  facilement  dégé- 
nérer, et  conduire  au  dernier  degré  du  mal.  C'est  ce  que 
prouve  un  fait  très-remarquable  en  ce  genre  rapporté  dans 
l'ouvrage  intitiilé  ^ews  f'rorn  the  invisible  wovld ,  que 
nous  avons  déjà  cité  plusieurs  fois.  Un  jeune  homme 
Tliomas  nommé  T.  Parkes,  de  vingt  ans,  d'un  excellent  caractère, 
Parkcs,  j^'occupant  de  mathématiques  et  d'astronomie,  vivait  chez 
sû:i  père,  qui  était  forgeron  à  Mangotsfield,  dans  le  comté 


DE    L  ÉVOCATION    DES    ESPRITS.  145 

de  Gloucester.  Plus  tard  il  s'adonna  à  rastronomie ,  tira 
des  horoscopes;  et,  quoique  souvent  il  devinât  juste,  il 
n'était  pas  satisfait  malgré  cela  de  son  art,  parce  qu'il  n'y 
trouvait  point  de  démonstration  mathématique.  Il  connais- 
sait Arthur  Bedford ,  ministre  dans  la  paroisse  du  Temple 
à  Bristol.  Celui-ci  avait  perdu  de  vue  depuis  longtemps 
déjà  ce  jeune  homme,  lorsqu'il  le  vit  arriver  un  jour  chez 
lui.  Parkes  lui  demanda  s'il  était  permis  de  converser 
avec  les  esprits.  Bedford  lui  ayant  dit  que  non,  et  ayant 
cherché  à  le  convaincre ,  Parkes  lui  répondit  que  toutes 
ses  raisons  prouvaient  seulement  qu'il  était  défendu 
d'évoquer  les  esprits;  mais  qu'on  pouvait  avoir  avec 
eux  des  rapports  tout  à  fait  innocents,  sans  aucun  pacte, 
sans  curiosité  ni  intention  de  nuire.  Bedford  lui  adressa 
plusieurs  questions;  et  Parkes  lui  avoua  qu'il  avait  un 
livre  renfermant  toutes  les  prescriptions  nécessaires  pour 
se  mettre  en  rapport  avec  les  esprits;  que  la  nuit  il  allait 
avec  ce  livre  et  une  lumière  à  un  carrefour;  que  là  il  tra- 
çait un  cercle  avec  une  craie  consacrée  et  composée  de 
diverses  substances,  et  qu'il  appelait  les  esprits  avec  toutes 
sortes  de  formules  tirées  en  partie  de  la  sainte  Écriture; 
que  ceux-ci  lui  apparaissaient  sous  la  forme  de  petites 
fdles  hautes  d'un  pied  et  demi ,  et  qui  jouaient  hors  du 
cercle;  que  dans  les  commencements  il  ne  pouvait  se  dé- 
défendre d'un  sentiment  de  frayeur,  mais  que  bientôt  il 
avait  pris  plaisir  à  leur  société. 

Ces  esprits  parlaient  ensemble  d'une  voix  semblable  L 
celle  d'une  vieille  femme.  11  leur  avait  demandé  s'il  y  avait 
un  Dieu,  un  ciel  et  un  enfer;  et  ils  lui  avaient  répondu 
<[ue  le  ciel  était  un  lieu  de  déhces,  qu'ils  n'aimaient  pas  à 
parler  de  Penfer,  mais  qu'il  existait,  et  que  c'était  une  chose 
IV.  5 


14()  DE    l'évocation    DES    ESPRITS. 

liorrible.  Poussant  plus  loin  ses  questions^,  il  leur  avait  en- 
core demandé  quel  ordre  ils  avaient  entre  eux;  et  ils  lui 
avaient  dit  qu'ils  étaient  partagés  en  trois  ordres;  que  leur 
prince  habitait  l'air,  et  qu'il  était  entouré  d'un  grand 
nombre  de  conseillers  ;  que  parmi  ces  ordres  il  en  était  un 
dont  les  esprits  étaient  occupés  à  aller  et  venir  sur  la  terre, 
et  à  converser  avec  les  esprits  inférieurs  qui  vivent  ici-bas, 
sous  la  direction  des  esprits  plus  élevés.  Il  leur  ordonna  un 
jour  de  chanter.  Ils  se  cachèrent  alors  derrière  un  buisson, 
et  chantèrent  d'une  manière  si  ravissante ,  qu'il  n'avait 
jamais  rien  entendu  de  pareil.  Les  tons  hauts  étaient  rudes 
et  aigus,  mais  les  tons  bas  étaient  plus  doux  et  plus  gra- 
cieux. Parkes  soumit  à  l'un  d'eux  un  problème  d'astro- 
nomie pour  se  convaincre  de  la  lucidité  de  son  esprit.  Il  le 
résolut  et  le  démontra  de  la  manière  la  plus  satisfaisante. 
Parkes  dit  à  Bedford  que  si  lui  ou  d'autres  voulaient  voir 
ces  esprits  et  les  entendre  parler  ou  chanter,  ils  n'avaient 
qu'à  l'accompagner  pendant  la  nuit  à  la  forêt  de  Kings- 
wood;  mais  aucun  n'eut  le  courage  d'\  aller.  Bedford  eut 
beau  l'avertir  que  souvent  le  diable  prend  le  masque 
d'un  ange  ,  il  ne  voulut  jamais  croire  que  ce  fut  le 
démon. 

Trois  mois  après  environ,  Parkes  revint  le  trouver,  et  lui 
dit  qu'il  regrettait  de  n'avoir  pas  suivi  son  conseil,  et  qu'il 
craignait  d'avoir  fait  quelque  chose  qui  pourrait  bien  lui 
coûter  la  vie.  Il  paraissait  en  proie  à  une  violente  émotion , 
et  sa  figure  était  toute  changée.  Bedford  lui  ayant  demandé 
ce  qui  s'était  passé,  il  lui  raconta  qu'ayant  été  ensorcelé 
par  ses  esprits  familiers,  il  s'était  proposé  d'aller  plus  loin 
dans  son  art,  et  de  se  procurer,  d'après  les  indications  de 
son  livre,  un  esprit  uniquement  occupé  à  son  service;  quil 


DE  l'Évocation  des  esprits.  447 

en  avait  obtenu  un  en  effet ,  nommé  Malach.  Ce  nom,  qui 
signifie  mon  roi,  était  pour  lui  d'un  triste  présage;  car  à 
partir  de  ce  moment  ces  esprits  lui  apparurent  plus  qu'il  ne 
voulait,  et  sous  la  forme  de  serpents,  de  lions,  d'ours,  qui 
soufflaient  contre  lui  et  lui  donnaient  de  grandes  terreurs, 
d'autant  plus  qu'il  n'avait  pas  tardé  à  se  convaincre  qu'il 
n'était  plus  en  son  pouvoir  de  les  renvoyer;  de  sorte  qu'il 
s'attendait  à  chaque  instant  à  être  déchiré  par  eux.  Ceci 
lui  était  arrivé  au  mois  de  décembre,  à  minuit,  et  il  avait 
dû  attendre  dans  des  angoisses  inexprimables  le  lever  de 
l'aurore.  Depuis  ce  temps  il  avait  perdu  sa  santé  pour 
toujours.  11  consulta  les  médecins,  revint  souvent  voir 
Bedfort,  et  confirma  la  vérité  de  tout  ce  qu'il  lui  avait  ra- 
conté, lui  avouant  qu'il  était  bien  éloigné  maintenant  de 
regarder  ce  commerce  avec  les  esprits  comme  permis.  11 
nia  toujours  cependant  qu'il  eût  jamais  fait  de  pacte  avec 
aucun  d'eux ,  ou  qu'il  eût  fait  quelque  tort  à  son  prochain 
par  leur  entremise,  ou  qu'il  les  eût  consultés  sur  l'avenir, 
soit  pour  son  propre  compte,  soit  pour  celui  des  autres.  Il 
témoigna  toujours  un  repentir  sincère  de  son  péché;  de 
sorte  que  je  ne  désespère  pas  de  son  salut,  quoique  la 
chose  lui  ait  coûté  la  vie.  C'est  ainsi  que  Bedford  termine 
son  récit. 

Les  trois  espèces  de  magie  qui  ont  passé  sous  nos  yeux 
ont,  comme  on  le  voit,  une  origine  diabohque,  quoi- 
qu'elles ne  veuillent  pas  en  convenir.  Venues  de  l'enfer, 
elles  y  conduisent,  et  forment  le  second  degré  d'initiation 
qui  introduit  l'homme  dans  les  mystères  des  ténèbres.  Une 
puissance  attentive  et  bienveillante  a  caché  trois  choses  à 
l'homme  dans  son  état  présent,  à  savoir  les  profondeurs  de 
la  nature,  l'avenir  et  le  royaume  des  esprits.  La  fausse 


148  DE  l'évocation  des  esprits. 

magie  veut  forcer  l'entrée  du  premier  de  ces  trois  domai- 
nes, la  divination,  celle  du  second;  l'évocation  des  esprits, 
celle  du  troisième.  Les  saints  quelquefois,  comme  nous 
l'avons  déjà  dit,  en  marchant  par  la  voie  de  la  croix ,  ont 
rencontré  par  hasard  ces  choses  extraordinaires.  Mais  ils 
étaient  en  sûreté  sous  la  protection  de  Dieu  et  la  discipline 
de  l'Église.  Celui  qui,  par  zèle  pour  la  science,  s'aventure 
sur  des  mers  inexplorées ,  s'appuie  sur  les  lois  immuables 
de  la  nature.  La  forme  ronde  de  la  terre  le  ramène  tou- 
jours, par  l'attrait  de  la  gravitation,  au  lieu  d'où  il  est  parti. 
Des  vents  réguliers  enflent  sa  voile ,  et  semblent  porter  le 
navire  sur  leurs  ailes.  Mais  celui  qui  par  curiosité  cherche 
h  entrer  en  rapport  avec  le  monde  des  esprits  n'a  pour  lui 
ni  la  discipline  de  l'Église  ni  la  loi  de  la  nature;  il  est  en- 
veloppé de  ténèbres,  sans  guide  et  sans  boussole.  Les  vents 
qui  soufflent  autour  de  lui  sont  soulevés  par  des  puissances 
qui  vont  et  viennent  selon  leur  bon  plaisir  et  d'après  des 
lois  qu'il  ignore.  Ici  toutes  les  grandeurs  sont  des  gran- 
deurs inconnues;  il  en  est  de  même  de  leurs  affinités,  de 
sorte  qu'il  a  devant  lui  un  problème  insoluble.  C'est  donc 
une  insigne  témérité  que  de  s'aventurer  sans  compas  ni 
boussole  sur  cette  mer  semée  d'écueils;  et  cette  témérité, 
Dieu  la  punit  avec  justice  en  livrant  le  coupable  aux  puis- 
sances auxquelles  il  s'est  confié  et  dont  il  devient  l'esclave, 
au  lieu  d'êlre  servi  par  elles. 


l'ascèse  diabolique  dans  le  domaine  moral.       149 

CHAPITRE    X 

L'ascèse  diabolique  dans  le  domaine  moral.  Du  mensonge  et  de  l'im- 
posture dans  les  choses  de  la  vie  intérieure.  Comment  certaines 
personnes  feignent  des  états  extraordinaires.  Histoire  de  quatre 
moines  de  Berne  en  1506.  Contre-partie  de  cette  histoire  chez  les 
protestants  en  Angleterre  quarante  ans  plus  tard.  Le  dominicain 
de  Landsperg. 

Lorsque  le  tentateur  fit  tomber  l'homme  dans  ses  pièges, 
il  ne  chercha  pas  seulement  à  le  détourner  de  son  créateur 
en  le  trompant  par  le  faux  éclat  de  la  créature  et  en  le 
portant  au  doute  et  à  l'incrédulité;  mais^  voulant  le  pos- 
séder tout  entier,  il  appela  à  son  secours  le  mensonge,  l'or- 
gueil et  la  volupté.  C'est  alors  que  ce  serpent  infernal  put 
enlacer  dans  ses  replis  tortueux  et  souiller  de  son  venin 
l'hemme  tout  entier  et  ses  descendants.  «  Dieu,  lui  dit-il, 
sait  bien  qu'au  jour  où  vous  mangerez  de  ce  fruit  vos  yeux 
seront  ouverts,  et  que  vous  serez  comme  les  dieux,  sachant 
le  bien  et  le  mal.  Dieu,  prévoyant  votre  grandeur  future 
et  jaloux  du  sort  qui  vous  est  réservé,  vous  a  menacé  de  la 
mort;  mais  consolez-vous.  »  C'est  par  ce  mensonge  gros- 
sier que  Satan  surprit  la  crédulité  de  l'homme.  Devenir 
comme  les  dieux  par  un  effort  de  sa  propre  volonté ,  tel 
est  le  prix  qu'il  offrit  à  son  orgueil  ;  touchant  ainsi  la  ra- 
cine la  plus  profonde  du  mal  moral  et  faisant  vibrer  la 
corde  la  plus  sensible  du  cœur  humain. 

Dieu  nous  commande  de  chercher  en  toute  chose  à  lui 
devenir  semblables.  Ce  précepte  est  le  motif  le  plus  puissant 
pour  le  bien  et  le  chemin  de  la  perfection.  Mais  une  autre 
voix  nous  dit  :  «  Cherche  à  devenir  comme  les  dieux  par 
la  connaissance  pratique  du  bien  et  du  mal,  en  faisant  dis- 


150     l'ascèse  diabolique  dans  le  domaine  moral. 

paraître  ropposition  qui  les  sépare;  »  et  c'est  là  le  principe 
diabolique  du  mal  radical^  qui  essaie  d'abaisser  le  bien  jus- 
qu'à lui  et  de  confondre  l'un  avec  l'autre.  Dans  cet  orgueil 
sont  renfermés,  comme  en  un  germe  fécond,  tous  les  pé- 
chés dont  l'homme  peut  se  rendre  coupable.  Mais  il  fallait 
encore  la  volupté  pour  couver  et  développer  ce  germe  dé- 
posé dans  la  volonté  de  l'homme.  Satan  appela  donc  la  vo- 
lupté à  son  secours  lorsque,  présentant  à  la  femme,  comme 
fruit  de  vie,  le  fruit  défendu,  il  excita  en  elle  de  coupables 
désirs,  qu'elle  communiqua  ensuite  à  son  mari  ;  de  sorte 
que  tous  les  deux  mangèrent  la  mort  en  mangeant  de  ce 
fruit.  La  mort,  de  cette  manière,  une  fois  introduite  en  eux 
par  un  acte  vital,  enfonça  ses  racines  dans  les  domaines  in- 
férieurs de  la  vie ,  et  se  communiqua  par  un  acte  vital 
aussi,  la  génération,  à  tous  leurs  descendants,  comme  un 
funeste  héritage.  Un  nouveau  lien ,  tressé  de  plusieurs  flls, 
attacha  dans  un  rapport  réciproque  la  volonté  du  séduc- 
teur et  celle  de  l'homme.  Filer,  tisser  et  tresser  ce  lien, 
tel  est  l'objet  de  cette  troisième  partie  de  l'ascèse  diabo- 
lique; et  c'est  elle  que  nous  allons  étudier  dans  ce  chapitre 
et  les  suivants. 

Satan ,  dans  ce  premier  mensonge ,  niant  ce  que  Dieu 
avait  affirmé,  affirmant  ce  qu'il  avait  nié,  confondant  la 
bénédiction  et  la  malédiction,  prédit  à  l'homme  qu'il  trou- 
verait ta  mort  dans  l'arbre  de  vie,  dont  Dieu  lui  avait  per- 
mis de  manger,  et  qu'il  trouverait  lu  vie  au  contraire  dans 
l'arbre  de  la  science,  dont  le  fruit  lui  avait  été  défendu.  Ce 
premier  mensonge  continue  toujours  sur  la  terre;  il  nie 
toujours  de  la  même  manière  ce  que  Dieu  affirme,  à  savoir 
l'Église  qu'il  a  établie  pour  notre  salut,  l'Eucharistie  et 
tous  les  autres  sacrements,  la  vie  contemplative,  l'extase 


l'ascèse    diabolique    dans    le   DOMAllSE    MORAL.        151 

avec  tous  ses  degrés  et  la  communion  des  saints.  Il  affirme, 
au  contraire ,  ce  que  Dieu  nie,  la  cité  du  mal,  les  pratiques 
dont  le  démon  a  fait  comme  une  contrefaçon  des  sacrements 
de  l'Église,  la  magie  avec  tous  ses  degrés,  depuis  la  posses- 
sion jusqu'au  pacte  formel  avec  le  diable,  et  la  communion 
de  tous  les  méchants  sous  Satan,  leur  chef .  Cet  ensorcelle- 
ment, qui  fait  regarder  comme  dangereux  ce  qui  sauve  et 
comme  salutaire  ce  qui  perd,  a  ses  degrés,  selon  que 
l'homme  est  initié  d'une  manière  plus  intime  à  ces  mys- 
tères d'iniquité.  Le  premier  degré,  c'est  le  mensonge  pur 
et  simple  du  novice,  profane  encore,  qui  sent  à  la  vérité 
des  dispositions  et  même  un  certain  désir  d'être  initié  à 
cette  science  ténébreuse  de  l'enfer,  mais  que  l'on  retient 
encore  dans  le  vestibule,  pour  ainsi  dire,  en  attendant  qu'il 
ait  acquis  plus  d'expérience.  Ces  apprentis  ne  se  sont  en- 
core essayés  qu'à  des  crimes  ordinaires;  ils  ignorent  ces 
forfaits  monstrueux,  fruit  d'une  longue  perversité  et  d'une 
vie  toute  tournée  vers  le  mal.  Ils  savent  néanmoins  que 
ces  sortes  d'états  existent.  Ils  ont  entendu  parler  en  gé- 
néral de  clairvoyance  et  d'extase,  de  magie  et  de  posses- 
sion; et,  quoiqu'ils  ne  puissent  ou  ne  veuillent  pas  se 
mettre -en  ces  états,  il  peut  cependant  leur  paraître  avan- 
tageux de  faire  croire  aux  autres  qu'ils  s'y  trouvent  réel- 
lement. Ils  ont  certaines  dispositions  ou  aptitudes  qui  peu- 
vent leur  servir  de  moyens  pour  atteindre  ce  but,  et  ils 
ne  font  nulle  difficulté  d'y  avoir  recours.  Un  grand  nombre 
d'exemples  prouvent  jusqu'à  quel  point  on  peut  abuser 
ainsi  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  saint,  et  se  servir  des  moyens 
les  plus  abominables.  Il  serait  inutile  de  toucher,  ne  fût- 
ce  qu'en  passant,  tous  les  genres  d'imposture  dont 
l'homme  peut  se  rendre  coupable  en  ce  genre  ;  nous  nous 


152       LASCIisE     DIABOLIQUE    DANS    LE    DOMAINE    MORAL. 

bornerons  donc  ici  à  rapporter  plusieurs  essais  tentés  pour 
feindre  la  sainteté  ou  la  possession;  car  ces  essais  peuvent 
être  considérés  comme  le  premier  degré  d'initiation  aux 
mystères  de  l'enfer. 

Parmi  les  impostures  de  la  première  sorte^,  une  des  plus 
remarquables,  si  les  faits  sont  vrais,  est  celle  qu'on  attri- 
bue à  quatre  moines  de  Berne.  Elle  fit  d'autant  plus  de 
bruit  dans  le  temps,  que  le  cas  arriva  vers  l'époque  où 
commençait  la  réforme.  La  question  de  l'Immaculée  Con- 
ception avait  depuis  cent  trente  ans  divisé  les  Dominicains 
et  les  Franciscains,  Les  derniers  étaient  pour,  et  les  premiers 
contre.  Wigand  Wirt  de  Stullgard,  homme  violent,  pas- 
sionné, appartenant  à  l'ordre  des  Dominicains  et  attaché  à 
son  opinion  avec  toute  la  fougue  de  son  tempérament,  at- 
taqua le  curé  du  lieu  dans  un  sermon  qu'il  prêcha  à  Franc- 
fort. Le  curé,  irrité,  se  mit  à  prêcher  à  son  tour  contre  lui 
et  son   ordre,  leur  reprochant  d'avoir  mêlé  une  fleur 
puante  au  rosaire  de  Notre-Dame,  et  se  glorifiant  de  ne  pas 
être  membre  d'une  société  qui  avait,  disait-il,  empoisonné 
l'empereur  Henri  avec  une  hostie.  Wigand ,  qui  était  pré- 
sent, l'attaqua  avec  violence  devant  tout  le  peuple,  le  trai- 
tant de  menteur  et  d'hérétique.  Les  fidèles  prirent  le  parti 
de  leur  curé  ;  mais  Wigand  le  dénonça  à  son  supérieur. 
L'affaire  fut  portée  devant  le  Saint-Siège,  qui  nomma  une 
commission,  laquelle  porta  une  sentence  défavorable  à 
Wigand.  Celui-ci,  furieux,  publia  un  écrit  où  il  déchargea 
sa  bile  contre  l'ordre  des  Carmes  et  ses  supérieurs,  contre 
saint  Bonaventure  et  Duns  Scot.  L'archevêque  de  Mayence 
fit  brûler  le  livre ,  les  Carmes  portèrent  plainte  à  Rome, 
et  Wigand  fut  cité  à  comparaître  devant  le  saint-siége. 
L'affaire  prenant  une  mauvaise  tournure  pour  lui,  le 


l'ascèse  diadolique  dans  le  domaine  moral.       1S3 

chapitre  de  la  province,  qui  se  tenait  à  Wimpfen,  s'en  oc- 
cupa :  plusieurs  furent  d'avis  que  l'on  devait  soutenir  Wi- 
gand ,  même  par  de  faux  miracles ,  afin  d'anéantir  la  doc- 
trine de  rimmaculée  Conception.  Ceux  qui  étaient  dans  le 
secret^  après  avoir  balancé  entre  Francfort,  Nuremberg  et 
Berne ,  se  décidèrent  pour  cette  dernière  ville  ;  et  quatre 
moines  de  Berne,  Jean,  nommé  Vater,  le  prieur  Etienne 
Bolshort,  docteur  en  théologie,  François  Ulschi,  sous- 
prieur,  et  Henri  Steinegger,  économe,  se  chargèrent  d'exé- 
cuter le  plan,  dont  l'auteur  paraît  avoir  été  le  sous-prieur 
Ulschi,  qui  avait,  disait-on,  persuadé  aux  autres  de  se 
donner  au  diable.  Or  il  arriva  précisément  alors  qu'un 
ouvrier  tailleur,  Hans  Jetzer,  de  Zurzach ,  âgé  de  vingt- 
trois  ans,  se  présenta  comme  frère  lai  au  couvent  des  Do- 
minicains de  Berne.  Le  prieur  refusa  d'abord  de  l'admettre; 
mais  réfléchissant  que  c'était  un  homme  simple,  il  pensa 
qu'il  pourrt'.it  être  un  instrument  convenable  pour  l'exé- 
cution du  plan  qu'ils  avaient  conçu.  Il  lui  donna  donc  l'ha- 
bit et  une  cellule  près  de  celle  de  l'économe.  Là  ils  le  tour- 
mentèrent par  des  bruits  de  revenants,  et  Ulschi  lui  appa- 
rut comme  une  pauvre  âme  qui  avait  besoin  pour  être  dé- 
livrée qu'il  se  donnât  la  discipline  et  entendit  la  messe  à 
son  intention  pendant  huit  jours.  Ils  ébruitèrent  la  chose 
à  dessein  ;  de  sorte  que  le  peuple  accourut  en  foule  ;  et 
i^tienne  en  profita  pour  l'exciter  contre  les  Carmes.  Lors- 
que l'octave  fut  achevée,  l'âme  qui  avait  apparu  au  bon 
frère  se  montra  de  nouveau  à  lui,  accompagnée  de  trois 
démons,  qui  la  quittèrent  en  poussant  de  grands  cris,  et 
l'âme  délivrée  remercia  Hans  du  service  qu'il  lui  avait 
rendu.  Elle  lui  découvrit  même  les  choses  les  plus  secrètes 
de  sa  vie,  que  le  frère  avait  confessées  auparavant  au 


i54       l'ascèse    diabolique    dans    le    domaine    iMORAL. 

p.  Etienne;  éleva  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs  au-dessus 
de  tous  les  autres,  quoiqu'il  eût  beaucoup  d'ennemis, 
parce  que  saint  Thomas,  son  docteur,  avait  représente 
Marie  comme  ayant  été  conçue  dans  le  péché  originel.  Elle 
ajouta  que  beaucoup  avaient  été  sévèrement  châtiés  dans 
le  purgatoire  à  cause  de  leur  opposition  aux  Dominicains, 
entre  autres ,  les  franciscains  Alexandre  de  Haies  et  Jean 
Scot;  que  la  ville  de  Berne  serait  ruinée  si  elle  ne  chassait 
les  Carmes  ;  mais  que  bientôt  viendrait  un  saint  qui  ré- 
concilierait sur  ce  point  les  deux  ordres. 

Ils  allèrent  plus  loin  encore  :  Ulschi  lui  apparut  sous  la 
forme  de  sainte  Barbe,  que  Hans  avait  priée  auparavant 
avec  beaucoup  de  dévotion ,  et  lui  annonça  la  visite  de  la 
sainte  Vierge.  Celle-ci,  en  effet,  lui  apparut  bientôt,  cou- 
verte d'un  manteau  blanc,  lui  annonçant  que  le  pape  Jules, 
régnant  alors,  était  le  saint  destiné  de  Dieu  depuis  trente 
ans  à  réunir  les  deux  ordres  et  à  abolir  la  fête  de  l'Imma- 
culée Conception.  Elle  ajouta  que,  pour  confirmer  ce 
qu'elle  lui  avait  dit,  elle  était  chargée  par  son  Fils  d'im- 
prîïïïer  dans  sa  main  droite  un  stigmate  de  sa  passion, 
comme  exemple  pour  toute  la  chrétienté.  Elle  lui  dit  donc 
de  tendre  la  main.  11  s'en  défendit  un  peu  à  cause  de  la 
douleur;  mais  elle  la  lui  transperça  avec  un  clou  très- 
aigu,  de  sorte  qu'il  poussa  un  cri  de  douleur.  Continuant 
toujours  leur  jeu,  les  moines  préparèrent  un  breuvage  qui 
ôtaau  frère  la  raison  et  l'usage  de  tous  les  sens,  et  ils  lui 
imprimèrent  avec  une  eau  corrosive  les  quatre  autres  stig- 
mates, au  côté,  aux  pieds  et  à  la  main  gauche;  puis  ils  le 
rappelèrent  à  lui  avec  une  autre  eau  très -énergique.  Le 
bon  frère  fut  tout  étonné  en  apercevant  ses  blessures; 
mais  ils  lui  dirent  qu'ils  avaient  aperçu  près  de  lui  quelque 


l'ascèse  diabolique  daiss  le  domalne  moral.      155 

chose  de  saint  qui  les  lui  avait  faites.  Or  dans  la  première 
eau  il  y  avait,  entre  autres  choses,  du  sang  tiré  du  cor- 
don ombilical  d'un  enfant  juif,  dix-neuf  poils  de  ses  sour- 
cils, qu'ils  s'étaient  procurés  par  le  juif  Lasaro  de  Bam- 
berg.  Ils  lui  prescrivirent  beaucoup  de  jeûnes  et  de 
prières,  le  menèrent  dans  une  chambre  où  l'on  pouvait 
voir  par  une  fenêtre ,  et  au  mur  de  laquelle  ils  avaient 
suspendu  des  images  représentant  la  passion  ;  puis  ils  lui 
apprirent  comment  il  devait  faire  pour  imiter  ces  images 
dans  la  prière.  Il  le  fit,  mais  d'une  manière  assez  mala- 
droite quelquefois,  de  sorte  que  le  peuple  ne  pouvait  s'em- 
pêcher de  rire. 

La  joie  qu'ils  éprouvèrent  en  voyant  que  tout  allait  si 
bien  selon  leurs  vues  les  égara,  et  en  voulant  trop  avoir  ils 
finirent  par  perdre  tout.  Le  P.  Etienne  lui  ayant  apparu 
une  nuit,  le  frère  crut  reconnaître  la  voix,  de  son  confes- 
seur; et  pour  la  première  fois  il  craignit  d'avoir  été  dupe. 
Le  père  se  retira  consterné;  mais  le  prieur  se  chargea  de 
raccommoder  l'affaire,  et  apparut  au  frère  de  son  côté. 
Celui-ci  était  sur  ses  gardes.  11  lui  dit  donc  de  réciter  le  Pa- 
ter; et  comme  il  reconnut  sa  voix,  il  devint  furieux,  pril 
un  couteau  et  le  blessa  à  l'épaule  droite.  Le  blessé,  sortant 
de  son  rôle ,  détacha  un  plat  d'étain  de  la  muraille,  et  le 
lui  jeta.  Ulschi  voulut  essayer  une  troisième  fois  de  lui  ap- 
paraître comme  sainte  Catherine  de  Sienne;  mais  il  le 
renvoya  sans  lui  répondre.  Etienne  parvint  cependant  à 
lui  persuader  de  continuer  quelque  temps  encore  son  rôle, 
d'accord  avec  eux.  Ils  préparèrent  donc  un  nouveau  tour 
avec  une  peinture  qui  représentait  la  sainte  Verge  pleu- 
rant. Etienne,  à  l'aide  d'un  tuyau,  parla  comme  par  la 
bouche  de  cette  image,  annonçant  la  ruine  de  la  ville  de 


loG     l'ascèse  diabolique  dans  le  domaine  moral. 
Berne  si  elle  ne  chassait  pas  les  Carmes^,  et  restait  plus  long- 
temps attachée  à  la  fausse  doctrine. 

Quatre  membres  du  conseil  furent  envoyés  pour  prendre 
connaissance  de  cette  affaire,  et  le  frère  fut  chargé  de  leur 
annoncer  la  sentence  contre  Berne.  Ceux-ci  firent  leur 
rapport  au  conseil^  qui  ne  savait  que  conclure.  Cependant 
les  imposteurs  craignirent  toujours  que  le  frère  ^  qui  con- 
naissait leur  jeu,  ne  les  trahît  tôt  ou  tard  :  ils  déhbérèrent 
donc  ensemble  sur  les  moyens  de  se  défaire  de  lui.  Mais 
il  avait  entendu  leur  complot.  Obligés  de  se  hâter,  ils  lui 
donnèrent  à  manger  une  herbe  avec  du  venin  d'araignée, 
mais  elle  ne  lui  fit  aucun  mal.  Le  prieur  lui  ayant  présenté 
une  soupe,  il  la  jeta  à  cinq  louveteaux  qui  en  crevèrent. 
Ils  cherchèrent  encore  à  lui  donner  la  mort  avec  une 
hostie.  Tout  étant  inutile,  ils  l'enchaînèrent  et  le  contrai- 
gnirent avec  des  pinces  rougies  au  feu  à  leur  promettre 
sous  serment  de  garder  le  silence.  Mais  il  prit  son  temps, 
et  découvrit  au  conseil  tout  ce  qui  s'était  passé.  Celui-ci 
procéda  avec  une  grande  prudence,  et  demanda  au  saint - 
siège  un  juge  pour  décider  l'affaire,  conformément  au 
droit.  Le  pape  envoya  comme  légats  l'éveque  Achille  de 
Grassi,  qui  dirigea  l'enquête,  avec  Aimon  de  Falkenberg, 
éveque  de  Lausanne,  et  Schinner,  évêque  de  Sion.  Les 
crimes  des  quatre  moines  furent  prouvés;  ils  furent  livrés 
en  1 509  au  bras  séculier,  et  brûlés  le  dernier  jour  de  mai  à 
Berne.  On  peut  consulter  sur  cette  histoire  le  livre  intitulé  : 
de  Quatuor  hœresiarchis  ordinis  Prœdicatorum^eic,  1509. 
Cet  événement,  qui  révélait. une  plaie  profonde  et  in- 
vétérée dans  une  partie  de  l'ordre  des  Dominicains,  pro- 
duisit, comme  on  le  pense  bien,  un  grand  scandale,  et 
dut,  à  cause  de  la  disposition  des  esprits  à  cette  époque. 


Croft 
à  Londres. 


L  ASCEsE    DIABOLIQUE    DAiNS    LE    DOMALNE    MORAL.  lo7 

avoir  des  résultats  très-fàclieux  pour  T Église.  Le  scandale 
avait  eu  lieu  immédiatement  avant  la  réforme;  il  fournis- 
sait donc  un  prétexte  bien  spécieux  aux  réformateurs  pour 
crier  contre  l'imposture  et  les  artifices  du  clergé.  Aussi 
eurent-ils  bien  soin  de  faire  traduire  dans"  toutes  les 
langues  et  de  répandre  partout  cette  histoire  déplorable. 
Mais  Dieu,  voulant  montrer  que  les  crimes  de  ce  genre  ont 
leur  racine  non  dans  tel  ou  tel  ordre ,  telle  ou  telle  cor- 
poration morale j  mais  dans  la  perversité  des  hommes^ 
permit  que  les  protestants  donnassent,  quarante  ans  plus 
tard,  en  Angleterre,  la  contre-partie  de  ce  qui  était  arrivé  Elisabeth 
à  Berne.  La  réforme  n'avait  pas  encore  pris  racine  en  An- 
gleterre. Se  voyant  menacée  parle  projet  de  mariage  entre 
la  reine  Marie  et  Philippe  d'Espagne,  il  fut  résolu  qu'on 
aurait  recours  à  quelque  moyen  extraordinaire.  Les  réfor- 
mateurs promirent  une  grande  somme  d'argent  à  une 
jeune  fille  de  dix-huit  ans,  noaimée  Elisabeth  Croft,  si 
elle  voulait  se  laisser  enfermer  pendant  quelque  temps 
dans  un  coin ,  entre  deux  murs,  et  de  là  dire,  à  l'aide  d'un 
tuyau,  les  choses  qu'on  lui  mettrait  sur  les  lèvres.  La  jeune 
fille  accepta;  et  tout  à  coup  il  partit  de  ce  coin  des  voix 
merveilleuses,  et  si  hautes  avec  cela,  qu'on  les  entendait 
dans  tout  le  voisinage.  Le  peuple  de  Londres,  déjà  très-re- 
muant, accourut  de  tous  côtés.  On  demande  ce  que  cela 
signifie.  On  répond  que  ce  n'est  pas  la  voix  d'un  homme  , 
mais  celle  d'un  ange.  L'esprit  cependant  menaçait  la  ville 
et  le  pays  des  plus  grands  malheurs  si  le  mariage  avec 
l'Espagnol  et  la  réunion  avec  le  pape  avait  lieu.  Puis, 
d'un  ton  d'oracle,  il  se  répandit  en  invectives  contre  la 
messe  et  les  autres  points  de  la  doctrine  catholique.  Ceux 
qui  étaient  dans  le  secret  avaient  soin  de  se  mêler  à  la 


158  l'ascèse  diabolique  dans  le  domaine  moral. 
foule,  et  lui  expliquaient  dans  leur  sens  les  sentences  obs- 
cures de  l'esprit.  Les  magistrats  arrivèrent  pour  calmer  le 
peuple  et  étudier  l'affaire.  Ils  ne  purent  découvrir  d'abord 
l'imposture;  mais  enfm  ils  résolurent  de  faire  abattre  les 
murailles  et  les  murs  voisins  d'où  paraissait  venir  la  voix, 
et  l'on  trouva  alors  la  pauvre  jeune  fille.  On  lui  demanda 
qui  lui  avait  conseillé  d'agir  ainsi,  et  elle  confessa  avec  in- 
génuité qu'elle  avait  cédé  aux  suggestions  de  quelques 
sectaires,  dont  le  premier  semble  avoir  été  un  certain 
Draco.  (Nie.  Sanderus,  de  Schismate  anglicano,  livre  II.) 
Le  Un  autre  fait  du  même  genre  arriva  l'an  1525.  Joachim, 

Dominicain  ^largrave  de  la  Nouvelle  Marche,  était  alors  très-opposé  à 
Landsperg.  la  doctrine  de  Luther,  et  ne  permettait  pas  qu'on  la  prê- 
chât dans  ses  terres.  Mais  elle  y  avait  trouvé  accès  par 
d'autres  voies,  et  ses  partisans  haïssaient  les  prêtres  et  les 
moines.  Or,  précisément  à  cette  époque,  les  habitants  de 
Landsperg  reçurent  comme  prédicateur  un  Dominicain  qui 
avait  la  réputation  d'un  savant  et  d'un  saint.  Ses  sermons 
déplaisaient  beaucoup  aux  réformés,  qui  ne  voyaient  en 
lui  qu'un  imposteur.  Parmi  eux  était  un  bourgeois.  Tho- 
mas Hase,  à  demi  luthérien.  Un  jour  ayant  rencontré  le 
moine  sur  le  pont,  il  l'apostropha  par  ces  mots,  dont  on 
se  servait  souvent  alors  contre  les  prêtres  catholiques  : 
«  Loup  d'hypocrite  !  loup  d'hypocrite  !  »  Le  moine,  indigne, 
lui  répondit  :  «  Si  je  suis  un  loup,  prends  garde  que  je  ne 
t'amène  chez  toi  un  loup  qui  te  fera  passer  cette  fantaisie.  » 
Au  bout  de  cinq  semaines ,  après  que  Hase  avait  déjà  ou- 
blié cette  affaire,  le  moine,  se  rendant  invisible,  se  mit  à 
hanter  sa  maison,  regardant  ce  qu'on  faisait  à  la  cuisine, 
ôtant  du  feu  les  meilleurs  plats,  de  sorte  que  personne  ne 
savait  ce  qu'ils  étaient  devenus;  puis  il  jeta  des  pierres  et 


l'ascèse  diabolique  da>s  le  domaine  moral.      i59 

des  bâtons,  et  forçait  tout  le  monde  à  prendre  la  fuite. 
Quelquefois,  lorsque  Thomas  était  au  lit  avec  sa  femme,  il 
mettait  le  feu  à  la  paillasse;  et  dès  qu'ils  voulaient  se 
sauver  ou  crier  au  feu,  le  feu  était  éteint.  Il  mit  souvent 
le  feu  à  la  maison  en  plein  jour,  puis  parcourait  la  ville, 
toujours  invisible,  en  criant  :  Au  feu!  Et  quand  le  peuple 
accourait  pour  l'éteindre,  il  trouvait  déjà  la  chose  faite. 
Toute  la  ville  était  en  émoi  à  ce  sujet,  et  le  conseil  or- 
donna à  Thomas  de  partir  avec  sa  femme  et  ses  enfants. 

Le  pauvre  homme,  au  désespoir,  s'en  alla  aux  bains 
publics  et  se  baigna  presque  toute  la  demi -journée;  de 
sorte  qu'on  voyait  bien  qu'il  le  faisait  par  découragement. 
On  le  consola  donc  et  on  l'engagea  à  ne  pas  s'abandonner 
ainsi  soi-même.  Plusieurs  s'offrirent  à  lui  pour  l'accom- 
pagner, et  voir  s'ils  ne  découvriraient  point  la  cause  de 
toute  celte  affaire.  Parmi  eux  se  trouvait  le  bourreau  du 
lieu,  qui  était  habile  dans  la  magie.  Hase  leur  dit  qu'il  irait 
avec  eux;  qu'il  y  avait  bien  encore  de  la  bonne  bière  dans 
sa  cave,  mais  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  d'aller  la  cher- 
cher, tant  le  vacarme  y  était  effroyable.  Quelques  ouvriers 
lui  dirent  qu'ils  iraient  bien  en  chercher;  et  s'étant  rendus 
avec  lui,  ils  s'assirent  dans  sa  chambre.  Deux  d'entre  eux 
prirent  un  grand  pot  et  descendirent  au  cellier.  On  leur 
jeta  de  gros  carreaux  de  briques  :  l'un  fut  atteint  au  côté, 
et  fut  obligé  de  quitter  le  champ  de  bataille  tout  haletant; 
mais  l'autre  tint  bon ,  et  rapporta  un  grand  pot  de  bière , 
qu'il  but  avec  les  autres.  Comme  ils  étaient  assis  ensemble, 
tous  de  bonne  humeur,  l'un  se  mit  à  dire  qui  si  c'était  un 
esprit  qui  faisait  tout  cela,  il  pourrait  d'un  seul  coup  bou- 
leverser toute  la  maison;  que  ce  devait  être  un  tour  joué 
par  quelque  sorcière ,  ou  par  un  savant  adonné  à  la  magie. 


160      l'ascèse  diabolique  dans  le  domaine  moral. 

A  peine  avait- il  achevé  de  parler  qu'on  lui  jeta  un  gros 
bardeau  qui  lui  fit  faire  la  culbute ,  de  sorte  que  le  bour- 
reau se  mit  à  éclater  de  rire.  L'autre,  humilié,  dit  à  l'es- 
prît  :  ((Pourquoi  t'adresses-tu  à  moi,  scélérat?  Qui  es-tu? 
Pourquoi  ne  t'adresses -tu  pas  plutôt  à  ce  coquin  de  bour- 
reau? il  le  mérite  bien  mieux  que  moi.  »  11  n'avait  pas  fini 
que  le  moine  donne  un  grand  soufflet  au  bourreau,  qui 
n'y  vit  que  du  feu.  Celui-ci,  un  peu  revenu  à  lui,  dit  :  ((  Ce 
n'est  certainement  pas  un  esprit,  mais  un  liomme^  je  le 
sens  bien.  »  Il  tire  son  épée,  frappe  d'estoc  et  de  taille  dans 
l'air  pour  tâcher  d'atteindre  le  fantôme.  Mais  ce  dernier 
s'échappe  de  la  chambre,  prend  un  long  balai,  et  le  bour- 
reau le  voit  aller  et  venir  dans  l'air.  Il  cherche  à  le  suivre 
et  à  l'atteindre  de  son  épée,  mais  il  ne  peut  y  réussir.  Le 
moine  vient  à  lui ,  lui  frappe  le  balai  dans  les  yeux  jusqu'à 
ce  qu'il  tombe  par  terre  ;  puis  il  fond  sur  lui ,  le  battant 
d'une  manière  horrible  avec  son  balai,  sans  que  personne 
osât  venir  à  son  secours.  Après  l'avoir  bien  battu,  il  le 
laisse,  saisit  une  longue  broche,  parcourt  la  maison  en 
donnant  des  coups  de  droite  et  de  gauche,  de  sorte  que 
chacun  s' écartant  se  mit  à  ramper  à  terre.  11  monte,  tou- 
jours avec  la  broche,  l'escalier  jusqu'au  grenier,  trouve  là 
suspendue  l'armure  de  Thomas,  la  prend  sur  lui,  se  pro- 
mène ainsi  dans  le  grenier  comme  un  cuirassier.  Au  bout 
de  quelque  temps,  tout  étant  redevenu  tranquille  en  cet 
endroit,  les  gens  y  montèrent  pour  voir  s'ils  ne  découvri- 
raient point  quelques  indices  qui  pussent  leur  faire  con- 
naître le  coupable  ;  mais  ils  ne  trouvèrent  que  de  la  fiente 
de  porc.  Le  fantôme  ne  voulant  pas  quitter  la  maison , 
Thomas  fut  obligé  de  la  fei'mer  à  clef,  et  de  partir  avec  sa 
femme  et  ses  enfants. 


l'ascèse  diabolique  dans  le  domaiine  moral.      161 

Quelque  temps  après,  JeanWedel,  doyen  de  Soldin,  el 
d'autres  vinrent  à  Landsperg,  et  voulurent  conjurer  l'es^ 
prit  si  c'en  était  un  ;  mais  ils  n'y  purent  réussir.  Le  moine 
vint  une  nuit  trouver  une  jeune  fille ,  et  lui  dit  qu'il  était 
P.  Langensehc,  et  que  son  purgatoire  était  de  faire  tout  ce 
vacarme  dans  la  maison^  afin  qu'on  dît  des  messes  pour  la 
consolation  de  son  âme.  La  jeune  fille  fit  dire  des  messes, 
et  le  moine  en  prit  occasion  de  parler  en  chaire  du  purga- 
toire^ et  d'avertir  les  fidèles  que^,  s'ils  ne  croyaient  points 
il  leur  arriverait  pis  encore.  Les  habitants  de  la  commune 
devinrent,  à  cause  de  cela,  très-irrités  contre  les  luthé- 
riens. Quelques  semaines  après,  comme  le  moine  n'avait 
plus  rien  à  faire  dans  la  maison  de  Thomas,  il  vint  la  nuit 
dans  une  maison  où  demeuraient  deux  femmes  du  peuple. 
Celles-ci,  sentant  quelqu'un  qui  semblait  vouloir  monter 
sur  leur  lit,  furent  très -effrayées;  car  elles  étaient  sûres 
que  la  maison  était  fermée.  Elles  demandèrent  donc  qui 
était  là;  mais  elles  n'eurent  point  de  réponse.  Comme  elles 
cherchaient  avec  les  mains ,  elles  crurent  palper  une  tête 
chauve,  et  pensèrent  aussitôt  que  ce  devait  être  le  moine. 
Elles  crièrent  qu'elles  allaient  rendre  la  chose  publique  ; 
mais  le  revenant  s'en  alla.  Le  lendemain  elles  trouvèrent 
le  moine  comme  il  allait  prier  au  cimetière;  elles  lui  re- 
prochèrent amèrement  ce  qu'il  avait  fait;  mais  il  s'en  dé- 
fendit, les  traita  de  folles,  et  se  rendit  à  l'éghse.  Comme 
le  lendemain  était  un  dimanche,  il  accusa  ces  deux  femmes 
d'être  luthériennes  et  de  l'avoir  calomnié.  Il  avertit  en 
même  temps  le  peuple  de  prier  avec  ardeur,  ajoutant  que 
Dieu,  sans  aucun  doute,  ferait  connaître  l'auteur  de  ce 
désordre.  Le  peuple  se  mit  à  prier,  et  crut  qu'on  calom- 
niait le  religieux. 


162     l'ascèse  diabolique  dans  le  domaine  moral. 

Celui-ci,  le  soir,  se  rendit,  selon  sa  coutume,  dans  une 
maison  où  les  prêtres  avaient  coutume  de  se  réunir,  et  il  y 
resta  jusqu'à  huit  heures.  Un  des  ecclésiastiques  présents 
lui  dit  en  plaisantant  :  «  Maître  Jean,  n'allez-vous  pas 
bientôt  chevaucher?  »  Car  c'est  ainsi  qu'on  appelle  les  ex- 
cursions mystérieuses  des  sorciers  et  des  sorcières.  Le 
moine  prit  aussi  la  chose  en  riant,  quoiqu'au  fond  il  fût 
bien  décidé  à  le  faire.  11  dit  qu'il  voulait  sortir  pour  quel- 
que nécessité;  et,  pour  n'éveiller  aucun  soupçon,  il  laissa 
son  manteau.  Il  vint  alors  chez  un  bourgeois  dont  la  femme 
venait  de  se  mettre  au  lit.  Le  mari,  entendant  du  bruit, 
demanda  à  sa  femme  ce  que  cela  voulait  dire  ;  celle-ci  lui 
ayant  répondu  qu'elle  avait  senti  quelqu'un,  mais  qu'elle 
ne  savait  pas  qui  c'était,  il  chercha  partout  et  ne  trouva 
rien.  Il  se  mit  donc  au  lit,  croyant  que  ce  n'était  qu'une 
pure  imaginatien  de  sa  femme;  mais  il  ne  put  dormir. 
Bientôt  après  il  entendit  du  bruit  dans  la  chambre,  et  pensa 
que  ce  devait  être  le  moine.  Il  saisit  des  pinces,  et  alla  tout 
doucement  dans  la  chambre,  espérant  qu'il  pourrait,  au 
clair  de  lune,  voir  quelque  chose.  Il  aperçoit  que  l'on  tou- 
chait à  son  comptoir,  comme  si  on  voulait  l'ouvrir;  il  y 
court,  frappe  à  droite,  à  gauche ,  au-dessus  et  au-dessous 
du  comptoir,  et  sent  qu'il  frappe  un  homme.  Il  se  jette  sur 
lui,  le  saisit,  et  reconnaît  le  moine.  Celui-ci,  étant  très-fort, 
voulut  lui  échapper;  mais  il  le  retint  pendant  que  sa  femme 
éveillait  les  voisins  par  ses  cris. 

On  prit  le  moine,  on  le  lia,  et  on  le  conduisit  chez  le 
juge,  qui  le  fit  mettre  en  prison.  Le  moine  demanda  qu'on 
allât  lui  chercher  son  manteau  noir,  pour  qu'il  pût  s'en 
couvrir  dans  la  tour;  mais  le  bourreau  conseilla  de  ne  pas  le 
faire,  persuadé  que  son  manteau  avait  quelques  propriétés 


l'ascèse    diabolique    DAiSS     LE    DOMAINE    MORAL.       163 

magiques^  et  que,   s'il  l'avait  gardé,  on  n'aurait  pu  le 
prendre.  Le  conseil  envoya  chercher  le  manteau,  et  on  y 
trouva  attaché  par  devant  un  billet  avec  des  lettres ,  des 
cheveux,  des  herbes  et  d'autres  choses  de  ce  genre  qui 
indiquaient  un  charme  magique.  Comme  le  conseil  ne 
pouvait  juger  les  ecclésiastiques  ni  les  religieux,  on  écri- 
vit au  margrave  pour  lui  demander  ce  qu'il  fallait  faire  du 
moine.  Le  margrave  ordonna  qu'on  le  lui  envoyât,  voulant 
le  juger  lui-même.  Or  il  désirait  depuis  longtemps  de  se 
faire  instruire  dans  la  magie,  et  il  avait  eu  pour  cela  recours 
à  plusieurs  maîtres;  mais  il  n'en  avait  trouvé  aucun  de  la 
force  du  moine.  Il  promet  à  celui-ci  de  lui  laisser  la  vie 
et  de  le  pourvoir  richement  s'il  voulait  lui  apprendre  son 
art  :  et  il  paraît  que  le  moine  y  consentit;  car  on  dit  que 
le  margrave  assistait  souvent  aux  diètes,  y  voyait  et  en- 
tendait tout  sans  être  vu  de  personne.  Thomas  Hase  vint  à 
son  tour  demander  justice  contre  le  moine;  mais  le  mar- 
grave lui  dit  que,  s'il  ne  l'avait  pas  injurié,  le  moine  ne 
l'aurait  pas  inquiété  non  plus ,  et  que  les  injures  qu'il  lui 
avait  dites  méritaient  bien  qu'il  en  fût  puni.  Le  margrave 
donna  la  liberté  au  moine ,  le  fit  curé  de  Spandau ,  où  il 
resta  quelques  années  encore;  puis  il  périt  misérablement. 
Celui  qui  a  le  sens  de  ces  sortes  de  choses  jugera  facile- 
ment avec  un  peu  d'attention  que  cette  histoire  n'est  pas 
une  pure  fable,  mais  qu'elle  a  un  fond  de  vérité.  Kantzow, 
qui  la  rapporte  dans  le  treizième  livre  de  sa  Poînerania,  ne 
l'a  point  extraite  d'actes  juridiques;  mais  il  la  tient  de  té- 
moins oculaires ,  comme  il  le  dit  expressément  lui-même, 
p.  373.  Le  fait  est  arrivé  précisément  à  l'époque  de  transi- 
tion de  l'ancienne  Église  au  protestantisme  en  Poméranie; 
car  dix  ans  plus  tard  la  réforme  dominait  en  ce  pays.  Les 


164       LASCKSE    DIABOLIQUE    DANS    LE    DOMAINE    MORAL. 

témoins  oculaires,  de  la  bouche  desquels  Kantzow  apprit 
la  chose,  vivaient  encore.  Ce  mot  encore  indique  que  lors- 
qu'ils la  lui  racontèrent  le  moine  était  mort  depuis  long- 
temps, et  le  protestantisme  s'était  établi  dans  la  contrée. 
Aussi  cette  histoire  porte-t-elle  le  caractère  de  la  légende, 
et  d'une  légende  catholique  au  commencement,  parce  que 
le  peuple  était  catholique  encore  à  cette  époque.  Telles 
sont,  entre  autres,  la  circonstance  du  manteau  et  l'his- 
toire du  margrave  à  qui  le  moine  apprend  l'art  de  se 
rendre  invisible.  La  division  qui  régnait  alors  perce  dans 
tout  ce  récit;  et  de  même  que  le  protestantisme  fut  victo- 
rieux à  la  lîn,  ainsi  l'histoire  prend-elle  toujours  davan- 
tage une  couleur  protestante.  Il  est  facile  de  voir  qu'il 
manque  à  ce  récit  des  circonstances  essentielles,  sans  les- 
quelles il  est  impossible  de  porter  un  jugement  certain. 
Il  est  évident  qu'il  s'est  passé  d'abord  dans  la  maison  de 
Thomas  des  phénomènes  semblables  à  ceux  que  nous  avons 
constatés  plus  haut  chez  Mompesson  dans  le  Wiltshire.  Les 
catholiques  expliquent  ce  tumulte  à  leur  manière  :  c'est 
une  âme  qui  demande  à  une  jeune  fille  des  prières  et  des 
aumônes.  On  ne  reproche  encore  rien  au  moine,  si  ce  n'est 
ce  qu'il  a  dit  à  Thomas  lorsque  celui-ci  l'avait  insulté. 
Mais  cette  seule  parole  suffit  pour  fournir  aux  protestants 
l'occasion  de  l'accuser  de  magie.  La  chose  devient  certaine 
à  leurs  yeux  lorsque  deux  femmes  de  ce  parti  disent 
qu'eUes  ont  senti  la  nuit  une  tête  rasée.  Le  moine,  qui  ap- 
partenait peut-être  à  cette  classe  de  religieux  parmi  les- 
quels la  réforme  se  recruta  au  commencement,  peut  bien 
avoir  eu  l'idée  de  séduire  la  femme  du  bourgeois.  Il  est 
impossible  d'admettre  toutefois  qu'il  y  eût  là  une  affaire 
d'amour  jouée  de  concert  entre  cette  femme  et  le  religieux. 


LA    POSSESSION    SIMULÉE.  165 

Il  n'y  a  pas  moyen  de  supposer  non  plus  l'intention  de 
voler.  Le  récit  suppose,  sans  le  dire  expressément,  que  le 
moine  était  présent quoiqu'invisible.  En  tout  cas,  visible 
ou  invisible,  il  avait  pénétré  la  nuit  dans  une  maison  étran- 
gère, et  cela  seul  lui  ei'it  coûté  la  vie  si  le  margrave  ne 
l'eût  pris  sous  sa  protection.  Nous  ne  connaissons  point  les 
résultats  de  l'enquête.  La  culpabilité  ne  doit  pas  avoir  été 
si  évidente;  car  autrement  le  margi^ave,  qui  était  resté  ca- 
tholique, aurait  certainement  éloigné  le  moine  en  secret, 
pour  éviter  le  scandale,  et  ne  l'aurait  pas  placé  sur  le  chan- 
delier, en  lui  donnant  la  cure  de  Spandau.  Le  moine  sera 
mort  probablement  dans  les  commotions  de  cette  époque, 
après  le  margrave,  qui  mourut  en  1535. 


CHAPITRE   XI 

De  ceux  qui  ont  feint  d'être  possédés.  Histoire  racontée  par  Pigrai  en 
France.  W.  Perry  en  Angleterre.  Somers  et  son  exorciste  Darrel. 

Plusieurs  ont  aussi  feint  la  possession  dans  quelque  but 
plus  ou  moins  coupable ,  le  plus  souvent  afin  de  se  procu- 
rer de  l'argent.  11  nous  suffira  de  rapporter  ici  quelques- 
uns  des  faits  les  plus  importants  en  ce  genre,  afin  de 
montrer  que  l'on  doit  toujours  être  sur  ses  gardes  et  ne 
pas  croire  trop  facilement  à  ceux  qui  prétendent  se  trou- 
ver en  cet  état,  et  pour  que  l'on  sache,  d'un  autre  côté, 
jusqu'à  quel  point  l'homme  peut  imiter  et  feindre  les  états 
les  plus  extraordinaires.  Un  des  cas  les  plus  singuliers  en 
ce  genre  est  raconté  par  Pigrai,  chirurgien  d'Henri  III,  roi 
de  France,  dans  sa  Chirurgie,  etc.  Paris,  tCOO,  v.  VII, 


i66  LA    POSSESSION    SIMULÉE. 

c.  10.  En  lo87,  le  roi  lui  ordonna  de  visiter  avec  les  méde- 
cins Leroi  et  Bâtait  une  fille  âgée  de  vingt-sept  ans,  qui  se 
trouvait  à  Paris,  dans  le  couvent  dfts  Capucins,  et  qui 
était,  disait-on,  possédée  du  diable,  et  d'examiner  attenti- 
vement s'il  y  avait  là  quelque  diablerie,  ils  se  rendirent 
au  couvent,  et  ils  trouvèrent  la  personne  en  question  avec 
sa  mère.  Elle  avait  un  air  chétif ,  et  paraissait  épuisée  par 
le  travail.  Les  médecins  interrogèrent  d'abord  la  mère  sur 
la  vie  de  sa  fille  et  sur  l'origine  de  son  mal  ;  car  pour  la 
fille,  elle  ne  semblait  pas  même  s'apercevoir  de  leur  pré- 
sence. Il  fut  constaté  qu'elle  souftrait  d'une  maladie  hon- 
teuse. On  l'exorcisa  en  secret  ;  et  elle  se  mit  alors  à  pous- 
ser des  cris  singuliers,  et  à  se  démener  d'une  manière 
extraordinaire,  surtout  quand  on  lisait  l'Évangile.  Le 
diable  répondait  aussi  par  sa  bouche  en  latin  à  certaines 
questions,  mais  pas  toujours,  car  il  n'était  pas  des  plus 
habiles. 

Le  roi,  par  suite  du  rapport  qu'on  lui  en  fit,  ayant  désiré 
la  voir,  on  l'amena  dans  un  village  près  de  Saint-Antoine 
des  Champs.  11  se  trouva  là  un  jeune  homme  qui  déclara 
que  deux  ans  auparavant,  à  Amiens,  cette  fille  avait  été 
battue  de  verges.  Pigrai  le  dit  au  roi,  qui  envoya  aussitôt 
chercher  l'évêque  d'Amiens,  lequel  se  trouvait  à  Paris  et 
s'empressa  de  se  rendre  sur  les  lieux.  La  mère  et  la  fille 
furent  très-effrayées  en  le  voyant,  et  le  diable  également. 
Le  roi  demanda  à  l'évêque  s'il  connaissait  ces  gens.  «  Sire, 
répondit  l'évêque,  il  y  a  environ  deux  ans  que  cette  fille, 
accompagnée  de  son  père ,  de  sa  mère  et  d'un  petit  frère , 
vint  à  Amiens,  sous  prétexte  qu'elle  était  possédée.  On  me 
demanda  la  permission  de  la  faire  exorciser.  J'y  consentis. 
Je  pensai  qu'il  pouvait  bien  y  avoir  quelque  supercherie, 


LA    POSSESSION    SLMULËE.  167 

et  je  la  fis  venir  au  palais  épiscopal^  pour  la  faire  exorciser 
en  ma  présence,  et  voir  quel  était  ce  démon.  Je  fis  habiller 
en  prêtre  un  de  mes  domestiques  ;  je  lui  donnai  l'étole,  et 
à  la  main  les  Lettres  de  Cicéron.  La  fille  se  prosterna  pour 
être  exorcisée ,  comme  elle  avait  fait  deux  jours  aupara- 
vant. Mon  domestique  s' étant  mis  à  lire  dans  le  livre,  le 
diable ,  qui  ne  pouvait  pas  distinguer  ce  latin  de  celui  de 
l'Évangile,  fit  les  mêmes  mouvements  qu'auparavant.  Je 
me  fis  amener  son  petit  frère  ,  qui  finit  par  me  découvrii- 
toute  la  chose.  11  nous  dit  que  son  père  apprenait  à  sa  fille 
pendant  la  nuit  quelques  mots  de  latin ,  auxquels  elle  ré- 
pctidait  ensuite.  Je  la  fis  donc  fouetter  par  le  page  ici  pré- 
sent, qui  lui  donna  douze  coups  de  verge  de  toutes  ses 
forces.  Elle  souffrit  ce  châtiment  aussi  patiemment  qu'il 
est  possible ,  sans  faire  aucun  aveu  ;  mais  quand  elle  vit 
qu'on  allait  recommencer,  elle  tomba  à  genoux,  et  avoua 
tout.  Son  père  et  sa  mère  en  firent  autant.  »  Le  roi,  sur  ce 
rapport  de  l'évêque,  les  fit  mettre  pour  leur  vie  dans  une 
maison  de  correction. 

Il  arriva  quelque  chose  de  semblable  un  peu  plus  tard  w.  Pern . 
en  Angleterre  avec  un  enfant  nommé  W.  Perry,  àBilson, 
dans  le  Staffordshire.  Cet  enfant  dit  à  ses  parents  qu'en 
revenant  de  l'école  il  avait  rencontré  une  vieille  femme  qui 
l'avait  grondé  parce  qu'il  ne  l'avait  pas  saluée.  On  le  vit 
dépérir  pendant  plusieurs  jours;  puis  il  eut  des  convul- 
sions violentes;  de  sorte  que  deux  ou  trois  hommes  pou- 
vaient à  peine  le  tenir.  Ses  parents  désespérés  s'adressèrent 
à  un  catholique  qui,  touché  de  leurs  prières,  prononça  sur 
lui  quelques  exorcismes ,  après  quoi  il  parut  un  peu  plus 
calme.  Au  bout  de  quelque  temps,  un  prêtre  cathoHque 
nommé  Wheeler  prit  l'affaire  en  main,  fit  laisser  là  l'usage 


168  LA    POSSESSION    SIMULÉE. 

des  moyens  magiques  auxquels  on  avait  eu  recours,  et 
employa  l'eau  bénite,  qui  lui  rendait  la  parole,  lorsque  sa 
langue,  étant  tournée  vers  le  gosier,  l'empêchait  de  parler. 
La  même  chose  arriva  avec  l'huile  consacrée  :  il  suffisait 
de  lui  en  frotter  les  bras  et  les  jambes  pour  leur  rendre 
leur  souplesse.  Il  vomissait,  au  milieu  des  plus  violents 
efforts,  des  aiguilles,  des  plumes,  des  feuilles  de  noyer,  etc. 
11  disait  que  l'esprit  lui  ordonnait  de  ne  point  écouter  ce 
que  lui  disait  le  prêtre;  puis  il  priait,  sur  l'ordre  de 
celui-ci,  pour  la  vieille  qui  lui  avait  donné  le  mal  dont  il 
souffrait;  et  il  exprima  le  désir  de  voir  sa  famille  devenir 
catholique.  Au  bout  de  quelque  temps  il  fut  guéri,  et  il^ie 
lui  resta  plus  que  quelques  légers  accès.  Mais  les  siens 
ayant  eu  recours  à  quelques  vieilles  femmes,  il  retomba 
dans  son  premier  état,  et  Wheeler,  qui  a  pubUéune  rela- 
tion à  son  sujet,  l'abandonna. 

Perry  ayant  accusé  la  femme  J.  Cock  de  lui  avoir  donné 
son  mal,  ils  furent  tous  les  deux  traduits  devant  le  chan- 
celier de  l'évêque  de  Litchfield.  Dès  que  l'enfant  vit  entrer 
la  femme,  il  s'écria  :  «  La  voilà  qui  vient,  la  voilà  qui  vient, 
celle  qui  me  tourmente;  et  il  s'agita  dans  d'effroyables 
contorsions.  La  femme  fut  mise  en  prison,  mais  absoute  par 
le  tribunal  le  lOaoût  1620.  Pourl'enfant,  il  fut  confié  aux 
soins  de  l'évêque  de  Coventry.  Celui-ci  le  prit  avec  lui  à 
Eccleshalcastle,  où  ses  paroxysmes  le  suivirent.  Mais  comme 
il  n'y  avait  là  aucun  concours  de  peuple  autour  de  lui,  il 
en  fut  tout  affligé,  et  passa  quelquefoisMeux  à  trois  jours 
sans  manger;  de  sorte  qu'il  devint  très-maigre.  Tantôt  il 
était  tout  à  fait  insensible  dans  son  lit,  tantôt  il  regardait 
d'un  œil  fixe,  ou  tournait  les  yeux  et  écumaitde  la  bouche. 
Son  père,  paysan  fort  honorable,  vint  pour  le  voir.  On  rap- 


LA    POSSESSION    SIMULÉE.  169 

porta  que  ce  qu'il  y  avait  de  plus  extraordinaire  dans  son 
état,  c'est  que  toutes  les  fois  qu'on  lisait  en  sa  présence 
l'évangile  :  Au  commencement  était  le  Verbe ,  il  avait  un 
accès.  On  voulut  en  faire  l'essai^,  et  l'on  trouva  que  la  chose 
était  véritable.  L'évêque  fit  apporter  un  Testament  grec,  et 
dit  à  l'enfant  :  «  Ou  toi  ou  le  diable  doit  avoir  en  horreur 
ces  paroles.  Si  c'est  le  diable,  depuis  six  mille  ans  qu'il  est 
à  l'école,  il  doit  savoir  cette  langue;  si  c'est  toi,  tu  es  un 
scélérat  de  jouer  le  rôle  du  démon.  Prends  donc  garde  à 
toi.  »  Il  lut  alors  le  douzième  verset  du  chapitre,  et  l'en- 
fant, croyant  que  c'était  le  premier,  tomba  dans  son  accès. 
Quand  il  fut  plus  calme,  on  lut  le  premier  verset;  et  l'en- 
fant, croyant  que  c'en  était  un  autre,  ne  manifesta  aucun 
mouvement  extraordinaire.  L'imposture  était  évidente,  et 
l'évêque  lui  fit  donner  six  coups  de  verges  qu'il  reçut  sans 
aucun  signe  de  douleur. 

On  lui  enfonça  des  aiguilles  dans  les  doigts  des  mains  et 
des  pieds  sans  qu'il  parût  en  être  affecté  le  moins  du  monde. 
Il  devint  espiègle  et  méchant,  menaça  de  se  tuer,  et  resta 
trois  mois  dans  ces  dispositions.  Tout  d'un  coup  son  urine 
devint  noire;  de  sorte  que  l'évêque  craignit  de  lui  en  avoir 
trop  fait.  Il  le  fit  observer  attentivement  par  un  domestique 
à  travers  une  fente  de  la  porte.  Celui-ci  le  vit,  lorsque  tout 
était  tranquille  dans  la  maison,  lever  la  tête  en  l'air,  écou- 
ter, et,  après  s'être  bien  assuré  qu'il  n'avait  rien  à  craindre, 
tirer  une  bouteille  d'encre  de  la  paillasse  du  lit,  faire  cou- 
ler l'urine  dans  le  vase  à  travers  un  peu  de  laine  trempée 
dans  l'encre,  et  cacher  ensuite  la  laine  pour  s'en  servir  une 
autre  fois.  Interrogé  à  ce  sujet,  il  se  jeta  aux  pieds  de  l'é- 
vêque, lui  demandant  grâce  et  lui  promettant  de  dire  toute 
la  vérité.  Il  confessa  donc  qu'un  jour,  comme  il  sortait  de 

5* 


170  LA    POSSESSION    SIMULÉE. 

l'école^  il  avait  rencontré  un  vieillard  nommé  Thoms,  qui 
lui  avait  promis  que,  s'il  voulait  faire  ce  qu'il  lui  dirait,  il 
n'aurait  plus  besoin  d'aller  à  l'école;  que  cet  homme  lui 
avait  donné  six  leçons  pour  lui  apprendre  à  hurler,  à  rouler 
les  yeux  d'une  façon  singulière;  que  cela  était  arrivé  dans 
le  carême,  et  que  vers  Pâques  il  avait  commencé  à  pratiquer 
son  art.  (F.  Hutchinson,  Historical  essay  concerning  Witch- 
crafi.) 
W.  Somers.  Ce  qui  se  passa  vingt-trois  ans  auparavant  avec  un  autre 
prétendu  possédé,  W.  Somers,  est  beaucoup  plus  instructif 
sous  ce  rapport.  Somers,  dès  ses  plus  jeunes  années,  avait 
eu  déjà  quelques  accidents  singuliers  qui  le  forcèrent  de 
quitter  le  service  où  il  était,  et  de  se  retirer  à  Nottingham, 
chez  son  beau-père,  Robert  Cowper.  Celui-ci  l'envoya 
prendre  des  leçons  chez  un  musicien;  mais  il  s'échappa 
plusieurs  fois  de  chez  lui.  Enfin,  pour  ne  pas  être  contraint 
davantage  à  suivre  ses  leçons,  il  profita  d'un  refroidisse- 
ment qu'il  avait  gagné,  et  se  donna  comme  malade.  Les 
premiers  accidents  reparurent;  de  sorte  que  plusieurs  de 
ceux  qui  venaient  le  voir  crurent  qu'il  était  possédé,  et 
lui  donnèrent  un  livre  de  magie,  qu'il  étudia  avec  soin.  Il 
prétendit  avoir  été  ensorcelé  par  une  vieille  femme,  parce 
qu'il  n'avait  pas  voulu  lui  rendre  un  ruban  qu'il  avait 
trouvé.  Il  y  avait  alors  un  ministre  puritain,  nommé  Darrel, 
qui  était  en  grande  réputation  comme  exorciste.  Somers, 
ayant  entendu  parler  de  lui,  n'eut  point  de  repos  qu'on  ne 
l'eût  envoyé  chercher.  Il  vint  en  effet  le  5  novembre  1597. 
Il  dit,  avant  même  d'avoir  vu  Somers,  qu'il  le  croyait  pos- 
sédé, et  répéta  la  même  chose  le  soir  lorsqu'il  fut  chez  lui. 
Il  lui  demanda  comment  il  se  trouvait.  L'enfant  répondit 
qu'il  se  trouvait  bien .  Darrel  dit  que  ce  n'était  pas  lui. 


LA    POSSESSION    SIMULÉE.  171 

mais  le  diable  qui  avait  prononcé  ces  paroles  par  sa  bouche. 
Puis  il  énuméra  en  sa  présence  tous  les  phénomènes  qui  ne 
larderaient  pas  à  se  produire,  comme  cela  arrivait  chez  tous 
les  autres  possédés^,  disant  que  les  uns  se  jetaient  dans  le 
feu  ou  dans  l'eau,  claquaient  des  dents,  se  tordaient  le  cou; 
que  les  autres  faisaient  connaître  parleurs  gestes  les  péchés 
secrels  que  l'on  commettait  dans  les  lieux  où  ils  habi- 
taient. 

Le  lendemain,  il  avertit  de  nouveau  devant  lui  les  per- 
sonnes présentes  de  se  garder  de  toute  faute,  parce  que 
Somers  était  tourmenté  à  cause  des  péchés  de  Nottingham, 
et  que  c'était  pour  cela  que  Dieu  avait  voulu  faire  du  diable 
un  prédicaleur.  Somers  se  mit  à  représenter  ces  péchés  par 
des  signes  que  Darrel  expliquait  aux  gens.  Darrel  recom- 
manda de  jeûner  le  lendemain ,  et  avertit  les  hommes  de 
garder  pendant  la  nuit  la  continence,  leur  disant  qu'ils  ver- 
raient alors  des  merveilles.  Le  jour  suivant,  le  curé  du  lieu 
et  Darrel  prêchèrent  chacun  à  son  tour.  Pendant  que  le 
premier  prêcha,  Somers  resta  tranquille;  seulement  il  tré- 
pignait de  temps  en  temps.  Mais  dès  que  l'autre  commença 
son  sermon  il  devint  fort  agité .  Le  prédicateur  ayant  ex- 
posé l'un  après  l'autre  quatorze  signes  de  possession,  So- 
mers les  représenta  tous  tels  qu'il  les  avait  indiqués.  Il 
écuma,  se  déchira,  se  tordit  le  corps,  roula  les  yeux,  se 
défigura  le  visage,  regarda  fixement,  tira  la  langue,  enfla, 
de  sorte  que  Tenflure  semblait  aller  du  front  à  l'oreille  et 
au  cou,  puis  par  tout  le  corps  jusqu'aux  jambes.  Le  mou- 
vement de  sa  bouche,  quand  il  parlait,  était  si  faible  qu'on 
pouvait  à  peine  l'apercevoir;  et  quand  on  voulait  y  regar- 
der on  trouvait  sa  langue  retirée  jusqu'au  fond  du  gosier. 
11  faisait  mine  de  voulou'  se  jeter  dans  le  feu  et  dans  l'eau  ; 


172  LA    POSSESSION    SIMULÉE. 

il  semblait  être  si  lourd  qu'on  ne  pouvait  l'enlever,  et  les 
articulations  de  son  corps  étaient  si  roides  qu'on  ne  pouvait 
les  ployer.  Darrel  disait  alors  à  la  foule  que  tous  ces  signes 
annonçaient  évidemment  qu'il  était  possédé  ;  mais  que,  s'il 
plaisait  à  Dieu ,  ils  allaient  le  voir  crier,  déchirer  son  pour- 
point et  tomber  à  terre  comme  mort,  et  que  ce  seraient  là 
les  trois  signes  de  sa  délivrance. 

Somers  fit  ces  trois  choses  dans  l'ordre  qu'il  avait  indi- 
qué, et  resta  étendu  comme  mort  un  demi-quart  d'heure. 
Là-dessus  il  s'éleva  un  grand  bruit  parmi  le  peuple,  qui  se 
mit  à  crier,  à  prier  et  à  manifester  son  étonnement.  Darrel 
annonça  à  Somers  de  nouvelles  luttes  et  les  apparitions  du 
diable,  qui  commencèrent  bientôt  en  effet.  Il  se  plaignait 
de  voir  tantôt  un  chien  noir  qui  lui  présentait  de  l'or  et  du 
gingembre,  tantôt  un  coq,  une  grue,  un  serpent,  etc.  On 
chercha  les  sorcières  qui  l'avaient  ensorcelé,  et  il  en  nomma 
treize,  dont  la  vue  lui  donna  de  nouveaux  accès.  Quelqu'un 
cependant  ayant  amené  dans  la  chambre  une  de  ces  sor- 
cières sous  son  manteau ,  Somers  ne  ressentit  rien.  On  lui 
joua  d'autres  tours  encore  qui  éveillèrent  les  soupçons  à 
son  égard.  Comme  parmi  les  femmes  qu'il  avait  accusées 
se  trouvait  la  sœur  de  l'un  des  aldermen,  le  maire  du  lieu 
le  sépara  de  Darrel  et  le  fit  mettre  dans  une  maison  de  dé- 
tention, où  on  le  menaça  de  châtiments  corporels  s'il  ne 
renonçait  à  son  imposture.  Effrayé  par  ces  menaces,  il  avoua 
tout,  après  quelque  résistance,  et  offrit,  si  on  lui  assurait 
l'impunité,  de  donner  un  spécimen  de  tous  les  phénomènes 
qu'il  avait  feints.  En  effet,  il  montra  comment  il  retirait 
sa  langue,  comment  il  écumait,  comment  il  enflait  et  com- 
ment il  faisait  tout  le  reste.  On  l'avait  déjà  surpris  une  fois 
auparavant  avec  un  morceau  de  plomb  noir  dansla  bouche; 


LA    POSSESSION    SIMULÉE.         .  173 

il  avoua  maintenant  qu'il  s'en  servait  pour  écumer  plus 
facilement. 

Darrel  ne  se  laissa  point  troubler  par  toutes  ces  choses , 
et  soutint  toujours,  soit  en  chaire,  soit  autrement,  que  So- 
mers  était  possédé,  et  même  que  le  diable  le  tenait  bien  plus 
en  son  pouvoir  qu'auparavant,  parce  qu'il  possédait  main- 
tenant son  âme  et  qu'ils  avaient  fait  ensemble  un  nouveau 
pacte,  afin  d'obscurcir  les  œuvres  de  Dieu.  «  Chasser  de 
lui  le  démon,  disait- il,  eût  été  une  oeuvre  magnifique 
comme  il  n'y  en  a  point  eu  depuis  la  réforme.  Elle  nous 
aurait  donné  des  forces  contre  les  papistes,  qui  prétendent 
que  nous  ne  pouvons  opérer  de  telles  merveilles;  elle  au- 
rait confirmé  notre  parole.  C'est  pour  cela  que  le  diable  a 
poussé  ce  garçon  à  faire  ces  aveux,  afin  d'ôter  à  Dieu  sa 
gloire.  ))  11  employa  donc  auprès  de  Somers  les  exhorta- 
tions et  les  menaces  pour  lui  faire  rétracter  ses  aveux.  Mais 
celui-ci  lui  écrivit  une  lettre  où ,  après  lui  avoir  présenté 
ses  salutations  bien  sincères,  il  le  prie  de  le  laisser  en  repos, 
et  dit  qu'il  a  menti  en  se  donnant  pour  possédé;  que  d'abord 
il  a  été  poussé  à  agir  ainsi  par  les  discours  du  peuple ,  et 
plus  tard  par  ses  prédications  à  lui.  Il  l'engage  à  laisser  la 
chose  aller  son  train,  parce  que  plus  il  s'en  mêlera,  moins 
elle  sera  glorieuse  pour  lui.  Darrel  avoua  qu'il  avait  reçu 
la  lettre,  mais  n'en  persista  pas  moins  à  défendre  tout  ce 
qu'il  avait  fait,  de  sorte  que  l'archevêque  d'York  nomma 
une  commission  composée  d'ecclésiastiques  et  de  laïques 
pour  examiner  la  chose  à  fond.  Somers  persista  dans  ses 
aveux,  et  offrit  de  tomber  dans  ses  accès  devant  les  mem- 
bres de  la  commission,  et  d'en  sortir  sur  la  parole  du 
maire.  La  commission  s'assembla  au  jour  indiqué;  Somers 
tomba  dans  ses  accès,  comme  il  l'avait  annoncé  d'avance. 


174  LA    POSSESSION    SIMULÉE. 

et  d'une  manière  aussi  violente  qu'auparavant.  On  lui  en- 
fonça des  aiguilles  sans  qu'il  bougeât,  et  même,  à  ce  qu'il 
paraît,  sans  qu'il  versât  une  goutte  de  sang.  La  chose  alla 
si  loin  que  les  personnes  présentes  regardèrent  les  phéno- 
mènes comme  réels  et  s'élevèrent  contre  ceux  qui  pen- 
saient autrement.  Le  maire,  effrayé,  n'osa  pas  rappeler  à 
luiSomers,  comme  il  avait  été  convenu.  Celui-ci,  qui  avait 
entendu  tout  ce  qui  s'était  passé,  trouva  plus  expédient  de 
reprendre  son  ancien  jeu ,  et  déclara  que  sa  possession 
était  véritable ,  et  qu'il  n'était  pas  un  imposteur.  On  en- 
tendit alors  dix -sept  témoins  présentés  par  Darrel,  qui 
décrivirent  les  actes  tels  qu'ils  les  avaient  vus,  et  sur  leur 
témoignage  les  commissaires  déclarèrent  que  la  possession 
était  réelle. 

Somers  se  trouvait  donc  possédé  une  seconde  fois  ;  et 
comme  ses  accès  le  reprirent  de  nouveau,  Darrel  lui  promit 
d'ordonner  un  jour  de  jeûne  pour  sa  délivrance.  Mais  la 
chose  ne  resta  en  cet  état  que  dix  jours,  au  bout  desquels 
Anderson  vint  ouvrir  la  session  à  Nottingham.  Il  trouva 
pendante  la  cause  de  deux  sorcières  accusées  par  Somers, 
et  tout  le  pays  dans  une  grande  émotion  à  cause  de  cette 
affaire.  Il  prit  donc  ce  garçon,  lui  parla  sérieusement, 
l'engageant  à  prendre  courage  et  à  confesser  librement  la 
vérité.  Somers  avoua  de  nouveau  qu'il  avait  trompé.  Il  fit 
devant  lui  tous  ses  tours;  puis,  sur  une  parole  du  juge, 
il  revint  à  lui,  se  releva  frais  et  dispos,  et  continua  d'aller 
bien  à  partir  de  ce  moment.  Il  fit  aussi  la  même  chose 
devant  Darrel  ;  mais  celui-ci  ne  voulut  pas  même  le  regar- 
der, prétendant  toujours  qu'étant  possédé  de  sept  diables 
il  ne  doutait  pas  qu'il  ne  fît  tout  cela  par  la  même  puissance 
qu'auparavant.  On  jugea  donc  nécessaire  de  faire  examiner 


LA    POSSESSION    SIMULÉE.  175 

la  chose  parle  haiiljiiry,  et  Darrel  et  Somers  furent  cités. 
On  entendit  quarante-quatre  témoins ,  dont  on  confronta 
les  témoignages  avec  ceux  qui  avaient  été  recueillis  anté- 
rieurement. Somers  persista  dans  ses  aveux.  On  demanda 
à  Darrel  comment  il  pouvait  accorder  l'opinion  où  il  était 
que  ce  garçon  était  réellement  possédé  avec  la  santé  par- 
faite dont  il  jouissait  maintenant.  Il  répondit  :  «  Quand  le 
fort  est  tranquille  dans  sa  possession,  sa  maison  paraît  en 
paix.  Mais  le  diable  l'épie  et  se  tient  caché  comme  un 
vieux  renard  qu'il  est.  »  Cependant  Darrel  fut  déclaré  à 
l'unanimité  coupable  d'imposture,  déposé  de  sa  charge,  et 
condamné  à  rester  en  prison  jusqu'à  ce  qu'on  eût  pris 
des  mesures  relativement  à  la  peine  qu'il  devait  subir. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans  cette  histoire, 
c'est  que  l'exorciste  et  le  possédé  sont  pris  du  même  esprit 
de  mensonge.  Quant  au  dernier,  son  imposture  n'est  point 
une  imposture  ordinaire.  On  peut  se  faire  écumer  la  bouche 
au  moyen  de  certaines  substances,  on  peut  par  un  long 
usage  acquérir  à  un  haut  degré  la  faculté  de  se  tordre  les 
membres;  mais  il  n'existe  aucun  moyen  pour  se  rendre 
insensible  à  la  douleur  quand  on  vous  enfonce  des  épin- 
gles dans  la  chair,  bien  moins  encore  pour  empêcher  le 
sang  de  couler.  Il  n'existe  aucun  moyen  non  plus  de  se 
faire  enfler  le  corps  depuis  la  tête  jusqu'aux  jambes,  puis 
de  se  faire  désenfler  par  un  procédé  contraire.  Il  faudrait 
pour  cela  pouvoir,  par  une  certaine  dépression,  fermer 
aux  impressions  du  dehors  le  système  nerveux  ,  qui  sert 
d'organe  au  sens  commun,  et  rendre,  au  contraire,  en  l'éle- 
vant à  une  plus  haute  puissance,  le  système  ganglionnaire 
accessible  jusqu'à  un  certain  point  au  commandement  de 
la  volonté  ,  de  sorte  que  celle-ci  puisse  à  son  gré  produire 


176  LA    POSSESSION   SIMULÉE. 

des  congestions  de  sang  dans  certaines  parties  et  par  suite 
une  turgescence  dans  le  tissu  cellulaire.  Or  cette  faculté 
ne  peut  être  l'effet  que  d'une  disposition  toute  particulière, 
comme  serait  par  exemple  la  jonction  organique  des  deux 
systèmes  nerveux,  laquelle  permettrait  à  la  volonté  de 
produire  des  phénomènes  extraordinaires  en  passant  d'un 
système  dans  l'autre.  Somers  devait  avoir  aussi  des  dispo- 
sitions semblables  à  celles  que  saint  Augustin  attribue  à  ce 
prêtre  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  ou  encore  à  celles 
que  l'on  trouve  chez  les  rhabdomantes.  Chez  ces  derniers, 
tant  qu'une  cause  physique  déterminée  met  en  mouvement 
le  don  qu'ils  ont  reçu,  les  phénomènes  extérieurs  par  les- 
quels ils  se  manifestent  appartiennent  à  Tordre  des  vérités 
naturelles;  l'illusion  et  le  mensonge  rie  commencent  à  se 
montrer  que  lorsqu'on  veut  se  servir  de  ce  don  pour  un 
but  moral.  Il  en  est  ainsi  de  celui  qu'avait  reçu  Somers. 
11  commença  par  une  vérité  naturelle,  et  finit  par  un  men- 
songe coupable  ;  et  son  maître  en  cela  fut  Darrel,  son  exor- 
ciste, dans  lequel  également  nous  trouvons  la  vérité  et  le 
mensonge  réunis  d'une  manière  bizarre. 

Le  mensonge  est  pour  le  démon  un  des  liens  les  plus 
puissants ,  et  celui  que  le  mensonge  possède  est  possédé 
par  le  diable.  En  ce  sens,  Darrel  avait  raison  quand  il  disait, 
après  que  Somers  eut  fait  ses  aveux,  c'est-à-dire  eut  re- 
connu son  mensonge  :  «  C'est  maintenant  qu'il  est  vrai- 
ment possédé.  »  Mais  ce  n'était  là  que  la  moitié  de  la  vérité; 
car  Darrel,  de  son  côté,  mentant  sciemment,  était  aussi 
lui  possédé  du  démon;  de  sorte  que  le  diable,  conformé- 
ment à  sa  nature,  se  niait  lui  -môme  et  dans  l'un  et  dans 
l'autre,  mais  en  se  niant  s'affirmait  au  contraire,  puisque 
son  être  consiste  dans  la  négation  et  le  mensonge.  C'est 


LA    POSSESSION    SIMULÉE.  177 

donc  à  tort  que  les  adversaires  de  la  mystique  s'appuient 
sur  les  impostures  de  ce  genre  pour  nier  tous  les  faits 
extraordinaires  qui  appartiennent  à  ce  domaine.  Ils  agis- 
sent en  cela  comme  ferait  celui  qui,  parce  qu'un  Sicilien 
a  composé  autrefois  un  grand  nombre  de  documents  faux, 
ou  parce  qu'un  autre  a  fabriqué  des  monnaies  antiques 
que  l'on  peut  à  peine  distinguer  de  celles  qui  sont  authen- 
tiques ,  ou  parce  qu'un  troisième  a  taillé  des  camées  qui 
imitent  parfaitement  les  anciens j,  en  conclurait  que  tous 
les  documents  contenus  dans  les  archives ,  que  toutes  les 
collections  de  monnaies  et  de  camées  ont  la  mêrlie 
origine. 

Dira-t-  on  que  Somers  se  faisait  enfler  et  désenfler  en 
poussant  son  souffle  avec  force  ^  puis  en  le  retenant  et 
l'absorbant?  Attribuera-t-on  son  vol  à  des  cabrioles  pro- 
duites par  les  esprits  vitaux^  comme  l'a  fait  Hutchinson 
en  cette  circonstance?  Ce  sont  là  des  suppositions  trop 
ridicules  pour  que  nous  prenions  la  peine  de  nous  y  ar- 
rêter. L'Église,  pour  prémunir  les  fidèles  contre  ces  men- 
songes grossiers,  leur  recommande  un  moyen  qui  manque 
rarement  son  effet  :  c'est  de  prononcer  intérieurement  une 
formule  d'exorcisme,  sans  qu'aucun  mouvement  extérieur 
puisse  laisser  deviner  à  l'imposteur  ce  qui  se  passe  au  de- 
dans. Ce  moyen  toutefois  est  impuissant  dans  le  cas  où 
l'imposture  est  très -déliée  et  très -difficile  à  découvrir, 
comme  dans  la  clairvoyance  par  exemple  ;  et  par  consé- 
quent il  ne  nous  dispense  point  des  précautions  que  la 
prudence  chrétienne  conseille  en  ces  circonstances.  Il  est 
donc  bon  de  ne  jamais  perdre  de  vue  que  tous  les  phéno- 
mènes de  ce  genre  appartiennent  à  un  domaine  où  le  men- 
songe est  comme  chez  lui,  et  qu'il  ne  faut;,  à  cause  de 


178  LA    SAINTETÉ    SIMULÉE. 

cela,  en  approcher  qu'avec  la  résolution  bien  arrêtée  de 
se  renfermer  dans  le  doute ,  jusqu'à  ce  que  des  faits  in- 
contestables aient  démontré  la,  présence  du  démon. 


CHAPITRE  Xll 

De  ceux  qui  par  orgueil  ont  feint  la  sainteté.  Comment,  lorsque  le 
mensonge  est  uni  à  la  vanité  et  àl'orgueil,  l'homme  finit  souvent  par 
se  persuader  qu'il  ne  ment  pas.  Comment  le  mal  se  développe  et 
arrive  à  son  dernier  terme.  Histoire  d'une  religieuse  de  Cell  près  de 
Constance;  d'une  autre  près  de  Lyon;  de  Catherine  dans  la  Valte- 
line;  d'une  femme  de  Gand,  citée  par  Delrio  ;  de  Nicole  de  Reims; 
de  l'Yançois  de  la  Croix  au  Pérou. 

L'homme,  après  avoir  menti  sciemment  pour  tromper 
les  autres,  finit  quelquefois,  lorsque  l'orgueil  s'en  mêle,  par 
acquérir  une  certaine  conviction,  qui  lui  donne  le  moyen 
de  tromper  les  autres  avec  bien  plus  de  succès  encore.  C'est 
là  le  second  degré  du  mal.  Tout  péché  d'orgueil  repose 
sur  cette  parole  :  «  Vous  serez  comme  les  Élohim;  »  ce  qui , 
traduit  dans  la  langue  du  christianisme,  veut  dire  :  «  Vous 
serez  comme  les  saints  sans  être  saints.  «  L'auréole  de  la 
sainteté  a  eu  de  tout  temps,  surtout  pour  les  femmes,  et  dans 
les  classes  inférieures  plus  que  dans  les  autres,  quelque 
chose  de  séduisant.  En  effet,  pour  arriver  à  se  donner 
cette  apparence,  il  faut  beaucoup  souffrir  et  se  priver 
beaucoup ,  et  les  femmes  sont  maîtresses  en  cet  art.  La 
première  condition  pour  avancer  dans  les  voies  mystiques 
est  un  certain  éloignement  du  monde,  joint  au  recueille- 
ment en  soi-même,  puis  une  patience  et  une  résignation 
qui  ne  se  démentent  jamais  et  qui  laissent  aller  les  choses 
comme  Dieu  veut  qu'elles  aillent.  L'homme  n'atteint  ce 


LA    SAINTETÉ    SIMULÉE.  179 

but  qu'en  se  faisant  violence;  mais  la  femme  y  est  poussée 
pour  ainsi  dire  par  sa  nature,  et  dès  le  point  de  départ 
elle  se  trouve  déjà  là  où  le  premier  n'arrive  qu'après  beau- 
coup de  peine  et  de  fatigue. 

Pour  produire  les  premiers  symptômes  extérieurs  de 
l'état  mystique,  il  ne  faut  qu'une  certaine  mobilité  du 
système  nerveux,  qui ,  refoulant  et  repliant  vers  le  dedans 
les  forces  tournées  vers  le  dehors  dans  la  vie  ordinaire, 
donne  à  celles-ci  une  direction  inaccoutumée.  Or  cette 
mobilité  est,  comme  on  le  sait,  naturelle  à  la  femme.  Cette 
disposition  est  encore  augmentée  par  les  nécessités  de 
toute  sorte  qui  pèsent  sur  les  classes  inférieures,  par  le 
malheur,  par  des  chagrins  secrets.  Lorsqu'on  a  souffert 
pendant  quelque  temps  avec  une  résignation  religieuse , 
on  finit  bientôt  par  se  sentir  détaché  du  monde  extérieur; 
et  l'on  cherche  dans  le  monde  intérieur  les  consolations 
que  refuse  le  premier.  Les  privations  que  l'on  s'impose 
alors,  et  qui  coûtent  moins  aux  femmes  qu'à  l'homme, 
développent  encore  cette  disposition  del'àme,  et  donnent 
au  système  nerveux  un  nouveau  degré  d'exaltation  :  aussi 
on  ne  tarde  pas  à  voir  apparaître  les  premiers  symptômes 
d'un  état  magnétique.  La  nature  de  ces  symptômes  est 
ordinairement  inconnue  de  ceux  qui  les  éprouvent  et  de 
ceux  qui  les  entourent  :  ils  frappent  donc  également  les 
uns  et  les  autres.  Celui  qui  les  éprouve  s'étonne;  il  com- 
mence à  se  croire  important,  à  se  regarder  comme  un 
instrument  privilégié  de  Dieu.  Il  n'en  devient  que  plus 
attentif  à  ce  qui  se  passe  en  soi ,  plus  appliqué  à  dévelop- 
per un  genre  de  vie  qui  a  eu  déjà  pour  lui  de  si  heu- 
reux résultats ,  ce  qui  naturellement  augmente  encore 
les  symptômes  de  cet  état.  L'attention  des  autres  est  frap- 


180  LA    SAINTETÉ    SIMULÉE. 

pée  davantage  aussi  ^  et  le  concours  autour  de  l'être  pri- 
vilégié est  plus  grand  qu'auparavant.  Au  commencement, 
les  parents  seuls  prenaient  intérêt  à  la  chose;  bientôt  les 
amis,  les  camarades  de  jeunesse  s'en  mêlent.  Tous  sont 
flattés  de  voir  s'élever  au  milieu  d'eux  un  astre  aussi 
brillant. 

Bientôt  les  voisins  se  mettent  de  la  partie.  Le  peuple  est 
toujours  disposé  à  croire  et  à  regarder  comme  divin  tout  ce 
qui  est  extraordinaire.  Il  veut  cependant  considérer  les 
choses  de  près.  Il  prend  donc  des  informations  sur  le  passé 
de  celle  qui  est  devenue  ainsi  l'objet  de  l'attention  générale. 
Ordinairement;,  c'est  une  personne  recueillie,  dont  la  jeu- 
nesse a  été  pure  et  innocente.  Si  d'ailleurs  elle  a  eu  quel- 
ques faiblesses,  on  les  attribue  à  la  fragilité  humaine ,  sans 
y  attacher  trop  d'importance.  La  vie  a  été  édifiante;  les 
discours  ne  le  sont  pas  moins,  et  roulent  en  partie  sur  des 
sujets  élevés,  et  qui  semblent  dépasser  l'horizon  de  celle  qui 
les  tient.  Tout  aun  accent  prononcé  de  vérité;  car  tout  vient 
d'un  état  qui  est  réel  et  non  feint.  La  sainte  devient  donc 
bientôt  un  objet  de  vénération  pour  tous  ceux  qui  l'ap  - 
prochent,  et  il  ne  lui  manque  plus  que  l'approbation  de 
son  directeur.  Les  autres  ne  voient  pas  ce  qui  se  passe  au 
dedans  de  l'àme  ;  mais  lui  le  sait.  Il  connaît  par  la  confes- 
sion tous  les  replis  du  cœur  de  cette  personne  :  il  trouve 
en  elle  une  conscience  tendre,  délicate,  qui  se  reproche  les 
moindres  fautes,  et  il  s'applaudit  de  rencontrer  tant  de 
ferveur  au  milieu  de  la  tiédeur  générale  qui  attriste  si  sou- 
vent son  ûme.  D'abord  il  conçoit  bien  quelques  sentiments 
de  défiance ,  et  il  observe  attentivement  sa  pénitente;  mais 
en  supposant  que  celle-ci  soit  déjà  victime  de  ses  propres 
illusions,  elle  est  encore,  ordinairement  du  moins,  dans 


LA    SAINTETÉ    SIMULÉE.  181 

une  certaine  bonne  foi.  Elle  traverse  avec  succès  les 
épreuves  auxquelles  son  directeur  la  soumet  ;  et  comme 
celui  -  ci  d'ailleurs  croit  volontiers  les  choses  vers  les- 
quelles il  incline^  il  est  bientôt  convaincu  de  l'excellence 
de  l'âme  qu'il  dirige,  et  se  rend  au  jugement  que  les  au- 
tres portent  à  son  sujet,  ce  qui  naturellement  augmente 
encore  le  respect  et  la  dévotion  qu'on  a  pour  elle. 

La  malheureuse  est  arrivée  à  ce  moment  solennel  où  la 
bonne  foi  n'est  plus  possible,  où  il  faut  ou  passer  au  men- 
songe formel,  ou  reculer  et  convenir  qu'on  s'est  trompé. 
Si  elle  surmonte  la  tentation ,  et  celle-ci  est  des  plus  dan- 
gereuses ,  elle  devient,  avec  la  grâce  de  Dieu  et  la  persévé- 
rance, une  sainte.  Mais  si  elle  succombe,  si  elle  s'enivre  à 
la  coupe  de  la  vanité  qui  lui  est  présentée  de  toute  part , 
elle  est  mordue  par  le  serpent  infernal  à  l'endroit  le  plus 
sensible,  et  l'impur  venin  dont  il  l'a  souillée  fait  de  rapides 
progrès.  Le  don  de  prophétie  commence  ordinairement  la 
série  de  ses  impostures.  C'est  ce  don,  en  effet,  qui  agit  le 
plus  sur  les  autres,  et  frappe  davantage  l'attention.  Les 
prophéties  ont  d'abord  pour  objet  l'état  et  l'avenir  de  la 
personne  qui  les  fait.  La  nature,  brisée  de  bonne  heure 
par  la  vie  ascétique,  se  sent  bientôt  faible  et  épuisée,  et  la 
pensée  de  la  mort  s'offre  d'elle-même  à  l'esprit.  Une  voix 
intérieure  crie  :  Tu  dois  mourir,  ou  tu  mourras!  voulant 
parler  de  la  mort  spirituelle.  Mais  Tàme  inexpérimentée, 
ou  qui  déjà  commence  à  se  troubler,  croit  qu'il  est  question 
de  la  mort  du  corps.  Elle  fixe  un  terme,  au  bout  duquel 
elle  doit  sortir  de  cette  vie,  puis  un  second,  puis  un  troi- 
sième. Lorsque  la  prophétie  ne  s'accomplit  pas,  on  trouve 
facilement  une  explication,  d'autant  plus  qu'elle  a  été  faite 
dans  la  bonne  foi.  D'un  autre  côté,  les  parents,  les  amis 
IV.  6 


182  LA    SAINTETÉ    SIMULÉE. 

regardent  comme  un  effet  de  la  bonté  de  Dieu  la  conserva- 
tion de  celle  qu'ils  aiment,  et  l'attribuent  en  partie  aux 
prières  adressées  au  Ciel  pour  la  retenir  en  ce  monde. 
Leur  foi  n'est  point  ébranlée  :  les  curieux  arrivent  de 
toute  part  pour  consulter  la  nouvelle  prophétesse. 

Pour  les  satisfaire ,  il  faut  déjà  avoir  recours  à  certains 
petits  artifices;  et  pour  se  tirer  d'affaire,  si  la  prophétie 
ne  s'accomplit  pas,  il  faut  imaginer  toute  sorte  de  feintes 
et  de  défaites.  Si  elle  s'accomplit,  au  contraire,  la  vanité 
en  est  flattée  et  la  pureté  de  l'àme  altérée.  On  commence 
à  raconter  des  histoires  d'un  caractère  mythique  :  on  dit 
que  l'on  converse  avec  les  esprits;  que  ceux-ci  ont  laissé 
comme  signe  de  leur  présence  une  fleur,  un  fruit,  une 
image.  Au  commencement,  la  chose  se  fait  sans  malice 
peut  -  être  :  la  réalité  extérieure  se  confond  avec  les  visions 
d'un  état  extatique,  ou  bien  ce  sont  des  images  symbo- 
liques qui  sont  mal  comprises.  Mais  on  arrive  insensible- 
ment à  faire  de  propos  délibéré  ce  qui  n'était  point  ré- 
fléchi d'abord.  L'illusion  devient  involontaire,  et  continue 
ce  qui  a  été  conmiencé  de  boime  foi  ;  c'est  ainsi  que  le 
mensonge  prend  racine  au  fond  du  cœur.  Les  reproches 
de  la  conscience  se  font  sentir;  mais  on  leur  oppose  l'in- 
noconcc  de  la  vie  pour  tout  le  reste,  et  les  privations  que 
l'on  s'impose.  Et  d'ailleurs  le  but  que  l'on  veut  atteindre 
n'est -il  pas  de  propager  la  religion  ,  d'édifier  le  prochain? 
Cela  ne  suftit-il  pas  pour  excuser  ces  bagatelles? 

Le  directeur,  de  son  côté,  ne  pressentant  point  le  dan- 
ger, a  peut-être  contril)ué  à  l'augmenter.  11  aurait  du 
bien  connaître  les  régions  où  il  entrait,  les  sentiers  dé- 
tournés qui  traversent  ces  domaines  dans  tous  les  sens.  Il 
aurait  fiiUu  qu'il  eût  parcouru  lui-même  ces  voies,  afin  de 


LA    SAINTETÉ    SIMULÉE.  183 

pouvoir  servir  de  guide  aux  autres.  Mais  combien  en  est- 
il  qui,  même  autrefois,  dans  des  temps  meilleurs,  aient 
pris  seulement  connaissance  de  ces  états  extraordinaires? 
Combien  en  est-il  qui  aient  été  initiés  seulement  aux  pre- 
miers degrés  de  ces  mystères?  Que  doit- ce  donc  être  au- 
jourd'hui que  la  mystique  est  devenue  tellement  étrangère 
aux  études  théologiques  qu'on  en  fait  à  peine  mention  ? 
Le  directeur,  absorbé  par  les  besoins  de  la  vie  ordinaire, 
se  voit  en  face  d'exigences  auxquelles  il  ne  peut  satisfaire. 
Les  expériences  des  temps  passés  lui  sont  à  peu  près  in- 
connues, puisque  les  livres  même  où  elles  sont  racontées 
se  sont  perdus.  Il  doit  donc  faire  de  nouveaux  essais  à  ses 
irais  et  aux  frais  de  ceux  qu'il  dirige.  S'ils  réussissent,  ils 
ne  lui  sont  que  de  peu  d'utiUté  à  cause  de  l'inconstance  et 
de  la  mobilité  des  phénomènes;  s'ils  ne  réussissent  pas, 
au  contraire,  c'est  autant  de  gagné  pour  le  mal.  Voici  ce 
qui  arrive  souvent  en  ces  circonstances.  Au  commence- 
ment il  affecte  à  l'égard  de  sa  pénitente  une  sévérité  qui 
la  repousse  ;  il  nie  tous  les  faits  qu'elle  lui  raconte,  ou  ne 
veut  pas  même  en  entendre  parler.  Celte  rigueur  excessive 
produit  un  mauvais  effet  sur  elle  :  la  nature,  blessée  et 
maltraitée,  se  ferme,  s'endurcit  dans  ce  qu'elle  a  de  meil- 
leur, et  les  mauvais  éléments  du  cœur  humain  se  déve- 
loppent au  contraire.  Ou  bien  il  cède  d'abord  à  une  crédu- 
lité trop  grande,  se  contente  d'épreuves  superficielles,  et 
mêle  sa  voix  au  concert  d'éloges  dont  sa  pénitente  est 
l'objet.  Ou  bien  encore ,  au  lieu  de  la  conduire  et  de  la 
diriger  avec  calme  et  réflexion,  il  se  laisse  conduire  par 
elle;  de  sorte  que  le  cœur  de  la  pauvre  femme,  semblable 
aune  barque  sans  pilote  ni  gouvernail,  erre  à  l'aventure 
sur  les  flots  agités. 


184  LA    SAINTETÉ    SIMULÉE. 

Des  visions  se  manifestent^  et  l'on  y  ajoute  une  foi  abso- 
lue. On  fait  ce  qu'elles  prescrivent.  Mais  comme  elles  ne 
sont  que  des  illusions  ou  un  mirage  produit  par  les  agita- 
tions du  cœur,  rien  ne  s'accorde  avec  elles  dans  le  monde 
réel  et  extérieur;  partout  une  contradiction  manifeste  ap- 
paraît entre  les  images  et  les  choses.  Lorsqu'on  s'aperçoit 
qu'on  s'est  trompé,  il  faut  tacher  que  les  autres  ne  s'en 
aperçoivent  pas.  Chaque  erreur  en  amène  donc  une  autre, 
et  delà  résulte  une  inexprimable  confusion.  L'amour-pro- 
pre de  ceux  qui  ont  pris  parti  dans  l'affaire  se  trouve  en- 
gagé; et  au  lieu  d'arrêter  la  pauvre  âme  sur  le  penchant 
qui  la  conduit  à  l'abîme,  ils  l'y  poussent,  au  contraire, 
en  cherchant  à  excuser  ou  à  pallier  ses  mensonges.  Elle  se 
trouve  ainsi  confirmée  dans  l'opinion  qu'elle  a,  sinon  de  sa 
vertu,  du  moins  de  son  importance.  Mais  cette  bonne  ré- 
putation dont  on  jouit,  il  faut  la  justifier  et  la  conserver  : 
on  se  permet  donc  dans  ce  but  certains  artifices;  on  cache, 
on  dissimule,  afin  de  passer  pour  sainte.  L'hypocrisie  s'a- 
joute aux  autres  péchés ,  et  la  fieur  qui  répand  au  dehors 
de  si  doux  parfums  recèle  en  soi  un  ver  qui  la  dévore. 

Ces  progrès  dans  la  carrière  qui  mène  à  l'abîme  altèrent 
toujours  davantage  la  lumière  d'en  haut  ;  de  sorte  qu'il 
devient  toujours  plus  facile  de  confondre  avec  elle  les 
lueurs  trompeuses  qui  viennent  d'ailleurs;  et  l'àme  se 
trouve  ainsi  toujours  plus  accessible  aux  illusions  du  dé- 
mon. Il  faut  de  nouveaux  signes  pour  entretenir  le  zèle  de 
la  pieuse  coterie  qui  s'est  formée  autour  de  la  sainte.  De 
tous  les  signes,  le  plus  puissant,  celui  qui  conduit  plus 
promptement  au  but,  c'est  sans  contredit  les  stigmates.  Ils 
portent,  en  effet,  l'empreinte  d'un  état  supérieur  visible 
pour  tous,  et  l'incrédulité  peut  mettre,  pour  ainsi  dire,  le 


LA    SAINTETÉ    SIMULÉE.  185 

doigt  dans  les  plaies.  C'est  une  preuve  palpable^  et  par 
conséquent  irrésistible.  L'âme  abusée  s'est  bercée  long- 
temps déjà  de  l'espoir  de  voir  apparaître  bientôt  ce  sceau 
de  l'action  immédiate  de  Dieu;  quelque  chose  lui  dit 
que  le  temps  approche  où  cette  faveur  lui  sera  accordée. 
Cette  nouvelle  est  accueillie  avec  joie,  communiquée 
promptement  aux  amies.  Le  temps  fixé  est  arrivé  ;  on  at- 
tend avec  impatience,  et  cependant  les  stigmates  ne  parais- 
sent pas.  Un  nouveau  terme  est  accordé,  puis  un  troi- 
sième; les  stigmates  ne  paraissent  pas  encore.  Le  voile  qui 
cachait  à  l'âme  son  état  se  déchire,  et  elle  rencontre  la 
figure  de  Satan,  qui  fixe  sur  elle  son  regard  et  lui  inspire 
des  pensées  de  désespoir.  Comment  !  le  prix  de  tant  d'ef- 
forts serait  perdu  !  Le  mépris  serait  la  récompense  d'une 
vie  aussi  pénible  et  aussi  mortifiée  !  Mais  ce  serait  donner 
raison  à  ceux  qui  prétendent  que  tous  les  phénomènes  mys- 
tiques ne  sont  que  des  illusions.  Non  ;  plutôt  avoir  recours 
aux  moyens  extrêmes. 

Une  pommade  épispastique ,  des  frictions  longtemps 
continuées  produisent  pour  un  certain  temps  l'effet  désiré 
aux  yeux  d'un  entourage  qui  n'a  ni  le  désir  ni  le  droit  de 
faire  une  enquête  sévère  sur  les  phénomènes  de  cette  sorte, 
ni  les  qualités  nécessaires  pour  cela.  La  rupture  avec  le 
bon  esprit  est  consommée,  et  l'âme  ne  s'inspire  plus  que  de 
son  désespoir.  Les  reproches  de  la  conscience  sont  étouffés 
par  la  nécessité,  qui  excuse  et  justifie  tout.  Plus  les  signes 
sont  médiocres,  plus  il  faut  agir  sur  l'opinion  pubhque, 
afin  de  compenser  ce  qui  leur  manque.  Pour  cela,  on  mène 
une  vie  plus  sévère  encore,  et  l'on  pousse  la  rigueur  en  ce 
genre  au  delà  des  limites  de  la  discrétion  ;  car  il  faut  dé- 
sarmer de  plus  en  plus  les  soupçons  qui  s'éveillent.  Ainsi, 


186  LA    SAINTETÉ    SIMULEE. 

on  ne  garde  plus  aucune  mesure  dans  l'abstinence ,  et  l'on 
finit  par  prétendre  que  l'on  ne  prend  plus  rien.  La  nature, 
brisée  corporellement^  n'est  pas  domptée  moralement  pour 
cela;  car  l'état  fâcheux  de  l'àme  éloigne  le  secours  d'en 
haut.  La  chair,  ainsi  maltraitée,  se  révolte  et  réclame  ses 
droits.  Mais  il  faut  saisir  le  moment  où  il  n'y  a  pas  de  té- 
moins :  de  là  la  triste  nécessité  d'épier  l'occasion,  de 
marcher  par  des  voies  tortueuses,  et  de  se  hâter  dès  que 
l'occasion  longtemps  attendue  se  présente.  Les  autres  ne 
peuvent  comprendre  qu'on  cherche  à  dérober  ce  qu'on 
peut  prendre  publiquement  :  ils  ne  peuvent  croire  que  l'on 
soit  assez  insensé  pour  se  damner  en  se  condamnant  à  une 
vie  dure  et  pénible.  Aussi,  lors  même  qu'ils  remarquent 
quelque  chose  de  déréglé,  ils  sont  disposés  à  interpréter 
favorablement  la  chose.  Si  les  aliments  disparaissent,  c'est 
le  diable  qui  les  a  avalés  pour  détruire  la  réputation  de  la 
sainte.  Si  on  a  vu  celle-ci  manger,  c'est  une  illusion  pro- 
duite par  Satan  dans  le  même  but.  Si  les  effets  d'une  nour- 
riture abondante  se  manifestent,  c'est  encore  le  démon 
qui  se  plaît  à  ces  sortes  de  choses.  Ainsi,  à  mesure  que  le 
mensonge  augmente  au  dedans,  les  illusions  croissent  au 
dehors.  Lorsque  enfin  l'imposture  est  découverte,  comme 
il  arrive  presque  toujours,  il  en  résulte  une  déplorable  con- 
fusion. Ceux  qui  par  imprévoyance,  et  sur  des  motifs  in- 
suffisants ,  ont  cru  à  la  sainteté  de  cette  hypocrite  en  sont 
troublés  et  scandalisés.  Ceux,  au  contraire,  qui  dès  l'ori- 
gine se  sont  opposés  à  elle  non  par  prudence  et  après 
avoir  examiné  l'aifaire,  mais  par  une  antipathie  secrète 
contre  tout  ce  qui  s'élève  au-dessus  du  cours  ordinaire  des 
choses,  triomphent  maintenant,  se  trouvent  confirmés  dans 
leurs  principes,  et  acquèrenl  par  là  plus  d'autorité  au- 


L\    SAINTETÉ    SIMULÉE.  1<S7 

près  des  autres.  Le  démon  ^  après  avoir  profité  au  com- 
mencement de  la  crédulité  des  .premiers  ^  profite  davan- 
tage  encore  à  la  fin  de  l'incrédulité  des  derniers,  qui 
exploitent  le  scandale  à  leur  avantage. 

Dans  tous  les  temps  l'Église  a  eu  à  gémir  sur  des  faits  La  religieuse 
de  cette  sorte.  Déjà,  peu  de  temps  avant  le  concile  de  Con- 
stance, une  religieuse  de  Cell,  prèsde  cette  ville,  succomba 
à  cette  tentation,  la  plus  subtile  et  la  plus  terrible  de  toutes. 
Elle  s'était  acquis  une  grande  réputation  de  sainteté,  et 
passait  pour  être  très-avancée  dans  la  contemplation  auprès 
de  ceux  qui  ne  savent  point  discerner  les  esprits  j  et  un 
grand  nombre  de  prêtres  du  diocèse  avaient  une  entière 
confiance  en  elle.  Elle  avait  de  fréquents  ravissements,  et 
quand  elle  était  revenue  à  elle  elle  racontait  les  merveilles 
qu'elle  avait  vues.  Mais  il  arriva  que  ses  partisans  annon- 
cèrent dans  la  ville  de  Constance  qu'à  un  certain  jour  dé- 
terminé elle  recevrait  certainement  les  stigmates  aux  mains, 
aux  pieds  et  au  cœur.  Une  multitude  d'hommes  de  tout 
état,  de  toute  profession,  prêtres  et  laïques,  se  rendirent 
à  Cell  au  jour  indiqué,  afin  d'être  témoins  de  cette  mer- 
veille. Ils  trouvèrent  la  prétendue  sainte  en  extase ,  et 
attendirent  quelque  temps  avec  patience.  Mais  à  la  fin , 
comme  les  stigmates  ne  paraissaient  point,  ils  commen- 
cèrent à  se  lasser  d'attendre.  Un  prêtre  qui  était  tout  près 
de  l'extatique  se  mit  à  crier  d'une  voix  très-forte  :  «  Ayez 
donc  patience,  et  attendez  la  fin,  »  et  apaisa  ainsi  pour  un 
peu  de  temps  les  murmures  de  la  foule.  Cependant,  le  soir 
étant  venu  sans  que  les  stigmates  parussent,  tous  ceux  qui 
avaient  cru  à  la  sainteté  de  cette  femme  s'en  allèrent  confus 
et  troublés;  car  son  imposture  était  évidente.  Le  frère 
Henri  de  Rheinfeld,  Dominicain,  qui  était  présent,  adressa 


188  LA    SAIISTETÉ   SIMULÉE. 

à  la  foule  Un  sermon,  où  il  montrait  que  l'esprit  d'erreur 
sait  se  cacher  sous  toutes  les  formes,  et  qu'il  est  souve- 
rainement dangereux  d'écouter  les  inspirations  de  l'a- 
mour-propre,  de  se  lancer  dans  le  merveilleux  par  sa 
propre  impulsion,  et  de  persévérer  dans  l'erreur  quand 
on  l'a  découverte.  La  religieuse  fut  quelque  temps  après 
condamnée  avec  un  de  ses  complices  par  TOfficialité  de 
Constance  comme  suspecte  d'erreur  contre  la  foi,  et  forcée 
à  rétracter  plusieurs  propositions  équivoques  qu'elle  avait 
soutenues  en  public;  afin  que,  reconnaissant  tous  les  deux 
la  faiblesse  de  l'esprit  humain,  ils  apprissent  à  mieux 
servir  Dieu  dans  la  suite  par  l'humilité  du  cœur.  (Nider, 
1.  III,  c.  11.) 

En  1424,  on  amena  à  Lyon,  pour  y  être  jugée,  une 
femme  qui  avait  été  mise  en  prison  à  Bourg  en  Bresse, 
pour  avoir  trompé  le  public  par  de  fausses  révélations  et 
de  faux  miracles.  Le  chancelier  Gerson,  dans  son  livre  de 
Examinatione  dodrinarum,  rapporte  qu'elle  se  vantait  d'être 
une  des  cinq  femmes  que  Dieu  avait  choisies  pour  racheter 
une  foule  d'âmes  de  la  damnation  ;  et  elle  avait  séduit  par 
cette  prétention  un  grand  nombre  de  femmes  simples  du 
pays.  Lorsqu'elle  regardait  le  front  de  quelqu'un,  elle  con- 
naissait les  ])échés  qu'il  avait  commis;  car  le  diable,  dans 
sa  malice,  peut  savoir  ces  choses,  et  les  révéler  aux  siens, 
tandis  qu'il  ignore  les  futurs  contingents,  tout  ce  qui  est 
caché  dans  le  secret  du  cœur  et  ne  s'annonce  par  aucun 
signe  extérieur.  Elle  avait  au  pied  deux  abcès  gangreneux 
qui  la  faisaient  beaucoup  souffrir  toutes  les  fois  qu'une 
âme  descendait  en  enfer.  Elle  en  délivrait  trois  par  jour, 
disait-elle  ;  deux  assez  facilement,  et  la  troisième  avec  plus 
de  peine.  Elle  tombait  souvent  en  extase,  et  apprenait  par 


LA    SAINTETÉ   SIMULÉE.  189 

révélation  des  choses  merveilleuses.  Elle  vivait  clans  une 
grande  abstinence;  et  l'on  ne  tarirait  pas  si  l'on  voulait 
raconter  toutes  les  choses  extraordinaires  qu'elle  faisait.  A 
la  fin  cependant,  lorsque  l'esprit  de  vérité  qui  conduit  l'É- 
glise voulut  découvrir  l'imposture  de  cette  femme,  elle  fut 
prise  et  mise  à  la  question.  Elle  confessa  alors  qu'elle  avait 
inventé  toutes  ces  choses  par  cupidité ,  afin  de  se  procurer 
de  quoi  vivre.  Peut-être  était-ce  aussi  parce  qu'elle  s'était 
donnée  au  démon.  On  découvrit  qu'elle  était  épileptique, 
et  qu'elle  cachait  son  mal  sous  le  voile  de  ses  prétendus 
ravissements.  Les  opinions  étaient  très -divisées  à  son  su- 
jet :  les  uns  voulaient  qu'on  la  punît  comme  hérétique, 
les  autres  qu'on  usât  d'indulgence  à  son  égard.  Les  hommes 
expérimentés  en  ces  sortes  de  choses  jugèrent  à  la  fin 
qu'on  devait  l'admettre  à  la  pénitence,  et  qu'elle  n'était 
point  hérétique,  parce  qu'elle  avait  renoncé  à  son  impos- 
ture. 

C'est  à  ce  genre  de  femmes  qu'appartient  aussi  cette  Ca-  Catherine. 
therine  de  la  Valteline  qui  vint  vers  1642  à  Valcomunzia, 
dans  le  diocèse  de  Brescia,  qui  se  vantait  d'avoir  de  grandes 
tentations,  des  visions,  des  extases,  et  même  d'avoir  vécu 
douze  ans  sans  rien  prendre  autre  chose  que  la  sainte  Eu- 
charistie, et  qui  était,  à  cause  de  cela,  honorée  comme  une 
sainte  par  les  laïques  et  le  clergé.  Les  villes  du  voisinage 
se  disputaient  l'honneur  de  la  posséder,  espérant  qu'elle 
leur  amènerait  le  bonheur  et  la  prospérité.  Vincent  Justi- 
niani,  évêque  de  Brescia,  homme  pieux  et  savant,  l'invita 
à  venir  le  voir.  Elle  se  rendit  chez  lui,  suivie  d'un  grand 
nombre  d'hommes  et  de  femmes.  La  foule  se  pressait  par- 
tout sur  ses  pas,  lui  donnait  à  toucher  des  rosaires  ou 
d'autres  objets,  se  mettait  à  genoux  pour  recevoir  sa  bé- 


Histoire 
arrivée 
à  G<^lld. 


190  LA    SAINTETÉ   SIMULEE. 

iiédicUon^  qu'elle  leur  donnait  en  levant  la  main  droite, 
oubliant  qu'elle  n'était  qu'une  femme.  L'cvêque,  après 
s'être  eiitretenu  quelque  temps  avec  elle,  la  congédia. 
L'année  suivante,  Brognoli,  de  l'ordre  des  Frères-Mineurs, 
ayant  été  envoyé  prêcher  le  carême  dans  le  lieu  où  elle 
était,  demeura  pendant  plusieurs  jours  dans  la  maison  où 
elle  logeait.  Après  l'avoir  examinée  quelques  instants  avec 
attention  ,  il  reconnut  bientôt,  à  son  maintien,  à  sa  dé- 
marche, au  mouvement  de  ses  yeux,  de  sa  tête,  à  ses  pa- 
roles vaines,  frivoles,  à  son  humilité  affectée  et  à  d'autres 
signes  encore,  que  c'était  une  hypocrite,  ce  que  l'événe- 
ment ne  tarda  pas  à  démontrer.  En  effet,  il  conseilla  au 
curé  du  lieu  de  lui  refuser  pendant  quelque  jour  la  com- 
munion. Catherine,  craignant  de  voir  diminuer  sa  répu- 
tation de  sainteté ,  prit  avec  elle  un  morceau  d'hostie  non 
consacrée;  puis,  pendant  que  le  curé  était  occupé  à  donner 
la  communion,  elle  se  le  mit  dans  la  bouche,  et  le  montra 
aussitôt  à  sa  voisine,  en  lui  disant  que  c'était  un  ange  qui 
le  lui  avait  apporté  malgré  le  curé.  L'Inquisition  s'occupa 
aussitôt  de  cette  affaire,  et  il  fut  prouvé  que  sa  sainteté  était 
une  imposture.  On  lui  trouva  une  marque  au  côté,  et  sur 
son  dos  les  lettres  L  V.  M.  L.  ;  mais  celles-ci  disparurent 
complètement  le  lendemain.  Elle  fut  condamnée  à  rester 
dix  ans  en  prison  et  à  faire  pénitence  pendant  ce  temps. 
(Brognoli,  Alexicacon,  t.  V\  p.  77.) 

L'histoire  racontée  par  Delrio  prouve  jusqu'à  quel  point 
la  folie  peut  aller  en  ce  genre.  11  y  avait  alors  à  Gand  une 
femme  qui  était  adoimée  depuis  longtemps  à  la  prière  et 
à  la  fréquentation  des  sacrements.  Mais  plus  tard,  soit 
qu'elle  n'eût  pas  trouvé  un  confesseur  assez  expérimenté, 
soit  qu'elle  lui  eut  caché  son  intérieur,  soit  qu'elle  n'eut 


LA    SAINTETÉ    SIiMULÉE.  191 

pas  écouté  ses  ayertissements  ^  elle  céda  aux  suggestions 
du  démon,  et  donna  accès  à  l'orgueil  dans  son  esprit.  Elle 
alla  jusqu'à  prétendre  qu'elle  était  égale  en  mérite  à  la 
sainte  Vierge,  et  qu'elle  n'avait  de  moins  qu'elle  que  la 
qualité  de  vierge  et  de  mère  à  la  fois.  Encore  avait -elle 
l'assurance  d'arriver  là  si  elle  persévérait.  Bientôt,  regar- 
dant la  confession  comme  inutile,  elle  passa  plusieurs  an- 
nées sans  se  confesser,  approchant  toujours  cependant  de 
la  table  du  Seigneur.  Un  jour,  comme  elle  était  dans  l'é- 
glise prête  à  communier  et  qu'elle  demandait  avec  ardeur 
la  faveur  qui  lui  manquait  encore ,  elle  entendit  une  voix 
lui  dire  :  «  Prends  courage,  ma  bien-aimée,  tes  vœux  sont 
exaucés,  et  le  privilège  de  la  maternité  joint  à  la  virginité 
t'est  octroyé.  »  De  retour  à  la  maison,  elle  sent  son  corps 
grossir;  car  le  diable,  se  transformant  en  ange  de  lumière, 
s'était  uni  à  elle.  Lorsque  le  temps  de  l'enfantement  fut 
arrivé ,  elle  découvrit  la  chose  à  un  bourgeois  pieux  et  in- 
telligent; et,  lui  recommandant  le  secret,  elle  le  pria  de 
lui  permettre  d'accoucher  sous  son  toit.  Celui-ci,  n'ajou- 
tant pas  une  entière  confiance  à  cette  révélation,  mais 
craignant,  d'un  autre  côté,  s'il  fermait  à  cette  femme  sa 
maison,  qu'il  n'en  résultât  un  grand  scandale,  et  que  les 
ennemis  de  la  foi ,  si  nombreux  à  cette  époque ,  n'en 
prissent  occasion  de  blasphémer  Dieu  et  d'outrager  l'É- 
ghse,  la  prit  chez  lui,  lui  donna  une  nouriice  sûre,  et  at- 
tendit le  jour  de  l'accouchement.  La  malheureuse  fut 
bientôt  prise  de  douleurs  violentes,  et  mit  au  monde  non 
un  enfant  humain,  mais  une  grande  quantité  de  vers  abo- 
minables, couverts  de  poils,  dégoûtants,  si  horribles  à  voir 
que  tous  en  étaient  épouvantés,  et  d'une  telle  infectioLi 
que  les  assistants  en  furent  presque  étoullës.  Elle  reconnut 


192  LA    SAINTETÉ    SIMULÉE. 

enfin  qu'elle  avait  été  trompe'e,  et  que  c'était  là  la  récom- 
pense dont  le  prince  de  la  superbe  avait  payé  son  orgueil. 
{Disquisit.  mag.,  p.  527.) 

Rien  ne  prouve  mieux  combien  il  est  difficile  de  discer- 
ner la  vérité  de  l'erreur  dans  ces  états  que  l'histoire  de  Ni- 
cole de  Reims,  qui  forme  une  sorte  d'épisode  dans  la 
vie  de  sainte  Françoise  de  Chantai.  Elle  vécut  au  milieu 
des  troubles  qui  affligèrent  les  règnes  de  Henri  III  et  de 
Henri  IV,  et  exerça  une  influence  considérable  sur  son 
époque.  Beaucoup  d'ecclésiastiques  et  de  laïques,  après 
avoir  examiné  très-attentivement  sa  vie,  avaient  jugé  que 
cette  influence  était  méritée  et  qu'elle  était  une  grâce  d'en 
haut.  Elle  avait  le  don  de  prophétie,  et  beaucoup  de  choses 
qu'elle  avait  prédites  arrivèrent;  elle  se  servait  de  ce  don 
pour  porter  au  bien  ceux  qui  étaient  en  rapport  avec  elle. 
Sur  ses  représentations,  le  peuple  remplit  de  nouveau  les 
églises  abandonnées;  des  prières  publiques  et  des  proces- 
sions eurent  lieu;  des  rois,  des  princes,  de  grands  person- 
nages, soit  en  France,  soit  au  dehors,  lui  envoyèrent  des 
députés  pour  se  recommander  à  ses  prières  et  la  consulter. 
Un  jour,  àMeudon,  pendant  la  messe,  elle  fut  enlevée 
corporellement,  et  disparut  pendant  une  heure  environ, 
de  sorte  que  personne  ne  savait  où  elle  était  allée.  Lors- 
qu'elle fut  revenue,  elle  répondit  à  ceux  qui  lui  deman- 
daient ce  qui  était  arrivé  qu'elle  était  allée  à  Tours,  et  que 
là  elle  avait  arrangé  une  affaire  importante  entre  les  grands 
du  royaume,  laquelle,  sous  l'apparence  du  bien,  aurait 
fait  un  tort  considérable  à  la  religion.  Ses  discours  parais- 
saient venir  d'un  monde  supérieur.  Elle  expliquait  le  Can- 
tique des  cantiques  aussi  bien  qu'aurait  pu  le  faire  le 
théologien  le  plus  profond.  Un  jour,  comme  elle  revendit 


LA    SAINTETÉ    SIMULÉE.  193 

d'une  sorte  de  léthargie  pendant  laquelle  on  avait  déjà 
fait  les  préparatifs  nécessaires  pour  l'ensevelir^  elle  prit 
la  résolution  de  mener  une  vie  plus  parfaite  encore  qu'elle 
n'avait  fait  jusque-là,  et  elle  choisit  pour  son  directeur  un 
prêtre  d'un  ordre  très -sévère,  qu'elle  décrivit  si  exacte- 
ment que  chacun  était  convaincu  que  Dieu  le  lui  avait 
montré  en  esprit. 

Elle  avait  de  fréquentes  extases;  et  un  jour  que  les 
théologiens  et  les  religieux  étaient  venus  la  voir,  pendant 
qu'elle  était  malade^  on  vit  tout  à  coup  son  lit  environné 
d'une  grande  lumière,  et  l'on  entendit  une  voix  crier  :  Ave, 
soror;  salvete,  fratres!  et  à  peine  la  lumière  eut-elle  dis- 
paru que  la  malade  se  trouva  parfaitement  guérie.  Tous, 
à  la  vue  de  ces  merveilles,  ne  pouvaient  s'empêcher  de  la 
proclamer  sainte.  Mais  sainte  Françoise,  chez  qui  elle  de- 
meurait, avait  a  son  sujet  des  doutes  qu'elle  ne  pouvait 
vaincre,  et  toujours  il  lui  semblait  qu'elle  était  inspirée 
par  un  mauvais  esprit.  Elle  voulut  s'assurer  de  la  vérité. 
Pour  cela,  elle  lui  confia  une  lettre  qu'elle  avait  arrangée 
de  telle  sorte  qu'on  ne  pouvait  l'ouvrir  sans  qu'on  s'en 
aperçût.  Nicole,  poussée  par  la  Curiosité,  ouvrit  la  lettre, 
et  pour  cacher  sa  faute  se  permit  un  mensonge.  A  partir 
de  ce  moment  Françoise  l'observa  plus  attentivement,  et 
découvrit  plusieurs  autres  choses  qui  lui  firent  dire  que 
Nicole  était  conduite  non  par  le  bon  esprit,  mais  par  l'es- 
prit de  mensonge  et  d'erreur.  Un  jour,  en  présence  de 
celle-ci,  voulant  justifier  ce  jugement  si  sévère,  elle  ra- 
conta le  fait  de  la  lettre  à  plusieurs  personnes  qui  étaient 
réunies.  On  vit  apparaître  tout  à  coup  sur  le  plancher  de 
la  chambre  une  longue  bande  de  feu  accompagnée  d'une 
odeur  insupportable;  c'était  l'esprit  qui  sortait  d'elle.  A 


194  LA    SA1^TETÉ    SIMULEE. 

puilir  de  ce  jour,  elle  fut  tout  autre  :  ses  extases  et  ses  dis- 
cours sublimes  cessèrent ;,  elle  devint  grossière  dans  ses 
manières,  sujette  à  tous  les  défauts;  elle  ne  put  ni  jeûner 
ni  rester  longtemps  à  l'église.  Elle  se  maria  enfin  contre 
la  volonté  de  ses  parents  :,  et  serait  presque  devenue  pro- 
testante si  un  prêtre  pieux  et  instruit,  qui  s'intéressait  à 
elle,  ne  l'en  eût  empêchée.  Cette  apparition  lumineuse 
était  une  crise ^  et  l'odeur  qui  l'accompagna  indiquait  la 
nature  mauvaise  de  l'esprit  qui  la  quittait. 

Si^  bien  souvent^  l'illusion  en  ce  genre  est  tellement  sub- 
tile que  ceux  qu'elle  trompe  peuvent  être  facilement  excu- 
sés^ il  est  d'autres  cas  où  ceux-ci  sont  abusés  par  leur  faute, 
où  par  conséquent  l'erreur  est  plus  coupable.  Les  livres 
saints  nous  racontent  que  la  femme^,  après  avoir  mangé  du 
fruit  défendu,  en  présenta  à  l'homme  pour  qu'il  en  man- 
geât également.  La  même  chose  arrive  ici  quelquefois.  Lors- 
que l'orgueil  s'est  emparé  d'une  prophétesse,  il  manifeste 
bientôt  sa  puissance  contagieuse  sur  l'homme  qui  est  plus 
particulièrement  en  rapport  avec  elle,  ordinairement  sur  le 
directeur,  pour  que  celui-ci  devienne  prophète  à  son  tour. 
Tertullien  a  donné  un  exemple  terrible  sous  ce  rapport  dès 
les  premiers  temps  de  l'Église.  Ce  qui  s'est  passé  au  Pérou, 
François  d'après  le  récit  du  P.  Joseph  à  Costa,  n'est  pas  moins  éton- 
de  la  Croix,  ^ant.  [De  Novissimis  temporibus,  1.  IL)  Celui  qui  fut  trompé 
en  cette  circonstance  était  un  théologien  très- estimé,  qui 
avait  la  réputation  d'un  homme  pieux,  ardent  catholique, 
et  qu'on  honorait  presque  comme  la  merveille  dujiouveau 
monde.  Il  rencontra  une  femme  qui  se  vantait  de  recevoir 
d'un  ange  des  révélations  et  d'avoir  de  temps  en  temps  des 
extases,  et  il  entra  dans  des  rapports  tellement  intimes  avec 
elle  qu'il  la  consultait  sur  les  questions  théologiques  les 


LA    SAINTETÉ    SIMULEE.  19o 

plus  importantes.  Il  l'écoutait  comme  un  oracle,  quoique^ 
à  part  sa  dissimulation,  elle  eût  un  esprit  médiocre  et  obtus. 
Soit  qu'elle  fût  possédée  du  démon  pendant  ses  extases,  ce 
qui  ne  parait  pas  incroyable,  soit  que,  comme  le  pensèrent 
plusieurs  hommes  très-habiles,  elle  eût  inventé  elle-même 
cette  fable,  elle  dit  à  François  que  Dieu  l'appelait  à  de  grandes 
choses.  Celui-ci  donna  dans  le  piège,  et  au  lieu  d'être  le 
directeur  de  cette  femme ,  il  se  fit  son  disciple .  Bientôt  il 
entreprit  de  faire  des  miracles,  et  s'imagina  même  avoir 
réussi,  quoiqu'il  n'y  en  eût  pas  la  moindre  trace. 

A  cause  de  tout  cela,  et  de  plus  parce  qu'il  avait  avancé, 
sur  l'autorité  de  sa  prophétesse,  quelques  propositions  con- 
traires à  Id  doctrine  de  l'Église,  il  fut  traduit  devant  l'In- 
quisition, à  la  stupéfaction  du  pays  tout  entier.  Pendant 
près  de  cinq  ans  on  l'interrogea,  on  l'éprouva,  on  l'exa- 
mina de  toutes  les  manières,  et  l'on  se  convainquit  que  c'é- 
tait le  plus  orgueilleux  et  le  plus  infâme  de  tous  les  hom- 
mes. En  effet,  il  soutint  que  Dieu  lui  avait  donné  un  ange 
qui  lui  apprenait  tout  ce  qu'il  voulait  savoir;  qu'il  jouis- 
sait de  la  plus  intime  familiarité  avec  Dieu,  et  avait  le  bon- 
heur de  s'entretenir  souvent  avec  lui.  Il  avançait  de  telles 
énormités  qu'on  aurait  pu  le  prendre  pour  un  fou  si  d'un 
autre  côté  il  n'avait  possédé  la  plénitude  de  son  jugement. 
Il  prétendait  très-sérieusement  qu'il  était  destiné  à  devenir 
roi;  que  le  saint-siége  serait  transporté  dans  le  nouveau 
monde,  et  qu'il  deviendrait  alors  pape;  que  Dieu  lui  avait 
donné  une  sainteté  plus  grande  que  celle  des  apôtres  et  de 
tous  les  chœurs  célestes  ;  qu'il  lui  avait  même  proposé  l'u- 
nion hypostatique,  mais  qu'il  avait  décliné  cet  honneur; 
qu'il  avait  été  toutefois  donné  au  monde  comme  rédemp- 
teur, et  que  sa  rédemption  serait  parfaite,  au  lieu  que  celle 


196  LA    SAINTETE    SIMULEE. 

du  Christ  n'avait  été  que  suffisante;  qu'il  abolirait  les  in- 
stitutions actuellement  en  vigueur  dans  l'Église,  et  les  rem- 
placerait par  des  lois  faciles  à  comprendre  et  à  remplir; 
qu'il  permettrait  le  mariage  des  prêtres,  la  polygamie,  et 
affranchirailles  âmes  du  joug  de  la  confession.  «Il  soutenait 
toutes  ces  choses  et  beaucoup  d'autres  semblables  avec 
une  telle  chaleur,  dit  Joseph  a  Costa,  que  nous  nous  deman- 
dions comment  un  homme  pouvait  se  figurer  de  telles  ab- 
surdités sans  être  fou .  y> 

«  Sa  conduite  ayant  été  examinée  avec  le  plus  grand  soin, 
et  le  tribunal  ayant  condamné  cent  dix  propositions  avan- 
cées par  lui  comme  hérétiques,  ou  contraires  à  la  doctrine  de 
l'Église,  nous  fûmes  chargés,  d'après  la  coutume  de  l'In- 
quisition, d'avoir  avec  lui  une  conférence,  afin  de  le  rame- 
ner, s'il  était  possible,  à  la  vraie  foi  etàlaraison.  Nous  nous 
réunîmes  au  nombre  de  trois  avec  les  juges  et  l'évêque  de 
Quito.  Cet  homme,  ayant  été  amené,  défendit  ses  blasphè- 
mes avec  tant  d'éloquence  et  d'habileté  que  je  suis  encore, 
à  l'heure  qu'il  est,  étonné  que  l'orgueil  humain  puisse  aller 
aussi  loin.  Il  posa  d'abord  pour  principe  que  sa  doctrine  ne 
pouvait  être  confirmée  que  par  l'Écriture  et  les  miracles, 
parce  qu'elle  était  au-dessus  de  tout  entendement  humain; 
qu'il  l'avait  prouvée  par  des  témoignages  de  l'Écriture 
d'une  manière  plus  frappante  que  l'apôtre  saint  Paul  n'avait 
prouvé  que  Jésus  était  le  Messie;  qu'il  avait  fait  aussi  un 
grand  nombre  de  miracles,  dont  plusieurs  étaient  aussi 
grands  que  la  résurrection  de  Notre-Seigneur;  qu'il  était 
mort  aussi  lui  et  ressuscité,  au  su  de  tout  le  monde.  On 
lui  avait  pris  son  bréviaire  et  sa  Bible  ;  mais  malgré  cela  il 
citait  des  prophètes,  des  psaumes,  de  l'Apocalypse  et  des 
autres  livres  des  passages  si  nombreux  et  d'une  telle  Ion- 


LA    SAINTETÉ    SIMULÉE.  197 

gueiir  qu'on  ne  pouvait  s'empêcher  d'admirer  sa  mémoire. 
Il  savait  avec  cela  si  bien  interpréter  dans  son  sens  ces  pas- 
sages que  chacun  des  assistants  se  sentait  porté  à  pleurer 
ou  à  rire.  Il  conclut  en  disant  que,  si  nous  voulions  termi- 
ner la  chose  avec  les  miracles,  il  en  ferait  volontiers.  Il 
disait  tout  cela  d'une  telle  façon  que  nous  pensions  qu'il 
nous  prenait  pour  des  fous,  ou  bien  qu'il  était  fou  lui- 
même.  Il  se  vantait  entre  autres  choses  de  savoir  par  révé- 
lation que  don  Juan  d'Autriche  venait  d'être  vaincu  sur  mer 
par  les  Turcs;  que  le  roi  Philippe  avait  presque  perdu  le 
royaume  d'Espagne;  qu'on  tenait  un  concile  à  Rome  pour 
déposer  le  pape  Grégoire  et  en  nommer  un  autre  à  sa  place. 
Il  nous  disait  tout  cela,  à  nous  qui  devions,  croyait-il,  l'a- 
voir appris  déjà''par  des  nouvelles  sûres,  afin  que  nous 
vissions  qu'il  n'avait  pu  en  avoir  connaissance  que  par  une 
lumière  supérieure.  Quoique  tout  cela  ne  fût  que  dépures 
inventions,  il  soutint  toujours  que  nous  savions  très-bien 
que  c'était  vrai.  Malgré  tous  nos  efforts,  pendant  deux 
jours  de  suite,  nous  ne  pûmes  rien  obtenir  de  lui;  et  il  fut 
condamné  à  être  brûlé.  Il  avait  toujours  les  yeux  levés  vers 
le  ciel,  attendant,  selon  la  promesse  du  mauvais  esprit, 
que  le  feu  tombât  sur  l'Inquisition.  Ce  ne  fut  pas  d'en 
haut,  mais  d'en  bas  que  vint  le  feu,  et  ce  roi,  ce  pape, 
ce  rédempteur  et  ce  législateur  périt  sur  le  bûcher.  » 


11J8         LA    VOLUI'TI':    sous    LE    MASQUE    DE    LA    SAIMETÉ. 

CHAPITRE   XIII 

Comment  la  volupté  se  cache  sous  le  masque  de  la  sainteté.  Histoire 
d'un  provincial  des  Capucins  et  de  dix-sept  Béguines  de  Cartha- 
gène;  du  Carme  Saulnier  à  Valognes  en  Normandie;  du  P.  Girard 
à  Toulon.  Jugement  sur  tous  ces  faits. 

Le  mal  est  entré  dans  le  monde  non-seulement  par  le 
mensonge  et  l'orgueil^  mais  encore  par  le  plaisir  des  sens. 
Or  il  se  propage  comme  il  est  né  :  c'est  l'orgueil  et  le 
mensonge  qui  engendrent  son  venin;  c'est  la  volupté  qui  le 
conçoit,  l'enfante  et  le  développe.  C'est  par  elle  que  Vœu- 
vre  est  consommée,  et  que  le  caractère  contagieux  du  mal 
se  produit  d'une  manière  décidée.  Les  plus  exposés  à  sa 
contagion  sont  ordinairement  les  ecclésiastiques,  obligés 
par  leur  état  d'approcher  plus  près  du  danger,  comme 
aussi  c'est  par  eux  que  le  venin  du  mal  se  communique 
avec  plus  de  rapidité  lorsqu'ils  en  portent  le  germe  au 
fond  du  cœur.  C'est  déjà  une  chose  dangereuse  qu'un  com- 
merce intime  entre  des  personnes  d'un  sexe  différent,  sur- 
tout lorsqu'elles  sont  jeunes,  en  supposant  même  les  con- 
ditions les  plus  favorables,  c'est-à-dire  d'un  côté,  le  désir 
sincère  d'avancer  dans  les  voies  de  la  perfection ,  et  de 
l'autre  les  intentions  les  plus  pures  et  la  vie  la  plus  irré- 
prochable. Même  dans  l'extase  magnétique,  malgré  l'état 
maladif  des  somnambules,  il  y  a  ce  charme  séduisant 
qu'une  nature  glorifiée  exerce  sur  toutes  les  âmes,  et  par- 
ticulièrement sur  celles  qui  sont  plus  accessibles  aux  émo- 
tions d'un  ordre  plus  élevé,  c'est-à-dire  sur  les  âmes  les 
plus  nobles  et  les  plus  profondes. 

Ces  influences  partent,  il  est  vrai,  de  T  homme  supérieur. 


LA    VOLUPTÉ    SOUS    LE    MASQUE    DE    LA    ïAlMETÉ.        i  99 

et  sont  reçues  dans  l'homme  supérieur  aussi  :  leur  effet 
prochain  est  d'élever  et  d'ennoblir  celui  qui  les  reçoit. 
Mais  dans  l'homme  tout  se  tient  :  ce  qu'il  y  a  de  plus  haut 
touche  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  bas  ;  de  sorte  qu'il  arrive 
souvent  que  des  impressions  appartenant  à  un  ordre  su- 
périeur en  éveillent  d'autres  de  la  nature  la  plus  intime. 
Celles-ci,  s' unissant  aui  premières,  se  reproduisent  en  de 
grossiers  reflets;  ou  bien,  si  on  ne  les  surveille  et  si  on  ne 
s'applique  à  les  régler,  elles  ne  tardent  pas  à  dominer 
ceUes-là  et  à  les  abaisser  jusqu'à  elles.  C'est  ainsi  qu'ont 
eu  lieu  dans  tous  les  temps  bien  des  scandales.  Dans  les 
états  mystiques,  ce  danger  est  d'autant  plus  grand  que,  la 
nature  étant  plus  élevée  et  plus  énergique ,  les  impressions 
sont  plus  pénétrantes  et  plus  profondes.  Aux  agréments 
extérieurs  vient  s'ajouter  la  beauté  morale  d'une  nature 
harmonieuse,  et  l'intime  persuasion  où  Ton  est  de  tendre 
vers  un  but  supérieiu*  et  légitime.  Il  est  vrai  que  la  rehgion 
et  la  piété  donnent  ici  des  garanties  que  n*offi*e  point  le 
magnétisme  ,  et  qu'avec  quelques  précautions  on  peut  ou 
prévenir  le  danger  ou  en  triompher.  L'expérience  cepen- 
dant prouve  qu'il  n'en  est  pas  toujours  ainsi.  D'après  cette 
sentence,  qu'il  n'est  point  de  corruption  pire  que  celle  qui 
s'attache  à  ce  qu'il  y  a  de  mieux,  il  arrive  quelquefois  que 
l'àme  la  plus  élevée  descend  pas  à  pas  jusqu'aux  derniers 
degrés  du  mal.  Nous  citerons  à  ce  sujet  quelques  exemples 
des  plus  terribles,  afin  de  montrer  qu'une  fausse  sécurité 
est  toujours  dangereuse  ici ,  et  que  les  plus  grandes  pré- 
cautions sont  nécessaires. 

Le  cas  est  moins  déplorable,  quoiqu'il  ne  soit  pas  moins 
pernicieux  dans  ses  effets,  lorsque  lever  intérieur  existe 
déjà  dans  l'une  ou  l'autre  des  deux  parties,  ou  dans  les 


200        LA    VOLUrTÉ    sous    LE    MASQUE    DE    LA    SAINTETÉ. 

deux  à  la  fois;  lorsque  l'une  des  deux  ou  toutes  les  deux 
ensemble  se  proposent  le  mal  dès  le  commencement  et 
avec  une  pleine  délibération,  et  ont  recours  pour  cela  à  la 
dissimulation  et  à  l'hypocrisie.  Quoique  l'initiative  en  ce 
genre  vienne  tantôt  des  hommes,  tantôt  des  femmes,  et  que 
parfois  il  soit  difficile  de  dire  d'où  est  venu  primitivement 
le  scandale,  il  parait  cependant  que  c'est  aux  hommes  que 
revient  le  plus  souvent  ce  triste  privilège.  Llorente  nous 
raconte  à  ce  sujet  une  histoire  qui  s'est  passée  sous  ses 
yeux  lorsqu'il  était  encore  employé  à  l' inquisition.  Un 
provincial  de  Capucins,  missionnaire  en  Amérique,  fut 
chargé  de  diriger  à  Carthagène  dix -sept  béguines  qui 
s'étaient  réunies  ensemble  pour  s'édifier  mutuellement  et 
vivre  en  commun.  Comme  il  passait  pour  un  homme  saint 
et  éclairé,  il  eut  bientôt  toute  leur  confiance;  et  comme  il 
ne  tarda  pas  à  connaître  par  la  confession  leur  côté  faible, 
il  eut  bientôt  conçu  son  plan  criminel.  Il  découvrit  donc  à 
treize  d'entre  elles,  dans  le  tribunal  de  la  pénitence,  que 
Notre-Seigneurlui  avait  apparu  pendant  la  messe,  et  l'avait 
chargé  de  leur  dire  qu'elles  lui  étaient  toutes  extrêmement 
chères  à  cause  de  leur  vertu  et  des  efforts  qu'elles  faisaient 
pour  avancer  dans  les  voies  de  la  perfection;  qu'il  avait 
été  témoin  de  leurs  luttes;  que,  par  compassion  pour  leur 
jeunesse  et  pour  leur  procurer  le  repos  que  méritait  leur 
vertu,  il  voulait  bien  les  dispenser  de  la  continence,  à  la 
condition  toutefois  qu'elles  n'eussent  de  rapports  qu'avec 
lui,  son  messager,  afin  que  la  chose  fût  tenue  secrète  et 
que  le  scandale  fût  évité.  Les  quatre  autres  échappèrent 
à  ses  artifices,  parce  que  trois  d'entre  elles  étaient  vieilles 
et  l'autre  laide.  Elles  donnèrent  toutes  dans  le  piège,  et 
ceci  dura  trois  ans,  jusqu'à  ce  que  la  plus  jeune  d'entre 


LA    VOLUPTÉ    SOUS    LE    MASQUE    DE    LA    SALNTETÉ.         201 

elles,  étant  tombée  dangereusement  malade,  demanda  un 
autre  confesseur,  et  lui  découvrit  la  chose.  Celui-ci  exigea 
qu'elle  fît  sa  déclaration  au  Saint-Office.  Elle  le  fit  dès 
qu'elle  fut  guérie^  assurant  qu'elle  n'avait  jamais  cru  dans 
son  âme  à  la  révélation  de  ce  moine  hypocrite,  et  qu'elle 
s'était  livrée  à  lui  pendant  trois  ans  sachant  bien  qu'elle 
offensait  Dieu;  mais  qu'elle  avait  fait  semblant  de  croire 
à  ce  qu'il  lui  disait,  afin  de  pouvoir  sans  contrainte  et 
sous  le  voile  de  Iti  piété  s'abandonner  à  ses  désirs  crimi- 
nels. Les  autres  ,  moins  sincères,  nièrent  d'abord  le  fait, 
puis  cherchèrent  à  s'excuser,  sous  le  prétexte  qu'elles 
avaient  cru  à  la  vérité  de  l'apparition.  Pour  éviter  le  scan- 
dale, on  les  dispersa  dans  plusieurs  couvents;  mais  le 
religieux  fut  conduit  en  Europe  pour  y  être  jugé  par  l'In- 
quisition. 

Les  plus  grands  scandales  en  ce  genre  ont  lieu  lorsque 
des  hommes  comme  ce  moine  rencontrent  des  femmes  qui, 
ayant  les  mêmes  dispositions  et  devenues  clairvoyantes 
par  quelques  moyens,  passent  alternativement  de  la  pos- 
session à  un  état  de  ravissement,  où  elles  semblent  entou- 
rées de  l'auréole  de  la  sainteté.  Des  relations  de  cette  sorte 
eurent  lieu  vers  la  fin  du  xvii^  siècle,  à  Valognes,  en 
Normandie,  entre  Marie  Benoit  de  la  Boucaille  et  le  g^  ^^^^^^ 
carme  Saulnier,  son  confesseur.  Pour  cacher  cette  liaison  et  Marie  de 
criminelle,  Marie  se  mit  à  jouer  le  rôle  d'une  sainte.  Et 
elle  réussit  si  bien  qu'il  n'était  bruit  que  d'elle  dans  tout 
le  pays,  et  qu'on  accourait  en  foule  autour  d'elle  pour  se 
recommander  h.  ses  prières.  La  chose  lui  fut  d'autant  plus 
facile  qu'elle  était,  comme  le  montrent  les  actes,  clair- 
voyante et  douée  de  la  faculté  d'agir  à  distance.  Les  dépo- 
sitions du  curé  de  Goleville,  homme  digne  de  foi,  qui 


202       LA    VOLUPTI-:    sous    LE    MASQUE    DE    LA    SAINTETÉ. 

vécut  dans  ce  lieu  pendant  quatre  mois^  ne  laissent  aucun 
doute  à  ce  sujet.  Lui  étant  dans  sa  maison,  et  elle  ù 
l'église  ;,  il  l'avait  souvent  fait  venir  chez  lui,  rien  que  par 
la  pensée;  et  à  chaque  fois  elle  avait  paru,  en  lui  disant 
qu'elle  venait  sur  son  ordre,  et  en  lui  indiquant  le  mo- 
ment précis  où  il  avait  voulu  qu'elle  vînt.  Plusieurs  fois 
aussi,  pendant  qu'elle  était  en  extase,  il  lui  avait  mis  des 
lettres  dans  les  mains;  et  elle  parlait  de  manière  à  prouver 
qu'elle  en  connaissait  parfaitement  le' contenu.  Un  autre 
prêtre  nommé  Frisson  déclara  qu'elle  avait  connu  une 
tentation  qu'il  avait  eue  pendant  la  messe.  Un  jeune  garçon 
de  douze  ans,  Darus,  assure  qu'elle  lui  avait  apparu  lors- 
qu'elle était  déjà  en  prison  à  Valognes,  et  l'avait  fortifié 
dans  sa  résolution  de  se  faire  ecclésiastique.  Lorsqu'on  la 
confronta  avec  lui,  il  reconnut  son  identité  avec  la  femme 
qu'il  avait  vue. 

Anne  Feuille  déclara  qu'ayant  souffert  pendant  vingt- 
quatre  jours  d'une  rétention  d'urine,  elle  avait  été  délivrée 
par  Marie,  qui  avait  pris  le  mal  sur  elle  ;  puis,  la  Dialadie 
ayant  reparu,  elle  avait  été  guérie  de  nouveau  après  avoir 
publié  sa  première  guérison,  qu'elle  avait  tenue  secrète 
auparavant.  Ce  n'est  pas  ainsi,  on  le  sait,  que  les  saints  ont 
coutume  d'agir.  Marie  iui  apparut  plus  tard  pendant  la 
nuit,  mais  tout  à  fait  sous  la  forme  d'un  revenant  ou  d'un 
lutin.  Quinze  témoins  déclarèrent  qu'ils  avaient  entendu 
dire  à  Marie  que  dès  l'àgc  de  cinq  ans  elle  était  stigmati- 
sée ,  et  qu'elle  l'avait  tenu  caché  jusqu'à  sa  trentième  an- 
née. Mais  la  chose  ayant  été  connue  par  hasard,  elle  avait 
obtenu  de  Dieu  par  ses  prières  qu'il  lui  ôtàt  cette  faveur; 
cependant  les  stigmates  avaient  reparu  à  Goleville.  Elle 
prétendait  être  conlimiclloment  en  rapport  avec  les  anges 


LA    VOLUPTÉ    SOUS    LE    MASQUE    DE   LA    SAmTETÉ.         203 

et  les  saints,  et  recevoir  souvent  de  leurs  mains  la  commu- 
nion. Certaines  lumières  que  l'on  voyait  quelquefois  au- 
tour d'elle  semblaient  confirmer  la  vérité  de  ses  déclara- 
tions. Elle  était  avec  cela  possédée  de  temps  en  temps,  et 
plusieurs  témoins  déclarèrent  l'avoir  vue  traînée  dans  sa 
chambre  et  enlevée  à  trois  pieds  de  haut  malgré  elle.  On 
entendait  souvent  des  coups  tomber  sur  elle,  et  l'on  trou- 
vait sur  son  dos  et  sur  ses  épaules  les  traces  qu'ils  avaient 
laissées.  Un  jour,  comme  elle  s'était  croisé  les  pieds,  quatre 
hommes  ne  purent  les  ôter  de  cette  position;  et  quand 
elle  ^t  revenue  à  elle ,  elle  rapporta  des  choses  qui  s'é- 
taient passées  au  loin.  La  présence  des  reliques  et  de  la 
sainte  eucharistie  la  renversait  à  terre ,  et  lui  arrachait  des 
cris  affreux. 

Tout  cela  n'était,  à  ce  qu'il  paraît,  qu'un  voile  pour 
couvrir  ses  relations  criminelles  avec  Saulnier.  Celui-ci 
jouissait,  de  son  côté,  de  la  meilleure  réputation;  il  van- 
tait dans  ses  sermons  les  dons  sublimes  et  les  qualités 
merveilleuses  de  Marie,  et  les  mettait  au-dessus  de  tout  ce 
que  l'on  rapporte  des  plus  grands  saints.  Le  médecin  De 
Saint -André  ,  assistant  une  fois  dans  la  sacristie  à  l'un  de 
ses  sermons,  l'entendit  élever  Marie  au-dessus  de  tous  les 
saints  du  paradis  et  même  au  -dessus  des  saints  de  l'ordre 
auquel  il  appartenait.  Elle  ne  faisait  encore  que  commencer 
*  à  exciter  l'attention  publique.  Le  médecin  lui  fit  observer 
que  tout  cela  pouvait  bien  venir  chez  elle  d'une  imagina- 
tion malade,  ou  du  désir  de  faire  parler  d'elle;  mais  ses 
observations  furent  très-mal  reçues  de  Saulnier.  Il  n'ac- 
cueillit pas  mieux  la  proposition  de  la  faire. examiner  par 
une  commission  d'hommes  libres  de  tout  préjugé  et  de 
tout  esprit  de  parti,  ou  bien  de  la  placer  dans  un  couvent. 


204        LA    VOLUPTÉ    SOUS    LE    MASQUE    DE    LA    SAINTETÉ. 

SOUS  la  surveillance  de  l'évêque  et  de  ses  grands  vicaires. 
Cependant  le  clergé  du  lieu  ne  croyait  point  à  la  sainteté 
de  cette  femme;  et  la  chose  resta  indécise  pendant  plu- 
sieurs années,  jusqu'à  ce  qu'enfin  la  jalousie  amena  une 
crise  et  découvrit  la  vérité. 

