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Full text of "Histoire du commerce de Bordeaux depuis les origines jusqu'à nos jours"

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HISTOIRE 


DU 


COMMERCE  DE  BORDEAUX 

DEPUIS  LES  ORIGINES  JUSQU'A  NOS  JOURS 


Cet  ouvrage  est  tiré  à  cinq  cents  exemplaires,  tous  numérotés 
et  signés  par  Fauteur. 

Tout  exemplaire  non  numéroté  et  signé  sera  réputé  contrefait. 


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Théophile  MALVEZIN 


HISTOIRE 

DU 

COMMERCE  DE  BORDEAUX 

DEPUIS  LES  ORIGINES  JUSQU'A  NOS  JOURS 


«  L'histoire  du  commerce  est  l'hist'.i 
la  communication  des  Peuples.  » 
Montesquieu.  (Esprit  des  L'as.) 


Utriusque  n 


PREMIER    VOLUME 

DEPUIS  LES  ORIGINES  JUSQU'AU   MILIEU   DU  XV*  SIÈCLE 


BORDEAUX 
IMPRIMERIE  NOUVELLE  A.   BELLDEB   kt  <>\   ÉDITEI  RS 

Imprimeurs  de  la  Chambre  de  Conimer  m 

l6,    RUE    CABIROL.    ET    RUE    PORTE-DIJEAUX.    41 

—  1892  — 


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.4  Monsieur  Ad  fini  Bayssellance, 

Officier  de  la  Légion  d'Honneur,  Maire  de  Bordeaux; 

A  Monsieur  Henri  Brunet, 

Chevalier  de  la  Légion  d'Honneur,  P  le  la  Chambre  de  C< nei 

.1  Messieurs  les  Membres  du  Conseil  Municipal. 
Et  à  Messieurs  les  Membres  de  la  Chambre  de  Commerce. 


Messieurs, 

C'est  grâce  à  votre  bienveillant  concours  que  je  puis  offrir 
au  public  mon  travail  sur  l'Histoire  du  Commerce  de  noire 
ville;  et  je  remplis  un  devoir  en  venant  vous  en  témoigner  ma 
reconna  issance . 

Vous  avez  bien  voulu  m'accorder,  d'abord  un  encouragement 
de  4,000  francs  ;  et,  plus  tard,  pour  les  frais  d'impression, 
une  subvention  de  6,200  francs,  sommes  fournies  un  tiers  par 
la  Ville  et  les  deux  tiers  par  la  Chambre  de  Commerce. 

Je  désire  vivement  que  mon  œuvre  soit  jugée  digne  de  ces 
sacrifices.  Je  me  suis  efforcé  de  les  mériter  par  l'étendue  de 
mes  recherches,  puisées  aux  sources  vives  de  l'histoire,  et 
surtout  dans  les  documents  précieux  que  renferment  nos 
Archives  départementales  et  municipales. 

Je  ne  méconnais  point  les  imperfections  qui  i>curcnl  exister 
dans  un  ouvrage  aussi  considérable,  les  controverses  auxquelles 
pourront  donner  lieu  quelques-uns  des  faits  ou  quelques-unes 
des  opinions  que  j'énonce;  mais  j'ai  la  confiance  que  Vensemble 
du  tableau  que  je  présente  au  public  offre  une  image  fidèle  de 
notre  commerce  pendant  près  de  vingt  siècles,  et  qu'il  ne  se, -a 
pas  sans  intérêt  pour  nos  concitoyens. 

Daignez  agréer,  Messieurs,  l'expression  de  mon  profond 
respect. 

Théophile  MALVEZIN. 

Bordeaux,  le  15  avril  1892. 


AVA  NT-PROPOS 


Je  me  propose  d'écrire  l'Histoire  du  Commerce  de  Bordeaux. 

Ce  sujet  par  lui-même  offre  une  vaste  étendue,  et  si  l'on  a 
pu  dire  avec  raison  que  l'histoire  d'un  grain  de  blé  c'est 
l'histoire  du  monde,  on  pourrait  à  plus  juste  droit  encore 
appliquer  cette  parole  à  l'histoire  du  commerce. 

Le  commerce  est  en  effet  la  condition  nécessaire  de  l'existence 
de  l'homme.  «  Ce  qui  a  donné  naissance  à  la  société,  dit 
»  Platon,  c'est  l'impuissance  où  nous  sommes  de  nous  suffire 
»  à  nous-mêmes,  et  le  besoin  que  nous  avons  d'une  foui'1  de 
»  choses.  Ainsi,  le  besoin  ayant  engagé  l'homme  à  se  joindre 
»  à  un  autre  homme,  la  société  fut  établie  dans  un  but  d'assis- 
»  tance  mutuelle.  » 

L'échange,  c'est-à-dire  le  commerce,  se  trouve  contemporain 
de  l'origine  même  de  la  vie  sociale;  il  apparaît  dès  le  premier 
âge  de  l'humanité.  A  mesure  que  les  familles  primitives  se 
groupent,  que  les  tribus  se  forment  et  ébauchent  leurs  premièn  ss 
relations,  que  les  désirs  et  les  besoins  de  l'homme  se  multiplient, 
les  échanges  portent  sur  de  nouveaux  et  plus  nombreux  objHs, 
et  s'étendent  à  des  populations  de  plus  en  plus  éloignées. 

Alors  on  voit  le  colporteur  commencer  ses  voyages,  la  balle 
sur  le  dos.  Bientôt  il  charge  ses  marchandises  sur  des  bêtes  de 
somme,  quand  il  ne  peut  pas  les  mettre  dans  des  bateaux,  el 
descendre  avec  sa  barque  le  cours  des  rivières,  ces  chemins 
qui  marchent,  comme  a  si  bien  dit  Pascal  ;  plus  tard,  Les 
caravanes  se  forment  pour  amoindrir  les  dangers  des  routes 
déterre;  les  bateliers  aussi  voyagent  de  conserve;  1<'  marin 
commence  à  diriger  sa  barque  sur  la  mer  elle-même,  el  timide- 
ment  s'avance  en  longeant  le  rivage. 

Mais  l'homme  éprouve  le  besoin  d'améliorer  san^  cesse  les 
conditions  de  son  existence.  C'est  par  l'échange,  c'est-à-dire 
par  le  commerce,  qu'il  y  arrive,  qu'il  se  procure  les  ol>,i^,s  qui 


—  8  — 

lui  manquent,  et  qu'il  utilise  ceux  qu'il  a  en  excès.  Les  produits 
du  sol  et  ceux  de  l'industrie  naissante  ne  tardent  pas  à  être 
distribués  par  le  commerce  à  des  peuplades,  à  des  nations  qui 
naguère  ne  se  connaissaient  pas  encore.  C'est  ainsi  que  le 
commerce  précède  et  détermine  les  progrès  de  la  civilisation. 
Le  colporteur,  le  batelier,  la  caravane  ne  suffisent  plus  aux 
besoins  qui  se  multiplient.  Les  routes  sont  mieux  connues  et 
rendues  plus  accessibles  et  plus  sûres;  le  voyageur  s'enhardit 
et  cherche  au  loin  des  ressources  nouvelles.  Armé  de  la  bous- 
sole, lisant  sa  route  par  le  soleil  et  les  étoiles,  il  s'élance  des 
eaux  bleues  de  la  Méditerranée  dans  les  flots  tumultueux  de 
l'Océan  sans  rivages,  et  le  cœur  gonflé  de  courage  et  d'espoir, 
dirigeant  hardiment  sa  voile  vers  l'horizon  immense  et 
mystérieux,  il  vogue  à  la  conquête  des  mondes  nouveaux. 

Quand  on  embrasse  d'un  large  coup  d'oeil  l'ensemble  du 
tableau  que  nous  offre  la  marche  de  l'humanité  vers  l'amélio- 
ration des  conditions  matérielles  et  morales  de  la  civilisation, 
on  éprouve  un  sentiment  d'admiration  et  de  légitime  orgueil, 
et  on  ne  tarde  pas  à  apprécier  combien,  clans  l'effort  général, 
se  révèle,  avec  toute  sa  puissance,  l'action  bienfaisante  du 
commerce. 

C'est  le  commerce  qui  a  fait  faire  à  l'agriculture,  à  l'in- 
dustrie, aux  sciences,  les  progrès  les  plus  éclatants.  C'est  lui 
qui  provoque  les  plus  merveilleuses  découvertes  et  qui  sait 
utiliser  les  produits  qu'elles  créent  ou  qu'elles  multiplient. 
C'est  lui  qui  a  successivement  découvert  et  exploré  toutes  les 
parties  du  globe  terrestre,  et  qui  le  parcourt  aujourd'hui  en 
tous  sens,  transportant  et  distribuant  les  richesses  de  l'univers. 
C'est  lui  qui,  pour  faciliter  ses  opérations,  a  créé  ces  puissants 
instruments  qui  s'appellent  la  monnaie,  la  banque,  la  lettre 
de  change,  le  crédit,  l'association.  C'est  avec  les  richesses 
créées  par  le  commerce  que  le  génie  de  l'homme  a  rapproché 
les  peuples  divers,  construit  les  routes  et  les  ponts,  nivelé  les 
chemins  pour  y  poser  les  rails,  percé  les  montagnes,  creusé 
les  canaux  et  réuni  les  océans;  qu'il  a  dompté  la  vapeur,  la 
lumière  et  l'électricité.  Le  commerce,  impatient  des  barrières 
naturelles  et  artificielles  qui  séparent  les  peuples,  ne  demande 
pour  épancher  ses  bienfaits  que  la  certitude  de  la  sécurité,  de 
la  paix  et  de  la  liberté. 

Mais,  si  ce  sont  là  les  magnifiques  lignes  d'ensemble  que 


—  9  — 

nous  offre  l'histoire  du  commerce;  si,  à  la  distance  où  nous 
sommes  placés  des  événements  du  passé,  les  détails  s'amoin- 
drissent ;  si  les  dissonances  s'estompent  ou  s'effacent  pour  ne 
nous  laisser  percevoir  que  l'aspect  général  et  le  résultat  du 
travail  des  siècles,  que  la  route  parcourue  vers  le  progrès,  ce 
n'est  pas  que  la  marche  en  avant  se  soit  accomplie  sans  luttes 
et  sans  douleurs. 

Malgré  les  erreurs  et  les  souffrances  de  l'âpre  chemin, 
malgré  les  arrêts  et  même  les  retours  en  arrière,  l'humanité 
ne  roule  pas  sans  trêve  et  sans  résultat  le  rocher  fatal  du 
Sisyphe  antique,  le  voyageur  aux  pieds  souvent  meurtris  et 
sanglants  continue  à  travers  les  siècles  une  marche  incessante 
qui  a  toujours  pour  résultat  une  nouvelle  étape  franchie  vers 
la  destinée  meilleure  qui  lui  est  marquée  et  qu'il  poursuit. 

Nous  aurons  souvent  l'occasion,  dans  l'histoire  du  commerce 
de  Bordeaux,  de  signaler  ces  vicissitudes.  Nous  y  trouverons 
le  reflet  de  ce  monde  antique,  grec  et  romain,  dédaigneux  du 
travail  et  du  commerce,  ne  vivant  que  par  la  guerre  et  par 
l'esclavage.  Nous  verrons  les  désordres  et  les  barbaries  de 
l'époque  féodale  :  l'action  civilisatrice  du  commerce  en  butte 
aux  brigandages  sur  terre  et  aux  pirateries  sur  mer;  les 
marchands  dépouillés  et  tués;  les  navigateurs  attirés  sur 
les  côtes  par  des  feux  trompeurs  et  les  naufragés  pillés  et 
massacrés. 

Plus  tard,  au  servage  féodal  nous  verrons  succéder  l'escla- 
vage colonial  ;  les  atrocités  et  les  guerres  occasionnées  par  la 
soif  du  gain  et  par  les  rivalités  commerciales;  la  destruction 
des  hommes  et  des  richesses;  les  restrictions  de  commerce, 
les  prohibitions,  les  monopoles,  avec  leur  triste  cortège  de 
désespoirs,  de  misères  et  de  famines. 

Le  cadre  du  tableau  que  je  vais  présenter  à  mes  lecteurs  est 
peut-être  trop  vaste  et  trop  large;  mais  il  ne  m'a  pas  été  possible 
de  faire  autrement. 

S'il  est  vrai  que  je  n'ai  entrepris  que  de  donner  une  esquisse 
de  l'histoire  du  commerce  de  Bordeaux  et  non  de  retracer  celle 
du  commerce  de  l'univers,  ou  du  commerce  de  la  France, 
sujets  qui  ont  fait  l'objet  de  travaux  importants,  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  l'histoire  du  commerce  de  la  ville  de  Bordeaux 
se  rattache  d'une  manière  intime  à  ces  histoires  plus  gêné- 


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raies  ;  et  que,  clans  un  cadre  plus  étroit,  elle  en  reproduit  les 
lignes  principales,  et  en  retrace  les  vicissitudes.  Elle  ne  peut 
se  comprendre  isolée  et  séparée,  pas  plus  que  l'histoire  du 
commerce  elle-même,  page  importante,  quoique  trop  souvent 
négligée  par  les  historiens,  de  l'histoire  générale,  ne  peut 
s'expliquer  et  se  comprendre  sans  celle-ci. 

Elle  s'y  rattache  et  en  dépend  de  la  manière  la  plus  absolue. 
Les  relations  internationales  pendant  la  paix,  les  changements 
dans  les  traités  de  commerce  et  les  tarifs  douaniers;  les 
modifications  apportées  par  la  guerre  soit  entre  les  belligérants 
soit  avec  les  neutres;  les  mouvements  politiques  intérieurs; 
les  impôts,  l'état  de  l'agriculture  et  de  l'industrie,  les  progrès 
des  sciences,  l'ouverture  de  nouvelles  voies  de  communication, 
amènent,  non  seulement  dans  le  commerce  du  monde  ou  d'une 
nation,  mais  encore  dans  la  situation  spéciale  de  chaque  place 
de  commerce,  des  variations  considérables. 

La  fonction  propre  du  commerce,  c'est  le  transport,  l'échange, 
la  distribution  des  produits  de  l'agriculture  et  de  ceux  de 
l'industrie  ;  il  faut  donc  tenir  compte,  non  seulement  des 
événements  politiques  qui  viennent  apporter  des  modifications 
à  ces  opérations,  mais  aussi  des  faits  qui  se  rapportent  aux 
marchandises  qui  font  l'objet  du  commerce. 

Ainsi,  pour  l'histoire  générale,  l'époque  que  nous  consi- 
dérons comme  celle  des  origines  du  commerce  bordelais  subit 
l'influence  de  la  domination  romaine  et  de  la  féodalité.  Les 
trois  cents  ans  de  la  période  anglaise,  la  réunion  de  l'Aquitaine 
à  la  France,  l'ouverture  des  temps  modernes  et  l'influence  de  la 
royauté,  les  guerres  avec  l'Angleterre,  avec  la  Hollande,  avec 
l'Espagne,  l'Italie  et  l'Empire,  ont  eu  pour  le  port  de  Bordeaux 
des  conséquences  commerciales  considérables  ;  de  même  que 
l'apparition  sur  les  marchés  de  l'Europe  des  marchandises 
coloniales,  du  café,  du  sucre,  du  cacao,  du  thé,  de  l'indigo. 

L'esquisse  que  je  présente  offrira  donc  comme  une  image 
amoindrie  sur  certains  points  du  commerce  général  de  la 
France.  C'est  à  l'écrivain,  tout  en  retraçant  les  lignes  princi- 
pales, à  ne  leur  donner  que  le  développement  nécessaire  ;  c'est 
au  lecteur  à  apprécier  si  des  développements  trop  prolixes  ou 
une  sobriété  trop  concise  ne  viennent  pas  nuire  parfois  à 
l'ordre  et  à  la  clarté  du  récit. 

Pour  faciliter  la  lecture  de  ce  travail,  je  crois  utile  d'indiquer 


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le  plan  que  j'ai  suivi  dans  mon  étude,  ainsi  que  les  principaux 
documents  dont  je  me  suis  servi. 

«  L'histoire  du  commerce,  a  dit  Montesquieu,  est  l'histoire 
»  de  la  communication  des  peuples.  »  C'est  sur  l'application 
de  cette  formule,  choisie  par  moi  comme  épigraphe,  que  j'ai 
tracé  la  division  de  mon  sujet.  Les  relations  commerciales  des 
peuples  entre  eux  embrassent  trois  grandes  époques  et  peuvent 
se  classer  sous  trois  mots  dont  chacun  résume  une  de  ces 
époques,  et  dont  la  succession  montre  le  progrès  accompli.  Ces 
trois  époques  sont  celles  de  la  navigation  :  cabotage,  —  long 
cours,  —  vapeur  et  électricité. 

A  la  première  époque,  sur  laquelle  nous  possédons  quelques 
documents  généraux,  le  commerce  maritime,  qui  paraît  avoir 
pris  naissance  dans  les  contrées  qui  joignent  l'Asie  et  l'Afrique, 
communiquant  avec  l'Inde  par  la  mer  Rouge,  comme  le  com- 
merce de  terre  par  les  caravanes,  se  développe  graduellement 
d'abord  sur  les  côtes  orientales  de  la  Méditerranée,  et  s'avance 
ensuite  peu  à  peu  vers  l'Occident,  en  suivant  la  marche  du 
soleil,  et  reliant  entre  eux  les  rivages  de  cette  mer  à  peu  près 
seule  pratiquée  par  les  peuples  de  l'antiquité  grecque  et 
romaine.  C'est  la  Méditerranée  qui  est  le  siège  du  commerce 
de  Rome.  Au  centre  se  trouve  la  grande  ville,  urbs,  la  capitale 
de  l'Empire  et  du  monde  connu,  le  grand  marché  de  l'univers. 

Déjà,  dans  cette  première  période  des  origines  commerciales 
de  Bordeaux,  cette  ville  est  signalée  depuis  César  comme  ville 
de  commerce  ;  mais  sa  situation,  ses  institutions,  ses  relations, 
auront  une  influence  qui  se  perpétuera  longtemps;  et  ce  serait 
vouloir  ne  pas  comprendre  l'histoire  du  moyen  âge  et  celle  des 
époques  modernes,  que  d'ignorer  celle  de  la  Gaule  romaine. 

Depuis  l'époque  où  j'écrivais  ces  lignes,  M.  Pigeonneau  a 
exprimé  les  mêmes  idées  ;  et,  comme  nous,  il  a  étudié  les 
origines:  «  J'ai  cru  devoir  remonter  aux  origines...  Tout  se 
»  tient  dans  l'histoire,  et  le  moyen  âge  resterait  un  livre  fermé 
•»  pour  ceux  qui  ignoreraient  le  monde  antique  (1).» 

C'est  également  dans  cette  période  des  origines  que  nous 
avons  placé  l'histoire  du  commerce  bordelais  au  moyen  âge, 
période  qui  s'ouvre  au  moment  où  s'écroule  l'Empire  romain 


(1)  Paris,  -1887,  Hist.  du  Commerce  de  la  France,  t.  I. 


—  12  — 

et  où  commencent  les  invasions  des  barbares.  Pendant  de 
longs  siècles,  nous  ne  trouverons  guère  de  prospérité  pour 
le  commerce  que  sous  la  domination  puissante,  mais  de  trop 
courte  durée,  de  l'empereur  Charlemagne. 

La  naissance  historique  du  commerce  bordelais  ne  peut  être 
signalée  que  lorsque  les  ducs  héréditaires  d'Aquitaine  sont 
devenus,  par  le  mariage  d'Éléonore,  ces  Plantagenets  qui 
allaient  devenir  aussi  rois  d'Angleterre.  Nous  pouvons  suivre 
clairement  le  développement  de  ce  commerce  pendant  les  trois 
siècles  qu'a  duré  cette  domination  dans  nos  contrées.  Nous 
voyons  alors  se  constituer  et  grandir  les  relations  commerciales 
par  l'Océan  avec  les  côtes  d'Espagne  et  de  Portugal  ;  avec  les 
provinces  anglaises  à  cette  époque,  comme  la  Saintonge,  l'Anjou, 
le  Poitou,  la  Normandie  ;  avec  la  Bretagne,  la  Picardie,  la 
Flandre,  la  Hollande,  les  villes  hanséatiques  ;  avec  l'Angle- 
terre, l'Irlande  et  l'Ecosse. 

A  partir  de  la  réunion  de  la  Guienne  à  la  France,  et  malgré 
les  nombreuses  fluctuations  qu'ont  occasionnées  les  événements 
politiques,  la  rupture  d'anciennes  relations  ou  les  obstacles 
qu'elles  rencontrent,  les  difficultés  qu'éprouvent  les  relations 
nouvelles,  le  commerce  continue  à  se  développer  et  à  grandir  ; 
mais  il  offre  toujours  le  même  caractère  général,  et  même 
lorsqu'il  relie  entre  elles  les  places  commerçantes  de  l'Océan 
et  celles  de  la  mer  du  Nord  et  de  la  Méditerranée,  ce  n'est 
encore  que  le  commerce  du  vieux  monde,  que  le  cabotage. 

La  découverte  de  l'Amérique,  de  ce  nouveau  continent  placé 
au  milieu  des  mers  comme  le  contrepoids  de  l'ancien,  change 
les  conditions  de  la  navigation  et  fournit  en  abondance  au 
transport  et  à  l'échange  des  produits  jusque-là  rares  et  peu 
employés  et  des  marchandises  nouvelles.  Le  coton,  le  sucre,  le 
café,  le  cacao,  l'indigo,  le  tabac,  vont  charger  de  nombreux 
navires.  La  construction  de  ceux-ci,  leur  conduite,  la  réception 
des  marchandises  dans  les  ports,  subissent  de  nombreuses 
modifications.  Une  immense  révolution  commerciale  s'est 
accomplie. 

Cette  époque  de  la  navigation  à  voiles  pour  les  lointains 
voyages  vient  à  peine  de  s'éteindre;  commencée  dès  la  fin  du 
xvne  siècle,  elle  a  jeté  un  grand  éclat  pour  Bordeaux  au 
xvine  siècle  et  s'est  continuée  presque  jusqu'à  nos  jours. 

La  période  contemporaine  s'ouvre  par  l'application  de  la 


^"' 


V 


—  13  — 

vapeur  et  de  l'électricité.  Elle  ,a  déjà  modifié  profondément 
toutes  les  conditions  du  commerce,  et  éhaque  jour  se  signale 
par  des  études  et  des  résultats  pratiques  nouveaux. 

Ces  trois  grandes  époques,  celle  du  cabotage,  celle  de  la 
navigation  à  voiles  au  long  cours,  et  celle  de  la  vapeur  et  de 
l'électricité,  ont  chacune  leur  caractère  propre  et  distinctif,  et 
forment  les  trois  grandes  divisions  du  cadre  que  j'ai  adopté. 