Saulnier,  qui  avait  entretenu  auparavant  un  commerce 
criminel  avec  une  autre  pénitente,  Catherine  Bedet,  et  y 
avait  ensuite  renoncé^  fut  accusé  par  elle  de  lui  avoir 
donné  à  garder  quarante  hosties  (elle  ne  savait  pas  si 
elles  étaient  consacrées  ou  non),  et  d'avoir  abusé  d'elle 
à  cette  occasion  en  présence  de  Marie;  puis,  plu^tard  , 
la  croyant  enceinte,  il  lui  avait  donné  un  breuvage  pour 
la  faire  avorter.  Elle  ajouta  qu'elle  était  certaine  qu'il 
entretenait  des  relations  du  même  genre  avec  Marie,  et 
qu'elle  en  avait  été  témoin  elle-même  plusieurs  fois.  Les 
tribunaux  crurent  devoir  s'occuper  de  cette  affaire,  et 
ordonnèrent  de  mettre  en  prison  les  parties  intéressées. 
Saulnier  se  retira  dans  un  couvent  de  son  ordre,  et  fit  dire 
de  là  qu'il  était  disposé  à  se  présenter  devant  les  juges; 
mais  il  ne  parut  point.  Avant  que  Saulnier  se  fût  éloi- 
gné, on  avait  conduit  Marie  à  l'hôpital;  et  là,  en  pré- 
sence de  plusieurs  ecclésiastiques,  elle  avait  accusé  en  face 
Saulnier  d'avoir  employé  la  violence  pour  la  perdre.  Le 
carme  lui  ayant  répondu  que  c'était  le  diable  qui  parlait 
ainsi  par  sa  bouche ,  elle  lui  dit  qu'elle  ne  connaissait 
point  d'autre  diable  que  lui.  Elle  recoimut  ensuite  qu'elle 
avait  trompé  Saulnier  et  tous  les  autres;  qu'elle  avait 
feint  d'être  possédée,  et  que  les  coups  qu'on  avait  enten- 
dus, c'était  elle  qui  se  les  était  donnés.  Cependant  elle 
rétracta  plus  tard  tous  ses  aveux,  en  disant  que,  lors- 
qu'elle les  avait  faits,  elle  était  possédée  du  démon. 


LA    VOLUPTÉ    SOLS    LE    3IASQUE    DE    LA    SAINTETÉ.         205 

Serrée  de  près  clans  ses  interrogatoires,  elle  fit  souvent 
des  réponses  ridicules  ou  contradictoires,  et  refusa  à  la  fin 
de  donner  aucune  explication.  Les  informations  que  l'on 
prit  sur  sa  vie  antérieure  prouvèrent  qu'elle  avait  été 
souvent  coupable  de  légèreté  et  même  d'hypocrisie  et  de 
mensonge.  Un  jour  que  le  maître  du  château  de  Goleville 
distribuait  des  aumônes,  elle  désigna  un  des  enfants 
présents  à  cette  distribution  comme  étant  Notre  -  Seigneur 
lui-même,  et  prétendit  qu'elle  l'avait  vu  dans  une  extase. 
On  finit,  après  beaucoup  de  peines,  par  trouver  l'enfant, 
et  il  avoua  qu'il  avait  reçu  l'aumône.  Des  témoins  déclarè- 
rent qu'ils  avaient  averti  Marie  du  scandale  que  donnaient 
ses  relations  avec  Saulnier,  mais  qu'elle  n'y  avait  fait  nulle 
attention.  D'autres  les  avaient  vus  souvent  ensemble  les 
portes  fermées.  Plusieurs  femmes  déclarèrent  que  Saulnier 
avait  voulu  les  séduire  avec  des  pastilles  composées  de 
cendre,  de  reliques  et  d'autres  choses.  D'après  toutes  ces 
considérations,  le  tribunal,  en  janvier  1699,  déclara  que 
les  phénomènes  prétendus  merveilleux  étaient  de  purs 
maléfices;  et  Saulnier  fut  convaincu  de  séduction  et  d'abus 
de  la  confession,  comme  aussi  d'avoir  préparé  et  distribué 
des  pastilles  dans  ce  but.  Marie  de  la  Boucaille  fut  condam- 
née à  mort  avec  lui,  comme  coupable  de  sacrilège  et  d'im- 
posture, comme  convaincue  d'avoir  affecté  les  dehors  de  la 
sainteté,  d'avoir  fait  de  faux  miracles,  d'avoir  feint  la  pos- 
session et  d'avoir  en  cet  état  vomi  d'horribles  blasphèmes. 
Ils  devaient  d'abord  faire  tous  les  deux  amende  honorable, 
et  après  leur  mort  leurs  corps  devaient  être  brûlés.  Saul- 
nier se  sauva  en  Angleterre,  où  il  trouva  un  refuge,  et  l'on 
n'entendit  plus  parler  de  lui.  Marie,  ayant  interjeté  appel 
devant  le  parlement  de  Rouen,  trouva  un  défenseur  dans 

6* 


200        LA    VOLUPTÉ    SOUS    LE    MASQUE     DE    LA    SAINTETÉ. 

le  conseiller  Crosuille.  Le  parlement  confirma  la  sentence 

contre  Saulnier,  mais  condamna  seulement  Marie  à  être 

battue  de  verges.  Elle  subit  sa  peine  ;  mais  elle  trouva  plus 

tard  un  asile,  et  continua  son  rôle.  [Histoire  des  pratiques 

superstitieuses,  par  Lebrun,  p.  i69.) 

Le  P.  Girard      Quelque  temps  plus  tard,  un  scandale  du  même  genre 

et 
la  Cadière.  ^^^  pius  de  bruit  encore.  Le  P.  Girard ,  de  la  compagnie  de 

Jésus,  recteur  du  collège  de  la  marine  à  Toulon,  était  cé- 
lèbre et  par  la  sainteté  de  sa  vie  et  par  son  talent  comme 
prédicateur;  et  lorsqu'il  vint  dans  cette  ville,  en  1728,  il 
eut  bientôt  un  grand  nombre  de  pénitentes ,  parmi  les- 
quelles était  une  femme  nommée  Cadière.  Fille  d'un  mar- 
chand, elle  était  née  en  1709,  et  avait  mené  une  vie  très- 
exemplaire  jusqu'à  l'âge  de  dix -huit  ans,  où  elle  prit  le 
P.  Girard  pour  son  confesseur.  D'après  ses  déclarations , 
il  ne  se  passa  rien  d'extraordinaire  la  première  année,  si  ce 
n'est  qu'il  s'occupait  d'elle  d'une  manière  toute  particu- 
lière. Il  lui  témoigna  ensuite  toujours  plus  d'affection,  et 
lui  disait  souvent  :  «Ne  voulez-vous  pas  vous  donner  à 
moi?  »  Un  jour,  comme  il  lui  répétait  cette  question,  il 
souffla  sur  elle,  ce  qui  lui  fit  une  telle  impression  qu'elle  se 
sentit  à  l'instant  même  éprise  d'amour  pour  lui,  et  lui  dit 
qu'elle  s'abandonnait  à  lui.  11  lui  répondit  qu'il  s'en  ré- 
jouissait, et  lui  annonça  que  bientôt  elle  aurait  des  visions 
fréquentes.  Il  l'envoyait  tous  les  jours  communier  en  di- 
verses églises.  Elle  eut  bientôt  en  effet  des  visions,  maiif 
en  même  temps  elle  tomba  dans  un  état  tel  qu'il  lui  élail 
impossible  de  prier  comme  à  l'ordinaire.  Il  lui  dit,  pour 
calmer  ses  scrupules,  que  la  ptière  n'était  qu'un  moyen 
d'aller  à  Dieu,  et  que,  lorsqu'on  était  arrivé  au  but,  les 
moyens  étaient  inutiles;  qu'elle  ne  devait  pas  s'inquiéter 


l.A    VOLIPTE    iJOUS    LE    31ASQUE    DL    LA    SALMETE.         207 

de  Faniour  qu'elle  ressentait  pour  lui,  parce  que  Dieu  vou- 
lait qu'ils  fussent  unis  ensemble.  Il  souffla  plusieurs  fois  sur 
elle;,  et  à  chaque  fois  elle  sentit  augmenter  en  elle  le  feu 
qui  la  consumait. 

Elle  n'était  pas  la  seule  que  Girard  eût  mise  en  cet  état.  Il 
avait  également  fasciné  la  Laugier,  la  Batarelle^  la  Gravier,, 
la  Alemande,  la  Reeboul  et  la  Guyol;  et  il  avait  chargé 
cette  dernière  de  servir  de  guide  aux  autres.  La  Cadière 
eut  une  vision  dans  laquelle  une  âme  en  état  de  péché 
mortel  lui  fut  représentée;,  et  il  lui  fut  dit  en  même  temps 
que,  si  elle  voulait  devenir  possédée  pendant  un  an,  elle  la 
délivrerait  de  cet  état.  Girard ;,  à  qui  elle  fit  part  de  cette 
vision,  lui  conseilla  d'accepter  cette  proposition,  et  l'y  con- 
traignit malgré  sa  répugnance.  A  peine  avait-elle,  étant 
encore  dans  le  confessionnal,  récité  la  formule  :  «J'accepte, 
je  me  soumets,  je  me  livre  et  je  consens  à  dire,  à  faire  et  à 
souffrir  tout  ce  qu'on  demandera  de  moi,  «qu'elle  sentit  tous 
ses  sens  troublés  et  liés;  et  elle  commença  à  blasphémer 
contre  la  religion  et  tous  les  saints.  C'était  au  commence- 
ment de  décembre  1729.  A  partir  de  ce  moment  jusqu'au 
20  février  de  l'année  suivante,  sa  possession  augmenta 
d'une  manière  sensible,  puis  elle  diminua  un  peu.  Elle 
souffrit  beaucoup  pendant  qu'elle  dura;  et  il  lui  sembla 
souvent  entendre  dire  au  diable  qu'il  s'était  engagé  à  faire 
du  P.  Girard  un  grand  prédicateur,  à  la  condition  qu'il 
lui  livrerait  autant  d'âmes  qu'il  pourrait.  Lorsque  ses  ac- 
cès étaient  passés,  elle  avait  des  ravissements  et  des  visions 
qui  semblaient  la  consoler,  quoiqu'il  fût  certain  que  tout 
cela  venait  de  la  même  cause. 

Comme  cet  état  la  réduisit  bientôt  à  la  nécessité  de  gar- 
der le  lit,  Girard  eut  un  prétexte  de  la  visiter  souvent  et 


208       LA    VOLUPTÉ    SOUS    LE    MASQUE    DE    LA    SAINTETÉ. 

de  se  renfermer  avec  elle  dans  sa  chambre.  C'est  alors 
qu'il  profita  de  ses  ravissements  pour  satisfaire  ses  passions 
criminelles.  S'en  étant  aperçue  ,  elle  lui  exposa  ses  doutes 
et  ses  inquiétudes  à  ce  sujet.  Mais  il  la  rassura  en  lui  di- 
sant que  c'était  la  volonté  de  Dieu,  et  que  ses  scrupules 
étaient  les  restes  de  l'amour -propre  qui  voulait  l'arrêter 
dans  ses  progrès  vers  la  perfection  ;  que  celle-ci  consistait 
à  n'avoir  plus  aucun  désir,  à  ne  se  permettre  aucun  mou- 
vement que  ceux  qui  conduisent  vers  l'état  du  néant.  Elle 
éprouva,  hélas!  pour  son  malheur,  que,  lorsque  la  corrup- 
tion se  cache  sous  le  manteau  de  la  dévotion  et  répand  sa 
contagion  sous  le  voile  de  la  reUgion,  le  germe  du  mal  que 
le  péché  originel  a  déposé  au  fond  de  l'âme  y  pousse  des 
racines  profondes,  et  la  livre  aux  désirs  les  plus  criminels. 
Trompée  par  l'apparence  delà  piété,  elle  finit  par  regarder 
comme  permises  ou  indifférentes  des  choses  devant  les- 
quelles elle  aurait  autrefois  reculé  d'horreur.  Ce  sont  là 
ses  propres  déclarations.  La  chose  prit  la  même  tournure 
que  pour  Marie  Boucaille ,  et  avec  des  circonstances  plus 
révoltantes  encore ,  sur  lesquelles  il  est  inutile  que  nous 
nous  étendions.  Au  reste,  on  peut  consulter  à  ce  sujet  les 
actes  originaux  qui  remplissent  dix  volumes  entiers. 

Les  choses  en  étaient  à  ce  point,  lorsque  la  Cadière  dit  à 
son  confesseur  qu'elle  se  sentait  inspirée  d'aller  au  couvent 
de  Sainte-Claire  à  Ollioules ,  près  de  Toulon ,  et  Girard  y 
consentit,  après  avoir  fait  quelques  difficultés.  Elle  s'y 
rendit  aussitôt;  mais  les  rapports  entre  elle  et  Girard  con- 
tinuèrent ,  soit  par  des  visites  fréquentes  de  la  pari  de  ce- 
lui-ci, soit  par  des  lettres  qu'ils  s'écrivaient  mutuellement. 
Ces  lettres  sont  contenues  dans  les  actes,  et  la  première 
impression  qu'on  éprouve  en  les  lisant,  c'est  un  doute 


LA    VOLUPTÉ    SOUS    LE    MASQUE    DE    LA    SAINTETÉ.         209 

très-fort  sur  la  sincérité  des  déclarations  faites  par  la  Ca- 
dière  et  que  nous  venons  de  consigner  ici.  Dans  les  vingt 
lettres  qu'elle  a  écrites  au  P.  Girard  on  n'aperçoit  pas  le 
moindre  vestige  de  relations  criminelles ,  pas  un  mot  qui 
y  fasse  allusion.  Elle  lui  fait  part  de  ce  qui  se  passe  en 
elle,  et  l'on  voit  percer  la  vanité  à  travers  les  paroles  d'hu- 
milité dont  elle  se  sert.  Elle  accepte  ses  avertissements 
avec  un  désir  sincère  de  se  montrer  toujours  sa  fille  obéis- 
sante; mais  ici  encore  un  observateur  attentif  remarque 
les  symptômes  d'un  caractère  violent  et  emporté ,  qui  a 
peine  à  se  contenir.  Quant  aux  lettres  du  P.  Girard,  le 
langage  est  toujours  digne  et  mesuré  :  souvent  il  laisse 
percer  un  doute  relativement  à  la  vérité  des  phénomènes 
extraordinaires  qui  se  passaient  en  elle.  L'ayant  prise  un 
jour  en  flagrant  délit  de  mensonge,  il  en  fut  profondément 
ému.  Dans  les  quinze  lettres  qu'il  lui  écrivit  on  ne  trouve 
pas  non  plus  une  seule  allusion  à  un  commerce  criminel. 
L'une  d'elles  seulement  contient  quelques  paroles  équivo- 
ques et  imprudentes  ,  qui  semblent  indiquer  un  rapport 
intime,  lequel  toutefois  pouvait  très-bien  avoir  été  pure- 
rement  spirituel.  C'est  du  moins  en  ce  sens  qu'elle  le  prit 
elle-même  dans  sa  réponse. 

Au  reste,  ce  n'est  pas  elle  qui  écrivait  ses  lettres;  mais 
c'étaient  ses  deux  frères,  tous  deux  ecclésiastiques,  quoique 
le  P.  Girard  les  cmt  de  sa  main.  La  Cadière,  voyant  bien 
que  les  lettres  ne  contenaient  rien  qui  pi'it  fournir  un  texte 
d'accusation  contre  le  P.  Girard,  prétendit  qu'il  avait  fal- 
sifié les  siennes  avant  de  les  montrer.  Dès  les  premiers  jours 
de  son  arrivée  àOUioules,  la  vie  du  couvent  l'ennuya;  et  elle 
employa  tous  les  moyens  pour  obtenir  de  son  confesseur 
qu'il  la  laissât  revenir  chez  sa  mère.  Girard  s'y  étant  op- 


210       LA    VOLUPTÉ    hOUS    LE    MASQUE    DE    LA    SAINTETÉ. 

posé,  elle  menaça  de  s'échapper,  et  elle  le  fit  en  effet;,  ce 
qui  indisposa  tellement  le  Père  qu'il  ne  voulut  plus  la  di- 
riger. Elle  fut  donc  obligée  de  chercher  un  autre  directeur. 
Elle  choisit;,  d'après  le  conseil  de  ses  frères^  le  P.  Nicolas , 
prieur;,  depuis  peu  de  temps ;,  du  couvent  des  Carmes, 
jeune  encore  et  ennemi  personnel  des  Jésuites.  Il  se  char- 
gea, avec  le  consentement  de  l'évêquC;,  de  sa  direction.  Il 
chercha  aussitôt  à  pénétrer  jusqu'au  fond  de  sa  conscience , 
et  elle  lui  conmiuniqua  tout  ce  que  nous  venons  de  voir. 
Plus  tard  elle  renouvela  ses  aveux  devant  l'évêque^  qui 
permit  de  l'exorciser.  Le  prieur  le  fit,  et  ses  stigmates 
guérirent  aussitôt.  Il  exorcisa  également  deux  autres  péni- 
tentes de  Girard,  chez  lesquelles  on  avait  remarqué  quel- 
ques symptômes  de  possession;,  et  elles  se  trouvèrent 
plus  calmes. 

Cependant  la  possession  de  la  Cadière  reparut  au  bout 
de  quelques  jours;  et  dans  un  de  ses  accès  elle  déclara 
devant  un  grand  nombre  de  témoins  que  le  P.  Girard  était 
le  démon  qui  la  possédait.  Ceci  donna  des  soupçons  à  l'é- 
vêque;  de  sorte  qu'il  nomma  une  commission  pour  exami- 
ner cette  affaire ,  qui  avait  déjà  causé  un  grand  scandale 
dans  la  ville.  La  commission;,  après  avoir  interrogé  les 
parties ,  remit  l'affaire  aux  tribunaux  séculiers.  Pendant 
que  l'enquête  durait  encore^  le  roi  confia  l'instruction  du 
procès  à  la  chambre  haute  du  parlement  d' Aix .  Les  parties 
intéressées  comparurent ,  les  témoins  furent  entendus,  des 
écrits  furent  publiés  de  part  et  d'autre.  Enfin  le  parle- 
ment rendit^  le  1 0  octobre  1731;,  un  jugement  qui  déclarait 
le  P.  Girard  innocent  de  tous  les  crimes  qu'on  lui  imputait, 
en  le  renvoyant  toutefois,  ainsi  que  la  partie  adverse  ;,  par 
devant  l'autorité  ecclésiastique,  à  cause  des  relations  cri- 


LA     VOLUriK    .SOLS    Lt)    iMASQUE    DE    LA    SAliNTETÈ.        211 

iiiinelles  dont  ils  étaient  accusés.  La  Caclière  fut  condam- 
née aux  frais  du  procès,  et  remise  à  la  surveillance  de  sa 
mère.  Ses  frères  et  le  prieur  des  Carmes  furent  acquittés. 
Le  parlement  ordonna  qu'on  fit  une  enquête,  afin  de  sa- 
voir qui  avait  publié  la  procédure,  et  que  l'on  détruisît  les 
écrits  qui  avaient  paru  du  côté  de  la  Cadière. 

Lorsque  l'on  étudie  avec  impartialité  la  procédure,  on 
reconnaît  la  justice  de  cette  sentence.  Le  P.  Girard  nia  tous 
les  chefs  d'accusation  avec  l'accent  de  la  vérité,  et  avoua 
seulement  que  huit  ou  neuf  fois  il  s'était  renfermé  dans  la 
chambre  de  la  Cadière ,  pour  examiner  les  phénomènes 
extraordinaires  qu'elle  prétendait  éprouver,  dans  la  crainte 
qu'ils  ne  vinssent  à  la  connaissance  du  public.  Aucune  autre 
accusation  ne  fut  portée  contre  lui  par  les  témoins  dans 
tout  le  cours  du  procès,  quoique  quelques  circonstances 
parussent  fortifier  les  soupçons  qu'il  avait  éveillés  en  se 
renfermant  ainsi  avec  sa  pénitente.  La  Cadière,  de  son 
côté,  ne  put  être  convaincue  d'impostm*e  préméditée;  mais 
la  contradiction  de  ses  aveux  leur  ôtait  toute  autorité.  En 
effet,  après  avoir  accusé  le  P., Girard  et  répété  plusieurs 
fois  cette  accusation  dans  ses  interrogatoires ,  elle  déclara 
tout  à  coup  le  contraire  de  ce  qu'elle  avait  dit  jusque-là,  et 
reconnut  que  le  P.  Girard  l'avait  toujours  conduite  dans 
les  voies  de  la  plus  haute  perfection ,  et  qu'elle  n'avait  ja- 
mais remarqué  en  lui  aucun  sentiment  déréglé  à  son 
égard;  que  ses  soupçons  n'avaient  commencé  que  lors- 
qu'elle avait  pris  le  P.  Nicolas  pour  son  directeur;  que  ce 
Père  lui  avait  représenté  comme  abominables  les  rapports 
simples  et  pieux  à  la  foi  qui  avaient  eu  heu  entre  elle  et 
le  P.  Girard,  et  prétendu  qu'il  l'avait  ensorcelée:  qu'il 
lui  avait  ensuite  persuadé  de  porter  plainte  et  de  se  laisser 


212       LA    VOLUPTÉ    SOUS    LE    MASQUE    DE    LA    SAINTETÉ. 

exorciser,  ce  qui  n'avait  fait  que  la  troubler  davantage. 
Quant  à  ses  visions  et  ses  révélations ,  elle  dit  qu'après  y 
avoir  bien  réfléchi  elle  était  convaincue  que  ses  jeiines, 
ses  mortifications  et  la  lecture  d'un  grand  nombre  de 
livres  mystiques  dont  elle  faisait  ses  délices  avaient  exalté 
son  imagination,  et  lui  en  avaient  fait  prendre  les  fantô- 
mes pour  des  réalités.  Elle  avait  eu  souvent  une  plaie  au 
côté  et  une  autre  aux  pieds;  et  comme  elle  avait  toujours 
désiré  ardemment  les  stigmates,  elle  avait  pris  pour  eux 
ces  plaies.  Elle  souffrait  aussi  depuis  sa  première  jeunesse 
d'un  mal  qui  lui  donnait  des  crampes  aux  mains  et  aux 
pieds,  et  dont  elle  ignorait  l'origine. 

Cette  déclaration,  dans  laquelle  elle  persista  pendant 
douze  jours  et  qu'elle  rétracta  ensuite  comme  lui  ayant  été 
arrachée  par  un  breuvage  magique,  nous  donne  la  clef  de 
cette  affaire  si  embrouillée.  Une  division  profonde,  on  le 
voit,  partageait  en  deux  moitiés,  pour  ainsi  dire,  l'être  tout 
entier  de  cette  pauvre  femme,  et,  parvenue  à  son  apogée, 
produisait  en  elle  cette  alternative  de  possession  et  d'ex- 
tase. Cet  état  était  l'effet  d'une  disposition  naturelle,  jointe 
à  son  genre  de  vie.  Dans  ses  visions  lumineuses,  le  P.  Gi- 
rard ,  d'après  ses  propres  aveux ,  lui  apparaissait  comme 
un  homme  comblé  des  faveurs  divines,  et  les  répandant 
à  grands  flots  sur  les  âmes  qu'il  dirigeait.  Dans  ses  visions 
ténébreuses,  au  contraire,  il  lui  apparaissait  comme  un 
démon  qui  sème  partout  la  malédiction  et  la  ruine.  Il  de- 
vait donc  alors  manifester  sa  présence  surtout  dans  le  do- 
maine des  affections  et  des  instincts  sensibles;  d'autant 
plus  que  le  P.  Girard  pouvait  bien  avoir  ressenti  au  fond 
de  son  cœur  quelques  mouvements  désordonnés  qu'elle 
avait  aperçus  dans  l'état  de  clairvoyance  où  elle  était,  et 


LA    VOLUPTÉ    SOUS    LE    MASQUE    DE    LA    SAINTETÉ.       213 

qui  se  reflétaient  ensuite  dans  ses  visions.  Puis,  lorsqu'elle 
avait  été  ainsi  tourmentée  pendant  quelque  temps,  d'autres 
visions  d'un  genre  tout  opposé  se  présentaient  à  elle,  et  lui 
donnaient  quelques  instants  de  repos.  Partagée  amsi  entre 
la  lumière  et  les  ténèbres,  elle  le  voyait  partagé  également 
en  un  côté  lumineux  et  un  côté  ténébreux;  de  sorte  qu'à 
la  fin  elle  ne  savait  plus  que  penser  de  lui  ni  de  ses  rap- 
ports avec  elle.  La  division  de  son  être  devait  devenir  tou- 
jours plus  profonde  encore  dans  le  déplorable  état  où  elle 
se  trouvait. 

Cet  état  dura  tant  que  Girard  fut  son  confesseur.  Mais 
lorsque,  inquiet  des  symptômes  qui  trahissaient  cette  lutte 
intérieure,  il  eut  rompu  avec  elle;  lorsque  son  nouveau 
directeur  chercha  à  pénétrer  les  mystères  de  sa  conscience 
avec  cette  fougue  et  cette  précipitation  que  l'on  trouve  si 
souvent  dans  les  jeunes  gens  quand  ils  poursuivent  avec 
ardeur  une  opinion  préconçue,  un  éclat  était  inévitable. 
Le  P.  Nicolas  réveilla  en  elle  ses  anciens  doutes  et  tous  ces 
souvenirs  confus  qui  l'avaient  obsédée  plus  d'une  fois.  Par 
ses  questions,  qui  portèrent  l'effroi  dans  son  âme,  il  leur 
donna  plus  de  consistance;  et  c'est  ainsi  qu'ils  devinrent 
pour  elle  des  choses  claires  et  certaines,  et  fournirent  la 
base  de  son  accusation.  Puis,  lorsque  ses  moments  lumi- 
neux revenaient,  elle  rétractait  ses  aveux,  pour  les  renou- 
veler ensuite  lorsqu'elle  retombait  dans  ses  ténèbres.  C'est 
là,  à  notre  avis,  la  manière  la  plus  naturelle  d'expliquer 
cette  malheureuse  affaire,  que  compliquèrent  à  cette  époque 
les  préjugés  aveugles  dont  l'ordre  des  Jésuites  était  l'objet. 
Il  n'est  donc  pas  nécessaire  de  supposer,  d'un  côté,  une 
aussi  épouvantable  perversité  dans  un  homme  dont  la  vie 
et  la  réputation  ont  toujours  été  irréprochables,  et  qui  ap- 


214        LA    VOiAiPTL    \^W^    LL    MASQUL    DE    LA    S^AINTETE. 

partenait  à  une  société  extrêmement  sévère  en  ce  point; 
de  l'autre ;,  chez  une  jeune  fille  de  vingt  et  un  ans  et  chez 
^ous  ses  parents  une  calomnie  aussi  affreuse.  Mais  elle  de- 
vait en  tous  cas  expier  la  légèreté  et  la  vanité  avec  les- 
quelles elle  s'était  livrée  à  ses  illusions;  et  lui^  de  son  côté, 
devait  payer  son  imprévoyance,  et  être  puni  pour  n'avoir 
pas  tenu  compte  de  la  défense  absolue  que  fait  saint  Ignace 
à  tous  les  membres  de  sa  compagnie  de  se  renfermer,  sous 
aucun  prétexte  que  ce  soit,  avec  une  femme.  Tous  deux 
sont  un  exemple  et  un  avertissement;  elle,  pour  toutes  les 
femmes  qui  suivent  de  bonne  foi  les  mêmes  voies,  afin 
qu'elles  se  gardent  avec  soin  des  illusions  auxquelles  la 
vanité  les  expose;  lui,  pour  tous  les  religieux  et  pour  tous 
les  prêtres,  afin  qu'ils  n'aient  de  rapport  avec  les  femmes 
qui  sont  en  cet  état  qu'en  présence  de  témoins,  afin  qu'ils 
ne  s'imaginent  pas  que  l'âge,  la  maladie  ou  quelque 
autre  circonstance  puisse  les  mettre  en  garde  contre 
eux-mêmes,  et  les  prémunir  contre  les  soupçons  dont  ces 
femmes  sont  toujours  plus  ou  moins  l'objet.  Le  P.  Girard 
avait  plus  de  cinquante  ans;  il  était  laid  et  sourd  d'une 
oreille. 

Si  déjà  les  cas  les  plus  simples,  dans  lesquels  l'extase  ou 
la  possession  se  produit  seule,  exigent  des  précautions  ex- 
trêmes, beaucoup  de  jugement  et  une  connaissance  pro- 
fonde du  cœur  humain,  ces  choses  sont  cent  fois  plus  né- 
cessaires encore  dans  les  cas  plus  compliqués,  où  ces  deux 
états  se  succèdent  et  se  produisent  à  la  manière  d'une  fièvre 
intermittente.  Il  peut  arriver  que  dans  ces  cas  le  ciel  se 
serve  de  l'enfer  pour  purifier  une  âme  par  la  douleur.  Mais 
il  peut  arriver  aussi  que  l'esprit  de  l'abîme,  apparais- 
sant tantôt  sous  la  forme  ténébreuse  qui  lui  est  j>ropre , 


LA.    VOLUPTÉ    SOUS    LE    MASQUE    DE    LA    SAINTETÉ.        215 

tantôt  sous  le  masque  d'un  ange  de  lumière^  essaie  de  la 
faire  tomber  dans  ses  pièges.  Les  épouvantes  de  l'abîme 
s'unissent  alors  à  la  lueur  éblouissante  d'en  haut;  les 
périls  se  multiplient  dans  une  effrayante  proportion;  le 
mensonge  se  reflète  dans  la  vérité,  le  vke  dans  la  vertu, 
la  mort  dans  la  vie,  le  désespoir  dans  les  délices  des 
consolations  spirituelles.  L'esprit,  perdant  sa  base,  ne  sait 
plus  que  penser,  ni  sur  quoi  s'appuyer.  Un  tourbillon  de 
doutes,  de  pensées  obscures  et  confuses  s'agite  autour  de 
l'âme,  et  après  l'avoir  entraînée  entraîne  souvent  avec 
elle  tous  ceux  qui  approchent  d'elle  sans  précaution.  Les 
faits  du  genre  de  celui  que  nous  venons  de  raconter  doi- 
vent donc  être  sérieusement  étudiés  par  tous  ceux  que  leur 
étal  expose  aux  mêmes  dangers;  et  les  avertissements  qu'ils 
renferment  s'appliquent  aussi  à  ceux  qui  s'occupent  de  ces 
états  dans  un  but  scientifique,  Ceux-ci  ont  autant  et  plus, 
pour  ainsi  dire,  que  les  premiers  besoin  d'apporter  la  plus 
grande  prudence  dans  l'étude  et  l'examen  qu'ils  en  font.  Les 
scandales  du  passé  se  renouvelleront  plus  d'une  fois  encore 
dans  l'avenir.  Les  contradicteurs  les  attendent  avec  sécu- 
rité, et  la  confiance  excessive  de  l'homme  en  soi-même  ne 
les  rend  malheureusement  que  trop  fréquents.  C'est  une 
raison  pour  tous,  et  particuhèrement  pour  les  jeunes  prê- 
tres, de  se  prémunir  avec  soin  contre  ces  sortes  de  cas,  de 
veiller  constamment  sur  eux-mêmes,  afin  d'éviter  des  scan- 
dales qui  ont  toujours  des  effets  si  pernicieux. 


216         DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON. 

CHAPITRE    XIV 

Du  pacte  avec  le  démon.  L'union  avec  le  démon  produite  par  le  péché 
originel  a  été  détruite  par  la  rédemption.  Des  causes  qui  unissent 
l'homme  au  démon.  Chaque  passion  a  son  démon  particulier.  Des 
sept  filles  de  Satan.  De  la  pauvreté  et  des  autres  nécessités  de  la  vie. 

Deux  personnes  morales  peuvent  s'unir  dans  un  but 
commun ,  parce  que  chacune ,  étant  libre,  peut  faire  usage 
de  sa  liberté  pour  s'associer  à  une  autre.  Mais  lorsque  ces 
deux  personnes  appartiennent  à  des  régions  différentes ,  il 
doit  y  avoir  en  chacune  d'elles  un  point  de  contact  par  où 
elles  puissent  s'unir,  c'est-à-dire  que  chacune  doit  avoir 
certaines  dispositions  analogues  à  celles  de  l'autre.  Si  dans 
ce  rapport  l'être  le  plus  élevé  est  un  esprit  mauvais,  l'ac- 
cord ne  peut  se  faire  que  dans  le  mal ,  comme  il  ne  peut  se 
faire  que  dans  le  bien  lorsque  l'être  le  plus  élevé  est  un 
esprit  lumineux.  Nous  avons  vu  déjà  que  le  penchant  au 
mal  dans  l'homme  est  l'effet  du  péché  originel.  Celui-ci  a 
rendu  non -seulement  possible,  mais  encore  véritable  et 
réelle  l'union  de  l'homme  avec  le  démon.  En  effet,  le  pre- 
mier ayant  introduit  le  germe  du  mal  dans  les  trois  régions 
de  son  être,  toute  sa  race  est  devenue  sujette  à  la  conta- 
gion du  mauvais  esprit  et  obsédée  par  lui ,  de  même  que 
son  corps,  en  laissant  pénétrer  en  lui  le  germe  de  la  mort, 
est  devenu  par  là  même  accessible  au  mal  physique. 
1/ homme  se  trouve  donc  obsédé  par  ce  double  mal. 

L'ancienne  loi  ne  fut,  pour  ainsi  dire,  qu'un  exorcisme 
continuel,  ayant  pour  but  de  détruire  cette  obsession. 
Mais  la  rédemption  a  brisé  enfin  ces  liens  funestes  et  réha- 
bilité le  genre  humain;  de  sorte  que  l'union  avec  le  démon 


DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON.         217 

n'est  plus  pour  nous  une  condition  de  notre  existence; 
rendus  à  nous-mêmes ,  ce  n'est  plus  que  par  un  acte  libre 
de  notre  volonté  que  nous  pouvons  renouer  les  liens  brisés 
par  le  Christ.  Aussi  ^  l'œuvre  de  la  rédemption  devait  com- 
mencer par  une  nouvelle  tentation^  semblable  en  tout  à 
la  première;  et  le  démon ^  avant  la  rupture  de  l'ancien 
pacte,  devait  essayer  d'en  contracter  un  nouveau  avec  celui 
qui  n'avait  point  été  impliqué  dans  le  premier.  C'est  pour 
cela  que  Te  tentateur,  s'approchant  du  Chdst ,  sur  lequel  il 
ne  possédait  aucun  droit,  chercha  s'il  ne  trouverait  point 
chez  lui,  en  bas,  en  haut  ou  dans  la  région  intermédiaire 
de  son  être,  un  endroit  faible  où  il  pût  pénétrer,  afin 
d'acquérir  sur  lui  un  nouveau  droit.  C'est  pour  cela  que 
dans  le  désert  il  tenta  sa  sensualité  après  un  jeûne  de  qua- 
rante jours,  et  lui  dit  en  lui  présentant  une  pierre  :  (c  Si 
vous  êtes  le  Fils  de  Dieu  ,  dites  que  ces  pierres  deviennent 
du  pain.  »  Si,  par  impossible,  le  Christ  l'avait  écouté^  il 
aurait  fait  de  ces  pierres  quelque  chose  de  vivant ,  mais  il 
se  serait  trouvé  impliqué  dans  le  pacte  avec  le  démon;  il 
aurait  rompu  le  pain  avec  lui ,  comme  Adam  avait  mangé 
le  fruit  défendu.  En  répondant  au  démon  :  «  L'homme  ne 
vit  pas  seulement  de  pain,  mais  de  toute  parole  qui  pro- 
cède de  la  bouche  de  Dieu,  )>  il  écarta  la  tentation,  et  nous 
mérita  à  nous  -  mêmes  la  force  nécessaire  pour  en 
triompher. 

Le  diable,  voyant  qu'il  ne  pouvait  le  vaincre  par  la  sen- 
sualité, l'attaqua  d'un  autre  côté,  et,  s'adressantà  sa  vo- 
lonté, il  le  porta  sur  le  sommet  du  Temple  en  lui  disant  :  Si 
vous  êtes  le  Fils  de  Dieu,  jetez-vous  en  bas,  car  il  est  écrit  : 
«  11  a  chargé  ses  anges  de  veiller  sur  vous  ;  et  ils  vous  porte- 
ront dans  leurs  mains,  de  peur  que  votre  pied  ne  heurte  ur:e 
IV.  7 


218        DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON. 

pierre.  »  Il  espérait  que  le  Christ,  séduit  par  ces  paroles, 
tenterait  Dieu  dans  un  orgueil  présomptueux,  et  que,  de- 
venant ainsi  indigne  de  l'accomplissement  des  promesses, 
il  unirait  sa  volonté  à  la  sienne.  Mais  le  Christ,  en  répon- 
dant au  démon  :  «  Il  est  écrit  :  Tu  ne  tenteras  point  le  Sei- 
gneur ton  Dieu ,  »  repoussa  cette  seconde  attaque ,  et 
trompa  ainsi  l'ennemi  du  genre  humain.  Cependant  il  ne 
se  tint  pas  encore  pour  vaincu,  et  montrant  au  Christ,  du 
haut  d'une  montagne,  tous  les  royaumes  de  la  terre,  il  lui 
dit  :  K  Je  vous  donnerai  toute  cette  puissance  et  toute  cette 
gloire,  car  elles  m'ont  été  données,  et  je  les  donne  à  qui  je 
veux;  si  donc  vous  voulez  m'adorer,  tout  cela  est  à  vous.  » 
Il  s'adressait  à  l'esprit,  n'ayant  pu  vaincre  ni  la  partie  sen- 
sible ni  la  volonté;  il  espérait  qu'il  se  détournerait  de  Dieu 
par  l'infidélité ,  et  se  rendrait  esclave  de  la  créature  en  se 
prosternant  devant  elle.  Cette  adoration  devait  compléter 
l'œuvre  essayée  dans  les  deux  premières  tentations,  et 
consommer  l'union  du  genre  humain  avec  le  mal.  Mais 
le  Christ  vainquit  une  troisième  fois  le  tentateur  en  Ini 
disant  :  «  Il  est  écrit  :  Tu  adoreras  le  Seigneur  ton  Dieu,  et 
ne  serviras  que  lui.  »  Le  diable  alors  se  retira,  et  les  anges 
vinrent  le  servir. 

Le  Christ  déposa  ainsi  au  milieu  du  genre  humain  un 
nouveau  genre  de  vie.  Quiconque  fait  ce  qu'il  a  fait  et  rat- 
tache à  lui  son  être  tout  entier  est  uni  en  lui  avec  Dieu; 
et  les  mauvais  esprits  s'éloignent  de  lui  à  mesure  que  les 
bons  s'en  approchent  davantage.  Mais  l'homme  est  encore 
libre  aujourd'hui  comme  il  l'était  avant  la  rédemption.  11 
peut  donc  toujours,  tant  qu'il  vit  ici -bas,  se  tourner 
d'un  autre  côté,  et  rendre  inutile  ce  que  le  Christ  a  fait 
pour  tous.  Il  s'engage,  en  ce  cas,  de  propos  délibéré^ 


DU    PACTE    FORMEL    AVEC    LE    DÉMON.  219 

dans  les  voies  de  cette  ascèse  diabolique  dont  nous  venons 
d'étudier  les  moyens  et  les  formes.  Lié  au  démon  par  des 
rapports  plus  ou  moins  intimes,  il  ne  lui  faut  plus  qu'une 
excitation  un  peu  forte  pour  éveiller  en  son  cœur  le  désir 
de  s'unir  à  lui  plus  étroitement  encore.  C'est  alors  que 
survient  cette  lamentable  catastrophe  qui  est  la  contre- 
partie des  fiançailles  avec  Notre-Seigneur^,  lesquelles  nous 
avons  eu  occasion  de  constater  dans  la  vie  d'un  grand 
nombre  de  saints.  Le  démon ^  qui  jusque-là  avait  agi 
d'une  manière  cachée  dans  ces  hommes  criminels,  fait  à 
leur  égard  ce  qu'il  fit  autrefois  avec  le  Christ  dans  le 
désert;  il  les  éprouve,  il  les  tente;  et  s'il  trouve  en  eux 
un  point  d'appui  pour  ses  opérations,  il  entre  avec  eux 
dans  un  rapport  plus  intime.  L'ascèse  dont  nous  avons 
suivi  jusqu'ici  les  degrés  ne  conduit  que  trop  sûrement  à 
ce  funeste  résuhat.  Mais  ce  moyen  n'est  pas  le  seul  par 
lequel  l'homme  puisse  s'unir  avec  le  diable.  Il  en  est 
d'autres  que  beaucoup  préfèrent,  dans  l'espérance  d'arri- 
ver plus  promptement  à  ce  but.  Nous  allons  jeter  un  coup 
d'oeil  sur  ces  moyens  avant  de  parler  du  pacte  formel  par 
lequel  l'homme  s'engage  envers  les  puissances  de  l'enfer. 
Chaque  passion  est,  d'après  Origène,  dans  un  rapport 
particulier  et  mystérieux  avec  un  démon.  Chacune  a  son 
contre-poids  dans  une  autre  qui  lui  est  opposée ,  et  toutes 
ensemble  se  font  équilibre  par  leur  action  -réciproque.  Si 
l'homme ,  suivant  les  lumières  de  la  raison  et  celles  de  la 
rehgion ,  les  conserve  à  l'aide  d'une  discipline  sévère  dans 
cette  température  moyenne,  il  ne  prête  plus  aussi  facile- 
ment le  flanc  aux  puissances  invisibles,  et  n'est  plus  aussi 
exposé  à  leurs  pernicieuses  influences.  L'homme  moral  se 
trouve  à  l'égard  de  celles-ci  à  peu  près  dans  le  même  rap- 


220  DU    PACTE    FORMEL    AVEC    LE    DÉMON. 

port  que  l'homme  physique  à  l'égard  de  la  nature  qui 
l'environne.  La  nature  limite  l'homme  de  toutes  parts  ; 
elle  est  pour  lui  comme  les  deux  rives  entre  lesquelles 
coule  un  fleuve  impétueux.  Cependant  elle  ne  fait  que 
glisser  pour  ainsi  dire  sur  lui ,  et  ne  peut  pénétrer  dans  son 
intérieur  qu'autant  qu'il  lui  en  ouvre  l'accès.  Mais  si  quel- 
que maladie  vient  à  déranger  l'équilibre  de  l'organisme, 
celui-ci  entre  dans  un  tout  autre  rapport  avec  elle,  et  l'on 
voit  dès  lors  se  révéler  des  sympathies  et  des  antipathies , 
qui  parcourent  en  quelque  sorte  tous  les  éléments,  jus- 
qu'à la  lune  et  au  soleil.  Il  en  est  ainsi  de  l'âme  lorsqu'une 
passion,  s'élevant  au-dessus  de  la  température  ordinaire, 
se  soustrait  à  la  discipline  supérieure  qui  la  retenait  dans 
de  justes  bornes ,  et  pousse  avec  violence  tout  le  reste  dans 
sa  direction.  Rien  ne  trouble  aussi  promptement  la  paix 
du  cœur  que  ces  mouvements  passionnés  qui  divisent 
toutes  les  puissances  de  l'àme ,  à  peu  près  comme  le  mou- 
vement physique ,  le  frottement  par  exemple ,  divise  les 
forces  de  la  nature,  et  développe  en  elles  une  action  ma- 
gnétique et  électrique.  L'âme,  bouleversée  dans  ses  régions 
inférieures,  et  oscillant  autour  de  son  centre  de  gravité, 
devient  facilement  comme  une  sorte  d'aimant  spirituel  qui 
se  tourne  vers  les  royaumes  invisibles ,  attirée  de  ce  côté 
par  une  affinité  secrète  et  mystérieuse.  Ces  régions  invi- 
sibles sont  partagées  entre  les  bons  et  les  mauvais  esprits  ; 
et  aucun  pacte,  aucune  union  ne  peut  avoir  lieu  entre  les 
uns  et  les  autres,  parce  qu'ils  sont  essentiellement  oppo- 
sés. Mais  l'âme  humaine  se  trouve  dans  un  état  intermé- 
diaire. Chez  elle,  le  bien  et  le  mal  ne  sont  point  séparés 
par  un  abîme  infranchissable ,  et  elle  peut  passer  de  l'un 
à  l'autre,  et  participer  ainsi  à  la  nature  des  bons  et  des 


DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON.         221 

mauvais  esprits j,  selon  le  choix  qu'elle  a  fait.  La  culture 
des  passions  est  donc  une  partie  essentielle  de  la  vie  ascé- 
tique;, de  celle  qui  conduit  à  la  lumière  lorsqu'elles  sont 
bien  réglées,  de  celle  qui  conduit  à  l'abîme  lorsqu'elles 
s'affranchissent  du  joug  et  s'abandonnent  à  leur  impétuo- 
sité. 

Une  ancienne  allégorie  raconte  que  l'idée  vint  un  jour 
au  diable  de  prendre  femme ,  afin  de  propager  sa  race.  Il 
s'adressa  donc  à  l'Impiété,  et,  après  l'avoir  épousée,  il  en 
eut  sept  filles.  Lorsque  celles-ci  furent  arrivées  à  l'âge 
nubile,  il  fut  d'avis  de  les  marier  aux  hommes,  pour  ga- 
gner l'amitié  de  ceux-ci.  Il  donna  l'aînée,  l'Orgueil ,  aux 
puissants  sur  la  terre ,  aux  nobles ,  à  ceux  qui  se  distinguent 
des  autres  par  leurs  fonctions,  leur  position  ou  la  consi- 
dération dont  ils  jouissent.  Il  maria  la  seconde,  l'Avarice, 
aut  riches,  aux  marchands  et  aux  banquiers.  Il  donna  la 
troisième,  la  Déloyauté,  aux  paysans,  aux  artisans,  aux 
mercenaires  et  aux  hommes  du  peuple ,  et  l'Hypocrisie  aux 
prêtres  qui  affectent  une  sainteté  qu'ils  n'ont  pas.  Il  donna 
l'Envie  aux  artistes,  La  Vanité  fut  naturellement  le  par- 
tage des  femmes.  Il  lui  restait  encore  la  septième,  à  savoir 
l'Impureté.  Il  chercha  à  qui  il  la  donnerait  bien;  mais, 
réflexion  faite ,  il  se  décida  à  la  garder  chez  lui ,  pour  que 
chacun  put  venir  la  chercher,  s'il  désirait  l'avoir.  En  pre- 
nant ce  parti,  il  comptait  avoir  un  grand  nombre  de  de- 
mandes et  de  visites,  et  il  ne  fut  pas  trompé  dans  ses  cal- 
culs, comme  l'expérience  l'a  montré  depuis. 

Cette  allégorie  n'est,  hélas!  que  trop  vraie.  Les  autres 
passions  et  les  vices  qu'elles  engendrent  s'attachent  parti- 
culièrement à  certains  états,  tandis  que  la  volupté  est  com- 
mune à  tous.  C'est  par  le  plaisir  des  sens  que  le  péché  est 


222  DU    PACTE    FORMEL    AVEC    LE    DÉMOIN. 

entre  dans  le  monde;  c'est  lui  encore  qui  s'éveille  le  pre- 
mier dans  l'homme^  et  le  pousse  à  s'unir  plus  intimement 
avec  le  démon ,  pour  chercher  auprès  de  lui  les  moyens 
de  satisfaire  ses  mauvais  désirs  en  ce  genre.  Lorsque  la 
volupté^  s' allumant  au  fond  du  cœur_,  pénètre  jusqu'à  la 
moelle  des  os  et  s'empare  de  toutes  les  puissances;  si  elle 
rencontre  quelque  obstacle  extérieur  qui  l'empêche  de 
goûter  la  satisfaction  passagère  qu'elle  recherche  ;  surtout 
si  la  jalousie  lui  communique  encore  ses  fureurs,  elle  ne 
se  possède  plus;  elle  n'est  plus  occupée  que  des  moyens 
d'arriver,  coûte  que  coûte,  à  son  but.  C'est  alors  qu'une 
voix  perfide  lui  souffle  que  le  moyen  le  plus  court  et  le 
plus  sûr  de  l'atteindre  est  d'avoir  recours  aux  puissances 
invisibles;  et  de  cette  simple  pensée  à  la  résolution  de 
l'exécuter  il  n'y  a  qu'un  pas. 

Ceci  est  vrai  pour  les  deux  sexes ,  mais  plus  encore  pour 
le  sexe  féminin.  L'homme,  en  effet ,  est  destiné  à  l'action; 
il  n'attend  pas  qu'on  lui  donne  ce  qu'il  désire,  mais  il  le 
prend  ou  va  le  chercher  lui-même.  Il  a  donc  plus  de  faci- 
lité pour  se  satisfaire  par  les  moyens  ordinaires,  plus  de 
force  et  d'audace  pour  lutter  contre  les  obstacles.  11  cherche 
dans  la  volupté ,  comme  dans  toutes  ses  autres  passions , 
avec  énergie  et  violence,  l'objet  vers  lequel  il  se  sent  attiré. 
La  femme,  au  contraire,  attend  avec  patience  ce  qu'elle 
désire.  Elle  a  le  sentiment  de  sa  faiblesse;  elle  ne  recule 
pas  devant  les  difficultés,  bien  au  contraire;  mais  au  lieu 
de  chercher  à  renverser  par  la  force  l'obstacle  qui  l'arrête, 
elle  le  tourne  par  la  ruse,  ou  attend  avec  opiniâtreté  qu'il 
disparaisse.  Si  avec  tout  cela  elle  ne  peut  arriver  à  son  but, 
elle  cède  facilement  à  la  tentation  de  demander  aux  puis- 
sances infernales  la  force  qui  lui  manque.  Plus  mobile 


DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON.         223 

d'ailleurs  que  l'homme,  elle  est  aussi  plus  légère  el  plus 
profondément  émue  par  ses  passions  ;  et  celles-ci^  une  fois 
déchaînées^  rentrent  plus  difficilement  et  plus  tard  dans 
leur  lit.  De  plus^,  comme  l'imagination  domine  chez  elle, 
elle  est  plus  accessible  aux  illusions ,  et  plus  disposée  par 
conséquent  à  céder  aux  suggestions  du  démon.  Aussi 
voyons-nous  que  le  nombre  des  femmes  qui  sont  tombées 
de  cette  manière  dans  l'abîme  est  bien  plus  grand  que 
celui  des  hommes.  Comme  enfin  la  femme  penche  toujours 
vers  les  extrêmes,  et  passe  facilement  de  l'amour  à  la 
haine,  cette  dernière  passion  la  pousse  souvent  dans  ces 
voies  ténébreuses,  la  jalousie  surtout,  qui,  voulant  d'un 
côté  se  venger  d'un  rival  ou  d'un  ennemi,  et  de  l'autre 
arrêtée  par  le  sentiment  de  son  impuissance,  a  recours  an 
démon,  et  cherche  à  s'inspirer  de  ses  fureurs. 

Si  la  croyance  que  le  démon  peut  donner  la  puissance 
aux  faibles,  la  beauté  à  ceux  qui  sont  laids,  la  gloire  à  ceux 
qui  sont  méprisés,  l'amour  en  retour  à  ceux  qui  aiment,  la 
vengeance  à  ceux  qui  ont  été  blessés  ou  humiliés,  la  satis- 
faction de  leurs  désirs  aux  voluptueux ,  a  livré  au  démon 
bien  des  âmes ,  il  doit  de  nombreuses  conquêtes  aussi  à 
cette  opinion  qu'il  peut  donner  la  richesse  aux  pauvres  et 
consoler  les  affligés.  Ici  c'est  moins  le  sexe  que  la  pro- 
fession qui  établit  une  différence.  En  effet,  les  riches,  qui 
nagent  dans  l'abondance,  n'ont  rien  à  désirer  de  ce  côté; 
et  c'est  bien  plutôt  l'orgueil  et  la  volupté  qui  les  jettent 
dans  les  bras  du  démon.  Mais  dans  les  classes  inférieures 
la  pauvreté  peut  produire  le  même  résultat,  en  poussant 
au  désespoir.  Lorsque  l'homme  a  été  une  grande  partie  de 
sa  vie  privé  du  nécessaire  et  obligé  de  lutter  nuit  et  jour 
contre  l'indigence;  lorsqu'aux  soucis  inséparables  de  la  dé- 


224  DU    PACTE    FORMEL    AVEC    LE   DÉMON. 

tresse  viennent  encore  s'ajouter  des  peines  intérieures  de 
toute  sorte,  ou  des  maladies  et  des  douleurs  qui  brisent  le 
corps,  faul-il  s'étonner  que,  succombant  sous  le  faix,  et 
ne  voyant  nulle  part  de  consolation  pour  lui ,  il  tombe 
dans  le  désespoir,  et  cherche  du  secours  auprès  de  celui 
qu'il  croit  possesseur  de  grands  trésors  ou  médecin  de 
tous  les  maux?  Aussi  les  procès  de  sorcellerie  sont -ils 
pleins  de  cas  où  ce  motif  a  été  le  commencement  du  mal. 
En  vain  l'expérience  dit-elle  qu'il  n'y  a  point  d'état  plus 
misérable  ni  plus  affreux  que  celui  où  tombent  ceux  qui 
livrent  ainsi  leur  âme  au  démon;  l'expérience  ne  corrige 
et  n'arrête  personne.  De  grands  trésors  ont  été  prodigués 
de  cette  manière,  et  pourtant  on  ne  peut  citer  un  seul 
homme  qu'ils  aient  enrichi.  C'est  pour  cela  que  de  très- 
bonne  heure  déjà  on  a  cru  que  l'argent  donné  parle  diable 
n'est  pas  réel,  et  qu'il  n'a  de  valeur  que  dans  les  régions  où 
1  a  été  fabriqué,  mais  qu'il  n'en  a  plus  dans  le  monde  de 
la  réalité  et  qu'il  se  change  en  boue.  Il  y  a  beaucoup  de 
récits  de  ce  genre  dans  les  procès  de  sorcellerie.  Remy 
parle  d'un  berger  nommé  Sennel,  qui,  après  avoir  reçu 
du  diable  un  sac  d'argent,  l'emporte  chez  lui,  et  n'y  trouve 
que  des  têts  et  des  charbons.  Chez  Catherine  de  Metz,  c'est 
de  la  fiente  de  porc;  chez  d'autres,  ce  sont  des  feuilles 
d'arbre  ou  de  la  paille.  Jeanne  de  Bann  trouve  un  florin 
d'or  enveloppé  dans  du  papier,  comme  le  diable  le  lui 
avait  dit;  mais  lorsqu'elle  veut  le  montrer  à  son  mari^  ce 
n'est  plus  qu'un  denier  rouillé.  Parmi  les  neuf  cents  cas 
qui  ont  passé  sous  les  yeux  de  Remy,  il  n'en  a  connu  qu'un 
seul,  celui  de  C.  Ruffa  de  Bell,  près  de  la  Moselle,  où  le 
diable  ait  donné  de  la  monnaie  véritable;  encore  n'était-ce 
que  trois  deniers.  «  Tout  cela  m'a  été  donné,  et  je  le  donne 


DU  PACTE  FORMEL  AVEC  Lt  DÉMON.         225 

à  qui  je  veux,  »  a  dit  ce  fanfaron.  Mais  au  fond  il  n'a 
que  ce  que  lui  donne  le  mal  et  le  péché,  et  ce  qu'il  a 
ainsi,  il  ne  le  donne  pas;  c'est  l'homme  qui  se  le  donne 
à  soi-même  en  péchant.  Ce  prince  du  royaume  des  té- 
nèbres a  inventé  un  papier  qui  n'a  de  valeur  qu'autant 
qu'il  a  de  crédit  lui-même.  C'est  avec  ce  papier  qu'il  tient 
la  banque;  et  c'est  avec  ce  papier  que  l'on  joue,  parce 
que,  au  dedans  de  ce  cercle,  il  est  un  objet  de  cupidité, 
comme  la  monnaie  sonnante  ici-bas. 

Outre  ces  passions  dont  nous  venons  de  parler,  toutes 
les  autres  peuvent  encore,  lorsque  l'homme  en  abuse, 
servir  de  lien  entre  lui  et  le  démon,  ou  le  disposer  à  cette 
horrible  union.  «  Le  diable,  dit  Jean  de  Rupescissa,  sait  à 
qui  il  doit  présenter  le  plaisir  qui  flatte  le  palais,  à  qui  il 
faut  donner  le  poison  de  l'envie,  à  qui  il  faut  offrir  l'at- 
trait de  la  cupidité  ou  de  la  volupté.  Il  sait  qui  il  faut  sé- 
duire par  la  joie,  ou  troubler  par  la  tristesse,  ou  égarer 
par  l'erreur;  et  pour  nuire  il  cherche  avec  soin  l'endroit 
faible  de  chacun.  Mais  ceux  auxquels  il  s'adresse  de  préfé- 
rence, ce  sont  les  hommes  enflés  par  leur  savoir,  bien  sûr 
qu'ils  pourront  avec  peine  échapper  à  ses  pièges.  »  Ceci 
est  vrai  non-seulement  quant  aux  rapports  généraux  de 
la  nature  humaine  à  l'égard  du  mauvais  principe,  mais 
encore  pour  ces  relations  intimes  dont  nous  parlons.  Le 
savoir  orgueilleux,  même  lorsqu'il  est  acquis  légitime- 
ment, est  déjà  un  savoir  diabolique ,  et  par  conséquent 
une  pure  ignorance,  puisqu'il  ne  sait  pas  qu'en  croyant 
se  posséder  soi-même  il  est  dans  la  vérité  possédé  par  le 
démon;  mais  lorsqu'il  est  dirigé  vers  les  régions  infé- 
rieures, il  conduit  à  cette  science  proprement  satanique 
qui,  considérant  le  démon  comme  la  source  de  tout  savoir^ 


226         DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON. 

cherche  à  s'unir  plus  intimement  avec  lui,  afin  de  pouvoir 
mettre  la  main  sur  ce  trésor  caché  dont  il  est  le  possesseur. 
D'autres  fois,  c'est  l'ambition  et  la  soif  du  pouvoir  qui 
pousse  l'homme  à  choisir  pour  son  maître  le  prince  de  ce 
monde,  comme  dépositaire  de  la  puissance  et  dispensa- 
teur de  la  gloire,  afin  de  pouvoir  acquérir  par  lui  ce  qu'il 
peut  en  avoir  autrement,  comme  cela  est  arrivé  à  Faust. 
Celui  qui  cherche  de  cette  manière  à  s'unir  avec  le  prin- 
cipe du  mal  fait  jusqu'à  un  certain  point  partie  de  cette 
cité  dont  il  est  le  chef;  il  est  déjà,  en  vertu  d'un  pacte  se- 
cret, membre  de  son  corps  mystique.  Un  intérêt  commun 
lie  le  serviteur  au  maître  :  l'un  veut  le  mal,  l'autre  l'exé- 
cute; de  sorte  que  la  faiblesse  de  l'un  s'appuie  sur  la  force 
de  l'autre.  Ce  même  intérêt  le  retient  dans  la  société  du 
diable,  et  le  conduit  de  degré  en  degré  jusqu'au  fond  de 
l'abîme.  Il  n'était  au  commencement  attaché  à  ce  royaume 
que  comme  allié  ;  mais  à  la  fin  il  y  acquiert  l'indigénat  et 
le  droit  de  cité  par  un  pacte  formel  avec  le  démon. 


CHAPITRE    XV 

Du  pacte  formel  avec  le  démon  et  de  ses  différentes  formes.  Le  pacte 
avec  le  démon  est  la  contre-partie  des  promesses  du  baptême.  Des 
différentes  formes  de  ce  pacte.  Une  tierce  personne  sert  quelquefois 
d'intermédiaire.  Histoire  d'un  gentilhomme  de  Liège.  Des  asso- 
ciations déjà  existantes  reçoivent  des  disciples.  Des  pactes  faits  avec 
le  démon  dans  la  possession  ou  la  clairvoyance. 

Quiconque  veut  faire  partie  d'un  état  politique  doit  se 
soumettre  aux  lois  qui  le  gouvernent.  II  prend  sur  lui  des 
devoirs  en  échange  des  droits  qu'il  reçoit,  et  s'engage  à 
certaines  redevances  envers  le  chef  de  l'État,  afin  d'obte- 


DV    PACTE    FORMEL    AVEC    LE    DÉMO^ .  227 

nir  sa  protection  et  son  appui.  11  en  est  ainsi  pour  celui  qui 
entre  dans  cette  communion  des  méchants^,  laquelle  est  la 
contre-partie  de  la  communion  des  saints^  et  partage  avec 
cette  dernière  l'empire  de  ce  monde  depuis  que  la  con- 
naissance du  bien  et  du  mal  a  divisé  celui-ci  en  lumière, 
et  en  ténèbres.  C'est  dans  le  baptême  que  l'homme  s'en- 
gage par  un  pacte  formel  envers  le  chef  de  la  cité  de  Dieu^, 
et  acquiert  en  celle-ci  l'indigénat  :  il  doit  donc  y  avoir 
dans  la  cité  du  diable  un  pacte  semblable,  qui  mette 
l'homme  à  l'égard  du  chef  de  cette  cité  dans  un  rapport 
du  même  genre.  C'est  ce  pacte  que  Satan  osa  proposer  au 
Christ  lorsqu'il  lui  dit  :  «  Tout  cela  vous  appartiendra,  si 
vous  voulez  vous  prosterner  devant  moi  et  m' adorer.  » 
C'est  la  forme  du  contrat  que  les  jurisconsultes  nomment 
tacite.  Do  ut  des  ;  fado  ut  facias.  Do  ut  facias  ;  facio  ut  des. 
Je  te  donne  les  richesses,  les  plaisirs,  la  gloire,  la  puis- 
sance, la  science,  si  tu  veux  renoncer  à  Dieu  et  m' appar- 
tenir. C'est  un  contrat  illusoire  des  deux  côtés;  et  quoique 
par  ses  résultats  il  rende  l'homme  esclave  du  démon,  il  est 
cependant  nul  en  soi,  et  peut  être  rompu  par  l'Église. 
L'un,  en  effet,  promet  ce  qui  ne  lui  appartient  pas; 
l'autre  promet  en  retour  ce  qu'il  n'est  pas  en  état  de  don- 
ner dans  le  vrai  sens  du  mot.  Ce  pacte  est  conclu  à  la  con- 
dition que  l'un  se  donne,  et  que  l'autre  se  laisse.  Satan  ne 
promet  pas  à  tous  indistinctement  tout  ce  qu'il  peut  don- 
ner ;  mais  il  promet  à  chacun  d'autant  plus  que  chacun  lui 
donnera  davantage.  Ce  pacte  se  fait  aussi  avec  de  certaines 
formalités  que  nous  allons  étudier  ici. 

Et  d'abord,  il  n'est  pas  nécessaire  que  les  deux  parties 
soient  présentes  :  l'affaire  peut-être  traitée  par  écrit.  Ainsi 
les   magiciens  de  Nantes  qui  furent  jugés  à  Paris  vers 


228         DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON. 

la  fin  du  xvie  siècle  avaient  écrit  un  livre  de  magie  pour 
le  porter  aux  sibylles  de  la  grotte  de  Nurcie,  qu'ils  regar- 
daient comme  étant  à  la  tête  de  tous  les  arts  magiques. 
Leur  requête  était  conçue  en  ces  termes.  Ils  priaient  les 
nobles  dames  de  consacrer  ces  livres  magiques,  afin  que 
les  mauvais  esprits  fussent  toujours  à  leur  disposition  par 
suite  des  conjurations  renfermées  dans  ces  livres.  Ils  de- 
vaient, sur  leur  appel,  leur  apparaître  sans  aucun  danger 
pour  eux,  sous  la  forme  d'un  bel  homme,  sans  qu'ils  eus- 
sent besoin  de  tracer  autour  d'eux  un  cercle  magique,  soit 
à  la  maison,  soit  au  dehors.  Les  sibylles  devaient  en  second 
lieu  appliquer  leurs  sceaux  sur  ces  livres  (ceux-ci  étaient 
au  nombre  de  trois)  afin  qu'ils  pussent  commander  avec 
plus  d'empire  aux  esprits.  Elles  devaient  en  troisième  lieu 
les  garantir  des  recherches  et  des  châtiments  des  tribunaux . 
Quatrièmement,  elles  devaient  leur  obtenir  la  faveur  des 
princes,  et  les  rendre  heureux  au  jeu  toutes  les  fois  qu'ils 
le  demanderaient.  Cinquièmement,  elles  devaient  empê- 
cher leurs  ennemis  de  leur  nuire.  Eux  promettaient  de  leur 
côté  de  reconnaître  et  d'honorer  éternellement  ces  sibylles 
comme  leurs  maîtresses,  de  leur  ofîrir  chaque  année,  au 
jour  anniversaire  de  la  dédicace  de  ces  livres,  et  cela  pen- 
dant toute  leur  vie,  une  àme,  soit  en  tuant  et  en  immolant 
quelqu'un,  soit  en  l'initiant  aux  mêmes  mystères ,  mais 
à  la  condition  toutefois  que  les  sibylles  tiendraient  leurs 
promesses.  Il  paraît ,  ou  qu'elles  n'acceptèrent  point  ces 
conditions,  ou  qu'elles  ne  remplirent  point  leurs  enga- 
gements, du  moins  pour  ce  qui  concerne  le  dernier  article, 
puisque  ceux  qui  leur  avaient  fait  ces  propositions  furent 
brilles  avec  leurs  livres.  (Crespetus,  de  Odio  Satanœ , 
dise.  15.) 


nu    PACTE    l'ORMKL    AVEC    LE    DÉMON.  229 

Quelquefois  un  tiers  intervient  comme  médiateur  entre     Histoire 

d'un  gentil- 
l'homme  et  les  démons.  Césaire  d'Heisterbacli  en  rapporte     homme 

un  exemple.  Un  gentilhomme  de  Liège  très-riche,  s'étant  ^^^S^- 
ruiné,  tomba  dans  une  extrême  pauvreté.  Ne  pouvant  se 
résignera  rester  dans  son  pays,  il  passa  à  l'étranger,  et 
là  fit  connaissance  d'un  magicien  qui  lui  promit  le  bonheur 
s'il  voulait  le  suivre.  Le  gentilhomme  le  suivit  dans  un 
halUer  entouré  de  marais,  et  l'entendit  parler  avec  quel- 
qu'un ,  mais  sans  rien  voir.  Le  jeune  homme,  étonné,  lui 
demanda  avec  qui  il  parlait.  L'autre  lui  dit  de  se  taire; 
mais  le  jeune  homme  ayant  renouvelé  jusqu'à  trois  fois  sa 
demande,  il  finit  par  lui  dire  qu'il  parlait  avec  le  diable, 
et  le  présenta  à  lui.  L'inconnu  exige  du  jeune  homme 
fidélité  et  soumission ,  et  lui  dit  que  pour  obtenir  ses  fa- 
veurs il  doit  auparavant  renoncer  au  Seigneur,  et  qu'a- 
lors il  deviendra  plus  riche  et  plus  puissant  qu'aupara- 
vant. Le  malheureux  consent  à  ce  qu'on  lui  demande.  On 
veut  qu'il  renonce  également  à  la  sainte  Vierge,  mais  il 
refuse.  Le  magicien  lui  dit  qu'ayant  déjà  renié  son  Créa- 
teur, il  ne  doit  pas  craindre  de  renier  la  créature.  Le 
jeune  homme,  malgré  toutes  les  exhortations,  persiste 
dans  son  refus,  et  déclare  qu'il  aimerait  mieux  mendier 
aux  portes  toute  sa  vie  que  de  faire  ce  qu'on  exige  de  lui. 
L'affaire  en  reste  là ,  et  ils  se  séparèrent  sans  avoir  rien 
conclu.  Le  jeune  homme  se  réconcilia  plus  tard  avec 
Dieu,  et  fit  un  mariage  avantageux  qui  le  rendit  plus  riche 
qu'il  n'était  auparavant.  (Liv.  ii,  ch.  12.) 

Le  plus  ordinairement  l'initiation  à  ces  infâmes  mystères 
a  lieu  au  moyen  de  sociétés  secrètes  et  avec  certaines 
formalités,  sans  que  le  diable  ait  besoin  d'intervenir  per- 
jjOnnellement.  Nous  trouvons  à  ce  sujet  des  renseignements 


230        DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON. 

curieux  dans  le  Maliens  maleficomm;  Lugd.  1(314,  t.  l*'^ 
p.  363,  d'après  les  actes  de  Berne.  On  avait  mis  en  prison 
dans  cette  ville,  chacun  séparément,  un  jeune  homme  avec 
sa  femme,  tous  les  deux  accusés  de  magie.  Le  mari  dit  un 
jour  que,  s'il  obtenait  le  pardon  de  ses  péchés,  il  révéle- 
rait tout  ce  qu'il  connaissait  de  la  magie,  parce  qu'il  savait 
bien  qu'il  devait  mourir.  On  lui  répondit  que  ses  péchés 
lui  seraient  pardonnes  s'il  se  repentait  sincèrement.  Il  ac- 
cepta dès  lors  la  mort  avec  joie,  et  abandonna  les  voies 
criminelles  où  iJ  avait  marché  auparavant.  «  Voici,  dit-il 
entre  autres  choses,  comment  j'ai  été  séduit.  Les  maîtres 
qui  s'étaient  chargés  de  moi  me  conduisirent  à  l'église  un 
dimanche  avant  qu'on  fît  l'eau  bénite;  et  là  ils  me  firent 
renoncer  à  Dieu ,  à  la  foi ,  au  baptême  et  à  l'Église ,  et 
rendre  hommage  àu  petit-maître  ;  c'est  le  nom  qu'ils  don- 
nent au  diable.  Puis  ils  me  donnèrent  à  goûter  d'un  li- 
quide renfermé  dans  une  outre  ;  et  à  peine  en  eus-je  pris 
que  je  sentis  dans  mon  intérieur  les  images  magiques  se 
présenter  à  moi ,  et  se  rattacher  aux  pratiques  du  pacte 
que  je  venais  de  contracter.  Ma  femme  a  été  séduite  de  la 
même  manière;  mais  elle  est  tellement  opiniâtre  ,  que  je 
suis  bien  sûr  qu'elle  montera  plutôt  sur  le  bûcher  que  de 
rien  découvrir.  Nous  sommes,  hélas!  coupables  tous  les 
deux.  ))  Il  mourut  avec  un  grand  repentir;  mais  sa  femme, 
quoique  convaincue  par  des  témoignages  évidents,  ne 
voulut  faire  aucun  aveu  ;  elle  maudit  en  termes  affreux  le 
bourreau  qui  avait  préparé  le  bûcher,  et  mourut  ainsi  dans 
l'impénitence. 

Ce  que  dit  ce  jeune  homme  est  remarquable.  A  peine 
avait-il  bu  que  les  images  magiques  se  gravèrent  dans  son 
âme.  La  même  chose  arriva  lorsque  nos  premiers  parents 


DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON.         231 

mangèrent  du  fruit  défendu.  Des  images,  des  formes,  des 
impressions  qu'ils  ne  connaissaient  point  auparavant  s'é- 
veillèrent en  eux  :  leurs  yeux  furent  ouverts  ;  ils  étaient 
devenus  clairvoyants.  Mais  cette  clairvoyance  était  tour- 
née du  mauvais  côté;  car  c'étaient  des  formes  magiques 
qui  avaient  trouvé  accès  en  eux,  des  formes  qui  ne  repo- 
saient que  sur  le  mensonge  et  l'illusion.  C'était  par  un  acte 
vital;  en  mangeant  d'un  fruit,  qu'ils  avaient  produit  dans 
leur  être  ce  changement  profond  ;  car  le  mal,  comme  le 
bieu;  doit;  pour  prendre  racine,  s'implanter  dans  la  vie, 
et  passer  en  quelque  sorte  dans  la  chair  et  dans  le  sang. 
Leur  œil  intérieur  fut  ouvert.  Ce  phénomène  nous  fait 
entrevoir  ce  qui  arrive  lorsque  l'homme  s'unit  d'une  ma- 
nière plus  intime  avec  le  principe  du  mal.  Quand  les 
choses  en  sont  arrivées  à  ce  point;  Satan  lui-même  inter- 
vient en  personne  dans  le  pacte  par  lequel  l'homme  s'en- 
gage envers  lui.  La  clairvoyance;  en  efîet,  rend  possible 
ce  rapport  immédiat  entre  l'un  et  l'autre.  Cependant  il 
n'est  point  nécessaire  pour  amener  la  clairvoyance  diabo- 
lique d'avoir  toujours  recours  à  la  magie  :  comme  tout 
état  de  ce  genre  a  une  racine  naturelle;  il  peut  se  déve- 
lopper naturellement  de  celle-ci.  Et  de  même  que  dans 
l'ordre  du  bien  une  direction  sage  et  intelligente  peut  con- 
duire loin  en  très-peu  de  temps  le  clairvoyant  dans  les 
voies  de  la  lumière;  ainsi  l'ascèse  diabolique  peut  produire 
les  mêmes  effets  dans  un  genre  opposé. 

Nous  avons  vu  dans  la  mystique  divine  que  parmi  les 
saints  il  en  est  quelques-uns  qui  ;  devevenus  clairvoyants 
de  très-bonne  heure,  ont  vu  Notre-Seigneur  d'une  manière 
visible,  et  ont  reçu  de  lui  un  anneau  comme  symbole  de 
l'union  qu'il  contractait  avec  eux.  11  est  également  dans 


232  DU    PACTE    FORMEL    AVEC    LE    DÉMOiN. 

la  cité  du  diable  des  hommes  tristement  privilégiés ,  qui 
peuvent  voir  d'une  manière  sensible  le  démon  dès  leur 
première  jeunesse,  et  à  qui  il  propose  d'entrer  avec  lui 
dans  des  rapports  plus  étroits.  Brognoli,  de  l'ordre  des 
Frères  mineurs  de  la  stricte  observance,  cet  homme  si 
savant,  si  expérimenté  dans  cette  matière,  nous  rapporte 
un  fait  bien  instructif  en  ce  genre.  (T.  P%  p.  285.)  Une 
jeune  fille  des  environs  de  Bergame  lui  fut  envoyée,  le 
23  février  1666,  par  l'inquisiteur,  pour  qu'il  l'examinât. 
Voici  ce  qu'elle  lui  affirma  sous  la  foi  du  serment,  en  pré- 
sence de  son  confesseur  :  «  Je  viens,  dit-elle,  pour  le 
repos  de  ma  conscience  et  pour  la  confusion  du  démon, 
vous  faire  ma  déclaration  sincère.  A  l'âge  de  neuf  ans, 
lorsque  mon  jugement  n'était  pas  encore  mûr,  pendant 
que  je  gardais  mes  troupeaux  dans  la  prairie ,  le  diable 
m'apparut  sous  la  forme  d'un  jeune  homme  de  mon  pays 
que  j'aimais  ;  de  sorte  que  je  crus  vraiment  que  c'était  lui, 
et  non  le  démon.  Il  me  donna  de  l'argent,  et  m'entraîna  à 
pécher  avec  lui,  et  à  lui  promettre  de  le  faire  encore  dans 
la  suite.  Je  reconnus  plus  tard  que  c'était  le  démon,  parce 
qu'il  m' apparaissait  souvent  nu  le  jour  et  la  nuit,  sous  la 
forme  de  ce  jeune  homme,  en  me  rappelant  la  promesse 
criminelle  que  je  lui  avais  faite,  quoique  je  fusse  certaine 
que  ce  jeune  homme  n'était  pas  alors  au  village.  Souvent 
aussi  il  m'apparaissait  sous  la  forme  de  tel  ou  tel  prêtre , 
m' excitant  toujours  au  péché  de  la  chair;  mais  avec  le 
secours  de  Dieu  je  le  repoussai  chaque  fois.  Il  revint  alors 
sous  la  forme  d'un  curé,  et  me  donna  un  couteau,  en  me 
disant  que,  si  à  l'avenir  le  jeune  homme  venait  m' exciter 
au  péché,  je  devais  plutôt  me  percer  le  cœur  de  ce  couteau 
que  de  consentir  à  ce  qu'il  me  demandait.  Après  cela  il 


DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMO>.         233 

se  présenta  souvent  à  moi,  toujours  sous  la  forme  du  jeune 
homme,  se  moquant  de  moi,  m'mjuriant,  me  battant, 
m'arrachant  les  cheveux,  et  quelquefois  même  me  faisant 
des  blessures.  Une  nuit,  comme  j'étais  en  prière,  il  vint, 
toujours  sous  la  même  forme,  alluma  dans  la  chambre  un 
grand  feu,  en  me  menaçant  de  m'y  jeter  si  je  ne  consen- 
tais à  ses  désirs.  Je  saisis  mon  crucifix,  et  je  lui  résistai 
avec  le  secours  de  Dieu.  Mais  je  crus  sentir  quelque  chose 
qui  s'avançait  vers  moi,  et  tombait  à  terre  :  je  le  foulai  aux 
pieds,  en  lui  ordonnant  au  nom  de  Jésus-Christ  de  s'éloi- 
gner. Je  vis  alors  sous  mes  pieds  comme  une  outre  d'eau, 
et  j'entendis  une  voix  qui  criait  sous  moi  :  «  Laisse-moi 
partir,  maudite,  je  ne  reviendrai  jamais.  »  Ma  mère  et  mes 
frères  entendirent  la  voix.  Il  me  coupa  alors  mes  souliers, 
et  brisa  ce  que  je  prenais  pour  une  outre.  11  s'en  répandit 
sur  tout  le  plancher  de  ma  chambre  des  ordures  d'une 
odeur  infecte,  et  en  si  grande  quantité,  qu'il  y  en  avait 
haut  comme  quatre  doigts,  comme  le  virent  de  leurs  yeux 
tous  les  voisins. 

«  Le  même  esprit  m'a  souvent  apparu  aussi  sous  la  forme 
de  la  sainte  Trinité,  den  otre  Seigneur  sur  la  croix,  de  mon 
ange  gardien,  de  la  sainteVierge,  et  sous  beaucoup  d'autres 
encore.  Souvent,  prenant  celle  du  jeune  homme,  il  a  voulu 
me  persuader  d'accomplir  certaines  choses.  Je  devais, 
1®  renier  la  foi  catholique,  2°  ne  plus  croire  à  la  virginité 
de  Notre-Dame  ni  au  pouvoir  des  prêtres  de  remettre  les 
péchés.  Il  me  promettait,  si  je  voulais  de  mon  côté  tenir 
à  mes  engagements,  et  ne  jamais  rien  révéler,  du  moins  à 
mon  confesseur;  il  me  promettait  de  me  procurer  de  gran- 
des richesses,  de  m' apprendre  à  faire  mourir  les  hommes, 
à  me  venger  de  mes  ennemis  et  à  commettre  toute  sorte  de 


234        DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON. 

crimes,  comme  ontcoutumede  faire  ceux  qui  appartiennent 
au  démon.  Mais^  grâce  à  Dieu^  je  n'ai  consenti  à  rien  de  ce 
qu'il  me  demandait,  et  n'ai  rien  fait  de  ce  qu'il  me  pous- 
sait à  faire.  » —  Le  serment  que  cette  jeune  fille  avait  fait  de 
découvrir  la  vérité  tout  entière,  la  présence  du  curé  qui 
avaitété  témoin  des  faits,  et  qui,  étant  son  confesseur,  con- 
naissait parfaitement  son  intérieur,  la  simplicité  naïve  du 
récit  tout  entier,  ne  permettent  pas  de  supposer  qu'elle  ait 
eu  l'intention  de  tromper.  D'un  autre  côté,  parmi  les  phé- 
nomènes qu'elle  raconte,  il  en  est  plusieurs  qui  sont  trop 
sensibles,  trop  palpables  pour  qu'ils  puissent  n'être  qu'un 
jeu  de  l'imagination.  Il  ne  reste  donc  qu'une  manière  de 
les  expliquer  :  ces  faits  étaient  évidemment  une  suite  de 
visions,  qui  avaient  pour  but  de  pousser  cette  jeune  fille  à 
s'engager  au  démon  par  un  pacte  formel. 


CHAPITRE   XVI 

Les  pactes  avec  le  démon  étaient  connus  dès  les  temps  les  plus  anciens. 
Le  sénateur  Protère  et  sa  fille.  Théophile  d'Àdana.  Exemples  dans 
les  temps  modernes  :  Michel  Schramm.  Histoire  d'un  gentilhomme 
allemand.  Histoire  de  Pollier. 

L'idée  d'un  pacte  avec  le  démon  se  présente  trop  natu- 
rellement pour  qu'elle  n'ait  pas  existé  de  très-bonne  heure 
dans  la  conscience  des  peuples  chrétiens.  Un  des  faits  les 
plus  anciens  sous  ce  rapport  est  celui  qui  nous  est  raconté 
dans  la  Vie  de  saint  Basile,  archevêque  de  Césarée,  comme 
ayant  eu  lieu  au  iv*=  siècle,  sous  le  règne  de  l'empereur 
Le  sénateur  Julien.  Le  sénateur  Protère  avait  une  fille  qu'il  destinait 
Protere.    ^^  j^  ^.^  religieuse.  Un  des  domestiques  de  la  maison,  s'é- 


DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON.        235 

tant  épris  d'un  violent  amour  pour  elle^  alla  trouver  un 
magicien,  afin  que  celui-ci  pût  lui  procurer  le  moyen  de 
satisfaire  sa  passion.  Le  magicien  lui  donne  pour  le  diable 
une  lettre  de  recommandation,  qu'il  doit  lever  en  l'air  sur 
le  tombeau  d'un  païen  ;  après  quoi  les  esprits  lui  appa- 
raîtront et  le  conduiront  à  leur  maître.  Il  fait  ce  qu'on  lui 
dit,  et  est  conduit  en  effet  dans  un  lieu  où  il  trouve  Satan 
assis  sur  un  trône,  entouré  de  ses  esprits.  L'adepte  est  d'a- 
bord accueilli  rudement  par  le  démon;  mais  enfin  il  est 
reçu  en  grâce,  après  avoir  renoncé  par  écrit  àson  baptême 
et  s'être  engagé  par  un  vœu  au  service  de  son  nouveau 
maître,  avec  l'intention  de  partager  éternellement  avec  lui 
le  sort  qui  lui  est  réservé.  Les  démons  de  l'air  sont  en- 
voyés pour  enflammer  d'amour  le  cœur  de  la  jeune  fille 
à  l'égard  de  ce  malheureux,  et  ils  y  réussissent.  Malade 
d'amour,  elle  se  jette  à  terre,  criant  à  son  père  :  «  Ayez 
pitié  de  moi  j  prenez  compassion  de  votre  sang,  et  donnez- 
moi  le  jeune  homme  que  j'ai  choisi  :  sinon  vous  me  ver- 
rez bientôt  mourir  tristement  ;  et  au  dernier  jugement 
vous  aurez  un  compte  sévère  à  rendre  à  mon  sujet.  «  Le 
père,  désolé,  essaie  tous  les  moyens  de  ramener  sa  fille  à 
d'autres  sentiments.  Mais  voyant  que  tout  est  inutile ,  et 
cédant  d'ailleurs  au  conseil  de  ses  amis,  il  marie  cette  in- 
sensée au  jeune  homme  qu'elle  aimait.  Bientôt  ses  amies 
remarquent  que  son  mari  ne  va  point  à  l'église  et  n'ap- 
proche point  des  sacrements.  Elles  lui  font  part  de  leurs 
observations.  Saisie  d'horreur,  elle  interroge  son  mari, 
qui  d'abord  nie  la  chose.  Elle  lui  demande  alors  de  venir 
avec  elle  à  l'église  et  d'assister  aux  saints  mystères  ;  il  fut 
donc  obligé  de  lui  découvrir  la  vérité. 

Elle  court  trouver  saint  Basile,  et  lui  demande  d'avoir 


236  DU    PACTE    FOKjMIiL    AVKC    LE    DÉAION. 

pitié  d'elle.  Celui-ci  fait  venir  ce  malheureux^  qui  lui  ra- 
conte en  versant  des  larmes  ce  qui  s'est  passée  et  lui  dit 
qu'il  veut  se  convertir.  Le  saint,  après  l'avoir  marqué  du 
signe  delà  croix^  le  renferme  dans  la  sacristie  de  l'église^, 
et  se  met  en  prières  pour  lui  pendant  trois  jours.  Cepen- 
dant les  mauvais  esprits  assiègent  le  pénitent  de  leurs  cris, 
de  leurs  reproches;  ils  l'épouvantent  et  lui  jettent  des 
pierres.  Au  bout  des  trois  jours,  le  saint  apporte  à  manger 
au  prisonnier,  le  fortifie  par  de  bonnes  paroles,  le  ren- 
ferme de  nouveau ,  revient  le  visiter  au  bout  de  trois  au- 
tres jours,  et  apprend  de  lui  qu'il  ne  voit  plus  les  démons, 
mais  qu'il  entend  seulement  de  loin  leurs  cris  et  leurs  me- 
naces. Il  le  renferme  une  troisième  fois,  et  continue  la 
même  chose  pendant  quarante  jours,  après  lesquels  il  le 
présente  au  clergé  et  au  peuple ,  en  les  exhortant  à  prier 
toute  la  nuit  avec  lui,  pour  que  le  démon  ne  triomphe 
pas  de  l'àme  de  ce  pécheur.  Le  peuple  fit  ce  que  disait  le 
saint.  Le  démon  vint  pour  arracher  à  celui-ci  sa  proie; 
mais  le  saint  lutta  courageusement  contre  lui,  pendant  que 
tout  le  peuple,  levant  les  mains  vers  le  ciel,  invoquait  sans 
relâche  le  secours  de  Dieu.  Enfin  le  pacte  que  ce  malheu- 
reux avait  souscrit  tomba  du  ciel,  en  présence  de  tous, 
entre  les  mains  du  saint,  qui  le  déchira  et  le  jeta  dans  la 
boue;  après  quoi  il  rendit  à  la  femme  son  mari,  délivré  de 
l'esclavage  du  diable.  Grégoire  de  Nazianze,  dans  sa  Vie  de 
saint  Basile,  ne  paile  point  de  ce  fait  :  il  se  trouve  seule- 
ment dans  celle  qui  fut  composée  par  saint  AmphUoque , 
évêque  d'Icône,  son  contemporain;  mais  celle-ci  a  été  fal- 
sifiée en  plusieurs  endroits,  comme  Glycas  le  reconnaissait 
déjà  de  son  temps.  Sans  nous  occuper  ici  de  l'authenticité 
de  celte  histoire,  nous  voulons  simplement  constater  que 


DI'  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON.        237 

déjà  à  cette  époque  les  idées  qu'on  avait  à  ce  sujet  étaient, 
quant  au  fond,  absolument  les  mêmes  que  celles  qui  ont 
eu  cours  plus  tard. 

Dans  le  cas  que  nous  venons  de  citer,  c'est  la  volupté 
qui  a  servi  de  lien  entre  l'homme  et  le  démon;  dans  celui 
que  nous  allons  raconter^,  c'est  l'orgueil.  Le  coupable  ici 
est  Théophile,  économe  de  l'église  d'Adana  en  Cilicie,  qui  Théophile 
est  devenu  par  là  célèbre  dans  tout  le  moyen  âge.  Il  vivait  ^^  '^'^^°^- 
probablement  du  temps  de  l'empereur  Justinien,  avant  la 
grande  invasion  de  Chosroès,  roi  des  Perses,  dans  l'empire 
romain,  vers  l'an  537,  comme  le  rapportent  dans  leurs 
chroniques  le  moine  Albéric  et  Sigebert.  Son  histoire  a  été 
écrite  par  Eutychien,  qui  était  né  dans  sa  maison,  comme 
il  le  déclare  lui-même,  et  qui  l'avait  ensuite  servi  comme 
clerc  dans  son  église.  Il  avait  été  témoin  oculaire  des  faits 
qu'il  rapporte,  ou  les  avait  appris  de  la  bouche  même  de 
Théophile.  Le  diacre  Paul  traduisit  cette  histoire  en  latin, 
et  la  dédia  à  Charles,  roi  des  Francs,  probablement  Charles 
le  Chauve.  C'est  ainsi  qu'elle  s'est  répandue  en  Occident, 
tandis  que  Métaphraste  la  faisait  connaître  en  Orient,  où 
elle  fit  plus  de  bruit  encore.  Rosvitha  de  Gandersheim, 
au  x^  siècle ,  la  mit  en  vers  latins  ,  de  même  que  Marbod , 
évêque  de  Rennes,  dans  le  xi^.  Elle  a  été  également  le 
sujet  d'un  poëme  allemand,  et  il  est  peu  d'histoires  qui 
aient  eu  autant  de  vogue  au  moyen  âge.  Pierre  d'Amiens, 
saint  Bernard,  saint  Bonaventure,  Albert  le  Grand  et  les 
missels  des  couvents  en  font  souvent  mention. 

Théophile  était  économe  de  l'égUse  d'Adana.  C'était  un 
homme  probe,  excellent,  en  qui  son  évêque  avait  pleine 
confiance.  11  était  le  père  des  pauvres  et  des  orphehns; 
aussi  tous  l'aimaient  et  le  chérissaient.  Le  siège  épiscopal 


238         DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON. 

étant  venu  à  vaquer^  le  clergé  et  le  peuple  le  désignèrent 
unanimement  pour  remplacer  l'évêque  défunt;  mais  il  re- 
fusa cet  honneur.  Porté  devant  le  métropolitain;,  il  se  jeta 
à  ses  pieds  ^  embrassa  ses  genoux^  se  déclarant  indigne  de 
cette  charge.  L'assemblée,  touchée  de  ses  prières,  lui  ac- 
corda trois  jours  de  réflexion  ;  et  comme  au  bout  de  ce 
temps  il  persistait  dans  son  refus,  le  métropolitain  en 
nomma  un  autre  à  sa  place.  Quelques  hommes  jaloux  de 
l'économe  persuadèrent  au  nouvel  évêque  de  donner  sa 
place  à  un  autre ,  et  Théophile  se  retira  chez  lui.  Il  sup- 
porta d'abord  avec  résignation  cet  affront;  mais  bientôt 
le  démon  sut  exciter  des  pensées  coupables  dans  son  cœur. 
La  vengeance  et  l'ambition  s'emparèrent  de  lui  :  il  com- 
mença à  mettre  la  gloire  temporelle  au-dessus  des  biens 
célestes,  et  pour  arriver  à  la  première  il  ne  craignit  pas 
d'avoir  recours  à  la  magie. 

Il  y  avait  dans  la  ville  un  juif  exercé  dans  tous  les  arts 
diaboliques,  et  qui  avait  entrauié  beaucoup  d'âmes  dans 
l'abîme.  Théophile  alla  le  trouver  la  nuit,  se  plaignit  du 
tort  que  l'évêque  lui  avait  fait,  et  réclama  son  assistance. 
Le  juif  lui  répondit  :  «  Reviens  demain  à  la  même  heure; 
je  te  présenterai  à  mon  maître,  et  il  te  donnera  ce  que  tu 
désires.  »  Il  s'en  alla  content,  et  revint  le  lendemain  à  mi- 
nuit. Le  juif  le  conduisit  au  cirque,  après  l'avoir  averti  de 
ne  pas  se  laisser  effrayer  par  les  choses  qu'il  verrait  ou  en- 
tendrait, et  surtout  de  ne  pas  faire  le  signe  de  la  croix.  A 
peine  l'eut-il  promis  qu'il  vit  une  multitude  d'hommes 
vêtus  de  manteaux  blancs  et  portant  des  flambeaux,  et  le 
démon  assis  au  milieu  d'eux.  Le  juif  lui  présenta  l'éco- 
nome et  lui  exposa  l'objet  de  sa  demande.  «  Comment 
puis-je,  répondit  le  démon,  secourir  un  homme  qui  sert 


DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON.        239 

Dîeu?  S'il  veut  me  servir  et  faire  partie  de  mon  armée,  il 
s'en  trouvera  bien:  il  aura  plus  de  pouvoir  qu'auparavant, 
et  commandera  à  tous,  même  à  l'évêque.  »  L'économe 
promit  tout  et  baisa  les  pieds  de  son  nouveau  maître.  Puis 
le  diable  dit  au  juif  ;  «  Qu'il  renie  le  Fils  de  Marie  et  tout 
ce  que  je  haiS;,  et  qu'il  mette  cela  par  écrit ,  s'il  veut  ob- 
tenir ce  qu'il  désire.  «  L'économe  renonça  donc  au  Christ 
et  à  sa  mère;  puis  il  fit  un  écrit  qu'il  scella  de  son 
sceau. 

Le  lendemain,  l'évêque,  par  une  inspiration  sans  doute 
de  la  Providence;,  se  décida  à  rappeler  avec  honneur  l'an- 
cien économe  ;,  et  lui  rendit  sa  charge  devant  le  clergé  et 
le  peuple,  s'accusant  de  l'avoir  renvoyé  et  d'avoir  mis  à 
sa  place  un  autre  moins  habile  que  lui.  Bientôt  Théophile 
prit  des  airs  de  hauteur  et  de  fierté  à  l'égard  de  tout  le 
monde,  et  pendant  quelque  temps  on  trembla  devant  lui. 
Le  juif  venait  souvent  le  voir  en  secret ,  et  lui  disait  : 
«  Vois-tu  comme  mon  maître  est  venu  promptement  à  ton 
secours.  —  Je  le  vois  bien,  répondait  l'économe,  et  je  te 
remercie  de  ta  médiation.  »  Cependant  Dieu,  se  souvenant 
de  la  vie  édifiante  qu'il  avait  menée  autrefois,  toucha  le 
cœur  de  cet  orgueilleux;  de  sorte  que,  rentrant  en  lui- 
même,  il  se  mit  à  considérer  ce  qu'il  avait  fait,  et  à  penser 
qu'il  se  préparait  un  malheur  éternel,  et  qu'il  avait 
changé  la  lumière  contre  les  ténèbres.  Ses  angoisses  aug- 
mentaient encore  quand  il  se  demandait  ce  qu'il  répon- 
drait au  jugement  dernier  :  à  cette  heure  où  les  secrets  des 
cœurs  seront  dévoilés,  qui  aurait  pitié  de  lui  et  le  pro- 
tégerait alors  ?  Après  avoir  été  tourmenté  pendant  long- 
temps par  ces  pensées,  il  se  sentit  inspiré  d'invoquer  le  se- 
cours de  Marie,  refuge  de  tous  les  pécheurs.  S' adressant  à 


240        DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON. 

son  âme  plongée  dans  l'état  du  péché,  il  lui  dit  :  «  Lève- 
toi  des  ténèbres  qui  t'enveloppent,  et  va  te  prosterner  de- 
vant Marie,  car  elle  est  puissante  et  peut  guérir  tous  les 
maux.  » 

Il  se  rendit  aussitôt  à  l'église  Notre-Dame,  et  la  pria 
jour  et  nuit  pendant  quarante  jours  de  l'arracher  à  la 
gueule  du  dragon.  Il  jeûna  aussi  pendant  tout  ce  temps, 
après  quoi  la  sainte  Vierge  lui  apparut  à  minuit,  et  lui  dit  : 
«  Comment  oses  -  tu ,  malheureux  !  invoquer  mon  secours 
après  avoir  renié  mon  Fils,  ton  Sauveur?  Gomment  puis-je 
intercéder  pour  toi  auprès  de  Celui  à  qui  tu  as  renoncé? 
Comment  puis-je  ouvrir  la  bouche  en  ta  faveur  devant  le 
tribunal  terrible  du  souverain  juge  dont  tu  t'es  éloigné? 
—  Je  sais,  répondit- il,  je  sais  que  j'ai  beaucoup  péché 
contre  vous  et  Celui  qui  est  né  de  vous,  et  que  je  ne  mérite 
aucun  pardon;  mais  si  le  repentir  n'était  rien,  comment 
les  habitants  de  Ninive,  et  David  et  saint  Pierre  auraient-ils 
été  sauvés?  Comment  notre  Seigneur  aurait-il  accueilh 
Zachée  le  publicain?  Comment  saint  Paul,  d'un  vase  de 
colère  qu'il  était,  serait-il  devenu  un  vase  d'élection?  Eh 
bien,  dit  k  sainte  Vierge,  confesse  donc  Celui  que  tu  as 
renié,  et  je  le  prierai  de  t'accueillir  favorablement.  »  11 
confessa  notre  Seigneur,  et  la  sainte  Vierge  lui  dit  qu'à 
cause  du  baptême  qu'il  avait  reçu  et  de  la  compassion 
qu'elle  portait  à  tous  les  chrétiens  elle  prierait  pour  lui 
son  divin  Fils.  Pendant  trois  jours  il  resta  étendu  par  terre, 
pleurant,  priant  et  jeûnant.  La  Sainte  des  saintes  lui  ap- 
parut alors  d'un  visage  gai,  et  lui  dit  :  k  Homme  de  Dieu, 
le  Seigneur  a  vu  tes  larmes,  et  accepte  ta  pénitence.  Il  t'a 
pardonné  à  cause  de  moi,  si  tu  veux  persévérer  jusqu'à  la 
mort.  »  Il  promit  tout  avec  un  visage  reconnaissant,  et 


DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON.         241 

pria  la  sainte  Vierge  de  l'aider  à  reprendre  au  démon  l'é- 
crit qu'il  lui  avait  donné.  Au  bout  de  trois  à  quatre  jours 
cet  écrit  lui  fut  rendu  dans  une  vision.  Lorsqu'il  s'éveilla, 
il  le  trouva  sur  sa  poitrine ,  et  trembla  d'étonnement  et  de 
joie.  Le  peuple  étant  assemblé  dans  l'église,  Théophile, 
iiprès  l'évangile;,  alla  se  jeter  aux  pieds  de  l'évêque,  lui 
confessa  tous  ses  péchés,  et  lui  raconta  sa  délivrance.  L'é- 
vêque rendit  grâces  avec  tout  le  peuple  à  Dieu  et  à  la  sainte 
Vierge  pour  ce  miracle  de  miséricorde;  le  contrat  fut 
brûlé,  et  la  foule  se  mit  à  chanter  Kyrie,  eleison.  Mais 
Théophile  s'en  alla  à  l'église  Notre-Dame,  prit  un  peu 
de  nourriture ,  tomba  malade,  et  mourut;  l'Église  l'a  mis 
au  nombre  des  saints.  (A.  S.,  4  febr.) 

A  ce  fait  nous  en  ajouterons  un  autre  plus- récent.  Mi-     ^^^^hel 

Schramm. 
chel  Schramm,  jeune  homme  de  dix-sept  ans,  fut  envoyé 

par  ses  parents  à  Wurzburg  pour  y  faire  ses  études.  Il  y  fit 
de  mauvaises  connaissances,  comme  il  n'arrive,  hélas!  que 
trop  souvent;  et  ces  faux  amis  le  mirent  en  relation  avec 
d'autres  plus  mauvais  encore.  L'un  d'eux,  étudiant  en 
droit,  le  conduisit  chez  un  homme  qui  s'occupait  de  ma- 
gie. On  but  largement.  Le  magicien  vanta  son  art;  et  il 
n'en  fallut  pas  davantage  pour  exciter  la  curiosité  de  ces 
deux  jeunes  fous.  Il  y  fut  beaucoup  question  surtout  d'une 
certaine  racine  ,  qui,  mise  sur  la  langue,  faisait  tout  ob- 
tenir par  la  parole,  ou  qui,  introduite  dans  un  doigt,  ouvrait 
les  portes  et  les  caisses,  attirait  les  trésors  à  la  lumière  du 
jour,  brisait  les  chaînes  et  faisait  beaucoup  d'autres  mer- 
veilles. Le  magicien  fit  entendre  à  ces  jeunes  gens  qu'il 
était  facile  de  se  la  procurer;  qu'il  fallait  pour  cela  seule- 
ment avoir  le  courage  de  soutenir  la  vue  du  démon,  qui 
du  reste  n'était  pas  trop  désagréable,  et  de  lui  signer  un 

7* 


242        DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON. 

petit  écrit.  La  chose  leur  plaît  :  ils  croient  prudent  néan- 
moins de  mettre  pour  condition  que  leur  pacte  avec  le 
diable  n'aura  son  effet  qu'après  qu'ils  auront  fait  usage  de 
cette  racine^  et  que^,  dans  le  cas  où  ils  se  croiraient  trompés, 
ils  auront  le  droit  de  le  reprendre.  La  condition  est  ac- 
ceptée; ils  présentent  leurs  doigts,  et  il  en  coule  une 
goutte  de  sang,  avec  laquelle  ils  signent  leur  pacte  avec  le 
diable. 

Le  magicien  leur  donne  à  chacun  un  bâton ,  et  les  con- 
duit hors  de  la  ville ,  à  un  carrefour  ;  là  il  trace  un  cercle 
autour  d'eux,  y  écrit  certains  signes,  et  évoque  le  démon , 
qui  paraît  aussitôt  au  milieu  du  cercle,  sous  la  forme  d'un 
jeune  homme.  Les  deux  novices,  saisis  d'épouvante,  pâ- 
lissent, se  regardent  et  font  mine  de  fuir.  Mais  le  magicien, 
prévoyant  le  danger,  les  avait  liés  de  telle  sorte  qu'ils  ne 
purent  échapper.  Ils  reprirent  un  peu  de  courage,  et  purent 
présenter  au  démon,  au  bout  de  leur  bâton,  le  pacte  qu'ils 
avaient  signé.  Cela  fait,  le  diable  parla  quelque  temps  avec 
le  magicien  dans  une  langue  inconnue;  puis  il  fixa  la  fa- 
meuse racine  à  l'endroit  de  leurs  doigts  d'où  avait  coulé 
le  sang  sans  qu'ils  éprouvassent  aucune  douleur.  Ils  re- 
tournent à  la  ville,  essaient  leur  art,  et  réussissent  comme 
on  le  leur  avait  promis.  Leurs  doigts  ouvraient  les  ser- 
rures, attiraient  les  pièces  d'or  enfouies  dans  la  terre  à 
deux  palmes  de  profondeur,  comme  l'aimant  attire  le  fer; 
une  coupe  remplie  d'eau  se  renversait,  touchée  par  eux, 
et  s'élevait  en  l'air  sans  laisser  tomber  le  liquide  qu'elle 
renfermait;  une  chaîne  de  fer  roulée  autour  de  leur  corps 
tomba  en  morceaux.  Les  hommes  légers  étaient  charmés 
à  la  vue  de  ces  effets  merveilleux,  et  auraient  volontiers 
donné  dix  âmes  pour  posséder  la  racine  merveilleuse. 


DU  PACTE  FORMEL  A\EC  LE  DÉMON.         243 

Michel  retourna  dans  son  pays,  fit  merveille  avec  son 
art;  et  comme  il  consistait  surtout  à  ouvrir  les  serrures,  il 
courut  bientôt  risque  d'être  pendu,  car  on  le  soupçonna 
d'être  l'auteur  d'un  vol  considérable  qui  avait  été  commis. 
Ses  camarades,  voulant  aussi  découvrir  des  trésors,  l'atti- 
rèrent dans  une  forêt,  et  le  menacèrent  de  le  tuer  à  l'ins- 
tant s'il  refusait  de  leur  livrer  la  racine.  Il  leur  en  donna 
une  autre,  qu'ils  prirent  pour  la  véritable,  parce  qu'en  la 
prenant  il  avait  fait  quelque  chose  de  singulier  avec  son 
doigt;  et  c'est  ainsi  qu'il  échappa  de  leurs  mains.  Cet  évé- 
nement lui  ouvrit  les  yeux  sur  le  danger  auquel  il  s'expo- 
sait en  livrant  son  àme  pour  une  chose  de  rien,  et  il  pensa 
sérieusement  dès  lors  à  sortir  de  cet  état.  Il  alla  trouver  un 
prêtre,  qui  le  fortifia  dans  sa  résolution.  Et  c'est  ainsi  qu'il 
vint  à  Molsheim,  chez  les  Jésuites,  pour  essayer  s'il  ne 
pourrait  pas,  par  les  mérites  de  saint  Ignace,  recouvrer 
son  pacte  avec  le  démon.  Il  resta  chez  eux  douze  jours, 
portant  le  cilice,  jeûnant  et  se  préparant  à  son  abjuration. 
Au  jour  désigné,  on  le  conduisit  dans  la  chapelle  du  saint, 
où  étaient  réunis  un  grand  nombre  de  témoins,  entre 
autres  le  suffragant  de  Strasbourg.  Le  recteur  dit  la  messe, 
et  Michel  lut  la  formule  de  l'abjuration.  Lorsqu'il  fut  arrivé 
à  cette  parole  :  Je  renonce ,  il  sentit  quelque  chose  qui  lui 
liait  la  gorge  comme  pour  l'étrangler;  de  sorte  que  celui 
qui  l'assistait  fut  obligé  de  lui  faire  le  signe  de  la  croix,  en 
invoquant  saint  Ignace.  Il  put  alors  achever  de  lire  la  for- 
mule, que  le  recteur  plaça  sur  l'autel.  Mais  ni  le  diable  ni 
l'écrit  désiré  ne  reparaissaient.  On  continua  donc  pendant 
quelques  jours,  avec  plus  de  zèle  encore,  les  pénitences  et 
les  prières.  Le  13  janvier  1613,  le  recteur  étant  arrivé  au 
canon  de  la  messe,  tous  ceux  qui  étaient  présents  enten- 


244  DU    PACTE    FOllMEL    AVEC    LE    DÉMO>'. 

dirent  le  bruit  d'un  tapis  qu'on  étendait  sans  que  personne 
vît  rien  descendre.  Mais  Michel  aperçut  le  démon  se  cacher 
à  droite  de  l'autel ,  lui  montrer  son  écrit ,  et  disparaître 
après  l'avoir  jeté.  On  le  trouva  après  la  messe  sous  la 
nappe  d'autel  de  dessus,  et  l'on  rendit  grâces  à  Dieu  et  au 
saint.  [Gloria  posthuma  S.  Ignatii,  p.  7 .) 

Cette  histoire  a  un  grand  défaut,  c'est  qu'elle  ne  nous 
dit  rien  d'authentique  sur  la  vie  antérieure  de  l'inconnu 
qui  en  est  le  sujet,  et  que  la  plus  grande  partie  des  faits 
semblent  reposer  sur  son  témoignage.  Elle  ne  nous  dit  rien 
non  plus  sur  son  caractère  ni  sur  le  degré  de  foi  qu'il  mé- 
ritait. Il  ne  paraît  pas  non  plus  qu'on  ait  fait  aucune  ex- 
périence relativement  à  la  propriété  singulière  de  ses  doigts. 
Celle-ci,  après  tout  ce  que  nous  avons  établi  plus  haut,  à 
propos  d'autres  faits  de  ce  genre,  n'a  plus  rien  d'étrange 
pour  nous,  et  doit  être  plutôt  une  preuve  de  la  vérité  du 
récit.  Le  système  musculaire  de  Schramm  était  évidem- 
ment dans  cet  état  de  magnétisme  organique  dont  nous 
avons  déjà  vu  plusieurs  exemples ,  et  dont  l'action  ne  se 
borne  pas  seulement  au  fer.  Comme  les  deux  enfants  dont 
parle  Albert  le  Grand,  c'est  par  le  moyen  d'un  certain  at- 
trait magnétique  qui  résidait  dans  ses  doigts  qu'il  ouvrait 
les  serrures,  attirait  de  terre  les  pièces  d'or  à  une  certaine 
distance,  tenait  l'eau  immobile  dans  une  coupe  renversée, 
l'empêchant  ainsi  d'obéir  aux  lois  de  la  pesanteur.  Mais  ici 
se  présente  une  question  :  la  découverte  de  cette  propriété 
n'a- 1- elle  point  jeté  la  confusion  dans  son  esprit?  Ne 
l'a-t-elle  point  comme  enlacé  dans  un  enchaînement  d'i- 
dées qui  à  la  fm  se  rattachèrent  au  démon,  et  lui  firent 
supposer  que  c'était  à  lui  qu'il  la  devait?  Comme  aucun 
examen  n'a  été  fait  sur  tout  cela ,  on  a  pu  se  tromper  sur 


DU    PACTE    FORMEL    AVEC    Lt    DEMON.  24  0 

beaucoup  de  points;  et  cette  iiistoire,  quoique  remarquable 
en  soij  ne  peut  être  invoquée  comme  preuve  authentique. 

Le  fait  suivant;,  qui  s'est  passé  dans  le  même  lieu,  prête     Michel 
à  moins  d'objections  de  ce  genre.  Michel  Ludwig,  jeune  ^' 

gentilhomme  allemand,  fut  envoyé  par  son  père  à  la  cour 
du  duc  de  Lorraine  pour  y  apprendre  la  langue  française. 
Mais  il  y  apprit,  hélas  !  bien  d'autres  choses,  et  surtout  la 
manie  du  jeu,  qui  manqua  de  Tentraîner  à  sa  ruine.  Ayant 
perdu  tout  son  argent  aux  cartes,  la  pensée  lui  vint  que-, 
si  le  diable  lui  donnait  de  l'argent  en  bonne  monnaie,  il 
accepterait  toutes  les  conditions  qu'il  lui  imposerait.  A 
l'instant  même  il  voit  paraître  un  jeune  homme  de  son 
âge,  de  formes  et  de  manières  agréables.  A  sa  vue  il  est 
saisi  d'effroi,  pensant  que  ce  pouvait  être  le  diable.  Celui- 
ci  lui  frappe  en  riant  sur  l'épaule,  et  lui  dit  :  a  Que  crains- 
tu?  Suis-je  donc  si  laid  et  si  repoussant?  Vois  tout  cet 
argent;  en  veux-tu?  »  Ce  discours  familier  donna  courage 
au  malheureux.  «  De  l'argent?  répondit- il;  mais  de  quel 
genre?  de  l'argent  faux  ,  sans  valeur?  —  Xon;  mais  de  la 
bonne  monnaie,  bien  éprouvée.  Et  sais-tu  combien I  Au- 
tant que  tu  en  voudras?  Vois,  examine,  essaie;  et  si  cet 
argent  te  sert,  reviens,  et  nous  nous  accorderons  en- 
semble. » 

Il  prend  l'argent,  et  s'en  va  trouver  ses  camarades,  qui 
étaient  encore  au  jeu.  Il  joue  et  gagne.  Comme  il  s'en  re- 
tournait tout  joyeux  chez  lui,  il  rencontre  le  démon.  «  Eh 
bien,  qu'y  a-t-il? Suis-je  véridiqueou  non?  L'argent  est-il 
A  rai  ou  faux?  —  Très-bon,  dit  le  jeune  homme;  je  voudrais 
bien  en  avoir  davantage.  — J'\  consens,  dit  le  démon  ;  mais 
toi  que  me  donneras-tu  en  retour?  »  Michel  ]ui  dit  qu'il 
n'a  rien  dans  c^  moment.  «  Comment,  dit  l'autre,  lO  n'as 


246         DU  PACTE  FOKMEL  AVEC  LE  DÉMO^. 

donc  point  de  sang?  Tu  ne  peux  donc  m'en  donner  quatre 
gouttes?  »  Il  lui  prit  en  même  temps  la  main  gauche,  et,  sans 
lui  causer  aucune  douleur,  en  exprima  quelques  gouttes 
de  sang,  qu'il  recueillit  dans  une  coquille  d'oeuf.  Puis  il  lui 
dit  :  Écris,  et  il  lui  donna  dix  caractères,  grecs  en  grande 
partie ,  comme  on  le  vit  plus  tard ,  mais  qui  ne  formaient 
aucun  mot  signifiant  quelque  chose.  Il  lui  en  fit  écrire  bien 
davantage  sur  un  autre  papier.  Après  cela,  il  lui  dit  :  «  Voici 
ton  papier  à  toi,  »  et  il  le  lui  mit  dans  la  plaie  d'où  il 
paraissait  avoir  détaché  le  muscle  ;  et  au  moment  même 
la  chair  se  referma,  de  sorte  qu'il  ne  restaplus  qu'une  cica- 
trice. «  Avec  ce  papier,  lui  dit  le  diable,  tu  obtiendras  de 
moi  tout  ce  que  tu  voudras,  et  cela  pendant  sept  ans;  après 
quoi  tu  seras  à  moi.  C'est  là  ce  que  tu  me  promets  dans 
l'autre  écrit,  que  je  garde  pour  moi.  Acceptes -tu  la  con- 
dition? »  Le  jeune  homme  poussa  un  profond  soupir,  mais 
donna  pourtant  son  consentement,  et  le  démon  disparut. 
Le  lendemain  il  revint,  lui  conseilla  de  laisser  là  quelques 
petites  prières  qu'il  avait  coutume  de  réciter,  et  lui  prit 
plusieurs  livres  pieux,  afin,  disait-il,  qu'ils  pussent  être 
plus  souvent  et  plus  librement  ensemble. 

A  partir  de  ce  moment,  le  diable  était  jour  et  nuit  au- 
près du  jeune  homme,  sous  la  forme  d'un  domestiqué; 
il  lui  apprit  beaucoup  de  choses  singulières ,  mais  toujours 
criminelles ,  et  l'entraînait  chaque  jour  à  de  nouveaux  mé- 
faits. Les  sept  ans  étaient  déjà  en  grande  partie  écoulés,  et 
il  était  arrivé  à  sa  vingfième  année,  lorsque  son  père  le 
rappela ,  pensant  qu'il  s'était  formé  à  la  cour.  Mais  au  lieu 
de  cela,  il  le  trouva  dans  l'état  le  plus  déplorable.  Il  n'y 
avait  plus  que  quelques  mois  jusqu'au  terme  fatal  :  tour- 
menté par  sa  conscience,  désespérant  de  soi-même,  il  essaya 


DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DEMON.         247 

de  s'étourdir  en  se  livrant  avec  une  nouvelle  fureur  à 
toutes  ses  mauvaises  passions.  Il  chercha  à  empoisonner 
ses  parents  ;  il  essaya  de  mettre  le  feu  à  leur  maison;  mais 
Dieu  ne  permit  pas  au  démon ,  qui  lui  avait  donné  une 
certaine  préparation  dans  ce  but,  de  réussir,  comme  il  ne 
permit  pas  non  plus  que  lejeune  homme  se  donnât  la  mort. 
Deux  fois  il  voulut  se  brûler  la  cervelle,  mais  aux  deux  fois 
le  coup  manqua.  Ce  dernier  accès  de  fureur  fit  pressentir 
l'état  de  son  âme;  et  comme  ses  sœurs  ne  le  quittaient  point 
dans  la  crainte  qu'il  n'essayât  une  troisième  fois  de  se  tuer, 
elles  le  supplièrent  avec  larmes  de  leur  dire  ce  qui  lui  avait 
inspiré  une  aussi  épouvantable  résolution.  Il  leur  répondit 
qu'il  exécuterait  bientôt  son  dessein,  et  qu'il  ne  pouvait 
faire  autrement.  Sa  mère  insista  auprès  de  lui  pour  qu'il 
s'expliquât  davantage ,  et  il  finit  par  lui  découvrir  tout.  En 
entendant  ces  aveux  singuliers,  elle  tomba  en  défaillance. 
Gomme  elle  appartenait  à  la  secte  de  Schwenkfeld,  et  qu'elle 
y  avait  fait  entrer  son  fils,  elle  dut  se  contenter  de  pleu- 
rer, sans  pouvoir  lui  procurer  aucun  remède  efficace.  Mais 
le  démon  se  jeta  une  fois  sur  lui  en  sa  présence,  et  lui 
ployant  le  corps  à  la  renverse,  lui  donna  la  forme  d'une 
boule;  elle  se  vit  alors  forcée  d'avoir  recours  aux  prêtres 
catholiques.  11  s'enfuit  à  Eichstadt,  afin  d'y  mener  une  vie 
plus  criminelle  encore  qu'auparavant;  mais  son  frère,  qui 
était  chanoine  à  Wurtzburg,  le  fit  prendre  et  enchaîner,  et 
on  le  conduisit  ainsi  à  Molsheim,  chez  les  pères  de  la  com- 
pagnie de  Jésus. 

Le  démon  vit  que  sa  proie  allait  lui  échapper,  et  l'on  ne 
saurait  dire  tout  ce  qu'il  employa  de  menaces  et  d'artifices 
pour  la  garder.  Il  se  jetait  sur  le  pauvre  jeune  homme, 
tantôt  sous   la  forme  d'un  lion  noir,  tantôt  sous  celle 


248         DU  PACTK  FORMEL  AYKC  LK  DÉMON. 

d'ijne  autre  bete;,  comme  s'il  voulait  le  dévorer^  de  sorte 
que  dans  son  effroi  il  allait  se  jeter  dans  les  bras  des  pères. 
Quoique  personne ;,  excepté  lui^  n'aperçût  ces  fantômes, 
les  autres  cependant  entendaient  quelquefois  le  mugisse- 
ment du  démon.  Le  jeune  homme  fit  d'abord  une  confes- 
sion générale.  Mais  il  ressentait  une  telle  répulsion  pour 
les  pères ,  que  leur  seul  aspect  était  déjà  pour  lui  un  sup- 
plice; et  lorsqu'il  voulait  méditer  quelques  instants  il 
entendait  une  voix  qui  lui  demandait  comment  il  pouvait 
se  fatiguer  à  de  telles  fadaises.  Le  démon  lui  conseilla  de 
faire  un  faux  écrit,  et  de  le  jeter  quelque  part,  afin  de  faire 
accroire  aux  pères  que  l' affaire  était  terminée,  et  de  pou- 
voir sortir  de  chez  eux.  Mais  le  domestique  qu'on  lui  avait 
donné  avait  remarqué  la  chose ,  et  averti  le  recteur,,  qui 
sut  si  bien  prendre  le  jeune  homme  qu'il  le  décida  à  faire 
une  bonne  confession.  On  ne  saurait  s'imaginer  com- 
bien il  eut  de  peine  à  la  faire,  à  cause  des  fantômes  horri- 
bles qui  lui  apparaissaient  et  des  assauts  qu'il  eut  à  sup- 
porter :  c'était  au  point  que  plus  d'une  fois  il  tomba  en 
défaillance.  On  parvint  cependant,  à  force  d'exorcismes  et 
de  prières,  à  le  calmer,  et  il  se  trouva  par  là  merveilleuse- 
ment fortifié  et  capable  de  repousser  à  l'avenir  les  atta- 
ques du  démon.  On  entreprit  ensuite  de  conjurer  le  diable 
dans  la  chapelle  de  Saint -Ignace  et  sous  l'invocation  du 
saint,  afin  de  le  forcer  à  rendre  l'écrit  qu'il  avait  caché 
dans  le  bras  du  jeune  homme,  et  celui  qu'il  avait  gardé. 
On  fixa  pour  cela  le  1 2  octobre ,  et  le  jeune  homme  s'y 
prépara  sérieusement  par  les  moyens  ordinaires.  Le  recteur 
offrit  le  saint  sacrifice  :  le  jeune  homme,  en  présence  de 
plusieurs  pères  et  d'autres  personnes  du  dehors,  lut  sa 
profession  de  foi  et  sa  renonciation  au  démon  ,  et  donna 


DU    PACTE    FORMEL    AVEC    LE    DÉMO.N.  249 

les  deux  formules  au  recteur,  qui  les  posa  sur  l'autel.  Puis^ 
fortifié  par  la  sainte  couimunion,  il  frémit  d'une  manière 
épouvantable^,  et  s'écria  tout  tremblant  que  deux  démons 
horribles  étaient  à  ses  côtés. 

Soutenu  par  la  foi  contre  ces  terreurs,  il  fut  délivré  par 
les  exorcismes  des  fantômes  qui  l'assiégeaient.  Il  avait  cru 
voir  aux  deux  côtés  de  l'autel  deux  boucs  debout  sur  leurs 
pieds  de  derrière  et  tenant  avec  les  pieds  de  devant  les 
pactes  qu'il  avait  signés.  Lorsqu'on  les  eut  chassés,  on 
trouva  par  terre  aux  pieds  de  l'exorciste  le  papier  le  plus 
petit,  celui  que  le  démon  avait  mis  dans  le  bras  du  jeune 
homme.  Il  fondit  en  larmes  en  le  voyant,  d'autant  plus 
qu'il  vit  la  cicatrice  de  sa  main  gauche  disparaître  sans 
laisser  presque  aucune  trace.  Mais  il  fallait  encore  arra- 
cher au  démon  l'autre  papier,  et  l'on  dut  pour  cela  répé- 
ter tout  ce  qu'on  avait  fait  pour  lui  ôter  le  premier.  Pen- 
dant que  le  jeune  homme  allait  à  la  communion,  une 
autruche  hideuse  apparut  portant  à  son  bec  l'autre  pacte, 
qu'elle  laissa  tomber  comme  malgré  elle  après  qu'on  eut 
continué  les  prières  avec  une  nouvelle  ferveur  ;  puis  elle 
disparut.  On  chercha  longtemps  à  terre,  et  on  trouva  enfin 
le  papier  sur  l'autel,  à  l'endroit  même  où  le  prêtre  avait 
mis  l'abjuration  du  jeune  homme ,  qui ,  revenu  à  Dieu ,  à 
l'Église  et  à  soi-même,  rendit  grâces  à  Celui  qui  l'avait 
sauvé,  et  vécut  désormais  chrétiennement.  {Gloria  posth. 
S.  Ignatii,  p.  4.) 

Lorsque  l'homme,  après  s'être  donné  au  démon,  n'a  pas 
le  courage  de  rompre  les  liens  honteux  qui  l'attachent  à  lui, 
le  diable  vient  à  la  fin  réclamer  sa  proie.  Un  Suisse  nommé 
Abraham  Pollier,  qui   servait   comme   dragon  chez  le    Abraham 
comte  de  Hohenlohe  Pfedelbach,  avait  mené  une  vie  cri-     Po'l'^r. 


2S0        DU  PACTE  FORMEL  AVEC  LE  DÉMON. 

minelle;  et  pendant  longtemps  on  l'avait  soupçonné  de 
s'être  donné  au  diable,  lorsque  le  4  avril  1684  il  annonça 
d'un  air  triste  au  pa^'san  chez  lequel  il  logeait  qu'il  avait 
reçu  une  mauvaise  nouvelle,  qu'on  allait  le  congédier.  Le 
paysan  lui  demanda  comment  cela  pouvait  se  faire,  puisque 
la  guerre  ne  faisait  que  commencer.  Il  répondit  :  «  Ce 
n'est  pas  mon  maître  qui  me  donne  mon  congé ,  mais  c'est 
]e  diable.  »  Et  comme  on  lui  fit  de  nouvelles  questions,  il 
répondit  que  le  diable  lui  avait  avancé  de  l'argent,  mais 
que  toutes  les  fois  qu'il  avait  voulu  le  lui  rend.'-e,  confor- 
mément au  pacte  conclu  entre  eux,  il  avait  toujours  man- 
qué à  la  somme  un  thaler.  Le  soir  de  ce  même  jour,  il 
disparut  de  la  maison  sans  jamais  revenir,  comme  il  fut 
prouvé  d'après  l'enquête  judiciaire  faite  à  ce  sujet.  Il  ré- 
sulte encore  des  actes  officiels  de  cette  enquête  que  le 
lendemain  matin  on  l'entendit  dansplusieurs  hameaux  crier 
au  secours,  et  invoquer  Dieu,  sans  que  personne  fût  allé 
pour  le  secourir.  On  découvrit  son  arme,  sa  tunique  et 
son  chapeau  dans  la  même  matinée,  près  de  Fessbach, 
mais  sans  pouvoir  trouver  son  corps.  On  l'entendit  cepen- 
dant encore  ailleurs  pousser  des  cris,  et  l'on  crut  qu'il 
avait  lutté  contre  le  diable,  et  qu'il  avait  à  la  fin  été  em- 
porté dans  l'air.  Huit  jours  plus  tard,  un  pêcheur  de 
Kocherstetten  retirant  sa  ligne ,  trouva  son  pantalon  et  sa 
chemise,  et  entin,  huit  jours  plus  tard  encore,  le  bailli  du 
lieu  trouva  son  corps  dans  la  rivière.  Lorsqu'on  l'eut  re- 
tiré, on  crut  s'apercevoir  qu'on  lui  avait  tordu  le  cou,  et 
l'on  remarqua  des  taches  bleues  sur  la  poitrine.  11  fut  en- 
terré sous  la  potence,  et  la  légende  populaire  embellit  la 
chose  selon  sa  coutume. 

PoUier  nous  est  dépeint  comme  porté  à  la  tristesse  et  à 


DU    PACTE    FORMEL    AVEC    LE    DÉMON.  251 

la  mélancolie;  et,  d'après  le  témoignage  du  bailli,  il  passait 
généralement  pour  un  scélérat.  Était-il  tombé  au  pouvoir 
du  démon  par  suite  de  quelque  maladie ,  ou  bien  s'était-il 
donné  à  lui  avec  réflexion?  Quoi  qu'il  en  soit,  une  puis- 
sance supérieure  le  tenait  dans  ses  liens.  Son  caractère 
avait  bien  pu  ,  sans  doute,  donner  accès  à  celle-ci;  mais 
le  consentement  de  sa  volonté  avait  porté  le  dernier  coup, 
comme  il  arrive  en  tout  ce  qui  touche  au  domaine  moral. 
Il  était  donc  infecté  par  le  mal;  et  cette  contagion,  en 
tant  qu'elle  avait  ses  racines  dans  le  tempérament  et  dans 
la  vie ,  était  une  maladie  véritable  ;  mais ,  en  tant  que  la 
volonté  y  avait  consenti,  elle  était  le  résultat  d'un  pacte. 
La  volonté  étant  toujours  libre,  ce  pacte  était  révocable; 
mais  au  degré  de  perversité  où  cet  homme  était  descendu, 
les  mauvais  instincts,  à  un  moment  donné,  étaient  tou- 
jours plus  forts  que  les  bons,  et  il  manquait  toujours  un 
thaler  au  prix  du  rachat.  C'est  pour  cela  que  le  mal  aug- 
mentait toujours  en  tant  que  maladie  :  la  puissance  qui 
le  liait  devenait  toujours  plus  forte;  les  crises  conti- 
nuaient de  se  reproduire  à  des  intervalles  déterminés,  et 
enfin  la  dernière ,  celle  qui  devait  décider  de  son  sort, 
arriva.  Le  malheureux  avait  beau  lutter,  une  force 
qu'il  avait  rendue  presque  irrésistible  par  l'abus  des 
grâces  le  poussait  sans  cesse  vers  l'abîme.  Il  voulut  à  la 
fin  tenter  un  dernier  effort  :  la  position  du  cou  et  les 
taches  bleues  sur  la  poitrine  témoignent  des  convulsions 
effroyables  qui  l'agitèrent  dans  ce  moment  syprême.  Vains 
efibrts!  la  puissance  qui  l'avait  asservi  triompha;  et  dans 
son  désespoir  il  se  jeta  dans  la  rivière,  et  y  trouva  la 
mort. 


232  SUITES    DU    PACTE    AVEC    LE    DÉMON. 

CHAPITEE  XVII 

Suites  du  pacte  avec  le  diable.  L'homme,  en  se  donnant  au  démon, 
se  sépare  complètement  de  la  cité  de  Dieu ,  et  devient  citoyen  de  la 
cité  du  diable. 

Celui  qui  veut  acquérir  le  droit  de  cité  dans  le  royaume 
du  mal  doit  renoncer  auparavant  à  celui  qu'il  avait  ob- 
tenu par  le  baptême  dans  le  royaume  du  bien;  car  il  ne 
peut  entrer  dans  le  premier  qu'après  avoir  quitté  le  second. 
Il  faut  qu'il  brise  avec  le  chef  de  l'un  avant  de  se  consti- 
tuer sujet  du  chef  de  l'autre;,  car  il  ne  peut  servir  deux 
maîtres.  Un  triple  lien  l'attache  au  chef  de  la  cité  de  Dieu  : 
il  faut  donc  qu'il  les  brise  tous  les  trois,  atin  de  devenir  sui 
juris,  ou  plutôt  afin  de  tomber  au  pouvoir  de  son  nou- 
veau maître.  Le  premier  lien  est  celui  qui  attache  sa  vie  à 
celle  du  Christ;  de  sorte  que  le  Christ  vit  en  lui,  comme 
lui  de  son  côté  vil  dans  le  Christ;  et  il  est  vraiment 
membre  de  ce  corps  mystique,  dont  les  sacrements  sont 
comme  les  esprits  vitaux  qui  mettent  le  sang  en  mou- 
vement. Son  àme  aussi  est  liée  à  l'àme  de  Jésus-Christ, 
sa  volonté  à  la  sienne;  car  il  s'est  engagé  à  faire  la  volonté 
du  Christ,  comme  le  Christ  de  son  côté  veut  en  lui  le 
bien,  et  l'accomplit  par  sa  grâce.  Enfin  son  esprit  est  lié 
à  l'esprit  du  Christ,  et  ne  fait  qu'un  avec  lui  par  la  foi  en 
sa  doctrine.  Tous  ces  Pils,  qui  partent  de  la  tête  et  par- 
courent le  cftrps  tout  entier,  mettent  aussi  chaque  fidèle 
en  rapport  avec  tous  les  autres,  et  font  d'eux  tous  un  or- 
ganisme vivant.  Mais  dès  qu'il  en  sort,  par  un  acte  libre 
de  sa  volonté,  comme  il  ne  peut  subsister  de  soi-même  au 
milieu  de  cette  division  profonde  qui  traverse  l'univeis 


SUITES    DU    PACTE    AVEC    LE    DEMON.  253 

tout  entier,  il  faut  de  toute  nécessité  qu'il  cherche  un 
appui  du  côté  opposé;  de  sorte  que  le  moment  où  il  sort 
de  la  cité  de  Dieu  et  celui  où  il  entre  dans  la  cité  du 
diable  se  touchent;  et  dès  lors  commence  pour  lui  une  nou- 
velle ascèse,  qui  doit  l'introduire  peu  à  peu  dans  les  do- 
maines où  il  a  mis  le  pied. 

Ici  encore  un  triple  lien  attache  l'homme  au  chef  de  la 
cité  ij^ernale.  Sa  vie  et  la  vie  du  démon  auquel  il  s'est 
livré  s  unissent  dans  une  union  monstrueuse ,  et  il  lui 
arrive  comme  aux  adorateurs  de  la  déesse  Cali,  qui  repré- 
sente chez  les  Indiens  le  principe  féminin  destructeur. 
Lorsque  ces  hommes,  qui  dans  leur  culte  horrible  s'enga- 
gent à  exterminer  le  genre  humain ,  ont  mangé  dans  leurs 
mystères  un  morceau  de  sucre  nommé  gur,  consacré  par 
certaines  formules ,  ils  se  trouvent  aussitôt  changés  dans 
leur  cœur  en  vrais  thugs,  et  ne  peuvent  plus,  quand  même 
ils  le  voudraient,  se  séparer  des  autres  assassins  leurs  con- 
frères; car  ils  regardent  la  puissance  de  ce  charme  comme 
tellement  forte  que  si  quelqu'un  en  mangeait  par  hasard 
il  deviendrait  malgré  lui  un  thug.  L'homme,  en  se  livrant 
au  démon,  lui  abandonne  aussi  sa  volonté  :  il  veut  ce  que 
veut  le  démon,  et  permet  au  démon  de  vouloir  en  lui  et 
d'y  faire  sa  volonté.  Or  le  démon  veut  le  mal,  ou  plutôt  le 
mal  est  devenu  personnel  en  lui;  de  sorte  qu'il  le  veut 
malgré  lui.  Ceux  qui  s'unissent  à  lui  entrent  à  son  égard 
dans  les  mêmes  rapports  où  il  est  à  l'égard  du  mal.  Quoi- 
qu'ils semblent  agir  avec  la  puissance  d'un  esprit  plus  fort 
qu'eux,  ce  ne  sont  pas  eux  au  fond  qui  agissent  ;  ils  sont  pas- 
sifs, et  ont  changé  la  liberté  des  enfants  de  Dieu  contre  la 
servitude  des  esclaves  du  démon.  Leur  esprit  s'unit  enfin 
k  l'esprit  du  diable,  qui  est  un  esprit  de  mensonge  et  d'er- 
IV.  8 


254  SUITES    DU    PACTE    AVEC    LE    DÉMON. 

reur.  Lorsqu'ils  ne  faisaient  qu'un  esprit  avec  Dieu,  il  y 
avait  entre  Dieu  et  eux  comme  un  double  courant  d'idées, 
dont  ils  étaient  le  canal  et  l'organe;  car  en  même  temps 
qu'ils  s'élevaient  vers  Dieu  par  la  foi.  Dieu  s'inclinait  vers 
eux  par  sa  grâce.  Maintenant  qu'ils  sont  entrés  dans  la  cité 
de  l'enfer,  les  pensées  de  leur  esprit  inclinent  vers  l'abîme, 
tandis  que  celles  du  démon  montent  de  l'abîme  en  leur 
cœur,  et  y  obscurcissent  la  lumière  divine.  L'esprit  en  cet 
état  perd  sa  base  et  les  principes  qui  lui  servent  de  regle  : 
toujours  en  contradiction  avec  soi-même  et  avec  la  con- 
science, il  nie  ce  qu'il  affirmait  auparavant,  et  affirme  ce 
qu'il  niait.  Uni  d'un  culé  avec  l'esprit  de  mensonge ,  et  de 
l'autre  avec  tous  ceux  qui  sont  dans  les  mêmes  disposi- 
tions que  lui ,  il  devient  membre  de  cet  organisme  mons- 
trueux dont  Satan  est  le  chef. 

C'est  par  cet  effort  continuel  pour  s'éloigner  de  Dieu 
qu'a  été  constituée  et  que  se  propage  encore  tous  les  jours 
iacité  du  diable.  Chacune  de  ces  deux  cités  a  ses  instincts, 
ses  pratiques,  son  ascèse.  L'ascèse  divine  conduit  les  saints 
à  une  union  plus  intime  avec  Dieu,  et  l'état  où  ils  se  trou- 
vent est,  relativement  à  celui  où  ils  étaient  auparavant,  à 
peu  près  ce  que  la  loi  nouvelle  est  à  l'ancienne  alliance. 
De  même  aussi  l'ascèse  diabolique  conduit  les  malheureux 
qui  se  soumettent  à  ses  pratiques  à  une  union  toujours 
plus  intime  avec  le  démon  ;  de  sorte  qu'ils  sont  comme 
ses  élus,  ses  amis,  ses  familiers,  et  bien  souvent  ils  en 
viennent  à  sceller  ce  rapport  par  un  pacte  formel.  Ils  re- 
çoivent dès  lors  toutes  ses  iniluences,  agissent  dans  sa  puis- 
sance ,  et  pendant  qu'il  les  introduit  dans  un  monde  pure- 
ment spirituel,  supérieur  en  un  sens  à  la  nature  humaine, 
ils  lui  ouvrent  de  leur  coté  les  domaines  réservés  à  l'homme 


SUITES    DU    PACTE    AVEC    LE    DÉMON.  25 S 

et  sur  lesquels  il  n'a  de  pouvoir  qu'autant  que  l'homme 
vient  à  son  secours,  et  consent  à  lui  en  ouvrir  les  portes; 
de  sorte  que,  s'accordant  tous  dans  la  discorde  et  la  divi- 
sion, ils  agissent  en  commun,  poussés  par  la  haine  et  l'hor- 
reur du  bien.  Et  de  même  que  les  saints,  élevés  dès  ici-bas 
au-dessus  des  rapports  ordinaires ,  forment  une  sorte  de 
(ransition  entre  l'Église  militante  et  l'Éghse  triomphante, 
de  môme  aussi  ces  suppôts  du  mauvais  principe  sont  comme 
placés  entre  l'Éghse  militante  et  l'enfer. 

Notre -Seigneur,  avant  de  quitter  ce  monde  pour  re- 
tourner vers  son  Père,  pria  en  ces  termes  pour  ceux  qu'il 
avait  choisis  et  admis  à  sa  divine  intimité  :  «  Je  prie  pour 
eux;  non  pour  le  monde,  mais  pour  ceux  que  vous  m'avez 
donnés;  car  ils  sont  à  vous.  Je  ne  prie  pas  pour  eux  seuls , 
mais  aussi  pour  ceux  qui  croiront  en  moi  par  leur  parole  ; 
afm  que  tous  soient  un,  comme  vous  êtes  en  moi ,  et  moi 
en  vous;  afm  qu'ils  soient  en  nous  une  seule  chose,  et  que 
par  là  le  monde  croie  que  vous  m'avez  envoyé.  Père  saint  ! 
conservez-les  en  votre  nom,  atin  qu'ils  soient  un  comme 
nous  sommes  un...  Père!  l'heure  est  venue,  glorifiez  votre 
Fils  pour  que  votre  Fils  vous  glorifie.  Glorifiez-moi  en 
vous  de  cette  gloire  que  j'avais  en  vous  avant  que  le  monde 
fût.  Je  leur  ai  donné  la  gloire  que  vous  m'avez  donnée, 
pour  qu'ils  soient  un  comme  nous  sommes  un  ;  que  je  sois 
en  eux,  et  vous  en  moi,  afm  qu'ils  soient  tout  à  fait  un,  et 
que  le  monde  reconnaisse  que  vous  m'avez  envoyé,  et  que 
vous  les  aimez  comme  vous  m'avez  aimé.  »  Dans  ces  paroles 
est  expliqué  le  principe  du  lien  qui  unit  l'Éghse  tout  en- 
tière. Ce  lien  doit  être  la  charité.  Celle-ci  se  rattache  au 
Père.  De  même  en  effet  que  le  Fils  aime  le  Père,  et  le  Père 
aime  le  Fils,  de  même  celui-ci  aime  tous  ceux  qu'il  a  choi- 


256  bUlTES    DU    PACTE    AVEC    LE    DÉMON. 

sis  pour  être  ses  enfants,  afin  qu'ils  1  aiment^  qu'ils  s'ai- 
ment entre  eux  d'un  amour  mutuel,  et  qu'ils  entrent  ainsi 
jusque  dans  le  sein  du  Père.  Le  Père  n'est  pas  seulement 
le  principe  de  l'amour  ;  il  est  encore  celui  de  la  lumière, 
qui  rayonne  d'une  manière  immanente  dans  le  Verbe  ou  le 
Fils,  et  de  celui-ci  se  répand  sur  tous  les  siens;  de  sorte 
que  c'est  toujours  la  même  lumière  qui  se  reflète  en  eux. 
L'Église  est  donc  comme  le  firmament  spirituel,  où  toutes 
les  âmes  reflétant  la  même  lumière,  emportées  par  le  même 
amour  et  gravitant  vers  le  même  centre,  forment  comme 
un  magnifique  ensemble  dont  Dieu  est  le  lien. 

Mais  à  cette  œuvre  divine  Satan  oppose  la  sienne  fondée 
sur  un  principe  contraire.  Voici  en  quels  termes  il  répond  à 
la  prière  du  divin  Maître  :  «  Je  te  hais  de  la  même  haine  dont 
tu  me  hais  ;  je  te  fuis  avec  la  même  horreur  avec  laquelle 
tu  m'as  vomi  de  ton  sein;  et  je  hais  en  même  temps  tout 
ce  que  tu  as  créé,  même  ceux  qui  m'ont  livré  l'être  que  tu 
leur  as  donné  ;  afin  que ,  haïssant  comme  ils  sont  haïs , 
ils  soient  divisés  par  une  irréconciliable  inimitié.  Mais  afin 
que  mon  royaume  ne  se  détruise  pas  par  ses  propres  fu- 
reurs, je  veux  les  attacher  à  moi  par  les  mêmes  liens  de 
colère  et  de  haine  dont  tu  me  tiens  lié  toi-même,  et  leur 
faire  accroire  en  même  temps  que  c'est  moi  qui  suis  lié  à 
eux.  Je  veux,  les  tenant  enchaînés  ensemble  de  cette  ma- 
nière ,  les  pousser  à  une  guerre  interminable  contre  celui 
qui  s'appelle  le  Fils  de  l'homme  et  contre  tous  ceux  qu'il 
s'est  choisis  pour  les  conduire  vers  toi.  De  même  que  tu 
as  éteint  en  moi  la  lumière  dont  je  brillais  autrefois,  et  que 
tu  m'as  ôté  les  splendeurs  qui  rayonnaient  de  moi  en  ta 
présence,  de  même  aussi  je  veux  t'enlever  la  lumière  dont 
tu  laisses  tomber  un  reflet  sur  la  face  de  tes  créatures;  je 


SUITES  DU  PACTE  AVEC  LE  DÉMO'.         2b 7 

veux  ouvrir  les  sources  des  ténèbres  qui  sont  cachées  au 
fond  de  mon  être,  afin  que  leurs  flots  inondant  ta  création 
semblent  l'œuvre  de  tes  mains.  Lorsque  j'aurai  ainsi  effacé 
du  front  de  l'homme  le  sceau  que  tu  y  as  imprimé,  m'in- 
spirant  de  ma  haine  et  de  mes  fureurs ,  je  glorifierai  aussi 
les  miens  dans  les  flammes  qui  me  dévorent;  et  après  avoir 
détruit  en  eux  ton  image,  en  dépit  de  toi  j'y  graverai  la 
mienne  dans  son  horrible  éclat,  w  C'est  ainsi  que  le  diable 
oppose  la  haine  à  l'amour,  les  ténèbres  à  la  lumière ,  la 
cité  de  l'enfer  à  la  cité  de  Dieu.  Ces  deux  cités  se  rencon- 
rent  dans  la  nature  ;  mais  l'une  est  au-dessus  de  la  nature  , 
et  l'autre  au-dessous.  Le  démon  ne  peut  rien  faire  dans 
son  royaume  que  par  le  moyen  des  forces  de  la  nature; 
il  ne  peut  se  passer  d'elle,  tandis  que  les  miracles  du  Christ 
et  de  ceux  qui  lui  sont  unis,  quoiqu'ils  s'appuient  par 
leur^base  sur  la  nature,  sont  cependant  supérieurs  à  ses 
lois.  De  même  aussi  l'ascèse  divine  a  pour  but  de  dompter 
la  nature,  tandis  que  l'autre  tend  au  contraire  à  lui  sou- 
mettre la  volonté,  pour  l'assujettir  ensuite  au  démon. 

L'homme  qui  s'est  livré  à  Satan  devient  son  esclave  ;  sa 
vie  est  dans  un  rapport  magnétique  avec  la  vie  du  démon. 
Celle-ci  est  supérieure  en  un  sens  à  celle  de  l'homme  :  elle 
doit  donc  en  s'unissanf  à  efle  en  développer  les  forces , 
augmenter  leur  énergie,  et  lui  donner  un  exposant  plus 
élevé  en  la  polarisant  dans  des  directions  opposées.  Mais 
ce  développement  n'est  qu'apparent  :  il  ne  fait  au  fond  que 
déprimer  la  vie  au-dessous  des  rapports  ordinaires,  et 
l'assujettir  aux  lois  de  la  nécessité.  L'homme  semble  mon- 
ter, mais  il  descend  au  contraire  tous  les  jours  davan- 
tage, et  perd  tous  les  jours  quelque  chose  de  sa  dignité 
morale.  Les  effets  extérieurs  sont  quelquefois  les  mêmes 


2o8  SUITES    DU    PACTE    AVEC    LE    DÉMON. 

que  dans  la  mystique  divine  ;  mais  le  point  de  départ  et 
le  but  sont  opposés.  L'aimant  de  la  vie,  au  lieu  de  se  tour- 
ner vers  le  pôle  du  ciel,  s'incline  vers  celui  de  l'abîme. 
Le  centre  vers  lequel  l'homme  gravite  n'est  plus  au-des- 
sus de  sa  tête,  mais  sous  ses  pieds.  L'intensité  de  l'action 
est  en  partie  la  même  que  chez  les  saints  ;  la  loi  du  pro- 
grès et  de  l'enchaînement  est  la  même  également  ;  et  c'est 
pour  cela  que  bien  souvent,  surtout  pour  ceux  qui  ne 
voient  que  l'extérieur,  il  est  difficile  au  premier  abord  de 
distinguer  les  opéraUons  divines  de  celles  du  démon.  Mais 
dans  la  réalité  tous  les  rapports  sont  bouleversés;  et 
l'homme  marchant,  pour  ainsi  dire,  la  tête  en  bas,  toutes 
les  contrées  du  monde  physique  et  spirituel  lui  appa- 
raissent sous  un  faux  aspect.  Tous  ceux  qui  sont  unis  de 
cette  manière  au  démon  sont  liés  aussi  entre  eux  par  des 
rapports  réciproques  ;  car  ils  sont  tous  en  lui  commOi  en 
leur  centre,  de  même  qu'il  est  en  eux;  et  ils  sont  par  con- 
séquent tous  les  uns  dans  les  autres.  Ils  forment  ensemble 
une  chaîne  non  interrompue,  dont  chaque  anneau  com- 
munique aux  autres  ce  qu'il  éprouve  lui-môme ,  et  parti- 
cipe de  son  côté  à  leur  état. 

En  second  lieu,  l'âme  ou  la  volonté  de  l'homme  se 
trouve  engagée  de  son  côté  dans  un  rapport  non  moins 
intime  avec  le  démon.  Lorsqu'il  était  uni  à  Dieu,  Dieu 
était  le  but  de  tous  ses  efforts;  il  trouvait  en  lui  le  repos 
et  l'unité.  Dieu  régnait  en  lui ,  et  le  délivrait  en  le  gouver- 
nant, de  sorte  que  la  volonté  s'enrichissait  de  tout  ce 
qu'elle  semblait  perdre  en  s' abstenant  du  mal.  Les  rap- 
ports sont  changées  maintenant  :  au  lieu  des  influences 
divines,  la  volonté  reçoit  celles  du  diable;  mais  celles-ci, 
bien  différentes  des  premières,  l'enchaînent  au  lieu  de  la 


SUITES    DU    PACTE    AVEC    LE    DÉMON.  2o9 

délivrer.  Elle  perd  riinité  ;,  et  avec  elle  sa  force  et  son  éner- 
gie. Elle  devient  de  plus  en  plus  semblable  à  la  volonté  du 
diable,  et  la  force  qu'elle  semble  acquérir  pour  le  mal 
n'est  qu'apparente.  Ici  encore  tous  ceux  qui  ont  pris  le 
diable  pour  but  de  leurs  efforts  et  pour  centre  de  leur  vie 
se  tiennent  entre  eux  par  un  lien  commun  et  sont  comme 
solidaires  les  uns  des  autres. 

Enfin  le  démon  s'empare  aussi  de  l'esprit,  et  se  pré- 
sente à  lui  comme  un  objet  visible,  non  par  hasard  et  ac- 
cidentellement, mais  d'une  manière  permanente  et  par 
suite  du  lien  qu'il  a  contracté  avec  lui.  De  même  que  celui 
qui  est  dans  un  rapport  magnétique  avec  une  plante  la 
voit  fleurir  quand  il  est  dans  l'état  de  somnambulisme  ;  de 
môme  que  l'hydrophobe  voit  dans  l'eau  le  chien  qui  l'a 
mordu;  de  même  que  celui  qui  a  été  piqué  de  la  tarentule 
aperçoit  celle-ci  dans  le  miroir  que  fixe  son  regard;  de 
même  que  celui  qui  a  été  mordu  par  un  serpent  venimeux 
se  sent  comme  entouré  de  serpents;  de  même  enfin  que 
celui  qui  a  été  infecté  par  un  vampire  s'imagine  que  les 
morts  viennent  sucer  son  corps,  de  même  aussi  celui  qui 
est  entré  avec  le  démon  dans  un  rapport  semblable  le  voit 
partout,  toujours,  et  ne  peut  pas  plus  s'empêcher  de  le 
voir  qu'il  ne  peut  s'empêcher  de  ressentir  ce  qui  se  passe 
au  fond  de  soi-même.  Il  le  voit,  non  pas  dans  la  lumière , 
mais  dans  les  ténèbres ,  ou  plutôt  à  la  lueur  sombre  des 
flammes  de  l'enfer.  Une  science  nouvelle  se  forme  dans 
son  esprit,  science  infuse  par  le  démon,  et  par  conséquent 
nécessaire ,  science  qui  lui  fait  voir  les  objets  sous  un  faux 
jour.  Aussi,  loin  d'élever  et  de  fortifier  l'esprit,  celte 
science  le  trouble  et  l'affaiblit  au  contraire.  Son  point  de 
départ  et  son  but  sont  le  mensonge  et  l'imposture.  Tou^ 


260  SUITES    DU    PACTE    AVEC    LE    DÉMON. 

ceux  qui  voient  à  l'aide  de  cette  fausse  lumière  se  voient 
réciproquement,  à  cause  du  lien  qui  les  unit;  et  c'est  là 
ce  qui  explique  une  multitude  de  phénomènes  que  nous 
aurons  l'occasion  de  constater  plus  tard  en  parlant  des 
réunions  du  sabbat. 

L'homme  peut  entrer  dans  ces  rapports  intimes  avec  le 
démon  de  deux  manières.  Tantôt,  en  effet,  ces  rapports 
sont  volontaires;  tantôt,  au  contraire,  il  s'y  trouve  en- 
gagé sans  les  avoir  cherchés.  La  première  chose  arrive 
dans  la  magie,  et  la  seconde  dans  la  possession.  La  magie 
et  la  possession  constituent  donc  la  mystique  diabolique. 
La  magie,  étant  volontaire ,  est  toujours  coupable,  et  se 
rattache  immédiatement  à  l'ascèse  diabolique,  dont  elle 
est  le  résultat.  La  possession  est  souvent  aussi  volontaire, 
du  moins  dans  son  principe,  lorsqu'elle  est,  par  exemple, 
le  résultat  d'une  longue  habitude  dans  le  péché.  Mais  quel- 
quefois aussi  elle  est  seulement  l'effet  de  cette  faiblesse 
générale  que  le  péché  originel  a  laissée  dans  la  nature  hu- 
maine, laquelle  est  devenue  depuis  ce  moment  accessible 
à  la  contagion  spirituelle,  de  même  qu'à  la  contagion  des 
poisons  de  la  nature.  La  possession  est  dans  ce  cas  non  un 
péché,  mais  une  maladie  comme  toutes  les  autres,  et 
comme  celles-ci  un  moyen  de  purifier  l'homme  et  d'exer- 
cer sa  vertu.  Nous  traiterons  donc  dans  les  livres  suivants 
de  la  possession  et  de  la  magie ,  en  commençant  par  la 
première. 


LIVRE   SEPTIÈME 


CHAPITRE  PREMIER 

Comment  les  démons  sont  en  rapport  avec  l'homme. 

Dans  la  ci'éalion  il  n'y  a  point  de  solution  de  continuité; 
chaque  chose  tient  aux  autres  et  leur  est  unie  par  un  lien 
intime.  L'homme  aussi,  dont  la  personnalité  est  comme 
un  abrégé  de  la  création  tout  entière  ,  tient  à  celle-ci  par 
des  relations  continuelles  et  innombrables,  qui  s'étendent 
Jusque  dans  le  monde  infernal.  A  l'aide  du  mal  qui  est  en 
lui ,  il  peut  entrer  en  rapport  avec  le  royaume  du  mal, 
dont  Satan  est  le  chef.  Ceci  peut  arriver  de  deux  manières; 
car,  ou  l'initiative  vient  de  l'homme,  qui  cherche  à  attirer 
à  soi  les  puissances  infernales  et  se  sert  du  mal  qui  est  en 
lui  pour  les  gagner,  se  soumettant  volontairement  à  leur 
domination  ;  et  c'est  là  ce  qui  constitue  proprement  la 
magie  ou  la  sorcellerie;  ou  bien  ,  au  contraire,  l'initiative 
vient  de  ces  puissances ,  soit  à  cause  du  rapport  que  le  pé- 
ché établit  entre  elles  et  l'homme,  soit  par  l'effet  d'une 
permission  divine  dont  le  motif  échappe  à  nos  regards.  De 
même  que  la  foudre  frappe  le  fil  conducteur  qu'elle  ren- 
contre sur  son  passage ,  ainsi  les  puissances  de  l'enfer  pé- 
nètrent jusque  dans  leur  fond  le  plus  intime  les  natures 
ouvertes  à  leurs  opérations,  se  les  assimilent  en  quelque 


262     DES  KAPPORTS  DE  l' HOMME  AVEC  LE  DÉMON. 

sorte ,  et  les  enlacent  quelquefois  malgré  elles  dans  leurs 
liens.  C'est  ce  qui  arrive  dans  la  possession  ,  dont  nous  al- 
lons parler  ici. 

Nous  devons  d'abord  étudier  la  nature  du  rapport  qui 
unit  ensemble  l'homme  et  le  démon  dans  les  opérations  de 
ce  genre.  Les  anciens  théologiens;,  pour  exprimer  ce  rap- 
port, employaient  une  expression  très-juste:  ils  disaient 
que  l'Esprit-Saint  sort  de  l'homme ,  et  que  Satan  y  entre  à 
sa  place.  C'est,  en  effet,  une  doctrine  fondamentale  du 
christianisme,  que  l'Esprit-Saint  demeure  en  l'homme 
comme  en  son  temple.  Mais  si,  à  cause  de  nos  crimes,  il 
ne  trouve  plus  en  nous  de  place  où  il  puisse  habiter,  et  s'il 
est  ainsi  contraint  de  se  retirer,  comme  il  n'y  a  point  de 
milieu  entre  le  bien  et  le  mal ,  le  démon  le  remplace  aus- 
sitôt en  nous;  il  nous  domine  et  nous  captive,  bouleverse 
en  nous  l'ordre  de  la  nature  aussi  bien  que  celui  de  la 
grâce,  et  fait  servir  tout  ce  qu'il  y  trouve  à  ses  fms  crimi- 
nelles. Il  verse,  pour  ainsi  dire,  dans  notre  cœur  cette  puis- 
sance et  cette  énergie  du  mal  qui  le  caractérise,  et  ajou- 
tant sa  propre  malice  à  la  nôtre ,  il  la  grossit  et  l'augmente 
de  telle  sorte  que,  débordant  des  limites  qui  la  conte- 
naient, elle  engloutit  pour  ainsi  dire  notre  personnalité 
tout  entière.  Il  nous  conmiunique  la  malédiction  qui  l'a 
frappé  lui-môme,  et  produit  en  nous  des  opérations  con- 
traires de  tout  point  à  celles  du  Saint-Esprit.  Celui-ci ,  en 
effet,  est  le  principe  de  noire  sanctification  et  de  toute  la 
vie  surnaturelle;  il  est  le  sanctiticateur  :  le  démon,  au 
contraire,  est  le  profanateur,  le  destructeur  de  toute  sain- 
teté et  de  tout  bien. 

11  ne  faut  pas  croire  cependant  qu'il  ait  sur  nous  le  môme 
pouvoir  que  celui  dont  il  a  pris  la  place;  car  il  n'est  après 


DES    RAPI'ORTS    DE    l'hOMME    AVEC    LE    DÉMOiN'.  263 

tout  qu'une  simple  créature,  et  comme  telle  il  est  limité 
dans  sa  malice;  et  le  mal  qu'il  fait  ne  saurait  jamais  égaler 
la  bonté  de  Dieu  ni  le  bien  dont  elle  est  pour  nous  h 
source.  Dieu  ordonne  et  gouverne  par  sa  providence  tous 
les  êtres  qu'il  a  créés  ;  et  l'action  par  laquelle  il  les  con- 
serve est  identique  au  fond  avec  celle  par  laquelle  il  les  a 
créés  ^  et  n'en  est  que  le  développement.  De  même  donc 
qu'il  les  crée,  pour  ainsi  dire^,  à  chaque  moment  de  leur 
existence,  et  qu'il  est  présent  aux  éléments  les  plus  intimes 
dont  ils  se  composent ,  ainsi  la  loi  conservatrice  qui  les 
maintient  et  les  gouverne  agit  continuellement  en  eux,  les 
pénètre  jusque  dans  leur  fond ,  et  ne  reconnaît  de  limites 
que  celles  qu'elle  s'est  posées  elle-même.  Mais  parmi  les 
créatures  chacune  a  un  droit  égala  sa  propre  existence, 
et  exclut  de  son  être  toutes  les  autres.  Aucune  ne  peut  donc 
pénétrer  les  autres  dans  le  sens  réel  de  ce  mot,  puisque 
toutes  sont  impénétrables.  L'action  du  démon  n'est  donc 
qu'apparente  ;  il  ne  fait  que  s'emparer  des  éléments  qui  ont 
avec  lui  quelque  affinité  et  qui  sont  déjà  disposés  à  rece- 
voir son  action.  Et  ici  encore  il  ne  peut  agir  que  comme 
une  simple  créature;  il  ne  peut  que  contrefaire  les  opéra- 
tions surnaturelles  de  Dieu,  et  il  est  contraint  de  respecter 
les  limites  où  la  Providence  divine  renferme  son  action. 
Outre  cette  présence,  par  laquelle  Dieu  est  présent  à 
toutes  les  créatures,  même  au  démon,  il  en  est  une  autre 
d'un  ordre  plus  élevé,  qu'il  n'accorde  qu'aux  bons,  et  dans 
un  degré  qui  correspond  exactement  aux  dispositions  de  leur 
cœur,  et  qui  varie  continuellement  d'après  elles.  Cette  pré- 
sence surnaturelle  est  bien  différente  de  là  première;  cai' 
celle-ci  s'étend  à  toutes  les  créatures;  elle  est  nécessaire, 
continuelle  et  égale  en  toutes,  tandis  que  l'autre  est  l'effet 


264  DES    RAPPORTS    DE    LHOMME    AVEC    LE    DÉMON. 

d'un  choix  libre  et  de  la  part  de  Dieu  et  de  la  part  de 
riiomme.  L'Esprit  divin  peut  donc  frapper  l'esprit  crëé  tout 
d'un  coup,  comme  l'éclair^  s'emparer  de  lui  et  le  sanctifier 
en  un  moment.  Ce  n'est  point  ainsi  néanmoins  qu'il  pro- 
cède ordinairement  ;  mais  son  action  est  plus  lente,  et  suit 
dans  son  développement  des  règles  dont  elle  s'écarte  rare- 
ment. Elle  est  d'abord  tout  extérieure.  A  ce  degré.  Dieu 
agit  du  dehors  sur  l'âme,  par  le  moyen  des  objets  extérieurs 
qui  frappent  les  sens,  et  portent  ainsi  peu  à  peu  jusqu'au 
fond  de  la  conscience  les  impressions  divines.  Après  quelque 
temps,  lorsque  l'àme,  disposée  par  ces  impressions  à  rece- 
voir les  opérations  plus  intimes  de  l'Esprit  -  Saint ,  s'est 
comme  familiarisée  avec  les  choses  surnaturelles,  l'Esprit 
pénètre  en  elle,  et  n'agit  plus  seulement  du  dehors  au  de- 
dans, mais  place  en  quelque  sorte  dans  la  conscience  même 
de  l'homme  le  centre  de  ses  opérations.  Il  arrive  alors,  à 
un  certain  degré,  ce  qui  est  arrivé  aux  apôtres  le  jour  delà 
Pentecôte  :  la  liberté  divine  s'unit  intimement  à  la  liberté 
humaine,  et  la  pénètre  sans  que  celle-ci  perde  rien  pour 
cela  de  son  énergie. 

Il  en  est  ainsi,  quoique  d'une  manière  bien  différente, 
des  rapports  qui  existent  entre  le  démon  et  l'homme.  Il  ne 
peut  être  ici  question  de  cette  présence  universelle  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut  et  qui  est  le  résultat  même 
de  la  création.  Bien  loin  d'être  le  créateur  de  quoi  que  ce 
soit,  le  démon  n'est,  au  contraire,  que  le  profanateur  et 
le  destructeur  de  la  création.  Le  mal,  qui,  comme  néga- 
tion, n'est  au  fond  que  le  néant,  le  mal  seul  l'attire; 
il  n'est  présent  que  là,  c'est  là  son  royaume,  le  siège  de 
sa  puissance  et  de  son  action.  C'est  là  qu'il  continue  et 
développe  l'œuvre  criminelle  qui  l'occupe  incessamment. 


DES    RAPPORTS    DE    l'hO.MME    AVEC    LE    DÉMON.  26o 

Il  est  donc  présent  véritablement  dans  tout  le  mal  qui  se 
fait.  Mais,  outre  cette  présence  du  démon  en  tout  ce  qui  est 
mal,  il  en  est  encore  une  autre  plus  intime  qui  a  son  prin- 
cipe dans  la  volonté  même.  Comme  il  habite  naturelle- 
ment dans  le  mal,  il  a  pour  tout  ce  qui  est  mal  un  amour 
de  préférence;  il  cherche  à  attirer  à  lui  et  à  s'approprier 
ceux  en  qui  il  trouve  des  dispositions  sympathiques  aux 
siennes.  Il  contrefait  ainsi  l'œuvre  de  la  sanctification, 
cherchant  à  communiquer  aux  volontés  créées  la  servitude 
et  l'esclavage  sous  lequel  il  gémit  lui-même.  Son  action 
est  quelquefois  subite  comme  celle  de  l'éclair;  mais  ordi- 
nairement elle  est  lente  et  progressive  comme  celle  de 
l'Esprit-Saint  dans  la  sanctification  des  âmes.  Au  premier 
degré,  le  principe  mauvais,  qui  se  tient  toujours  près  de 
l'homme,  mais  caché  et  invisible,  se  manifeste  à  sa  vue 
par  quelques  phénomènes  sensibles,  cherchant  ainsi  à 
s'emparer  de  lui  et  à  l'enlacer  dans  ses  filets.  Le  mal,  à 
ce  degré,  n'a  pas  encore  pénétré  dans  la  vie,  et  ne  l'a  pas 
infectée  de  son  poison.  On  désigne  ce  rapport  entre  le  dé- 
mon et  l'homme  par  le  nom  d'obsession.  Lorsqu'une  cer- 
taine famiharité,  amenée  par  l'habitude,  s'est  établie  entre 
ces  deux  volontés,  le  rapport  devient  plus  intime,  et  l'ac- 
tion satanique  n'est  plus  seulement  extérieure,  mais  infecte 
de  son  poison  le  principe  même  de  la  vie;  c'est  ce  qu'on 
appelle  la  possession . 


266  DE    L'uB:>EijSION, 

CHAPITRE    II 

De  l'obsession  comme  premier  degré  de  la  possession.  Des  gnomes 
ou  farfadets.  Histoire  d'un  gentilhomme  de  la  Valteline  et  du  surin- 
tendant Schupart. 

Chaque  contagion  naturelle  qui  vient  à  éclater  dans  le 
monde  trouve  autour  de  soi  certaines  affinités  qui  l'at- 
tirent et  qu'elle  attire  à  son  tour.  Vous  diriez  que  parmi 
ces  êtres  vivants  au  milieu  desquels  elle  se  produit  il  en 
est  que  la  main  de  Dieu  a  marqués  du  signe  de  la  mort ,  et 
qu'elle  lui  a  désignés  pour  victimes,  et  que  ceux-ci  ont  en 
eux  comme  une  corde  qui  commence  à  vibrer  dès  qu'ils 
entendent  sonner  ce  son  dominant  auquel  ils  doivent  s'ac- 
corder. Dès  que  le  mal  commence  à  se  produire  au  de- 
hors, il  se  fait  sentir  à  tous  ceux  qu'il  doit  frapper.  Les 
fonctions  vitales,  qui  suivaient  auparavant  un  cours  régu- 
lier, sont  troublés  et  semblent  soumises  aux  influences 
d'une  puissance  étrangère.  Une  vie  fausse  et  artificielle  lutte 
contre  la  vie  véritable.  Ce  n'est  d'abord  qu'un  jeu  qui 
n'éveille  aucune  inquiétude;  mais  bientôt  le  trouble  de- 
vient plus  profond,  la  maladie  se  déclare  et  révèle  toute  sa 
puissance.  Elle  s'étend,  frappant  à  droite  et  à  gauche  les 
victimes  marquées  par  le  doigt  de  Dieu,  jusqu'à  ce  qu'elle 
ait  accompli  la  mission  providentielle  qui  lui  avait  été  im- 
j)Osée  et  qu'elle  ait  épuisé  son  activité  destructrice.  Il  en 
est  ainsi  de  cette  contagion  du  mal,  considérée  du  côté  na- 
turel, comme  une  sorte  de  peste  morale,  et  dont  le  pre- 
mier degré  est  l'obsession.  Dès  que  le  mal  a  trouvé  ou  s'est 
préparé  des  dispositions  favorables,  il  se  produit  d'une 
manière  sensible  dans  le  domaine  de  la  vie.  Vous  voyez 


DE  l'obsessio.n.  267 

d'abord  apparaître  des  effets  qui  ne  peuvent  avoir  leur 
origine  en  ce  domaine^  puisqu'ils  y  jettent  au  contraire  le 
trouble  et  le  désordre.  La  nature  seule  ne  suffit  pas  non 
plus  pour  les  expliquer,  car  le  but  vers  lequel  ils  tendent 
est  au-dessus  d'elle;  ils  ne  peuvent  par  conséquent  pro- 
venir que  d'une  nature  morale  plus  élevée.  Ce  ne  sont 
d'abord  que  les  légers  mouvements  d'un  être  surnaturel , 
qui  passe  peu  à  peu  d'une  certaine  fimiiliarité  à  une  malice 
déclarée.  >\ous  pouvons  reconnaître  ici  les  opérations  de 
ces  esprits  follets  que  le  peuple  nomme  gnomes  ou  far- 
fadets et  dont  nous  avons  parlé  plus  haut. 

Brognoli  raconte  un  cas  de  ce  genre  que  nons  voulons  L"  comte 
citerici.  [Alexicacon,  disput..  II.,  n» 429.)  En  t6o4,  dit-il,  Valteline. 
je  reçus  à  Bergame  la  visite  d'un  jeune  comte  de  la  Val- 
teline, qui  était  prêtre  et  docteur  en  droit  canon  et  civil. 
Il  me  raconta  que  depuis  deux  ans  les  démons  lui  jetaient 
chaque  nuit  des  pierres,  et  faisaient  un  tel  bruit  qu'il  ne. 
pouvait  demeurer  ni  dans  son  château  ni  même  dans  la 
vallée.  Un  jour  deux  ecclésiastiques  vinrent  lui  proposer 
de  passer  la  nuit  avec  lui  dans  sa  chambre,  se  vantant  de 
ne  point  craindre  les  démons.  11  y  consentit.  Mais  voilà 
qu'un  peu  avant  minuit  le  bruit  commence,  la  terre 
,  tremble;  des  pierres  fumantes  sont  jetées  et  sur  le  jeune 
homme  et  sur  les  ecclésiastiques,  qui  furent  saisis  d'une 
telle  crainte  qu'ils  ne  pouvaient  ni  parler  ni  se  remuer 
dans  leurs  lits.  L'un  d'eux  en  eut  la  fièvre,  et  fautre  la 
dyssenterie;  et  tous  deux  eurent  si  honte  de  leur  faiblesse 
qu'ils  partirent  dès  le  matin  sans  saluer  leur  hôte. 

On  peut  encore  ranger  parmi  les  faits  de  ce  genre  ce  qui        Le 
arriva  pendant  huit  ans  à  un  pasteur  protestant  du  comté  ^^g^^upar^t'^^ 
d'Hohenlohe  nommé  Schupart.  Le  jour  et  la  nuit  on  lui 


268  DE    I.'OFiSESSION. 

jetait  des  couteaux  pointus  et  aigus.  Bien  des  fois  la  nuit 
on  lui  jeta,  à  lui  et  à  sa  femme,  des  cordes  autour  des  pieds 
ou  du  cou,  de  manière  à  les  étrangler  s'ils  n'avaient  été 
éveillés  par  ceux  qui  les  gardaient.  Bien  des  fois  aussi  lu 
maison  était  toute  en  flammes.  Il  reçut  sur  toutes  les  parties 
de  son  corps  plusieurs  milliers  de  pierres,  de  dix  à  quinze 
livres,  jetées  avec  la  même  force  que  si  elles  eussent  été 
lancées  par  un  canon  ,  sans  qu'il  en  fût  blessé  cependant. 
En  présence  de  plus  de  cent  témoins,  lui  et  sa  femme  re- 
cevaient des  soufflets;  ou  bien  on  empoisonnait  leur 
nourriture  de  manière  qu'ils  étaient  obligés  de  la  rejeter. 
On  salissait  d'encre  ou  on  déchirait  les  feuilles  de  sa  Bible. 
Un  jour  qu'il  voulait  prêcher,  on  lui  emporta  tous  les 
livres  dont  il  avait  besoin,  ainsi  que  sa  perruque,  qu'il 
trouva  ensuite  sur  la  tête  de  sa  femme,  sans  savoir  qui 
l'y  avait  mise.  Dans  leur  angoisse,  ils  tombèrent  à  genoux, 
pour  invoquer  le  secours  de  Dieu,  et  commandèrent  au 
démon  au  nom  de  Jésus-Christ  de  rapporter  tous  les  objets 
qui  avaient  disparu;  et  le  soir  même  ils  virent  ces  objets 
revenir  par  la  fenêtre  avec  un  grand  bruit.  Cet  état  de 
choses  dura  huit  ans,  et  pendant  tout  ce  temps  ils  n'eurent 
pas  une  minute  de  sécurité.  Pour  conjurer  le  mal,  Schu- 
part  n'employa  d'autre  moyen  que  le  recours  à  Dieu ,  se 
recommandant  souvent  du  haut  de  la  chaire  aux  prières . 
de  ses  auditeurs.  11  ne  cessa  point  non  plus  d'employer, 
d'après  l'avis  des  médecins,  des  remèdes  antimagiques; 
mais  ils  ne  lui  servirent  de  rien,  si  ce  n'est  une  fois  dans 
un  mal  de  dents  d'une  nature  surnaturelle,  qui  tour- 
mentait sa  femme.  On  lui  ôta,  à  l'aide  d'une  poudre  anti- 
magique, toute  espèce  de  matières,  du  bois,  de  la  pierre, 
du   verre,  des  cheveux   et  du  crin.   Les  Jésuites  et  les 


DE    L  OBSESSION.  269 

Carmes  qui  habitaient  la  même  ville  que  lui  voulurent 
tirer  de  tous  ces  événements  des  conclusions  défavorables, 
et  prouver  par  là  que  la  doctrine  luthérienne  qu'il  avait 
embrassée  était  fausse.  Mais  rien  de  tout  cela  ne  put  l'é- 
mouvoir; il  ne  voulut  point  résigner  ses  fonctions,  comme 
ses  amis  le  lui  conseillaient  ^  et  il  se  contenta  de  conjurer 
Dieu  de  le  déhvrer  de  cette  épreuve;  et  ce  bonheur  lui 
fut  accordé  au  bout  de  huit  ans.  Bien  d'autres  phénomènes 
encore^  qui  annonçaient  une  intervention  diabolique  du 
genre  de  celle  qui  est  propre  aux  farfadets,  se  manifes- 
tèrent pendant  tout  ce  temps.  Ainsi^  la  lampe  qui  l'éclai- 
rait  était  renversée  de  la  table,  et  continuait  de  brûler  par 
terre,  ou  bien  elle  était  transportée  d'un  lieu  à  un  autre. 
Tantôt  on  lui  jetait  la  table  qu'on  avait  servie  pour  le  re- 
pas, et  les  plats  qu'on  y  avait  mis,  et  le  siège  sur  lequel 
il  devait  s'asseoir;  tantôt  on  le  piquait  avec  des  aiguilles, 
ou  on  le  mordait  si  fort  que  la  trace  en  paraissait  encore 
une  heure  après.  Toute  cette  histoire  porte  un  ca- 
ractère frappant  d'authenticité;  il  est  impossible  de  douter 
delà  sincérité  du  narrateur,  qui  mourut  surintendant  et 
recteur  de  l'université  de  Gessen.  Il  avait  dicté  lui-même 
cette  histoire  avec  toutes  ses  circonstances  à  ses  auditeurs, 
ajoutant  qu'il  lui  faudrait  plus  d'un  volume  in-foho  s'il 
voulait  écrire  tout  ce  qui  lui  était  arrivé  pendant  tout  le 
temps  qu'avait  duré  cette  épreuve.  {Voir  la  dissertation  de 
G.  P.  Verpoorten ,  de  Dœmonum  existentia ;  Gedani  1779, 
p.  24.) 


270  L'ES  ti:matio.ns. 

CHAPITRE   m 

Les  tentations  considérées  comme  effets  de  l'obsession.  Marie  Crucifiée. 

Les  tentations  dont  nous  avons  parlé  ailleurs  sont  quel- 
quefois des  obsessions  qui  peuvent  conduire  à  la  posses- 
sion. Nous  rapporterons  ici  en  abrégé  à  ce  propos  ce  qui 
nous  est  raconté  dans  la  vie  d'une  sœur  de  l'ordre  de  Saint- 
François,  Marie  Crucifiée,  sur  les  tentations  qui  l'assié- 
gèrent pendant  longtemps.  Toutes  les  fois  qu'elle  voulait 
communier,  elle  était  liée  dans  Ions  ses  membres,  et  fixée 
à  sa  place,  comme  une  colonne  de  marbre.  Souvent,  dès  le 
matin  du  jour  où  elle  devait  communier,  elle  sentait  qu'on 
lui  prenait  la  main,  et  qu'on  la  plongeait  dans  un  vase 
d'eau,  qu'on  la  portait  ensuite  à  sa  bouche,  qu'on  l'ouvrait 
avec  violence ,  pour  la  contraindre  de  rompre  ainsi  le 
j  eûne  eucharistique,  et  l'empêcher  de  communier.  D'autres 
fois  on  faisait  la  même  chose  avec  un  morceau  de  pain. 
Souvent  sa  langue  était  tellement  liée  qu'elle  ne  pouvait 
s'en  servir  pour  louer  Dieu.  Il  lui  arrivait  la  même  chose 
lorsque  dans  ses  tentations  elle  voulait  invoquer  le  nom  de 
Jésus.  Quand  elle  voulait  aller  à  confesse,  elle  ne  pouvait 
prononcer  un  seul  mot,  jusqu'à  ce  que  son  confesseur  lui 
eût  rendu  l'usage  de  la  parole  par  les  exorcismes.  Pendant 
deux  ans  elle  ne  put  marcher,  et  dut  rester  tout  ce  temps 
immobile,  assise  sur  unecbaise.  Si  elle  parvenait  à  conju- 
rer le  démon,  elle  devenait  libre  aussitôt,  et  pouvait 
se  tenir  sur  ses  pieds  et  marcher;  mais  elle  se  sentait  bien- 
tôt rejetée  violemment  sur  sa  chaise,  et  retombait  dans  son 
premier  état.  Souvent,  pendant  qu'elle  priait,  elle  était  en- 


DES    TENTATIONS.  271 

levée  en  l'aiiv,  puis  retombait  de  tout  son  poids  sur  la  terre. 
Lorsqu'elle  était  à  genoux,  sa  tête  était  rejetée  violemment 
en  arrière,  de  sorte  qu'elle  frappait  les  épaules;  puis  elle 
était  repoussée  avec  la  même  violence  par  devant ,  de  ma- 
nière à  frapper  la  poitrine;  et  à  voir  ces  mouvements  ré- 
pétés on  aurait  pu  croire  que  la  tête  allait  se  séparer  du 
corps.  Quelquefois  ses  bras  étaient  tirés  en  arrière,  et  ses 
muscles  semblaient  devoir  se  rompre.  D'autres  fois  il  lui 
semblait  que  son  visage,  ou  son  bras,  ou  son  corps  tout 
entier  était  comme  pressé  entre  deux  pierres,  ce  qui  lui 
causait  des  souffrances  intolérables.  Elle  eut  enfin  recours 
à  la  sainte  Vierge,  et  se  trouva  guérie  tout  d'un  coup,  et 
pour  toujours.  Un  système  nerveux  extrêmement  irritable 
peut  avoir  ici  servi  d'instrument  au  démon  pour  produire 
ces  effets  extraordinaires,  qui  avaient  pour  but  de  purifier 
entièrement  celle  qui  les  ressentait. 

Ces  attaques  du  démon  ne  se  bornent  pas  aux  saints  que 
Dieu  veut  éprouver  en  cette  vie,  mais  elles  s'étendent  aussi 
aux  hommes  moins  élevés  dans  la  perfection,  [in  religieux  Un  moine 
de  Bologne,  priant  devant  l'autel  après  compiles,  fut  saisi 
par  le  pied  et  tiré  au  milieu  de  l'église.  A  ses  cris  accou- 
rurent plus  de  trente  frères  qui  priaient  dans  les  diverses 
parties  de  l'église.  Le  voyant  ainsi  tire,  sans  apercevoir 
personne  qui  le  traînât,  ils  s'etTorcèrent  de  le  retenir;  mais 
ce  fut  en  vain.  Épouvantés,  ils  jetèrent  sur  lui  de  l'eau 
bénite;  mais  ce  fut  encore  inutile.  Un  des  plus  anciens, 
voulant  se  tenir  fortement  à  lui ,  fut  entraîné  avec  lui  par 
cette  puissance  invisible.  On  parvint  à  grand'peine  à  le 
porter  à  l'autel  de  Saint-Nicolas.  Là  il  confessa  au  P.  Re- 
naud un  péché  qu'il  avait  caché,  et  devint  libre  aussitôt. 
(Acta  aînpliora  S.  Bominid,  conf.  122.) 


272  DES    TLNTATIOS. 

A  l'époque  où  Olivier^,  ccolâtre  de  Cologne ,  prêchait  la 
croisade  en  Belgique,  il  y  avait  une  jeune  fille  de  Nivelle, 
très-pieuse  et  très-fière  du  vœu  de  chasteté  qu'elle  avait 
fait.  Le  démon,  jaloux  de  sa  vertu,  lui  apparut  sous  la 
forme  d'un  jeune  homme  bien  mis  et  de  bonnes  manières, 
cherchant  à  la  gagner  par  des  paroles  agréables,  lui  van- 
tant les  douceurs  du  mariage  et  la  supériorité  de  cet  état 
sur  la  virginité.  La  jeune  fille,  ne  le  connaissant  point,  lui 
répondit  qu'elle  ne  voulait  point  se  marier,  et  qu'elle  avait 
renoncé  au  mariage,  afin  de  se  donner  toute  à  Dieu.  Le  dé- 
mon continuant  ses  poursuites,  elle  commença  à  concevoir 
des  soupçons;  car  elle  n'ignorait  pas  qu'il  y  avait  beau- 
coup d'autres  jeunes  filles  plus  belles,  plus  riches  et  plus 
nobles  qu'elle.  Elle  lui  dit  donc  un  jour  :  «  Mon  beau  mon- 
sieur, qui  êtes-vous  pour  désirer  ainsi  de  m' épouser?  »  Le 
démon  hésita  de  répondre,  dans  la  crainte  de  se  trahir; 
mais  la  jeune  fille  n'en  devint  que  plus  pressante  dans  ses 
questions,  et  il  fut  obligé  de  lui  dire  qui  il  était.  Elle  fut , 
comme  on  le  conçoit  bien,  grandement  effrayée,  et  lui  dit  : 
«  Comment  peux-tu  désirer  un  mariage  charnel  si  contraire 
à  ta  nature?  »  Il  lui  répondit  :«  Donne-moi  seulement  ton 
consentement,  je  ne  veux  rien  autre  chose.  — Je  renonce 
entièrement  à  toi,  »  lui  dit-elle;  et  elle  le  chassa  aussitôt 
avec  le  signe  de  la  croix.  Elle  alla  trouver  un  prêtre,  auquel 
elle  découvrit  les  poursuites  du  démon  et  qui  lui  enseigna 
comment  elle  devait  se  conduire. 

Le  démon  ne  cessa  point  ses  poursuites;  mais  il  ne  lui 
parlait  plus  que  de  loin,  et  la  tourmentait  en  toute  ma- 
nière, jetant  des  ordures  dans  son  plat  quand  elle  man- 
geait, répondant  lui-môme  aux  questions  qu'on  adressait 
à  la  jeune  fille,  révélant  les  péchés  de  ceux  qui  étaient  pré- 


DES    TENTATIONS.  2  73 

sents  et  qu'il  connaissait  tous,  excepté  ceux  qu'on  avait 
confessés,  jetant  sur  les  assistants  de  la  boue ,  des  mor- 
ceaux de  pots  cassés  pleins  d'ordure.  Tous  ceux  qui  étaient 
présents  l'entendaient,  mais  il  n'était  vu  que  de  la  jeune 
fille.  Quelques-uns  lui  ayant  demandé  s'il  savait  l'Oraison 
dominicale,  il  répondit  que  oui;  mais  quand  il  voulut  la 
réciter,  il  fit  beaucoup  de  fautes,  passant  des  mots,  en  em- 
ployant d'autres  qui  n'étaient  point  iatins;  puis  il  dit  en 
riant  :  «  C'est  ainsi  que  vous  autres  laïques  avez  coutume 
de  prier.  »  Il  en  fut  de  même  du  Credo.  Il  est  remarquable 
qu'on  ne  put  jamais  l'amener  à  dire  Credo  in  Deum ,  mais 
qu'il  disait  toujours  Credo  Dewn.  Il  ne  put  pas  même 
commencer  VAve  Maria,  probablement  à  cause  de  la  gran- 
deur du  mystère  de  l'Incarnation.  On  lui  demanda  pour- 
quoi il  avait  une  voix  si  rauque  ;  il  répondit  :  «  Parce  que 
je  brûle  toujours.  »  Près  de  la  maison  où  habitait  la  jeune 
fille  demeurait  un  homme  qui  aurait  bien  voulu  entendre 
le  démon,  mais  qui  n'osait  approcher  de  lui  à  cause  de 
certains  péchés  secrets  qu'il  avait  commis.  Il  alla  donc  à 
confesse  pour  les  accuser,  mais  en  gardant  la  volonté  de 
les  commettre  de  nouveau.  A  peine  eut-il  mis  le  pied  sur 
le  seuil  de  la  porte  que  le  démon  lui  cria  :  «  Viens ,  mon 
ami,  tu  t'es  bien  blanchi.  »  Et  tout  aussitôt  il  se  mit  à  lui 
reprocher  ses  péchés,  de  sorte  que  le  malheureux  aurait 
voulu  être  à  cent  lieues  de  là.  Il  se  retira  triste  et  humi- 
lié, et  retourna  à  confesse,  mais  avec  le  ferme  propos  de 
ne  plus  pécher  à  l'avenir.  Le  prêtre  lui  dit  :  «  Vous  pouvez 
retourner  maintenant,  le  démon  ne  vous  dira  plus  rien.  » 
Gomme  il  entrait  dans  la  maison,  un  des  assistants  dit  au 
diable  :  «  Voici  ton  ami  qui  revient  te  visiter.  »  Le  démon 
demanda  quel  était  cet  homme,  et  comme  on  lui  répondit 


27  i  DES    TENTATIONS. 

que  c'était  celui  dont  il  avait  dit  tant  de  mal  la  veille ,  il 
dit  :  a  Comment  cela  se  peut -il?  je  ne  sais  aucun  mal  de 
lui.  »  Les  assistants^  ignorant  que  cet  homme  était  allé  à 
confesse^,  crurent  que  le  démon  l'avait  calomnié.  Cette  his- 
toire est  racontée  par  Césaire  d'Heisterbach,  qui  la  tenait 
lui-même  d'un  moine  de  son  ordre,  nommé  Bernard,  le- 
quel prêchait  la  croisade  avec  Olivier.  11  est  possible  qu'une 
partie  des  phénomènes  dont  il  y  est  fait  mention  ait  été 
l'effet  de  la  ventriloquie,  jointe  à  un  cerlain  degré  de  clair- 
voyance; mais  il  est  difficile  aussi  de  ne  pas  y  reconnaître 
une  intervention  du  démon . 

C'est  surtout  dans  les  cloîtres  que  se  produisent  le  plus 
souvent  les  faits  de  ce  genre,  surtout  lorsque,  après  de  lon- 
gues années  de  relâchement,  des  supérieurs  vigilants  es- 
saient d'y  introduire  la  réforme.  Il  est  vrai  que  dans  ces 
circonstances  la  mauvaise  humeur  et  le  dépit  de  ceux  qui 
la  repoussent  peuvent  avoir  une  part  plus  ou  moins  grande, 
et  expliquer  certains  phénomènes  qui  au  premier  abord 
semblent  surnaturels;  mais  ceux-ci  toutefois  se  reprodui- 
sent trop  souvent,  pour  qu'on  puisse  les  attribuer  toujours 
à  des  causes  de  ce  genre.  Beaucoup  d'entre  eux  d'ailleurs 
appartiennent  évidemment  à  l'ordre  surnaturel.  On  doit 
supposer  d'ailleurs  que  dans  ces  circonstances  les  réforma- 
teurs ont  observé  attentivement  les  faits  dont  ils  étaient 
témoins,  et  qu'ils  ont  dû  tenir  compte  des  dispositions  de 
ceux  qu'ils  voulaient  réformer.  Il  serait  tout  à  la  fois  in- 
juste et  absurde  de  supposer  que  tous  se  soient  trompés  sur 
la  nature  des  faits  qui  se  passaient  autour  d'eux,  et  aient 
attribué  à  des  causes  surnaturelles  ce  qui  était  simplement 
l'effet  de  quelque  supercherie  inventée  par  la  vengeance 
et  le  dépit.  Que  quelques-uns,  plus  simples  et  plus  crédu- 


DF.S    TENTATIONS.  275 

les  que  les  autres,  aient  pu  se  tromper  de  cette  manière  , 
cela  se  conçoit  ;  mais  ce  que  l'on  peut  attribuer  à  quelques- 
uns,  vu  la  fragilité  humaine,  ne  saurait  être  attribué  à 
tous  indistinctement,  surtout  quand  il  s'agit  d'hommes 
dont  la  vie  et  la  conduite  supposent  non  -  seulement  une 
grande  sainteté,  mais  encore  un  haut  degré  d'intelligence 
et  de  volonté. 

Nous  citerons  à  ce  propos  un  fait  que  Mder  raconte  dans     Guido , 
.     ,    .       A  1     r.    •  1  prieur  de 

son  Formicarium,  et  qu  il  tenait  lui-même  de  Guido,  sa-  zamberati, 

vaut  Dominicain,  prieur  de  Zamberati  et  réformateur  de 
son  ordre  dans  la  Franconie  orientale.  «  Le  couvent  de  Zam- 
berati ayant  été  réformé  l'année  passée,  le  démon  se  mit 
à  inquiéter  la  maison,  brisant  les  fenêtres,  bouleversant 
les  meubles,  coupant  et  emportant  les  cordes  des  cloches, 
frappant  pendant  la  nuit  les  cymbales  dont  on  se  servait 
le  jour  pour  appeler  les  moines,  et  tourmentant  les  frères 
de  telle  sorte  que  plusieurs  furent  sur  le  point  de  devenir 
fous.  Le  jour  il  se  tenait  dans  les  chambres  basses  du  cou- 
vent, et  la  nuit  dans  le  dortoir;  de  sorte  qu'aucun  frère 
n'osait  traverser  les  cloîtres.  Il  saisit  un  jour  un  novice  âgé 
de  vingt-quatre  ans,  et  déchira  ses  vêtements,  y  laissant 
des  traces  de  griffes,  semblables  à  celles  d'une  bête  sau- 
vage. La  veille  de  l'octave  de  l'Epiphanie  il  apparut  à  ce 
même  novice  sous  la  forme  d'un  chat  noir,  et  lui  dit  :«  Si 
tu  ne  quittes  pas  l'habit  de  l'ordre,  je  te  tuerai  dans  trois 
jours.  »  Le  jeune  homme  ayant  voulu  le  conjurer  au  nom 
du  Seigneur,  le  démon  le  saisit.  Le  novice  se  défendit  : 
les  frères,  étant  accourus,  trouvèrent  dans  sa  cellule  sa  ta- 
ble, son  pupitre,  son  lit  et  tous  les  autres  meubles  boule- 
versés par  la  lutte  qu'il  avait  soutenue  avec  le  démon,  et 
l'emportèrent  à  demi  mort  près  du  feu;  mais  le  démon, 


276  DES    TENTATIONS. 

toujours  invisible,  le  leur  arracha  des  mains,  le  jeta  dans 
le  feu,  et  garda  ainsi  sa  tête  longtemps  au  milieu  des  flam- 
mes. Les  frères  l'arrachèrent  de  nouveau  à  grand'peine  au 
danger  d'être  consumé,  et  le  portèrent  près  du  maître- 
autel.  Là  le  diable  l'arracha  de  nouveau  de  leurs  mains, 
le  traîna  violemment  à  travers  le  chœur  et  le  blessa  si  griè- 
vement que  tous  les  frères,  le  croyant  mort,  prièrent  pour 
lui  la  sainte  Vierge,  les  saints  et  surtout  notre  saint  pa- 
triarche Dominique,  en  l'honneur  de  qui  le  cloître  avait 
été  réformé.  Le  saint  apparut  alors  sur  l'autel  avec  l'habit 
de  l'ordre.  Aussitôt  celui  qu'on  avait  cru  mort  et  que  les 
frères  tenaient  dans  leurs  bras  commença  à  se  réveiller, 
et,  se  tournant  vers  l'autel,  se  mit  à  prier  Dieu  et  le  saint. 
Le  démon  sortit  alors  de  l'église  et  fit  dans  le  reste  du  cou- 
vent un  tel  vacarme  qu'on  aurait  pu  croire  que  tous  les 
forgerons  du  pays  y  étaient  réunis.  Et  ce  qu'il  y  eut  de 
plus  remarquable,  c'est  que  le  frère  qu'on  avait  cru  mort, 
aussitôt  qu'il  eut  reçu  la  sainte  eucharistie,  fut  rempli 
d'une  telle  force  que  tous  ses  membres  redevinrent  sains. 
Le  démon  cependant  menaça  ce  jour-là  même  les  frères 
avec  de  grands  cris  de  ne  jamais  quitter  cette  maison,  qu'il 
avait  possédée  pendant  si  longtemps  comme  sa  propriété; 
mais  ceux-ci,  sachant  bien  qu'il  est  un  menteur  et  le  père 
du  mensonge,  n'interrompirent  point  pour  cela  la  réforme 
commencée,  quoiqu'ils  fussent  tourmentés  par  lui  en  mille 
manières,  de  telle  sorte  qu'ils  passaient  presque  toutes  les 
nuits  sans  dormir.  »  Les  faits  racontés  dans  cette  histoire 
sont,  comme  on  le  voit,  publics  et  évidents.  Il  faut  donc , 
ou  les  admettre  comme  vrais,  ou  accuser  d'imposture  ce  • 
lui  qui  les  a  racontés.  Or  le  caractère  et  la  sainteté  de  ce 
dernier  ne  permettent  pas  d'admettre  une  telle  supposition. 


DES    TENTATIONS.  277 

Le  même  auteur  rapporte  un  autre  fait  du  même  genre  Histoire 
qui  doit  trouver  ici  sa  place.  «  Il  y  a  dix  ans  que  dans  la  (je  Sainte- 
ville  de  Nuremberg  un  couvent  de  notre  ordre ,  dédié  à  Catherine. 
sainte  Catherine,  fut  réformé  par  onze  sœurs  qu'on  avait 
fait  venir  d'un  monastère  qui  avait  déjà  admis  la  ré- 
forme; mais  toutes  les  religieuses  du  couvent  étaient 
opposées  au  changement  que  l'on  voulait  introduire,  et 
comptaient  de  nombreux  appuis  parmi  les  habitants  de 
la  ville.  A  peine  la  réforme  avait-elle  commencé  que 
plusieurs  religieuses  du  monastère  furent  inquiétées  la 
nuit  par  un  bruit  inaccoutumé.  Instruit  de  cette  nouvelle, 
je  cherchai  à  leur  persuader  qu'il  fallait  attribuer  ce 
bruit  non  au  démon,  mais  aux  rats  ou  aux  souris,  ou 
bien  que  c'était  une  illusion  de  leur  part ,  comme  je  le 
soupçonnais  en  effet;  mais  la  nuit  suivante  le  démon 
revint,  et  tourmenta  une  des  sœurs  opposées  à  la  réforme 
(je  crois  que  c'était  la  sacristine),  qui  allait  sonner  les 
matines,  et  il  la  maltraita  tellement  qu'on  crut  qu'elle  al- 
lait mourir  dans  le  jour.  Les  choses  en  vinrent  au  point 
qu'on  fut  obligé  de  placer  la  nuit,,  pour  garder  le  couvent, 
plusieurs  rehgieuses  à  tour  de  rôle,  parce  qu'aucune  n'o- 
sait parcourir  seule  le  cloître.  Ces  pauvres  femmes,  déjà 
naturellement  impressionnables ,  furent  en  proie  à  de 
grandes  inquiétudes ,  et  je  ne  savais  plus  moi-même  que 
faire.  Je  leur  recommandai  d'avoir  recours  à  la  prière,  de 
prendre  patience,  et  d'avoir  confiance  en  Dieu.  Plusieurs 
disaient  en  murmurant  :  «  Voyez,  lorsque  nous  menions 
notre  ancien  genre  de  vie,  rien  de  pareil  ne  nous  arri- 
vait. »  Mais  le  démon,  qui  leur  inspirait  ces  sentiments,  ne 
gagna  rien  pour  cela,  car  les  plus  opiniâtres  furent  telle- 
ment effrayées  de  tout  ce  qui  arrivait  qu'elles  firent  une 

8* 


278  DES    TENTATIONS. 

confession  de  toute  leur  vie,  et  embrassèrent  sérieusement 
la  réforme;  et  le  démon,  honteux  de  sa  défaite,  quitta  pour 
toujours  le  couvent.  » 

On  doit  s'étonner  d'autant  moins  de  voir  arriver  des  faits 
de  ce  genre  dans  les  congrégations  religieuses  que  plus 
d'une  fois  des  populations  entières  ont  été  tourmentées 
ainsi  par  des  esprits  mauvais,  surtout  aux  époques  de 
trouble  et  de  commotion  politique,  où  les  passions  sont 
soulevées  et  mises  en  jeu  d'une  manière  toute  particulière. 
Voici  ce  que  raconte  Gaspard  Schiitz,  dans  son  Histoire  de 
Prusse.  Lorsqu'en  1247  les  Poméraniens,  après  leur  apo- 
stasie, eurent  subi  de  la  part  des  chevaliers  de  l'ordre  Teu- 
tonique  une  sanglante  défaite,  où  périrent  onze  mille  des 
leuis,  des  démons  apparurent  dans  la  contrée,  et  séduisi- 
rent leurs  femmes;  de  sorte  que  plusieurs  en  perdirent  la 
raison,  et  tuèrent  celles-ci  dans  un  accès  de  fureur  et  de 
désespoir.  Les  démonsparcouraient  le  pays  sous  une  forme 
humaine,  jetant  ceux-ci  dans  le  feu  ,  ceux-là  dans  l'eau, 
pendant  les  autres  aux  arbres  des  forêts,  et  répandant  par- 
tout la  terreur  et  la  consternation.  Les  habitants  allèrent 
dans  leur  effroi  trouver  leur  grand  prêtre,  le  kriwat;  et 
celui-ci  leur  dit  que  cette  calamité  venait  de  ce  qu'ils 
avaient  été  infidèles  à  leurs  dieux,  et  qu'elle  cesserait  dès 
qu'ils  reviendraient  à  leur  culte.  Us  résolurent  donc  de 
chasser  du  pays  leurs  nouveaux  maîtres  avec  leur  dieu,  et 
de  n'y  plus  laisser  vivant  aucun  chrétien;  mais  ils  furent 
tous  taillés  en  pièces.  ^ 


PASSAGE    DE    l' OBSESSION    A    LA    POSSESSION.  279 

CHAPITRE  IV 

Passage  de  l'obsession    à  la  possession.  Histoire  de  Pétronille ,  en 
Savoie;  de  la  fille  de  Jean  de  Bon-Romanis. 

L'obsession  se  rattache  quelquefois  à  certaines  disposi- 
tions naturelles  du  tempérament  ou  du  caractère,  qui  ren- 
dent l'homme  plus  ou  moins  accessible  aux  influences  du 
démon,  et  forment  pour  ainsi  dire  comme  une  maladie  pré- 
liminaire, laquelle  dégénère  facilement  dans  la  maladie 
principale.  Ainsi  bien  souvent,  après  de  violentes  émo- 
tions, on  voit  se  produire  certains  troubles  locaux,  où  l'on 
ne  peut  méconnaître  les  traces  d'une  influence  satanique. 
Les  phénomènes  qui  se  manifestent  alors  ont  à  la  fois  un 
caractère  naturel  et  surnaturel.  Nous  en  avons  un  exemple 
assez  frappant  dans  un  fait  qui  s'est  passé  àVegenette,  pa- 
roisse du  diocèse  de  Genève.  Mamert,  évêque  d'Hébron, 
vint  en  ce  lieu  l'an  147 1 ,  sur  l'ordre  du  pape  Paul  II,  pour 
s'informer  par  lui-même  de  toutes  les  circonstances  de  ce 
fait ,  et  pour  en  faire  un  rapport  au  pape.  Ce  que  nous  al- 
lons raconter  n'est  qu'un  abrégé  de  ce  rapport  et  d'un  dia- 
logue composé  de  quarante  questions  envoyé  au  pape  par 
le  même  prélat. 

Pétronille  était  une  jeune  fille  de  Savoie,  bien  faite  et 
bien  élevée.  Ln  magicien  renommé  dans  le  pays  l'avait 
longtemps  recherchée;  mais  elle  avait  résisté  à  toutes  ses 
sollicitations  pour  épouser,  avec  le  consentement  de  ses  pa- 
rents, un  jeune  homme  plus  digne  d'elle.  Dès  le  jour  même 
de  ses  noces  elle  conçut  une  aversion  profonde  pour  ce 
jeune  homme,  qu'elle  aimait  auparavant,  et  l'on  attribua 
ce  changement  subit  à  quelque  opération  magique.  Cette 


Pétronille. 


280  PASSAGE    DE    l/OBSESSlON    A    l.A    l'OSSESSION. 

aversion  s'étendait  à  tous  les  hommes^  et  elle  n'en  pouvait 
voir  aucun.  Pour  la  distraire  un  peu  ,  les  parents  de  son 
mari  l'invitèrent  k  venir  passer  quelque  temps  dans  leur 
village^  situé  dans  les  montagnes^  à  quelques  lieues  seule- 
ment du  lieu  qu'elle  habitait,  en  l'avertissant  de  prendre 
ses  souliers  à  cause  des  mauvais  chemins.  Elle  répondit 
par  un  proverbe  usité  dans  son  pays  :  «  Dieu  ne  soignera 
mes  souliers  si  je  les  mettrai.  »  Elle  les  mit  pourtant;  et  ar- 
rivée au  pied  de  la  montagne,  elle  se  trouva  fatiguée ,  et 
s'assit  quelques  instants  pour  se  reposer^,  priant  ses  com- 
pagnons de  voyage  de  prendre  les  devants.  Elle  se  mit  en 
chemin  pour  les  regagner;  mais  elle  se  sentit  bientôt  prise 
d'un  violent  accès  de  tristesse,  et,  à  quelques  pas  du  vil- 
lage, elle  se  détourna  de  la  route  ;  puis,,  errant  à  travers  les 
rochers,  elle  arriva  jusqu'au  sommet  de  la  montagne.  Là, 
tirant  sa  quenouille  ,  elle  se  mit  à  filer.  Bientôt  le  sommeil 
s'empara  d'elle,  et  elle  dormit  depuis  le  matin  jusqu'au 
soir. 

Sa  famille,  inquiète  de  ne  pas  la  revoir,  crut  qu'elle  était 
retournée  chez  elle.  Vers  le  soir,  la  jeune  femme  se  sentit 
éveillée  par  un  gros  chien  noir.  Effrayée  à  cet  aspect,  elle 
invoqua  la  Vierge  de  Lausanne  et  saint  Claude.  Mais  le 
chien,  lui  mettant  les  pieds  de  devant  sur  les  épaules,  l'em- 
porta à  travers  les  rochers,  les  bois  et  les  torrents,  jusqu'à 
un  endroit  presque  inaccessible,  entre  deux  rocs,  dans  un 
étang  qui  recevait  la  pluie  et  la  neige  des  montagnes.  On 
lui  tira  ses  souliers  des  pieds .  et  la  peau  en  fut  déchirée  , 
et  on  la  laissa  ainsi  seule.  Elle  resta  dans  cette  position  pen- 
dant quarante  jours,  sans  manger,  ni  boire,  ni  dormir,  en- 
foncée dans  l'eau  jusqu'au  cou,  et  se  soutenant  debout  en 
s'appuyant  sur  les  coudes.  Quelquefois,  quand  le  vent  du 


PASSAGE    DE    L  OBSESSION    A    LA    POSSESSION.  281 

nord  soufflait,  elle  se  trouvait  comme  attachée  au  roc  par 
la  glace,  et  quand  une  température  plus  douce  amenait  le 
dégel  elle  était  menacée  d'être  dévorée  parles  vers,  qu'elle 
écartait  avec  peine  de  la  main.  Ils  lui  rongèrent  le  dessous 
des  piedSj  le  bras  droit  et  le  sein  droit.  Elle  avait  au  milieu 
de  tout  cela  la  plénitude  de  son  intelligence ,  et  ne  s'affli- 
geait que  d'une  chose,  c'était  de  ne  pouvoir  accomplir 
le  vœu  qu'elle  avait  fait  d'aller  visiter  la  Vierge  de  Lau- 
sanne, et  de  ne  pouvoir  communiei'  aux  fêtes  de  Pâques 
qui  approchaient. 

Fortitiée  du  secours  d'en  haut,  elle  se  recommanda  avec 
confiance  à  la  Mère  de  Dieu  et  à  saint  Claude,  passant  la 
plus  grande  partie  du  temps  à  prier,  et  buvant  de  temps 
en  temps  quelques  gouttes  d'eau  quand  la  soif  attachait  sa 
langue  à  son  palais.  Le  chant  des  oiseaux  la  réjouissait,  les 
lièvres  qui  couraient  devant  elle  lui  donnaient  quelque  dis- 
traction, et  la  vue  même  d'un  loup  lui  procura  quelque 
joie  dans  sa  solitude.  Ses  parents  avaient  parcouru  en  vain 
tout  le  pays  avec  des  hommes  et  des  chiens  pour  la  cher- 
cher. L'un  de  ceux-ci  était  venu  jusqu'à  l'endroit  où  elle 
était,  et  avait  trouvé  sa  quenouille.  On  était  venu  plus 
d'une  fois  tout  près  d'elle ,  et  on  l'avait  appelée  par  son 
nom  ;  mais  elle,  contente  de  sa  position  ,  n'avait  point  ré- 
pondu à  l'appel;  de  sorte  qu'on  avait  fini  par  croire  ,  ou 
qu'elle  s'était  donné  la  mort,  ou  qu'elle  avait  été  dévorée 
par  les  bêtes  sauvages.  Enfin ,  le  4  mai ,  quelques  per- 
sonnes qui  la  cherchaient ,  passant  près  d'elle,  entendirent 
une  plainte  qui  leur  fit  conjecturer  qu'il  y  avait  là  ou  un 
enfant  exposé  ou  un  voyageur  égaré  ;  mais  comme  il  faisait 
nuit,  ils  remirent  au  lendemain  à  continuer  leurs  recher- 
ches. Le  lendemain  donc,  de  bon  matin,  ils  retournèrent 


282  PASSAGE    DE    l'oBSESSIOK    A    LA    POSbESSlON. 

au  même  endroit  avec  beaucoup  d'autres ^  parmi  lesquels 
t^e  trouvaient  le  mari  et  le  beau-père  de  Pétronille,  et  ils 
entendirent  la  même  voix.  Ils  cherchèrent  longtemps  en- 
core, mais  enfin  l'un  d'eux  ;,  plus  hardi  ^  pénétra  jusqu'au 
lieu  où  elle  était.  On  la  reconnut  alors  :  pour  elle,  après 
avoir  rendu  grâces  à  Dieu,  elle  ne  voulut  plus  prononcer 
aucune  parole,  jusqu'à  ce  qu'un  prêtre  fût  venu  entendre 
sa  confession  et  lui  apporter  l'eucharistie.  On  alla  chercher 
à  plusieurs  milles  le  curé,  qui  lui  administra  les  sacrements. 
Puis,  après  avoir  remercié  Dieu  de  nouveau,  et  raconté  tout 
ce  qui  lui  était  arrivé ,  elle  montra  ses  pieds  dévorés  par 
les  vers,  et  pria  qu'on  la  ramenât  chez  elle.  On  l'emporta 
avec  peine  à  travers  les  rochers.  Ses  épaules  portaient  les 
marques  des  griffes  du  chien  ;  et  à  la  manière  dont  elle  par- 
lait des  choses  divines  il  était  facile  de  voir  que  pendant 
ces  quarante  jours  elle  avait  reçu  de  sublimes  enseigne- 
ments. L'évêque  d'Hébron  la  vit  le  17  mai  sur  son  ht;  il 
se  rendit  avec  des  peines  incroyables  à  l'endroit  qu'elle 
avait  habité  pendant  quarante  jours,  et  fit  planter  deux 
croix  dans  les  deux  rochers  entre  lesquels  elle  avait  vécu 
tout  ce  temps.  Quant  à  elle,  nourrie  d'abord  avec  du  lait 
de  chèvre,  puis  avec  des  aliments  plus  solides,  elle  reprit 
peu  à  peu  ses  forces,  après  avoir  perdu  néanmoins  encore 
plusieurs  doigts  des  pieds. 

Quand  on  examine  attentivement  toutes  les  circon- 
stances de  ce  fait,  il  est  facilede  reconnaître  que  l'évêque 
les  raconte  simplement,  telles  qu'il  les  avait  apprises  de  la 
bouche  même  de  la  patiente  et  des  autres  qui  y  avaient 
pris  part.  Le  récit  de  Pétronille,  après  qu'elle  a  reçu  la  com- 
munion, porte  également  le  caractère  de  la  plus  parfaite 
sincérité;  et  s'il  renferme  des  choses  difficiles  à  croire,  ce 


PASSAGE    Dt    LUBStsSlON    A    LA    POSSESSION.  283 

n'est  pas  un  motif  pour  nous  de  le  rejeter,  mais  c'est  à  nous 
de  chercher  à  l'expliquer.  Une  profonde  tristesse  s'était  em- 
parée de  Pétronille,  les  ombres  de  la  mort  l'avaient  comme 
enveloppée,  et  disposée  à  recevoir  les  atteintes  du  démon. 
Ce  sommeil,  qui  avait  duré  depuis  le  matin  jusqu'au  soir, 
était  l'expression  et  peut-être  l'effet  de  ces  ténèbres  inté- 
rieures qui  avaient  obscurci  tout  son  être.  Elle  se  réveilla 
dans  un  état  de  clairvoyance,  et  la  puissance  qui  l'avait 
plongée  dans  ce  sommeil  de  mort  lui  apparut  sous  la  forme 
d'un  chien  noir  qui  enfonçait  les  grilles  dans  ses  épaules. 
Dans  son  effroi,  elle  invoqua  le  secours  des  puissances  su- 
périeures, elle  qui  se  trouvait  déjà  dans  la  région  des  puis- 
sances infernales.  Les  atteintes  de  celles-ci  et  l'épouvante 
que  lui  causait  la  hauteur  de  ces  rochers,  prenant  dans  son 
imagination  une  forme  sensible,  il  lui  sembla  que  ce  chien 
l'emportait  à  travers  les  forêts  et  les  rochers.  Douée  de  cette 
légèreté  spécifique  qui  accompagne  ordinairement  les  états 
de  ce  genre,  elle  pénétra  jusqu'à  ce  lieu  inabordable  pour 
tout  autre. 

La  pauvre  somnambule  ignorait  comment  elle  s'était  ainsi 
égarée  dans  les  montagnes,  et  nous  ne  pouvons  avoir  sur  ce 
point  aucun  renseignement  exact.  Elle  se  trouva  enfin  dans 
cet  étang  entre  deux  rocs  inaccessibles.  C'était  probable- 
ment une  fente  de  rocher  où  l'eau  s'était  amassée.  Cette 
fente  ne  doit  pas  avoir  été  très-profonde,  sans  quoi  l'on  ne 
pourrait  comprendre  comment  des  lièvres  et  même  un  loup 
seraient  venus  si  près  d'elle.  Pétronille  doit  toutefois,  même 
après  être  revenue  à  elle ,  avoir  conservé  une  partie  de  sa 
légèreté  spécifique;  autrement  l'on  ne  pourrait  concevoir 
qu'elle  ait  pu  se  soutenir  si  longtemps  sur  les  coudes  dans 
l'eau.  Si  les  puissances  infernales  l'avaient  réduite  à  ce  triste 


284  PASSAGE    DK    L  OBSESSION    A     LA    POSSESSION. 

état,  elle  n'avait  pas  été  entièrement  privée  du  secours  des 
puissances  supérieures,  et  elle  n'a  pu  devoir  qu'à  celles-ci 
de  vivre  ainsi  pendant  quarante  jours  sans  nourriture  et 
sans  sommeil,  et  mangée  par  les  vers.  C'est  à  elles  aussi 
qu'il  faut  attribuer  en  partie  la  manière  dont  elle  fut  re- 
trouvée et  délivrée.  Ainsi,  sans  qu'il  soit  besoin  de  révo- 
quer en  doute  la  sagesse  ou  la  probité  de  témoins  parfaite- 
ment honorables,  et  dont  le  témoignage  porte  tous  les 
caractères  d'une  authenticité  parfaite,  nous  pouvons  nous 
représenter  cet  événement  extraordinaire  comme  le  pre- 
mier pas  de  l'homme  dans  la  sphère  du  démon  et  comme 
appartenant  à  l'obsession  proprement  dite. 

Le  fait  suivant  nous  offre,  au  contraire,  la  transition  de 
La  fille  de 
Jean  de  Bon-  cet  état  à  la  possession.  Nous  le  choisissons  ici  entre  plu- 

Romanis.  gj^^pg  autres  du  même  genre ,  parce  qu'il  nous  a  semblé 
plus  remarquable.  Il  est  raconté  par  Jérôme  de  Raggiolo. 
C'était  un  homme  pieux  et  savant  de  la  congrégation  de 
Vallombreuse,  cité  par  Vincent  Simius  dans  le  catalogue 
des  hommes  remarquables  de  cet  ordre,  comme  un  de  ceux 
qni  l'ont  le  plus  illustré.  Jérôme,  dans  son  troisième  livre 
des  Miracles  de  saint  Jean  Guaîbert,  commence  son  récit  en 
ces  termes  :  «  Je  veux  raconter  ici  un  fait  vraiment  extraor- 
dinaire, mais  d'une  vérité  incontestable,  et  en  faveur  du- 
quel je  puis  citer  comme  témoins  tous  les  pères  et  tous  les 
frères  de  Vallombreuse  et  beaucoup  d'autres  personnes, 
soit  laïques,  soit  ecclésiastiques. -L'an  1475,  sous  le  gou- 
vernement de  l'abbé  François  Altovitha,  un  avocat  de  la 
ville  de  Sanminiato,  entre  Florence  et  Pise,  nommé  Jean 
de  Bon-Romanis,  vint  au  milieu  de  l'hiver,  par  le  froid  et  la 
neige,  à  notre  couvent  de  Vallombreuse.  Il  était  accom- 
pagné de  plusieurs  ecclésiastiques  et  laïques,  et  amenait 


PASSAGE    DE    l' OBSESSION    A    LA    POSSESSION.  28 O. 

avec  lui  sa  fille  âgée  de  seize  ans.  Pâle  et  demi  -mort ^  ii 
raconta  en  présence  de  tous  les  pères  le  malheur  qui  lui 
était  arrivé;,  et  commença  en  ces  termes  : 

«  Il  y  a  cinq  mois,  plusieurs  jeunes  filles  de  bonne  con- 
dition étaient  assises  près  de  ma  maison,  occupées,  suivant 
la  coutume,  à  filer.  Ma  fille  que  voici  se  mit  à  la  fenêtre 
pour  les  regarder.  Le  démon,  cherchant  à  provoquer  une 
dispute,  jeta,  de  l'endroit  où  se  tenait  ma  fille ,  une  assez 
grosse  pierre  au  milieu  du  groupe;  de  sorte  que  toutes  se 
levèrent  en  colère  de  leurs  sièges,  et  la  menacèrent.  Les 
parents,  ayant  appris  ce  qui  était  arrivé,  accoururent,  et 
m'imputèrent  à  moi-même  ce  qui  s'était  passé ,  parce  que, 
disaient-ils,  ma  fille  n'aurait  osé  sans  mon  consentement  se 
permettre  une  telle  chose.  Je  parvins  avec  peine  à  les  apaiser 
un  peu  ;  ils  s'avancèrent  cependant  vers  moi  en  me  mena- 
çant de  leurs  armes.  Je  demandai  à  ma  fille  ce  qui  s'était 
passé;  elle  m'assura  qu'elle  n'avait  point  jeté  de  pierre  sur 
ces  jeunes  filles,  qu'elle  aimait  comme  ses  sœurs.  Je  lui  dé- 
fendis néanmoins  de  se  montrer  désormais  à  la  fenêtre  de- 
vant elles.  Le  lendemain,  une  d'elles  fut  blessée  par  une 
pierre,  mais  avec  une  telle  violence  qu'il  fallut  mettre  sur 
la  plaie  une  hgature.  Un  grand  nombre  d'hommes  accou- 
rurent aussitôt  l'épée  nue  à  la  main,  nous  criant  :  «  Sortez 
d'ici,  c'en  est  fait  de  vous.  »  Mes  domestiques  ferment  aus- 
sitôt les  portes  de  devant  ;  mes  parents  et  mes  amis  vien- 
nent à  mon  secours  par  les  portes  de  derrière ,  et  si  je  ne 
les  avais  arrêtés,  ils  auraient  fait  à  mes  agresseurs  un  mau- 
vais parti.  Les  sbires  arrivent  bientôt;  les  groupes  se  dis- 
persent, et  quelques  braves  gens  arrangent  l'affaire. 

«  Profondément  ému  de  ce  qui  venait  d'arriver,  ne  sa- 
chant à  quoi  l'attribuer  ni  quels  en  seraient  les  résultats  , 


2  86  PASïiAGE    DE    l'0I{SESSI0.>    A    LA    POSSESSION. 

j'engageai  tous  les  miens  à  prier  pour  moi  Dieu  et  la  sainte 
Vierge,  ce  qu'ils  firent;  et  ma  fille  voulut  elle-même  se 
retirer  dans  sa  chambre  pour  prier  aussi.  Mais  comme  elle 
y  entrait,  elle  aperçut  couchée  sur  son  lit  une  vieille  femme 
qui  tenait  sa  main  droite  entre  le  menton  et  les  joues.  Elle 
fut  d'abord  elTrayée;  mais  ensuite  elle  avança,  croyant  que 
c'était  quelqu'un  de  la  maison.  La  femme  leva  alors  la 
tète,  et  lui  dit  d'une  voix  infernale  en  la  regardant  d'un 
œil  sauvage  :  «  Regarde  bien  ce  que  tu  fais  et  où  tu  vas.  » 
Ma  fille,  effrayée,  s'écrie  :  «  Oh!  sainte  Vierge!  »  Et  ac- 
courant vers  nous,  elle  peut  à  peine,  dans  son  effroi,  nous 
raconter  ce  qu'elle  a  vu.  Persuadé  que  c'était  une  illusion, 
je  lui  conseille  de  n'y  pas  faire  attention  ;  mais  elle  nous 
assura  que  ce  qu'elle  avait  vu  était  bien  réel.  J'allai  dans 
sa  chambre  pour  lui  plaire;  je  regardai  le  lit,  mais  je  ne 
vis  rien.  Incertain  moi -même  de  ce  que  je  devais  penser, 
j'engageai  ma  fille  à  ne  point  s'inquiéter,  et  j'allai  à  l'hôtel 
de  ville  pour  vaquer  à  mes  affaires.  Mais  quelques  instants 
après,  ma  fille  la  plus  jeune,  étant  entrée  dans  la  chambre, 
aperçut  la  vieille  femme  dans  la  même  position,  et  courut 
effrayée  trouver  sa  sœur. 

«  De  retour  à  la  maison ,  et  cherchant  ce  que  tout  cela 
pouvait  être,  je  conjecturai  que  le  démon  y  était  pour 
quelque  chose.  J'allai  trouver  aussitôt  un  prêtre  dans  une 
église  voisine,  et  lui  confiai  la  chose  en  secret.  Celui-ci  or- 
donna aussitôt  au  sacristain  de  préparer  de  l'eau  bénite  et 
le  livre  des  exorcismes,  et  il  vint  avec  moi.  Nous  entrons 
dans  la  chambre  après  avoir  fait  le  signe  de  la  croix  et  jeté 
de  l'eau  bénite;  puis  nous  allons  vers  le  lit,  et  le  prêtre 
dit  au  démon  :  «  Esprit  malin,  au  nom  du  Père,  du  Fils, 
et  du  Saint-Esprit,  si  tu  habites  cette  chambre,  je  t'ordonne 


PASSAGE    DE    l' OBSESSION   A    LA    POSSESSION.  287 

de  me  dire  ce  que  tu  veux.  »  A  peine  avait-il  fini  que  nous 
entendons  une  voix  plaintive  qui  nous  disait:  «  Hélas! 
aidez-moi;  je  ne  puis  supporter  plus  longtemps  un  tel  sup- 
plice. —  Comment  pouvons-nous  t'aider?  dit  le  prêtre.  — 
En  faisant  dire  pour  moi  des  messes  et  l'office  des  morts. 
—  Eh  bien!  soit;  mais  toi,  va-fen  où  tu  dois  être,  afin 
qu'il  n'arrive  aucun  dommage  aux  tiens.))  La  voix,  en  effet, 
avait  dit  qu'elle  était  fàme  de  ma  grand' mère  pater- 
nelle. Le  prêtre  ordonna  au  nom  de  Jésus-Christ  de  faire 
ce  qu'elle  avait  demandé,  ce  qui  fut  fait  comme  il  l'avait 
prescrit. 

«  Mais  voici  qu'une  nuit,  pendant  que  nous  étions  pro- 
fondément endormis,  nous  fûmes  effrayés  de  nouveau.  Le 
démon  éveilla  ma  fille;  et  comme  elle  se  recommandait  à 
la  sainte  Vierge,  il  lui  frappa  les  joues  avec  violence  en  lui 
disant  :  «  Tu  agis  d'après  toi,  et  non  d'après  moi;  combien 
de  temps  encore  abuseras-  tu  de  ma  patience?  Espères-tu 
que  je  te  laisserai  ainsi  plus  longtemps?  »  Éveillé  par  cette 
voix,  je  sautai  de  mon  lit,  allumai  ma  lampe  et  courus  vers 
le  lit  où  était  ma  fille.  «  Qu'as -tu?  lui  dis -je;  pourquoi 
pleures-tu?  »  Elle  ne  m'avait  pas  encore  répondu,  lorsque 
le  démon ,  passant  au  pied  du  lit  où  dormait  mon  fils,  se 
jeta  sur  lui  comme  pour  l'étrangler.  Je  courus  à  son  se- 
cours; et  après  avoir  fait  sur  lui  et  sur  moi  le  signe  de  la 
croix,  je  dis  au  démon  .  «  Pourquoi,  scélérat,  tourmenter 
ainsi  un  innocent?  Va,  maudit,  dans  l'enfer  que  tu  as  mé- 
rité. ))  A  peine  avais-je  dit  ces  mots  que  ma  fille  s'écria  : 
u  Mon  père  !  au  secours!  au  secours!  le  démon  veut  m'é- 
trangler  î  »  Je  laisse  mon  fils  pour  courir  à  elle;  je  fais  sur 
elle  le  signe  de  la  croix,  menaçant  le  démon  de  la  vengeance 
de  Dieu  et  de  tous  les  saints.  Mais  il  n'en  devint  que  plus 


288  PASSAGE    DE    l'oBîjESSION    A    LA    POSSESSION. 

furieux  ;  quand  j'étais  auprès  de  ma  fille,  il  se  jetait  sur 
mon  fils.  Ne  sachant  plus  à  la  fin  que  faire,  puisque  ni  le 
Seigneur  ni  la  sainte  Vierge  ne  venaient  à  mon  aide ,  et 
que  ma  femme  était  absente ,  je  demandai  le  secours  de 
mes  voisins  en  leur  criant  :  «  A  mon  secours^  mes  amis, 
à  mon  secours  !  » 

((  A  mes  cris,  mes  voisins  arrivent,  et  avec  eux  ce  prêtre 
que  voici.  Comme  ils  trouvèrent  les  portes  fermées,  et  que 
je  n'osais  pas  moi-même  quitter  mes  enfants,  ils  essayèrent 
d'entrer  en  soulevant  avec  des  leviers  les  portes  de  leurs 
gonds.  Quelques-uns  montèrent  avec  des  échelles  parles 
fenêtres,  et  la  maison  fut  bientôt  pleine  d'hommes  et  de 
femmes  de  toute  condition.  «  Comment  cela  vous  est-il  ar- 
rivé? me  demanda-t-on.  —  Hélas!  à  cause  de  mes  péchés  ! 
Ayez  pitié  de  moi,  car  la  main  de  Dieu  est  sur  moi.  » 
Comme  la  maison  ne  pouvait  contenir  tout  le  monde,  le 
peuple  remplit  les  rues  voisines.  Chacun  fait  ses  conjec- 
tures ;  la  ville  entière  est  en  mouvement  ;  il  ai  rive  de  par- 
tout des  religieux  et  des  prêtres  qui ,  me  voyant  tout  en 
larmes ,  se  mettent  à  prier,  à  réciter  des  hymnes  et  des 
psaumes  de  concert  avec  la  multitude ,  pour  implorer  le 
secours  de  Dieu.  Ils  veillent  ainsi  une  partie  de  la  nuit  avec 
moi;  mais  les  voyant  fatigués,  je  les  remerciai  et  les  priai 
de  se  retirer,  ne  gardant  avec  moi  que  quelques  ecclésias- 
tiques, qui  continuèrent  de  prier  jusqu'au  matin  sans  pou- 
voir éloigner  le  démon.  Je  me  croyais  abandonné  de  Dieu, 
et  étais  en  proie  à  mes  pensées  et  à  mes  inquiétudes.  Ce 
fut  ma  fille  qui  me  consola  et  releva  mon  courage  par  sa 
patience  et  sa  soumission  aux  volontés  de  Dieu.  Je  congé- 
diai donc  tous  les  autres  prêtres,  excepté  celui  qui  est  ici 
présent  et  qui  ne  m'a  jemais  abandonné  dans  mon  malheur. 


PASSAGE    DE    l'OBSESSïON    A    LA    POSSESSION.  289 

Puis,  me  recommandant  de  nouveau  à  la  sainte  Vierge, 
j'attendis  dans  l'angoisse  ce  que  Dieu  déciderait.  Or  voici 
que  tout  à  coup  ma  fille  reçoit  sur  les  joues  trois  grands 
coups.  Sa  mère,  qui  était  revenue_,  et  moi  nous  nous  jetons 
à  terre.  Ma  fille,  ne  pouvant  supporter  plus  longtemps  un 
tel  martyre,  va  se  prosterner  devant  une  image  de  la 
Vierge  ;  et  là ,  se  frappant  la  poitrine ,  les  cheveux  en  dé- 
sordre, elle  s'écrie  :  a  Sainte  Vierge ,  si  vous  m'abandon- 
nez, à  flui  aurai-je  recours?  Oh  !  je  vous  en  prie  par  votre 
divin  Fils,  ne  me  rejetez  pas.  Si  vous  m'exaucez,  je  me 
consacre  entièrement  à  votre  service.  »  Chose  étonnante! 
A  partir  de  ce  moment  elle  n'eut  plus  aucune  crainte ,  et 
son  courage  resta  inébranlable  au  milieu  de  toutes  les 
épreuves. 

((  Les  paroles  me  manqueraient  si  je  devais  raconter 
tout  ce  que  le  démon  entreprit  contre  elle;  je  me  conten- 
terai donc  de  rapporter  les  choses  les  plus  importantes. 
Dès  que  la  nuit  fut  revenue,  et  que  le  démon  me  crut 
endormi,  il  se  mit  de  nouveau  à  la  tourmenter.  Mais  je 
l'avais  munie  d'avance  du  signe  de  la  croix.  Furieux,  il 
veut  tirer  à  soi  les  couvertures  du  lit;  moi  j'essaie  de  les 
tirer  de  mon  côté ,  en  implorant  la  sainte  Vierge.  Cette 
lutte  dura  une  grande  partie  de  la  nuit  ;  j'appelai  mes  voi- 
sins à  mon  secours,  et  le  forçai  enfin  à  se  retirer.  Il  des- 
cendit alors  dans  la  partie  inférieure  de  la  maison,  bri- 
sant un  grand  nombre  de  vases  et  d'ustensiles ,  ouvrant  les 
portes  et  les  boîtes,  et  faisant  un  affreux  vacarme;  de  sorte 
que  nous  passâmes  le  reste  de  la  nuit  dans  l'épouvante. 
Oh  Dieu  !  que  de  fois  encore  il  frappa  ma  fille  sur  les  joues  ! 
Cinq  fois,  en  notre  présence,  il  l'emporta  dans  l'air  pour 
lui  donner  la  mort  pendant  qu'elle  invoquait  le  secours  de 
IV.  9 


290  PASSAGE   DE    l'OBSESSION    A    LA    POSSESSION. 

la  sainte  Vierge.  Quel  spectacle  désolant  c'était  pour  les 
habitants  de  la  ville  tout  entière  de  la  voir  ainsi  enlevée 
dans  les  airs ,  pendant  que  nous  courions  après  elle  comme 
des  insensés,  implorant  le  secours  de  Dieu  et  de  sa  mère  ! 
de  voir  ma  femme  remplir  les  rues  de  ses  gémissements, 
et  arracher  les  larmes  à  toutes  les  autres  femmes  de  la 
ville.  Une  fois  le  démon ^  ne  pouvant  la  pousser  en  bas  de 
l'escalier,  la  prit  furieux  par  le  milieu  du  corps  ;,  et  l'em- 
porta dans  l'air  en  lui  disant  :  «  Maudite^  comment  oses- 
tu  me  résister  comme  un  homme?  Crois -moi,  ni  tes 
prières  ni  celles  des  tiens  ne  pourront  t' arracher  de  mes 
mains.  —  Tes  menaces,  infâme  démon,  ne  m'épou- 
vantent points  lui  répondit- elle  :  prends  toutes  les  formes, 
fais  ce  que  tu  voudras  ;  tout  cela ,  avec  le  secours  de  Dieu 
et  de  sa  mère ,  n'est  rien  pour  moi.  »  Comme  ils  luttaient 
ainsi ,  le  démon  la  porta  sur  un  puits ,  hors  de  la  maison , 
pour  la  jeter  de  là  avec  violence  contre  le  sol.  Mais  comme 
elle  était  sans  crainte ,  fortifiée  par  le  secours  de  Dieu ,  il 
eut  recours  à  la  ruse ,  et  lui  dit  :  «  Jette-toi  en  bas ,  tu  n'as 
rien  à  craindre  ;  si  tu  le  fais ,  je  te  laisserai  désormais 
tranquille.  — Non,  jamais,  »  répondit-elle  en  continuani 
d'invoquer  la  sainte  Vierge.  Une  immense  multitude 
d'hommes  et  de  femmes  s'était  assemblée  :  tous  étaient 
étonnés  et  de  la  cruauté  du  démon  et  du  courage  de  ma 
fille  ',  tous  étaient  émus  jusqu'aux  larmes  à  la  vue  de  sa 
mère  et  des  autres  personnes  de  sa  famille  qui ,  les  che- 
veux éparS;,  se  frappaient  la  poitrine  et  remplissaient  l'air 
de  leurs  cris  et  de  leurs  gémissements.  Sa  mère  surtout 
criait,  tantôt  vers  sa  fille,  tantôt  vers  le  démon,  s'olVrant 
à  lui  comme  victime  à  la  place  de  sa  pauvre  fille.  Or  voilà 
que  celle-ci  se  précipite  vers  sa  mère,  la  consolant  et  lui 


PASSAGE    DE    l' OBSESSION    A    LA    POSSESSION.  291 

disant  d'un  air  joyeux  :  «  Ne  craignez  point ,  ma  mère  , 
cessez  de  pleurer;  je  suis  là  près  de  vous;  que  le  démon 
ne  vous  effraie  point.  Vous  croyez  peut-être  que  je  souffre 
beaucoup;  je  suis,  au  contraire^  remplie  d'une  douceur  inef- 
fable ;  car  Celle  qui  est  le  refuge  de  tous  les  affligés  est  tou- 
jours près  de  moi  pour  me  secourir  et  me  fortifier.  C'est 
ainsi  qu'on  gagne  le  ciel.  »  Ces  paroles  réjouirent  tous  les 
assistants,  et  ils  se  retirèrent  consolés. 

«  A  peine  étions-nous  rentrés  dans  la  maison  que  nous 
eûmes  de  nouvelles  épreuves  à  souffrir.  Pendant  que  ma 
fille  nous  racontait  ce  qui  lui  était  arrivé,  le  démon,  plus 
furieux  qu'auparavant,  l'attaqua  ainsi  que  moi,  et  nous 
tourmenta  de  mille  manières ,  nous  déchirant  les  pieds  et 
tout  le  corps,  comme  avec  des  pinces  enflammées.  Il  me 
déchira  les  jambes,  les  genoux,  la  poitrine  et  les  joues 
comme  avec  des  dents  ou  des  griffes,  sans  que  je  pusse 
savoir  d'où  cela  me  venait.  Comme  je  voulais  prier  la 
sainte  Vierge,  il  m'arracha  le  livre  des  mains ,  éteignit  les 
lampes  et  les  cierges ,  bouleversa  tous  les  meubles  de  la 
maison  ;  de  sorte  qu'il  me  fallut  dépenser  plus  de  cent 
pièces  d'or  pour  les  réparer.  Emporté  par  la  colère,  je  lui 
criai  :  ce  Pourquoi,  entre  tous  les  habitants  de  cette  grande 
ville,  m'as-tu  choisi  seul  pour  but  de  ta  fureur?  Que  veux- 
tu  de  moi  et  de  ma  fille?  Si  la  chose  est  juste ,  dis-le,  et  tu 
l'auras.  —  Je  veux  ta  fille ,  et  rien  autre  chose.  — C'est  une 
créature  de  Dieu;  je  ne  puis  ni  ne  veux  te  la  donner.  — 
Je  ne  demande  quune  chose,  c'est  qu'elle  ne  se  fasse  cas 
religieuse.  »  Aveuglé  par  la  douleur,  j'appelle  ma  fille  et 
lui  dis  :  «  Ma  chère  enfant,  tu  vois  toi-même  que  tout  ce 
que  j'ai  fait  jusqu'ici  a  été  inutile;  fais  donc  ce  qu'il  de- 
mande, peut-être  te  laissera-t-il  tranquille  :  tu  n'as  point 


292  PASSAGE    DE    l' OBSESSION    A    LA    POSSESSION. 

fait  de  vœu.  —  Si  ma  résolution  n'était  pas  inébranlable, 
et  si  je  n'avais  contre  le  démon  le  secours  de  la  sainte 
Yiefge,  je  pourrais  succomber  à  cette  tentation.  Mais, 
Seigneur!  que  la  terre  m'engloutisse  plutôt  que  de  me  sé- 
parer de  vous.  Vous  me  conserverez ,  et  me  délivrerez  : 
c'est  là  tout  ce  que  je  vous  demande.  »  En  disant  ces  mots, 
elle  se  prosterne  devant  l'image  de  la  Vierge,  et  fond  en 
larmes.  Là-dessus  le  démon  furieux  lui  déchire  d'abord  la 
chemise  qu'elle  portait  sur  le  corps,  puis  sa  jupe  de  laine . 
et  enfin  la  robe  de  soie  qu'elle  portait,  mettant  tous  ces 
objets  en  pièces,  et  la  laissant  presque  nue.  Puis  il  se  mit 
à  lui  arracher  les  cheveux.  «  Mon  père ,  criait-elle ,  appor- 
tez-moi un  vêtement  pour  couvrir  ma  nudité!  Vierge 
sainte,  secourez-moi.  »  Éperdu,  je  courus  chercher  un 
vêtement ,  et  fis  venir  un  barbier  pour  lui  raser  les  che- 
veux. 

c(  Je  me  mis  alors  en  prière.  Ma  fille  me  consola  et  me 
fortifia.  Mes  amis  me  conseillèrent  de  la  mettre  dans  un 
couvent.  Je  suivis  leur  conseil,  espérant  que  le  Seigneur 
mettrait  fin  à  ses  tourments.  Le  démon  furieux  tourmenta 
invisiblement  les  religieuses  qui  l'avaient  accueillie,  leur 
volant  ce  qu'on  leur  donnait  pour  leur  subsistance,  profa- 
nant les  choses  les  plus  saintes,  faisant  entendre  des  voix 
infernales  pendant  le  service  divin,  et  inventant  contre 
elles  toutes  sortes  de  malices.  Les  pauvres  sœurs  étaient 
effrayées,  surtout  la  nuit.  Le  démon  les  frappa  aussi  sur 
les  joues;  elles  perdirent  alors  tout  courage  ;  et  par  le  con- 
seil des  plus  anciennes  elles  me  renvoyèrent  ma  fille.  Alors 
le  démon,  qui  pendant  cinq  mois  nous  avait  réduits  à  l'ex- 
trémité, entra  dans  son  corps  et  s'empara  d'elle.  Elle  fut 
dès  lors  en  proie  à  des  accès  de  rage ,  courant  çà  et  là,  fai- 


PASSAGE   DE    l'oBSESSION    A    LA    POSSESSION.  293 

sant  des  choses  insensées,  attaquant  tout  le  monde.  Plus 
d'une  fois  les  voisins  effrayés  accoururent,  se  saisirent 
d'elle  ou  par  ruse  ou  par  violence ,  lui  lièrent  les  mains 
derrière  le  dos^  et  la  tenaient  ainsi  pendant  qu'elle  écu- 
mait  de  rage.  Je  crois  que  je  me  serais  donné  la  mort  si 
mes  amis  ne  m'en  avaient  empêché.  On  accourait  de  tout 
côté,  soit  pour  voir  ma  fille,  soit  pour  nous  porter  se- 
cours ;  mais  le  démon  publiait  par  la  bouche  de  ma  fille 
les  péchés  de  tous  ceux  qui  approchaient,  de  sorte  que 
tous  s'en  allaient  honteux  et  confus.  Le  podestat  lui-même, 
instruit  de  cette  affaire ,  voulut  aussi  venir  ;  mais  il  aurait 
mieux  fait  de  rester  chez  lui,  car  le  démon  n'épargna  ni 
lui  ni  ceux  qui  l'accompagnaient. 

((  On  me  conseilla  de  conduire  ma  fille  à  Florence ,  visi- 
ter les  reliques  des  saints.  Je  le  fis ,  mais  sans  succès.  J'é- 
tais découragé ,  lorsque  quelqu'un  me  dit  :  «  Voulez-vous 
sauver  votre  fille?  —  C'est  mon  unique  désir.  — Condui- 
sez-la donc  tout  de  suite  à  Sainte -Marie  de  Vallombreuse , 
quoique  nous  soyons  en  plein  hiver  :  c'est  un  sanctuaire 
que  personne  n'a  jamais  visité  en  vain.  »  Je  me  décidai  à 
le  faire;  et  c'est  ainsi  que  nous  sommes  venus  ici.  Beau- 
coup de  personnes  sont  accourues  autour  de  nous  pendant 
la  route;  et  ce  qu'il  y  avait  de  plus  remarquable,  c'est  que, 
pour  faire  avancer  le  mulet  qui  la  portait ,  il  fallait  que  le 
prêtre  qui  est  ici  priât  continuellement  et  fît  des  exor- 
cismes.  » 

i(  Voilà  ce  que  nous  dit  le  père  de  cette  jeune  fille  ;  et 
sa  parole  fut  confirmée  par  tous  ceux  qui  l'accompa- 
gnaient. Moi-même,  continue  le  narrateur,  j'ai  vu  le 
mulet  devenir  comme  fixé  au  sol  dès  qu'il  entra  dans  notre 
domaine;  de  sorte  que  ni  les  cris  ni  les  coups  ne  pouvaient 


294  PASSAGE    DE    l'OBSESSION   A    LA    POSSESSION. 

le  faire  avancer  d'un  pas.  On  fut  donc  obligé  de  descendre 
la  jeune  fille ,  et  un  grand  nombre  des  nôtres  essayèrent 
de  la  porter;  mais  tous  leurs  efforts  furent  inutiles.  Un  des 
frères  alla  chercher  la  croix  de  saint  Jean  Gualbert^  et 
conjura  la  patiente;  et  l'on  put  dès  lors  la  porter  au  tom~ 
beau  du  saint.  Les  prières  et  les  exorcismes  commencèrent 
aussitôt;  mais  on  ne  put  obtenir  du  démon  aucune  ré- 
ponse; et  le  soir  étant  arrivé,  on  fut  obligé  de  remettre 
la  chose  au  lendemain.  Le  jour  suivant,  les  prêtres,  après 
avoir  dit  la  messe,  s' étant  remis  à  l'œuvre  avec  le  bras  du 
saint,  le  démon  ne  put  supporter  plus  longtemps  sa  puis- 
sance. On  entendit  dans  un  coin  de  la  chapelle  pousser 
des  tons  plaintifs.  On  mit  alors  le  bras  du  saint  sur  la  tête 
de  la  jeune  fille,  qui  donna  les  signes  d'une  parfaite  intel- 
ligence, parce  que  le  démon  l'avait  quittée;  de  sorte  que 
tous  versaient  des  larmes  de  joie.  Mais ,  vers  midi ,  la  jeune 
fille,  qui  n'avait  pas  dormi  la  nuit  précédente ,  s'étant  as- 
soupie, s'écria  tout  à  coup  que  le  démon  l'étranglait.  Nous 
courûmes  tous  à  elle.  Le  doyen  envoie  un  prêtre  pour  la 
conjurer  :  le  démon  résiste.  Le  prêtre  s'arrête,  après  nous 
avoir  avertis  de  ne  pas  perdre  courage  et  de  continuer  nos 
prières.  Enfin  le  troisième  jour,  comme  on  apportait  de 
nouveau  le  bras  du  saint ,  le  démon  sortit  en  murmurant , 
sans  l'attendre.  Dès  ce  moment ,  la  jeune  fille  fut  tout  à 
fait  délivrée.  Il  fut  résolu  qu'elle  irait  à  confesse.  C'est 
Jérôme  lui-même  qui  reçut  sa  confession .  Il  examina  scru- 
puleusemnt  toute  sa  vie  ;  et  après  avoir  vanté  sa  piété ,  son 
humilité  et  sa  soumission  à  la  volonté  divine,  il  ajouta  : 
«  On  ne  pourrait  jamais  croire  que  le  démon  ait  eu  sur  elle 
une  telle  puissance  si  l'on  ne  savait  que  Dieu  châtie  ceux 
qu'il  aime.  »  Ils  restèrent  encore  deux  jours  chez  nous  ,  et 


DE   LA    NATURE    DE    LA    POSSESSION.  295 

s'en  relournèrent  ensuite  pleins  de  reconnaissance  et  de 
joie.  » 


CHAPITRE   V 

De  la  possession  et  de  sa  nature. 

Chaque  personnalité  libre  a  dans  son  fond  une  unité  in- 
divisible;, et  n'est  soumise  qu'à  soi.  Ce  qu'il  y  a  en  elle 
d'éléments  multiples  et  divers  est  gouverné  par  ce  centre 
où  gît  le  principe  de  son  unité.  Ces  éléments  forment  par 
leur  opposition  comme  des  pôles  qui  se  modifient,  se  li- 
mitent et  se  complètent  mutuellement;  mais  ces  modifi- 
cations, ce  complément  réciproque,  leur  viennent  de  cet 
un ,  de  ce  centre  qui  les  supporte ,  et  qui  ne  connaît  lui- 
même  aucune  opposition.  C'est  là  ce  moi  primitif  qui  gou- 
verne l'autre  moi  avec  une  puissance  entière,  planant  en 
quelque  sorte  sur  tous  ces  éléments  multiples  qu'il  domine, 
liant  ou  déliant  à  volonté  les  oppositions  qu'ils  renferment , 
et  se  produisant  par  elles  au  dehors,  d'après  des  détermi- 
nations souveraines  de  sa  part.  Ce  moi  primitif  se  possède 
donc  entièrement  soi-même,  et  possède  ensuite  l'autre  moi 
qui  lui  est  surbordonné,  et  c'est  en  cette  possession  de  soi- 
même  que  consiste  l'essence  de  toute  liberté. 

La  personnalité  ainsi  formée  se  trouve  placée  vis-à-vis 
d'autres  personnalités,  et  surtout  en  face  de  Dieu.  C'est  de 
lui  qu'elle  a  reçu  son  moi  primitif,  cet  un,  ce  centre  qui 
supporte  tout  le  reste;  il  est  donc  le  principe  et  le  fonde- 
ment de  cette  unité  qui  est  l'essence  de  toute  personnalité  ; 
il  est  présent  au  moi  de  la  manière  la  plus  intime.  Il  n'est 


296  DE    LA    NATURE    DE    LA    POSSESSION. 

pas  moins  le  principe  et  la  cause  de  ce  second  moi;,  c'est-à- 
dire  de  ces  éléments  multiples  et  divers  que  supporte  et 
unit  le  premier;  il  est  donc  aussi  le  fondement  et  l'appui 
de  toutes  les  oppositions  qui  le  modifient,  et  sous  ce  rap- 
port il  se  pose  vis-à-vis  de  la  personnalité  créée  comme 
quelque  chose  d'extérieur.  Il  semble  donc  qu'il  devrait 
être  plus  intime  à  l'homme  que  le  fond  même  de  son  être, 
et  plus  extérieur  à  lui  que  le  développement  de  sa  per- 
sonnalité poussé  jusqu'à  ses  dernières  limites;  qu'il  de- 
vrait être  proprement  et  son  premier  et  son  second  moi , 
et  qu'il  pourrait  par  conséquent  déterminer  en  lui,  selon 
son  bon  plaisir,  et  l'unité  du  premier  et  les  oppositions 
du  second;  qu'il  pourrait  en  un  mot,  posséder  la  per- 
sonnalité tout  entière.  Mais  il  n'a  voulu  posséder  de  cette 
manière  que  la  nature  corporelle.  Quant  à  la  nature  spi- 
rituelle, il  l'a  posée  lui-même  vis-à-vis  de  soi  comme  quel- 
que chose  de  libre,  plaçant  ainsi  dans  notre  libre  ar- 
bitre une  limite  à  son  omnipotence.  Détachant  pour  ainsi 
dire  notre  moi  du  sien,  il  l'a  comme  établi  sur  soi-même 
et  sur  sa  propre  essence;  et  séparant  en  même  temps  notre 
second  moi  de  son  être  à  lui,  il  l'a  comme  appuyé  sur 
notre  moi  primitif,  qui  doit  le  régler  et  le  gouverner.  La 
personnalité,  circonscrite  ainsi  et  séparée,  reste  donc  libre 
en  présence  de  Dieu.  Elle  a  bien  le  devoir  de  s'appuyer 
sur  lui;  mais  c'est  un  devoir  pour  elle,  et  non  une  néces- 
sité. Dieu  lui  demande  une  soumission  libre,  mais  ne  lui 
impose  aucune  contrainte.  De  la  nature  corporelle  seule 
on  peut  dire  qu'elle  est  possédée  de  Dieu;  quanta  la  na- 
ture spirituelle  et  libre,  on  peut  dire  d'elle  seulement  que 
Dieu  ou  l'Esprit-Saint  s'empare  d'elle,  et  la  gouverne 
comme  sa  propriété. 


DE    LA    NATURE    DE    LA    POSSESSION.  297 

Outre  le  rapport  qui  existe  entre  Dieu  d'un  côté  et  les 
corps  ou  les  purs  esprits  de  l'autre,  il  en  est  un  second  qui 
existe  entre  ces  deux  derniers,  et  il  est  important  d'en  étu- 
dier la  nature.  En  soi  les  esprits  et  les  corps  ne  sont  point 
naturellement  subordonnés  l'un  à  l'autre,  car  chacun  a  son 
unité  qui  lui  est  propre.  Celle  de  la  nature  corporelle  est 
comme  enchaînée  à  Dieu  parla  nécessité,  tandis  que  celle 
de  la  nature  spirituelle  se  pose  vis-à-vis  de  lui  dans  toute  sa 
liberté.  Aucune  de  ces  deux  natures  n'habite  ni  ne  peut 
habiter  substantiellement  en  l'autre  ;  car  si  la  nature  spiri- 
tuelle, par  exemple  ,  pouvait  habiter  ainsi  dans  la  nature 
corporelle ,  sa  liberté  anéantirait  la  nécessité  à  laquelle  est 
soumise  cette  dernière,  et  c'est  ce  dont  on  ne  trouve  aucune 
trace  dans  le  monde.  Que  si  le  contraire  avait  lieu,  la  né- 
cessité qui  caractérise  la  nature  corporelle  détruirait  la  li- 
berté de  l'autre  nature.  Mais  si  ces  deux  natures  sont  im- 
pénétrables l'une  à  l'autre ,  elles  peuvent  cependant  s'em- 
parer réciproquement  et  par  dehors  l'une  de  l'autre;  et 
former  ainsi  un  tout  et  une  sorte  d'unité. 

Si  nous  considérons  les  esprits,  non  plus  dans  leurs  rap- 
ports avec  les  corps,  mais  dans  l'usage  qu'ils  ont  fait  de 
leur  liberté,  ils  forment  deux  royaumes  séparés  et  opposés. 
Les  uns,  en  effet,  faisant  de  cette  liberté  un  bon  usage  et 
se  tournant  vers  Dieu,  se  sont  unis  à  lui ,  et  forment  ainsi 
le  royaume  des  esprits  bons  et  lumineux.  Les  autres,  au 
contraire,  se  détournant  de  Dieu,  se  sont  séparés  de  lui,  et, 
s'appuyamt  sur  eux-mêmes,  sont  tombés  par  une  chute  la- 
mentable, et  forment  le  royaume  des  esprits  mauvais.  Les 
premiers,  en  se  soumettant  volontairement  à  lui,  ont  trouvé 
le  secret  d'élever  et  de  glorifier  la  nature  en  la  faisant 
participer  en  quelque  sorte  à  la  liberté  de  l'esprit.  De 


298  DE    LA    NATURE    DE    LA    POSSESSION. 

même  qu'ils  contemplent  en  Dieu  par  la  vision  intuitive 
toutes  les  choses  dans  leur  racine  divine,  ainsi  ils  les  domi- 
nent et  les  gouvernent  en  Dieu  et  dans  sa  puissance  qu'il 
leur  communique.  De  même  que,  comme  leur  créateur,  il 
est  à  la  fois  au-dessous  et  au-dessus  d'elles,  ainsi  il  leur  a 
donné  ces  vastes  domaines  de  la  nature  comme  fief,  pour 
qu'ils  les  administrent  et  les  gouvernent  en  son  nom.  Les 
démons,  au  contraire,  en  renonçant  à  Dieu  et  en  s'appuyant 
sur  eux-mêmes,  se  sont  séparés  de  Celui  qui  est  la  plus 
haute  unité  et  qui  contient  toutes  choses  dans  la  simplicité 
de  son  être  ;  ils  ont  perdu  à  la  fois  et  la  faculté  de  se  sou- 
tenir eux-mêmes  et  celle  de  porter  et  de  soutenir  la  nature. 
En  essayant  de  s'unir  et  de  s'approprier  celle-ci  par  eux- 
mêmes,  ils  ont  perdu  la  faculté  de  s'unir  à  elle  et  de  la  gou- 
verner. Ils  sont  donc  réduits  à  leurs  propres  forces;  ils 
peuvent  hien  encore,  avec  celles  qui  leur  sont  restées, 
exercer  une  certaine  puissance  sur  les  divers  domaines  de 
la  nature,  non  comme  les  bons  esprits,  en  la  gouvernant 
par  une  action  intime  qui  va  du  dedans  au  dehors,  mais  en 
s'en  emparant  et  la  prenant  au  contraire  du  dehors  au  de- 
dans. Et  comme  ils  détachent,  autant  qu'il  est  en  eux,  les 
domaines  dont  ils  s'emparent  de  l'ordre  divin,  qui  leur  est 
contraire,  et  qu'ils  les  infectent  de  leur  propre  corruption, 
le  siège  de  leur  puissance  gît  principalement  dans  ce  que 
la  nature  a  de  mauvais  et  de  défectueux. 

Entre  ces  deux  ordres,  celui  des  purs  esprits  et  celui  des 
corps,  il  en  est  un  troisième,  composé  de  corps  et  d'es- 
prits, et  qui  offre  ainsi  comme  l'abrégé  de  la  création  tout 
entière.  Ce  que  les  bons  esprits  se  sont  efforcés  d'atteindre 
en  se  soumettant  à  Dieu,  ce  que  les  démons  ont  voulu  ar- 
racher par  la  violence  et  l'orgueil.  Dieu  l'a  accompli  dans 


DE    LA    NATURE    DE    LA    POSSESSION.  299 

l'homme  en  le  créant.  Dans  l'homme,  en  effet,  il  a  uni  et  la 
nécessité  de  la  nature  et  la  liberté  de  l'esprit,  soumettant 
celle-là  à  celle-ci.  Bien  plus,  il  a  voulu  rendre  sensibles  les 
oppositions  dont  son  être  se  compose  par  l'opposition  des 
sexes,  qui  le  divise  en  quelque  sorte.  Et  comme  en  lui 
le  temps  et  l'espace  modifientson  existence,  qui  n'est  qu'un 
mouvement  et  un  flux  continuel,  il  a  attaché  à  la  généra- 
tion sa  conservation  et  son  développement. 

Il  s'agit  donc  de  savoir  de  quelle  manière  cet  être  com- 
posé de  deux  éléments  si  divers  peut  ou  posséder  d'autres 
natures,  ou  être  possédé  par  elles.  L'homme  est  en  rapport 
à  la  fois  et  avec  le  monde  des  corps  et  avec  celui  des  purs 
esprits.  Quoiqu'il  ne  puisse  être  possédé  proprement  par 
la  nature,  à  laquelle  il  est  supérieur,  il  peut  néanmoins  en 
un  certain  sens  recevoir  ses  influences  et  son  action  d'une 
manière  plus  intime  que  ne  semble  le  comporter  la  condi- 
tion respective  de  l'un  et  de  l'autre,  et  c'est  ce  qui  arrive 
soit  dans  la  magie  naturelle,  soit  dans  la  médecine.  Les 
remèdes,  en  effet,  peuvent  êlre  considérés  comme  des  con- 
ducteurs par  lesquels  l'énergie  qui  réside  dans  les  forces  de 
la  nature  est  communiquée  à  l'homme,  et  agit  sur  lui  de  la 
manière  la  plus  profonde. 

L'homme  est  aussi  en  rapport  avec  le  monde  des  purs 
esprits,  et  leur  action  sur  lui  s'explique  mieux  encore  que 
celle  de  la  nature,  puisqu'elles  lui  sont  supérieures,  et  que 
les  esprits  mauvais,  s'ils  ont  perdu  les  qualités  surnaturelles 
dont  ils  étaient  doués,  ont  du  moins  conservé  une  partie 
des  avantages  naturels  qui  étaient  inhérents  à  leur  être.  Et 
c'est  ainsi  que  s'expliquent  les  possessions  du  démon  ;  non 
que  celui-ci  puisse  absorber  ou  détruire  la  personnalité  de 
l'homme  et  lui  substituer  la  sienne  propre,  puisque  Dieu 


300  DE    LA    NATURE    DE    LA    POSSESSION. 

lui-même  s'est  refusé  ce  pouvoir;  non  encore  qu'il  puisse 
violer  le  sanctuaire  de  la  liberté  humaine,  et  contraindre 
la  volonté  à  faire  des  choses  qu'elle  ne  veut  pas  :  son  pou- 
voir, quelque  étendu  et  quelque  incompréhensible  qu'il 
soit,  ne  va  pas  jusque-là.  Mais  Dieu,  par  des  motifs  que 
nous  ne  pouvons  pas  pénétrer  et  que  nous  devons  respecter 
toujours,  livre  quelquefois  au  démon  cette  portion  de 
notre  être  qui  est  comme  le  vestibule  de  la  personnalité , 
c'est-à-dire  ces  facultés  moins  profondes  qui  tiennent  de 
plus  près  aux  sens  et  au  monde  extérieur  et  par  lesquelles 
l'action  de  celui-ci  pénètre  incessamment  en  nous.  Une 
vision  de  sainte  Hildegarde  peut  nous  donner  une  idée  de 
la  manière  dont  l'action  du  démon  s'exerce  sur  l'homme 
dans  la  possession.  Dans  cette  vision,  elle  vit  une  possédée 
environnée  de  noir  et  d'une  fumée  infernale  qui,  entou- 
rant toute  la  partie  sensible  de  son  âme  raisonnable,  ne 
permettait  pas  à  la  partie  spirituelle  de  respirer  dans  la 
plénitude  de  sa  liberté.  Elle  avait  ainsi  perdu  le  parfait 
usage  de  ses  sens  et  de  ses  opérations  propres;  elle  poussait 
des  cris  ou  faisait  des  actions  qui  n'avaient  aucun  sens.  La 
sainte  continue  en  ces  termes  :  «  Pendant  que  je  réfléchis- 
sais sur  ce  que  je  voyais,  et  que  je  cherchais  comment  et 
de  quelle  manière  la  forme  (elle  veut  dire  ici  la  substance) 
du  démon  entre  dans  l'homme,  il  me  fut  répondu,  et  je  vis 
en  effet  que  le  diable  n'entre  point  dans  l'homme  avec  sa 
propre  forme,  mais  qu'il  le  couvre  et  l'enveloppe  avec 
l'ombre  et  la  fumée  de  sa  noirceur.  Car  si  la  forme  du  dé- 
mon entrait  dans  les  hommes,  le  lien  qui  unit  leurs 
membres  serait  bientôt  dissous;  il  serait  dissipé  plus  promp- 
tement  que  la  paille  ne  Test  par  le  vent.  C'est  pour  cela  que 
Dieu  ne  permet  point  au  démon  d'entrer  en  nous  avec  sa 


DES    CAUSES    DE    LA    POSSESSION.  301 

forQie.  Mais  pénétrant  notre  être  de  son  ombre ^  comme 
je  l'ai  dit  plus  haut,  il  le  jette  dans  une  sorte  de  fureur  ou 
de  folie  qui  nous  fait  faire  et  dire  des  choses  étranges.  11 
vomit  par  notre  bouche,  comme  d'une  fenêtre,  des  blas- 
phèmes contre  Dieu,  remue  nos  membres  par  dehors, 
quoiqu'il  ne  soit  point  vraiment  en  nous  par  sa  forme. 
Pendant  ce  temps,  l'âme  humaine,  comme  assourdie  et 
hébétée,  ignore  ce  que  fait  la  chair.  »  {Vita  sanctœ  Hil- 
deg.,  liv.  III,  c.  20.)  La  sainte  avait  parfaitement  compris 
le  problème  qu'elle  s' était  proposé.  La  substance  du  démon, 
s'était-elle  demandé,  peut-elle  entrer  dans  la  substance  de 
l'homme?  Non,  mais  les  attributs  seulement  du  premier 
peuvent  s'emparer  des  attributs  du  second,  de  ses  puis- 
sances corporelles  ou  sensibles;  et  elle  est  en  cela  d'accord 
avec  la  théologie,  distinguant  très-bien  l'obsession  de  la 
possession,  ne  réduisant  point  celle-ci  à  une  simple  cir- 
cumcession,  et  n'excluant  que  l'union  substantielle. 


CHAPITRE    VI 

Des  causes  et  des  dispositions  qui  peuvent  amener  la  possession. 

Que  la  possession  soit  survenue  tout  à  coup  sans  aucune 
préparation  sensible,  ou  qu'elle  ait  été  précédée  par  l'ob- 
session, le  mal  doit  presque  toujours  avoir  certaines 
causes  dans  l'individu  même  qui  en  est  affecté.  Ces  causes 
tiennent  ordinairement  à  la  constitution  naturelle,  et  le 
tempérament  joue  ici  un  rôle  considérable;  il  tient,  en  effet, 
aux  deux  portions  dont  se  compose  notre  être,  et  forme 
ainsi  comme  la  base  de  tous  nos  rapports.  Le  tempérament. 


302  DES    CAUSES    DE    LA    POSSESSION. 

toujours  composé  de  quatre  éléments,  et  qui  varie  selon  les 
consonnances  ou  les  dissonances  de  ceux-ci,  forme  comme 
la  base  de  la  nature  organique  et  vivante.  On  a  désigné  sous 
un  nom  particulier  quatre  de  ces  tempéraments  ;,  formés 
par  la  prédominance  de  l'un  de  ces  éléments.  On  a  reconnu 
que  les  oiseaux,  de  même  que  l'air  où  ils  vivent,  renfer- 
ment en  eux  tous  les  tempéraments,  de  manière  cependant 
que  la  prédominence  de  l'élément  sanguin  se  fait  remar- 
quer en  eux.  Les  rapports  physiques  qui  distinguent  les 
oiseaux  portent  tous  le  caractère  et  comme  la  signature 
de  l'air.  C'est  l'air  qui  les  porte,  c'est  là  qu'ils  vivent  d'une 
vie  toute  aérienne.  Ils  sont  donc  en  quelque  sorte  possé- 
dés par  cet  élément,  comme  ils  le  possèdent  aussi  à  leur 
tour.  Toute  l'économie  de  leur  vie  est  basée  sur  cette  pos- 
session réciproque;  et  les  autres  éléments,  comme  le  feu, 
la  terre  et  l'eau,  n'y  ont  de  part  qu'autant  qu'ils  sont  liés 
avec  l'élément  principal.  Il  en  est  de  même  des  poissons, 
chez  lesquels  domine  le  tempérament  flegmatique,  parce 
qu'ils  ont  un  rapport  particulier  avec  l'eau.  Ces  tempéra- 
ments organiques  s'élèvent  dans  l'homme  à  un  ordre  su- 
périeur, et,  par  le  concours  de  l'esprit  et  de  la  liberté,  ils 
atteignent  en  lui  une  signification  plus  haute.  Ils  établis- 
sent parmi  les  hommes  certaines  dispositions  ou  aptitudes, 
d'après  lesquelles  les  âmes  se  penchent  pour  ainsi  dire  les 
u  nés  vers  les  autres,  selon  le  plus  ou  moins  de  ressemblance 
qu'elles  ont  entre  elles.  Le  tempérament  ouvre  donc  l'âme 
en  quelque  sorte  à  certaines  influences  particulières,  et 
dispose  ainsi  l'homme  à  la  possession. 

Les  tempéraments,  portant  dans  leurs  racines  les  traces 
de  la  nature  organique,  se  divisent  dans  leurs  opérations 
d'après  les  oppositions  qui  en  déterminent  la  direction. 


DES    CAUSES    DE    LA    POSSESSION.  303 

Parmi  les  divers  tempéraments  j,  il  n'en  est  point  qui  se 
distingue  des  autres  d'une  manière  plus  profonde  et  plus 
ranchée  que  le  mélancolique  ;  il  n'en  est  point  non  plus 
chez  qui  les  oppositions  soient  plus  marquées  et  qui  se  porte 
avec  plus  de  force  vers  des  extrémités  contraires.  Ce  tem- 
pérament a^  comme  la  lune,  un  côté  obscur,  par  lequel  il 
touche,  pour  ainsi  dire,  les  sombres  domaines  de  lanuit,  se 
créant  des  images  et  des  fantômes  obscurs,  et  un  autre  côté 
clairet  lumineux,  par  où  il  cherche  la  lumière,  et  se  dilate 
dans  les  productions  enivrantes  d'une  imagination  exaltée 
par  la  joie.  Aucun  ne  passe  aussi  vite  du  plaisir  à  la  dou- 
leur, de  la  joie  à  la  tristesse.  A  lui  se  rattache  le  cholérique. 
Si  l'opposition  de  la  lumière  et  de  l'obscurité  forme  comme 
le  caractère  distinct! f  du  premier,  celui  du  second  consiste 
plutôt  dans  l'opposition  de  la  chaleur  et  du  froid.  Cette  op- 
position se  fait  sentir  principalement  dans  les  affections  de 
l'âme,  qui  tantôt ,  se  portant  en  avant  avec  une  immense 
énergie,  produisent  comme  une  sorte  d'explosion,  et  tantôt 
au  contraire  se  replient  sur  elles-mêmes,  et  semblent  s'af- 
faisser au  fond  du  cœur  de  fatigue  et  d'épuisement. 

De  même  que  les  vents  se  partagent  facilement  en  des 
courants  électriques  opposés,  et  se  reposent  ensuite  avec  la 
même  facihté,  ainsi  le  tempérament  sanguin  s'étend  et  se 
dilate  aisément;  mais  il  perd  en  intensité  ce  qu'il  gagne 
en  étendue;  et  si  dans  l'âme  où  il  se  trouve  les  tempêtes 
sont  promptes  et  fréquentes,  elles  s'apaisent  avec  la  même 
promptitude  et  la  même  facilité.  Le  tempérament  flegma- 
tique occupe  la  dernière  place;  il  apparaît  comme  l'expres- 
sion d'une  neutralité  saturée,  et  c'est,  à  cause  de  cela,  de 
tous  les  tempéraments  celui  où  l'on  remarque  le  moins 
d'oppositions.  Opiniâtre  dans  son  calme,  le  flegmatique  se 


304  DES    CAUSES    DE    LA    POSSESSION. 

soustrait  sans  peine  à  toutes  les  émotions  qui  partagent 
Fàme  et  la  dissipent;  et  si  quelques-unes  de  celles-ci  pé- 
nètrent en  lui ,  elles  se  manifestent  par  des  effets  lents  et 
peu  sensibles. 

De  même  que  l'aiguille  aimantée  attire  et  met  en  mou- 
vement le  fer  qui  se  reposait  auparavant  dans  une  sorte 
d'indilTérence^  et  possède  en  quelque  manière,  par  le  ma- 
gnétisme, ce  métal,  comme  il  en  est  possédé  lui-même  à 
son  tour,  ainsi  en  est-il  de  la  nature  de  l'homme  à  l'égard 
du  royaume  des  esprits.  Elle  sommeille  ordinairement  dans 
une  sorte  d'indifférence,  inaccessible  jusqu'à  un  certain 
point  à  leurs  atteintes;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'entre  les  divers  tempéraments  humains  et  le  monde  des 
esprits  il  existe  certains  points  de  ressemblance  ou  de  con- 
tact, dont  la  surveillance  exige  quelquefois  toute  la  rigueur 
de  la  discipline  religieuse.  Ces  dispositions  ne  se  mani- 
festent, il  est  vrai,  dans  toute  leur  énergie  que  lorsqu?  le 
tempérament  s'est  pour  ainsi  dire  polarisé,  et  peut  ainsi 
recevoir  les  influences  supérieures  qui  lui  correspondent. 
Sous  ce  rapport,  le  tempérament  le  plus  accessible  aux  opé- 
rations de  ce  genre  est  le  mélancolique,  parce  que  c'est  ce- 
lui qui  s'ouvre  le  plus  largement  aux  influences  du  dehors 
et  chez  qui  les  oppositions  sont  le  plus  tranchées.  Le  cho- 
lérique vient  après  lui,  et  le  Qegmatique  occupe  le  dernier 
rang  sous  ce  rapport.  Les  anciens  médecins  et  théologiens 
avaient  compris  cette  vérité.  Ainsi  Corneille  la  Pierre,  dans 
son  commentaire  sur  le  premier  livre  des  Rois,  chap.  xvi, 
dit,  dans  le  langage  des  médecins  humoristes  de  ce  temps  : 
«  Le  démon  se  sert  de  la  constitution  du  corps  malade, 
surtout  delà  mélancolie.  Il  n'y  a  point  d'humeur  qui  soit 
plus  favorable  que  celle-ci  à  ses  opérations;  et  comme  il 


DES    PASSIONS.  305 

agit  par  les  causes  naturelles,  c'est  de  cette  humeur  qu'il 
se  sert  le  plus  souvent.  »  Saint  Chrysostome,  qui  appelle  la 
mélancolie  le  bain  du  diable,  dit  aussi  :  «  Comme  c'est  par 
la  tristesse  que  le  démon  vient  à  bout  de  tous  ceux  qu'il 
domine,  si  vous  ôtez  la  tristesse ,  vous  le  rendez  impuis- 
sant. »  On  attribue  généralement  aux  prophètes  le  tempé- 
rament mélancolique ,  et  l'on  désigne  sous  le  nom  d'en- 
fants des  ténèbres  les  Espagnols,  chez  qui  ce  caractère  do- 
mine le  plus  souvent.  Les  médecins  ont  aussi  remarqué 
qu'il  y  a  plus  de  possédés  parmi  les  femmes  que  parmi  les 
hommes,  parce  qu'elles  sont  plus  disposées  au  tempéra- 
ment mélancolique.  Bien  souvent  aussi  une  mélancolie 
profonde  a  dégénéré  en  possession;  et,  d'un  autre  côté, 
celle-ci  est  quelquefois  remplacée  par  l'état  lunatique,  que 
l'on  peut  considérer  comme  une  sorte  de  possession  natu- 
relle, d'une  forme  plus  douce  que  celle  du  démon. 


CHAPITRE   VII 

Comment  les  affections  et  les  passions  modifient  et  altèrent  le  tem- 
pérament. Juste  de  la  Romagne.  Histoire  d'une  Napolitaine;  de 
Mathilde  d'Engian  ;  de  Barthélemi  de  Bonsovannis. 

Si  les  oppositions  du  tempérament  disposent  à  la  posses- 
sion, cette  disposition  peut  être  augmentée  par  les  affec- 
tions et  les  passions,  qui  les  réveillent  et  les  rendent  plus 
tranchées.  La  joie  elle-même,  portée  à  l'excès,  a  produit 
plus  d'une  fois  la  possession.  Ainsi  Dino  de  Rosta,  dans  sa 
Vie  de  saint  Ambroise  de  Sienne,  raconte  que  Ceccha,  sa 
parente,  fut  possédée  pendant  qu'elle  dansait  dans  une 
noce  en  jouant  des  castagnettes.  Leuvvarde  de  Nabburg 


30(3  DES    PASSIONS, 

jouant  avec  des  anneaux  de  verre,  son  mari  impatient  la 
donna  au  diable,  et  elle  devint  à  l'instant  possédée.  (Acta 
Sanct.,  6  jan.)  La  possession  est  plus  souvent  encore  la  suite 
du  chagrin,  de  l'inquiétude  et  de  toutes  les  passions  qui 
Juste  de  la  en  résultent.  Ainsi  Jérôme  deRaggiolo,  dans  le  recueil 
'^  '  qu'il  nous  a  laissé  des  miracles  opérés  à  Vallombreuse  par 
saint  Gualbert  sur  les  possédés,  raconte,  page  399,  qu'un 
homme  d'une  taille  et  d'une  force  extraordinaires  arriva 
seul  un  jour  en  ce  lieu,  avec  les  cheveux  et  la  barbe  en 
désordre.  On  le  prit  d'abord  pour  un  fou;  mais  il  raconta 
bientôt  le  malheur  qui  l'avait  réduit  en  cet  état. 

Il  était  de  la  Romagne ,  et  avait  tout  perdu  par  suite  de 
la  guerre.  Pour  comble  d'infortunes,  on  lui  avait  imposé 
des  contributions  excessives,  qui  l'avaient  forcé  de  s'en- 
detter. Ses  créanciers  le  firent  mettre  en  prison,  où  il  passa 
plusieurs  années  dans  une  profonde  douleur,  sans  qu'au- 
cun homme  eût  pitié  de  lui.  Le  dépit  et  l'amertume  s'em- 
parent de  lui,  et  son  indignation  monte  jusqu'à  la  fureur. 
Il  maudit  le  christianisme,  s'emporte  contre  les  compa- 
gnons de  sa  captivité,  et  conjure  les  puissances  supérieures 
etinférieures  de  l'anéantir.  Ceux  qui  l'entendent  le  croient 
possédé  du  démon,  et  vont  le  dire  au  geôlier.  Celui-ci 
croit  d'abord  que  c'est  une  ruse,  et  qu'il  veut  s'échapper 
de  la  prison  ;  mais  bientôt,  convaincu  de  la  vérité  du  fait, 
il  lui  donne  la  liberté.  Le  prisonnier  court  à  Vallombreuse 
pour  chercher  du  secours.  A  peine  arrivé,  il  demande 
qu'on  le  conduise  à  l'église.  Dès  qu'il  y  est  entré,  le  démon 
parlant  par  sa  bouche,  s'écrie  :  «  Jusqu'ici  je  t'ai  traité  dou- 
cement ;  mais  puisque  tu  es  ingrat,  je  serai  désormais  sans 
miséricorde  pour  toi. Vous  tous  qui  êtes  ici  présents,  voyez 
combien  ont  été  inutiles  mes  bienfaits  envers  cet  homme.  » 


DES    PASSIONS.  307 

Puis  il  se  mit  à  le  tourmenter  avec  une  telle  fureur,  que 
tous,  épouvantés,  prirent  la  fuite.  On  le  reconduisit  plus 
tard  de  force  à  l'église^  et  l'on  commença  les  exorcismes  ; 
mais  il  devint  furieux,  s'arracha  des  bras  de  ceux  qui  le 
tenaient,  et  s'enfuit  au  haut  d'un  chêne.  Lorsque  l'affaisse- 
ment eut  succédé  à  la  fureur,  il  descendit  et  s'assit  au  pied 
de  l'arbre.  Le  démon  se  mit  alors  à  lui  parler  doucement 
en  lui  promettant  d'avoir  pitié  de  lui  s'il  voulait  retourner 
à  la  maison.  Mais  il  rejeta  les  offres  du  diable,  qui  recom- 
mença dès  lors  à  le  tourmenter. 

Le  patient  invoque  mille  fois  les  noms  de  Jésus  et  de  Ma- 
rie, puis  il  tombe  à  terre,  essoufflé,  baigné  de  sueur  et  de 
larmes.  On  le  reporte  à  l'éghse;  là,  revenu  à  lui,  il  pousse 
des  plaintes  navrantes,  tout  en  se  déclarant  digne  de  châ- 
timents plus  grands  encore.  Comme  les  exorcismes  ne  pro- 
duisaient aucun  effet,  l'abbé  se  décide  à  le  garder  dans  le 
couvent  jusqu'à  parfaite  guérison.  Juste,  c'était  le  nom  du 
patient,  reste  au  monastère  pendant  trois  mois,  au  milieu 
des  prières  et  des  exorcismes.  Le  démon,  plus  d'une  fois, 
cherche  à  l'étrangler  dans  sa  fureur;  mais  ne  pouvant  y 
réussir,  il  emploie  la  ruse.  Juste  étant  assis  un  jour  sous 
un  cerisier,  le  démon  lui  inspire  le  désir  de  manger  de  ses 
fruits;  il  monte  dans  l'arbre  pour  satisfaire  son  désir.  Le 
démon,  s'adressant  à  lui ,  essaie  d'abord,  par  de  douces  pa- 
roles, de  l'engager  à  se  précipiter  du  haut  de  l'arbre.  Juste 
refuse.  Le  démon  furieux  lui  dit  :«  C'est  maintenant,  scé- 
lérat, que  je  vais  t'entraîner  avec  moi  dans  l'abîme,  en  te 
précipitant  en  bas.  «Juste  embrasse  l'arbre  étroitement  en 
invoquant  tous  les  saints.  Mais  le  démon  s'écrie  :  «  Tu  es 
perdu  ;  c'est  maintenant  que  nous  allons  descendre  ensem- 
ble dans  l'enfer.  —  Tais-toi  donc,  misérable.  »  Juste  et  le 


308  DES    PASSIONS. 

démon  luttent  ainsi  ensemble  pendant  quelque  temps;  tous 
les  spectateurs  sont  saisis  d'horreur.  Enfin  le  démon  vaincu 
laisse  le  patient  suspendu  à  l'arbre^  d'où  on  le  descend  non 
sans  peine  avec  une  échelle. 

L'abbé  lui  ordonne  de  ne  plus  s'éloigner  du  couvent,  et 
de  ne  plus  aller  au  travail  sans  être  accompagné  de  quel- 
qu'un. Il  le  fit;  mais  un  jour  qu'il  travaillait  avec  d'autres 
au  jardin^,  près  d'un  rocher,  et  que  ses  compagnons  étaient 
occupés  d'un  autre  côté ,  il  monte  sur  le  sommet  du  ro- 
cher :  là  recommence  avec  plus  de  violence  encore  la 
même  lutte  entre  lui  et  le  démon,  qui  voulait  qu'il  se  pré- 
cipitât du  haut  en  bas.  Juste  opposa  la  plus  grande  résis- 
tance, et  fut  plusieurs  fois,  en  présence' du  porcher,  qui 
était  en  bas,  poussé  par  derrière.  Il  jetait  des  cris  lamen- 
tables, et  le  démon,  de  son  côté,  hurlait  avec  fureur.  On 
accourut,  mais  personne  n'osait  approcher.  La  lutte  cessa 
enfin ,  et  Juste  fut  encore  délivré  cette  fois.  L'abbé 
appelle  de  nouveau  les  moines  à  l'église,  et  ordonne  trois 
jours  de  prières  pour  la  guérison  du  pauvre  patient. 
Ces  prières  furent  efficaces,  et  Juste  fut  délivré  pour  tou- 
jours du  démon  ,  et  s'en  retourna  chez  lui  avec  ses  pa- 
rents. 
Histoire        Ce  que  la  douleur  et  la  colère  ont  fait  dans  le  cas  précé- 

^.  '^l^"®.      dent,  la  haine  l'a  fait  en  d'autres  circonstances.  Dans  une 
INapolitame. 

ville  du  royaume  de  Naples  nommée  Sepi,  vivait  un 
homme  nommé  Jacques,  dont  la  femme  avait  conçu  pour 
lui  une  telle  haine ,  que  dès  le  premier  jour  de  son  ma- 
riage elle  ne  put  souffrir  ses  approches.  Dès  qu'il  essayait 
de  vaincre  ses  répugnances,  elle  se  sentait  prise  d'une  telle 
fureur,  qu'elle  se  serait  plutôt  jetée  par  la  fenêtre  que  de 
le  souffrir.  On  raconta  la  chose  à  un  ecclésiastique  qui  de- 


DES    PASSIONS.  309 

meurait  dans  la  maison.  Celui-ci^  ayant  peine  d'abord  à 
ajouter  foi  au  récit  qu'on  lui  faisait,  voulut  s'assurer  du 
fait  :  il  fit  cacher  le  mari  dans  l'intérieur  de  la  maison; 
puis,  ayant  fait  venir  la  femme,  il  lui  demanda  la  cause  de 
cette  haine  si  profonde.  Celle-ci,  se  plaignant  de  son  mal- 
heureux sort,  répondit  qu'elle  n'avait  aucune  raison  de 
haïr  son  mari,  que  lorsqu'il  était  absent  elle  se  sentait 
prise  pour  lui  d'un  amour  inexprimable;  mais  que  dès 
qu'il  approchait  pour  la  voir  ou  lui  parler  il  lui  parais- 
sait si  affreux  et  si  haïssable  ,  que  la  mort  lui  semblait 
plus  douce  que  sa  présence.  Elle  sentait  alors  son  àme  et 
toutes  ses  puissances  soulevées  contre  lui,  comme  s'il  était 
le  plus  scélérat  de  tous  les  hommes;  puis,  dès  qu'il  s'é- 
loignait de  nouveau ,  elle  était  enflammée  de  la  même  pas- 
sion pour  lui.  Le  prêtre,  pour  s'assurer  si  cela  était  vrai, 
•  convint  avec  plusieurs  femmes  qu'on  l'attacherait  à  son 
lit,  les  mains  et  les  pieds  en  croix,  avec  des  cordes  très- 
fortes,  pour  que  son  mari  pût  approcher  d'elle  librement; 
car  il  la  soupçonnait  de  vouloir  couvrir  par  ce  manège  quel- 
que vice  secret.  La  femme,  en  l'absence  de  son  mari,  se 
laissa  faire,  et  à  sa  demande  on  fit  approcher  le  mari.  Mais 
dès  qu'il  entra  elle  fut  prise  d'une  telle  fureur  qu'elle 
ressemblait  à  une  hyène  :  l'écume  lui  sortait  de  la  bouche, 
elle  grinçait  des  dents,  roulait  les  yeux,  et  tout  son  corps 
paraissait  plein  de  diables.  Les  femmes  qui  étaient  pré- 
sentes racontèrent  que  les  cordes  dont  on  l'avait  liée  lui 
avaient  fait  des  entailles  sur  le  ventre  et  l'estomac,  et  que 
toute  sa  peau  ressemblait  à  celle  d'un  homme  qu'on  aurait 
flagellé.  Sa  rage  ne  cessa  que  lorsque  son  mari,  fatigué  de 
la  lutte  et  touché  de  compassion  pour  elle,  se  retira.  Trois 
ans  après  seulement,  le  charme  fut  rompu  par  une  magi- 


310  DES    PASSIONS. 

cienne^,  qui  probablement  l'avait  jeté  elle-même,  parce  que 
ce  mariage  lui  avait  déplu.  (Codronchus,  de  Morbis  ma- 
leficis,  1.  IH,  ch.  8.) 

Une  histoire  de  ce  genre,  mais  dans  un  degré  moins  vio- 
lent, s'est  passée  en  Normandie.  Mathilde  d'Engian  avait 
épousé  un  marchand  nommé  Nicolas.  La  première  nuit  de 
ses  noces,  elle  devint  furieuse  contre  lui ,  le  déchira  et  le 
mordit  tellement,  qu'il  fut  obligé  de  prendre  la  fuite.  Il  fit 
un  voyage  dans  le  Poitou,  et  ne  revint  qu'après  un  mois. 
Ses  parents,  pour  fêter  son  retour,  donnent  un  grand 
repas.  Mathilde  s" endort  vers  le  soir,  et  à  son  réveil  elle  se 
sent  mal  au  cœur,  parce  qu'elle  avait  peu  de  joie  du  retour 
de  son  mari.  Elle  va  dans  le  jardin,  et  là  il  lui  semble 
qu'elle  entend  la  voix  de  plusieurs  personnes  et  un  grand 
bruit.  Un  homme  arrive  à  elle,  et  la  saisit  à  la  gorge.  Elle 
veut  crier,  mais  un  autre  vient,  qui  lui  met  les  doigts  dans 
la  bouche.  Elle  perd  aussitôt  l'usage  de  la  langue  et  des 
pieds.  Son  mari  la  fait  chercher,  et  on  la  trouve  demi-morte 
couchée  par  terre.  A  partir  de  ce  moment  elle  éprouve 
deux  fois  par  jour,  le  matin  et  le  soir,  des  accès  de  posses- 
sion. Ses  parents,  après  l'avoir  conduite  en  divers  sanc- 
tuaires ,  la  mènent  enfin  visiter  les  reliques  de  saint  Hilde- 
vertà  Gorne.  Là,  le  jour  de  l'Ascension,  on  dit  pour  elle 
une  messe  à  laquelle  elle  assiste  sur  son  lit.  Le  soir,  lors- 
que l'heure  de  sa  crise  approche,  plusieurs  prêtresse  réu- 
nissent, lisent  sur  elle  des  évangiles,  l'aspergent  d'eau 
bénite,  lui  placent  le  livre  des  Évangiles  sur  la  tête,  l'étole 
autour  du  cou ,  et  lui  donnent  des  reliques  à  baiser.  Elle 
s'évanouit;  ses  membres  se  roidissent,  et  elle  devient 
comme  morte.  La  sainte  Vierge  lui  apparaît,  et  lui  dit  ; 
a  Mathilde,  que  fais -tu? —Hélas!  répond -elle,  je  suis 


DES    PASSIONS.  311 

dans  une  grande  angoisse.  — Ne  crains  point,  ma  fille,  lu 
seras  bientôt  délivrée.  —  Qui  êtes-vous  donc?  —  Je  suis  la 
Mère  de  Dieu.  Lorsque  tu  seras  guérie,  fais  brûler  de  l'en- 
cens sur  mon  autel  et  sur  celui  de  saint  Hildevert.  »  Celui- 
ci  lui  apparut  aussi;  on  lui  apporta  de  ses  reliques,  et  sa 
langue  fut  déliée.  (A.  S.,  27  mai.) 

Les  mêmes  effets  sont  produits  quelquefois  par  un  amour 
trompé.  Un  homme  de  Poppi  avait  conçu  un  amour  violent 
qu'il  ne  pouvait  satisfaire,  parce  que  la  femme  qu'il  ai- 
mait avait  épousé  un  autre  homme  ;  et  dans  sa  fureur  il 
s'était  donné  plusieurs  fois  au  démon.  A  cette  époque,  on 
avait  pendu  un  scélérat  qui,  dans  son  désespoir,  s'était  aussi 
donné  au  diable,  et  était  mort  au  milieu  des  plus  horribles 
blasphèmes.  Pour  laisser  un  exemple  terrible,  on  avait 
laissé  son  corps  sur  l'échafaud,  et  cet  homme  de  Poppi  l'a- 
vait vu  par  hasard  en  passant,  lorsqu'il  était  déjà  noir  et 
à  demi  mangé  par  les  vers.  Il  crut  entendre  en  môme  temps 
un  sifflet  partir  de  l'échafaud,  et  il  fut  pris  d'un  saisisse- 
ment inexprimable.  Il  tomba  dans  un  profond  abattement, 
et  devint  aussitôt  possédé.  Furieux,  il  retourne  à  Poppi. 
déchirant  tout  ce  qu'il  rencontre  sur  sa  route.  On  accourt, 
on  se  saisit  de  lui  avec  peine,  on  le  lie,  et  on  l'amène  ainsi 
à  un  carrefour.  Ceux  qui  le  conduisaient  veulent  se  reposer 
un  peu,  et  le  laissent  s'éloigner  pour  satisfaire  un  besoin 
naturel;  mais  à  peine  leur  a-t-il  échappé  qu'il  devient 
comme  un  ours  furieux,  se  jetant  sur  ceux  qui  le  poursui- 
vaient, se  défendant  avec  des  pierres  et  des  bâtons;  de 
sorte  qu'on  ne  put  le  prendre  qu'après  plusieurs  jours,  et 
par  ruse.  On  l'amena  à  Vahombreuse,  où  le  démon  le 
quitta,  conjuré  par  le  bras  et  la  croix  de  saint  Gualbert. 
Mais  dès  que  les  exorcismes  cessèrent,  il  revint^  et  ne  s'en 


3i2  DES    PASSIONS. 

alla  définitivement  qu'après  une  lutte  de  plusieurs  heures. 
[Jérôme  de  Raggiolo,  p.  392.) 
Barthelemi  L^  jalousie  est  une  des  passions  qui  troublent  l'âme  le 
Bonsovannis  plus  violemment,  et  conduisent  ainsi  le  plus  facilement  à 
la  possession.  Brognoli  nous  raconte  à  ce  sujet  un  fait  très- 
remarquable  dont  il  a  été  lui-même  témoin .  [ManualeExor- 
cistarum ac]parochorum;\ enei.,  1714,  p.  33.)  «En  1618, 
nous  dit-il,  le  4  septembre,  on  m'amena  à  Venise,  au  cou- 
vent de  Saint-Bonaventure ,  un  homme  de  Castro-Franco^ 
ville  du  diocèse  de  Trévise.  Il  s'appelait  Barthelemi  de 
Bonsovannis.  C'était  un  homme  simple  et  presque  idiot, 
âgé  de  trente-deux  ans,  et  dans  lequel  était  entré  le  démon 
Beelzébub,  qui  avait  été,  disait-il  lui-même,  dès  le  jour  de 
la  naissance  de  cet  homme,  destiné  par  Lucifer  à  le  porter 
au  mal.  N'ayant  pu,  malgré  toutes  ses  attaques,  réussir  à 
lui  faire  commettre  même  des  péchés  légers,  parce  que 
c'était  un  homme  simple  et  droit,  qui  craignait  Dieu  et 
recevait  souvent  les  sacrements,  il  résolut  entin  de  le  tour- 
menter en  lui  inspirant  des  sentiments  de  jalousie  contre  sa 
femme.  Comme  il  entrait  chez  lui  le  jour  de  la  Pentecôte, 
pris  un  peu  par  les  fumées  du  vin,  le  démon  lui  apparut 
sous  la  forme  d'un  jeune  homme  inconnu,  qui  était  assis 
près  de  sa  femme  dans  sa  chambre  à  coucher  et  paraissait 
l'embrasser.  Saisi  de  colère  à  cette  vue,  il  tire  son  épée 
pour  tuer  sa  femme;  mais  le  jeune  homme,  la  tenant  em- 
brassée, para  le  coup;  de  sorte  qu'elle  ne  reçut  qu'une 
légère  blessure  à  la  main,  et  le  jeune  homme  disparut 
aussitôt. 

((  Le  mari  courroucé,  croyant  qu'il  a  descendu  l'escalier, 
le  suit  l'épée  à  la  main  pour  le  tuer.  Arrivé  au  bas,  il 
trouve  son  beau-frère,  et  se  plaint  amèrement  à  lui  de  l'in- 


DES    PASSIONS.  313 

fidélité  de  sa  femme.  Celui-ci,  étonné,  se  fait  tout  raconter 
exactement  ;  et  comme  ni  lui  ni  personne  n'avaient  vu  fuir 
le  jeune  homme  dont  se  plaignait  Barthélemi ,  et  que  la 
pauvre  femme,  injustement  blessée,  prenait  en  gémissant 
Dieu  à  témoin  de  son  innocence,  on  crut  qu'il  fallait  attri- 
buer toute  cette  histoire  à  l'ivresse  du  mari.  Mais  celui-ci 
ne  fut  pas  satisfait ,  et  commença  à  être" tourmenté  par  la 
jalousie.  Il  sentit  dans  le  corps,  et  surtout  dans  les  épaules, 
un  fourmillement  semblable  à  celui  qu'aurait  produit  une 
multitude  de  fourmis.  Il  lui  sembla  que  toutes  ses  articu- 
lations étaient  liées,  et  il  pouvait  à  peine  pourvoir  à  la 
subsistance  de  sa  famille.  Le  fait  s'éclaircit  enfin  le  30  août, 
où  la  forme  d'une  grosse  mouche  lui  entra  dans  la  bouche, 
il  tomba  aussitôt  dans  la  folie  et  la  frénésie,  et  devint  tel- 
lement furieux  qu'il  se  serait  tué  si  on  ne  l'en  avait  em- 
pêché. Lorsqu'on  me  l'eut  amené  dans  la  chapelle  du  Saint- 
Sauveur,  accompagnédesonfrèreaîné  etd'un  autre  homme 
de  son  pays,  le  démon  se  mit  aussitôt  à  crier  d'une  voix 
aiguë  par  la  bouche  de  ce  possédé  :  «  Je  sortirai  de  son 
corps  si  tu  me  l'ordonnes,  car  je  ne  puis  y  rester  plus  long- 
temps. » 

«  Le  trouvant  ainsi  docile,  je  lui  défendis  de  sortir  avant 
que  je  le  lui  eusse  commandé.  Je  lui  défendis  en  même 
temps  de  parler,  de  faire  du  mal  à  cet  homme,  de  lui  ôter 
l'usage  de  ses  sens  intérieurs  et  extérieurs,  et  lui  ordonnai 
de  le  laisser  me  raconter  exactement  tout  ce  qui  s'était  passé 
en  lui.  Ce  fut  alors  qu'il  m'exposa  clairement  et  simplement 
toutes  les  choses  que  je  viens  de  raconter.  Après  l'avoir  en- 
tendu, j'ordonnai  au  démon,  dans  le  nom  de  Jésus,  de 
découvri,r  tous  ses  méfaits,  et  de  se  servir  pour  cela  de  la 
langue  du  possédé,  sans  Uer  toutefois  aucun  de  ses  autres 

9^ 


314  DES    PASSIONS. 

sens  intérieurs  ou  extérieurs,  afin  qu'il  pût,  ainsi  que  tous 
les  autres  assistants,  connaître  la  vérité  et  l'innocence  de  la 
femme  accusée.  C'est  alors  que  le  démon  raconta  tout  ce 
qui  précède,  et  dit  que  la  femme  était  innocente,  et  son 
mari  juste  et  bon.  Puis  il  ajouta  :  «  Comme,  malgré  mes 
attaques,  je  ne  pouvais  venir  à  bout  de  ce  pauvre  homme , 
les  autres  démons  se  moquaient  de  mon  inexpérience  et  de 
ma  maladresse.  Lucifer  surtout,  notre  prince,  me  repro- 
chait ma  négligence.  J'ai  donc  pris  la  forme  d'un  jeune 
homme  pour  lui  inspirer  des  sentiments  de  jalousie  et  de 
haine  contre  sa  femme.  Cependant  je  l'ai  empêché  de  la 
tuer,  parce  que  Dieu  ne  voulait  pas  le  permettre.  »  Il  dit 
encore  qu'il  s'appelait  Beelzébub,  qu'il  était  du  dernier 
chœur  des  anges;  que  son  nom  lui  venait  non  de  son  rang, 
mais  de  sa  fonction,  parce  que  Lucifer  l'avait  chargé  de 
porter  cet  homme  au  péché.  Après  plusieurs  autres  de- 
mandes et  réponses, je  lui  commandai,  au  nom  de  Jésus, 
de  sortir  de  cet  homme,  ce  qu'il  fit  aussitôt;  le  possédé 
fut  délivré  pour  toujours  de  la  tyrannie  du  démon  et  de 
la  jalousie  qu'il  avait  conçue  pour  sa  femme,  et  s'en 
retourna  chez  lui.  » 


ALTÉRATION    DU    TEMPÉRAMENT.  315 

CHAPITRE   VIll 

Altération  du  tempérament  par  les  influences  vitales;  par  la  faim  ou 
la  soif;  par  les  mauvais  traitements;  parles  maladies;  par  l'épilepsie; 
par  les  phases  de  la  lune.  Histoire  d'un  jeune  homme  du  couvent 
d'Herzogenbusch;  d'une  jeune  fille  deSilésie;  de  Cath.  Somnoata; 
de  quatre  sœurs  à  Modène. 

Les  affections  de  Tàme  ne  sont  pas  les  seules  portes  qui 
donnent  accès  au  démon.  Toutes  les  régions  de  l'organisme 
étant  en  rapport  non -seulement  entre  elles,  mais  encore 
avec  ce  monde  et  le  monde  supérieur^  chacune  de  ces  ré- 
gions est  accessible  aux  influences  de  l'un  et  de  l'autre. 
Jusqu'ici  nous  avons  étudié  la  région  moyenne  de  l'orga- 
nisme dans  ses  rapports  avec  le  monde  satanique  :  nous 
allons  considérer  maintenant  ces  mêmes  rapports  dans  les 
domaines  inférieurs  de  la  vie.  Ici,  comme  là^  peut  se  dé- 
clarer une  solution  de  continuité ,  une  blessure  qui  donne 
accès  à  l'esprit  mauvais.  Car  tout  ce  qui  blesse  notable- 
ment ce  côté  de  notre  nature,  tout  ce  qui  rend  plus  tran- 
chées les  oppositions  qui  constituent  en  quelque  sorte  la 
température  de  la  vie,  tout  cela  ouvre  la  porte  de  ce  génie 
du  mal,  qui  épie  sans  cesse  l'occasion  de  nous  perdre; 
tout  cela  introduit  peu  à  peu  et  presque  insensiblement 
l'élément  physique  dans  la  région  morale  de  notre  être,  et 
peut  devenir  par  là  une  occasion  de  possession.  Les  puis- 
sances extérieures  et  purement  physiques,  si  elles  produi- 
sent quelquefois  l'extase,  peuvent  aussi,  avec  le  concours 
de  certaines  causes  morales  déterminées,  produire  la  pos- 
session lorsqu'elles  pénètrent  profondément  dans  la  vie. 
Nider  {Formicarium,  1.  3,  ch.  1)  nous  raconte  à  ce  propos 
un  fait  remarquable.  Voici  ses  paroles  : 


;H()  ALTÉRATION    DU    TEMPÉRAMENT. 

Le  jeune         «  Le  fait  que  j'ai  à  raconter^  je  le  tiens  de  H.  Kaltysen, 

couvent  '  processeur  de  théologie  et  inquisiteur,  et  du  frère  Arnold., 

d'Herzogen-  témoin  oculaire.  Dans  un  couvent  de  notre  ordre,  situé  à 
busch. 

HerzogenLusch^  était  un  jeune  homme  d  environ  treize 

anS;,  que  ses  parents  avaient  envoyé  pour  qu'il  se  préparât 
à  faire  plus  tard  sa  profession.  Celui-ci,  étant  entré  dans  le 
jardin  du  couvent^  aperçut  quelque  chose  de  blanc  sus- 
pendu à  la  feuille  d'une  plante;  puis,  cédant  à  la  tenta- 
tion, il  détacha  cette  feuille,  la  mâcha  et  l'avala  sans 
défiance.  Bientôt,  pendant  qu'il  faisait  ses  exercices  de 
piété,  il  commença  à  prendre  un  maintien  très-dévot. 
Souvent  en  présence  des  frères  il  était  ravi  en  extase,  per- 
dait l'usage  de  ses  sens  extérieurs,  parlait  très-bien  le  latin, 
quoiqu'il  ne  l'eût  jamais  appris.  Il  savait  par  cœur  beau- 
coup de  passages  de  la  Bible  qui  lui  étaient  aussi  inconnus 
auparavant.  Il  en  était  de  même  de  la  langue  française.  11 
assurait  qu'il  voyait  des  merveilles  dans  le  ciel ,  et  il  disait 
à  ce  sujet  des  choses  vraiment  étonnantes.  Quelques 
femmes  moins  réfléchies  et  plus  crédules  pensèrent  que 
c'était  l'œuvre  du  Saint-Esprit,  quoique  ce  fût  celle  du  dé- 
mon. Mais  les  frères,  qui  savaient  que  ce  jeune  homme 
était  tout  à  fait  ignorant,  eurent  d'autres  pensées.  On  lui 
apporta  le  sacrement  de  l'eucharistie,  et  l'horreur  qu'elle 
excita  en  lui  fit  juger  que  le  démon  était  présent.  Un  saint 
religieux,  le  frère  Arnold,  l'exorcisa,  força  le  démon  à 
découvrir  pourquoi  il  était  entré  dans  le  corps  de  ce  jeune 
homme ,  et  lui  ordonna  de  le  quitter  après  avoir  donné  un 
signe  non  équivoque  de  sa  sortie.  Dès  lors  le  possédé  re- 
devint grossier  comme  auparavant,  et  porte  encore  au- 
jourd'hui les  traces  du  passage  du  démon;  car  il  a  quelque 
chose  de  désagréable  dans  tout  son  être  ;  et  son  esprit  est 


ALTÉRATION  DU  TEMPERAMENT.  3i7 

si  obtus  ;,  qu'il  est  douteux  qu'il  puisse  acquérir  la  science 
nécessaire,  à  un  ecclésiastique.  » 

On  ignore  ce  qu'était  le  blanc  que  ce  jeune  homme  avait 
aperçu  sur  cette  feuille;  c'était  probablement  le  produit 
de  quelque  insecte.  Quelle  que  fût  sa  nature  et  son  ori- 
gine, cène  fut  en  cette  circonstance  qu'une  cause  occa- 
sionnelle et  purement  physique,  qui,  en  pénétrant  dans 
la  vie  de  ce  jeune  homme,  donna  accès  en  lui  aux  in- 
fluences démoniaques.  Celles-ci  avaient  été  déterminées 
encore  par  d'autres  circonstances,  que  le  frère  Arnold  avait 
apprises  dans  la  confession  et  que  le  démon  lui  avait  dé- 
couvertes. 

Une  soif  ou  une  faim  extrême  ont  suffi  en  plusieurs  cir- 
constances'pour  disposer  à  la  possession.  Fernel  raconte 
un  fait  de  ce  genre  dans  son  livre  :  De  Abditis  rerum  causis, 
lib.  2.  Quelqu'un  ayant  soif  la  nuit,  se  leva,  et,  ne  trou- 
vant rien  à  boire,  il  se  sentit  aussitôt  comme  étranglé.  11 
fut  à  l'instant  même  possédé,  et  voyait  toujours  devant  soi 
un  gros  chien  noir  qui  aboyait  après  lui,  comme  il  le  cer- 
tifia après  sa  guérison.  Son  pouls,  la  chaleur  de  son  corps, 
sa  langue  chargée ,  ses  insomnies  et  le  trouble  de  son  es- 
prit firent  croire  à  plusieurs  qu'il  était  en  délire.  La  pos- 
session avait  ici  une  base  physique,  et  cette  base  c'était 
une  décomposition  intérieure  analogue  à  celle  que  le  virus 
rabique  produit  dans  l'hydrophobie.  On  a  remarqué  que 
souvent  le  manque  d'eau  éveille  ce  genre  d'hydrophobie 
qui  donne  l'horreur  de  tout  liquide,  et  produit  un  ébran- 
lement convulsif  du  pharynx.  Dans  ce  cas,  la  soif  portée  à 
l'extrême  avait  produit  le  même  etïet.  Il  est  encore  re- 
marquable que,  semblable  à  l'hydrophobe,  qui  aperçoit 
très -souvent  dans  l'élément  dont  il  a  horreur  la  forme 


318  ALTÉRATION    DU    TEMPÉRAMENT. 

d'un  chien  ;,  notre  possède  ait  aperçu  aussi  la  forme  d'un 
chien  noir,  sous  laquelle  se  personnifiait  pour  lui  la  conta- 
gion diabolique  qu'il  avait  reçue.  Peut-être  aussi  en  était-il 
de  lui  comme  de  cet  hydrophobe  qui  sentait  de  loin  tous 
ceux  qui  venaient  pour  le  voir,  qui  les  appelait  par  leurs 
noms  et  prénoms,  avant  même  que  personne  les  eût  aper- 
çus. (Borell.,  Centur.  3,  obs.  68.) 

Cet  état  n'est  pas  seulement  produit  par  un  désir  non 
satisfait  :  un  désir  même  satisfait  lui  a  donné  lieu  plus 
d'une  fois.  Un  paysan  du  côté  de  Sens  avait  chargé  son  fils 
du  soin  de  garder  les  porcs.  Il  le  réveilla  un  jour  de  très- 
bonne  heure  pour  l'envoyer  paître  ces  animaux  dans  la 
campagne.  L'enfant,  saisi  d'une  soif  violente,  se  jeta  sur  un 
seau  plein  d'eau,  et  en  but  avec  précipitation  une  grande 
quantité.  Il  fut  aussitôt  possédé,  et  il  fallut  le  Her.  Il  fut 
délivré  au  tombeau  de  saint  Germain.  {Vita  S.  Germant, 
ch.  4,  46.)  Dans  beaucoup  de  cas  la  possession  est  amenée 
par  les  choses  les  plus  innocentes.  Deux  femmes  en  Bel- 
gique dont  l'une  était  mariée,  l'autre  béguine,  et  qui 
habitaient  toutes  les  deux  un  endroit  comme  Raamsdonc, 
se  promenaient  un  jour  dans  la  rue.  L'une  d'elles  avait 
une  pomme;  elle  prit  son  couteau,  la  partagea  en  deux,  en 
donna  une  moitié  à  sa  compagne  et  garda  l'autre  pour  elle  ; 
puis  elles  continuèrent  de  marcher  en  parlant  de  choses  et 
d'autres.  Mais  pendant  qu'elles  mangeaient  cette  pomme, 
elles  furent  prises,  l'une  d'une  triple,  l'autre  d'une  double 
possession ,  qui  les  tourmenta  considérablement.  C'est  ce 
que  firent  connaître  plus  tard  les  exorcismes  qu'on  em- 
ploya pour  conjurer  le  démon.  La  chose  avait  déjà  duré 
quelque  temps,  lorsque  le  démon  qui  possédait  l'une  de 
ces  femmes  avoua  à  sa  mère  que  sa  fille  n'avait  pas  mérite 


ALTÉRATION    DU    TEMPÉRAMENT.  319 

ce  malheur,  mais  qu'il  lui  était  arrivé  pour  que  son 
exemple  effrayât  les  chrétiens  du  lieu^  et  qu'elle  serait 
délivrée  ainsi  que  sa  compagne  par  une  religieuse  vêtue 
de  noir^  qui  demeurait  au  delà  de  laSchelde.  La  mère  com- 
prit que  cette  religieuse  n'était  autre  que  sainte  Amelberge, 
et  elle  lui  fit  un  vœu .  Les  deux  possédées  se  rendirent  donc 
ensemble  à  son  tombeau.  Comme  elles  approchaient  de 
l'église,  l'une  se  mit  à  parler  de  choses  secrètes^  l'autre, 
au  contraire,  devint  muette  pendant  trois  jours.  Il  fallut 
employer  la  violence  pour  les  faire  entrer  dans  une  barque 
et  passer  la  rivière;  et  six  hommes  purent  à  peine  les 
traîner  dans  la  chapelle.  La  muette  commença  dès  lors  à 
parler.  Mais  les  corps  de  ces  deux  femmes  enflèrent  telle- 
ment que  leurs  cous  devinrent  plus  gros  que  la  tête.  On 
continua  les  exorcismes;  et  au  bout  de  neuf  heures  elles 
furent  jetées  par  terre  sans  mouvement,  et  la  bouche  ou- 
verte comme  dans  une  extase.  Elles  se  levèrent  au  bout 
d'une  heure,  et  rendirent  grâces  à  la  sainte  de  leur  déli- 
vrance. Ceci  arriva  au  mois  de  février  de  l'an  1327.  [Ad. 
Sanct.,  lOjul.) 

La  possession  est  quelquefois  la  suite  de  mauvais  trai- 
tements corporels.  Une  jeune  fille  nommée  Madeleine,  fille  Madeleine 
de  Georges  de  Siebeneich,  avait  à  l'âge  de  douze  ans  perdu 
son  père,  qui  s'était  noyé  dans  l'ivresse,  et  peu  de  temps 
après  sa  mère  était  morte  subitement.  Ses  tuteurs  la  pla- 
cèrent chez  un  meunier.  Là  elle  fut  traitée  de  la  manière 
la  plus  indigne.  On  l'occupait  à  filer,  et  quand  elle  n'avait 
pas  fait  sa  tâche  on  la  frappait  rudement  et  jusqu'au  sang 
avec  des  verges.  On  la  renfermait  des  nuits  entières  seule 
dans  un  trou  obscur;  on  vomissait  contre  elle  les  impré- 
cations les  plus  horribles.  Tout  cela  l'avait  rendue  craintive 


320  ALTÉRATION    DU    TEMPÉI'.AMENT. 

et  pusillanime ,  et  lui  avait  donné  un  tremblement  conti- 
nuel. La  nature  ainsi  maltraitée  éclata  enfin  sous  le  poids 
du  fardeau  dont  on  l'accablait^  et  Madeleine  fut  possédée  le 
jour  de  la  Chandeleur  de  l'an  1605.  Le  dimanche  aupara- 
vant, pendant  le  sermon  de  la  grand'messe,  lorsque  tout 
le  peuple  était  à  l'église,  un  oiseau  noir,  entrant  par  la 
porte  entr' ouverte ,  était  venu  à  elle  dans  sa  chambre  : 
volant  d'abord  vers  son  cou^,  il  alla  ensuite  sous  son  bras  , 
et  là  il  disparut.  Elle  s'évanouit  d'épouvante.  A  la  suite  de 
cet  événement  elle  éprouva  pendant  plusieurs  jours  de 
grands  vomissements,  et  un  hoquet  dont  le  bruit  égalait 
celui  d'une  roue  de  mouhn  ;  de  sorte  qu'on  l'entendait  à 
plusieurs  maisons  de  distance.  Bientôt  on  reconnut  en  elle 
tous  les  signes  caractéristiques  d'une  véritable  possession. 
[Bœmonomania ,  Tobias  Seilerus,  Wittemberg,  1605.) 
Catherine.  La  possession  peut  encore  être  l'effet  de  maladies  très- 
graves.  Catherine  Somnoata  fut  attaquée  deux  fois  de  la 
peste,  et  fut  guérie  aux  deux  fois  par  sainte  Rosalie,  dans 
la  grotte  de  Palerme.  Mais  elle  fut  ensuite  possédée  par 
sept  démons.  [Af%>endic.  miracul.  S.  RosaL,  ch.  4,  86.) 
Un  paysan  de  Burgovie  était  depuis  longtemps  malade  au 
lit.  11  fut  possédé  tout  à  coup,  sauta  de  son  lit,  prit  un 
bâton  et  s'élança  sur  sa  femme.  Les  voisins  accoururent,  et 
s'étonnèrent  de  trouver  en  cet  état  un  homme  qu'ils  con- 
naissaient depuis  longtemps  comme  boiteux.  Il  fut  guéri 
au  tombeau  de  saint  Gebhard.  (A.  S.,  27  aug.)  Mais  de 
toutes  les  maladies  celle  qui  semble  favoriser  le  plus  la 
possession,  c'est  l'épilepsie.  D'après  les  observations  de 
Salmuthi  [Centur.  3,  observ.  41),  bien  souvent  les  épilep- 
tiques,  avant  ou  après  leurs  accès,  voient  un  chien  ou  un 
homme  noir.  Ils  sont  donc  déjà  disposés  à  la  clairvoyance; 


ALTÉRATION  DU  TEMPÉRAMENT.  321 

et  comme  cette  disposition  a  des  rapports  très-intimes  avec 
l'état  lunatique,  la  clairvoyance  chez  eux  se  manifeste 
principalement  sous  son  côté  obscur  et  sombre.  Leur  état 
convulsif  contribue  à  développer  ces  dispositions,  qui  suf- 
fisent quelquefois  pour  produire  le  mal. 

L'an  1600  vivaient  à  Modène   quatre  sœurs,  jeunes,  Les  quatre 

sœurs 
nobles  et  vertueuses.  L'une  d'elle  était  mariée,  et  demeu-  de  Modène. 

rait  avec  une  de  ses  parentes.  Toutes  étaient  malheureu- 
sement disposées  aux  influences  diaboliques  et  avaient  été 
tourmentées  pendant  longtemps  par  les  esprits  impurs.  Si 
elles  tombaient  malades,  leurs  maladies  étaient  toujours 
d'une  nature  qui  échappait  aux  médecins.  Elles  étaient, 
par  exemple,  transportées  sur  des  lieux  élevés  pour  être  de 
là  jetées  en  bas,  ou  bien  enfermées  dans  les  chambres  les 
plus  éloignées  de  la  maison.  On  leur  déchirait  leurs  vête- 
ments, on  leur  arrachait  les  cheveux,  et  on  les  maltraitait 
tellement ,  que  les  voisins  accouraient  au  bruit  pour  leur 
porter  secours.  Quoiqu'elles  fussent  bien  élevées  et  de 
mœurs  irréprochables,  elles  étaient  contraintes  de  proférer 
des  blasphèmes,  des  paroles  indécentes  et  grossières,  et  de 
pousser  des  hurlements  affreux.  Elles  ne  pouvaient  prier 
ni  entendre  la  parole  de  Dieu  qu'avec  les  plus  grands  ef- 
forts. Assister  à  la  messe  était  pour  elles  une  chose  insup- 
portable; car  les  démons  les  renversaient  par  terre  et  leur 
faisaient  jeter  des  cris  de  fureur.  Si  elles  voulaient  aller  à 
confesse,  elles  se  sentaient  forcées  de  tirer  la  langue, 
comme  pour  se  moquer  du  sacrement  et  du  prêtre.  Quoi- 
que trois  d'entre  elles  eussent  fait  vœu  de  virginité ,  elles 
se  sentaient  continuellement  brûlées  des  feux  les  plus  im- 
purs. Prières,  messes,  eau  bénite,  reliques ,  exorcismes , 
tout  fut  employé,  mais  tout  fut  inutile.  Des  prêtres  pieux 


322  ALTÉRATION    DU    TEMPÉRAMENT. 

firent  pour  elles  des  pèlerinages  à  Lorette  et  en  d'autres 
lieux  célèbres;  ce  fut  en  Yain.  Elles  furent  enfin  délivrées 
par  l'intercession  de  saint  Ignace.  Le  recteur  avait  suspendu 
en  secret  une  image  du  saint  au  mur  de  leur  chambre.  Les 
démons  poussèrent  aussitôt  d'affreux  hurlements^  prodi- 
guant au  saint  les  épithètes  les  plus  injurieuses^  ce  qui 
augmenta  la  dévotion  de  ces  pauvres  femmes  pour  lui.  Le 
P.  Augustin  Vivado^  étant  venu  de  Rome  à  Modène  pour 
y  prêcher,  apporta  avec  lui  des  reliques  du  saint,  et  les 
plaça  en  secret  aussi  dans  la  chambre  des  quatre  soeurs. 
Les  démons  hurlèrent  encore  plus  fort  qu'auparavant,  et 
déclarèrent  d'où  ils  étaient  venus  et  qui  les  avait  amenés. 
Ils  sortirent  l'un  après  l'autre  en  criant  :  «  Où  est  ta  puis- 
sance, ô  Lucifer!  puisque  la  simple  image  de  ce  prêtre 
suffit  pour  nous  chasser  sans  que  tu  puisses  lui  résister?  » 
Il  avait  fallu  toutefois  deux  mois  de  lutte  avant  d'obtenir  la 
victoire. 

Comme  la  lune  est  dans  un  rapport  très-intime  avec  les 
systèmes  inférieurs  du  corps,  où  les  dispositions  maladives 
à  la  possession  prennent  leur  racine,  celles-ci,  dans  leurs 
manifestations,  se  trouvent  liées  très-souvent  aux  phases  de 
ce  satellite  de  la  terre.  DéjàCodronchus  et  plusieurs  autres 
après  lui  ont  remarqué  que  beaucoup  de  démoniaques  sont 
plus  tourmentés  dans  certaines  phases  de  la  lune.  Ainsi, 
du  temps  de  saint  Germain  il  y  avait  un  possédé  dont  les 
accès  coïncidaient  avec  la  croissance  de  la  lune.  Le  saint 
le  fit  renfermer  une  nuit  près  de  lui,  et  le  démon,  trahis- 
sant sa  présence,  découvrit  lui-même  et  l'époque  et  l'oc- 
casion où  il  était  entré  dans  le  corps  de  cet  homme ,  qui 
fut  guéri  à  l'instant  même.  Il  en  était  ainsi  de  cette  jeune 
fille  qui,  chaque  mois,  quand  la  lune  décroissait,  perdait  la 


ALTÉRATION    DU    TEMPÉRAMENT.  3*23 

vue,  et  la  recouvrait  quand  la  lune  venait  à  croître  :  elle 
fut  guérie  au  tombeau  de  saint  Pierre  Gonzalez.  [Act. 
Sanct.,  15  apr.) 

Il  est  impossible  de  reconnaître  dans  ces  opérations  une 
influence  immédiate  des  astres;  car  ceux-ci  ne  sont  point 
sortis  de  la  main  du  Créateur  avec  l'empreinte  du  démon, 
et  ils  n'ont  par  eux-mêmes  aucune  valeur  morale.  Mais 
dans  l'ordre  des  corps  de  cet  univers  la  lune  est  à  la  terre 
à  peu  près  ce  que  celle-ci  est  au  soleil.  Celui-ci  appartient 
à  une  sphère  plus  élevée,  celle-là  à  une  sphère  inférieure. 
Or  dans  l'ordre  des  hiérarchies  spirituelles  et  organiques  à 
la  fois,  nous  trouvons  une  nature  plus  haute  qui  a  ses  ra- 
cines dans  le  monde  spirituel  et  qui  correspond  à  la  région 
solaire;  puis  une  nature  intermédiaire  qui  correspond  à  la 
région  terrestre ,  et  enfin  une  nature  inférieure  qui  cor- 
respond à  la  région  lunaire.  D'un  autre  côté,  une  certaine 
concordance  existe  entre  les  éléments  qui  se  correspondent. 
Si  donc,  dans  l'état  ordinaire  et  sain  du  corps,  les  secousses 
produites  par  les  phases  de  la  lune  se  perdent  et  sont  neu- 
tralisées en  quelque  sorte  par  les  grands  mouvements  vi- 
taux, elles  se  produisent  au  dehors  dans  toute  leur  énergie 
dès  qu'un  état  maladif  intervient;  et  alors  elles  disposent 
à  la  fois  et  aux  maux  physiques,  et,  par  le  moyen  de  ceux-ci, 
aux  influences  diaboliques.  Lorsqu'une  maladie  cosmique 
croît  en  même  temps  que  la  lune,  le  remède  est  plus  effi- 
cace  quand  il  est  administré  à  l'époque  où  eUe  décroît  : 
U  en  est  ainsi  bien  souvent  des  maladies  d'une  nature  dia- 
bolique. Quand  elles  croissent  avec  la  lune,  c'est  à  l'époque 
où  elle  décroît  que  seront  plus  efficaces  les  moyens  em- 
ployés contre  elles. 


324     DES    INFLUENCES    SPIRITUELLES    DANS    LA    POSSESSION. 

CHAPITRE  IX 

Les  influences  spirituelles  considérées  dans  leurs  rapports  avec  la 
possession.  Un  simple  regard ,  quelquefois  môme  une  simple  plai- 
santerie ,  peut  la  produire.  Des  formes  sous  lesquelles  le  démon  a 
coutume  de  paraître.  Histoire  de  Jean  Schmidt. 