Ce  cadre  se  prête  à  des  subdivisions  naturelles. 

Le  cabotage  comprend  trois  époques  ou  périodes  :  1°  celle 
des  origines,  sur  laquelle  nous  n'avons  que  des  renseigne- 
ments généraux,  et  qui  embrasse  les  temps  de  la  Gaule  indé- 
pendante, de  la  Gaule  romaine  et  de  l'Aquitaine  ducale  et 
féodale;  2°  V époque  historique,  qui  commence  avec  les  rois 
aV  Angleterre  ;  3°  Y  époque  française  :  c'est-à-dire  la  fin  du  xve 
et  tout  le  xvie  siècle  jusqu'au  développement  des  relations 
avec  l'Amérique. 

L'époque  du  long  cours  comprend  le  xvne,  le  xvme  et  les 
commencements  du  xixe  siècle. 

Enfin,  l'époque  moderne  et  actuelle. 

Dans  chacune  de  ces  divisions  du  sujet,  j'ai  essayé,  afin 
d'apporter  à  mon  travail  le  plus  de  clarté  possible,  de  suivre 
toujours  le  même  ordre  dans  mon  récit. 

Ainsi,  je  me  suis  efforcé  de  classer  ainsi  le  récit  de  chaque 
époque  : 

1°  Histoire  générale  du  commerce  de  Bordeaux; 

2°  Institutions  auxiliaires  du  commerce  :  Monnaies,  bourses, 
juridiction,  foires,  banques,  courtiers,  etc.; 

3°  Commerce  intérieur  :  Agriculture,  industrie,  routes, 
rivières,  péages,  marchandises; 

4°  Commerce  extérieur  :  Relations  internationales,  navi- 
gation, importations,  exportations,  vignes  et  vins. 

Le  lecteur  qui  désirerait  suivre  à  travers  les  siècles,  par 
exemple,  l'histoire  de  la  culture  de  la  vigne  et  du  commerce 
du  vin  de  Bordeaux,  trouverait  à  chaque  époque  le  chapitre 
relatif  à  ce  sujet  spécial  ;  et  la  réunion  de  ces  chapitres 
formerait  un  traité  complet  et  suivi  ayant  son  caractère 
distinctif  à  ce  point  qu'il  pourrait  être  détaché  de  l'ouvrage 
et  publié  séparément. 

On  m'a  demandé  d'indiquer  les  documents  dont  je  me  suis 
servi  pour  établir  mon  travail. 


—  14  — 

Pour  l'époque  des  origines,  d'ailleurs  très  sommaire,  pour 
l'époque  gauloise  et  pour  l'époque  romaine,  j'ai  étudié  avec 
soin  tous  les  auteurs  anciens  que  nous  pouvons  considérer 
comme  fournissant  des  documents  à  peu  près  contemporains. 
J'ai  trouvé  à  la  Bibliothèque  de  la  Ville  les  œuvres  de  Strabon, 
Jules  César,  Pomponius  Mêla,  Diodore  de  Sicile,  Pline,  Ausone; 
et  encore  celles  d'Hérodote,  Thucydide,  Aristote,  Platon,  Denys 
d'Halycarnasse,  Ammien  Marcellin,  Justin,  Salluste,  Salvien, 
Tacite,  Pline  le  Naturaliste,  Caton,  Columelle,  Horace,  Virgile, 
Lactance,  Lampride;  mais  encore  les  Codes  Théodosien  et 
Justinien,  les  Novelles  et  les  Itinéraires  romains.  Je  me  suis 
servi  de  tous  ces  ouvrages. 

Je  me  suis  servi  en  outre,  pour  l'histoire  commerciale  de  la 
période  dont  il  s'agit,  et  qui  forme  le  premier  volume  de  mon 
travail,  des  nombreux  travaux  des  historiens  modernes  tels 
que  Augustin  et  Amédée  Thierry,  Guillaume  Guizot,  Michelet, 
Martin,  Duruy,  qui  dépeignent  les  institutions  et  l'histoire 
générale;  des  écrivains  tels  que  d'Anville  et  Desjardins  pour 
la  géographie  ancienne;  de  ceux  qui  ont  traité  du  commerce 
des  peuples  dans  l'antiquité  :  Heeren,  Hermann  Schérer,  Huet, 
Gilbart,  Duesberg,  Levasseur,  Doniol,  Fustel  de  Coulanges, 
Pigeonneau  et  bien  d'autres. 

Je  n'ai  eu  garde  de  négliger  les  travaux  de  nos  compa- 
triotes, soit  dans  les  Actes  de  l'Académie  de  Bordeaux,  soit 
dans  les  manuscrits  déposés  à  la  Bibliothèque.  L'abbé  Bellet, 
l'abbé  Baurein,  Rabanis,  Sansas,  Dom  Devienne,  O'Reilly;  le 
Bulletin  de  la  Société  d'Archéologie,  les  Revues  numisma- 
tiques,  les  ouvrages  d'économie  politique,  m'ont  fourni  de 
nombreux  documents. 

Pour  l'époque  anglaise,  aussi  comprise  dans  le  premier 
volume,  j'ai  tiré  peu  de  profit  de  YHistoire  du  Commerce 
publiée  par  Francisque  Michel,  que  j'ai  considéré  comme  un 
guide  peu  sûr,  incomplet,  fourmillant  d'erreurs.  J'ai  préféré 
puiser  aux  sources  vraies  et  non  suspectes  que  m'offraient  les 
Archives  municipales,  et  notamment  les  Livres  des  Bouillons, 
des  Coutumes,  des  Privilèges  et  de  la  Jurade,  récemment 
publiés. 

Aux  Archives  départementales  j'ai  compulsé  les  énormes 
liasses  de  l'Archevêché  et  du  Chapitre  Saint-André. 

J'ai  puisé  dans  les  Rôles  gascons,  publiés  par  Thomas  Carte; 


—  15  — 

dans  les  Fœdera,  publiés  par  Thomas  Rymer;  dans  la  collection 
Brequigny,  dans  les  publications  de  Jules  Delpit. 

Pour  le  second  volume,  comprenant  lexvie  et  le  xvne  siècle, 
les  registres  de  plus  de  quarante  notaires  ;  ceux  des  comptes  de 
l'archevêché;  ceux  de  la  comptablie,  ceux  du  Parlement  rela- 
tifs à  l'enregistrement  des  édits  royaux;  tous  existant  aux 
Archives  du  département  ;  les  nombreux  cartons  dos  Archives 
municipales;  la  correspondance  administrative  sous  le  règne 
de  Louis  XIV,  publiée  par  G.  Depping;  les  lettres  de  Colbert, 
publiées  par  P.  Clément;  la  correspondance  des  contrôleurs 
généraux,  publiée  par  M.  de  Boislile.  Les  manuscrits  de  la 
Bibliothèque  de  la  Ville;  les  registres  de  l'amirauté,  récemment 
déposés  aux  Archives,  m'ont  fourni  la  plus  grande  partie  des 
documents  dont  j'ai  fait  usage. 

Quant  au  xvme  siècle,  presque  tous  les  documents  ont  été 
puisés  dans  deux  recueils,  dans  celui  de  l'Intendance,  et  dans 
celui  de  la  Chambre  de  commerce  de  Guienne,  tous  deux 
existant  aux  Archives  du  département. 

Pour  l'époque  actuelle,  les  publications  des  ministères,  les 
délibérations  de  la  Chambre  de  commerce,  m'ont  fourni  les 
éléments  principaux  de  mon  travail. 

Ai-je  su  tirer  parti  de  ces  nombreux  moyens  d'information? 
Ai-je  à  présenter  au  lecteur  une  œuvre  bien  conçue  dans 
l'ensemble,  claire  et  coordonnée  dans  les  détails,  intéressante  à 
lire  malgré  les  nombreuses  imperfections  qu'elle  peut  contenir? 

C'est  au  lecteur  à  en  juger. 

Je  me  suis  efforcé  de  faire  connaître  au  vrai  le  commerce 
et  les  commerçants  de  Bordeaux  aux  diverses  périodes  de  leur 
histoire;  je  me  suis  assis  à  leurs  comptoirs;  et  je  les  ai  vus 
vendre  leurs  vins,  leur  sel,  leurs  eaux-de-vie,  leur  pastel,  leur 
miel,  leur  cire;  et  acheter  les  harengs,  le  bœuf  salé,  les  draps, 
les  toiles,  les  blés;  et  plus  tard,  les  sucres,  les  cafés,  l'indigo, 
le  tabac.  Je  les  ai  vus  cultiver  et  vendanger  leurs  vignes, 
s'approvisionner  de  barriques,  payer  leurs  courtiers  et  leurs 
changeurs;  faire  construire  leurs  navires,  s'associer  pour  la 
pèche  de  Terre-Neuve,  pour  la  traite  des  nègres  ou  pour  l'arme- 
ment des  corsaires  de  guerre  ;  prêter  ou  emprunter  à  la  grosse; 
acheter  pour  eux-mêmes  des  fiefs  et  des  terres  nobles,  et  pour 
leurs  fils  des  charges  au  Parlement;  devenir  jurats,  citoyens, 
gentilshommes  titrés. 


—  16  — 

Je  suis  entré  dans  leurs  maisons;  j'ai  pris  place  à  leur  table; 
j'ai  su  les  mets  qu'ils  mangeaient  et  j'ai  pu  faire  le  compte 
du  boulanger,  du  poissonnier,  du  tavernier;  j'ai  vu  comment 
leurs  femmes  et  eux-mêmes  étaient  habillés,  et  j'ai  pu  compter 
à  l'aune  le  drap,  la  soie,  le  velours  de  leurs  vêtements,  et 
admirer  les  bijoux  dont  ils  se  paraient. 

Le  rapport  qui  a  été  fait  sur  mon  travail  m'a  adressé  quelques 
reproches,  les  uns  mérités,  et  j'y  ai  déféré  autant  qu'il  m'a  été 
possible;  les  autres  mal  fondés  :  j'y  ai  répondu,  et  n'y  reviendrai 
pas. 

Qu'il  me  soit  permis  de  citer  quelques  extraits  de  ce  rapport  : 

Voici  ce  qu'il  dit  sur  la  première  partie  qui  va  jusqu'à  la 
fin  du  xviie  siècle:  «  Rendons  justice  aux  efforts  très  sérieux 
de  l'auteur  pour  traiter  le  sujet  dans  toutes  ses  parties,  à 
l'attention  spéciale,  et  le  plus  souvent  heureuse,  qu'il  a  consa- 
crée à  la  production  vinicole;  à  l'utilité  qu'il  a  su  tirer  des 
recueils  de  textes  publiés  de  nos  jours;  à  l'ample  moisson  qu'il 
a  amassée,  pour  le  xvie  siècle  surtout,  dans  les  manuscrits  de 
nos  Archives  départementales.  Félicitons-le  d'avoir  fait  un  usage 
profitable  des  comptes  de  l'Archevêché,  des  registres  de  la 
comptablie,  des  papiers  des  notaires  ;  et  signalons  entre  autres 
les  indications  précieuses  qu'il  y  a  trouvées  pour  la  culture  de 
la  vigne,  les  transports  commerciaux,  les  noms  des  négociants 
bordelais.  Reconnaissons  enfin,  bien  qu'il  dépasse  plus  d'une 
fois  les  limites  de  Bordeaux,  les  soins  qu'il  a  mis  à  l'examen 
délicat  des  objets  monétaires,  et  à  la  puissance  comparée  des 
instruments  d'échange. 

»  La  seconde  et  dernière  partie  que  nous  distinguons  dans  le 
Mémoire  (xvnr3  et  xixe  siècles)  sollicite  toujours  l'attention  et 
captive  l'intérêt.  La  rapidité  du  récit,  le  choix  des  renseigne- 
ments, sans  compter  une  meilleure  disposition  matérielle  du 
manuscrit,  ont  facilité  notre  examen.  Le  jury  est  heureux  de 
reconnaître  l'originalité  des  recherches,  ainsi  que  l'étude 
directe  et  approfondie  du  commerce  bordelais,  de  ses  agents, 
de  ses  instruments,  de  ses  objets. 

»  A  l'aide  des  documents  de  l'ancienne  et  de  la  nouvelle 
Chambre  de  commerce,  l'auteur  a  mis  en  lumière  les  indications 
abondantes  que  ces  documents  renferment,  et  le  rôle  efficace 
que  la  Chambre  de  commerce  a  rempli.  S'il  a  fait  une  part 
très  large  à  l'examen  des  théories  économiques,  c'est  que  le 


—  17  — 

commerce  bordelais  revendique  à  bon  droit  l'honneur  d'avoir 
travaillé  à  la  propagation  de  ces  doctrines  et  le  mérite  d'en 
avoir  pris  la  défense. 

»  Le  sujet  est  étudié  jusqu'au  bout,  c'est-à-dire  jusqu'à  la 
fin  de  l'année  1886.  Nous  exprimons  toutefois  un  regret:  c'est 
que  l'auteur,  sans  doute  pressé  par  le  temps,  n'ait  pas  rappelé, 
par  une  mention  spéciale,  les  pays  principaux  avec  lesquels 
Bordeaux  entretient  aujourd'hui  des  relations  ;  c'est  qu'il  n'ait 
pas  exposé  avec  une  plus  complète  évidence  les  développements 
actuels  du  commerce  bordelais  dans  l'Amérique  du  Sud  et  les 
régions  sénégaliennes.  Nous  aurions  voulu  à  ce  sujet  plus  de 
détails  et  plus  de  chiffres.  Ce  sont  là  des  lacunes  qu'il  importe 
de  combler,  car,  pour  notre  siècle,  le  Mémoire  est  digne  plus 
d'une  fois  de  servir  de  source  aux  historiens  futurs.  » 

Depuis  l'époque  de  ce  rapport,  j'ai  refondu  mon  premier 
travail,  profitant  des  critiques  qui  m'ont  été  faites,  et  y  faisant 
droit  dans  la  mesure  qui  m'a  paru  légitime.  Je  me  suis  efforcé 
d'obéir  au  précepte  de  La  Bruyère  et  d'échapper  au  pédantisme 
de  ne  vouloir  être  ni  conseillé,  ni  critiqué  sur  mon  ouvrage.  Il 
faut,  dit-il,  qu'un  auteur  reçoive  avec  une  égale  modestie  les 
éloges  et  les  critiques. 

J'ai  aussi  eu  l'occasion  de  consulter  de  nouveaux  écrivains, 
notamment  M.  Pigeonneau,  dans  son  Histoire  du  Commerce 
français,  et  d'étudier  de  nouveaux  documents,  parmi  lesquels 
les  plus  importants  se  trouvent  dans  le  dépôt,  récemment  fait 
aux  Archives  départementales,  des  registres  de  l'Amirauté. 

Je  désire  vivement  que  l'ouvrage  que  j'offre  à  la  Ville,  à 
la  Chambre  de  commerce  et  au  public,  puisse  leur  donner 
satisfaction. 

Il  me  reste  à  remercier  les  personnes  qui  ont  bien  voulu 
m'aider  dans  mon  travail  de  recherches  :  MM.  Goujet,  Brutails, 
Ducaunnès-Duval  et  Roborel  de  Climens,  aux  Archives  dépar- 
tementales; M.  Gaullieur,  aux  Archives  de  la  Ville  ;  M.  Céleste 
et  M.  Boucherie,  à  la  Bibliothèque  municipale;  M.  Durand, 
à  celle  de  la  Chambre  de  commerce. 


Première  Époque.  —  LE  CABOTAGE 


LIVRE    PREMIER 


Première  Période.  —  LES  ORIGINES 


Première  Époque.  -  LE  CABOTAGE 


LIVRE    PREMIER 

Première  Période.  —  LES  ORIGINES 


CHAPITRE  Ier. 

—  L'Aquitaine  avant  la  conquête  romaine. 

Art.  1er. 

—  Description  générale  du  pays. 

Art.  2. 

—  L'Aquitaine  avant  l'arrivée  des  Romains. 

Art.  3. 

—  Rurdigala  et  les  Bituriges  Iosques. 

CHAPITRE  II. 

—  Époque  romaine. 

Art.  1er. 

—  Bordeaux  au  ive  siècle.  —  Aspect  général  de  la  cité. 

Art.  2. 

—  Les  monnaies. 

Art.  -3. 

—  Institutions  auxiliaires  du  commerce. 

Art.  4. 

—  Commerce  du  bassin  de  la  Garonne. 

Art.  o. 

—  De  la  vigne  et  du  vin. 

CHAPITRE  III. 

—  Le  commerce  de  Bordeaux,  de  la  chute  de  l'Empire 

AU  XIIe  SIÈCLE. 

Art.  1er. 

—  Le  commerce  jusqu'à  Charlemagne. 

Art.  2. 

—  Administration  de  Charlemagne  et  de  ses  successeurs. 

Art.  3. 

—  Tableau  du  commerce  de  Bordeaux,  du  xe  au  xne 

siècle. 

Art.  4. 

—  Monnaies. 

Voir  la  table-sommaire  à  la  fin  du  volume. 


PREMIÈRE    ÉPOQUE 

LE    CABOTAGE 


PREMIÈRE  PÉRIODE 

LES      ORIGINES 


CHAPITRE  PREMIER 
L'Aquitaine  avant  la  conquête  romaine. 


Article  premier.  —  Description  générale  du  pays. 

Si  nous  nous  plaçons  à  vol  d'oiseau  au-dessus  de  la  chaîne 
de  montagnes  des  Cévennes,  entre  Toulouse  et  Carcassonne, 
de  cette  ligne  de  faîte  qui  partage  les  eaux,  nous  apercevons 
au  levant  et  au  sud  les  bassins  jumeaux  de  l'Aude  et  de 
l'Hérault,  inclinés  vers  la  Méditerranée,  tandis  que  s'étend  à 
l'ouest  et  au  nord  le  bassin  beaucoup  plus  considérable  de  la 
Garonne,  arrosé  par  un  grand  nombre  d'affluents  de  ce  fleuve, 
et  portant  à  l'Océan  l'ensemble  de  leurs  eaux. 

Ce  vaste  bassin  de  la  Garonne,  auquel  on  peut  joindre  ceux 
de  l'Adour  et  de  la  Leyre,  forme  un  ensemble  de  territoire  se 
rapportant  à  la  même  formation  géologique,  celle  de  l'époque 
tertiaire.  Cette  contrée,  dont  les  limites  sont  nettement  tracées 
entre  les  deux  mers,  et  entre  les  massifs  montagneux  des 
Pyrénées  au  midi,  des  Cévennes,  de  l'Auvergne  et  de  la  Sain- 
tonge  à  l'est  et  au  nord,  semble,  par  la  conformation  même  de 
son  sol,  avoir  dû,  à  l'époque  où  les  agglomérations  humaines 
n'avaient  pas  encore  pris  les  proportions  considérables  qu'elles 
affectent  de  nos  jours,  être  destinée  à  constituer  un  Etat 
indépendant.  Elle  est  séparée,  par  le  bassin  de  la  Loire,  de 
la  Bretagne  et  de  la  France  ancienne.  Mais  celle-ci,  comprise 
entre  le  Rhin  et  la  Loire,  a  toujours  cherché  à  conquérir 
ces  pays  au  sud  de  la  Loire,  et,  pour  satisfaire  autant  à 


—  22  — 

ses  nécessités  commerciales  qu'à  des  besoins  stratégiques,  à 
s'assimiler  ces  belles  contrées  du  Midi,  riches  en  produits, 
qui  la  complètent  et  lui  servent  de  barrière  défensive  par  les 
deux  mers  et  par  les  Pyrénées  et  les  Alpes. 

De  là  l'explication  d'une  lutte  qui  a  duré  près  de  quinze 
siècles  avant  la  formation  de  la  magnifique  unité  de  la  France, 
et  qui  s'est  manifestée  sous  les  formes  les  plus  diverses,  depuis 
la  guerre  sur  les  champs  de  bataille  jusqu'à  celle  suscitée  par 
les  lois  de  douanes  dans  les  Parlements. 

Ce  sont  les  produits  du  bassin  de  la  Garonne,  qui,  descendant 
avec  le  fleuve,  se  centralisent  à  Bordeaux,  leur  port  de  mer,  et 
de  là  sont  distribués  dans  les  divers  ports  maritimes,  princi- 
palement dans  ceux  de  l'Océan. 

Le  sol  végétal  présente  dans  sa  formation,  et  par  suite  dans 
son  aptitude  agricole,  les  contrastes  les  plus  frappants.  Tandis 
que  les  grandes  vallées  de  la  Garonne  et  de  ses  affluents,  le 
Tarn,  le  Lot,  la  Dordogne,  offrent  l'aspect  d'une  admirable 
fécondité;  que  les  coteaux  qui  les  bordent  sont  couverts  de 
vignes  ;  que  les  plateaux  eux-mêmes  sont  en  cultures  diverses 
ou  boisés,  une  zone  considérable,  celle  du  littoral  de  l'Océan,  la 
région  des  landes,  offre  un  caractère  tout  différent.  Au  lieu 
des  gras  pâturages,  des  champs  fertiles,  des  riches  vignobles, 
des  bois  magnifiques  tels  que  ceux  qui  garnissent  les  contreforts 
des  Pyrénées,  on  ne  trouve  plus  qu'une  plaine  immense  et 
sans  variation  de  niveau,  formée  de  sables  et  de  graviers.  Le 
regard  s'étend  jusqu'à  l'horizon  sans  fin  sur  la  bruyère  aride, 
et  ne  peut  s'arrêter,  de  loin  en  loin,  que  sur  quelques  maigres 
bouquets  de  pins  rabougris  à  la  triste  verdure. 

Les  eaux,  plus  encore  que  le  sol,  s'opposent  à  la  culture. 
Arrêtées  à  peu  de  distance  de  la  surface  par  un  sous-sol 
imperméable,  ne  trouvant  qu'un  écoulement  lent  et  difficile 
sur  cette  immense  surface  dont  la  pente  est  insensible,  elles 
s'arrêtent  avant  d'arriver  à  l'Océan  devant  la  chaîne  des  dunes, 
et  forment  à  leur  pied  une  longue  suite  d'étangs  insalubres, 
parallèles  au  rivage. 

La  pente  insensible  du  sol  des  landes  Rabaissant  à  l'ouest 
rencontre  la  ligne  d'eau  de  l'Océan  et  se  prolonge  au-dessous, 
formant  une  sorte  de  terrasse  se  rétrécissant  au  nord,  vis-à-vis 
Cordouan,  un  peu  moins  au  sud.  et  atteignant  160  kilomètres 
dans  sa  plus  grande  largeur 


—  23  — 

Le  tableau  n'a  pas  changé  depuis  des  siècles;  et  tout  le  long 
de  ce  rivage  désert  la  mer  mugissante  brise  souvent  la  barque 
du  marin  qui  cherche  à  aborder. 

Et  cependant,  sur  ces  bords  désolés  de  l'Océan,  l'homme 
paraît  avoir  existé  dès  l'époque  la  plus  reculée,  et  on  a  retrouvé 
de  nombreux  vestiges  de  sa  présence  dans  nos  contrées.  Cette 
longue  ligne  de  côtes  inabordables  était,  dès  cette  époque, 
considérée  comme  une  défense  favorable  qui  mettait  les 
habitants  à  l'abri  d'une  attaque  venue  par  mer.  Sur  le  rivage, 
depuis  Arcachon  jusqu  a  la  pointe  du  Gurp  au  nord-ouest  du 
Médoc;  sur  les  rives  du  bassin  d'Arcachon,  et  sur  celles  des 
étangs  du  littoral,  qui  communiquaient  probablement  alors, 
comme  Arcachon,  avec  la  mer,  à  la  Canau,  à  Hourtin  ;  sur  le 
versant  de  la  Gironde,  le  long  des  petits  golfes  qui  dentelaient  la 
rive  gauche  du  fleuve  et  entraient  dans  les  terres,  à  Saint- 
Germain,  à  Vertheuil,  à  Saint-Estèphe,  à  Pauillac,  à  Saint- 
Julien,  à  Bordeaux  même,  les  archéologues  ont  découvert  les 
documents  de  l'existence  de  l'homme  préhistorique,  habitant 
des  cavernes  ou  des  palafittes.  Une  population  palustre, 
signalée  en  1867  par  M.  Delfortrie,  existait  à  Bordeaux, 
probablement  dans  le  marais  ou  étang  que  formait  la  rencontre 
des  ruisseaux  de  la  Devèze  et  du  Peugue  à  leur  embouchure 
dans  la  Garonne. 

L'homme  existait  dans  le  Bordelais,  dans  divers  lieux  du 
bassin  de  la  Garonne,  aux  Pyrénées,  en  Périgord  et  dans 
d'autres  contrées  voisines,  comme  en  Espagne,  en  Italie,  en 
Suisse,  en  Allemagne,  en  Danemark,  et  plus  loin  en  Afrique  et 
en  Amérique.  Partout  il  a  laissé  des  traces  de  son  industrie  et 
de  son  commerce  :  des  haches,  des  flèches,  des  couteaux  en  pierre 
polie,  en  corne  de  cerf  et  en  os  d'animaux;  déjà  de  véritables 
ateliers  de  fabrication  existaient.  Déjà  des  étangs  du  littoral,  de 
Bordeaux,  de  la  Charente,  du  Périgord,  de  l'Ariège,  du  Langue- 
doc, où  grand  nombre  de  ces  ateliers  ont  été  signalés,  les  armes 
et  les  ustensiles  se  répandaient  dans  un  rayon  qui  s'étendait 
progressivement,  et  devenaient  l'objet  d'échanges.  Déjà  naissait 
un  grossier  rudiment  du  commerce.  Suivant  M.  de  Nadaillac 
et  les  écrivains  qui  ont  étudié  ces  époques  préhistoriques,  on 
peut  être  certain  qu'un  véritable  mouvement  commercial  se 
dessinait  entre  diverses  parties  de  la  Gaule;  des  haches 
fabriquées  avec  des  matériaux  étrangers  aux  localités  dans 


—  24  — 

lesquelles  elles  ont  été  trouvées;  des  amas  de  coquillages  de 
l'Océan  et  de  la   Méditerranée  et  paraissant  avoir  servi  de 
monnaie  primitive,  sont  les  traces  et  les  indices  de  ce  com- 
merce (1). 
Ces  premières  manifestations  ne  sauraient  avoir  d'histoire. 

Il  n'entre  pas  dans  notre  sujet  de  rechercher  à  quelle  race 
appartenaient  ces  premiers  habitants  de  notre  sol,  ni  à  quel 
degré  de  civilisation  ils  étaient  arrivés.  Ce  n'est  qu'à  une 
époque  plus  rapprochée  de  nous,  que  nous  pouvons  constater 
dans  la  contrée  l'existence  d'une  race  d'hommes  bien  caracté- 
risée, celle  des  Ibères. 

Les  historiens  racontent  que  les  Ibères,  originaires  de  l'Asie, 
auraient,  à  une  époque  qu'il  est  impossible  de  déterminer, 
traversé  l'Afrique  de  l'est  à  l'ouest,  franchi  le  détroit,  et  se 
seraient  répandus  en  Espagne,  en  Gaule  et  dans  le  nord  de 
l'Italie.  Ils  se  seraient  avancés  jusqu'à  la  Loire,  et  auraient 
plus  tard  été  repoussés  jusqu'au  midi  de  la  Garonne  par  les 
invasions  des  Celtes  et  plus  tard  encore  par  celles  des  Kymris. 
Ceux-ci,  venus  aussi  de  l'Asie,  après  avoir  parcouru  le  nord 
de  l'Europe,  avaient  poursuivi  leur  route  de  l'est  à  l'ouest  par 
la  Germanie,  longé  l'Océan  brumeux,  et  franchi  le  Rhin  près 
de  son  embouchure,  pour  se  répandre  en  Gaule  le  long  des 
côtes  de  la  mer,  chassant  devant  eux  les  Ibères  depuis  la  Loire 
jusque  derrière  la  Garonne. 

Ces  Ibères,  venus  de  si  loin,  avaient-ils  détruit  la  population 
qui  occupait  le  sol  avant  leur  invasion  et  anéanti  toute  trace 
de  son  existence,  ou  s'étaient-ils  mêlés  et  fondus  avec  elle? 
Nous  n'en  savons  absolument  rien;  nous  savons  seulement  que 
dès  que  s'ouvre  l'histoire,  nous  trouvons  les  Ibères  occupant  le 
pays,  et  que  c'est  encore  leur  race  qui  l'habite. 

L'occupaient-ils  au  moment  où  les  Phéniciens  apparurent 
sur  les  rives  de  la  Garonne,  vers  l'année  1100  avant  Jésus- 
Christ,  non  en  conquérants,  mais  en  commerçants? 

Tyr,  la  plus  ancienne  cité  de  commerce,  envoyait  ses  hardis 
navigateurs  explorer  les  contrées  lointaines.  Ils  avaient  établi 
des  comptoirs  sur  tout  le  littoral  de  la  Méditerranée;  et, 
suivant  la  route  du  soleil,  de  l'est  à  l'ouest,  colonisé  le  sud  de 

(1)  De  Nadaillac.  Les  premiers  hommes  et  les  temps  préhistoriques. 


—  25  — 

la  Gaule  et  la  côte  orientale  de  l'Espagne.  Pour  leurs  relations 
commerciales,  ils  avaient  construit  une  route  qui  traversait  le 
midi  de  la  Gaule,  reliant  l'Espagne  à  l'Italie.  Ils  étaient  entrés 
dans  le  bassin  de  la  Garonne  par  la  voie  de  terre  et  par  la  voie 
de  mer.  Remontant  l'Aude,  et  franchissant  le  col,  ils  avaient 
descendu  la  Garonne  jusqu'à  l'Océan,  et  s'étaient  avancés  au 
midi  jusqu'aux  mines  des  Pyrénées.  Plus  tard,  suivant  les 
côtes  d'Espagne,  ils  avaient  dépassé  les  anciennes  colonnes 
posées  au  détroit  par  l'Hercule  phénicien,  le  génie  de  Tyr 
déifié,  et  faisant  le  tour  du  golfe  Tarbellique,  ils  entraient  dans 
l'embouchure  de  la  Gironde;  de  là,  continuant  leur  route  par 
l'Océan,  ils  allaient  chercher  l'étain  aux  îles  Cassitérides,  et 
l'ambre  sur  les  côtes  de  la  mer  du  Nord. 

Les  Tyriens  ne  paraissent  pas  avoir  établi  de  colonies  sur 
les  bords  de  l'Océan,  comme  ils  avaient  fait  sur  ceux  de  la 
Méditerranée;  ils  avaient  fondé  Utique  en  Afrique,  et  Gadès, 
aujourd'hui  Cadix,  en  Espagne. 

Ils  nommèrent  Armorique,  pays  maritime,  cette  vaste 
contrée  baignée  par  la  mer,  à  l'extrémité  du  inonde  connu, 
et  qui  comprenait  les  côtes  de  la  Gaule,  depuis  les  Pyrénées 
jusqu'à  l'extrémité  nord  de  la  Bretagne.  Ils  divisèrent  l'Armo- 
rique  en  nomes  ou  divisions  analogues  à  celles  de  l'Egypte, 
selon  ce  qu'indique  Scaliger. 

Nous  ne  connaissons  pas  de  documents  authentiques  sur 
les  relations  commerciales  des  Phéniciens  avec  les  habitants 
des  bords  de  la  Garonne.  Nous  ne  pouvons  les  apprécier  que 
par  analogie  avec  celles  qu'ils  avaient  établies,  au  dire  des 
historiens,  avec  les  contrées  du  midi  de  la  Gaule  et  de  l'Espagne. 

Ils  apportaient  les  articles  d'échange,  produits  de  leurs 
fabriques  :  du  verre  et  des  poteries,  des  étoffes  teintes  et  des 
tissus  de  laine,  des  métaux  travaillés  et  surtout  des  armes.  Ils 
achetaient  la  résine,  utile  aux  navigateurs;  les  pelleteries, 
alors  abondantes;  les  jambons,  que  produisaient  les  nombreux 
troupeaux  de  porcs  errants  dans  les  bois;  ils  recueillaient  les 
paillettes  d'or  roulées  par  les  rivières,  ils  fouillaient  les  mines 
d'argent  et  de  plomb  des  Pyrénées,  les  mines  de  fer  du 
Périgord;  ils  enseignaient  l'agriculture  et  les  arts  utiles  (1). 

Les  Phéniciens  cachaient  avec  un  soin  jaloux  la  route  qu'ils 

(1)  Heeren.  Idées  sur  le  Commerce  des  principaux  peuples  de  l'antiquité. 


—  26  - 

suivaient  sur  l'Océan  ;  aussi,  après  la  décadence  de  Tyr  et  la 
dispersion  de  la  ligue  phénicienne,  il  fallut  la  retrouver. 

Carthage,  la  plus  illustre  et  la  plus  importante  des  colonies 
de  Tyr,  devait  lui  succéder.  Placée  en  Afrique  sur  la  Médi- 
terranée, à  l'occident  du  monde  antique,  c'était  le  port 
maritime  le  plus  rapproché  de  l'Océan.  Elle  avait  établi  ses 
comptoirs,  comme  Tyr,  sur  les  côtes  méditerranéennes  de  la 
Gaule  et  de  l'Espagne.  Ses  navires  n'abaissèrent  point  leur 
voile  devant  ces  deux  colonnes  de  cuivre,  qui  frappèrent 
si  longtemps  d'étonnement  les  navigateurs  de  la  Méditerranée, 
et  que  le  roi  de  Tyr,  Hiram,  contemporain  et  allié  du  roi  juif 
Salomon,  avait  élevées  à  Gadès  en  l'honneur  du  dieu  Baal- 
Hammon,  le  Seigneur  très  ardent,  le  Soleil,  que  les  Grecs  ont 
identifié  avec  Hercule. 

Vers  l'an  360  avant  Jésus-Christ,  pendant  que  le  Carthaginois 
Hannon,  franchissant  le  détroit,  se  dirigeait  au  sud,  longeait 
la  côte  occidentale  d'Afrique  en  recherchant  les  anciennes 
colonies  ou  comptoirs  des  Phéniciens,  et  poussait  son  voyage 
jusqu'au  Sénégal;  son  compatriote  Himilcon,  remontant  au 
nord,  explorait  les  rives  espagnoles  et  gauloises  de  l'Océan 
pour  retrouver  la  route  maritime  qu'avaient  autrefois  suivie 
les  Phéniciens,  pour  arriver  comme  eux  aux  îles  Cassitérides 
et  se  procurer  l'étain  et  l'ambre. 

Les  deux  Carthaginois  réussirent  dans  leurs  recherches. 

Le  secret  des  vieux  Phéniciens  avait  été  bien  gardé,  car 
avant  la  réussite  des  Carthaginois,  nul  ne  savait  d'où  venaient 
l'ambre  et  l'étain. 

Au  ve  siècle  avant  Jésus-Christ,  Hérodote,  le  père  de  l'histoire, 
disait  que  personne  ne  savait  si  l'Europe  à  l'occident  était 
limitée  par  la  mer.  Il  parle  vaguement  d'un  fleuve,  «  se 
»  dirigeant  vers  la  mer  du  Nord,  et  dont  on  dit  que  nous  vient 
»  l'ambre  »  ;  mais,  ajoute-t-il,  «  quant  aux  extrémités  de 
»  l'Europe  à  l'occident,  je  ne  puis  rien  dire  de  certain.  »  «  Je 
»  ne  connais  pas  non  plus,  dit-il  ailleurs,  les  îles  Cassitérides, 
»  d'où  l'on  nous  apporte  l'étain.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
»  que  l'étain  et  l'ambre  nous  viennent  de  cette  partie  du 
»  monde  (1).  » 

(1)  Hérodote.  —  D.  Hoffman.  Hist.  du  Commerce,  de  la  Géogr.  et  de  la 
Navig.;  trad.  par  J.  Duesberg.  Paris,  1849,  p.  79  et  ss. 


—  21  — 

Nous  pensons  que  les  relations  commerciales  entre  les 
riverains  de  la  Garonne  et  les  Carthaginois,  si  elles  existèrent, 
durent  être  analogues  à  celles  que,  d'après  quelques  historiens, 
nous  avons  indiquées  entre  les  premiers  et  les  Phéniciens; 
toutefois  nous  n'estimons  pas  qu'on  puisse  leur  attribuer  une 
grande  importance.  La  route  de  mer  était  longue,  difficile  et 
probablement  très  peu  fréquentée.  Quant  à  la  route  de  terre, 
pour  aller  de  l'Océan  à  la  Méditerranée,  elle  était,  outre  sa 
longueur  et  ses  difficultés,  très  dangereuse,  à  une  époque  où 
tout  étranger  était  un  ennemi,  et  toute  marchandise  un  butin 
désirable. 

Après  la  destruction  de  Carthage  par  les  Romains,  des 
colonies  grecques  vinrent  s'établir  sur  les  côtes  méridionales 
de  la  Gaule.  Elles  venaient  des  îles  de  l'Asie  mineure,  colonies 
elles-mêmes  de  la  grande  Grèce.  Les  trois  fédérations  des 
Éoliens,  des  Doriens,  des  Ioniens,  eurent  chacune  leurs  établis- 
sements et  leurs  comptoirs. 

Marseille  fut  fondée  par  les  Phocéens  de  la  ligue  ionienne. 

Les  Doriens  vinrent  s'établir  dans  le  midi  de  la  Gaule  et  sur 
les  bords  de  l'Océan.  Ammien  Marcellin  rapporte  cette  tradi- 
tion. Justin  ajoute  que  les  Grecs  apprirent  aux  Gaulois  des 
provinces  méridionales  à  cultiver  les  champs,  à  planter  l'olivier, 
à  tailler  la  vigne,  à  entourer  leurs  villes  de  murailles,  à  terminer 
leurs  différends  par  la  voie  de  la  justice.  Il  dit  qu'ils  communi- 
quèrent si  bien  à  ces  Gaulois  les  bienfaits  de  la  civilisation 
dont  ils  jouissaient  eux-mêmes,  qu'on  eût  dit  que  ce  n'était  pas 
la  Grèce  qui  s'était  établie  dans  cette  partie  des  Gaules,  mais 
plutôt  que  cette  partie  des  Gaules  pouvait  être  considérée 
comme  la  Grèce  elle-même  (1). 

Les  relations  des  Doriens  avec  les  peuples  indigènes  étaient 
devenues  si  étroites  que  plusieurs  écrivains  anciens  donnaient 
à  ces  peuples  le  nom  de  Doriens.  Suivant  saint  Jérôme,  les 
Aquitains  se  prétendaient  originaires  de  la  Grèce  (2). 

Ils  s'étaient  promptement  familiarisés  avec  la  langue  grecque 
qui  était  devenue  la  langue  usuelle  de  l'administration  et  des 
affaires.  Le  langage  populaire  lui-même  lui  avait  fait  de 
nombreux  emprunts  qu'il  avait  mélangés  à  l'idiome  ibérique, 

(1)  Justin,  lib.  XLIII,  cap.  iv. 

(2)  Prolog,  in  lib.  II,  Comment,  in  Apostol.  ad  Galat.,  c.  m. 


—  28  — 

c'est-à-dire  au  basque.  Quand  César  arriva  dans  les  Gaules,  il 
trouva  partout  la  langue  grecque  en  usage  (1).  Les  divers 
dialectes  de  la  langue  romane  ont  conservé  un  grand  nombre 
de  dénominations  géographiques,  de  noms  d'hommes  et 
d'expressions  diverses  empruntés  au  grec  ;  et  de  nos  jours 
encore  subsistent  de  nombreux  vestiges  de  cette  durable 
empreinte  (2). 


Article  2.  —  L' Aquitaine  avant  l'arrivée  des  Romains. 

Si  nous  rassemblons  les  traits  divers  que  les  anciens  histo- 
riens ont  tracés  de  nos  ancêtres  à  l'époque  dont  nous  parlons, 
nous  voyons  que  ceux-ci  avaient  conservé  les  caractères  prin- 
cipaux de  la  race  ibérique.  Strabon,  Ammien  Marcellin,  Diodore 
de  Sicile,  nous  ont  transmis  l'image  fidèle  de  nos  pères  (3). 

D'une  taille  moins  haute,  mais  plus  élégante  et  plus  souple 
que  celle  des  Celtes,  leurs  voisins,  dont  ils  étaient  séparés  par 
le  fleuve,  ils  laissaient  reconnaître  à  leurs  yeux  noirs  et 
expressifs,  à  leur  teint  pâle,  doré  par  le  soleil,  les  indices  de 
leur  origine.  Ils  étaient  sobres,  endurcis  à  la  fatigue,  intrépides 
dans  les  combats  ;  mais  vifs,  légers,  curieux,  amis  des  plaisirs, 
du  jeu  et  de  la  parure,  fiers  de  la  beauté  de  leurs  femmes 
qu'admiraient  les  étrangers. 

Au  moment  où  les  Romains  vont  arriver  dans  leurs  contrées, 
ils  fondaient  lentement  à  Burdigala  un  marché,  un  emporium, 
qui  était  destiné  à  prendre  une  importance  croissante.  Ils 
étaient  déjà  en  relations  avec  la  Méditerranée  par  Marseille  ; 
ils  allaient  l'être  avec  Narbonne  qui  venait  pour  ainsi  dire  de 
naître,  car  sa  fondation  ne  remonte  qu'à  l'année  118  avant 
Jésus-Christ,  et  qui  déjà  cherchait  à  rivaliser  avec  Marseille. 

Jusqu'alors  le  courant  commercial  entre  la  Méditerranée  et 
les  pays  du  Nord  s'était  établi  principalement  par  le  cours  de 
la  Seine  et  par  celui  de  la  Loire.  Jules  César  nous  dit  que  la 
navigation  maritime  était  très  développée  chez  les  peuples 

(4)  César.  Comment.,  I,  29,  et  VI,  44.  —  Am.  Thierry. flirt,  des  Gaulois,  I,  538. 

(2)  H.  Ribadieu.  Une  colonie  grecque  dans  les  landes  de  Gascogne. 

(3)  Strabon,  liv.  IV,  p.  176-189.  —  Ammien  Marcellin,  1.  XV,  c.  xn.  — 
Diodore  de  Sicile,  1.  V,  c.  xxxm. 


—  29  — 

de  Bretagne  et  surtout  chez  ceux  placés  à  l'embouchure  de  la 
Loire.  Leur  marine  était  très  supérieure  à  celle  des  Romains. 
«  La  navigation  est  tout  autre,  dit-il,  sur  une  mer  enfermée 
»  au  sein  des  terres,  que  sur  le  vaste  et  immense  Océan  (1).  » 
Les  habitants  de  Vannes  possédaient  un  grand  nombre  de 
vaisseaux  avec  lesquels  ils  trafiquaient  en  Bretagne  et  sur  le 
littoral  ;  ils  avaient  pour  tributaires  presque  tous  les  naviga- 
teurs étrangers  (2). 

César  fit  construire  des  navires  à  l'embouchure  de  la  Loire  (3)  ; 
il  fit  venir  des  marins  et  des  pilotes  de  Narbonne. 

Il  envoya  Crassus  pour  empêcher  les  Aquitains  de  venir  en 
aide  aux  Gaulois  ;  mais  il  n'indique  pas  à  l'embouchure  de  la 
Garonne  un  mouvement  maritime  et  commercial  analogue  à 
celui  qu'il  a  décrit  pour  la  Loire.  Bien  plus,  quand  il  raconte 
l'expédition  de  Crassus,  et  qu'il  énumère  toutes  les  populations 
qui  habitaient  l'Aquitaine,  il  ne  fait  mention  ni  de  Burdigala 
ni  des  Bituriges.  L'opinion  générale  des  historiens  en  a  conclu 
que  Bordeaux  n'existait  pas  à  cette  époque. 

Cependant  Strabon  qui  écrivait  au  Ier  siècle  de  l'ère  chrétienne, 
c'est-à-dire  une  centaine  d'années  après  César,  parle  à  la  fois 
de  Bordeaux  et  de  la  population  dont  elle  était  la  capitale  ;  il  dit 
que  la  place  de  commerce  des  Bituriges  Iosques  est  Burdigala, 
ville  située  sur  une  espèce  d'anse  formée  par  la  Garonne  (4). 

Strabon  fait  ressortir  la  situation  remarquable  de  la  Gaule 
pour  le  commerce  :  «  Ce  qui  mérite  d'être  signalé,  c'est 
»  l'heureuse  correspondance  qui  règne  dans  ces  contrées  par 
»  les  fleuves  qui  les  arrosent  et  par  les  deux  mers  dans 
»  lesquelles  ces  derniers  versent  leurs  eaux  ;  correspondance 
»  qui,  si  l'on  y  porte  attention,  constitue  en  grande  partie 
»  l'excellence  de  ce  pays  par  la  grande  facilité  qu'elle  donne 
»  aux  habitants  de  communiquer  les  uns  avec  les  autres,  et  de 
»  se  procurer  mutuellement  tous  les  secours  et  toutes  les 
»  choses  nécessaires  à  la  vie.  Cet  avantage  devient  surtout 
»  sensible  en  ce  moment  où,  jouissant  des  bienfaits  de  la 
»  paix,  ils  s'appliquent  à  cultiver  la  terre  avec  plus  de  soin, 
»  et  se  civilisent  de  plus  en  plus.  Une  si  heureuse  disposition 


M)  César.  De  bello  gall.,  1.  IV,  c.  ni,  c.  ix. 
(2-3)  César.  De  bello  gall. ,  1.  III,  c.  vin. 
(4)  Strabon.  Géogr.,  lib.  IV,  c.  n,  tit.  II. 