Les  puissances  infernales  ne  trouvent  pas  seulement  dans 
les  systèmes  inférieurs  de  notre  être  une  porte  pour  entrer 
chez  nous;  ils  la  trouvent  encore  dans  les  régions  supé- 
rieures. Mais  ici  tout  consiste  en  des  visions^  des  contem- 
plations, des  imaginations.  Tant  que  l'homme  ne  sort  pas 
des  voies  hattues,  il  est  inaccessible  aux  phénomènes  ex- 
traordinaires; mais  dès  qu'il  sort  de  ces  voies,  dès  que  les 
digues  qui  le  retiennent  dans  ce  milieu  où  consistent  la  sa- 
gesse et  le  bien  sont  rompues,  tous  ces  phénomènes,  qui 
ne  pouvaient  se  produire  auparavant,  cherchent  à  se  ma- 
nifester; et  la  nature,  inondée,  pour  ainsi  dire,  par  les  flots 
d'un  monde  inaccoutumé,  devient  par  là  plus  disposée  à 
être  possédée  par  lui.  L'homme  peut  donc,  par  cette  région 
de  la  personnalité  humaine,  s'ouvrir  une  porte  dans  ces 
royaumes  étrangers,  comme  aussi  les  influences  de  ceux-ci 
peuvent  arriver  à  lui  par  cette  même  porte.  La  simple  vi- 
sion physique,  quand  elle  se  he  avec  certaines  relations 
morales  et  certaines  dispositions  du  caractère  ou  du  tem- 
pérament, peut  devenir  une  cause  occasionnelle  pour  les 
phénomènes  de  ce  genre. 
Histoire  Prosper  nous  raconte  à  ce  sujet  un  fait  qui  s'était  passé 
^*Tn  ^d""^  ^  ^^^^'^^ê^  ^^  ^^^  temps  et  dont  les  liabitants  de  cette  ville 
Carthage.  avaient  été  témoins.  Une  jeune  fille  d'origine  arabe,  qui 
avait  pris  l'habit  des  femmes  consacrées  à  Dieu,  un  jour 


DES    LNFLUEÎSCES    SPIRITUELLES    DANS    LA    POSSESSION.      325 

qu'elle  prenait  un  bain,  regarda  avec  volupté  une  image 
de  Vénus,  et  tout  aussitôt  celui  qui  rôde  autour  de  nous 
comme  un  lion  rugissant,  trouvant  ce  qu'il  cherchait,  s'éta- 
blit dans  le  corps  de  cette  femme.  Il  se  logea  dans  le  gosier, 
et  pendant  soixante-dix  jours  il  ne  lui  laissa  prendre  aucune 
nourriture  ni  aucun  breuvage.  Les  parents  eurent  recours 
dans  leur  malheur  aux  remèdes  spirituels,  et  s'adressèrent 
à  un  prêtre;  ils  lui  expliquèrent  tout  ce  qui  s'était  passé. 
La  jeune  fille  lui  déclara  en  même  temps  que  chaque  nuit, 
à  minuit,  un  oiseau  lui  apparaissait,  et  lui  versait  dans  la 
bouche  quelque  chose  qu'elle  ne  connaissait  pas.  Tous 
étaient  étonnés  de  ne  trouver  en  elle  aucun  signe  d'une  aussi 
longue  abstinence,  ni  faiblesse,  ni  pâleur,  ni  malaise.  Le 
prêtre,  s'étant  assuré  par  ses  propres  yeux  de  la  vérité  des 
faits ,  conseilla  de  recommander  la  jeune  fille  à  une  reli- 
gieuse d'un  couvent  où  étaient  conservées  les  reliques  de 
saint  Etienne  et  au  supérieur  de  ce  couvent.  Là  le  démon 
lui  apparut  dès  le  premier  jour  sous  la  forme  de  l'oiseau 
accoutumé,  et  lui  reprocha  d'être  venue  en  un  lieu  où  il 
ne  pouvait  approcher  d'elle  sans  y  avoir  été  contrainte  par 
la  faim  ni  par  la  soif  :  elle  y  resta  deux  mois  néanmoins 
sans  boire  ni  manger. 

Le  quinzième  dimanche  après  son  arrivée  ,  le  prêtre 
étant  venu  avec  nous  dans  l'église  pour  célébrer  la  messe 
de  bonne  heure,  le  supérieur  de  la  maison  conduisit  à 
l'autel  la  jeune  fille  ;  et  à  son  air,  à  sa  démarche  on  aurait 
pu  croire  qu'elle  sortait  d'un  repas  copieux  où  elle  avait 
beaucoup  bu  ;  mais,  s'étant  prosternée  devant  l'autel ,  elle 
émut  jusqu'aux  larmes  par  ses  plaintes  et  ses  cris  tous  les 
assistants,  qui  se  mirent  à  invoquer  le  secours  de  Dieu. 
Après  la  messe,  le  prêtre  lui  ayant  donné  une  petite  par- 
IV  10 


326      DES    INFLUEINCES    SPIRITUELLES    DANS    LA    POSSESSION. 

ticule  d'une  hostie  consacrée  et  imbibée  d'eau,  pendant 
une  demi-heure  elle  ne  put  l'avaler,  parce  qu'elle  était  en- 
core possédée  par  celui  dont  l'Apôtre  dit  :  «  Qu'a  de  com- 
mun le  Christ  avec  Bélial?  »  ou  encore  :  <(  Vous  ne  pouvez 
boire  le  cahce  du  Seigneur  et  celui  des  démons.  »  Pendant 
que  le  prêtre  tenait  sa  tête,  pour  qu'elle  ne  rejetât  pas 
l'hostie,  un  diacre  conseilla  d'appliquer  à  sa  gorge  le  saint 
calice.  A  peine  l'eut -on  fait  que  le  démon  dut  céder  au 
Sauveur  l'endroit  qu'il  avait  possédé  jusque-là,  et  la  jeune 
fille  put  avaler  l'hostie  qu'elle  avait  dans  la  bouche  et  écla- 
ter en  actions  de  grâces.  La  multitude  entière  rendit  aussi 
grâces  à  Dieu  d'avoir  ainsi ,  après  quatre-vingt-deux  jours 
de  souffrance ,  délivré  cette  femme  de  la  tyrannie  du  dé- 
mon. {VrosT^ev,  de  Dim.  tempor.,  ch.  6,  p.  900.) 

Quelquefois  en  ces  circonstances  la  simple  vue  dégénère 
immédiatement  en  une  vision  qui  produit  aussitôt  les  ré- 
sultats que  nous  avons  vus  plus  haut.  Brognoli  raconte 
dans  son  Alexicacon,  disput.  2,  n°  261,  qu'une  jeune  fille 
de  Venise,  âgée  de  quatorze  ans,  ayant  regardé  un  jour 
avec  complaisance  son  image  dans  une  glace,  revint  plu- 
sieurs fois  pour  se  donner  le  même  plaisir.  Elle  aperçut 
dans  le  miroir  l'image  d'un  beau  jeune  homme  qui  em- 
brassait la  sienne;  et  comme  elle  prenait  plaisir  à  cette  re- 
présentation, la  forme  qu'elle  voyait  se  découvrit  à  elle, 
et  lui  déclara  qu'il  était  le  plus  grand  des  dieux,  et  qu'il 
était  épris  d'amour  pour  elle;  que,  si  elle  voulait  lui 
plaire,  elle  devait  croire  qu'il  n'y  avait  point  d'autre  dieu 
que  lui;  qu'elle  devait  par  conséquent  renoncer  à  la  foi 
qu'elle  avait  en  Jésus-Christ  et  aux  autres  dogmes  de  la  re- 
ligion, ce  qu'elle  fit  sans  plus  de  réflexion.  Cependant  sa 
mère,  qui  était  une  femme  pieuse  et  intelligente,  la  voyant 


DES    LNFLUEiNCEb    SPIRITUELLES    DAiNS    LA    POSSESSION.       327 

s'arrêter  souvent  et  longtemps  devant  le  miroir  en  mur- 
murant certaines  paroles ,  conçut  quelques  soupçons  et  la 
questionna.  La  jeune  fille,  quoiqu'elle  eût  promis  au  dé- 
mon le  silence,  ne  put  le  garder  néanmoins,  et  découvrit 
tout  à  sa  mère.  Celle-ci  lui  fit  de  grands  reproches,  lui  en- 
leva le  miroir  et  l'avertit  de  ne  plus  jamais  se  permettre 
de  telles  choses.  Mais  la  jeune  fille  tomba  dans  une  telle 
mélancolie  qu'elle  passait  les  jours  et  les  nuits  dans  les 
larmes,  ne  pouvant  plus  ni  manger  m  dormir,  et  répétant 
sans  cesse  qu'elle  avait  perdu  la  foi,  qu'elle  ne  croyaitplus 
en  Dieu,  qu'elle  était  au  pouvoir  du  démon  et  qu'elle  n'a- 
vait plus  à  attendre  que  l'enfer. 

Ses  parents,  ses  amis  venaient  souvent  la  visiter.  Quel- 
ques-uns croyaient  que  c'était  un  excès  de  mélancolie, 
d'autres  soupçonnaient  qu'elle  était  enceinte.  On  eut  re- 
cours à  un  médecin  qui  passait  pour  le  plus  habile  de  tous 
les  médecins  de  Venise.  Celui-ci  employa  beaucoup  de  re- 
mèdes, saigna  souvent  la  malade  et  lui  ordonna  de  s'abste- 
nir de  toute  nourriture.  Tout  fut  inutile;  on  ne  fit  qu'a- 
jouter à  ce  qu'elle  souffrait  intérieurement  des  souffrances 
extérieures  qui  allèrent  si  loin  qu'elle  pouvait  à  peine  se 
remuer  dans  son  lit.  Comme,  malgré  cela,  le  médecin 
voulait  continuer  son  traitement,  le  confesseur  de  la  ma- 
lade conseilla  enfin  à  son  père  de  m' appeler.  A  peine  ar- 
rivé, je  fus  convaincu  de  la  présence  du  démon,  et  fis 
prier  le  médecin  d'avoir  au  moins  cinq  à  six  jours  de  pa- 
tience, jusqu'à  ce  que  j'eusse  employé  les  moyens  que  je 
croyais  utiles.  J'ordonnai  à  la  malade  un  régime  fortifiant, 
de  la  viande  et  du  vin.  Le  lendemain  je  la  fis  sortir  du  lit; 
le  troisième  jour  je  la  fis  conduire  à  l'église  de  sa  paroisse, 
qui  était  près  de  sa  maison,  et  où  elle  reçut  les  sacrements 


328      DES    INFLUENCLS    SPIRITUELLES    DANS    LA    POSSESSION. 

de  pénitence  et  d'eucharistie.  Le  quatrième  jour  je  lui  or- 
donnai de  se  livrer  à  quelque  travail  manuel.  Outre  cela, 
elle  devait  chaque  jour  prier,  faire  des  actes  de  foi,  d'espé- 
rance et  de  charité.  Le  sixième  jour,  le  médecin  vint^  je 
lui  démontrai  alors,  ainsi  qu'aux  parents  et  aux  amis  de  la 
jeune  fille ,  qu'elle  était  possédée  et  qu'elle  avait  bien  plus 
besoin  des  remèdes  spirituels  que  des  corporels.  Le  médecin 
cessa  ses  visites,  et  je  continuai  mon  traitement,  employant 
toujours  et  la  fréquentation  des  sacrements  et  les  pratiques 
religieuses,  et  conjurant  souvent  le  démon.  Par  tous  ces 
moyens,  et  par  une  attention  persévérante  de  ses  parents 
à  exécuter  mes  prescriptions,  la  jeune  fille  fut  bientôt  com- 
plètement rétablie. 

Souvent  aussi  la  vue  d'une  forme  quelconque,  que  cette 
vue  soit  purement  subjective  ou  qu'elle  corresponde  à  une 
réalité,  amène  la  possession.  Saint  Norbert,  fondateur  des 
Prémontrés,  se  trouvant  dans  le  couvent  de  Nivars,  au  dio- 
cèse de  Soissons,  pour  y  placer  un  abbé,  un  homme  de  cet 
endroit  fut  possédé  du  démon.  Cet  homme  était  dans  son 
champ,  selon  sa  coutume.  S' étant  penché  vers  une  source 
qui  était  là  tout  près,  afin  de  s'y  désaltérer,  il  aperçut  dans 
l'eau  une  ombre  d'un  aspect  terrible.  A  cette  vue  il  recule 
d'horreur;  et,  s'étant  relevé,  il  voit  devant  lui  un  homme 
d'une  haute  taille  qui  lui  demande  qui  il  est,  et  disparaît 
à  l'instant.  Il  est  frappé  de  stupeur.  A  partir  de  ce  moment 
il  fut  possédé  du  démon.  Il  devint  aussitôt  furieux.  Il  était 
midi  lorsque  ceci  lui  arriva;  le  soir  on  le  trouva  au  même 
endroit,  et  on  renchaina;  puis  on  l'amena  devant  le  saint. 
Celui-ci,  l'ayant  regardé  avec  attention,  comprit  bien  que 
c'était  une  ruse  du  démon  qui  voulait  le  rendre  odieux 
dans  le  pays.  {Act.  Sanct.) 


DES    INFLUENCES    SPIRITUELLES    DANS    LA    POSSESSION.      329 

Dominique  raconte,  dans  la  vie  de  saint  Ambroise  de 
Sienne^,  que  sa  sœur  étant  allée  à  une  source,  dans  la  val- 
lée de  Mouton,  y  vit  un  fantôme  tout  noir.  Elle  voulut 
faire  le  signe  de  la  croix ^  mais  elle  ne  le  put;  il  lui  fut 
impossible  aussi  de  prononcer  le  nom  de  la  sainte  Vierge. 
Elle  sentit  en  même  temps  une  démangeaison  depuis  la 
tête  jusqu'aux  pieds.  Ayant  puisé  de  l'eau,  elle  s'assit  à 
terre  j  riant  comme  une  insensée.  Ayant  voulu  invoquer 
saint  Ambroise,  elle  n'en  fut  que  plus  violemment  tour- 
mentée. De  retour  à  la  maison,  elle  se  jeta  par  terre, 
frappant  autour  d'elle  comme  une  furieuse,  et  passa  ainsi 
deux  jours  sans  boire  ni  manger.  (A.  S-,  20  mart.) 

Ce  qui  se  produit  ici  comme  une  ombre  sans  forme  ou 
sous  une  forme  humaine  apparaît  quelquefois  sous  celle 
d'un  animal,  d'un  oiseau,  particulièrement  d'un  hibou, 
d'une  chauve-souris  ou  de  quelque  autre  oiseau  d'un  plu- 
mage noir,  ou  dont  la  forme  se  rapproche  davantage  de 
celle  que  la  Fable  donne  aux  Harpies.  Bien  souvent  aussi  le 
démon  prend  la  forme  d'un  chien  noir,  d'un  bouc  ou  d'un 
loup.  Nous  lisons  dans  la  vie  de  saint  Anselme  de  Cantor- 
béry  qu'un  moine,  étant  tombé  malade  dans  son  abbaye  du 
Bec,  poussait  des  cris  lamentables,  parce  que  deux  gros 
loups  le  tenaient  dans  leurs  griffes  et  le  mordaient  à  la 
gorge  comme  pour  l'étrangler.  Le  saint  fit  sur  lui  le  signe 
de  la  croix,  et  le  malade  recouvra  aussitôt  le  repos.  Lorsque 
le  démon  prend  la  forme  humaine ,  il  choisit  souvent  de 
préférence  celle  d'un  Maure  très-noir.  Une  jeune  fille  de 
Riedlingen  cueillait  avec  ses  servantes  de  Ja  menthe  dans 
un  bois.  Elle  crut  voir  tout  à  coup  venir  à  elle  un  Maure 
nu  qui  la  prit  par  les  cheveux  et  la  traîna  dans  la  forêt. 
Elle  invoque  alors  saint  Ulric,  et  met  ainsi  en  fuite  ce  fan- 


330      DES    INFLUENCES    SPIRITUELLES    DANS    LA    POSSESSION, 

tome.  Le  premier  jour  elle  ne  sentit  aucun  mauvais  effet  de 
ce  qui  lui  était  arrivé  ;  mais  le  second  elle  se  mit  à  parler 
sans  suite  j  et  se  trouva  possédée  le  troisième.  Conduite  au 
tombeau  de  saint  Ulric,  elle  se  cacha  sous  la  nappe  de  l'au- 
tel en  disant  :  «  Je  ne  sors  pas  d'ici  que  je  n'aie  éprouvé  la 
miséricorde  du  Seigneur.  »  Le  démon  la  quitta  sur-le- 
champ.  (A.  S._,  4  jul.)  Un  jeune  homme  du  faubourg 
Saint-Julien,  à  Metz,  gardant  les  vignes  pendant  la  nuit, 
aperçoit  dans  le  voisinage  des  hommes  qui  luttent  avec  des 
flambeaux  allumes.  Il  va  vers  eux  ,  mais  il  est  pris  d'un 
tel  effroi  qu'il  tombe  à  terre  sans  connaissance  et  se  relève 
possédé.  Il  ne  put  être  délivré  qu'au  tombeau  de  saint  Si- 
gebert.  [Ad,  Sanct.,  2  febr.) 

Pour  ce  qui  concerne  les  formes  des  animaux,  nous  en 
avons  un  grand  nombre  d'exemples  depuis  le  temps  des 
solitaires  jusqu'à  nos  jours.  Brognoli,  dans  son  Alexicacon, 
rapporte  un  fait  de  ce  genre.  «  L'an  1665,  dit-il,  pendant 
que  je  prêchais  le  carême  aux  environs  de  Brescia,  on  m'a- 
mena une  jeune  fille  de  douze  ans.  Celle-ci  me  raconta,  en 
présence  de  sa  mère,  que  deux  mois  auparavant,  pendant 
qu'elle  ramassait  du  bois  dans  un  bois,  un  énorme  chien 
noir  vint  à  elle  et  l'embrassa  avec  ses  pieds  de  devant.  Elle 
tomba  par  terre  d'épouvante,  et  ne  put  regagner  qu'avec 
peine  sa  maison.  A  partir  de  ce  moment,  elle  avait  toujours 
été  mal,  et  tombait  bien  souvent  en  défaillance.  »  Brognoli, 
après  s'être  assuré  qu'elle  était  possédée,  la  prépara  de  son 
mieux,  et  ordonna  enfin  au  démon  de  la  quitter.  Il  sortit 
sous  la  même  forme  qu'il  était  entré  en  elle,  comme  elle 
l'indiqua  elle-même  toute  joyeuse  en  criant  :  «  Le  voilà 
qui  s'en  va!  le  voilà  qui  s'en  va!  mais  il  est  là  dehors  à 
la  porte  et  me  regarde.  »  «  Je  lui  pris  la  main,  continue 


DES    INFLUENCES    SPIRITUELLES    DANS    LA    POSSESSION.      331 

Brognoli,  excitant  sa  foi  et  sa  confiance,  et  lui  ordonnant 
de  reprocher  elle-même  au  démon  son  impuissance,  et  de 
lui  commander  de  s'éloigner  tout  à  fait  pour  ne  plus  l'in- 
quiéter jamais;  ce  qui  arriva  en  effet;  après  quoi  elle  s'en 
retourna  joyeuse  avec  sa  mère.  » 

Quelquefois  la  possession  est  l'effet  de  l'apparition  de 
quelque  fantôme  réel  ou  imaginaire.  Ily  avait  à  Ratisbonne 
un  cordonnier  nommé  Sigebert,  qui  était  tellement  tour- 
menté par  ses  imaginations  qu'il  ne  pouvait  dormir  ni 
jour  ni  nuit^  jusqu'à  ce  qu'il  fût  entré  au  monastère  de 
Saint-Emmeran.  Ses  tentations  le  quittèrent  à  la  vérité; 
mais^  ne  pouvant  supporter  la  pauvreté  des  moines ,  il 
quitta  son  habit  et  reprit  son  métier.  A  partir  de  ce  mo- 
ment il  fut  possédé ,  et  ce  ne  fut  qu'avec  peine  qu'il  fut 
guéri  par  l'mtercession  de  saint  Emmeran.  {Act.  Sanct., 
22  sept.) 

Souvent^  sous  l'influence  de  circonstances  défavorables, 
il  suffit  pour  déterminer  la  possession  de  quelques  images 
ou  de  quelques  signes  extérieurs  tout  à  fait  accidentels  en 
apparence.  «  L'an  1648^  nous  dit  Brognoli^  un  vitrier  de 
Tesara,  nommé  Etienne  de  Convers,  âgé  de  trente-trois  ans^ 
vint  me  trouver^  et  me  raconta  qu'au  mois  de  juin  de  cette 
année,  étant  dans  son  atelier  avec  deux  de  ses  compagnons, 
un  de  ceux-ci  traça  sur  la  terre  avec  du  charbon  un  cercle, 
au  milieu  duquel  il  représenta  une  tête  avec  un  petit  chapeau 
à  plumes,  et  que  pendant  ce  temps  l'autre  murmura  quel- 
ques paroles  inconnues.  Etienne  se  sentit  dès  lors  comme 
attiré  par  une  puissance  étrangère,  et  vit  la  forme  de  sa 
tête  au  milieu  du  cercle.  Ses  compagnons  lui  donnèrent 
ensuite  du  vin  à  boire.  A  peine  avait -il  bu  qu'il  sentit 
dans  toutes  ses  entrailles  des  douleurs  telles  qu'il  lui  sem- 


Schmidt. 


332      DES    INFLUENCES    SPIRITUELLES    DANS    LA    POSSESSION. 

blait  qu'elles  étaient  déchirées  par  des  chiens.  Il  devint 
dès  lors  furieux,  se  frappant  la  tête  avec  ses  poings,  cou- 
rant et  fuyant  les  hommes  comme  s'il  eût  été  poursuivi  par 
les  furies.  Il  s'éloigna  de  la  ville  à  la  distance  de  cinq  mil- 
les ;  mais  ayant  rencontré  là  un  homme  qui  tenait  l'épée 
à  la  main  et  voulait  le  tuer,  il  revint  à  la  maison,  boule- 
versant et  renversant  tout.  Son  médecin,  le  croyant  fou,  le 
purgea,  le  saigna,  lui  mit  sur  la  tête  déjeunes  pigeons,  etlui 
administra  entre  autres  une  médecine  composée  de  graisse 
de  vipère.  Il  sembla  alors  au  pauvre  patient  qu'il  avait  le 
corps  tout  plein  de  serpents  qui  déchiraient  ses  membres. 
Tous  les  remèdes  étaient  impuissants.  Comme  il  avait  des 
intervalles  lucides,  oùilreconnaissaitparfaitement  son  état, 
on  me  l'amena.  Après  les  préparations  nécessaires,  je  com- 
mandai au  démon  de  se  déclarer,  s'il  était  présent.  Il  se 
reconnut  aussitôt  avec  de  grands  cris  comme  la  cause  de 
tout  le  mal.  Le  lendemain,  Etienne  étant  revenu  avec  ses 
parents  et  ses  amis,  il  fut  guéri  avec  le  secours  de  Dieu. 
Comme  sa  foi  était  faible,  il  ressentit  encore  les  jours  sui- 
vants quelques  atteintes  du  démon;  mais,  fortifié  de  nou- 
veau, il  fut  bientôt  guéri  tout  à  fait.  »  [Alexic,  disp.  3.) 

Quelquefois  le  diable,  après  avoir  été  peint  sur  un  mur, 
apparaît  lui-même.  «  L'an  1589,  nous  raconte  Jean  Schna- 
ben,  curé  de  Heydingsfeldt,  un  jeune  homme  de  ma  pa- 
roisse nommé  Hans  Schmidt,  âgé  de  dix-neuf  ans,  placé 
comme  ouvrier  forgeron  chez  maître  Brosten  à  Eichstadt , 
fut  envoyé  avec  un  autre  nommé  Wolf  à  Ingolstadt ,  pour 
y  acheter  du  fer.  Ils  s'arrêtèrent  pourboire  dans  un  village 
nommé  Buchsenham.  Wolf  découvrit  à  son  compagnon 
qu'il  avait  un  talent  particulier  pour  frapper  d'estoc  et  de 
taille,  ajoutant  que,  s'il  le  désirait,  il  lui  apprendrait  cet 


DES    I^FLUE^CES    SPIRITUELLES    DANS    LA    POSSESSION.       333 

art.  Hans  en  fit  l'essai  sur  sa  main  avec  un  couteau  sans  se 
faire  aucun  mal.  Wolf^  tirant  alors  un  petit  livre  de  magie, 
le  lui  donna  à  lire.  Hans  le  lut  en  marchant,  pendant  qu'ils 
faisaient  route  ensemble.  Après  qu'il  eut  lu  pendant  quel- 
que temps,  \Yolf  lui  dit  de  regarder  en  l'air.  L'ayant  fait, 
il  aperçut  près  d'un  mur  de  pierre  une  vingtaine  de  soldats 
armés  qui  marchaient  contre  eux.  Hans  jeta  le  livre  par 
terre,  ce  qui  déplut  à  Wolf ,  qui  le  remassa,  et  y  lut  quel- 
ques lignes.  A  l'instant  même  toute  cette  bande  armée 
disparut.  Leurs  affaires  étant  terminées,  ils  revinrent  chez 
leursmaîtres,  et  continuèrent  de  travailler  ensemble.  Pen- 
dant ce  temps  Hans  copia  le  livre  magique ,  et  questionna 
son  compagnon  sur  le  sens  de  plusieurs  mots  qu'il  ne 
comprenait  pas.  Mais  Wolf  refusa  de  le  lui  expliquer,  à 
moins  qu'il  ne  lui  jurât  d'apprendre  l'art  qu'enseignait  ce 
livre.  Hans  le  promit  enfin.  Wolf  lui  dit  qu'il  devait  chaque 
matin  sortir  du  lit  le  pied  gauche  le  premier,  et  au  nom 
du  diable;  puis  lire  deux  ou  trois  phrases  du  petit  livre. 
Hans  effrayé  ne  voulut  pas  suivre  ses  prescriptions ,  et  il 
jeta  secrètement  son  livre  dans  la  cheminée  de  la  forge. 
Wolf  irrité  lui  donna  un  coup  de  marteau ,  et  une  autre 
fois  un  coup  de  stylet  qui  traversa  sa  veste  et  sa  chemise. 
M  Hans,  ne  pouvant  plus  rester  chez  son  maître,  se  mit 
en  route  pour  retourner  dans  son  pays.  Le  démon  lui  ap- 
parut en  chemin  sous  la  forme  de  Wolf,  son  compagnon, 
lui  défendit  d'aller  retrouver  ses  amis,  et  lui  offrit  de  l'ar- 
gent. Hans  l'ayant  refusé,  le  démon  lui  fit  perdre  sa  route; 
de  sorte  qu'après  de  longs  circuits  il  revint  trois  fois  au 
même  endroit.  W^olf  lui  présenta  une  corde  de  crin,  l'en- 
gageant à  se  pendre.  Hans,  étant  enfin  revenu  dans  son 
pays,  épousa  une  jeune  fille  nommée  Barbe  Rabin,  qui 


334      DES    INFLUENCES    SPIRITUELLES    DANS    LA    POSSESSION. 

tomba  bientôt  malade  et  mourut.  S'étant  mis  en  route 
pour  aller  trouver  son  beau-père ,  et  lui  demander  un 
dédommagement  des  dépenses  que  lui  avait  occasionnées 
la  maladie  de  sa  femme,  il  fut  pris  tout  à  coup  lui-même 
d'une  maladie  très-grave,  de  sorte  qu'il  dut  recevoir  les 
sacrements  et  faire  son  testament.  Après  cela  il  fut  atta- 
qué d'un  autre  mal  épouvantable.  De  temps  en  temps  le 
corps  lui  enflait,  et  il  sentait  des  coups  violents  dans  la 
région  du  cœur  et  de  la  poitrine.  Puis  le  démon  lui  appa- 
raissait sous  la  forme  de  Wolf ,  lui  montrait  le  livre  ma- 
gique, le  saisissait  à  la  gorge  avec  des  gestes  terribles,  et 
cette  lutte  durait  une  demi -heure  et  quelquefois  plus 
longtemps  encore.  Une  autre  fois,  le  démon  saisit  une 
arme  qui  était  suspendue  dans  sa  chambre,  et  fit  signe  de 
vouloir  le  tuer;  puis  il  lui  fit  prendre  ses  vêtements,  lui 
mit  l'arme  à  la  main,  et  le  força  de  descendre  l'escalier  ; 
et  l'on  ne  put  le  remettre  au  lit  qu'avec  peine.  Le  malade 
commença  à  voir  à  côté  du  démon  un  bel  ange.  Celui-ci 
lui  prescrivit  un  remède  que  ses  amis  exécutèrent.  On  ne 
bdii  s'il  produisit  quelque  effet.  Mais  la  possession  continua 
jusqu'àce  qu'on  eût  employé  contre  le  mal  lesexorcismes.» 
Une  simple  plaisanterie  a  suffi  quelquefois  pour  pro- 
duire la  possession.  On  amena  un  jour  à  saint  Pierre  Ga- 
lata,  solitaire  près  d'Antioche  en  Syrie,  un  cuisinier  qui 
était  possédé.  Le  saint  ayant  demandé  au  démon  comment 
11  avait  acquis  ce  pouvoir  sur  cette  créature,  le  démon  lui 
raconta  ce  qui  suit.  «  Le  maître  de  cet  homme  tomba  ma- 
lade à  Héliopolis.  Sa  femme  était  assise  près  de  son  lit; 
pendant  ce  temps  les  servantes  s'entretenaient  de  la  vie  des 
moines  d'Antioche  et  de  leur  pouvoir  sur  les  démons.  Puis, 
par  manière  de  jeu,  elles  firent  semblant  d'être  possédées. 


INFLUENCE    DU    PAGAÎNISME.  335 

et  revêtirent  cet  liomme  que  voici  d'une  peau  de  chèvre , 
pour  qu'il  les  exorcisât  comme  s'il  eût  été  moine.  Pendant 
que  tout  cela  se  passait^  j'étais  devant  la  porte;  et  comme 
j'entendais  avec  peine  vanter  la  puissance  de  ces  moines, 
je  voulus  la  mettre  à  l'épreuve.  J'entrai  donc  dans  le  corps 
de  cet  homme^  pour  voir  comment  les  moines  s'y  pren- 
draient pour  m'en  chasser.  Je  le  sais  maintenant,  et  je 
n'ai  plus  besoin  d'aucune  autre  expérience.  Sur  vos  ordres 
je  partirai  sans  retard.  »  [Act.  Sanct.,  \  febr.) 


CHAPITRE   X 

Des  causes  occasionnelles  de  la  possession  du  côté  des  démons.  Des 
influences  du  paganisme.  Du  pouvoir  de  la  malédiction.  Histoire 
d'une  famille  de  Césarée.  Ives  de  Danguernano. 

La  possession  est  un  rapport  plus  intime  du  diable  avec 
la  nature  humaine,  un  magnétisme  infernal^,  qui  établit 
entre  celle-ci  et  celui-là  une  certaine  communauté  et  un 
commerce  familier.  De  même  qu'une  comète,  quand  la 
sphère  de  son  activité. s' étend,  ou  quand  elle  s'approche 
plus  près  de  la  terre,  peut  enti'er  avec  celle-ci  dans  un  rap- 
port funeste  pour  elle,  ainsi  toute  puissance  morale ,  ap- 
partenant soit  au  monde  supérieur,  soit  au  monde  in- 
férieur, peut  contracter  avec  la  nature  spirituelle  de 
l'homme  des  rapports  qui  finissent  par  amener  la  posses- 
sion. Jusqu'ici  nous  avons  considéré  ces  rapports  du  côté 
de  la  nature  humaine;  il  nous  reste  à  les  étudier  du  côté 
du  démon. 

Le  démon  est  cette  puissance  dont  il  est  dit  au  quarante 


336  INFLUKJsCE    DU    PAGAMSMF.. 

et  unième  livre  de  Job  :  «Aucune  puissance  sur  la  terre  ne 
peut  être  comparée  au  pouvoir  de  celui  qui  est  fait  de  telle 
sorte  qu'il  ne  craint  personne,  qui  voit  tout  ce  qui  est 
élevé,  et  qui  gouverne  en  roi  tous  les  fils  de  l'orgueil.  » 
S'il  ne  dépendait  que  de  lui ,  il  attirerait  à  soi  toute  la 
terre,  bien  plus,  toutes  les  créature?  ;  il  ferait  du  ciel  son 
siège,  et  de  la  terre  l'escabeau  de  ses  pieds.  Mais  comme 
sa  nature  ne  reconnaît  aucune  mesure  dans  le  mal,  ce  rap- 
port une  fois  établi,  il  le  pousserait  au  delà  de  toute  limite, 
et  il  accumulerait  les  tourments  et  les  supplices  jusqu'à 
faire  de  ce  monde  un  enfer.  Grâce  à  Dieu,  il  n'en  est  point 
ainsi  dans  la  réalité.  Sa  puissance  n'a  ni  cette  extension 
ni  cette  intensité  d'aclion.  Ces  rapports  plus  intimes  n'af- 
fectent qu'un  très -petit  nombre  d'hommes  comparative- 
ment au  reste  :  le  degré  de  son  action  sur  eux  est  toujours 
plus  ou  moins  borné  ;  et  l'on  peut  même  lui  arracher  en- 
tièrement sa  proie.  11  ne  peut  donc  s'abandonner  tout  à 
fait  à  cette  volonté  mauvaise  qui  habite  en  lui;  car  il  a 
au-dessus  de  soi  Dieu,  qui,  tout  en  lui  laissant  cette  portion 
de  pouvoir  qui  s'accorde  avec  l'accomplissement  de  ses 
décrets  éternels,  sait  pourtant  mettre  des  bornes  à  ses 
abus  et  retenir  dans  de  justes  limites  les  élans  de  sa  mau- 
vaise nature,  pour  les  faire  servir  à  ses  fins  sublimes.  Il 
ne  peut  que  ce  que  Dieu  lui  permet.  Il  s'agit  donc  de 
savoir  dans  quelle  mesure  la  Providence  permet  au  mal  de 
pénétrer  et  de  s'établir  dans  la  nature  humaine,  et  com- 
ment l'esprit  humain  peut,  sinon  sonder,  du  moins  entre- 
voir les  causes  providentielles  pour  lesquelles  Dieu  tolère 
ces  rapports  extraordinaires. 

C'est  le  péché  qui  a  rendu  possible  le  rapport  entre  le 
démon  et  la  nature  humaine.  Ce  rapport  sera  donc  d'au- 


INFLUENCE    DU    rAGAMSME.  337 

faut  plus  éleudu  el  d'autant  plus  intense  dans  son  action 
qu'il  trouvera  dans  le  péché  une  cause  plus  profonde  et  une 
base  plus  large.  Mais  comme;,  par  l'incarnation^  ceux  qui 
étaient  esclaves  du  péché  et  enfants  de  colère  ont  été  déli- 
vrés de  la  puissance  des  ténèbres  et  introduits  dans  le 
royaume  de  l'amour,  il  suit  de  là  que  les  démons^  après 
avoir  tenté  un  dernier  effort  à  l'époque  de  l'incarnation^ 
ont  reçu  par  elle  un  coup  terrible,  et  ont  vu  diminuer  à  la 
fois  et  l'étendue  et  l'intensité  de  leur  action.  Le  résultat  doit 
être  encore  le  même  aujourd'hui,  partout  où  le  christia- 
nisme apparaît  au  milieu  des  ténèbres  du  paganisme.  Saint 
Cyrille,  dans  son  sixième  livre  contre  l'empereur  Julien, 
disait  :  «  Depuis  que  le  Christ  a  paru  dans  le  monde,  la 
puissance  du  démon  a  baissé.  »  Aujourd'hui  encore  tous  les 
missionnaires  sont  unanimes  sur  ce  point,  à  savoir  que  la 
plantation  de  la  croix  et  l'introduction  du  sacrifice  eucha- 
ristique dans  les  contrées  païennes  de  l'ancien  ou  du  nou- 
veau monde  affaiblissent  considérablement  la  puissance  du 
démon.  Mais  partout  aussi,  avant  de  céder  le  terrain ,  il 
semble  redoubler  d'efforts  pour  conserver  le  pouvoir  dont 
il  est  en  possession. 

Les  missionnaires  nous  racontent  qu'à  Bungo,  au  Japon, 
ils  trouvèrent,  l'an  1565,  une  famille  qui  était  possédée 
depuis  cent  ans,  et  chez  qui  ce  mal  passait  de  génération  en 
génération,  comme  une  maladie  héréditaire.  Le  père  avait 
dépensé  tout  son  avoir  pour  apaiser  les  dieux;  mais  le  mal, 
loin  de  diminuer,  n'avait  fait  que  s'accroître  davantage.  Un 
de  ses  fils,  âgé  de  trente  ans,  était  tellement  possédé  qu'il 
ne  reconnaissait  plus  ni  père  ni  mère,  et  qu'il  passa  quinze 
jours  sans  prendre  aucun  aliment.  Ce  fut  alors  qu'il  reçut 
la  visite  d'un  père  de  la  compagnie  de  Jésus,  qui  lui  or- 


338  I^^LLE^CI•   nu  pagaisis^ik. 

donna  de  prononcer  le  nom  de  l'ange  saint  Michel.  Pendant 
qu'il  le  faisait,  il  fut  pris  d'un  tremblement  violent  qui  ef- 
fraya tous  les  assistants.  Mais  ayant  invoqué  le  Père,  le 
Fils  et  le  Saint-Esprit ,  il  fut  tout  d'un  coup  délivré  du  dé- 
mon. Celui-ci  s'empara  de  sa  sœur  peu  de  jours  après,  et 
se  mit  à  parler  par  sa  bouche.  Lorsqu'elle  allait  entendre 
les  missionnaires,  elle  se  sentait  le  désir  d'embrasser  la  foi 
chrétienne;  mais  dès  qu'elle  s'approchait  du  baptistère,  et 
qu'elle  voulait  faire  le  signe  de  la  croiXj,  elle  commençait  à 
trembler  d'une  manière  affreuse.  Le  missionnaire  qui  s'oc- 
cupait d'elle  priait  avec  zèle;  elle-même  s'efforçait  de  pro- 
noncer le  nom  de  Jésus  ou  de  l'archange  saint  Michel;  mais 
sa  bouche  n'en  était  que  plus  fortement  fermée.  Enfin  elle 
se  mit  à  chanter  un  chant  dont  le  sens  était  celui  -  ci  :  Si 
nous  abandonnons  Xaca  et  Amida,  fondateurs  de  notre  secte, 
nous  ne  pourrons  plus  invoquer  personne;  il  n'y  a  rien  en 
eux  que  l'on  puisse  blâmer;  et  autres  choses  semblables. 
Un  jour  le  père  célébra  l'office  divin  en  présence  de  plu- 
sieurs témoins,  et  la  possédée  y  assistait  aussi.  L'office  une 
ibis  fini,  il  lui  demanda  comment  elle  se  trouvait.  «  Très- 
bien,  »  dit-elle.  Le  père  lui  ayant  ordonné  alors  de  pronon- 
cer le  nom  de  l'archange  saint  Michel ,  elle  se  mit  de  nou- 
veau à  trembler  et  à  claquer  des  dents.  Le  démon  dit 
toutefois  qu'il  voulait  sortir,  mais  qu'il  le  faisait  avec  beau- 
coup de  peine,  parce  qu'il  possédait  cette  famille  depuis  de 
longues  années  déjà.  Sommée  de  nouveau  de  prononcer  le 
nom  de  saint  Michel,  elle  répondit  que  c'était  très-difficile 
pour  elle.  Puis,  fondant  en  larmes,  elle  s'écria  :  «  Je  ne  sais 
que  faire,  ni  de  quel  côté  me  tourner.  »  Les  chrétiens  se 
mirent  alors  en  prière;  et  après  quelque  temps  le  démon 
lâcha  enfin  sa  proie.  Mais  la  femme  demanda  aussitôt  à 


INFLUENCE    DU    PAGAMSME.  339 

boire.  On  lui  dit  d'invoquer  Jésus  et  Marie;  et  elle  pro- 
nonça ces  deux  noms  avec  une  telle  douceur  que  les  assis- 
tants crurent  entendre  la  voix  d'un  ange.  (Delrio^liv.  VI, 
ch.  2.) 

Celui  qui  retient  le  mal  dans  les  limites  qu'il  lui  a  tixées 
ne  permettra  pas  qu'il  se  développe  sans  un  motif  profond, 
que  le  démon  ignore  lui-même ,  mais  qui  repose  dans  les 
décrets  éternels  de  Dieu .  Il  permet  rarement  que  la  posses- 
sion survienne  sans  que  l'homme  y  soit  pour  quelque 
chose,  sans  qu'il  ait  au  moins  en  apparence  autorisé  le 
démon  à  entrer  avec  lui  dans  des  rapports  plus  intimes,  par 
un  consentement  formel  de  sa  part  ou  par  le  consentement 
de  ceux  qui  ont  sur  lui  une  autorité  légitime.  Dans  la  plu- 
part des  cas  que  nous  avons  cités  jusqu'ici ,  l'homme  a 
invoqué  le  secours  du  démon,  ou  s'est  donné  à  lui  par 
quelque  malédiction.  Il  y  a  des  cas  où  ces  imprécations 
produisent  immédiatement  leur  efTet.  Une  jeune  fille  de  dix 
ans,  à  qui  l'on  avait  coupé  les  cheveux  pendant  une  ma- 
ladie, voulant  s'assurer  s'ils  croissaient  de  nouveau ,  et  les 
trouvant  encore  très-courts,  s'était  écriée  :  «  Que  le  diable 
emporte  mes  cheveux  !  »  Quoique  blâmée  par  ses  parents, 
elle  répéta  jusqu'à  trois  fois  cette  malédiction,  ajoutant  à 
la  troisième.  «  Que  le  diable  aille  me  chercher  mes  cheveux.» 
Elle  fut  à  l'instant  même  possédée;  elle  se  mit  à  sauter  avec 
tant  de  légèreté  et  de  rapidité,  sans  toucher  la  terre ,  que 
tout  le  monde  en  était  épouvanté.  Elle  fut  guérie  plus  tard 
par  saint  Nicolas  de  ïolentino.  {Acta  Sanct.,  1 0  sept.)  Saint 
Augustin  nous  raconte  un  terrible  exemple  de  cette  puis- 
sance de  l'imprécation  dans  un  fait  dont  il  avait  été  en 
partie  témoin,  et  qu'il  avait  appris  de  celui  même  à  qui 
il  était  arrivé. 


340  INFLUKNCE    OU    PAGAINISMt;. 

Histoiio         ^  Césarée ,  en  Cappadoce ,  derneiiiait  une  famille  coiibi- 
d'uue 
famille  de   ddrable^  composée  de  la  mère,  de  sept  fils  et  de  trois  filles. 

Césarée.  l'j^j^^  jgg  j^,|g  s'était  conduit  si  indignement  envers  sa  mère 
qu'il  avait  même  osé  porter  la  main  sur  elle,  en  présence 
des  autres,  qui  l'avaient  laissé  faire  sans  rien  dire.  La  mère, 
profondément  blessée,  avait  résolu  de  le  punir  en  lui  don- 
nant sa  malédiction.  Comme  elle  s'était  levée  après  le  chant 
du  coq,  pour  aller  dans  ce  but  aux  fonts  baptismaux,  quel- 
qu'un se  présenta  à  elle  sous  la  forme  de  son  oncle,  et  ayant 
appris  son  dessein ,  lui  persuada  de  maudire  tous  ses  en- 
fants. Embrassant  la  fontaine  baptismale,  les  cheveux  en 
désordre,  et  la  poitrine  découverte,  elle  demanda  donc  à 
Dieu  que  ses  enfants  fussent  un  exemple  effrayant  pour 
tous  les  hommes  par  les  malheurs  de  leur  vie.  Sa  prière 
fut  bientôt  exaucée.  L'aîné  fut  pris  le  premier  d'un  trem- 
blement qui  gagna  tous  les  autres.  La  mère,  voyant  les 
suites  de  'sa  malédiction  et  ne  pouvant  plus  supporter  les 
remords  de  sa  conscience  ni  les  reproches  des  hommes,  se 
pendit  de  désespoir.  La  famille  entière,  comme  poussée  par 
les  Furies,  se  dispersa  par  tout  le  monde.  Le  second  des 
fils  recouvra  la  santé  à  Ravenne,  au  tombeau  de  saint 
Laurent.  Paul,  le  sixième,  celui  qui  raconta  le  fait  à  saint 
Augustin,  ayant  cherché  inutilement  du  secours  en  Italie 
et  en  Afrique  auprès  de  tous  les  saints,  reçut  enfin,  dans 
une  vision ,  le  conseil  d'aller  avec  sa  sœur  Palladia  trouver 
ce  saint;  et  tous  les  deux  furent  guéris  en  sa  présence, 
devant  tout  le  peuple,  par  saint  Etienne.  (De  CivitateDei, 
1.  XXII,  eh.  8.) 
Yves  La  possession  suit  quelquefois  immédiatement  ces  sortes 

dcDanguer-  (f  imprécations,  comme  on  le  voit  par  un  fait  de  ce  genre 
dans  le  procès  de  la  canonisation  de  saint  Yves.  Ce  fait  est 


INFLUENCE    DU    PAGANISME.  341 

raconté  par  le  cent  vingtième  témoin,  jeune  homme  de  vingt 
ans,  nommé  Yves  aussi^  né  àDanguernano.Un  soir,  sa  mère 
lui  dit  en  colère  :  «  Est-ce  toi  qui  m'as  noircie  devant  tout 
le  monde?  »  Là- dessus  elle  s'agenouilla,  et  se  découvrant 
la  poitrine,  elle  s'écria  :  «  Je  te  donne  ma  malédiction,  celle 
du  sein  qui  t'a  nourri  et  des  entrailles  qui  t'ont  porté.  Ce 
que  j'ai  et  puis  avoir  de  droits  sur  toi,  et  ce  que  j'ai  enfanté 
en  toi,  je  le  donne  et  le  livre  au  démon.  »  A  ces  mots,  Yves 
anéanti  est  renversé  par  terre,  comme  le  raconte  un  autre 
témoin,  J.  Portetaelli,  de  sorte  qu'on  le  crut  mort.  On  le 
mit  sur  un  lit,  et  il  commença  dès  lors  à  être  possédé, 
criant  comme  un  homme  qui  n'a  plus  sa  raison  :  «  Assas- 
sins, je  ne  vais  pas  avec  vous;  car  saint  Yves  me  protège.  «Sa 
fureur  était  telle,  que  quatre  hommes  pouvaient  à  peine  le 
tenir.  Yves,  continuant  son  témoignage,  raconte  qu'il  vit  au 
lit  sur  soi  deux  démons  gros  comme  des  tours,  noirs,  d'une 
apparence  effrayante  et  dont  la  forme  rappelait  celle  d'une 
chèvre,  qui  s'efforçaient  de  le  dévorer  en  criant  :  «  Tu  es 
à  nous,  car  ta  mère  t'a  donné  à  nous.  »  Saint  Yves  lui  appa- 
rut alors  assis  sur  son  lit,  et  lui  dit  :  «  Ne  crains  rien, 
puisque  tu  as  visité  mon  tombeau ,  et  que  tu  portes  mon 
nom;  je  viens  à  ton  secours.  Ta  mère  n'a  pas  pu  te  donner 
au  démon,  parce  qu'elle  n'avait  aucun  droit  sur  toi,  pas  plus 
qu'un  sac  n'en  a  sur  le  fruit  qu'il  renferme.  »  Dès  le  matin 
Yves  pria  son  père  et  Doliga  de  le  conduire  au  tombeau  du 
saint.  Pour  y  aller,  il  fallait  passer  devant  la  demeure  de 
sa  mère.  Dès  qu'il  sentit  son  voisinage,  l'esprit  se  remua 
de  nouveau  en  lui  ;  son  père  dit  à  ceux  qui  le  conduisaient 
de  retourner  en  arrière,  et  il  cessa  aussitôt  d'être  tour- 
menté. Lorsqu'ils  furent  arrivés  au  tombeau  du  saint,  Yves 
eut  encore  un  accès  très -violent  qui  dura  jusqu'au  soir. 


34  2  LE    PÉCHÉ    CAUSE    DE    LA    POSSESSION. 

Son  père  lui  fit  alors  baiser  la  pierre  qui  était  sur  le  tom- 
beau. Yves  se  trouva  aussitôt  guéri  et  s'endormit.  {Acta 
Sand.,  19  mai.) 


CHAPITRE  XI 

Le  péché  considéré  comme  venant  du  démon  et  retournant  à  lui.  Dieu 
punit  quelquefois  par  la  possession  les  péchés  commis  contre  lui  ou 
contre  ses  saints,  l'orgueil,  l'envie,  l'avarice,  le  vol  sacrilège,  la 
colère ,  quelquefois  même  des  fautes  légères.  Souvent  aussi  la  pos- 
session est  une  épreuve  et  non  un  châtiment. 

Dans  tous  les  cas  cités  plus  haut,  la  malédiction  n'est  que 
l'expression  et  la  sanction  d'un  rapport  déjà  existant.  Mais 
ce  qui  forme  ce  rapport,  c'est  d'un  côlé  la  tentation ,  et  de 
l'autre  le  consentement  qu'on  lui  donne  et  cette  espèce  de 
consonnance  que  le  péché  établit  avec  le  royaume  des  es- 
prits mauvais.  Un  Père  de  l'Église  a  dit  que  chaque  affec- 
tion de  l'homme  a  son  démon  particuHer.  Chacun  des  pé- 
chés aussi  qui  se  rattachent  aux  diverses  affections  de 
l'àme  est  provoqué  par  un  démon ,  lequel  est  à  son  tour 
excité  et  rendu  plus  audacieux  par  les  péchés  où  il  nous 
entraîne.  Le  péché  éveille  des  assonances  ou  plutôt  des  dis- 
sonances réciproques  et  des  rapports  mutuels  entre  l'âme 
et  le  démon,  rapports  qui,  en  certaines  circonstances,  peu- 
vent aller  jusqu'à  la  possession.  Il  est  ordinairement  le  lien 
de  ces  rapports,  et  c'est  en  ce  sens  que  saint  Augustin  dit  : 
«  Lapuissance  diabolique  ne  soumet  et  ne  domine  personne, 
si  ce  n'est  par  la  communauté  du  péché;  »  et  ailleurs  : 
«  Les  démons  ne  peuvent  posséder  personne ,  si  ce  n'est 
celui  qu'ils  ont  insidieusement  trompé.  »  (De  Civitate  Dei, 
1.  X,  ch.  22,  et  l.  IV,  ch.  32.)  Le  royaume  du  démon  est 


LE    PECHE    CAUSE    DE    LA    POSSESSION.  343 

donc,  même  exlérieureaient,  intimement  lié  avec  celui  du 
péché,  et  les  dissonances  de  l'un  passent  facilement  dans 
l'autre.  C'est  ce  que  confirme  le  fait  suivant,  raconté  par 
Alexandre  ab  Alexandro  [Génial,  dier.,  1.  IV,  ch.  19),  et 
qui  de  son  temps  avait  plongé  la  ville  de  Rome  dans  la 
stupeur. 

A  Gabii  était  un  jeune  homme  téméraire,  colère,  de    Hisotire 
mœurs  vicieuses  et  sauvages.  Après  une  querelle  violente  d'un  jeune 

^  homme 

avec  son  père,  il  invoqua  le  démon  et  se  donna  à  lui;  puis,    de  Gabii. 

aveuglé  par  la  fureur,  il  quitta  le  pays.  Il  se  rendit  ensuite 
à  Rome  dans  l'intention  de  commettre  quelque  crime  en- 
vers son  père.  Pendant  la  route,  il  rencontra  le  démon  sous 
la  forme  d'un  homme  d'un  aspect  terrible,  avec  la  barbe  et 
les  cheveux  en  désordre ,  avec  des  habits  usés  et  malpro- 
pres. Ils  firent  route  quelque  temps  ensemble,  elle  démon 
lui  ayant  demandé  où  il  allait  avec  un  air  si  triste,  le  jeune 
homme  raconta  la  querelle  qu'il  avait  eue  avec  son  père,  et 
le  funeste  dessein  qu'il  avait  conçu.  Le  démon  lui  répondit 
qu'il  se  trouvait  dans  le  même  cas,  et  qu'il  allait  à  Rome 
dans  le  même  but;  que,  s'il  le  voulait,  ils  feraient  route  en- 
semble et  assouviraient  ensemble  leur  vengeance.  La  pro- 
position fut  acceptée.  Étant  donc  entrés  dans  une  ville,  à 
l'approche  de  la  nuit,  ils  descendirent  à  l'auberge  la  plus 
voisine,  furent  logés  dans  la  même  chambre,  et  se  mirent 
bientôt  au  lit.  Le  démon,  voyant  son  compagnon  de  voyage 
profondément  endormi,  le  saisit  tout  à  coup  à  la  gorge 
pour  l'étrangler,  ce  qu'il  aurait  fait  si  l'autre  n'avait  invo- 
qué le  secours  de  Dieu .  A  ce  nom ,  le  démon  sortit  de  la 
chambre  avec  un  effroyable  bruit,  en  faisant  tomber  et  les 
poutres  et  le  toit  et  les  tuiles.  On  peut,  sans  faire  violence 
à  cette  histoire,  supposer  que  ce  compagnon  de  voyage  était 


344  LE    PÉCHÉ    CAUSE    DE    LA    POSSESSION. 

un  possédé,  et  qu'ils  se  rencontrèrent  non  par  hasard,  mais 
par  l'effet  d'une  concordance  intérieure.  Lorsqu'ils  furent 
près  l'un  de  l'autre,  au  lit,  dans  la  même  chambre,  ce  rap- 
port qui  s'était  établi  entre  les  deux  possédés  devait  deve- 
nir une  possession  formelle  de  l'un  par  l'autre,  ce  qui  ne 
pouvait  se  réaliser  que  par  la  mort  de  l'un  d'eux.  D'après 
une  ancienne  doctrine  des  Hébreux,  chaque  péché  produit 
en  Dieu  comme  une  sorte  de  blessure  qui  doit  être  guérie. 
Or  chaque  péché  appartenant  au  royaume  du  mal,  c'est  en 
celui-ci  qu'est  le  principe  de  cette  impression  que  Dieu  re- 
çoit, pour  ainsi  dire,  dans  le  péché;  c'est  de  ce  côté  aussi 
que  Dieu,  en  certaines  circonstances,  fait  sortir  la  guéri- 
son,  en  abandonnant  à  leurs  causes  naturelles  les  rapports 
produits  par  le  péché.  Les  esprits  sont  à  son  service  aussi 
bien  que  le  ciel  et  les  éléments,  et  le  soixante- dixième 
psaume  enseigne  qu'il  nous  envoie  souvent  sa  colère  par 
les  mauvais  anges. 

Les  péchés  qui  sont  le  plus  ordinairement  châtiés  de  cette 
manière  sont  ceux  qui  ont  Dieu  immédiatement  pour  ob- 
jet. Saint  Cyprien  nous  apprend,  dans  son  sermon  de  Lap- 
sis,  que  de  son  temps  beaucoup  d'apostats  devinrent  possé- 
dés. Comme  ils  avaient  repoussé  la  lumière,  l' horreur  qu'ils 
avaient  conçue  pour  elle  les  mettait  naturellement  en  rap- 
port avec  l'esprit  de  ténèbres.  11  ajoute  que  beaucoup 
d'hommes  et  de  femmes  avaient  été  possédés  aussi  pour 
s'être  approchés  de  la  sainte  table  sans  s'y  être  préparés 
Histoire  P^r  la  confessiou  et  le  repentir.  Un  prêtre  possédé  fut 
^' "!le5!i!?^^  amené  à  Yallombreuse  et  exorcisé.  L'exorciste  ayant  de- 
mandé au  diable  comment  il  avait  osé  entrer  dans  un  prê- 
tre du  Christ,  il  répondit  :  «  Je  l'ai  fait  par  l'ordre  de  Dieu  ; 
je  tiens  cet  homme,  et  je  le  tiendrai  jusqu'à  ce  qu'il  ait  eu 


LE    PÉCHÉ    CAUSE    DE    LA    POSSESSION.  345 

la  fin  qu'il  mérite.  «  L'exorciste  insistant  pour  qu'il  sortît 
et  cédât  la  place  au  Saint-Esprit,  il  s'écria  :  a  Je  ne  veux  ni 
ne  puis  le  faire,  car  c'est  par  la  permission  de  Dieu  que  cet 
homme  est  à  moi.  — Comment  oses-tu  parler  ainsi,  mau- 
dit? Cet  homme  n'est-  il  pas  une  créature  de  Dieu,  et  un 
prêtre  du  Seigneur?  »  L'exorciste  continuant  les  prières 
avec  d'autres,  le  démon  prononça  enfin  d'une  voix  de  ton- 
nerre ces  paroles  :  «  Pourquoi  me  tourmentez-vous  ainsi 
inutilement?  Cet  homme  doit  périr,  car  il  en  a  tué  un 
autre,  et  il  a  osé  ensuite  recevoir  et  administrer  les  sacre- 
ments sans  s'être  confessé  ni  repenti.  »  Tous  étaient  dans 
l'épouvante  et  la  stupeur.  On  continua  pendant  plusieurs 
jours  encore  les  exorcismes.  Le  troisième  jour,  l'abbé,  con- 
formément à  la  règle,  dut  congédier  le  prêtre.  A  peine 
avait-il  quitté  les  terres  du  couvent  que  le  démon  le  jeta 
par  terre,  et  l'étrangla  en  lui  faisant  souffrir  des  tourments 
incroyables.  (Hieronymus  Radiolensis,,  p.  388.)  Un  meu- 
nier, menteur  et  voleur,  ayant  aussi  blasphémé  contre 
Dieu,  fut  possédé  du  démon;  mais  il  fut  délivré  au  bout 
de  trois  jours,  après  avoir  promis  une  meilleure  vie. 
{Idem.,  p.  312.) 

Les  péchés  à  l'égard  des  saints  entraînent  souvent  aussi    Geiiana. 
la  même  peine.  Ainsi  Geiiana,  duchesse  de  Franconie,  fut 
possédée  à  cause  du  meurtre  de  saint  Kilian,  qu'elle  avait 
ordonné.  Deux  frères,  vivant  dans  le  même  couvent  que  Histoire  de 
saint  Samson,  conspirèrent  contre  lui,  et  l'un  d'eux  cher-  deux  frères. 
cha  à  l'empoisonner.  L'autre,  plus  endurci  encore,  ayant 
osé  recevoir  le  dimanche  suivant  la  communion  de  la  main 
du  saint,  fut  à  l'instant  même  possédé  du  démon.  Pâle  et 
tremblant,  il  se  jeta  à  terre,  arrachant  ses  vêtements,  et  se 
mordant  les  lèvres  avec  les  dents.  Le  saint,  touché  de  son 


346  LE    PÉCHÉ    CAUSE    DE    LA    POSSESSION. 

malheur,  pria  Dieu  pour  sa  guérison,  bénit  de  l'huile  qu'il 
mêla  avec  de  l'eau,  et  la  lui  envoya.  Aussitôt  qu'il  en  eut 
goûté,  il  échappa  aux  mains  des  hommes  qui  le  tenaient, 
tomba  sur  le  dos,  et  resta  ainsi  trois  heures,  semblable  à  un 
mourant.  Puis  il  revint  à  lui  et  fit  pénitence.  {Acta  Sanct., 
28  jul.)  Le  refus  d'une  aumône  demandée  au  nom  du  Sei- 
gneur est  quelquefois  puni  de  cette  manière.  Michel  de  Fon- 
Fontarabie.  tarabie,  en  Espagne,  cracha  dans  la  main  d'un  mendiant 
qui  lui  demandait  l'aumône  au  nom  de  Dieu  et  de  saint 
Yves.  11  fut  à  l'instant  même  renversé  par  terre,  devint  fu- 
rieux, et  s'écria  qu'il  voyait  saint  Yves  et  ses  compagnons 
vêtus  de  blanc  qui  le  frappaient.  [Acta  Sanct.,  19  mai.)  Un 
portier  de  Cancelli  était  dur  envers  les  pauvres  et  les  chas- 
sait de  sa  maison  à  coups  de  bâton.  Il  fut  possédé  et  tour- 
menté d'une  manière  affreuse.  Le  démon,  conjuré,  chercha 
à  l'étrangler;  mais,  ne  le  pouvant  faire,  il  le  quitta.  Le 
malade  toutefois  se  trouva  tellement  épuisé  qu'on  eut 
à  peine  le  temps  de  l'administrer.  (Hieron.  Radiol., 
p.  420.) 

L'orgueil  est  de  tous  les  vices  un  de  ceux  qui  amènent 
le  plus  souvent  la  possession  de  ce  roi  de  tous  les  iils  de  la 
superbe.  D'autres  fois,  c'est  la  volupté,  l'envie,  l'antipa- 
thie ou  l'avarice.  Chacun  de  ces  vices  est,  comme  nous 
l'avons  dit  plus  haut,  placé  en  quelque  sorte  sous  l'adminis- 

Histoire    tration  d'un  démon  spécial.  Quatre  frères  allaient  d'Arezzo 
de  quatre  , , ,     , 

frères,     à  Vallombreuse.  L'un  d'eux  était  possède,  les  trois  autres 

paraissaient  parfaitement  sains.  Pendaut  les  exorcismes, 
l'un  de  ces  trois  eut  besoin  de  sortir  de  l'église.  A  peine 
était-il  sorti  qu'il  commença  à  devenir  furieux,  et  Ton  eut 
beaucoup  de  peine  à  le  prendre  et  à  le  ramener  dans  l'é- 
glise. Le  second  se  mit  également  à  trembler  ;  et  les  signes 


LE    PÉCHÉ    CAUSE    DE    LA    POSSESSION.  347 

de  la  possession  étant  manifestes,  on  se  saisit  de  lui.  Enfin 
le  dernier^  ne  pouvant  plus  aussi  lui  supporter  l'exor- 
cisme, voulut  s'enfuir;  mais  on  eut  soin  de  fermer  les 
portes  de  l'église.  Il  tire  alors  son  épée,  et  marche  contre 
le  mur.  On  veut  le  prendre;  xl' autres  conseillent  des 
moyens  plus  doux.  L'abbé  ordonne  de  le  laisser  tranquille 
jusqu'à  ce  qu'on  ait  fini  avec  les  autres.  Le  démon  du  pre- 
mier, que  l'on  avait  continué  de  conjurer,  déclare  que  les 
quatre  frères  s'étaient  injustement  approprié  le  bien  d' au- 
trui, et  persévéraient  à  le  garder,  quoique  l'héritier  légi- 
time vécût;  qu'il  ne  sortirait  pas  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent 
avoué  leur  crime  et  rendu  le  bien  mal  acquis,  ou  donné  pour 
cela  des  garanties.  Les  habitants  du  lieu,  qui  étaient  présents, 
confirmèrent  le  témoignage  du  démon.  Le  prêtre  adressa 
aux  quatre  frères  de  grands  reproches;  mais  ayant  promis 
de  réparer  leurs  torts,  ils  furent  guéris  l'un  après  l'autre, 
et  vécurent  mieux  à  l'avenir.  (Hieron.  Radiol.,  p.  394.) 

Une  jeune  tille  bien  élevée,  bonne  et  pieuse,  devient  pos-  Histoire 
sédée.  La  possession  est  peu  de  chose  d'abord,  et  la  jeune  ■^^J^^ç  fj^g 
fille  a  recours  à  la  prière  et  aux  jeûnes.  Mais  bientôt  son 
regard  devient  farouche,  ses  joues  pâtissent,  sa  bouche 
exhale  une  odeur  fétide ,  et  son  état  devient  manifeste  à 
tous.  On  la  mène  à  VaUombreuse,  et  son  démon  se  tient 
d'abord  tranquille.  Les  exorcismes  continuant,  la  jeune 
fille  attache  sur  ses  parents  un  regard  irrité,  et  le  démon 
leur  dit  par  sa  bouche  :  «  Parents  malheureux  et  mau- 
dits !  c'est  vous  qui  avez  tourmenté  pendant  si  longtemps 
votre  fiUe  unique  et  qui  voulez  la  perdre  tout  à  fait.  Ren- 
dez, malheureux,  ce  que  vous  avez  dérobé  en  secret,  et 
alors  je  sortirai  d'ici;  autrement  vous  aurez  beau  prier,  ce 
sera  en  vain,  y)  Les  parents  de  la  jeune  fille,  apostrophés 


3i8  LE    PÉCHÉ    CAUSE    DE    LA    POSSESSION. 

ainsi,  hésitent  un  moment,  ils  se  regardent;  mais  la  honte 
l'emporte,  et  leur  maintien  les  trahit.  Le  prêtre  examine 
les  choses  avec  prudence.  Le  démon  continue  de  les  accu- 
ser d'hypocrisie.  Ils  sont  immobiles,  les  yeux  fixés  vers  la 
terre;  mais  enfm  ils  re(^nnaissent  leur  faute,  et  la  jeune 
fille  est  délivrée  après  être  restée  longtemps  étendue  par 
terre  comme  morte.  (Hieron.  Radiol.,  p.  405.) 
Le  frère  Le  vol ,  surtout  quand  il  est  fait  dans  une  église  et  par 
un  prêtre,  amène  souvent  aussi  la  possession.  Dans  la  vie 
de  l'abbé  Euthymius,  un  moine  nommé  Paul,  qui  avait  été 
possédé,  raconte  ainsi  comment  ce  malheur  lui  était  arrivé. 
Après  avoir  reçu  le  diaconat,  il  fut  tenté  de  posséder  quel- 
que chose  et  de  s'approprier  quelques  vases  sacrés.  Il  céda 
malheureusement  à  la  tentation.  Là-dessus  il  alla  souper 
avec  quelques  frères,  et  se  mit  au  lit  après  avoir  bu  beau- 
coup de  vin.  L'ivresse  lui  suggéra  des  pensées  impures, 
auxquelles  il  consentit,  et  il  crut  voir  une  femme  à  côté  de 
lui.  Puis  il  fut  comme  enveloppé  d'un  nuage  sombre  :  c'é- 
tait le  démon  qui  prenait  possession  de  lui.  Après  avoir 
souflert  longtemps,  il  fut  conduit  au  tombeau  de  saint  Eu- 
thymius. Vers  minuit  il  se  sentit  transporté  dans  un  lieu 
délicieux.  On  lui  mettait  sur  la  tête  un  capuchon  noir 
garni  au  dedans  d'épines  qui  le  blessaient  rudement  et 
lui  permettaient  à  peine  de  respirer.  Le  saint  lui  apparut 
alors,  lui  reprochant  ses  péchés.  Après  qu'il  en  eut  de- 
mandé pardon,  le  saint  lui  ôta  de  la  tête  le  capuchon,  qui 
prit  aussitôt  la  forme  d'un  Maure,  que  le  saint  jeta  dans 
un  trou  à  ses  pieds.  Il  y  avait  là  comme  une  éruption  spi- 
rituelle et  critique  d'un  mal  interne,  qui  avait  pris  dans 
l'esprit  du  malade  la  forme  d'un  capuchon.  {Acta  Sanct., 
20  jan.) 


LE    PÉCHÉ    CAUSE    DE    LA    POSSESSION.  349 

La  possession  est  souvent  aussi  déterminée  par  quelque 
affection  de  l'âme.  Entre  toutes  les  passions,  la  colère  est 
la  plus  rapide  dans  ses  accès ,  et  celle  qui  favorise  le  plus 
la  possession.  Celui  qui  est  en  colère  est  déjà  comme  pos- 
sédé :  la  raison  est  comprimée,  et  l'esprit  de  fureur  est  là 
comme  chez  soi.  Il  arrive  donc  fréquemment  que  des 
hommes  se  trouvent  possédés  du  démon  au  milieu  d'un 
accès  de  colère  ou  d'une  querelle  qui  en  a  été  la  suite. 

Hans  Geisselbrecht,  bourgeois  de  Spalt,  marié  en  secondes  Hans  Geis- 

'iôlbrGctit 
noces  avec  Apollonie  de  Leuttershausen ,  dans  le  margra- 
viat de  Brandebourg,  avait  vécu  en  paix  pendant  un  an 
avec  elle.  Mais  ensuite  le  démon  amena  les  choses  entre 
eux  au  point  qu'ils  se  querellaient  jour  et  nuit.  Un  jour, 
dans  l'année  1582,  Hans  rentra  après  avoir  beaucoup  bu , 
et  se  mit,  selon  sa  coutume,  à  quereller  sa  femme  et  à  ju- 
rer. Le  lendemain,  Apollonie  va  trouver  Anne,  sa  voisine, 
et  lui  dit  :  «  Ma  chère,  n'avez- vous  pas  entendu  pendant 
toute  la  nuit  le  vacarme  qu'a  fait  mon  mari? —  Hélas  !  nous 
ne  l'avons  que  trop  entendu,  mon  mari  et  moi,  répondit- 
elle;  et  tous  les  voisins  souffrent  de  la  vie  peu  chrétienne 
que  vous  menez.  »  Là- dessus  Apollonie  entre  en  colère  et 
dit  :  «  Si  le  bon  Dieu  ne  veut  pas  me  délivrer  de  cet  homme 
violent,  que  le  diable  vienne  à  mon  secours.  «  Le  soir, 
lorsque  le  bétail  fut  rentré,  elle  voulut  traire  ses  vaches 
comme  à  la  coutume.  Elle  vit  alors  voler  vers  elle,  autour 
de  sa  tête,  deux  oiseaux  semblables  à  des  corbeaux,  quoi- 
qu'à  cette  époque  il  n'y  en  eût  plus  dans  le  pays.  Puis  un 
homme  très-grand  parut  près  d'elle,  et  lui  dit  :  «  Ah  !  ma 
pauvre  femme,  j'ai  bien  pitié  devons  et  de  votre  position. 
Vous  êtes  bien  malheureuse  d'avoir  un  mari  si  méchant, 
et  qui  va  tout  dépenser  pour  qu'il  ne  vous  reste  plus  rien. 

10* 


3o0  LE    PÉCHÉ    CAUSE    DE    LA    POSSES.^lOxN . 

Promettez-moi  d'être  à  moi,  et  je  vous  donne  ma  pdrole 
qu'à  cette  heure  même  je  vous  vais  conduire  en  un  lieu 
délicieux  où  vous  pourrez  manger,  boire^  chanter,  danser 
à  votre  aise,  et  mener  une  vie  comme  vous  n'en  avez  en- 
core jamais  mené  jusqu'ici.  Car  le  ciel  n'est  pas  tel  que  le 
représentent  vos  prêtres;  je  vous  montrerai  bien  autre 
chose.  »  Là-dessus  la  pauvre  femme  lui  présente  sa  main 
sans  trop  réfléchir,  en  lui  disant  qu'elle  veut  lui  appartenir. 
Elle  est  à  l'instant  même  possédée.  Les  voisins  accourent; 
elle  se  jette  dans  un  égout  situé  devant  la  porte,  dans  l'in- 
tention de  se  noyer.  Rapportée  à  la  maison,  elle  s'écrie  : 
((  Laissez-moi,  ne  voyez-vous  pas  quelle  vie  délicieuse  je 
mène?  je  ne  fais  que  manger,  boire,  sauter  et  danser.  (L'his- 
toire de  cette  femme  a  été  publiée,  en  1584,  à  Ingolstadt, 
par  Sixte  Aglicola  et  Georges  ^Vitmer.) 

En  général,  lorsque  la  possession  est  l'effet  de  quelque 
vice,  la  guérison  n'arrive  qu'après  un  changement  de  vie, 
et  le  mal  revient  souvent  à  la  suite  de  nouvelles  rechutes 

Histoire    (ja^s  le  péché.  Saint  Altmann,  évêque  de  Passau,  guérit 
d  un  diacre  ^  ^  m  o 

à  Passau.   ainsi  un  clerc  qui  était  possédé,  après  lui  avoir  prédit  que, 

s'il  retombait  dans  le  péché  qui  lui  avait  attiré  cette  puni- 
tion, Dieu  le  châtierait  de  nouveau  de  la  même  manière. 
Il  lui  ordonna  donc  de  rester  dans  le  couvent  avec  les 
frères  et  d'y  mener  une  meilleure  vie.  Plus  tard,  ceux-ci 
prièrent  l'évêque  de  l'ordonner  prêtre.  Il  s'y  refusa;  mais 
il  finit  par  céder  à  leurs  instances,  en  avertissant  toutefois 
le  diacre  qu'il  venait  d'ordonner  qu'il  n'échapperait  pas 
aux  terribles  jugements  de  Dieu  s'il  retombait  dans  le  pé- 
ché. Celui-ci  profita  pendant  quelques  années  de  l'aver- 
tissement; mais  ayant  commis  plus  tavd  la  même  faute,  il 
fut  possédé  de  nouveau.  Le  saint,  ayant  encore  pitié  de  lui. 


LE    PÉCHÉ   CAUSE    DE    LA    POSSESSION.  351 

le  délivra  une  seconde  fois  et  renouvela  ses  avertisse- 
ments. Le  moine  se  retint  pendant  quelque  temps;  mais 
l'évêque  étant  mort,  il  se  livra  de  nouveau  au  péché.  L'es- 
prit prit  alors  sept  autres  esprits  plus  méchants  que  lui  ;  ils 
entrèrent  tous  dans  le  corps  de  cet  homme,  le  tourmentant 
jour  et  nuit,  et  le  contraignirent  à  déclarer  son  infamie  de- 
vant tout  le  monde.  On  le  lia,  et  les  frères  obtinrent  par 
leurs  prières  sa  guérison.  Il  mourut  trois  jours  après, 
muni  des  sacrements  de  l'Église.  {Act.  Sanct.,  8  aug.) 

La  possession  a  plus  d'une  fois  été  amenée  par  des 
péchés  véniels,  et  tellement  légers  quelquefois  qu'ils 
semblaient  à  peine  des  fautes.  On  a  même  vu  le  démon 
s'emparer  du  corps  de  pauvres  enfants  de  deux  à  trois 
ans,  incapables  par  conséquent  de  commettre  aucun  pé- 
ché. Peut-être  en  ces  cas  la  possession  est-elle  le  châtiment 
solidaire  d'une  faute  commise  par  quelque  membre  de  la 
famille.  Des  hens  plus  intimes  qu'on  ne  pense  lient  entre 
elles  les  générations  qui  se  succèdent  dans  une  famille.  Le 
temps  pas  plus  que  l'espace  ne  rompt  ces  Hens.  S'il  y  a  des 
péchés  de  famille  qui  se  rattachent  à  certaines  dispositions 
particulières,  tous  les  membres  de  la  famille  en  sont,  pour 
ainsi  dire,  solidaires.  Les  péchés  des  parents  sont  donc 
punis  quelquefois  dans  les  .enfants;  et  la  communauté  de 
la  famille,  de  même  que  la  communauté  politique,  con- 
stituent une  certaine  solidarité  qui  lie  les  maîtres  et  les 
serviteurs,  les  princes  et  les  sujets.  Nous  lisons  dans  la  Vie 
du  martyr  saint  Zenon  (Surius,  25  mai)  qu'une  mère  ayant 
donné  plusieurs  fois  à  boire  à  son  fils  attaqué  de  la  fièvre, 
et  celui-ci  demandant  toujours  à  boire  de  nouveau,  elle 
le  donna  au  démon  dans  un  mouvement  d'impatience,  et 
le  pauvre  enfant  fut  aussitôt  possédé,  il  est  difficile  assuré- 


352  LE    l'ÉCHÉ    CAUSE    DE    LA    POSSEtJSION. 

nient  d'expliquer  les  faits  de  ce  genre.  Il  est  plus  diflkilc 
encore  d'expliquer  comment  des  enfants  ont  pu  être  pos- 
sédés dans  le  sein  de  leur  mère,  et  mener,  par  suite  de 
cette  possession,  une  vie  plus  semblable  à  celle  d'une  bête 
qu'à  celle  d'un  homme.  Il  en  est  de  ce  mal  comme  de 
beaucoup  d'autres,  qui  s'appesantissent  quelquefois  sur  la 
tête  d'un  innocent  sans  qu'on  puisse  deviner  dans  quel  but 
Dieu  l'a  permis  :  il  faut  croire  qu'il  veut  alors  éprouver  ou 
purifier  ceux  qu'il  frappe  ainsi. 

Saint  Chrysostome,  dans  ses  livres  rfe  la  Providence ,  re- 
connaît que  le  démon  a  possédé  quelquefois  de  saints  per- 
sonnages qui  avant  leur  conversion,  lorsqu'ils  se  livraient 
sans  scrupule  au  péché,  étaient  parfaitement  tranquilles; 
et  il  console  par  ce  motif  un  certain  Théodore  qui  était  de- 
venu possédé  lui-même.  C'est  pour  cela  aussi  qu'un  pieux 
solitaire  demandait  à  Dieu  que  son  corps  fût  tourmenté 
pendant  quelques  mois  parle  démon,  afin  d'échapper  par 
là  à  l'orgueil.  Il  savait  que  le  mal  n'est  pas  toujours  la  suite 
du  péché,  mais  qu'il  a  souvent,  au  contraire,  pour  but  de 
le  prévenir.  Il  est  même  arrivé  quelquefois  que  la  posses- 
sion ,  après  avoir  cessé ,  est  revenue ,  parce  que  la  déli- 
vrance, loin  de  tourner  au  profit  spirituel  de  l'àme,  en 
avait,  au  contraire,  favorisé  la  négligence.  La  sœurBene- 
La  sœur  dicta,  de  Florence,  après  avoir  été  pendant  quelque  temps 
Benedicta.  esclave  du  monde  et  de  ses  plaisirs,  fut  possédée  du  démon, 
et  fit  ainsi  pénitence  de  la  vie  mondaine  qu'elle  avait  me- 
née. Elle  demeurait  près  de  l'église  des  Dominicains,  et, 
saint  Dominique  y  étant  venu,  elle  fut  une  des  premières 
qu'il  engagea  à  rentrer  en  elle-même.  Touché  de  compas- 
sion sur  son  malheur,  il  obtint  par  ses  prières  que  le  dé- 
mon la  quittât;  et  au  lieu  qu'auparavant  elle  était  tour- 


DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION.  353 

nientée  par  celui-ci  presque  tous  les  jours,  elle  resta 
tranquille  plus  d'une  année  entière.  Mais  dès  que  son 
corps  fut  délivré ,  son  âme  fut  en  proie  à  de  grandes  ten- 
tations, et  ce  qui  avait  été  un  remède  pour  son  corps  de- 
vînt pour  son  âme  une  véritable  maladie.  Elle  devint  tiède 
au  service  de  Dieu,  et  eut  à  lutter  contre  les  désirs  qui  l'a- 
vaient autrefois  assiégée.  Elle  s'en  plaignit  à  l'homme  de 
Dieu;  et  celui-ci,  remarquant  que  le  bienfait  que  Dieu  lui 
avait  accordé  allait  peut-être  tourner  à  sa  perte,  lui  de- 
manda si  elle  désirait  revenir  à  son  premier  état.  Elle  lui 
répondit  qu'elle  s'abandonnait  à  sa  discrétion  et  à  la  vo- 
lonté de  Dieu.  «  Eh  bien,  ma  fille,  lui  dit  le  saint,  je  prierai 
Dieu  qu'il  vous  arrive  ce  qui  est  le  meilleur  pour  votre 
salut.  »  Or,  quelques  jours  après,  le  démon  s'empara  de 
nouveau  du  corps  de  cette  servante  du  Seigneur,  afin  que 
son  âme  fût  purifiée;  et  ce  qui  d'abord  avait  été  le  châti- 
ment de  ses  fautes  lui  devint  un  moyen  de  salut  et  une 
source  abondante  de  mérites.  Ce  fait  est  raconté  par  un 
témoin  irrécusable. 


CHAPITRE   XII 

De  la  durée  de  la  possession.  Histoire  singulière  et  touchante  de  la 
bienheureuse  Eustochie  de  Padoue. 

Si  la  possession  n'est  point  l'effet  du  hasard,  mais  si  elle 
entre,  au  contraire,  dans  les  plans  de  la  divine  Providence, 
celle-ci  doit  en  régler  la  marche,  le  développement,  en  un 
mot  toutes  les  circonstances.  C'est  donc  elle  qui  doit  dé- 
terminer et  la  durée  du  mal  et  le  nombre  des  dénions  qui 


354  DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSKSSIO.X. 

possèdent  les  hommes.  C'est  sous  ce  triple  rapport  que 
nous  allons  maintenant  considérer  la  possession,  en  com- 
mençant par  la  mesure  du  temps.  Dans  le  cours  ordinaire 
des  choses  la  possession  est  une  maladie  diabolique,  aiguë^, 
qui  a  ses  périodes,  ses  crises,  et  qui  finit  après  un  certain 
espace  de  temps  déterminé.  Quelquefois  néarmioins,  quoi- 
que plus  rarement,  elle  prend  un  caractère  chronique  et 
se  prolonge  pendant  toute  la  vie.  Ceci  arrive  surtout  lors- 
qu'elle fait  partie  de  l'ascèse  chrétienne,  et  qu'elle  est  des- 
tinée à  purifier  l'âme  de  celui  qui  est  possédé.  La  bien- 
heureuse Eustochie  de  Padoue  nous  offre  un  exemple 
remarquable  en  ce  genre,  puisqu'elle  fut  possédée  depuis 
sa  plus  tendre  enfance  jusqu'aux  derniers  jours  de  sa  vie. 
Nous  donnerons  ici  un  extrait  de  cette  histoire  si  remar- 
quable, qui  nous  a  été  laissée  par  le  confesseur  de  cette 
femme,  nommée  SaUcario. 

Dans  le  xv*  siècle,  lorsque  la  clôture  n'avait  pas  été  in- 
troduite dans  les  couvents  de  femmes,  il  régnait  dans  ces 
maisons  une  grande  liberté  qui  dégénérait  quelquefois  en 
un  relâchement  déplorable.  Il  en  était  ainsi  du  cloître  de 
Saint-Prosdocime  de  Padoue,  occupé  par  des  Bénédictines. 
L'an  1443  se  trouvait  dans  ce  couvent  une  rehgieuse, 
Madeleine  Cavalcabo,  d'une  autre  maison  du  même  ordre, 
située  près  de  Terra  di  Gemola.  Elle  fit  connaissance  avec 
un  jeune  homme  agréable  de  figure,  mais  de  médiocre 
origine  et  dissolu  dans  ses  mœurs,  quoiqu'il  fût  marié. 
Son  nom  était  Barthélémy  Bellini.  Les  choses  allèrent  si 
loin  que  Madeleine  devint  enceinte.  Consternée  de  cette 
découverte,  elle  en  fit  part  à  une  autre  religieuse  qui  pos- 
sédait sa  confiance.  Pour  cacher  sa  honte,  elle  feignit  une 
maladie,  et  put  se  tenir  ainsi  renfermée  dans  le  couvent. 


DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION.  3 00 

Le  temps  de  ses  couches  étant  arrivé^  elle  mit  au  monde 
une  fille  dans  le  plus  grand  secret.  Puis^,  repentante  de  sa 
faute,  elle  retourna  à  Gemola^  et  passa  le  reste  de  ses  jours 
dans  la  douleur  et  les  larmes.  L'enfant  du  sacrilège  et  de 
l'adultère  vit  le  jour  l'an  1444,  lorsque  Pierre  Donato  était 
évêque  de  Padoue.  Elle  fut  envoyée  à  son  père,  qui  lui 
donna  au  baptême  le  nom  de  Lucrèce^  et  la  confia  aux 
soins  d'une  nourrice  chez  qui  elle  resta  jusqu'à  l'âge  de 
quatre  ans,  après  quoi  elle  retourna  chez  son  père.  Elle 
était  jolie  de  figure ,  agréable  et  séduisante  dans  toute  sa 
personne j  et  annonçait  déjà  beaucoup  d'esprit,  de  péné- 
tration et  de  jugement.  Aussi  son  père  l'aimait  avec  une 
grande  tendresse.  Il  n'en  était  pas  ainsi  de  sa  femme^  chez 
qui  la  vue  de  cet  enfant  rappelait  l'infidélité  de  son  mari , 
et  qui,  à  cause  de  cela,  ne  pouvait  ni  la  voir  ni  la  souf- 
frir. Le  père  lui-même  ne  tarda  pas  à  changer  de  disposi- 
tions à  son  égard;  et  voici  quelle  fut  la  cause  de  ce  chan- 
gement. 

Certains  symptômes  effrayants,  qui  mirent  en  émoi  toute 
la  maison^  donnèrent  lieu  de  penser  que  cette  enfant  était 
possédée.  Son  confesseur  désigna  plus  tard  l'état  extraor- 
dinaire où  elle  se  trouvait  par  le  nom  d' Isinritation ,  ex- 
pression très -équivoque.  Lorsqu'on  étudie  les  symptômes 
du  mal  dont  elle  souffrait,  on  est  porté  à  croire  qu'elle 
n'était  pas  tout  à  fait  possédée.  Il  est  bien  vrai  que  le  dé- 
mon mettait  ses  membres  en  mouvement  malgré  elle; 
qu'il  lui  faisait  faire  des  choses  qu'elle  ne  voulait  pas  faire, 
et  que  même  parfois  il  l'enlevait  dans  les  airs;  mais,  à 
côté  de  cela,  il  lui  laissait  l'usage  entier  de  sa  raison  et  la 
pratique  intérieure  de  toutes  les  vertus  chrétiennes;  de 
sorte  qu'au   milieu  des  plus  violentes  atteintes  son  âme 


356  DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION. 

demeurait  recueillie  en  Dieu^  et  pratiquait  intérieurement 
les  actes  les  plus  méritoires.  De  plus,  quoiqu'il  l'ait  tenue 
possédée  depuis  l'âge  de  quatre  ans  jusqu'à  sa  mort ,  il  la 
quittait  pour  de  longs  intervalles,  lui  laissant  ainsi  le  temps 
de  s'afTermir  en  toute  sorte  de  bien.  Son  père,  au  lieu  de 
regarder  le  mal  de  cette  enfant  comme  le  châtiment  de 
son  crime  à  lui,  souffrit  avec  peine  le  voisinage  d'un  hôte 
aussi  incommode,  et  conçut  à  l'égard  de  sa  fille  une  aver- 
sion qui  alla  jusqu'à  la  fureur.  On  força  par  les  exorcismes 
le  démon  à  se  retirer,  et  la  famille,  voyant  la  jeune  fille  se 
livrer  en  paix  aux  pratiques  de  la  piété,  la  crut  guérie  pour 
toujours.  C'était  une  illusion;  l'ennemi  n'avait  fait  que 
changer  de  tactique.  Tout  en  la  laissant  persévérer  dans  ses 
actes  intérieurs,  il  amena,  soit  par  le  pouvoir  qu'il  exer- 
çait sur  ses  membres,  soit  par  quelque  autre  moyen,  il 
amena  les  choses  au  point  que  Lucrèce,  auparavant  si 
douce  et  si  obéissante,  devint  indocile,  rude  dans  ses  ré- 
ponses et  très-sensible  aux  mauvais  traitements  de  sa  belle- 
mère.  Tout  cela  ne  fit  qu'augmenter  encore  l'aversion  du 
père,  à  qui  sa  vue  devint  bientôt  insupportable.  Il  était  for- 
tifié par  sa  femme  dans  ses  dispositions,  et  tous  deux  en- 
semble se  mirent  à  traiter  si  mal  cette  enfant  qu'ils  la  ré- 
duisirent plus  d'une  fois  à  l'extrémité.  On  l'accablait  sans 
cesse  de  reproches,  on  la  frappait  cruellement,  on  la  lais- 
sait manquer  souvent  du  nécessaire  ;  de  sorte  que,  rougis- 
sant d'elle-même,  méprisée  des  gens  delà  maison,  mal 
habillée  et  mal  nourrie,  elle  ne  savait  plus  ou  chercher  un 
refuge  sur  cette  terre,  et  ne  trouvait  de  consolation  qu'en 
Dieu,  à  qui  elle  s'était  entièrement  abandonnée. 

Elle  était  arrivée  à  l'âge  de  sept  ans,  avec  un  naturel  ti- 
mide et  une  âme  brisée  par  le  malheur;  mais  avec  cela  elle 


DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSIO.N.  357 

avait  toujours  gardé  la  crainte  de  Dieu,  et  il  ne  lui  serait 
certainement  jamais  venu  à  la  pensée  de  tramer  ou  d'en- 
treprendre quelque  chose  contre  aucun  homme,  bien  moins 
encore  contre  son  père.  Et  cependant  le  démon  persuada  à 
celui-ci  que  sa  fille ,  irritée  de  ses  mauvais  traitements  et 
se  sentant  incapable  de  les  supporter  plus  longtemps,  en 
voulait  à  sa  vie,  et  avait  conçu  le  dessein  de  l'empoisonner. 
Cette  fausse  imagination  s'empara  tellement  de  son  esprit 
que  cet  homme,  naturellement  emporté,  résolut  de  pré- 
venir sa  fille  et  de  la  faire  mourir.  Il  l'aurait  fait  si  celui 
qui  lui  avait  inspiré  cette  pensée  n'avait  jugé  plus  conforme 
à  ses  propres  intérêts  de  l'arrêter,  et  de  lui  persuader  seu- 
lement d'éloigner  Lucrèce  de  la  maison  et  de  la  placer  dans 
un  cloitre  pour  y  faire  son  éducation.  Aucune  maison  ne 
semblait  plus  convenable  pour  le  but  que  se  proposait  le 
démon  que  le  couvent  de  Saint- Prosdocime,  où  elle  était 
née.  Il  était  probable,  en  effet,  que  les  sentiments  si  pieux 
de  cette  jeune  fille  ne  résisteraient  pas  longtemps  à  la  cor- 
ruption qui  régnait  dans  cette  maison.  Le  père  ne  tarda 
pas  à  prendre  cette  résolution,  remplissant  par  là  les  in- 
tentions du  diable.  Mais  celui-ci  ne  faisait  qu'accomplir  les 
desseins  adorables  de  Dieu,  qui  voulait  racheter  en  quel- 
que sorte,  par  la  sainteté  de  la  fille,  la  faiblesse  de  la  mère, 
et  réparer  ainsi  l'injure  qu'elle  avait  faite  à  ce  couvent. 
Lucrèce  fut  donc  confiée  à  ces  religieuses  relâchées;  mais 
les  espérances  du  démon  furent  déçues,  car  Dieu  s'était 
chargé  de  cette  pauvre  enfant;  et,  quoiqu'elle  fût  la  plus 
jeune  du  couvent,  elle  parut  bientôt  la  plus  mûre,  la  plus 
posée  et  la  plus  intelligente. 

Gaie  de  caractère,  spirituelle,  vive  et  séduisante,  elle  était 
si  pieuse  et  si  attentive  qu'on  n'eut  jamais  à  lui  reprocher 


358  DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION. 

aucune  légèreté;  mais,  toujours  recueillie  dans  le  calme 
et  la  solitude,  sa  vie  était  une  prière  continuelle.  Elle  s'é- 
tait choisi  pour  patrons  saint  Jérôme,  l'évangéliste  saint 
Luc  et  surtout  la  sainte  Vierge ,  et  elle  était  devenue  un 
modèle  et  un  objet  d'admiration  pour  cette  communauté 
dissolue.  Il  y  avait  neuf  ans  qu'elle  vivait  ainsi  sans  avoir 
été  inquiétée  par  le  démon ,  qui  donnait  à  peine  de  temps 
en  temps  quelques  signes  de  sa  présence.  Mais,  en  1460, 
l'abbesse  du  couvent  mourut.  Jacques  Zenon,  alors  évêque 
de  Padoue ,  crut  l'occasion  favorable  pour  ramener  cette 
maison  à  l'observance  primitive,  et  fit  signifier  aux  reli- 
gieuses qu'elles  eussent  à  s'abstenir  du  choix  d'une  ab- 
besse  jusqu'à  ce  qu'il  eût  rétabli  parmi  elles  les  anciennes 
ordonnances  sur  la  discipline  intérieure  du  couvent. 
Celles-ci,  effrayées  au  nom  seul  d'observance  et  de  ré- 
forme, devinrent  furieuses,  et  abandonnèrent  toutes  la 
maison  avec  éclat.  Elles  furent  suivies  de  leurs  élèves,  à 
l'excepiion  de  Lucrèce,  qui  resta  seule.  L'évêque  fit  venir 
du  cloître  de  Sainte-Marie  de  la  Miséricorde  un  bon  nombre 
de  sœurs,  pour  remplacer  celles  qui  étaient  sorties,  y 
ajouta  des  novices,  et  leur  donna  pour  abbesse  Justine  Laz- 
zara,  d'une  famille  noblede  Padoue,  femme  d'une  bonté 
et  d'une  sagesse  éprouvées.  Avec  elle  refleurirent  dans 
l'enceinte  du  couvent  le  recueillement,  le  silence,  les 
saintes  pratiques  de  la  prière,  le  chant  des  psaumes  et 
l'observance  régulière  de  saint  Benoît. 

Lucrèce  se  réjouit  beaucoup  de  cet  événement,  et 
forma  le  dessein  de  se  faire  recevoir  au  nombre  des  sœurs. 
Elle  leur  communiqua  son  désir;  maie  il  ne  fut  accueilli 
par  elles  qu'avec  une  grande  froideur.  Ce  n'est  pas  qu'elles 
eussent  rien  à  lui  reprocher,  mais  elles  étaient  retenues 


DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION.  359 

par  l'infamie  de  sa  naissance  et  par  la  pensée  qu'il  était 
impossible  qu'elle  eût  échappé  à  la  contagion  des  exemples 
qu'elle  avait  eus  sous  les  yeux  dans  cette  maison.  Sa  piété 
leur  paraissait  quelque  chose  de  purement  extérieur.  L'àb- 
besse  cependant,  qui  d'abord  avait  partagé  ces  craintes, 
réfléchit  ensuite  qu'il  était  injuste  de  punir  une  jeune  fille 
innocente  pour  les  fautes  de  ses  parents.  Considérant  d'ail- 
leurs qu'elle  était  restée  seule  au  couvent,  elle  céda  enfin 
à  ses  instances  j  et  abandonna  tout  au  jugement  de  l'é- 
vêquCj,  qui,  après  un  mûr  examen,  fut  d'avis  qu'on  l'ad- 
mît. Lucrèce  fut  donc,  au  grand  déplaisir  des  autres  sœurs, 
revêtue  de  l'habit  de  saint  Benoît,  le  15  janvier  1461  ;  et 
en  considération  de  saint  Jérôme,  son  patron ,  elle  prit  le 
nom  d'Eustochie.  Lorsque  le  prêtre  ,  au  milieu  de  la  céré- 
monie ,  voulut  lui  donner  la  communion ,  la  sainte  hostie 
lui  échappa  des  mains.  C'était,  il  est  vrai ,  un  pur  hasard; 
mais  à  cause  de  la  disposition  des  sœurs  à  son  égard  ,  cet 
accident  produisit  une  impression  défavorable  pour  elle. 
Le  démon,  qui  jusque-là  ne  s'était  fait  sentir  à  elle  que 
rarement  et  en  secret,  se  voyant  trompé  dans  son  attente, 
résolut  de  se  manifester,  pour  gagner  par  la  violence  ce 
qu'il  ne  pouvait  obtenir  par  la  douceur,  et  de  profiter  des 
dispositions  peu  favorables  des  sœurs  à  l'égard  d'Eustochie 
pour  la  faire  renvoyer  du  couvent,  ou  la  pousser  au  déses- 
poir. Dans  ce  but,  il  se  servit  du  pouvoir  qu'il  avait  sur  ses 
membres,  pour  lui  faire  commettre  quelques  fautes  exté- 
rieures et  légères  contre  la  règle.  Les  autres  sœurs,  témoins 
de  ces  manquements  qui  se  produisaient  pour  la  première 
fois,  ne  doutèrent  plus  qu'elle  n'eût  jusqu'ici  feint  par 
hypocrisie  une  vie  meilleure,  pour  atteindre  son  but.  il 
est  vrai  que  dans  tout  le  reste  elle  était  exemplaire  comme 


360  DE  LA    DURÉE    DE    I.A    POSSESSION. 

auparavant;  mais  elles  croyaient  que  tout  cela  n'était 
qu'hypocrisie,  et  qu'elle  voulait  ainsi  cacher  le  désordre 
intérieur  de  son  âme.  Elle  finit  par  tomber  dans  un  tel 
mépris  que  toutes  les  sœurs  fuyaient  sa  présence.  Si  le  dé- 
mon réussit  en  ce  point,  il  n'en  perdit  que  davantage 
pour  tout  ce  qui  concerne  l'intérieur.  Eustochie,  humble 
de  cœur,  rendait  grâces  à  Dieu  de  tout  ce  qui  lui  arrivait , 
s'accusait  devant  Dieu ,  devant  sa  supérieure  et  même  au 
tribunal  de  la  pénitence,  et  gagnait  ainsi  aux  yeux  de  Dieu 
ce  qu'elle  perdait  aux  yeux  des  hommes. 

Ju'.esprit  malin  n'en  devint  que  plus  furieux ,  et  résolut 
d'avoir  recours  à  la  violence.  Quelques  signes  extérieurs 
présagèrent  l'éclat  qu'il  préparait.  Un  mois  avant  la  fête 
de  saint  Jérôme,  Eustochie  se  trouva  très -émue  et  très- 
inquiète;  son  visage  prit  une  expression  sombre  et  mena- 
çante qu'on  ne  pouvait  s'exphquer,  mais  qui  troubla  toute 
la  maison.  Le  confesseur,  Pierre  Salicario,  qui  n'avait 
commencé  que  depuis  quelque  temps  son  ministère,  fut 
le  seul  à  voir  ce  qui  allait  arriver.  Il  la  prépara  par  des  pa- 
roles de  consolation ,  et  instruisit  l'abbesse  de  tout  ce  qui 
allait  se  passer.  Il  le  donna  même  à  entendre  aux  autres 
religieuses,  qui  n'en  devinrent  que  plus  mal  disposées 
pour  Eustochie  ;  car  il  leur  paraissait  insupportable  de  gar- 
der à  cause  d'elle  dans  leur  maison  l'esprit  de  l'abîme  avec 
toutes  ses  horreurs.  Au  lieu  d'avoir  pitié  d'elle ,  elles,  n'en 
conçurent  que  plus  d'éloignement,  et  ne  pouvaient  par- 
donner à  l'abbesse  d'avoir  reçu  malgré  elles  une  jeune 
fille  possédée.  Celle-ci  néanmoins  ne  perdit  pas  courage, 
et  avait  une  pleine  confiance  que  Dieu  combattrait  pour 
elle  dans  cette  lutte.  La  fête  de  saint  Jérôme  se  passa  sans 
aucun  accident;  mais  le  lendemain  on  eût  dit  qu'une 


DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSIO.N.  361 

mine  souterraine  et  cachée  éclatait  tout  à  coup  dans  le 
couvent.  Il  s'éleva  dans  toute  la  maison  un  si  effroyable 
vacarme ,  qu'il  semblait  que  le  démon  fût  arrivé  dans  le 
cloître  sous  la  forme  du  bourreau ,  au  milieu  d'un  appa- 
reil terrible  d'épouvante  et  d'horreur.  Les  cris  et  les  hur- 
lements de  la  malheureuse  possédée  remplissaient  l'air. 
Les  yeux  hagards^  les  cheveux  hérissés^  grinçant  des 
dents ,  elle  se  tordait  comme  un  serpent ,  et  sautait  en  l'air 
comme  un  volant.  Toute  la  maison  était  dans  la  confusion 
et  le  désordre.  Les  sœurs,  épouvantées,  couraient  çà  et 
là  ;  les  unes  se  cachaient  dans  leur  effroi ,  les  autres  mani- 
festaient leur  mauvaise  humeur  sans  ménagement.  Quel- 
ques-unes, par  un  mouvement  de  compassion,  furent 
d'avis  de  surveiller  de  loin  la  malheureuse;  mais  elle, 
armée  d'un  couteau  qui  lui  était  tombé  sous  la  main , 
courut  sur  elles,  les  mit  en  fuite,  et  fut  arrêtée  par  un 
banc  sur  lequel  elle  s'assit  roide  et  immobile. 

'Le  confesseur  arriva,  et  força  le  démon  à  parler.  Il 
avoua  malgré  lui  que  saint  Jérôme  l'avait  lié  au  milieu  de 
sa  fureur  et  attaché  à  ce  banc,  de,  sorte  qu'il  n'en  pouvait 
plus  bouger.  En  effet,  la  jeune  sœur  y  resta  longtemps 
assise  sans  mouvement.  On  employa  pendant  ce  temps  les 
exorcismes  pour  chasser  le  démon;  mais  il  devint  si  fu- 
rieux, que,  pour  éviter  un  malheur,  on  jugea  prudent  de 
lier  la  possédée  et  de  l'attacher  à  une  colonne.  Elle  y  resta 
ainsi  attachée  plusieurs  jours ,  et  l'on  ne  saurait  dire  tout 
ce  qu'elle  eut  à  souffrir  pendant  ce  temps  de  son  persécu- 
teur. Tantôt  il  lui  déchirait  les  entrailles  ou  l'étranglait  ; 
tantôt  il  la  frappait  si  fort  qu'elle  tombait  en  défaillance 
sous  une  grêle  de  coups  et  croyait  mourir.  La  malheu- 
reuse soupirait;  mais  parmi  ses  soupirs  se  mêlaient  des 
IV.  11 


362  DE    LA    DURLE    DE    LA    POSSESSION. 

cris  épouvantables  que  le  démon  poussait  par  sa  bouche. 
Pas  un  mot  d'impatience  ne  lui  échappa.  Quand  elle  pou- 
vait parler,  elle  louait  Dieu  et  le  remerciait  des  souffrances 
qu'il  lui  envoyait.  Le  démon,  voyant  qu'au  lieu  de  la  pous- 
ser au  désespoir  il  ne  faisait  que  lui  donner  l'occasion  d'ac- 
quérir de  nouveaux  mérites  en  pratiquant  des  vertus  plus 
ilevées,  résolut  entîn  de  la  laisser  tranquille  quelque 
temps,  et  de  prendre  d'autres  moyens  pour  la  perdre.  Elle 
reprit  les  exercices  de  la  communauté;  mais  elle  ne  put 
réussir  à  détruire  dans  le  cœur  de  ses  compagnes  l'opinion 
qu'elle  était  une  magicienne,  qui  cachait  sa  malice  sous 
le  voile  d'une  piété  simulée.  L'abbesse  tomba  malade  d'une 
maladie  tellement  extraordinaire,  que  les  médecins  ne 
pouvaient  rien  y  voir.  Comme  le  mal  augmentait  toujours, 
et  que  la  malade  s'épuisait  lentement,  on  commença  à  se 
dire  dans  le  cloître  que  la  maladie  était  la  suite  d'un  en- 
sorcellement. On  trouva  dans  un  coin  du  couvent  des  ob- 
jets qui  semblaient  confirmer  ce  soupçon. 

Le  crime  une  fois  admis ,  il  fut  facile  de  découvrir  le 
coupable  :  tous  les  yeux  se  portèrent  sur  Eustochie.  On  la 
jeta ,  sans  l'entendre,  dans  un  obscur  cachot,  et  l'on  par- 
lait déjà  de  la  faire  pendre  comme  coupable  de  sacrilège, 
de  magie  et  d'assassinat.  L'avoué  du  couvent,  esprit 
faible,  approuva  ce  qu'on  avait  fait;  l'évêque  lui-même 
le  trouva  bon,  et  ordonna  de  plus  de  la  mettre  au  pain  et 
à  l'eau ,  et  de  la  laisser  un  jour  sur  trois  sans  nourriture. 
Bientôt  le  bruit  courut  dans  la  ville  que  la  pieuse  Eusto- 
chie était  devenue  une  sorcière,  qu'elle  avait  attenté,  à 
l'aide  de  la  magie,  aux  jours  de  son  abbesse ,  qu'elle  était 
maintenant  en  prison,  qu'on  lui  faisait  son  procès,  et 
qu'elle  serait  mise  à  mort  pour  servir  d'exemple  à  cette 


DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION.  363 

espèce  de  malfaiteurs.  Le  peuple  courut  en  foule  au  cou- 
vent, criant  avec  fureur  qu'on  devait  livrer  au  feu  Tin- 
fàme  magicienne,  et  la  brûler  vivante.  On  l'avait  mise 
sous  la  garde  des  religieuses  qui  la  haïssaient  le  plus. 
Celles-ci  firent  en  sorte  qu'elle  entendît  tous  ces  cris  d'un 
peuple  furieux.  La  malheureuse  était  plongée  dans  une 
mer  d'amertume.  Dans  son  étroite  et  sombre  prison,  ayant 
à  peine  de  quoi  se  nourrir,  accablée  de  reproches  par  celles 
qui  la  gardaient,  haïe,  abandonnée,  méprisée  de  tous, 
affligée  et  dans  son  corps  et  dans  son  àme,  elle  consu- 
mait ses  jours  dans  une  douleur  profonde.  Pour  comble 
d'infortune,  le  démon  la  tourmentait  de  ses  criminelles 
suggestions,  lui  disant  :  «  Tu  vois  où  t'a  conduite  ta  piété 
insensée!  Qu'as-tu  à  espérer  dans  ce  cloître,  méprisée  et 
haïe  de  tout  le  monde?  Ne  serais-tu  pas  plus  heureuse  si  tu 
suivais  mon  conseil,  et  te  servais  des  moyens  que  je  mets 
à  ta  disposition?  Je  t'aurais  bientôt  tirée  de  ce  cachot, 
pour  te  faire  jouir  des  douceurs  de  la  liberté.  Ouvre  seule- 
ment une  bonne  fois  les  yeux,  au  lieu  de  consumer  ainsi 
follement  ta  jeunesse  dans  la  misère  !  ?s'as-tu  pas  compris 
enfin  que  Dieu  ne  s'occupe  point  de  toi ,  et  qu'il  t'a  livrée 
entièrement  à  mon  pouvoir?  Tu  es  à  moi,  et  tu  resteras  à 
moi  éternellement.  Prie,  plains-toi,  soupire ,  tout  est  inu- 
tile; tu  n'obtiendras  point  ta  grâce ,  il  t'a  rejetée  et  con- 
damnée à  l'enfer.  »  Eustochie  résistait,  mais  non  sans  de 
grandes  angoisses,  car  Dieu  lui  cachait  le  secours  qu'il  lui 
donnait;  de  sorte  qu'elle  doutait  toujours  s'il  ne  l'avait 
point  abandonnée,  et  elle  vivait  ainsi  dans  une  continuelle 
agonie.  Elle  pouvait  cependant  dire  comme  Abraham, 
qu'elle  espérait  contre  l'espérance.  La  retraite,  le  silence 
de  sa  prison  lui  permetlaient  de  satisfaire  entièrement  le 


364  DE  LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION. 

besoin  qu'elle  avait  de  prier.  Souvent  elle  demandait  son 
bréviaire ,  mais  la  sévérité  de  ses  gardiennes  le  lui  refusa 
toujours,  et  elle  dut  se  contenter  de  réciter  les  psaumes 
qu'elle  savait  par  cœur.  Elle  avait  coutume  de  réciter  les 
cinq  psaumes  dont  les  lettres  initiales  réunies  composent 
le  nom  de  Marie:  Magniftcat ,  Ad  Dominum,  Rétribue servo 
tuo,  Judica  me,  Beus,  Ad  te  levavi,  à  chacun  desquels  elle 
ajoutait  une  antienne  commençant  par  les  mêmes  lettres , 
Missus  est,  Assumpta  est ,  Rubum,  In  odorem ,  Ave  Maria. 
Elle  terminait  par  l'oraison  Interveniat.  Elle  vivait  ainsi 
dans  sa  prison  comme  une  tourterelle  solitaire  dans  son 
nid ,  toujours  pleurant  et  soupirant ,  non  par  impatience  , 
mais  par  amour;  tourmentée  par  le  démon,  mais  gardant 
son  âme  libre  de  ses  atteintes. 

Son  confesseur  cependant ,  qui  connaissait  le  fond  de 
son  âme,  ne  put  croire  qu'elle  se  fût  vraiment  rendue 
coupable  des  crimes  qu'on  lui  reprochait.  Il  lui  sembla 
que  les  rehgieuses  avaient  agi  plutôt  par  passion  que  par 
un  zèle  légitime ,  et  qu'avant  de  la  mettre  en  prison  on 
aurait  dû  examiner  le  fait  avec  calme  et  maturité.  11  essaya 
donc  de  leur  inspirer  des  sentiments  de  justice  à  son 
égard;  il  leur  représenta  combien  étaient  légers  les  indices 
sur  lesquels  elles  fondaient  sa  culpabilité  ;  combien  il  avait 
été  injuste  de  la  jeter  dans  un  cachot  avant  de  l'examiner, 
et  de  la  traiter  avec  une  telle  cruauté ,  contre  toutes  les 
prescriptions  de  la  justice  etde  la  charité,  qui  ne  permettent 
jamais  la  haine,  même  quand  le  châtiment  est  mérité. 
Mais  les  religieuses  ne  changèrent  ni  d'opinion  ni  de  con- 
duite; bien  plus,  elles  s'imaginèrent  qu'elle  avait  aussi 
ensorcelé  son  confesseur,  et  en  prirent  occasion  de  lui 
imputer  ce  nouveau  crime.  Le  confesseur  n'en  continua 


DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION.  365 

pas  moins  ses  représentations.  Eustochie  elle-même  avait 
exprimé  plusieurs  fois  le  désir  de  le  voir  une  fois  au  moins, 
pour  le  consulter  sur  les  affaires  de  sa  conscience;  mais 
cette  grâce  lui  avait  été  refusée.  Elles  cédèrent  enfin  ^ 
non  par  le  désir  de  lui  procurer  quelque  consolation,  mais 
dans  l'espérance  que  le  confesseur  perdrait  dans  son  en- 
tretien avec  elle  ses  illusions,  et  qu'il  se  rangerait  de  leur 
côté,  ce  qui  était  pour  elles  un  point  très-important.  Le 
démon  qui  la  possédait  avait  le  même  désir,  et  il  saisit 
l'occasion  de  le  réaliser  lorsque  le  confesseur  vint  la 
trouver. 

Profitant  du  pouvoir  qu'il  avait  sur  ses  membres,  il 
remua  ses  lèvres,  et  lui  fit  dire,  en  présence  de  plusieurs 
sœurs,  qu'elle  était  vraiment  coupable  du  crime  qu'on  lui 
imputait,  qu'elle  l'avait  commis  par  haine  contre  l'ab- 
besse  et  pour  se  venger  de  ce  qu'elle  l'avait  fait  attacher 
à  la  colonne;  que  pour  cela  elle  avait  eu  recours  à  un 
charme  très-puissant,  comme  au  moyen  le  plus  efficace; 
ajoutant  qu'elle  s'était  formée  à  cet  art  diabolique  du  temps 
des  anciennes  religieuses,  qui  étaient  très-expérimentées 
en  ce  genre.  Le  démon  dit  tout  cela  par  la  bouche  d'Eus- 
tochie,  mais  d'une  manière  si  naturelle  qu'on  ne  pouvait 
soupçonner  qu'elle  ne  le  disait  pas  d'elle-même.  Les  reli- 
gieuses triomphèrent  de  cet  aveu ,  qui  les  délivrait  de  tout 
scrupule  relativement  à  leur  conduite  envers  elle.  Quant 
au  confesseur,  il  était  à  la  fois  stupéfait  et  embarrassé; 
mais  en  y  réfléchissant  il  pensa  que  l'esprit  qui  la  possé- 
dait pouvait  bien  mentir  par  sa  bouche,  et  résolut  d'éclair- 
cir  ce  mystère.  Il  demanda  donc  aux  religieuses  la  per- 
mission de  la  voir  encore  le  jour  suivant,  ce  qu'on  lui 
accorda  sans  difficulté.  Eustochie  se  réjouissait  beaucoup 


366  DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION. 

de  le  revoir.  Le  prêtre  commença  l'entrevue  parles  exor- 
cismes;  de  sorte  que  la  jeune  religieuse  put  parler  d'elle- 
même,  au  lieu  de  servir  d'organe  au  démon.  Le  confesseur 
eut  la  consolation  d'entendre  un  langage  bien  différent 
de  celui  de  la  veille.  Elle  parla  comme  toujours  avec  une 
grande  humilité,  se  reconnaissant  digne  des  plus  grands 
châtiments  à  cause  de  ses  péchés^  mais  quant  au  crime 
qu'on  lui  imputait,  elle  déclara  en  toute  sincérité  qu'elle 
en  était  innocente;,  et  qu'elle  n'en  avait  pas  même  eu  la 
pensée.  Le  confesseur  s'employa  avec  plus  de  zèle  encore 
qu'auparavant  pour  prouver  l'innocence  d'Eustochie:  il 
reprocha  aux  religieuses  leurs  mauvais  traitements  à  son 
égard,  et  les  menaça  de  la  colère  de  Dieu.  Mais  ce  fut  en 
vain  ;  elles  redoublèrent  de  sévérité  envers  elle,  et  ne  per- 
mirent plus  au  confesseur  de  la  voir.  Elle  s'était  mise  un 
jour  à  une  fenêtre,  demandant  à  mains  jointes  à  une  sœur 
le  secours  de  ses  prières.  A  partir  de  ce  moment,  on  ferma 
la  fenêtre  de  manière  qu'elle  ne  pût  s'y  montrer.  Il  ne 
resta  plus  au  confesseur  d'autre  moyen  que  de  prier  Dieu, 
et  de  le  faire  prier,  pour  qu'il  éclairât  ces  religieuses 
obstinées. 

L'abbesse,  qui  commençait  à  guérir  de  son  mal,  eut 
comme  une  vision  où  il  lui  sembla  entendre  que  Dieu  ne 
voulait  pas  qu'on  s'occupât  davantage  de  l'affaire  d'Eus- 
tochie; que,  coupable  ou  innocente,  elle  était  en  tout  cas 
au  pouvoir  du  démon,  et  qu'il  ne  convenait  pas  de  la 
garder  plus  longtemps  dans  une  maison  où  elle  avait  in- 
troduit le  désordre;  qu'elle  ferait  donc  bien  de  l'engager 
avec  douceur,  par  une  personne  habile  et  impartiale,  à  se 
retirer  volontairement,  pour  ne  pas  être  plus  longtemps 
une  occasion  de  scandale  à  son  prochain.  L'abbesse  ac- 


DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION.  367 

cueillit  volontiers  cette  inspiration ,  qui  semblait  d'ailleurs 
conseiller  le  parti  le  plus  sûr.  Elle  communiqua  ses  pen- 
sées à  son  frère  François  de  Lazzara,  homme  distingué  par 
ses  connaissances  et  son  caractère  et  qui  possédait  la  con- 
fiance générale^  et  le  pria  de  parler  à  Eustochie  et  de  la 
décider  à  partir.  François  alla  donc  la  trouver,  et  lui 
montra  un  grand  zèle  pour  son  salut  spirituel  et  corporel. 
Il  lui  mit  devant  les  yeux  la  position  pénible  où  elle  était, 
et  qu'aggravait  encore  la  haine  inexorable  des  religieuses 
contre  elle.  Il  lui  représenta  qu'étant  possédée  du  démon 
il  n'était  pas  prudent  de  tenir  le  couvent  dans  une  émo- 
tion continuelle  et  dans  les  angoisses  inséparables  d'une 
telle  situation.  Il  ajouta  que  c'était  sans  aucun  doute  la 
volonté  de  Dieu  qu'elle  quittât  le  couvent,  et  que  cette 
volonté  s'expliquait  assez  par  les  répulsions  dont  elle  était 
l'objet;  qu'elle  ne  devait  avoir  aucune  inquiétude  de  son 
avenir;  qu'il  y  pourvoirait  lui-même,  en  mettant  fin  à 
tous  les  bruits  fâcheux  qui  s'étaient  répandus  sur  son 
compte,  et  en  lui  trouvant  un  mari  avec  lequel  elle  pour- 
rait servir  Dieu  en  repos;  que,  n'étant  pas  encore  liée  par 
des  vœux ,  elle  pouvait  sans  hésiter  faire  une  chose  qui 
était  non-seulement  permise,  mais  encore  nécessaire. 

Eustochie  attendit  en  silence  qu'il  eût  fini;  puis,  après 
l'avoir  remercié  sincèrement  de  la  part  qu'il  prenait  à  sa 
triste  position,  elle  lui  dit  :  «  Ne  pensez  pas  que  je  sois  aussi 
malheureuse  que  le  monde  paraît  le  croire.  Mes  souffrances 
ne  sont  pour  moi  que  les  caresses  de  mon  céleste  époux,  et 
j'ensuis  si  heureuse,  que  je  ne  les  changerais  pas  pour  le 
bonheur  de  ce  monde.  Qu'elles  continuent  ou  même  qu'elles 
augmentent  Je  m'en  metspeu  en  peine.  Dieu,  en  m'appelant 
à  la  vie  religieuse,  ne  m'a  point  appelée  à  une  vie  tran- 


368  DE    LA    DUREE    DE    LA    POSSESSION. 

quille  et  commode.  Si  je  trouve  mon  chemin  semé  d'é- 
pines, c'est  pour  moi  un  signe  que  par  ce  chemin  il  veut 
me  conduire  au  ciel,  puisque  c'est  le  même  par  lequel 
Jésus-Christ  a  marché.  Mes  sœurs  me  voient  d'un  mauvais 
œil,  je  le  sais;  j'en  souffre,  et  la  faute  en  est  toute  à  moi. 
J'ai  beaucoup  de  défauts:  j'espère  m'en  corriger,  et  ame- 
ner ainsi  mes  sœurs  à  de  meilleurs  sentiments  à  mon 
égard.  Je  sais  que  je  suis  à  charge  à  la  communauté;  et  que 
le  démon  qui  me  possède  est  un  objet  d'effroi  pour  les 
autres;  mais  comme  je  m'accoutume  à  supporter  ses  per- 
sécutions, de  même  aussi  elles  apprendront  à  mépriser  ses 
terreurs.  Et  comme  au  reste  ma  délivrance  n'est  point  en 
mon  pouvoir,  j'espère  qu'elles  auront  compassion  de  moi.  » 
Ainsi  parla  Eustochie,  ainsi  répondit-elle  aux  représen- 
tations du  conseiller  charitable  qui  lui  avait  témoigné  tant 
d'intérêt.  11  fut  très-étonné  de  ses  réponses,  loua  sa  fer- 
meté, et  la  confiroia  dans  sa  pieuse  résolution.  Elle  rejeta 
plus  tard  encore  la  proposition  qu'on  lui  fit  de  changer  de 
couvent,  protestant  qu'elle  voulait  mourir  là  où  elle  était 
née.  Les  religieuses,  instruites  de  ce  qui  s'était  passé,  bien 
loin  d'admirer  le  courage  d'Eustochie,  furent  tellement 
irritées,  qu'elles  l'auraient  chassée  immédiatement  de  la 
maison  si  elles  n'en  avaient  été  empêchées  par  l'abbesse, 
qui  était  plus  juste  et  plus  modérée  que  les  autres.  Le 
confesseur,  ayant  appris  par  celle-ci  tout  ce  qui  s'était 
passé,  crut  devoir  essayer  encore  d'amener  les  religieuses 
à  la  raison.  L'abbesse,  qui  depuis  l'entretien  de  son  frère 
avec  Eustochie  avait  conçu  d'elle  une  haute  opinion,  se  joi- 
gnit à  lui;  et  tous  deux,  par  la  persuasion,  les  reproches 
et  les  menaces  de  la  vengeance  divine,  firent  si  bien,  que 
les  sœurs  s'adoucirent  un   peu.  Elles  mirent  en  avant 


DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION.  369 

qu'Eustochie  ayant  été  mise  en  prison  avec  le  consente- 
ment de  l'évêque^  il  fallait  obtenir  de  lui  la  permission  de 
la  délivrer.  Mais  ce  n'était  là  qu'un  prétexte  pour  traîner 
l'affaire  en  longueur;  car  l'évêque  s'était  éloigné  de  la 
ville  pour  fuir  une  maladie  contagieuse  qui  y  régnait^  et 
il  n'était  pas  facile  de  lui  parler.  Le  confesseur  prit  tout  sur 
lui,  et  amena  les  choses  au  point  qu'Eustochie  fut  délivrée 
après  une  captivité  de  trois  mois,  mais  à  la  condition 
toutefois  qu'elle  resterait  enfermée  dans  l'infirmerie.  Là 
au  moins  elle  avait  la  consolation  d'être  dans  une  chambre 
claire,  près  des  autres  religieuses. 

Le  démon  cependant  prit  sa  revanche^  et,  ne  pouvant 
dompter  l'àme  d'Eustochie^,  il  s'acharna  sur  son  corps 
avec  plus  de  fureur  encore  qu'auparavant.  Il  s'annonça  par 
un  bruit  terrible  dans  sa  chambre.  Sa  gardienne^  entendant 
ce  bruit^  voulut  y  entrer  de  force,  et  l'appela  par  son  nom; 
mais  Eustochie  ne  put  ni  lui  répondre  ni  ouvrir  la  porte. 
La  sœur  courut  effrayée  à  une  petite  fenêtre  qui  d'en  haut 
donnait  dans  la  chambre,  et  vit  de  là  les  vêtements  d'Eus- 
tochie  dispersés  par  terre;  mais  elle  ne  l'apercevait  point 
elle-même.  Elle  appela  donc  les  autres  sœurs.  Celles-ci 
brisèrent  la  porte^  et  l'on  trouva  Eustochie  toute  nue,  respi- 
rant à  peine^  tapie  dans  un  coin  avec  des  taches  brunes  et 
bleues  sur  tout  le  corps^  mais  particulièrement  à  la  gorge; 
de  sorte  qu'il  était  facile  de  voir  qu'on  en  voulait  à  sa  vie. 
On  lui  fit  recouvrer  l'usage  de  ses  sens;  mais  tout  cela 
n'était  qu'un  prélude  de  ce  que  le  démon  lui  préparait.  Le 
confesseur  s'opposa  si  fortement  au  projet  que  l'on  avait 
de  la  mettre  une  seconde  fois  en  prison,  qu'on  crut  devoir 
faire  quelque  chose  en  sa  considération.  Il  y  avait  alors  une 
sœ.ur  converse  malade,  croyait-on,  de  la  peste  qui  désolait 


370  DE    LA    DIJUÉK    DE    LA    POSSESSION. 

la  ville;  et  comme  aucune  des  autres  sœurs  ne  voulait  la 
soigner,  on  en  chargea  Eustochie^  dans  l'espoir  qu'elle 
mourrait.  Elle  accepta  volontiers  cette  tâche,  et  se  vit  en- 
core une  fois  séparée  de  la  communauté.  Elle  servit  jour  et 
nuit  la  malade  avec  un  dévouement  admirable;  mais  le  dé- 
mon ;,  qui  la  tourmentait  plus  qu'auparavant,  effrayait  tel- 
lement la  pauvre  malade,  que  la  société  d'Eustochie  lui 
faisait  plus  de  mal  que  de  bien.  Chacune  d'elles  avait  à 
combattre  contre  son  mal;  elles  s'aidaient  du  mieux  qu'elles 
pouvaient,  jusqu'à  ce  qu'enfin  une  autre  sœur  converse, 
nommée  Euphrasie,  vint  à  leur  secours.  La  malade  guérit, 
cl  l'on  reconnut  que  ce  n'était  pas  la  pes(e.  Les  rehgieuses 
furent  fort  embarrassées,  car  elles  n'avaient  aucun  pré- 
texte de  renfermer  Eustochie  en  prison,  et  cependant 
elles  ne  voulaient  pas  la  souffrir  dans  leur  société.  Elles 
lui  laissèrent  donc  la  liberté,  mais  en  la  renfermant  dans 
de  telles  bornes,  qu'elle  pouvait  à  peine  en  jouir.  Elle  ne 
pouvait  ni  aller  au  chœur,  ni  paraître  dans  l'église  pendant 
le  service  divin,  ni  ee  montrer  au  parloir,  ni  entretenir 
aucun  commerce  avec  les  personnes  du  dehors,  ni  parler 
à  qui  que  ce  fût  de  ses  peines.  Lorsqu'elles  la  rencon- 
traient, elles  baissaient  les  yeux  ou  lui  tournaient  le  dos 
avec  mépris.  Personne  n'approchait  d'elle,  personne  ne 
lui  parlait;  elle  était  un  objet  d'horreur  et  de  malédiction 
pour  toutes. 

Rien  n'était  plus  sensible  au  cœur  d'Eustochie  que  la 
pensée  qu'on  avait  qu'elle  n'était  pas  possédée,  mais  qu'elle 
feignait  seulement  de  l'être  pour  exciter  la  compassion.  Le 
démon  cependant  sembla  prendre  à  lâche  de  la  délivrer  de 
ce  soupçon  en  rendant  la  possession  évidente.  Les  tour- 
ments dont  il  l'affligea  devinrent  tellement  affreux  et  d'une 


DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION.  371 

nature  si  extraordinaire,  qu'il  ne  fut  plus  possible  de  croire 
à  une  tromperie,  et  que  les  religieuses  furent  obligées  de 
reconnaître  qu'elle  était  vraiment  possédée.  Le  démonl'em- 
portait  dans  une  chambre  éloignée,  lui  ôtait  ses  vêtements, 
et  la  flagellait  cruellement  avec  un  fouet  de  cordes  garni  de 
pointes  de  cuivre  ;  ou  bien  il  lui  déchiquetait  la  chair  avec 
des  couteaux;  puis  il  la  traînait  à  terre  jusqu'à  la  porte, 
comme  pour  la  jeter  hors  du  cloître;  après  quoi  il  l'enlevait 
de  terre  et  la  faisait  retomber  perpendiculairement,  de 
sorte  qu'on  nepouvait  comprendre  commentsesos  n'étaient 
pas  brisés.  Souvent  il  lui  faisait  des  incisions  au  cou ,  ou 
il  lui  ouvrait  les  veines  et  lui  faisait  perdre  une  telle  quan- 
tité de  sang,  qu'elle  tombait  en  défaillance  et  semblait  sur 
le  point  de  mourir.  D'autres  fois  il  la  serrait  étroitement 
avec  des  cordes,  ou  il  l'enveloppait  dans  un  rude  cilice  qui 
lui  causait  de  grandes  douleurs.  D'autres  fois  encore  il  lui 
pressait  la  tête  avec  violence,  ou  il  l'inondait  d'eau  glacée 
et  la  couvrait  de  draps  mouillés,  la  forçant  de  garder  l'humi- 
dité sur  la  tête,  quoiqu'il  en  résultât  pour  elle  de  grandes 
souffrances.  Trois  ou  quatre  fois  le  jour  elle  était  obligée 
de  boire  de  grands  vases  d'eau  froide,  uniquement  pour 
qu'elle  se  ruinât  l'estomac;  quelquefois  il  mêlait  à  cette 
eau  de  la  chaux  ou  du  vernis,  ou  d'autres  substances  nui- 
sibles ou  dégoûtantes.  Il  la  força  une  fois  d'avaler  une 
éponge  pleine  d'une  huile  d'une  odeur  insupportable ,  et 
qui,  au  rapport  des  médecins,  aurait  dû  lui  causer  la  mort. 
Dans  ses  repas  il  la  forçait  à  vomir  tout  ce  qu'elle  prenait. 
A  tout  cela  se  joignaient  des  douleurs  atroces  dans  tout  le 
corps;  il  lui  semblait  tantôt  qu'on  la  jetait  vivante  dans  le 
feu ,  tantôt  qu'on  la  coupait  par  morceaux  avec  des  ra- 
soirs, tantôt  qu'on  lui  rompait  tous  les  os.  Un  jour  le  dé- 


372  DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION. 

mon  l'emporta  sur  le  toit,  la  menaçant  de  la  jeter  en 
bas  si  elle  ne  lui  donnait  son  âme.  Les  sœurs,  effrayées  à  ce 
spectacle,  poussaient  des  cris  lamentables,  invoquant  tous 
les  saints  du  paradis.  Le  confesseur,  qui  se  trouvait  heu- 
reusement présent,  exorcisa  le  démon,  et  le  contraignit  de 
descendre  en  bas  la  jeune  fille.  Pour  elle,  elle  conserva 
dans  ce  danger  toute  sa  présence  d'esprit.  Une  autre  fois  le 
démon  l'entraîna  dans  la  chambre  du  chapitre,  l'y  en- 
ferma, lui  ouvrit  les  veines,  et  lui  fit  perdre  beaucoup  de 
sang.  Elle  invoqua  ses  saints  patrons  ;  mais  le  démon  se 
mit  à  blasphémer  contre  eux,  en  disant  que  malgré  eux  et 
malgré  Dieu  il  aurait  son  âme.  A  peine  avait-il  dit  ces  mots 
qu'il  commença  à  hurler  d'une  manière  affreuse,  comme 
si  une  main  invisible  l'eût  frappé  ;  et  il  déclara  au  prêtre 
qui  était  accouru  et  l'avait  forcé  de  parler  que  les  saints 
contre  lesquels  il  avait  blasphémé  l'avaient  châtié.  Depuis 
ce  temps  leur  nom  seul  le  faisait  trembler. 

Un  jour,  en  présence  de  ce  même  prêtre,  il  lui  plongea 
un  couteau  dans  la  poitrine,  la  menaçant  d'élargir  la  plaie 
jusqu'à  ce  que  son  cœur  fût  devenu  visible.  «  Eh  bien!  tant 
m.ieux,  répondit-elle,  car  alors  il  faudra  que  tu  écrives  sur 
ma  poitrine  le  saint  nom  de  Jésus,  w  Le  confesseur  l'ap- 
prouva, et  força  le  démon  à  réaliser  cette  idée;  ce  dont  on 
se  convainquit  à  la  mort  d'Eustochie,  lorsqu'en  lavant  son 
corps  on  trouva,  au  grand  étonnement  des  sœurs ,  le  nom 
de  Jésus  gravé  sur  le  côté  gauche  de  la  poitrine.  Si  le  démon 
obéissait  aux  ordres  du  prêtre  en  ceci  et  en  beaucoup 
d'autres  choses,  il  n'en  était  pas  de  même  lorsque  le  prêtre 
lui  commandait  de  sortir  du  corps  d'Eustochie,  sans  doute 
parce  que  Dieu  ne  voulait  pas  que  l'exorcisme  produisît 
ici  son  etTet.  Eustochie  elle-même  reconnaissait  dans  le  dé- 


DE    LA    DURÉE    DE   LA    POSSESSION.  373 

mon  l'exécuteur  de  la  volonté  divine^  attribuait  tout  à  ses 
péchés,  et  demandait  à  Dieu  non  la  fin  de  ses  maux^  mais 
la  force  de  les  supporter.  Elle  supportait  en  effet  avec  la 
même  patience  et  les  perécutionsdu  démon  et  les  épreuves 
plus  pénibles  encore  que  lui  faisaient  endurer  ses  com- 
pagnes. Malgré  leurs  injures  et  leurs  affronts^  elle  les  ai- 
mait^ les  honorait  et  les  vénérait  comme  ses  supérieures , 
et  ne  laissait  passer  aucune  occasion  de  les  servir,  quoique 
le  démon  ne  cessât  point  d'exciter  en  elles  des  mouvements 
d'impatience  et  de  haine  ;  mais  elle  excusait  tout  et  l'inter- 
prétait en  bonne  part. 

Une  conduite  si  édifiante ,  continuée  sans  interruption 
pendant  quatre  ans,  dut  à  la  fin  faire  impression  sur  les 
religieuses.  Elles  commencèrent  à  prendred'elleune  meil- 
leure opinion  ;  de  la  compassion  elles  passèrent  à  la  bien- 
veillance, et  finirent  par  croire  qu'elles  l'avaient  mal  jugée 
et  traitée  trop  sévèrement.  Ne  pouvant  plus  douter  de  sa 
possession,  elles  cherchèrent  à  la  consoler  dans  son  mal- 
heur, et  la  firent  conduire  dans  l'éghse  Sainte  -  Justine , 
au  tombeau  de  saint  Luc.  Elle  y  fit  sa  prière,  et  obtint 
quelque  soulagement.  Les  liens  dont  elle  se  sentait  attachée 
intérieurement  aux  deux  côtés  furent  brisés  ;  elle  cessa  de 
vomir  après  avoir  mangé;  mais  elle  ne  fut  pas  guérie  pour 
cela.  Les  religieuses  donnèrent  une  preuve  des  dispositions 
favorables  qu'elles  avaient  prises  à  son  égard  en  l'admet- 
tant à  la  profession  religieuse.  Elle  les  remercia  tendre- 
ment ainsi  que  Dieu  de  cette  faveur,  et  se  prépara  d'une 
manière  admirable  à  cet  acte  si  important  pour  elle.  Le 
25  mars  1463,  la  nouvelle  fiancée  du  Seigneur,  âgée  de 
vingt  et  un  ans,  parut  dans  l'église  ;  elle  y  fit  ses  vœux  à 
genoux  devant  l'abbesse,  avec  une  expression  tout  ange- 


374  DE    I.A    DURÉE    DE    LA    POSSESSION. 

lique,  tenant  à  la  main  une  formule  écrite  et  souscrite  de 
sa  main,  que  l'on  conserve  encore  dans  le  couvent.  Elle 
tendit  désormais  avec  une  nouvelle  ardeur  à  une  perfection 
plus  grande  ;  et  si  jusqu'ici  elle  avait  été  par  sa  piété  le 
modèle  de  la  communauté,  elle  en  fut  dorénavant  l'admi- 
ration. Elle  consacrait  tout  son  temps  à  la  prière,  à  la  mé- 
ditation et  à  de  pieuses  lectures,  ne  se  montrant  jamais  au 
parloir,  ne  parlant  même  à  ses  sœurs  qu'autant  que  la  né- 
cessité le  demandait.  Le  démon  la  tourmentait  encore  cha- 
que jour  de  toutes  manières;  mais  elle  avait  obtenu  de 
Dieu  qu'il  la  laissât  tranquille  pendant  le  service  divin. 
Aussi  elle  était  toujours  la  première  au  chœur,  et  en  sor- 
tait la  dernière. 

Elle  était  arrivée  ainsi  à  sa  vingt-troisième  année,  et  les 
religieuses  crurent  qu'il  était  temps  de  lui  donner  le  voile 
noir,  selon  la  coutume  des  couvents  à  cette  époque.  Comme 
elles  craignaient  de  la  perdre  avant  le  temps,  à  cause  de  son 
extrême  faiblesse,  elle  reçut  le  voile  au  lit  des  mains  de  son 
confesseur,  le  14  septembre  1467,  jour  de  l'Exaltation  de 
la  sainte  Croix  ;  et,  chose  merveilleuse,  elle  guérit  si  par- 
faitement, qu'elle  put,  six  jours  plus  tard,  renouveler  cet 
acte  d'une  manière  solennelle  dans  l'éghse.  Ainsi  Eusto- 
chie,  cette  prétendue  sorcière,  cette  iille  infâme,  poursuivie 
comme  coupable  de  meurtre,  objet  d'horreur  et  de  haine 
pour  le  couvent  et  pour  la  ville  entière ,  était  devenue  la 
gloire  de  ce  même  couvent,  le  modèle  des  sœurs  ;  toute  la 
ville  l'honorait  comme  une  sainte,  et  louait  hautement  sa 
constance  dans  les  épreuves.  11  en  est  ainsi  des  jugements 
du  monde.  Pour  elle,  elle  resta  toujours  la  môme  au  miheu 
de  ces  vicissitudes.  Ordinairement  le  regard  des  possédés 
est  inquiet ,  leur  front  a  quelque  chose  de  sombre ,  tout 


DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION.  375 

leur  maintien  est  menaçant  :  Eustochie  avait  un  air  serein 
et  souriant  au  milieu  des  plus  cruelles  douleurs.  Lors- 
qu'elle était  renfermée  dans  sa  cellule,  elle  chantait  les 
louanges  de  Dieu  avec  tant  de  charme  et  de  suavité,  qu'elle 
ravissait  les  religieuses,  et  que  celles-ci  la  prenaient  pour 
un  ange  du  ciel.  On  célébra  dans  ce  temps  à  Venise  les 
noces  de  Catherine  Cornaro  avec  Jacques,  roi  de  Chypre. 
On  ne  parlait  que  de  l'éclat  et  de  la  magnificence  de  ces 
fêtes.  «  Je  ne  changerais  pas,  disait  Eustochie,  mes  peines 
et  mes  douleurs  contre  toute  cette  pompe.  »  Elle  était  ar- 
rivée au  point  que  son  démon  lui  était  devenu  cher,  et 
qu'elle  craignait  de  le  perdre,  parce  qu'ill' entretenait  dans 
l'humilité.  Toutes  ses  pensées  étaient  si  pures,  qu'au  té- 
moignage de  son  confesseur  le  plus  léger  souffle  n'en 
ternit  jamais  la  pureté.  Tout  son  maintien,  l'expression 
de  sa  figure  respiraient  et  inspiraient  à  la  fois  le  recueille- 
ment et  la  chasteté.  Elle  ne  mangeait  qu'une  fois  le  jour, 
et  jeûnait  deux  fois  dans  la  semaine,  en  s'abstenant  de  toute 
nourriture. 

Eustochie,  quoiqu'elle  ne  fût  âgée  que  de  vingt-trois  ans, 
était,  par  suite  de  ses  souffrances  continuelles,  réduite  à  un 
tel  état  qu'elle  ne  pouvait  vivrelongtemps.EUeétaitdevenue 
tellement  faible,  qu'elle  pouvait  à  peine  parler  ou  se  tenir 
sur  ses  pieds.  Par  suite  des  pertes  de  sang  si  fréquentes 
que  le  démon  lui  avait  causées ,  son  sang  était  devenu 
comme  de  l'eau,  incapable  de  réparer  ses  forces;  et  pour- 
tant elle  vécut  encore  deux  ans;  mais  sa  vie  ne  fut  plus 
qu'une  continuelle  préparation  à  la  mort.  Pendant  tout  ce 
temps  le  démon  ne  cessa  pas  de  la  tourmenter;  chaque 
jour  il  la  laissait  défaillante  dans  une  mer  de  sang.  Il  cher- 
chasouvent  dans  sa  fureur  à  pénétrer  dans  une  artère,  mais 


3 70  DE   LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION. 

Dieu  ne  le  lui  permit  pas.  Eustochie  n'en  persévéra  qu'avec 
plus  d'ardeur  dans  la  prière;  et  pour  ne  point  être  dérangée 
dans  ses  communications  avec  Dieu,  elle  ne  voulut  plus 
voir  aucune  sœur,  excepté  la  sœur  Euphrasie,  qui  la  soi- 
gnait. Dans  la  dernière  année  de  sa  vie,  cinq  religieuses 
étant  mortes,  elle  voulut  malgré  sa  faiblesse  assister  à  leur 
mort,  pour  apprendre  à  mourir.  Le  démon,  qui  voyait  que 
sa  proie  allait  lui  échapper  pour  toujours,  employa  tous 
ses  efforts  pour  la  perdre.  Il  inspira  à  son  confesseur  lui- 
même  une  telle  répulsion  contre  elle,  qu'il  ne  vint  plus 
la  voir  que  rarement,  et  ne  répondait  à  ses  questions  que 
par  des  paroles  brèves  et  dures.  Cette  épreuve  lui  fut  très- 
sensible,  dans  un  temps  où  elle  avait  si  grand  besoin  du 
secours  de  ce  prêtre  et  où  elle  aurait  voulu  l'avoir  sans 
cesse  auprès  d'elle  ;  mais  loin  d'en  concevoir  des  sentiments 
d'impatience  et  de  désespoir,  elle  s'abandonna  à  la  volonté 
de  Dieu,  et  ne  se  plaignit  qu'à  lui  de  cette  peine.  Elle 
trouva  d'ailleurs  bientôt  le  secret  de  faire  venir  son  con- 
fesseur, malgré  les  répugnances  de  celui-ci,  toutes  les  fois 
qu'elle  en  avait  besoin.  Pour  cela  elle  recommandait  l'af- 
faire à  la  sainte  Verge,  en  récitant  cent  fois  VAve  Maria  ; 
et  le  confesseur  a  certifié  lui-même  qu'il  sentait  alors  une 
puissance  irrésistible  qui  le  poussait  vers  elle. 

Le  démon,  trompé  dans  son  attente,  eut  de  nouveau  re- 
cours à  la  violence,  frappant  la  jeune  sœur  plus  cruelle- 
ment qu'auparavant,  et  cherchant  à  lui  faire  perdre  le  peu 
de  sang  qui  lui  restait.  Mais  onze  jours  avant  sa  mort,  à  la 
fête  de  la  Purification,  sa  fureur  dut  s'arrêter;  et  quoi- 
qu'il la  tourmentât  encore  en  beaucoup  de  manières,  il 
était  comme  un  chien  à  la  chaîne,  et  il  ne  lui  était  plus 
permis  d'employer  contre  elle  la  violence;  mais  il  ne  cessa 


DE    LA    DURÉE    DE    LA    POSSESSION.  377 

point  pour  cela  d'attaquer  son  âme.  Sept  jours  avant  sa 
mort  elle  reçut  les  derniers  sacrements^  et  malgré  son  ex- 
trême faiblesse  elle  put ,  au  grand  étonnement  de  toutes 
les  sœurs,  être  administrée  dans  l'église.  Ramenée  à  son  lit 
de  douleur  et  absorbée  dans  un  doux  entretien  avec  Dieu, 
elle  fut  tout  à  coup  assiégée  de  mille  fantômes;  elle  ne  rê- 
vait que  danses,  fêtes,  noces  et  d'autres  choses  plus  mau- 
vaises encore,  auxquelles  elle  n'avait  jamais  pensé  pendant 
sa  vie.  Elle  comprit  aussitôt  d'où  lui  venaient  ces  attaques, 
et  méprisa  le  démon,  qui  venait  à  son  lit  de  mort  présenter 
à  son  esprit  des  folies  qu'elle  avait  eu  en  horreur  aux  jours 
de  sa  jeunesse  et  de  sa  force.  Elle  raconta  à  sa  chère  Eu- 
phrasie  ce  qui  se  passait,  et  lui  fit  remarquer  comment 
l'homme,  au  bord  de  sa  tombe,  peut  encore  éprouver  les 
atteintes  de  la  sensualité,  ajoutant  toutefois  que  Dieu  ne 
l'abandonne  pas  dans  cette  lutte  suprême.  Le  jour  de  sa 
mort,  qu'elle  avait  prévu,  approchait.  La  veille,  qui  était 
un  dimanche,  elle  se  confessa  une  dernière  fois  avec  une 
grande  contrition,  et  pria  la  sœur  Euphrasie  de  ne  pas 
l'abandonner  en  ce  moment  suprême.  Au  milieu  du  si- 
lence de  la  nuit,  pendant  que  la  sœur  veillait  près  de  la 
malade,  elle  entendit  tout  d'un  coup  un  bruit  extraordi- 
naire, comme  si  un  homme  eût  grimpé  le  long  des  murs, 
s'accrochant  avec  les  mains  et  les  pieds  pour  passer  par  le 
toit.  Elle  crut  que  c'était  le  démon  qui  quittait  enfin  le 
corps  de  la  servante  de  Dieu.  Cette  opinion  fut  partagée 
par  le  confesseur  et  le  couvent  tout  entier.  La  malade, 
à  partir  de  ce  moment,  prit  un  visage  serein  et  joyeux, 
ne  parlant  plus  que  de  la  gloire  du  ciel.  Le  lendemain, 
sentant  la  mort  approcher,  elle  fit  demander  l'abbesse 
avec  toutes  les  religieuses,  les  remercia  de  la  chaiité 


378  DU    NOMBRE    DES    DÉMONS    DANS    LA    POSSESSION. 

qu'elles  avaient  eue  pour  elle,  leur  demanda  pardon  des 
mauvais  exemples  qu'elle  leur  avait  donnés  et  de  tout 
l'embarras  qu'elle  leur  avait  causé;  puis  elle  leur  dit  adieu 
avec  des  paroles  si  affectueuses,  que  toutes  fondaient  en 
larmes.  Mettant  alors  pieusement  les  mains  sur  la  poi- 
trine^ elle  rendit  le  dernier  soupir;  mais  son  visage  resta 
si  joyeux  et  si  souriant^  qu'on  ne  s'aperçut  de  sa  mort  que 
quelque  temps  après.  Elle  finit  ainsi  ses  jours,  le  1 3  février 
1469,  âgée  de  vingt-cinq  ans.  Toute  la  ville  de  Padoue  fut 
plongée  dans  le  deuil,  et  accourut  pour  voir  son  corps, 
qui  exhalait  une  odeur  délicieuse.  Elle  fut  ensevelie  dans 
le  cloître  du  couvent.  Le  16  novembre  1472,  on  leva  son 
corps  en  présence  de  plusieurs  témoins,  et  on  le  trouva 
parfaitement  conservé.  On  la  plaça  en  1475  dans  l'église, 
et  on  lui  éleva  un  monument  de  marbre.  Deux  mois  après 
la  levée  du  corps,  au  mois  de  janvier  1473,  une  source 
jaillit  tout  à  coup  de  l'endroit  où  avait  été  son  tombeau. 
Cette  source  coule  encore,  et  a  produit  un  grand  nombre 
de  guérisons. 


CHAPITRE  XIII 

Du  nombre  des  démons  dans  la  possession.  Marie  Garcia,  en  Espagne. 

Si  le  plus  souvent  un  seul  démon  possède  une  seule 
personne  humaine,  il  peut  arriver  néanmoins  et  il  arrive 
quelquefois  que  plusieurs  démons  possèdent  un  seul 
homme,  ou  que  plusieurs  hommes  sont  possédés  par  un 
même  démon.  Or  en  tous  ces  cas  les  divers  rapports  éta- 
blis par  la  possession  entre  ce  monde  et  le  royaume  des 


DU    NOMBRE    DES    DÉMONS    DANS    LA    POSSESSION.  379 

ténèbres  sont  réglés  et  déterminés  par  cette  Providenee 
divine  qui  gouverne  les  choses ,  non-seulement  dans  leur 
ensemble,  mais  jusque  dans  leurs  moindres  détails.  C'est 
elle  qui  fixe  les  rapports  hiérarchiques  qui  lient  entre  eux 
les  esprits  mauvais,  subordonnent  les  démons  des  hiérar- 
chies inférieures  aux  esprits  d'une  condition  plus  élevée , 
et  ramènent  ainsi  ces  éléments  multiples  et  divers  à  une 
sorte  d'unité,  semblable  à  celle  qui  existe  dans  les  divers 
systèmes  planétaires  de  ce  monde.  L'existence  de  plusieurs 
démons  dans  le  corps  d'un  seul  homme  est  confirmée  par 
le  récit  même  des  auteurs  sacrés,  puisque  nous  lisons 
dans  l'Évangile  que  le   démon,   interrogé  un  jour  sur 
son   nom,  répondit  par  la   bouche  de  celui  qu'il  pos- 
sédait, qu'il  s'appelait  légion.  On  pourrait,  il  est  vrai  , 
prendre  ce  mot  dans  un  sens  moral  et  symbohque ,   et 
comme  exprimant  un  degré   de  puissance  qui   n'existe 
pas  au  même  degré  dans  tous  les  cas  de  possession.  11 
pourrait  donc  en  ce  sens  indiquer  une  possession  plus 
complète  des  diverses  puissances  sensibles  ou  spirituelles 
de  l'homme. 

Ce  nom  de  légion  se  présente  souvent  dans  les  cas  de  Marie 
possession.  A  Madrileschos,  au  diocèse  de  Tolède,  en 
Espagne,  vivait  une  femme  nommée  Marie  Garcia,  qui 
était  devenue  possédée  en  mangeant  une  orange  qu'une 
autre  femme  lui  avait  donnée.  Elle  fut  tourmentée  parles 
esprits  mauvais  pendant  sept  années ,  et  ce  temps  une  fois 
écoulé,  il  ne  lui  resta  plus  aucun  souvenir  de  ce  qui  s'était 
passé.  Pendant  sa  possession  ,  elle  mit  au  monde  une  fille, 
qui  se  trouva  âgée  de  quatre  ans  au  moment  de  sa  déli- 
vrance, et  qu'elle  ne  reconnut  point.  Elle  avait  aussi 
complètement  oublié  une  autre  fille  qui  avait  onze  ans 


Garcia. 


380  DU    NOMBRE    DES    DÉMONS    DANS    LA    POSSESSION. 

lorsqu'elle  fut  possédée.  Pendant  les  sept  ans  que  dura  sa 
possession,  ni  son  mari  ni  ses  connaissances  ne  s'aper- 
çurent de  son  état;  car  ses  mauvais  esprits  se  cachaient  si 
bien,  qu'ils  ne  faisaient  jamais  rien  de  désordonné,  et 
qu'ils  la  laissaient  se  conduire  comme  elle  le  devait  dans 
ses  rapports,  soit  avec  son  mari,  soit  avec  ses  enfants. 
Seulement  elle  se  trompait  fréquemment,  et  d'une  ma- 
nière assez  grossière ,  dans  les  ventes  ou  les  achats  qu'elle 
faisait  ;  et  elle  entreprenait  plus  de  choses  qu'elle  ne  pou- 
vait en  faire,  à  son  grand  préjudice.  On  conçut  enfin 
quelques  soupçons  sur  son  état.  On  la  prit  d'abord  pour 
une  magicienne.  Celui  qui  découvrit  le  premier  qu'elle 
était  possédée  fut  un  prêtre  nommé  Garzia.  Il  fit  appeler 
le  P.  Louis  de  Torre ,  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Ce  père 
s'étant  mis  à  l'exorciser,  les  signes  les  moins  équivoques 
d'une  vraie  possession  se  déclarèrent  aussitôt.  Interrogé 
sur  son  nom,  le  diable  répondit  qu'il  s'appelait  Asmodée, 
et  que  Lucifer  l'avait  envoyé  comme  chef  des  autres ,  qui 
formaient  une  légion  tout  entière  dans  le  corps  de  cette 
femme.  On  continua  les  exorcismes,  et  elle  fut  délivrée 
un  dimanche,  le  14  octobre  1609,  devant  une  grande 
multitude  de  peuple. 

On  commanda  aux  esprits  de  donner  un  signe  de  leur 
départ.  Ils  dirent  que  la  veille,  dans  la  ville  de  Dosbar- 
rios,  à  un  mille  d'Occagna,  et  dans  la  maison  de  la  sœur 
du  P.  de  Torre,  ils  avaient  emporté  quelques  pièces  d'ar- 
gent ,  parce  que  cette  femme ,  les  ayant  cherchées  sans 
les  trouver,  les  avait  données  au  diable  dans  un  mouve- 
ment d'impatience.  Ces  pièces  devaient  servir  comme  in- 
dice de  leur  départ.  L'exorciste  leur  ordonna  donc  de 
rapporter  cet  argent  ;  et  tout  aussitôt  la  possédée  tendit  le 


DU    NOMBRE    DES.  DÉMONS    DANS    LA    POSSESSION.  384 

COU ,  ouvrit  la  bouche  comme  pour  vomir,  et  rendit  ces 
pièces  de  monnaie.  Depuis  trois  jusqu'à  huit  heures  du 
soir,  le  père  continua  les  exorcismes,  tenant  le  Saint- 
Sacrement  dans  une  boîte.  Marie,  la  bouche  ouverte,  les 
yeux  enflammés,  au  milieu  d'horribles  convulsions  de 
tous  les  membres ,  cracha  pendant  sept  à  huit  minutes 
une  multitude  de  démons  les  uns  après  les  autres  :  elle  re- 
devint ensuite  plus  tranquille;  mais  ses  yeux  restaient 
toujours  ouverts ,  ce  qui  était  un  signe  que  tous  les  dé- 
mons n'étaient  pas  encore  sortis.  De  nouveaux  exorcismes 
la  délivrèrent  complètement.  Elle  resta  quelque  temps 
encore  étendue  par  terre ,  comme  si  elle  eût  été  morte  ; 
puis  elle  se  leva  complètement  guérie.  Ce  fait,  que  la  pos- 
sédée cracha  pendant  quelques  minutes  des  démons,  doit 
être  entendu  d'une  manière  symbolique.  La  délivrance , 
en  effet,  s'est  accomplie  dans  le  domaine  spirituel;  les 
attitudes  et  les  gestes  du  corps  n'ont  été  que  les  signes  et 
l'expression  de  ce  qui  se  faisait  d'une  manière  invisible  à 
l'intérieur.  Ce  fait  est  l'indication  de  la  multitude  des  dé- 
mons présents  dans  le  corps,  quoiqu'il  soit  toutefois  sus- 
ceptible d'une  autre  explication. 

Le  nombre  des  démons  varie  beaucoup  dans  la  posses- 
sion. Une  femme  de  Yolaterra  était  possédée  de  trois  dé- 
mons. A  mesure  qu'ils  sortaient,  elle  sentait  revenir  ses 
forces  et  sa  raison;  et  quand  le  dernier  partit  elle  se 
trouva  tout  à  fait  guérie. — L'an  1217,  Berthe  Natona, 
née  à  Gênes  et  élevée  à  Pavie ,  est  possédée  de  trois  dé- 
mons, dont  chacun  s'attribuait  un  nom  différent.  —  Le 
frère  Lazare,  moine  au  couvent  de  Saint-Cucufat,  près  de 
Barcelone ,  est  aussi  possédé  de  deux  démons ,  dont  cha- 
cun à  son  nom  particulier.  — Une  religieuse  de  iNursie  est 


382  DU    NOMBRE    DES    DÉMONS    DANS    LA    POSSESSION. 

tourmentée  pendant  sept  ans  par  trois  esprits  impurs.  — 
Catherine  Somnola  est  possédée  de  sept  esprits,  et  en  est 
délivrée  par  sainte  Rosalie.  —  L'an  1611 ,  deux  femmes 
viennent  de  France  à  l'église  des  Dominicains  de  Lucina. 
Elles  se  prosternent  premièrement  devant  le  Saint-Sacre- 
ment, puis  devant  l'autel  de  Notre-Dame  du  Rosaire,  et 
enfin,  devant  le  tombeau  de  l'évêque  Augustin.  Mais  ici 
la  plus  jeune ,  qui  n'avait  jamais  donné  aucun  signe  de 
possession,  commence  à  se  tordre  dans  d'horribles  con- 
vulsions, qui  firent  reconnaître  son  état.  Un  des  prêtres 
exorcistes  se  charge  d'elle,  et  l'on  découvre  qu'elle  est 
possédée  de  huit  démons.  Forcés  de  sortir  par  la  puissance 
du  saint,  quatre  donnent  pour  signe  de  leur  départ  leur 
passage  dans  une  monnaie  de  cuivre  ;  un  autre  passe  dans 
un  paquet  de  cheveux  que  la  possédée  s'était  arrachés;  un 
autre  sort  de  sa  bouche  sous  la  forme  d'une  vapeur,  et 
s'échappe,  en  présence  de  tous  les  assistants,  par  l'ouver- 
ture de  la  fenêtre  de  la  chapelle.  Les  deux  derniers  par- 
tirent au  moment  où  elle  se  jetait  par  terre.  {Acta  Sanct., 
3  aug.) 