—  30  — 

»  des  lieux,  par  cela  même  qu'elle  semble  être  l'ouvrage  d'un 
»  être  intelligent,  suffirait  pour  prouver  la  Providence  (1).  » 

Arrivant  aux  relations  établies  de  son  temps  entre  Burdigala 
et  la  Méditerranée,  Strabon  les  décrit  très  exactement. 

«  11  y  a  quatre  endroits,  dit-il,  où  l'on  s'embarque  pour 
»  passer  du  continent  aux  îles  de  Bretagne  :  ce  sont  les 
»  embouchures  du  Rhône,  de  la  Seine,  de  la  Loire  et  de  la 
»  Garonne.  » 

Il  est  très  explicite  pour  la  Garonne  :  «  Après  avoir  remonté 
»  l'Aude  un  peu  au-dessus  de  Narbonne,  les  marchands 
»  arrivent  à  la  Garonne  par  un  chemin  de  sept  à  huit  cents 
»  stades;  ce  dernier  fleuve  les  porte  à  l'Océan  (2).  »  Au  retour, 
les  marchandises  venant  de  l'Océan  remontaient  le  fleuve  avec 
la  marée  jusqu'au  pays  des  Lingones  (Langon);  et  de  là  avec 
les  bateaux  à  voiles  et  à  rames  jusqu'à  Toulouse;  pour,  après 
la  traversée  du  col  par  les  bêtes  de  somme,  arriver  à  Narbonne 
ou  à  Arles  et  à  Marseille. 

Ces  marchandises  venant  de  l'Océan  pour  être  distribuées  en 
grande  partie  dans  le  bassin  de  la  Garonne  ne  nous  sont  pas 
inconnues. 

C'était  l'étain  de  Cornouailles  et  des  îles  Cassitérides,  des 
esclaves,  des  peaux  et  des  cuirs  de  la  Grande-Bretagne,  des 
chiens  de  chasse  et  de  garde. 

Des  provinces  romaines  du  sud  de  la  Gaule  et  de  l'Italie, 
Burdigala  recevait  dans  son  emporium  des  étoffes  de  laine 
fine  et  des  vêtements,  des  tissus  teints  de  diverses  couleurs, 
des  poteries,  des  verroteries,  des  savons,  des  huiles,  des  outils 
divers,  et  surtout  des  armes. 

Bordeaux  pouvait  livrer  à  l'exportation  des  produits  du  sol: 
le  miel,  la  cire  et  la  résine  des  Landes;  divers  métaux  :  l'or  des 
sables  des  rivières  pyrénéennes  et  de  la  Garonne  elle-même,  le 
cuivre  et  le  plomb  argentifère  des  Pyrénées,  le  fer  du  Périgord, 
du  Rouergue  et  des  Landes;  des  laines  brutes;  des  toiles  et 
des  chanvres;  des  viandes  salées  et  des  jambons  de  porc 
renommés. 

Depuis  longtemps  les  Aquitains  cultivaient  la  vigne;  mais 
leurs  vins,  qui  n'allaient  pas  tarder  à  conquérir  une  éclatante 

(1)  Strabon.  Géogr.,  lib.  IV.  —  (2)  Id. 


—  31  — 

renommée,  ne  sont  pas  encore  mentionnés  comme  une  mar- 
chandise formant  un  article  important  de  commerce. 

Tel  était  l'état  du  commerce  de  Bordeaux  peu  après  l'arrivée 
des  Romains  en  Aquitaine.  Nous  allons  étudier  le  développe- 
ment qu'il  va  prendre  lorsque  la  Gaule  tout  entière  sera 
devenue  romaine. 

Article  3.  —  Burdigala  et  les  Bituriges  Iosques 
ou  Vivisques. 

Mais  auparavant  il  nous  semble  utile  de  savoir  de  quelle 
race  étaient  ces  populations  qui  occupaient  le  territoire  actuel 
du  Bordelais  et  du  Médoc,  formant  alors  une  partie  de 
l'Aquitaine. 

Etaient-elles  de  race  ibérique  comme  les  autres  populations 
de  l'Aquitaine;  appartenaient-elles  au  contraire  à  la  race  celte 
ou  gauloise  ? 

Les  Romains  comprenaient  sous  la  désignation  collective  de 
Galli  tous  les  peuples  qui  habitaient  le  territoire  actuel  de  la 
France,  de  la  Méditerranée  à  l'Océan,  des  Pyrénées  aux  Alpes 
et  au  Rhin.  Mais  cette  dénomination  n'avait  qu'une  acception 
géographique  et  s'appliquait  cà  des  peuples  de  races  différentes. 

«  La  Gaule  tout  entière,  dit  César,  toujours  si  admirable- 
»  ment  exact,  est  divisée  en  trois  parties,  dont  une  est  habitée 
>  par  les  Belges-,  une  autre  par  les  Aquitains;  la  troisième 
»  par  ceux  qui,  dans  leur  propre  langue,  s'appellent  Celtes  et 
»  que  dans  la  nôtre  nous  nommons  Gaulois.  Ces  peuples 
»  diffèrent  entre  eux  par  le  langage,  les  mœurs  et  les  lois.  » 

«  La  Marne  et  la  Seine,  ajoute  César,  séparent  les  Gaulois 
»  des  Belges;  le  fleuve  la  Garonne  sépare  les  Gaulois  des 
»  Aquitains  (1).  » 

Ces  peuplades  aquitaines,  qui  occupaient  le  territoire  entre 
la  Garonne,  les  Pyrénées  et  l'Océan,  formaient  la  confédération 
des  Tarhelles  et  avaient  donné  leur  nom  au  golfe  Tarbellique. 
Elles  étaient  ibères  d'origine  et  avaient  la  même  langue,  les 
mêmes  mœurs  et  le  même  aspect  que  les  peuples  ibères  et 
basques  qui  appartenaient  à  la  même  race  et  habitaient  les 
deux  versants  des  Pyrénées. 

(1)  César.  De  iello  gall.,  1.  III. 


—  32  — 

Nous  avons  déjà  dit  que  César,  lorsqu'il  raconte  la  guerre 
des  Gaules,  ne  parle  pas  des  populations  qui  habitaient  le 
Bordelais  actuel,  au  nord  des  Vasates  (Bazadais)  dont  il  parle 
longuement. 

Moins  d'un  siècle  après,  Strabon  s'exprimait  en  ces  termes  : 
«  La  Garonne,  après  s'être  grossie  de  trois  autres  rivières,  va 
»  se  jeter  dans  l'Océan  entre  le  pays  des  Bituriges  Iosques 
»  et  celui  des  Santones,  deux  peuples  gaulois  d'origine.  »  Il 
ajoute  :  «  Les  Bituriges  sont  le  seul  peuple  étranger  qui  habite 
»  parmi  les  Aquitains,  sans  en  faire  partie.  Leur  place  de 
»  commerce  est  Burdigala,  ville  située  sur  une  espèce  d'anse 
»  formée  par  la  Garonne  (1).  » 

Presque  tous  les  écrivains  qui  se  sont  occupés  de  l'histoire 
de  Bordeaux  ont  copié  renonciation  faite  par  Strabon  et  l'ont 
adoptée.  Saint  Isidore  de  Séville  clans  ses  Étymologies,  Vinet 
dans  ses  Commentaires  sur  Ausone,  Hauteserre,  dom  Devienne, 
et  bien  d'autres. 

Mais  les  historiens  sont  en  désaccord  lorsqu'il  s'agit  de 
savoir  à  quelle  époque  et  dans  quelles  circonstances  ces  tribus 
gauloises  seraient  venues  s'implanter  au  nord  des  tribus 
aquitaines  de  race  ibérique. 

Suivant  quelques  historiens,  ce  serait  au  vie  siècle  avant 
Jésus-Christ,  que  deux  peuples  d'origine  celtique  seraient 
venus  s'établir  entre  la  Garonne  et  l'Océan,  dans  cette  contrée 
qui  portait  alors  le  nom  d'Armorique,  et  au  nord  de  la  Confé- 
dération des  Tarbelles  Aquitains.  C'étaient  les  Boïens  et  les 
Bituriges. 

Suivant  d'autres  historiens,  qui  sont  d'ailleurs  muets  sur 
les  Boïens  ou  Boïes,  les  Bituriges  ne  se  seraient  établis  en 
Aquitaine  que  six  siècles  plus  tard;  et  ces  Gaulois  auraient  été 
des  fugitifs  des  Bituriges  du  Berry,  qui,  fuyant  la  colère  de 
Jules  César,  auraient  traversé  le  centre  des  Gaules,  franchi  la 
Garonne,  et  se  seraient  réfugiés  dans  la  contrée  située  entre 
la  Garonne  et  l'Océan,  où  ils  auraient  fondé  Bordeaux.  C'est 
l'opinion  que  développe  clom  Devienne  (2). 

Nous  croyons  ces  deux  affirmations  aussi  inexactes  l'une  que 
l'autre.  Nous  pensons  que  les  Bituriges  du  Bordelais  n'étaient 


(1)  Strabon.  Géogr.,  1.  IV,  c.  h,  t.  II. 

(2)  Hist.  de  Bordeaux,  p.  x  et  ss. 


—  33  — 

point  venus  des  bords  de  la  Haute-Loire  après  la  soumission 
du  Berry  par  Jules  César;  et  nous  croyons  encore  que  ces 
Bituriges  Iosques,  Vivisques  ou  Ubisques,  n'étaient  point  de 
race  celte,  mais  bien  de  race  ibérienne,  comme  tous  les  autres 
habitants  de  l'Aquitaine. 

Nous  ne  pouvons,  dans  une  étude  spécialement  consacrée  au 
commerce,  entrer  dans  une  longue  discussion  à  ce  sujet;  nous 
devons  nous  borner  à  indiquer  rapidement  les  principaux 
motifs  de  notre  opinion.  Nous  ne  le  ferions  même  pas,  si  les 
questions  d'origine  et  de  race  n'avaient  pas  une  importance 
quelquefois  considérable  pour  expliquer  les  tendances  des 
peuples  et  même  les  événements  de  leur  vie. 

Commençons  par  établir  que  les  Bituriges  de  Bordeaux 
n'étaient  point  des  Bituriges  du  Berry. 

Le  bénédictin  dom  Devienne  dit  expressément  :  «  On  ne 
»  connaît  point  d'autre  peuple  dans  les  Gaules  qui  ait  porté 
»  ce  nom  de  Bituriges  que  ceux  du  Berry.  »  Et  plus  loin  : 
«  Saint  Isidore  dans  ses  Étyynologies,  Vinet,  dans  ses  Notes 
»  sur  Ausone,  et  Hauteserre,  ont  cru  que  les  Bituriges  Vivisques 
»  étaient  une  colonie  des  Bituriges  Cubes...  ;  tout  concourt 
»  donc  à  nous  persuader  que  ce  fut  la  terreur  des  armes  de 
»  César  qui  obligea  une  partie  des  Bituriges  à  se  réfugier  sur 
»  les  bords  de  la  Garonne.  » 

Cette  assertion  n'est  fondée  que  sur  une  similitude  de  noms; 
elle  ne  se  justifie  par  aucune  preuve  sérieuse,  et  nous  devons 
remarquer  que  ni  Jules  César,  ni  les  auteurs  presque  contem- 
porains de  Jules  César,  ni  Strabon,  ni  Ptolémée,  ni  Pline,  n'indi- 
quent cette  migration  des  peuplades  gauloises  du  Berry  vers 
l'Aquitaine;  mais  qu'au  contraire,  les  documents  historiques  les 
plus  incontestables  démontrent  que  nulle  colonie  de  réfugiés  du 
Berry  ne  s'établit  en  Aquitaine  après  la  défaite  des  habitants 
par  Jules  César. 

L'autorité  la  plus  certaine  qui  puisse  être  invoquée  sur  un 
fait  de  cette  nature  est  sans  contredit  celle  de  César  lui-même. 
Or,  non  seulement  César  ne  dit  nulle  part  que  les  habitants 
du  Berry,  fuyant  devant  lui,  se  retirèrent  en  Aquitaine  ;  mais 
il  dit  au  contraire  très  expressément  qu'ils  restèrent  dans  leur 
pays  sur  les  bords  de  la  Loire.  Voici  comment  il  s'exprime  (1)  : 

(1)  Debellogal!ico,\.  VIII. 


—  34  — 

César,  craignant  une  prise  d'armes,  va  rejoindre  la  13e  légion 
qu'il  avait  laissée  sur  la  frontière  des  Bituriges  (de  la  Loire)  ; 
y  ajoute  la  11e;  et  conduit  l'armée  dans  le  pays  fertile  des 
Bituriges.  Ce  peuple  possédait  un  vaste  territoire  et  un  grand 
nombre  de  places  fortes.  César  surprit  ces  hommes  dispersés, 
cultivant  leurs  champs  sans  défiance.  Ils  furent  écrasés  par 
la  cavalerie,  et  on  fit  des  milliers  de  captifs.  Ceux  des 
Bituriges  qui  avaient  pu  échapper  à  notre  première  approche 
cherchèrent  un  asile  chez  les  nations  voisines  avec  lesquelles 
ils  étaient  unis  par  des  alliances  publiques  ou  par  les  liens 
de  l'hospitalité.  Ce  fut  en  vain:  César  ne  le  permit  pas. 
Aussi  les  Bituriges,  voyant  que  la  clémence  de  César  offrait 
un  facile  retour  à  son  amitié,  et  que  les  villes  voisines 
n'avaient  à  souffrir  d'autre  peine  que  de  livrer  des  otages, 
imitèrent  leur  exemple.  » 
Il  est  donc  certain  que  les  Bituriges  ne  purent  trouver  un 
refuge,  même  chez  les  nations  voisines  et  amies  de  même  race 
qu'eux.  César  ne  le  permit  pas;  ils  implorèrent  sa  clémence, 
livrèrent  des  otages,  ne  furent  pas  dépossédés,  et  ne  quittèrent 
pas  leur  pays. 

Et  comment  admettre  que  si  Jules  César  ne  permit  pas  aux 
Bituriges  de  la  Loire  de  chercher  un  asile  chez  les  nations 
voisines  de  même  race,  quelques  débris  de  ces  tribus  vaincues 
et  décimées  eussent  pu  accomplir  avec  succès  cette  longue 
émigration  à  main  armée  jusque  sur  la  rive  gauche  de  la 
Garonne,  passer  sur  le  corps  à  toutes  ces  peuplades  guerrières 
fixées  entre  la  Loire  et  la  Garonne,  les  Lemovicii,  les  Cadurci, 
les  Petrocorii  ou  les  Santones,  et  enfin  commencer  et  réussir 
une  guerre  de  conquête  et  d'expropriation  contre  les  habitants 
du  territoire  entre  la  Garonne  et  l'Océan,  les  belliqueux 
Aquitains  de  race  étrangère  sinon  ennemie? 

Un  exemple  frappant  démontre  d'ailleurs  l'impossibilité  à 
cette  époque  d'une  pareille  migration.  Quand  les  Helvétiens 
voulurent  aller  se  fixer  auprès  des  Santones,  sur  les  bords  de 
l'Océan,  ils  partirent  en  bon  ordre,  sous  la  conduite  de  leurs 
chefs  :  ils  ne  formaient  pas  une  troupe  de  vaincus  et  de  fuyards  ; 
c'étaient  les  peuples  les  plus  guerriers  de  la  Gaule,  et  ils  étaient 
alors  dans  toute  leur  puissance,  n'ayant  jamais  encore  été 
vaincus.  Cependant  ils  ne  purent  accomplir  leur  expédition. 
Les  peuples  dont  il  leur  fallait  traverser  le  territoire  s'oppo- 


—  35  — 

sèrent  à  leur  passage  et  prirent  les  armes,  les  Romains 
accoururent  à  leur  secours,  et  les  Helvétiens  furent  battus  et 
dispersés.  Comment  les  Bituriges,  qui  nous  sont  représentés 
comme  des  fugitifs  en  désordre,  auraient-ils  pu  surmonter  les 
mêmes  obstacles  ? 

L'abbé  Baurein  l'a  bien  compris  (1).  Les  Bituriges  de  la 
Garonne  n'étaient  pas  une  colonie  des  Bituriges  de  la  Loire 
fuyant  devant  Jules  César. 

Les  Bituriges  de  la  Loire  auraient-ils  accompli  leur  migration 
à  une  époque  plus  reculée  ? 

Amédée  Thierry  l'indique  dans  son  Histoire  des  Gaulois  et 
fixe  cet  événement  vers  l'an  600  avant  Jésus-Christ  (2). 

Suivant  cet  historien,  deux  tribus  gauloises  s'étaient  fixées 
à  cette  époque  entre  l'Océan  et  la  Garonne;  l'une,  celle  des 
Boïes,  aux  abords  du  bassin  d'Arcachon,  et  l'autre,  celle  des 
Bituriges,  au  nord  des  Vasates  et  des  Boïes,  occupant  tout  le 
triangle  entre  le  fleuve  et  la  mer.  C'est  à  peu  près  à  la  date  de 
la  fondation  de  Marseille  par  les  Phocéens  qu' Amédée  Thierry 
place  l'invasion  des  Boïes  et  des  Bituriges  en  Aquitaine. 

Il  raconte  que  les  Kymris,  descendant  du  même  rameau 
que  les  Galls,  mais  devenus  presque  distincts  et  étrangers 
par  l'effet  d'une  longue  séparation,  occupaient  une  vaste 
étendue  de  pays,  et  s'étendaient,  nomades  et  vagabonds,  de  la 
Chersonèse  Taurique,  d'un  côté  vers  l'Asie,  et  de  l'autre  sur 
les  bords  du  Danube.  Ce  serait  de  l'an  630  à  l'an  590  avant 
Jésus-Christ  que,  poussés  à  leur  tour  par  les  populations  des 
Scythes  et  des  Teutons,  que  refoulaient  elles-mêmes  d'autres 
hordes  d'envahisseurs,  les  Kymris  franchirent  le  Rhin  et  se 
répandirent  en  Gaule,  le  long  du  littoral  de  l'Océan.  Une  de 
leurs  tribus,  celle  des  Boïes,  passant  la  Garonne,  et  laissant 
sur  la  rive  droite  les  Santones,  de  même  race  kymrique,  serait 
venue  s'établir  aux  bords  de  l'Océan,  dans  les  landes  des 
Tarbelles  de  race  aquitanique. 

Il  ajoute  qu'à  la  même  époque,  vers  l'an  587  avant  Jésus- 
Christ,  tandis  que  le  mouvement  continu  de  l'invasion 
kymrique  poussait  de  l'ouest  à  l'est  les  populations  celtiques 
sur  leurs  voisins  les  Bituriges,  les  Edues,  les  Arvernes,  peuples 

(1)  Baurein.  Var.  bordel,  t.  II,  p.  163,  éd.  orig.;  t.  II,  p.  251,  éd.  Méran. 

(2)  Am.  Thierry.  Hist.  des  Gavlois,  l.  IV,  c.  i,  p.  431,  éd.  1858. 


—  36  — 

de  même  race  qui  occupaient  le  centre  de  la  Gaule,  une  tribu 
des  Bituriges,  entraînée  par  une  impulsion  contraire,  vint  de 
l'est  à  l'ouest  s'établir  au-dessus  des  Boïes  entre  la  Gironde  et 
l'Océan  (1). 

Nous  cherchons  vainement  les  preuves  de  cette  assertion 
d'Amédée  Thierry.  Il  nous  indique  lui-même  que  ce  n'est 
qu'une  hypothèse  :  «  Qu'on  crie  donc  tant  qu'on  voudra  à 
»  l'hypothèse,  dit-il;  je  n'ai  jamais  eu  la  prétention  d'offrir 
»  ici  autre  chose  (2).  » 

Nous  nous  demandons  comment,  si  ces  deux  populations 
d'origine  gauloise  eussent  été  établies  depuis  plus  de  cinq 
cents  ans  avant  Jules  César  sur  la  rive  gauche  de  la  Garonne, 
occupant  un  aussi  vaste  territoire  que  celui  qui  s'étend  depuis 
Langon  jusqu'à  l'embouchure  de  la  Gironde,  comment  César, 
si  exact,  si  précis,  si  bien  renseigné  sur  tout  ce  qui  avait  trait  à 
ses  expéditions  guerrières  et  à  celles  de  ses  lieutenants,  aurait 
pu  dire  :  «  La  Garonne  sépare  les  Gaulois  des  Aquitains  », 
alors  que  sur  près  de  150  kilomètres  les  deux  rives  du  fleuve 
auraient  été  occupées  par  des  Gaulois.  Il  aurait  évidemment 
écrit  comme  Strabon  :  «  La  Garonne  coule  entre  les  Bituriges 
Iosques  et  les  Saintongeois,  qui  sont  deux  peuples  gaulois.  » 

Strabon  est  à  vrai  dire  la  seule  autorité  sérieuse  sur  laquelle 
on  puisse  s'appuyer  pour  admettre  l'origine  gauloise  des 
Bituriges  Vivisques  du  Bordelais  et  de  la  Garonne.  Nous  allons 
indiquer  les  motifs  pour  lesquels  nous  ne  partageons  pas  cette 
opinion,  et  nous  préférons  celle  de  César. 

César  parle  en  homme  de  guerre,  et  de  choses  qu'il  a  vues. 

Strabon  est  un  savant  qui  parle  d'après, autrui.  Le  nombre 
des  auteurs  qu'il  cite  sur  la  Gaule  est  considérable,  mais 
tous  ces  auteurs  ne  méritent  pas  le  même  degré  de  confiance. 
Les  noms  d'Homère,  Eschyle,  Aristote,  Polybe,  Apollodore, 
Timagène,  reviennent  à  chaque  pas  dans  ses  pages  ;  mais  nous 
ne  savons  quel  est  l'auteur  qui  a  pu  lui  transmettre  l'affirmation 
que  les  Bituriges  de  la  Garonne  étaient  de  race  gauloise.  Il 
puise  surtout  dans  les  relations  de  Posidonius  qui  avait  visité 
la  Gaule  quelques  années  auparavant.  Mais  est-ce  là  qu'il  a 

(1)  Am.  Thierry.  Hist.  des  Gaulois,  p.  1 44  et  ss.  —  Voir  aussi  p.  13  etss.,  23 
45,  75  et  ss.,  14  3,  453,  428  et  ss. 

(2)  Am.  Thierry.  Note  p.  144  et  145. 