Un  homme  de  Pérouse  vient  au  tombeau  de  saint  Ubald , 
et  est  délivré  de  douze  dénions,  au  grand  étonnement  du 
peuple.  [IbicL,  16  mai.)  —  l^n  homme  de  Castro  étant 
possédé  de  dix -sept  démons,  ses  amis  le  conduisent  à 
l'oratoire  de  saint  Guillaume  ermite.  Ils  demandent  au 
saint  miséricorde,  et  quinze  démons  sortent  de  son  corps 
en  présence  de  tous  les  assistants.  Deux  étaient  encore 
restés;  et  le  malade,  étant  de  retour  dans  son  pays,  fut 
tourmenté  de  nouveau. — On  le  ramena  donc  une  seconde 
fois  au  même  lieu,  où  il  fut  guéri  pour  toujours.  [Ibid., 
10  febr.  ) — Barthélémy  de  ValioUa  est  amené  à  Vallom- 


DU    NOMBRE    DES    DÉMONS    DANS    I..\    POSSESSION.  383 

breuse  comme  possédé  de  vingt -huit  démons,  qui  pro- 
fèrent successivement  par  sa  bouche  des  voix  différentes , 
tantôt  en  plaisantant,  tantôt  de  manière  à  épouvanter  les 
assistants,  qui  cropient  entendre  un  peuple  tout  entier. 
Les  prêtres  se  succèdent  dans  les  exorcismes ,  l'un  rem- 
plaçant l'autre  quand  celui-ci  est  épuisé  par  la  lutte. 
Enfin  les  démons  se  retirent  l'un  après  l'autre.  On  écrivit 
et  garda  leurs  noms  dans  les  archives  du  couvent;  mais 
ils  ont  été  perdus  dans  les  guerres.  (Hier.  Rad.,  p.  415.  ) 
—  Une  femme  de  Rimini  était  possédée  de  trente  démons, 
dont  le  chef  s'entretenait  si  familièrement  avec  ceux  qui 
lui  parlaient,  qu'il  répondait  à  toutes  les  questions  qu'on 
lui  faisait.  Comme  on  lui  demanda  un  jour  quel  était  le 
meilleur  moyen  de  chasser  les  démons,  il  répondit  :  «  La 
confession ,  parce  que  c'est  par  le  péché  que  vient  la  pos- 
session. »  La  femme  se  confessa  aussitôt,  et  fut  guérie. 
[Act,  Sanct.,  16  mai.)  —  Pierre  Dominici  de  Pratovec- 
chio  fut  possédé  pendant  deux  ans  ;  mais  comme  après  sa 
guérison  il  continuait  de  mener  une  vie  déréglée ,  le  dé- 
mon dont  il  avait  été  délivré  revint  avec  quarante  -  sept 
autres,  qui  le  tourmentèrent  tellement  qu'on  accourait  en 
foule  pour  le  voir  des  villes  et  des  villages  voisins.  On 
l'amena  enchaîné  à  Yallombreuse,  et  les  moines  se  mirent 
à  l'œuvre.  C'était  une  chose  merveilleuse  d'entendre  tous 
ces  esprits  parler  diverses  langues ,  et  produire  les  gestes 
les  plus  opposés  et  les  plus  extraordinaires  dans  le  même 
corps.  Les  assistants  n'avaient  jamais  rien  vu  de  semblable. 
Il  promit  de  mener  une  meilleure  vie,  et  les  démons  le 
quittèrent  en  poussant  chacun  une  voix  particulière.  (Hier. 
Rad.,  p.  415.)  — Pau  le  de  Canthiana  est  possédée  de  trois 
mille  démons,  et  est  à  cause  de  cela  aau^  «-  .u^t  prasaue 


384  DU    NOMBRE    DES    DÉMONS  DANS    LA    POSSESSION. 

habituel  de  folie.  Lorsque  le  prince  de  cette  armée  de  dé- 
mons est  conjuré;,  il  lui  apparaît  toute  la  nuit  d'une  ma- 
nière visible,  l'effraie  et  lui  dit  qu'elle  ne  sera  jamais 
guérie  ;  puis  il  encourage  et  excite  à  la  persévérance  les 
démons  placés  sous  ses  ordres,  en  leur  promettant  qu'ils 
ne  sortiront  point  du  corps  de  cette  femme.  {Ad.  Sanct., 
16  mai.)  Souvent  les  démons  prétendent  être  au  nombre 
de  plusieurs  mille;  ils  disaient  être  quatre  cent  mille  chez 
Elisabeth  Andréa,  qui  fut  guérie  en  six  jours  par  saint 
Ubald. 

Lorsque  Ton  considère  avec  attention  toutes  les  cir- 
constances de  ces  faits,  il  est  impossible  de  s'appuyer  sur 
les  données  qu'ils  contiennent,  précisément  parce  qu'elles 
viennent  de  l'esprit  du  mensonge.  La  désignation  des 
noms  ne  garantit  pas  davantage  les  nombres  indiqués, 
parce  que  ces  noms  sont  tout  à  fait  arbitraires.  Les  diffé- 
rentes voix  qui  proviennent  de  la  même  bouche,  ressem- 
blant quelquefois  au  bruit  d'une  armée  entière,  ne  peuvent 
fournir  non  plus  une  preuve  décisive;  car  la  même  puis- 
sance qui  met  en  mouvement,  contre  leur  volonté,  la 
langue  de  ceux  qu'elle  possède  peut  aussi  modifier  ce 
mouvement  en  mille  manières  sans  aucun  concours  de 
leur  part;  de  sorte  qu'ils  peuvent  parler  en  plusieurs 
langues  sans  qu'on  puisse  en  conclure  pour  cela  qu'ils  sont 
possédés  de  plusieurs  démons.  11  en  est  de  même  de  la 
succession  et  de  l'ordre  que  l'on  remarque  souvent  dans 
les  cas  où  l'exorcisme  chasse  les  démons,  et  qui  pour- 
raient, au  premier  abord,  faire  conclure  la  présence  de 
plusieurs  esprits,  cédant  l'un  après  l'autre  à  la  puissance 
du  prêtre.  Cette  circonstance  pent  indiquer  simplement 
la  mo..-Ko  ot  le  progrès  d'une  crise  qui  suit  son  cours 


DU    NOMBRE    DES   DÉMONS    DANS    LA    POSSESSION.  385 

naturel.  On  pourrait  s'appuyer  avec  plus  de  sûreté  sur  les 
preuves  fournies  par  l'exorcisme  lui-même  lorsque  le 
prêtre  commande  à  chacun  des  démons  qu'il  conjure  de 
donner  un  signe  particulier  de  son  départ. 

Véronique  Steiner  demeurait  au  château  de  Staren-  Véronique 
berg,  en  Autriche,  chez  les  seigneurs  de  Taxis,  lorsque, 
dans  l'année  1574,  elle  fut  tout  à  coup  possédée  de  plu- 
sieurs démons,  comme  on  peut  le  conclure  d'après  un 
grand  nombre  de  signes  infaillibles.  Les  seigneurs  de 
Taxis  s'adressèrent  au  provincial  des  Jésuites  à  Vienne , 
et  celui-ci  leur  envoya  comme  exorciste  le  P.  Brabantin. 
Les  exorcismes  chassèrent  d'abord  quatre  de  ces  esprits, 
qui,  en  sortant,  répandirent  une  telle  puanteur,  que  l'une 
des  servantes  qui  était  présente  tomba  en  défaillance.  Mais 
on  ne  tarda  pas  à  voir  que  la  jeune  fille  n'était  pas  encore 
délivrée.  On  continua  donc  les  exorcismes  le  lendemain, 
et  l'on  commanda  aux  esprits  d'éteindre  chacun  une  lu- 
mière à  mesure  qu'ils  sortiraient.  On  entendit  alors  un 
bruit  épouvantable  dans  le  corps  de  la  jeune  fille.  Son 
visage,  son  cou  et  sa  poitrine  enflèrent  d'une  manière 
prodigieuse;  tous  ses  membres  se  roidirent,  puis  se  re- 
plièrent de  telle  sorte,  qu'elle  devint  ramassée  comme  une 
pelotte  ;  elle  perdit  aussi  l'ouïe  et  la  vue.  Dans  l'espace  de 
six  heures,  trente  démons  sortirent.  Comme  signe  de  leur 
départ ,  ils  éteignirent  les  cierges  que  portaient  à  la  main 
le  prêtre  lui-même  et  Ferdinand  de  Taxis. 

Le  dernier  surtout  se  défendit  longtemps  avant  de  céder 
la  place.  Enfin,  quoique  la  jeune  fille  fût  tenue  par  cinq 
hommes ,  il  saisit  avec  fureur  la  nappe  de  l'autel,  arracha 
de  l'autel  tout  ce  qui  s'y  trouvait,  même  le  corporal  et  le 
ciboire  fermé  où  était  le  saint  Sacrement;  puis,  se  levant 

41* 


386     DE    LA    POSSESSION    PAR    LES    ESPRITS    DES    DÉFUNTS. 

à  plusieurs  pieds  de  terre,  il  sauta  sur  le  corporal  et  le 
foula  aux  pieds.  Enfin  il  jeta  deux  pierres,  l'une  dans  la 
chapelle,  et  l'autre  dans  la  cour  du  château ,  sans  blesser 
néanmoins  personne.  Véronique  tomba  évanouie  devant 
l'autel,  et  resta  ainsi  quelque  temps  étendue  comme  une 
morte. 


CHAPITRE  XIV 

Des  diverses  sortes  d'esprits  qui  peuvent  posséder  les  hommes. 

L'action  des  esprits  n'est  point  circonscrite  par  l'espace, 
mais  parle  degré  plus  ou  moins  grand  d'intensité  avec  le- 
quel ils  agissent.  Les  rapports  qui  existent  dans  la  posses- 
sion entre  les  esprits  et  l'homme  ne  tiennent  donc  point  à 
l'espace,  mais  à  une  certaine  affinité  intérieure  qui  dispose 
l'homme  à  recevoir  leur  action.  Le  démon  le  plus  élevé 
dans  la  hiérarchie  est  donc  plus  près  de  l'homme  criminel 
que  le  démon  le  moins  élevé  ne  l'est  relativement  à  un 
homme  indifférent  ou  médiocre  dans  le  mal.  Le  démon  le 
plus  élevé  entrera  donc  plus  facilement  en  celui  qui  lui 
est  uni  par  les  liens  affreux  du  crime  que  ne  le  ferait  celui 
qui,  selon  l'ordre  hiérarchique,  se  rapproche  plus  de  l'hu- 
manité. C'est  pour  cela  que  dans  les  possessions  il  est  si 
souvent  question  de  ces  hautes  puissances  de  la  hiérarchie 
infernale  qui,  à  cette  distance  immense  où  elles  sont  du 
monde  que  nous  habitons,  semblent  au  premier  abord  ne 
pouvoir  exercer  ici-l)as  qu'une  influence  à  peine  sensible, 
comme  celle  qu'exercent  sur  notre  planète  ces  étoiles  sé- 
parées d'elle  par  des  espaces  incommensurables.  Il  faut 
toutefois  considérer  ici  que  toutes  ces  données  reposent  sur 


DE    LA    POSSESSION    PAR    LES    ESPRITS    DES    DÉFUNTS.      387 

le  témoignage  du  démon,  témoignage  qui  ne  peut  avoir 
qu'une  valeur  médiocre.  Nous  ne  nous  étendrons  donc 
point  sur  ces  données,  fausses  en  grande  partie,  puisqu'elles 
trouveront  leur  place  dans  les  faits  particuliers  que  nons 
aurons  l'occasion  de  raconter.  Nous  voulons  toutefois  étu- 
dier ici  un  côté  nouveau  de  la  possession  :  c'est  lorsqu'elle 
nous  met  en  rapport  non  plus  avec  les  démons,  mais  avec 
les  esprits  des  défunts.  Ceux-ci,  en  effet,  appartiennent 
évidemment  au  monde  et  à  la  hiérarchie  des  esprits,  et 
peuvent  par  conséquent  entrer  en  rapport  avec  les  vivants, 
soit  pour  le  bien,  soit  pour  le  mal.  C'est  à  ce  genre  de  rap- 
ports qu'appartiennent  tous  les  faits  de  revenants,  que  l'on 
peut  regarder  comme  une  sorte  d'obsession  de  la  part  des 
âmes  des  défunts.  On  peut  aller  plus  loin  encore,  et  ad- 
mettre sans  difficulté  que  ces  rapports  peuvent  devenir  plus 
intimes,  et,  passant  de  l'intérieur  à  l'extérieur,  constituer 
une  sorte  de  possession.  Les  cas  de  cette  dernière  espèce 
sont  assez  fréquents  dans  les  annales  catholiques;  mais  ils  le 
sont  bien  plus  encore  chez  les  protestants.  Nous  rapporte- 
rons ici  quelques-uns  des  faits  les  plus  remarquables  qui  se 
sont  passés  dans  les  pays  catholiques. 

Philippine,  religieuse  au  couvent  de  Sainte  -  Lucie ,  à  La  sœur 
Saint-Genez,  dans  la  marche  d'Ancône,  devint  possédée,  i»PPi"®- 
de  sorte  qu'elle  invoquait  souvent  sans  pudeur  les  démons^ 
et  particulièrement  Béhal,  ou  bien  les  âmes  de  quelques 
défunts,  tels  que  Jean  d'Asculum  et  Renaud  de  Brunefort. 
Son  visage,  ses  mains  et  ses  pieds  étaient  affreusement 
contractés,  ses  yeux  roulaient  d'une  manière  terrible  dans 
leur  orbite,  et  elle  marchait  sur  les  mains  et  sur  les  pieds. 
Elle  posait  des  œufs  contre  les  murs  les  plus  unis,  et  ils  y 
l'estaient  immobiles  comme  s'ils  eussent  été  mis  à  terre. 


388      DE    LA    POSSESSIOIN     PAK    LES    ESPRITS    DES    DÉFUNTS. 

Elle  prononçait  des  paroles  indécentes,  ce  qu'elle  n'avait 
jamais  fait  auparavant,  et  faisait  beaucoup  d'autres  choses 
indignes  d'une  religieuse.  Elle  fit  enfin  un  vœu  à  saint 
Nicolas  deTolentino,  et  fut  guérie  par  lui. — L'histoire  sui- 
vante nous  fera  connaître  ce  qu'il  faut  penser  de  cette  in- 
vocation des  défunts.  Salimbecca  Yissanucci ,  au  diocèse 
de  Spolète,  invoquait  de  la  même  manière  Renaud  de 
Poggio  et  Nicoletta  de  Paterne,  et  deux  autres  défunts 
qu'elle  n'avait  jamais  connus.  Ces  hommes  étaient  des 
scélérats  qui  étaient  morts  sur  l'échafaud.  Elle  prétendait 
qu'elle  était  possédée  par  eux.  Un  jour  que  ces  esprits  la 
laissaient  tranquille,  elle  voua  un  pèlerinage  à  saint  Ni- 
colas. Elle  y  alla,  en  effet,  plus  tard,  passa  une  nuit  près 
de  son  tombeau,  et  fut  guérie.  —  Une  autre  femme  de 
Morto,  dans  la  marche  d'Ancône,  nommée  Tola,  voyait 
aussi  sous  la  forme  de  chiens  brûlés  deux  criminels  qui 
avaient  été  également  exécutés,  et  elle  tenait  les  propos  les 
plus  inconvenants. 

On  amena  une  possédée  à  saint  François  de  Paule  pour 
qu'il  l'exorcisât.  Le  saint  se  mit  à  l'œuvre;  mais  le  démon 
résiste,  et  dit  qu'il  est  l'âme  d'une  femme  morte  vingt  ans 
auparavant,  au  temps  du  duc  Jean  d'Anjou,  vers  l'an  1460. 
Or  cette  femme  avait  mené  une  vie  criminelle,  et  s'était 
acquis  à  cette  époque  une  triste  renommée.  «  Pourquoi, 
lui  dit  le  saint ,  n'as -tu  pas  confessé  tes  péchés?  tu  ne  se- 
rais pas  damnée  aujourd'hui.  »  Il  continua  les  exorcismes, 
et  la  femme  fut  délivrée.  [Act.  Sa7ict.,  \  april.)  —  Une 
jeune  fille  de  la  ville  de  Poncini  était  possédée  d'un  esprit 
qui  se  donnait  pour  l'âme  d'un  homme  nommé  Murzanti, 
lequel  avait  été  assassiné  dans  une  partie  de  jeu.  L'esprit 
déclara  qu'il  quitterait  le  corps  de  cette  jeune  fille  lors- 


DE    LA    POSSESSION    PAR    LES    ESPRITS    DES    DÉFUNTS.      389 

qu'on  aurait  fait  dire  des  prières  et  des  messes  pour  l'àme 
de  Murzanti.  On  le  fit,  et  la  possédée  fut  guérie.  (Hieron. 
Rad.,  p.  4 1 6 .)  —  Un  autre  esprit  qui  possédait  une  femme 
de  Pontenuovo  se  donnait  pour  l'âme  d'un  Génois 
nommé  Beltram.  Conjuré  par  les  prêtres,  il  leur  dit  : 
«  Quand  les  voleurs  ici  présents,  qui  m'ont  pris  mon  bien, 
l'auront  rendu  à  mes  enfants,  je  m'en  irai;  sinon  je  re- 
viendrai avec  mes  compagnons,  et  je  leur  ferai  plus  de 
mal  encore.  »  Ceux-ci  se  montrant  disposés  à  accepter  ces 
conditions,  il  fait  venir  un  notaire,  et  lui  dicte  tout  ce 
qu'il  devait  écrire,  entrant  jusque  dans  les  moindres  dé- 
tails, déterminant  ce  qu'il  voulait  laisser  à  ses  fils,  et  ce 
qu'il  voulait  donner  à  l'église  ou  aux  autres;  après  quoi  il 
disparut  comme  une  fumée.  Ce  Beltram  était  un  architecte 
qui  avait  gagné  beaucoup  d'argent.  Des  scélérats  de  Pon- 
tenuovo, s'en  étant  aperçus,  l'avaient  épié,  puis  assassiné 
et  enseveli  dans  une  forêt.  C'est  alors  que  s'était  passé  le 
fait  que  nous  venons  de  raconter,  et  qui  permet,  nous 
en  convenons,  plus  d'une  interprétation.  (Hier.  Rad., 
p.  116.) 

Il  ne  faut  pas  attacher  trop  de  confiance  à  tous  ces  ré- 
cits. Il  peut  y  avoir  là  bien  des  tromperies  de  la  part  du 
possédé  pour  arriver  à  certaines  fins.  Le  mensonge  peut 
être  attribué  aussi  à  l'esprit  qui  possède,  ou  aux  deux  à  la 
fois.  Dans  ces  régions  où  tout  est  négation,  il  n'y  a  point 
de  sûreté;  là  même  où  l'exorcisme  intervient,  il  ne  peut 
refouler  et  contrarier  la  nature  que  jusqu'à  un  certain  de- 
gré. Aussi  les  données  fournies  dans  ces  circonstances  se 
sont  bien  souvent  montrées  fausses.  Pierre  Mamor  raconte 
à  ce  sujet  une  histoire  arrivée  en  1458,  à  Confolens-sur- 
Vienne.  Un  esprit  s'était  donné  pour  l'âme  d'un  défunt. 


390     DE    LA    POSSESSION    PAR    LES    ESPRITS    DES    DÉEUNTS. 

On  l'avait  souvent  entendu  soupirer,  pleurer,  se  plaindre, 
demander  des  prières  et  des  pèlerinages.  Un  jour  enfin 
quelqu'un  lui  dit  :  «  Si  tu  veux  qu'on  te  croie,  récite  le 
psaume  Miserere.  »  L'esprit  dit  qu'il  ne  le  pouvait  pas.  Les 
assistants  alors  se  moquèrent  de  lui,  et  il  s'enfuit  avec 
rage.  Il  arriva  la  même  chose  à  une  femme  de  Vernon 
nommée  Nicole  Aubry,  et  dont  l'histoire  a  été  écrite  par 
Barthélémy  Fage,  conseiller  au  parlement.  Nicole  étant 
allée  prier  au  tombeau  de  son  père,  l'esprit  de  celui-ci  lui 
apparut  sortant  de  la  tombe,  et  lui  dit  combien  elle  devait 
faire  dire  de  messes  et  ordonner  de  pèlerinages  pour  lui. 
Quoiqu'elle  eût  exécuté  ponctuellement  tout  ce  qu'il  lui 
avait  dit,  elle  n'en  continuait  pas  moins  d'être  tourmentée 
comme  auparavant,  et  l'esprit  finit  par  lui  avouer  qu'il 
était  un  démon. 

Phihppe  Wurselich  de  Cologne,  moine  dans  l'abbaye  de 
Knechtenstein,  homme  simple  et  pieux,  fut  vers  l'an  1 550 
tourmenté  en  plusieurs  manières  par  un  esprit  qui  se  don- 
nait pour  un  homme  mort  depuis  longtemps.  Tantôt  il 
était  emporté  sous  le  toit,  tantôt  élevé  au-dessus  des  cloches 
du  couvent,  tantôt  transporté  par -dessus  les  murs.  L'es- 
prit déclara  enfin  pourquoi  il  le  tourmentait  ainsi.  11  était, 
disait-il,  l'abbé  Mathias  de  Duren,  mort  depuis  longtemps, 
et  il  avait  encore  beaucoup  à  souffrir,  parce  qu'il  avait  fait 
retoucher  une  image  de  la  sainte  Vierge,  et  qu'il  n'avait 
pas  récompensé  convenablement  le  peintre,  qui  avait  été 
très-affecté  du  tort  qu'il  lui  avait  fait.  La  chose  se  trouva 
vraie.  Mais  l'esprit  ajouta  que,  pour  qu'il  fût  délivré,  Phi- 
lippe devait  faire  un  pèlerinage  à  Aix  et  à  Trêves,  et  dire 
trois  messes.  Les  théologiens  de  Cologne  étaient  tous  d'a- 
vis qu'il  fallait  accomplir  ces  prescriptions;  mais  Gérard 


DES    SYMPTOMES    DE    LA    POSSESSION.  391 

Slreilge;,  abbé  du  couvent^  fut  d'un  autre  avis^  et  pensa 
qu'on  devait  mettre  toute  sa  confiance  en  Jésus-Clirist,  et 
mépriser  toutes  les  ruses  du  démon.  Philippe  devait  donc 
dire  au  démon  qu'étant  religieux  il  était  en  la  puissance 
de  ses  supérieurs ,  et  ne  pouvait  sans  leur  consentement 
faire  ce  qu'on  lui  prescrivait.  L'esprit  lui  répondit  qu'il 
devait  le  dire  à  ses  supérieurs.  L'abbé^  voyant  que  l'esprit 
persistait  ainsi  dans  son  opinion  et  que  Philippe  ne  lui  ré- 
sistait pas  avec  l'énergie  nécessaire,  menaça  celui-ci  de 
le  faire  fouetter.  Dès  lors  l'esprit  se  retira,  et  le  laissa  tran- 
quille. [De  Prœstigiis  dœmonmn,  A.  Wier,  ch.  27.)  Bro- 
gnoli  étant  venu  à  Venise  l'an  1667  pour  y  exorciser  une 
possédée,  le  démon  dit  par  la  bouche  de  celle-ci  qu'il  était 
l'âme  d'un  noble  qu'il  nomma,  et  qui  était  condamné  à 
l'enfer  parce  qu'il  avait  privé  ses  ouvriers  de  leur  salaire, 
méprisé  les  pauvres^  blasphémé  contre  Dieu;  parce  qu'il 
n'avait  pas  payé  ses  dettes,  et  qu'il  avait  commis  beaucoup 
d'autres  péchés,  pour  lesquels  il  avait  été  changé  en  diable^ 
et  possédait  le  corps  de  cette  femme.  Mais  on  acquit  bientôt 
la  preuve  que  tout  cela  n'était  qu'une  feinte  de  cette 
femme  pour  tromper  son  mari  et  d'autres  personnes. 
{Alexicacon,  disput.  %,  n»  372.) 


CHAPITRE    XV 

Des  symptômes  de  la  possession  dans  les  divers  degrés  de  l'organisme. 

Nous  avons  considéré  jusqu'ici  la  possession  dans  sa  gé- 
néralité et  dans  la  manière  dont  elle  se  produit  :  il  s'agit 
njaintenant  de  l'étudier  dans  ses  symptômes,  et  d'examiner 
dans  quelles  régions  de  la  personnalité  humaine,  dans  quel 


392  DES    SYMPTOMES    DE    LA    POSSESSION. 

système  de  la  vie  elle  s'accomplit.  Dans  une  matière  aussi 
obscure  et  aussi  inconnue  pour  nous,  nous  devons  nous 
contenter  des  données  qui  ne  contredisent  ni  les  faits 
fournis  par  l'expérience^  ni  les  enseignements  de  la  théo- 
logie, ni  les  principes  d'une  saine  philosophie.  L'esprit 
étant  supérieur  au  monde  corporel,  il  n'est  point  déter- 
miné par  l'espace  :  il  le  porte,  pour  ainsi  dire,  en  soi;  il 
lui  est  présent  partout,  ayant  avec  chacune  de  ses  parties 
le  même  rapport  qu'avec  le  tout.  Ainsi  l'âme  élève  jusqu'à 
soi  le  corps  où  elle  habite,  en  l'absorbant,  pour  ainsi  dire, 
et  se  laissant  à  son  tour  absorber  jusqu'à  un  certain  point 
par  lui;  et  c'est  de  leur  union  que  résulte  l'unité  de  la 
personne  humaine.  Quelles  sont  les  puissances  qui  pro- 
duisent cette  union?  Car  pour  unir  des  choses  aussi  dispa- 
rates il  faut  quelque  chose  d'intermédiaire,  de  puissant  et 
de  fort.  Ces  puissances  doivent  avoir  principalement  dans 
l'âme  leurs  racines  et  le  principe  de  leur  activité,  puisque 
dans  ce  composé  humain  c'est  l'âme  qui  est  l'élément  le 
plus  élevé.  Mais  pour  que  l'âme  puisse  exercer  cette  puis- 
sance il  faut  qu'il  y  ait  dans  la  partie  inférieure  et  passive 
de  notre  être  une  autre  faculté,  qui  la  rende  capable  de 
recevoir  son  impulsion;  et  la  vie  résulte  du  rapport  et  du 
jeu  mutuel  de  ces  deux  parties  distinctes,  et  formant  un 
seul  tout. 

L'âme  se  produit  sous  une  triple  forme  ;  et  à  chacune 
de  ces  formes  correspond  dans  l'organisme  un  système 
particulier  d'organes.  Et  d'abord  l'âme  est  intérieurement 
éclairée  par  cette  lumière  qui  illumine  tout  homme  venant 
en  ce  monde;  et  de  plus  elle  reçoit  par  les  impressions  du 
dehors  des  idées  qu'elle  associe  et  combine  entre  elles  et 
qui  forment  le  trésor  de  ses  connaissances.  En  d'autres 


DES    SYMPTÔMES    DE    LA    POSSESSION.  393 

termes,  l'àme  est  douée  de  la  faculté  de  penser^,  de  conce- 
voir et  de  juger.  A  cette  faculté  correspond  dans  l'orga- 
nisme le  système  nerveuX;,  qui  est  particulièrement  excité 
et  mis  en  jeu  par  ces  fonctions  sublimes  de  l'intelligence. 
De  plus,  l'âme,  non  contente  de  recevoir  du  dehors  les  im- 
pressions des  objets,  sent  le  besoin  de  réagir  sur  ces  der- 
niers et  de  pousser  à  l'extérieur  cette  activité  qui  la  con- 
sume; en  d'autres  termes,  elle  est  douée  de  la  faculté  de 
vouloir.  Or  à  cette  faculté  correspond  dans  le  corps  le 
système  nerveux  et  musculaire.  Enfin,  l'âme  pénètre,  in- 
forme, anime  et  vivifie  le  corps  auquel  elle  est  unie;  elle 
a  donc  en  elle  une  faculté  vitale ,  à  laquelle  répond  d'une 
manière  spéciale  le  système  ganglionnaire  et  le  système 
circulatoire. 

Il  faut  considérer  aussi  que  la  possession  appartient 
principalement  au  domaine  moral,  puisque  c'est  ordinai- 
rement par  le  péché  que  s'établit  le  lien  dont  elle  est  le 
principe.  Et  comme  c'est  dans  la  volonté  que  s'accomplit 
le  péché,  c'est  aussi  dans  la  volonté,  ou  plutôt  par  elle 
que  le  démon  pénètre  dans  l'homme,  s'empare  de  lui  et  le 
possède.  Mais  la  possession  est  ordinairement  dans  son 
origine  le  résultat  d'une  sorte  de  contagion  morale.  Elle 
présente  dans  son  développement  le  caractère  d'une  mala- 
die morale,  qui  suit  régulièrement  son  cours  et  qui  finit 
comme  les  maladies  physiques  par  une  crise  plus  ou 
moins  violente.  Elle  attaque  donc  l'homme,  non  par  ce 
côté  lumineux  par  lequel  il  se  met  en  rapport  avec  Dieu, 
mais  bien  plutôt  par  ce  côté  obscur  et  inférieur  qui  est 
tourné  et  incliné  vers  les  choses  matérielles.  En  un  mot, 
c'est  dans  la  région  nocturne  de  la  personnalité  humaine 
que  s'accomplit  cet  acte  si  mystérieux  dans  sa  nature  et 


394  DES    SYMPTÔMHS    DE    LA    POSSESSION. 

si  terrible  dans  ses  résultats.  Or  à  ces  régions  obscures  de 
l'àme  correspondent  dans  l'organisme  ces  systèmes  pro- 
fonds et  mystérieux  que  forment  les  nerfs  en  s'unissant  et 
s'entrelaçant  les  uns  avec  les  autres,  ces  systèmes  qui 
donnent  au  mouvement  intérieur  de  la  vie  sa  forme  et 
comme  son  rhythme.,  etquiéchappentcomplétementàl'em- 
pire  de  la  volonté.  Celle-ci,  maîtresse  d'elle-même  et  de 
ses  déterminations,  régit  et  gouverne  en  souverainetés 
organes  destinés  à  porter  au  dehors  son  activité,  et  à 
transmettre  pour  ainsi  dire  ses  commandements;  mais  elle 
ne  peut  rien  sur  ces  autres  organes  par  lesquels  s'accom- 
plit le  mouvement  interne  de  la  vie.  C'est  là  qu'elle  ren- 
contre la  limite  imposée  à  sa  puissance;  c'est  là  que  s'ar- 
rête sa  liberté;  c'est  là  surtout  qu'elle  acquiert  le  senti- 
ment humiliant  de  cette  servitude  qui  l'enchaîne  au  corps 
et  qui  la  contraint  de  répandre  en  celui-ci,  malgré  elle  et 
à  son  insu,  l'activité  de  la  vie  dont  elle  est  le  foyer.  C'est 
là  aussi  que  le  démon,  ce  grand  captif  du  péché,  et  qui 
cherche  à  étendre  partout  par  le  péché  l'esclavage  dont  il 
gémit  lui-même,  c'est  là,  dans  les  abîmes  soustraits  à  la 
liberté  humaine,  qu'il  choisit  de  préférence  son  point 
d'appui,  et  c'est  par  là  qu'il  pénètre  ensuite  dans  les  autres 
systèmes  de  l'organisme. 

Or,  dans  l'ensemble  de  ces  systèmes,  ce  qui  en  forme  le 
centre  et  comme  le  lien,  c'est  le  système  sympathique; 
c'est  donc  aussi  là  que  commence  ordinairement  la  posses- 
sion et  que  se  produisent  ses  premiers  symptômes.  En 
elTet,  un  des  caractères  les  plus  frappants  de  la  possession, 
c'est  une  fureur  qui  ne  connaît  point  de  bornes;  c'est 
comme  une  contagion  diabolique  qui  saisit  et  soumet  au 
démon  les  puissances  motrices  de  l'homme.  Mais  le  sys- 


DES    SYMPTÔMES    DE    LA    POSSESSION.  39 O 

tème  sympathique  lui-même  est  placé  dans  l'organisme 
entre  deux  systèmes  dépendant  de  lui  et  qui  trouvent  en 
lui  leur  centre  et  leur  noyau.  En  effet,  poussant  en  bas 
ses  ramifications ,  il  donne  naissance  au  plexus  du  cœur , 
des  poumons,  des  régions  abdominales  et  sexuelles.  Puis, 
s' étendant  par  en  haut,  il  donne  naissance  aux  ganglions 
du  cerveau,  et  de  là  réagit  par  les  impressions  qu'il  pro- 
duit jusque  sur  les  opérations  de  l'intelligence. 

Or  à  ces  trois  parties  du  système  sympathique  répon- 
dent trois  genres  d'opérations  bien  distinctes  de  la  part  du 
démon.  Par  la  partie  supérieure  il  pénètre  en  quelque 
sorte  dans  le  domaine  de  l'esprit,  et  fait  sentir  son  influence 
désastreuse  jusque  sur  les  opérations  de  la  pensée.  En 
effet,  par  les  impressions  qu'il  produit,  il  verse  dans  l'intel- 
ligence des  images  et  des  pensées  qui  n'appartiennent 
point  à  celle-ci,  qui  ne  sont  point  de  son  fait,  et  qui  pour- 
tant prennent  en  elle  leur  racine.  Par  la  partie  centrale 
de  ce  même  système  sympathique,  il  pénètre  pour  ainsi 
dire  dans  la  sphère  de  la  volonté,  en  faisant  faire  aux 
hommes  des  actes  extérieurs  dont  leur  volonté  n'est  point 
la  cause  efficiente,  quoiqu'ils  s'accomplissent  dans  et  par 
leurs  membres.  Enfin,  par  la  partie  inférieure  de  ce 
système,  il  pénètre  dans  le  domaine  même  de  la  vie  orga- 
nique, et  y  produit  comme  une  sorte  de  superfétation,  qui 
dans  ses  contours  imite  et  copie  jusqu'à  un  certain  point 
la  nature. 


396  LA    POSSESSION    DANS    LES    RÉGIONS   MOYENNES. 

CHAPITRE  XVI 

Symptômes  de  la  possession  dans  les  régions  moyennes. 

C'est  par  ce  système  principalement  que  la  puissance  du 
démon  pénètre  dans  l'homme;  car^  de  même  que  c'est  par 
les  mains  que  la  bénédiction  se  communique  et  se  répand 
dans  les  extrémités,  ainsi  c'est  par  le  même  canal  que  coule 
la  malédiction.  Lors  donc  que  l'obsession  dégénère  en  pos- 
session, le  passage  de  l'un  à  l'autre saccomplit  ordinaire- 
ment dans  ce  système.  Bodin  raconte  l'histoire  d'un  enfant 
de  douze  ans,  nommé  Samuel,  fils  du  seigneur  deMaute- 
let,  près  de  Laon,  qui,  vers  1578,  un  mois  après  la  mort 
de  sa  mère,  fut  possédé  d'un  démon.  Celui-ci  le  traitait 
fort  mal,  lui  donnait  des  coups,  se  précipitait  sur  lui;  et 
quand  on  voulait  le  lui  arracher,  il  l'entraînait  avec  vio- 
lence. Le  père,  qui  était  protestant,  ne  voulut  pas  le  faire 
exorciser.  Nous  lisons  dans  la  vie  de  saint  Procope  (Act. 
Sanct.,  4  jul.)  qu'une  jeune  fille  étant  au  lit  la  nuit,  en  fut 
arrachée  tout  à  coup  etjetée  dans  la  cour.  Le  matin,  quel- 
ques gens  étant  venus  à  la  source  pour  puiser  de  l'eau , 
trouvèrent  la  jeune  fille  assise,  les  yeux  ouverts,  mais 
n'entendant  ni  ne  disant  rien.  Elle  resta  longtemps  en  cet 
état,  et  trouva  enfin  la  guérison  au  tombeau  de  saint  Pro- 
cope. Anne  Henderick  de  Bruxelles  est  tirée  de  son  lit  par 
les  cheveux  pour  être  jetée  dans  le  canal.  {Act.  Sanct., 
4  sept.) 

11  en  arriva  de  même  à  une  jeune  fille  de  Heiligen  qui 
menait  une  vie  assez  légère.  L'an  1 588,  elle  fut  retenue  au 
lit  par  une  maladie  qu'on  regardait  comme  l'effet  d'un 


LA    POSSESSION    DANS    LCS    RÉGIONS    MOYENNES.  397 

sortilège.  Elle  était  privée  de  l'usage  de  tous  ses  sens ,  et 
incapable   de  se  mouvoir.   Souvent  elle  écumait  de  la 
bouche j  grinçait  des  dents,  et  avait  chaque  jour  huit  à 
dix  accès  d'épilepsie.  Déplus,  elle  était  emportée  dans  les 
coins  les  plus  secrets  de  la  maison,  tantôt  à  la  cave,  tantôt 
au  grenier.  Puis  elle  était  tramée  dans  le  jardin,  et,  après 
l'avoir  cherchée  longtemps,  on  la  trouvait  sans  voix,  pendue 
à  un  arbre,  ou  couchée  dans  les  allées,  le  cou  tordu  et 
presque  étranglée,  ou  bien  à  demi  morte,  la  bouche  et 
les  narines  fermées,  et  ayant  sur  la  poitrine  une  énorme 
pierre.  Ses  parents  eurent  recours  aux  frères  de  Heili- 
genstadt.  Ceux-ci  ordonnèrent  des  prières  publiques.  On 
bénit  la  maison,  on  suspendit  partout  des  crucifix.  On  at- 
tacha à  la  malade  un  grand  nombre  de  reliques,  et  toute 
la  famille  s'imposa  un  jeûne  de  trois  jours;  mais  tout  fut 
inutile.  Le  démon  se  cacha  pendant  quelque  temps  dans 
un  coin;  mais  ensuite  il  éclata  avec  une  nouvelle  fureur, 
renversa  l'eau  bénite,  déchirâtes  images  des  saints,  arra- 
cha les  reliques,  et  rendit  en  plaisantant  les  rehquaires  qui 
les  contenaient,  après  en  avoir  oté  les  rehques,  ouïes 
avoir  remplis  de  fumier.  Plus  tard,  il  rendit  les  reliques 
elles-mêmes.  La  jeune  fille  fut  enfin  conduite,  aux  frais  du 
sénat,  sur  une  montagne  voisine,  où  saint  Boniface  avait 
renversé  l'image  d'une  idole,  où  Gharlemagne  avait  élevé 
la  croix  et  bâti  une  chapelle  appelée  Hulfersberg.  [Act. 
Saîîd.,  5  jun.) 

Saint  Césaire,  visitant  son  diocèse  d'Arles,  vint  à  Luco. 
Là  une  dame  nommée  Euchérie  lui  amena  sa  servante,  pos- 
sédée d'un  démon  qui  la  frappait  presque  toutes  les  nuits. 
Le  biographe  du  saint  était  présent;  il  vit  les  traces  des 
coups  qu'elle  avait  reçus  sur  le  dos  et  les  épaules  quelques 
IV.  12 


398  LA    POSSESSION    DANS    LES    RÉGIONS    MOYENNES. 

jours  auparavant,  et  d'autres  plus  fraîches,  indices  de  ceux 
qu'elle  avait  reçus  la  veille  et  la  nuit  précédente.  Lors- 
qu'on l'amena  devant  le  saint  évêque,  ses  yeux  étaient 
hagards,  et  elle  détournait  ses  regards,  ne  pouvant  soutenir 
ceux  du  saint.  Il  lui  imposa  les  mains,  la  bénit,  et  lui  or- 
donna de  s'oindre  le  corps  pendant  la  nuit  avec  de  l'huile 
bénite.  [Act.  Sanct.,  27  aug.) 

Ces  cas  rappellent  un  phénomène  qui  se  produit  quelque- 
fois d'une  manière  naturelle  chez  certaines  personnes,  les- 
quelles, après  avoir  en  rêve  arraché  des  orties,  en  portent  le 
lendemain  les  traces  sur  les  mains.  Plusieurs  fois  aussi  de 
hommes  pieux,  après  avoir  assisté  dans  une  vision  à  la  fla- 
gellation du  Sauveur ,  en  ont  gardé  sur  le  corps  les  traces 
sanglantes,  par  suite  de  l'impression  profonde  qu'ils  avaient 
reçue.  La  nature  en  ces  cas  se  conforme  à  l'image  qu'elle  a 
devant  les  yeux,  et  en  grave  l'empreinte  non-seulement 
dans  l'œil  d'une  manière  passagère,  mais  encore  d'une 
manière  fixe  dans  le  corps  tout  entier.  Il  est  vrai  que, 
dans  le  cas  où  ces  phénomènes  sont  le  résultat  d'une 
opération  diabolique,  la  nature  ne  se  montre  point  aussi 
docile,  et  qu'elle  les  subit  malgré  elle.  Ce  n'est  point  elle 
alors  qui  empreint,  soit  dans  l'œil,  soit  sur  le  corps, 
l'image  et  l'impression  des  objets;  elle  n'est  que  l'instru- 
ment dont  le  démon  se  sert  pour  produire  ces  effets  extra- 
ordinaires. 

Les  faits  suivants  prouvent  que,  dans  cette  sphère ,  les 
mains  et  les  pieds  ont  une  signification  déterminée  ,  rela- 
tivement à  l'entrée  et  au  départ  du  démon.  Un  enfant  de 
huit  ans  avait  le  démon  dans  une  main;  il  l'avait  vu  voler 
vers  cette  main  et  la  remuer  sous  la  forme  d'un  moineau 
noir  :  il  fut  guéri  après  avoir  passé  sept  jours  auprès  du 


LA    POSSESSION    DANS    LES    RÉGIONS    MOYENNES.  399 

tombeau  de  sainte  Athanasie.  {Act.  Sanct.,  27  aug.)  Ce 
que  cet  enfant  vit  dans  une  vision  ne  faisait  qu'exprimer  le 
rapport  qui  venait  de  s'établir  entre  lui  et  le  démon.  La 
main  servait  de  milieu  ou  de  moyen  entre  lui  et  la  puis- 
sance infernale,  comme  chez  le  prêtre^  quand  il  bénit,  elle 
sert  de  moyen  et  d'instrument  entre  lui  et  la  Divinité.  De 
même  que  la  colombe  nous  est  représentée  comme  le  sym- 
bole de  r Esprit-Saint,  qui  dispense  la  grâce  et  la  bénédic- 
tion; ainsi,  dans  le  cas  dont  il  s'agit,  l'oiseau  noir  est  le 
symbole  du  démon  qui  cherche  sans  cesse  à  nous  soustraire 
les  dons  de  Dieu.  Les  pieds,  dans  leur  signification  mysti- 
que, peuvent  être  considérés  comme  des  organes  conduc- 
teurs et  purificateurs.  Cette  manière  de  voir  est  confirmée 
dans  un  sens  bien  différent,  il  est  vrai,  par  le  fait  suivant, 
qui  nous  est  raconté  dans  la  vie  de  saint  Bennon  de  Meis- 
sen.  Une  possédée  de  Prenzendorf  est  amenée  à  son  tom- 
beau; et  comme  le  démon  résistait  aux  exorcismes,  on  mit 
sur  le  corps  de  cette  femme  la  chasuble  du  saint,  et  son 
bâton  pastoral  à  la  main.  Alors  le  démon  se  mit  à  crier  : 
«  Il  est  temps  maintenant  que  je  parte;  mais  je  veux 
laisser  à  mon  hôtesse  un  signe  qui  lui  rappelle  toujours 
mon  souvenir.  »  Alors  un  de  ses  tibias  s'ouvrit,  et  le  dé- 
mon sortit  par  cette  ouverture.  Aucun  remède,  aucun 
médecin  ne  put  guérir  la  plaie,  qui  existait  encore  au 
moment  où  la  vie  du  saint  fut  écrite.  {Acta  Sanct.,  \  6  jun. 


400    LA    POSSESSION    DANS    LES    ORGANES    DU    MOUVEMENT. 

CHAPITRE   XVII 

Des  altérations  produites  par  la  possession  dans  l'énergie  des  organes 
du  mouvement.  Marsitas. 

Lorsqu'une  force  motrice  réside  clans  un  organe,  le 
mouvement  dont  elle  est  le  principe  est  déterminé  à  la  fois 
et  par  la  mesure  de  cette  force  et  par  la  constitution  de 
cet  organe  ;  de  sorte  que  le  mouvement  imprimé  est  plus  ou 
moins  intense  et 'plus  ou  moins  durable,  selon  que  la  force 
qui  l'imprime  est  plus  ou  moins  énergique,  et  selon  que 
l'organe  qui  le  reçoit  est  mieux  ou  moins  bien  disposé. 
Lorsque  le  démon  s'empare  de  ces  puissances  motrices  pour 
les  faire  servir  à  ses  fins,  il  peut  agir  sur  elles,  soit  en 
doublant  leur  énergie,  soit  au  contraire  en  l'affaiblissant. 
Dans  le  premier  cas ,  il  produit  des  opérations  qui  dépas- 
sent la  mesure  ordinaire  et  qui  se  manifestent  au  dehors 
par  des  phénomènes  terribles,  d'une  nature  sauvage,  et 
dont  les  effets  sont  plus  ou  moins  désastreux.  C'est  alors 
qu'on  voit  les  possédés,  transportés  d'une  fureur  aveugle, 
se  jeter  sur  ceux  qui  les  entourent,  se  déchirer  eux-mêmes, 
bouleverser  et  renverser  tout  ce  qu'ils  rencontrent.  Dans 
le  second  cas,  au  contraire,  les  puissances,  affaiblies  ou 
liées  par  le  démon,  sont  réduites  à  une  inaction  complète , 
ou  bien  ne  produisent  plus  au  dehors  que  des  mouvements 
imparfaits  et  languissants ,  auxquels  succèdent ,  par  une 
transition  subite  et  inexplicable ,  des  mouvements  violents 
et  saccadés. 
Marsitas.  Des  faits  nombreux  contlrment  cette  double  observation . 
Déjà,  dès  les  temps  les  plus  anciens,  nous  trouvons  un 
exemple  remarquable  sous  ce  rapport.  Marsitas,  né  aux 


LA    POSSESSION    DANS    LES    ORGANES    DU    MOUVEMENT.    401 

environs  de  Jérusalem,  était  un  homme  d'une  force  vrai- 
ment prodigieuse.  Étant  devenu  possédé,  cette  force  qu'il 
avait  reçue  de  la  nature  acquit  un  degré  d'énergie  beau- 
coup plus  considérable  encore.  11  brisait  les  chaînes  dont 
on  cherchait  à  le  lier  et  les  portes  des  lieux  où  on  l'enfer- 
mait. Il  mordit  le  nez  et  les  oreilles  d'un  grand  nombre  de 
personnes ,  brisa  les  jambes  à  celui-ci^  le  coude  à  celui-là, 
et  répandit  par  sa  fureur  une  telle  épouvante  dans  toute  la 
contrée  qu'on  l'amena  au  couvent  du  solitaire  Hilarion^ 
lié  de  chaînes  et  de  cordes  comme  un  taureau ,  et  gardé 
par  un  grand  nombre  d'hommes,  qui  l'entouraient  et  le 
tourmentaient  en  mille  manières  afin  de  l'épuiser.  Lorsque 
les  frères  l'aperçurent,  ils  furent  effrayés,  car  il  était  d'une 
taille  extraordinaire^  et  ils  le  présentèrent  au  saint.  Celui- 
ci,  sans  bouger  de  sa  place ;,  ordonna  qu'on  lui  ôtàt  ses 
liens  et  qu'on  le  fît  approcher.  Puis  il  lui  dit  :  «  Incline  la 
tète  et  viens.  »  Le  possédé  se  mit  à  trembler,  n'osant  pas 
même  regarder  le  saint ,  et  s'inclina  pour  lui  baiser  les 
pieds.  Le  démon  conjuré  le  quitta  au  bout  de  sept  jours. 
(Saint  Jérôme,  Vie  de  saint  Hilarion.) 

On  amena  au  tombeau  du  saint  évêque  Ursmar  un  pos- 
sédé dont  la  force  corporelle  était  extraordinaire  aussi ,  et 
qui  brisait  sans  peine  tous  les  liens  dont  on  cherchait  à 
l'enchaîner.  Il  aurait  pu,  dit -on,  arracher  un  chêne  déjà 
profondément  enraciné  dans  le  sol.  Tous  ceux  qui  le  re  • 
gardaient  étaient  effrayés,  comme  s'ils  avaient  eu  sous  les 
yeux  le  démon  lui-même.  Enchaîné  aune  colonne  au  mi- 
lieu de  l'église,  il  tournait  autour  d'elle  avec  d'horribles 
contorsions ,  de  sorte  que  personne  n'osait  approcher  de 
lui.  {Acta  Sanct.,  18  april.)  On  amena  à  saint  Vincent 
Ferrier  une  jeune  fille  possédée   depuis  sept  ans.  Huit 


402    LA    POSSESSION    DANS    LES    ORGANES    DU    MOUVEMENT. 

hommes  suffisaient  à  peine  pour  la  tenir,  quoiqu'elle  fût 
enchaînée.  Elle  poussait  des  cris  horribles,  écumait  de  la 
bouche,  changeait  à  chaque  instant  de  couleur,  remuait  la 
tête  et  tous  les  membres  dans  des  contorsions  effroyables, 
de  sorte  que  tous  les  assistants  croyaient  voir  non  une 
femme,  mais  un  démon.  Vincent  lui  commande  d'abord 
de  se  tenir  tranquille  :  son  corps  devient  aussitôt  immo- 
bile; et  elle  regarde  le  saint  de  travers.  Elle  fut  guérie 
Histoire  quelques  jours  plus  tard.  [Ada  Sanct.,  5  april.)  L'an  1394, 
^""^^  une  possédée  de  Florence  fut  amenée  dans  l'église  de  Re- 
de Florence  parata  de  cette  ville,  pour  y  être  guérie  par  la  tête  du 
saint  évêque  Zénobius,  conservée  dans  cette  église.  Douze 
hommes  la  traînaient.  Seize  hommes  s'efforcèrent  de  la 
faire  mettre  à  genoux  dans  la  sacristie.  Pour  cela  ils  par- 
tagèrent sa  chevelure  en  quatre  tresses,  et  chacun  en  prit 
une;  mais  plus  ils  liraient,  plus  ils  trouvaient  de  résis- 
tance, et  plus  elle  se  tenait  droite.  Lorsqu'on  apporta  la 
tête  du  saint,  elle  devint  furieuse,  et,  s' arrachant  à  eux, 
elle  renversa  par  terre  tous  ceux  qui  la  tenaient.  On  par- 
vint cependant  à  s'en  rendre  assez  maître  pour  mettre  sur 
elle  la  tête  du  saint,  et  tout  aussitôt  elle  devint  douce 
comme  un  agneau,  se  coucha  par  terre  comme  pour  dor- 
mir, et  se  réveilla  parfaitement  guérie.  Ceci  se  passa  de- 
vant plus  de  cent  témoins.  [Act.  Sanct. ,  25  mai.) 
Une  A  Arezzo,  une  femme  déjà  âgée  fut  possédée  d'un  tel  dé- 

à' Armo  ^^^^'  ^"®'  même  loj'squ'on  lui  avait  attaché  les  mains  der- 
zière  le  dos,  douze  hommes  des  plus  forts  pouvaient  à  peine 
la  tenir.  On  la  conduisit  à  Vallombreuse  attachée  sur  un 
mulet  très-fort.  Mais  le  démon  se  mit  à  l'agiter  et  à  la  pous- 
ser, elle  et  la  bête  qui  la  portait ,  avec  une  telle  violence, 
que,  si  l'on  n'était  accouru  en  foule,  et  si  les  jeunes  gens 


LA    POSSESSION    DANS    LES    ORGANES    DU    MOUN'EMENT.    403 

les  plus  robustes  de  la  ville  ne  s'étaient  employés  à  la  dé- 
fendre, il  aurait  brisé  toutes  les  cordes,  et  l'aurait  ren- 
versée par  terre.  On  ne  savait  plus  que  faire.  Enfin  la  ra- 
reté du  fait  et  la  considération  de  la  famille  à  qui  appartenait 
cette  femme  engagèrent  plusieurs  jeunes  gens  à  venir  à  son 
secours.  On  l'enchaîna  donc,  puis  on  l'emmena,  tantôt  en 
la  traînant,  tantôt  en  la  portant.  Un  prêtre  accompagnait 
la  procession,  pour  apaiser  le  démon  par  ses  prières  quand 
il  devenait  par  trop  rebelle.  Toute  la  ville  était  remplie  de 
bruit  et  de  tumulte ,  et  dans  toute  la  contrée  que  le  convoi 
devait  parcourir  le  peuple  accourait  en  foule  pour  être 
témoin  de  ce  spectacle  extraordinaire.  Au  milieu  du  groupe 
on  voyait  la  possédée,  pâle,  amaigrie,  les  yeux  fixes,  le 
regard  terrible,  poussant  tour  à  tour  des  hurlements  de 
damnée  et  des  plaintes  navrantes.  Elle  arrive  enfin  au 
terme  du  voyage,  et  dès  le  lendemain  matin  on  se  met  à 
l'œuvre.  Lorsque  le  prêtre  arrive  avec  la  croix  et  le  sel 
bénit,  la  possédée  devient  calme  et  paisible,  de  sorte  que 
beaucoup  des  assistants  la  croient  guérie.  Mais  le  prêtre , 
plus  expérimenté,  commence  les. exorcismes.  Aussitôt  le 
démon  s'écrie  :  «  Arrête,  prêtre,  arrête.  »  Le  prêtre  con- 
tinue ;  le  démon  résiste.  Une  lutte  terrible  s'engage  jusqu'à 
quatre  heures  après  midi.  La  femme  est  épuisée,  elle  res- 
pire à  peine.  Le  prêtre  s'arrête  un  instant;  mais  l'abbé 
rassemble  tous  les  moines  pour  prier.  On  apporte  le  bras 
de  saint  Gualbert  :  tous  les  jeunes  gens  qui  étaient  là  en 
foule  peuvent  a  peine  retenir  la  possédée.  Enfin  la  puis- 
sance du  démon  est  brisée  :  il  déclare  qu'il  va  sortir,  et 
la  femme  est  délivrée.  (Hieron.  Radiol.,  p.  392.) 

Dans  un  voyage  d'Angleterre  à  Tiele,  un  des  passagers 
devint  possédé,  et  entra  contre  tous  les  autres  dans  une 


404    LA    POSSESSION    DANS    LES    ORGANES    DU    MOUVEMENT. 

telle  fureur,  qu'on  prit  le  parti  de  l'envelopper  dans  une 
peau  de  bœuf,  que  les  Anglais  nomment  hudifac,  et  de  l'y 
retenir  avec  des  cordes.  Mais  sa  fureur  continua;  et  il  se 
débattit  avec  tant  de  violence,  que  sur  ses  bras,  à  l'en- 
droit où  portaient  les  cordes  qui  le  liaient,  il  se  forma  des 
ulcères  gros  comme  des  œufs  de  poule.  Malgré  sa  résis- 
tance on  le  porta  à  Tiele  dans  l'église  Sainte- Walburge, 
et  on  le  coucha  sur  les  marches  de  l'autel.  Pendant  le  ser- 
vice divin  sa  fureur  continua.  Il  devint  plus  tranquille  à 
complies,  et  resta  ainsi  jusqu'à  la  première  heure  du  jour 
suivant.  Le  lendemain,  on  dit  la  messe  devant  lui,  on  lui 
donna  le  corps  du  Seigneur,  et  il  fut  guéri.  [Act.Sanct.,  25 
febr.)  Lors  de  la  translation  des  reliques  de  saint  Pré- 
cordius,  une  grande  multitude   accourut  amenant  des 
malades.  Parmi  eux  se  trouvait  un  possédé  d'une  ville 
voisine.  Vingt  hommes  très- forts  veulent  le  descendre  de 
la  voiture  où  il  était,  pour  l'entraîner  dans  l'église;  tous 
leurs  efforts  sont  vains  :  ils  ne  peuvent  le  faire  avancer  d'un 
pas.  Ils  sont  inondés  de  sueur;  lui  seul  ne  donne  aucun 
signe  de  fatigue  ni  de  peine;  et  pourtant  il  y  avait  quatre 
semaines  qu'il  n'avait  ni  bu  ni  mangé.  C'était  la  veille  de 
la  fête  du  saint;  mais  elle  commençait  déjà  le  soir.  Le 
castellan  était  présent  avec  beaucoup  de  moines.  Quand  il 
vit  ce  dont  il  s'agissait,  il  dit  à  ses  soldats  :  «  Au  secours  ! 
car  c'est  vraiment  un  prodige  qu'un  seul  soit  plus  fort  que 
tant  d'hommes.  »  Tous,  joignant  donc  leurs  efforts,  par- 
viennent enfin  à  amener  le  possédé  dans  l'église ,  au  mo- 
ment où  l'on  chantait  le  répons  de  saint  Précordius.  Ils 
retendent  par  terre  devant  l'autel  malgré  lui,  et,  le  tenant 
sous  les  pieds,  ils  l'engagent  à  invoquer  Dieu  et  le  saint. 
Après  être  resté  quelque  temps  dans  cette  position,  et  avant 


LA    POSSESSION    DANS    LES    ORGANES    DU    MOUVEMENT.    405 

la  fin  du  répons,  il  demande  à  un  frère  son  cierge.  On  le 
lui  donne,  et  on  le  conduit  aussitôt  au  tombeau  du  saint. 
Là  il  s'endort  bientôt,  et  à  son  réveil  il  demande  à  manger. 
On  lui  apporte  du  pain  et  du  vin  :  il  mange  et  boit,  puis 
s'endort,  et  reste  ainsi  toute  la  nuit,  et  le  lendemain  se 
réveille  guéri.  [Ada  Sanct.,  1  febr.)  Nous  lisons  dans  la 
vie  de  saint  Hypace  qu'on  amena  un  possédé  d'une  telle 
force  que  dix  hommes  ne  pouvaient  le  tenir.  Un  jour  que 
les  moines  faisaient  la  sieste,  il  saisit  un  banc  pour  les 
tuer  tous  pendant  qu'ils  étaient  endormis.  Heureusement 
l'un  d'eux  s'éveilla j  et  tous  les  moines  ensemble,  au 
nombre  de  trente -six,  purent,  quoique  avec  beaucoup 
de  peine,  le  prendre  et  le  lier.  L'un  d'eux  y  perdit  un 
doigt. 

Ce  qui  dans  tous  ces  cas  s'applique  au  système  tout  en- 
tier des  organes  du  mouvement  s'applique  aussi  souvent 
à  certains  organes  particuliers  du  même  système.  Ainsi, 
on  amena  à  Vallombreuse  une  jeune  fille  de  sept  ans  qui 
était  possédée.  La  puissance  du  démon  se  faisait  sentir  par- 
ticulièrement dans  sa  tête;  et  elle  était  telle,  que  cette  en- 
fant déplaçait  avec  sa  tête  d'énormes  pierres,  et  qu'un  jour 
elle  renversa  tous  les  hommes  qui  s'étaient  assis  autour 
d'elle  sur  le  tombeau  de  saint  Gualbert,  pour  l'empêcher 
de  s'échapper.  Puis  elle  se  jeta  en  bas,  lançant  autour 
d'elle  des  regards  menaçants,  les  yeux  enflammés,  les 
cheveux  hérissés,  la  bouche  écumante,  la  poitrine  dé- 
chirée, et  provoquant  à  la  lutte,  tantôt  chacun  des  assistants, 
tantôt  tous  ensemble.  Le  prêtre  qui  raconte  ce  fait  fit  sur 
elle  le  signe  de  la  croix  avec  le  bras  du  saint,  et  elle  devint 
plus  tranquille.  Comme  on  sonnait  ïAmjeîus,  le  démon  la 
quitta  au  premier  son  de  la  cloche ,  en  jetant  un  cri  épou- 


406    LA    POSSESSION    DANS    LES    ORGANES    DV    MOUVEMENT. 

An  t.  Slav.  van  table.  (Hier.  Radiol.,  p.  41 3.)  L'an  1445 ,  Antoine  Slav, 
qui  était  possédé,  fut  amené  au  tombeau  de  sainte  Rose  de 
Viterbe.Il  y  fut  tourmenté  d'une  manière  extrêaie,  et  l'on  ne 
put  parvenir  à  lui  faire  voir  le  corps  de  la  sainte  ni  à  lui 
faire  boire  de  l'eau  qui  avait  touché  celui-ci.  On  lui  ouvrit 
les  dents  avec  un  bâton  plus  gros  que  le  doigt.  Il  le  brisa 
trois  fois  en  le  mordant,  et  en  criant  :  «  Malheur  à  nous! 
nous  descendons  dans  l'abîme.  »  {Ad.  Sanct.,  4  sept.)  Jé- 
rôme de  Radiolo  raconte  qu'une  possédée  que  l'on  condui- 
sait à  Vallombreuse  mordit  la  tête  de  celui  qui  la  descen- 
dait du  mulet,  avec  une  telle  violence,  qu'on  ne  put  lui 
arracher  sa  proie  que  par  le  signe  de  la  croix. 

Dans  les  faits  que  nous  venons  de  raconter,  lorsqu'il 
est  question  de  dix,  vingt  hommes,  etc.,  ce  nombre  n'in- 
dique pas  un  rapport  exact  avec  la  proportion  des  forces 
employées  ou  nécessaires.  Dans  ces  scènes  tumultueuses, 
les  hommes  s'embarrassent  et  se  gênent  mutuellement,  et 
sont  les  uns  pour  les  autres  un  obstacle.  Mais  on  ne  peut 
attribuer  à  un  pur  caprice  le  bruit  et  l'émotion  qui  met 
en  mouvement  des  contrées  entières.  On  sentait  alors  qu'on 
avait  affaire  à  une  puissance  inaccoutumée;  et  la  nécessité 
d'employer  de  plus  grands  efforts  dans  un  cas  que  dans 
l'autre,  pour  vaincre  la  puissance  que  l'on  voulait  com- 
battre, annonce  que  celle-ci  ne  se  produit  pas  toujours 
avec  la  même  énergie.  Cette  puissance,  au  reste,  porte 
partout  un  caractère  identique  :  c'est  la  haine  et  l'oppo- 
sition contre  l'Église  et  contre  tout  ce  qui  est  sacré.  On 
attache  ordinairement  les  possédés  à  l'une  des  colonnes , 
qui,  appuyées  sur  les  fondements  de  l'église,  en  soutiennent 
la  voûte,  afin  que  ces  paroles  de  Jésus- Christ  :  Les  portes 
de  V enfer  ne  prévaudront  point  contre  elle,  trouvent  ici 


LA    POSSESSION    DAIS  S    LES    ORG  AISES    DU    MOUVEMENT.     40' 


leur  application.  A  Orléans  un  possédé  nommé  Madalbert  Madalbert 
ayant  été  enchaîné,  rompt  ses  liens^  court  dans  l'église  ^"^^^^^^ 
Saint -Benoit,  s'y  livrant  aux  accès  de  la  plus  aveugle 


de  l'église,  et  l'on  commence  les  exorcismes.  Il  devient 

plus  furieux  encore;  carie  démon  qui  le  possède  s'appelle 

Légion.  Il  se  roule  autour  de  la  colonne  dans  d'effroyables 

contorsions;  mais  il  ne  peut  ébranler  cette  puissance  de 

l'église^  plus  forte  que  la  sienne;  car  les  saints  combattent 

contre  les  démons,  comme  nous  le  donne  à  entendre  une 

vision  qu'eut  en  1 136  un  prieur  de  Juliers  nommé  Peter, 

qui  vit  dans  une  extase  des  anges  tenant  l'étendard  de  la 

Croix.  Puis  les  démons  accouraient  et  jetaient  contre  cet 

étendard  des  lances  de  feu;  mais  les  auges  leur  renvoyaient 

des  traits  enflammés  qui  éteignaient  leurs  feux.  Il  en  fut 

ainsi  dans  ce  cas^,  et  le  possédé  fut  délivré.  [Act.  Sanct., 

20  mart.) 

La  même  puissance  qui  détourne  du  bien  et  pousse  au       ^'^® 

.  possédée 

mal  peut  aussi  arrêter  le  penchant  vers  le  bien  et  1  horreur  de  Teimst 

du  mal ,  et  comprimer  ainsi  dans  l'homme  tous  les  bons 
éléments  qu'il  possède.  L'an  1327,  une  possédée  fut  guérie 
à  Teimst,  près  du  tombeau  de  sainte  Amalberge.  Voulant 
s'en  aller  au  bout  de  quarante  jours,  elle  entra  dans  la  cha- 
pelle de  la  sainte  pour  prier;  mais  lorsque,  après  avoir  fini 
sa  prièfre,  elle  voulut  se  retirer,  elle  tomba  à  terre  comme 
une  pierre;  tous  ses  membres  furent  liés,  et  elle  resta 
muette  et  les  yeux  fermés  comme  une  morte.  Lorsqu'elle 
fut  guérie,  elle  fit  vœu  de  se  consacrer  pour  toute  sa  vie  au 
service  de  sainte  Amalberge,  en  restant  près  de  son  tom- 
beau pour  recevoir  les  offrandes  des  étrangers.  Elle  fut 
reçue  dans  la  maison  des  béguines,  et  là  un  grand  nombre 


408    LA    POSSESSION    DANS    LES    ORGANES    DU    MOUVEMENT. 

de  personnes  purent  voir  que,  toutes  les  fois  qu'elle  prenait 
la  résolution  de  s'en  retourner,  elle  était  renversée  par 
terre,  et  restait  immobile,  comme  si  elle  eût  rendu  le  der- 
nier soupir,  de  sorte  que  quatre  hommes  des  plus  vigou- 
reux ne  pouvaient  la  relever.  Ceci  arriva  plus  de  soixante 
fois;  et  elle  recouvrait  l'usage  de  ses  membres  dès  qu'elle 
se  repentait  du  dessein  qu'elle  avait  formé.  Il  arriva  même 
quelquefois  qu'elle  ne  put  sortir  de  la  chapelle  pendant 
deux  jours  et  deux  nuits,  parce  que  son  cœur  endurci  per- 
sistait dans  sa  résolution.  Sa  mère  affirma  devant  plusieurs 
témoins  qu'elle  avait  voué  sa  fille,  corps  et  âme,  à  sainte 
Amalberge  dans  sa  jeunesse.  [Acta  Sanct.,  10  jul.)  On 
pourrait  être  surpris  de  voir  ici  le  démon  produire  des 
effets  contraires  à  sa  nature;  mais  cette  particularité  peut 
s'expliquer  par  le  vœu  que  la  reconnaissance  avait  inspiré 
à  cette  jeune  fille  après  sa  guérison.  Le  démon,  que  ce  vœu 
avait  éloigné  d'elle,  reprenait  en  quelque  sorte  les  droits 
qu'il  avait  usurpés  sur  cette  jeune  fille  dès  que  celle-ci 
chancelait  dans  sa  résolution.  Toutefois  il  est  vrai  que 
presque  toujours  le  démon  agit  dans  son  intérêt,  et  qu'il  ne 
contribue  à  la  gloire  de  Dieu  que  d'une  manière  indirecte 
et  contre  son  gré,  comme  on  le  verra  par  les  exemples 
suivants. 

L'an  1660,  un  prêtre  vint  réclamer  les  secours  de  Bro- 
gnoli.  Toutes  les  fois  qu'il  voulait  dire  la  messe,  son  imagi- 
nation était  troublée  de  mille  fantômes.  Sa  tête  était  appe- 
santie, ses  bras  et  ses  mains  étaient  si  faibles  et  si  roides 
qu'il  ne  pouvait  qu'avec  une  peine  extrême  élever  la  sainte 
hostie  et  le  calice.  A  peine  Brognoli  se  fut-il  mis  à  l'œuvre 
que  le  démon  cria  qu'il  voulait  tuer  le  prêtre,  et  en  même 
temps  il  s'avança  contre  lui  les  poings  fermés;  il  n'osa 


LA    POSSESSION    DANS    LES    ORGANES    DU    MOLVEMENT.     409 

loutefois  le  toucher,  et  ne  put  lui  faire  aucun  mal,  quoi- 
qu'il essayât  de  l'étrangler  avec  la  ceinture  qu'il  portait 
autour  des  reins.  Sur  l'ordre  de  Brognoli^  il  fut  obligé  de 
s'agenouiller  devant  le  provincial  et  tout  le  couvent,  de 
courber  la  tête  jusqu'à  terre  ^  d'ôter  la  ceinture  du  cou  de 
ce  prêtre ;,  et  de  le  quitter  enfin  pour  toujours.  [Aîexica- 
con,  disput.  3;,  n.  584.)  Le  démon  saisissait  souvent  à  la 
gorge  la  bienheureuse  Humiliana  de  Lerchis^  comme  pour 
l'étrangler.  Ne  pouvant  y  réussir,  il  lui  liait  les  mains  et 
les  pieds,  de  sorte  qu'elle  ne  pouvait  ni  se  tenir  debout  ni 
se  mouvoir,  et  qu'elle  semblait  vêtue  d'une  robe  de  plomb. 
Si  elle  avait  le  temps  de  se  prémunir  du  signe  de  la  croix, 
elle  pouvait  éloigner  d'elle  le  démon;  sinon,  elle  devait 
s'abandonner  avec  patience  à  la  volonté  de  Dieu.  {Act. 
Sanct.,  19  mai.) 

Dans  le  nord  de  l'Angleterre  vivait  un  pauvre  homme  un  possédé 
qui,  ne  pouvant  supporter  son  indigence,  avait  imploré  le  ^^"  P^^j^ 
secours  du  démon .  Plus  tard ,  repentant  de  son  crime,  il 
découvrit  à  un  ami  sa  triste  position  et  le  bon  propos  qu'il 
avait  formé.  Le  démon  lui  apparut  alors  sous  une  forme 
qui  lui  était  bien  connue ,  lui  reprocha  sa  trahison ,  et  le 
menaça  des  plus  terribles  châtiments  s'il  persévérait  dans 
son  dessein.  Cet  homme,  ayant  observé  que  le  démon  ne 
discernait  les  pensées  de  son  cœur  que  lorsqu'il  les  mani- 
festait par  quelque  signe  extérieur,  lui  cacha  pendant  quel- 
que temps  son  repentir  et  son  propos,  et  prit  secrètement 
le  chemin  qui  conduisait  à  l'ermitage  de  saint  Ulrich,  le- 
quel menait  la  vie  solitaire  à  Halesburg,  à  trente  milles 
d'Excester.  11  était  arrivé  au  ruisseau  qui  coule  près  de 
Halesburg,  lorsque  le  démon  se  précipita  sur  lui  au  milieu 
de  l'eau,  et  lui  dit  tout  en  colère  :  «  Traître  !  quel  est  ton 


410    LA    POSSESSION    DAISS    LES    ORGANES    DU    MOUVEMENT. 

dessein?  Tu  veux  renoncer  à  l'alliance  que  tu  as  contractée 
avec  moi;  mais  tu  n'y  réussiras  pas,  et  je  vais  te  faire 
payer,  en  te  noyant  ici,  la  double  trahison  que  tu  as  com» 
mise ,  contre  Dieu  d'abord  en  renonçant  à  lui ,  et  contre 
moi,  à  qui  tu  veux  renoncer  maintenant.  wEn  même  temps 
le  diable  le  saisit,  de  sorte  qu'il  ne  pouvait  ni  avancer  ni 
s'échapper  d'aucun  côté.  Pendant  que  ceci  se  passait  au 
milieu  du  ruisseau,  l'homme  de  Dieu,  le  voyant  dans  une 
vision,  appela  un  prêtre  nommé  Britherik,  et  lui  dit  : 
«  Allez  vite  prendre  une  croix  et  de  l'eau  bénite,  et  cou- 
rez vers  un  homme  que  le  démon  tient  lié  au  milieu  du 
ruisseau.  »  Le  prêtre  accourut,  aspergea  cet  homme  avec 
de  l'eau  bénite;  et  aussitôt  le  démon  prit  la  fuite,  et  cet 
homme  put  aller  trouver  le  saint.  Mais  le  diable  le  suivait 
de  loin  et  lui  prit  la  main  gauche.  L'homme  avertit  aussi- 
tôt le  saint ,  qui  lui  prit  la  main  droite.  Le  diable  le  tirait 
de  toute  sa  force  ;  mais  Ulrich,  le  tenant  d'une  main,  lui 
aspergeait  de  l'autre  le  visage  d'eau  bénite  :  il  chassa  ainsi 
le  diable  de  sa  cellule.  Cet  homme  repentant,  et  ayant  fait 
une  bonne  confession,  vit  dans  l'hostie,  pendant  qu'on  lui 
donnait  la  sainte  communion,  le  corps  de  Notre-Seigneur 
sous,  une  forme  sensible.  Le  saint  lui  ayant  demandé  s'il 
croyait  de  tout  son  cœur,  il  répondit  :  «  Oh  !  oui ,  je  crois; 
car,  quoique  misérable  et  pécheur,  je  vois  en  vos  mains 
le  corps  et  le  sang  de  mon  maître.  —  Que  Dieu  soit  béni, 
répondit  le  saint;  prions-le  donc  que  vous  soyez  digne  de 
le  recevoir  sous  la  forme  ordinaire.  »  La  chose  eut  lieu  en 
effet,  et  le  saint  renvoya  cet  homme  fortifié  dans  la  foi. 
(Act.  Sanct.,  20  febr.) 


LA    POSSESSION    ALTÈRE    LE    SYSTEME    MOTEUR.  411 


CHAPITRE  XVIII 

.^Itération  dans  la  constitution  et  les  qualités  du  système  moteur.  La 
possession  change  quelquefois  le  centre  de  gravité,  la  direction  des 
courants  vitaux,  substitue  la  gauche  à  la  droite,  le  bas  eu  haut. 
Ces  états  singuliers  ont  pour  cause  physique  une  altération  pro- 
fonde du  système  nerveux.  Souplesse  extraordinaire  du  système  mus- 
culaire dons  la  possession. 

Si  la  possession  peut  modifier  dans  leur  intensité  les 
divers  systèmes  de  l'organisme  qui  servent  d'instruments 
à  la  volonté  pour  exécuter  ses  ordres  ;  si  elle  peut ,  par 
une  surexcitation  diabolique;,  développer  leur  énergie  au 
delà  des  bornes  naturelles,  ou  l'alYaiblir,  au  contraire,  de 
manière  à  les  rendre  impuissants,  elle  peut  aussi  en  altérer 
la  constitution  et  les  qualités,  et  en  troubler  ainsi  les  di- 
verses fonctions.  Cette  altération  se  manifeste  ordinaire- 
ment par  des  crampes  et  des  convulsions  plus  ou  moins 
violentes,  qui  portent  dans  l'organisme  une  perturbation 
profonde,  y  eifacenlplus  ou  moins  l'image  de  Dieu,  et  ren- 
versent jusqu'à  un  certain  degré  Tordre  que  sa  providence 
y  a  établi.  Lorsque  cet  ordre  est  intact,  l'homme  porte 
avec  une  sorte  de  fierté  la  tête  en  haut,  comme  pour  rece- 
voir d'une  manière  plus  prochaine  les  influences  célestes; 
et  il  foule  de  ses  pieds  la  terre,  comme  quelque  chose  de 
vil  et  qu'il  doit  mépriser.  Aussi  un  des  premiers  carac- 
tères de  la  possession  est  de  changer  cet  ordre,  de  courber, 
pour  ainsi  dire,  la  tête  de  l'homme  vers  les  régions  infé- 
rieures, et  d'élever  en  haut  ses  pieds,  comme  pour  lui  faire 
fouler  avec  dédain  le  ciel,  où  sont  ses  espérances  et  sa 
gloire.  Nous  avons  aujourd'hui  même  un  exemple  frappant 


412  LA    POSSESSION    ALTERE    LE    SYSTEME    MOTEUR. 

de  celte  anomalie  ;  car  il  existe  en  ce  moment  à  Rome  (1) 
une  possédée  qui,  toutes  les  fois  que  son  accès  la  prend,  se 
couche  sur  le  dos,  levant  en  haut  les  jambes.  Il  est  arrivé 
même  plusieurs  fois  qu'elle  a  pu  se  tenir  tout  à  fait  droite, 
appuyée  seulement  sur  la  vertèbre  du  cou  ou  sur  le  crâne, 
et  ayant  les  pieds  tout  à  fait  dressés  vers  le  ciel. 

Saint  Paulin,  prêchant  pour  la  fête  de  saint  Félix  de 
Noie,  parle  d'un  possédé  qui,  étant  saisi  du  démon  près  du 
saint,  en  présence  de  tout  le  peuple,  se  tenait  la  tête  en 
bas  et  les  pieds  en  haut.  Puis  il  ajoute  :  «  Ce  qu'il  y  eut  de 
plus  remarquable,  et  ce  qui  témoigne  d'une  manière  sen- 
sible de  la  présence  du  saint,  c'est  que  les  vêtements  de  ce 
possédé  ne  tombèrent  point  dans  ce  renversement  des  mem- 
bres, mais  gardèrent  la  disposition  qu'ils  avaient  aupara- 
vant, comme  s'ils  eussent  été  collés  sur  son  corps.  Sulpice 
Sévère,  dans  son  troisième  dialogue  sur  la  vie  de  saint 
Martin  ,  raconte  un  fait  du  même  genre.  Scaliger  raconte 
aussi  de  cette  sœur  Eustochie,  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut,  qu'un  jour  le  démon  lui  arracha  du  gosier  les  saintes 
parcelles  qu'elle  venait  de  recevoir,  les  plaça  sur  l'aulel, 
s'agenouilla  trois  fois  devant  elles,  puis  que,  selon  sa  cou- 
tume, il  renversa  le  corps  de  cette  sœur  en  lui  mettant  la 
tête  en  bas. 

Ce  qui  produit  cette  anomalie,  c'est  incontestablenicnt 
un  changement  dans  le  centre  de  gravité.  Dans  la  révolu- 
tion de  la  terre,  il  y  a  deux  centres  de  gravité,  dont  l'un 
gît  dans  l'intérieur  de  la  terre  elle-même,  l'autre  dans  le 
soleil.  C'est  le  jeu  mutuel  de  ces  deux  centres  de  gravité 
qui  règle  et  détermine  tous  les  mouvements  et  les  oscilla- 

(1)  L'auteur  écrivait  en  18i!i2. 


LA    POSSESSION    ALTÈRE    LE    SYSTÈME    MOTEUR.  413 

tiens  des  forces  magnétiques  et  électriques,  centripètes  et 
centrifuges,  et  des  fluides  calorique  et  lumineux.  11  y  a 
aussi  dans  la  vie  organique  deux  centres  de  gravité  qui 
semblent  placés  au  milieu  de  tous  les  rayonnements.  L'un 
gît  dans  le  fond  le  plus  intime  du  système  ganglionnaire , 
l'autre  dans  le  cerveau  et  au  milieu  du  système  nerveux 
supérieur.  C'est  entre  ces  deux  points  que  s'accomplit  le 
jeu  de  la  vie,  avec  tous  ses  mouvements,  toutes  ses  oscilla- 
tions, depuis  la  pensée  la  plus  claire  jusqu'aux  rêves  les 
plus  obscurs,  depuis  les  mouvements  volontaires  et  réflé- 
chis jusqu'à  cesmouvements  involontaires  du  somnambule 
pendant  la  nuit.  Mais  le  jeu  de  tous  ces  mouvements  qui 
constituent  la  vie  se  rattache  par  des  liens  intimes  et  mys- 
térieux au  mouvement  de  la  nature  physique  et  extérieure, 
avec  cette  différence  toutefois  que  la  créature  raisonnable 
peut,  en  abusant  de  sa  liberté,  se  séparer  jusqu'à  un  cer- 
tain point  de  l'ordre  naturel  établi  de  Dieu.  Mais  alors  elle 
rencontre  un  autre  ordre  d'une  nature  plus  élevée,  qui 
l'attire  avec  une  souveraine  énergie,  vers  lequel  elle  gra- 
vite incessamment  et  dans  lequel  elle  est  comme  enlacée. 
Cet  ordre,  c'est  l'ordre  moral.  Et  de  même  qu'elle  est  liée 
au  monde  matériel  par  la  nécessité  physique,  ainsi  se  trou- 
ve-t-elle  liée  au  monde  supérieur  par  une  nécessité  morale. 
Ce  dernier  a,  comme  le  monde  physique,  deux  centres  de 
gravité  entre  lesquels  il  oscille  perpétuellement,  à  savoir 
le  bien  et  le  mal.  Chacun  de  ces  deux  centres  se  révèle  au 
dehors  d'une  manière  symbolique  par  des  tendances  di- 
verses, car  l'un  tend  en  haut,  et  l'autre  en  bas.  Ce  double 
centre  se  retrouve  dans  l'être  double  de  l'homme,  qui, 
placé,  pour  ainsi  dire  ,  entre  le  monde  supérieur  des  es- 
prits lumineux  et  le  monde  inférieur  des  esprits  ténébreux. 


414  LA    POSSESSION    ALTÈRE    LE    SYSTÈME    MOTEUR. 

peut  tendre  la  main  aux  uns  ou  aux  autres,  et  ouvrir  son 
âme  et  son  corps  aux  influences  qui  de  ces  deux  côtes 
cherchent  à  pénétrer  en  lui.  11  peut  se  rattacher  à  l'un  ou  à 
l'autre  de  ces  deux  centres  de  gravité  du  monde  moral  : 
tout  dépend  pour  lui  de  la  direction  qu'il  donne  à  sa  volonté 
et  à  ses  efforts.  Or  cette  différence  dans  ses  tendances  et 
ses  aspirations  se  manifeste  au  dehors  par  une  sorte  de 
symbolique  vivante;  car  le  rhythme  et  l'harmonie  des 
mouvements  qui  constituent  le  jeu  de  la  vie  se  conforment 
ordinairement  au  rhythme  de  ces  mouvements  plus  in- 
times dont  se  compose  la  vie  morale  de  l'homme.  Aux 
deux  points  extrêmes  de  celle-ci  nous  trouvons  l'extase  et 
la  possession  ;  et  c'est  aussi  dans  ces  deux  états  que  cette 
symbolique  s'exprime  de  la  manière  la  plus  frappante,  et 
que  l'on  peut  étudier  dans  leurs  manifestations  les  plus 
sensibles  l'opposition  de  ces  courants  contraires  qui  nous 
emportent  dans  des  directions  si  opposées. 
État  Nous  avons  en  ce  moment  sous  les  yeux  un  type  remar- 

singuiier    quable  de  l'un  de  ces  états  :  c'est  un  ecclésiastique  d'un 

d  un  prêtre  ^  ^ 

vivant      caractère  irréprochable,  d'une  intelligence  supérieure,  dont 

encore.     ^q^[q  1^  yjg  g'gg^  passée,  pour  ainsi  dire ,  dans  ces  régions 

mystérieuses,  et  qui  a  observé  d'un  œil  attentif  tous  les 

divers  phénomènes  qui  s'y  produisent.  Dès  sa  première 

jeunesse,  une  éruption  se  manifesta  sur  ses  mains;  et  pour 

se  guérir  il  eut  recours  aux  bains  froids  de  rivière.  Comme 

il  prenait  un  jourson  bain,  la  bataille  deLandshut  s'engagea 

tout  à  coup  près  de  lui.  Par  suite  de  l'effroi  dont  il  fut  saisi, 

l'éruption  disparut  subitement.  A  partir  de  ce  moment,  il 

lui  resta  un  malaise  qui  augmentait  notablement  lorsqu'il 

se  trouvait  en  présence  de  possédés  ou  d'autres  personnes 

attaquées  de  maladies  mentales.  La  nature  physique  était 


LA    POSSESSION    ALTÈRE    LE    SYSTÈME     MOTEUR.  415 

certainement  pour  beaucoup  dans  cet  état.  Ainsi  il  ne  pou- 
vait souffrir  aucunement  l'approche  d'un  certain  prêtre 
dont  il  connaissait  cependant  la  piété^  tandis  que  d'autres 
ecclésiastiques  lui  faisaient  du  bien  quand  il  les  voyait;  et 
l'évêque  Sailer  de  Ratisbonne  était  celui  dont  la  présence 
lui  était  le  plus  agréable.  S'il  reçoit  de  quelque  personne 
une  mauvaise  influence^  il  le  sent  aussitôt  par  un  certain 
tiraillement  qu'il  éprouve  dans  le  pied  gauche  ;  et  de  là 
part  un  courant  qui  monte  vers  la  moelle  épinière  et  l'occi- 
put, et  qui,  passant  par-devant,  se  porte  sur  les  yeux  et 
sur  le  front.  Les  yeux  deviennent  alors  rouges  et  enflés  : 
une  douleur  cuisante  pénètre  à  travers  les  nerfs  moteurs 
de  la  bouche,  vers  la  lèvre  supérieure  et  les  muscles  voi- 
sins, de  sorte  qu'il  peut  à  peine  parler.  Souvent  le  cou- 
rant part  du  cœur,  et  s'élève  ensuite  des  deux  côtés  vers 
les  tempes,  où  semblent  se  former  deux  ouvertures. 

Une  paysanne  qui  le  servait,  s'étantmise  au  lit  après  un 
bain,  se  sentit  la  tête  lourde,  et  tomba  dans  de  violentes 
convulsions.  Elle  se  fit  mettre  sur  la  tête  un  morceau  de 
chair  de  canard.  Le  lendemain  matin  elle  se  trouvamieux, 
mais  le  morceau  de  chair  était  devenu  sec  et  ridé.  Mis  dans 
l'eau,  il  devint  noir,  et  il  en  sortit  une  matière  sanguino- 
lente et  purulente.  Le  prêtre,  ayant  remarqué  la  chose, 
essaya  la  chair  de  canard  comme  un  préservatif  contre  les 
influences  défavorables.  Il  se  mit  sur  le  creux  de  l'estomac 
un  morceau  de  cette  chair  enveloppé  dans  de  la  toile.  Ce 
moyen  lui  réussit  parfaitement  dans  une  circonstance  assez 
singulière.  Une  paysanne,  ayant  perdu  son  fils  et  le  croyant 
damné,  vint  à  lui  pour  lui  confier  sa  peine.  La  douleur 
avait  altéré  profondément  ses  traits;  et,  quand  elle  fut 
partie,  il  remarqua  que  son  corps  exhalait  une  odeur  in- 


416  LA    POSSESSION    ALTERE    LE    SYSTÈME    MOTEUR. 

supportable.  C'était  le  morceau  de  chair  de  canard,  qui, 
jeté  dans  l'eau,  devint  tout  à  fait  noir.  A  partir  de  ce 
moment,  il  continua  l'usage  de  ce  moyen,  dont  il 
éprouva  les  plus  heureux  effets.  Il  attribue  au  même  prin- 
cipe  l'efficacité  des  anciennes  amulettes  faits  avec  de  la 
peau  de  vipère. 

Cependant  son  mal  augmentait  :  il  paraissait  avoir  son 
siège  dans  les  intestins  ;  de  là  il  montait  à  la  tête,  et  alors 
ses  yeux  et  ses  joues  enflaient;  ses  forces  étaient  comme 
liées  et  assoupies,  et  le  malade  souffrait  de  grandes  dou- 
leurs. Ce  courant  de  bas  en  haut  se  manifestait  dès  qu'il 
commençait  à  dire  la  messe ,  et  il  éprouvait  une  telle  ré- 
pugnance qu'il  avait  peine  à  l'achever.  Il  en  était  ainsi  jus- 
qu'à la  consécration  :  à  partir  de  ce  moment,  un  courant 
contraire  se  manifestait,  et  atteignait  son  plus  haut  degré 
au  moment  de  la  communion;  puis  l'équilibre  s'établissait 
entre  ces  deux  soi'tes  de  courants,  et  il  recouvrait  la  séré- 
nité. Il  éprouvait  la  même  chose  par  l'usage  des  sacramen- 
taux,  lorsque,  par  exemple,  il  faisait  le  signe  de  la  croix 
avec  de  l'eau  bénite;  aussi  avait-il  coutume  de  bénir  tout 
ce  qu'il  prenait.  Les  choses  en  vinrent  au  point  que  ses  su- 
périeurs durent  lui  défendre  tout  commerce  avec  les  pos- 
sédés. Il  ne  pouvait  pas  même  parler  de  ces  choses  sans  pro- 
voquer aussitôt  les  courants  dont  nous  venons  de  parler.  Il 
eut  enfm  recours  aux  moyens  physiques,  et  alla  passer 
cinq  semaines  dans  un  lieu  de  bains  sulfureux.  Des  érup- 
tions considérables  parurent  aux  lombes  et  aux  pieds,  et 
un  mieux  sensible  se  déclara.  Pendant  sa  maladie,  il  voyait 
souvent  la  nuit  des  images  et  des  fantômes;  il  entendait 
frapper,  donner  des  coups,  et  tout  cela  disparaissait  avec 
le  signe  de  la  croix.  Tous  ces  symptômes  disparurent,  et 


LA    POSSESSION    ALTÈRE    LE    SYSTÈME    MOTEUR.  417 

ne  revinrent  que  de  temps  en  temps,  mais  dans  un  degré 
beaucoup  plus  faible. 

Une  fois  que  le  rapport  fondamental  est  altéré  dans 
l'homme ;,  tous  les  autres  le  sont  plus  ou  moins  après  lui. 
Si  la  partie  supérieure  du  corps  a,  comme  symbole ;,  une 
signification  plus  élevée  que  la  partie  inférieure,  il  en  est 
de  même  du  côté  droit  comparé  au  côté  gauche,  et  c'est 
pour  cela  que  tous  les  signes  faits  au  nom  du  Seigneur 
ont  un  rapport  avec  le  côté  droit.  A  ce  point  de  vue,  la 
gauche  désigne  la  misère  de  l'homme;  la  droite  signifie, 
au  contraire,  sa  gloire  future  :  celle-là  indique  la  vie  pré- 
sente, ses  maux,  ses  soucis  et  ses  peines;  celle-ci  la  vie 
future  et  ses  biens  incomparables.  Aussi  l'Évangile  nous 
représente  les  réprouvés  à  la  gauche,  et  les  élus  à  la  droite. 
La  gauche  signifie  donc  les  ténèbres  et  l'état  où  nous 
avons  été  autrefois,  nous,  enfants  de  colère  et  de  malé- 
diction. La  droite  signifie  la  lumière  et  l'état  des  enfants 
de  Dieu,  objet  de  son  amour  et  de  ses  miséricordes.  De 
même  donc  que  le  Sauveur  est  descendu  du  ciel  sur  la 
terre,  et  qu'il  a  passé  des  Juifs, aux  païens,  pour  nous 
transporter  des  ténèbres  à  la  lumière;  ainsi,  lorsque  nous 
faisons  le  signe  de  la  croix,  nous  portons  la  main  d'abord 
à  gauche,  et  ensuite  à  droite,  pour  exprimer  par  le  nom 
du  Saint-Esprit  l'accomplissement  de  cette  œuvre  de  mi- 
séricorde. 

La  droite  a  aussi  le  rang  sur  la  gauche  dans  la  symbo- 
hque  des  vieux  usages  du  droit.  Dans  les  tribunaux  ro- 
mains, l'accusé  et  son  avocat  étaient  placés  à  la  gauche  du 
juge,  et  l'accusateur  à  la  droite.  De  même  aussi ,  dans  le 
droit  saxon  ,  on  prenait  possession  d'un  objet,  d'un  che- 
val, par  exemple,  en  mettant  le  pied  droit  sur  le  pied 


418  LA    POSSESSION    ALTÈRE    LE    SYSTÈME    MOTEUR. 

gauche  du  cheval,  et  en  lui  prenant  l'oreille  droite  avec  la 
main  gauche.  Mais  cette  opposition  de  droite  et  de  gauche 
est  surtout  sensible  dans  les  mains ,  dont  l'action  a  donné 
naissance  au  mot  allemand  handlung  et  à  ses  nombreux 
composés.  Ce  mot  ne  saurait  être  mieux  traduit  en  fran- 
çais que  par  celui  d'action  pris  dans  le  sens  le  plus  élevé. 
La  main  ,  en  efïet ,  joue  le  principal  rôle  dans  cette  sym- 
bolique animée  qui  s'exprime  par  les  gestes ,  et  est  quel- 
quefois plus  significative  que  la  parole.  Les  doigts  même 
ont  chacun  leur  signification ,  et  les  signes  divers  qu'ils 
expriment  ont  fourni  la  matière  d'un  livre  imprimé  à 
Leipzig  et  Eisenach  en  1757,  sous  ce  titre:  Traité  des 
doigts ,  de  leurs  fonctions  et  de  leur  signification  symbolique. 
Les  quatre  points  cardinaux  ont  aussi  une  signification 
mystique,  dont  on  trouve  des  traces  dans  les  livres  saints, 
dans  les  ouvrages  des  Pères  et  dans  plusieurs  usages  de 
l'Église.  Saint  Ambroise ,  expliquant  le  chapitre  Vï  du 
prophète  Amos,  dit  :  «  Dans  les  mystères,  nous  renonçons 
«  d'abord  à  celui  qui  est  dans  l'Occident,  et  nous  mou- 
«  rons  à  nous-mêmes  et  au  péché;  puis,  tournés  vers 
«  l'Orient,  nous  faisons  un  pacte  avec  le  Soleil  de  justice, 
«  et  nous  promettons  de  le  servir.  »  —  Or  tous  ces  rap- 
ports, qui  ont  un  fondement  réel  dans  la  nature  des 
choses,  et  qui  s'expriment  au  dehors  par  divers  symboles, 
le  démon  les  change  et  les  altère  d'une  manière  plus  ou 
moins  profonde  dans  la  possession ,  conservant  ainsi  jus- 
que dans  les  moindres  détails  ce  caractère  d'opposition  qui 
lui  a  fait  donner  dans  les  livres  saints  le  nom  de  contra- 
dicteur ou  d'adversaire ,  parce  que  toute  son  occupation  est 
de  contredire  l'œuvre  de  Dieu,  et  de  chercher  à  boule- 
verser les  rapports  qu'il  a  établis. 


LA    POSSESSION    ALTÈRE    LE    SYSTÈME    MOTEUR.  419 

Nous  lisons  dans  la  Vie  de  saint  Wulstan  {Act.  Sanct., 
19  jan.)  qu'on  amena  près  de  son  tombeau  un  homme 
chez  qui  le  démon  eiitrait  et  sortait  par  le  petit  doigt  de  la 
main  droite,  et  qui  fut  guéri  en  touchant  sa  châsse.  On 
amena  dans  l'église  Saint  -  Procope  un  homme  possédé 
du  démon  et  qui  ne  pouvait  se  tenir  ni  debout ,  ni  assis, 
ni  marcher,  ni  rester  tranquille.  En  entrant  dans  l'église  , 
il  étendit  les  bras  comme  pour  voler;  puis,  poussant  des 
cris  terribles,  il  allait  à  reculons,  courant  ainsi  autour  de 
l'église  sans  se  reposer.  Le  jour  de  la  fête  du  saint,  il  en- 
tendit la  messe  à  son  tombeau,  et  fut  déhvré.  {Acta  Sanct., 
4  jul.)  Une  vieille  femme  vint  à  Vallombreuse  dans  un 
état  de  fureur  telle,  qu'on  ne  pouvait  la  tenir.  L'exorcisme 
augmentait  plutôt  les  forces  du  démon  qui  la  possédait 
qu'il  ne  les  diminuait  ;  de  sorte  que  les  moines,  effrayés, 
renoncèrent  à  l'exorciser  davantage.  Dès  lors  elle  se  mit 
à  tourner  en  cercle  en  poussant  d'affreux  rugissements. 
L'abbé  ordonna  à  l'un  des  frères  de  l'exorciser  jusqu'à  ce 
que  l'esprit  mauvais  fût  chassé.  Les  exorcismes  furent 
continués  au  point  de  fatiguer  et  ceux  qui  les  pratiquaient 
et  celle  qui  les  subissait,  et  le  démon  dut  enfin  céder  la 
place. 

Ces  crises  diaboliques  s'annoncent  quelquefois  par  des  Madeleine 

Lieder 
crampes  et  des  tremblements  qui  parcourent  l'organisme 

tout  entier,  et  l'ébranlent  jusque  dans  son  fond.   L'an 

4  605,  une  femme  nommée  Madeleine  Lieder,  de  Lewen- 

burg,  en  Saxe,  fut  possédée  du  démon.  Quelquefois  elle 

était  enroulée  comme  une  pelote,  de  sorte  que  sa  tête 

touchait  ses  genoux,  et  qu'elle  ne  pouvait  remuer  aucun 

membre-,  puis,  dans  cette  position,  elle  était  jetée  en  l'air 

d'une  manière  incompréhensible.  D'autres  fois  elle  se  te- 


420  LA    POSSESSION    ALTÈRE    LE    SYSTEME    MOTEUR. 

nait  sur  les  talons;  puis,  se  renversant  en  arrière,  elle 
était  jetée  la  tête  et  le  visage  contre  terre;  de  sorte  que  le 
dos  formait  avec  les  pieds  comme  .un  arc  ;  ou  bien  elle 
était  placée  sur  le  dos,  et  tenait  pendant  une  demi-heure 
ou  une  heure  élevés  en  Fair  les  bras  et  les  jambes  entrela- 
cés les  uns  dans  les  autres,  de  sorte  qu'on  ne  pouvait  plus 
les  séparer.  Tantôt  les  yeux  lui  sortaient  de  la  tête  gros 
comme  des  œufs  de  poule,  et  tantôt,  sa  taille  s'allongeant 
outre  mesure,  elle  touchait  de  sa  tête  le  plafond.  Quel- 
quefois elle  arrachait  avec  ses  dents  de  gros  morceaux  de 
la  muraille.  D'autres  fois  son  visage  se  contournant  regar- 
dait le  dos,  soit  à  droite,  soit  à  gauche;  sa  tête  ballottait 
çà  et  là ,  et  sa  langue  sortait  de  sa  bouche  longue  d'un  pied 
et  noire  comme  un  charbon.  Mais  surtout  lorsqu'elle  vou- 
lait prononcer  le  nom  de  Jésus,  elle  était  renversée  par 
terre  d'une  manière  affreuse,  et  elle  devenait  plus  calme 
dès  qu'elle  cessait  de  prier  ou  qu'on  parlait  de  choses  pro- 
fanes. Satan  dit  plusieurs  fois  par  sa  bouche,  que  Judas, 
Pilate,  Hérode,  Faust,  Scot  étaient  ses  meilleurs  amis. 
Souvent  sa  langue  était  collée  entre  ses  dents ,  et  aucun 
instrument  ne  pouvait  la  mettre  en  mouvement.  Souvent 
aussi  elle  était  forcée  de  rester  assise  un  temps  assez  consi- 
dérable, la  bouche  ouverte,  haletant  comme  un  chien  et 
se  mordant  les  bras. 

Pendant  tout  le  temps  qui  s'écoula  de  la  Chandeleur  à 
l'Ascension,  le  démon  ne  cessa  d'inventer  chaque  jour 
quelque  nouveau  tour.  Mais  sa  fureur  sembla  auguienter 
du  25  avril  au  7  mai.  Presque  tous  les  jours  dans  l'église, 
pendant  le  service  divin ,  lorsque  la  jeune  fille  voulait 
élever  les  mains  pour  prier  devant  le  grand  autel ,  il  les  lui 
fermait  tout  à  coup  et  les  serrait  tellement  qu'elles  deve- 


LA    POSSESSION    ALTÈRE    LE    SYSTÈME    MOTEUK.  421 

liaient  noires  comme  dans  la  gangrène  ;,  et  dures  comme 
de  l'acier;  et  les  hommes  les  plus  forts  ne  pouvaient,  en 
employant  toute  leur  énergie,  ni  les  disjoindre  ni  même 
remuer  un  seul  doigt.  Puis  tout  d'un  coup  il  les  séparait 
avec  violence,  et  lui  tordait  les  bras  d'une  manière  si  af- 
freuse, qu'ils  en  gardaient  les  traces.  Quelquefois  il  les 
tenait  une  heure  de  temps  au-dessus  de  sa  tête ,  entrelacés 
l'un  dans  l'autre,  et  il  était  alors  impossible  de  les  abaisser. 
Il  faisait  la  même  chose  avec  les  jambes.  Souvent  il  lui  at- 
tachait les  deux  pouces  en  forme  de  croix,  et  les  pressait 
si  fort  contre  la  bouche  pendant  une  demi-heure  de  temps 
qu'elle  ne  pouvait  respirer.  Xu  milieu  de  ces  tourments , 
la  jeune  fille  perdait  ordinairement  la  voix;  mais  elle  en- 
tendait, possédait  toute  sa  raison,  et  témoignait  par  ses 
gestes  qu'elle  souffrait  des  douleurs  intolérables.  Lorsqu'on 
la  voyait  ainsi  assise  devant  le  grand  autel ,  avec  les  bras  et 
les  mains  entrelacés  sur  sa  tête ,  ou  qu'on  l'emportait  hors 
de  l'église,  tous  les  assistants  étaient  saisis  d'une  indicible 
horreur.  Souvent  le  démon,  arrondissant  sa  main,  ren- 
dait par  elle  des  sons  comme  ceux  d'une  trompette  ; 
d'autres  fois  il  poussait  par  sa  bouche ,  et  sans  interruption 
pendant  une  heure  de  temps ,  des  éclats  de  rire  affreux  et 
moqueurs,  qu'on  entendait  à  plusieurs  maisons  de  dis- 
tance. {Dœmonoinania ,  Tohiàs  SeiWer ;  1605.) 

Nous  Usons  dans  les  Actes  des  Saints ,  9  septembre ,  Un  possédé 
qu'un  jeune  homme  de  Montfaucon  qui  était  possédé  Montfaticon, 
vint  à  Gorze ,  près  de  Metz ,  où  étaient  les  reliques  de  saint 
Gorgon ,  et  y  resta  sept  jours  et  sept  nuits  criant  et  tem- 
pêtant comme  un  furieux.  Il  n'avait  pas  plus  de  respect 
pour  Dieu  dans  l'église  que  dans  les  autres  lieux.  Pendant 
le  service  divin,  il  semblait  redoubler  de  fureur,  hurlait, 

12* 


422  LA    POSSESSION    ALTÈKE    LR    SYSTÈME    MOTEUR. 

grinçait  des  dents,  frappait,  mordait,  déchirait  ceux  qui 
lui  tombaient  sous  la  main  ,  et  crachait  sur  les  autels.  Jeté 
par  terre,  il  balayait  le  pavé  de  l'église  avec  ses  mains, 
aussi  fort  que  si  elles  eussent  été  de  pierre.  Puis  il  se  pliait 
et  s'enroulait  comme  une  anguille  ;  de  sorte  que  sa  tête  lui 
pendait  au  bas  des  reins.  C'était  compassion  de  le  voir  se 
tourmenter  lui-même  comme  s'il  eût  été  poussé  par  toutes 
les  furies  de  l'enfer,  sans  ressentir  le  mal  qu'il  se  faisait.  Il 
fut  enfin  guéri  le  septième  jour.  Comme  il  courait  autour 
de  l'église  pendant  la  messe,  il  arriva  à  l'endroit  où  était 
le  siège  de  l'abbé.  A  ce  siège  était  suspendue,  selon  la 
coutume,  une  petite  couronne  d'argent  avec  un  cierge. 
11  saisit  le  cierge,  brisa  la  chaîne  d'argent  en  mille  mor- 
ceaux ,  et  la  jeta  sous  ses  pieds.  On  la  lui  arracha,  et  il  fut 
délivré.  C'est  alors  qu'il  commença  de  sentir  les  douleurs 
que  son  mal  lui  avait  causées,  ce  qu'il  fit  assez  connaître 
par  les  plaintes  et  les  gémissements  qu'il  poussait. 

On  amenaun  jour  un  possédé  nommé  Timothée  à  l'abbé 
Ennecon,  qui  gouverna  de  l'an  1038  à  1057  le  couvent 
d'Ognate,  situé  non  loin  deBriviesca,dansla  Vieille-Castille. 
Le  démon  poussait  cet  homme  à  se  frapper  sans  cesse  la  tête 
contre  la  muraille.  Il  lui  en  était  résulté  des  blessures  très- 
dangereuses,  où  les  vers  s'étaient  engendrés.  Ennecon  fit 
sur  lui  le  signe  de  la  croix  ;  le  démon  sortit  à  l'instant,  et 
ses  blessures  guérirent  aussitôt  sans  laisser  de  cicatrices. 
[Act.  Sa7ict. ,  1  jun.  )  Tous  ces  états  ont  une  base  naturelle 
et  commune ,  c'est-à-dire  un  système  nerveux  profondé- 
ment altéré.  Lorsque  ce  système  est  bien  constitué,  il  res- 
semble à  un  navire  bien  bâti  et  bien  équipé ,  et  muni  de 
tous  ses  agrès  ;  il  obéit  à  la  volonté  du  pilote  qui  tient  le 
gouvernail  :  mais  si  l'équilibre  est  rompu,  si  les  forces  qui 


LA    POSSESSION    ALTERE    LE    SYSTÈME    MOTEUR.  423 

résident  dans  ce  système  perdent  leurs  proportions ,  tout 
chancelle  autour  de  cette  colonne  qui  soutient  l'organisme 
tout  entier,  et  qui  est  elle-même  ébranléa.  Le  corps  res- 
semble à  un  navire  échoué  dans  la  tempête,  et  devient  la 
proie  des  puissances  étrangères  quiveulents'emparerde  lui. 
Ces  puissances  peuvent  être  naturelles,  et  alors  elles  do- 
minent et  s'approprient  l'organisme  qui  devait  les  dominer 
au  contraire.  En  se  l'appropriant  ainsi,  elles  le  soumettent 
à  la  loi  de  la  nécessité,  laquelle  ne  connaît  point  l'opposi- 
tion du  bien  et  du  mal,  du  divin  et  du  profane  ;  et  c'est  là 
précisément  le  caractère  auquel  on  peut  discerner  si  ces 
puissances  sont  purement  naturelles,  ou  si  elles  sortent  du 
domaine  de  la  namre.  Si,  dans  les  phénomènes  qui  se  pro- 
duisent au  dehors,  cette  opposition  du  bien  et  du  mal  de- 
vient sensible ,  c'est  un  signe  que  les  puissances  infernales 
y  ont  une  grande  part.  Souvent,  comme  nous  l'avons  dit 
plus  haut,  le  mal  est  purement  naturel  dans  ses  commence- 
ments, et  passe  par  une  transition  plus  ou  moins  prompte 
à  l'état  satanique.  Cette  transition  est  très-sensible  dans  un 
fait  qui  nous  est  raconté  par  Fern-élius  [de  Abditis  rerum 
Causis,  lib.  II,  cap.  6.) 

Un  jeune  homme  souffrait  d'une  maladie  qui  de  temps 
en  temps  lui  remuait  convulsivement  tantôt  le  bras  gauche,  racontée 
tantôt  le  droit,  tantôt  le  doigt  seulement,  et  qui  d'autres  pernélius. 
fois  agitait  si  violemment  le  corps  tout  entier,  que  quatre 
hommes  pouvaient  à  peine  le  tenir.  La  tête  cependant^  la 
langue,  l'esprit  et  tous  les  sens  restaient  libres  au  milieu 
des  plus  violents  accès.  11  en  avait  dix  au  moins  chaque 
jour.  Dans  les  intervalles,  il  n'éprouvait  aucun  mal,  mais 
seulement  un  grand  épuisement.  Il  était  impossible  d'attri- 
buer ces  symptômes  àl'épilepsie;  on  crut  donc  que  c'était 


Histoire 


424  LA    POSSESSION    ALTÈRE    LE    SYSTÈME    MOTEUB. 

une  consomption  de  la  moelle  épinière.  On  prescrivit  des 
purgatifs,  des  frictions,  des  emplâtres,  des  fomeiitations 
dans  les  endroits  oùles  nerfs  prennent  leur  origine.  Comme 
tous  ces  moyens  produisaient  peu  d'effet,  on  provoqua  des 
sueurs  abondantes,  qui  ne  réussirent  pas  mieux,  parce  que, 
ajoute  le  rapporteur,  nous  étions  loin  de  la  vraie  cause  du 
mal.  Vers  le  troisième  mois,  le  démon  se  trahit;  car  le 
malade  se  mit  à  parler  grec  et  latin,  quoiqu'il  ne  sût  ni 
l'un  ni  l'autre.  Il  se  moqua  des  médecins,  se  vantant  de 
les  avoir  trompés.  Toutes  les  fois  que  le  père  du  malade 
visitait  son  fils,  celui-ci  criait  lorsque  son  père  était  encore 
très-loin  :  ce  Arrêtez-le,  ne  le  laissez  pas  venir,  ou  bien 
ôtez-lui  la  chaîne  qu'il  a  au  cou.  «  Le  père,  en  effet,  por- 
tait sur  lui  l'image  de  l'archange  saint  Michel,  car  il  était 
chevalier  de  l'ordre  français  qui  porte  ce  nom.  Si  on  parlait 
devant  lui  de  choses  concernant  l'Église  ou  la  piété,  tout 
son  corps  frissonnait.  Comme  on  lui  demandait  qui  il  était 
et  au  nom  de  qui  il  agissait,  il  répondit  qu'au  dedans 
il  y  a  plusieurs  demeures  où  il  se  cache,  passant  de  l'une 
à  l'autre.  On  voit  ici  le  développement  lent  et  progressif 
d'une  maladie  qui,  d'abord  toute  physique,  passe  après 
quelque  temps  dans  le  domaine  moral  et  à  l'état  diabo- 
hque. 

Le  système  moteur  acquiert  souvent  dans  la  possession 

une  souplesse  extraordinaire.  On  amena  enchaînée  à  saint 

Sauveur  de  Horta  une  possédée;  mais,   malgré  tous  les 

possédée    efforts,  on  ne  put  la  faire  entrer  dans  l'église;  caries 

par^ saint    démons  brisèrent  les  liens  qui  la  retenaient,  déchirèrent 

Sauveur    ^^g  i^^bits,  et  l'emportèrent  sans  qu'on  pût  découvrir  le 

lieu  où  elle  était.  Le  saint,  étant  arrivé  et  ayant  su  ce  qui 

s'était  passé ,  dit  à  ces  hommes  qu'ils  la  retrouveraient 


LA    POSSESSION    ALTÈRE    LE   SYSTÈME    MOTEUR.  425 

SOUS  un  tas  de  bois  de  construction.  Ces  hommes  avaient 
peine  à  croire  qu'elle  pût  s'être  glissée  sous  une  masse 
de  bois  qui  ne  laissait  aucun  passage,  et  ne  pouvaient  se 
résoudre  à  le  déplacer  pour  la  chercher.  Ils  obéirent  ce- 
pendant, et  la  trouvant  nue,  placée  entre  deux  morceaux 
de  bois,  ils  lui  dirent,  comme  on  le  leur  avait  commandé  : 
((  Le  frère  Sauveur  vous  ordonne  de  venir  le  trouver.  » 
Elle  obéit  :  on  lui  mit  ses  vêtements,  et  on  l'amena  de- 
vant le  saint.  Les  démons  la  quittèrent  avec  un  grand 
bruit;  mais  elle  était  extrêmement  faible  et  plus  morte 
que  vive  :  le  saint  lui  donna  à  manger,  et  elle  fut  parfai- 
tement rétablie. 

Cette  souplesse  du  système  moteur  se  répand  quelque- 
fois jusque  dans  le  domaine  moral,  et  donne  au  caractère 
cette  flexibilité  qui  porte  à  l'hypocrisie,  et  qui  prend  tous 
les  moyens  pour  arriver  à  son  but.  Le  penchant  au  suicide 
se  retrouve  assez  souvent  aussi  chez  les  possédés.  Une 
jeune  fille  de  Pérouse  veut  se  jeter  dans  le  feu  et  dans  l'eau; 
elle  a  horreur  de  la  croix,  et  ne  peut  souffrir  qu'on  en  fasse 
le  signe  sur  elle.  Elle  fut  guérie  par  le  bienheureux  Gilles, 
frère  mineur.  [Act.  Sanct.,  23  april.)  Bocamo  de  Senilo 
raconte  qu'étant  allé  une  fois  dans  une  forêt  avec  une  jeune   une  autre 

fille  pour  \  chercher  du  bois,  celle-ci,  s' étant  mise  à  chan-      §"^"^ 
f         -  '  ■'  au  tombeau 

ter  et  à  badiner  avec  d'autres,  devint  aussitôt  possédée.  Elle     de  saint 
,      ^    -,  ,    ,   ,  ,  j..  ..      Ambroise 

commença  tout  d  un  coup  a  bégayer,  et  perdit  ensuite  ^e  Sienne. 

tout  à  fait  la  voix.  Étant  arrivée  à  un  ruisseau,  elle  voulut 
s'y  jeter,  et  l'on  eut  beaucoup  de  peine  à  la  retenir;  elle 
s'était  même  blessée  en  se  débattant  contre  ceux  qui  la 
tenaient.  Puis  son  visage  pâlit,  et  elle  devint  froide  comme 
une  morte.  La  gorge  et  le  ventre  lui  enflèrent  d'une  ma- 
nière prodigieuse;  elle  poussait  avec  cela  des  hurlements 


426  LA    POSSESSIOIS    ALTKRE    LE    SYSTEME    MOTEUR. 

affreux ,  et  de  sa  bouche  ouverte  sa  langue  sortait  dans 
toute  sa  longueur.  On  lui  fit  le  signe  de  la  croix  près  du 
tombeau  de  saint  Ambroise,  on  la  recommanda  au  saint; 
et  elle  fut  aussitôt  guérie.  {Miracuîa  sancti  Amhr.  Senen,. 
c.  19.) 

Un  possédé  est  amené  par  force  au  tombeau  de  saint 
Quirinus,  à  Tegernsée.  Il  s'arrache  des  mains  de  ceux  qui 
le  tiennent,  et  fuit  dans  les  montagnes.  Il  erre  comme  un 
vagabond  sur  les  Alpes  au  milieu  des  bergers.  Étant  entré 
dans  une  hutte,  il  se  met  devant  le  feu  pour  réchauffer  ses 
membres  engourdis.  Tout  à  coup  il  se  jette  au  milieu  des 
flammes,  et  il  n'en  sort  qu'avec  des  plaies  profondes;  mais 
il  en  sort  en  même  temps  parfaitement  libre,  et  raconte 
qu'il  a  vu  le  saint  descendre,  après  quoi  le  démon  s'était 
Jacques  jeté  dans  le  feu.  {Ad.  Sanct.,  25  mart.)  Un  enfant  nommé 
de  Pérouse.  Jacques  de  Pérouse  et  possédé  se  jetait  dans  le  feu,  frap- 
pait la  terre,  mordait  les  pierres  jusqu'à  s'arracher  les 
dents,  se  déchirait  la  tête  de  "telle  sorte  que  son  corps  était 
tout  sanglant.  Sa  langue  sortait  de  sa  bouche,  et  ses  mem- 
bres étaient  tellement  pelotonnés  que  souvent  ses  talons 
touchaient  à  son  cou.  Il  avait  chaque  jour  deux  accès  de 
cette  sorte,  et  deux  hommes  forts  ne  pouvaient  l'empêcher 
de  mordre  ses  vêtements.  Les  médecins  les  plus  célèbres 
furent  consultés,  mais  ne  purent  rien  contre  ce  mal.  Enfin 
Guidolati,  son  père,  s'adressa  à  sainte  Claire,  et  l'ayant 
mis  sur  son  tombeau,  il  obtint  aussitôt  la  guérison  de  son 
fils.  [Act.  Sanct.,  12  aug.) 
Sainte  Les  possédés  abusent  souvent  de  cette  énergie  du  sys- 

Eustochie.  ^^^^^^  musculaire  en  la  tournant  contre  eux-mêmes, 
comme  cet  enfant  de  Pérouse  dont  nous  venons  de  parler. 
Saligario  raconte  de  la  bienheureuse  Eustochie  que  le  dé- 


LA    POSSESSIOIN    ALTERE    LE    SYSTEME    MOTEIR.  427 

mon  l'avait  souvent  blessée,  et  qu'une  ibis  surtout,  pen- 
dant qu'elle  était  renfermée  dans  sa  chambre,  il  prit  un 
couteau  et  lui  entama  fortement  la  chair  au-dessus  du 
cœur.  Tout  ce  que  les  possédés  entreprennent  dans  cet 
état  de  paroxysme  est  attribué  justement  à  l'esprit  qui  les 
possède.  C'est  lui  qui  parle  par  leur  bouche,  qui  remue 
leurs  membres,  qui  les  pousse  à  se  jeter  dans  le  feu  ou 
dans  l'eau.  Ainsi,  dans  ce  dernier  cas,  quoique  que  ce  fût 
Eustochie  elle-même  qui  prît  le  couteau  et  se  blessât  pres- 
que mortellement,  elle  agissait  comme  instrument  d'une 
puissance  étrangère,  à  laquelle  elle  ne  pouvait  résister. 
Peut-être  était-elle  en  cette  circonstance  guidée  aussi  par 
la  pensée  confuse  qu'elle  servait  par  là  d'instrument  pour 
la  punition  du  démon  lui-même.  Celui-ci,  selon  le  rapport 
de  Saligario,  proférait  souvent  d'horribles  malédictions, 
et  faisait  ici,  comme  partout,  le  plus  de  mal  qu'il  pouvait. 
Mais  il  plut  enfin  à  la  bonté  divine,  peut-être  pour  forti- 
fier la  foi  d'Eustochie,  d'arrêter  ce  blasphémateur.  Un 
jour  donc  qu'il  était  dans  une  fureur  plus  grande  que  de 
coutume,  et  qu'il  s'efforçait  de  lui  faire  beaucoup  de  mal 
et  de  lui  déchirer  la  chair,  il  commença  tout  à  coup  à 
hurler  comme  s'il  eût  été  tourmenté  d'une  manière  af- 
freuse. Et  ceci  arriva,  comme  il  l'avoua  lui-même,  pour 
le  punir  des  blasphèmes  qu'il  avait  si  souvent  vomis. 
Aussi  fut-il  plus  réservé  dans  la  suite,  et  il  n'osa  plus 
blasphémer.  (Saligario^  Memorie  délia  beata  Eustochia, 
p.  33.) 

Dans  ces  cas,  il  la  mettait  ordinairement  nue,  après 
lui  avoir  arraché  son  scapulaire  et  l'étofTe  qui  lui  cou- 
vrait la  poitrine;  puis  il  lui  serrait  la  gorge  comme  pour 
l'étrangler.  C'est  ce  qui  arriva  un  jour  où  les  sœurs  du 


428  LA    POSSESSION    ALTÈRE    LE    SYSTEME    MOTEUR. 

couvent;,  entendant  un  bruit  inaccoutumé,  la  trouvèrent, 
après  l'avoir  longtemps  cherchée,  dans  une  chambre  fermée, 
qu'on  fut  obligé  de  faire  ouvrir  par  un  serrurier.  Elle  était 
là,  dans  un  coin,  nue  et  presque  morte.  Le  démon  avait 
voulu  la  tuer  en  effet;  et  comme  il  n'avait  pu  \  réussir, 
il  s'était  mis  à  lui  mutiler  la  chair,  ce  qu'il  continua  de 
faire  jusqu'à  la  mort  d'Eustochie.  {Idem,  p.  75.)  Dans  les 
commencements  de  sa  possession,  lorsque  le  diable  croyait 
encore  avoir  sur  elle  une  grands  puissance,  il  disait  or- 
gueilleusement à  son  confesseur  qu'à  tout  prix  il  aurait 
son  âme,  à  quoi  son  confesseur  lui  répondait  qu'elle  appar- 
tenait à  Jésus-Christ,  qui  l'avait  rachetée  de  son  sang. 
Une  fois,  étant  enfermée  avec  elle  dans  la  salle  capitulaire, 
il  voulut  lui  couper  la  veine  du  bras  avec  un  instrument 
tranchant;  mais  malgré  ses  efforts  il  ne  put  y  réussir, 
parce  qu'elle  lui  échappait  toujours  dès  qu'il  levait  l'ins- 
trument. Il  se  mit  à  crier  comme  s'il  eût  été  violemment 
tourmenté;  et  depuis  ce  temps  il  se  montra  moins  cruel 
et  n'essaya  plus  de  la  blesser  mortellement.  Souvent  aussi, 
lorsqu'il  l'avait  mutilée  pendant  quelque  temps,  en  lui 
causant  de  grandes  douleurs,  il  s'arrêtait  tout  à  coup 
comme  s'il  eût  craint  d'aller  plus  loin. 

Son  audace  diminuait  chaque  jour;  il  avoua  lui-même 
une  fois  que  le  diable  ressemble  à  des  chiens  furieux,  qui, 
laissés  libres,  aboient  et  mordent,  mais  qui  s'adoucissent 
dès  qu'on  les  enchaîne  et  qu'on  les  frappe  avec  la  puis- 
sance de  Notre-Seigneur.  Cependant  Eustochie  ne  resta 
pas  un  seul  jour  sans  souffrir.  Pendant  longtemps,  et  par- 
ticulièrement vers  la  fm  de  sa  vie ,  il  la  piquait  deux  à 
trois  heures  de  suite,  de  sorte  qu'il  lui  ôtait  ordinairement 
deux  à  trois  verres  de  sang  par  jour.  Elle  trouvait  néan- 


LA    POSSESSION    ALTÈRE    LE    SYSTEME    MOTEUR.  429 

moins  le  temps  de  prier  beaucoup.  Depuis  l'Avent  jusqu'à 
la  veille  de  la  Purification ,  il  lui  ôtait  du  sang  tous  les 
trois  jours,  et  quelquefois  tous  les  jours.  Mais  comme  elle 
était  très -affaiblie  et  plus  morte  que  vivante,  son  sang 
n'était  pas  très-rouge,  car  il  lui  était  resté  peu  de  chaleur 
naturelle,  et  elle  ne  pouvait  prendre  assez  de  nourriture 
pour  se  soutenir.  Aussi  on  ne  comprenait  pas  comment  il 
pouvait  tirer  de  ce  corps  tant  de  sang  et  pendant  si  long- 
temps. Si  l'on  avait  pu  réunir  tout  le  sang  qu'il  lui  avait 
ôté  dans  le  cours  de  sa  vie,  il  y  aurait  eu  de  quoi  lui  faire 
un  bain  pour  tout  son  corps;  mais  je  crois  que  ce  fut  un 
bain  pour  son  âme.  Dieu  permit  que  ce  supplice  cessât 
avec  la  fête  de  la  Purification,  voulant  sans  doute  indiquer 
parla  que  son  âme  était  suffisamment  purifiée.  (Saligario, 
tom.  I«%  p.  78.) 

Ses  accès  étaient  dangereux  non-seulement  pour  elle ^ 
mais  quelquefois  encore  pour  ceux  qui  l'entouraient.  Son 
confesseur  raconte  à  ce  propos  ce  qui  suit  :  a  Dans  le  temps 
qu'Eustochie  était  encore  pleine  de  vie,  il  arriva  que  l'es- 
prit malin  qui  la  possédait  entra  dans  une  grande  fureur , 
prit  un  couteau  à  la  main,  et  parcourut  le  cloître  en  pous- 
sant de  grands  cris ,  de  sorte  que  les  religieuses  fuyaient 
où  elles  pouvaient.  Comme  j'étais  occupé  à  entendre  les 
confessions,  on  réclama  mon  assistance.  Mais  j'étais  moi- 
même  très-effrayé.  Après  m'être  recueilli,  j'allai  dans  l'é- 
glise me  prosterner  devant  le  saint  Sacrement,  et  je  m'a- 
bandonnai dans  mon  incertitude  à  la  volonté  du  Seigneur. 
Puis  je  sortis  de  l'église,  et  me  dirigeai  vers  le  cloître,  où 
était  le  démon.  Dès  qu'il  m'aperçut,  il  s'avança  vers  moi, 
en  me  criant  :  «Va-t'en,  poltron.»  Je  m'agenouillai  aussi- 
tôt, et  lui  dis  :  «  Viens  à  moi,  et  exécute  la  volonté  de  Dieu.  » 


430  DU    VOL    DIABOLIQUE. 

Le  diable  alors,  au  lien  d'avancer,  recula.  Voyant  que  sa 
fureur  était  brisée  et  qu'il  fuyait  tout  honteux,  je  me  levai, 
et  lui  dis  :  «  Tu  n'as  pas  eu  le  courage  de  venir  et  de  me 
faire  le  mal  que  tu  méditais,  quoique  je  t'attendisse,  prêt  à 
te  laisser  faire  ce  que  Dieu  te  permettrait.  Puisque  tu  fuis, 
je  ne  puis  te  suivre;  mais  je  t'ordonne,  au  nom  de  Dieu, 
de  venir  après  moi  dans  l'église.  »  Là-dessus  j'entrai  dans 
l'église,  et  le  démon  y  entra  après  moi,  tenant  toujours  son 
couteau.  Comme  il  n'était  pas  loin  de  moi,  il  me  jeta  une 
grosse  pierre  à  la  jambe,  mais  qui  ne  me  fit  aucun  mal.  » 
On  voit  par  cet  exemple  que  les  coups  du  démon  sont 
comme  ceux  des  esprits  follets  :  ils  sont  lancés  avec  une 
grande  fureur,  mais  ils  tombent  impuissants  avant  d'at- 
teindre leur  but. 


CHAPITRE   XIX 

Du  vol  diabolique.  Comment  ce  phénomène  est  commun  aux  exta- 
tiques et  aux  possédés.  Histoire  de  Raphaël  à  Rimini. 

Lorsque  le  soleil  se  lève  sur  notre  horizon,  la  sève  com- 
mence à  monter  dans  les  plantes  avec  un  mouvement  plus 
rapide.  Les  animaux  sentent  aussi  se  réveiller  en  eux  les 
forces  motrices;  et,  se  relevant  de  la  terre  où  ils  sont  éten- 
dus, ils  suivent  l'instinct  qui  leur  fait  chercher  la  lumière 
et  se  mettent  à  marcher.  L'oiseau,  saisi  par  des  courants 
plus  rapides  encore,  prend  son  vol,  et  suit  l'astre  qui  lui 
montre  sa  carrière.  Il  paraît  naturel  que  la  nuit,  qui  verse 
le  sommeil  sur  tous  les  royaumes  de  l'univers,  y  produise 
aussi  des  phénomènes  opposés  à  ceux  qui  se  manifestent 
pendant  le  jour,  qu'avec  elle  commence  dans  les  plantes 


DU    VOL    DIABOLIQUE.  431 

un  mouvement  qui^  allant  de  haut  en  bas,  se  dirige  vers  la 
racine  j  et  de  là  se  perd  dans  la  terre  ,  et  que  toute  la  vie 
de  l'animal  se  recueille  en  quelque  sorte  dans  son  centre, 
pour  lui  rendre  facile  le  sommeil  et  le  repos.  Il  en  est 
ainsi  jusqu'à  un  certain  point.  Toutefois ,  au  milieu  de  ce 
recueillement  de  toute  la  nature,  les  fleurs  de  nuit  ou- 
vrent leurs  corolles  et  exhalent  leurs  parfums.  Les  ani- 
maux nocturnes  errent  çà  et  là  sur  la  terre ,  et  l'oiseau  de 
nuit  parcourt  les  déserts  du  ciel  obscurci.  Dans  ce  sommeil 
de  la  nature,  ils  sont  comme  ses  gardiens,  et  font,  sans  le 
secours  du  soleil,  ce  que  les  autres  animaux  font  sous  son 
influence.  Ils  subissent  néanmoins  celle-ci,  mais  d'une  autre 
manière;  et,  quoiqu'ils  paraissent  produire  les  œuvres  de 
la  nuit,  ils  font,  dans  la  réalité,  les  œuvres  du  jour.  Il  en 
est  ainsi  de  toutes  les  oppositions,  et  particulièrement  de 
celles  qui  existent  dans  le  monde  moral.  Les  bons,  par 
exemple,  reçoivent  les  influences  directes  des  puissances 
supérieures,  et  marchent  vers  leur  but  à  leur  suite.  Le  mé- 
chant, en  suivant  sa  volonté  déréglée,  n'échappe  pas  à  ces 
influences;  mais  il  les  reçoit  d'une  manière  indirecte,  et 
les  rencontre  dans  sa  route  comme  des  limites  qui  bornent 
son  activité.  Il  suit  en  apparence  sa  propre  impulsion  ;  mais, 
dans  la  réahté ,  fl  obéit  à  une  impulsion  supérieure,  qui  se 
sert  de  lui  comme  d'un  instrument  négatif  et  qui  le  force 
à  accomplir  le  bien  contre  sa  volonté ,  par  le  mal  même 
qu'il  exécute. 

Il  en  est  de  même  dans  la  sphère  où  nous  sommes  en- 
trés. Si  les  saints  extatiques  sont  comme  des  fleurs  diurnes, 
qui  ne  s'épanouissent  qu'à  la  lumière  du  soleil  de  la  grâce, 
ou  comme  ces  oiseaux  qui  ne  volent  que  pendant  le  jour, 
les  possédés  sont,  au  contraire,  comme  ces  fleurs  qui  ne 


i32  DU    VOL    DIABOLIQUE. 

s'épanouissent  et  ne  donnent  leur  parfum  que  la  nuit.  Ils 
sont  les  somnambules  de  Tordre  moral,  ou  comme  ces 
oiseaux  nocturnes  qui  ne  volent  que  dans  l'obscurité  et 
dont  l'œil  éclaire  la  nuit  de  sa  lumière  douteuse.  Aussi 
nous  offrent-ils  la  plupart  des  phénomènes  que  nous  avons 
trouvés  chez  les  extatiques,  avec  cette  différence  que,  chez 
ces  derniers,  tout  est  lumineux  et  dirigé  vers  le  bien,  tandis 
que  chez  les  autres  tout  est  obscur,  monstrueux  et  tend  au 
mal.  Le  vol  est  un  des  phénomènes  qui  sont  communs  aux 
uns  et  aux  autres.  Des  faits  nombreux  attestent  cette  pro- 
priété chez  les  possédés.  Ainsi,  nous  lisons  dans  la  Vie  de 
saint  Domitien  qu'une  religieuse  nommée  Cunégonde,  fille 
de  Dietmar,  chevalier  de  Gurk,  étant  devenue  possédée, 
grimpait  comme  un  chat  sur  les  toits  du  monastère.  {A.  S., 
5  febr.)  Saligario  raconte  aussi,  dans  la  Vie  delà  bienheu- 
reuse Eusfochie  de  Padoue,  que  le  démon  l'emporta  un 
jour  sur  un  échafaudage  très-élevé.  Il  ne  lui  dit  pas  ce  que 
Satan  dit  au  Christ  après  l'avoir  transporté  sur  le  haut 
d'une  montagne;  mais  ce  qu'il  voulait,  c'est  qu'elle  lui 
livraison  âme;  et  il  la  menaçait,  si  elle  refusait  de  le  faire, 
de  la  précipiter  dans  un  abîme  qui  était  là  sous  ses  pieds  et 
qui  était  si  profond,  que,  si  le  diable  l'y  eut  jetée,  la  peur 
seule  aurait  suffi  pour  la  tuer.  «  Je  me  dis  alors,  ajoute 
Sahgario,  et  je  le  répète  encore  aujourd'hui,  que  pour 
aucun  prix  ne  n'aurais  voulu  monter  sur  une  charpente 
aussi  haute.  Mais  il  paraît  que  Dieu,  quoiqu'il  permît  que 
sa  sainte  âme  fût  ainsi  tentée,  vint  néanmoins  à  son  se- 
cours en  cette  extrémité.  Le  démon  ne  put  la  vaincre,  et 
fut  obligé,  à  sa  confusion,  de  la  reporter  en  bas.  La  même 
chose  arriva  souvent  ici  et  ailleurs  ;  de  sorte  qu'elle  courut 
une  infinité  de  fois  les  plus  grands  dangers.  » 


DU    VOL    DIABOLIQUE.  433 

On  raconte,  dans  la  Vie  de  saint  Théodore^  que,  célé- 
brant un  jour  une  fête  de  la  sainte  Vierge  à  Musgi ,  il 
trouva  à  la  porte  de  l'église  une  femme  nommée  Irène,  qui 
était  possédée  depuis  longtemps.  Elle  courut  à  lui  en  pous- 
sant des  hurlements  affreux,  parce  que  la  présence  du 
saint  était  un  supplice  pour  elle.  Le  peuple  le  conjura 
d'avoir  pitié  de  cette  femme.  Cependant  elle  fut  enlevée 
de  terre,  et  emportée  en  l'air  jusqu'aux  galeries,  les  mains 
liées,  au  milieu  des  cris  des  démons.  Le  saint  la  prit  par 
les  cheveux,  réprimanda  le  diable ,  et  lui  ordonna  de  sor- 
tir, ce  qu'il  fit  en  rugissant.  (A.  S.,  22  apr.) 

On  rapporte,  dans  la  Vie  de  sainte  Glaire,  qu'une  femme, 
Alexandrine  de  Fraito ,  au  diocèse  de  Pérouse ,  fut  pos- 
sédée d'un  malin  esprit.  Celui-ci  la  fit  voler  comme  un 
oiseau  jusqu'au  haut  des  rochers  qui  s'élèvent  sur  le  bord 
du  fleuve.  Elle  put  sans  difficulté  se  suspendre  à  une 
branche  d'arbre  très-faible  et  s'y  balancer  en  jouant.  Elle 
perdit  en  même  temps  l'usage  du  côté  gauche,  et  sa  main 
devint  percluse  à  cause  de  ses  péchés.  Elle  s'adressa»  à  la 
sainte ,  et  se  repentit  des  fautes  qu'elle  avait  commises. 
Elle  recouvra  la  santé,  et  le  démon  la  quitta.  (A.  S.,  12 
aug.)  On  voit  ici  apparaître  la  même  légèreté  spécifique 
que  chez  les  extatiques;  c'est  qu'il  y  a  là  une  puissance 
spirituelle  qui  ne  connaît  point  les  lois  de  la  pesanteur,  et 
qui  transporte  l'être  auquel  elle  s'unit  dans  des  régions 
soumises  à  un  autre  centre  de  gravité.  Dans  tous  ces  cas, 
c'est  l'oiseau  de  nuit  qui  se  remue  dans  l'homme;  aussi  une 
possédée,  voulant  exprimer  à  son  confesseur  combien  elle 
se  sentait  légère,  lui  disait  qu'il  lui  semblait  avoir  des  ailes 
de  chauve-souris. 

Une  jeune  fille  de  Pessiniano  fut  prise  à  Vallombreu?'3 
IV.  13 


434  DU    VOL    DIABOLIQUE. 

de  crampes  violentes;  elle  était  tour  à  tour  lancée  en  l'air 
et  jetée  en  bas;  et  ceux  qui  la  tenaient  étaient  entraînés 
avec  elle.  Sa  bouche  écumait  et  exhalait  une  odeur  infecte; 
ses  lèvres  étaient  tournées  par  d'horribles  contorsions  vers 
la  partie  postérieure  de  la  tête;  ses  yeux  étaient  enflam- 
més, et  elle  ressemblait  à  un  monstre.  Les  prêtres,  après 
l'avoir  exorcisée  longtemps,  se  retirèrent  épuisés  et  pour- 
suivis par  les  dérisions  du  démon.  Enfin,  vers  midi,  un 
des  frères  entreprit  la  chose  avec  plus  d'énergie,  et  le  dé- 
mon se  retira. — Un  cordonnier  de  Ratisbonne  nommé  Si- 
gebert,  qui  était  possédé,  ayant  été  attaché  à  une  colonne 
dans  le  chœur  de  Saint -Emmeran,  tantôt  sautait  autour 
de  cette  colonne  en  poussant  de  grands  cris,  pendant  que 
les  frères  priaient  pour  lui,  et  tantôt  était  jeté  à  terre  à  la 
renverse.  Enfin  le  démon  le  tint  en  l'air  jusqu'à  ce  que  Dieu 
eût  exaucé  les  prières  qu'on  lui  adressait,  et  le  possédé  re- 
tomba tout  d'un  coup  par  terre.  (A.  S.,  28  mai.)  On  amena 
au  tombeau  de  saint  Guillaume,  dans  le  couvent  de  Guil- 
lon,  une  Espagnole  du  royaume  de  Galice,  que  l'Esprit- 
Saint  avait  abandonnée  et  livrée  au  démon.  Elle  était  jetée 
à  terre ,  puis  lancée  en  l'air,  tout  cela  au  milieu  de  cris  et 
de  grincements  de  dents.  On  voulut  la  traîner  au  tombeau 
du  saint;  mais  le  démon  la  rendit  si  pesante  qu'elle  resta 
immobile  comme  un  arbre  profondément  enraciné  dans  le 
sol.  On  parvint  enfin  à  la  traîner  jusqu'au  tombeau;  là 
elle  perdit  tout  à  coup  la  parole  et  fut  délivrée. 

Seiler  raconte,  à  propos  de  la  jeune  fille  de  Lewenberg, 
le  fait  suivant:  «  Le  démon  qui  la  possédait,  après  l'avoir 
longtemps  tourmentée,  l'enleva  en  l'air,  le  8  mars,  en  pré- 
sence de  son  médecin  Kober,  et  la  jeta  contre  une  penture 
de  porte,  de  sorte  que  sa  tête  en  fut  tout  ensanglantée; 


DU    VOL    DIABOLIQUE.  435 

et  la  foule  qui  était  présente  tomba  à  genoux,  invoquant 
en  sa  faveur  le  secours  de  Celui  qui  a  foulé  aux  pieds  le 
serpent.  Un  magicien,  l'ayant  visitée,  lui  dit  que  son  état 
était  l'effet  d'un  charme;  que  les  prières  des  prêtres 
étaient  inutiles,  et  qu'elle  ne  pouvait  être  délivrée  que  par 
un  autre  charme.  Mais  à  partir  de  ce  moment  le  démon  la 
tourmenta  bien  plus  encore  qu'auparavant,  la  jetant  sou- 
vent la  tête  contre  terre,  et  la  faisant  écumer  de  la  bouche, 
comme  si  elle  eût  eu  un  accès  d'épilepsie.  Les  1 5,  1 6  et  d  7 
mars,  il  voulut  l'enlever,  et  l'on  eut  toutes  les  peines  du 
monde  à  l'en  empêcher.  Une  fois  il  lui  prit  son  tablier,  en 
fit  une  corde  qu'il  lui  mit  autour  du  cou,  de  sorte  qu'il 
s'en  fallut  très-peu  qu'il  ne  l'étranglât.  Le  24  mars,  on  la 
transporta  dans  une  autre  maison.  Là  le  malin  esprit  la 
tourmenta  de  nouveau  ;  et  le  jour  de  l'Annonciation,  pen- 
dant le  Magnificat,  dans  l'éghse,  devant  une  nombreuse 
assistance,  il  l'enleva  et  la  balança  en  l'air  comme  une 
cloche.  » 

On  amena  une  possédée  au  tombeau  de  saint  Ursmar. 
Les  ecclésiastiques  la  mirent  dans  l'eau  bénite,  et  com- 
mencèrent les  exorcismes;  mais  elle  fut  arrachée  de  leurs 
mains  dans  l'eau ,  et  entraînée  en  l'air;  de  sorte  qu'ils  eu- 
rent beaucoup  de  peine  à  la  retenir  en  la  prenant  par  les 
talons.  Elle  obtint  enfin  sa  guérison.  (A.  S.,  i8  april.)  11 
en  fut  de  même  des  douze  possédés  que  l'on  présenta  à 
sainte  Geneviève,  à  Paris.  Comme  elle  priait  sur  eux,  ils 
s'élancèrent  tous  en  l'air;  de  sorte  que  ni  leurs  mains  ne 
touchaient  le  plafond  de  la  chambre ,  ni  leurs  pieds  ne 
touchaient  le  sol,  et  ils  flottaient  ainsi  suspendus,  pous- 
sant des  hurlements  affreux,  et  se  plaignant  des  supplices 
qu'ils  enduraient.  La  sainte,  ayant  fait  sur  eux  le  signe  de 


436  DU    VOL    DIABOLIQUE. 

la  croix,  les  envoya  à  l'église  Saint-Denis;  ils  y  allèrent 
et  y  furent  délivrés.  (A.  S.,  3  jan.)  Berthe  Natona,  de 
Gênes,  qui  fut  possédée  en  1217,  était  dans  ses  accès 
tantôt  lancée  à  six  coudées  en  l'air,  tantôt  jetée  à  terre 
comme  un  cadavre.  (A.  S.,  28  jul.)  Une  religieuse  de  Nur- 
sie  fut  tourmentée  pendant  sept  ans  par  trois  démons,  qui 
la  jetaient  quelquefois  à  trente  coudées  en  l'air ,  et  qui 
d'autres  fois  cherchaient  à  la  noyer  dans  le  puits  du  mo- 
nastère. Ses  parents,  après  l'avoir  conduite  sans  succès 
aux  pèlerinages  les  plus  célèbres,  l'amenèrent  enfin  à  saint 
Ubald.  Les  démons  se  mirent  aussitôt  à  crier  qu'ils  ne  pou- 
vaient supporter  le  voisinage  du  saint,  parce  qu'ils  n'a- 
vaient point  de  plus  grand  ennemi  dans  le  monde.  Mais  on 
la  conduisit  malgré  elle;  et  dès  qu'elle  fut  arrivée  les  dé- 
mons la  quittèrent  en  faisant  un  grand  bruit.  Lorsqu'elle 
fut  devant  le  saint,  on  employa  tous  les  moyens  par  les- 
quels on  peut  s'assurer  de  la  présence  des  démons;  et 
comme  on  ne  trouva  d'eux  aucune  trace,  elle  retourna 
chez  elle  en  rendant  grâces  à  Dieu.  (A.  S.) 

Histoire  du      Le  fait  le  plus  remarquable  en  ce  genre  est  celui  qui 
frère 
Raphaël,    i^ous  est  raconté  dans  la  Vie  de  saint  Nicolas  de  Tolentino. 

«  L'an  1469,  il  se  passa  à  Rimini,  dans  la  Romagne,  un 
événement  qui  fut  connu  de  toute  la  ville ,  et  remplit 
d'étonnement  tous  ceux  qui  en  furent  témoins.  »  C'est  ainsi 
qu' Ambroise  de  Sienne  commence  le  récit  de  cette  histoire. 
c(  En  cette  année,  continue-t-il,  le  frère  Raphaël  le  Teuto- 
nique,  de  l'ordre  des  Ermites  de  Saint-Augustin,  lequel  n'a- 
vait pas  encore  reçu  les  ordres  et  était  à  la  fleur  de  l'âge,  fut 
horriblement  tourmenté  par  un  esprit  impur  qui  le  possé- 
dait. Les  autres  frères  voulurent  répandre  sur  lui  de  l'eau 
bénite  ;  mais  il  s'y  opposa  en  disant  :  «  A  quoi  peut  me  servir 


DU    VOL    DIABOLIQUE.  437 

cette  eau  dont  vous  ne  cessez  de  m'asperger?  Il  y  a  déjà  plus 
de  vingt  jours  qu'elle  est  bénite;  et  vous  savez  bien  qu'elle 
doit  l'être  de  nouveau  tous  les  dimanches.  »  Leprieur^  le 
voyant  ainsi  en  butte  aux  fureurs  du  démon,  eut  pitié  de 
lui,  et  le  fit  coucher  dans  son  lit,  espérant  qu'il  pourrait 
trouver  quelque  repos ,  parce  que  le  diable  avait  semblé 
jusque-là  n'avoir  aucun  pouvoir  sur  lui  en  sa  présence. 
Mais  tantôt  on  frappait  à  sa  porte,  et  une  voix  imitant 
celle  de  l'homme  lui  criait  :  «  Dieu  soit  loué,  vénérable 
prieur;  quelqu'un  vous  attend  à  la  porte,  allez  donc  le 
trouver.  »  S'il  y  allait,  le  démon  tombait  sur  le  pauvre 
frère,  et  le  traitait  à  sa  guise  ^  ce  qui  fortitia  les  conjec- 
tures qu'on  avait  faites  auparavant.  Tantôt  c'était  un  va- 
carme inouï  et  des  cris  d'une  force  incroyable.  Le  prieur 
fit  donc  enchaîner  le  frère  ;  mais  il  brisa  ses  chaînes  avec 
la  plus  grande  facilité;  et  toutes  les  fois  qu'il  se  trouvait 
seul  il  était  battu  de  la  manière  la  plus  horrible,  de  sorte 
qu'il  conservait  à  peine  un  souffle  de  vie.  Les  démons  le 
traînaient  aussi  quelquefois  sur  une  poutre  du  dortoir,  et 
le  lançaient  en  l'air  d'un  pignon  de  la  maison  à  l'autre. 
Le  prieur  le  fit  enfermer,  lier  avec  des  chaînes  dans  un 
cachot  obscur;  mais  il  rompit  encore  ses  liens,  et  passa 
sans  difficulté  à  travers  une  grille  et  des  ouvertures  par 
lesquelles  un  homme  n'aurait  jamais  pu  passer  dans  le 
cours  ordinaire  des  choses. 

Tout  cela  excita  davantage  encore  la  compassion  du 
prieur.  Comme  on  avait  remarqué  que  les  démons ,  dès 
que  la  cloche  sonnait,  perdaient  le  pouvoir  de  le  tour- 
menter, il  fit  sonner  à  cause  de  lui  les  Matines  longtemps 
avant  minuit.  La  chose  réussit  pendant  quelques  nuits; 
mais  bientôt  les  démons,  venant  avant  minuit,  emporté- 


i3S  nu    VOL    DIABOLIQUE. 

lent  le  pauvre  frère  au  haut  de  la  tour,  le  placèrent  sur 
la  cloche  qu'on  devait  sonner^  et  l'y  affermirent  avec  un 
poids  très- lourd.  Lorsque  le  sacristain  vint  pour  sonner 
les  Matines,  il  ne  put  y  parvenir.  Les  frères  accoururent, 
et  essayèrent  de  sonner;  mais  la  chose  ne  leur  réussit  pas 
davantage.  On  courut  donc  à  la  voûte  de  l'église,  pour 
voir  d'où  venait  l'obstacle,  et  l'on  aperçut  le  frère  qui 
regardait  par  la  fenêtre  de  la  tour,  et  qui  riait  tout  haut. 
«  En  vérité,  cria- 1 -il  au  sacristain,  tu  as  bien  fait  de  ne 
pas  monter  tout  de  suite  pour  voir  ce  qui  empêchait  la 
corde  de  la  cloche  de  remuer,  car  je  t'aurais  jeté  par  la 
fenêtre,  et  t'aurais  fait  faire  ainsi  un  joli  saut.  Tu  veux 
sonner  les  Matines,  quoiqu'il  ne  soit  pas  encore  temps.  »  On 
le  vit  plusieurs  fois  emporté  en  l'air;  et  ordinairement  le 
soir  les  démons,  après  l'avoir  horriblement  maltraité,  le 
traînaient  à  demi  mort  sur  le  toit  du  dortoir,  en  présence 
du  peuple  de  Rimini  assemblé.  Quelquefois  aussi  il  rendait 
par  la  bouche  une  si  grande  quantité  de  charbons  qu'on 
aurait  pu  en  remplir  une  grande  chaudière:  Une  fois  enfin 
les  démons  l'emportèrent  jusqu'au  haut  de  la  tour,  pour 
le  Jeter  de  là  en  bas.  Les  frères  et  le  peuple,  qui  regar- 
daient d'en  bas  ce  qui  se  passait,  lui  crièrent  de  se  recom- 
mander à  saint  Nicolas  de  Tolentino,  pour  lequel  on  avait 
une  grande  dévotion  dans  la  ville.  Il  reçut  aussitôt  le 
secours  d'en  haut.  Sa  langue  fut  déhée,  de  sorte  qu'il  put 
parler  et  crier  à  haute  voix  :  «  Saint  Nicolas,  saint  Nicolas, 
secourez-moi.  »  On  vit  alors  entre  ses  mains  comme  un 
bâton  très- brillant.  Le  saint  le  descendit  comme  avec  les 
mains  dans  l'église  ,  où  il  entonna  devant  l'autel  du  Saint- 
Sacrement  le  Te  Deum,  que  les  frères  continuèrent  après 
lui.  » 


EFFETS    DE    LA    POSSESS.    DANS    LES    ORGANES    NUTRITIFS.    439 

Tel  est  le  récit  d'Ambroise,  dans  la  Vie  de  saint  Nicolas^ 
qu'il  a  écrite  en  italien.  Sardinius,  qui  Va  traduite  après  lui 
en  latin,  ajoute  à  la  fin  que  le  vénérable  Archange  de  Ri- 
mini,  qui  était  alors  prieur  du  couvent,  vit  encore;  mais 
que  l'effroi  que  lui  a  causé  cet  événemant  l'a  tellement 
vieilli  qu'il  semble  avoir  vingt  ans  de  plus;  qu'il  atteste 
encore  aujourd'hui  la  vérité  de  cette  histoire;  que  pour 
lui  il  affirme  en  conscience  qu'il  connaît  ce  prieur,  et 
qu'il  a  souvent  entendu  de  sa  bouche  ces  faits,  dont  il 
avait  été  témoin  oculaire;  que  ce  prieur  avait  fait  dessi- 
ner sur  parchemin  toute  cette  histoire,  et  qu'il  la  mon- 
h'ait  volontiers  à  chacun  ;  que  d'ailleurs  toute  la  ville  de 
Rimini  en  confirmait  la  vérité,  et  qu'elle  avait  été  visible 
pour  tous.  Zacconius ,  dans  sa  Vie  de  saint  Nicolas,  raconte 
le  même  fait,  et  ajoute  qu'à  partir  de  ce  moment  le  pos- 
sédé fut  délivré. 


CHAPITRE    XX 

Des  effets  de  la  possession  dans  les  régions  inférieures  du  corps  et 
dans  les  organes  de  la  nutrition.  Comment  elle  élève  les  fonctions 
de  ces  organes.  Les  possédés  sentent  une  faim  que  rien  ne  peut 
rassasier.  Ils  dévorent  tout  ce  qui  se  présente  à  eux.  D'autres  fois  ils 
sentent  un  dégoût  profond  pour  tout  aliment.  De  la  boule  hystérique. 

Quoique  ordinairement  le  démon  attaque  d'abord  les 
régions  intermédiaires  dans  l'homme,  sa  puissance  ne  se 
borne  pas  là;  mais  il  cherche  bientôt  à  envahir  les  autres 
domaines  de  la  vie.  Jusque-là  l'union  entre  l'homme  et 
le  démon  n'est  pas  encore  complète;  c'est  un  lien  qui  unit 
une  volonté  inférieure  à  une  volonté  plus  forte.  Mais  il 
n'y  a  pas  encore  entre  l'homme  et  le  démon  d'union 


440    EFFETS    DE    LA    P05SESS.    DANS    LES    ORGANES    NUTRITIFS. 

vitale  proprement  dite.  Celle-ci  est  bien  souvent  le  résul- 
tat et  le  complément  de  la  première.  Le  démon,  en  eflel, 
a  une  vie  qui  lui  est  propre.  Or  il  est  dans  l'essence  même 
de  la  vie  de  chercher  à  se  communiquer  et  à  se  repro- 
duire. Le  démon  cherche  donc  aussi ,  comme  tout  ce  qui 
vit,  à  pénétrer  jusque  dans  le  fond  le  plus  intime  de 
l'homme  qui  s'est  abandonné  à  lui  ou  qu'une  juste  per- 
mission de  la  Providence  lui  à  livré  pour  un  temps.  En 
vertu  de  cette  force  qui  lui  est  propre,  il  cherche  à  sépa- 
rer en  lui  le  bien  qu'il  y  trouve,  et  à  donner,  au  contraire, 
au  mal  une  nouvelle  énergie.  Il  cherche  à  s'approprier 
tous  les  domaines  de  la  vie  et  à  s'en  faire  en  quelque 
sorte  des  instruments  et  des  organes  dont  il  puisse  dispo- 
ser à  son  gré.  Vous  diriez  une  incarnation  du  mauvais 
principe,  qui,  dans  cette  affreuse  union,  devient  pour 
l'organisme  humain  comme  le  principe  et  le  terme  de 
tous  ses  mouvements.  Le  corps,  en  ces  circonstances,  ap- 
partient moins  à  l'homme  qu'à  cette  puissance  invisible 
et  mauvaise  qui  s'est  emparée  de  lui,  et  qui  en  dispose  à 
son  gré. 

Le  démon ,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  n'appartient 
point  à  l'ordre  des  natures  composées.  Sa  vie  est  renfer- 
mée, il  est  vrai,  dans  une  sphère  déterminée;  car  il  n'y 
a  que  l'être  de  Dieu  qui  soit  l'être  pur  et  simple,  sans 
aucun  mélange  de  non -être;  et  chaque  créature  doit 
se  tenir  dans  le  cercle  que  Dieu  lui  a  tracé,  flottant  per- 
pétuellement en  quelque  sorte  entre  l'être  et  le  non-être. 
Cependant,  quoique  le  démon  soit  muni  de  puissances 
vitales,  de  même  que  tous  les  êtres  vivants,  celles-ci  man- 
quent de  cette  plasticité  que  possèdent  les  natures  com- 
posées, et  qui  leur  permet  de  pénétrer  dans  la  matière, 


EFFETS    DE    LA    POSSESS.    DANS    LES    ORGANES    NUTRITIFS.    441 

et  de  s'en  faire  un  corps  qu'elles  animent.  Il  ne  peut  donc 
se  former  un  corps  qui  lui  soit  propre ,  et  pénétrer  ainsi 
dans  le  domaine  des  natures  organiques.  11  lui  faut  pour 
cela  le  secours  d'une  nature  composée^  qui,  s'unissant  à 
lui,  lui  serve  d'intermédiaire  entre  lui  et  la  nature  exté- 
rieure, et  détermine  ses  relations  avec  elle.  Mais  pour 
que  sa  vie  puisse  s'unir  à  la  vie  de  cet  être  composé;,  il 
doit  y  avoir  entre  eux  deux  une  harmonie  et  comme 
une  certaine  affinité  qui  est  produite  par  le  péché ,  à 
moins  que  la  possession  ne  soit  l'effet  d'une  permission 
spéciale  de  Dieu.  Le  péché,  qui  a  introduit  dans  l'homme 
la  mort,  par  laquelle  le  principe  vital  se  sépare  du  corps 
qu'il  anime,  le  péché  a  rendu  possible  l'union  de  ce  même 
corps  avec  les  puissances  infernales.  En  effet,  la  jouissance 
du  fruit  défendu,  que  le  démon  présenta  à  notre  premier 
père,  a  comme  empoisonné  la  vie  de  l'homme  ici-bas,  et 
produit  entre  lui  et  le  démon,  principe  de  cette  contagion, 
une  certaine  conformité  qui  rend  leur  union  possible  en 
certains  cas.  Le  péché  a  ouvert,  pour  ainsi  dire,  au  fond 
même  de  notre  vie  une  source  empoisonnée,  dont  le  dé- 
mon s'empare  dans  la  possession,  qu'il  développe,  et  dont 
il  infecte  toutes  les  puissances.  La  possession ,  considérée 
dans  son  côté  extérieur,  est  donc  une  véritable  maladie, 
une  maladie  diabolique,  dans  laquelle  le  corps  humain  est 
soumis  au  démon,  et  lui  sert  en  quelque  sorte  d'organe.  On 
a  remarqué  que  les  souillures  de  toute  sorte,  que  les  lieux 
où  se  trouvent  des  matières  en  putréfaction,  que  les  marais 
d'où  s'exhalent  des  miasmes  pestilentiels  sont  dans  un  cer- 
tain rapport  avec  les  puissances  infernales.  La  malpro- 
preté, tout  ce  qui  dans  le  corps  s'écarte  de  la  mesure  et  en 
trouble  l'harmonie  favorise  l'opération  du  démon. 


442    EFFETS    DE    LA    POSSESS.     DANS    LES    ORGAiNES    NUTRITIFS. 

Les  puissances  infernales  peuvent  s'emparer  de  l'homme 
soit  par  le  dehors^  soit  par  le  dedans.  Dans  le  premier  cas, 
elles  pénètrent  ordinairement  dans  l'organisme  par  les  in- 
testins inférieurs  ou  par  le  système  ganglionnaire,  puis 
par  les  intestins  supérieurs  et  les  poumons.  La  possession 
se  manifeste  très-souvent  par  des  crampes  dans  la  gorge 
et  le  gosier,  et  il  semble  que  le  démon  va  étrangler  ceux 
qu'il  possède  de  cette  manière.  La  jeune  fille  du  Heile- 
genstadt,  que  le  démon  transportait  sur  les  arbres  du  jar- 
din, était  souvent  étendue  sur  l'herbe,  le  cou  tordu, 
comme  près  d'être  étranglée.  {Acta  Sanct.,  5  jun.)  Deux 
béguines  belges  ayant  été  possédées  du  démon  en  man- 
geant une  pomme,  leur  corps  enfla  tellement  que  leur 
cou  devint  plus  gros  que  la  tête.  Un  prêtre  de  Teimst 
mit  son  étole  au  cou  de  l'une  d'elles,  en  disant  :  «  Sor- 
tez de  ce  lieu.  »  Les  démons  crièrent  :  «  Le  passage  est 
trop  étroit  pour  nous.  »  Le  prêtre  ayant  ôté  son  étole,  un 
des  deux  démons  sortit  aussitôt.  {Ibid.,  lOjul.)  Une  pos- 
sédée que  l'on  avait  amenée  à  saint  Ubald  voulait  dans 
son  désespoir  s'étrangler  avec  l'étole;  mais  le  prêtre,  lui 
mettant  la  main  au  cou,  conjura  les  démons,  et  elle  fut 
délivrée.  Une  autre  possédée,  nommée  Anastasie,  était 
toujours  sur  le  point  d'être  étranglée  par  le  démon.  L'abbé 
d'un  monastère  lui  mettait  son  étole  autour  du  cou,  et 
à  chaque  fois  le  démon ,  quittant  le  cou ,  descendait 
dans  les  intestins,  et  quelquefois  dans  les  extrémités  du 
corps.  Dès  que  l'abbé  ôtait  son  étole,  le  démon  remontait 
à  la  gorge.  Irrité  par  les  exorcismes,  il  lui  faisait  enfler  le 
cou  dételle  sorte  qu'elle  tombait  à  terre,  les  yeux  enflam- 
més, les  lèvres  sèches  et  livides  comme  une  personne  qui 
va  mourir.  Elle  fut  enfin  délivrée  après  un  long  martyre. 


EFFETS    DE    LA    POSSESS,    DANS    LES    ORGANES    NUTRITIFS.    443 

Nous  voyons  dans  ces  faits  les  exorcismes  déplacer  le 
point  central  de  la  possession.  Celle-ci  quelquefois,  au  lieu 
de  commencer  par  les  parties  supérieures  du  corps  ^  et 
d'aller  de  haut  en  bas,  commence  par  les  régions  infé- 
rieures et  remonte  de  bas  en  haut.  Le  démon  peut  péné- 
trer dans  le  corps  humain,  soit  par  la  nourriture,  soit  par 
un  breuvage,  soit  par  la  simple  respiration ,  à  l'aide  des 
nerfs  appartenant  à  ces  diverses  fonctions.  La  possession 
attaque  souvent  aussi  les  organes  de  la  voix  et  ceux  de  la 
nutrition.  On  amena  à  saint  Macaire  un  enfant  possédé  du  De  la  faim 
démon,  qui  dévorait  chaque  jour  trois  setiers  de  pain,  et  bu-  ^  ssédes 
vait  un  seau  d'eau.  Tout  ce  qu'il  prenait  était  comme  con- 
sumé dans  une  fournaise  intérieure.  Le  saint,  ayant  chassé 
le  démon,  permit  à  l'enfant  de  manger  seulement  trois 
livres  par  jour.  —  «  Me  trouvant  à  Venise  en  1 665,  raconte 
Brognoli,  j'y  trouvai  un  enfant  qui  était  possédé  d'une  telle 
faim  que,  bien  qu'il  mangeât  continuellement  du  matin 
au  soir,  il  ne  pouvait  être  rassasié,  et  maigrissait  à  vue 
d'œil.  Dom  Philippe  Brasius  me  raconta  le  fait  en  pré- 
sence des  parents  de  cet  enfant.  Je.  recommandai  à  ceux-ci 
d'avoir  confiance  en  Dieu  et  dans  le  pouvoir  que  l'Église 
m'avait  confié;  puis  j'ordonnai  au  démon  de  ne  plus  tour- 
menter désormais  cet  enfant  par  la  faim.  Je  dis  ensuite  à 
son  grand-père  de  lui  demander  s'il  avait  faim.  L'enfant 
répondit  que  non.  Là-dessus  je  commandai  en  latin  au  dé- 
mon de  tourmenter  de  nouveau  l'enfant  par  la  faim. 
Je  répétai  de  sept  à  dix  fois  ces  commandements  con- 
tradictoires et  ces  questions,  et  les  réponses  de  l'en- 
fant se  trouvaient  toujours  conformes  aux  ordres  que 
j'avais  donnés.  Je  commandai  enfin  au  démon  de  lais- 
ser désormais  Tenfant  tranquille,  et,  avec  le  secours  de 


Îi4     EFFETS    DE    LA    POSSESS.    DANS    LES    ORGANES    NUTRITIFS. 

Dieu^  il  fut  entièrement  guéri.  »  [Alexicaconj  disp.  2.) 
Saint  Paulin  parle  aussi  d'un  possédé  qui  non-seulement 
consommait  une  grande  quantité  de  nourriture ,  mais  qui 
volait  les  poules  de  ses  voisins,  et  les  dévorait  crues  avec 
les  plumes.  Dans  la  faim  qui  le  tourmentait,  il  s'attaquait 
même  aux  cadavres  des  morts;  il  rongeait  les  os,  et  arra- 
chait aux  chiens  les  restes  des  animaux  crevés.  On  attribue 
ordinairement  ces  phénomènes  à  une  maladie  naturelle 
que  l'on  appelle  faim  de  loup.  Il  est  incontestable,  en 
effet,  qu'ils  ont  un  fondement  naturel,  comme  tous  les 
autres  phénomènes  de  ce  genre;  mais  il  n'est  pas  moins 
certain  qu'ils  ont  aussi  quelquefois  un  côté  extranaturel; 
et  ce  qui  le  prouve,  c'est  que  dans  les  cas  dont  il  vient  d'être 
question  ils  disparaissaient  et  se  reproduisaient  de  nou- 
veau, conformément  à  un  ordre  supérieur.  Tout  ce  qui 
s'éloigne  de  la  mesure  et  de  l'ordre  de  la  nature  appartient 
au  domaine  des  esprits,  soit  dans  le  bien,  soit  dans  le  mal; 
car  là  où  la  nature  cesse,  dans  ces  extrêmes  qui  sont 
comme  ses  dernières  limites,  le  domaine  des  esprits  com- 
mence. Aussi  les  cas  que  nous  venons  de  raconter,  outre 
leur  côté  naturel,  avaient  encore  leur  côté  supérieur;  et 
sous  ce  rapport  ils  étaient  soumis  à  l'autorité  et  à  la  parole 
de  l'Église,  et  la  guérison  commençait  seulement  après 
que  le  prêtre  avait  éloigné  l'influence  des  mauvais  esprits. 
Les  ^^  possession  du  démon  se  manifeste  en  ce  genre  non- 

possédés    seulement  par  la  quantité  des  aliments,  mais  encore  par 
dévorent 
tout  ce  qui  leurs  qualités.  D'abord  les  possédés  cessent  de  respecter  ces 

hepresen  e.  jj^jj-^^gg  q^g  jg^  morale  impose,  et  qui  rendent  si  horrible 
le  crime  des  cannibales.  Aux  environs  de  Rouen,  dans  un 
lieu  nommé  Barenthir,  il  y  avait  un  possédé  qui  dévorait  à 
la  manière  des  animaux  toute  espèce  d'ahment,  et  qui,  à 


EFFETS    DE    LA    TOSSESS.    DA^S    LES    ORGANES    NUTRITIFS.    445 

la  fin^  voulait  manger  aussi  sa  femme  et  ses  enfants.  11  fut 
guéri  au  tombeau  de  sainte  Austreberte.  —  Bientôt  tom- 
bent ces  barrières  que  la  nature  elle-même  nous  impose 
en  nous  donnant  une  horreur  involontaire  pour  les  aliments 
gâtés  et  corrompus.  Brognoli  raconte  qu'il  y  avait  à  Venise^ 
en  1662,  une  jeune  veuve  possédée  du  démon,  qui  ne  se 
nourrissait  que  d'œufs  pourris;  elle  en  mangeait  plus  de 
soixante-dix  par  jour.  Malgré  cela,  elle  était  grosse  et 
grasse.  Il  chassa  d'elle  le  démon  qui  la  possédait;  et  de- 
puis ce  temps  elle  mangea  comme  le  reste  de  sa  famille. 
[Alexicacon,  disp.  2.)  L'appétit  déréglé  produit  par  la  pos- 
session va  plus  loin  encore,  et  s'étend  à  tout  ce  qui  peut 
être  ingéré  dans  l'estomac.  Du  temps  de  sainte  Colette  il 
y  avait  dans  un  cloître  une  religieuse  possédée  du  démon, 
qui  ne  pouvait  être  ni  tenue  ni  bée.  Elle  mangeait  et  buvait 
tout  ce  qui  lui  tombait  sous  la  main;  de  gros  morceaux  de 
bois,  des  pierres,  des  écorces  de  noix,  des  noyaux  de 
prunes  et  de  cerises,  et  tout  cela  en  grandes  quantités. 
{Act.  Sanct.,  6  mart.)  L'an  1653,  un  homme  du  diocèse 
de  Bergame  fut  amené  par  sa  femme  à  Brognoli.  Il  était 
maigre  et  pâle,  et  souffrait  beaucoup  de  l'estomac  et  en 
d'autres  parties  du  corps.  Sa  femme  raconta  à  Brognoli 
qu'il  ne  voulait  manger  que  de  la  terre  et  du  charbon ,  et 
que,  dans  l'espace  d'un  mois,  il  avait  dévoré  un  grand 
sac  de  charbon.  Il  confirma  lui-même  le  témoignage  de  sa 
femme,  ajoutant  qu'il  trouvait  plus  de  goût  à  manger  du 
charbon  et  de  la  terre  que  dans  les  aliments  les  plus  re- 
cherchés. Il  fut,  avec  le  secours  de  Dieu,  délivré  de  ce 
supplice.  (Alex.,  disp.  2.)  Dans  tous  ces  exemples,  l'ap- 
pétit des  aliments,  sorti  de  ses  bornes  naturelles,  erre 
dans  tous  les  domaines  de  la  nature  pour  s'y  assouvir. 


iiO    EFFETS    DE    LA    l'OSSES.S.     DANS    LtS    OK(■A^E!^    MJTRITIFS. 

Dcgoûtdcs  D'aulres  fois^  au  contraire,  l'homme  possédé  du  démon 
aliments,  p^^,^  ^^^^g  espèce  de  goût  pour  la  nourriture,  et  ne  peut 
plus  supporter  aucun  aliment.  Cet  état  est  souvent  précédé 
par  une  horreur  invincible  pour  tout  commerce  avec  les 
autres  hommes.  Un  homme  des  environs  de  Bergame  ra- 
conta à  Brognoli  que  pendant  deux  ans  il  avait  été  tour- 
menté par  le  démon ,  qui  le  forçait  à  fuir  la  société  des 
hommes  et  à  se  cacher  dans  les  bois.  Il  quitta  la  nuit  sa 
maison,  au  mois  de  novembre  1665,  et  se  cacha  dans  une 
caverne.  Là  il  resta  seize  jours  sans  manger;  et  pendant 
tout  ce  temps  il  ne  prit  que  deux  fois  un  peu  d'eau  au 
fond  d'une  citerne.  Puis  il  erra  à  travers  les  forêts  à  la 
manière  des  bêtes  sauvages,  restant  toujours  caché  le  jour 
dans  sa  caverne.  Enfin,  avec  le  secours  de  Dieu,  il  com- 
mença à  se  reconnaître  pour  un  homme;  puis,  s' étant  mis 
à  prier,  il  rentra  dans  sa  famille  et  mangea  comme  les 
autres.  Mais  dans  l'année  1667  il  se  remit  à  courir  à  tra- 
vers les  bois,  resta  vingt-quatre  jours  caché  sans  boire  ni 
manger;  et  ses  enfants,  l'ayant  trouvé  dans  une  caverne, 
l'amenèrent  à  Brognoli,  qui  le  guérit  après  l'avoir  exorcisé. 
[Alex.,  disp.  2,  n»  274.)  Quelquefois,  dans  la  possession , 
ce  dégoût  pour  la  nourriture  est  périodique  et  réglé.  C'est 
ainsi  que  nous  lisons  de  Catherine  Somnoata,  qui  était  pos- 
sédée de  sept  démons ,  que  ceux-ci  bien  souvent  ne  lui 
laissaient  prendre  aucune  nourriture  pendant  deux,  ou 
quatre,  ou  même  quelquefois  sept  jours;  ou  bien  ils  ne 
lui  permettaient  pas  de  garder  la  nourriture  qu'elle  avait 
prise.  (A.  S.,  14  sept.)  Un  autre  possédé  fut  amené  dans 
l'Église  Saint-Benoît  à  Orléans.  Son  visage  était  pâle, 
ses  yeux  enflammés  lançaient  des  regards  sauvages.  On  ne 
pouvait  le  voir  sans  horreur.  Il  n'avait  coutume  de  manger 


EFFETS    DE    LA    l'OSSESS.    DANS    LES    ORGANES    NUTRITIFS.    447 

que  tous  les  trois  jours.  Quelquefois  il  ne  prenait  que  de 
l'eau;  et  quand  elle  était  exorcisée  il  ne  la  buvait  que  par 
force,  en  poussant  des  cris  et  se  tordant  les  membres. 
D'autres  fois,  au  contraire,  il  dévorait  la  viande  avec  l'a- 
vidité d'un  chien.  —  Saint  Prosper  d'Aquitaine  parle 
aussi  d'une  jeune  fille  possédée  du  démon  qui  passa 
soixante-dix  jours  sans  manger.  Malgré  cela  elle  ne  mai- 
grissait pas,  parce  que  tous  les  jours  à  minuit  un  oiseau 
lui  apportait  mystérieusement  une  nourriture  inconnue. 

Les  fonctions  des  organes  de  la  nutrition  sont  quelque-  De  la  boule 
fois  profondément  altérées  dans  les  possédées,  et  ces  alté- 
rations se  manifestent  par  des  crampes  violentes  qui  indi- 
quent jusqu'à  quel  point  le  système  musculaire  est  affecté. 
La  boule  hystérique  est  un  phénomène  fréquent  dans  la 
possession.  Une  jeune  fille  delà  vallée  de  Galepino  avait 
tous  les  membres  du  corps  liés  et  contractés.  Elle  avait 
dans  l'œsophage  la  sensation  d'une  boule  qui  tantôt  mon- 
tait jusqu'à  sa  gorge,  et  tantôt  descendait  dans  l'estomac. 
Son  visage  était  d'un  jaune  cendré,  et  elle  ressentait  une 
pesanteur  et  de  grandes  douleurs  dans  la  tête.  Tous  les 
remèdes  qu'elle  avait  employés  avaient  été  inutiles;  et 
comme  on  apercevait  en  elle  des  traces  de  possession, 
Brognoli  eut  recours  aux  moyens  surnaturels  et  la  guérit. 
{Alex.,  vol.  11,  n«  429.)  Lamême  chose  arriva  à  un  homme 
dans  la  même  année.  Il  avait  aussi  le  sentiment  d'une 
boule  dans  l'œsophage.  De  plus  il  souffrait  des  reins  et  de 
crampes  dans  les  intestins.  Il  sentait  souvent  comme  un 
vent  froid  qui  lui  passait  par  le  corps  à  plusieurs  reprises, 
particulièrement  lorsqu'il  restait  à  l'église  pour  y  prier.  11 
eut  recours  à  un  médecin  peu  habile,  qui  lui  donna  d'abord 
de  la  gratiole,  et  puis  de  l'herbe  appelée  cataputia,  mais 


i48    EFFETS    DE    LA    POSSESS.    DANS    LES    ORGANES    NUTRITIFS. 

dans  une  telle  quantité  qu'il  pensa  en  mourir.  Sa  forte 
constitution  le  sauva^,  mais  les  maux  dont  il  souffrait  re- 
parurent. Il  s'adressa  donc  àBrognoli,  qui  employa  les 
moyens  surnaturels.  La  boule  semblait  fuir  devant  le 
signe  de  la  croix ,  et  se  retirer  tantôt  dans  une  partie  du 
corps^  tantôt  dans  une  autre.  Les  crampes  se  manifestèrent 
dans  le  ventre ^  puis  dans  les  reins,  et  enfin  dans  les 
épaules.  Les  exorcismes  et  l'usage  des  sacrements  lui  ren- 
dirent la  santé.  {Ibid.,  n«  430.)  La  boule  hystérique  n'est 
pas  toujours  cependant  un  signe  de  possession;  elle  est 
bien  souvent  le  symptôme  d'une  maladie  purement  natu- 
relle. Brognoli  parle  d'une  jeune  fille  qui  ressentait  des 
douleurs  très-vives  dans  l'estomac  et  dans  la  tête,  avec 
contraction  du  cœur  et  de  l'œsophage ,  et  il  lui  semblait 
qu'une  boule  lui  montait  et  descendait  dans  l'estomac. 
Elle  avait  perdu  l'appétit,  et  ne  pouvait  manger  qu'avec 
la  plus  grande  difficulté.  Elle  maigrissait  et  s'affaiblissait 
chaque  jour  davantage^  et  sa  mélancolie  augmentait  dans 
la  même  mesure.  Le  nom  de  Jésus  et  le  signe  de  la  croix 
enlevèrent  les  douleurs  de  la  tête  et  de  l'estomac;  mais  le 
jour  suivant  les  souffrances  reparurent;,  compliquées  en- 
core par  la  fièvre.  Elle  fut  guérie  par  un  médecin  auquel 
Brognoli  lui  conseilla  de  s'adresser. 
De  la  salive      Cette  altération  dans  les  fonctions  doit  nécessairement 

^®^       avoir  une  grande  influence  sur  la  qualité  de  leurs  pro- 
possédés. 

duits,  et  particulièrement  sur  la  saUve.  On  a  remarque 

que  beaucoup  de  possédés  écument  de  la  bouche  comme 
des  chiens  enragés.  Cette  jeune  fille  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  et  que  l'on  amena  à  saint  Vincent  Ferrier,  rendait 
par  la  bouche  et  parle  nez  une  écume  qui  prenait  succes- 
sivement plusieurs  nuances.  La  jeune  fille  de  Lewemburg 


EFFETS    DE    LA    POSSESS.    DANS    LES    ORGANES    NUTRITIFS.    449 

crachait  souvent  au  visage  des  assistants  qui  chantaient  et 
priaient  pour  elle,  et  sa  salive  était  froide  comme  la  glace. 
Le  10  mars  1605,  pendant  que  tout  le  peuple  criait  vers 
Dieu  dans  l'église  ;,  elle  cracha  vers  l'autel  quelque  chose 
qui  ressemblait  au  liquide  que  lance  le  crapaud.  Après 
cela  elle  devint  très-faible,  pleura ,  leva  les  mains,  de- 
mandant instamment  sa  guérison.  [Bœmonomania  Sei- 
leri.) 

Dans  les  cas  ou  les  possédés,  tourmentés  par  une  faim 
insatiable,  se  jettent  sur  les  premiers  objets  qu'ils  rencon- 
trent, les  substances  qui  ne  peuvent  être  assimilées  doivent 
nécessairement  trouver  une  issue  dans  quelques  parties 
du  corps.  De  là  le  nombre  considérable  d'objets  de  cette 
nature  que  l'on  a  coutume  de  suspendre  comme  souvenir 
aux  murs  des  églises  où  la  guérison  s'est  produite.  A  Mûri, 
au  tombeau  de  saint  Léonce ,  on  amena  une  possédée  qui 
avait  au  pied  des  ulcères  d'où  il  sortait  de  la  paille  et  autres 
choses  semblables.  Catherine  Mùller  de  Zug  rendit  une 
pierre  qui  pesait  neuf  livres,  et  un  morceau  de  scie  long 
d'un  demi- pied  et  large  d'une  palme;  de  sorte  que  les 
nombreux  témoins  qui  étaient  présents  pouvaient  à  peine 
en  croire  leurs  yeux.  Une  autre  possédée,  âgée  de  quinze 
ans,  rendit  par  les  yeux  des  écailles  de  poisson  et  des  feuilles 
de  cerisier.  Elle  rendit  aussi  par  la  bouche  trente -trois 
pierres,  parmi  lesquelles  quelques-unes  pesaient  une  demi- 
livre  et  d'autres  jusqu'à  une  Uvre. 


ioO    KFFETb    DE    LA    rOSSESS.    DANS    LK    SYSTEME    l'ULMO.N. 


CHAPITRE  XXI 


Influence  de  la  possession  sur  le  système  pulmonaire.  Des  flammes  qui 
sortent  de  la  bouche  des  possédés.  De  l'odeur  de  soufre.  Le  bienheu- 
reux Jourdain.  Altération  de  la  voix.  Des  cris  des  animaux  chez  les 


Destiammes  Lorsque  la  possession  a  attaqué  les  régions  les  plus  pro- 
deTa  bouche  ^^^^^^  ^^  ^^  ^'^^  ®^^®  ^^  borne  rarement  aux  ganglions  cè- 
des liaques;  mais  bientôt  elle  pénètre  dans  les  poumons ,  qui, 
plus  que  tous  les  autres  systèmes  du  corps,  sont  dans  une 
étroite  sympathie  avec  les  organes  de  la  nutrition.  Il  arrive 
alors  ou  que  les  organes  respiratoires  sont  liés,  et  ne 
peuvent  plus  accomplir  leurs  fonctions ,  ou  que  leur  ac- 
tivité se  développant  outre  mesure  met  en  danger  la  vie. 
Il  se  forme  dans  les  organes  comme  une  sorte  de  volcan 
vital,  et  la  poitrine  devient  comme  un  cratère  d'où  monte 
perpétuellemeut  un  feu  dévorant.  Saint  Apre,  évêque  et 
confesseur,  se  trouvant  à  Chalon-sur-Saône ,  vit  un  jeune 
homme  qui  était  possédé  et  de  la  bouche  de  qui  sortaient, 
comme  d'une  fournaise,  des  flammes  sulfurées.  Dès  qu'il 
vit  de  loin  arriver  le  saint  évêque,  il  devint  furieux,  et  se 
mit  à  mordre  tout  ce  qui  approchait  de  lui.  Tout  le  peuple 
s'enfuit;  mais  le  possédé  courut  pour  se  jeter  sur  le  saint. 
Celui-ci  marcha  sans  crainte  à  sa  rencontre,  la  croix  à  la 
main,  et  lui  ordonna  de  s'arrêter.  Comme  la  vapeur  en- 
flammée qui  s'échappait  de  sa  bouche  touchait  le  visage 
du  saint,  et  que  le  possédé  menaçait  de  le  mordre,  il  lui  fit 
sur  la  bouche  le  signe  de  la  croix;  et  le  démon,  trouvant 
l'issue  fermée  de  ce  côté,  sortit  du  corps  de  cet  homme 
dans  un  flux  de  ventre.  (A.  S.,  16  sept.) 


EFFETS   DE    LA    POSSESS.    DANS    LE   SYSTÈME    PULMON.    451 

Parmi  tous  les  sens,  l'odorat  est  celui  qui  est  le  plus  in-  De  l'odeur 
timement  lié  au  système  respiratoire.  Or  si  la  sainteté  se  "^  ^°  ^^' 
manifeste  quelquefois  par  une  odeur  agréable ,  le  désordre 
que  la  possession  introduit  dans  la  vie  doit  se  manifester 
souvent  aussi  par  des  odeurs  repoussantes  ;  et  ici  le  soufre 
joue  un  rôle  important.  Ce  phénomène  est  un  trait  telle- 
ment caractéristique  de  la  possession,  que,  lorsque  les  autres 
signes  disparaissent  et  que  celui  -  ci  persiste ,  les  liommes 
habiles  et  expérimentés  jugent  que  la  possession  continue. 
Saint  Norbert  se  trouvant  dans  le  couvent  de  Vivaris ,  au 
diocèse  de  Soissons ,  on  lui  amena  un  possédé  qu'il  exor- 
cisa aussitôt.  Celui-ci  commençait  déjà  à  parler  d'une  ma- 
nière sensée,  et  l'on  pouvait  le  croire  guéri.  Déjà  les  as- 
sistants rendaient  grâces  à  Dieu  ;  mais  le  saint,  plus  instruit 
dans  le  discernement  des  esprits,  s'étant  approché  du  ma- 
lade, s'aperçut  qu'il  rendait  par  le  nez  une  odeur  insuppor- 
table. Il  dit  alors  aux  assistants  :  «  Vous  vous  trompez;  le 
malin  esprit  n'est  pas  sorti,  il  se  cache  seulement,  dans  la 
crainte  d'être  chassé  parla  puissance  de  Dieu.  Ce  n'est  pas 
sans  motif  que  cet  homme  a  été  livré  au  démon  :  prions 
pour  lui;  demain  peut-être  Dieu  aura  pitié  de  lui.  ))  En 
effet,  lorsqu'ils  furent  partis,  le  possédé  devint  plus  furieux 
qu'auparavant;  et  le  lendemain  le  saint  homme  le  guérit. 
{Vita,  c.  xni.) 

Quelquefois  les  possédés,  au  moment  où  ils  tombent 
sous  la  puissance  du  démon,  sentent  comme  un  souffle 
puant  qui  leur  arrive.  Il  n'est  pas  étonnant  qu'ils  rendent 
ensuite  la  même  odeur  qui  les  a  infectés  dès  le  commen- 
cement. Cette  odeur  augmente  ordinairement  à  chaque 
nouvel  accès.  Lorsque  les  religieuses  de  Kentorp  furent 
possédées,  elles  avaient  tous  les  jours  au  moins  un  accès 


452    EFFETS   DE    LA    POSSESS.    DANS    LE    SYSTEME    PULMON. 

qui  durait  plusieurs  heures.  Pendant  ces  paroxysmes,  et 
quelque  temps  encore  après,  leur  bouche  donnait  une 
odeur  infecte.  (Vierus,  de  Prœst.  Dœm.)  Lorsque  les  pos- 
sédés souffrent  de  quelque  mal  local,  les  parties  de  leur 
corps  affectées  donnent  une  odeur  désagréable.  Un  pos- 
sédé vint  à  Eugubium  réclamer  le  secours  de  saint  Ubald. 
Il  souffrait  au  pied  du  mal  appelé  formica,  et  les  plaies  qu'il 
avait  dans  cette  partie  du  corps  répandaient  une  telle  in- 
fection que  le  prêtre  Etienne  fut  obligé  de  l'exorciser  en 
plein  air  en  détournant  le  visage.  (A.  S.,  25  mai.)  La 
bonne  odeur  n'est  pas  toujours  un  signe  assuré  de  sainteté; 
mais  elle  peut  être  aussi  une  tentation  du  démon.  Lorsque 
Le       le  bienheureux  Jourdain,  général  de  l'ordre  des  Frères 

Jourdain.  Prêcheurs,  était  à  Bologne,  le  démon  donna  à  son  corps 
ime  odeur  si  délicieuse  que  lorsqu'il  se  trouvait  avec 
d'autres  personnes  il  se  cachait  les  mains  dans  la  crainte 
qu'on  ne  le  prît  pour  un  saint.  Lorsqu'il  tenait  le  calice, 
il  répandait  un  tel  parfum  que  le  couvent  tout  entier  en 
était  dans  l'admiration.  Mais  l'esprit  de  vérité  ne  souffrit 
pas  que  cette  illusion  durât  plus  longtemps;  car  un  jour 
que  le  saint  récitait  pendant  la  messe  le  psaume  Judica , 
Domine,  il  fut  pénétré  jusqu'à  la  moelle  des  os  de  l'esprit 
de  Dieu,  et  il  reconnut  évidemment  que  ce  parfum  qui 
s'exhalait  de  son  corps  était  un  piège  du  démon,  qui  vou- 
lait lui  inspirer  des  pensées  de  vanité.  A  partir  de  ce  mo- 
ment ce  phénomène  disparut  entièrement.  Il  écrivit  lui- 
même  le  fait,  et  le  raconta  aux  novices  en  présence  de  son 
biographe,  iyita,  c.  v.) 

Altération  Les  organes  de  la  voix  sont  dans  un  rapport  intime  avec 
ceux  de  la  respiration;  aussi  la  possession  s'étend  ordinai- 
rement de  ceux-ci  aux  premiers.  Chaque  animal  a  une 


EFFETS    DE    LA    POSSESS.    DÂISS    LE    SYSTÈME    PULMON.    4o3 

voix  qui  lui  est  propre^  et  qui  est  l'expression  de  sa  nature 
intime.  C'est  par  elle  et  par  la  variété  de  ses  modulations 
que  les  mouvements  qui  agitent  intérieurement  son  être 
se  manifestent  au  dehors;  de  sorte  que  l'ensemble  de  ces 
modulations  révèle  la  mesure  et  l'étendue  de  chaque  être 
en  particulier.  Lors  donc  que  le  démon  s'empare  d'une 
nature  plus  élevée^  qui  renferme  en  soi,  au  moins  en  puis- 
sance, les  types  des  êtres  placés  au-dessous  d'elle  dans  l'é- 
chelle de  la  création,  il  peut  bien  souvent,  lorsqu'il  lui 
plaît,  réaliser  ces  types,  et  réduire,  pour  ainsi  dire,  en  acte 
le  caractère  et  la  nature  d'un  animal  qui  n'existait  en  elle 
que  d'une  manière  générale  et  en  puissance.  Ce  caractère 
se  manifeste  alors  ou  par  les  traits  du  visage  ou  par  la  voix. 
Celle-ci  bien  souvent,  dans  cet  état  extraordinaire,  prend 
successivement  le  son  des  divers  animaux.  Vous  diriez  que 
l'âme,  par  une  sorte  de  métempsycose,  parcourt  tous  les 
degrés  du  règne  animal.  C'est  ce  que  confirment  plusieurs 
faits  de  possession.  Un  possédé  fut  attaché  à  un  pieu  avec  Des  cris  des 
des  chaînes  de  fer,  tant  il  était  furieux.  Un  grand  nombre  ^hTr^ 
de  voix  différentes  parlaient  par  sa  bouche,  comme  s'il  eût  possédés. 
eu  dans  son  corps  une  armée  entière.  Saint  Wulstan  s'é- 
tant  approché  de  lui,  il  trembla  de  tous  ses  membres, 
grinça  des  dents  et  écuma.  Mais  le  saint,  ayant  prié  sur  lui, 
le  guérit.  (A.  S.,  19  jan.) 

Une  jeune  fille  de  Rome,  noble  et  riche,  ayant  été  pos- 
sédée du  démon,  on  la  porta  enchaînée  dans  l'éghse 
Saint-Pierre.  Les  démuns  faisaient  entendre  par  sa  bouche 
les  sons  les  plus  opposés,  tantôt  sifflant  comme  des  ser- 
pents, tantôt  hurlant  comme  des  chiens,  bêlant  comme 
des  brebis  et  mugissant  comme  des  animaux  sauvages.  La 
jeune  fille  fut  guérie  en  Espagne,  au  tombeau  de  saint 


454      EFFETS    DE    LA    POSSESS.    DANS    LE    SYST.    DE    LA    CIRCUL. 

Gaudence.  (A.  S.,  22  jan.)  On  amena  vers  la  fin  du 
Xi^  siècle  un  possédé  à  saint  Ulrich,  bénédictin  de  Cluny. 
Pendant  qu'il  disait  la  messe  pour  lui,  le  démon  fit  en- 
tendre par  sa  bouche  tant  de  voix  différentes  qu'on  eût  pu 
croire  que  l'église  était  remplie  d'animaux.  (A.  S.,  lOjul.) 
Lorsqu'on  priait  sur  la  jeune  fille  de  Lewenburg,  dans  ses 
accès  on  entendait  sortir  de  son  corps  des  voix,  comme 
si  des  chats  ou  des  chiens  se  fussent  battus  ensemble. 
D'autres  fois  sa  voix  ressemblait  à  celle  d'un  coq,  et  pen- 
dant tout  ce  temps  elle  avait  la  bouche  ouverte  et  ne  re- 
muait pas  la  langue.  Une  autre  fois,  le  9  mars,  sa  bouche 
s'ouvrit  dans  toute  sa  largeur,  et  pendant  une  demi-heure 
elle  poussa  des  cris  affreux.  Le  11  et  le  12,  un  crucifix 
dans  la  main,  elle  se  mit  à  mugir  comme  un  lion  et  comme 
un  ours.  (Bœmon.  Seiler.)  ^ 


CHAPITRE  XXII 

Des  effets  de  la  possession  dans  le  système  de  la  circulation.  Sommeil 
léthargique  et  insomnie  des  possédés.  Troubles  dans  la  chaleur  ani- 
male ,  dans  le  cours  des  fluides.  Enflure  du  corps.  Trouble  des  or- 
ganes génitaux.  Stigmatisation.  Sainte  Eustochie. 

Bien  souvent  dans  la  possession  le  cœur,  et  par  suite 
tout  le  système  circulatoire,  se  trouve  attaqué.  Les  possédés 
ressentent  alors  dans  cet  organe  des  douleurs  pénétrantes, 
des  palpitations,  des  crampes,  annonce  d'une  puissance 
étrangère  qui  s'efforce  de  troubler  et  de  bouleverser  l'or- 
ganisme tout  entier.  Le  centre  du  système  circulatoire  se 
compose  de  muscles  et  de  tissus  nerveux .  Or  la  môme  op- 
position se  manifeste  dans  le  système  tout  entier,  qui  se 


EFFETS    DE    LA    POSSESS.    DANS    LE   SYST.    DE    LA    CIRCUL.       455 

divise  en  nerfs  avec  leurs  ganglions  et  en  tissus  veineux 
avec  leurs  points  de  réunion.  On  distingue  aussi  dans  la 
circulation  celle  du  sang  et  celle  du  fluide  nerveux  à  tra- 
vers tout  le  système  ganglionnaire  ;  et  ces  deux  mouvements 
sont  tellement  liés  ensemble  que  celui  du  fluide  nerveux 
suit  par  tout  le  corps  celui  des  veines,  pénétrant  jusque 
dans  les  dernières  profondeurs  de  celles-ci,  tandis  que 
celles-ci,  de  leur  côté,  s'étendent  jusqu'au  fond  le  plus  in- 
time des  ganglions  nerveux.  Ces  deux  mouvements  sont 
attaqués  également  dans  la  possession,  et  la  direction  des 
courants  qu'ils  produisent  est  bouleversée ,  comme  nous 
l'avons  vu  déjà  pour  les  organes  de  la  nutrition. 

Ce  désordre  se  manifeste  surtout  dans  le  rapport  du  cœur 
aux  vaisseaux  capillaires.  Dans  l'état  naturel,  tout  le  sys- 
tème circulatoire  est  intimement  lié  au  cœur  comme  à  son 
centre,  et  c'est  lui  qui  en  règle  tous  les  mouvements.  Dans 
la  possession,  ce  lien  est  brisé  bien  souvent,  et  les  vais- 
seaux capillaires  semblent  devenir  le  centre  d'un  mouve- 
ment particulier  et  plus  ou  moins  bizarre.  C'est  là  ce  qui 
explique  ces  caprices,  ce  vague  et  cette  incertitude  dans 
toutes  les  fonctions  vitales  que  l'on  remarque  chez  beau- 
coup de  possédés.  De  là  l'extrême  difficulté  de  bien  con- 
naître la  nature  des  maux  et  des  phénomènes  qui  accom- 
pagnent cet  état;  de  sorte  que  les  médecins  les  plus  exer- 
cés ne  savent  souvent  que  penser;  de  là  l'inutihté  des 
moyens  employés  et  qui  presque  toujours  ne  font  qu'aug- 
menter le  mal.  Les  maladies  naturelles  commencent  ordi- 
nairement par  de  faibles  symptômes,  qui  augmentent  peu 
à  peu  d'intensité.  Dans  la  possession,  au  contraire,  le  mal 
se  produit  dès  le  commencement  dans  toute  sa  force  et 
sans  aucune  cause  apparente.  S'il  devient  périodique,  les 


450      EFFETS    DE    LA    POSSESS.    DANS    LE    SYST.    DE   LA    tIRCUL. 

périodes  ne  sont  point  observées;  et  la  marche  irrégulière 
et  indéterminée  de  la  maladie  montre  assez  qu'elle  est 
psychique  et  extranaturelle.  (Godronchus,  de  Morbis  vene- 

ficis.) 

Sommeil       La  première  chose  par  où  se  manifeste  le  rhythme  de  la 
léthargique      .         ,     ,  ,  .  -      ,-       j     i  -n       *  j 

et  insomnie  ^'^ ,  c  est  la  succession  régulière  de  la  veille  et  du  som- 

ossédés  ^^^^^-  ^^^^  ^  ^0"  fondement  dans  la  circulation  des  esprits 
vitaux  qui  parcourent  les  systèmes  ganglionnaires  et  dans 
le  double  rapport  de  ces  systèmes.  Dans  Fétat  ordinaire, 
la  veille  et  le  sommeil  se  succèdent  régulièrement  et  dans 
une  mesure  déterminée.  La  possession  brise  ces  rapports  ; 
donnant  à  la  veille  et  au  sommeil  une  étendue  démesurée, 
elle  condamne  les  possédés  à  une  sorte  de  léthargie,  qui 
ressemble  à  la  mort  ou  à  une  surexcitation  fébrile  qui 
éloigne  d'eux  le  sommeil.  Dans  l'année  1657,  pendant  que 
Brognoli  était  à  Bergame ,  il  y  trouva  une  jeune  fille  de 
dix-sept  ans  qui  était  plongée  dans  un  sommeil  si  profond , 
qu'elle  dormait  jour  et  nuit  presque  pendant  toute  l'année 
sans  interruption.  On  avait  beaucoup  de  peine  à  la  tirer 
de  cette  léthargie,  et  elle  n'avait  de  goût  pour  aucun  ali- 
ment. Brognoli  reconnut  bientôt  que  le  mal  était  extrana- 
turel. Il  ordonna  au  démon  d'endormir  la  jeune  fille,  puis 
de  la  réveiller;  et  celle-ci,  agenouillée  devant  lui,  s'en- 
dormit et  s'éveilla  comme  il  l'avait  ordonné.  S'étant  as- 
suré ainsi  que  la  maladie  n'était  pas  naturelle,  il  engagea 
la  malade  à  avoir  confiance  en  Dieu  ,  et  elle  fut  bientôt 
guérie.  {Alex.,  disput.  2.)  Un  jeune  homme  d'Orbitello  , 
possédé  du  démon,  était  au  contraire  affligé  d'une  insom- 
nie continuelle.  Dans  sa  fureur,  il  voulait  sans  cesse  se 
percer  d'une  épée  ;  il  fut  guéri  au  tombeau  de  saint  Guil- 
laume. 


EFFETS    DE    LA    POSSESS.    DANS    LE    SYST.    DE    LA    CIRCUL.       4o/ 

La  seconde  chose  par  où  se  manifeste  la  lutte  du  centre  Trouble  de 
de  l'organisme  avec  la  périphérie ,  c'est  le  trouble  qui  se  ^jjjj^a^g'^ 
produit  dans  le  développement  de  la  chaleur  animale ,  la- 
quelle, dans  l'état  régulier^  est  l'expression  physique  de 
la  vie  et  de  la  santé.  Dans  cet  état  de  désordre,  le  froid  de 
la  mort  succède  tout  à  coup  à  une  chaleur  brûlante.  Sou- 
vent ces  changements  de  température  affectent  certains 
membres  en  particulier.  Etienne  de  Crémone  raconte 
qu'une  possédée  de  Pérouse,  après  être  restée  quelque 
temps  dans  l'éghse  Saint -Ubald,  en  fut  chassée  plusieurs 
fois  par  le  démon  ;  mais ,  se  faisant  violence,  elle  y  reve- 
nait toujours.  Le  prêtre  ayant  entonné  le  Gloria  in  excel- 
sis ,  les  démons  s'écrièrent  :  «  Nous  sommes  battus.  »  La 
malade,  ayant  été  exorcisée,  fut  guérie  au  bout  d'une 
heure;  et  elle  raconta  que  pendant  plusieurs  années  il 
lui  avait  semblé  avoir  le  feu  dans  le  corps,  quoiqu'elle 
n'eût  jamais  cru  être  possédée  du  démon.  [A.  S.,  16  mai.) 
Les  pieds  sont  spécialement  affectés  dans  la  possession. 
Toutes  les  religieuses  du  couvent  de  Kentorp  ,  qui  étaient 
possédées ,  souffraient  à  la  plante  des  pieds  une  chaleur 
telle  qu'il  leur  semblait  avoir  les  pieds  dans  l'eau  chaude. 
Une  autre  possédée,  au  contraire,  avait  les  pieds  tellement 
froids  qu'ils  lui  semblaient  de  glace.  Bernardina  Joannès 
avait  les  pieds  froids  comme  la  glace,  et  ne  pouvait  en 
aucune  manière  les  réchauffer.  Souvent  elle  y  souffrait 
pendant  trois  jours  des  douleurs  intolérables  ;  elle  fut  gué- 
rie par  les  exorcismes. 

La  troisième  expression  du  rhythme  de  la  vie  consiste     Trouble 
dans  le  cours  régulier  des  fluides.  Ce  cours  est  plus  ou  le  cours  des 
moins  troublé  dans  la  possession ,  et  de  là  résultent  des     fluides. 
fièvres  dont  l' irrégularité  déconcerte  tous  les  médecins. 

13* 


458      EFFETS    DE    LA    POSSESS.    DANS    LE   SYST.    DE    LA    CIRCUL. 

On  amena  à  Brognoli  un  jeune  homme  qui  depuis  quinze 
jours  souffrait  d'un  grand  mal  de  tête.  Toutes  les  parties  de 
son  corps  étaient  comme  liées ,  et  il  était  consumé  par  une 
fièvre  légère.  Son  épuisement  était  tel  qu'il  pouvait  à  peine 
marcher,  et  il  était  encore  augmenté  par  un  saignement 
de  nez  quotidien.  Les  médecins  avaient  employé  sans  fruit 
tous  les  remèdes.  Brognoli,  ayant  reconnu  le  caractère  du 
mal  par  la  couleur  du  visage  et  par  d'autres  signes  encore , 
imposa  les  mains  au  jeune  homme  et  ordonna  au  démon 
de  s'en  aller.  Le  jeune  homme  sentit  aussitôt  comme  un 
vent  souffler  de  son  oreille  droite ,  et  il  fut  complètement 
guéri. 
Enflure  Un  autre  symptôme  de  la  possession ,  qui  résulte  prin- 
u corps,  cipaiement  d'un  désordre  dans  la  circulation,  c'est  l'en- 
flure de  certaines  parties  du  corps.  Un  moine  fut  possédé 
dans  le  couvent  de  l'abbé  Baithin,  successeur  de  saint 
Colomban,  dans  l'île  de  Jonas,  en  Ecosse.  L'abbé  offrit 
pour  lui  le  saint  sacrifice ,  fit  amener  lié  le  possédé  dans 
l'église,  et  chassa  le  démon  de  son  corps.  Mais  au  moment 
où  le  démon  sortit,  l'enflure  du  corps  disparut ,  et  sa  peau 
sembla  comme  collée  sur  les  os.  Bien  souvent,  dans  la 
possession,  l'enflure  est  mobile  et  passe  d'une  partie  du 
corps  à  l'autre,  affectant  diverses  formes  d'animaux, 
comme  de  chats  ou  de  souris.  Le  diacre  Égilword  assistait 
un  jour  à  la  messe  l'archevêque  Lanfranc  ;  et  comme  après 
le  Fater  il  lui  présentait  la  patène ,  il  aperçut  devant  lui 
des  démons  avec  un  visage  terrible.  Dans  son  effroi,  il 
embrasse  l'autel  et  crie  :  Christus  vincit ,  Christus  régnât. 
L'épouvante  se  répand  dans  le  peuple,  et  l'on  porte  le 
diacre  dans  la  chambre  de  l'évoque.  Après  la  messe  on 
l'amène  tenu  par  plusieurs  hommes  devant  le  prélat;  Ips 


EFFETS    DE    LA    l'O^SESS.    DAINS    LE    SYST.    DE    LA    CIRCUL.        iol) 

frères  et  le  peuple  adressent  pour  lui  des  prières  à  Dieu.  11 
recouvre  ses  sens,  et  Lanfranc  avec  son  chapitre  l'amène 
au  tombeau  de  saint  Dunstan  ,  pour  rendre  grâces  à  Dieu. 
Il  reste  tout  le  jour  avec  les  frères,  grandement  console's 
de  sa  guérison.  Mais  vers  le  soir,  comme  on  récitait  com- 
plies,  il  se  jette  tout  à  coup  sur  le  prieur  Henri,  comme 
pour  se  saisir  de  lui.  On  le  porte  dans  le  dortoir,  et  le  prieur 
reste  auprès  de  lui  pour  le  veiller.  Vers  minuit  il  poussa 
un  cri  si  terrible  que  tous  les  moines  sautèrent  de  leurs 
lits,  et  le  portèrent  au  tombeau  de  saint  Dunstan.  Là  il  se 
mit  à  blasphémer  le  Christ  et  ses  serviteurs  pendant  tout  le 
reste  de  la  nuit.  On  le  tint  Ué  pendant  plusieurs  jours,  et 
il  était  cruellement  tourmenté  par  le  démon.  On  aperçut 
alors  le  démon  errer  çà  et  là  dans  son  corps,  tantôt  en 
haut,  tantôt  en  bas.  Quelques-uns  des  assistants s'étant dit 
en  français  que  le  démon  se  remuait  comme  un  chat,  le 
diacre  se  mit  à  rire,  quoiqu'il  n'entendît  point  cette 
langue,  et  il  répondit  en  français  aussi  :  «  Non  comme  un 
chat,  mais  comme  un  petit  chat.  »  il  fut  délivré  plus  tard. 
(A.  S.,  mai.) 

Une  possédée  vint  au  couvent  de  Saint- Rupert,  près  de 
Bingen,  pour  être  guérie  par  sainte  Hildegarde.  Le  prêtre 
Henri  Rorich  raconte  que  le  démon  paraissait  dans  les 
membres  de  cette  femme  sous  la  forme  d'une  grosse  sou- 
ris, qui  fuyait  d'un  membre  à  l'autre,  et  qui  était  noire 
comme  du  charbon.  (A.  S.,  17  sept.)  Seiler  raconte  de 
la  jeune  fille  de  Lewenburg  que  le  démon  se  posait  tantôt 
sur  sa  langue,  tantôt  dans  ses  oreilles,  tantôt  dans  ses 
yeux;  tantôt  il  la  plongeait  dans  le  sommeil,  tantôt  il  la 
renversait  par  terre.  Le  dimanche  de  Eemmiscere,  pendant 
que  le  peuple  priait ,  le  démon  se  mit  à  danser  sur  sa 


160       EFFETS     DE    LA    l'OSSESS.    DANS    LE   SYST.    DE    LA    CIRCUL. 

langue  pendant,  un  quart  d'heure,  comme  une  souris 
noire  ou  une  petite  grenouille;,  paraissant  quelquefois 
jusque  sur  les  lèvres  ;  puis  il  se  cacha  de  nouveau  dans  le 
corps  ;  et  tout  cela  arriva  en  présence  d'hommes  et  de 
femmes  très-recommandables.  11  est  remarquable  que 
pendant  que  le  démon  était  sur  sa  langue  et  dans  ses 
oreilles,  et  qu'elle  voulait  y  mettre  les  doigts,  il  les  lui 
mordait  de  manière  à  lui  faire  pousser  des  cris  lamen- 
tables. Un  grand  nombre  de  témoins  virent  les  morsures 
qu'elle  avait  reçues.  Le  i  i  avril,  il  lui  tint  la  bouche  ou- 
verte pendant  un  quart  d'heure.  Les  yeux  lui  sortaient  de 
la  tête  d'une  manière  effrayante,  et  il  se  forma  à  son  cou 
un  ulcère  gros  comme  une  pomme  qui  remuait  sans 
cesse.  On  lui  demanda  ce  qui  se  passait  en  elle  lorsque  le 
démon  la  tourmentait  ainsi;  elle  répondit  que  d'abord  il 
lui  enfonçait  ses  griffes  dans  les  deux  côtés ,  et  qu'il  la  dé- 
chirait jusqu'au  sang ,  puis  qu'elle  le  sentait  lui  monter 
comme  une  grenouille  au  cou,  à  la  langue,  aux  yeux, 
aux  oreilles,  et  qu'alors  il  la  faisait  souffrir  horriblement. 
Il  en  était  de  même  d'une  autre  possédée,  qui  fut  amenée 
à  saint  Aubin ,  évêque  d'Angers.  Le  démon  avait  formé  un 
ulcère  sur  son  œil ,  le  saint  y  fit  le  signe  de  la  croix  en 
disant  au  démon  :  «  Ne  prends  pas  ce  que  tu  n'as  pas 
donné.  »  L'ulcère  s'ouvrit  à  l'instant,  le  sang  coula,  et  la 
jeune  fille  fut  guérie. 

Ces  choses  paraissent  au  premier  abord  des  fables  pué- 
riles; mais,  considérées  de  près,  elles  sont  entièrement 
conformes  à  la  vérité.  Dans  la  possession,  en  effet,  l'homme 
a  le  sentiment  de  l'esprit  mauvais  qui  habite  en  lui;  il  le 
sent  parcourir  incessamment  son  corps  comme  une  per- 
sonnalité distincte  de  la  sienne.  Par  suite  de  cette  mobi- 


EFFETS     DE    LA    PObSESS.     DANS    LE    SYST.    DE    LA    CIRCUL.     461 

lité,  le  prêtre  peut  dans  les  exorcismes  produire  et  arrêter 
à  son  gré  ces  mouvements.  Le  fourmillement  qui  se  fait 
sentir  sous  la  peau  provient  de  la  même  cause.  11  arrive 
alors  dans  le  tissu  cellulaire  les  mêmes  phénomènes  que 
la  boule  hystérique  produit  dans  la  gorge ,  où  elle  semble 
monter  et  descendre.  D'autres  fois  il  s'élève  sur  le  corps, 
sur  la  langue  ;,  par  exemple,  ou  sur  les  yeux  des  pustules 
semblables  à  de  petites  graines  de  coriandre,  qui  se 
montrent  tout  à  coup  ,  et  disparaissent  avec  la  même  rapi- 
dité. La  couleur  noire  de  ces  pustules  indique  au  reste  que 
le  système  veineux  est  particulièrement  affecté. 

Les  organes  génitaux  n'échappent  point  aux  attaques  du  Trouble 
démon  dans  la  possession  ;  et  là  aussi  sa  présence  se  ma-  des  organes 
nifeste,  ou  par  une  dépression  qui  va  quelquefois  jusqu'à 
l'impuissance,  ou  par  une  surexcitation  qui  approche  de 
la  fureur.  Aussi  des  rapports  intimes  avec  les  possédés 
d'un  sexe  différent  ne  sont  pas  toujours  sans  danger, 
comme  le  prouve  le  fait  suivant.  On  amena  à  Vallom- 
breuse  une  jeune  fille  nommée  Lise  qui  était  possédée.  On 
employa  les  exorcismes,  mais  en  vain.  Le  froid  étant  sur- 
venu, il  tomba  beaucoup  de  neige,  de  sorte  qu'on  ne  put 
la  ramener  chez  elle.  L'abbé  la  reçut  dans  le  couvent  avec 
ceux  qui  l'avaient  amenée,  et  chargea  un  prêtre  de  l'exor- 
ciser chaque  jour.  Le  démon  cependant  ne  se  reposait 
point,  et  essayait  de  porter  au  péché  tantôt  les  frères, 
tantôt  les  domestiques.  Il  réussit  enfin  à  persuader  à  l'un 
des  frères  d'aller  visiter  Lise  pendant  la  nuit.  Celui-ci 
trouva  à  minuit  la  porte  ouverte,  quoique  le  prieur  en  eût 
emporté  la  clef  avec  lui  après  l'avoh'  fermée.  Il  fut  saisi 
d'une  telle  épouvante  qu'il  retourna  en  hâte  à  l'église  après 
avoir  fait  le  signe  de  la  croix.  Le  démon,  trompé  dans  ses 


402      EFFETS    DE    LA    l'OSSE^^S.    DANS    LE    SYST.    DE    LA    CIRCUL. 

espérances^  s'adressa  à  Fuji  des  domestiques;  mais  celui- 
ci,  après  avoir  cédé  à  ses  perfides  suggestions^  fut  aussi 
retenu  par  la  crainte  avant  d'avoir  accompli  son  crime. 
Le  beau  temps  étant  venu,  on  procéda  avec  plus  de  vigueur 
encore  aux  exorcismes,  et  le  démon  se  retira  enfin.  La 
jeune  fille  s'en  retourna  chez  elle;  mais  trois  mois  après 
elle  fut  de  nouveau  possédée  par  le  même  démon.  Celui- 
ci,  étant  exorcisé,  reprocha  aux  parents  de  la  jeune  fille 
des  fautes  secrètes,  qu'ils  avouèrent  eux-mêmes,  et  elle 
fut  dès  lors  guérie  pour  toujours.  (Hieron-ymus  Radiolen- 
sis,  p.  407 .  )  La  grossesse  ne  garantit  pas  de  la  possession. 
Saint  Auxence,  se  rendant  au  palais  à  Constantinople , 
rencontra  une  femme  enceinte,  les  cheveux  en  désordre. 
Le  démon  se  mit  à  crier  au  saint  :  «  Oh  !  quel  pouvoir 
Auxence  exerce  sur  moi  !  Voici  vingt  ans  que  je  vis  caché 
dans  cette  créature ,  et  maintenant  il  m'en  arrache  avec 
violence.  »  Le  saint  donne  de  l'éperon  à  son  cheval; 
mais  le  démon  le  suit  en  criant  :  «  Pourquoi  me  chasses- 
tu?  je  sortirai.  »  Le  peuple  s'attroupa  en  foule,  et  le 
saint  ayant  prié  avec  larmes  pour  la  guérison  de  cette 
femme ,  elle  fut  délivrée ,  et  l'enfant  qu'elle  portait  resta 
intact.  (-A.  S.,  14  febr.)  Si  dans  ce  dernier  cas  fenfant 
échappa  au  pouvoir  du  démon,  il  n'en  est  pas  toujours 
ainsi.  Saint  Benoît,  ayant  été  appelé  près  d'un  homme 
très -considérable,  trouva  sa  femme  et  l'enfant  qu'elle 
venait  de  mettre  au  monde  possédés  tous  les  deux,  et 
tourmentés  de  la  manière  la  plus  affreuse.  Il  les  guérit 
l'un  et  l'autre.  (A.  S.,  21  mart.)  On  apporta  une  fois  à 
saint  Auxence  un  enfant  de  trois  ans  qui  était  possédé  du 
démon  et  dont  le  visage  était  tourné  sens  devant  derrière. 
Le  saint  lui  souffla  sur  la  figure,  après  avoir  dit  aux  assis- 


KFtETS    DE    LA    l'Ob.sLth.    DAWS    LE    tJYiST.    DE    LA    ClUCUL.      463 

lants:  «  Ce  n'est  pas  pour  ses  péchés,  mais  pour  notre  con- 
version que  cet  enfant  a  été  livré  au  démon.  » 

La  stigmatisation  dans  les  extatiques  est  l'effet  d'une  La  stigmati- 
plus  grande  plasticité  du  système  circulatoire,  qui  devient  cation. 
ainsi,  par  le  moyen  de  l'imagination ,  accessible  à  des  im-  Eustochie. 
pressions  d'un  ordre  plus  élevé.  Ces  conditions  peuvent  se 
trouver  aussi  dans  la  possession^  avec  cette  différence  tou- 
tefois qu'ici  les  impressions  sont  d'un  ordre  inférieur.  Or 
il  ne  peut  être  dans  l'intention  du  démon  de  produire  sé- 
rieusement ces  phénomènes,  qui  doivent  lui  être  odieux.  11 
ne  peut  donc  être  question  que  d'une  contrefaçon  trom- 
peuse et  burlesque,  dans  le  but  de  décrier  la  chose  en  elle- 
même.  Le  fait  le  plus  remarquable  en  ce  genre  est  celui 
d'Eustochie,  raconté  par  Saligario.  Il  commence  par  dé- 
peindre la  tendre  dévotion  que,  dans  ses  moments  lucides, 
elle  avait  pour  la  passion  du  Sauveur  et  la  piété  avec  la- 
quelle elle  méditait  dès  sa  jeunesse  ce  sujet  si  touchant;  de 
sorte  que  l'on  pouvait  croire  que  ces  phénomènes  étaient 
produits  par  F  Esprit-Sain  t.  Puis  il  continue  en  ces  termes  : 
((  Elle  commença  dès  sa  plus  tendre  jeunesse  à  méditer  la 
passion  du  Christ.  Elle  allait  souvent  pour  cela  à  l'église 
Saint-Jean-Baptiste ,  où  était  peinte  sur  le  mur  une  image 
représentant  le  Christ  couronné  d'épines,  avec  la  robe  de 
pourpre,  le  manteau  de  dérision  sur  les  épaules  et  le  ro- 
seau à  la  main .  Elle  ne  pouvait  se  lasser  de  considérer  cette 
image,  et  chaque  fois  qu'elle  la  regardait  sa  dévotion 
s'enflammait,  et  elle  pensait  combien  c'est  un  grand  mys- 
tère que  le  maître  du  monde  et  le  vrai  Dieu  ait  bien  voulu 
s'abaisser  ainsi  pour  nous  devant  son  peuple.  Elle  se  fami- 
liarisa ainsi  de  bonne  heure  avec  le  mystère  des  humilia- 
tions et  des  outrages  de  Notre  -  Seigneur  Jésus -Christ,  et 


i(j4      EFFETS    Dli    LA    POSSESS.    DA^S    LE    S\ï>T,    DE    LA   CIRCUL. 

elle  s'exerça  toute  sa  vie  dans  ces  saintes  méditations.  Sa 
dévotion  en  ce  genre  ne  fit  qu'augmenter  dans  le  cloître. 
Chaque  jour  elle  pensait  aux  abaissements  du  Sauveur,  ou 
à  sa  grande  pauvreté,  ou  à  son  immense  amour  et  à  sa  mi- 
séricorde :  elle  s'humiliait  profondément,  surtout  en  se 
voyant  visitée  de  Dieu  d'une  manière  si  pénible ,  puisque 
son  corps  était  livré  au  démon  et  qu'elle  avait  perdu  sur 
lui  tout  empire.  Dans  ses  angoisses,  elle  se  rappelait  ces 
paroles  du  Seigneur  :  ce  Mon  àme  est  triste  jusqu'à  la  mort.  » 
Elle  se  rappelait  qu'il  avait  été  poursuivi,  tourmenté.  Hé 
et  livré  entre  les  mains  de  ses  bourreaux.  Dans  le  senti- 
ment de  sa  faiblesse,  elle  pensait  toujours  à  Jésus.  Dans 
les  douleurs  qu'elle  souffrait  continuellement  à  la  tête,  elle 
se  rappelait  le  couronnement  d'épines;  de  sorte  qu'elle 
portait  toujours,  d'une  manière  ou  de  l'autre,  le  mystère 
de  la  rédemption  dans  son  cœur,  et  l'amour  qu'elle  pui- 
sait pour  Jésus-Christ  dans  ces  méditations  lui  faisait  por- 
ter avec  plus  de  patience  ses  propres  souffrances.  Quand 
elle  était  brisée  par  la  douleur,  elle  avait  coutume  de  crier 
en  soupirant  :  «  Oh  !  Seigneur  Jésus  !  patience  et  force.  »  11 
me  serait  impossible  de  raconter  ses  grandes  souffrances 
et  en  même  temps  son  courage  admirable,  qu'elle  devait 
à  la  méditation  des  douleurs  de  Jésus  et  particulièiement 
de  sa  prière  au  Jardin  des  Olives.  Je  me  souviens  que  Dieu 
permit  qu'elle  eût  la  plaie  du  côté,  d'où  sort  la  flamme  de 
l'amour.  »  {Memoria  délia  beata  E.,  t.  1er,  p.  53,)^' 

Eustochie  était  donc  dans  des  voies  sûres  ;  c'était  une 
de  ces  femmes  chez  qui  la  stigmatisation ,  existant  déjà 
dans  l'esprit,  n'a  plus  besoin  que  d'une  occasion  favora- 
ble pour  se  produire  aussi  dans  le  corps.  Mais  chez  elle  le 
progrès  intérieur  était  modifié  par  un  autre  esprit  qui  la 


EFFETS    DE    LA    POSSESS.    DANS    LE    SYST.    DE    LA    CIRCUL.        465 

possédait.  Chez  les  extatiques  ordinaires,  la  nature. elle- 
même,  attendrie  et  dissoute  en  quelque  sorte  par  la  part 
qu'elle  prend  aux  soutTrances  de  Jésus,  ouvre  sur  leur  corps 
les  plaies  par  où  leur  sang  s'échappe,  ou  fait  de  leur  corps 
tout  entier  une  seule  plaie,  comme  s'il  eût  souflert  les  dou- 
leurs de  la  flagellation.  Mais  ce  que  la  nature  fait  chez  les 
autres,  le  démon  le  faisait  chez  Eustochie,  et  il  se  servait 
des  mains  de  cette  sainte  vierge  pour  la  flageller  réelle- 
ment. Voici,  en  effet,  ce  que  raconte  Saligario.  a.  Elle  avait 
un  morceau  de  la  colonne  à  laquelle  Jésus-Christ  fut  atta- 
ché, et  son  amour  s'enflammait  dans  la  considération  des 
supplices  qu'il  y  souffrit  pour  nous.  C'est  pour  récompen- 
ser, je  pense,  la  grande  dévotion  qu'elle  avait  pour  la  fla- 
gellation du  Sauveur  que  Dieu  permit  qu'elle  la  ressentît 
d'une  certaine  manière  en  son  corps,  comme  elle  la  portait 
dans  son  âme.  C'est  pour  cela  que  le  démon  l'enfermait 
quelquefois  dans  une  chambre,  la  dépouillait  de  tous  ses 
vêtements,  et  la  flagellait  horriblement  pendant  quelques 
heures;  de  sorte  qu'on  entendait  les  coups  du  dehors.  Les 
sœurs,  malgré  la  compassion  qu'elles  avaient  pour  elle,  ne 
pouvaient  lui  porter  secours.  Elle  était  si  cruellement 
fouettée  qu'elle  saignait  beaucoup,  et  ressentait  de  grandes 
douleurs.  Mais  elle  rendait  grâces  à  Dieu  avec  un  cœur 
joyeux,  et  remettait  le  fouet  à  son  père  spirituel.  Ce  fouet 
était  composé  de  sept  cordes,  à  chacune  desquelles  étaient 
quelques  nœuds  de  bois,  et  l'on  y  pouvait  voir  les  traces 
de  son  sang,  quoiqu'il  fût  peu  coloré  à  cause  des  pertes 
fréquentes  qu'elle  éprouvait.  La  bonté  divine  permit  que 
le  démon  lui  enfonçât  quatre  aiguilles,  l'une  dans  chaque 
main  et  dans  chaque  pied.  Ce  supplice  se  renouvela  pen- 
dant longtemps  tous  les  vendredis.  Mais  lorsque  le  soir 


AHii       EFFETS    DE    LA    l'OSSESS.    DANS    LE    SYST.    DE    LA    CIRCUL. 

venait^  le  démon  ôtait  les  aiguilles,  à  l'exception  d'une 
seule  qui  paraissait  ne  pouvoir  sortir.  Un  jour  donc  que  le 
confesseur  se  trouvait  dans  le  cloître,  le  démon  lui  dit 
qu'il  ne  s'opposait  pas  à  ce  qu'il  ôtât  cette  aiguille.  Le 
prêtre  l'essaya;  mais  il  ne  put  y  réussir;  car  elle  semblait 
ne  faire  qu'une  seule  chose  avec  la  chair.  Il  prit  donc  le 
voile  noir  d'Eustochie^  qu'elle  avait  reçu  dans  sa  profes- 
sion ;  et  à  peine  en  eût-il  touché  le  pied  où  était  l'aiguille 
qu'il  put  l'ôter  sans  difficulté,  à  la  gloire  de  Dieu  et  de 
notre  sainte.  »  {Memoria,  t.  11,  p.  4.)  La  division  qui  s'é- 
tait introduite  dans  l'être  d'Eustochiese  manifeste  pleine- 
ment dans  ces  phénomènes.  Dans  ses  heures  lucides,  la 
contemplation  des  souffrances  de  Jésus-Christ  exaltait  tel- 
lement son  esprit  qu'elle  ressentait,  selon  l'opinion  de  son 
confesseur,  les  douleurs  de  la  plaie  d\l  côté  et  probable- 
ment aussi  celles  des  autres  plaies.  Mais  bientôt  arrivèrent 
les  heures  mauvaises  pour  elle,  et  particuhèrement  les 
vendredis,  où  les  extatiques  ressentent  ordinairement  les 
plus  grandes  douleurs.  C'est  dans  ses  paroxysmes  que  le 
démon,  qui  s'était  emparé  d'elle,  cherchait  à  produire  sur 
son  corps  comme  une  horrible  contrefaçon  de  la  passion 
du  Sauveur,  en  la  poussant  au  suicide.  De  là  ces  coups  de 
poignard  dans  la  poitrine,  pour  ouvrir  la  plaie  du  côté,  et 
amener  ainsi  la  mort;  de  là  ces  flagellations  et  ces  pertes 
de  sang  qui  appauvrissaient  tellement  celui-ci  qu'il  était  à 
peine  coloré  ;  de  là  ces  aiguilles  enfoncées  dans  la  chair, 
pour  produire  artificiellement  les  plaies  des  mains  et  des 
pieds.  C'est  elle-même  qui,  poussée  par  son  mauvais  es- 
prit, enfonçait,  dans  ses  accès,  ces  aiguilles  dans  sa  chair; 
mais  l'imposture  du  démon  était  à  la  fin  contrainte  de 
rendre  témoignage  à  la  vérité. 


EFFETS    DE    LA    POSSESS.    DANS    LE    SYSTÈME    NERVEUX.       H^l 

CHAPITRE   XXIII 

De  la  possession  dans  le  système  nerveux  supérieur.  L'orgueil  cause 
de  la  possession.  Du  mutisme  ou  des  YOix  différentes  des  possédés. 
De  leur  insensibilité. 

La  possession ,  après  avoir  attaqué  le  système  nerveux 
dans  ses  régions  moyennes  et  inférieures,  pénètre  souvent 
jusqu'au  cerveau  et  s'empare  de  cet  organe  tout  entier.  II 
peut  même  arriver  qu'elle  attaque  ces  trois  régions  à  la  fois, 
ou  même  qu'elle  attaque  d'abord  les  ganglions  cérébraux, 
pour  pénétrer  de  là  dans  les  systèmes  inférieurs.  Bien  sou- 
vent, dans  ces  cas,  la  possession  a  pour  cause  le  péché  d'or- 
gueil. De  même,  en  effet,  que  l'orgueil,  par  l'action  qu'il 
exerce  sur  les  organes ,  produit  bien  souvent  la  manie  ou 
la  folie,  ainsi,  quand  il  se  porte  vers  les  régions  spirituelles 
et  qu'il  dépasse  certaines  limites,  il  rencontre  là  une  force 
supérieure  dont  il  devient  l'esclave  ;  et  cette  force  produit 
alors  dans  le  côté  psychique  de  l'homme  les  mêmes  effets 
que  la  manie  ou  la  folie  produit  dans  la  partie  organique 
de  notre  être.  L'orgueil  de  la  science  est  bien  souvent  la   L'ormieil, 

cause  des  possessions  de  ce  eenre.   On  raconte  qu'un  f'ause  de  ia 
^  ^  possession. 

homme  très -savant,  s' étant  enorgueilli  de  sa  science,  fut 

possédé  du  démon.  Tout  ce  qu'on  fit  pour  le  délivrer  fut 
inutile,  et  il  ne  fut  guéri  qu'après  avoir  oublié  tout  ce 
qu'il  savait.  Brognoli  raconte  qu'étant  à  Rome,  en  1647, 
il  y  connut  un  enfant  de  huit  ans  qui  était  accompagné 
d'un  religieux,  son  précepteur.  L'enfant  avait  proposé  des 
thèses  sur  toute  la  philosophie  et  la  théologie  de  saint  Tho- 
mas, et  il  les  avait  dédiées  au  pape  Innocent  X,  qui  régnait 
alors.  Il  les  soutint  dans  l'église  de  la  Minerve,  en  présence 


408      EFFETS    DE    I,A    POSSESS,    DAÎSS    LE    SYSTÈME    NERVEUX. 

d'un  grand  nombre  de  cardinaux,  d'évêques,  de  prélats, 
de  religieux ,  de  théologiens  et  d'auditeurs  de  toutes  les 
conditions.  Tous  regardaient  cet  enfant  comme  une  mer- 
veille ,  et  après  la  séance  il  reçut  de  riches  présents  de 
plusieurs  cardinaux ,  et  quitta  la  ville  de  Rome  avec  son 
précepteur,  après  avoir  été  fêté  partout.  Tous  deux  par- 
tirent pour  Lorette;  et,  comme  plusieurs  prélats  voulaient 
les  conduire  dans  la  grande  église  pour  leur  faire  hon- 
neur, on  remarqua  que  l'enfant  ne  prit  point  d'eau  bénite 
en  entrant.  On  avança  néanmoins  dans  l'église;  mais,  au 
moment  où  l'enfant  allait  entrer  dans  la  sainte  maison  de 
la  bienheureuse  Vierge  Marie,  le  démon  poussa  de  grands 
cris,  et  laissa  reconnaître  ainsi  le  pouvoir  qu'il  avait  sur 
lui.  Son  précepteur  prit  la  fuite,  et,  comme  les  officiers  de 
l'Inquisition  étaient  à  sa  recherche,  il  se  précipita  du  haut 
d'une  tour.  Pour  l'enfant,  il  renonça  au  démon,  et  perdit 
en  même  temps  toute  sa  science.  Revenu  à  son  ancienne 
ignorance,  il  amenda  sa  vie  dans  un  cloître  sous  la  direc- 
tion d'un  précepteur  catholique  et  pieux.  Cette  tragique 
histoire  est  une  leçon  terrible  contre  cette  éducation  factice 
et  précoce  dont  s'est  engoué  notre  siècle.  Pour  produire 
un  tel  prodige  de  science  il  avait  fallu  nécessairement 
mettre  en  jeu  la  vanité,  l'orgueil  et  l'ambition  qui  dor- 
maient dans  l'àme  de  cet  enfant.  Toutes  ces  passions,  im- 
prudemment éveillées,  avaient  atteint,  dans  leur  surexci- 
tation, ces  limites  mystérieuses  qui  séparent  l'homme  du 
monde  des  esprits,  et  là  elles  avaient  rencontré  une  puis- 
sance supérieure  qui  s'en  était  emparée. 

Lorsque  la  possession  attaque  d'abord  les  systèmes  su- 
périeurs, on  le  reconnaît  bien  souvent  dès  le  commence- 
ment par  la  m.inière  dont  elle  se  produit.  On  raconte 


EFFETS  DELA  POSSESSION  DAiNS    LE   SYSTEME  ISKRVEUX.        40  9 

dans  la  vie  de  l'abbé  Valarich  qu'un  oiseau  noir  ayant 
frappé  de  ses  ailes  la  tête  de  quelqu'un ,  celui-ci  devint 
possédé.  C'était  là  l'expression  symbolique  de  la  posses- 
sion et  le  signe  que  le  démon  était  entré  dans  cet  homme 
par  le  cerveau.  On  raconte  dans  les  chroniques  qu'il  y 
avait  en  1 544,  à  Cassel,  dans  la  Hesse,  une  femme  qui  avait 
prédit  la  guerre  terrible  dont  l'Allemagne  eut  tant  à  souf- 
frir, et  engagé  le  peuple  à  faire  pénitence.  Lorsque  l'esprit 
s'emparait  d'elle,  si  on  lui  mettait  la  main  sur  la  tête,  on 
sentait  la  cervelle  se  remuer  et  tourner  dans  le  cerveau. 
Quelquefois  le  visage  prend  un  aspect  effrayant  :  le  possédé 
écume  de  la  bouche  ;  la  langue,  noircie  et  enflée,  sort  de  la 
bouche  comme  celle  d'un  chien,  ce  qui  annonce  une  alté- 
ration plus  ou  moins  profonde  des  organes  de  la  voix. 
Ainsi  on  amena  en  1131  au  touibeau  de  sainte  Agathe,  à 
Syracuse,  une  possédée  nommée  Bonne,  qui  cria  tellement 
pendant  la  messe,  que  sa  voix  l'emportait  sur  celle  de 
l'orgue  et  sur  le  chant  des  assistants;  de  sorte  que  per- 
sonne ne  pouvait  prier  en  repos. 

Bien  souvent  aussi  les  possédés  sont  privés ,  soit  pour  Du  mutisme 
quelque  temps  ,  soit  d'une  manière  continue,  de  l'usage  °" 
de  la  parole,  et  dans  ces  cas  on  a  coutume  de  donner  au 
démon  le  nom  d'esprit  muet.  Les  possédés  parlent  ordi- 
nairement d'une  voix  sourde  et  comme  étouffée,  qui  res- 
semble beaucoup  à  celle  des  ventriloques.  On  exorcisa  à 
Laon,  en  1 066,  une  femme  de  Bernin,  dont  la  langue  était 
rentrée  jusqu'au  fond  de  la  bouche,  quoique  le  démon 
parlât  par  elle  avec  une  grande  éloquence.  Souvent  la  voix, 
dans  la  possession,  est  comme  divisée  en  deux  espèces  de 
sons,  dont  l'un  ressemble  à  la  voix  de  l'homme,  et  l'autre 
à  celle  de  la  femme.  Loi'squ'ou  plaça  à  Seligenstadt  les 
IV.  14 


diiïérentes 
chez  les 
possédés. 


470       EFFETS  DE  LA  POSSESSION    DAISS    LE   SYSTÈME  NERVEUX. 

reliques  des  saints  Prothée  et  Hyacinthe,  il  survint  une 
femme  qui  était  possédée.  Le  démon  ,  ayant  été  conjuré  , 
parla  longtemps  et  en  détail  avec  le  prêtre  sur  soi-même 
et  sur  sa  chute,  sur  les  deux  martyrs  et  sur  leur  mort, 
à  laquelle  il  disait  avoir  été  présent,  et  sur  plusieurs 
autres  objets.  Enfin  ^  forcé  par  les  exorcismes,  il  dit  à  la 
femme  :  u  Avant  que  je  sorte  de  toi,  misérable^  je  te  bri- 
serai les  os,  afin  que  tu  aies  un  souvenir  de  mon  union 
avec  toi.  »  Comme  cette  femme,  dans  le  sentiment  de  son 
impuissance,  demandait  humblement  le  secours  des  saints 
martyrs,  le  démon  lui  imposa  silence,  en  sortant  avec 
fureur  par  sa  bouche.  C'était  merveille,  disent  les  témoins 
de  cette  scène,  de  voir  comment  le  démon  parlait  en  elle 
en  des  manières  si  diverses  qu'on  croyait  entendre  une 
voix  d'homme  et  une  voix  de  femme  se  disputant  ensemble 
dans  les  termes  les  plus  injurieux.  C'est  qu'en  effet  il  y 
avait  lutte  entre  deux  volontés  différentes. 

Plus  souvent  encore,  cette  diversité  de  voix  n'est  que 
l'expression  d'une  division  religieuse  plus  ou  moins  pro- 
fonde. A  l'époque  où  écrivait  del  Rio ,  il  y  avait  une  reli- 
gieuse que  l'on  regardait  comme  possédée,  et  que  l'on 
amena  au  supérieur  de  l'ordre  pour  qu'il  l'exorcisât.  La 
chose  traînant  en  longueur,  cette  femme  commença  à  faire 
entendre  des  voix  différentes,  dont  l'une  ,  plus  douce,  se 
donnait  pour  celle  de  Notre-Seigneur,  et  l'autre,  plus  forte, 
pour  celle  du  démon .  Cette  dernière  proférait  des  impiétés 
et  des  abominations,  tandis  que  la  première  disait  des 
choses  édifiantes;  de  telle  sorte  que  ceux-là  même  à  qui 
ce  spectacle  était  désagréable  croyaient  que  Dieu  et  le 
démon  parlaient  en  elle  tour  à  tour.  La  chose  alla  si  loin, 
que  cette  femme  entreprit  de  dire  solennellement  la  messe 


EFFETS  DE  LA    POSSESSION  DANS  LE  SYSTEME    NERVEUX.       471 

et  de  consacrer  une  hostie;  et  il  se  trouva  des  gens  assez 
ignorants j  quoique  pieux,  pour  recevoir  comme  le  vrai 
corps  du  Seigneur  le  pain  qu'elle  prétendait  avoir  con- 
sacré, et  pour  le  porter  en  cérémonie  sur  l'autel,  afin  de 
l'y  adorer.  Et  cependant  il  y  avait  là  deux  signes  évidents 
d'imposture,  puisque  d'un  côté  cette  femme  était  possédée, 
et  que  d'ailleurs,  comme  femme,  elle  ne  pouvait  remplir 
les  fonctions  de  prêtre.  [Disquis.  magie,  lib.  IV,  c.  i.) 
Les  voix  quelquefois  parlent  diverses  langues.  Saint  Ber- 
nard étant  à  Milan,  on  lui  amena  une  possédée  qui  parlait 
tantôt  italien  et  tantôt  espagnol.  On  entendait  sortir  d'elle 
deux  voix,  sans  qu'on  pût  distinguer  si  c'était  vraiment 
deux  voix  qui  parlaient,  ou  si  la  même  voix  parlait  succes- 
sivement dans  les  deux  langues.  La  malade,  qui  souffrait 
en  même  temps  de  crampes  aux  pieds,  sauta,  dès  qu'elle 
vit  le  saint,  avec  une  grande  agilité  sur  le  banc  oti  il  était 
assis.  Après  qu'on  l'en  eut  fait  descendre,  on  lui  demanda 
ce  que  cela  voulait  dire.  Elle  répondit  que  c'était  le  démon 
dont  elle  était  possédée  qui  lui  faisait  faire  ces  choses,  et 
qu'elle  pourrait  gagner  de  vitesse  un  cheval  au  galop  sans 
le  secours  de  personne.  Elle  fut  tourmentée  dans  l'église 
d'une  manière  affreuse  devant  tout  le  peuple;  mais  saint 
Bernard  la  guérit  enfm. 

Les  sens,  dans  la  possession,  de  même  que  dans  l'extase,  insensibilité 

sont  bien  souvent  fermés  aux  choses  extérieures.   Ber-        ^®^. 

possèdes. 

the  Natona  de  Gênes,  qui  fut  possédée  l'an  1217,  avait 
beaucoup  à  souffrir  des  démons.  Bien  souvent  elle  perdait 
l'usage  de  ses  sens  et  restait  sans  mouvement  comme  une 
morte.  On  lui  faisait  alors  ce  qu'on  a  coutume  de  faire  aux 
extatiques  en  ces  circonstances:  on  lui  enfonçait  des  aiguilles 
entre  les.  doigts  et  les  ongles ,  on  lui  versait  sur  la  figure 


472         [:ffets  de  la  possession  sur  la  parole. 

de  l'eau  bouillante  et  de  la  cire  fondue ,  et  malgré  cela 
elle  ne  donnait  aucun  signe  de  vie.  Plusieurs  personnes 
instruites^  étant  venues  la  voir,  lui  chantèrent  des  vers 
attribués  à  saint  Maurice^  et  qui^  dans  l'opinion  du  temps, 
chassaient  les  démons.  Elle  les  chanta  exactement  avec 
elles,  mais  sans  aucun  succès.  On  l'amena  près  des  reliques 
des  saints  sans  pouvoir  obtenir  sa  guérison.  Elle  vint  enfin 
au  tombeau  de  saint  Raimond  à  Pavie  ;  et  à  peine  se  fut- 
elle  agenouillée  devant  lui  que  les  démons  la  quittèrent 
en  criant  :  «  Maudit  Raimond  !  nous  retournons  à  l'enfer.  » 
(A.  S.,  28  jul.)  Quelquefois  plusieurs  sens  seulement  sont 
liés,  comme  il  arriva  pour  la  jeune  fille  de  Heiligenstadt, 
qui  dans  ses  paroxysmes  perdait  l'usage  de  la  parole,  de 
la  vue  et  des  membres ,  écumant  avec  cela  de  la  bouche 
et  grinçant  des  dents.  (A.  S.,  5  jun.)  Un  jeune  homme  de 
Sienne  qui  était  possédé  du  démon  fut  amené  à  Vallom- 
breuse  ;  il  était  à  la  fois  boiteux ,  sourd  et  muet.  Mais  dès 
qu'on  l'amena  dans  la  chapelle  sa  langue  déliée  s'emporta 
en  injures  contre  les  saints.  Il  en  est  ainsi  dans  beaucoup 
d'autres  cas. 

CHAPITRE    XXIY 

Influence  de  la  possession  sur  la  parole.  Les  possédés  entendent  et 
parlent  des  langues  étrangères.  Us  perdent  le  souvenir  des  choses 
qu'ils  ont  faites  ou  dites  dans  leur  accès.  Histoire  de  madame  Ranfin. 
Du  chant  chez  les  possédés.  Histoire  du  frère  Ferdinand. 

Les  Les  possédés  semblent  quelquefois  avoir  le  don   des 

possédés    langues,  soit  parce  qu'ils  peuvent  en  parler  plusieurs  qu'ils 
entendent  o       ^          r  x  r 

et  pa  lent   n'ont  jamais  apprises,  soit,  ce  qui  est  plus  fréquent,  parce 

étrarSr  qu'ils  peuvent  comprendre  les  langues  étrangères  dans  les- 


EFFETS    DE    LA    POSSESSIOÎS    SUR    LA    PAROLE.  473 

quelles  on  leur  parle.  Un  ecclésiastique  raconte  qu'ayant 
adressé  la  parole  en  grec,  en  hébreu  et  en  latin  au  démon 
qui  possédait  une  jeune  fille,  il  répondit  à  toutes  ses  ques- 
tions, mais  toujours  en  allemand.  Le  prêtre  lui  ayant  re- 
proché de  ne  pouvoir,  malgré  toute  sa  science,  dire  un 
seul  mot  dans  une  langue  étrangère,  le  démon  lui  répondit  : 
«Fou  que  tu  es,  les  esprits  entendent  toutes  les  langues, 
mais  ne  les  parlent  pas  toutes.  »  En  effet,  lorsque  le  prêtre 
discutait  en  latin  avec  les  savants  qui  étaient  présents,  le 
démon  comprenait  tout  ce  que  l'on  disait,  et  répondait  en 
allemand  aux  choses  qui  le  concernaient.  Bien  souvent 
néanmoins  les  démons,  par  la  bouche  de  ceux  qu'ils  pos- 
sèdent, peuvent  parler  des  langues  étrangères.  Le  docteur 
Th.  Bartholini  raconte,  après  Hannemann,  médecin,  qu'en 
l'année  1 67  3  un  jeune  soldat  de  dix-huit  ans  se  trouva  pos- 
sédé. Deux  ans  auparavant,  il  s'était  donné  au  démon  pour 
quatre  ans.  Son  langage  était  inintelligible;  mais  par  in- 
tervalles il  savait  s'exprimer  d'une  manière  claire  et  pré- 
cise, et  alors  il  pouvait  répondre  à  chacun  dans  sa  langue, 
soit  en  français,  soit  en  latin,  soit  autrement.  Dans  ses  pa- 
roxismes,  quatre  hommes  des  plus  forts  pouvaient  à  peine 
le  tenir.  Cameralius  raconte  qu'un  démon  qui  possédait 
une  femme,  lorsqu'il  voulait  parler  grec,  faisait  rire  les 
savants  qui  étaient  présents  à  cause  de  sa  mauvaise  pro- 
nonciation. Il  s'excusa  en  disant  qu'il  savait  bien  qu'il 
avait  un  mauvais  accent,  mais  que  la  faute  en  était  à  la 
femme,  don  tla  langue  ne  pouvait  se  prêter  à  prononcer  les 
mots  étrangers.  En  supposant  qu'il  n'y  ait  eu  ici  aucune 
imposture,  on  trouve  en  ce  fait  exactement  exprimée  la 
distinction  entre  la  science  interne  et  la  faculté  de  mani- 
fester ce.  qu'on  sait. 


474  EFFETS    DE    LA    1>0SSES^3I0^    SUll    LA    PAKOLE. 

Quelquefois  cependant  la  parole  est  arrêtée  par  une  af- 

le  souvenir  fectation  maladive  de  l'organe  lui-même.  Lorsque  les  re- 

qu'ilsont    ligieuses  de  Keutorp  furent  possédées,  elles  ne  pouvaient 

faitesou     ^^^jjg  jgyj,  paroxysme  prononcer  aucun  mot,  quoiqu'elles 
dites  dans  la  r         .;  i  . 

posssesion.  comprissent    parfaitement   tout  ce    qu'on  disait   autour 

d'elles;  mais  elles  ne  pouvaientparler,  parce  qu'elles  éprou- 
vaient des  convulsions  dans  la  langue  et  dans  les  parties  in- 
térieures. Anne  de  Lemgo,  l'une  d'elles,  quand  elle  parlait 
dans  ses  accès,  comprenait  parfaitement  ce  qu'elle  disait, 
et  il  lui  semblait  alors  que  les  mots  étaient  donnés  par  un 
autre;  mais  dès  qu'elle  avait  fini  déparier,  tout  ce  qu'elle 
avait  dit  échappait  à  sa  mémoire.  Cependant  si  quelqu'uu 
lui  répétait  ce  qu'elle  avait  dit,  elle  se  le  rappelait  de  nou- 
veau ;  mais  elle  aurait  mieux  aimé,  par  une  sorte  de  honte, 
qu'on  le  lui  eût  caché.  Les  paroles  lui  avaient  été  données 
intérieurement  par  un  autre,  et  elles  s'imprimaient  dans 
son  souvenir  comme  lui  venant  d'ailleurs  que  d'elle-même. 
C'est  pour  cela  que  sa  mémoire  avait  besoin  d'être  rafraî- 
chie du  dehors  pour  se  rappeler  [ce  qu'elle  avait  dit.  D'au- 
tres possédés  ont  assuré  dans  leurs  moments  lucides  qu'ils 
entendaient  bien  la  voix  du  démon  dans  leurs  organes, 
mais  qu'ils  ne  pouvaient  comprendre  ce  qu'il  disait  en 
eux,  comme  ceux  dont  l'esprit  est  lié.  D'autres,  quand  on 
leur  demandait  ce  qu'ils  avaient  fait  ou  dit,  répondaient 
qu'ils  avaient  perdu  tout  souvenir  aussi  longtemps  que 
l'esprit  avait  été  dans  leur  tête.  D'après  ces  témoignages, 
on  peut  croire  que  la  langue  en  ces  circonstances  exprime 
les  idées  non  de  la  personne  malade,  mais  du  démon  qui 
la  possède  et  qui  se  sert  souvent  d'une  langue  inconnue  h 
celle-ci. 

Déjà,  dès  les  temps  anciens,  on  a  reconnu  cette  faculté 


EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LA    PAROLE.  473 

des  possédés.  Saint  Jérôme,  dans  la  Vie  de  saint  Hilarion, 
ermite,  parle  d'un  candidat  de  l'empereur  Constance^  natif 
de  Franconie,  qui  fut  possédé  du  démon  dès  ses  plus  jeunes 
années.  On  le  conduisit  à  Hilarion  dans  la  ville  de  Gaza^, 
et  il  expliqua  au  saint  les  causes  de  la  possession  en  langue 
grecque  et  syriaque,  quoiqu'il  n'eût  jamais  appris  ni  l'une 
ni  l'autre.  Le  saint  lui  répondit  :  «  Peu  importe  comment 
tu  es  venu;  mais  je  t'ordonne  de  sortir  au  nom  de  Notre- 
Seigneur  Jésus -Christ.  »  Psellus  raconte  le  fait  suivant. 
«  Mon  frère,  dit -il,  plus  âgé  que  moi,  était  marié  à  une 
femme  dont  les  couches  étaient  extrêmement  pénibles  et 
suivies  toujours  de  maladies  compliquées.  Dans  l'une  de 
ces  maladies,  étant  entrée  en  déhre,  elle  déchira  ses  vête- 
ments, et  murmura  des  mots  étrangers  que  ne  comprenaient 
point  les  assistants.  On  ne  savait  quel  moyen  employer 
pour  la  guérir.  Quelques  femmes  cependant  amenèrent 
un  homme  déjà  âgé ,  dont  la  peau  noire  semblait  brûlée 
par  le  soleil.  Cet  homme,  se  tenant  près  de  son  lit,  l'épée 
à  la  main ,  lui  adressa  en  arménien ,  qui  était  sa  langue 
maternelle,  des  paroles  de  menaces  et  d'injures.  La  femme 
lui  répondit  dans  la  même  langue  avec  hardiesse  au  com- 
mencement. Mais  le  barbarre  ayant  répété  ses  conjurations, 
et  menaçant  de  la  frapper,  elle  s'adoucit  par  peur  de  lui, 
et  se  mit  à  lui  parler  humblement  et  en  tremblant.  Bientôt 
elle  s'endormit.  Nous  étions  tous  dans  l'étonnement,  moins 
à  cause  de  l'accès  de  fureur  où  nous  l'avions  vue,  que  parce 
que  nous  l'avions  entendue  parler  arménien,  elle  qui  n'a- 
vait jamais  vu  un  seul  Arménien  dans  sa  vie.  Lorsqu'elle 
fut  revenue  à  elle,  nous  lui  demandâmes  si  elle  s'était 
aperçue  de  ce  qui  s'était  passé  et  si  elle  en  avait  gardé  le 
souvenir.  Elle  répondit  qu'elle  avait  vu  un  démon,  un  fan- 


476  EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LA    PAROLE. 

tome,  une  ombre  semblable  à  une  femme,  des  cheveux 
épars  el  floltants,  qui  s'élait  précipitée  sur  elle.  Dans  son 
elïroi,  elle  s'était  remise  dans  son  lit,  et  n'avait  plus  aucun 
souvenir  de  ce  qui  s'était  passé  depuis.  »  (De  Operatmie 
Dœmonum,  p.  101  à  106.) 

On  amena  près  des  reliques  des  saints  Pierre  et  Marcel- 
lin,  à  Mûlheim,  dans  l'Odenwald,  une  jeune  fille  de  seize 
ans.  Le  démon,  qui  s'appelait  Wiggo,  parlait  latin  avec  le 
prêtre.  C'était  au  temps  de  Louis,  fils  de  Charlemagne, 
lorsque  le  monde  était  agité  parles  querelles  de  ses  fils.  Le 
démon  raconta  comment,  lui  douzième,  aidait  à  ravager  le 
royaume  des  Francs,  à  cause  des  vices  qui  régnaient  dans 
toutes  les  conditions,  et  qu'il  se  mit  à  raconter.  La  jeune 
fille  fut  guérie,  mais  elle  perdit  en  même  temps  la  faculté 
de  parler  latin.  [Act.  Sanct.,  2  jun.)  Au  temps  de  saint 
Thomas  de  Villeneuve  vivait  une  jeune  fille  qui  depuis 
longtemps  était  dans  un  état  extraordinaire,  sans  que  les 
prêtres  du  pays  pussent  savoir  si  l'esprit  qui  la  poussait  était 
de  Dieu  ou  du  démon.  On  la  conduisit  à  la  messe  de  J.  de 
Salaye,  recteur  de  l'université  de  Valence,  homme  pieux 
et  savant,  qui,  après  avoir  reçu  sa  confession  et  l'avoir 
éprouvée,  ne  put  s'assurer  non  plus  de  son  état.  L'esprit 
qui  la  possédait  se  tint  aussi  longtemps  caché:  mais  à  la 
fin,  comme  on  vit  qu'elle  répondait  en  latin  aux  questions 
théologiques  qu'on  lui  adressait,  on  conçut  des  soupçons 
sérieux  à  son  sujet  ;  car  c'était  une  fille  simple  et  grossière 
et  qui  ne  savait  pas  un  mot  de  latin.  On  l'exorcisa;  le  dé- 
mon se  mit  alors  à  plaisanter  les  assistants  et  à  tourmenter 
horriblement  la  jeune  fille.  Saint  Thomas  dit  la  messe  de- 
vant elle,  et  la  délivra  pour  toujours.  [Act.  Sajict.,  i  8  sept.) 
Sainte  Catherine  de  Sienne  guérit  aussi  une  petite  fille  de 


EFFLTb    DE    LA    POi?SESSIOI>    bLR    LA    PAROLE  =  4  77 

huit  ans  qui  parlait  latin,  quoiqu'elle  n'eût  jamais,  appris 
cette  langue.  On  connaît  le  témoignage  de  Mélanchlhon  sur 
la  possédée  qui  prédit  en  grec  la  guerre  qui  allait  éclater 
en  Saxe. 

Quelquefois  les  possédés  parlent  une  langue  que  les  as- 
sistants ne  comprennent  point,  mais  dont  la  construction 
intérieure  fait  cependant  conclure  qu'elle  appartient  à  une 
langue  parfaitement  formée.  Vers  l'an  1  lo2^  dans  le  cou- 
vent d'Esron,  un  moine  fut  tout  à  coup  possédé  du  démon 
au  milieu  delà  communauté.  11  poussait  des  cris  terribles, 
et  quatre  hommes  pouvaient  à  peine  le  tenir.  On  parvint 
cependant  avec  de  grands  efforts  à  le  lier  dans  son  lit.  Là 
il  cherchait  à  déchirer  avec  les  dents  ses  membres  et  toutes 
les  personnes  qui  approchaient  de  lui.  Il  parlait  une  langue 
nouvelle,  inconnue  de  tous  ceux  qui  étaient  présents; 
mais  la  facilité  avec  laquelle  il  parlait  prouvait  que  la 
langue  dans  laquelle  il  s'exprimait  était  une  langue  véri- 
table. Pendant  quelques  heures,  les  frères  ne  savaient  trop 
ce  qu'ils  devaient  faire,  lorsque  enfin  l'un  d'entre  eux  eut 
la  pensée  d'essayer  l'efficacité  de  quelques  reliques  de  saint 
Bernard  que  possédait  le  couvent.  A  peine  les  eut -on  ap- 
portées que  le  démon  cria  en  allemand  d'une  voix  épou- 
vantable :  «  Va-t-en  !  va-t-en,  Bernard,  ta  présence  m'est 
insupportable!  »  Là-dessus  il  se  fit  un  grand  silence  de 
quelques  minutes,  après  quoi  le  possédi  ouvrit  les  veux, 
et,  comme  un  homme  qui  s'éveille  d'un  profond  sommeil, 
s'étonna  de  voir  les  frères  autour  de  lui  et  plus  encore  de 
se  voir  lié  comme  il  l'était.  Et  comme  il  ne  se  rappelait 
rien  de  ce  qui  était  arrivé,  il  demanda,  honteux,  ce  que 
tout  cela  voulait  diic.  A  partir  de  ce  moment  il  recouvra 
la  santé.  (Manriquez,  Aun.  Ci^t.,  1. 11.)  A  Tours,  un  novice 


478  EFFETS    DE    LA    POSSESSIOIS    SUR    LA   PAROLE. 

nomme  Cucumella  ayant  été  possédé,  on  appela  près  de  lui 
saint  François  de  Paule.  Celui-ci  vint  accompagné  du  père 
Lioimet,  général  de  l'ordre.  Quoique  ce  novice  n'eût  au- 
cune science j,  il  parla  pendant  une  heure  avec  le  saint  en 
latin  et  en  plusieurs  autres  langues  inconnues  ;  et  le  saint, 
quoiqu'il  ignorât  ces  langues,  répondait  à  ses  questions. 
Ceci  se  passa  devant  un  grand  nombre  de  témoins,  et  le 
novice  fut  guéri.  (A.  S.,  2  april.)  On  peut  supposer  qu'en 
plusieurs  cas  de  ce  genre  il  y  a  illusion  ou  imposture;  mais 
il  est  impossible  de  nier  l'évidence  d'un  grand  nombre  de 
faits  que  nous  pourrions  encore  rapporter  ici. 
Histoire  de  ^^  des  plus  décisifs  en  cette  matière  est  celui  qui  s'est 
^1""  Ranfin.  passé  à  Nancy,  en  1620,  chez  une  dame  nommé  Ranfm. 
C'était  une  femme  de  grande  vertu,  fondatrice  de  l'ordre  du 
Refuge,  où  l'on  recevait  les  femmes  qui  avaient  mené  aupa- 
ravant une  vie  scandaleuse.  L'histoire  de  cette  possession  a 
été  écrite  en  1622  par  un  médecin  de  Lorraine  nommé  Pi- 
chard,  aprèsqu'oneutamenéàNancy  la  possédée.  L'évêque 
deToul,  des  Porcelets,  nomma  pour  exorciste  Yiardin,  con- 
seiller d'État  et  docteur  en  théologie,  puis  un  jésuite  et  un 
capucin.  Les  exorcismes  se  firent  en  présence  de  presque 
tous  les  ecclésiastiques  de  Nancy,  et  paiticuhèrement  de 
l'évêque  deToul,  de  l'évêque  sufFragant  de Strasbom-g,  de 
Sancy,  autrefois  ambassadeur  de  France  à  Constantinople; 
de  Charles  de  Lorraine,  évêque  de  Verdun,  et  de  deux  doc- 
leurs  de  Sorbonne,  envoyés  par  la  faculté  de  théologie  de 
Paris.  Les  deux  derniers  l'exorcisèrent  souvent  en  hébreu, 
en  grec  et  en  latin;  et  quoiqu'elle  put  lire  à  peme  le  latin, 
elle  répondait  exactement  à  toutes  leurs  questions.  M.  do 
Harlay,  qui  passait  alors  pour  un  des  hommes  les  plus  dis- 
tingués dans  la  connaissance  de  l'hébreu,  attesta  par  écrit 


EFFETS    1>E    LA     POeSESSIO.N    SUR    LA    PAROLE.  479 

que  lorsqu'il  remuait  seulement  les  lèvres,  sans  même  pro- 
noncer les  mots  hébreux ,  la  réponse  ne  se  faisait  pas  at- 
tendre. Beaucoup  d'autres  faits  encore  prouvèrent  qu'elle 
était  vraiment  possédée.  M.  Garnier,  docteur  de  Sorbonne^ 
lui  ayant  adressé  plusieurs  questions  en  hébreu,  elle  y  ré- 
pondit parfaitement,  mais  seulement  en  français,  car  le 
démon  lui  dit  qu'il  avait  pris  la  résolution  de  ne  parler  que 
dans  la  langue  du  pays.  M.  Garnier  ayant  insisté,  le  démon 
lui  répondit  :  «  N'est-ce  pas  assez  que  je  te  prouve  que  je 
comprends  tout  ce  que  tu  me  dis?  ^)  M.  Garnier  lui  parla 
alors  en  grec;  et  comme  il  fit  par  inattention  une  faute  dans 
l'inflexion  d'un  mot,  l'esprit  malin  lui  dit  aussitôt  :  «  Tu 
t'es  trompé.  »  M.  Garnier  lui  ayant  demandé  en  grec  de 
lui  indiquer  la  faute  qu'il  avait  faite,  l'esprit  lui  répondit  : 
«  Contente-toi  que  je  t'aie  montré  que  tu  as  fait  une  faute, 
et  ne  demande  pas  davantage.  «  M.  Garnier  lui  ayant  or- 
donné en  grec  de  se  taire,  il  répondit  :  «  Tu  veux  que  je 
me  taise,  mais  je  ne  le  ferai  pas.  » 

L'écolâtre  de  Toul,  Midot,  lui  ayant  commandé  en  grec 
de  s'asseoir,  il  lui  répondit  :  «  Je  ne  m'assiérai  pas.  »  Midot 
lui  répéta  en  grec  :  «  Obéis,  et  assieds-toi  par  terre.  » 
Mais  ayant  remarqué  que  le  démon  allait  renverser  cette 
femme  par  terre  avec  violence,  il  lui  commanda  de  le  faire 
doucement,  et  le  démon  obéit.  Midot  lui  dit  ensuite  :  a  Al- 
longe le  pied  droit.  »  Après  qu'il  l'eut  fait,  il  lui  ordonna 
de  produire  la  sensation  du  froid  dans  le  genou  de  la  pos- 
sédée, ce  qui  arriva  comme  il  l'avait  dit.  Le  P.  Albert, 
capucin ,  lui  commanda  en  grec  de  faire  sept  fois  avec  sa 
langue  une  croix  sur  la  terre ,  en  l'honneur  des  sept  joies 
de  Marie;  il  le  fît  trois  fois  avec  la  langue  et  deux  fois  avec 
le  nez.  Mais  le  P.  Albert  ayant  répété  son  commandement, 


480  EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUIt    LA    PAROLE. 

il  obéit,  comme  lorsqu'on  lui  ordonna  de  baiser  les  pieds 
de  l'évêque  de  Toul.  Le  P.  Albert^  remarquant  en  lui  le 
désir  de  renverser  le  bénitier,  lui  ordonna  de  prendre 
de  l'eau  bénite,  et  il  le  fit.  Puis  il  lui  ordonna  de  porter  le 
bénitier  au  commandant  de  la  ville.  Le  démon  ayant  fait  la 
remarque  qu'il  n'est  pas  d'usage  de  faire  les  exorcismes  en 
grec,  le  P.  Albert  lui  dit  :  «  Tu  n'as  point  de  lois  à  nous 
prescrire  à  ce  sujet;  l'Église,  au  contraire,  a  le  droit  de  te 
commander  dans  toutes  les  langues.  »  La  possédée  prit 
alors  le  bénitier,  et  le  porta  d'abord  au  père  gardien  des 
Capucins,  puis  au  prince  de  Lorraine,  aux  comtes  de 
Brionne  et  de  Remonville  et  à  d'autres  encore.  M.  Pi- 
chard  lui  ayant  commandé  moitié  en  grec  et  moitié  en  hé- 
breu de  guérir  la  tête  et  les  yeux  de  la  possédée,  il  ré- 
pondit promptement  :  «  Ce  n'est  pas  nous  qui  sommes 
cause  de  cet  état;  mais  sa  tête  est  pleine  d'humeurs,  et  le 
mal  vient  de  sa  constitution,  w  M.  Yiardin  lui  ayant  dit  par 
inadverlancc  :  Per  eum  quiadversus  te  prœliavit,  le  démon 
lui  répondit,  sans  lui  donner  le  temps  de  corriger  sa  faute  : 
«  Ane  que  tu  es  !  il  fallait  dire  :  Prœliatiis  est.  »  Il  répondit 
ainsi  à  tout  ce  qu'on  lui  disait,  soit  en  italien,  soit  en  alle- 
mand. 11  découvraitavec  cela  les  pensées  les  plus  secrètes, 
et  entendait  les  mots  que  les  assistants  se  disaient  bas  à 
l'oreille  et  qu'il  était  naturellement  impossible  d'entendre. 
11  déclara  qu'il  connaissait  très-bien  le  contenu  de  la  médi- 
tation qu'un  prêtre  pieux  avait  faite  devant  le  saint  Sacre- 
ment. Un  smiple  mouvement  des  lèvres  de  la  part  des  exor- 
cistes, sans  qu'ils  eussent  besoin  de  parler,  suffisait  pour 
le  faire  obéir,  même  lorsqu'ils  tenaient  la  main  ou  un  livre 
devant  leur  bouche.  Les  témoignages  de  tous  les  assistants 
sont  annexés  au  compte  rendu  du  docteur  Pichard. 


EFFETS    D%    LA    POSSESSION    SUR    LA    PAROLE^  481 

Au  don  de  parler  les  langues  étrangères  se  joint  quel- 
quefois celui  du  chant.  Une  vieille  femme  du  mont  Milliaro 
vint  à  Vallombreuse  pour  y  être  délivrée  d'un  démon 
chantant.  11  chantait  VAve  Maria,  le  Kyrie  et  quelquefois 
les  psaumes,  comme  si  l'àme  d'un  prêtre  avait  passé  dans 
le  corps  de  cette  femme  ;,  ce  qui  faisait  rire  tous  les  assis- 
tants. Lorsque  le  prêtre  voulait  lui  imposer  silence  ou  lui 
ordonner  de  sortir ^  il  disait  en  riant  :  u  Je  m'en  irai,  si 
vous  me  laissez  encore  chanter  un  peu  cette  antienne,  tel 
ou  tel  psaume;  »  et  il  se  mettait  aussitôt  à  chanter  d'une 
manière  fort  agréable  sans  attendre  la  réponse.  La  chose 
devint  à  la  longue  fatigante  pour  les  ecclésiastiques;  le 
doyen  recommanda  donc  au  prêtre  de  mettre  un  terme  à 
tous  ces  chants.  Celui-ci  employa  d'une  manière  plus  vi- 
goureuse les  exorcismes,  et  le  démon  sortit  en  chantant  et 
en  plaisantant  sans  faire  aucun  mal  à  la  pauvre  femme. 
(Hieronym.  Radiolens.,  p.  3<S8.)  Un  jour  que  saint  Vin- 
cent Ferrier  prêchait,  un  des  auditeurs  fut  possédé  du  dé- 
mon. 11  poussa  d'abord  un  grand  cri,  puis  se  mit  à  chanter 
et  à  danser,  à  rire  et  à  pleurer  tour  à  tour,  à  hurler  à  la 
manière  des  loups,  et  enfin  il  tomba  par  terre  comme 
mort,  écuma  de  la  bouche  et  du  nez,  se  releva,  faisant 
beaucoup  d'autres  mouvements  extraordinaires.  A  cette 
vue,  Vincent  ordonne  au  peuple  de  se  tenir  tranquille; 
puis,  se  tournant  vers  le  démon,  il  lui  dit  :  «  Tais-toi, 
maudit,  et  ne  bouge  pas  jusqu'à  ce  que  j'aie  fini  mon  ser- 
mon. ))  Aussitôt  le  possédé  devint  calme,  regardant  le  pré- 
dicateur pendant  tout  le  temps  qu'il  prêcha,  et  dévorant 
toutes  ses  paroles.  Lorsque  le  sermon  fut  fini,  le  désordre 
recommença.  Vincent  s'avance  vers  le  possédé  et  ordonne 
au  démon  de  dire  d'où  il  vient.  «  Cet  homme,  répondit-il, 


482  EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUK    tjf   PAROLE. 

entretenait  chez  lui  une  femme,  qui,  touchée  de  tes  exhor- 
tations salutaires,  l'a  quitté.  C'est  pour  cela  qu'il  te  hait, 
toi  et  tous  ceux  qui  te  suivent,  qu'il  parle  mal  de  toi,  et 
qu'il  vient  ici  pour  trouver  quelque  chose  à  reprendre 
dans  tes  paroles.  Laisse-moi  donc  en  repos  jusqu'à  ce  que 
je  t'aie  vengé.  »  Mais  le  saint  guérit  cet  homme,  qui  resta 
pendant  une  heure  étendu  par  terre  comme  un  mort. 
(A.  S.,  5  april.)  Au  chant  se  joignent  quelquefois,  outre 
la  danse,  des  mouvements  et  des  gestes  extraordinaires. 
Pendant  que  saint  Lezin  prêchait  en  Anjou,  une  femme 
qui  était  possédée  traversa  la  foule  en  poussant  des  cris 
furieux,  et  faisant  tous  les  gestes  d'une  folle.  Sa  panto- 
mime théâtrale,  ses  paroles,  qui  ressemblaient  à  celles 
d'une  femme  ivre,  faisaient  rire  le  peuple.  Sept  démons 
furent  chassés  de  son  corps  par  le  saint.  (A.  S.,  13  febr.) 

Histoire  du      Le  fait  suivant  nous  offre  un  des  exemples  les  plus  re- 

frère 
Ferdinand,  marquables  de  cette  faculté  de  chanter,  d'autant  plus  que 

la  possession  et  l'extase  se  sont  succédé  d'une  manière 
critique  dans  le  sujet  dont  il  va  être  question.  Pierre  Mo- 
nocle, abbé  de  Clairvaux,  avait  en  1180  choisi  Humbert, 
abbé  de  Superad,  homme  pieux  et  savant,  pour  visiter  à 
sa  place  les  couvents  de  son  ordre  en  Espagne.  Celui-ci, 
étant  arrivé  à  Morerola,  fut  témoin  du  fait  suivant.  Il  % 
avait  dans  ce  lieu  un  jeune  homme  d'une  famille  noble, 
mais  simple  d'esprit  et  très-ignorant.  Après  la  mort  de  son 
père,  la  pensée  lui  vint  de  quitter  les  armes  et  de  renoncer 
au  monde,  et  c'est  pour  cela  qu'il  s'était  retiré  dans  le 
couvent  de  ce  lieu.  Mais  les  siens  l'en  avaient  arraché  et 
l'avaient  tenu  pendant  un  an  renfermé.  Cependant  à  peine 
lui  avaient-ils  rendu  la  liberté  qu'il  retourna  dans  le  cou- 
vent d'où  on  l'avait  tiré.  On  l'y  reçut  volontiers  comme 


EFFETS    DE    LA    P0SSESS10>    SUK    LA    l'AROLE.  483 

postulant,  et  il  y  avait  vécu  trois  mois  dans  la  simplicité  et 
r innocence,,  lorsqu'il  lui  arriva  ce  qui  suit.  Une  nuit  pen- 
dant qu'il  assistait  à  matines^  se  trouvant  saisi  par  le  froid, 
il  quitta  le  chœur  pour  aller  chercher  son  manteau.  Ne  le 
trouvant  pas,  il  alla  ailleurs  pour  s'occuper  d'autres  choses, 
et  trouva  sur  son  chemin  un  manteau  parterre.  Il  le  prend, 
et,  le  regardante  la  lumière,  il  reconnaît  que  c'est  le  sien. 
Pendant  qu'il  va  le  porter  sur  son  lit,  il  entend  une  voix 
lui  dire  par  derrière  :  a  Penses-tu  pouvoir  rester  ici!  Sache 
donc  que  je  te  poursuivrai  sans  relâche  jusqu'à  ce  que  je 
t'aie  chassé.  »  Le  novice,  effrayé  et  tremblant,  rentre  au 
chœur.  Le  lendemain,  il  raconte  ce  qui  s'était  passé  à  son 
abbé  et  au  maître  des  novices.  Ceux-ci  le  consolent  du 
mieux  qu'ils  peuvent,  et  ne  pensent  plus  à  ce  qui  venait 
d'arriver.  Trois  semaines  après,  le  novice  fut  assailli  par 
des  tentations  qui  devinrent  toujours  plus  fortes,  parce 
qu'il  les  avait  cachées  dès  le  commencement. 

Un  jour  enfin  que  les  frères  dormaient  après  le  repas,  il 
sortit  du  dortoir  et  se  retira  dans  une  maison  qui  était  à 
quelque  distance  de  l'abbaye.  Là.  il  fut  possédé  du  démon, 
et  perdit  connaissance.  Mais  quelques  instants  après,  le  dé- 
mon l'ayant  quitté,  il  revint  à  soi.  11  réfléchit  alors  qu'il 
avait  mal  fait  de  sortir  ainsi  du  couvent.  Il  retourna  donc, 
et  vint  au  chœur  au  moment  où  l'on  chantait  les  vêpres. 
Quelques  religieux  qui  étaient  allés  pour  le  voir  et  qui  le 
croyaient  parti  se  réjouirent  grandement  en  le  voyant  re- 
paraître, et  gardèrent  le  silence.  La  nuit  suivante,  pendant 
que  tous  les  frères  étaient  endormis,  la  tentation  de  s'en- 
fuir lui  revint  encore;  mais,  après  s'être  levé,  il  ne  put 
trouver  ni  la  porte  de  sa  chambre  ni  son  lit.  11  passa  donc 
toute  la  nuit  debout,  jusqu'à  ce  qu'on  sonnât  matines.  Le 


i84  EFFETS    DE    LA    fOSSESSION    SUR    LA    PAROLE, 

domon  s'empara  de  nouveau  de  lui  de  la  manière  la  plus 
violente;  de  sorte  que  les  frères  le  voyant  en  cet  état  le 
crurent  fou,  et  le  portèrent  à  l'infirmerie.  Là  un  moine 
qui  était  mort  jeune,  et  qui  pendant  sa  vie  avait  été  d'une 
humeur  joyeuse  et  s'était  fait  aimer  de  tous^  lui  apparut. 
11  s'appelait  Rodrigue.  Il  dit  au  novice  :  «  Frère  Ferdi- 
nand, tu  as  mal  fait  en  voulant  retourner  au  monde^ 
comme  le  chien  aux  choses  qu'il  a  vomies;  c'est  pour  cela 
que  tu  as  été  tourmenté  par  le  démon,  et  que  tu  le  seras 
bien  davantage  encore  par  la  suite.  Lorsque,  attiré  par  les 
démons,  tu  voulais  sortir  du  dortoir,  ton  ange  s'est  pré- 
senté à  toi,  et,  te  fermant  la  porte,  t'a  empêché  d'exécuter 
ton  dessein.  Fais-toi  donc  porter  devant  l'autel  de  saint 
Bernard,  et  demande  qu'on  te  donnelescapulairede  l'abbé 
Pierre,  que  le  frère  Ocrius,  par  respect  pour  la  sainteté  de 
cet  homme ,  a  renfermé  dans  une  boîte  :  il  te  garantira 
contre  les  attaques  du  démon.  )> 

Lorsque  Ferdinand  fut  revenu  à  lui,  il  raconta  à  l'abbé 
ce  qu'il  avait  vu,  et  demanda  le  scapulaire  de  l'abbé 
Pierre.  Le  frère  Ocrius,  à  qui  l'on  s'adressa,  dit  qu'il  ne 
l'avait  pas;  mais  les  frères,  visitant  son  meuble  en  son 
absence,  le  trouvèrent  tel  que  le  frère  Rodrigue  l'avait  dit. 
Pierre  avait  été  pendant  sa  vie  un  homme  d'une  grande 
sainteté;  il  avait  possédé  le  don  des  miracles,  et  avait 
prédit  un  fils  à  la  reine  d'Espagne,  désolée  de  n'avoir  point 
d'enfants.  Tous  les  religieux  connaissaient  ce  fait.  Le 
novice,  revêtu  du  scapulaire  de  ce  saint  homme,  fut  donc 
porté  devant  l'autel  de  saint  Bernard.  Pendant  qu'il  était 
là  prosterné  en  présence  de  Humbert  et  des  frères,  nous 
entendîmes  sortir  de  lui,  raconte  le  premier,  trois  voix 
différentes,  d'après  lesquelles  nous  pûmes  facilement  re- 


EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LA    PAROLE.  4So 

connaître  s'il  avait  l'esprit  présent,  ou  s'il  était  transporté 
par  une  extase  divine  dans  la  société  des  anges,  ou  s'il 
était  au  pouvoir  du  démon.  11  resta  ainsi  pendant  quatre 
jours,  et  voyait  les  démons  quand  ils  venaient  à  lui.  Il 
criait  alors  en  tremblant  :  «  Les  voici  qui  viennent;  ils 
veulent  ouvrir  cette  fenêtre  ou  cette  porte,  afin  de  me 
tourmenter.  »  11  serrait  alors  le  scapulaire  autour  de  sa 
poitrine  et  de  son  cou,  poussant  des  cris  affreux  dans  une 
indicible  angoisse.  Pendant  tout  ce  temps,  il  écumait  et 
grinçait  des  dents;  et  au  milieu  des  crampes  violentes 
qui  agitaient  son  corps  il  vomissait  les  plus  horribles  blas- 
phèmes. 

Nous  lui  fîmes  apporter  le  manteau  de  saint  Bernard , 
qui  était  gardé  dans  le  cloître.  Il  le  saisit  avec  vivacité,  et 
chercha  à  s'en  envelopper  le  cou  et  la  poitrine.  Puis  nous 
fîmes  apporter  une  croix  qui  contenait  un  morceau  du  bois 
de  la  vraie  croix,  et  nous  la  plongeâmes  plusieurs  fois  dans 
la  bouche  du  patient  jusqu'à  la  gorge,  afin  de  chasser  le 
démon.  Mais  lui,  la  bouche  ouverte,  refusait  de  la  rece- 
voir, comme  si  c'eût  été  un  fer  enflammé,  et  criait  dans  sa 
fureur  :  «  Pourquoi  voulez-vous  me  chasser  de  ma  maison? 
Cet  homme  m'appartient;  il  s'est  donné  à  moi?  Pourquoi 
votre  Bernard  me  veut-il  du  mal?  Il  ne  me  fera  certainement 
pas  sortir  d'ici,  w  Mais  nous,  conformément  à  l'Écriture, 
qui  dit  que  tout  est  possible  à  celui  qui  croit,  nous  res- 
tâmes fermes  dans  notre  résolution  de  chasser  le  mauvais 
esprit.  Vaincu  enfin,  il  s'écria;  «  Voulez-vous  que  je  sorte? 
Pourquoi  me  chassez-vous  de  ma  demeure?  Par  où  voulez- 
vous  que  je  sorte?  »  Il  cessa  de  tourmenter  le  novice  inté- 
rieurement; mais,  s'adjoignant  d'autres  démons,  il  lui  fit 
souffrir  à  l'extérieur  des  douleurs  intolérables;  de  sorte 


i8b  EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SL'K    LA    PAROLE. 

que  le  pauvre  patient  ne  cessait  de  gémir  et  de  se  plaindre. 
Enfin  les  démons  l'ayant  quitté^,  il  fut  comme  ravi  en  extase^ 
et  vit  venir  à  lui  frère  Rodrigue  et  l'abbé  Pierre  ^  et  il  lui 
sembla^  comme  il  le  confessa  plus  tard;,  qu'ils  le  condui- 
saient dans  une  cellule  éclatante  de  lumière.  Là  il  vint  un 
grand  nombre  de  moines  et  d'autres  défunts,  pour  célé- 
brer le  service  divin.  Le  novice  était  dans  leur  société, 
c'était  du  moins  ce  que  nous  pouvions  juger  par  ses  chants; 
d'autant  plus  qu'il  était  sans  aucune  science,  et  qu'il  savait 
à  peine  épeler  les  lettres. 

Ils  chantèrent  tous  la  messe  solennellement  d'après  le 
rite  cistercien ,  et  en  observant  tous  les  intervalles  ;  et  le 
novice  chantait  avec  eux.  Au  Kyrie,  le  chœur  chantait  tour 
à  tour^  et  le  novice  ne  manquait  jamais  de  chanter  lors- 
que son  tour  était  venu.  Personne  dans  le  couvent  ne  pou- 
vait chanter  cette  messe,  si  ce  n'est  le  sacristain  du  heu, 
qui,  lorsqu'il  n'avait  rien  autre  chose  à  faire,  aidait  ordi- 
nairement à  chanter  la  messe  de  la  sainte  Vierge.  Après  le 
Kyrie,  le  novice  dit  le  Gloria;  et  comme  la  faiblesse  l'em- 
pêchait de  chanter,  il  dit  dans  sa  langue  :  «  Frère  Rodrigue, 
et  vous,  monsieur  Pierre,  chantez.  »  Mais  se  sentant  ensuite 
plus  libre,  il  se  remit  à  chanter,  et  la  chose  se  répéta  plu- 
sieurs fois.  Après  le  Gloria,  il  chanta  :  Et  mmspiritutuo. 
Tout  cela  dura  autant  de  temps  qu'on  aurait  pu  en  mettre 
à  chanter  sept  psaumes.  Lorsque  c'était  le  tour  de  l'officiant 
ou  du  servant  de  chanter,  il  se  taisait  :  il  était  d'ailleurs  tou- 
jours d'accord  avec  les  autres,  et  son  extase  continua  pen- 
dant tout  ce  temps.  La  messe  étant  finie,  ils  chantèrent  les 
vêpres  de  la  sainte  Vierge  en  deux  chœurs,  observant  les 
longues  pauses  en  usage  chez  les  Cisterciens.  Au  Magni- 
ficat, il  chanta  une  antienne  que  nous  n'avions  encore  ja- 


EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SLR    LA    PAROLE.  487 

mais  entendue,  et  il  la  répéta  jusqu'à  ce  que  nous  en  eus- 
sions appris  les  paroles  et  la  mélodie.  Elle  était  conçue  en 
ces  termes  :  Sancta  Maria,  non  eut  tibi  similis  orta  in  uni- 
verso  mundo,  inter  mulieres  flore?is  ut  rosa,  fiagrans  ut 
lilium;  ora  pro  nobis,  sancta  Dei  Genitrix.  AUehiia.  Dans 
ce  cliœui^  Pierre  faisait  les  fonctions  d'abbé^  et  saint  Ber- 
nard celles  de  prieur^  lorsqu'il  était  présent.  Parmi  les 
autres  étaient  Etienne,  évêque  de  Zamora^  qui  donna  la 
bénédiction^  comme  nous  l'apprîmes  du  novice  lui -même. 
Cet  Étiem!e  était  un  homme  d'une  grande  piété^  qui  aimait 
beaucoup  l'ordre  des  Cisterciens^  et  particulièrement  Clair- 
vaux.  Il  distribua  à  chacun  les  messes  qu'il  avait  à  dire, 
disant  aux  uns  :  «  Vous  chanterez  la  messe  pour  les  frères 
qui  vivent  encore  dans  la  chair;  »  aux  autres:  «  Vous  la 
chanterez  pour  les  défunts;  »  donnant  à  ceux-ci  des  mes- 
ses du  Saint-Esprit,  et  disant  à  Pierre  :  «  Vous  chanterez  la 
messe  de  la  bienheureuse  Vierge.  » 

Après  la  fin  du  chant,  le  frère  Rodrigue  et  l'abbé  Pierre 
s'avancèrent  vers  le  novice,  lui  reprochèrent  sa  faute,  et  lui 
dirent  que  tout  ce  qui  était  arrivé  avait  été  un  châtiment 
de  Dieu.  Ils  lui  rappelèrent  comment  il  avait  parlé  sans 
permission  avec  un  des  frères  nommé  Jean  Zabata,  et  l'avait 
consulté  touchant  sa  fuite;  comment  il  s'était  entretenu 
sur  le  même  sujet  avec  un  autre  clerc ,  et  lui  avait  porté  à 
manger  des  provisions  de  l'infirmerie;  comment  il  avait 
cueilli  lui-même  des  pommes  en  se  promenant  dans  le  jar- 
din. Le  novice  avoua  tout  avec  une  voix  douce  et  humble, 
et  l'abbé  Pierre  le  condamna  à  recevoir  la  disciphne.  «  C'est 
bien,  répondit-il,  je  la  recevrai.  »  Il  se  dépouilla  aussitôt 
de  ses  vêtements  jusqu'à  la  ceinture  avec  une  grande  mo- 
destie, se  mit  à  genoux,  et,  se  frappant  la  poitrine,  il  dit 


i88  EFFETS    DK    LA    l'OS.SEbSION    SUR    LA    PAROLE. 

dans  sa  langue  :  «  Par  ma  faute,  par  ma  faute;  je  veux  me 
corriger.  »  Ce  qu'il  répéta  jusqu'à  vingt -cinq  fois.  Nous 
conclûmes  de  là  qu'il  avait  reçu  autant  de  coups  qu'il  s'é- 
tait frappé  de  fois  la  poitrine.  Nous  ne  pouvions  en  croire 
nos  yeux  et  nos  oreilles  en  voyant  comment  ce  novice, 
qui  n'avait  jamais  reçu  et  qui  n'avait  jamais  vu  donner  la 
discipline^  s'était  dépouillé  avec  autant  de  modestie,  et 
comment  lui^  qui  ne  savait  pas  chanter^  pouvait  chanter 
si  parfaitement  des  psaumes  qu'il  n'avait  jamais  appris. 

Lorsqu'il  futrevenuàlui,  nouslui  demandâmes  comment 
saint  Bernard  et  l'abbé  Pierre  lui  avaient  apparu.  11  répon- 
dit :  «  Le  visage  de  Bernard  est  si  transparent  que  per- 
sonne ne  peut  le  regarder.  Les  autres  aussi  sont  brillants 
de  lumière,  et  portent  des  couronnes  d'or  sur  la  tête.  » 
Il  nous  dit  que  parmi  eux  était  aussi  un  novice  qui  était 
mort  dans  l'année  de  son  noviciat.  L'abbé  de  Superad,  dans 
une  visite  qu'il  faisait  au  couvent,  avait  voulu  le  renvoyer 
à  cause  de  sa  jeunesse  et  de  sa  petite  taille;  mais  l'abbé  et 
les  frères  avaient  obtenu  de  lui  qu'il  le  gardât  à  cause  de 
sa  grande  piété  ;  et  il  était  mort  peu  de  temps  après  de  la 
mort  des  justes.  Nous  lui  demandâmes  si  le  frère  Rodrigue 
portait  aussi  une  couronne  d'or,  et  il  nous  répondit  que  oui. 

Tout  ceci  dura  quatre  jours,  pendant  lesquels  il  resta 
sans  boire  ni  manger,  tantôt  tourmenté  par  les  démons , 
et  tantôt  dans  la  société  des  saints;  tantôt  célébrant  le  ser- 
vice divin  dans  une  maison  tout  illuminée,  et  tantôt  reve- 
nant à  lui,  et  racontant  ce  qu'il  avait  vu.  Sept  fois  de  suite 
il  reçut  la  discipline.  A  la  septième  fois,  les  démons  le 
laissèrent  presque  sans  vie.  Alors  la  respiration  s'arrêta, 
il  perdit  la  parole;  et,  persuadés  qu'il  était  près  de  sa  fin, 
nous  lui  finies  donner  l'extrême-  onction,  etpréparâmes  son 


EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LA    PAROLE.  480 

cercueil.  Toute  la  communauté  se  réunit,  et,  attendant  sa 
mort,  chanta  par  trois  fois  différentes  les  litanies  et  les  sept 
psaumes;  après  quoi  les  frères  allèrent  se  reposer.  Cepen- 
dant le  frère  Rodrigue,  l'abbé  PieiTe  et  saint  Bernard  se 
présentèrent  à  lui,  et  l'avertirent  d'un  air  sévère  de  se  cor- 
riger et  de  prendre  garde  de  retomber  dans  son  péché.  Il 
répondit  :  «  Si  je  sors  jamais  de  ce  couvent,  que  le  démon 
me  possède  ;  que  je  tombe  en  enfer,  et  que  je  sois  maudit, 
soit  que  je  mange,  que  je  boive,  que  je  sois  éveillé  ou  en- 
dormi, debout  ou  assis.  »  11  dit  ces  paroles  en  notre  pré- 
sence. Là -dessus  Fabbé  Pierre  lui  dit  :  «  Saint  Bernard 
t'ordonne  de  prendre  la  discipline.  »  Le  novice  répondit: 
«  Comment!  vous  voyez  que  je  suis  là  étendu  par  terre, 
brisé  et  respirant  à  peine,  et  vous  exigez  encore  cela  de 
moi.  Eh  bien!  puisque  vous  le  voulez,  je  le  ferai.  »  Il 
se  leva  comme  il  put,  et,  se  dépouillant,  il  dit  vingt- 
cinq  fois  :  «  Par  ma  faute;  je  me  corrigerai.  »  Sur  l'or- 
dre de  saint  Bernard ,  il  cessa  de  se  frapper.  L'abbé  Pierre 
lui  dit  •  «  Prépare-toi  maintenant  à  servir  à  la  messe  comme 
sous-diacre.  »  Il  répondit  :  «  Je  ne  puis  lire  l'épître.  »  — 
«  Je  t'apprendrai  à  la  lire,  »  répondit  l'abbé.  —  Il  se  lava 
donc,  s'essuya,  se  couvrit  la  tète,  prit  l'aube  et  fit  toutes 
les  fonctions  d'un  sous-diacre.  Lorque  la  collecte  fut  finie, 
il  dit  à  l'abbé  :  «  Lisez -moi  l'épître,  »  et  après  l'avoir 
écoutée  avec  attention,  il  la  lut  lui-même,  comme  s'il 
avait  été  parfaitement  instruit.  Ayant  reçu  en  notre  pré- 
sence le  corps  du  Seigneur,  il  avala  l'hostie.  Enfin  à  Vite, 
missa  est,  il  répondit:  Deo  çjratias,  s'endormit  doucement, 
et  se  trouva  à  son  réveil  parfaitement  guéri ,  à  la  gloire  du 
nom  de  Jésus-Christ,  Dieu  de  toute  éternité.  (Manriquez, 
Annal.  Cisterc,  ixnn.  1180.) 


400  F.FFETS    DE    I.A     POSSESSION    SUR    LES    SENS. 

CHAPITRE  XXV 

Influence  de  la  possession  sur  les  sens.  Des  formes  sous  lesquelles  le 
démon  apparaît.  L'abbé  Hermann.  Le  moine  Achard.  Pasqualinus 
de  Tondellis.  Antoinette  de  Sainl-Gaudence.  Humiliana  de  Cerchis. 

Dans  la  possession,  le  sens  de  la  vue  et  les  autres  sens 
qui  nous  mettent  en  rapport  avec  les  objets  extérieurs 
acquièrent  bien  souvent  une  nouvelle  énergie.  Souvent  le 
démon  apparaît  sous  une  forme  visible  à  ceux  dont  il  s'em- 
pare, et  ce  phénomène  dure  ordinairement  alors  tout  le 
temps  de  la  possession.  La  forme  sous  laquelle  il  apparaît 
est,  comme  dans  toutes  les  perceptions  humaines,  un  com- 
posé de  deux  éléments,  l'un  objectif,  et  l'autre  subjectif, 
i.e  premier  n'est  pas  toujours  le  même;  car  le  mal,  quoi- 
que appartenant  à  une  seule  racine,  peut  néanmoins  par- 
courir le  cercle  entier  de  la  création.  L'élément  subjectif 
doit  varier  aussi  d'après  les  différents  cas,  précisément 
parce  que  cet  état  n'est  pas  un  état  naturel,  oii  l'on  puisse 
prévoir  un  rapport  permanent  entre  les  sens  et  leur  objet. 
C'estbien  plutôt  un  étatmaladif  et  contre  nature,  qui  trouble 
tous  les  domaines  de  l'être,  et  par  conséquent  celui  de  la 
perception.  Cette  variété  de  formes  s'est  manifestée  bien 
souvent  dans  les  tentations  des  saints,  et  elles  offrent  tou- 
jours quelque  chose  de  symbohque. 
Des  formes  Marole,  dans  son  livre  Dierum  canicularium ,  t.  VII, 
lesqueHes  P*  ^^^^  ^^*  ^  ^^  propos  :  «  Le  démon ,  quand  il  veut  ap- 
apparaîtle  prôcher  de  l'homme,  prend  beaucoup  de  formes,  à  l'excep- 
tion de  celles  de  l'agneau  et  de  la  colombe,  que  Dieu  semble 
lui  avoir  interdites.  Il  prend  souvent  dans  les  tentations  la 
forme  du  bouc  ou  de  la  chèvre,  qui  sont  des  animaux 


EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LES  SENS.  491 

lascifs  et  capricieux.  Lorsqu'il  veut  se  rendre  familier,  il 
prend  celle  d'un  chat  ou  d'un  chien.  S'il  veut  emporter 
quelqu'un,  il  apparaît  sous  la  forme  d'un  cheval.  S'il  faut 
passer  par  un  lieu  étroit,  celle  d'une  souris,  d'une  fouine 
ou  d'une  chauve-souris.  S'il  veut  empêcher  de  parler,  il 
hourdonne comme  une  mouche  à  l'oreille.  S'il  veut  exer- 
cer sa  fureur  contre  les  animaux  ou  les  hommes,  il  ap- 
paraît comme  un  loup.  S'il  veut  effrayer,  il  se  montre  à 
saint  Pacôme  comme  un  coq  en  fureur,  à  saint  Romuald 
comme  un  vautour,  à  saint  Hilarion  comme  un  renard , 
à  saint  Dunstan  comme  un  chien ,  à  Léonard  de  Corbie 
comme  un  serpent;  comme  un  dragon  à  sainte  Marguerite, 
à  Ferdinand  Gonsalve,  comte  de  Castille,  et  à  sa  veuve 
Théodora.  Enfin  il  apparaît  à  JuUenne  sous  la  forme  d'un 
ange.  Il  prend  quelquefois  aussi  la  forme  humaine.  C'est 
ainsi  qu'il  apparaît  à  saint  Robert  comme  un  paysan  avec 
de  longues  jambes  nues,  un  panier  sur  le  dos  et  un  mor- 
ceau de  bois  et  des  cordes  sur  la  poitrine.  Il  apparaît  à 
Maxime  de  Reggio  comme  un  batelier  dans  sa  barque ,  à 
Évagre  comme  un  clerc  haletant,  à  Macaire  une  fois  comme 
un  moissonneur,  une  autre  fois  comme  un  apothicaire,  à 
>iathanaël  comme  un  ânier,  à  Apelle  comme  une  femme 
belle  et  séduisante.  Cependant  on  peut  le  reconnaître  sous 
toutes  ces  formes  ;  car  la  créature  ayant  été  faite  à  l'image 
de  Dieu ,  la  contrefaçon  de  cette  image,  même  à  son  plus 
haut  degré,  ne  peut  jamais  revêtir  un  corps  parfait.  Le 
démon  est  donc  toujours  noir,  sale,  puant,  effrayant, 
laid,  avec  un  nez  plat  ou  recourbé  comme  un  bec  d'oiseau, 
avec  des  yeux  enfoncés  et  flamboyants ,  des  mains  et  des 
pieds  armés  de  griffes,  les  jambes  velues,  et  souvent  boi- 
tant d'une  jambe  ou  des  deux.  Sa  structure  tout  entière 


Hermann. 


41)2  EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LES    SENS. 

manque  de  proportion^  et  trahit  en  soi  quelque  chose 
d'inaccoutumé  et  une  laideur  interne.  Sa  parole  manque 
d'ordre  et  de  rhythme;  ce  n'est  qu'une  imitation  factice 
de  la  voix  humaine,  qui  semble  sortir  d'un  instrument  ou 
d'une  pierre  creuse.  C'est  un  sifflement  ou  un  murmure, 
ou  un  son  sourd ,  faible  et  impuissant  qui  semble  venir 
d'un  tonneau.  » 
L'abbé  Lorsque  la  vie  religieuse  florissait  dans  l' Église,  un  grand 
nombre  d'abbés  et  de  moines,  devenant  clairvoyants,  firent 
en  ce  genre  de  nombreuses  expériences  qu'ils  se  communi- 
quaient ensuite  dans  leurs  entrevues.  Césaire  a  écrit  dans 
son  livre  une  partie  de  ces  visions.  Ainsi  l'abbé  Hermann 
de  Sainte-Marie^,  homme  grave  et  pieux ,  ayant  demandé  à 
Dieu  la  faculté  devoir  les  démons,  sa  prière  fut  exaucée. 
Il  les  voyait  donc  au  milieu  des  moines,  tantôt  sous  la 
forme  d'un  paysan  avec  une  large  poitrine ,  les  épaules 
pointues,  le  cou  court,  les  cheveux  rasés  sur  le  front  ou 
pendants.  D'autres  fois  le  diable  apparaissait  sous  la  forme 
d'un  farfadet  qui  cherchait  à  troubler  et  à  distraire  un 
moine.  Tantôt  il  voyait  plusieurs  démons  ensemble  sortir 
des  murs,  enveloppés  de  longs  voiles  comme  des  femmes, 
et  s'attacher  aux  moines  violents  ou  paresseux.  Tantôt  il 
voyait  des  troupes  de  diables  passant  d'un  chœur  à  l'autre  , 
lorsque  les  moines  se  trompaient  en  chantant,  mettant  le 
trouble  et  le  désordre  parmi  ceux-ci,  puis  s' échappant  sous 
la  forme  de  dragons.  Leur  corps  était  obscur,  et  leur  vi- 
sage ressemblait  à  un  fer  rougi  au  feu.  Souvent  il  les  voyait 
courir  dans  le  chœur,  petits  comme  des  nains,  jeter  çà  et 
là  des  étincelles,  de  sorte  qu'il  en  redoutait  quelque  danger 
pour  lui-même.  Pendant  une  messe  du  Saint-Esprit,  il 
pria  le  Seigneur  de  lui  ôler  le  don  qu'il  lui  avait  accordé. 


EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LES    SENS.  493 

Et  alors  il  vit  le  démon  sous  la  forme  d'un  œil  brillant  et 
plein  de  vie,  gros  comme  le  poing,  comme  si  le  diable  eût 
voulu  lui  dire  :  Regarde-moi  bien  cette  fois,  car  tu  ne  me 
verras  plus.  A  partir  de  ce  moment,  les  apparitions  dis- 
parurent peu  à  peu.  [Illustrium  mirac,  1.  V,  c.  v  et  xlvui.) 
Les  rapports  de  l'abbé  avec  ses  religieux  et  la  manière 
dont  ceux-ci  accomplissaient  les  devoirs  de  leur  vocation, 
en  un  mot  la  vie  intérieure  de  la  communauté  tout  entière 
se  représentait  à  l'imagination  d'Hermann  dans  ces  formes 
plastiques  et  bizarres.  Ces  images  sont ,  comme  il  est  fa- 
cile de  le  comprendre,  des  symboles  qui  varient  selon  les 
temps  où  elles  se  produisent.  Ainsi,  dans  les  premiers 
siècles  du  christianisme,  lorsque  le  souvenir  du  paga- 
nisme était  encore  vivant,  le  démon  prenait  souvent  la 
forme  des  dieux  qu'adoraient  les  païens.  C'est  sous  ces 
formes  qu'au  rapport  de  Sulpice  Sévère  il  apparaissait 
souvent  à  saint  Martin;  et  saint  Rainai,  qui  est  mort  en 
1225,  le  voyait  encore  sous  la  figure  de  Jupiter,  de  Vé- 
nus, de  Mercure,  de  Bacchus  et  d'Hébé,  déesse  de  la  jeu- 
nesse. (A.  S.,  9  febr.,  c.  n.) 

La  langue  du  démon  varie  avec  les  individus  qu'il  pos- 
sède. Elle  est  plus  profonde,  plus  grande  et  plus  large 
chez  ceux  dont  l'esprit  est  plus  élevé  ;  plus  incisive  et  plus 
grossière  chez  ceux  dont  l'esprit  est  plus  lourd.  L'histoire 
d'Apelle,  un  des  anciens  pères  du  désert,  est  tout  à  fait 
populaire  en  ce  genre.  Il  exerçait  le  métier  de  forgeron;  et 
comme  un  jour  il  forgeait  quelque  chose  pour  un  de  ses 
confrères,  le  démon  lui  apparut  sous  la  forme  d'une  femme, 
et  chercha  à  le  séduire.  Mais  lui,  tirant  du  feu  le  fer  qu'il 
travaillait,  se  jeta  sur  le  démon  de  telle  sorte  que  tous  les 
frères  entendirent  dans  leurs  cellules  les  cris  qu'il  jeta. 

14' 


494  EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LES    SENS. 

[Lausiaca,  c.  lx.)  Les  idées  grossières  que  l'on  se  fait  or- 
dinairement du  démon  appartiennent  donc  à  cette  sphère, 
dès  les  temps  les  plus  anciens.  Il  se  tient  au  lit  des  mou- 
rants avec  une  fourche  de  feu,  dont  il  leur  frappe  le  cœur. 
Il  tourmente  horriblement  le  moribond  jusqu'à  ce  qu'il  lui 
arrache  enfin  du  corps  son  âme  maudite.  Celle  des  saints^ 
au  contraire^  au  moment  de  quitter  le  corps  qu'elle  anime, 
se  sent  attirée  par  des  voix  célestes^  et  est  conduite  au  pied 
du  trône  de  Dieu  par  l'ange  saint  Michel.  D'autres  fois^  les 
dénions  arrivent  devant  la  maison  de  celui  qui  meurt,  mon- 
tés sur  des  chevaux  de  feu,  tenant  une  épée  enflammée  à  lu 
main,  et  descendent  pour  accomplir  leur  terrible  mission. 
[Vies  des  Pérès.)  Quelquefois  la  nature  elle-même  fournit 
au  démon  la  langue  dont  il  se  sert,  et  met  en  quelque  sorte 
à  sa  disposition  les  éléments  qu'elle  renferme ,  et  qui  de- 
viennent ainsi  de  symboles  diaboliques. 
Le  moine  C'est  dans  ce  sens  que  l'on  peut  expliquer  le  fait  merveil- 
leux qui  nous  est  raconté  dans  les  Annales  des  Cisterciens. 
Vers  l'an  1 1 24,  nous  disent-elles,  un  jeune  homme  nommé 
Achard  entra  comme  novice  dans  le  couvent  de  Clairvaux, 
dirigé  par  saint  Bernard.  Il  fut  tellement  tourmenté  par  le 
démon  pendant  sa  vie  qu'on  peut  le  comparer  au  grand 
saint  Antoine.  Il  eut  un  jour  une  véritable  lutte  à  soutenir 
contre  lui;  il  y  eut  de  part  et  d'autre,  en  ce  combat,  des 
coups  donnés  et  reçus,  jusqu'à  ce  que  le  novice  vainqueur 
renversa  son  adversaire  en  lui  brisant  la  tête;  et  pendant 
qu'il  le  traînait  par  les  cheveux,  il  lui  resta  dans  la  main 
une  partie  du  crâne  brisé  avec  les  chairs  qui  le  recouvraient, 
et  il  en  sortit  une  odeur  insupportable.  Il  jeta  l'os  loin  de 
lui  avec  horreur.  Mais  le  démon  disparut,  laissant  après  lui 
des  traces  de  son  passage  ;  car  pendant  une  année  entière 


EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LES    SENS.  495 

la  main  avec  laquelle  le  novice  l'avait  saisi  exhalait  une 
telle  odeur  qu'il  ne  pouvait  la  porter  à  la  bouche  ou  au 
nez  sans  avoir  mal  au  cœur.  [Mam-iquez,  Annal . ,  tom.  P% 
p.  1 55.)  Le  combat  entre  le  novice  et  le  démon,  dont  il  est 
ici  question ,  est  le  symbole  de  la  lutte  du  bien  contre  le 
mal.  Le  novice  seul  a  vu  le  démon;  lui  seul  aussi  a  vu  les 
trophées  de  sa  victoire  sur  lui,  et  aucun  des  frères  n'a  été 
témoin  de  cette  lutte. 

Dans  toutes  ces  visions,  l'œil  de  ceux  qui  les  ont  eues  était 
bon  ou  pur;  mais  quelquefois  l'œil  de  l'homme  devient 
impur  ou  mauvais,  et  dans  ce  cas  il  voit  les  choses  telles 
qu'il  est  lui-même.  En  effet,  pour  que  je  voie  un  objets, 
il  faut  que  j'aie  en  moi  quelque  chose  de  lui ,  qui  établisse 
entre  lui  et  moi  une  certaine  affinité.  Lors  donc  que  l'œil ;, 
de  pur  qu'il  était  j,  devient  impur  et  mauvais,  il  s'opère 
en  l'homme  une  révolution  complète ,  et  ce  qui  était  pour 
lui  un  objet  d'horreur  lui  devient,  au  contraire,  un  objet 
de  complaisance  et  d'amour.  Aussi  la  transition  qui  s'o- 
père au  commencement  de  la  possession  est  souvent  ac- 
compagnée d'un  changement  complet  dans  la  manière  de 
voir  et  de  sentir.  Ce  changement,  au  reste,  se  manifeste 
quelquefois  dans  un  peuple  tout  entier,  ou  dans  une 
époque,  surtout  aux  temps  de  transition.  Brognoli  nous 
raconte  à  ce  sujet  un  fait  très-remarquable.  «  Pasqualinus  Pasqualinus 
de  Tondelhs,  âgé  de  quarante  ans,  nous  dit-il,  vint  me  *^®  on  e  is 
trouver  à  Trévise  le  l^»"  décembre  1649.  Il  voyait  beau- 
coup de  choses  extraordinaires,  et  en  faisait  d'autres  contre 
son  gré.  Souvent  il  prenait  la  nuit  pour  le  jour,  et ,  sortant 
de  chez  lui  vers  minuit,  il  courait  dans  les  rues  de  la  ville. 
Il  cultivait  la  terre,  et  lorsqu'il  semait  du  blé  dans  ses 
champs  il  lui  semblait  avoir  la  main  pleine  de  serpents. 


496  EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LES    SENS. 

qu'il  jetait  çà  et  là.  S'il  voulait  aller  à  la  cathédrale^  elle 
lui  semblait  pleine  de  poussière  et  de  plumes  tellement 
épaisses  que  ses  yeux  s'en  remplissaient ^  et  qu'il  ne  pou- 
vait entrer  dans  l'église.  Comme  il  reconnaissait  que  tout 
cela  n'était  qu'une  illusion,  il  se  faisait  violence,  et  fai- 
sait le  signe  de  la  croix,  après  quoi  le  charme  disparais- 
sait, et  il  pouvait  entrer  dans  l'église.  Lorsqu'il  passait 
devant  une  grande  croix  qui  étaitdevant  l'église  Saint-Fran- 
çois, il  lui  semblait  que  l'essieu  de  sa  charrette  allait 
tomber,  et  alors  il  le  consolidait  en  le  frappant  avec  un 
marteau  ou  une  pierre.  11  prenait  toujours  une  chose  pour 
une  autre ,  ce  qui  lui  avait  donné  une  telle  timidité  et  une 
telle  déliance  de  soi-même  qu'il  fuyait  la  société  des 
hommes  et  passait  pour  fou.  Sa  femme  me  confirma  tous 
ces  faits,  ajoutant  que  son  mari  était  dans  cet  état  depuis 
seize  ans  sans  interruption.  Voulant  savoir  si  tous  ces 
tours  du  démon  étaient  purement  extérieurs,  ou  s'il  y  avait 
là  une  véritable  possession ,  j'ordonnai  au  diable  de  faire 
connaître  s'il  habitait  réellement  dans  le  corps  de  cet 
homme.  Il  se  révéla  aussitôt  en  le  tourmentant  et  en  l'ef- 
frayant. Je  lui  ordonnai  de  cesser,  puis  j'instruisis  cet 
homme  des  vérités  de  la  foi ,  et  lui  appris  à  mettre  sa  con- 
fiance en  Dieu  et  dans  la  puissance  qu'il  m'avait  confiée. 
Je  l'engageai  à  se  préparer  par  la  prière,  et  à  revenir  me 
trouver  dans  quelques  heures.  Lorsqu'il  revint,  j'avais 
avec  moi  les  RR.  Pères  Antoine  de  Cadoro,  gardien  du 
couvent,  Bernard  Yrnetus,  vicaire,  et  Gille  de  Melo,  pro- 
fesseur de  théologie  et  consulteur  du  Saint -Office  à  Tré- 
vise.  Il  leur  raconta  tout  ce  qui  s'était  passé.  Après  l'avoir 
excité  de  nouveau  à  se  confier  en  Dieu  et  à  détester  le  dé- 
mon ,  j'adressai  à  celui-ci  de  durs  reproches,  de  sorte  qu'il 


Antoinette 


EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LES    SENS.  497 

me  menaça,  par  la  bouche  du  possédé,  de  me  donner  des 
coups  de  poing.  Il  ne  put  cependant  exécuter  sa  menace; 
mais  après  avoir  tourmenté  pendant  quelque  temps  ce 
pauvre  homme  et  l'avoir  jeté  parterre,  il  fut  contraint  par 
le  nom  de  Jésus  de  sortir  de  lui.  Et  le  malade  retourna  chez 
lui  plein  de  joie  et  rendant  grâces  à  Dieu  de  sa  délivrance.  » 
[Mamiale  exordstarum ;  Yenetiis^,  1714,  p.  37.) 

Lorsque  l'œil  de  l'homme  est  devenu  mauvais,  il  sent 
le  mal,  même  lorsque  celui-ci  cherche  à  se  soustraire  à 
tous  les  regards;  et  dès  qu'il  l'a  reconnu,  il  l'accueille 
avec  une  joie  infernale.  Un  des  faits  les  plus  remarquables 
en  ce  genre  est  celui  qui  nous  est  raconté  par  Jérôme  de 
Radochio.  Antoinette  de  Saint-^Gaudence,  nièce  d'un  abbé 
de  Florence  nommé  Barthélémy,  était  possédée  d'un  dé-  de  Saint- 
mon  qui  ne  souffrait  pas  qu'on  la  menât  là  où  il  y  avait  du 
danger  pour  lui.  Dès  qu'on  parlait  seulement  d'un  saint, 
il  devenait  furieux,  frappant  tout  ce  qui  était  autour  de 
lui,  de  sorte  qu'on  était  forcé  d'interrompre  l'entretien. 
Elle  reçut  un  jour  la  visite  de  son  frère  Mcolas,  qui  était 
abbé  de  Sainte-Marie  de  Bontana.  Celui-ci,  l'ayant  trouvée 
en  larmes,  l'engagea  à  mettre  sa  confiance  dans  la  sainte 
Vierge.  Le  démon  se  mit  aussitôt  à  la  déchirer  et  à  la  jeter 
par  terre.  Nicolas,  l'ayant  exorcisée  et  ayant  réussi  à  la 
calmer,  fit  avec  elle  le  pèlerinage  de  Vallombreuse.  Pen- 
dant la  route,  le  démon  ne  cessa  de  tourmenter  cette 
pauvre  fille,  menaçant  de  la  tuer  si  elle  faisait  un  pas  de 
plus,  blasphémant  Dieu  et  les  saints,  et  ne  lui  laissant  au- 
cun repos.  Ceux  qui  l'accompagnaient  eurent  recours  à 
la  prière ,  et  sa  colère  se  calma  aussitôt.  Le  démon  redou- 
bla d'efforts  et  de  violence.  Nicolas  le  combattit  par  la 
prière;  plus  le  démon  criait,  plus  le  bon  moine  et  les 


i98  EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LES   SENS. 

aulres  agissaient  fortement  contre  lui.  Us  essayèrent  de 
tirer  Antoinette  malgré  elle,  ou  de  la  porter  s'il  était  pos- 
sible; mais  ils  ne  purent  y  réussir;  car  elle  échappait  tou- 
jours, et  se  cachait  parmi  la  foule  des  frères  et  des  autres 
personnes  qui  étaient  accourues  pour  être  témoins  de  ce 
spectacle.  L'abbé  envoya  un  moine  avec  la  croix  de  saint 
Jean  Gualbert.  Dès  que  le  moine  fut  arrivé,  le  démon  per- 
dant toute  son  énergie  resta  muet,  et  l'on  put  enlever  la 
jeune  fille  et  la  porter  au  tombeau  du  saint.  Les  exorcismes 
commencèrent;  mais  le  démon  ainsi  que  la  possédée  res- 
tèrent muets.  On  la  reporta  donc  à  l'hospice  ;  et  comme  la 
cloche  du  couvent  sonnait  YAngeîus ,  et  que  les  hommes 
qui  la  portaient  déposaientleur  fardeau  pour  pouvoir  prier, 
le  démon  la  quitta.  Un  frère  qui  revenait  de  la  forêt  crut 
entendre  un  mugissement  épouvantable.  Tous  rendirent 
grâces  à  Dieu,  et  s'en  retournèrent  avec  elle. 

Mais  quelque  temps  après  le  même  démon  ou  un  autre 
revint  en  elle  plus  furieux  qu'auparavant.  Toute  la  famille 
était  dans  le  deuil,  et  surtout  la  mère,  qui  remplissait  la 
maison  jour  et  nuit  de  ses  plaintes.  Un  jour  qu'elle  tenait 
sa  fille  embrassée  en  versant  des  larmes,  celle-ci  la  jeta 
par  terre.  A  cette  vue,  les  assistants  sont  saisis  d'épou- 
vante; Nicolas  conduit  le  lendemain  matin  la  possédée  à 
l'église  Saint-Salvio ,  située  à  mille  pas  de  Florence,  caria 
neige  empêchait  d'aller  à  Vallombreuse.  Une  grande  foule 
de  peuple  se  rassemble  dans  cette  église ,  où  l'on  conserve 
la  tête  de  saint  Jean  Gualbert.  Le  démon  s'en  réjouit,  espé- 
l'ant  causer  quelque  scandale.  Le  lendemain  de  leur  arri- 
vée, on  commence  les  exorcismes;  le  démon  s'attaque  à 
chacun  des  moines,  reprochant  à  l'un  (J'être  un  ivrogne, 
à  l'autre  d'être  hypocrite;  il  outrage  tous  les  saints,  vomit 


EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LES    SEINS.  499 

toutes  les  injures  qui  se  peuvent  imaginer^  de  sorte  que 
l'abbé  jugea  plus  prudent  de  continuer  les  exorcismes  eu 
secret.  On  amena  la  possédée  dans  le  sanctuaire  fermé. 
Alors  le  démon  se  mit  à  rire  et  à  plaisanter,  faisant  aux 
moines  des  caresses  et  leur  adressant  des  paroles  douce- 
reuses, leur  prenant  la  main,  leur  donnant  les  noms  les 
plus  flatteurs,  faisant  en  un  mot  tout  son  possible  pour  ex- 
citer de  mauvais  désirs  dans  le  cœur  des  jeunes  prêtres  et 
pour  souiller  leur  imagination.  Voyant  qu'il  ne  pouvait  y 
réussir,  il  ôta  à  la  jeune  fille  ses  vêtements,  et  n'omit  rien 
de  ce  qui  pouvait  les  porter  au  péché.  L'abbé  commença  à 
craindre  pour  l'àme  de  ses  moines,  et  commanda  de  faire 
les  exorcismes  au  grand  autel.  La  foule  accourut  pour  être 
témoin  de  ce  spectacle;  mais  ceux  qui  par  curiosité  appro- 
chèrent de  trop  près  s'en  trouvèrent  mal;  car  le  démon  ne 
ménagea  personne,  appelant  l'un  voleur,  l'autre  adul- 
tère ,  l'autre  libertin ,  découvrant  à  chacun,  devant  tout  le 
peuple,  ses  péchés  et  ses  vices.  Aussi  plusieurs  se  reti- 
rèrent sans  rien  dire,  couverts  de  honte  et  bien  décidés  à 
ne  plus  revenir.  Bientôt  toute  la  contrée  sut  ce  qui  se  pas- 
sait, et  l'on  accourait  de  toutes  parts  pour  assister  à  ce 
spectacle.  Les  principaux  de  la  ville  donnèrent  l'exemple, 
ce  qui  rendit  le  concours  plus  nombreux  encore.  Mais  plu- 
sieurs d'entre  eux  eurent  à  se  repentir  aussi  de  leur  curio- 
sité ;  car,  avant  môme  qu'ils  fussent  entrés  dans  l'église,  le 
démon  les  appelant  par  leur  nom,  reprochait  à  celui-ci 
ses  usures,  à  celui-là  son  incréduHté,  etc.;  et  lorsqu'ils 
étaient  tout  près  de  lui,  il  les  attaquait  de  la  manière  la  plus 
violente,  et  les  poursuivait  de  ses  injures,  même  après 
qu'ils  étaient  sortis  de  l'église. 

L'oncle  de  la  possédée,  l'abbé  Barthélémy,  voulut  s'as- 


500  plFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LES   SENS. 

surer  par  lui -môme  de  la  vérité  des  faits.  Il  pria  donc 
François  Altovita,  abbé  de  Vallombreuse  ^  de  lui  prêter  sa 
coule,  et  s'en  étant  vêtu  ,  il  vint  à  l'église  d'un  pas  lent  et 
les  yeux  baissés.  A  peine  était-il  entré  que  le  démon  cria 
d'une  voix  perçante  :  «  Place,  place,  voici  un  brave  homme 
dont  le  visage,  le  maintien  et  les  gestes  annoncent  un 
prêtre;  mais  ses  mœurs  en  font  tout  autre  chose.  Le  voyez- 
vous  qui  vient  pour  nous  tenter  et  se  moquer  de  nous?  » 
Comme  il  finissait  de  parler,  l'abbé  traversa  lentement 
l'église.  Le  démon  le  reconnut  aussitôt,  et  lui  dit  en  se 
moquant  de  lui  :  «  Quittez,  mon  père,  ce  vêtement;  cette 
coule  n'est  pas  à  vous.  Hypocrite!  pourquoi,  au  lieu  de 
changer  votre  cœur,  avez-vous  changé  seulement  votre 
extérieur?  Ce  n'est  pas  à  moi ,  mais  à  cette  fille  que  vous 
aviez  affaire.  »  L'abbé  ,  touché  par  ces  paroles,  fondit  en 
larmes,  et,  après  avoir  recommandé  sa  nièce  à  l'abbé  du 
monastère  et  à  ses  religieux ,  il  s'en  retourna  trisle  et  hon- 
teux à  son  couvent.  Un  dimanche  où  l'on  célébrait  une 
grande  fête ,  l'affluence  ayant  été  plus  considérable  encore 
dans  l'église ,  le  démon  redoubla  ce  jour-là  de  malice  et  de 
fureur,  et,  appelant  chacun  par  son  nom ,  il  révélait  publi- 
quement les  vices  auxquels  il  était  sujet.  Aussi  la  plupart 
des  assistants ,  se  défiant  d'eux-mêmes ,  s'étaient  enfuis ,  et 
il  n'était  resté  que  peu  de  personnes  dans  l'église.  Les  prin- 
cipaux habitants  de  la  ville ,  qui ,  comme  les  grands  sei- 
gneurs ,  ont  coutume  de  prendre  la  vérité  pour  des  men- 
songes et  affectent  pour  elle  un  profond  dédain  ,  voyant  que 
l'église  était  à  peu  près  vide,  crurent  que  le  moment  était 
favorable  pour  contenter  leur  curiosité.  Ils  se  rendirent 
donc  à  l'église.  Mais  le  démon,  les  voyant,  se  mit  à  crier 
plus  haut  qu'à  l'ordinaire  :   «  Moines,  levez-vous,  allez  à 


EFFETS    LE    LA    POSSESSION    SUR    LES    SENS.  501 

la  rencontre  de  ceux  qui  entrent,  et  Iimiorez-les bien ,  car 
ils  obsevvent  ponctuellement  nos  règles.  »  11  ajouta  encore 
d'autres  paroles,  si  bien  que  ces  bourgeois,  craignant 
quelque  chose  de  pis,  n'osèrent  avancer;  mais,  sortant  par 
une  autre  porte,  s'en  retournèrent  furieux  à  la  ville. 
Quelques-uns  d'eux  cependant  étant  revenus  plus  lard 
après  avoir  purifié  leur  conscience  par  la  confession,  le 
démon  les  regarda  d'un  œil  courroucé,  mais  ne  les  recon- 
nut pas,  quoiqu'on  lui  eût  fait  remarquer  qu'ils  étaient 
au  nombre  de  ceux  qu'il  avait  tant  injuriés  auparavant. 
On  avait  ainsi  passé  plusieurs  jours  à  Saint-Salvio  sans  ob- 
tenir aucun  résultat.  Le  démon  promettant  toujours  de 
sortir  et  devenant  toujours  plus  furieux  au  contraire,  on 
résolut  de  conduire  la  possédée  à  Sainte  -Marie  des  Ser- 
vîtes, dans  l'espoir  que  la  sainte  Vierge  la  secourrait.  On 
fut  obligé  pour  la  porter  d'employer  la  force ,  le  démon 
s'opposant  de  tout  son  pouvoir  à  ce  qu'elle  y  allât.  Une 
multitude  incroyable  de  peuple ,  de  tout  état  et  de  toute 
condition,  était  assemblée  autour  d'elle,  priant  Dieu  et  la 
sainte  Vierge  pour  la  guérison  de  cette  malheureuse.  Ces 
prières  ne  furent  pas  inutiles  ;  car,  avant  même  qu'elle  fût 
entrée  dans  l'éghse,  le  démon  la  quitta  pour  un  temps, 
sans  donner  aucun  signe  de  son  départ.  Pendant  qu'elle 
était  possédée,  lorsque  la  puissance  du  démon  ne  la  surex- 
citait pas,  elle  était  ordinairement  triste,  blême,  et  bais- 
sait les  yeux.  Au  moment  où  elle  entrait  dans  l'église ,  elle 
devint  joyeuse,  regardant  tous  les  assistants  d'un  œil  bril- 
lant, et  les  priant  de  s'éloigner.  Puis  elle  alla  à  l'autel  de 
la  Sainte-Vierge,  et  lui  rendit  grâces  du  fond  de  son  cœur. 
Après  avoir  baisé  l'autel,  elle  alla  trouver  les  siens,  qui 
joignirent  leurs  actions  de  grâces  aux  siennes  et  à  celles  de 


502  EFFETS    DE    LA    POSSESSION     SUR    LES    SENS. 

tout  le  peuple.  La  foule  s'écoula,  et  la  malade  s'en  retourna 
joyeusement  avec  sa  famille. 