—  37  — 

recueilli  son  affirmation?  Les  relations  de  Posidonius  sont 
perdues.  C'est  donc  à  l'aide  d'autorités  étrangères  et  non  sui- 
des notions  personnelles  que  Strabon  a  écrit  et  qu'il  se  trouve 
en  désaccord  avec  les  assertions  de  César  (1). 

Strabon  énonce  comme  un  fait  que  les  Bituriges  de  la 
Garonne  étaient  de  race  gauloise  ;  il  ne  fournit  aucun  document 
comme  preuve.  Il  ne  parle  pas  des  Boïens,  leurs  voisins.  Les 
auteurs  à  peu  près  contemporains,  Pomponius  Mêla,  Pline, 
Ammien  Marcellin,  Timagène,  ne  nous  fournissent  aucune 
donnée  confirmant  le  fait  dont  il  s'agit.  C'est  dans  Jules  César 
et  dans  Strabon  lui-même  que  nous  allons  trouver  les  motifs 
qui  nous  font  admettre  l'assertion  du  premier,  et  repousser 
celle  du  second. 

Commençons  par  bien  définir  de  quel  territoire  il  est  question. 

Le  territoire  occupé  par  les  Boïes  aux  environs  du  bassin 
d'Arcachon  est  bien  connu;  il  forme  aujourd'hui  le  canton  do 
La  Teste.  Le  territoire  occupé  par  lés  Bituriges  Iosques,  au 
dire  de  Strabon,  comprenait  non  seulement  les  environs  de 
Bordeaux,  au  nord  des  Vasates,  qui  occupaient  le  Bazadais 
et  qui  étaient  Aquitains,  mais  s'étendait  sur  la  rive  gauche  de 
la  Garonne  jusqu'à  l'embouchure.  Strabon  le  dit  expressément  : 
La  Garonne,  après  avoir  reçu  les  eaux  de  trois  rivières,  sépare 
les  Bituriges  Iosques  des  Saintongeois. 

«  Or,  il  est  certain,  dit  l'abbé  Baurein,  que  ce  n'est  qu'au 
»  Bec  d'Ambès  (quatre  lieues  au-dessous  de  Bordeaux)  que  la 
»  Garonne  reçoit  dans  son  sein  le  troisième  fleuve;  ce  n'est 
»  donc  qu'en  dessous  de  ce  lieu  qu'elle  coule  entre  les  Santones 
»  et  les  Bituriges  Iosques.  Strabon  place  ainsi  les  Bituriges 
»  Iosques  dans  la  contrée  que  nous  appelons  le  Médoc,  et  qui 
»  était  alors  occupée  par  les  Medulli.  Il  fallait  donc,  continue 
»  Baurein,  que  les  Bituriges  Iosques  ne  formassent  qu'un 
»  même  peuple  avec  les  Medulli,  puisqu'ils  habitaient  le  même 
»  territoire  (2).  »  Ptolémée  confirme  que  le  territoire  occupé 
par  les  Medulli  était  bien  le  même  que  celui  des  Bituriges,  lors- 
qu'il attribue  à  ces  derniers  le  port  de  Noviomagos  en  Médoc, 
que  l'on  présume  avoir  occupé  l'emplacement  actuel  de  Soulac. 

Mais  les  Medulli  n'occupaient  pas  seulement  ce  que  nous 

(!)  Am.  Thierry.  Hist.  des  Gaulois,  p.  11. 

(2)  Baurein.  Variétés  bordel.,  édit.  orig.,  t.  II,  p.  163. 


—  38  — 

appelons  aujourd'hui  le  Médoc,  et  qui  s'étend  depuis  l'embou- 
chure de  la  Gironde  jusqu'à  Blanquefort ;  ils  remontaient 
au  sud  jusqu'aux  limites  du  Bazadais.  Eysines,  Bruges, 
Le  Taillan,  Mérignac,  Pessac,  le  canton  de  La  Brède,  le  canton 
de  Belin,  extrême  limite  de  l'arrondissement  de  Bordeaux, 
étaient  encore  au  xvie  siècle  situés  en  Médoc  ou  plutôt,  comme 
on  disait  alors,  en  Médoult  (1). 

Nous  n'avons  guère  de  renseignements  particuliers  s'appli- 
quant  spécialement  aux  Bituriges  Iosques,  mais  nous  en  avons 
de  nombreux,  émanant  de  Jules  César  et  de  Strabon  lui-même, 
sur  les  différences  considérables  distinguant  les  Aquitains  de 
race  ibère,  et  les  Gaulois  de  race  celte.  Nous  allons  constater 
les  caractères  de  chacune  de  ces  deux  races,  et  nous  les 
appliquerons  ensuite  aux  populations  des  arrondissements  de 
Bordeaux  et  de  Lesparre,  qui  comprennent  celles  des  anciens 
Boïens  et  des  Bituriges  Yivisques  ou  Medulli. 

Jules  César  constate  que  les  Gaulois  et  les  Aquitains  diffèrent 
par  le  langage,  les  mœurs  et  les  lois  (2).  Strabon  ajoute  la 
comparaison  des  caractères  physiologiques  des  races,  tels  que 
la  conformation  du  corps.  Il  conclut  que  les  Aquitains  ne 
ressemblaient  pas  aux  Gaulois,  mais  aux  Ibères. 

Le  Gaulois  était  robuste  et  de  haute  stature;  il  avait  le  teint 
blanc,  les  yeux  bleus,  les  cheveux  blonds  ou  châtains  qu'il 
aimait  à  teindre  en  rouge  en  les  lessivant  à  l'eau  de  chaux, 
«  Il  ne  pouvait  pas,  dit  Rabanis,  être  aisément  confondu  avec 
»  l'Aquitain  aux  yeux  noirs  et  perçants,  au  teint  brun,  aux 
»  formes  sveltes  et  agiles  (3).  » 

Ces  différences  entre  les  Gaulois  et  les  Aquitains  étaient 
tellement  accentuées  et  tellement  profondes,  qu'aujourd'hui 
encore,  après  tant  de  siècles  écoulés,  après  tant  de  mélanges 
de  races,  elles  subsistent  presque  dans  toute  leur  force. 
Comparez  donc  la  langue,  l'allure,  la  conformation  du  paysan 

(1)  Mérignac  en  Médoc.  (Blanchardi,  not.  1474;  Bosco,  not.  1498.) 
Pessac  en  Médoc.  (Bosco,  1498,  plusieurs  actes.) 

Martillac  en  Médoc  (canton  de  La  Brède).  (Blanchardi,  not.  1476.) 
Saint-Magne  en  Médoc  (canton  de  Belin).  V.   Coutumes  du  ressort  du 
Parlement  de  Bordeaux.  Labottière,  1776,  t.  I,  p.  434.  Arrêt  contre  les  habi- 
tants de  Saint-Magne  en  Médoc. 

(2)  Am.  Thierry.  Hist.  des  Gaulois,  t.  I,  p.  452.  —  César.  De  bello  gall.,  I.  III. 

(3)  Rabanis.  Hist.  de  Bordeaux. 


—  39  — 

de  la  Saintonge  et  du  Berry,  avec  la  langue,  l'allure,  la 
conformation  du  corps  et  du  crâne  du  paysan  du  Médoc  ou  des 
Landes,  de  Soulac  à  Bayonne.  Même  aujourd'hui,  de  la  rive 
gauche  à  la  rive  droite  du  fleuve,  le  Médocain  etleSaintongeois 
diffèrent  autant  qu'autrefois  le  Medullus  ibérien  et  le  Santon 
celte;  une  tradition  héréditaire  les  a  toujours  empêchés  de  se 
considérer  autrement  que  comme  étrangers  l'un  à  l'autre.  Le 
Saintongeois  ou  le  Berrichon,  aux  allures  lentes,  au  parler 
nonchalant,  à  la  peau  blanche,  à  la  taille  haute  et  lourde,  à 
la  tête  carrée,  ne  ressemblent  en  rien  au  Médocain  ni  au 
Testaritain,  bruns,  petits,  maigres,  vifs,  aux  yeux  noirs,  à  la 
tête  pointue. 

M.  Rabanis  a  parfaitement  retracé  ces  dissemblances;  et  s'il 
a  cru  retrouver  dans  les  petits  ports  des  bords  du  fleuve 
quelques  rares  spécimens  du  type  celte,  il  a  constaté  que  ce  type 
ne  pénètre  pas  dans  les  terres;  il  est  essentiellement  comme 
une  alluvion  moderne.  «  L'Aquitain,  dit  M.  Rabanis,  conserve 
»  encore  dans  le  Médoc  et  les  Landes  les  traits  saillants  de  la 
»  race  pyrénéenne  (1).  » 

Nous  pouvons  conclure  que  si  les  Médocains  ou  Medulli  sont 
bien  des  Aquitains,  comme  ces  Medulli  ne  sont  autres  que  les 
Bituriges  Iosques  ou  Vivisques,  ces  derniers  sont  aussi  des 
Aquitains  et  non  des  Celtes;  et  nous  pouvons  répéter  hardiment, 
après  Jules  César  :  la  Garonne  sépare  encore  les  Gaulois  des 
Aquitains.  C'est  là  le  témoignage  incontestable  de  documents 
que  nous  pouvons  contrôler  encore  de  nos  jours,  et  qui  consti- 
tuent les  caractères  essentiels  par  lesquels  se  distinguent  les 
races  humaines.  Nous  considérons  ces  documents  comme 
incomparablement  préférables  au  texte  d'un  écrivain,  fût-il 
même  revêtu  de  l'autorité  que  nous  accordons  à  Strabon. 

Strabon,  qui  d'ailleurs  n'écrivait  que  sur  les  renseignements 
fournis  par  d'autres,  n'a-t-il  peut-être  fait  que  répéter  une 
erreur  causée  par  une  ressemblance  de  noms?  L'existence  de 
peuples  appelés  Bituriges  entre  l'Allier  et  la  Loire  n'a-t-elle  pu, 
dès  son  époque,  amener  à  croire  que  les  Bituriges  de  la  Garonne 
étaient  de  la  même  race?  Disons  en  passant  que  la  ressemblance 
des  noms  est  loin  d'être  une  preuve  de  l'identité  des  races. 
M.  de  Humboldt  a   constaté  que  le  nom  de  Bituriges,  qui 


(I)  Rabanis.  Hist.  de  Bordeaux,  p.  25  et  ss. 


—  40  — 

signifie  selon  lui  possesseurs  du  rivage  ou  des  eaux,  s'appliquait 
à  diverses  peuplades  de  races  différentes  qui  habitaient  le  long 
des  cours  d'eau. 

Ainsi,  les  Bituriges  des  bords  de  la  Loire  se  distinguaient, 
suivant  leur  position  géographique,  en  Bituriges  Cubi, 
Medulli,  Boii  (1). 

Les  Bituriges  de  la  Garonne  avaient  aussi  leurs  Cubi,  à 
Saint-André  de  Cubzac  ;  leurs  Medulli  en  Médoc,  et  leurs  Boii 
à  La  Teste. 

Il  y  avait  aussi  des  Medulli  en  Galice,  près  de  la  rivière 
Mimsius,  suivant  Ptolémée  et  suivant  Orèse  (2). 

Un  surnom,  d'une  signification  purement  géographique,  et 
appliqué  à  des  peuples  différents,  a  fait  prendre  une  désignation 
territoriale  pour  l'indication  et  la  preuve  d'une  communauté 
de  races. 

Peut-être  serait-on  arrivé  à  un  résultat  tout  différent,  si,  au 
lieu  de  s'arrêter  à  ce  nom  de  Bituriges,  qui  s'applique  à  des 
populations  espagnoles,  garonnaises  et  de  la  Loire,  on  avait 
davantage  étudié  la  dénomination  particulière  de  la  peuplade 
appelée  iosque  par  Strabon,  ubisca,  vivisca,  par  Strabon, 
Pline,  Ptolémée  et  par  un  monument  épigraphique  célèbre.  Il 
faut  remarquer  en  effet  que  Strabon,  le  plus  ancien  et  le  plus 
autorisé  de  ces  historiens,  appelle  Iosques  ces  Bituriges  de  la 
Garonne.  Or,  le  véritable  nom  de  la  race  ibérique  a  pour  radical 
ausk,  osk,  eush.  Les  Basques  portent  encore  dans  leur  langue 
le  nom  d'Eusk-Aldunac.  Donc  Iosque,  comme  Osk,  Vasque, 
Gasque,  Gascon,  sont  des  formes  du  même  radical,  s'appliquant 
à  des  peuples  de  même  langue  et  de  même  race,  c'est-à-dire 
de  race  ibérienne  ou  aquitanique  ;  et  les  Bituriges  Iosques  ne 
sont  autres  que  les  Bituriges  de  la  race  iosque,  euske,  ausque, 
vasque,  basque,  gasconne,  c'est-à-dire  Aquitains  et  non  Gau- 
lois (3). 


(1)  De  Marca.  Hist.  du  Béarn,  p.  67  et  618. 

Les  Boïens  mentionnés  par  César  occupaient  la  vallée  du  Cher,  près  de 
.Montluçon  et  de  Moulins. 

(2)  De  Marca,  loc.  cit. 

(3)  Vascons,  une  des  formes  delà  racine  Eusk.— Rabanis,  Hist.  de  Bordeaux, 
p.  31.—  Améd.  Thierry.  Hist.  des  Gaulois,  p.  75,  429. 


—  41  — 

CHAPITRE  II 
Epoque    romaine. 


Article  premier.  —  Bordeaux  au  ive  siècle.  Aspect  général 

de  la  cité. 

Nous  avons  retracé  d'après  les  auteurs  contemporains,  César, 
Strabon,  Pomponius  Mêla,  Ptolémée,  Ammien  Marcellin,  Pline 
et  d'autres  encore,  les  premiers  rudiments  du  commerce  de 
Bordeaux  à  l'époque  gauloise. 

Après  la  conquête  et  la  soumission  de  la  Gaule  et  de  l'Aqui- 
taine, lorsque  Alésia,  le  dernier  rempart  de  l'indépendance,  fut 
tombée  devant  les  armes  victorieuses  de  Jules  César,  non 
toutefois  sans  gloire;  lorsque  les  lieutenants  de  César  eurent 
soumis  l'Aquitaine  et  que  la  résistance  eut  cessé,  le  vainqueur 
s'appliqua,  par  la  modération  habile  qu'il  apporta  dans  l'admi- 
nistration de  sa  conquête,  par  le  respect  relatif  qu'il  professa 
pour  la  religion,  les  mœurs,  les  biens  des  vaincus,  par  la 
puissance  d'une  civilisation  supérieure  qu'il  sut  leur  faire 
connaître,  à  asseoir  la  domination  romaine  sur  une  base  solide 
et  durable. 

Alors  commença  dans  l'esprit  sociable  et  sympathique  des 
peuples  de  la  Gaule  et  de  l'Aquitaine  un  travail  de  transfor- 
mation sociale  qui  ne  tarda  pas,  malgré  quelques  mouvements 
violents  d'insurrection,  lorsque  la  fiscalité  impériale  se  montra 
trop  âpre  et  trop  oppressive,  à  rendre  romaine  l'Aquitaine  tout 
entière. 

La  domination  de  Rome  dura  près  de  cinq  siècles. 

Le  pays  se  couvrit  de  routes,  de  ponts,  d'aqueducs,  d'arènes, 
de  temples,  dont  nous  admirons  encore  quelques  magnifiques 
débris.  Les  relations  commerciales  avec  le  bassin  de  la  Garonne, 
avec  l'Océan  et  avec  la  Méditerranée,  ne  tardèrent  pas  à  se 
multiplier. 

Pour  bien  en  apprécier  l'importance  et  le  fonctionnement, 
nous  croyons  nécessaire  d'indiquer  rapidement  les  relations 
politiques  de  la  cité  avec  l'État  et  sa  situation  administrative; 


—  42  — 

le  système  des  impôts,  la  situation  générale  du  commerce,  des 
classes  agricoles,  ouvrières  et  commerçantes. 

Nous  renvoyons  aux  savantes  études  de  MM.  Guizot, 
Augustin  Thierry,  Henri  Martin,  Victor  Duruy  et  des  autres 
historiens  de  cette  époque,  ceux  de  nos  lecteurs  qui  désireront 
avoir  des  renseignements  plus  nombreux  et  plus  circons- 
tanciés sur  l'organisation  sociale  et  politique  des  Gaules  sous 
la  domination  romaine.  Nous  nous  bornons  à  indiquer  ce  qui 
peut  être  utile  à  notre  Histoire  du  Commerce.  Nous  verrons, 
en  effet,  les  traditions  municipales  survivre  longtemps  à 
Bordeaux  à  l'Empire  romain,  et  exercer  pendant,  tout  le  cours 
du  moyen  âge  une  grande  influence  non  seulement  sur  le 
gouvernement  de  la  cité,  mais  encore  sur  sa  vie  commerciale. 

Les  Romains  avaient  fait  de  Bordeaux  une  ville  luxueuse  et 
bien  bâtie.  Ausone  et  Paulin  nous  ont  conservé  les  principaux 
traits  du  tableau  qu'offrait  cette  cité  à  la  fin  du  ive  siècle. 

«  0  ma  belle  patrie,  s'écriait  dans  son  enthousiasme  patrio- 
»  tique  le  poète-consul,  terre  aimée  de  Bacchus  et  que  les 
»  fleuves  fertilisent  de  leurs  belles  eaux,  toi  célèbre  par  tes 
»  vins,  tes  moeurs,  tes  grands  hommes,  le  caractère  et  l'esprit 
»  de  tes  citoyens,  et  la  noblesse  de  ton  Sénat!...  Burdigalaest 
»  le  lieu  qui  m'a  vu  naître.  Burdigala  où  le  ciel  est  clément 
»  et  doux;  où  le  sol,  d'une  humidité  féconde,  prodigue  ses 
»  largesses  ;  où  sont  les  longs  printemps  et  les  rapides  hivers, 
>  où  les  coteaux  sont  chargés  de  pampres. 

»  Son  fleuve  qui  bouillonne  imite  le  reflux  des  mers. 

»  L'enceinte  carrée  de  ses  murailles  élève  si  haut  ses  tours 
»  superbes  que  leurs  sommets  aériens  percent  les  nues.  On 
»  admire  au  dedans  les  rues  qui  se  croisent,  l'alignement  des 
»  maisons  et  la  largeur  des  places,  fidèles  à  leur  nom  ;  puis  les 
»  portes  qui  répondent  en  ligne  droite  aux  carrefours;  et,  au 
»  milieu  de  la  ville,  le  lit  d'un  fleuve  alimenté  par  des  fontaines. 
»  Lorsque  l'Océan,  père  des  eaux,  l'emplit  du  reflux  de  ses 
»  ondes,  on  voit  la  mer  tout  entière  qui  s'avance  avec  ses 
»  flottes.  » 

Paulin,  le  neveu  d' Ausone,  parent  aussi  de  saint  Paulin, 
nous  raconte  son  retour  à  Bordeaux,  sa  patrie.  Il  nous  montre 
son  navire  entrant  de  la  Garonne  dans  ce  port  intérieur  à 
l'embouchure  du  Peugue,  premier  exemple  connu  d'un  bassin 
intérieur  créé  pour  faciliter  le  chargement  et  le  déchargement 


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des  marchandises.  Nous  admirons  avec  lui  la  beauté  des 
murs  de  la  ville  et  celle  des  édifices. 

Les  maisons  des  riches  et  des  patriciens  devaient  ressembler, 
pour  la  construction,  la  distribution,  la  décoration  et  l'ameu- 
blement, aux  maisons  de  Pompeï  et  d'Herculanum,  ces  musées 
ensevelis  pendant  des  siècles  sous  les  éruptions  du  Vésuve,  et 
qui  nous  ont  conservé  de  si  précieux  spécimens  des  habitations 
romaines.  Des  débris  de  sculptures,  de  colonnes,  de  bas-reliefs, 
de  portiques,  de  pavages  en  mosaïque,  de  tombeaux,  de  statues, 
retrouvés  dans  des  fouilles  faites  à  diverses  époques,  à 
Bordeaux,  nous  donnent  une  idée  de  ce  que  pouvaient  être, 
au  ive  siècle,  les  demeures  aristocratiques,  les  édifices  publics 
et  les  temples. 

La  ville  était  entourée  de  marais  qui  formaient  sa  défense 
des  trois  côtés  qui  ne  confrontaient  pas  à  la  Garonne.  Au 
dehors,  près  de  l'élévation  de  terrain  où  la  ville  ceinte  de 
tours  et  de  murailles  était  bâtie,  on  remarquait  le  temple  de 
la  divinité  tutélaire  de  la  cité.  En  dedans  des  murs,  sur  le 
podium  ou  colline,  se  trouvait  le  palais  de  Ponce  Paulin,  le 
plus  noble,  le  plus  riche,  le  plus  important  citoyen  de  Bordeaux 
à  l'époque  d'Ausone  et  de  Léonce,  et  qui  mourut  évèque  de 
Noie  en  Italie.  Sa  famille  prétendait  descendre  de  la  gens 
Paulia,  qui  avait  donné  à  Rome  des  sénateurs  et  des  consuls. 
Elle  était,  au  témoignage  de  saint  Ambroise,  la  plus  illustre 
de  toute  l'Aquitaine  :  «  Splendore  gênerais  in  partibus  Aqui- 
taniœ  nulli  secunda.  »  Ses  domaines  étaient  d'une  telle  étendue 
qu'Ausone  les  appelle  des  royaumes  :  «  régna  Paulini  ».  Il 
possédait,  outre  le  Puy  Paulin  de  Bordeaux,  tout  le  pays 
de  Buch,  de  là  toute  la  côte  du  Médoc  jusqu'à  Carcans,  et,  se 
rapprochant  des  bords  du  fleuve,  le  canton  actuel  de  Castelnau 
et  une  partie  de  celui  de  Pauillac. 

Il  possédait,  à  Pauillac,  une  élégante  villa  avec  des  portiques 
soutenus  par  des  colonnades,  dont  Ausone  nous  a  laissé  la 
description. 

D'autres  villas,  appartenant  aux  nobles  familles  de  la  contrée, 
se  rencontraient  autour  de  Bordeaux  et  jusque  dans  des 
campagnes  assez  éloignées.  Ausone  en  a  signalé  quelques- 
unes,  et  notamment  les  siennes. 

En  face  de  la  cité,  à  l'est  du  fleuve  aux  eaux  jaunissantes, 
les  hauteurs  des  collines  étaient  couvertes  par  des  forêts  de 


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cyprès  et  de  lauriers,  et  ont  conservé  les  noms  de  Cypressat  et 
de  Laureus  Mons,  Lormont. 

Des  routes  bien  entretenues  reliaient  Bordeaux  avec  les 
principales  villes  de  la  Gaule. 

Ses  écoles  étaient  célèbres.  On  comptait  en  grand  nombre 
dans  la  cité  des  hommes  d'État,  des  sénateurs,  des  personnages 
consulaires,  des  orateurs.  Le  nom  de  plusieurs  d'entre  eux  est 
venu  jusqu'à  nous;  quelques-uns,  comme  Ausone,  Paulin, 
Léonce,  sont  célèbres,  même  de  nos  jours. 

Ce  sont  là  les  côtés  lumineux  du  tableau  ;  mais  nous  devons 
étudier  plus  profondément  les  conditions  dans  lesquelles 
vivaient  les  commerçants  et  s'exerçait  le  commerce. 

L'Aquitaine  était  divisée  en  trois  provinces  :  la  première 
Aquitaine,  qui  avait  pour  capitale  Bourges;  la  seconde  qui 
avait-  pour  capitale  Bordeaux;  et  la  troisième  ou  Novem- 
populanie,  qui  avait  pour  capitale  Eauze. 

La  seconde  Aquitaine  comprenait  le  Bordelais  et  le  Médoc, 
le  pays  des  Boïens,  celui  des  Vasates,  l'Agenais,  le  Périgord, 
la  Saintonge  et  le  Poitou. 

Depuis  l'édit  de  Caracalla  (an  211),  Bordeaux,  comme  les 
autres  villes  voisines,  Bazas,  Agen,  Vésone,  Saintes,  avait 
droit  de  cité. 

La  politique  des  empereurs  s'était  attachée  à  créer  le  régime 
municipal  chez  les  Gaulois.  Chacune  de  ces  cités  municipales 
eut  son  Sénat,  corps  aristocratique,  et  ses  magistratures  élec- 
tives. Chacune  eut  même  son  culte  local,  son  génie  ou  divinité 
protectrice  (1). 

L'administration  centrale  de  la  Gaule  était  à  Lyon. 

Le  gouvernement  central,  dans  ses  rapports  avec  lesprovinces, 
ne  semblait  préoccupé  que  de  deux  choses  :  faire  rentrer  l'impôt 
imposé  aux  vaincus,  et  fortifier  l'armée  qui  assurait  cette 
rentrée,  souvent  difficile,  et  brisait  toute  résistance.  Les  agents 
de  l'empereur,  présidents  de  province,  préfets,  préteurs,  réu- 
nissaient dans  leurs  mains  l'administration  générale,  militaire, 
civile  et  judiciaire;  mais  ils  laissaient  chaque  cité  s'administrer 
à  sa  guise. 

Les  habitants   du   territoire  étaient  divisés   en   plusieurs 

(1)  Fustel  de  Coulanges.  La  Cité  antique,  p.  504  et  ss. 


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classes  héréditaires  et  dont  ils  ne  pouvaient  sortir  que  dans 
des  circonstances  déterminées. 

En  bas  de  l'échelle  c'étaient  les  esclaves,  dont  le  sort  était 
semblable  dans  la  Gaule  à  celui  qu'ils  avaient  à  Rome  ;  les 
personnes  libres,  mais  dont  un  grand  nombre  étaient  attachées 
au  sol  sur  lequel  elles  vivaient;  les  artisans,  réunis  en  corpo- 
rations obligatoires  sous  le  nom  de  collèges  ;  les  affranchis  ; 
les  hommes  de  guerre  et  les  vétérans  formés  en  cohortes;  les 
possesseurs  du  sol,  qui  formaient  la  curie  et  payaient  les 
impôts,  et  enfin  la  noblesse  et  les  nombreux  privilégiés  exempts 
des  impôts,  composant  le  Sénat. 

Le  Sénat  n'avait  guère  de  fonction  politique  ni  administrative. 

Les  membres  de  la  curie  administraient  la  cité  comme  une 
république  indépendante,  sous  la  surveillance  très  peu  gênante 
du  pouvoir  central.  Sous  Auguste  et  ses  premiers  successeurs, 
rien  n'entravait  le  libre  jeu  des  pouvoirs  municipaux. 

Les  membres  de  la  curie  élisaient  librement  un  Conseil 
chargé  de  toutes  les  affaires  municipales  et  des  propriétés 
communales  ;  ce  conseil  fixait  les  dépenses  et  les  revenus  ; 
exerçait  les  attributions  de  police,  celles  de  la  voirie  urbaine,  et 
même,  en  certains  cas,  de  surveillance  et  d'entretien  des  routes 
militaires.  Ce  conseil  jugeait  en  première  instance  les  affaires 
de  peu  d'importance  ;  il  recevait  les  déclarations  des  créanciers 
et  des  débiteurs;  il  donnait  l'authenticité  aux  conventions. 
Enfin,  il  était  chargé  par  le  pouvoir  central  de  la  répartition 
et  du  recouvrement  de  l'impôt  foncier,  dont  les  membres  de  la 
curie  étaient  personnellement  et  solidairement  responsables. 

Les  historiens  nous  montrent  les  efforts  désespérés  des 
curiales  pour  échapper  à  cette  responsabilité  qui  les  écrasait 
sous  son  poids  ;  mais  ils  ne  pouvaient  sortir  de  leur  classe  où 
les  retenait  une  impitoyable  fiscalité. 

La  conception  que  nous  avons  aujourd'hui  de  l'impôt  est 
essentiellement  moderne,  et  ne  s'est  formée  que  longuement 
et  après  de  dures  épreuves.  Nous  comprenons  l'impôt  comme 
destiné  à  fournir  au  gouvernement  qui  régit  la  société  les 
ressources  nécessaires  pour  qu'il  puisse  lui  donner  l'ordre,  la 
sécurité,  le  progrès  dont  elle  a  besoin.  Pour  nous,  l'impôt  ne  doit 
pas  seulement  être  calculé  de  manière  à  ne  pas  trop  surcharger 
le  contribuable,  et  à  n'atteindre  qu'une  portion  du  revenu  sans 
nuire  à  l'existence  du  capital  et  du  travail,  mais  encore  il  doit 


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être  proportionnellement  supporté  par  tous,  et  personne  ne 
saurait  en  être  exempt  ;  enfin,  destiné  aux  besoins  sociaux,  il 
doit  être  librement  consenti  par  la  nation  elle-même  ou  par  ses 
représentants. 

Telle  n'était  pas  la  conception  de  l'impôt  chez  les  nations 
antiques  et  surtout  chez  les  Romains. 

L'impôt  était  une  redevance  imposée  aux  peuples  vaincus 
au  profit  du  vainqueur.  Celui-ci,  ou  l'empereur  qui  le  repré- 
sentait, était  le  maître  absolu  d'en  fixer  à  son  gré  la  quotité  et 
d'en  exempter  qui  bon  lui  semblait.  Ainsi  non  seulement  l'impôt 
était  intolérable  et  excessif,  mais  les  exceptions  étaient  si 
nombreuses,  qu'il  pesait  de  tout  son  poids  écrasant  sur  les 
classes  laborieuses,  au  grand  détriment  du  commerce  et  de  la 
prospérité  générale.  Suivant  l'expression  de  Lactance,  ceux 
qui  recevaient  étaient  devenus  dans  l'Empire  plus  nombreux 
que  ceux  qui  payaient.  Des  classes  entières  de  la  société 
jouissaient  des  faveurs  fiscales.  Les  patriciens,  les  sénateurs, 
la  noblesse  militaire,  administrative,  judiciaire,  ecclésiastique, 
les  vétérans,  les  grammairiens,  les  rhéteurs,  les  jurisconsultes, 
les  médecins,  les  prêtres  et  les  membres  du  clergé  plus  tard, 
jouissaient  d'exemptions  nombreuses. 

Les  historiens  nous  ont  conservé  le  souvenir  des  vices  et  de 
la  cruauté  de  la  fiscalité  romaine.  Un  prêtre  de  Marseille, 
Salvien,  nous  a  laissé  ses  plaintes  éloquentes  (1).  «  Le  recou- 
vrement des  impôts,  dit  un  contemporain,  Lactance,  l'ami  de 
l'empereur  Constantin,  était  l'image  de  la  guerre  et  de  l'escla- 
vage. Les  commis  du  fisc  se  répandaient  partout,  furetaient 
partout...  Ce  n'étaient  que  coups  de  fouets  et  tortures.  La 
violence  des  supplices  s'employait  pour  obliger  les  enfants  à 
déposer  contre  leurs  pères,  les  esclaves  contre  leurs  maîtres, 
les  femmes  contre  leur  mari  ;  et  quand  la  douleur  avait  arraché 
de  leur  bouche  quelque  aveu,  il  était  tenu  pour  exact.  Ni  l'âge 
ni  la  maladie  n'étaient  admis  pour  excuse.  On  fixait  arbitraire- 
ment l'âge  des  imposés;  on  ajoutait  des  années  aux  enfants 
pour  les  soumettre  à  l'impôt  ;  on  en  ôtait  aux  vieillards  pour 
ne  pas  les  laisser  profiter  de  l'exemption  qui  leur  était  due... 
tout  était  rempli  de  gémissements  et  de  larmes  (2).  » 

(1)  Salvien.  Traité  de  la  Providence,  1.  V. 

(2)  Lactance.  De  morte  persécuter.,  c.  vu,  c.  xxxm. 


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L'impôt  foncier  était  appliqué  à  l'agriculture.  Les  terres 
étaient  soigneusement  cadastrées.  Nous  avons  indiqué  que  cet 
impôt  ruinait  les  curiales  qui  étaient  collectivement  respon- 
sables de  son  paiement.  Le  sol  supportait  d'autres  redevances, 
dont  quelques-unes  ont  été  conservées  jusqu'à  nous.  On 
percevait  la  dîme  en  nature  au  profit  de  l'État  non  seulement 
sur  tous  les  produits  du  sol,  mais  sur  le  croît  des  bestiaux. 
Cette  dîme,  d'abord  variable  et  proportionnelle  aux  récoltes, 
devint  bientôt  invariable,  fixée  à  un  chiffre  très  élevé,  et  fut 
une  cause  de  ruine  dans  les  années  disetteuses,  et  même  dans 
celles  peu  abondantes. 

Les  corvées  pour  l'entretien  des  routes,  qui  existent  encore 
sous  le  nom  de  prestations,  datent  de  l'Empire  romain,  ainsi 
que  la  capitation. 

Des  impôts  indirects,  contenant  en  germe  tous  ceux  qui  ont 
été  appliqués  au  moyen  âge  et  aux  époques  modernes,  frap- 
paient tous  les  objets  susceptibles  d'être  taxés:  les  métaux,  les 
mines,  les  carrières;  tous  les  actes  de  la  vie  civile:  les 
mariages,  les  décès,  les  héritages,  les  ventes  et  les  contrats; 
et  même  le  feu,  l'ombre  des  arbres,  l'air  respirable,  jusqu'aux 
lupanars,  aux  matières  fécales,  à  l'urine.  Le  génie  fiscal  des 
Romains  n'a  jamais  été  dépassé. 

Nous  nous  occuperons  ailleurs  des  impôts  spéciaux  sur 
l'industrie  et  sur  le  commerce,  ainsi  que  des  droits  de  douanes. 
Nous  n'avons  d'autre  but  en  ce  moment  que  de  faire  connaître 
d'une  manière  générale  que  l'élévation  du  chiffre  de  l'impôt, 
son  inégale  répartition,  constituaient  un  obstacle  puissant  au 
développement  naturel  du  commerce. 

Un  obstacle  plus  puissant  encore  consistait  dans  le  mépris 
que  les  Grecs  et  les  Romains  professaient  pour  le  commerce  et 
le  travail. 

Le  monde  antique  vivait  de  la  guerre  et  de  la  conquête  : 
l'agriculture,  l'industrie,  le  commerce,  méprisés,  honnis,  pillés, 
étaient  interdits  aux  classes  supérieures  et  moyennes  et  aban- 
donnés aux  gens  de  la  dernière  condition  et  aux  esclaves. 

Les  philosophes  les  plus  illustres,  les  hommes  d'Etat  les  plus 
expérimentés,  professaient  et  pratiquaient  ces  idées. 

«  Les  gens  qui  se  livrent  au  commerce,  disait  Xénophon,  ne 
»  sont  jamais  élevés  aux  charges  publiques,  et  c'est  avec  raison.» 


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«  La  nature  n'a  pas  fait  les  ouvriers,  dit  Platon;  de  pareilles 
»  occupations  dégradent  les  gens  qui  les  exercent,  vils  mer- 
»  cenaires,  misérables  sans  nom,  qui  sont  exclus  par  leur  état 
»  même  des  droits  politiques.  Quant  aux  marchands,  accou- 
»  tumés  à  mentir  et  à  tromper,  on  ne  les  souffrira  dans  la  cité 
»  que  comme  un  mal  nécessaire.  Le  citoyen  qui  se  sera  avili 
»  par  le  commerce  de  boutique  sera  poursuivi  pour  ce  délit. 
»  S'il  est  convaincu,  il  sera  condamné  à  un  an  de  prison.  La 
»  punition  sera  doublée  à  chaque  récidive.  Ce  genre  de  trafic 
»  ne  sera  permis  qu'aux  étrangers  (1).» 

C'est  le  même  préjugé  qui  existe  à  Rome. 

Dès  les  premiers  temps  de  la  république  il  n'était  pas  permis 
à  un  citoyen  romain  d'être  marchand  ni  artisan  (2).  Des  édits 
proscripteurs  du  commerce  sont  contemporains  des  premières 
luttes  avec  Carthage  :  «  Les  peuples  marchands,  disait  le  Sénat, 
»  doivent  travailler  pour  nous.  Notre  métier  est  de  les  vaincre 
»  et  de  les  rançonner.  Continuons  donc  la  guerre  qui  nous  a 
»  faits  leurs  maîtres,  plutôt  que  de  nous  adonner  au  commerce 
»  qui  les  a  faits  nos  esclaves.  » 

Cicéron  écrit  à  son  fils  que  le  travail  est  dégradant,  et  que 
jamais  un  sentiment  noble  ne  peut  naître  dans  une  boutique. 
«  Le  commerce  de  détail  est  sordide  »,  dit-il.  Il  veut  bien  être 
moins  sévère  pour  le  gros  commerce  qui  se  fait  par  mer.  «  Il 
est  moins  blâmable  (3).  »  «  Les  commerçants  d'ailleurs,  ajoute- 
t-il,  ne  peuvent  faire  de  profits  qu'à  l'aide  du  mensonge  (4).» 

Sénèque  dit  que  l'institution  des  arts  appartient  aux  plus 
vils  esclaves  (5). 

Dans  l'Aquitaine,  comme  dans  la  Gaule  romaine,  le  com- 
merce, comme  toutes  les  branches  du  travail,  était  défendu 
aux  citoyens  et  abandonné  aux  classes  les  plus  infîmes  de  la 
population  libre,  et  aux  esclaves. 

Les  esclaves  formaient  une  portion  très  considérable  de 
la  population  de  l'Empire  romain,  tandis  que  le  nombre  des 

(1)  Platon.  De  republicâ. 

(2)  Denys  d'Halycarnasse,  ix,  23. 

(3)  Cicéron.  De  officiis.  «  Mercatura  autem  si  tenuis  est,  sordida  putanda  est.» 
«  Non  est  admodùm  vituperanda.  » 

(4)  Cicéron.  «  Nihil  enim  proficiunt  mercatores  nisi  admodùm  mentiantur. » 

(5)  Sénèque.  Epist.  ad  Luc,  90. 


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citoyens  et  celui  des  hommes  libres  allait  continuellement  en 
diminuant.  A  Rome  même,  du  temps  de  Cicéron,  sur  450,000 
citoyens  inscrits  sur  les  registres,  il  y  en  avait  à  peine  2,000  qui 
possédaient  des  moyens  d'existence,  «  qui  rem  haberent  »  ; 
320,000  étaient  portés  comme  indigents.  Cette  masse  de 
citoyens,  méprisant  le  travail  et  le  commerce,  qui  leur  étaient 
défendus,  ne  vivaient  que  de  l'aumône  et  de  la  sportule,  et  aussi 
du  produit  de  leurs  votes  dont  ils  trafiquaient  ouvertement.  Les 
élections  procuraient  souvent  d'assez  beaux  bénéfices  aux 
membres  déguenillés  et  affamés  du  peuple  souverain.  Cicéron 
nous  apprend  que  Verres,  pour  une  élection  à  l'édilité,  dis- 
tribua plus  de  500,000  sesterces;  c'était  peu,  car  en  l'année  699 
une  élection  consulaire  coûta  plus  de  dix  millions  de  sesterces  ; 
et  Appius  parle  d'élections  qui  ont  coûté  le  double. 

Le  nombre  des  esclaves  était  énorme,  disons-nous.  Il  était 
formé  par  ceux  qui  étaient  nés  d'esclaves,  et  que  leur  naissance 
plaçait  dans  cette  classe.  Les  insolvables  parmi  les  citoyens 
devenaient  esclaves;  mais  le  plus  gros  chiffre  était  fourni  par 
la  guerre.  Après  une  conquête  le  vainqueur  faisait  vendre 
des  populations  entières,  et  à  ces  enchères  on  les  obtenait  pour 
un  prix  parfois  très  modique.  Plutarque  nous  apprend  que 
dans  le  camp  de  Lucullus  un  esclave  se  vendait  couramment 
4  drachmes,  environ  3  fr.  50  de  notre  monnaie.  Après  la 
prise  de  Jérusalem,  Titus  fît  vendre  aux  enchères  la  popu- 
lation entière  de  la  Judée.  Jules  César,  après  chacune  de 
ses  victoires  en  Gaule,  fit  vendre  aux  enchères  les  peuples 
vaincus,  hommes,  femmes  et  enfants,  ou  les  distribua  à  ses 
soldats  (1). 

Quel  était  le  rôle,  la  fonction  sociale  de  ces  esclaves  dans  la 
société  aquitano-romaine? 

«  C'est  la  nature  elle-même  qui  a  créé  l'esclavage,  disait 
»  Aristote.  Il  y  a  dans  l'espèce  humaine  des  individus  aussi 
»  inférieurs  aux  autres  que  le  corps  l'est  à  l'âme,  que  la  bête 
»  l'est  à  l'homme...  Ces  individus  sont  destinés  par  la  nature 
»  à  l'esclavage...  Existe-t-il  donc,  après  tout,  une  si  grande 
»  différence  entre  l'esclave  et  la  bête  ?...  La  nature  crée  des 
»  hommes  pour  la  liberté,  et  d'autres  pour  l'esclavage...  Il  est 
»  utile  et  il  est  juste  que  l'esclave  obéisse.  »  Et  ailleurs  :  «  La 

(1)  César.  De  bello  gallico,  1.  VII. 


—  50  — 

»  science  du  maître  se  borne  à  savoir  se  servir  de  son  esclave  : 
»  il  est  le  maître...  parce  qu'il  se  sert  de  sa  chose  (1).  » 

Le  maître  se  servait  quelquefois  cruellement  de  cette  chose  ; 
il  s'abritait  sous  cet  axiome  de  droit  romain  qui  proclame 
le  jus  utendi  et  abutendi.  Les  esclaves  employés  à  la  culture 
et  à  l'industrie  étaient  ordinairement  enchaînés  la  nuit  et 
quelquefois  le  jour;  ils  portaient  au  cou  un  collier  de  fer,  aux 
pieds  un  anneau  de  fer  ;  ils  en  avaient  reçu  le  nom  de  race 
enferrée,  genus  ferratile. 

Pour  la  moindre  faute  dans  leur  service,  pour  le  moindre 
caprice  du  maître,  ils  étaient  soumis  à  des  châtiments  cruels 
et  souvent  mis  à  mort.  Le  doux  et  voluptueux  Horace,  affranchi, 
descendant  d'esclave,  s'exprimant  avec  la  prudence  financière 
d'un  spéculateur  consommé,  conseille  de  ne  pas  tuer  un 
esclave  si  on  peut  le  vendre,  ou  en  tirer  encore  quelque  service. 
«  Et  quel  profit  ne  rapporte  pas  quelquefois  un  esclave?  Endurci 
»  à  la  fatigue,  il  fera  paître  nos  troupeaux;  il  labourera  nos 
»  champs.  Marchand  intrépide,  il  affrontera  au  milieu  de 
»  l'hiver  les  dangers  de  la  mer  pour  transporter  à  Rome  du 
»  blé  ou  d'autres  denrées  (2).  » 

Si  nous  voulons  étudier  l'organisation  du  travail  pendant 
la  période  aquitano-romaine,  nous  distinguerons  parmi  les 
esclaves  ceux  qui  appartenaient  aux  particuliers  et  les  esclaves 
publics,  c'est-à-dire  appartenant  au  fisc  et  à  l'État. 

Le  nombre  des  esclaves  privés  était  énorme,  et  quelques 
patriciens  en  possédaient  de  véritables  troupeaux.  Scaurus 
possédait  4,000  esclaves  à  Rome  et  4,000  dans  ses  maisons 
de  campagne.  Athénée  a  écrit  que  plusieurs  riches  Romains 
avaient  chacun  plus  de  20,000  esclaves  (3). 

Ces  esclaves  travaillaient  pour  leur  maître  et  sa  famille  ;  ils 
étaient  employés  à   tous  les  besoins  agricoles  :  cultivateurs, 

(1)  Aristote.  Polit.,  c.  iv. 

(2)  Horace,  lib.  I,  epist.  16. 

(3)  A  Rome  même,  un  esclave  ordinaire  pour  la  ville  se  payait  2,240  sesterces, 
valeur  intrinsèque  de  nos  jours,  environ  450  francs;  les  esclaves  jeunes  et 
vigoureux  employés  à  l'agriculture  et  à  l'industrie,  de  6,000  à  8,000  sesterces 
(1,200  à  1 ,500  francs).  Il  y  avait  des  esclaves  lettrés  et  instruits  qui  se  payaient 
très  cher  :  des  gladiateurs,  des  histrions  de  théâtre,  des  gens  de  lettres.  Cicéron 
parle  d'un  histrion  estimé  100,000  sesterces,  environ  20,500  francs,  et  Pline 
d'un  grammairien  vendu  200,000  sesterces,  41,000  francs. 


—  51  — 

laboureurs,  terrassiers,  charretiers,  vignerons,  tonneliers; 
ainsi  qu'à  ceux  de  la  maison  :  boulangers,  bouchers,  cuisiniers, 
cochers,  cordonniers,  tisseurs  de  laine  et  de  lin,  maçons, 
charpentiers,  forgerons.  Quelquefois  le  maître  en  tirait  parti 
en  les  louant  à  des  industriels  ou  à  des  entrepreneurs  de 
travaux  divers,  ou  bien  en  leur  imposant  une  industrie  ou  un 
commerce  dont  les  profits  lui  appartenaient,  ou  leur  étaient 
laissés  moyennant  une  redevance.  Ils  devenaient  boulangers, 
taverniers,  vendant  le  blé  et  le  vin  de  leurs  maîtres,  ou 
exerçaient  les  diverses  professions  que  nécessite  le  mouvement 
de  la  vie  sociale,  depuis  celles  des  belles-lettres  comme  rhéteurs, 
philosophes,  écrivains,  jusqu'à  celles  de  l'industrie  et  du 
commerce,  mineurs,  forgerons,  orfèvres,  colporteurs,  patrons 
de  barque  ou  de  navire,  marchands  en  détail,  marchands  en 
gros,  banquiers. 