Mais  à  peine  avaient- ils  fait  deux  cents  pas  que  le  dé- 
mon, contre  toute  attente,  revint  en  elle,  et,  animé  d'une 
nouvelle  fureur,  la  jeta  par  terre  en  lui  disant  :  «  Com- 
ment peux-tu ,  maudite ,  me  traîner  dans  les  lieux  saints  et 
me  faire  soutTrir  ainsi  d'intolérables  supplices!  Les  autres 
t'imiteront  si  je  ne  fais  pas  de  toi  un  exemple  terrible  pour 
tous  les  hommes.  »  En  parlant  ainsi,  il  la  roulait  par  terre 
et  la  déchirait  de  la  manière  la  plus  cruelle.  Un  gémisse- 
ment universel  éclata  parmi  les  siens.  Les  muletiers ;,  les 
petits'  marchands  qui  allaient  à  la  ville  s'attroupèrent  au- 
tour d'elle.  Le  frère  Nicolas  joignait  les  mains,  tantôt 
regardant  le  ciel,  tantôt  errant  çà  et  là  sans  savoir  que 
faire.  Enfin  la  pensée  lui  vint  de  retourner  avec  elle  à  Saint- 
Salvio.  Les  moines  furent  grandement  étonnés  de  les  voir 
revenir.  On  remit  les  exorcismes  au  jour  suivant,  où  l'on 
célébrait  la  fête  de  saint  Thomas.  Le  lendemain  matin  donc, 
le  supérieur  des  clercs,  accompagné  d'un  grand  nombre 
de  prêtres ,  se  dirigea  vers  la  possédée  avec  beaucoup  de 
reliques.  Comme  il  s'avançait  vers  l'autel  avec  le  bénitier, 
le  démon  se  mit  à  le  regarder  avec  des  yeux  terribles;  puis 
il  lui  dit  en  se  moquant  :  «  Celui-là  a  encore  plus  soin  de 
sa  considération  que  de  son  âme.  Que  veux -tu  faire  de 
toutes  ces  reliques?  Crois -tu  par  là  me  faire  peur  et  me 
chasser?  Tu  te  trompes  grandement.  —  Ce  n'est  pas  moi, 
répondit  le  prêtre,  mais  la  puissance  de  Dieu,  par  les  mé- 
rites des  saints,  qui  délivrera  sa  servante.  »  Puis  il  se  fit 
apporter  d'autres  rehques  encore;  mais  s' apercevant  que 
tous  ses  elïorts  étaient  inutiles,  et  que  ce  spectacle  devenait 
pour  le  peuple  et  pour  les  moines  plutôt  un  objet  de  curio- 


503 

site  et  de  plaisanterie  que  d'admiration,  il  voulut  mettre  ie 
démon  à  l'épreuve  et  lui  dit  :  c(  Je  t'adjure  au  nom  de  Jé- 
sus et  de  la  Vierge  Marie,  si  tu  es  vraiment  le  diable,  dis- 
moi  de  qui  sont  ces  reliques?»  Puis  il  lui  en  montra  une, 
et  le  démon  dit  qu'elle  était  de  saint  Laurent.  Il  reconnut 
ainsi  toutes  celles  qu'on  lui  présenta,  et  les  nomma  par 
leurs  noms;  et  l'inspection  des  authentiques  confirma  son 
témoignage.  Les  assistants,  étonnés  de  ce  fait,  le  répan- 
dirent bientôt  dans  toute  la  ville. 

Un  grand  nombre  des  principaux  habitants  accoururent 
alors  à  Saint-Salvio,  et  parmi  eux  se  trouvait  le  duc  de  Ce- 
balia.  Ils  furent  bientôt  suivis  d'une  foule  immense,  qui 
remplissait  non-seulement  l'église,  mais  encore  les  passages 
qui  y  conduisaient.  Cependant  le  démon  ne  cessait  pas  d'ou- 
trager ceux  qui  venaient,  ou  de  se  moquer  d'eux,  ce  qui 
excitait  davantage  encore  la  curiosité  et  le  désir  d'appro- 
cher de  plus  près.  La  foule  devint  extrêmement  compacte, 
car  il  y  avait  plus  de  monde  alors  à  Saint-Salvio  qu'à  Flo- 
rence même.  Comme  tous  voulaient  entrer  et  voir,  il  se  fit 
un  grand  tumulte  dans  l'église.  Le  démon,  joyeux  de  ce 
qui  se  passait,  exhortait  les  bourgeois  et  les  moines  à  ne 
pas  céder  à  la  foule;  puis  il  cherchait  à  effrayer  celle-ci  et 
à  mettre  le  trouble  partout  par  ses  cris  et  ses  mouvements. 
Bientôt  le  peuple,  ne  respectant  plus  ni  l'effroi  ni  les  me- 
naces des  bourgeois,  se  précipita  en  masse  pour  approcher, 
et  bientôt  il  s'étabht  une  lutte  entre  ceux  qui  avançaient 
et  ceux  qui  résistaient.  Déjà  deux  domestiques  avaient  tiré 
l'épée,  et  l'on  eut  beaucoup  de  peine  à  les  séparer.  Le  dé- 
mon, pendant  tout  ce  temps,  ne  se  sentait  pas  de  joie; 
mais,  malgré  ses  efforts  et  sa  résistance,  on  parvint  à  l'en- 
traîner dans  la  sacristie.  On  en  ferma  les  portes,  et  la  fouîc. 


501  EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LES    SENS, 

ne  pouvant  plus  satisfaire  sa  curiosité,  s'écoula  peu  à  peu. 
Les  bourgeois  et  les  nobles  s'en  retournèrent  en  tremblant 
et  en  s' entretenant  de  ce  qui  venait  de  se  passer. 

L'abbé  de  Vallombreuse  et  celui  de  Saint -Salvio  se 
consultèrent  sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire  pour  prévenir  les 
dangers  d'un  tel  concours,  et  ils  convinrent  qu'on  devait 
envoyer  la  jeune  fille  à  Vallombreuse,  ou,  si  l'hiver  ne  le 
permettait  pas,  la  ramener  chez  elle.  On  se  mit  en  route  le 
lendemain  ;  on  voulut  la  monter  sur  un  mulet,  mais  bien- 
tôt elle  fut  jelée  à  terre  et  déchirée  d'une  manière  affreuse. 
L'abbé  étant  parvenu  à  briser  la  puissance  du  démon  par 
les  exorcismes,  on  put  la  replacer  sur  la  bête,  et  elle  se 
mit  en  route  avec  deux  ecclésiastiques  et  son  frère  Nicolas. 
Maison  ne  peut  exprimer  toutes  les  difficultés  qu'ils  eurent 
à  souffrir  pendant  le  voyage.  Elle  ne  pouvait  rien  prendre 
sans  qu'on  l'exorcisât;  et  lorsqu'ils  approchèrent  du  cou- 
vent, ils  mirent  plus  de  temps  à  faire  mille  pas  qu'il  ne 
leur  en  fallait  auparavant  pour  en  faire  dix  mille.  Lors- 
qu'ils furent  arrivés,  le  démon  devint  tout  à  coup  docile 
et  soumis,  et  laissa  la  jeune  fille  faire  le  signe  de  la  croix, 
réciter  dévotement  le  Pater  et  d'autres  prières  ;  de  sorte 
que  tous  étaient  dans  l'élonnement.  Mais  les  hommes  ex- 
périmentés jugèrent  qu'on  ne  devait  pas  se  fier  si  facile- 
ment à  lui,  et  qu'il  fallait  auparavant  éprouver  la  chose 
avec  la  croix  et  les  reliques.  On  suivit  ce  conseil,  et  bientôt 
l'esprit  mahn  manifesta  toute  sa  violence.  La  jeune  fille 
s'étant  enfuie,  on  parvint  à  s'en  emparer  de  nouveau,  et 
on  lui  apporta  le  bras  de  saint  Jean.  A  cette  vue,  le  démon 
poussa  des  cris  et  des  gémissements  comme  il  n'avait  ja- 
mais fait  auparavant.  Les  prêtres  se  mirent  à  l'œuvre  avec 
plus  de  vigueur,  sans  se  laisser  arrêter  ni  par  l'intensité 


EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR   LES    SENS.  oOo 

du  froid  ni  par  la  longueur  du  travail;  et  le  démon,  vaincu 
et  brisé,  cria  plusieurs  fois  qu'il  voulait  céder  la  place, 
puis  devint  muet  de  colère.  On  interrompit  les  exor- 
cismes,  et  l'on  retourna  à  l'hôtellerie. 

La  nuit  suivante,  qui  était  la  nuit  de  Noël,  la  jeune 
fille  eut  une  vision  où  saint  Jean  lui  apparut  avec  la  croix 
et  la  chape,  tel  qu'il  est  représenté  dans  les  peintures;  et 
la  malade  lui  ayant  demandé  sa  guérison,  il  lui  dit  que 
c'était  précisément  pour  cela  que  Dieu  l'avait  envoyé  vei's 
elle;  puis  il  fit  sur  elle  le  signe  de  la  croix,  et  disparut. 
Elle  se  trouva  délivrée  au  grand  contentement  des  siens. 
Mais  leur  joie  ne  fut  pas  de  longue  durée;  car  à  peine  la 
jeune  fille  avait- elle  fini  de  raconter  cette  vision  que  ses 
yeux  s'obscurcirent  tout  à  coup  ;  elle  tomba  à  terre,  per- 
dant à  la  fois  et  la  chaleur  et  la  respiration;  de  sorte  que 
plusieurs  déclarèrent  qu'elle  était  morte.  Son  frère  se  mit 
à  fondre  en  larmes  en  la  voyant  ainsi  ;  mais  ceux  qui  avaient 
plus  d'expérience  le  consolèrent  en  lui  racontant  que  pa- 
reille chose  était  arrivée  à  un  enfant  que  le  démon  avait 
jeté  dans  le  feu.  Tranquillisés  un  peu  par  ces  paroles,  les 
parents  de  la  jeune  fille  passèrent  la  nuit  près  d'elle  sans 
la  perdre  un  seul  instant  de  vue.  Or  au  moment  où  la 
cloche  sonnait  le  matin  pour  la  messe,  elle  ouvrit  les  yeux, 
comme  si  elle  se  fût  éveillée  d'un  profond  sommeil,  et 
commença  à  se  mouvoir.  Les  assistants  furent  d'abord 
effrayés;  mais  bientôt  ils  se  mirent  à  louer  Dieu,  la 
Vierge  et  les  saints.  La  jeune  fille  se  leva,  et  prononça  une 
prière  d'action  de  grâces  comme  je  n'en  avais  jamais  en- 
tendu sortir  de  la  bouche  d'une  femme,  repassant  tous  les 
bienfaits  qu'elle  avait  reçus  d'en  haut  dans  son  malheur, 
et  qu'elle  préférait  à  tous  les  biens  de  ce  monde,  parce 
IV.  15 


ii(Ml  I.IIK'IH    hK    \,^     l•tmHI',HHI(>^    MlUt    IKh    HI>,Nh. 

i|ii'lUt  ravuloiil  r(ii'lill(^o  (IniiM  In  loi  («I  diiiiH  r(«M|M>i'Mii<'r ,  ri 
(|il'(<lli^  iiMtll  iir(|iil^i  un  iiiiioiii'  pliii'  l(Mi<ln<  |mmii'  hiiMi  .  iiiir 
t  Diiiiiii'iMiiiKc  plir.  iiiliiiic  ili<  !.<il  iiii'^iiii' ,  |ilii'.  lit'  |iiiliriM'r 
<*l  (l'liiiiiillil<'  ci  iiiti<  plus  |;iniii(lt«  |iiiiSMMiir(«  hwv  moh  piih 

kIoIIH.    I'JIp    IKill'i    iniKM'clll     lollH    (MtMlllll^    llo    ('(«    (|U(<    IHMl:> 

iivIdllM  l'iill  |Mtiir  ("Ile  .  fl  iM'ii  n<|uiii'iin  jnyMi;.(*  n\ov  m  Iu- 
iiiilh*. 

Si  les  |iOhH(^(l(^H  |HMi\(Mil  \  (tir  Ir  tuai  'tnv:.  \{'\\\r\i\\\\\i\  cor- 
|IOI'0ll(«  (luill  il  MlM'onv  II'  .  il'  |iril\i'lll  II'  riillliMII|il(M'  MIIKHi 
iImiwi  Mil  piMixiiiiiiilili'  riiiK'irlr  ,  i>l  li>  «Ii'miihii  iir  poiil  |)ii). 
pItiH  MiM'mliiM' it  loiii'H  l'i^f^nnls  <|ii'll  \\o  piMil  niMnuiHlrnin' 
h  nMi\  i\on  miiiilH  (pti  luml  (Imu^s  «lu  don  ilc  clMlrvo^imci'. 
{\o  n'i^HJ  pliiM  Miiii'i  h  iDriiii'  iriiti  niiiiii.il  ipi'il  r;i^  pn^Mnilc 
iilorii,  l,(^  lion  ,  l'oiii'H,  Ir  iun'p(Uil  .  I«^  ili'ii)j;i)ii  .  Ir  Itmirnii  . 
\o  rlii(tii ,  lo  liuij).  I(^  rltiil ,  !(«  <mh|,  \o  ('(iiIm^uii  ,  li«  viiiiloiii'. 
Il)  llllllll-lll^  riinii^iu^o,  li«  cnipiuMl ,  riMiiciMiil ,  Un\H  w^. 
\)\\0H  il'iino  lllM^ll(«  K)inlHilii|iii« ,  i(iii  i«\prini(Mil  il'uiir  iiiii 
iiliMM»  (lunri^o  llU^Mllln^^lu  mal.  (liMparalsMciil  in.  ^Mitd«|U(^ 
l'olK  lo  ili^iiuiii  M'  iiiaiiH'iMilr  iniiiiiii'  qiirlipio  iIiomo  ipii  n'a 
pitiitl  ilo  iDinic,  Ihic  rrniiiii'  ili<  IliMn'vcnl  pa^Huil  pour  (Mir 
pomi(^il<''i'.  l'n  pi'iMi'o  lui  iiyaiil  iU<inanilr<  ce  (|n'idl(«  \o)|iul. 
cll(<  l'i^poutlil  i|n'clli«  voyait  i|ucli|uc  choii*  lii'  noir.  (|iii 
cinlilail  il'iioc  oiaiii  la  p  rem  lie  par  les  clic\  cii\ ,  cl  de  l'an  Ire 
('lier«'liei'  à  Me  saisir  d'tdie  o\  à  l'enlacer;  uiai.s  i|u'(MiNnilc 
elliMityail  M>nir  i|uelipi(«  clione  de  Itlanc  .  (|ni  l'aiMail  l'un 
la  cliosi>  noire  i|ni  lui  a\ail  apparu.  [,\  .  S..  '.'0  niarDCo- 
pendant,  e'enl  d'ordinaire  mwn  la  t'oruu^  on  plnt«\(  siui^  la 
•'lU'li'alnre  de  l'hoinnu'  ipii»  le  malin  CMpril  s»'  mmdre. 
l.orKt(n'ou  demandail  à  la  pMiiic  lllle  de  |,i>\\enlinrf;  ,  daiC' 
Hivt  momeniN  de  repon.  comiuiMil  elle  S(«  Iroinail  ,  clli*  ne 
ne  MoiiMMi  II!  plii'.  de  ce  i|iii  -l'iMait  pa^^M^  el  ii^poiidaii  cpiel- 


KI'Tr:TK    >H.    I.A    l'OKMRSSION    «UU    LVS    8ENH.  K07 

(ind'ois  (pril  lui  ^.ciiiMail  \(»ii-  dcvaiil  clli*  des  lioiiiicaiis 
tout  iioiis  ({111  voulaiitiil  la  |)(;ii(lr(;,  cl  (|u'('Jlc  les  ini'tlail 
»'ii  lui!*!  (;n  priant.  I,(;  12  avril,  v(!rH  le.  hoii',  «îIIc  vildcvaiil 
.son  lit  lui  ^r.ind  Iiomimii*  hdii',  (|in  lui  pri'-.cnlait  un  ron^ 
liMU  fin  l'iîngiigiîanl  a  ho  coujK'.r  le  con.  Le  lendcinain  , 
un  antre  vint  avec  iWUi  épcfî,  i\\  lui  dit(|n'il  n'c'-tail  piiM  le 
nicine  ({Ui-  iidui  i|u'cile  avait  VU  l.i  vrille,  iiiai.>  \i\ï  do  Hm 
H6rvit(îur«.  (S(îil(;r,  Dœmonomania.)  l'aule  do  (Juritliianu  était 
[)()S8Ôdérî  d'un  giand  nornhre  d(;  (l(''nionH,  dont  (dhi  fut  dé- 
livrais il  l'exception  iVnn  .hcuI,  i|ni  i-tait  le  cherde  touH  los 
antrCH,  f^olui-(;i,  avant  v\i:  conjnri',  lui  apparu!  .muis  une 
i'ornu;  visible  piMidant  touti;  la  nuit,  cliei'cliant  à  lui  |)er- 
siiader  (pi'idUî  nir  pouvait  janiai.s  CHiutivA-  d'étiiî  gui-rie.  Il 
enconrag«;ail  en  nièinc  Icnip.^  à  persiHérfîr  \m  dérnonn  «jui 
lui  étai(;nt  HourniH,  l(;nr  disant  qu'on  ne  pai  s  inidrail  ja- 
mais à  IcH  cliaHK(!r.  lA .  S'.,  1  i\  mai.) 

An  r(;Kte,  la  l'orme  liiimaim-  e:,l  ^yml)()lil|lle,  annsi  hien 
(|ije  la  l'orme  |)inj'ment  animale,  (!l  elle  n'i-pulHO  pa»  plus 
({iiir  cc*lle-ci  tonli;  la  natnn;  du  mal.  C(-Kaire  d'IleiHtfïrhacli 
raconte  îi  ce  sujet  le  l'ait  suivant.  Il  y  a  douze  ans,  pendant 
(jne  (inillaiime,  ahlx' de  Saiiiiiî-A^atlie  ,  de  l'ordnt  de  (li- 
teaux, allait  à  IJjerhacli,  si;  trouvant  a(!(jlogne,  il  dit  à  un 
m()ine  (jui  l'accrjuipagnait  et  à  un  l'ién;  de  son  ordre 
iiomiiK!  A(lul|)li(;  :  (I  J(!  vomirais  l)i(;n  eM!rc(;r  uni'  u-iivre 
lie  uiiHéiicorde,  (;t  viniter  la  so-iir  de  notr(;  IVûre  lai  d'K- 
herbach,  qui  CMt  posH('d(îe,alin  d(î  donm;r  à  c(dui-ci  d(î  mch 
iiouvelloH.  »  ilrf  acceptèrent  ce  (pie  l'ahhé  Umji- proftOHait, 
(!t  (»ur(!nlav(;c  la |)OHH(îdde  un  (intretien  sur  lerpiel  nous  re- 
vieridroriH  plus  tard,  ('otnrue  IIh  étaient  ^ur  le  [loinl  de 
partii-,  le  moimr  et  le.  l'ièri'  lai  [)iièr(Mit  l'ahl»'  de  commander 
an  di'inon  de  m*  mniilier  à  eux  souk  hh  l'orme  naturelle. 


508  EFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LES    SENS. 

L'abbé  répondit  :  «  Cela  ne  me  paraît  pas  bien.  »  Mais, 
persistant  dans  leur  demande,  il  se  laissa  entin  persuader, 
et  dit  au  démon  :  «  Au  nom  de  Dieu,  je  t'ordonne  de  pa- 
raître devant  nous  dans  ta  forme  naturelle.  »  Le  démon 
répondit  :  «  Êtes-  vous  vraiment  décidés  à  ne  pas  partir  d' ici 
jusqu'à  ce  que  vous  m'ayez  vu  dans  ma  forme  naturelle?» 
L'abbé  lui  répondit:  «  Oui;))  et  tout  aussitôt  la  femme 
commença  à  enfler  sous  leurs  yeux ,  et  à  grandir  comme 
une  tour.  Ses  yeux  lançaient  des  étincelles,  et  répandaient 
une  fumée  comme  celle  d'une  fournaise.  Le  moine,  à 
cette  vue,  tomba  d'épouvante;  le  frère  lai  s'évanouit,  et 
il  en  aurait  été  de  même  de  l'abbé  s'il  n'avait  eu  plus  de 
courage,  et  s'il  n'avait  vite  ordonné  au  démon  de  reprendre 
sa  première  forme.  Après  avoir  raconté  ce  fait,  Césaire 
ajoute  :  «  Si  tu  ne  crois  pas  à  mes  paroles,  interroge  les 
témoins  eux-mêmes;  ils  vivent  encore,  je  pense;  ce  sont 
des  hommes  recommandables  et  religieux,  ils  te  diront  la 
pure  vérité.  » 
Mtéraiion  Ce  n'est  pas  le  sens  de  la  vue  seulement  qui  est  affecté 
de  cette  manière  dans  la  possession  :  les  autres  sens  subis- 
sent aussi  des  altérations  semblables.  L'oreille  est  fatiguée 
par  des  voix  effrayantes  du  dedans  ou  du  dehors,  de  près 
ou  de  loin ,  par  des  bruits  étranges ,  par  des  pas ,  par  des 
rires  ou  par  des  soupirs,  tandis  qu'une  odeur  insuppor- 
table infecte  l'odorat.  Le  sens  commun  est  également  trou- 
blé dans  ses  fonctions.  Les  malades  s' imaginent  quelquefois 
qu'on  les  tire  de  leur  lit,  ou  qu'un  autre  vient  se  placer 
près  d'eux,  qu'on  les  brûle,  qu'on  leur  rase  les  cheveux, 
qu'on  les  fouette,  qu'on  les  jette  de  haut  en  bas,  qu'on  les 
serre  dans  des  coins;  et  souvent,  en  eilèt,  il  leur  arrive 
quelque  chose  de  semblable.  Ainsi,  bien  souvent  le  démon 


des  autres 
sens. 


KFFETS    DE    LA    POSSESSION    SUR    LES   SENS.  509 

prenait  à  la  gorge  Humiliana  de  Cerchis,  comme  s'il  Humiliana 
eût  voulu  l'étrangler.  Mais  comme  il  ne  pouvait  atteindre  ^^  ^^^^  '^' 
son  butj  il  lui  liait  les  pieds  et  les  mains ^  de  sorte  qu'elle 
ne  pouvait  ni  se  courber  ni  se  remuer.  Lorsqu'elle  pou- 
vait faire  le  signe  de  la  croix^  elle  chassait  par  là  l'ennemi  ; 
sinon  elle  devait  s'abandonner  à  la  Providence.  Le  démon 
lui  apparut  un  jour  sous  la  forme  d'un  grand  dragon  qui 
la  regardait  avec  des  yeux  terribles;  elle  fut  tellement  ef- 
frayée qu'elle  se  sauva  dans  sa  cellule.  Elle  parvint  enfin 
à  s'en  débarrasser  en  le  conjurant;  mais  il  laissa  dans 
sa  cellule  une  puanteur  insupportable.  Il  revint  quelques 
jours  après ,  et  apporta  un  vrai  serpent,  qui  se  tenait  près 
d'elle  dans  ses  prières ,  la  queue  à  ses  pieds,  et  la  gueule 
près  de  sa  tête;  de  sorte  que  la  peur  l'empêchait  de  prier 
et  de  dormir.  Aussi  quand  elle  se  couchait,  elle  roulait 
toujours  ses  draps  autour  de  ses  pieds ,  et  les  attachait 
avec  des  liens,  afin  que  le  serpent  ne  pût  s'y  glisser  et 
toucher  son  corps.  Elle  supporta  longtemps  avec  patience 
cette  incommodité.  Un  jour  enfin  il  lui  échappa  de  dire 
au  dragon  :  «  Je  t'ordonne  au  nom  de  mon  bien-aimé  Jésus 
de  rouler  tes  anneaux.  »  Il  le  lit  à  l'instant,  réunissant  sa 
tête  et  sa  queue.  Elle,  le  prenant  alors  avec  les  deux 
mains,  le  porta  à  la  fenêtre  de  sa  tour,  et  le  jeta  en  disant  : 
«  Va-t'en  et  laisse-moi  tranquille,  car  tu  ne  m'es  d'aucun 
profit.  »  Le  serpent  disparut  en  effet.  (A.  S.,  19  mai.) 


'610       EFFETS    DE    LA    POSSESS.    SUR    LES    FACULTÉS    SIMRIT. 

CHAPITRE  XXVI 

Influence  de  la  possession  sur  les  facultés  spirituelles.  Les  démons  à 
Prémontré.  Les  possédés  voient  à  distance. 

Lorsque  la  possession  affecte  ainsi  le  sens  intime,  la 
mémoire  est  de  toutes  les  facultés  de  l'âme  la  première  qui 
subit  l'influence  du  démon;  et  les  possédés  alors  ne  se 
ressouviennent  presque  plus  dans  leurs  moments  lucides 
de  ce  qu'ils  ont  fait  dans  leurs  accès.  D'un  autre  côté^ 
l'imagination  est  plus  ou  moins  troublée  et  déréglée.  Saint 
Les  démons  Norbert  avait  établi  son  petit  troupeau  à  Prémontré  :  il  lui 
^  avait  donné  une  règle  et  des  supérieurs,  bâti  une  église; 
et  après  avoir  recommandé  à  ses  moines  de  garder  la  paix 
entre  euX;,  il  était  parti,  selon  sa  coutume,  pour  annoncer 
ailleurs  la  parole  de  Dieu.  Le  démon  profita  de  son  absence 
pour  jeter  le  trouble  dans  la  nouvelle  communauté.  Des 
fantômes  terribles  troublèrent  l'imagination  d'un  grand 
nombre  de  frères  :  il  leur  sembla  que  les  ennemis  qu'ils 
avaient  eus  dans  le  monde  venaient  à  eux  en  armes  ,à  pied 
ou  à  cheval,  pour  les  attaquer.  Dans  leur  effroi,  ils  se  pré- 
parèrent à  se  défendre,  et,  armés  de  bâtons  et  de  pierres , 
ils  frappaient  autour  d'eux  sanspitié.  Il  leur  semblait  qu'ils 
donnaient  et  recevaient  des  blessures,  qu'ils  assommaient 
leurs  ennemis,  ou  qu'ils  en  étaient  assommés.  D'autres 
frères  accoururent ,  leur  demandant  la  cause  de  leur  fu- 
reur; et,  faisant  le  signe  delà  croix,  ils  mirent  en  fuite  les 
fantômes.  Mais  les  autres  les  poursuivirent  en  les  provo- 
quant, et  ne  revinrent  à  eux  que  peu  à  peu.  Quelques-uns, 
frappés  plutôt  par  le  côté  ridicule  que  présentait  cette 
affaire,  abandonnèrent  la  communauté. 


EFFETS    DE    LA    l'OSSESS.     SUR    LES    FACULTÉS    SriKlT.        511 

Mais  le  démon  ne  laissa  pas  pour  cela  Iraiiqailles  ceux 
qui  étaient  restés.  Il  y  avait  parmi  eux  des  hommes  de 
tous  les  pays,  de  toutes  les  conditions  et  de  tous  les  âges. 
Parmi  les  plus  simples,  il  y  en  avait  un  qui  prétendail 
expliquer  les  prophéties  de  Daniel  sur  les  quatre  et  les 
sept  cornes,  et  qui  parlait  beaucoup  de  l'Antéchrist.  11  fut 
tout  à  coup  attaqué  d'une  maladie  très-dangereuse,  et  se 
mit  à  dire  de  grandes  choses  de  lui-même  et  des  frères  qui 
s'étaient  rassemblés  autour  de  lui  pendant  qu'on  lui  don- 
nait l'extrême-onction.  11  disait  de  lui  que  le  soir  même 
il  serait  ou  avec  les  anges  dans  le  ciel,  ou  avec  les  religieux 
au  chœur.  Il  disait  des  autres  qu'il  avait  vu  dans  son 
extase  celui-ci  appelé  à  l'éternité,  celui-là  dans  le  ciel; 
que  celui-ci  serait  pape  un  jour,  que  cet  autre  gouverne- 
rait un  grand  nombre  de  frères  :  puis  il  sembla  se  dispo- 
ser à  rendre  le  dernier  soupir;  et  étant  resté  ainsi  une 
heure  couché  par  terre,  il  se  leva  tout  à  coup  au  son  des 
vêpres,  et  se  rendit  avec  les  autres  au  chœur.  Bientôt  un 
autre  prit  sa  place,  et  entreprit  comme  lui  d'expliquer 
l'Apocalypse.  Il  parvint  môme  à  se  faire  passer  pour  pro- 
phète. Le  démon  suscita  une  haine  profonde  entre  lui  et 
celui  qui  l'avait  précédé  dans  cet  état,  de  sorte  qu'ils  s'en. 
voulaient  à  la  mort.  La  position  devenait  délicate,  car 
Norbert  était  toujours  absent.  Cependant  on  renferma  le 
possédé  ;  et  le  prieur  étant  venu  le  trouver  pendant  la  nuit, 
il  lui  cria  de  la  chambre  oi^i  il  était  renfermé,  quoiqu'il 
ne  put  le  voir  :  «  Voilà  le  maître  qui  vient,  qu'il  soit 
maudit.  Fermez  promptement  la  porte.  »  Le  prieur  entra, 
et  lui  demanda  :  «  Que  dis-tu?  —  Ne  me  demande  pas  ce 
que  je  dis,  ni  qui  je  suis;  je  ne  répondrai  à  aucune  ques- 
tion. Va-t'en  vite  comme  tu  es  venu,  autrement  tu  t'en 


cil  2       EFFETS    DE    LA    ['OSSESS.    SUR    LES    FACULTÉS    SPIRIT. 

trouveras  mal.  )i  Le  prieur  l'abjura  au  nom  du  Seigneur 
de  dire  qui  il  était.  Le  démon  se  mit  alors  à  crier  :  «  Mal- 
heur, malheur  à  moi  !  Comment  dois  -je  commencer?  Je 
suis  le  môme  démon  qui  était  dans  la  jeune  fille  de  Nivelle 
avant  ton  maître  Norbert,  le  chien  blanc.  Maudite  soit 
l'heure  où  il  est  né.  » 

Le  prieur^,  sûr  maintenant  de  son  affaire,  convoqua  tout 
le  couvent.  On  ordonna  des  jeûnes  et  des  prières,  et  on 
alla  en  procession  au  lieu  où  était  le  démon.  Celui-ci  com- 
mença de  son  côté  à  entrer  en  fureur  et  à  crier  :  «  Les 
nôtres  vont  venir  nous  aider,  nous  sommes  en  grand 
nombre  ;  nous  les  broierons  comme  la  meule  du  moulin 
broie  le  blé  ,  et  nous  les  anéantirons.  »  Le  prieur  répon- 
dit :  «  Fais-le,  si  Dieu  t'en  donne  le  pouvoir.  »  Le  démon, 
se  tournant  alors  vers  lui,  comme  s'il  eût  voulu  déchirer 
ses  vêtements,  lui  dit  :  «  Crois-  tu  que  tu  es  le  maître  de 
ceux-ci?  M  Puis  montrant  du  doigt  la  croix  que  portait 
un  enfant  :  «  Voici  le  maître,  dit-il,  et  non  pas  toi!  Tu 
ne  me  feras  pas  bouger,  toi;  mais  c'est  celui-là  qui  me 
tourmente.  »  On  détacha  le  possédé;  mais,  comme  on  avait 
beaucoup  de  peine  à  le  tenir,  un  des  plus  jeunes  clercs 
plus  fidèle  que  les  autres  à  pratiquer  l'obéissance  dit  que, 
si  on  le  lui  ordonnait ,  il  tiendrait  le  possédé  et  le  garde- 
rait seul.  On  le  fit,  et  les  autres  moines  s'en  étant  allés,  ce 
frère  resta  seul  auprès  du  possédé  et  le  conduisit  auprès 
du  bénitier.  Le  démon,  à  sa  vue,  trembla  comme  un  en- 
fant devant  la  verge,  et  l'on  prononça  sur  lui  les  exor- 
cismes.  Tous  s'étonnaient  des  paroles  infâmes  qu'il  profé- 
rait. Après  avoir  beaucoup  fatigué  le  possédé,  le  démon 
se  posa  alors  sur  sa  langue,  qu'il  tenait  allongée  hors  de  la 
bouche,  et,  prenant  la  forme  d'un  grain  noir,  il  se  mit  à 


EFFETS    DE    LA    POSSESS.    SUR    LES    FACULTÉS    SPIRIT.       513 

crier  :  «  Regardez,  je  suis  ici^  mais  vous  ne  me  ferez  pas 
encore  sortir  aujourd'hui.  »  On  lui  répondit  :  ((  Tu  es  un 
menteur  et  dès  le  commencement  tu  n'es  pas  resté  dans  la 
vérité.  »  Il  partit  quelques  instants  après,  laissant  après 
lui  une  odeur  infecte,  et  le  malade  guérit  peu  à  peu.  {Vita 
S.  Norbertij  c.  xi.) 

On  sent  dans  ce  récit  la  vérité  des  faits,  mais  en  même 
temps  la  source  du  mal.  Saint  Norbert  avait  réuni  en  ce 
lieu  des  hommes  de  tout  âge,  de  toute  condition,  des  dis- 
positions et  des  caractères  les  plus  opposés,  des  hommes 
grossiers,  mais  énergiques,  ayant  des  passions  violentes 
et  des  instincts  sauvages,  et  s' appuyant  surtout  sur  la 
force ,  des  hommes  enfin  tels  qu'ils  existaient  à  cette  épo- 
que. Le  saint  leur  avait  communiqué  son  enthousiasme, 
et  leur  avait  donné  tout  à  coup  une  autre  direction.  Mais 
à  ces  hommes,  accoutumés  depuis  longtemps  à  porter  les 
choses  à  l'extrême ,  il  n'avait  pu  inspirer  cette  mesure  qui 
est  nécessaire  même  dans  le  bien.  Aussi  à  peine  fut -il 
parti  que  le  désordre  commença.  Chez  les  plus  violents, 
la  nature,  sortie  de  ses  limites,  devint  en  quelque  sorte 
une  magicienne,  et  suscita  dans  leur  esprit  des  fan- 
tômes qu'ils  prirent  pour  des  réalités.  De  là  ces  luttes 
et  ces  combats  contre  des  ennemis  imaginaires.  CheK 
d'autres,  le  mal  s'était  produit  dans  les  régions  spiri- 
tuelles :  ceux-ci  devinrent  clairvoyants,  et  comme  ils 
manquaient  de  discrétion,  il  s'éleva  parmi  eux  de  faux 
prophètes.  Les  prophéties  de  Daniel  et  de  l'Apocalypse 
fournirent  des  fantômes  à  leur  imagination  et  un  ahment 
à  leur  orgueil.  Mais  lorsque  l'orgueil  et  la  violence  s'éta- 
blissent dans  le  cœur  de  l'homme,  bientôt  s'ouvrent  pour 
lui  les  sombres  abhiies  qui  conduisent  au  royaume  du 


.'ili        KFFETS    I)F,    LA     fOSSFSS.    bUIi    LES    lACLLTÉS    i:l'lRiT. 

mal ,  et  le  démon  Irouve  un  facile  accès  dans  une  nature 
exaltée,  et  qui  s'enivre  de  ses  propres  illusions.  C'est 
ainsi  que  le  démon  s'empara  de  ces  religieux,  et  la  pos- 
session suivit  son  cours  ordinaire. 
Les  possé-  Les  possédés  ont  ordinairement  la  faculté  de  voir  de 
a'ïistatfce  ^^'^^-loin  les  objets.  Lorsque  la  jeune  fille  de  Lewenburg 
était  au  plus  mal,  Seiler  venait  presque  tous  les  jours  chez 
elle.  A  chaque  fois,  des  qu'il  sortait  de  chez  lui,  la  pos- 
sédée le  sentait  venir.  Un  jour  qu'elle  était  dans  l'éghse, 
un  filou  marchand  de  poisson  a^ant  volé  une  bourse  qui 
renfermait  neuf  thalers,  elle  cria  :  «  Au  voleur,  au  voleur  î  )> 
Elle  le  nomma  plus  tard,  et  le  démon  dit  que  c'était  lui 
qui  avait  inspiré  à  cet  homme  son  coupable  dessein.  (Seiler, 
Dœmonomania,  c.  m.)  Saint  Germain  étant  arrivé  sur  le 
bord  d'un  fleuve,  et  n'ayant  point  trouvé  de  barque  pour 
passer,  un  possédé  s'écria  :  «  Germain  n'a  point  de  barque 
pour  passer  la  rivière.  »  Sur  la  parole  de  ce  possédé ,  on 
envoya  une  barque  au  saint.  On  peut  ranger  dans  la  même 
classe  de  faits  ce  qui  arriva  une  autre  fois  au  même  saint. 
Un  homme  nommé  Janvier,  qui  était  employé  dans  le  tré- 
sor public,  vint  un  jour  pour  le  visiter.  En  s'en  retournant, 
il  perdit  un  sac  d'argent,  qui  fut  trouvé  par  une  possédé. 
Janvier  vint  prier  le  saint  de  lui  rendre  l'objet  qu'il  avait 
perdu.  Germain,  accoutumé  à  voir  et  à  traiter  des  pos- 
sédés, s'en  fit  amener  un,  après  avoir  inutilement  cher- 
ché pendant  quelque  temps  à  retrouver  le  sac  d'argent. 
Le  possédé  qu'on  lui  amena  était  précisément  celui  qui 
avait  trouvé  le  sac.  L'éveque  lui  dit  qu'il  devait  connaître 
le  fait.  Le  possédé  répondit  que  non.  Germain  le  fait  cou  ' 
duire  à  l'église ,  et  se  prosterne  en  prière  devant  tout  le 
peuple.  Le  malheureux  se  sent  ému  aussitôt,  et  remplit 


EFFETS    DE    LA    POtiSESS.    SUR    LES    FACULTÉS   SPIRIT.       o  1 'i 

réglise  de  ses  cris.  11  demande  un  prelre,  et  avoue  sa  faute. 
On  rapporta  l'argent  qui  avait  été  volé ,  et  le  voleur  fut 
délivré.  [A.  S.,  31  jul.)  A  Sienne,  une  jeune  fille  de  huit 
ans,  possédée,  parlait  latin,  répondait  aux  questions  les 
plus  profondes,  découvrait  les  péchés  et  les  secrets  les  plus 
cachés.  Elle  fut  délivrée  par  les  prières  de  sainte  Cathe- 
rine de  Sienne.  Mais  celle-ci  s'étant  éloignée,  le  démon 
l'evint  et  lutta  contre  elle  jusqu'à  la  quatrième  heure  de  la 
nuit,  menaçant  toujours  de  rentrer  en  elle.  Elle  s'aban- 
donna à  la  volonté  de  Dieu.  Le  démon,  vaincu  par  son 
humilité,  perdit  ses  forces,  et  se  borna  à  produire  dans  la 
gorge  de  la  jeune  fille  des  rétrécissements  et  des  gonfle- 
ments. La  sainte  fit  sur  elle  le  signe  de  la  croix,  et  elle  fut 
guérie.  [VitaS.  Catharinœ,  p.  II,  c.  xm.) 

De  même  que  tout  ce  qui  tient  à  l'esprit  de  mensonge , 
cette  vue  des  possédés  est  souvent  trompeuse.  Il  y  avait 
près  de  Lucques  une  jeune  fille  nommée  Judith.  Ses  parents 
l'avaient  fiancée  à  un  jeune  homme.  Celui-ci  ayant  voulu 
un  jour  exiger  d'elle  qu'elle  s'abandonnât  à  lui,  elle  n'y 
voulut  point  consentir.  Là-dessus  elle  sortit  pour  laver  du 
linge.  Le  jeune  homme  lui  dit  en  colère  ■  k  Que  Dieute  mau- 
disse, et  que  le  diable  soit  avec  toi.  ))  La  jeune  fille  s'en  alla 
à  la  rivière,  très-effrayée  des  paroles  qu'elle  venait  d'en- 
tendre. Le  démon  en  prit  occasion  de  l'attaquer;  car  il 
s'empara  d'elle  sous  la  forme  d'une  corneille  qui  poussait 
des  cris  affreux.  Il  resta  caché  en  elle  pendant  quelque 
temps.  Après  les  noces,  son  mari  la  crut  folle,  parce  qu'elle 
niait  tout  ce  qu'il  affirmait,  et  qu'elle  affirmait  tout  ce 
qu'il  niait.  Il  la  renvoya  donc  à  ses  parents  comme  une 
femme  qui  lui  était  tout  à  fait  inutile.  C'est  alors  que  le 
démon  commença  de  se  montrer,  et  de  la  tourmenter  de  la 


516       EFFETS    DE    l-A"    rOSSEJ:^.    SUR    LES    FACULTÉS   SPIRIT. 

manière  la  plus  cruelle.  On  fut  d'avis  de  la  conduire  à 
saint  Pothée.  Mais  le  démon  s'écria  :  «  Jamais  celui-ci  ne 
pourra  me  chasser;  c'est  à  saint  Juste  que  le  Tout-Puissant 
a  réservé  cet  honneur,  ))  Interrogé  sur  son  nom  et  ses  fonc- 
tions, il  se  nomma. gardien  des greiiouilîes.  La ieuïieïemme, 
ayant  été  conduite  à  l'église  des  saints  Juste  et  Clément;, 
se  tenait  jour  et  nuit  devant  l'autel,  et  l'on  voyait  pendant 
la  nuit  sortir  de  sa  bouche  un  enfant  enflammé,  qui,  après 
avoir  fait  le  tour  de  l'autel,  rentrait  en  elle.  Elle  fut  guérie 
trente  jours  après  (A.  S.,  5  jun.) 

La  négation  du  vrai  et  l'affirmation  du  faux  appartiennent 
essentiellement  au  démon,  qui  est  un  esprit  de  mensonge 
et  d'erreur,  et  c'est  pour  cela  qu'il  est  insensé  de  chercher 
la  vérité  de  ce  côté,  lors  même  que  par  les  exorcismes  on 
croit  l'avoir  contraint  à  la  dire.  Le  même  abbé  Guillaume 
de  Sainte -Agathe  qui  avait  sommé  le  démon  de  se  mon- 
trer dans  sa  forme  naturelle  voulut  aussi,  après  l'avoir 
conjuré,  le  questionner  sur  l'état  des  âmes  des  frères  qui 
étaient  morts,  soit  à  Éberbach,  soit  à  Sainte -Agathe.  Le 
démon  lui  donna  des  renseignements  très  -  exacts  et  des 
détails  qui  ne  pouvaient  être  connus  de  la  possédée,  soit 
sur  ceux  qui  étaient  dans  la  gloire,  soit  sur  ceux  qui 
étaient  encore  dans  le  purgatoire,  de  sorte  que  l'abbé  était 
dans  l'étonnement.  Un  frère  ayant  demandé  au  démon  s'il 
n'avait  rien  de  particulier  à  lui  dire ,  il  lui  répondit  qu'il 
avait  caché  la  veille  douze  deniers  à  l'insu  de  l'abbé ,  et 
que  déjà  antérieurement,  dans  un  temps  de  cherté,  il  avait 
donné  aux  pauvres  sans  permission  du  blé  du  couvent,  et 
que  par  conséquent  il  était  un  voleur.  Ici  le  contrôle  était 
\)Ossible;  et  dans  les  choses  de  ce  genre  l'on  peut  quelque- 
fois s'en  rapporter  aux  paroles  des  possédés,  mais  nous 


DE    LA    DÉLIVRANCE    DES    POSSÉDÉS.  5i7 

verrons  dans  le  cours  de  cet  ouvrage  combien  il  est  dan- 
gereux de  chercher  la  vérité  auprès  de  l'esprit  de  men- 
songe. 


CHAPITRE   XXVII 

De  la  délivrance  des  possédés.  L'Église  considérée  dans  ses  rapports 
avec  les  possédés.  Comment  ceux-ci  ont  horreur  de  tout  ce  qui  tient 
à  l'Église.  Histoire  d'une  religieuse.  Le  diable  parle  par  la  bouche 
des  enfants.  Histoire  touchante  d'un  enfant.  La  vérité  arrachée  au 
démon  dans  les  possédés. 

Dans  la  possession ,  les  deux  natures  dont  se  compose  la 
personnalité  humaine  sont  assujetties  au  démon.  Il  y  a 
entre  celui-ci  et  l'àme  de  celui  qu'il  possède  une  liaison 
mystérieuse  et  horrible,  et  comme  une  affreuse  commu- 
nauté qui  cherche  une  expression  matérielle  dans  les  or- 
ganes. Cette  expression^  c'est  la  maladie  physique  qui  ac- 
compagne le  mal  psychique,  aussi  nécessairement  que  le 
corps  est  uni  à  l'âme.  Pour  que  le  mal  physique  dispa- 
raisse j,  il  faut  d'abord  que  les  liens  spirituels  qui  unissent 
ces  deux  puissances  soient  brisés.  La  communauté  réci- 
proque qui  existe  dans  la  possession  entre  le  démon  et 
l'homme  peut  être  détruite,  ou  du  côté  de  l'homme,  ou  du 
côté  du  démon.  L'homme  se  soustrait  à  la  puissance  du 
démon  en  développant  le  bien  et  en  corrigeant  le  mal  qui 
est  dans  sa  nature.  Cette  entreprise,  il  est  vrai,  rencontre 
de  grandes  difficultés  dans  la  possession ,  à  cause  des  in- 
fluences mauvaises  que  l'âme  reçoit  continuellement  du 
démon.  Quoiqu'il  puisse  être  chassé  de  l'homme  qu'il  pos- 
sède, lorsque  celui-ci  s'efforce,  avec  le  secours  de  la  grâce, 
d'acquérir  la  perfection  chrétienne,  cependant,  comme  la 


318  m:  la  niiMVRArscfc:  des  possédé^?. 

possession  est  le  résultat  d'une  peimission  divine,  il  faut 
que  Dieu  intervienne  pour  forcer  le  démon  à  faire  ce  qu'il 
ne  ferait  jamais  de  lui-même.  Or  cette  intervention  doit 
être  produite  par  une  autre  communauté ;,  liée  à  Dieu  par 
des  liens  intimes,  et  essentiellement  ennemie  de  celle  dont 
le  démon  est  le  principe.  Cette  communauté^  c'est  l'Église, 
qui  a  reçu  de  Dieu  le  pouvoir  de  chasser  les  démons  en 
invoquant  son  nom  et  en  faisant  usage  des  moyens  qu'il 
lui  a  donnés. 

Cependant  la  société  qui  s'établit  entre  l'homme  et  le  dé- 
mon dans  la  possession  a  pour  but,  dans  les  desseins  de 
Dieu^  de  punir  et  d'amender  le  premier;  de  sorte  que  le 
démon  acquiert  par  là  une  sorte  de  droit  sur  celui  que 
Dieu  lui  a  livré,,  pour  ainsi  du^e.  Le  rit  extérieur  que 
l'Église  emploie  pour  chasser  les  démons  ne  suffirait  donc 
pas  si  son  action  n'était  préparée  et  fortifiée  par  un  re- 
noncement sincère  au  péché.  Sans  cela  la  séparation  entre 
l'homme  et  le  diable  ne  saurait  être  complète.  Dans  la 
possession,  le  démon  s'est  établi  et  comme  incarné  dans  le 
corps  de  l'homme,  et,  par  suite  de  cette  union,  la  vie  est 
sortie,  pour  ainsi  dire,  de  ses  limites  naturelles.  Privée  de 
cette  mesure  salutaire  qui  en  règle  les  mouvements ,  elle 
passe  désormais  d'un  extrême  à  l'autre.  Une  action  et  une 
réaction  continuelle  et  violente  se  manifestent  au  dehors 
I)aj'  des  symptômes  extraordinaires,  et  la  vie  flotte  dans 
une  sorte  de  mauvais  milieu  entre  un  état  régulier  et  un 
état  sous-iuiturel  et  déréglé.  Pour  que  l'ordre  soit  rétabli, 
il  faut  que  la  racine  du  mal  soit  détruite;  et  c'est  là  égale- 
ment l'affaire  de  l'Église.  Le  procédé  qu'elle  emploie  doit 
avoir  un  double  côté  et  un  double  but.  Il  doit,  d'une  part, 
s'opposer  à  la  contagion  qui  s'est  introduite  dans  l'homme, 


DE    LA    DÉLIVRANCE    DES    POSSÉDÉE.  519 

et  de  l'autre  favoriser  et  développer  en  lui  les  bons  clé- 
ments que  Dieu  y  a  déposés.  Bien  souvent  l'Église  a 
réussi  par  l'emploi  de  ces  seuls  moyens  à  chasser  les  dé- 
mons. 

Mais  la  maladie  diabolique  qui  constitue  la  possession  a 
sa  racine  dans  les  organes  du  corps  humain^  et,  sous  ce 
rapport,  elle  a,  comme  toutes  les  maladies  corporelles^  ses 
causes,  ses  prédispositions ,  son  cours,  ses  périodes,  ses 
symptômes  intermittents  ou  continus ,  et  sa  terminaison 
enfin  dans  la  mort  ou  dans  la  guérison.  La  possession  peut 
donc,  comme  maladie  physique,  être  étudiée  aussi  et  traitée 
parle  médecin.  S'il  voulait,  il  est  vrai,  en  entreprendre 
seul  la  guérison,  il  montrerait  par  là  qu'il  s'attache  plutôt 
aux  symptômes  qu'au  principe  même  du  mal;  mais  il  peut 
très-bien  aider  l'œuvre  de  l'Église,  et  joindre  aux  remèdes 
spirituels  qu'elle  emploie  les  remèdes  corporels  de  son  art, 
en  observant  toujours  néanmoins  un  parallélisme  exact 
entre  la  science  et  la  théologie.  L'Éghse,  qui  connaît  si 
bien  la  double  nature  de  l'homme,  loin  de  rejeter  le  minis- 
tère du  médecin,  le  respecte,  au  contraire,  et  est  souvent 
la  première  à  le  provoquer.  Ainsi,  quoique  jamais  aucun 
médecin  n'ait  guéri  seul  une  ^^3ritable  possession,  son  as- 
sistance est  précieuse  néanmoins;  et  l'emploi  simultané  du 
triple  secours  de  la  médecine,  de  l'Éghse  et  de  la  volonté 
de  celui  qui  est  possédé  arrête  ordinairement  d'une  ma- 
nière bien  plus  énergique  et  bien  plus  prompte  la  triple 
complication  de  cette  maladie  horrible  et  mystérieuse. 

«  J'établirai  une  inimitié  entre  ta  semence  et  celle  de  la 
femme  :  tu  lui  mordras  le  talon  ;  mais  elle  t'écrasera  la 
tète.  »  C'est  sur  ces  paroles  que  reposent  à  la  fois  et  la  puis- 
sance de  l'Église  et  ses  rapports  avec  cette  société  satanique 


.■>20  DE    LA    DÉLIVRANCE    DES    POSSÉDÉ.^;. 

qui  existe  entre  le  diable  et  ses  partisans.  Quelque  acharné 
que  soit  le  combat  entre  l'Église  de  Dieu  et  celle  du  démon, 
la  première  ne  peut  êlre  blessée  que  dans  sa  partie  la  plus 
extrême,  dans  son  talon,  comme  parlent  les  livres  saints, 
tandis  qu'elle  écrase  de  son  pied  la  tête  du  serpent  infernal, 
c'est-à-dire  le  lieu  même  où  est  comme  concentré  son 
venin.  Partout  et  toujours  l'Église  de  Dieu  a  le  dessus,  la 
droite  et  le  devant  sur  la  cité  du  diable.  Le  talon  de  la  pre- 
mière, c'est-à-dire  ce  qu'elle  a  de  plus  infime,  est  en  con- 
tact et  en  lutte  avec  la  tête  de  la  seconde,  c'est-à-dire  avec 
ce  qu'elle  a  de  plus  fort  et  de  plus  élevé.  Celle-là,  retran- 
chée pour  ainsi  dire  dans  sa  vie  intime  comme  dans  une 
forteresse,  manifeste  à  tous  les  regards  sa  force  .et  sa  puis- 
sance, pendant  que  celle-ci  trahit  involontairement  le  se- 
cret de  sa  faiblesse.  Les  esprits  déchus  étaient  à  l'origine 
au-dessus  de  l'homme,  dont  la  nature  est  mixte;  les  degrés 
dont  se  composait  leur  hiérarchie  étaient  déterminés  par 
leur  proximité  plus  ou  moins  grande  avec  Dieu;  mais,  de- 
puis qu'ils  sont  tombés,  Dieu  les  a  rejetés  loin  de  lui,  et 
leur  a  assigné  pour  séjour  un  lieu  situé  bien  au-dessous 
du  lieu  de  l'Église.  Celle-ci  donc,  en  tant  qu'elle  milite 
sur  la  terre,  lutte  sans  cesse  contre  Satan  et  les  siens, 
parmi  lesquels  doivent  être  comptés  les  possédés,  lors 
même  que  la  possession  n'est  point  le  résultat  du  péché. 
Les  deux  armées  sont  en  présence,  l'une  recevant  les  in- 
fluences de  l'enfer,  l'autre,  forte  de  la  protection  de  Dieu; 
il  n'est  donc  pas  étonnant  que  celle-ci  finisse  toujours  par 
tiiompher  au  nom  du  droit,  de  la  vérité  et  du  bien.  L'issue 
du  combat  paraît  incertaine  d'abord;  mais,  malgré  tous 
les  efforts  du  démon,  il  ne  peut  cacher  le  signe  de  la  ma- 
lédiction qu'il  porte  au  front.  Le  sentiment  de  sa  faiblesse 


DE    LA    DÉLIVRANCE    DES    POSSÉDÉS.  321 

ne  le  quitte  jamais,  et  le  rend  timide  et  incertain. 
Toujours,  quoi  qu'il  fasse,  il  est  forcé  de  reconnaître 
à  la  fin  la  supériorité  de  l'Église  et  d'incliner  son  front 
devant  elle.  Une  inimitié  profonde,  et  en  même  temps 
une  crainte  secrète  à  l'égard  de  l'Église  et  de  tout  ce  qui 
tient  à  elle,  forme  le  caractère  de  la  possession  à  tous  les 
degrés. 

Un  des  signes  auxquels  on  a  coutume  de  reconnaître  les  Horreur  des 
possédés,  c'est  qu'iis  ont  peine  à  regarder  un  prêtre,  ou  ^P°^^^  ^^ 

à  soutenir  son  regard;  et  lorsque  celui-ci  leur  impose  les   qui  tient  à 

,  1  .  ,  1  ..  l'Éslise. 

mams,  on  a  remarque  bien  souvent  que  les  parties  cou- 
vertes par  cette  imposition  ruisselaient  de  sueur.  Les  pos- 
sédés racontent  que  les  jours  de  dimanche  et  de  fêtes, 
particulièrement  pendant  le  service  divin,  ils  sont  plus 
tourmentés  que  dans  les  autres  temps;  car  ce  qui  glorifie 
les  saints  doit  être  pour  eux  un  supplice.  [Act.  Sanct., 
april.,  p.  718.)  Le  service  divin  est  pour  eux  un  objet 
d'horreur,  et  ils  n'y  assistent  que  malgré  eux.  Catherine 
Somnoata,  qui  avait  sept  démons,  était  agitée  d'une  telle 
peur,  que  même  dans  les  nuits  lés  plus  froides  elle  se  sau- 
vait de  son  lit,  malgré  la  neige  ou  la  tempête.  Toutes  les 
parties  de  son  corps  saignaient  alors  en  abondance.  On  lui 
arrachait  son  fils  des  bras,  et  on  le  jetait  contre  terre; 
quelquefois  aussi  on  la  prenait  à  la  gorge  pour  l'étrangler. 
Mais  elle  était  particulièrement  tourmentée  par  les  démons 
pendant  le  service  divin  ;  ils  lui  rendaient  alors  odieuse  et 
insupportable  la  sainte  hostie.  [Miramla  S.  BosaUnœ , 
c.  III,  34.) 
Une  religieuse  qui  fut  possédée  du  temps  de  sainte  Co-    Histoire 

lette  était  quelquefois  étendue  sur  son  lit  pendant  trois      ^^"^ 

religieuse. 
jours  sans  rien  dire,  les  membres  roides;  de  sorte  qu'on 


F) 22  DE    LA    DÉLIVRANCE   DES    POSSÉDÉS. 

les  aurait  brisés  plutôt  que  de  les  ployer.  Sa  bouche  avec 
cela  était  ouverte  d'une  manière  si  atïreuse,  qu'on  aurait 
pu  y  mettre  un  pain.  Ses  yeux  aussi  étaient  ouverts;  et 
elle  restait  ainsi  sans  parole  ni  sentiment^  sans  boire  ni 
manger,  et  sans  donner  aucun  autre  signe  de  vie  qu'une 
plainte  sourde  et  lamentable,  où  l'on  distinguait  deux  voix. 
D'autres  fois,  agitée  d'une  fureur  indicible,  elle  faisait 
ployer  le  fer  comme  une  branche  verte,  poussant  en  même 
temps  des  cris  affreux  et  qui  n'avaient  rien  d'humain. 
Cette  fureur  montait  parfois  à  un  tel  degré  ,  qu'elle  res- 
semblait à  une  bête  féroce ,  et  répandait  du  sang  par  les 
yeux,  par  les  joues,  par  les  oreilles,  par  la  tête  et  par  tous 
les  membres  de  son  corps.  Ni  l'eau  bénite,  ni  le  signe  de 
la  croix,  ni  aucune  prière  ne  pouvait  l'apaiser.  C'était 
pour  les  autres  sœurs  une  grande  incommodité;  car  il 
fallait  bien  souvent  plus  de  six  d'entre  elles  pour  la  tenir. 
Ce  n'était  même  pas  trop  parfois  de  toutes  les  sœurs  du 
couvent;  car  autrement  elle  se  serait  fait  beaucoup  de 
mal,  et  aurait  pu  en  faire  beaucoup  aux  autres.  Il  est  re- 
marquable que  pendant  une  année  que  dura  cet  état  de 
fureur  il  se  produisait  toujours  au  moment  du  service  di- 
vin et  de  la  messe.  Après  s'être  reposée  depuis  compiles 
jusqu'à  matines,  elle  retombait  aussitôt  dans  ses  accès, 
et  l'on  devait  laisser  plusieurs  sœurs  auprès  d'elle  pour  la 
tenir,  quoiqu'elle  fut  attachée,  ce  qui  empêchait  celles-ci 
d'aller  à  l'église,  à  leur  grand  déplaisir.  11  en  était  ainsi 
depuis  le  son  de  prime  jusqu'à  la  lin  de  la  messe,  et 
en  général  à  toutes  les  heures  canoniales.  Dieu  permit 
enfin  que  les  sœurs  se  souvinssent  de  la  bienheureuse  Co- 
lette, qui  était  éloignée  alors.  Ehcs  lui  écrivirent  tout  ce 
qui  s'était  passé,  et  lui  demandèrent  le  secours  de  ses 


DE    LA    DÉLIVRANCE    DES    POSSÉDÉS.  o23 

prières.  Elle  le  leur  accorda,  et  la  maladie  disparut  peu  à 
peu.  [Act.  Sanct.,  6  mart.) 

Les  possédés  ne  peuvent  souffrir  qu'on  leur  parle  des 
choses  saintes;  ils  blasphèment  à  la  vue  des  objets  saints, 
ou  quand  on  leur  dit  à  Foreille  ces  mots  :  «  Tu  as  aban- 
donné le  Dieu  qui  t'a  donné  l'être,  et  tu  as  oublié  le  Sei- 
gneur ton  Créateur.  »  Kortholtein,  parlant  d'un  enfant  pos- 
sédé qu'il  avait  observé,  et  de  l'horreur  qu'il  témoignait 
de  Dieu  et  des  choses  divines,  continue  en  ces  termes  : 
«  Il  ne  nommait  jamais  par  leur  vrai  nom  l'Église,  la 
«  chaire  et  les  autres  choses  appartenant  au  culte  divin  ; 
«  mais  il  se  servait  de  périphrases  ;  souvent  même  il  don- 
«  nait  à  Dieu  et  au  Christ  des  noms  abominables.  Il  ne 
«  pouvait  souffrir  ni  les  prières  ni  les  chants  pieux,  qui 
«  lui  étaient  surtout  insupportables  lorsque  les  petits  en- 
«  fants  chantaient  ensemble.  Le  démon  qui  le  possédait 
«  entrait  en  fureur  lorsqu'on  lui  rappelait  que  cet  enfant 
t(  dont  il  s'était  emparé  avait  renoncé  à  lui  et  à  ses  ceuvres 
((  dans  le  baptême.  Il  ne  pouvait  même  entendre  parler 
(c  du  baptême.  Il  en  était  de  même  lorsqu'on  louait  devant 
«  lui  la  toute-puissance  de  Dieu,  et  qu'on  le  méprisait,  au 
«  contraire,  lui  Satan,  comme  un  esprit  impuissant,  qui 
«  ne  pouvait  rien  sans  la  permission  divine.  Si  les  choses 
«  saintes  et  spirituelles  étaient  pour  lui  un  objet  d'hor- 
«  reur,  il  prenait,  au  contraire,  un  grand  plaisir  aux 
«  chansons  mondaines^  aux  paroles  impies,  indécentes 
«  ou  à  double  sens.  «  Tel  était  aussi  ce  possédé  qu'on 
amena  à  saint  Héribert,  archevêque  de  Cologne,  pendant 
qu'il  prêchait  sur  la  chute  du  premier  homme  et  sur  les 
défaites  du  démon.  Le  possédé,  entendant  ces  choses,  de- 
vint furieux,  et  poussa  un  grand  cri.  Le  saint,  touché  de 


o24  DE    LA    DKLIVRANCE    DES    POSSÉDÉS. 

compassion,  se  recueille,  fond  en  larmes,  et  raconte  de 
nouveau  les  défaites  du  malin  esprit.  Le  possédé  se  calme, 
puis  demande  qu'on  lui  ôte  ses  chaînes,  et  se  trouve  par- 
faitement guéri.  [Art.  Saiict.,  16  mart.) 

Plusieurs  ne  peuvent  voir  une  image  de  saint  sans  éprou- 
ver des  convulsions;  d'autres  ont  des  crampes  quand  on 
leur  met  la  Bible  sur  la  tête.  La  simple  vue  d'une  église 
leur  est  quelquefois  insupportable ,  et  leur  horreur  aug- 
mente à  mesure  qu'ils  en  approchent.  Une  fois  qu'ils  y 
sont  entrés,  il  semble  qu'une  force  mystérieuse  les  re- 
pousse de  l'autel  à  mesure  qu'ils  avancent  vers  lui,  tandis 
qu'au  conti'aire  les  saints  semblent  attirés  par  une  puis- 
sance douce  et  forte  à  la  fois  vers  le  sanctuaire.  Le  point 
central  de  ce  mouvement  d'attraction  et  de  répulsion,  c'est 
l'auguste  sacrement  qui  repose  sur  l'autel.  C'est  lui  aussi 
qui  excite  dans  les  possédés  la  plus  grande  résistance;  et 
souvent,  dès  qu'il  paraît,  ils  sont  saisis  d'un  violent  accès 
de  fureur.  Une  petite  fille  de  neuf  ans  qui  était  possédée 
par  suite  d'une  malédiction  montrait  cette  horreur  inté- 
rieure. Lorsque  le  saint  Sacrement  passait  près  de  sa 
maison,  elle  refusait  de  l'adorer;  il  fallait  la  forcer  pour 
qu'elle  le  regardât  seulement  passer.  Et  aussi  longtemps 
qu'elle  le  voyait,  elle  plaisantait  de  la  manière  la  plus  in- 
décente, et  tirait  la  langue  contre  lui.  On  lui  donna  du  pain 
bénit  au  nom  de  saint  Nicolas  de  Tolentino ,  mais  elle  le 
cracha.  On  lui  ouvrit  la  bouche  de  force,  et  on  lui  donna 
de  nouveau  de  ce  pain  ;  mais  comme  elle  le  cracha  encore, 
on  le  trempa  dans  l'eau ,  et  on  le  lui  mit  de  force  dans 
kl  bouche.  Elle  se  calma  aussitôt  et  fut  guérie.  (A.  S., 

,.^^"^       10  sept.) 
religieuse  *     '' 

de  Citeaux       Les  possédés  se  plaignent  souvent  qu'ils  entendent  inté- 


DE    I.\   DÉLIVRANCE    DES    POSSÉDÉS.  o2o 

rieurement  une  voix  qui  leur  conseille  de  dire  ou  de  faire 
des  choses  impies  ou  inconvenantes.  Ils  disent  que  ces 
choses  leur  viennent  malgré  eux,  et  leur  sont  imposées 
par  quelqu'un  qui  leur  parle  intérieurement.  Quelques-uns 
même  ont  assuré  qu'ils  sentaient  dans  leur  bouche  comme 
quelqu'un  qui  contredisait  toutes  les  paroles  que  le  prêtre 
leur  adressait.  Ainsi  il  y  avait  dans  un  cloître  de  Tordre  de 
Citeaux  une  religieuse  que  le  démon  entreprit  de  pousser 
au  désespoir,  sachant  qu'elle  avait  de  bonnes  intentions, 
mais  qu'elle  était  pusillanime.  Il  lui  inspira  donc  des  pen- 
sées de  blasphème  et  d'impureté,  de  sorte  qu'elle  croyait 
avoir  perdu  la  foi.  Elle  résista  pendant  quelque  temps; 
mais,  comme  elle  ne  s'ouvrait  à  personne,  elle  finit  par 
succomber  à  la  tentation.  Elle  ne  pouvait  plus  ni  prier  ni 
se  confesser;  et  quand  elle  se  décidait  à  le  faire,  persuadée 
ou  forcée  par  les  menaces  des  sœurs,  elle  ne  pouvait  de- 
mander pardon  à  Dieu,  de  sorte  qu'elle  était  privée  des  sa- 
crements, et  ne  pouvait  pas  même  assister  aux  offices  de 
l'Église.  Plus  d'une  fois  elle  avait  voulu  se  tuer;  le  bien  lui 
était  odieux,  et  le  démon  vomissait  par  sa  bouche  d'hor- 
ribles blasphèmes.  On  la  conduisit  à  sainte  Marie  d'Oignies; 
et  celle-ci,  ayantpitié  d'elle,  lui  donna  asile  non-seulement 
dans  sa  cellule,  mais  encore  dans  le  fond  de  son  cœur. 
Mais,  malgré  ses  prières,  le  démon  ne  voulait  pas  partir, 
elle  s'imposa  alors  un  jeûne  de  quarante  jours,  ne  prenant 
rien  pendant  tout  ce  temps  que  deux  ou  trois  fois  la  se- 
maine. Après  ces  quarante  jours,  le  démon  quitta  la  jeune 
fille,  et  il  apparut  à  Marie  d'Oignies,  comme  s'il  eût  tiré 
ses  propres  entrailles  et  qu'il  les  eût  chargées  sur  lui.  C'é- 
tait une  image  et  un  symbole  de  son  état  invisible.  Il  de- 
manda miséricorde,  et  avoua  qu'il  était  contraint  de  faire 


526         DE  LA  DÉLIVRANCE  DES  POSSÉDÉS. 

tout  ce  qu'elle  lui  ordonnait.  Elle  consulta  ses  amis  pour 
savoir  ce  qu'elle  ferait.  L'un  lui  conseilla  de  chasser  le 
diable  dans  un  désert;  un  autre  de  le  renvoyer  en  enfer. 
Elle  choisit  ce  dernier  parti.  Le  démon  descendit  aux  en- 
fers en  poussant  des  hurlements  affreux,  et  elle  aperçut 
parmi  les  esprits  infernaux  un  grand  mouvement,  comme 
si  un  de  leurs  chefs  était  descendu  vers  eux.  {Vita  S.  Ma- 
riœ  Oignacensis,  p.  614.) 

On  amena  au  tombeau  de  saint  Ursmar  une  possédée  qui 
remplissait  l'église  de  ses  mugissements  et  de  ses  aboie- 
ments. On  récita  sur  elle  les  Litanies,  et  le  prêtre,  troublé 
par  ses  cris,  s'étant  trompé  dans  un  endroit,  elle  lui  dit  : 
«  ïu  mens  et  tu  lis  mal.  »  (A.  S.,  18  april.)  Les  chants  de 
l'Église  exercent  une  action  puissante  sur  la  possédée  qui 
est  à  Rome  en  ce  moment.  Mais  parmi  tous  ces  chants  le 
Magnificat  est  le  plus  puissant;  dès  qu'on  commence  à  le 
chanter,  elle  entre  aussitôt  en  fureur;  ses  gestes  prennent 
une  expression  plus  ou  moins  terrible,  selon  les  différents 
versets  de  ce  cantique.  Aussi,  pour  la  calmer  dans  ses  pa- 
roxysmes, il  suffit  bien  souvent  de  la  menacer  de  le  chanter. 
Il  en  est  de  môme  du  premier  chapitre  de  l'Évangile  selon 
saint  Jean.  Ordinairement  son  exorciste  le  lui  récite  en  la- 
tin, et  dès  le  premier  mot  elle  devient  furieuse.  Une  fois, 
au  lieu  de  la  Yulgate ,  il  prit  le  texte  grec ,  et  les  mêmes 
phénomènes  se  manifestèrent.  Une  autre  fois  il  omit  à  des- 
sein un  verset;  elle  se  mit  à  rire  en  disant  :  «  C'est  ;bien, 
tu  as  passé  le  cinquième  verset,  w  (Ce  fait  a  été  communi- 
qué à  l'auteur  par  l'évêqued'Eichstadt.)  Le  démon  se  plaît 
aussi  quelquefois  a  faire  parade  de  sa  science  des  Écritures. 
En  1 126,  pendant  que  saint  Norbert  était  à  Nivelle,  on  lui 
amena  une  jeune  fille  de  vingt  ans  qui  était  possédée  du 


DE    LA    DÉLIVRANCE    DES    POSSÉDÉS.  o27 

démon  ,  pour  qu'il  put  du  moins  la  voir  et  la  toucher.  Le 
saint,  revêtu  de  Taube  et  de  l'étole,  commença  les  exor- 
cismes,  et  lut  plusieurs  évangiles  sur  la  tête  de  la  jeune  fille. 
Mais  le  démon  lui  dit  en  se  moquant  :  «  Tu  as  beau  faire., 
ni  toi  ni  aucun  de  ceux  qui  sont  ici  ne  me  fera  quitter 
cette  femme.  Pourquoi  le  ferai-je?  Les  colonnes  de  l'église 
ne  sont-elles  pas  tombées?  »  Et  comme  Norbert  continuait, 
il  s'écria  :  «  Tu  ne  réussiras  pas;  tu  ne  m'as  pas  encore 
conjuré  par  le  sang  des  martyrs.  »  11  se  mit  alors,  pour 
faire  parade  de  sa  science,  à  chanter  par  la  bouche  de  la 
jeune  fille  tout  le  Cantique  des  cantiques;  puis,  le  repre- 
nant verset  par  verset,  il  le  traduisit  tout  du  long,  d'abord 
en  langue  romane,  puis  en  allemand,  quoique  la  possédée, 
dans  son  état  de  santé,  ne  connût  rien  autre  chose  que  le 
Psautier.  (A.  S.,  6  jun.) 

La  personne  des  possédés  n'étant,  à  l'égard  du  démon.   Le  diable 
,  1-1  1  -1    '  •  -1      »     t  parle  par  la 

qn  un  organe  par  la  voix  duquel  il  s  exprime,  il  n  est  pas  touche  des 

nécessaire  qu'elle  ait  atteint  sa  maturité.  Les  enfants  eux-     enfants. 
mêmes  peuvent  servir  d'instrument  au  démon  sous  ce  rap  • 
port,  d'autant  plus  qu'il  est  moins  à  craindre  qu'ils  altèrent 
par  leurs  propres  conceptions  celles  du  maître  qui  les  fait 
parler.  Le  fait  suivant  nous  fournit  en  ce  genre  un  exemple 
remarquable,  et  nous  emploierons  les  paroles  de  l'ecclé- 
siastique lui-même  en  présence  de  qui  il  s'est  passé.  «Le 
25  mai  1836,  la  femme  de  François,  cordonnier  à  Lohr,     Histoire 
me  pria  de  préparer  son  fils  Jacques,  âgé  de  douze  ans  et  ^|^°"' enfant 
malade,  à  faire  sa  première  communion.  Voyant  sa  mère 
accablée  de  douleur,  je  lui  adressai  plusieurs  questions. 
J'appris  que  cet  enfant  souffrait  des  scrofules  depuis  l'âge  de 
deux  à  trois  ans,  et  que  ce  mal  s'était  compliqué  plus  tard 
•  dune  maladie  des  os.  Il  ne  connaissait  que  les  éléments 


a28        DE  LA  DÉLIVRANCE  DES  POSSÉDÉS. 

essentiels  de  la  religion;  du  reste,  il  ne  savait  ni  lire,  ni 
écrire,  ni  compter.  Il  n'était  janiais  allé  à  l'école,  n'avait 
jamais  eu  de  rapport  avec  aucun  autre  enfant ,  et  la  petite 
chambre  de  ses  parents ,  où  veillait  l'œil  de  sa  mère ,  était 
pour  lui  le  monde  entier.  Je  le  vis  pour  la  première  fois 
dans  la  matinée  du  26  mai.  Sa  figure  avait  quelque  chose 
de  singulièrement  attrayant,  et  respirait  la  candeur  et  l'in- 
nocence. Sa  peau  blanche  était  légèrement  colorée;  son  re- 
gard était  animé;  une  mélancolie  profonde  respirait  dans 
tout  son  être,  et  se  trahissait  de  temps  en  temps  par  un  long 
soupir.  Je  continuai  mes  visites  et  mes  leçons  jusqu'au 
i®'^  juin;  et  ne  jugeant  pas  à  propos  d'attendre  plus  Ion- 
temps,  je  résolus  de  lui  administrer  le  sacrement  de  péni- 
tence le  1  ^"^  juin,  à  midi,  et  de  lui  donner  la  sainte  commu- 
nion le  lendemain  matin.  Je  vins  donc  à  midi  le  l^*"  juin. 
Je  le  trouvai  pâle  comme  un  mort,  les  yeux  rouges  à  force 
d'avoir  pleuré,  et  agité  par  une  émotion  profonde.  Sa 
mère ,  qui  semblait  partager  cette  émotion ,  dit  aussitôt  à 
son  fils  :  ce  Jacques,  dis  bien  à  M.  le  chapelain  tout  ce  qui 
t'a  fait  pleurer  si  longtemps  et  si  souvent.  »  Je  la  priai  de 
se  retirer. 

«  Dès  que  je  fus  seul  avec  l'enfant,  il  se  mita  trembler 
de  tout  son  corps;  ses  traits  se  contractèrent,  ses  membres 
et  sa  tête  devinrent  froids  comme  de  la  glace.  Après  un 
quart  d'heure,  pendant  lequel  l'oreille  de  l'enfant  semblait 
fermée  à  toutes  mes  paroles,  il  se  mit  à  fondre  en  larmes  ; 
dès  lors  la  chaleur  revint,  et  la  fièvre  se  déclara.  Je  voulus 
lui  parler  de  Dieu;  mais  à  peine  avais -je  commencé  qu'il 
me  dit  en  sanglotant  :  a  Hélas!  je  ne  puis  penser  à  Dieu. 
—  Pourquoi?  »  lui  demandai-je.  11  se  tut.  Je  le  suppliai 
de  me  confier  le  sujet  de  ses  inquiétudes.  Il  me  dit  enfin  ;  ■ 


DE    LA    DÉLIVRANCE    DES    POSSÉDÉS.  329 

«  Je  sais  que  Dieu  est  un  esprit;  mais,  hélas!  sous  quelles 
lornies  hideuses  suis-je  contraint  de  le  voir!  Et  lorsque  je 
le  vois,  je  sens  près  de  moi  quelqu'un  qui  me  crie  :  Ar- 
rache la  queue  de  ton  petit  chien  (il  y  en  avait  un  en  effet 
dans  la  chambre)  et  jette -la  à  la  figure  de  ton  bon  Dieu. 
Quand  je  regarde  mon  père ,  je  vois  à  sa  place  un  cochon 
noir  qui  grogne;  et  bien  souvent  je  ne  puis  regarder  ma 
mère  tant  elle  m'épouvante,  car  elle  m'apparaît  comme  un 
énorme  crapaud.  Vous-même  vous  me  faites  trembler  quand 
vous  venez,  car  il  me  semble  voir  un  chien  qui  veut  me 
mordre.  »  Puis  cet  enfant,  paraissant  tout  à  coup  changé 
et  fortifié,  se  mit  à  parler  d'une  voix  presque  aussi  forte 
que  celle  d'un  homme  et  à  vomir  contre  l'incarnation  de 
Jésus -Christ  et  la  virginité  de  Marie  les  obscénités  et  les 
blasphèmes  les  plus  révoltants ,  appelant  le  missel  romain 
un  livre  plein  d'impostures,  et  plaisantant  sur  le  mystère 
adorable  de  l'eucharistie. 

Épouvanté ,  je  me  mis  à  prier.  L'enfant,  me  saisissant 
convulsivement,  s'écria  avec  sa  voix  ordinaire  :  «Oh! 
Dieu,  si  tu  regardes  mes  pensées  plutôt  que  mon  cœur,  je 
suis  damné.  »  En  prononçant  ces  mots,  il  était  dans  une 
agitation  impossible  à  décrire.  J'en  profitai  pour  lui  rap- 
peler que  les  saints  aussi  avaient  enduré  des  tentations 
semblables,  et  que  le  Sauveur  lui-même  avait  été  tenté.  Je 
lui  citai  des  exemples  tirés  de  la  Vie  des  saints,  et  l'engageai 
à  se  recommander  à  leur  intercession.  Il  devint  un  peu 
plus  calme;  et  comme  je  lui  racontai  l'histoire  de  la  ten- 
tation de  Jésus-Christ,  il  dit  :  «  Après  la  tentation  de  Jésus, 
les  anges  vinrent  et  le  servirent;  mais  pour  moi,  j'ai  beau 
dire  au  démon  :  Va-t'en,  il  reste  et  se  moque  de  moi.  »  Je 
remis  la  confession  au  dimanche  4  juin,  et  je  le  laissai 

15* 


o30  DE    LA    DÉLIVRANCE    DES    POSSÉDÉS. 

plus  calme,  après  lui  avoir  promis  d'offrir  pour  lui  la  sainte 
messe  les  jours  suivants,  et  de  le  venir  voir  tous  les  jours. 
Le  2  et  le  3,  je  le  trouvai  assez  tranquille;  il  pria  avec  une 
dévotion  extraordinaire,  reçut  le  4  juin  le  sacrement  de 
pénitence,  et  le  lendemain  matin,  qui  était  le  dimanche 
dans  l'octave  de  la  fête  du  Saint-Sacrement,  je  lui  donnai 
la  sainte  communion.  Je  vis  dans  cette  circonstance  des 
pleurs  baigner  les  joues  d'hommes  peu  faciles  à  émouvoii-. 
Et  lorsque  l'image  de  cet  enfant  se  présente  à  mon  esprit, 
je  regrette  de  ne  pas  être  peintre.  J'allai  le  voir  encore  à 
midi.  «  Oh!  que  je  suis  bien,  me  dit-il;  tout  ce  qui  m'el- 
fravait  et  me  tourmentait  disparaît  comme  un  nuage.  »  Ce- 
pendant la  maladie  faisait  tous  les  jours  de  nouveaux  pro- 
grès. Je  portai  de  temps  en  temps  la  communion  au  jeune 
malade.  Le  9  septembre,  je  m'absentai  pour  quinze  jours. 
A  mon  retour,  je  reçus  un  témoignage  de  reconnaissance 
que  mon  pauvre  petit  m'avait  légué  d'une  voix  mourante. 
Puisse  le  divin  ami  des  enfants,  au  jour  des  rétributions, 
adresser  au  petit  martyr  ces  paroles  :  «Viens,  mon  en- 
fant, le  royaume  du  ciel  est  à  toi.  » 

La  vérité       Quelquefois  la  vérité  arrache  au  démon,  par  la  bouche 
arrachée  ^       ^ 

au  démon   des  possédés,  des  témoignages    remarquables.   Pendant 

Dossédés  fl'^i'^"^  femme  possédée  était  cruellement  tourmentée  du 
démon  dans  l'église  Saint-Pierre  de  Cologne,  une  autre 
possédée  survint.  Elles  se  mirent  aussitôt  à  s'injurier  mu- 
tuellement. Un  des  démons  criait  à  l'autre  :  a  Misérable, 
pourquoi  es-tu  tombé  du  ciel  en  suivant  Lucifer? —  Pour- 
quoi as-lu  fait  de  même?  »  répondait  l'autre.  Puis,  comme 
il  semblait  témoigner  quelque  repentir,  le  premier  lui 
criait  :  «Tais-toi,  c'est  trop  tard;  il  n'y  a  plus  moyen  de 
revenir  sur  tes  pas.  »  On  demanda  à  un  démon  ce  qu'il 


DE    LA    DÉLIVRANCE    DES    POSSÉDÉS.  531 

feiait,  pour  recouvrer  la  grâce  dans  laquelle  il  avait  été 
avant  sa  chute.  Il  répondit  :  «  J'aimerais  mieux  descendre 
en  enfer^  en  y  entraînant  une  âme  avec  moi^  que  de  re- 
monter au  ciel.  «  Et  comme  on  s'étonnait  de  ses  paroles ^ 
il  dit  :  «  Ma  malice  est  telle,  que  je  ne  puis  rien  vouloir  de 
bon.  »  On  fit  la  même  question  au  démon  qui  était  dans 
l'église  Saint-Pierre  de  Cologne;  mais  il  répondit  bien  au- 
trement. «S'il  y  avait,  dit- il,  une  colonne  de  fer  brûlant, 
couverte  de  couteaux  et  de  pointes,  qui  s'élevât  de  la  terre 
au  ciel,  et  que  j'eusse  un  corps  passible,  je  consentirais  à 
monter  et  à  descendre  cette  colonne  jusqu'au  jugement 
dernier,  si  je  pouvais  par  là  retourner  à  la  gloire  où  j'ai 
été  primitivement.  «  Des  ecclésiastique  lui  ayant  demandé 
qui  l'avait  envoyé;  il  répondit  que  c'était  Dieu,  qu'il  avait 
pouvoir  de  tourmenter  le  corps  de  cette  femme,  mais  qu'il 
tie  pouvait  rien  sur  son  âme.  Puis  il  ajouta  :  «  Les  liommes 
doivent  apprendre  par  là  à  éviter  l'orgueil,  l'usure  et  la 
gourmandise.  Quoique  je  n'aie  pas  le  droit  de  parler 
ainsi.  Dieu  néanmoins  m'a  ordonné  de  le  faire,  et  je  sais 
bien  qu'au  dernier  jour  j'aurai  plus  d'âmes  que  lui.  » 
(Fincelius.  )  Comme  en  ces  sortes  de  choses  il  est  difficile 
de  distinguer  ce  qui  est  de  l'homme  et  ce  qui  est  du  dé- 
mon, on  ne  doit  bien  souvent  y  ajouter  qu'une  foi  mé- 
diocre, à  moins  que  des  circonstances  particulières  ne  nous 
permettent  de  porter  un  jugement  prudent 


o32  POLÉMIQUE    DES    POSSÉDÉS. 

CHAPITRE  XXVITI 

Polémique  des  possédés.  Nicolle  Aubry.  Une  possédée  calviniste.  Une 
autre  exorcisée  par  Luther.  Les  possédés  discernent  les  choses  saintes. 

Il  en  est  à  peu  près  de  même  des  discussions  religieuses 
qui  s'élèvent  quelquefois  entre  des  personnes  possédées  du 
démon.  Si  cette  polémique  se  produit  à  des  époques  où  l'es- 
prit de  secte  s'agite,  le  démon  a  beau  jeu.  Ces  controverses 
excitent  la  flamme ,  et  répandent  au  loin  l'esprit  de  secte  et 
d'erreur.  Sous  le  règne  de  Charles  IX,  en  France,  une  jeune 
fille  de  la  ville  de  Vervins,  âgée  de  quinze  à  seize  ans  et 
nommée  Nicole  Aubry,  voyait  souvent  un  spectre  qui  se 
donnait  pour  son  grand-père,  et  demandait  des  prières  et 
des  messes  pour  le  repos  de  son  âme.  Bientôt  Nicole  fut 
transportée  par  l'esprit  qui  la  possédait  en  d'autres  lieux, 
et  cela  à  plusieurs  reprises  et  en  présence  de  ceux  qui  la 
gardaient.  On  ne  douta  plus  qu'elle  ne  fût  possédée  du  dé- 
mon, mais  on  ne  put  jamais  l'en  convaincre,  L'évêque  de 
Laon  donna  les  pouvoirs  nécessaires  pour  l'exorciser,  et  or- 
donna de  faire  dresser  par  des  notaires  un  procès-verbal 
authentique  sur  les  faits.  Les  exorcismes  durèrent  plus  de 
trois  mois,  et  démontrèrent  d'une  manière  évidente  la 
possession.  Nicole  était  arrachée  des  mains  de  neuf  ou  dix 
hommes  qui  faisaient  tous  leurs  efforts  pour  la  retenir,  et 
le  dernier  jour  seize  hommes  purent  à  peine  y  réussir. 
Lorsqu'elle  était  étendue  par  terre,  elle  se  relevait  droit  sur 
ses  pieds  comme  une  statue,  sans  que  ses  gardiens  pussent 
l'en  empêcher.  Elle  parlait  plusieurs  langues,  découvrait 
les  choses  les  plus  cachées,  annonçait  les  événements  qui 
se  passaient  dans  des  lieux  très -éloignés  de  celui  où  elle 


POLÉMIQUE    DES    POSSEDES.  533 

était.  Elle  découvrit  à  plusieurs  l'état  de  leur  conscience. 
On  entendait  sortir  d'elle  trois  \oh  différentes,  et  elle  par- 
lait sans  difficulté,  quoique  sa  langue  sortit  de  plus  d'un 
demi-pied  de  sa  bouche.  En  un  mot,  c'était  une  somnam- 
bule possédée  du  démon. 

Après  que  les  exorcismes  eurent  duré  quelque  temps  à 
Vervins,  l'évêque  fit  venir  Nicole  à  Laon,  et  la  fit  placer 
sur  une  estrade  qu'il  avait  fait  élever  dans  la  cathédrale. 
Le  concours  du  peuple  fut  si  grand,  que  l'on  pouvait  comp- 
ter quelquefois  de  dix  à  douze  mille  personnes^  parmi  les- 
quelles il  y  avait  beaucoup  d'étrangers.  Les  princes  et 
autres  grands  personnages  qui  ne  pouvaient  venir  en- 
A  oyaient  des  députés  chargés  de  leur  faire  un  rapport  sur 
ce  qui  se  passait;  le  nonce  du  pape,  plusieurs  députés  du 
parlement  et  de  l'université  de  Paris  étaient  également 
présents.  Cependant  le  démon,  conjuré  par  les  exorcismes, 
rendit  de  nombreux  témoignages  à  la  vérité  cathohque, 
à  la  présence  réelle  et  à  la  fausseté  du  calvinisme:  de  sorte 
que  les  calvinistes  perdirent  contenance  et  devinrent  fu- 
rieux. Déjà,  pendant  les  exorcismes  qui  avaient  eu  lieu  à 
VervinSj  et  dans  un  voyage  que  Nicole  avait  fait  à  Notre- 
Dame  de  Liesse  j,  ils  avaient  attenté  à  sa  vie  et  à  celle  du 
prêtre  qui  l'exorcisait.  A  Laon,  où  ils  étaient  le  plus  nom- 
breux, ils  devinrent  plus  furieux  encore,  et  l'on  eut  à 
craindre  plusieurs  fois  une  sédition.  Ils  pai^inrent  à  inti- 
mider tellement  l'évêque  et  les  magistrats  qu'on  démolit 
l'estrade  qui  avait  été  élevée  dans  l'éghse,  et  qu'on  omit 
la  procession  que  l'on  avait  coutume  de  faire  avant  les  exor- 
cismes. Le  démon,  fier  de  sa  victoire,  brava  l'évêque,  et  se 
moqua  de  lui.  Les  calvinistes  avaient  d'un  autre  côte  per- 
suadé aux  magistrats  de  renfermer  Nicole  dans  une  prison 


o34  POLEMIQUE    DES    POSSEDÉb. 

SOUS  prétexte  d'examiner  de  plus  près  les  faits.  Mais  les 
catholiques  ayant  accuse  le  médecin  Carlier,  qui  était  cal- 
viniste, d'avoir  mis  une  poudre  dans  la  bouche  de  Nicole 
pendant  un  de  ses  accès,  il  se  trouva  que  cette  poudre 
était  un  poison  très-violent.  On  se  décida  donc  à  reprendre 
la  procession,  et  à  replacer  l'estrade  qu'on  avait  enlevée. 
Les  calvinistes  mécontents  publièrent  une  prétendue  or- 
donnance du  seigneur  de  Montmorency,  qui  défendait  de 
procéder  à  de  nouveaux  exorcismes,  et  chargeait  les  offi- 
ciers du  roi  de  veiller  à  son  exécution.  On  cessa  donc  en- 
core une  fois  les  processions.  Le  démon  en  triompha;  et 
cependant  il  découvrit  à  l'évêque  la  supercherie,  nomma 
tous  ceux  qui  avaient  pris  part  à  la  mystification,  et  avoua 
qu'il  avait  gagné  du  temps  par  la  faiblesse  de  l'évêque,  qui 
écoutait  plutôt  les  hommes  que  la  volonté  de  Dieu.  Il  dé- 
clara aussi  publiquement  qu'il  restait  malgré  lui  dans  le 
corps  de  cette  femme,  qu'il  n'y  était  entré  que  sur  l'ordre 
de  Dieu ,  et  afin  de  convertir  les  calvinistes  ou  de  les  en- 
durcir, ajoutant  qu'il  lui  était  pénible  de  parler  ainsi 
contre  lui-même. 

Le  chapitre  représenta  donc  à  l'évêque  qu'il  serait  bon 
d'entreprendre  deux  fois  par  jour  les  exorcismes  et  la  pro- 
cession qui  les  précédait,  afin  d'exciter  la  piété  dans  le 
peuple.  Le  prélat  y  consentit,  et  tout  désormais  se  fit  avec 
plus  de  solennité.  Le  démon  prétendit  plusieurs  fois  que  son 
temps  avait  été  prolongé,  tantôt  parce  que  l'évêque  ne  s'é- 
tait pas  confessé,  tantôt  parce  qu'il  n'avait  pas  fait  les  exor- 
cismes à  jeun,  une  troisième  fois  parce  que  tout  le  chapitre 
et  tous  les  officiers  du  roi  n'avaient  pas  été  présents.  Il  se 
répandait  en  imprécations  contre  l'Église,  l'évêque  et  le 
clergé,  maudissant  l'heure  où  il  était  entré  dans  le  corps  de 


POLÉMIQUE    DES    POSSÉDÉS.  o35 

cette  femme.  Enfin  la  dernière  crise  arriva.  Tout  le  peuple 
étant  rassemblé  une  après-midi  dans  l'église ,  l'évêque  com- 
mença les  derniers  exorcismes,  pendant  lesquels  les  phéno- 
mènes les  plus  extraordinaires  se  produisirent.  Il  voulut 
approcher  la  sainte  Eucharistie  des  lèvres  de  la  possédée. 
Le  démon  la  prit  alors  par  le  bras,  et  arracha  la  femme  des 
mains  des  seize  personnes  qui  la  tenaient.  Il  la  quitta  enfin 
après  beaucoup  de  résistance^  et  la  laissa  pénétrée  de  re- 
connaissance envers  la  bonté  de  Dieu.  On  chanta  un  Te 
Deiim  d'action  de  grâces  au  son  de  toutes  les  cloches.  On 
ilt  pendant  neuf  jours  des  processions  solennelles;  on  fonda 
une  messe  qui  devait  être  célébrée  chaque  année^,  le  8  du 
mois  de  février^  pour  rappeler  cet  événement  ^  qui  fut  re- 
présenté dans  un  bas- relief^  autour  du  choeur^  où  on  le 
voyait  encore  avant  la  révolution. 

Le  prince  de  Condé ,  qui  venait  de  passer  au  protestan- 
tisme, poussé  par  quelques-uns  de  sa  secte,  fit  amener 
Nicole  et  le  chanoine  d'Espinois,  qui  ne  l'avait  pas  quitté»e 
pendant  tout  le  temps  que  les  exorcismes  avaient  duré.  Il 
les  questionna  plusieurs  fois,  chacun  en  particulier;  il  em- 
ploya les  promesses  et  les  menaces,  non  pour  découvrir  s'il 
y  avait  en  eux  quelque  imposture^  mais  pour  les  porter^ 
au  contraire,  à  trahir  la  vérité.  Il  alla  même  jusqu'à  pro- 
mettre au  chanoine  de  grandes  dignités  s'il  voulait  passer 
au  protestantisme.  Mais  il  ne  put  rien  sur  des  gens  qui 
avaient  senti  de  si  près  le  secours  de  Dieu  et  le  pouvoir  de 
son  Église.  La  fermeté  du  chanoine  et  la  sincérité  naïve  de 
la  jeune  fille  durent  le  convaincre  de  la  vérité  des  faits,  et 
il  les  congédia.  Jl  fit  néanmoins  prendre  Nicole  dans  un 
accès  de  mauvaise  volonté^,  et  ordonna  de  la  renfermer  dans 
une  de  ses  prisons  jusqu'à  ce  que  ses  parents  pussent  adres- 


536  POLÉMIQUE    DES    POSSÉDÉS. 

ser  au  roi  Charles  IX  une  plainte  contre  cette  injustice.  Et 
le  roi  lui  rendit  alors  la  liberté.  Cependant  il  se  convertit  à 
cette  occasion  un  grand  nombre  de  calvinistes,  dont  les  fa- 
milles existent  encore  aujourd'hui.  Florimond  de  Raymond 
était  du  nombre,  et  il  a  raconté  ces  faits  dans  son  Histoire 
de  l'Hérésie,  liv.  II,  c.  xn.  Le  roi,  visitant  plus  tard  la  ville 
de  Laon,  se  fit  rendre  compte  des  faits  par  le  doyen  de  la 
cathédrale,  qui  en  avait  été  témoin  oculaire,  et  commanda 
de  rendre  publique  cette  histoire.  Elle  fut  donc  publiée  avec 
l'approbation  de  la  Sorbonne,  en  français  d'abord,  puis  en 
latin,  en  espagnol,  en  italien  et  en  allemand.  On  y  ajouta 
les  rescrits  de  saint  Pie  V  et  de  Grégoire  XIII,  et  l'évêque 
de  Laon  en  fit  faire  encore  un  abrégé.  L'authenticité  de  la 
chose  fit  une  grande  impression;  mais  le  fanatisme  des 
guerres  civiles  qui  survinrent  ne  tarda  pas  à  l'effacer,  et 
fit  oublier  les  faits  qui  l'avaient  produite.  Comme  il  était 
impossible  de  les  expliquer  par  l'imposture  du  clergé,  on 
eut  recours  à  la  tactique  ordinaire ,  et  l'on  chercha  à  les 
ensevelir  dans  l'oubli. 
Une  Un  autre  fait  de  ce  genre  s'est  passé  dans  le  nord  de  la 

possédée  poiogne.  En  1627,  vivait  à  Ostroy  une  femme  noble,  qui 
était  calviniste  ainsi  que  tous  les  siens.  Elle  devint  possé- 
dée ;  et  quoiqu'elle  ne  connût  que  sa  langue  maternelle,  elle 
répondait  en  latin ,  en  allemand  et  en  russe  à  toutes  les 
questions  qu'on  lui  faisait  en  ces  langues;  elle  révélait  les 
choses  les  plus  secrètes,  découvrait  celles  qui  se  passaient 
au  loin,  et,  montrait  une  force  corporelle  bien  supérieure  à 
celle  de  son  sexe.  Les  calvinistes  tinrent  conseil  sur  les 
moyens  de  la  délivrer;  mais  aucun  d'eux  n'osant  entre- 
prendre l'affairQ,  on  résolut  unanimement  de  la  confier  aux 
jésuites  d'Ostroy.  Le  recteur  du  collège,  auquel  ils  s'adres- 


POLÉMIQUE    DES    POSSÉDÉS.  o37 

sèrent,  leur  demanda  d'abord  s'ils  regardaient  cetlcfemme 
conmie  vraiment  possédée.  Tous  lui  répondirent  affirma- 
tivement. Il  y  avait  parmi  eux  un  calviniste  plus  exalté  que 
les  autres,  qui  avait  dit  qu'il  aimerait  mieux  devenir  chien 
ou  porc  que  papiste.  Le  recteur^  s'adressant  à  lui,  lui  dit  : 
«  Vous  traitez  de  superstitions  et  de  fables  les  pratiques  de 
l'Église  et  les  exorcismes?  Comment  se  fait-il  que  vous  \ 
ayez  recours?  Est-cepar  un  motif  de  foi,  ou  par  nécessité? 
Allez  trouver  vos  ministres:  qu'ils  essaient  d'abord;  nous 
viendrons  après  eux,  et  nous  verrons  qui  sera  le  plus  puis- 
.sant.  »  On  lui  répondit:  «  Quant  à  nos  ministres,  ils  ne 
savent  point  exorciser  les  possédés;  mais  si  vous  réussissez 
à  guérir  cette  femme,  nous  regarderons  l'Église  romaine 
bien  autrement  que  nous  ne  l'avons  fait  jusqu'ici.  »  Le  rec- 
teur aspergea  d'abord  d'eau  bénite  la  possédée,  et  plaça  en 
secret  sur  elle  quelques  reliques  des  saints  de  son  ordre. 
Elle  se  mit  aussitôt  à  trembler,  en  criant  que  les  os  de 
saint  Ignace  la  faisaient  beaucoup  souffrir.  Le  recteur  se 
lit  alors  apporter  les  Institutions  de  Calvin,  avec  quelques 
autres  livres  de  la  même  espèce,  et  les  donna  à  la  malade, 
qui,  contre  l'attente  des  calvinistes  présents,  les  prit  avec 
joie,  et  parut  éprouver  un  grand  contentement.  Mais  le 
recteur  y  mit  en  secret  l'image  de  saint  Ignace ,  et  les  lui 
présenta  ensuite  une  seconde  fois.  Elle  s'enfuit  aussitôt  en 
hurlant;  et  forcée  d'indiquer  la  cause  de  sa  fureur,  elle 
s'écria  :  «  C'est  à  cause  de  l'image  que  tu  as  mise  dans  les 
livres.  »  Les  assistants  furent  saisis  d'étonnement;  et  l'un 
d'eux,  incapable  de  se  contenir  plus  longtemps,  se  mit  à 
dire  :  «  Vous  auti-es  papistes,  vous  vous  entendez  merveil- 
leusement avec  le  diable,  et  vous  faites  de  lui  ce  que  vous 
voulez.  )) 


538  l'OLKMIQUE    DES    POSSÉDÉS. 

Celte  manière  crinlcrpicter  lu  chose  éveilla  le  zèle  de 
l'un  des  pères  qui  étaient  présents;  de  sorte  qu'il  dit  aux 
calvinistes  :  «  Eh  bien  !  je  vous  ofire  cette  alternative  :  je 
demanderai  à  Dieu  que  ,  si  votre  doctrine  est  la  véritable, 
ce  démon  passe  en  moi  ^  et  décharge  sur  moi  sa  fureur; 
mais  que  si;,  au  contraire,  la  foi  catholique  est  la  vraie  foi, 
il  passe  en  vous,  et  vous  tourmente  une  heure  seulement,  n 
Un  profond  silence  suivit  cette  proposition,  aucun  n'ayant 
le  courage  d'accepter  la  condition;  et  tous  prièrent  le 
recteur  de  guérir  la  malade,  s'il  le  pouvait.  Celui-ci  imposa 
aux  siens  un  jeûne  de  trois  jours,  des  aumônes,  des  disci- 
plines et  d'autres  bonnes  œuvres.  Lorsque  pendant  ce  temps 
un  des  pères  approchait  de  la  malade,  le  démon  entrait 
aussitôt  en  fureur.  Quand  un  calviniste,  au  contraire,  arri- 
vait, il  l'accueillait  avec  joie,  l'appelait  son  ami,  se  mo- 
quait des  jésuites,  racontait  comment  il  avait  déjà  mis  une 
fois  le  feu  à  leur  collège  et  pénétré  dans  leurs  apparte- 
ments pour  leur  jouer  quelque  mauvais  tour.  Au  jour 
indiqué,  la  femme  est  amenée  liée  dans  l'église  des  pères, 
et  placée  devant  l'autel  de  la  sainte  Vierge  et  de  saint 
Ignace.  Ses  hurlements  épouvantèrent  la  foule,  qui  était 
très  -  nombreuse  et  qu'un  sermon  du  recteur  toucha  jus- 
qu'aux larmes.  On  demanda  au  démon  comment  il  était 
entré  dans  le  corps  de  cette  femme;  il  répondit  que  c'était 
par  la  magie.  On  lui  demanda  ensuite  comment  on  pouvait 
l'en  chasser.  11  répondit  :  «  Par  la  sainte  Vierge  et  saint 
Ignace.  »  On  commença  les  exorcismes,  en  recommandant 
au  peuple  d'aider  le  prêtre  de  ses  prières.  Le  démon  arracha 
violemment  la  femme  des  mains  de  ceux  qui  la  tenaient, 
puis  la  jeta  par  terre,  et  la  laissa  enfin  complètement  gué- 
rie. On  la  conduisit  alors  devant  le  saint  Sacrement,  et  là 


POLÉMIQUE    DES    POSSÉDÉS.  539 

elle  fit  son  abjuration.  {Gloria  posthuma  S.  Ignatii-,  p.  II.) 
Comme  ces  faits  se  sont  passés  dans  un  pays  très-éloigné , 
et  que  les  personnages  qui  y  ont  pris  part  ne  sont  point 
nommés^  il  est  permis  de  douter  de  leur  parfaite  authen- 
ticité. Il  en  est  de  môme  du  fait  suivant,  qui  nous  est  ra- 
conté par  Staphilus,  dans  sa  réponse  à  Jacques  Schmi- 
delin,  p.  404. 

«  Je  me  souviens,  dit -il,  d'une  iille  de  Meissen  qui 
était  possédée  du  démon,  et  qu'on  amena  à  Luther,  à 
Wittemberg,  en  1545,  pour  qu'il  la  guérit.  Luther  se  sen- 
tait peu  disposé  d'abord  à  entreprendre  cette  œuvre.  A  la 
fin  cependant  il  fit  amener  la  jeune  fille  dans  le  chœur  de 
l'église  paroissiale  de  Wittemberg,  et  là  il  commença  à 
conjurer  le  démon  en  présenee  de  plusieurs  docteurs  et 
savants  dont  je  faisais  partie.  Mais  dans  ces  exorcismes  il 
ne  suivait  point  les  usages  de  l'Église  catholique,  mais  agis- 
sait à  sa  manière.  Le  démon,  loin  de  céder,  embarrassa 
tellement  Luther,  que  celui-ci  voulut  s'échapper  du  chœur; 
mais  le  démon  tint  les  portes  si  bien  fermées  qu'on  ne  pou- 
vait les  ouvrir  ni  du  dedans  ni  du  dehors.  Luther  voulut 
dans  son  embarras  sortir  par  la  fenêtre.  Mais  les  grilles  de 
fer  dont  elles  étaient  munies  ne  le  lui  permirent  pas,  et  il  se 
vit  ainsi  forcé  de  rester  renfermé  avec  nous  jusqu'à  ce  que 
le  sacristain  nous  eût  donné  par  la  grille  une  hache  avec 
laquelle  j'ouvris  moi-même  la  porte.  Il  était  curieux  de 
voir  comment  pendant  tout  ce  temps  Luther  se  promenait 
dans  le  chœur,  pensif  et  inquiet.  » 

Les  images  des  saints  produisent  bien  souvent  les  mêmes 
effets  qui  sont  attribués  à  celle  de  saint  Ignace  dans  l'his- 
toire racontée  plus  haut.  La  possession  se  cachait  chez  la 
comtesse  Marie  de  Gastelli  sous  la  forme  de  maux  nerveux 


ii'iO  POLÉMIQUE    DES   POSSÉDÉS. 

indéliiiissables.  Une  image  de  saint  Joseph  de  Copertino 
qu'elle  avait  achetée  découvrit  enfin  son  véritable  état. 
Toutes  les  fois,  en  effet,  qu'elle  regardait  cette  image, 
ses  accès  revenaient  ;,  et  ils  duraient  toute  la  nuit  lors- 
qu'elle la  gardait  près  d'elle.  Un  jour^,  pendant  qu'elle 
jouait^  on  approcha  d'elle  celte  image  à  son  insu,  et  elle 
sentit  aussitôt  dans  le  cœur  des  douleurs  affreuses.  Le 
démon  la  renversa  par  terre.  Mais  elle,  de  son  côté,  lui 
ordonna  de  la  laisser  honorer  en  repos  son  saint,  et  elle 
fut  obéie.  Elle  fut  enfin  guérie  par  le  secours  de  cette 
Les  possé-  iniage.  (A.  S.,  18  sept.)  Quelquefois  aussi  les  possédés, 
dés  discer-  jg  même  que  les  extatiques,  ont  un  sens  particulier  pour 
choses  les  choses  saintes,  qui  leur  fait  connaître  les  reliques, 
saintes.  .^^,g^  ^^^^^  différence  toutefois  qu'ils  éprouvent  à  leur  égard 
un  sentiment  de  répulsion  et  d'horreur,  tandis  que  les 
extatiques,  au  contraire,  sont  attirés  par  elles.  La  possédée 
des  Gangalendi,  qui  fut  amenée  à  Rainier  de  Pise,  nommait 
toutes  les  reliques  qu'on  lui  mettait  sur  la  tête.  On  a  re- 
marqué que,  lorsque  les  possédés  entrent  dans  une  église 
où  il  \  a  beaucoup  de  reliques,  le  démon  se  manifeste 
aussitôt.  Aussi  dit-il  un  jour  par  la  bouche  d'un  possédé 
que  la  sainteté  de  ceux  qui  reposent  dans  l'église  ne  lui 
laisse  aucun  repos.  Et  l'on  emploie  bien  souvent  ce  moyen 
pour  le  forcer  à  se  montrer  quand  il  se  cache. 

Au  reste,  les  saints  pendant  leur  vie  ont  un  coup  d'œil 
sur,  qui  leur  fait  reconnaître  facilement  l'état  des  possé- 
dés jusque  dans  ses  moindres  détails,  longtemps  même 
quelquefois  avant  qu'il  se  soit  manifesté  au  dehors.  Hid- 
ner,  préfet  du  roi  Cyfried ,  était  un  homme  pieux  et  ami 
de  saint  Gulhbert,  qui  fut  plus  tard  évèque  de  Lindisfarn. 
Sa  femme,  pieuse  comme  lui,  étant  devenue  possédée,  il 


POLÉMIQUE    DES    POSSÉDÉS.  541 

pria  le  saint  de  lui  envoyer  un  prêtre.  Le  saint,  connais- 
sant en  esprit  l'état  de  cette  femme  et  sachant  que  la 
honte  seule  avait  empêché  son  mari  de  le  prier  de  venir, 
résolut  d'aller  lui-même  en  compagnie  avec  lui.  Pendant 
la  route,  remarquant  son  trouble,  il  le  consola  du  mieux 
qu'il  put,  en  lui  disant  qu'il  savait  bien  que  sa  femme 
était  possédée,  mais  que  cette  épreuve  atteignait  quelque- 
fois les  hommes  les  plus  pieux,  par  un  secret  jugement  de 
Dieu;  que  sa  femme  viendrait  à  leur  rencontre  parfaite- 
ment guérie.  En  effet,  le  démon  ne  put  supporter  la  pré- 
sence du  Saint-Esprit,  dont  Cuthbert  était  plein,  et  se  retira, 
La  femme  de  Hidner  vint  à  leur  rencontre,  les  salua,  et 
conduisit  elle-même  par  la  bride  le  cheval  du  saint  dans  sa 
maison.  (A.  S.,  20  mart.)  Pendant  que  Nicet,  évêque  de 
Lyon,  assistait  au  chœur  dans  son  église,  un  diacre  com- 
mence un  répons  :  «  Tais-toi,  lui  ditl'évêque,  tais-toi  sur- 
le-champ;  le  démon  ne  doit  pas  entreprendre  de  chanter.  » 
Le  diacre  se  tait  aussitôt;  mais  le  saint  l'appelle  et  lui  dit  : 
«  Ne  t'ai-je  pas  dit  de  ne  jamais  entrer  dans  l'église  de 
Dieu?  Pourquoi  ne  m'as-tu  pas  obéi?  »  Tous  les  assistants 
s'étonnaient  de  ces  paroles ,  car  le  diacre  passait  pour  un 
homme  pieux.  Mais  voici  que  tout  à  coup  le  démon  hurle 
par  sa  bouche,  se  plaignant  que  le  saint  le  tourmente;  car 
c'était  lui  qui  avait  chanté,  et  le  saint  l'avait  bien  reconnu. 
Nicet  imposâtes  mains  au  possédé,  et  le  guérit  de  son  mal. 
(A.  S.,  2  april.) 


IV  16 


o42    POUVOIR  T)E  l'Église  de  délivrer   les  possédés. 
CHAPITRE   XXTX 

De  la  piiissancequ'a  reçue  l'Église  de  délivrer  les  possédés.  Parlhénius. 
Saint  Yves.  Saint  Norbert.  Saint  Albert.  Saint  Jean  de  Salerne.  Sainte 
Catherine  de  Sienne. 

Il  existe  entre  les  possédés  et  l'Église  une  antipathie 
mutuelle  qui  repose  sur  l'opposition  du  royaume  de  la 
lumière  et  de  celui  des  ténèbres.  Cette  antipathie  est  en- 
tretenue sans  cesse  par  de  nouvelles  influences;  car  cha- 
cune de  ces  deux  puissances  est  en  rapport  continuel  avec 
son  principe,  et  en  reçoit  chaque  jour  de  nouvelles  forces. 
Le  mal  est  violent,  audacieux  et  impudent;  mais,  malgré 
cela,  il  manque  au  fond  d'assurance  ;  le  bien,  au  contraire, 
est  modeste,  modéré,  calme  et  sûr  de  soi.  La  haine  des 
possédés  à  l'égard  de  l'Église  a  pour  principe  la  peur.  La 
haine  de  l'Église,  au  contraire,  contre  le  démon  a  pour 
principe  le  sentiment  intime  de  l'opposition  irrémédiable 
qui  les  sépare  tous  les  deux.  Le  possédé,  malgré  la  vio- 
lence de  ses  gestes  et  l'impudence  de  son  langage,  n'ap- 
proche jamais  de  l'Église  sans  frayeur,  tandis  que  celle-ci 
se  présente  devant  le  démon  avec  calme  et  assurance  à  la 
fois,  certaine  qu'elle  finira  par  le  vaincre.  Aussi  n'a-t-elle 
jï^mais  cessé  de  lutter  contre  lui;  et  la  puissance  que  Jésus- 
Christ  lui  a  donnée  de  chasser  les  démons  a  été  dès  l'ori- 
gine attachée  à  un  ordre  particulier,  faisant  partie  de  sa 
hiérarchie.  Déjà  saint  Ignace,  disciple  des  apôtres,  parle 
des  exorcistes,  comme  appartenant  à  la  hiérarchie  ecclé- 
siastique. Saint  Justin  dit  dans  son  Dialogue  :  «  Les  dé- 
mons craignent  la  vertu  du  nom  de  Jésus-Christ.  Aujour- 
d'hui encore,  conjurés  par  lui,  ils  font  tout  ce  qu'on  leur 
ordonne.  »  Et  saint  Irénée  dit  ailleurs  :  «  Les  vrais  dis- 


POUVOIR    DE    l'église    DE    DÉLIVRER    LES    POSSÉDÉS.      o43 

ciples  du  Sauveur^  par  la  grâce  qu'ils  ont  reçue  de  lui^ 
exercent  envers  les  autres  hommes  des  bienfaits  de  toule 
sorte;  car  quelques-uns  chassent  les  démons  d'une  ma- 
nière si  certaine  que  souvent  ceux  qui  ont  été  délivrés 
ainsi  embrassent  la  foi  par  reconnaissance  et  y  persévè-  ^ 
rent.  »  TertuUien ,  Origène ,  Lactance  et  saint  Cyprien 
témoignent  la  même  chose.  Le  pape  Corneille  écrit  à  Fa- 
bien d'Antioche  qu'il  y  a  dans  l'Église  romaine  cinquante- 
deux  exorcistes^  lecteurs  et  portiers.  Le  concile  de  Rome 
sous  saint  Sllvestre^,  celui  de  Laodicée^  le  troisième  con- 
cile de  Carthage,  font  mention  des  exorcistes.  Et  celui  de 
Laodicée  ordonne  que  personne  n'exorcise  les  démons  dans 
les  maisons  ou  dans  les  églises  avant  d'avoir  été  consacré 
par  l'évêque.  Pour  éviter  toute  superstition,  le  septième 
canon  du  quatrième  concile  de  Carthage  décrète  que 
l'exorciste  recevra  des  mains  de  l'évêque  un  livre  où  se- 
ront contenus  les  exorcismes,  et  que  l'évêque ^  en  les  lui 
remettant,  lui  dira  :  «  Prends  ce  livre,  et  imprime-le  bien 
dans  ta  mémoire,  et  reçois  le  pouvoir  d'imposer  les  mains 
sur  les  possédés  ou  les  catéchumènes.  »  Ce  livre  est,  il  n'en 
faut  pas  douter,  dans  tous  les  points  essentiels,  le  même 
que  cette  partie  du  Rituel  romain  qui  contient  les  divers 
exorcismes. 

Dieu,  pour  chasser  les  démons,  se  sert  bien  souvent  des  Parthénins. 
saints  qu'il  remplit  de  son  esprit,  et  qui  sont  dans  l'Église 
comme  une  race  sacerdotale,  recevant  d'en  haut  l'instruc- 
tion divine.  C'est  ce  qu'exprime  merveilleusement  le  dia- 
logue suivant  entre  un  possédé  et  Parthénius,  qui  vivait 
sous  Constantin  et  fut  renommé  dans  son  temps  comme 
un  grand  thaumaturge.  Ce  dialogue  se  trouve  dans  la  Vie 
du  saint,  écrite  par  Crispinus,  son  contemporain.  On 


544    POUVOIR  DE  l'église  de  délivrer  les  possédés. 

amena  à  Parthénius,  évêque  de  Lampsaque,  un  homme 
qui  était  possédé  depuis  longtemps  du  démon  sans  le  sa- 
voir. Il  salua  le  saint  dès  qu'il  le  vit;  mais  celui-ci,  recon- 
naissant en  lui  le  démon ,  ne  lui  rendit  pas  son  salut.  «  Je 
désirais  vous  voir^  dit-il  au  saint^  et  c'est  pour  cela  que  je 
vous  ai  salué;  pourquoi  ne  me  rendez -vous  pas  mon 
salut?  »  Le  saint  lui  répondit  :  «  Tu  m'as  vu;  que  te  faut- 
il  davantage?  —  Je  vous  ai  vu  et  reconnu.  —  Si  tu  m'as 
vu  et  reconnu,  sors  à  l'instant  de  cette  créature  de  Dieu. 
—  Laissez-moi  encore,  je  vous  en  prie,  quelque  temps  de 
répit.  —  Y  a-t-il  longtemps  que  tu  demeures  ici?  —  De- 
puis sa  jeunesse,  et  jamais  personne  ne  m'a  reconnu,  si 
ce  n'est  vous  en  ce  moment.  Vous  voulez  me  chasser,  je  le 
vois;  où  voulez-vous  que  j'aille?  —  Je  te  nommerai  le 
lieu  où  tu  dois  aller.  —  Vous  me  direz  sans  doute  d'aller 
dans  le  corps  de  quelques  porcs  ?  —  Pas  du  tout;  je  te  per- 
mets d'entrer  dans  le  corps  d'un  homme  et  d'y  demeurer; 
sors  donc.  —  Parlez-vous  sérieusement,  ou  seulement 
pour  me  faire  sortir?  —  Je  te  dis,  en  vérité,  que  j'ai  tout" 
prêt  un  homme  chez  qui  tu  peux  rester  :  sors  donc  sans 
retard.  »  Le  démon  persuadé  lui  dit  :  «  Eh  bien!  rem- 
plissez votre  promesse,  w  Le  saint,  ouvrant  la  bouche,  lui 
dit  :  «  C'est  moi  qui  suis  cet  homme;  entre  et  demeure  en 
mon  corps.  »  Le  démon,  pénétré  par  la  parole  du  saint 
comme  par  une  flamme  dévorante,  s'écria  :  a  Malheur  à 
moi  !  après  avoir  demeuré  longtemps  dans  le  corps  de  cet 
homme,  il  faut  encore  que  je  sois  tourmenté  par  vous! 
Comment  pourrai-je  entrer  dans  la  maison  de  Dieu?  Vous 
autres  chrétiens,  vous  ne  dites  pas  un  mot  de  vrai.  »  Là- 
dessus  il  quitta  cet  homme  et  s'enfuit  dans  les  lieux  déserts 
et  inaccessibles.  (A.  S.,  7  febr.) 


POUVOIR  DF  l'Église  de  délivrer  les  possédés.    545 
Souvent  la  délivrance  est  produite  par  l'approche  ou  la    S.  Yves, 
prière  d'un  saint.  Dans  le  procès  qui  fut  fait  à  Tréguier,  en 
1330,  par  ordre  du  pape,  vingt-neuf  ans  après  la  mort  de 
saint  Yves,  prêtre  de  cette  église,  le  centième  témoin, 
qui  avait  été  autrefois  serviteur  du  saint,  raconte  ce  qui 
suit.  Son  maître  l'envoya  une  fois  chez  un  possédé  nommé 
Alain  de  Trezveleur,  avec  ordre  de  le  lui  amener.  Celui-ci, 
qu'on  avait  beaucoup  de  peine  à  tenir  enchaîné,  se  laissa 
conduire  sans  difficulté;  et  lorsqu'il  fut  en  présence  du 
saint,  dans  l'église  de  Lohanec,  celui-ci  lui  demanda  s'il 
était  possédé  du  diable;  il  répondit  que  oui,  que  le  démon 
le  tourmentait  souvent  et  parlait  avec  lui.  Yves  le  confessa 
et  lui  demanda  ensuite,  en  présence  du  témoin,  si  le  démon 
lui  avait  encore  parlé.  11  répondit  qu'il  l'avait  menacé  et 
lui  avait  dit  :  k  Pourquoi  m'as-tu  amené  ici?  Malheur  à 
toi  la  nuit  prochaine  !  Malheur  à  toi  !  tu  te  repentiras  de 
m'avoir  traîné  ici.  »  Yves  répondit  :  «Il  ment;  ce  n'est  pas 
toi,  mais  lui  qui  se  repentira.  Tu  mangeras  avec  moi  et 
passeras  la  nuit  dans  ma  maison.  Il  lui  fit  donc  préparer 
un  lit  dans  sa  chambre  à  coucher;  puis,  en  présence  du 
témoin,  il  aspergea  d'eau  bénite  la  chambre  et  le  lit,  ré- 
cita l'Évangile  de  saint  Jean  et  d'autres  prières,  puis  il  dit 
au  possédé  d'aller  se  coucher;  mais  pour  lui,  il  passa  la 
nuit  à  prier.  Le  matin  il  demanda  au  malade  comment  il 
avait  passé  la  nuit.   «  Très-bien;  je  n'en  ai  pas  eu  une 
aussi  bonne  depuis  trois  ans.  —  Le  démon  t'a-t-il  encore 
parlé? — Non,  au  contraire,  il  est  sorti  de  moi.  — Remercie 
donc  Dieu  comme  je  le  ferai  moi-même;  retourne  chez 
toi,  conduis-toi  bien,  va  souvent  à  la  messe  et  au  sermon, 
fais  des  aumônes,  sois  juste,  et  garde  les  commandements 
de  l'Église,  de  peur  que  le  démon  ne  revienne  et  que  ton 


1)40       POUVOIR    DE    l'ÉGLISL    DE    DÉLIVRER    LEb    l'OSSÉDÉS. 

état  ne  soit  pire  qu'auparavant.  »  Un  autre  témoin,  nommé 
Hamon_,  qui  avait  aussi  servi  alors  le  saint,  rendit  le  même 
témoignage.  (A.  S.,  19  mai.) 

Quelquefois  la  prière  d'un  saint,  même  à  une  grande 
distance,  suffit  pour  chasser  le  démon.  Saint  Ulrich  refusa 
un  jour  par  humilité  d'exorciser  une  femn:^e  qui  était  pos- 
sédée; mais  ayant  prié  pour  elle,  elle  fut  guérie.  D'autres 
fois  cependant  il  n'est  pas  facile,  même  aux  saints,  de 
chasser  le  démon.  La  possédée  de  Nivelle  qui  chantait 
Norbert.  ^^  Cantique  des  cantiques  devant  saint  Norbert  se  moquait 
de  lui  et  de  son  pouvoir;  mais  l'homme  de  Dieu  ne  se  laissa 
point  ébranler  par  là,  et  continua  d'ordonner  à  l'esprit  im- 
pur de  partir.  Le  démon,  pressé,  s'écria  :  a  Si  vous  voulez 
que  je  sorte  d'ici,  ordonnez-moi  d'entrer  dans  le  corps  de 
ce  moine  qui  est  là  à  côté,  »  et  qu'il  appela  de  son  nom. 
Norbert  dit  au  peuple  :  «  Écoutez  ce  qu'il  dit,  et  remar- 
quez la  malice  du  démon,  qui,  pour  calomnier  le  serviteur 
de  Dieu,  désire  le  posséder,  comme  si  c'était  un  pécheur 
qui  eût  mérité  ce  supplice;  mais  ne  vous  y  laissez  pas 
prendre,  c'est  une  de  ses  ruses  de  contredire  les  bons  et 
de  les  calomnier  autant  qu'il  peut.  »  Là-dessus  il  pressa 
davantage  encore  l'esprit  malin  de  sortir.  «  Que  voulez- 
vous  de  moi?  lui  répondit  celui-ci;  il  n'y  a  que  vous  qui 
puissiez  me  faire  sortir  aujourd'hui  du  corps  de  cette 
femme.  Je  n'aurais  qu'à  appeler,  et  alors  les  noirs  vien- 
draient par  bandes  à  mon  secours.  La  guerre  donc,  oui  la 
guerre.  Aujourd'hui  même  ces  voûtes  doivent  tomber  sur 
vous  et  vous  écraser.  »  Le  peuple  à  ces  mots  s'enfuit;  mais 
le  prêtre  resta  intrépide  et  immobile  à  sa  place.  La  possé- 
dée saisit  son  étole  comme  pour  l'étrangler;  et  comme  les 
assistants  voulaient  l'en  empêcher,  il  répondit  :  «  Laissez- 


POUVOIR    DE    l'église    DE    DÉLIVRER    LES    rOSSÉDÉS.      1)47 

lii;  si  Dieu  le  veut^  elle  peut  faire  ce  qui  lui  plait.  »  Elle 
retira  aussitôt  les  mains.  Comme  on  était  à  la  Ou  du  jour, 
Norbert  fut  d'avis  de  la  plonger  dans  de  l'eau  exorcisée. 
Comme  elle  était  blonde ,  le  prêtre  craignit  que  ses  che- 
veux ne  pussent  donner  au  démon  l'occasion  d'exercer  son 
pouvoir  sur  elle,  et  il  lui  fit  raser  la  télé.  Le  démon,  furieux, 
s'écria  :  «  Étranger  français,  que  t'ai-je  fait?  pourquoi  ne 
me  laisses-tu  pas  en  repos?  Que  tous  les  malheurs  et  tous 
les  maux  fondent  sur  ta  tète  pour  te  punir  de  me  tourmen- 
ter ainsi.  »  Cependantle  soir  était  venu,  et  Norbert,  voyant 
que  le  démon  n'était  pas  encore  parti ,  en  fut  troublé  et 
commanda  de  rendre  la  possédée  a  son  père.  Le  saint  quitta 
son  aube  etsesautres  vêtements.  Le  démon^  voyant  cela, 
se  mit  à  claquer  des  mains  en  criant  :  «  Ah!  ah  !  ah  !  voilà 
qui  est  bien  î  tu  n'as  rien  fait  encore  aujourd'hui  qui  m'ait 
tant  plu.  Le  jour  est  fini,  et  tu  n'as  pu  venir  à  bout  de 
rien.  »  Norbert,  mécontent,  se  retira  chez  lui,  et  refusa  de 
prendre  aucune  nourriture  jusqu'à  ce  que  la  malade  fût 
guérie.  11  passa  ainsi  le  reste  du  jour  et  la  nuit  sans  man- 
ger. Dès  que  le  jour  commença  de  poindre,  il  se  prépara 
à  dire  la  messe.  On  amena  de  nouveau  la  jeune  fille,  et  le 
peuple  accourut  pour  être  témoin  du  combat  qui  allait  se 
livrer  entre  le  prêtre  et  le  démon.  Norbert  ordonna  à  deux 
frères  de  tenir  la  possédée  près  de  l'autel.  Lorsqu'il  fut 
rendu  à  l'évangile,  on  l'amena  à  l'autel,  et  on  lut  sur  sa 
tête  plusieurs  évangiles.  Le  démon  se  moqua  de  tout;  et 
lorsque  le  saint  éleva  la  sainte  hostie,  il  cria  :  «  Voyez- 
vous  comme  il  tient  dans  ses  mains  son  petit  Dieu.  »  Le 
prêtre  du  Seigneur,  saisi  d'horreur  et  se  recueillant  dans 
son  esprit,  commença  à  attaquer  le  démon  par  sa  prière 
et  à  le  tourmenter.  Celui-ci,  poussé  à  bout,  cria  par  la 


s.  Albert. 


548     POLvoiu  DE  l'églisi:  de  délivrer  les  possédés. 

bouche  de  la  jeune  fille  :  «  Je  brûle^  je  brûle;  »  puis  : 
«  Je  meurs.  »  Enfin  il  répéta  plusieurs  fois  ces  mots  : 
«Je  sortirai;  je  sortirai;  laissez -moi.  )>  Cependant  les 
deux  frères  tenaient  la  possédée,  et  le  démon  la  quitta 
en  laissant  après  lui  une  odeur  insupportable.  La  malade 
retourna  chez  son  père,  et  fut  bientôt  guérie.  (A.  S.,6jun.) 
Ce  récit,  plein  de  naïveté  et  de  sincérité,  et  qui  exprime 
si  bien  l'impudence  du  démon,  nous  donne  plus  de  lu- 
mière que  toutes  les  explications  possibles  sur  ce  qui  se 
passe  en  ces  circonstances  entre  les  deux  partis  qui  sont  en 
lutte,  et  nous  montre  combien  il  serait  insensé  de  vou- 
loir expliquer  ces  phénomènes  en  les  attribuant  aux  illu- 
sions d'un  cerveau  malade. 

Les  possédés  qu'on  amenait  à  sainte  Geneviève  de  Pa- 
ris se  plaignaient  aussi  de  ressentir  un  feu  qui  les  dévo- 
rait lorsqu'elle  les  touchait  du  doigt.  (A.  S. ,  3  jan.  )  Quel- 
quefois les  influences  célestes  qui  s'échappent  des  saints, 
quoique  ressenties  par  les  possédés  dans  leur  douceur  na- 
tive, leur  sont  insupportables.  Jeanne  Moretta  de  Venise 
fut  délivrée  par  saint  Cajelan  des  mauvais  esprits  qui  la 
poussaient  au  mal.  Le  dernier,  nommé  Pulcher,  dit  en 
sortant  qu'il  ne  pouvait  supporter  plus  longtemps  l'odeur 
d'orange  qu'exhalait  le  saint.  (A.  S.)  Quelquefois  les  saints 
sont  contraints  d'employer  plus  de  force  et  d'énergie  pour 
briser  le  lien  qui  s'établit  dans  la  possession  entre  l'homme 
et  le  démon.  C'est  ainsi  que  saint  Ennecon,  abbé  d'Ognate, 
dans  la  Yieille-Castille ,  guérit  un  possédé  en  lui  soufflant 
dans  la  bouche.  (A.  S.,  4  jun.)  Quelquefois  un  acte  de 
mortification  produit  la  délivrance  du  possédé.  Saint  Albert, 
de  l'ordre  des  Carmes,  allant  à  Héla,  y  trouva  la  fifle  d'une 
femme  considérable  du  pays  qui  était  possédée  du  démon. 


Salerne. 


POUVOIR    DE    l'église    DE    DÉLIVRER    LES    POSSÉDÉS.      549 

11  alla  la  voir  sur  la  prière  de  sa  mère.  Comme  il  appro- 
chait d'elle ;,  elle  se  leva  et  lui  donna  un  soufflet;  sur  quoi 
le  saint,  lui  présentant  l'autre  joue,  la  pria  de  lui  en  don- 
ner un  autre.  Le  démon,  troublé  par  cette  conduite,  se  mit 
à  pousser  des  plaintes.  Mais  Albert  lui  dit  :  «  Que  ton  Créa- 
teur, qui  t'a  chassé  du  paradis  à  cause  de  ton  orgueil,  te 
chasse  du  corps  de  cette  fille  innocente.  »  Celle-ci  se  mit 
aussitôt  à  trembler,  et  Albert  s'étant  écrié  :  «  Pars,  Satan, 
au  nom  de  Jésus-Christ,  «  il  sortit  sans  foire  aucun  mal  à  la 
jeune  fille.  (A.  S.,  7  aug.) 

Saint  Jean  de  Salerne  avait  triomphé  des  attaques  qu'une  s.  Jean  de 
femme  impudique  avait  livrées  à  sa  vertu.  Or  il  arriva 
qu'un  démon  que  l'on  avait  conjuré  longtemps  en  vain  se 
mit  à  crier  :  «  Pourquoi  vous  donner  des  peines  inutiles? 
je  ne  sortirai  d'ici  que  lorsque  vous  aurez  amené  celui  qui 
a  été  dans  le  feu  et  qui  n'a  pas  brûlé.  »  Personne  ne  pou- 
vait comprendre  le  sens  de  ces  paroles.  On  voulut  donc  le 
forcer  à  nommer  cette  personne;  il  nomma  alors,  au  mi- 
lieu de  grands  cris,  le  prieur  des  Dominicains.  On  l'envoya 
chercher.  Il  refusa  d'abord  de  venir;  mais  enfin,  vaincu  par 
les  prières  qu'on  lui  adressait,  il  vint,  et  le  démon  sortit. 
(A.  S.,  10  sept.)  Il  suffit  quelquefois  d'un  mouvement  ex- 
térieur, employé  à  temps,  pour  chasser  le  diable.  Le  démon 
se  moquait  un  jour  de  saint  François  de  Paule  par  la  bouche 
d'une  possédée.  Le  saint  la  prend  par  les  cheveux,  comme 
s'il  était  en  colère,  et  ordonne  résolument  au  démon  de 
partir  sur-le-champ,  ce  qu'il  fit.  (A.  S.,  2  avril.)  On  re- 
marque quelquefois  chez  les  mourants  que  la  mort,  après 
avoir  tardé  pendant  quelque  temps,  survient  tout  à  coup 
au  moment  où,  recueillant  leurs  forces,  ils  font  un  der- 
nier mouvement.  Il  en  est  ainsi  bien  souvent  dans  la  pos- 


5o0      POUVOIR    DE    l'ÉGUSE    HE    DÉLIVRER    LES    POSSÉDÉS. 

session.  La  délivrance ,  après  s'être  fait  attendre  plus  ou 
moins  longtemps ,  est  déterminée  par  un  eflbrt  énergique 
de  l'exorciste.'  D'autres  fois ,  au  contraire ,  elle  est  amenée 
par  un  commandement  calme  et  paisible.  Saint  Théodore 
lia  ainsi  un  démon  qui  ne  voulait  pas  sortir,  en  comman- 
dant que  le  possédé  ne  bougeât  pas  de  l'endroit  où  il  était 
jusqu'à  ce  que  le  diable  eût  obéi.  Celui-ci  se  mit  aussitôt  à 
crier  :  «  Serviteur  de  Dieu,  je  pars^  car  je  ne  puis  souf- 
frir plus  longtemps  ce  martyre.  »  Le  saint  lui  ordonne  de 
rester.  Le  démon  prie^  Théodore  lui  ôle  tout  ce  qu'il  avait 
de  force,  et  il  part  à  l'instant.  (A.  S.,  22  april.) 
S'*  Cathe-       Sainte  Catherine  de  Sienne  agissait  en  ces  circonstances 

nnede     ^^^gp  ^^  manière  simple  et  décidée.  On  lui  amena  à  Rocca 
SieMiie. 

une  possédée ,  au  moment  où  elle  allait  réconcilier  deux 

ennemis  prêts  à  se  battre.  Avant  de  partir  elle  dit  à  la  pos- 
sédée :  (c  Pour  ne  pas  relarder  l'œuvre  de  paix  que  j'entre- 
prends ,  mets  la  tête  dans  le  sein  de  ce  solitaire ,  et  attends 
que  je  sois  revenue.  La  possédée  obéit,  et  Catherine  partit. 
Mais  le  démon  criait  sans  cesse  :  a  Pourquoi  me  tenez-vous 
ici  ?  Laissez-moi  m'en  aller;  car  je  souffre  trop.  »  Les  as- 
sistants lui  répondent  :  «  Pourquoi  ne  t'en  vas-tu  pas?  la 
porte  est  ouverte. —  Je  ne  le  puis,  car  la  maudite  m'a  lié.  » 
On  lui  demande  de  qui  il  veut  parler  ;  mais  il  refuse  de 
la  nommer,  l'appelant  seulement  son  ennemie.  Pour  le 
faire  taire,  on  lui  dit  qu'elle  vient.  «  Que  dites-vous?  ré- 
pondit-il, pas  encore  :  elle  est  ici,  elle  est  là.  »  On  lui 
demande  ce  qu'elle  fait,  a  Elle  fait,  répondit-il,  ce  qu'elle 
fait  d'ordinaire,  des  choses  qui  ne  me  plaisent  pas.  »  Là- 
dessus  les  cris  devinrent  terribles  encore,  et  cependant  la 
femme  avait  toujours  la  tête  dans  le  sein  du  solitaire. 
Bientôt  le  démon  crie  par  sa  bouche  :  «  La  voilà  qui  vient, 


LES    EXORCISMES    ET    LES   SACREMEMS.  00 1 

la  maudite.  »  On  lui  demande  où  elle  est;  et  la  voix  ré- 
pond :  «  Elle  n'est  plus  là,  mais  ici  :  elle  entre.  «  C'était 
vrai.  Au  moment  où  Catherine  entrait  dans  la  chambre,  le 
démon  lui  cria  :  «  Pourquoi  m'avez-Yous  retenu  si  long- 
temps? —  Maudit^  répond-elle^  lè\e-toi ,  et  pars  sur-le- 
champ  :  laisse  cette  créature  de  Dieu,  et  ne  lui  fais  puis 
jamais  aucun  mal.  »  A  ces  mots,  le  démon  quitte  tous  les 
autres  membres  du  corps,  et  se  retire  dans  le  gosier,  où  il 
cause  des  mouvements  convulsifs  et  des  engorgements  ; 
mais  Catherine  y  fait  le  signe  de  la  croix ,  et  la  malade  est 
guérie.  {VitaS.  Catharinœ,  p.  II,  c.  13.) 


CHAPITRE  XXX 

De  la  puissance  des  prêtres  dans  les  exorcismes  :  les  sacrements  et  les 
sacramentaux.  Saint  Ursmar.  La  foi.  La  confession.  L'eucharistie. 
Saint  Bernard.  Les  reliques  des  saints.  La  croix. 

L'Église,  ne  pouvant  pas  toujours  disposer  à  son  gré  du 
don  particulier  que  Dieu  accorde  aux  saints  pour  chasser 
les  démons,  a  dans  ses  prêtres  et  dans  ses  exorcistes  des 
instruments  toujours  prêts  pour  ce  but.  Déjà,  dès  les  pre- 
miers jours  de  l'Église,  les  possédés  étaient  exorcisés  non 
dans  les  maisons  particulières,  ni  dans  l'éghse,  par  respect 
pour  le  lieu  saint,  mais  en  plein  air.  On  demandait  au  dé- 
mon son  nom,  on  le  forçait  à  donner  un  signe  visible 
de  son  départ;  et  pendant  tout  le  temps  que  durait  l'é- 
preuve on  exorcisait  avec  des  formules  particulières,  con- 
tenues encore  aujourd'hui  dans  le  Rituel  romain,  tous  les 
aliments  que  prenait  le  possédé.  On  employait  en  même 


552  LES    EXORCISMES    ET    LES    SACREMENTS. 

temps  les  sacrameiitaux.  Railhei';,  qui  a  écrit  la  Vie  de  saint 
s.  Ursmar.  Ursmar,  lequel  vivait  dans  le  vu*'  siècle ,  dit  que  de  son 
temps  une  religieuse  du  couvent  de  Maubeuge  se  trou- 
vant possédée  ;,  l'évoque  se  la  fit  amener.  Dès  qu'elle  fut 
devant  lui,  se  confiant  non  dans  sa  force,  mais  dans  celle 
de  Dieu,  il  lut  sur  sa  tête  les  prières  du  livre  des  exorcismes; 
puis  il  lui  oignit  avec  de  l'huile  consacrée  la  bouche ,  le 
nez  et  les  yeux,  et  le  démon  sortit  aussitôt.  Il  resta  cepen- 
dant encore  dans  les  assistants  une  certaine  frayeur  pro- 
duite par  le  voisinage  du  démon.  Pour  calmer  ces  craintes, 
l'homme  de  Dieu  se  fit  apporter  de  l'eau  et  du  sel,  et  après 
les  avoir  bénits,  il  fit  asperger  tous  les  lieux  du  couvent; 
et  la  peur  que  le  démon  avait  causée  disparut  pour  toujours. 
(Surius,  18  april.)  Adelinus  guérit  aussi  une  possédée, 
nommée  Osburg,  avec  les  formules  ordinaires,  F  eau  bé- 
X  nite  et  le  signe  de  la  croix.  Saint  Maurille,  contemporain 
de  saint  Martin  de  Tours,  avait  déjà,  d'après  Fortunat,  em- 
ployé les  exorcismes. 

L'exorcisme  agit  non  par  la  vertu  de  la  parole  exté- 
rieure, qui  après  tout  n'est  qu'un  son,  non  par  la  vertu 
de  celui  qui  l'emploie,  puisqu'il  n'y  a  point  sur  la  terre  de 
puissance  qui  soit  naturellement  supérieure  à  celle  du  dé- 
mon, mais  par  la  force  de  celui  qui  viendra  juger  les  vi- 
vants et  les  morts.  C'est  pour  cela  que  tous  les  exorcismes 
finissent  par  ces  paroles  :  Par  Notre- Seigneur  Jésus-Christ, 
qui  viendra  juger  les  vivants  et  les  morts.  On  Ht  dans  le 
livre  douzième  des  Histoires  mémorables  de  Césaire,  p.  337  : 
((  Gérard  de  Pleisse  m'a  raconté  qu'on  amena  à  Sigeberg 
une  femme  qui  était  possédée.  On  lui  fit  dans  l'oratoire  de 
Saint -Michel  un  grand  nombre  de  questions,  entre  autres 
sur  Lucifer  enchahié  dans  l'abîme.  Le  démon  répondit  par 


LE^    EXORClSMtb    ET    LES    SACREMENTS.  553 

la  bouche  de  celte  femme  :  «  Insensé  ;,  avec  quel  lien 
croyez- vous  que  mon  maître  est  enchaîné  clans  l'abîme? 
avec  des  liens  de  fer?  Pas  du  tout.  Il  y  a  dans  la  messe 
trois  paroles  :  ce  sont  là  les  liens  qui  l'enchaînent.  »  Quel- 
ques-uns des  frères  qui  étaient  présents  voulurent  savoir 
quelles  étaient  ces  paroles  :  mais  il  refusa  de  le  dire,  ou 
n'osa  pas  peut-être  les  prononcer;  il  dit  seulement  :  «  Ap- 
portez-moi le  livre,  et  je  vous  les  montrerai.  »  On  lui  ap- 
porta le  Missel,  et  on  le  lui  présenta  fermé.  Il  l'ouvrit,  et 
tomba  sur  cet  endroit  qu'il  montra  du  doigt  :  Per  ipsiim, 
et  mm  ipso  ,  et  in  ipso,  désignant  par  là  la  sainte  Trinité. 
«  Ce  sont  là,  dit -il,  les  trois  mots  qui  enchaînent  mon 
maître.  »  Les  religieux,  en  l'entendant  parler  ainsi,  furent 
grandement  édifiés  ;  car  ils  savaient  que  cette  femme  était 
sans  aucune  science;  et  ils  comprenaient  la  valeur  de  ces 
paroles,  qui  signifient  que  par  le  Père,  avec  le  Fils  et  dans 
le  Saint-Esprit,  le  fort  est  enchaîné,  et  sa  puissance  est 
brisée.  Dans  l'emploi  de  cette  force  qui  lie  les  démons  par  La  foi. 
l'exorcisme,  ou  les  déhe  malgré  eux,  quand  ils  veulent 
rester  contre  l'ordre  de  TÉghsc,  il  faut  apphquer  la  règle 
que  déjà  saint  Antoine  recommandait  dans  le  désert  à  ses 
disciples,  comme  l'arme  la  plus  puissante  contre  les  mau- 
vais esprits.  Je  demande  d'eux  une  foi  sincère  en  Dieu  et 
une  vie  pure  devant  ses  yeux.  Sans  la  foi,  qui  nous  met  en 
rapport  avec  Dieu,  l'homme  ne  peut  servir  à  Dieu  d'organe 
et  d'instrument;  et  la  parole  qui  n'est  point  animée  par  la 
foi  n'est  qu'un  son  qui  frappe  l'air  inutilement.  Il  est  dan- 
gereux aussi  d'approcher  du  démon  avec  une  conscience 
souillée  par  le  péché;  car  il  sait  jusqu'à  un  certain  point 
discerner  les  esprits  et  les  cœurs,  et  il  pourrait  humilier  le 
pécheur  en  révélant  les  fautes  qu'il  a  commises.  C'est 


o54  LtS    KXOr.CISMES    ET    LES    SACREMENTS. 

ainsi  que  le  déiiioii  dit  une  fois  à  un  lionnne  qui  le  con- 
jurait :  «Ya-t'en,  hypocrite,  et  rends  à  l'économe  les  pois- 
sons que  tu  lui  as  volés  et  que  tu  as  cachés  dans  un  coin,  w 
L'économe ;,  qui  était  présent,  a^ant  entendu  ces  paroles , 
chercha  les  poissons  et  les  trouva  au  lieu  indiqué.  (Hieron. 
RadioL,  p.  H 9.)  Une  autre  fois  il  accusa  un  diacre  qui 
l'exorcisait  d'avoir  volé  un  coq,  que  l'on  trouva,  en  effet, 
au  lieu  qu'il  avait  marqué.  Il  est  nécessaire  aussi  que 
l'exorciste  apporte  dans  ses  fonctions  la  dignité,  le  sérieux 
et  la  gravité  qui  leur  conviennent.  Quoique  le  démon  se 
permette  bien  souvent  par  la  bouche  de  ceux  qu'il  pos- 
sède, des  plaisanteries  plus  ou  moins  inconvenantes,  où 
les  choses  même  les  plus  saintes  ne  sont  pas  respectées, 
il  ne  peut  cependant  souffrir  qu'on  emploie  à  son  égard 
des  façons  grossières  ou  peu  dignes  de  la  gravité  qui  con- 
vient au  prêtre  en  ces  circonstances.  Et  plus  d'une  fois  les 
exorcismes  ont  manqué  leur  effet  parce  que  le  prêtre  qui 
les  faisait  avait  trop  oublié  la  sainteté  et  la  dignité  de  son 
ministère. 

Au  l'esté,  il  faut  attribuer  ordinairement  la  persistance 
du  mal  à  un  manque  de  préparation,  soit  de  la  part  du 
possédé,  soit  de  la  part  de  celui  qui  l'exorcise  3  et  il  est  re- 
marquable que  souvent,  lorsque  le  mal  est  incurable,  les 
possédés  en  sont  avertis  par  une  sorte  d'instinct  secret. 
Un  épicier  de  Florence  fut  conduit  à  Vallombreuse  au 
temps  de  l'abbé  Bernard.  On  eut  beaucoup  de  peine  à  l'y 
traîner;  car  il  opposait  une  grande  résistance,  et  criait  : 
«  Laissez-moi,  ne  me  traînez  pas  en  ce  lieu  ;  vous  n'y  verrez 
pas  l'accomplissement  de  vos  désirs  :  vous  reviendrez,  au 
contraire,  à  la  ville  plus  tristes  encore  que  vous  n'êtes  en 
ce  moment,  w  Ils  arrivèrent  au  couvent  bien  avant  dans 


LES    EXOr.CISMES    ET    LES    SACREMt^TS.  5o5 

la  nuit  et  harassés  des  fatigues  de  la  journée.  Ils  y  furent 
bien  accueillis.  Mais  comme  le  démon  ne  cessait  point  de 
tourmenter  le  pauvre  malade  et  de  crier  qu'il  allait  le 
tuer,  les  frères  qui  étaient  présents,  ayant  pitié  de  lui^ 
firent  venir  le  doyen.  Celui-ci  se  lit  apporter  la  croix  de 
saint  Jean  Gualbert,  et  se  mit  à  genoux  pour  prier;  mais 
avant  qu'on  eût  apporté  la  croix  le  possédé  fut  étranglé. 
(Hieron.  Radiol.,  p.  387.) 

Outre  les  exorcismes  et  l'usage  des  sacramentaux ,  les  La  confes- 
exorcistes  ont  encore  à  leur  disposition  d'autres  moyens  ^''^"' 
pour  chasser  les  mauvais  esprits.  Parmi  ces  moyens  la  con- 
fession estj  sans  contredit^  l'un  des  plus  puissants.  En  effet, 
si  le  péché  est  le  principal  lien  qui  unit  l'homme  et  le  dé- 
mon, il  est  facile  de  concevoir  que  la  confession,  en  bri- 
sant ce  lien  et  en  arrachant  l'âme  à  la  puissance  du  démon, 
peut  en  même  temps  soustraire  le  corps  à  son  empire.  Au 
reste,  le  démon,  plus  d'une  fois  vaincu  par  les  exorcismes, 
a  constaté  lui-même  l'efficacité  de  ce  moyen.  Celui  qui 
possédait  cette  femme  de  Rimini  que  l'on  amena  à  Eugu- 
bium,  à  saint  Ubald,  aimait  beaucoup  à  parler.  On  profila 
de  cette  disposition  pour  lui  faire  plusieurs  questions. 
Comme  on  lui  demanda  quel  était  le  meilleur  moyen  de 
chasser  les  démons,  il  répondit  que  c'était  la  confession, 
parce  que  c'est  par  le  péché  que  ceux-ci  ont  possédé  pri- 
mitivement les  hommes.  On  employa  aussitôt  contre  lui  le 
moyen  qu'il  avait  prescrit,  et  la  femme  fut  guérie  après 
s'être  confessée.  (A.  S.,  16  mai.)  Etienne  de  Crémone, 
exorcisant  un  possédé  sans  pouvoir  chasser  le  démon,  jugea 
qu'il  y  avait  au  fond  de  sa  conscience  quelque  péché  se- 
cret qui  retenait  l'esprit  malin.  11  l'engagea  donc  à  avouer 
cette  faute,  et  dès  qu'il  l'eut  confessée  il  fut  guéri.  Une 


556  LUS    EXOIîCISlVlES    ET    LES    SACREMEMS. 

autre  fois  on  amena  au  même  Etienne  une  femme  pos- 
sédée du  démon.  Il  lui  prescrivit  de  se  confesser.  Mais 
comme  il  remarqua  pendant  les  exorcismes  que  le  démon 
ne  faisait  que  changer  de  lieu^  sans  sortir,  il  soupçonna 
cette  femme  d'avoir  caché  un  péché  ^  et  chercha  à  lui  en 
tirer  l'aveu.  Mais^  toutes  les  fois  qu'elle  allait  à  confesse,  le 
démon,  la  saisissant  à  la  gorge,  l'empêchait  de  le  déclarer. 
Etienne  conjura  donc  le  démon,  en  lui  ordonnant  de  ne 
plus  mettre  obstacle  à  la  confession  de  cette  femme.  Après 
une  longue  résistance,  le  malin  esprit  la  laissa  enfin  tran- 
quille, et  elle  confessa  son  péché.  Cependant  elle  ne  guérit 
pas,  ce  qui  fit  conclure  à  Etienne  qu'elle  avait  encore 
quelque  péché  sur  le  cœur.  Il  chercha  donc  à  lui  persuader 
de  se  confesser  de  nouveau  ;  mais  la  femme  se  mit  à  fondre 
en  larmes,  et  il  ne  put  jamais  la  décider  à  décharger  en- 
tièrement sa  conscience;  de  sorte  qu'il  fut  obligé  de  la 
renvoyer.  —  Une  autre  fois  encore,  une  petite  fille  de 
neuf  ans,  après  avoir  été  exorcisée,  fut  délivrée  des  dé- 
mons qui  la  possédaient,  à  l'exception  d'un  seul,  qui  lui 
montait  toujours  de  la  poitrine  à  la  bouche,  pour  re- 
descendre ensuite  de  la  bouche  à  la  poitrine.  Elle  fut 
guérie  après  s'être  confessée.  Mais,  étant  retombée  quinze 
jours  après  dans  le  même  péché,  elle  fut  possédée  de  nou- 
veau. 

Nous  trouvons  des  faits  de  ce  genre  dès  les  temps  les 
plus  anciens.  L'abbesse  Alhanasie  déhvra  du  démon  une 
religieuse  en  l'envoyant  à  confesse;  et  saint  Ârnulf,  évêque 
de  Soissons ,  guérit  de  la  même  manière  un  homme  dont 
les  mauvais  esprits  s'étaient  emparés  au  momejit  où  il 
s'abandonnait  à  un  excès  de  vengeance.  On  a  remarqué  que 
lorsque  le  démon  a,  par  une  permission  divine,  la  faculté 


LLJ    EXORCISMES    ET    LES    SACREMEMS.  oo7 

de  connaître  l'état  inte'rieur  des  âmes  et  les  pëcljës  mêmes 
qui  ont  été  commis  en  secret^,  il  perd  cette  faculté  dès  que 
la  conscience  a  été  purifiée  par  la  confession.  Nous  avons 
parlé  plus  haut  de  ce  moine  à  qui  le  démon  avait  reproché 
d'avoir  caché  douze  pfennig  et  du  blé  de  son  couvent.  Mais^ 
étant  allé  trouver  son  abbé  et  lui  ayant  avoué  humble- 
ment sa  faute,  il  revint  vers  la  possédée  par  la  bouche  de 
qui  le  démon  l'avait  accusé ,  et  lui  demanda  s'il  apercevait 
en  lui  quelque  péché  :  «  Par  mon  jugement^  lui  répondit 
le  démon,  je  ne  sais  rien  de  toi;  car  au  moment  où  tu  t'es 
mis  à  genoux  pour  marmotter  j'ai  perdu  le  souvenir  de  tout 
ce  que  je  savais  auparavant.  »  Il  en  fut  de  même  du  diacre 
Egehvord,  qui  fut  possédé  au  milieu  de  la  messe  à  côté  de 
l'archevêque  Lanfranc.  Dès  que  quelqu'un  approchait  de 
lui  ayant  un  péché  mortel  sur  la  conscience,  le  démon  le 
lui  reprochait,  et  se  réjouissait  en  même  temps  d'avoir  un 
compagnon  de  plus  en  enfer.  Mais  si,  après  s'être  confessé, 
l'on  revenait  vers  lui,  il  vous  regardait  de  travers,  ne  vous 
reconnaissait  plus,  demandait  avec  étonnement  qui  vous 
étiez,  d'où  vous  veniez,  et  comment  il  se  faisait  que  vous 
fussiez  tellement  changé,  et  qu'il  ne  vous  reconnût  plus. 
(Act.  Sanct.) 