A  côté  de  la  somme  de  travail  et  du  mouvement  commercial 
produits  par  ces  esclaves  privés,  il  faut  tenir  compte  de  la 
production  due  aux  esclaves  du  fisc  ou  domaine  public. 

L'État  exploitait  directement  et  par  ses  propres  ouvriers  des 
mines,  des  salines,  des  forêts,  des  manufactures  diverses.  Dans 
la  Gaule,  il  avait  des  fabriques  d'armes  de  guerre  à  Mâcon, 
Autun,  Strasbourg,  Reims,  Amiens;  des  ateliers  de  monnaies 
à  Lyon  et  à  Arles;  des  manufactures  de  tissus  à  Vienne  en 
Provence;  des  teintureries  à  Toulon  et  à  Narbonne;  des 
administrations  de  roulage  et  de  transport  dont  le  service  était 
affecté  non  seulement  aux  mouvements  stratégiques  de  l'armée 
et  du  trésor,  mais  encore  au  roulage  et  aux  transports  des 
marchandises  du  public. 

Dans  ces  ateliers  se  rencontraient  avec  les  esclaves  des 
affranchis  et  des  hommes  libres  dont  la  condition  n'était 
guère  plus  favorisée  que  celle  des  premiers.  Si  le  droit  de  vie 
et  de  mort  était  absolu  et  sans  limites  sur  l'esclave,  l'affranchi 
et  l'homme  libre  employés  par  l'État  étaient  assujettis  à  la 
discipline  la  plus  sévère  et  la  plus  cruelle.  Les  moindres  fautes 
étaient  punies  avec  une  épouvantable  barbarie.  Les  teinturiers 
qui  brûlaient  une  étoffe  par  une  fabrication  défectueuse  ou  qui 
seulement  la  tachaient  étaient  décapités  (1). 

(\)  Code  Justinien,  1.  XI,  t.  VII,  1.  2  :  «  Vel  si  contra  hoc  fecerint,  gladio 
feriantur.  » 


—  52  - 

Ces  malheureux  étaient  attachés  par  le  fisc  à  la  plus  dure 
servitude.  Ils  ne  pouvaient  abandonner  l'atelier  qui  leur  avait 
été  imposé  par  le  hasard  de  leur  naissance  ;  ils  ne  pouvaient 
se  marier  qu'entre  eux,  et  leurs  enfants  étaient  fatalement 
enchaînés  dans  les  mêmes  liens.  Pour  éviter  toute  évasion,  ils 
étaient  marqués  au  bras  avec  un  fer  rouge  (1).  «  Ils  doivent 
»  être  tellement  asservis  à  leur  métier,  disait  la  loi,  que,  même 
»  épuisés  par  le  travail,  ils  demeurent  encore  jusqu'à  leur 
»  dernier  soupir,  eux  et  leur  famille,  dans  la  profession  où  ils 
»  sont  nés  (2).  » 

Un  tableau  moins  sombre  nous  est  offert  quand  nous  étudions 
les  conditions  dans  lesquelles  d'autres  individus,  affranchis  et 
hommes  libres,  exerçaient  leurs  industries  et  leur  commerce. 
Ces  affranchis  devaient  la  liberté  à  plusieurs  causes,  soit  à  la 
générosité  de  leurs  maîtres,  soit  au  rachat  à  prix  d'argent  à 
l'aide  de  petits  pécules  économisés,  gagnés  et  quelquefois  volés. 
Le  nombre  de  ces  affranchis  allait  grandissant  sans  cesse, 
tellement  que  Tacite  déclarait  que  le  peuple  romain  n'était 
plus  composé  que  d'affranchis  (3). 

De  bonne  heure  la  communauté  des  intérêts  entre  gens 
exerçant  la  même  industrie  et  le  même  commerce  dans  les 
mêmes  localités  avait  amené  entre  eux  des  sortes  d'associa- 
tions pour  mieux  assurer  la  défense  de  ces  intérêts  et  pour 
lutter  contre  la  concurrence  du  travail  servile,  et  du  capital 
aristocratique  des  possesseurs  d'esclaves.  Ce  mouvement  donna 
naissance  à  la  formation  des  collèges  ou  corporations,  et  fut 
d'abord  entièrement  libre.  Chaque  membre  de  la  corporation 
versait  une  cotisation  et  un  droit  d'entrée,  et  leur  nombre  était 
limité  (4).  Plus  tard  l'Etat  intervint  pour  donner  l'autorisation, 
sans  laquelle  il  ne  reconnaissait  pas  à  l'association  d'existence 
légale  (5).  Bientôt,  et  surtout  à  la  fin  du  ne  siècle,  par  des 
considérations  politiques  et  fiscales,  il  favorisa  la  formation  de 
ces  corporations  (6).  Dans  le  siècle  suivant,  et  jusqu'à  la  fin  de 

(1)  Code  Théodos.,  1.  X,  t.  XXII,  1.  4,  an0  388. 

(2)  Code  Théodos.,  Novell.,  1.  I,  c.  xm,  an°  438. 

(3)  Vallon.  Hist.  de  l'Esclavage. —  E.  Biot.  Recherches  sur  l'aboi,  de  l'esclav. 
en  Occident.  —  Naudet.  Mémoire  sur  les  secours  publics  et  sur  ta  police  chez 
les  Romains. 

(4-5-6)  C.  Justinien,  1.  XI,  t.  XVII,  1.  2. 


—  53  — 

l'Empire  romain,  toutes  ces  corporations,  vivant  de  leur  propre 
vie,  formaient,  non  seulement  au  sein  de  l'État,  mais  même  de 
la  cité,  comme  autant  de  petites  républiques  isolées,  opposées 
d'intérêts  les  unes  aux  autres  et  quelquefois  même  à  la  cité  et  à 
l'État. 

Mais  ces  collèges  ou  corporations  ne  tardèrent  pas  à  changer 
de  caractère,  et  de  volontaires  à  devenir  obligatoires. 

Les  édits  des  empereurs  reconnurent  aux  corporations  leur 
personnalité  civile;  le  droit  de  posséder  des  immeubles,  des 
propriétés  mobilières  et  des  esclaves;  celui  de  s'administrer 
elles-mêmes  par  des  magistrats  librement  élus.  Mais  la  loi 
imposa  à  tout  chef  de  famille  l'obligation  de  faire  partie  d'une 
corporation,  comme  tout  propriétaire  d'un  domaine  de  25  jugera 
ou  journaux,  était  obligé  de  faire  partie  d'une  curie  (1). 
Comme  aux  curiales,  la  loi  imposa  à  la  corporation  un  impôt 
collectif  dont  chacun  de  ses  membres  était  solidairement 
responsable,  et  dont  la  perception  était  laissée  aux  soins  de 
l'association  (2). 

Comme  aux  curiales,  la  loi  interdit  aux  membres  des  corpo- 
rations de  pouvoir  en  sortir  ;  d'embrasser  aucune  des  professions 
qui  donnaient  exemption  de  l'impôt,  telles  que  l'armée.  Il  leur 
fut  même  interdit  de  quitter  leur  corporation  et  leur  cité  pour 
aller  vivre  ailleurs  (3).  La  corporation  n'était  plus  une  asso- 
ciation, mais  une  prison. 

Si  telle  était  devenue  la  situation  à  la  fin  de  l'Empire  romain, 
au  moment  où  les  besoins  de  l'État  avaient  imposé  une  fiscalité 
écrasante,  et  où  chacun  des  contribuables,  curiales  ou  membres 
des  corporations,  au  milieu  de  la  misère  publique  cherchait  à 
se  dégager  du  fardeau  commun,  il  n'en  avait  pas  toujours  été 
ainsi,  et  les  corporations  avaient  eu  leurs  jours  de  prospérité 
et  même  de  richesse. 

Nous  n'avons  pas  de  renseignements  complets  sur  les  cor- 
porations de  Bordeaux.  Chacune  d'elles  payait  à  la  ville  des 
redevances,  souvent  en  nature.  Elles  étaient  patronnées  par 
de  hauts  personnages  auxquels  elles  dédiaient  des  autels  votifs, 
des  tombeaux  somptueux,  des  statues  équestres  ou  plus  sim- 

(1)  Gode  Théodos.,  1.  XII,  t.  I,  1.  179. 

(2)  Code  Théodos.,  1.  XIII,  t.  III,  1.  3  et  47.  -  Id.,  1.  XVI,  t.  II,  1. 15. 

(3)  Gode  Justinien,  1.  XII,  t.  XXXV. 


—  54  — 

plement  des  inscriptions  coulées  en  bronze.  M.  Rabanis  nous 
a  fourni  des  détails  intéressants  sur  les  dendrophores  (1).  Ils 
exploitaient  les  bois  qui  existaient  alors  le'  long  des  bords  de 
la  Garonne  et  de  la  Dordogne.  Sur  les  bords  du  Peugue,  sur 
remplacement  actuel  de  la  prison  municipale  et  sur  un  terrain 
où  ils  avaient  probablement  établi  leurs  entrepôts,  le  Peugue 
communiquant  alors  librement  avec  le  fleuve  et  recevant  les 
marées  (2),  ils  avaient  élevé  un  édifice  orné  de  sculptures 
représentant  leurs  occupations. 

Les  archéologues  ont  retrouvé  les  débris  de  peaux  de  mouton 
laissés  par  les  tanneurs  et  les  mégissiers  dont  les  ateliers  se 
trouvaient  aussi  sur  les  bords  du  Peugue. 

D'autres  corporations,  que  nous  trouvons  plus  tard  toutes 
formées,  existaient  déjà  comme  leurs  similaires  dans  d'autres 
contrées  de  la  Gaule.  Les  corporations  des  bateliers  de  la 
Durance,  du  Rhône,  de  la  Saône,  de  la  Loire,  de  la  Seine,  font 
présumer  l'existence  des  naviculaires  de  Burdigala.  Il  en  est 
de  même  pour  les  autres  corporations  de  métiers. 

Les  marchands  de  vin  avaient  été  organisés  en  collèges  par 
Alexandre  Sévère  vers  l'année  230  (3).  Celui  des  marchands  de 
vin  de  Lyon  paraît  avoir  tenu  le  premier  rang  dans  cette 
ville  (4).  L'épigraphie  ne  nous  fournit  aucun  document  relatif 
à  ceux  de  Bordeaux. 

Ainsi,  comme  à  Marseille,  à  Arles,  à  Narbonne,  à  Nîmes,  à 
Toulouse,  à  Lyon,  à  Nantes,  à  Paris  et  dans  toutes  les  villes 
commerçantes  de  la  Gaule  romaine,  existaient  des  collèges  de 
marchands  et  d'artisans  qui  avaient  leur  administration 
particulière,  leurs  réunions,  leur  caisse  sociale,  leurs  biens 
meubles  et  immeubles,  leurs  esclaves  ;  qui  constituaient  de 
véritables  personnes  civiles  vivant  sous  la  protection  de  per- 
sonnages puissants,  soumis  à  l'autorisation  de  l'empereur  et 
se  conformant  aux  règlements  faits  par  lui. 

En  dehors  de  ces  collèges,  quelques  citoyens  se  livraient 
à  des  spéculations  commerciales,  soit  sous  le  nom  de  leurs 
affranchis  ou  d'un  esclave,  soit  par  des  actes  isolés.  Déjà  on 

(1)  Rabanis.  Recherches  sur  les  Dendrophores. 

(2)  Peugue,  peaulgue,  pelagos,  mer.  A  son  embouchure  était  le  bassin  navigère. 

(3)  Lampride.  Alex.  Sévère,  33. 

(4)  Boissieu.  Inscriptions  de  Lyon,  207,  399. 


—  55  — 

commençait  à  distinguer  le  gros  négoce  (les  negociatores), 
qui  était  représenté  par  des  marchands  de  vin,  de  blé,  d'huile, 
de  vases  d'or  et  d'argent,  d'étoffes,  d'esclaves,  de  gladiateurs 
pour  les  combats  du  cirque,  des  rouliers,  des  navigateurs  ;  et  le 
commerce  de  détail  en  boutique,  le  petit  commerce,  qui  était 
exercé  par  ceux  qu'on  appelait  mercatores. 

Plusieurs  étrangers  paraissent  aussi  avoir  exercé  le  com- 
merce à  Bordeaux,  notamment  des  Syriens.  Quelques  bustes  qui 
existent  au  musée  de  Bordeaux,  quelques  inscriptions  lapi- 
daires, en  donnent  l'indication.  La  physionomie  de  ces  bustes 
semble  rappeler  le  type  des  Grecs  de  Syrie;  mais  les  inscrip- 
tions sont  en  petit  nombre,  quatre  seulement,  dont  une  seule 
donne  le  nom  «euplous,  heureux  navigateur  ».  Ausone  nous 
parle  de  deux  négociants  grecs,  Théon,  qui  habitait  à  l'embou- 
chure de  la  Gironde  et  paraissait  faire  le  commerce  maritime, 
et  Philon,  qui  parcourait  les  routes  et  les  rivières  en  amont  de 
Bordeaux. 

Parmi  les  inscriptions  relatives  aux  étrangers  qu'a  étudiées 
M.  C.  Jullian,  nous  trouvons  quatre  Belges,  un  Breton,  deux 
Espagnols,  puis  quatorze  personnages  de  diverses  localités  de 
la  France  actuelle.  Et  encore  y  aurait-il  lieu  d'en  contester 
quelques-uns  (1). 

Existait-il  des  Juifs  à  Bordeaux?  Malgré  le  silence  des  docu- 
ments et  des  historiens,  nous  pensons  qu'il  devait  s'en  trouver 
quelques-uns.  Pompée,  après  s'être  emparé  de  Jérusalem,  avait 
transporté  en  Italie,  dans  les  Gaules  et  en  Espagne,  une  grande 
quantité  de  Juifs.  Vespasien,  Titus,  Adrien,  agirent  de  même. 
Lorsque  le  dernier  Hérocle  fut  exilé  en  Espagne,  il  y  amena 
aussi  des  Juifs. 

Il  est  probable  que  des  relations  commerciales  s'établirent 
entre  les  Juifs  de  ces  diverses  contrées  ;  et  peut-être  les  deux 
Espagnols  qui  figurent  dans  le  travail  de  M.  Jullian  étaient-ils 
de  race  israélite  (2). 

Nous  avons  essayé  de  décrire  les  classes  commerçantes  de 
l'Aquitaine  sous  les  Romains,  c'est-à-dire  la  condition  des 


(1)  C.  Jullian.  Inscript,  rom.  de  Bordeaux.  Gounouilhou,  1887,  t.  I. 

(2)  Grœtz.  Hist.  des  Juifs,  t.  III,  4-5.  —  J.  Fesch.  L'Église  et  l'État  dans 
l'emp.  jrank,  ch.  vi.  Vienne,  in-8°,  1869. 


—  56  — 

travailleurs;  occupons-nous  maintenant  du  capital,  cet  autre 
facteur  de  la  production  et  du  commerce. 

Le  capital  ne  s'était  pas  créé  à  Rome  par  le  travail,  ainsi 
que  nous  avons  eu  l'occasion  de  le  dire;  il  était  le  fruit  de  la 
conquête  et  de  la  guerre,  des  rapines  et  des  concussions.  Les 
lois  comme  les  mœurs  publiques  punissaient  et  méprisaient  le 
travail  :  Auguste  avait  condamné  à  mort  le  sénateur  Ovinus 
pour  avoir  dérogé  jusqu'à  avoir  créé  une  manufacture  (1); 
aussi  fallut-il  que  l'État  se  chargeât  de  nourrir  ces  illustres 
citoyens  qui  ne  travaillaient  pas,  et  de  leur  faire  non  seule- 
ment des  distributions  de  blé,  mais  aussi  de  parfums  précieux  ; 
aussi  fallut-il  leur  offrir  les  dispendieux  spectacles  du  cirque. 
L'ivoire,  l'ambre,  l'encens,  tous  ces  objets  de  luxe  venus  de 
l'Inde  et  de  la  Syrie,  les  mousselines,  l'ébène,  l'écaillé,  la  soie, 
les  plumes,  les  tapis  de  Perse,  devinrent  des  objets  de  première 
nécessité. 

Quant  au  capital,  il  était  presque  tout  entier  dans  les  mains 
de  l'aristocratie,  qui  le  faisait  valoir,  par  ses  affranchis,  à  des 
usures  énormes. 

Ce  sont  les  chefs  de  l'aristocratie  qui  ont  reçu  les  produits 
du  pillage  de  Syracuse,  de  Tarente,  de  la  Numidie,  de  l'Asie 
mineure,  de  la  Lusitanie,  de  l'Espagne,  de  la  Gaule.  Le  char 
de  triomphe  de  Paul-Emile  était  suivi  de  deux  cent  cinquante 
chariots  pleins  d'or  et  d'argent.  La  prise  de  Cartilage  fournit 
plus  de  cinq  cents  millions  de  notre  monnaie.  Les  rapines  des 
Scipion,  de  Lucullus,  de  Verres,  de  Salluste,  sont  restées  célè- 
bres. Brutus,  Cassius,  Antoine,  Caton,  Sylla,  le  grand  Pompée 
lui-même,  prêtent  à  48  et  même  à  70  0/0.  Cicéron,  gouverneur 
de  Cilicie,  se  considère  comme  ayant  rendu  un  grand  service  à 
cette  province  parce  qu'il  a  réduit  l'intérêt  légal  à  12  0/0  et  une 
commission.  «  On  tourmente  l'argent  de  toutes  manières  », 
disait  Salluste.  «Nous  dévorons  les  peuples  jusqu'aux  os  >, 
s'écriait  Juvénal  (2). 

Dès  les  premières  années  de  la  conquête,  la  Gaule  avait  été 
envahie  par  une  foule  de  déclassés  arrivant  à  la  curée.  Cicéron, 
dans  son  discours  pour  Fonteius,  nous  l'affirme  nettement  : 
«  Je  le  dis  hardiment,  et  je  l'affirme  avec  certitude,  la  Gaule 

(1)  Blanqui.  Hist.  de  l'Écon.  polit.,  p.  79. 

(2)  Blanqui.  Hist.  de  l'Écon.  polit.,  p.  64. 


—  57  — 

»  est  remplie  de  négociants  et  pleine  de  citoyens  romains,  et 
»  nul  Gaulois  ne  fait  la  moindre  affaire  sans  un  citoyen 
»  romain  ;  pas  une  pièce  de  monnaie  ne  circule  en  Gaule  sans 
»  être  inscrite  sur  les  registres  des  citoyens  romains  (1).  » 
C'est  le  proconsul  romain  qui  fixe  les  impôts,  les  corvées  pour 
les  routes,  les  péages,  les  octrois.  C'est  le  chevalier  romain 
qui  les  afferme  ;  qui  prête  les  fonds  pour  les  acquitter. 
Au  témoignage  de  Cicéron  vient  s'ajouter  celui  de  Tacite  (2). 

Examinons  maintenant  les  conditions  dans  lesquelles  se 
faisaient  les  opérations  commerciales,  les  restrictions  ou  les 
facilités  que  leur  apportaient  le  système  des  impôts  spéciaux  au 
commerce,  la  législation,  les  institutions  telles  que  les  banques, 
les  marchés,  les  monnaies,  les  moyens  de  communication  par 
terre,  par  la  navigation  fluviale  et  maritime. 

Nous  avons  parlé  de  l'impôt  foncier  payé  par  les  curiales  ; 
nous  ne  nous  occupons  ici  que  de  l'impôt  payé  par  le  mar- 
chand et  par  la  marchandise. 

Les  commerçants  payaient  patente.  Cette  patente  était  payée 
par  la  corporation  imposée  collectivement  et  solidairement 
responsable  envers  l'Etat.  Caligula  avait  établi  cet  impôt, 
mais  seulement  sur  certaines  catégories  (3).  Alexandre  Sévère 
retendit  à  toutes  les  corporations  (4).  On  l'appelait  chrysargire 
ou  or  lustral,  parce  que  cet  impôt  se  payait  tous  les  lustres, 
c'est-à-dire  tous  les  cinq  ans.  Tout  artisan  et  tout  marchand, 
dans  les  villes  et  jusque  dans  les  plus  humbles  bourgades, 
était  soigneusement  immatriculé  et  taxé  d'après  l'estimation 
de  son  revenu  (5). 

La  marchandise  était  soumise  à  d'autres  taxes. 

Quand  les  Romains  s'étaient  emparés  de  l'Aquitaine,  ils 
avaient  trouvé,  comme  clans  les  autres  parties  de  la  Gaule, 
sur  tous  les  points  de  passage  du  territoire  d'un  petit  peuple 


(1)  Cicéron.  Pro  Fonteio,  éd.  Panckoucke.  Oraisons,  t.  IV,  p.  386. 

(2)  Tacite.  Annales,  IV,  vi. 

(3)  Suétone.  Caligul,  c.  xl. 

(4)  Lampride.  Alex.  Sév.,  c.  xxiv. 

(5)  Novel.  Théodose  et  Valent.,  tit.  XX VII.  De  négociai.  —  Code  Théod.,t.  VI. 
—  Id.  XIII,  t.  I.  De  lustrali  conditione. 


—  58  — 

gaulois  à  celui  d'un  autre,  la  perception  d'un  droit  de  passage 
payé  par  le  voyageur  et  par  la  marchandise.  Quelques-uns  de 
ces  droits  continuèrent  à  subsister,  soit  comme  simples  péages, 
soit  comme  octrois;  mais  la  plupart,  à  l'entrée  comme  à  la 
sortie,  furent  reportés  aux  frontières  considérablement  élargies 
du  territoire  gaulois,  à  l'exception  peut-être  de  la  Narbonnaise 
au  sud  et  de  la  Germanie  au  nord. 