Mais  de  tous  les  moyens  le  plus  efficace  pour  chasser  le 
démon  c'est  le  sacrement  de  l'eucharistie,  surtout  quand 
il  est  uni  au  saint  sacrifice  de  la  messe.  En  effet,  l'union 
mystérieuse  qui  s'étabht  entre  le  possédé  et  l'esprit  du  mal 
ne  peut  résister  à  cette  union  plus  haute  et  plus  sainte  que 
le  corps  du  Seigneur  établit  entre  Dieu  et  l'homme  récon- 
cilié. On  amena  à  saint  Auxence  un  de  ses  disciples  nommé 
Basile,  que  le  démon  tourmentait  si  cruellement  que  tout 
son  corps  était  brisé,. et  qu'on  était  obligé  de  l'apporter 


558  LES    EXORCISMES    ET    LES    SACREMENTS. 

sur  un  brancard.  L'abbé  lui  ordonna  aussitôt  de  se  lever, 
de  recevoir  le  corps  et  le  sang  de  Jésus- Christ  et  de  re- 
tourner chez  lui.  Il  le  fit,  et  fut  guéri  pour  toujours.  {Vita 
Bernard.'^-  ^uxen.,  14  febr.)  Pendant  que  saint  Bernard  était  à 
Milan  _,  on  lui  amena  dans  l'église  Saint -Ambroise  une 
l'emme  qui  depuis  plusieurs  années  était  possédée  du  dé- 
mon. Elle  était  de  plus  sourde  et  aveugle  ^  et  grinçait  des 
dents;  sa  langue  sortait  de  sa  bouche  comme  une  trompe 
d'éléphant;  ses  traits  étaient  déformés  par  des  contorsions 
alTreuses.  Elle  exhalait  une  odenr  insupportable,  et  ressem- 
blait plutôt  à  un  monstre  qu'à  une  femme.  Bernard  la  fit 
amener  devant  l'autel.  Elle  opposa  la  plus  grande  résis- 
tance, et  en  vint  jusqu'à  donner  un  coup  de  pied  au  saint 
abbé,  il  le  souffrit  sans  se  plaindre ,  pria  Dieu,  et  otîril  le 
saint  sacrifice.  Toutes  les  fois  qu'il  bénissait  l'hostie,  il  se 
tournait  vers  la  possédée,  et  faisait  sur  elle  le  signe  de  la 
croix,  ce  qui  la  mettait  chaque  fois  en  fureur.  Après  le 
Pater ,  il  mit  le  corps  du  Seigneur  sur  la  patène,  et,  pla- 
çant celle-ci  sur  la  tête  de  la  femme  ,  il  dit  :  «  Voici  ton 
juge,  esprit  impur!  Voici  ton  maître;  résiste-lui,  si  tu 
peux.  Voici  celui  qui,  près  de  souffrir  pour  nous,  a  dit  : 
Maintenant  le  prince  de  ce  monde  est  jeté  dehors.  Par  la 
vertu  de  cette  majesté  terrible,  je  t'ordonne,  esprit  téné- 
breux, de  sortir  de  cette  servante  du  Seigneur,  et  de  ne 
plus  jamais  approcher  d'elle.  »  Le  démon,  ne  pouvant  ré- 
sister plus  longtemps  et  obéissant  néanmoins  à  contre- 
cœur, la  touriiienta  plus  violemment  encore  qu'aupara- 
vant. Mais  Bernard,  s'étant  tourné  vers  l'autel  et  ayant 
rompu  l'hostie,  donna  la  paix  à  celui  qui  le  servait,  pour 
qu'il  la  portât  ensuite  au  peuple.  Or  la  possédée  reçut  avec 
cette  paix  la  guérison  parfaite,  et  sa  langue  rentra  dans  sa 


LES    EXORCISMKS   ET    LES    SACREMENTS.  oo9 

bouche.  Elle  se  jeta  aux  pieds  du  saint;  la  foule  qui  rem- 
plissait l'église  poussa  des  cris  de  joie^  et  les  cloches  son- 
nèrent en  signe  de  réjouissance.  [Vita  S.  Bernardi,  lib. 
II ,  c.  3.  ) 

Un  fait  semblable  se  passa  en  1490  dans  le  couvent  de 
Quercy  en  Belgique.  Toutes  les  religieuses  étaient  deve- 
nues possédées  à  cause  des  péchés  de  Tune  d'entre  elles. 
On  avait  appelé  le  doyen  de  Cambrai,  homme  pieux  et 
savant^  avec  d'autres  exorcistes.  Après  la  communion,  le 
démon,  ne  pouvant  supporter  l'hostie,  s'était  permis  des 
plaisanteries  outrageantes,  et  l'avait  appelée  du  pain.  «  De 
quel  pain  parles-tu,  infâme?  répondit  le  doyen.  Si  ce  n'est 
que  du  pain,  reste  dans  le  corps  de  cet  homme;  mais  si 
c'est,  comme  nous  le  croyons,  la  chair  deNotre-Seigneur 
Jésus-Christ,  je  t'ordonne  de  sortir  promptement  de  ce 
corps  et  de  ne  plus  jamais  lui  faire  aucun  mal.  »  A  peine 
avait-il  parlé  que  la  possédée,  se  sentant  comme  soulagée 
d'un  grand  fardeau,  commença  à  respirer,  et  invoqua 
Jésus  à  haute  voix;  et  toutes  les  autres  religieuses  en  firent 
autant  à  mesure  qu'elles  étaient  délivrées  du  démon. 
(Molinetus,  in  Chron.  Belgicis.)  Comme  ce  remède  est  ufi 
moyen  héroïque,  qui  bien  souvent  produit  sur-le-champ 
ses  effets,  et  donne  alors  auparavant  au  mal  un  nouveau 
degré  d'intensité,  il  ne  doit  être  employé  qu'avec  de 
grandes  précautions  ;  et  il  faut  toujours  avoir  à  sa  disposi- 
tion plusieurs  hommes  forts  qui  puissent  tenir  les  possé- 
dés. Saint  Ulrich  étant  venu  de  Clugni  dans  la  forêt  Noire, 
on  lui  amena  un  possédé  qui,  pendant  qu'il  disait  la  messe 
pour  lui,  remplissait  l'église  de  sons  qui  ressemblaient  à 
toutes  sortes  de  voix  d'animaux.  Toutes  les  fois  qu'on 
voulait  l'approcher  de  l'auteK  il  opposait  la  plus  grande 


5tl0  I.LS    EXORCISMES    ET    LES    SACREMEMS. 

résislaiice;  de  sorte  qu'on  vit  bien  de  quelle  horreur  il 
était  pénétre  contre  la  sainte  hostie.  Comme  ceux  qui  le 
tenaient  étaient  déjà  fatigués^  le  vénérable  Cuno ,  qui  était 
venu  de  Clugni  avec  le  saint,  se  joignit  à  eux.  Il  tint  le 
possédé  devant  l'autel,  et,  lui  ouvrant  la  bouche  de  force, 
il  fit  si  bien  qu'on  put  lui  donner  la  sainte  Eucharistie.  A 
peine  l'eut-il  reçue  que ,  semblable  à  un  lion  qui ,  brisant 
ses  liens,  s'élance  de  sa  cage,  il  échappa  aux  mains  de 
ceux  qui  le  tenaient,  et  il  se  serait  précipité  du  haut  du 
rocher  sur  lequel  était  située  l'éghse,  si  Cuno  n'eût  couru 
après  lui  et  ne  s'en  fût  rendu  maître.  Mais  bientôt  la  grâce 
divine  et  les  prières  du  saint  lui  rendirent  la  santé.  Ce  fait 
nous  est  attesté  par  ce  même  Cuno,  qui  en  avait  été  té- 
moin oculaire  et  dont  la  véracité  ne  peut  être  suspectée. 
{Act.  8anct.,  10  jul.) 
Les  reliques  On  emploie  aussi  avec  succès,  dans  les  cas  semblables , 
les  reliques  des  saints.  Ces  restes  d'une  vie  consacrée  pen- 
dant longtemps  à  Dieu  ont  été  animés  par  un  esprit  en- 
tièrement opposé  à  l'esprit  mauvais;  de  sorte  qu'ils  se 
sont  comme  empreints  d'un  parfum  de  sainteté,  qui  a 
Gcmme  son  atmosphère  spirituelle,  où  il  se  répand  et  se 
communique ,  même  à  ceux  que  le  démon  possède.  Ces 
objets  vénérables  ont,  dans  une  multitude  de  cas,  produit 
les  guérisons  les  plus  merveilleuses.  Nous  avons  déjà  con- 
staté la  faculté  qu'ont  les  possédés  de  reconnaître  les  re- 
liques et  de  deviner  de  qui  elles  sont.  Quelquefois  même, 
par  un  don  analogue  à  celui  de  plusieurs  extatiques ,  ils 
peuvent,  en  voyant  ou  en  touchant  une  relique,  embras- 
ser du  regard  toute  la  vie  dii  saint  à  qui  elle  appartient.  Il 
leur  arrive  même  parfois  de  prévoir  l'avenir.  C'est  ainsi 
qu'un  possédé  prédit  à  saint  Robert  de  la  Chaise-Dieu  plu- 


LES    F.XORCISMES    ET    LES    SACREMENTS.  561 

sieurs  choses  qui  devaient  arriver  dans  son  monastère. 
[Ad.  Sanct.,  24  april.)  C'est  pour  cela  que  la  seule  ap- 
proche d'une  relique  produit  ordinairement  dans  les  pos- 
séde's  une  impression  pénible.  Le  frère  Lazare^  qui  était 
moine  au  couvent  de  Saint -Cucufas,  près  de  Barcelone^ 
ayant  été  possédé  du  démon  à  cause  de  sa  disposition  à  la 
colère,  on  lui  mit  sur  la  poitrine  les  reliques  de  deux 
saints.  Les  deux  démons  dont  il  était  possédé  se  mirent 
aussitôt  à  crier  que  ces  os  leur  pesaient  comme  des  mon- 
tagnes, que  l'un  des  saints  à  qui  elles  appartenaient  s'ap- 
pelait Cucufas,  et  l'autre  Sévère.  Les  moines  les  accu- 
sèrent d'imposture;  mais  ils  persistèrent  dans  leur  dire. 
[Act.  Sanct.,  25  jul.) 

On  lit  au  livre  V,  chapitre  14  ,  des  Histoires  mémorables 
de  Césaire,  le  fait  suivant,  qui  montre  bien  l'efficacité  des 
reliques  des  saints  pour  la  guérison  des  possédés.  «  Pen- 
dant que  je  séjournais  avec  notre  prieur  dans  le  couvent 
des  religieuses  de  Stuba,  la  supérieure  du  monastère  me 
raconta  qu'une  jeune  fille  avait  été  délivrée  du  démon  peu 
de  temps  auparavant  par  la  puissance  des  reliques  et  les 
prières  des  saints.  Un  jour  qu'elle  avait  un  accès  plus  vio- 
lent que  de  coutume,  un  saint  prêtre,  pour  l'éprouver, 
lui  avait  apporté  sans  qu'elle  le  sût  un  petit  sac  qui  ren- 
fermait des  épines  de  la  couronne  de  Notre-Seigneur,  et  le 
lui  avait  mis  sur  la  tête  en  tenant  la  main  fermée.  Elle 
poussa  à  l'instant  un  grand  cri  ;  et  comme  les  assistants  ne 
savaient  rien  de  ce  qu'il  avait  fait,  ils  furent  saisis  d'éton- 
nement  et  dirent  au  démon  :  «  Qu'as-tu  ,  Satan?  Pourquoi 
cries-tu?  —  C'est  que,  dit-il,  ce  qui  a  été  sur  la  tête  du 
Très-Haut  pique  et  presse  la  mienne ,  et  vous  me  deman- 
dez encore  pourquoi  je  crie?  »  L'an  1394,  on  amena  dans 


502  LES    EXORCISMES    ET    LES    SACREMENTS. 

réglise  Sainte -Reparata  celte  possédée  de  Florence  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut.  Seize  hommes  pouvaient  à 
peine  la  tenir.  On  apporta  la  tête  du  saint  évêque  Zénobius^ 
que  l'on  conservait  dans  cette  église.  Gomme  on  appro- 
chait d'elle,  elle  devint  furieuse ;,  s'arracha  à  ceux  qui  la 
tenaient  et  les  renversa  tous  par  terre.  On  parvint  cepen- 
dant à  la  calmer,  et  l'on  put  lui  mettre  sur  la  tête  la  sainte 
relique.  Elle  devint  aussitôt  douce  comme  un  agneau  ,  s'é- 
tendit par  terre  comme  pour  dormir,  et  s'endormit  en  effet 
dès  qu'on  l'eut  couverte.  Quelque  temps  après,  elle  s'é- 
veilla parfaitement  guérie.  Plus  de  cent  personnes  furent 
témoins  de  ce  fait.  (A.  S.,  25  mai.) 

Non -seulement  les  reUques  des  saints,  mais  encore  les 
objets  qui  leur  ont  appartenu  ou  qu'ils  ont  touchés  peuvent 
chasser  les  démons  du  corps  des  possédés.  Il  y  avait  en 
Franconie  une  dame  riche  qui  était  possédée.  Cinq  évêques 
l'exorcisaient.  Le  démon,  forcé  dans  ses  derniers  retran- 
chements, s'écria  :  «  Vous  ne  me  ferez  pas  sortir  d'ici,  si 
vous  n'apportez  quelque  chose  qui  ait  appartenu  à  saint 
Ulrich.  »  Comme  il  répétait  toujours  les  mêmes  paroles,  on 
résolut  enfin  d'envoyer  des  députés  à  Augsbourg  pour  se 
procurer  ce  qu'il  demandait.  A  peine  les  prélats  avaient- 
ils  formé  ce  dessein,  que  le  démon  cria  :  «  Malheur  à  moi  ! 
Il  y  a  tout  près  d'ici  un  prêtre  qui  possède  l'amict  qu'avait 
l'évêque  Ulrich.  »  Et  en  même  temps  il  nomma  malgré  lui 
le  possesseur  de  ce  précieux  objet,  et  le  lieu  où  il  demeu- 
rait. On  invita  le  prêtre  à  venir;  et  comme  il  arrivait,  le 
démon  cria  de  nouveau  :  «  Hélas  !  hélas  !  voici  le  morceau 
de  toile  qui  arrive!  »  Et  tout  aussitôt  il  sortit  du  corps  de 
cette  femme  en  poussant  des  cris  et  des  plaintes.  Saint 
Ulrich,  en  eflet,  allant  à  la  cour,  s'était  fait  dire  la  messe 


LES    EXORCISMES    ET    LES    SACREMENTS.  563 

dans  l'église  de  ce  lieu;  et  comme  il  n'y  avait  point  d'amict, 
il  y  avait  laissé  le  sien.  (  A.  S.,  4  jul.) 

Pendant  que  le  diacre  Egelword ,  dont  nous  avons  parlé  La  croix. 
plus  haut^  était  possédé ,  il  arriva  qu'on  bâtit  une  nouvelle 
église.  On  fut  obligé  de  creuser  l'endroit  où  étaient  les 
corps  de  saint  Dunstan  et  d'Elfey,  et  de  transporter  ailleurs 
les  reliques  du  saint,  ce  qui  se  fit  avec  une  grande  solen- 
nité. Le  possédé  fut  placé  ,  attaché  sur  son  lit,  à  la  porte 
par  où  on  devait  porter  les  ossements  sacrés.  Comme  ils 
approchaient,  il  poussa  un  cri  épouvantable,  se  leva,  et, 
prenant  son  lit,  s'enfuit  pour  éviter  cet  objet,  qui  lui  était 
insupportable.  On  le  ramena,  et  on  l'attacha  de  nouveau. 
Or,  pendant  que  les  religieux  étaient  à  manger,  un  des  plus 
anciens,  nommé  Eldwin ,  qui  dès  sa  jeunesse  avait  honoré 
particulièrement  saint  Dunstan,  resta  près  de  lui.  Touché 
de  compassion,  il  prit  la  croix  que  l'on  portait  devant  le 
saint  pendant  sa  vie,  et  la  mit  sur  lui  en  disant  :  «  Cher 
maître,  saint  Dunstan,  ayez  pitié  de  lui.  »  A  l'instant  même 
le  démon  s'enfuit.  Les  frères  trouvèrent  à  leur  retour  le 
malade  dormant  d'un  sommeil  paisible ,  et  rendirent 
grâces  à  Dieu.  Egehvord  vécut  encore  plusieurs  années 
parmi  eux  en  parfaite  santé,  et  cet  événement  contribua 
beaucoup  au  rétablissement  de  la  discipline,  qui  s'était  sin- 
gulièrement affaiblie  dans  ce  monastère  depuis  l'invasion 
des  Danois.  (A.  S.,  mai.  )  La  croix  a  été  de  tout  temps  ter- 
rible aux  démons.  La  nature  et  l'histoire  témoignent  éga- 
lement de  la  puissance  merveilleuse  de  ce  signe.  De  même 
que  certains  nombres  radicaux  sont  comme  la  base  de  tous 
les  autres,  ahisi  le  signe  de  la  croix  est  une  des  formes  fon- 
damentales qui  servent  de  base  aux  diverses  formations  de 
cet  univers.  On  retrouve  son  empreinte  dans  la  nature  de 


oC4  LES    EXORCISMES    ET    LES    SACREMENTS. 

rhomme  et  dans  l'histoire  tout  entière.  Depuis  que  la  mor(, 
le  péché  et  l'enfer  ont  été  vaincus  parla  croix,  le  démon 
éprouve  à  son  égard  un  sentiment  d'horreur  et  d'efTroi; 
car  il  sait  que  Dieu  a  attaché  à  ce  signe,  sur  lequel  il  est 
mort  pour  nous,  une  vertu  à  laquelle  il  ne  peut  résister. 
Nous  trouvons,  depuis  les  premiers  siècles  jusqu'à  nos 
jours,  dans  les  Vies  des  saints,  des  exemples  frappants  et 
nombreux  de  cette  puissance  du  signe  de  la  croix  à  l'égard 
des  démons.  Tous  les  Pères  de  l'Église,  depuis  saint  Cy- 
prien  jusqu'à  saint  Grégoire  le  Grand,  reconnaissent  una- 
nimement son  pouvoir  en  ce  genre;  et  une  multitude  in- 
nombrable de  saints  ont ,  à  l'aide  de  ce  signe ,  repoussé  le 
démon  et  vaincul'enfer.  Après  le  signe  de  la  croix  viennent 
les  éléments  naturels  sanctifiés  par  les  bénédictions  de  l'É- 
glise, tels  que  l'eau  bénite,  l'huile  consacrée  et  les  autres 
objets  auxquels  l'Église  attache  par  ses  prières  une  vertu 
particulière.  Enfin,  comme  les  œuvres  mauvaises  éta- 
blissent entre  l'homme  elle  démon  une  union  criminelle, 
les  bonnes  œuvres  sont  un  moyen  puissant  pour  briser  les 
liens  par  lesquels  l'homme  est  enchaîné  aux  esprits  infer- 
naux dans  la  possession. 


PRÉCAUTIONS    A    PRENDRE    DANS    LES    EXORCISMES.        565 

CHAPITRE    XXXI 

Précautions  à  prendre  dans  l'emploi  des  exorcismes.  Deux  excès  à  évi- 
ter. 11  faut  d'abord  constater  la  possession  :  il  ne  faut  pas  croire  h 
toutes  les  paroles  des  possédés ,  ni  aux  accusations ,  ni  aux  menaces 
dudémon.  L'exorciste  doit  veiller  sur  soi-même.  Histoire  d'un  prêtre, 
d'un  exorciste,  d'un  chevalier. 

Lorsqu'une  époque  ou  une  société  s'est  fait  des  notions 
justes  sur  l'essence  de  la  sainteté  d'un  côté  et  de  la  pos- 
session de  l'autre,  ainsi  que  des  symptômes  extraordinaires 
par  lesquels  l'une  et  l'autre  se  manifestent;  lorsqu'elle  re- 
connaît dans  la  première  le  doigt  de  Dieu ,  qui  élève  ses 
élus  dans  une  sphère  supérieure  à  leur  nature,  et  dans  la 
seconde  l'œuvre  du  démon,  qui  s'efforce  de  faire  descendre 
au-dessous  de  soi-même  l'homme  qui  lui  a  été  livré,  elle 
peut  se  tromper  en  deux  manières,  ou  en  accordant  au 
démon  une  trop  grande  part  dans  les  choses  humaines,  ou 
en  rétrécissant  outre  mesure  le  cercle  de  son  activité.  Dans 
le  premier  cas,  elle  voit  le  démon  partout,  lui  attribue  tous 
les  maux  physiques,  et  se  le  représente  comme  gouvernant 
en  maître  ce  monde.  Dans  le  second  cas,  elle  méconnaît  son 
action  là  même  où  elle  est  le  plus  visible,  attribuant  à  la 
nature ,  à  l'imagination ,  au  tempérament  les  phénomènes 
qu'elle  ne  peut  s'expliquer,  jusqu'à  ce  qu'enfin  elle  vienne 
à  mettre  en  doute  l'existence  même  des  esprits  mauvais. 
Les  siècles  passés  sont  tombés  dans  le  premier  de  ces  ex- 
trêmes ,  surtout  pour  ce  qui  concerne  la  sorcellerie  ;  mais 
l'extrême  opposé,  amené  peut-être  par  une  réaction  trop 
forte  contre  le  premier,  appartient  à  notre  époque,  et 
semble  avoir  atteint  de  nos  jours  sa  dernière  limite.  La 
première  de  ces  erreurs  semble  démoniser,  si  je  puism'ex- 

16* 


566        PRÉCAUTIONS    A    PRENDRE    DANS    LES    EXORCISMES. 

primer  ainsi,  le  domaine  entier  des  choses  terrestres,  ou 
regarder  du  moins  les  espaces  inférieurs  de  la  création 
comme  des  vestibules  de  l'enfer.  Elle  prend  pour  des  pos- 
sessions toutes  les  maladies  naturelles ,  dégrade  et  abaisse 
l'Église,  fait  douter  des  choses  les  plus  saintes,  et  a  sou- 
vent pour  dernière  conséquence,  de  même  que  le  mani- 
chéisme, le  culte  formel  du  mauvais  principe. 

L'autre  erreur,  au  contraire,  isole  la  nature  au  miheu 
de  l'ensemble  de  la  création  en  niant  tout  commerce  avec 
les  puissances  supérieures.  Elle  regarde  la  sainteté  et  la 
possession  comme  des  affections  purement  naturelles  et 
physiques,  qui  proviennent  d'une  certaine  disposition  à 
porter  tout  à  l'extrême,  et  contre  lesquelles  la  médecine 
fournit  des  remèdes  sufhsanls.  Elle  va  plus  loin  encore;  et 
calomniant  l'Église,  elle  l'accuse  d'entretenir  ce  désordre 
afin  d'en  tirer  son  profit.  Mais  l'ÉgUse,  prenant  tout  selon 
sa  juste  mesure,  a  aussi  son  milieu  d'où  elle  contemple  les 
choses,  un  miUeu  plus  élevé  que  celui  où  nous  vivons 
d'ordinaire,  un  milieu  d'où  elle  voit  tout  en  Dieu,  un  mi- 
lieu éloigne  et  de  l'enflure  et  de  l'orgueil  et  des  hésitations 
de  la  peur.  Mais  les  organes  par  lesquels  elle  agit  sont  des 
hommes,  et,  comme  hommes,  ils  sont  sujets  à  l'erreur. 
Si  dans  les  premiers  temps  ils  ont  trop  attribué  au  dé- 
mon, ils  ne  lui  attribuent  pas  assez  aujourd'hui.  Ce  change- 
ment dans  les  idées  a  eu  pour  principe  une  observation 
plus  attentive  de  la  nature,  et  il  s'est  manifesté  déjà  au 
commencement  du  siècle  précédent.  Louable  dans  son 
origine,  il  a  bientôt  dégénéré  dans  un  matérialisme 
grossier. 

Coleti,  homme  savant  et  modéré,  qui  vivait  dans  la 
première  moitié  de  celle  période,  s'est  exprimé  sur  ce 


PRECALTIONS    A    PRENDRE    DANS    LES    EXORCISMES.        567 

sujet  avec  une  naïveté  charmante,  u  Une  jeune  fille,  dit-il, 
vient-elle  se  plaindre  d'un  mal  que  l'on  attribuait  autre- 
fois à  la  magie,  on  la  traite  durement.  Elle  ne  convient 
point  pour  le  cloître;  c'est  une  visionnaire;  il  lui  faut  un 
mari;  ce  mal  est  l'effet  de  la  mélancolie,  il  faut  lui  tirer 
du  sang.  Si  c'est  une  femme  mariée,  c'est  la  jalousie  qui 
la  rend  malade;  l'imagination  lui  échauffe  et  lui  noircit  le 
sang,  et  produit  tous  ces  caprices.  Est-ce  une  veuve,  on 
répond  :  Que  parlez-vous  du  diable?  Qu'elle  se  marie,  et 
elle  se  trouvera  bien.  Le  chagrin  lui  a  gâté  le  sang;  il 
faut  lui  rendre  sa  pureté  primitive  en  la  saignant.  Voilà  ce 
que  disent  les  médecins.  Si  quelque  possédé  va  chercher 
du  secours  auprès  d'un  prêtre  et  lui  expose  sa  peine,  il 
n'en  est  pas  mieux  accueilli.  On  lui  répond  qu'il  est  une 
tête  brûlée.  Que  parlez-vous  de  diable  et  de  possession?  Il 
n'y  en  a  plus  depuis  que  Jésus-Christ  est  venu  au  monde. 
Ote-toi  de  la  tête  toutes  ces  fantaisies,  et  tu  seras  guéri.  Le 
prêtre ,  en  ces  circonstances ,  devrait  au  moins  dire  au 
malheureux  qui  vient  le  trouver  :  Mon  frère,  ou  ma  sœur, 
cherchez  un  ecclésiastique  instruit  et  expérimenté,  car 
je  ne  me  sens  pas  capable  de  guérir  de  tels  maux.  0 
charité,  que  tu  es  oubliée  des  enfants  des  hommes,  pour 
ne  pas  dire  des  disciples  de  Jésus-Christ!  L'ignorance  est 
la  mère  de  l'injustice.  Si  celui  qui  vient  vous  demander 
du  secours  était  fou,  vous  devriez  encore  l'accueillir  avec 
charité.  Mais  il  ne  l'est  pas,  et  c'est  vous  qui,  par  l'inspi- 
ration du  diable,  supposez  qu'il  l'est.  )>  {Energumenos  di- 
gnoscendi  et  liberandi  ratio ,  aucitore  Steph.  CoJeti;  Verona, 
1746,  p.  118.)  Voilà  ce  qu'écrivait  Coleti,  il  y  a  plus  d'un 
siècle,  en  Italie.  Les  choses  n'ont  pas  changé  depuis,  il 
s'en  faut  bien  ;  et  aujourd'hui,  bien  plus  encore  qu'à  cette 


568       PRÉCAUTIONS    A    PRENDRE    DANS    LES    EXORCI?MES. 

époque,  la  possession  est  rejetée  parmi  les  maux  imagi- 
naires. Ceux  qui  sont  soumis  à  cette  terrible  épreuve,  ne 
trouvant  personne  qui  les  comprenne  et  qui  ait  pitié  d'eux, 
sont  obligés  d'attendre  en  silence  le  temps  où  il  plaira  à 
Dieu  de  les  en  délivrer. 
11  faut  cons-      ^our  que  le  prêtre  évite  à  la  fois  et  le  scepticisme  ma- 

taterlapos-  térialiste  de  nos  jours  et  l'excessive  crédulité  des  siècles 
session.       . 

passés,  il  est  nécessaire  qu'il  s'entoure  de  toutes  les  pré- 
cautions que  commande  la  prudence  chrétienne.  Il  doit 
avant  tout  se  bien  convaincre  de  la  réalité  de  la  possession. 
Celle-ci  se  cache  bien  souvent  sous  des  maladies  nerveuses 
de  toutes  sortes,  et  échappe  ainsi  aux  yeux  les  mieux 
exercés;  mais  comme  l'horreur  des  choses  saintes  est  le 
symptôme  capital  de  cet  état,  celles-ci  peuvent  servir  de 
pierre  de  touche  pour  découvrir  la  présence  du  démon 
en  produisant  dans  les  possédés  des  accès  de  rage  et  de 

fureur  qui  trahissent  la  nature  de  leur  mal.  Une  princesse 
Une  ^  ^ 

princesse  italienne  fut  possédée  en  1609.  Depuis  six  mois  elle  souf- 
frait d'une  maladie  inconnue  que  les  médecins  attribuaient 
à  la  bile.  Elle  restait  couchée  des  semaines  entières  sans 
mouvement  ni  sentiment,  et  paraissait  ne  point  recon- 
naître ceux  qui  étaient  près  d'elle.  Elle  passait  plusieurs 
jours  sans  manger,  et  crachait  les  aliments  qu'elle  avait 
déjà  pris  dans  sa  bouche.  Quoique  exténuée,  et  semblable 
à  un  cadavre,  elle  entrait  néanmoins  en  fureur  toutes  les 
fois  que  quelqu'un  approchait  d'elle;  et  elle  se  serait  jetée 
par  la  fenêtre  si  on  ne  l'avait  pas  surveillée.  Les  méde- 
cins finirent  par  soupçonner  qu'elle  était  possédée  du 
démon.  Ils  confièrent  leurs  soupçons  à  son  mari;  et  celui- 
ci  ordonna  de  l'exorciser.  Les  démons  se  trahirent  alors, 
et  dirent  qu'ils  avaient  établi  là  leur  demeure  en  grand 


PRECAUTIONS  A  PRENDRE  DANS  LES  EXORCISMES.   569 

nombre,  et  qu'ils  tenaient  tout  le  corps  en  leur  pouvoir, 
afin  de  l'épuiser  tout  à  fait,  et  qu'ils  allaient  atteindre 
leur  but,  si  le  nom  qui  leur  était  odieux  ne  les  avait  con- 
traints de  se  révéler.  Elle  devint  dès  lors  plus  traitable; 
son  état  s'améliora  ;  elle  commença  à  prendre  quelques 
aliments,  pourvu  qu'ils  eussent  été  bénits  auparavant,  et 
elle  distinguait  sur-le-champ  ceux  qui  ne  l'étaient  pas. 
Les  exorcismes  commencèrent  :  les  démons  obéirent  à 
Tordre  qu'on  leur  donna  de  se  montrer  sur  la  langue,  ou 
dans  les  pieds,  et  donnèrent  des  signes  de  leur  départ,  à 
l'exception  du  plus  puissant  d'entre  eux ,  qui  tarda  quel- 
que temps  encore,  et  ne  partit  qu'après  une  lutte  de  vingt 
jours  et  sous  une  forme  dont  le  souvenir  excite  encore 
aujourd'hui  l'horreur.  (Gloria posthuma  S.  Ignatii,  p.  vi, 
p.  266.) 

Lorsqu'on  s'est  bien  assuré  de  la  possession,  il  est  encore     ^-g 

nécessaire  de  chercher  à  découvrir  les  illusions  et  les  im-    ^'"O'''®  ^ 
,     -  ,  ^  -         ,         ^   ^        ,     ..  toutes  les 

postures  du  démon.  Dans  un  domame  ou  la  négation  vaut  paroles  des 

une  affirmation,  il  faut  s'attendre  à  rencontrer  à  chaque  Possédés. 

pas  le  mensonge  et  l'imposture.  Et  d'abord  il  arrive  bien 

souvent  que  des  hommes  cherchent  à  se  donner  les  dehors 

de  la  possession,  pour  en  imposer  ainsi  au  public,  dans 

l'espoir  de  retirer  de  là  quelque  avantage.  C'est  pour  cela 

que  les  prœcepta  prohativa  sont  ordinairement  employés 

par  les  exorcistes.  Ceux-ci,  sans  rien  laisser  apercevoir 

au  dehors  de  ce  qui  se  passe  en  leur  intérieur,  adressent 

mentalement  au  possédé  certains   commandements  que 

celui-ci  doit  accomplir.  S'il  ne  le  fait  pas,  la  supercherie 

se  révèle  par  là  même.  Cependant  la  faculté  d'entendre  et 

d'accomplir  ces  sortes  de  prescriptions  mentales  n'est  pas 

toujours  un  indice  du  démon,  puisque  nous  la  retrouvons 


#    * 


a70     ^RÉCÂLTlo^s  A  rr,i:M>r.E  DA^s  lls  exorcismes. 

dans  l'état  de  clairvoyance  purement  naturelle.  De  plus, 
cet  état,  joint  à  l'imposture  et  au  mensonge^  a  déjà  en  soi 
quelque  chose  de  salanique;  il  touche  du  moins  ces  limites 
extrêmes  où  la  possession  subjective  et  la  possession  réelle 
passent  l'une  dans  l'autre;  et  il  devient  alors  très-difficile 
de  décider  si,  dans  ces  hommes^  c'est  leur  mauvaise  na- 
ture, devenuel'esclave  du  démon  par  le  péché,  qui  possède 
la  bonne  et  la  tient  enchaînée,  ou  s'ils  sont  réellement  et 
objectivement  possédés  du  démon.  Et  le  prêtre  a  besoin 
de  l'attention  la   phis   scrupuleuse  pour   échapper  aux 
illusions  qui  sont  si  fréquentes  sur  ce  terrain.  Le  plus 
grand  danger  pour  lui,  c'est  d'ajouter  foi  à  l'esprit  qui 
parle  par  la  voix  des  possédés ,  et  que  ce  soit  leur  propre 
esprit  ou  un  esprit  étranger,  et  de  se  laisser  guider  par 
lui  dans  sa  conduite  à  leur  égard.  Nous  avons  déjà  vu 
combien  il  est  dangereux  pour  celui  qui  dirige  les  autres 
de  se  laisser  conduire  par  eux,  môme  lorsqu'ils  sont  bons, 
au  lieu  de  les  conduire  lui-même  avec  fermeté  et  d'après 
des  règles  sûres.  Mais  le  danger  est  bien  plus  grand  encore 
lorsqu'il  s'agit  de  ces  états  extraordinaires  où  l'esprit  erre 
dans  l'obscurité  la  plus  profonde.  Des  exemples  terribles 
en   ce  genre   doivent  servir  d'avertissement  au  prêtre 
prudent  et  consciencieux.  Quelques-uns  de  ces  exemples 
nous  ont  été  transmis  par  l'histoire;  mais  on  a  cherché 
bien  à  tort,  à  mon  gré,  à  ensevelir  les  autres  dans  l'oubli; 
car  l'erreur  est  un  enseignement  pour  ceux  qui  doivent 
marcher  par  la  même  route. 
Histoire         «  Lorsque  j'étais  à  Cocalei,  au  diocèse  de  Brescia,  en 
dun  prctrc.  kjqs;^  raconte  Brognoli,  un  curé  eut  recours  à  moi,  ainsi 
qu'une  femme  non  mariée  âgée  de  trente  ans  environ, 
qu'il  avait  longtemps  exorcisée.  Il  me  raconta  qu'apnt 


PRÉCAUTIONS    A    PRENDRE    DANS    LES    EXORCISMES.        571 

deniandé  au  démon  quand  et  comment  il  partirait,,  celui- 
ci  lui  avait  répondu  qu'on  devait  d'abord  purifier  le  corps 
de  cette  femme  par  des  médecines  qu'il  lui  indiqua.  Le 
curé,  plein  de  confiance  dans  les  paroles  du  démon^  trans- 
crivit sous  sa  dictée  les  recettes  qu'il  lui  donna.  Pour  être 
plus  sûr  de  son  fait  encore,  il  les  montra  à  un  médecin , 
qui  les  approuva;  de  sorte  que  le  curé,  tout  fier  de  sa 
découverte,  continuait  chaque  jour  les  exorcismes,  rece- 
vant ainsi  chaque  jour  sa  leçon  du  démon,  et  se  faisant 
son  disciple,  au  grand  détriment  de  son  caractère  et  de 
sa  dignité.  Après  de  fréquents  exorcismes,  le  démon  dit 
enfin  qu'il  ne  sortirait  que  lorsque  les  exorcismes  seraient 
faits  par  neuf  prêtres.  Le  curé  alla  donc,  accompagné 
de  cette  femme,  trouver  quelques-uns  de  ses  confrères. 
Mais  la  voix  dit  de  nouveau  que  les  neuf  exorcistes  de- 
vaient prononcer  en  même  temps  les  formules  sacrées. 
On  voit  que  ce  bon  curé  s'était  laissé  tromper  par  une 
somnambule  démoniaque.  Brognoli  lui  reprocha  son 
ignorance  et  sa  crédulité,  et  lui  conseilla  de  ne  plus  se 
laisser  diriger  désormais  par  le  démon.  {Alexicacon,  v.  II, 
disp.  2.) 

Le  même  auteur  raconte  un  autre  fait  du  môme  genre 
qui  n'est  pas  moins  frappant.  Un  exorciste,  homme  pieux 
d'ailleurs,  exorcisait  une  possédée.  Il  avait  plusieurs  fois 
demandé  au  démon  qu'il  lui  fît  connaître  le  jour,  l'heure 
et  le  lieu  où  il  partirait.  Le  démon  lui  dit  comme  malgré 
lui  :  «  Dans  un  mois,  à  midi,  dans  cette  église.  »  Une  grande 
foule  de  peuple  s'étant  assemblée  dansUéglise  au  jour  dit, 
le  démon,  après  beaucoup  de  bruit,  de  hurlements  et  de 
tapage,  se  moqua  de  l'exorciste,  et  lui  reprocha  publique- 
ment tous  ses  défauts,  ce  que  celui-ci  souffrit  avec  pa- 


Histoire 
d'un  autre 
exorciste. 


'M2       PRÉCAUTIONS    A    PRENDRE    DANS    LES    EXORCISMES. 

lience.  U  ne  s'avoua  pas  vaincu  néanmoins,  et  commanda 
au  démon  une  seconde  fois,  de  la  manière  la  plus  péremp- 
toire,  de  lui  indiquer  le  jour;,  l'heure  et  le  lieu  de  son 
départ.  L'esprit  malin  jura  de  nouveau  qu'après  tant  de 
jours,  en  tel  lieu,  il  quitterait  le  corps  de  cette  femme.  Il 
renouvela  plusieurs  fois  cette  promesse,  faisant  ainsi  aller 
l'exorciste  en  divers  lieux;  mais  à  chaque  fois  il  se  moquait 
avec  mépris  de  la  crédulité  de  celui-ci.  Il  dit  enfin,  en 
poussant  un  grand  cri,  qu'il  ne  pouvait  résister  plus  long- 
temps; mais  que  néanmoins  il  ne  lui  était  pas  possible  de 
sortir  si  l'exorciste  n'allait  à  Brescia  avec  la  possédée  et 
une  suite  de  jeunes  filles  chantant  les  litanies  de  la  sainte 
Vierge.  Que  s'ils  le  faisaient,  il  se  retirerait  quoiqu'à  regret 
devant  l'image  de  la  Mère  des  Grâces,  dont  la  chapelle  se 
trouvait  en  cette  ville,  éloignée  d'environ  vingt  milles 
du  village  où  demeurait  l'exorciste.  Ce  brave  homme  se 
mit  en  devoir  d'exécuter  ponctuellement  les  instructions 
qu'il  avait  reçues  du  démon.  Lorsqu'ils  furent  arrivés  au 
terme  de  leur  pèlerinage,  le  démon  feignit  d'être  violem- 
ment tourmenté;  puis,  tout  à  coup  éclatant  de  rire,  il 
accabla  le  pauvre  exorciste  de  railleries  insultantes;  de 
sorte  qu'il  s'enfuit  couvert  de  honte,  et  renonça  pour 
toujours  aux  exorcismes.  (Brognoli ,  Mcmuale  exorcist. , 
p.  121.) 
Ne  pas         L'exorciste  doit  bien  se  garder  surtout  d'ajouter  foi  aux 

croire  aux  plaintes  et  aux  accusations  du  démon.  Lorsque  nous  par- 
accusations  *  n     . 
du  démon,  lerons  de  la  sorcellerie,  nous  verrons  combien  d  illusions 

déplorables  sont  résultées  du  manque  de  précautions  en  ce 
genre.  Nous  nous  contenterons  de  rapporter  ici  quelques 
cas  où  la  discrétion  d'un  exorciste  expérimenté  et  intelli- 
gent eût  prévenu  le  mal.  Un  exorciste  ignorant  avait  en 


PRÉCAUTIONS    A    PRENDRE    DANS    LES    EXORCISMES.        .>73 

1665,  dans  le  district  de  Bergame,  demandé  au  démon 
qui  possédait  une  jeune  fille  quel  était  son  nom,  et  celui- 
ci  avait  nommé  le  curé  de  la  paroisse  où  ils  demeuraient. 
L'exorciste  lui  ayant  demandé  s'il  était  seul ,  il  nomma  la 
mère  du  curé  comme  demeurant  aussi  dans  le  corps  de  la 
jeune  fille.  Voulant  s'assurer  de  la  vérité  de  la  chose, 
l'exorciste  ordonna  aux  parents  de  cette  dernière  de  mettre 
en  sa  présence  les  signes  du  maléfice  dans  un  chaudron, 
et  d'allumer  dessous  un  grand  feu;  et  pendant  qu'ils  brû- 
laient, il  murmura  quelques  paroles.  Or  il  arriva  sur  les 
entrefaites  que  le  curé  et  sa  mère  tombèrent  malades ,  et 
l'on  ne  douta  plus  que  la  chose  ne  fût  telle  que  la  possédée 
l'avait  dit.  Mais  le  curé,  ayant  recouvré  la  santé,  accusa 
l'exorciste  de  l'avoir  calomnié  ;  il  se  justifia  solennellement 
pendant  la  messe  du  crime  qu'on  lui  avait  imputé  à  lui  et 
à  sa  mère,  et  l'exorciste  fut  condamné  par  le  juge  à  la  peine 
qu'il  méritait.  {Aleœkacon,  v.  11,  disp.  1,  n^'  185).  «  Une 
jeune  tille  d'Esté,  à  trois  lieues  de  Padoue,  d'une  conduite 
exemplaire ,  eut  recours  à  moi ,  nous  raconte  Coleti  dans 
l'ouvrage  que  nous  avons  cité  plus  haut.  Le  démon  la  tour- 
mentait horriblement,  et  blasphémait  par  sa  bouche  contre 
Dieu  et  ses  saints.  Il  fit  accroire  à  la  jeune  fille  que  la 
cause  de  toutes  ses  souffrances  était  une  magicienne  qu'il 
lui  nomma  ;  et  toutes  les  fois,  en  effet,  que  cette  femme  pas- 
sait devant  la  maison  les  souffrances  de  la  jeune  fille  deve- 
naient plus  grandes.  Le  démon  répétait  alors  son  nom,  et 
assurait  qu'elle  approchait,  et  que  c'était  en  vertu  du  pacte 
qu'elle  avait  fait  avec  lui  qu'il  la  tourmentait.  Comme  la 
chose  empirait  chaque  jour,  la  femme  que  le  démon  avait 
accusée  se  plaignit,  et  se  justifia  si  bien  qu'il  fut  convaincu 
de  mensonge,  et  réduit  à  l'impuissance  de  donner  désor- 


.-i74        PRÉCAUTIONS    A    ^RE^DRE    DANS    LES    EXORCISMES. 

mais  aucun  signe  qui  pût  confirmer  son  imposture.  La 
jeune  fille  fut  délivrée,  et  vit  encore  au  moment  où  j'écris. w 
Dans  ces  sortes  de  cas^  l'exorciste  doit  bien  persuader  au 
possédé  et  à  ceux   qu'il  l'entourent  qu'il  ne  faut  jamais 
ajouter  foi  au  père  du  mensonge,  parce  que  ses  intentions 
sont  toujours  mauvaises;,  et  qu'il  n'a  aucun  intérêt  à  trahir 
les  siens.  Mais  c'est  une  grande  imprudence  de  questionner 
le  démon  lui-même;  car  il  n'est  pas  tenu  à  répondre  et  à 
confesser  la  vérité. 
L'exorciste      L'exorciste  doit  bien  veiller  aussi  sur  soi-même^  dans  la 
sur  lui-    crainte  que  le  tentateur  ne  trouve  en  lui  quelque  accès. 
mémo.      C'est  surtout  par  la  sensualité  qu'il  tente  souvent  de  faire 
tomber  dans  ses  pièges  les  prêtres  qui  cherchent  à  le  chas- 
ser du  corps  des  jeunes  filles  qu'il  possède.  Brognoh  leur 
donne  à  ce  sujet  des  conseils  qu'ils  ne  sauraient  trop  mé" 
diter.  La  nature  du  sujet  et  l'intérêt  même  de  nos  lec- 
teurs ne  nous  permettent  pas  de  traduire  ici  ses  paroles; 
mais  ceux  qui  auront  besoin  de  les  hre  les  trouveront  dans 
son  Manuel  des  exorcistes,  partie  V^,  ch.  III,  p.  139.  Il  cite 
à  ce  propos,  p.  121,  l'exemple  suivant  :  «  Un  prélat  très- 
pieux,  dit-il,  m'a  raconté  que  pendant  sa  jeunesse  il  avait 
assisté  en  Lombardie  aux  exorcismes  que  pratiquait  un 
prêtre  sur  une  jeune  fille  possédée  du  démon.  L'exorciste 
avait  déjà  demandé  plusieurs  fois  au  diable  par  quelle  per- 
sonne et  par  quel  saint  il  pouvait  être  contraint  à  sortir. 
Après  bien  des  conjurations ,  le  démon ,  paraissant  se  faire 
violence,  déclara  que  personne  ne  lui  était  plus  contraire 
qu'un  jeune  clerc  qui  accompagnait  ordinairement  l'exor- 
ciste ,  et  que  lui  seul,  grâce  à  sa  pureté  et  à  sa  simplicité, 
pourrait  le  forcer  à  partir.  Encouragé  par  cet  aveu,  dont 
il  ne  suspectait  pas  la  sincérité ,  l'exorciste  ne  manqua  plus 


PRECAUTIONS    A    PRENDRE    DANS    LES    EX0RCIS31ES.       57 O 

de  prendre  avec  lui  ce  jeune  clerc  toutes  les  fois  qu'il 
exorcisait  un  possédé.  Souvent  même  c'était  par  lui  qu'il 
adressait  au  démon  ses  ordres;  ou  quand  il  ne  pouvait 
s'en  faire  accompagner,  il  menaçait  l'esprit  malin  de  faire 
venir  ce  jeune  homme.  A  cette  menace  le  démon  faisait 
grand  bruit,  se  plaignant  d'être  tourmenté  singulièrement 
par  cet  hommes,  dont  il  exécutait  toujours  les  comman- 
dements. Aussi  les  parents  de  la  possédée  le  prièrent  de 
venir  voir  tous  les  jours  leur  fille  ;,  puisque  le  démon  ne 
voulait  obéir  qu'à  lui.  Il  se  montra  très -assidu  à  cette 
œuvre  de  miséricorde,  visitant  chaque  jour  la  possédée  , 
et  restant  seul  avec  elle  dans  sa  chambre.  Cependant  il  ne 
tarda  pas  à  tomber  dans  les  pièges  du  démon.  Il  vécut  ainsi 
pendant  quelques  mois  dans  l'habitude  des  fautes  les  plus 
honteuses,  quoique  le  diable  déclarât  publiquement,  de- 
vant l'exorciste  et  les  parents  de  la  jeune  fille,  que  cet 
ecclésiastique  le  faisait  beaucoup  souffrir,  et  qu'il  le  van- 
tât continuellement  comme  un  homme  simple  et  chaste. 
Le  clerc  fit  part  à  quelques-uns  de  ses  condisciples  de  ce 
qui  lui  était  arrivé  ,  et  voulut  les  entraîner  dans  les  désor- 
dres auxquels  il  était  sujet  lui-même,  leur  disant  qu'ils 
n'avaient  rien  à  craindre  à  cause  du  pouvoir  qu'il  exerçait 
sur  le  démon.  Ceux-ci  rejetèrent  ses  infâmes  propositions, 
et  racontèrent  la  chose  aux  parents  de  la  jeune  fille.  Le 
clerc  convaincu  reçut  un  châtiment  proportionné  à  son 
crime. 

L'exorciste  ne  doit  pas  se  laisser  tromper  par  les  autres     Ne  pas 
façons  de  parler  du  démon.  Il  dit  souvent ,  par  exemple ,  j^ena^gsdes 
qu'avant  de  sortir  il  étranglera  la  possédée,  et  brisera  tous    démons, 
ses  os.  D'autres  fois  il  menace  d'envoyer  la  grêle  ou  d'ex- 
citer une  tempête ,  et  il  lui  arrive  bien  parfois  de  produire 


576       PRÉCAUTIONS    A    PRENDRE    DANS    LES    EXORCISMES. 

en  petit  cerlains  phénomènes  de  ce  genre  :  ou  bien  il  sait 
mettre  à  profit  les  événements  naturels,  pour  que  l'on 
ajoute  foi  à  ses  paroles.  Ainsi,  le  30  mars  1605,  une  tem- 
pête effroyable  s'éleva  pendant  la  nuit  au  lieu  même  où  de- 
meurait la  possédée  de  Lewenburg.  Les  fenêtres  et  les 
portes  volaient  en  éclats.  Au  dedans  de  la  maison ,  c'étaient 
des  éclairs,  des  hurlements,  des  bruits  tels  que  ceux  qui 
la  gardaient  ne  savaient  ce  que  cela  voulait  dire.  Et  quoi- 
que le  curé ,  leur  parlant  de  la  rue ,  cherchât  à  les  fortifier 
en  les  exhortant  à  prier  Dieu ,  ils  ne  pouvaient  l'entendre. 
Pendant  tout  ce  temps  la  jeune  fille  était  jetée  çà  et  là, 
et  ses  gardiens  crurent  la  voir  flotter  en  l'air.  Quelquefois 
le  démon ,  pour  rester  plus  longtemps  dans  le  corps  de 
ceux  qu'il  possède,  engage  l'exorciste  à  ne  pas  le  chassei- 
pendant  l'été  ou  l'automne ,  sans  quoi  il  ruinera  les  mois- 
sons et  les  vignes  :  ou  bien  encore  il  prétend  qu'il  est  une 
croix  pour  ceux  qu'il  possède,  et  que  Dieu  ne  veut  pas 
qu'on  la  leur  ôte  ;  ou  bien  encore  que  le  lien  qui  l'unit  ù 
eux  est  indissoluble ,  et  si  caché  qu'on  ne  peut  le  décou- 
vrir; que,  si  on  le  force  à  sortir,  il  enverra  des  démons  en- 
core plus  méchants  que  lui,  au  lieu  que,  si  on  le  laisse 
tranquille,  il  ne  fera  plus  aucun  mal.  Mais  tout  cela  n'est 
que  des  paroles  vides,  auxquelles  il  ne  faut  faire  aucune  at- 
tention. Césaire  {lUust.  Mime,  lib.  X,  c.  ii)  raconte  un 
Histoire  ^^^^  singulier  en  ce  genre.  «  L'abbé  de  Nuinburg,  riche 
monastère  de  Cisterciens  en  Saxe ,  dit-il ,  nous  a  raconté 
l'histoire  suivante.  Il  y  a  près  de  nous  un  pieux  chevaher 
nommé  Albert  Scothart,  nous  disait-il.  Celui-ci,  avant  sa 
conversion,  était  illustre  dans  la  chevalerie;  de  sorte  que 
presque  tous  les  gentilshommes  de  nos  contrées  l'hono- 
raient à  l'envi  de  leurs  présents,  afin  de  l'attirer.  Un 


d'un 
chevalier, 


PRECAUTIONS    A    PREiNDRE    DANS    LES    EXORCISMES.       577 

jour,  comme  on  exorcisait  dans  l'église  une  jeune  fille  de 
douze  ans,  elle  se  mit  à  crier  tout  à  coup  en  riant  :  «Voilà 
mon  ami  qui  vient! — Quel  est-il?  luidemanda-t-on. — Vous 
allez  le  voir  tout  à  l'heure,  »  répondit-elle.  Elle  voulait  par- 
ler de  ce  chevalier,  qui  était  encore  loin  de  l'église.  Mais 
plus  il  approchait,  plus  elle  paraissait  joyeuse.  Lorsque  en- 
fin il  fut  à  la  porte,  elle  se  leva  devant  lui,  battit  des 
mains,  et  le  salua  en  disant  :  «  Voici  mon  ami ,  faites-lui 
place.  »  Dès  qu'il  fut  près  d'elle,  il  lui  dit  :  a  Est-ce  moi  qui 
suis  votre  ami?  —  Oui ,  lui  répondit  le  démon  par  la  bou- 
che de  l'enfant,  et  le  meilleur  encore;  car  tu  fais  tout  ce 
que  je  veux.  »  Le  chevalier  fut  un  peu  piqué  de  ces  paroles  ; 
il  ne  perdit  pas  cependant  contenance ,  et  dit  en  riant  ; 
«Tu  es  un  fou,  démon.  Si  tu  étais  plus  habile,  tu  vien- 
drais avec  nous  dans  le  tournoi ,  où  l'on  renverse  et  tue  les 
hommes,  au  lieu  de  t'acharner  sur  cette  jeune  fille,  qui 
n'a  jamais  fait  de  mal  dans  sa  vie.  »  Le  démon  répondit  : 
«  Si  tu  veux  que  j'aille  avec  toi,  permets-moi  de  passer  dans 
ton  corps.  —  Pas  du  tout,  répondit  le  chevaher.  —  Per- 
mets-moi au  moins  de  m' asseoir  sur  ta  selle.  »  Le  cheva- 
lier le  refusa  encore  :  il  demanda  donc  une  place  d'abord 
sur  ie  cheval,  puis  sur  la  bride  ;  mais  le  chevalier  ne  voulut 
rien  entendre.  Là- dessus  le  démon  lui  dit  :  «  Je  ne  puis 
courir  à  pied;  si  tu  veux  que  j'aille  avec  toi,  il  faut  que 
tu  me  donnes  une  place  près  de  toi.  »  Le  chevalier,  qui 
avait  pitié  de  la  jeune  fille,  lui  dit  :  «  Si  tu  veux  la  quitter, 
je  t'abandonnerai  un  bout  de  mon  manteau,  à  la  condition 
que  tu  ne  me  porteras  aucun  dommage ,  et  que  tu  ne  res- 
teras près  de  moi  que  pendant  que  je  fréquenterai  les  tour- 
nois; mais  si  je  reviens  à  d'autres  sentiments,  tu  me  quit- 
teras alors  sans  faire  aucune  difficulté.  »  Le  diable  jura 
IV.  17 


57  s       PRÉCAUTIONS    A    PRENDRE    DANS    LES    EXORCISMES. 

qu'il  ne  lui  lerait  aucun  tort,  mais  qu'il  le  servirait,  au 
contraire,  dans  toutes  ses  affaires;  puis  il  quitta  la  jeune 
fille  et  prit  sa  place  dans  un  coin  du  manteau,  trahissant 
sa  présence  par  un  mouvement  singulier.  A  partir  de  ce 
moment,  le  chevalier  fut  tellement  heureux  dans  tous  les 
tournois  que  sa  lance  atteignait  toujours  son  but,  et  qu'il 
faisait  prisonnier  qui  il  voulait.  S'il  marchait,  le  démon 
marchait  avec  lui;  et  s'il  parlait,  le  démon  parlait  avec  lui 
encore;  et  s'il  priait  à  l'église  un  peu  plus  longtemps  que 
de  coutume,  le  démon  lui  disait  :  «Tu marmottes  trop  long- 
temps aujourd'hui.  »  S'il  faisait  le  signe  de  la  croix  avec  de 
l'eau  bénite,  le  démon  lui  disait  :  «Prends  garde  de  m'asper- 
ger.  »  A  quoi  le  chevalier  répondait  :  «  S'il  en  tombe  une 
goutte  sur  toi,  ce  sera  contre  ma  volonté.  »  Sur  les  entre- 
faites on  prêcha  la  croisade,  et  le  chevalier  alla  dans  l'é- 
glise pour  prendre  la  croix.  Le  diable  chercha  à  l'en  dis- 
suader, et  lui  demanda  :  «  Que  veux-tu  faire?  —  Je  veux 
servir  Dieu  désormais,  et  renoncer  à  toi.  Retire- toi  donc 
d'auprès  de  moi.  —  En  quoi  t'ai-je  déplu?  Je  ne  t'ai  jamais 
fait  de  mal ,  je  t'ai  plutôt  toujours  servi ,  et  je  t'ai  procuré 
une  renommée  immense.  Cependant  je  ne  puis  rester  près 
de  toi  qu'aussi  longtemps  qu'il  te  plaira,  selon  la  promesse 
que  je  t'ai  faite  lorsque  je  suis  sorti  du  corps  de  cette 
jeune  fdle.  »  Le  chevalier  lui  répondit:  u  Aujourd'hui  je 
prends  la  croix,  et  je  t'ordonne,  au  nom  du  Crucifié,  de 
me  quitter  pour  toujours.  «  Le  diable  le  quitta.  Il  prit  donc 
la  croix,  passa  la  mer;  et  après  avoir  servi  deux  ans  le  Sei- 
gneur, il  revint  en  son  pays,  et  bâtit  ensuite  pour  les  étran- 
gers et  les  pèlerins  un  grand  hôpital  qu'il  dota  richement  ; 
car  il  avait  plus  de  trois  cents  marcs  d'argent  de  revenu. 
Il  sert  encore  aujourd'hui  dans  cet  hôpital  avec  sa  femme 


PRÉCALTIONS    A    PRENDRE   DANS    LES    EXORCISMES.        579 

les  membres  vivants  de  Jésus- Christ,  et  particulièrement 
les  ecclésiastiques  de  notre  ordre,  auxquels  il  a  coutiime 
de  dire  en  plaisantant  :  a  Vous,  seigneurs  abbés,  et  vous 
autres^moines,  vousn'êtes  pas  saints;  mais  nous  le  sommes, 
nous  autres  chevaliers,  qui  combattons  dans  les  tournois  ; 
car  les  démons  nous  obéissent,  et  nous  accompagnent  sans 
nous  faire  de  mal ,  et  nous  les  chassons  du  corps  de  ceux 
qu'ils  possèdent.  » 

Cette  histoire  offre  au  premier  abord  le  caractère  d'une 
légende.  Le  chevalier  Albert  Scothart  était  renommé  dans 
son  temps;  il  était  dans  tous  les  tournois  l'efïroi  de  ses 
adversaires,  qui  étaient  tous  obligés  de  céder  devant  lui. 
Mais  cet  honneur  ne  lui  valait  quelque  chose  qu'aux  yeux 
du  monde  :  aux  yeux  de  l'Église,  les  tournois  sont  un  scan- 
dale; car  là  où  se  trouvent  le  meurtre  et  la  violence  Satan 
ne  peut  être  loin.  Les  adversaires  qu'il  a  vaincus  se  per- 
suadent bientôt  dans  leur  orgueil  humilié  qu'il  doit  au  se- 
cours du  démon  ses  victoires,  quoiqu'il  soit  un  homme 
irréprochable,  et  que  le  démon  n'ait  approché  de  lui  que 
par  suite  de  sa  compassion  pour  une  jeune  fille  malheu- 
reuse. Cependant,  comme  dans  les  tournois  le  démon  n'est 
présent  que  par  une  sorte  de  circumsession ,  le  chevalier 
ne  lui  abandonne  que  le  coin  de  son  manteau;  et  encore 
peut -il  chaque  jour  résilier  le  pacte  qu'il  a  fait  avec  lui. 
Il  le  résille,  en  effet,  le  jour  où  il  prend  la  croix,  expie  son 
péché  en  servant  pendant  deux  ans  dans  les  armées  du 
Seigneur  et  par  la  construction  d'un  hôpital.  Tel  est  le  récit 
de  la  légende.  Mais  ce  mythe  est  en  même  temps  un  fait 
historique.  Le  témoignage  de  l'abbé  de  Nuinburg  et  de 
son  monastère  est  invoqué  à  une  époque  où  le  héros  de  la 
légende  vivait  encore.  L'histoire  est  racontée  non  comme 


o80  CÔTE    NATUREL    DE    LA    GUÉRISON. 

une  fable,  niais  comme  un  fait  réel,  qui  s'est  passé  sous  les 
yeux  de  plusieurs  témoins.  La  possédée  a  été  exorcisée 
dans  une  des  églises  du  lieu  ;  le  chevalier  est  venu  la  trou- 
ver, s'est  chargé  par  une  sorte  de  contrat  du  démon  qui 
la  tourmentait;  et  son  bonheur  inouï  dans  les  tournois  date 
principalement  de  ce  jour.  Tout  le  monde  sait  qu'il  est  allé 
dans  la  Terre-Sainte,  qu'il  en  est  revenu,  qu'il  a  bâti  un 
hôpital  et  qu'il  y  sert  avec  sa  femme  les  pèlerins  et  les  ec- 
clésiastiques. Enfin,  pour  achever  de  donner  à  ces  faits  un 
caractère  historique,  le  chevalier  lui-même  croit  à  leur 
vérité  :  il  le  répète  souvent  devant  les  prêtres  qui  viennent 
le  voir.  Le  mythe  et  l'histoire  se  pénètrent  si  parfaitement 
dans  ce  récit  que  l'un  couvre  l'autre;  et  le  même  thème 
peut  paraître  à  la  fois  historique  et  mythique,  selon  le  point 
de  vue  où  l'on  se  place. 


CHAPITRE  XXXII 

Du  côté  naturel  de  la  giiérison  des  possédés  :  des  métamorphoses ,  des 
aggravations,  des  intermittences  et  des  métastases  du  mal,  surtout 
quand  il  est  vers  sa  fin.  Saint  Norbert. 

La  possession  est  incontestablement  un  mythe ,  comme 
nous  l'avons  vu  plusieurs  fois.  Elle  n'est  pas  cependant  le 
produit  d'une  imagination  capricieuse;  elle  est  plutôt  le 
résultat  d'un  procédé  plus  élevé,  et  forme  comme  un  ordre 
à  part,  où  le  mythe  et  l'histoire  se  donnent  la  main,  et 
s'unissent  dans  une  déplorable  harmonie.  La  possession 
est  aussi  une  légende,  mais  une  légende  d'une  espèce  par- 
ticulière; une  légende  historique  qui  forme  aussi  un  genre 
à  part,  où  la  vérité  et  la  poésie  se  confondent.  La  posses- 


CÔTÉ    NATUREL    DE    LA    GUÉRISON.  581 

sion  est  encore  une  maladie^,  mais  une  maladie  qui,  quoi- 
que saisissable  dans  ses  symptômes,  est  dans  sa  racine  la 
plus  intime  surnaturelle,  mystique  et  transcendante;  une 
maladie  dont  on  peut  calculer  et  mesurer  le  cours  dans 
ses  phénomènes  sensibles,  mais  qui  dans  son  fond  échappe 
à  toutes  les  mesures,  à  tous  les  poids  et  à  tous  les  nombres. 
De  même,  en  effet,  que  dans  plusieurs  maladies  la  nature 
infecte  la  vie  d'un  certain  virus  qu'elle  introduit  dans 
l'organisme  et  qui  s'y  naturalise,  ainsi  dans  la  possession 
un  certain  ordre  de  choses  qui  appartient  encore  à  la  créa- 
tion, mais  qui  est  au-dessus  de  la  nature  physique,  a  comme 
infecté  la  vie  et  ses  fonctions.  La  vie  sensible  et  la  vie  in- 
tellectuelle sont  troublées  par  une  vie  qui  appartient  à  un 
monde  supérieur  et  qui  a  ses  lois  propres.  C'est  donc  une 
maladie  d'une  espèce  particulière,  que  l'on  peut  saisir  et 
décrire  dans  ses  symptômes  extérieurs,  mais  dont  les  élé- 
ments intimes  échappent  aux  regards  et  au  traitement  du 
médecin . 

Cette  maladie  a  ses  métamorphoses,  ses  aggravations,  Des  inter- 
ses  intermittences  et  ses  métastases.  Quelquefois  l'amélio- 
ration est  telle  que  l'on  pourrait  croire  à  une  guérison 
complète,  et  qu'il  n'y  a  qu'un  œil  bien  exercé  qui  puisse 
découvrir  le  mal  sous  cette  apparence  trompeuse.  Mais 
l'aggravation  qui  survient  ne  tarde  pas  à  détruire  les  illu- 
sions qu'on  avait  pu  se  faire  sur  ce  point.  C'est  ce  qui  ar- 
riva au  bienheureux  Jourdain,  général  de  l'ordre  de  Saint- 
Dominique,  à  l'égard  d'un  possédé  qu'il  avait  exorcisé.  Il 
le  croyait  guéri;  mais  le  possédé,  saisissant  un  rasoir,  le 
blessa  au  cou  et  au  doigt.  La  blessure  du  cou  était  mor- 
telle, mais  le  bienheureux  guérit  le  troisième  jour  en  se 
lavant  avec  la  seconde  ablution  du  calice  à  la  messe.  (Can- 


niittences. 


582  CÔTÉ    NATUREL    DE    LA    GUÉRISON. 

lipratanus^  de  Apibiis,  lib.  IX.)  Une  dame  de  Florence,  pos- 
sédée^ était  parfois  bienveillante.  Dans  ces  moments  elle 
plaisantait  volontiers,  disait  des  choses  agréables;  puis 
tout  à  coup,  surtout  pendant  les  exorcismes,  elle  se  levait 
d'un  air  qui  épouvantait  tout  le  monde.  Un  jour  le  démon 
lui  donna  une  telle  force  que,  s'appuyant  les  pieds  sur  les 
marches  de  l'autel ,  elle  se  défendit  contre  dix  jeunes  gens 
vigoureux.  Elle  vomissait  en  même  temps  d'horribles  blas- 
phèmes contre  les  saints.  Poussé  enfin  dans  ses  derniers 
retranchements,  le  démon  sortit,  la  laissant  à  demi  morte. 
—  On  amena  de  Ligurie  à  Vallombreuse  un  homme  déjà 
âgé,  et  qui,  dans  l'état  ordinaire,  passait  pour  sérieux  et 
posé.  Les  démons  faisaient  entendre  par  sa  bouche  plu- 
sieurs voix  différentes.  Tantôt  il  parlait  d'une  manière 
grave,  et  tantôt  il  disait  des  choses  qui  n'avaient  point  de 
sens.  Quelquefois  il  était  poli  et  complaisant,  et  quelque- 
fois, au  contraire,  incivil*  et  grossier.  Pendant  la  prière  et 
les  exorcismes,  il  entrait  quelquefois  dans  une  telle  fureur 
que  plusieurs  hommes  vigoureux  pouvaient  à  peine  le 
tenir.  Puis  il  redevenait  doux  et  humain,  de  sorte  qu'on  le 
croyait  presque  guéri  ;  car  il  faisait  le  signe  de  la  croix , 
récitait  le  Pater  et  VAve  Maria.  Plusieurs  ecclésiastiques 
crurent  à  sa  parfaite  guérison;  mais  ceux  qui  avaient  plus 
d'expérience  doutaient  encore.  Il  se  montra  bientôt  qu'ils 
avaient  raison;  car,  comme  ils  se  mirent  tous  à  l'œuvre 
ensemble  avec  la  ferme  résolution  de  ne  point  cesser  jus- 
qu'à ce  que  le  démon  fût  sorti,  les  esprits  mauvais  se 
mirent  à  crier  qu'ils  ne  partiraient  point,  malgré  tout  ce 
qu'on  leur  ferait  souffrir.  Ils  durent  cependant  céder,  et 
partir  en  poussant  de  tels  cris  qu'on  eût  pu  croire  qu'une 
grande  multitude  parlait  à  la  fois.  (Hieron.Radiol.,p.  391.) 


COTK    NATUREL    DE    LA    GUÉRISON .  o83 

On   remarque   dans  la  possession  des  mélasiases'  fré-  Desméu- 


quentes.  Nous  avons  déjà  vu  comment  elle  produit  des 
mouvements  inaccoutumés  et  des  palpitations  dans  les 
parties  du  corps  où  elle  établit,  pour  ainsi  dire,  son  foyer. 
Si  c'est  la  tête,  par  exemple,  le  malade  est  tourmenté  par 
des  rêves  terribles  et  des  fantômes  effrayants.  De  sombres 
visions  montent  du  fond  de  l'abîme  et  obscurcissent  l'in- 
telligence. Les  contorsions  de  la  face  et  des  yeux,  une  sen- 
sation d'étranglement  dans  le  gosier^  des  mugissements 
involontaires  annoncent  que  le  mal,  descendant  peu  à  peu, 
approche  du  cœur,  où  il  produit  des  crampes,  ou  de  l'es- 
tomac ou  des  intestins,  qu'il  ébranle  par  des  convulsions. 
Quelquefois  môme  le  mal  passe  d'un  individu  à  d'autres 
qui  lui  sont  unis  par  quelque  lien  particulier,  comme  celui 
du  sang,  par  exemple.  On  amena  au  tombeau  du  saint 
èvêque  Rudesinde  une  femme  qui  était  possédée;  et  au 
moment  même  où  elle  recouvra  la  santé  sa  sœur  devint 
possédée,  et  l'on  dut  employer  les  exorcismes  pour  la  gué- 
rir. [A.  S.,  1  mart.)  Quelquefois  cette  métastase  est  pro- 
duite par  une  action  on  une  parole  coupable  que  Dieu  veut 
punir.  Le  jour  qui  suivit  la  mort  du  saint  pape  Léon  IX, 
une  possédée  vint  dans  l'église  des  Apôtres.  Le  démon 
vanta  par  elle  les  vertus  du  saint,  et  annonça  que  par 
son  intercession  il  quitterait  aujourd'hui  même  le  corps 
de  cette  femme.  Une  autre  femme  qui  était  présente  se 
mit  à  dire  :  «  Quand  le  pape  Léon  chassera  les  démons , 
je  deviendrai  reine,  et  je  ressusciterai  tous  ceux  qu'il  a 
fait  mourir  par  l'épée.  »  La  première  femme  fut  guérie 
aussitôt,  et  la  seconde  devint  possédée  à  sa  place.  (A.  S., 
19  april.)  D'autres  fois  cette  métastase  est  l'effet  d'un  ma- 
léfice. Un  homme  nommé  Zanobio,  frère  d'un  religieux  de 


stases. 


584  CÔTÉ    NATUREL    DE    LA    GUÉRISON. 

...  Vallombreuse ,  qui  vivait  encore  à  l'époque  où  Jérôme  de 

Radiol  écrivait  cette  liistoire,  eut  l'imprudence  de  con- 
sulter un  magicien  du  pays  au  sujet  d'un  possédé  demeu- 
rant à  Ancise.  Étant  venus  ensemble  à  Vallombreuse,  le 
possédé  et  Zanobio ,  le  premier  s'endormit  de  fatigue  la 
tête  sur  ses  genoux;  puis  s' éveillant,  il  cria  :  «  Que  Dieu 
soit  béni,  je  suis  guéri.  »  Mais  Zanobio,  possédé  à  sa  place 
du  même  démon,  entra  en  fureur,  de  sorte  qu'on  pouvait 
à  peine  le  tenir.  On  accourut,  et  l'on  demanda  au  démon 
comment  cela  s'était  fait.  «  Par  la  permission  de  Dieu,  » 
répondit-il.  Les  prêtres  récitèrent  sur  lui  les  exorcismes , 
et  il  ne  put  être  délivré  que  le  lendemain  matin ,  après  de 
longues  souffrances. 

s.  Norbert.  Il  semble  quelquefois  que  l'occasion  d'exercer  quelque 
mal  qui  se  présente  à  faire  éloigne  le  démon ,  en  l'atti- 
rant ailleurs.  Lorsque,  dans  l'absence  de  saint  Norbert, 
ses  disciples  furent  tourmentés  par  des  visions  sataniques, 
comme  nous  l'avons  vu  plus  haut ,  le  démon ,  trouvant 
inaccessible  à  ses  suggestions  une  partie  du  monastère, 
s'en  alla  mobile  et  léger  comme  il  est  à  Utrecht,  où  le 
saint  se  trouvait  alors,  et  entra  dans  le  corps  d'un  homme 
qui  servait  quelque  personnage  considérable  du  pays.  Une 
grande  multitude  de  peuple  était  accourue  pour  assister  à 
une  fête;  et  comme  Norbert  entrait  dans  la  cathédrale, 
pour  y  célébrer  le  service  divin ,  cet  homme  fut  tout  à 
coup  possédé  du  démon.  Dans  sa  fureur,  il  poussait  des 
cris  affreux,  et  l'on  eut  beaucoup  de  peine  à  s'en  emparer 
et  à  le  lier.  Après  la  messe,  on  l'amena  devant  le  saint, 
au  milieu  des  applaudissements  du  peuple,  qui  voulait 
être  témoin  de  la  lutte.  Le  saint,  revêtu  des  habits  sacer- 
dotaux, attaqua  vigoureusement  le  démon,  sans  écouter 


COTE    >ATl  REL    DE    LA    GLERISON.  o8o 

les  représentations  des  frères,  qui  l'engageaient  à  attejidre 
parce  qu'il  était  trop  fatigué.  Il  commença  les  exorcismes: 
mais  comme  il  mettait  le  sel  dans  la  bouche  du  malade , 
celui-ci  le  lui  cracha  à  la  figure  et  dans  les  yeux  .  en  lui 
disant:  «  Tu  te  donnes  une  peine  inutile^  tes  coups  ne 
m'atteignent  point,  tes  menaces  ne  m'effraient  point ,  et 
je  ne  crains  point  la  mort.  »  Puis  il  se  mit  à  dévoiler  les 
péchés  et  la  vie  scandaleuse  de  plusieurs  de  ceux  qui  l'en- 
touraient et  qui  n'avaient  point  été  couverts  par  la  con- 
fession; de  sorte  que  tous  prirent  la  fuite,  et  qu'il  ne  resta 
près  du  saint  qu'un  petit  nombre  de  personnes.  Cepen- 
dant, comme  le  jour  touchait  à  sa  fin,  on  força  le  saint  à 
se  retirer,  pour  prendre  quelque  repos  et  un  peu  de  nour- 
riture. Or,  comme  il  prenait  la  réfection  du  soir  avec  les 
frères,  on  vint  lui  dire  que  le  malade  se  tenait  tranquille 
devant  l'autel,  et  qu'il  demandait  pardon  de  ce  qu'il  avait 
fait.  Tous  rendirent  grâces  à  Dieu ,  car  ce  jour  et  le  jour 
suivant  on  put  croire  que  la  guérison  était  parfaite.  Il  y 
avait  alors  une  inimitié  mortelle  entre  les  citoyens  de  la 
\ille.  Norbert  était  le  médiateur  qui  devait  les  réconcilier. 
11  travailla  le  jour  suivant  à  cette  œuvre  sainte,  et  y  réussit 
avec  le  secours  de  Dieu.  Mais  le  démon  qu'il  avait  chassé 
de  leurs  cœurs  passa  dans  le  corps  du  malheureux  qui  pa- 
raissait guéri.  Comme  le  saint  sortait  de  l'église,  on  l'a- 
vertit de  ce  qui  venait  de  se  passer.  Il  répondit  :  «  Il  ne 
peut  pas  encore  être  guéri  tout  à  l'heure ,  parce  que  c'est  à 
cause  de  ses  péchés  qu'il  souffre.  Attendez  donc  encore 
quelques  jours  :  et  lorsqu'il  aura  expié  ses  fautes,  il  sera 
plus  facile  de  chasser  le  démon.  «  Il  ne  le  guérit,  en  effet, 
qu'au  bout  de  trois  jours.  (  Vita  S.  yorberti ,  c.  XL) 
C'est  une  chose  bien  remarquable  que  cet  antagonisme 


')80  COTK    .NATUREL    DE    LA    GUÉRISOK. 

entre  l'excitation  des  masses  que  soulève  une  passion  pro- 
fonde et  celle  des  individus  que  possède  le  démon.  Et  cet 
antagonisme  est  plus  fréquent  dans  l'histoire  qu'on  ne 
pourrait  le  croire  au  premier  abord.  Lorsqu'une  passion 
violente,  comme  la  haine,  la  colère  ou  la  vengeance, 
s'est  emparée  d'une  grande  masse  d'hommes,  elle  finit  par 
y  acquérir  une  sorte  d'objectivité;  de  sorte  que  tous  ceux 
qui  en  sont  atteints  se  trouvent  comme  agités  et  poussés 
par  un  esprit  dont  on  ne  connaît  ni  l'origine  ni  les  voies. 
Si  ces  voies  conduisent  au  pillage,  à  l'assassinat  ou  aux  fu- 
reurs de  la  guerre  civile  ;,  on  juge  avec  raison  qu'il  y  a  là 
un  esprit  mauvais  ;  et  cette  supposition  est  ordinairement 
justifiée  par  le  caractère  de  violence,  de  fatalité  et  de  né- 
cessité que  présentent  les  actes  et  les  emportements  de  ces 
masses.  C'est  alors  comme  une  sorte  de  possession  collec- 
tive, dans  laquelle  le  démon  s'empare  d'une  population 
tout  entière  ;,  et  qui  la  pousse  à  des  excès  dont  la  respon- 
sabihté  dépend  de  la  mesure  de  réflexion  et  de  liberté  avec 
laquelle  chacun  agit.  Si  dans  de  telles  circonstances  il  se 
trouve  un  homme  qui  soit  vraiment  possédé  du  démon  ^  il 
peut  s'établir  alors  entre  lui  et  ces  masses  soulevées  par  la 
passion  un  antagonisme  tel  que  les  influences  sataniques 
diminuent  dans  cefles-ci  à  mesure  qu'elles  augmentent 
dans  celui-là.  Toutes  ces  métastases  indiquent  assez  l'ex- 
trême mobilité  de  ce  genre  de  maladie;  et  c'est  cette  mo- 
bilité qui  la  rend  quelquefois  si  difficile  à  guérir.  Saint 
Dominique,  instruit  sans  doute  par  une  longue  expé- 
rience ,  avait  pris  le  parti  de  retenir  ces  esprits  mobiles 
dans  les  corps  des  possédés  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  pris 
les  martyrs  dont  les  os  reposaient  dans  l'église  comme  té- 
moins et  garants  qu'ils  ne  reviendraient  plus.  (A.  S.,  4aug.) 


DES  CRISES  DE  LA  POSSESSION.  o87 

CHAPITRE  XXXIU 

Des  crises  de  la  maladie.  Elles  s'opèrent  par  les  évacuations  alvines,  par 
les  reins,  par  les  sueurs,  par  les  poumons,  par  les  vomissements, 
où  les  possédés  rejettent  souvent  des  reptiles  ou  d'autres  choses 
extraordinaires. 

La  possession,  de  même  que  toutes  les  autres  maladies, 
a  ses  crises  qui  conduisent  par  des  degrés  plus  ou  moins 
appréciables  à  la  guérison  parfaite.  Ces  crises  se  pro- 
duisent sous  les  formes  les  plus  diverses,  et  atîectent  sou- 
vent l'un  des  organes  par  lesquels  s'opèrent  les  sécrétions 
du  corps  humain.  On  raconte  dans  la  Vie  de  sainte  Éthel- 
drède^  qu'un  jeune  religieux  nommé  Edwin  fut  possédé 
tout  à  coup  du  démon  pendant  les  Complies.  L'abbé  or- 
donna qu'on  le  conduisît  devant  le  tombeau  de  la  sainte, 
et  qu'il  y  restât  toute  la  nuit  au  milieu  des  prières  et  des 
supplications  des  frères.  On  fit  comme  il  avait  ordonné.  Le 
malade  passa  la  nuit  dans  de  violents  accès  de  fureur, 
pendant  lesquels  il  mordait,  poussait,  foulait  aux  pieds  et 
injuriait  ceux  qui  l'approchaient.  11  s'endormit  enfin  vers 
l'aurore,  et  à  son  réveil  il  dit  qu'il  se  trouvait  bien,  mais 
qu'il  souffrait  seulement  de  coliques  violentes,  il  fut  sou- 
lagé par  une  selle  très  -  abondante  et  qui  répandait  une 
odeur  insupportable.  (A.  S.,  23  jun.)  L'élément  princi- 
pal de  cette  mauvaise  odeur  est  toujours  l'odeur  de  soufre. 
Ce  métal  forme,  comme  on  le  sait,  un  des  éléments  du 
corps  humain ,  où,  distribué  avec  mesure  et  uni  dans  une 
proportion  convenable  aux  autres  éléments,  il  constitue 
uîie  fermentation  salutaire;  mais  dès  qu'il  dépasse  les  pro- 
portions déterminées  par  la  Providence,  il  forme  dans 


588  DES    CKISES    DE    LA    POSSESSION. 

l'organisme  comme  une  sorte  de  volcan,  qui  trouble  les 
forces,  et  consume  peu  à  peu  les  matériaux  dont  le  corps 
se  compose. 

La  crise  qui  conduit  le  possédé  à  la  santé  se  manifeste 
quelquefois  dans  les  reins  ^  et  rend  leur  sécrétion  plus 
abondante  ou  plus  fétide.  On  sait  d'ailleurs  que ,  dans  le 
cours  ordinaire  des  choses^  les  reins  sont  particulière- 
ment destinés  à  puritier  les  fluides  du  corps.  L'urée  et  le 
phosphore,  lequel  a  un  rapport  particulier  avec  les  organes 
sexuels,  jouent  aussi  leur  rôle  dans  ces  sortes  de  sécré- 
tions. D'autres  fois  la  crise  se  manifeste  par  des  sueurs 
abondantes  ou  d'une  espèce  particulière,  ou  par  des  cra- 
chements, des  vomissements  de  sang,  des  ulcères.  Ce 
cordonnier  de  Lewenburg  dont  nous  avons  parlé  plus  haut, 
et  qui  fut  lié  à  l'une  des  colonnes  du  chœur  de  l'église, 
vomit  du  sang  et  du  pus,  de  sorte  que  le  pavé  de  l'église 
en  était  tout  souillé.  Puis  le  démon  en  sortant  emporta 
avec  lui  toutes  ces  ordures.  (A.  S.,  22  sept.)  On  raconte 
aussi  dans  la  vie  de  saint  Nicet,  évêque,  qu'il  rencontra 
un  jour  devant  la  porte  de  l'église  Saint -Maximin  trois 
possédés  qui  étaient  couchés  et  qui  dormaient.  Le  saint 
homme  fit  sur  eux  le  signe  de  la  croix,  lisse  réveillèrent, 
se  mirent  à  crier  horriblement,  et  à  cracher  en  abon- 
dance ,  après  quoi  ils  furent  guéris.  Les  excrétions  de  l'es- 
tomac sont  ordinairement  d'une  couleur  noire,  et  ont 
quelquefois  l'apparence  d'excréments  sohdes  ou  de  char- 
bon. Ainsi  un  possédé  crache  devant  le  tombeau  de  sainte 
Françoise  Romaine  trois  charbons,  et  sort  parfaitement 
Les        guéri.  {A.  S.,  9mart.) 

possédés        Qjj  raeonte  dans  la  Vie  de  saint  Dominique  qu'un  jour, 
vomissent 
du  charbon,  pendant  le  sermon,  une  possédée  qui  avait  sept  esprits 


DES    CRISES    DE    LA    POSSESSION,  089 

mauvais  se  leva,  et  apostiopha  le  prédicateur  en  le  trai- 
tant de  coquin.  «  Tais-toi,  lui  dit  avec  calme  le  saint.  -— 
Tu  ne  nous  chasseras  pas  d'ici ^  cria  le  démon;  car  nous 
sommes  plusieurs,  et  cette  femme  nous  appartient.  y>  Tous 
se  mirent  alors  à  hurler  et  à  dire  comment  ils  avaient  pris 
possession  de  cette  femme.  Le  peuple  était  en  émoi  et  fai- 
sait grand  bruit;  ce  que  voyant  le  saint,  il  fit  le  signe  de 
la  croix,  et  dit  :  «  Au  nom  du  Christ,  je  vous  ordonne  de 
sortir  sans  faire  de  mal  à  cette  femme.  «  Elle  fut  aussitôt 
horriblement  tourmentée,  vomit  une  grande  quantité  de 
charbon  et  une  telle  abondance  de  sang  qu'on  la  crut 
morte;  mais  elle  se  leva  après  quelque  temps,  et  se  trouva 
parfaitement  guérie.  —  André  de  Raggiolo  est  possédé  pour 
la  seconde  fois  du  démon.  Exorcisé  à  Vallombreuse,  il  est 
guéri  de  nouveau  après  avoir  vomi  des  charbons.  Tous  se 
précipitent  pour  voir  ce  que  c'est;  et  l'étonnement  est  d'au- 
tant plus  grand  que  le  malade  assure  qu'il  n'en  a  jamais 
mangé.  (Hieron.  Radiol.,  p.  414.)  Ces  matières  peuvent 
venir,  il  est  vrai,  de  substances  ingérées  par  les  malades 
dans  un  accès  de  fureur,  et  le  témoignage  d'André  de 
Raggiolo  ne  peut  être  sur  ce  point  d'une  grande  impor- 
tance. Nous  avons  vu  plus  haut  que  cette  jeune  fille  de 
Saint-Gaudence,  qui  fut  exorcisée  à  Saint-Salvio,  rendit 
une  grande  quantité  de  dents,  de  cheveux  et  d'autres  objets 
semblables  sans  qu'elle  pût  dire  comment  ces  objets  étaient 
venus.  Cependant  cette  exphcation  n'est  pas  suffisante  en 
bien  des  cas,  et  elle  n'est  pas  d'ailleurs  toujours  néces- 
saire. Dans  les  affections  où  la  crise  se  manifeste  par  des 
vomissements,  le  foie  et  la  rate  jouent  un  grand  rôle.  Or 
ces  deux  organes  sont  comme  des  foyers  où  se  prépare 
entre  autres  choses  l'acide  carbonique  nécessaire  aux  fonc- 


?»90  DEIS    CRISES    DE    LA    POSSESSION. 

tiens  de  la  vie.  De  même  que  la  couleur  noire  du  tissu  de 
Malpighi  chez  les  nègres^  de  même  que  la  couleur  brune 
ou  rouge  de  la  peau  des  autres  races,  dépend  principale- 
ment du  foie,  de  même  qu'en  plusieurs  maladies  la  bile  se 
durcit  et  forme  des  pierres,  ainsi  la  surexcitation  que  la 
possession  cause  quelquefois  dans  les  organes  peut  pro- 
duire des  formations  inaccoutumées,  qui  se  distinguent 
des  formations  ordinaires  par  la  couleur  et  la  solidité.  Ces 
formations  extraordinaires  ont  évidemment  pour  principe 
un  redoublement  d'activité  produit  dans  les  organes  par 
une  surexcitation  très-intense,  et  ce  fait  se  reproduit 
dans  plusieurs  maladies  d'un  autre  genre.  Les  actes  des 
exorcistes  contiennent  un  grand  nombre  de  faits  de  ce 
genre.  Saint  Hugues  guérit  une  fois  une  possédée  quire- 
Des reptiles,  jeta  trois  reptiles.  (A.  S.,  20  april.)  Une  autre  femme, 
possédée  aussi  du  démon,  rendit  en  présence  de  saint 
Hugues  de  Cluny,  avec  une  grande  quantité  de  sang,  un 
reptile  qui  avait  la  forme  d'un  frelon.  Saint  Hugues  le  fil 
jeter  dans  le  feu,  et  la  femme  fut  guérie.  On  amena  à  saint 
Benoît  une  possédée  qui  rendit  trois  scarabées  accom- 
pagnés d'une  bile  verte;  et  comme  ils  étaient  reçus  dans 
un  vase  de  cuivre,  on  les  y  entendit  tomber  très-distincte- 
ment. Après  cette  crise  elle  se  trouva  guérie. 

On  a  coutume  d'attribuer  ces  phénomènes  à  l'imagina- 
tion des  assistants  et  à  la  crédulité  des  temps  où  ils  se  sont 
produits.  On  ne  peut  nier,  en  effet,  que  ces  deux  causes 
n'aient  coutume  d'agir  toutes  les  fois  qu'il  se  présente  quel- 
que fait  contraire  à  l'ordre  naturel  des  choses,  et  qu'elles 
n'aient  plus  ou  moins  d'influence  dans  le  jugement  que 
l'on  porte  sur  ces  faits;  mais  les  circonstances  qui  ont  ac- 
compagné ceux  que  nous  venons  de  rapporter  ici  sont  telles 


Dtï"    CRISES    DE    LA    POSSESSION.  591 

qu'on  ne  peut  les  expliquer  par  aucune  de  ces  deux  causes. 
En  effetj  saint  Hugues  de  Cluny  se  fait  apporter  le  reptile 
vomi  par  la  possédée^  et  le  fait  jeter  dans  le  feu.  Les  rep- 
tiles vomis  dans  l'autre  cas  tombent  dans  un  plat  de  métal, 
et  tous  les  assistants  entendent  le  bruit  qu'ils  font  en  y  tom- 
bant. Il  peut  arriver,  je  le  sais,  que  certaines  bêtes  ingé- 
re'es  dans  l'estomac,  soit  par  inadvertance,  soit  par  quelque 
autre  cause,  produisent  des  phénomènes  analogues  à  ceux 
de  la  possession.  Il  existe  un  assez  grand  nombre  de  faits 
en  ce  genre,  et  l'un  des  plus  remarquables  est  celui  que 
Fincelius  raconte  comme  s'étant  passé  en  1549,  en 
Hongrie.  Il  se  trouva  alors  dans  le  corps  de  plusieurs 
hommes  des  couleuvres  et  des  écureuils  parfaitement  for- 
més, qui  leur  causaient  de  telles  souffrances  qu'ils  ne  pou- 
vaient les  supporter;  et  lorsqu'ils  étaient  couchés  au  soleil, 
ces  animaux  leur  montaient  au  cou,  paraissaient  un  peu 
au  dehors,  et  rentraient  ensuite  dans  leur  corps.  Beaucoup 
d'hommes  moururent  de  ce  mal  extraordinaire,  et  aucun 
des  remèdes  que  l'on  essaya  ne  réussit.  Cette  calamité  fut 
telle  que  la  légende  s'en  empara;  et  l'on  racontait  que  des 
paysans  ayant  trouvé  dans  le  grenier  d'un  gentilhomme  la 
paille  pleine  de  couleuvres,  et  y  ayant  mis  le  feu  pour 
anéantir  tout  d'un  coup  cette  maudite  engeance,  un  serpent 
invulnérable  au  feu  leva  la  tête  et  prononça  ces  paroles  : 
«  Cessez  votre  entreprise,  vous  ne  réussirez  point  à  nous 
brûler;  car  nous  ne  sommes  pas  venus  de  nous-mêmes, 
mais  c'est  Dieu  qui  nous  a  envoyés  en  punition  de  vos 
péchés.  «  Pour  que  la  légende  se  soit  emparée  de  ce  fait, 
il  faut  bien  qu'il  y  ait  eu  un  fond  de  vérité.  Probablement 
ces  animaux  se  seront  glissés  dans  la  bouche  de  plusieurs 
paysans  endormis,   et,  ingérés  dans  l'estomac,   auront 


o92  DES     CRISES    DE    LA    POSSESSION. 

cherché  à  s'y  défendre  contre  les  puissances  digeslives. 
Mais  en  mettant  de  côté  les  cas  de  ce  genre  qui  ne  sortent 
point  de  l'ordre  naturel,  il  en  reste  encore  un  assez  grand 
nombre  qu'on  ne  peut  expliquer  que  comme  nous  l'avons 
fait  plus  haut.  On  conçoit  au  reste  que  le  démon  étant  un 
esprit  de  mensonge,  et  que  la  possession  étant  un  état  faux 
et  contre  nature^,  elle  donne  lieu  à  des  formations  animales 
ou  végétales  sans  aucun  rapport  avec  le  développement 
naturel  de  la  vie. 

Les  crises  de  la  possession  se  manifestent  souvent  aussi 
dans  les  poumons  et  dans  les  systèmes  plus  particulière- 
ment en  rapport  avec  cet  organe.  Les  poumons  sont  placés 
sur  cette  limite  où  la  vie  individuelle  confine  en  quelque 
sorte  avec  la  vie  extérieure  de  la  nature  dans  l'atmosphère^, 
tandis  que  les  intestins  forment,  pour  ainsi  dire,  le  pôle  op- 
posé de  cette  vie  extérieure.  Les  fonctions  des  poumons  re- 
çoivent dans  la  possession  un  degré  de  surexcitation  ex- 
traordinaire; et  de  même  que  le  feu  dans  la  forge  atteint 
par  le  moyen  du  soufflet  une  telle  activité  qu'il  dévore 
promptement  tous  les  matériaux  qu'on  lui  présente,  ainsi 
la  possession  surexcite  quelquefois  tellement  les  poumons 
qu'ils  deviennent  comme  le  cratère  d'un  volcan,  dans  le 
sein  duquel  fermentent  et  bouillonnent  les  éléments  de  la 
vie.  Si  donc  la  crise  s'étabht  dans  ce  foyer,  la  sécrétion 
suivra  dans  ses  formes  la  nature  de  celui-ci  :  ce  sera  comme 
une  éruption  où  la  nature  longtemps  contrainte  se  fera  jour 
dans  une  respiration  embrasée,  semblable  à  la  lave  d'un 
volcan.  C'est  ce  qu'on  a  remarqué  souvent  en  effet  dans  la 
possession.  Pendant  que  les  intestins  étaient  violemment 
ébranlés,  qu'une  écume  chaude  sortait  de  la  bouche,  que 
les  cheveux  se  dressaient  sur  la  tête,  on  a  vu  plus  d'une 


DES   CRISES    DE    LA    POSSESSION.  593 

fois  le  mauvais  esprit  sortir  des  profondeurs  de  Ja  poi- 
trine comme  une  vapeur,  ou  comme  une  fumée,  accom- 
pagnée d'une  odeur  de  soufre.  C'est  ainsi  que,  dans  l'é- 
glise  Saint- Maximin  de  Trêves,  une  femme  qui  était 
possédée  depuis  quarante-sept  ans  ayant  été  délivrée,  il 
sortit  d'elle  un  esprit  si  impur  que  les  assistants  craigni- 
rent qu'il  ne  réduisît  l'évêque  en  cendres.  Il  exhalait  en 
même  temps  une  odeur  tellement  insupportable  que  tous 
crurent  qu'ils  allaient  mourir.  [Act.  Sanct.,  29  mai.)  Cette 
possédée  dont  nous  avons  parlé  déjà,  et  qui  fut  exorcisée 
par  un  prêtre  de  Bavière,  prédit  le  jour  de  sa  délivrance , 
et  recommanda  de  lui  administrer  un  bain  à  l'heure 
même  où  elle  devait  être  guérie.  Lorsque  le  moment 
indiqué  arriva,  elle  fut  prise  d'effroyables  convulsions, 
après  quoi  elle  resta  étendue  comme  morte.  Mais  tout 
d'un  coup  elle  tourne  la  tète  en  arrière;  les  traits  de 
son  visage  sont  agités  par  des  crampes  plus  violentes 
encore  qu'auparavant,  et  se  déforment.  Elle  ouvre  la  bou- 
che, et  il  en  sort  une  vapeur  de  soufre  qui  remplit  toute 
la  maison.  Elle  fut  guérie  à  l'heure  même.  Elle  vit  encore 
aujourd'hui  dans  un  état  de  clairvoyance  habituelle,  et 
elle  est  assistée  de  Dieu  en  tout  ce  qu'elle  fait  ;  aussi  agit- 
elle  toujours  avec  assurance  et  sans  hésitation.  (Ce  fait  a 
été  communiqué  à  l'auteur  par  le  prêtre  même  qui  en  a 
été  le  témoin.) 

Quelquefois  la  fumée  qu'exhalent  les  poumons  est  ac- 
compagnée d'hémorragie,  particuHèrement  du  nez.  On 
amène  une  possédée  au  tombeau  de  saint  Ulrich.  Pendant 
sa  prière  elle  s'endort,  et  rend  beaucoup  de  sang  par  le 
nez.  Elle  s'éveille  et  veut  crier,  mais  une  douleur  secrète 
retient  sa  voix.  Le  peuple  accourt  et  la  croit  mourante; 


;i94  DES    CRISES    DE    LA    POSSESSION. 

mais  elle  se  montre  tout  à  coup  guérie  de  tout  mal  spiri- 
tuel et  corporel.  [Act.  Sanct.,  4  jul.)  Le  notaire  Sigismond 
de  Gerado  témoigne  avec  serment  qu'après  la  découverte 
de  l'inscription  qui  était  dans  la  grotte  de  Sainte-RosaliC;, 
près  de  Palerme^  il  alla  la  visiter  avec  une  possédée  nom- 
mée Sigismonde  Spinelli^  et  que  là  elle  fut  exorcisée  par 
J.  B.  de  Lingua  Grossa.  Elle  fut  délivrée,  et  les  mauvais 
esprits  sortirent  de  son  corps  en  gouttes  de  sang  qui  tom- 
baient à  terre  et  disparaissaient  au  même  instant  ;  après 
quoi  elle  fut  renversée  par  terre  comme  morte.  [Acta 
Sanct.,  4  sept.)  Dans  ce  cas,  le  système  circulatoire  du 
sang  semble  avoir  été  affecté  tout  entier,  et  la  crise  s'est 
manifestée  par  des  pertes  de  sang.  Il  ne  faudrait  donc  pas 
s'étonner  qu'elle  se  manifestât  par  une  sueur  de  sang  par- 
tant de  tout  le  corps.  En  effet,  si  la  sécrétion  des  fluides 
qui  a  lieu  sur  la  surface  interne  des  intestins  se  concentre 
dans  les  reins  comme  en  un  foyer,  il  en  est  de  même 
des  poumons  relativement  au  système  de  la  transpira- 
tion, qui  a  lieu  sur  la  surface  extérieure  de  la  peau.  La 
crise  doit  donc  se  produire  dans  la  possession  aussi  souvent 
par  les  sueurs  que  par  les  urines  ou  les  évacuations  al- 
vines. 

Nous  avons  vu  que  souvent  la  possession  s'annonce  par 
l'apparition  de  quelque  animal,  qui  semble  se  glisser  dans 
l'intérieur  de  l'organisme,  et  y  établir  sa  demeure.  Il  ar- 
rive souvent  aussi  que  la  crise  qui  conduit  à  la  guérison 
s'annonce  par  des  phénomènes  de  ce  genre.  Les  animaux 
qui  semblaient  être  entrés  dans  le  corps  semblent  alors  en 
sortir.  Ce  sont  ordinairement  des  reptiles  et  des  scarabées 
qui  prêtent  leurs  formes  à  ces  phénomènes,  surtout  lors- 
que la  crise  s'opère  dans  les  intestins.  Lorsqu'elle  se  pro- 


DES    CRISES    DE    LA    POSSESSION.  o95 

duit  dans  le  système  pulmonaire,  au  lieu  de  reptiles,  ce 
sont  le  plus  souvent  des  oiseaux  ou  des  insectes  ailés,  et 
particulièrement  des  oiseaux  de  nuit.  Ces  phénomènes  se 
manifestent  dans  les  cas  même  de  simple  obsession.  Aldisia 
Jacobi  fut  tourmentée  pendant  cinq  semaines,  et  pendant 
tout  ce  temps,  lorsqu'elle  se  mettait  au  lit,  il  lui  semblait 
que  celui-ci  était  bouleversé  sens  dessus  dessous;  elle  eut 
recours  à  saint  Nicolas  de  Tolentino.  Or,  un  jour  qu'elle 
était  assise  sur  son  lit,  un  milan  vint  s'y  poser  en  faisant 
un  grand  bruit.  Elle  invoqua  le  saint;  le  milan  s'envola, 
et  elle  fut  guérie.  Saint  Régulus  ayant  prononcé  Y  Oraison 
dominicale  et  le  Symbole  sur  la  tête  d'un  enfant  qui  était 
possédé,  le  démon  sortit  sous  la  forme  d'une  chauve-sou- 
ris. {Act.  Sanct.,  30  mart.)  Saint  Procope  ayant  délivré  à 
Prague  un  possédé ,  l'esprit  impur  sortit  sous  la  forme  d'un 
oiseau  entièrement  noir,  qui  se  plaça  sur  le  toit  de  l'é- 
glise; mais  le  saint  ayant  prié,  il  tomba  du  toit  par  terre  en 
plusieurs  pièces.  {Act.  Sanct.,  4  jul.)  On  apporta  dans  l'é- 
glise Saint-Benoît  un  possédé  furieux,  dont  les  yeux  étaient 
comme  tachés  de  sang  et  dont  les  regards  épouvantaient 
tout  le  monde.  Pendant  la  messe  que  l'on  dit  pour  lui,  il 
s'endormit  après  l'évangile,  et  l'un  des  frères  vit  trois 
mouches  sortir  de  sa  bouche.  Le  malade  devint  plus  calme, 
et  guérit  bientôt  tout  à  fait.  [Act.  Sanct.,  21  mart.)  A  Le- 
nua,  en  Belgique,  était  une  femme  nommée  Geila,  qui 
était  possédée  d'une  légion  de  démons.  On  l'amena  à  l'é- 
glise Saint-Landau,  à  Winterhofen.  On  la  mit  malgré  elle 
dans  le  bénitier.  Elle  poussait  des  cris  affreux,  invoquant 
le  nom  du  saint;  et  un  essaim  de  mouches  sortit  de  sa 
bouche.  [Act.  Sanct.,  19  mart.)  Dans  tous  ces  cas  il  n'est 
pas  dit  que  tous  les  assistants  virent  le  démon  sortir  sous 
» 


596  DES    CRISES   DE    LA    POSSESSION. 

ces  diverses  formes,  mais  c'est  ou  le  possédé  lui-même  ou 
le  saint  qui  le  délivre  à  qui  la  guérison  se  présente  dans 
une  vision  sous  ces  traits,  de  même  qu'au  commencement 
de  la  maladie  c'est  le  possédé  seul  qui  a  vu  l'esprit  infernal 
entrer  en  lui  sous  la  forme  d'un  animal.  11  semble  toute- 
fois en  être  autrement  dans  un  fait  de  ce  genre  que  ra- 
content les  actes  de  la  translation  du  corps  de  saint  Vaast. 
Lorsqu'après  la  mort  de  Charles  le  Chauve  on  trans- 
porta les  reliques  de  saint  Vaast  à  Beauvais,  afin  de  les  ar- 
racher aux  profanations  des  Normands,  il  arriva  dans  cette 
ville  le  fait  suivant,  qui  fut  attesté  par  plusieurs  ecclésias- 
tiques et  sécuHers,  tous  hommes  dignes  de  foi,  qui  en 
avaient  été  témoins  oculaires.  Un  jeune  homme,  domes- 
tique d'un  chanoine  de  l'endroit,  avait  été  plusieurs  fois 
puni  par  son  maître  à  cause  de  sa  mauvaise  conduite  ;  mais 
comme  il  n'était  pas  devenu  meilleur,  son  maître  crut  de- 
voir lui  infliger  un  châtiment  public.  Le  démon  profita  de 
la  tristesse  où  l'avait  jeté  cette  punition  pour  s'emparer  de 
lui,  et  il  s'établit  dans  sa  poitrine  avec  un  grand  nombre 
d'autres  esprits  mauvais.  On  l'amena  lié  à  l'église  Saint- 
Lucien  martyr.  L'évêque  Ermenfried  l'y  fit  exorciser  par 
le  clergé  tout  entier;  et  comme  cela  ne  menait  à  rien,  il  fit 
remplir  la  fontaine  baptismale  d'eau  bénite,  et  ordonna  d'y 
plonger  le  possédé.  Mais  lorsqu'on  voulut  en  venir  à  l'exé- 
cution, il  se  tint  immobile  comme  un  rocher,  et  semblait 
avoir  pris  racine  dans  le  sol,  de  sorte  qu'on  ne  put,  ni  par 
force,  ni  par  adresse,  le  faire  bouger.  Après  beaucoup  d'ef- 
forts inutiles,  le  démon  dit  en  plaisantant  à  l'évêque  : 
«  Pourquoi  tous  ces  vains  efforts?  Ne  connais-tu  pas  notre 
puissance?  Je  suis  celui  à  qui  Jésus  demanda  son  nom ,  et 
qui  lui  dit  qu'il  s'appelait  Légion,  car  nous  sommes  plu- 


DES    CRISES    DE    LA    POSSESSION.  597 

sieurs  réunis  en  un;  aussi  ma  puissance  est  grande,  elle 
est  répandue  parmi  tous  les  peuples,  dont  toutes  les  lan- 
gues me  sont  aussi  connues.  Faites  venir  des  Juifs  qui 
sachent  parler  plusieurs  langues ,  et  vous  verrez  si  ce  que 
je  dis  est  vrai.  »  On  fit  venir,  en  effet,  dans  l'église  des 
Juifs,  qui  lui  adressèrent  la  parole  en  diverses  langues,  et 
il  répondit  exactement  à  toutes  leurs  questions.  Puis  il  dit 
d'un  air  triomphant  :  «  J'ai  été  aujourd'hui  à  Constanti- 
nople,  et  j'y  ai  ménagé  une  défaite  incroyable  dans  le 
peuple.  J'ai  semé  la  discorde  dans  tes  pâturages  entre  tes 
gens  et  ceux  du  comte,  et  ils  sont  sur  le  point  d'en  venir 
aux  mains.  Tu  ferais  donc  bien  mieux  d'y  courir  que  de  te 
donner  ici  des  peines  inutiles.  »  L'évêque  envoya  s'en- 
quérir du  fait,  et  il  se  trouva  vrai  ;  mais  l'union  fut  bientôt 
rétablie. 

Cependant,  le  soir  étant  venu,  chacun  s'en  retourna  chez 
soi  l'esprit  troublé;  mais  l'évêque  fit  renfermer  le  malade 
dans  l'église,  espérant  que  Dieu  le  guérirait  par  les  mé- 
rites du  saint.  11  y  passa  plusieurs  jours.  Pendant  ce  temps 
il  fut  révélé  en  songe  à  un  homme  pieux  qu'on  devait  le 
porter  dans  l'église  Saint-Yaast,  parce  que  c'était  à  lui  que 
Dieu  avait  remis  sa  guérison.  Les  parents,  ajoutant  foi  à 
ses  ouvertures,  le  portèrent  à  cette  église.  Lorsqu'il  y  fut 
arrivé,  lé  démon  entra  dans  une  fureur  extraordinaire  ;  le 
malade,  s'arrachant  à  ceux  qui  le  tenaient,  s'élança  d'un 
bond  hors  de  l'église,  et  se  jeta  contre  terre  avec  une  telle 
violence  que  le  sol  paraissait  trembler  sous  lui  ;  puis  il  vo- 
mit par  la  bouche  beaucoup  de  sang  et  une  bile  noire  qui 
répandait  une  odeur  insupportable.  On  vit  alors  ce  qui  ne 
s'élait  jamais  vu  peut-être.  H  sortit  de  sa  bouche  des 
chauves-souris,  sans  poils,  plus  nombreuses  qu'un  essaim 


598  DES    CRISES    DE    LA    POSSESSION. 

d'abeilles,  de  telle  sorte  qu'elles  obscurcissaient  le  ciel,  et 
remplissaient  l'air  au-dessus  de  lui.  Il  était  étendu  sans 
mouvement,  de  sorte  que  les  siens  le  crurent  mort.  El 
comme  il  ne  donna  pendant  longtemps  aucun  signe  de  vie, 
ils  le  portèrent  dans  l'église,  et  firent  réciter  pour  lui  l'of- 
fice des  morts;  mais  vers  la  quatrième  veille  de  la  nuit  il 
commença  à  se  remuer,  et  tendit  la  main  hors  du  cercueil. 
Sa  mère  accourut,  et  lui  demanda  s'il  vivait  encore.  Il  ré- 
pondit ;  «  Je  vis,  les  prières  du  saint  m'ont  délivré.  »  11 
demanda  à  boire,  et  après  avoir  bu  il  se  leva  parfaitement 
guéri,  et  retourna  chez  lui,  louant  Dieu  et  saint  Vaast  avec 
tout  le  peuple.  [Act.  Sanct.,  6  febr.) 

Celui  qui  rapporte  ce  fait  n'en  a  point  été  témoin  ocu- 
laire, quoiqu'il  ait  vécu  dans  les  temps  où  il  s'est  passé.  11 
ne  le  tient  peut-être  que  de  seconde  main.  Le  jeune  homme 
qui  était  possédé  du  démon  n'est  pas  nommé  non  plus,  de 
sorte  que  nous  ne  pouvons  ajouter  une  foi  entière  à  ce  ré- 
cit. Cependant  il  porte  avec  soi  certains  caractères  de  vé- 
rité qui  ne  permettent  pas  de  le  regarder  comme  entièie- 
ment  controuvé.  Il  s'agit  donc  encore  ici  de  l'un  de  ces 
faits,  vrais  quant  au  fond,  mais  dont  la  légende  s'est  em- 
parée en  y  ajoutant  quelques  circonstances  plus  merveil- 
leuses encore.  Au  reste,  le  caractère  du  démon  y  est  très- 
bien  exprimé  par  ces  paroles  :  Nous  sommes  plusieurs  en 
un.  En  effet,  dans  les  hiérarchies  spirituelles,  les  membres 
sont  tellement  liés  ensemble  que  chacun  d'eux  est,  pour 
ainsi  dire,  en  tous  les  autres,  et  que  tous  les  autres  sont 
également  en  lui ,  de  même  que  les  étoiles  réunies  dans 
un  groupe  et  formant  un  système  particulier  brillent  Tune 
par  l'autre,  et  semblent  confondre  leur  lumière.  L'esprit 
qui  possédait  ce  jeune  homme,  quoique  gardant  son  indi- 


DES    CRISES    SPIRITUELLES.  o99 

vidualité^  portait  néanmoins  dans  son  unité  toute  la  hiérar- 
chie dont  il  faisait  partie ,  et  le  don  des  langues  dont  il  se 
vantait  était  T image  de  ce  rapport. 


CHAPITRE  XXXIV 

Des  crises  spirituelles.  Crises  dans  les  régions  intermédiaires.  Contre- 
épreuve  de  la  guérison.  La  bienheureuse  Eustochie. 

Lorsque  l'esprit  mauvais  entre  dans  l'homme  par  les 
puissances  spirituelles,  c'est  dans  celles-ci  que  se  produit 
ordinairement  la  crise  qui  amène  la  guérison.  Cette  crise 
se  manifeste  alors  par  des  visions  tellement  vives  et  telle- 
ment frappantes  que  le  malade  prend  pour  des  faits  réels  et 
extérieurs  les  phénomènes  qui  se  passent  dans  son  imagi- 
nation. Une  jeune  fille  de  Sienne  ,  qui  était  possédée,  fut 
conduite  à l'éghse  Saint- Ambroise.  Là,  s' étant  endormie, 
elle  eut  une  vision ,  où  elle  vit  le  saint  qui  venait  à  elle 
entouré  d'anges,  ei  qui,  avec  un  onguent  qu'il  tirait  d'une 
petite  boîte,  lui  oignit  d'abord  le  pouce,  puis  le  côté  gauche 
en  plusieurs  endroits.  Le  saint  portait  au  doigt  dont  il  fai- 
sait l'onction  un  anneau  avec  une  pierre  précieuse ,  où 
l'on  voyait  un  grand  nombre  d'anges  qui  priaient  Dieu  en 
levant  les  mains  vers  lui.  Lorsqu'il  oignit  l'oeil,  il  en  fit 
sortir  un  démon  noir,  qui  s'enfuit  par  les  fenêtres  de  l'é- 
glise en  laissant  après  lui  une  odeur  fétide;  il  en  fit  sortir 
un  autre  de  la  langue  lorsqu'il  fit  l'onction  sur  celle-ci. 
{Miracida  S.  Amb.  Sen,,  c.  19.)  Sainte  Patrine  apparaît 
dans  une  vision  à  une  possédée,  et  lui  présente  un  verre 
d'eau  en  lui  disant  :  «  Bois,  et  tu  seras  guérie.  »  Et  il  ar- 


000  DES   CRISES    SPIRITUELLES. 

riva  comme  elle  avait  dit.  (A.  S.,  25  aug.)  Un  homme  d'un 
âge  moyen  était  depuis  longtemps  au  tombeau  de  saint  Be- 
noît. Tout  à  coup  il  crie  comme  un  homme  que  l'on  frappe 
violemment,  et  tombe  renversé  par  terre.  Il  se  relève  guéri, 
et  dit  qu'au  moment  où  il  avait  crié  il  avait  vu  un  homme 
vénérable  qui,  étant  entré  dans  la  basilique,  lui  avait  frappé 
la  tête  de  sa  crosse,  et  l'avait  renversé  par  terre.  Le  saini, 
pendant  sa  vie,  avait  déjà  une  fois  guéri  un  possédé  en  lui 
donnant  un  soufflet.  [Mirac.  S.  Bened.,  l.V,  29.)  Un  autre 
possédé  s'endort  près  du  tombeau  du  saint  abbé  Walter.  Le 
saint  vient  à  lui,  accompagné  de  la  sainte  Vierge  et  d'un 
troisième  personnage;  il  fait  sur  lui  le  signe  de  la  croix,  ol 
le  malade  se  trouve  parfaitement  guéri.  [A.  S.,  3  aug.) 

Crises  dans      La  crise  qui  termine  la  possession  se  manifeste  quel- 
les régions  „  .  .  i        ,         ,   .  ,     ^ , . 
intermé-  Quetois  aussi  dans  les  régions  moyennes  de  Ihomme;  et  la 

diaires.  forme  SOUS  laquelle  elle  se  produit  alors  est  analogue  à  la 
nature  de  ces  régions.  Or  nous  trouvons  en  celles-ci  le 
système  musculaire,  par  lequel  s'exercent  tous  les  mou- 
vements sous  l'empire  de  la  volonté.  C'est  donc  par  des 
mouvements  convulsifs  que  se  révèlent  ordinairement 
dans  ce  domaine  les  crises  de  la  possession.  On  peut  déjà 
ranger  dans  celte  classe  de  phénomènes  les  mouvements 
violents  que  cause  dans  les  possédés  l'approche  des  objets 
saints  dont  ils  ont  horreur.  La  fille  d'un  marchand  de 
Mindelburg  devint  possédée.  Le  démon,  élant  exorcisé, 
déclara  qu'il  ne  sortirait  que  sur  l'ordre  de  saint  Ulrich. 
On  la  conduisit  donc  au  tombeau  du  saint;  mais  là,  s'ar- 
rachant  aux  mains  de  ceux  qui  la  tenaient ,  elle  fut  lancée 
tout  à  coup  à  trois  pas  de  l'autel.  Elle  y  fut  ramenée  de 
force;  et  tout  aussitôt  elle  éprouva  des  crampes  terribles, 
accompagnées   de  voix   extraordinaires  :  sa   tête    battait 


DES   CRISES   SPIRITUELLES.  60 i 

contre  sa  poitrine  ;  de  sorte  que  tous  les  assistants  étaient 
dans  l'épouvante.  Le  démon  la  quitta,  la  laissant  parfaite- 
ment guérie.  (A.  S.,  4  jui.  )  Quelquefois  la  crise  se  révèle 
par  une  tension  générale  de  tout  le  système  musculaire, 
qui  indique  le  départ  du  démon.  Ce  même  phénomène 
est  souvent  le  précurseur  de  la  mort  dans  les  maladies 
ordinaires.  On  conduisit  à  saint  Émeran,  à  Ratisbonne, 
un  possédé.  Lorsqu'on  eut  prononcé  sur  lui  les  exor- 
cismes,  on  vit  ses  os  et  ses  muscles  s'étendre,  et  revenir 
ensuite  à  leur  forme  ordinaire.  11  perdit  en  même  temps 
toutes  ses  forces,  et  les  recouvra  aussitôt.  (A.  S.,  22  sept.) 
Nous  avons  déjà  vu  chez  un  possédé  guéri  par  saint  Yaast 
qu'il  était  jeté  par  terre  avec  tant  de  violence  que  le  sol  en 
retentissait. 

D'autres  sont  enlevés  en  l'air,  et  se  trouvent  guéris  en 
retombant.  Anne  Christine  Œttin,  qui  fut  possédée  en 
1728,  à  QEhringen,  dans  la  principauté  de  Hohenlohe, 
fut  guérie  après  une  possession  de  six  ans.  La  crise  se  ma- 
nifesta chez  elle  par  des  tremblements  dans  tout  le  corps. 
Elle  sentait  dans  l'intérieur  des  secousses,  comme  si  elle 
allait  vomir.  Ses  yeux  étaient  tellement  fermés  que  nulle 
force  ne  pouvait  les  ouvrir.  Sa  langue  toute  noire  pendait 
jusqu'à  son  cou.  Elle  fut  tout  à  coup  lancée  violemment 
en  l'air;  de  sorte  que  sa  tête  frappa  le  plafond,  et  en  dé- 
tacha quelques  fragments.  Elle  retomba  ensuite  sur  son  lit 
avec  une  telle  force,  qu'elle  le  brisa  en  deux.  Le  soir, 
entre  quatre  et  cinq  heures ,  les  mêmes  phénomènes  se 
reproduisirent;  puis,  lorsqu'ils  eurent  cessé,  elle  resta 
étendue  sans  connaissance  jusqu'à  dix  à  onze  heures. 
Vainement  on  lui  criait  dans  les  oreilles,  où  l'on  cher- 
chait à  lui  faire  respirer  des  odeurs  excitantes  ;  tout  était 

17^ 


G  02  DES    CRISES    SPIUITUELLES. 

inutile  ;  et  on  la  croyait  morte.  Enfin,  vers  onze  heures , 
elle  fut  réveillée  par  les  prières  elles  cris  des  assistants,  ne 
se  souvint  plus  de  ce  qui  lui  était  arrivé,  mais  se  trouva 
parfaitement  guérie.  Le  voisinage  des  reliques  des  saints 
produit  ordinairement,  comme  nous  l'avons  vu,  dans  le 
système  musculaire,  des  mouvements  convulsifs  de  ce 
genre.  Un  malheureux  nommé  Helnus,  sourd  et  muet, 
devint  possédé  du  démon.  Il  assistait  à  la  Translation  des 
reliques  de  saint  Germain.  Trois  fois  il  veut  entrer  dans 
l'église,  et  trois  fois  il  en  est  repoussé  par  un  personnage 
d'un  air  vénérable.  La  troisième  fois  le  coup  étant  plus 
fort,  il  est  renversé  par  terre.  Puis  il  rend  une  grande 
quantité  de  sang  par  la  bouche ,  le  nez  et  les  oreilles ,  et  se 
trouve  aussitôt  guéri. 

Quelquefois  la  crise  se  passe  dans  les  profondeurs  de 
r<àme,  et  alors  elle  est  bien  plus  terrible  encore.  C'est  une 
lutte  suprême  entre  le  démon  et  la  volonté  ;  entre  le  démon 
qui  cherche  à  s'assurer  sa  proie,  en  poussant  l'homme  au 
désespoir,  et  la  volonté  qui,  assistée  de  la  grâce,  s'efforce 
de  reconquérir  sa  liberté.  Nous  avons  déjà  vu  plusieurs 
exemples  de  ces  sortes  de  combats ,  particulièrement  dans 
ce  possédé  qui,  conduit  à  Vallombreuse,  fut  porté  une 
fois  par  le  démon  sur  le  sommet  d'un  arbre  et  une  auhe 
ibis  sur  le  bord  d'un  précipice ,  avec  la  pensée  de  s'y  jeter. 
S'il  avait  succombé  à  la  tentation,  c'en  était  fait  de  lui; 
la  mort  temporelle  et  éternelle  était  son  partage.  Mais  la 
victoire  de  la  grâce  décida  la  guérison.  Il  en  fut  de  même 
de  ce  possédé  d'Arezzo  à  qui  le  démon  voulait  persuader 
de  se  jeter  dans  l'eau.  11  invoque  le  secours  de  la  sainte 
Vierge,  et,  le  démon  le  quittant  aussitôt,  il  se  trouve  guéri. 
C'est  le  même  esprit  qui  conseillait  à  une  femme,  d'abord 


DES    CRISES    SPIRITUELLES.  603 

par  des  inspirations  intérieures  et  plus  tard  par  des  vi- 
sions, de  se  noyer  pour  faire  pénitence  de  ses  péchés. 
Elle  l'écoute  d'abord,  et  sort  pour  exécuter  son  criminel 
dessein;  mais  venant  à  passer  devant  l'église  Saint-An- 
toine de  Padoue,  elle  y  entre,  et  demande  au  saint  de 
l'éclairer.  Elle  est  exaucée,  et  le  démon  la  quitte  pour  tou- 
jours. (A.  S.,  13  jan.)  Dans  beaucoup  de  cas  de  suicide, 
que  l'on  a  coutume  d'attribuer  aujourd'hui  sans  distinc- 
tion à  une  monomanie,  les  choses  se  passent  probablement 
de  la  même  manière;  et  le  suicide  n'est  alors  que  l'issue 
fatale  d'une  lutte  suprême  entre  l'âme  et  le  démon,  lutte 
011  celui-ci  reste  victorieux. 

Dans  les  maladies  ordinaires,  on  n'aperçoit  point  la  Contre- 
présence  d'un  esprit  étranger,  qui  s'empare  de  la  vie,  et  ^jP*"^"^'®  ^^ 
établit  un  dualisme  profond  dans  tous  les  rapports;  mais 
il  en  est  bien  autrement  dans  la  possession.  Un  esprit  fixé 
dans  le  mal  et  le  mensonge  s'est  emparé  chez  l'homme  des 
éléments  mauvais  qui  ont  avec  lui  quelque  affinité,  et  s'es* 
comme  incorporé  en  lui.  Le  possédé  n'a  pas  seulement 
deux  vies,  mais  il  a  encore  jusqu'à  un  certain  point  deux 
esprits  et  deux  volontés.  Une  lutte  terrible  s'établit  en  lui 
entre  elles.  L'esprit  étranger  parle  au  dehors,  et  la  volonté 
réagit  contre  lui  ;  mais  la  vie  se  manifeste  par  des  phéno- 
mènes qui  appartiennent  proprement  à  l'un  et  à  l'autre. 
Le  mauvais  esprit  pense,  il  est  vrai,  dans  un  organe  qui 
lui  est  étranger;  il  parle  avec  une  langue  qui  n'est  point 
à  lui  ;  il  veut  et  se  meut  dans  un  organisme  qui  n'a  pas 
été  fait  pour  lui  ;  il  vit  en  un  mot  d'une  vie  scindée  en 
deux.  Mais  au  fond  c'est  dans  les  puissances  de  l'homme 
lui-même  que  tout  se  passe.  Cette  différence  qui  sépare 
la  possession  de  toutes  les  autres  maladies  doit  avoir  par 


604  DES    CRISES    SPIRITUELLES. 

là  même  une  très-grande  influence  sur  les  crises  qui  la 
terminent.  Celles-ci  doivent  avoir  une  double  face.  En 
effet,  il  ne  s'agit  pas  seulement  défaire  disparaître  les 
symptômes  morbides  et  extérieurs  du  mal,  mais  il  faut 
encore  chasser  de  l'organisme  l'esprit  étranger  qui  s'y  est 
établi.  Aussi  les  exorcistes  ont-ils  coutume,  pour  s'as- 
surer s'il  est  réellement  sorti,  d'exiger  de  lui  qu'il  donne 
un  signe  extérieur  de  son  départ;  et  souvent  aussi  le  dé- 
mon cherche  une  sorte  de  satisfaction  dans  la  production 
de  ce  signe.  C'est  quelquefois  un  vent  impétueux,  comme 
dans  le  cas  qui  nous  est  rapporté  dans  la  Vie  de  saint 
François  de  Paule.  On  peut  supposer  souvent  dans  les 
cas  de  ce  genre  que  le  démon  connaît  d'avance  les  phéno- 
mènes naturels  qui  doivent  avoir  lieu,  et  qu'il  choisit 
pour  sortir  le  moment  même  où  ils  se  produisent,  afin  de 
persuader  aux  hommes  que  c'est  lui-même  qui  en  est  l'au- 
teur. 

Une  femme  de  Ligurie  fut  exorcisée  à  Vallombreuse. 
Comme  le  démon  se  préparait  à  sortir,  on  lui  demanda 
quel  signe  il  donnerait  de  son  départ;  il  répondit  qu'il 
passerait  dans  un  éclair  venant  du  nord,  sur  un  arbre 
qui  était  près  de  l'église,  et  qu'il  le  briserait.  La  chose 
arriva  comme  il  l'avait  dit.  L'atmosphère  cependant  était 
claire,  et  rien  n'annonçait  un  phénomène  du  genre  de  ce- 
lui qu'avait  prédit  le  démon;  mais  celui-ci  persévéra  dans 
la  menace  qu'il  avait  faite.  Or  tout  à  coup  un  nuage  épais 
et  noir  fondit  du  côté  du  nord;  et  au  moment  où  le  démon 
sortit  un  éclair  partit  de  ce  nuage  et  broya  l'arbre.  On 
conserva  son  tronc  dépouillé  en  souvenir  de  l'événement; 
et  Jérôme  deRaggiolo  l'avait  vu  encore  de  son  temps.  Une 
jeune  fille  d'Assise,  nommée  Berthe ,  qui  était  possédée , 


DES    CRISES    SPIRITUELLES,  60o 

fut  conduite  à  l'église  Saint-Rufin.  Au  moment  où  elle 
fut  délivrée^  on  entendit  un  bruit  comme  si  des  pierres 
tombaient  d'un  mur.  En  même  temps  il  s'éleva  contre  les 
portes  de  l'église  un  ouragan  si  terrible  qu'on  crut 
qu'elles  allaient  être  brisées;  puis  un  vent  impétueux 
éteignit  toutes  les  lampes;  mais  elles  se  rallumèrent  bien- 
tôt d'elles-mêmes.  (A.  S.,  n  aug.)  Cependant  le  démon 
ne  sort  pas  toujours  sans  faire  de  mal.  On  amène  au  tom- 
beau de  saint  Guillaume,  dans  le  monastère  de  Guillon, 
un  Italien  qui  était  possédé  et  que  l'on  tenait  enchaîné. 
Le  démon  exorcisé  pendant  longtemps  refuse  de  sortir. 
Obligé  de  céder  à  la  fin ,  il  annonce  aux  moines  qu'il  va 
leur  jouer  un  tour.  Il  brise  donc  en  sortant  une  magni- 
fique fenêtre,  pendant  qu'une  cloche  d'argent  que  saint 
Guillaume  avait  placée  dans  la  voûte  est  arrachée  comme 
elle  aurait  pu  l'être  par  une  étincelle  électrique.  (A.  8., 
28  mai.)  Une  femme  fut  délivrée  au  tombeau  de  saint 
Bonon.  A  ce  moment  il  s'éleva  un  grand  bruit  :  la  cou- 
lonne  d'argent  qui  était  sur  l'autel  du  saint  fut  frappée; 
on  entendait  et  l'on  voyait  les  coups  sans  qu'on  pût  aper- 
cevoir d'où  ils  venaient.  Elle  fut  pressée  et  foulée  d'une 
singulière  manière  sans  être  entièrement  brisée.  (A.  S., 
30  aug.) 

Quelquefois  une  lumière  qui  s'éteint  est  le  signe  du 
départ  de  l'esprit  malin.  On  amena  une  possédée  au  tom- 
beau du  bienheureux  Joachim  Servite.  Le  démon  déclara 
qu'il  éteindrait  la  lumière,  renverserait  cette  femme,  et 
la  laisserait  comme  morte  pendant  une  heure  de  temps. 
En  effet,  au  moment  où  il  partit,  l'église  retentit  comme 
si  elle  eût  été  ébranlée  dans  ses  fondements;  la  lumière 
s'éteignit,  et  la  pauvre  malade  fut  jetée  par  terre.  fA.  S., 


606  DES    CRISES    SPIRITUELLES. 

\  6  april.  )  D'autres  fois  le  son  d'une  cloche  annonce  le  dé- 
part du  démon ,  comme  il  arriva  pour  ce  possédé  de  Pise , 
nommé  Ungard.  L'esprit  qui  le  possédait  répondit  à  ceux 
qui  lui  demandaient  un  signe  de  son  départ  :  «  Vous  l'en- 
tendrez tous.  »  Bientôt  la  cloche  se  mit  à  sonner  dans  la 
chapelle  sans  que  personne  tirât  la  corde.  (Hieron  Rad.) 
D'autres  fois,  au  contraire^la  cloche  cesse  de  sonner.  Sou- 
vent aussi  les  signes  que  donne  le  démon  sont  plus  près 
du  possédé.  Au  tombeau  de  sainte  Fina,  l'esprit  malin , 
en  sortant  du  corps  d'un  possédé,  emporta  la  barrette 
de  l'un  des  assistants^  et  brisa  la  lampe  de  l'église. 
{A.  S.,  12  mart.)  Dans  quelques  cas,  rares  il  est  vrai, 
la  sortie  du  démon  prend  une  certaine  couleur  comique. 
Une  dame  de  la  Romagne  fut  exorcisée  à  Vallombreuse. 
Après  une  longue  lutte ,  le  démon ,  obhgé  de  céder,  dit 
au  prêtre  qui  lui  demande  un  signe  de  son  départ  :  «  Ce 
signe  te  sera  donné  par  l'âne  d'un  paysan  qui  se  dirige 
vers  nous  en  descendant  là-bas  du  rocher.  Je  fixerai  telle- 
ment ses  pieds  au  sol  que  personne  ne  pourra  l'en  arra- 
cher sans  qu'il  y  laisse  ses  fers.  «  La  chose  parut  aux 
assistants  risible  et  inconvenante.  Cependant  le  paysan 
vint  à  la  chapelle  pour  chercher  du  secours,  et  raconta 
qu'il  ne  pouvait  faire  bouger  son  âne.  Le  possédé  le  re- 
garda pendant  quelques  instants  avec  étonnement,  puis  il 
lui  dit  en  riant:  «  Permets -moi,  ami,  de  prendre  ton 
âne  comme  signe  de  ma  fuite  :  tu  n'y  perdras  que  ses 
fers,  et  il  fera  le  reste  du  voyage  avec  toi  sans  acci- 
dents. »  En  disant  ces  mots  il  partit.  Le  paysan ,  se  fiant 
à  ce  qu'il  avait  entendu,  alla  vers  son  âne  avec  quel- 
ques-uns des  assistants,  espérant  le  trouver  à  la  place 
où  il  l'avait  laissé;  mais  il  était  à  paître  loin  de  là,  et 


DES    CRISES    SPIRITUELLES.  007 

le  paysan  rendit  grâces  à  la  sainte  Vierge  de  l'avoir 
retrouvé.  Quelquefois  aussi  le  démon  a  recours  au  ma- 
gnétisme. 

Voici  les  symptômes  que  l'on  rencontre  le  plus  souvent 
dans  la  délivrance  des  possédés.  Les  malades  s'affaissent, 
et  tombent  comme  morts;  un  léger  souffle  seulement 
tratiit  à  de  longs  intervalles  le  reste  de  vie  qu'ils  con- 
servent. Lorsqu'ils  sont  revenus  à  eux-mêmes,  ils  jettent 
autour  d'eux  des  regards  étonnés,  ne  savent  plus  où  ils 
sont,  ni  ce  que  signifient  cette  foule,  et  ces  prêtres,  et  ces 
cierges  allumés,  et  tout  cet  appareil  qui  les  entoure.  De 
même  que  la  nature  opère  souvent  ses  œuvres  dans  l'obscu- 
rité du  sommeil ,  ainsi  la  grâce  se  pfaît  à  opérer  les  siennes 
dans  le  mystère,  et  à  les  cacher  ainsi  à  ceux  pour  qui  elle 
les  fait.  C'est  pour  cela  que  souvent  les  liens  dont  on  avait 
enchaîné  auparavant  les  possédés  tombent  d'eux-mêmes, 
et  ne  sont  plus  nécessaires.  Une  femme,  nommée  Gleo- 
guena,  était  depuis  cinq  semaines  tourmentée  par  un 
démon  furieux,  si  bien  que  dans  un  accès  elle  avait  arra- 
ché avec  les  dents  un  morceau  de  chair  du  côté  de  son 
frère.  Elle  resta  ainsi  enchaînée  pendant  quatre  jours  de- 
vant le  tombeau  de  saint  Ives.  Au  moment  de  la  crise,  ses 
liens  lui  tombèrent  des  bras  et  des  mains;  elle  se  traîna, 
quoiqu'ayant  encore  les  pieds  liés,  près  du  tombeau  du 
saint  :  les  liens  qui  attachaient  ses  pieds  tombèrent  alors, 
et  elle  se  trouva  parfaitement  guérie.  {A.  S.,  i  9  mai.  )  Les 
possédés,  après  leur  délivrance,  éprouvent  souvent  pen- 
dant quelque  temps  un  abattement  général  de  tout  le 
corps.  Souvent  aussi  le  moment  de  la  délivrance  n'arrive 
qu'après  une  longue  attente.  Constantin  des  Thermopyles 
était  possédé  du  démon.  Il  avait  de  violents  accès  de  fu- 


608  DES    CRISES    SPIRITUELLES. 

reur,  et  son  àme  était  alors  assiégée  par  les  images  les 
plus  eflroyables.  Il  vint  au  tombeau  de  saint  Lucie  jeune, 
et  y  resta  longtemps ,  pleurant  et  priant  jour  et  nuit. 
Cependant  Dieu  retardait  toujours  la  guérison  pour  le  profit 
de  son  âme.  Mais  lui,  fort  dans  la  foi,  ne  trahit  jamais 
aucune  pusillanimité,  ni  dans  ses  actions  ni  dans  ses  pa- 
roles. Plusieurs  années  se  passèrent  ainsi;  il  obtint  enfin 
avec  la  guérison  de  grands  avantages  pour  son  âme. 
(A.  S.,  7  febr.  )  Quelquefois  d'autres  maladies  se  déclarent 
après  la  guérison.  Une  jeune  fille  de  Città  di  Castello,  qui 
avait  été  délivrée  du  démon  à  Vallombreuse ,  eut  le  corps 
couvert  d'ulcères  après  sa  guérison.  Les  cheveux  lui  tom- 
bèrent par  la  violence  du  mal;  de  sorte  qu'elle  était  pour 
tous  un  objet  de  compassion.  Elle  recouvra  néanmoins  la 
santé  après  plusieurs  années ,  et  il  ne  lui  resta  plus  qu'une 
certaine  pâleur  et  des  taches  sur  la  figure.  (Hier.  Rad., 
p.  393.)  L'an  1606,  une  dame  noble  de  Bergame,  ayant 
été  guérie  par  Brognoli  après  avoir  été  possédée  pendant 
longtemps ,  lui  raconta  qu'elle  souffrait  encore  beaucoup , 
quoique  le  démon  l'eût  quittée.  Lorsqu'elle  marchait,  soit 
dans  la  maison,  soit  dehors,  il  lui  semblait  toujours  en- 
tendre cinq  ou  six  femmes  marcher  derrière  elle,  l'une 
après  l'autre.  Lorsqu'elle  se  retournait  pour  les  regarder, 
elles  se  retiraient,  et  elle  ne  pouvait  plus  les  voir.  [Alex., 
disp.  2.)  Quelquefois  aussi  on  entend  de  certains  bruits 
mystérieux  dans  le  voisinage  du  lieu  où  la  délivrance  a 
été  opérée.  L'abbé  Robert  d'Ébrach  avait  chassé  un  mau- 
vais esprit  dans  le  désert;  mais  après  son  départ  les  che- 
vaux devinrent  furieux;  ils  écumaient,  et  frappaient  des 
pieds  le  sol ,  et  l'on  eut  beaucoup  de  peine  à  les  apaiser. 
(A.  S.,  7  jun.,  p.  48.)  Lorsque  la  possession  a  pour  objet 


DES    CRISES    SPIRITUELLES.  609 

dans  les  desseins  de  Dieu  de  piuifier  une  àme,  elle  résiste 
h  tous  les  moyens  qu'on  emploie  pour  la  guérir^  et  dispa- 
raît enfin  d'elle-même  sans  aucun  symptôme  remarquable. 
Il  en  fut  ainsi  pour  la  bienheureuse  Eustochie ,  dont  nous 
avons  raconté  plus  haut  l'histoire.  Son  confesseur  raconte 
que  dans  sa  jeunesse  son  visage  était  frais  et  coloré;  mais 
que  dans  l'espace  de  sept  ans,  par  suite  des  souffrances 
qu'elle  avait  endurées^  elle  devint  blême  et  si  faible 
qu'elle  ne  pouvait  marcher  qu'avec  un  bâton ,  et  qu'elle 
était  obligée  à  chaque  instant  de  s'arrêter  pour  respirer. 
Aussi  Dieu  l'enleva  de  ce  monde  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans. 
Déjà  un  mois  avant  sa  mort  l'esprit  qui  la  possédait;,  et  qui 
manifestait  sa  présence  au  moins  une  fois  par  jour,  devint 
moins  hardi  et  semblait  ne  plus  oser  parler.  Depuis  la  fête 
de  la  Purification  il  ne  se  laissa  plus  voir  au  dehors.  Ce- 
pendant, sept  jours  avant  sa  fin,  il  la  fit  tellement  souf- 
frir, qu'elle  ne  pouvait  s'empêcher  de  pousser  des  plaintes 
horribles;  de  sorte  qu'elle  s'étonnait  elle-même  des  cris 
extraordinaires  qu'elle  proférait,  et  en  demandait  pardon 
aux  assistants.  Lorsqu'elle  eut  reçu  la  sainte  communion , 
elle  pria  instamment  la  sœur  Euphrasie  de  ne  pas  l'aban- 
donner pendant  la  nuit.  Vers  minuit  cette  sœur  crut  aper- 
cevoir entre  autres  choses,  dans  un  coin  de  la  chambre, 
comme  une  créature  humaine  monter  jusqu'au  plafond,  et 
se  sauver  dans  l'étage  supérieur.  «  Je  suis  persuadé,  ajoute 
le  confesseur,  que  c'était  le  démon  qui  l'avait  tourmentée 
pendant  si  longtemps ,  et  que  Dieu  voulut  montrer  à  cette 
heure  qu'il  lui  avait  ôté  le  pouvoir  de  rien  entreprendre 
contre  elle.  C'est  d'ailleurs  ce  que  manifestaient  assez  la 
sérénité  de  son  visage  et  les  consolations  divines  qui  ne 
l'abandonnèrent  plus  depuis  ce  moment.  Quoiqu'elle  ne 


610  DES    CRISES    SPIRITUELLES. 

prononçât  plus  aucune  parole,  elle  paraissait  comme 
inondée  de  joie,  et  il  semblait  qu'elle  allait  au  festin  nup- 
tial de  la  vie  éternelle.  »  (Saligerio,  t.  I",  p.  105et  H2; 
t.  II,  p.  4.) 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES    DANS    LE    QUATRIEME    VOLUME. 


LIVRE  Vi. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Comment  le  mal  physique  et  moral  se  propage.  Rapport  de  la 
magie  et  de  la  possession  avecla  première  chute.  Des  deux  citéâ. 
Des  degrés  de  l'ascèse  diabolique 1 

CHAPITRE  II. 

L'ascèse  diabolique  considérée  dans  le  domaine  de  la  vie.  Oppo- 
sition de  cette  ascèse  avec  l'ascèse  purgative.  De  la  division 
des  moyens  physiques  propres  à  exciter  l'organisme.  ...      15 

CHAPITRE  III. 

Les  initiations  dans  le  paganisme.  Les  anciens  mystères,  bons 
et  honnêtes  à  l'origine ,  n'ont  pas  tardé  à  dégénérer.  On  en 
trouve  encore  des  restes  dans  les  forêts  de  l'Amérique,  chez 
les  Virginiens,  les  Caraïbes ,  les  Moxes ,  les  Mexicains ,  les 
Péruviens;  puis  au  nord  de  l'Asie,  dans  le  pays  des  Jakutes; 
chez  les  Finnois  et  les  Lapons 25 

CHAPITRE  IV. 

Le  mahométisme,  ses  mystères  et  ses  initiations.  Le  suffisme 
pénètre  dans  les  abstractions  du  Coran  ,  et  est  représenté 
au  dehors  par  Tordre  des  derviches.  Ceux-ci  se  partagent  à 
Constantinople  en  deux  classes,  les  danseurs  et  les  hurlean. 
Rapports  remarquables  sur  les  cheiks  Ruffai  de  l'Inde.  Explica- 
tion de  ces  phénomènes 52 


612  TAULE    DES    MATIÈRES. 

CHAPITRE  V. 

Les  initiations  à  la  magie  dans  les  temps  chrétiens.  La  magie 
au  moyen  âge  s'est  cachée  dans  l'obscurité  des  grottes.  De  là 
elle  a  pénétré  dans  les  cabanes  du  peuple.  Des  moyens  magiques 
dont  on  se  servait  alors  :  de  l'onguent  des  sorcières. 
Recherches  faites  à  ce  sujet  par  les  théologiens,  par  les  juris- 
consultes, par  les  médecins  et  les  naturalistes.  Explication  et 
expériences  d'Helmond  et  de  Davy.  Des  symptOmes  produits 
par  ces  onguents  d'après  les  déclarations  de  ceux  qui  les  ont 
éprouvés.  Appréciation  morale  de  ces  moyens.    ....      65 

CHAPITRE  VI. 

L'ascèse  diabolique  considérée  dans  le  domaine  moral.  Des  fausses 
doctrines  que  la  cité  du  diable  oppose  à  la  cité  de  Dieu.  Ces 
doctrines  égalent  la  créature  au  Créateur ,  ou  la  mettent  au- 
dessus  de  lui,  ou  enfin  la  considèrent  comme  la  seule  chose 
existante.  Partant  de  l'incrédulité,  elles  mènent  à  la  supersti- 
tion, à  la  fausse  magie  naturelle,  à  la  fausse  divination  et  à  la 
magie  noire,  qui  sont  les  trois  exercices  ascétiques  par  lesquels 
l'homme  est  initié  aux  mystères  de  l'enfer 9/i 

CHAPITRE  VII. 

Comment  l'homme  peut  conjurer  la  nature.  Différence  de  lu 
vraie  et  de  la  fausse  science.  Des  prétentions  |de  celle-ci;  de 
ce  qu'il  y  a  de  vrai  en  elle.  La  superstition  se  rattache  à  la 
puissance  indéfinie  du  nombre,  du  son  et  de  la  parole.     .     .     101 

CHAPITRE  VIII. 

De  la  divination ,  de  ses  diverses  formes.  De  la  faculté  de  voir 
au  loin  li  l'aide  d'un  miroir  ou  de  quelque  fluide.  Anciens  récits 

.  sur  ce  point.  Celui  du  poète  Rist.  Cas  rapporté 'par  Spengler. 
Récils  des  voyageurs  modernes  en  Egypte.  Explication  de  ces 
phénomènes.  Des  autres  formes  de  divination.  Cecco  Esculano, 
célèbre  astrologue  du  xive  siècle 1V2 

CHAPITRE  IX. 

De  révocation  des  esprits,  des  anciennes  formes  de  la  théur- 

gie.  La  nécromancie  en  Thessalie.  Elle  continue  dans  le  chris- 

1  ;  tianisnie.  Ce  qui  est  arrivé  daus  les  derniers  temps  encore 


TABLE    DES    MATIÈRES.  613 

avec  Jean  Ferez ,  cité  devant  l'inquisition  espagnole  pour 
avoir  évoqué  le  diable.  Le  triple  ban  de  l'enfer  de  Faust. 
L'esprit  du  Tasse.  Dangers  de  ces  invocations;  exemple  de 
Th.  Parkes 132 

CHAPITRE  X. 

L'ascèse  diabolique  dans  le  domaine  moral.  Du  mensonge  et  de 
l'imposture  dans  les  choses  de  la  vie  intérieure.  Comment 
certaines  personnes  feignent  des  états  extraordinaires. 
Histoire  de  quatre  moines  de  Berne  en  1506.  Contre-partie 
de  cette  histoire  chez  les  protestants  en  Angleterre  quarante 
ans  plus  tard.  Le  dominicain  de  Landsperg 1^9 

CHAPITRE  XI. 

De  ceux  qui  ont  feint  d'être  possédés.  Histoire  racontée  par 
Pigrai  en  France.  W.  Perry  en  Angleterre.  Somers  et  son 
exorciste   Darrel 165 

CHAPITRE  Xll. 

De  ceux  qui  par  orgueil  ont  feint  la  sainteté.  Comment,  lorsque 
le  mensonge  est  uni  à  la  vanité  et  à  l'orgueil,  l'homme  finit 
souvent  par  se  persuader  qu'il  ne  ment  pas.  Comment  le  mal 
se  développe  et  arrive  à  son  dernier  terme.  Histoire  d'une 
religieuse  de  Cell  près  de  Constance;  d'une  autre  près  de 
Lyon  ;  de  Catherine  dans  la  Valteline  ;  d'une  femme  de  Gand . 
citée  par  Delrio  ;  de  Nicole  de  Reims;  de  François  de  la  Croix 
au  Pérou 178 

CHAPITRE  XIII. 

Comment  la  volupté  se  cache  sous  le  masque  de  la  sainteté. 
Histoire  d'un  provincial  des  Capucins  et  de  dix-sept  Béguines 
de  Carthagène;  du  Carme  Saulnier  à  Valognes  en  Normandie; 
du  P.  Girard  k  Toulon.  Jugement  sur  tous  ces  faits.     .     .     .     198 

CHAPITRE  XIV, 

Du  pacte  avec  le  démon.  L'union  avec  le  démon  produite  par  le 

péché  originel  a  été  détruite  par  la  rédemption.  Des  causes 

IV.  18 


()]'i  TABLE    DES    MATIÈRES. 

qui  unissent  l'iiomnie  au  démon.  Chaque  passion  a  son  démon 
particulier.  Des  sept  filles  de  Satan.  De  ,1a  pauvreté  et  des 
autres  nécessités  de  la  vie 216 

CHAPITRE  XV. 

Du  pacte  formel  avec  le  démon  et  de  ses  différentes  formes.  Le 
pacte  avec  le  démon  est  la  contrepartie  des  promesses  du 
baptême.  Des  différentes  formes  de  ce  pacte.  Une  tierce  per- 
sonne sert  quelquefois  d'intermédiaire.  Histoire  d'un  gentil- 
homme de  Liège.  Des  associations  déjà  existantes  reçoivent 
des  disciples.  Des  pactes  faits  avec  le  démon  dans  la  posses- 
sion ou  la  clairvoyance 226 

CHAPITRE  XVI. 

Les  pactes  avec  le  démon  étaient  connus  dès  les  temps  les  plus 
anciens.  Le  sénateur  Protère  et  sa  fille.  Théophile  d'Adana. 
Exemples  dans  les  temps  modernes.  Michel  Schramm. 
Histoire  d'un  gentilhomme  allemand.  Histoire  de  Pollier.    .    234 

CHAPITRE  XVII. 

Suites  du  pacte  avec  le  diable.  L'homme,  en  se  donnant  au 
démon,  se  sépare  complètement  de  la  cité  de  Dieu,  et  devient 
citoyen  de  la  cité  du  diable 252 


LIVRE  VII. 

CHAPITRE    PREMIER. 

Comment  les  démons  sont  en  rapport  avec  l'homme.    ...    261 

CHAPITRE  II. 

De  l'obsession  comme  premier  degré  de  la  possession.  Des  gnomes 
ou  farfadets.  Histoire  d'un  gentilhomme  de  la  Valteline  et  du 
svirin  tendant  Schupart 266 

CHAPITRE  Ilï. 

Les  tentations  considérées  comme  effets  de  l'obsession.  Marie 
Crucifiée 270 


TABLE    DES    MATIÈRES.  615 

CHAPITRE  IV. 

Passage  de  l'obsession  à  la  possession.  Histoire  de  Pétronille, 
en  Savoie;  de  la  fille  de  Jean  de  Bon-Romanis 279 

CHAPITRE  V. 

De  la  possession  et  de  sa  nature 295 

CHAPITRE  VI. 

Des  causes  et  des  dispositions  qui  peuvent  amener  la  possession.    301 
CHAPITRE  VII. 

Comment  les  affections  et  les  passions  modifient  et  altèrent  le 
tempérament.  Juste  de  la  Romagne.  Histoire  d'une  Napoli- 
taine; de  Mathilde  d'Engian  ;  de  Barthélemi  de  Bonsovannis.    305 

CHAPITRE  Vin. 

Altération  du  tempérament  par  les  influences  vitales;  par  la 
faim  ou  la  soif;  par  les  mauvais  traitements;  par  les  maladies  ; 
par  l'épilepsie;  par  les  phases  de  la  lune.  Histoire  d'un  jeune 
homme  du  couvent  d'Herzogenbusch;  d'une  jeune  fille,  de 
Silésie;  de  Cath.  Somnoata;  de  quatre  sœurs  à  Modène.     .-   315 

CHAPITRE  IX. 

Les  influeaces  spirituelles  considérées  dans  leurs  rapports  avec 
la  possession.  Un  simple  regard,  quelquefois  même  une 
simple  plaisanterie ,  peut  la  produire.  Des  formes  sous  les- 
quelles le  démon  a  coutume  de  paraître. Histoire  de  Jean  Schmidt.    324 

CHAPITRE  X. 

Des  causes  occasionnelles  de  la  possession  du  côté  des  démons. 
Des  influences  du  paganisme.  Du  pouvoir  de  la  malédiction. 
Histoire  d'une  famille  de  Césarée.  Ives  de  Danguernano.     .    335 

CHAPITRE  XI. 

Le  péché  considéré  comme  venant  du  démon  et  retournant  à  lui. 
Dieu  punit  quelquefois  par  la  possession  les  péchés  commis 
contre  lui  ou  contre  ses  saints,  l'orgueil,  l'envie,  l'avarice, 
le  vol  sacrilège,  la  colère,  quelquefois  même  des  fautes  légères. 
Souvent  aussi  la  possession  est  une  épreuve  et  non  un  châtiment.    342 


616  TABLE    DES    MATIÈRES. 

CHAPITRE  Xll. 

De  la  durée  de  la  possession.  Histoire  singulière  et  touchante 
de  la  bienheureuse  Eustochie  de  Padoue 353 

CHAPITRE  XIII. 

Du  nombre  des  dénions  dans  la  possession.  Marie  Garcia,  en 
Espagne 378 

CHAPITRE  XIV. 

Des  diverses  sortes  d'esprits  qui  peuvent  posséder  les  hommes.    386 

CHAPITRE  XV. 

Des  symptômes  de  ja  possession  dans  les  divers  degrés  de  l'or- 
ganisme     391 

CHAPITRE  XVI. 

Symptômes  de  la  possession  dans  les  régions  moyennes.    .     .    396 

CHAPITRE  XVII. 

Des  altérations  produites  par  la  possession  dans  l'énergie  des 
organes  du  mouvement.  Marsitas .400 

CHAPITRE  XVIII. 

Altération  dans  la  constitution  et  les  qualités  du  système  moteur. 
La  possession  change  quelquefois  le  centre  de  gravité,  la 
direction  des  courants  vitaux,  substitue  la  gauche  à  la 
droite,  le  bas  en  haut.  Ces  étals  singuliers  ont  pour  cause 
physique  une  altération  profonde  du  système  nerveux.  Souplesse 
extraordinaire  du  système  musculaire  dans  la  possession.    .     ill 

CHAPITRE  XIX. 

Du  vol  diabolique.  Comment  ce  phénomène  est  commun  aux  ex-    430 
ta  tiques  et  aux  possédés.  Histoire  de  Raphaël  à  Rimini.    .    . 

CHAPITRE  XX. 

Des  effets  de  la  possession  dans  les  régions  inférieures  du  corps 
et  dans  les  organes  de  la  nutrition.  Comment  elle  élève  les 
fonctions  de  ces  organes.  Les  possédés  sentent  une  faim  que 


TABLE    DES    SIATIÉRES.  6i7 

rien  ne  peut  rassasier.  Ils  dévorent  tout  ce  qui  se  présente  à 
eux.  D'autres  fois  ils  sentent  un  dégoût  profond  pour  tout 
aliment.  De  la  houle  hystérique 439 

CHAPITRE  XXI. 

Influence  de  la  possession  sur  le  système  pulmonaire.  Des  flammes 
qui  sortent  de  la  bouche  des  possédés.  De  l'odeur  de  soufre. 
Le  bienheureux  Jourdain.  Altération  de  la  voix.  Des  cris  des 
animaux   chez  les    possédés ^50 

CHAPITRE  XXII. 

Des  eflets  de  la  possession  dans  le  système  de  la  circulation. 
Sommeil  léthargique  et  insomnie  des  possédés.  Troubles  dans 
la  chaleur  animale,  dans  le  cours  des  fluides.  Enflure  du 
corps.  Trouble  des  organes  génitaux.  Stigmatisation.  Sainte 
Eustochie U5k 

CHAPITRE  XXIII. 

De  la  possession  dans  le  système  nerveux  supérieur.  L'orgueil 
cause  de  la  possession.  Du  mutisme  ou  des  voix  difli'érentes 
des  possédés.  De  leur  insensibilité 467 

CHAPITRE  XXIV. 

Influence  de  la  possession  sur  la  parole.  Les  possédés  enten- 
dent et  iparleut  des  langues  étrangères.  Ils  perdent  le  sou- 
venir des  choses  qu'ils  ont  faites  ou  dites  dans  leur  accès. 
Histoire  de  madame  Ranfin.  Du  chant  chez  les  possédés.  His- 
toire du  frère  Ferdinand 472 

CHAPITRE  XXV. 

Influence  de  la  possession  sur  les  sens.  Des  formes  sous  les- 
quelles le  démon  apparaît.  L'abbé  Hermann.  Le  moine  Achard. 
Pasqualinus  de  Tondellis.  Antoinette  de  Saint-Gaudence. 
Humiliana  de  Cerchis 490 

CHAPITRE  XXVI. 

Influence  de  la  possession  sur  les  facultés  spirituelles.  Les  dé- 
mons à  Prémontré.  Les  possédés  voient  à  distance.     .     .     .    510 


618  TABLE    DES   MATIÈRES. 

CHAPITRE  XXVII. 

De  la  délivrance  des  possédés.  L'Église  considérée  dans  ses  rap- 
ports avec  les  possédés.  Comment  ceux-ci  ont  horreur  de 
tout  ce  qui  tient  à  l'Église.  Histoire  d'une  religieuse.  Le 
diable  parle  par  la  bouche  des  enfants.  Histoire  touchante 
d'un  enfant.  La  vérité  arrachée  au  démon  dans  les  pos- 
sédés  517 

CHAPITRE  XXVIII. 

Polémique  des  possédés.  Nicole  Aubry.  Une  possédée  calviniste. 
Une  autre  exorcisée  par  Luther.  Les  possédés  discernent  les 
choses  saintes 532 

CHAPITRE  XXIX. 

De  la  puissance  qu'a  reçue  l'Église  de  délivrer  les  possédés.  Par- 
thénius.  Saint  Yves.  Saint  Norbert.  Saint  Albert.  Saint  Jean 
de  Salerne.  Sainte  Catherine  de  Sienne 542 

CHAPITRE  XXX. 

De  la  puissance  des  prêtres  dans  les  exorcismes  :  les  sacrements 
et  les  sacramentaux.  Saint  Ursmar.  La  foi.  La  confession. 
L'eucharistie.   Saint   Bernard.  Les  reliques  des  saints.  La 

croix 551 

t 

CHAPITRE  XXXI. 

Précautions  à  prendre  dans  l'emploi  des  exorcismes.  Deux  excès 
à  éviter.  Il  faut  d'abord  constater  la  possession  :  il  ne  faut 
pas  croire  k  toutes  les  paroles  des  possédés,  ni  aux  accu- 
sations, ni  aux  menaces  du  démon.  L'exorciste  doit  veiller 
sur  soi-même.  Histoire  d'un  prêtre,  d'un  exorciste,  d'un 
chevalier.     .     . 565 

CHAPITRE  XXXII. 

Du  côté  naturel  de  la  guérison  des  possédés,  des  métamorphoses, 
des  aggravations,  des  intermittences  et  des  métastases  du 
mal,  surtout  quijind  il  est  vers  sa  fin.  Saint  Norbert.     .     .     580 


TABLE   DES    MATIÈRES.  619 

CHAPITRE  XXXIII. 

Des  crises  de  la  maladie.  Elles  s'opèrent  par  les  évacuations  al- 
vines,  par  les  reins,  par  les  sueurs,  par  les  poumons,  par 
les  vomissements ,  oii  les  possédés  rejettent  souvent  des  rep- 
tiles ou  d'autres  choses  extraordinaires 587 

CHAPITRE  XXXIV. 

Des  crises  spirituelles.  Crises  dans  les  régions  intermédiaires. 
Contre-épreuve  de  la  guérison.  La  bienheureuse  Eustochie.     599 


FO  DE  LA  TABLE  DU  QUATRIÈME  VOLUME. 


Tours.  —  Impr.  Marne. 


^^ 


'îr  ^3^ C:L-«IK^.r  '.  - 


'^3  «CSCcc    (?;<  ce 
,    ^^  ^C^iÊ^C    ce  ce 


Ce  «rc 


XjfZMC 


^rc-  <2  c  ce 
C^'^c    <l  c  ce 


^3«:«l< 


:i-x    et  c-  ce 
cc<:<c    -«K  <   cîcx: 


■^cc -CJOC 
c:CC_^<c 
c^c<:'e/: 

crc  e  <:i<^  : 

:c;<iec^ï 
ce  ec^r 


^^W 


^    <-(€C  c    -c 

^^    CCC     ex    CCC: 

^CC <■'.<-<    Ce  <rc. 

'c^  :^^  C  e^cc 

^v  ^cc   c  c  ccc 

/c^c^^-C  <::<  <cc 


e  <<^ 

Ce  CC< 
^(  CCC 


<a   iCc  (  c<x 


cv  ccccsiS.  c^  C(  CCC     c 

'  ^  ^  ^^  ^M^-^"  te  i  c  ce 
cx^CKC  ^K^  c:  ■  <c  ^  'C-cc 

-^'ci^iiE-c  cc'c.ccc 
V  :<L  <3C  i^Kc"<c  <^c.c^ 

^CCjC<:   '<1K-^'    C<^   «<   CCi.: 

ce  c  <:<!  M^I  <c<^  -C  c  e 
ce  c  ce  '^CT:.  ce- <(  CX_e 

ce  c    ce    CjOT"^    "XC  C'.  cC  c.  <- 

ce  c  <e  cjc^'Cîcc  ceci: 


c  c ^  c«^ 
^3e  c  c  ce 


c 

^c^J: 


c  e  o: 
c   c  ce 
c  <^ 

:  oCy' 

:    c^ 


ex  «^-<^<^<'^  C.C  V 
:'    «ce  •ccjC^.'CC'-^- r  C    r  -c    c. 

€ce  ce  e  c  e  c 

^  .^  e<:"  c -^  .  c   o te  ^ 
c:'  e  ^  cd  ce  c  <  c  cc  <<.  e 


'oacccccc  eae  c 

^^^C(  C;  r  ...CA<e     C 


iS-  <■  <^    c.VCTc