Ce  réseau  de  douanes  avait  plusieurs  stations.  On  n'en  a  pas 
retrouvé  les  traces  entre  Bordeaux  et  Narbonne;  mais,  du  côté 
des  Pyrénées,  ces  stations  étaient  placées  à  Saint-Bertrand  de 
Comminges  et  Eauze.  Cet  impôt  douanier  s'appelait  le  quaran- 
tième des  Gaules.  Il  était  perçu  par  une  armée  d'employés 
sous  la  direction  d'un  procurateur  spécial,  qui  en  opérait  le 
versement  au  trésor.  Ce  droit  de  quarantième,  ou  2  1/2  pour 
cent,  paraît  s'être  appliqué  seulement  dans  les  rapports  des 
diverses  provinces  gauloises  les  unes  avec  les  autres.  Quant 
aux  relations  commerciales  avec  les  autres  provinces  de  l'Em- 
pire, elles  étaient  régies  par  ce  qu'on  appelait  Yoctava,  le 
huitième (12 1/2  pour  cent).  Quelques-uns  ont  pensé  que  Voctava 
ne  s'appliquait  qu'aux  relations  avec  l'étranger,  ad  hostem.  Ils 
s'appuient  sur  un  texte,  peut-être  mal  compris,  de  Cicéron 
dans  son  plaidoyer  pour  Fonteius  (1).  Cet  impôt  existait  tout 
au  moins  dès  le  temps  d'Alexandre  Sévère  (2). 

Les  lois  de  douanes  contenaient  des  prohibitions-,  mais 
celles-ci  n'avaient  point,  comme  les  prohibitions  modernes, 
un  but  de  protection  pour  les  industriels  de  telle  ou  telle 
contrée.  L'Empire  romain  s'étendait  sur  le  inonde  industriel 
et  commercial  presque  tout  entier.  Les  prohibitions  avaient 
pour  but  d'empêcher  la  sortie  des  marchandises  qui  auraient 
pu  être  utiles  à  l'ennemi.  C'est  ainsi  que  l'exportation  était 
sévèrement  défendue  pour  les  armes,  le  fer,  le  blé,  le  vin,  l'huile, 
le  sel  :  elle  était  punie  des  peines  de  la  haute  trahison  (3). 
Mais  ces  dispositions  étaient  le  plus  souvent  éludées  par  la 
fraude. 

La  marchandise  avait  en  outre  à  supporter  un  droit  sur  les 

(1)  Cagnat.  Impôts  indirects  chez  les  Romains,  M  à  16.  —  Cicéron.  Pro 
Fonteio,  éd.  Panckoucke,  p.  396.  —  Pigeonneau.  Hist.  du  Comm.,  p.  43. 

(2)  Code  Justinien,  IV. 

(3)  Digeste,  III,  iv.  2.  —  Code  Justinien,  IV,  xu,  1  et  2. 


—  59  — 

ventes  publiques  qui,  de  1  pour  cent,  s'éleva  à  2,  puis  à  4.  La 
vente  des  esclaves  supportait  4  pour  cent  (1). 

Des  droits  spéciaux  sur  le  sel,  sur  le  vin;  des  péages 
particuliers  pour  les  routes,  les  ponts,  la  navigation  des 
rivières  et  de  la  mer,  pour  l'entrée  et  la  sortie  des  ports  ;  des 
droits  d'octroi,  venaient  encore  grever  la  marchandise  de  Irais 
considérables. 

Article  2.  —  Les  Monnaies. 

Nous  n'avons  pas  besoin  d'insister  sur  le  rôle  important  de 
la  monnaie  dans  le  mécanisme  des  relations  commerciales. 

Les  théories  des  économistes  modernes  avaient  été  précédées 
des  enseignements  des  écrivains  de  la  Grèce  et  de  Rome,  et 
nous  n'avons  pas  encore  trouvé  de  meilleure  définition  de  la 
monnaie,  considérée  comme  une  marchandise  qui  intervient 
dans  les  transactions  au  double  titre  de  mesure  et  d'équivalent, 
que  celle  qu'en  a  donnée  Aristote  :  «  On  convint  de  donner  et 

>  de  recevoir  dans  les  échanges  une  matière  qui,  utile  par  elle- 
»  même,  fût  aisément  maniable  dans  les  usages  habituels  de  la 

>  vie.  Ce  fut  du  fer,  par  exemple,  de  l'argent,  ou  telle  autre 
»  substance  analogue,  dont  on  détermina  d'abord  la  dimension 
»  et  le  poids;  et  qu'enfin,  pour  se  délivrer  des  embarras  de 

>  perpétuels  mesurages,  on  marqua  d'une  empreinte  particu- 
»  lière,  signe  de  sa  valeur  (2).  » 

Cette  belle  définition  du  philosophe  grec  se  trouve  complétée 
par  le  jurisconsulte  romain.  Écoutons  Paul,  dans  le  Digeste  : 
«  La  vente  commença  par  l'échange.  Jadis  il  n'y  avait  pas  de 
»  monnaie,  et  rien  ne  distinguait  la  marchandise  du  prix. 
»  Chacun,  suivant  la  nécessité  du  temps  et  des  choses,  troquait 
»  ce  qui  lui  était  inutile  contre  ce  qui  pouvait  lui  procurer  de 
»  l'utilité  ;  car  on  sait  que  le  plus  souvent  ce  que  l'un  possède 
»  en  trop  manque  à  un  autre.  Comme  il  n'arrivait  pas  toujours 
»  aisément  que  l'un  possédât  ce  que  son  voisin  désirait,  et 
»  réciproquement,  on  choisit  une  matière  dont  la  constation 
»  publique  et  durable  permît  de  subvenir  aux  difficultés 
»  communes  de  l'échange  par  l'identité  de  l'évaluation.  Cette 


(1)  Tacite.  Annales.  —  Suétone.  Caligul.,  xvi. 

(2)  Aristote,  Politiq.,  liv.  I,  c.  m,  §14. 


—  60  — 

»  matière,  revêtue  d'une  empreinte  officielle,  ne  porte  plus  le 
»  nom  de  marchandise,  mais  de  prix  (1).  » 

Cette  marchandise,  mesure  commune  des  valeurs  de  toutes  les 
marchandises  et  d'elle-même,  doit  remplir  certaines  conditions 
essentielles  qui  ont  généralement  fait  adopter  pour  cet  usage 
les  métaux,  et  notamment  l'or,  l'argent  et  le  cuivre.  Mais, 
quelque  ancien  que  soit  l'emploi  des  métaux,  nous  trouvons,  non 
seulement  à  l'origine  de  la  civilisation  chez  tous  les  peuples, 
mais  encore  à  des  époques  presque  contemporaines,  qu'un 
grand  nombre  d'objets,  à  raison  de  circonstances  particulières, 
ont  servi  de  monnaie,  c'est-à-dire  de  mesure  des  choses 
échangeables. 

Le  bétail  était  employé  comme  monnaie  dans  l'antiquité 
grecque;  Homère  mentionne  que  le  bouclier  de  Diomède  ne 
valait  que  neuf  bœufs,  tandis  que  celui  de  Glaucus  en  avait 
coûté  cent.  Le  nom  de  bœuf  devint  le  nom  d'une  monnaie 
métallique  de  la  Grèce. 

D'autres  objets  d'usage  courant  furent  à  diverses  époques 
employés  à  l'usage  de  la  monnaie. 

La  morue  sèche  à  Terre-Neuve,  les  peaux  de  castor  au 
Canada,  les  fourrures  en  Sibérie,  les  toiles  de  guinée  en 
Afrique,  ont  été  et  sont  encore  quelquefois  employées  comme 
monnaie.  Cet  usage  existait  déjà  à  une  époque  bien  anté- 
rieure. Avant  la  conquête  normande,  chez  les  Saxons  d'Angle- 
terre, à  défaut  de  matières  d'or  et  d'argent,  on  se  servait  d'une 
monnaie  vivante,  living  money,  monnaie  légale  autorisant 
à  payer  toutes  sortes  de  marchandises  non  seulement  en  bétail, 
mais  en  esclaves.  Cet  usage  cessa  lorsque  reparut  la  circulation 
des  espèces  métalliques. 

Les  esclaves  ont  ainsi,  et  pendant  longtemps,  chez  d'autres 
peuples  encore  que  les  Saxons,  constitué  une  monnaie. 

Chez  l'homme  préhistorique  de  nos  contrées,  les  coquillages 
d'abord,  les  armes  et  les  instruments  des  âges  de  la  pierre  polie, 
du  bronze  et  du  fer,  quelques  autres  objets  de  consommation 
courante  et  de  conservation  facile,  des  grains  de  blé,  peut-être, 
purent  remplir  l'emploi  de  la  monnaie  ;  mais  aucun  document 
ne  vient  démontrer  cette  probabilité. 

Les  premières  monnaies  métalliques,  représentées  par  un 

(1)  Digeste,  lib.  XVIII,  t.  I. 


—  61  — 

poids  de  métal  déterminé,  mais  dépourvu  d'inscriptions, 
paraissent  pour  la  Gaule  avoir  été  fondues  et  coulées  par 
les  Druides.  On  sait  que  les  Druides  n'écrivaient  pas  leurs 
dogmes  (1).  C'étaient  des  rouelles  de  métal  de  forme  grossière  (2); 
en  argent,  en  bronze,  en  fer  ou  en  potin  (3).  On  en  a  même 
trouvé  en  plomb  (4).  Soit  à  raison  de  leur  emploi,  soit  à  raison 
de  leur  origine,  ces  monnaies  étaient  revêtues  d'un  caractère 
religieux  et  sacerdotal. 

Quelques-unes  de  ces  monnaies  druidiques  nous  ont  été 
conservées.  Les  signes  qui  y  sont  inscrits  ne  nous  permettent 
pas  de  reconnaître  dans  quel  lieu  précis  elles  ont  été  coulées, 
à  quelles  peuplades  elles  appartenaient,  ni  même  à  quelle 
époque  elles  ont  été  créées.  Elles  ne  devaient  avoir  qu'une 
circulation  très  restreinte  à  Bordeaux  où  le  druidisme  n'était 
pas  la  religion  locale,  et  qui  n'avait  encore  avec  la  Bretagne  et 
les  contrées  où  dominaient  les  Druides  que  des  relations  peu 
étendues. 

Les  relations  avec  les  populations  ibériennes  d  Espagne  et 
du  midi  de  la  Gaule  étaient  plus  nombreuses  chez  les  Aquitains 
qui  étaient  de  même  race  et  de  même  langue.  Les  monnaies 
phéniciennes  et  ibériennes  offraient  la  plus  grande  ressem- 
blance, les  secondes  paraissant  n'être  qu'une  copie  des  premières. 
Les  navigateurs  de  Tyr  avaient-ils  apporté  aux  Aquitains  leurs 
monnaies,  ou  ces  peuplades  frappèrent-elles  des  monnaies  à 
l'imitation  de  celles  de  Tyr  ?  Quelques-unes  de  ces  pièces 
nous  ont  été  conservées.  Elles  paraissent  remonter  au  me  siècle 
avant  Jésus-Christ  (5).  Elles  présentent  les  attributs  et  l'image 
du  soleil,  divinité  phénicienne  adoptée  parles  Ibères.  La  racine 
Baal  ou  Bel  du  nom  tyrien  du  soleil,  a  donné  aux  Ibères 
d'Aquitaine  les  noms  de  Bel,  Belenus,  Abelio,  Belisama  (6). 
Elle  se  retrouve  dans  les  noms  grecs  du  soleil,  Abelios  ou 
Abellion  (7),  Apollon  (8). 

Aux  relations  phéniciennes  succéda  l'influence  grecque  venant 
de  la  Grèce  asiatique.  Nous  avons  dit  ailleurs  que  le  midi  de 

(1)  César.  De  bello  gallico,  1.  VI,  c.  xxiv. 
(2-3-4)  Rev.  numismatique,  XV,  299. 

(5)  Rev.  numism.  Huscher,  XV,  165. 

(6)  V.  Reinecius. 

(7-8)  Chaudruc  de  Crazannes.  Rev.  numism.,  XV.  359. 


—  62  — 

la  Gaule  était  devenu  comme  une  colonie  dorienne.  Massilia, 
fondée  par  les  Phocéens,  correspondait  avec  une  ceinture  de 
villes  commerçantes,  colonies  grecques  établies  sur  le  littoral 
de  l'Italie,  de  la  Gaule  et  de  l'Espagne. 

Marseille  apportait  dans  la  circulation  sa  monnaie  parti- 
culière et  celles  de  la  Grèce.  Sa  monnaie,  primitivement 
marquée  d'un  marsouin  pour  rappeler  le  nom  de  Phocée 
(phoque),  avait  cours  de  la  Méditerranée  à  l'Océan.  Plus  tard, 
les  Massaliotes  et  les  colonies  grecques  introduisirent  en  Gaule 
et  en  Aquitaine  la  monnaie  macédonienne.  Elle  avait  été  créée 
par  le  roi  Philippe  après  la  découverte  des  mines  d'or  de  la 
Thessalie.  Cette  monnaie  d'or,  magnifique  de  style,  et  de  métal 
pur,  fut  adoptée  par  tout  le  monde  commercial  de  l'antiquité 
pour  les  paiements  importants. 

Cette  introduction  des  monnaies  de  Macédoine  dans  nos 
contrées  a  été  faussement  attribuée  aux  Gaulois  eux-mêmes 
dont  les  bandes,  sous  .la  conduite  de  Brennus,  avaient  pillé  le 
temple  de  Delphes.  Ces  bandes  furent  complètement  détruites 
peu  de  temps  après  leur  victoire,  et  nul  de  leurs  guerriers  ne 
put  regagner,  chargé  d'or,  les  lieux  de  sa  naissance. 

Ce  beau  spécimen  de  monnaie  portait  aussi  le  nom  de 
darique.  Il  a  joui  pendant  plus  de  dix  siècles  de  la  plus 
grande  faveur  dans  le  monde  commercial  de  l'antiquité,  aussi 
bien  dans  l'Aquitaine  que  chez  les  Romains  et  les  Grecs.  Les 
épîtres  d'Ausone  nous  le  montrent  en  usage  de  son  temps  (1). 

Le  poète  bordelais  avait  prêté  quatorze  philippes  d'or  à 
Théon,  le  négociant  du  Médoc;  il  fut  chargé  par  l'empereur 
Valentinien  de  remettre  six  philippes  d'or  au  grammairien 
Ursulius,  de  Trêves. 

Si  la  persistance  de  l'usage  de  la  monnaie  d'or  des  philippes 
est  un  fait  constant,  cela  ne  doit  s'entendre  que  de  celle 
qui  avait  conservé  son  poids  et  son  titre.  Mais  presque  dès  son 
apparition  la  monnaie  grecque  fut  imitée  et  falsifiée;  elle  perdit 
à  la  fois  l'élégance  de  son  type,  le  poids  et  la  pureté  du  métal. 
Les  premières  imitations  faites  par  les  ateliers  gaulois  furent 

(I)  Ausone,  epist.  v  :  Bis  septem  rulilos  regale  numisma  philippos. 
Ergo,  aut  praedictos  jam  nunc  rescribe  darios. 
Ausone,  ep.  xvm  :  Interceptos  regale  numisma  philippos 
Accipe  tôt  munero. 


—  63  — 

pratiquées  à  Marseille,  d'où  elles  se  répandirent  dans  le  midi 
de  la  Gaule  et  en  Espagne.  Elles  paraissent  remonter  au 
milieu  du  ive  siècle  avant  Jésus-Christ.  L'or  est  encore  de  bon 
titre  et  de  bon  poids;  l'empreinte  est  d'un  style  assez  pur.  La 
tête  d'Apollon  rappelle  l'art  grec.  Le  revers  offre  davantage  le 
caractère  gaulois.  Il  représente  tantôt  le  char  ou  bige  conduit 
par  une  Victoire,  tantôt  un  cheval  à  tête  humaine,  guidé  par  un 
être  presque  invisible.  Souvent,  sur  le  cheval  est  placée  la 
figure  d'un  oiseau,  aigle  ou  vautour;  quelquefois  aux  pieds  du 
cheval  se  trouve  un  ennemi  renversé,  une  roue,  des  débris  de 
char. 

Les  caractères  de  cette  falsification  gauloise  devinrent  de 
plus  en  plus  grossiers.  Le  type  grec  s'altéra  au  point  de 
devenir  méconnaissable;  la  tête  laurée  d'Apollon  subit  par  le 
peu  d'habileté  du  monétaire  des  dégradations  successives  telles 
qu'il  devint  difficile  et  quelquefois  presque  impossible  de  bien 
la  reconnaître.  La  roue  et  le  nom  de  Philippe  furent  remplacés 
par  le  nom  gaulois  du  soleil,  Belenus  ou  Abellio,  ou  par  celui 
de  quelqu'un  de  ces  nombreux  petits  peuples  celtes  ou  aqui- 
tains. Bientôt  le  bige  ne  fut  plus  attelé  que  d'un  cheval,  le  char 
se  réduisit  à  une  seule  roue;  enfin  char,  roue  et  conducteur 
disparurent  pour  ne  plus  laisser  que  le  cheval. 

Ces  défigurations,  d'après  Lelewel,  étaient  soumises  à 
certaines  règles  mystiques  dont  il  n'était  pas  permis  au  moné- 
taire de  s'écarter. 

Quant  au  métal,  la  quantité  d'or  allait  en  diminuant,  et 
l'alliage  avec  l'argent  formait  sous  le  nom  d'électrum  un 
alliage  qui  peu  à  peu  se  trouva  remplacé  par  du  cuivre. 

Nous  pouvons  indiquer  quelques  types  de  ces  monnaies 
d'imitation. 

Une  pièce  a  été  trouvée  en  Saintonge,  près  de  Pons.  Elle 
porte  sur  la  face  la  tête  laurée  d'Apollon;  au  revers,  un  per- 
sonnage dans  un  bige  tenant  les  rênes;  au-dessous  un  trident 
et  la  légende  :  Philippos.  Elle  a  été  décrite  par  le  baron 
Chaudruc  de  Crazannes  (1). 

M.  le  marquis  de  Lagoye  a  décrit  quatre  pièces  qu'il  attribue 
aux  Belindi  (Belin),  près  Bordeaux.  Le  nom  de  ces  Aquitains 
fait  supposer  qu'ils  étaient  placés  sous  le  patronage  de  Bel  ou 

(i)  Chaudruc  de  Crazannes.  Rev.  numistn. 


—  64  — 

Belinos,  l'Apollon  des  Ibères.  Elles  offrent  la  tête  d'Apollon 
taiix  cheveux  bouclés,  avec  le  nom  de  Belinos,  et  au  revers  un 
cheval  en  liberté  à  côté  d'une  colonne  de  temple  (1). 

Une  monnaie  attribuée  aux  Élusates,  habitants  d'Eauze, 
présente  une  dégradation  marquée  du  type  précédent.  C'est 
grossièrement  que  sont  indiqués  les  principaux  linéaments  de 
la  tête  et  de  la  chevelure  d'Apollon;  le  cheval  du  revers  est 
sans  forme.  La  décadence  de  l'art  est  très  accentuée. 

Il  en  est  de  même  pour  une  pièce  des  Auscii,  habitants 
d'Auch,  reproduisant  le  type  de  Marseille. 

Diverses  monnaies  attribuées  aux  Volsques  Tectosages,  aux 
Petrocorii,  aux  Santones,  même  aux  Bituriges  Vivisques,  ont 
été  trouvées  dans  diverses  localités  du  département  de  la 
Gironde,  à  Bordeaux,  à  Blaye,  à  Saint-Sauveur,  à  Vertheuil,  à 
Soulac.  Mais  ces  attributions  sont  contestées.  M.  Camille  Jullian, 
notamment,  repousse  celle  faite  aux  Belindi  de  Belin,  et  celle 
faite  aux  Bituriges  Vivisques,  la  première  par  M.  de  Lagoye, 
la  seconde  par  MM.  Robert  et  de  Taillebois.  Il  croit  qu'aux 
temps  de  l'indépendance  gauloise,  les  Bituriges  Vivisques  se 
bornaient  à  se  servir  des  monnaies  des  peuples  voisins,  et 
n'avaient  pas  plus  de  monnaie  particulière  qu'ils  n'avaient  de 
nom  qui  leur  fût  propre  (2). 

Quand  les  monnaies  romaines  furent  introduites  dans  les 
Gaules,  les  monétaires  gaulois  s'empressèrent  de  les  imiter  et 
de  les  falsifier.  Il  y  eut  alors  trois  sortes  de  monnaies  en  circu- 
lation, en  ajoutant  à  celles  de  la  Grèce  et  de  Rome  la  monnaie 
nationale. 

Malgré  notre  désir  d'éviter  les  détails,  nous  allons  indiquer 
quelques  symboles  inscrits  sur  ces  divers  types.  Nous  avons 
déjà  parlé  de  la  figure  d'Apollon  et  du  char;  du  phoque  qui 
caractérisait  la  monnaie  de  Marseille.  Ajoutons  la  chouette 
des  Grecs  d'Athènes;  le  bœuf,  la  tortue  de  certaines  villes 
grecques.  Les  Romains  avaient  l'aigle  et  la  roue. 

Les  Aquitains,  les  Ibères  et  les  Gaulois  avaient  le  cheval  et  le 
porc,  symbole  de  la  vie  sauvage  et  forestière,  et  aussi  de  ce 
grand  commerce  de  salaisons  qui  se  faisait  dans  leurs  contrées 
et  dont   Strabon,  Pline,  Varron,  Athénée,  nous  ont  signalé 

(1)  Marquis  de  Lagoye.  Rev.  numism.,  t.  VII,  p.  12. 

(2)  Camille  Jullian.  Inscript,  rom.  de  Bordeaux,  t.  II,  p.  69. 


—  65  — 

l'importance.  D'autres  symboles  secondaires  tels  que  la,  roue 
et  le  cercle,  dégradations  du  char  grec  ;  le  triangle,  forme 
abrégée  du  trépied  de  Delphes,  étaient  usités. 

Le  plus  remarquable  pour  les  Bordelais  de  ces  symboles  qui 
se  trouvent  marqués  sur  les  monnaies  attribuées  aux  Ibères  et 
aux  Celtibères,  c'est  le  croissant  lunaire  qui  pourrait  bien  être 
l'emblème  en  même  temps  général  à  la  race,  et  distinctif  de  la 
ville  même  de  Bordeaux  dès  son  origine  (1).  On  sait  que  les 
Tyriens  associaient  au  culte  de  Bel  ou  Abellio,  le  soleil,  celui 
de  sa  soeur  Belisama,  la  lune.  Les  Aquitains,  comme  les  Ibères 
d'Espagne,  adoraient  la  lune  décroissante,  et  leurs  principales 
fêtes  avaient  lieu  au  moment  de  la  pleine  lune.  Le  croissant, 
symbole  religieux  de  Belisama,  n'était-il  pas  aussi  l'image  du 
fleuve  qui  se  recourbe  en  arc  devant  la  cité  ;  et  Bordeaux,  qui 
porte  encore  dans  ses  armoiries  le  triple  croissant,  n'a-t-il  pas 
de  temps  immémorial  porté  le  nom  de  Port  de  la  Lune  ? 

On  trouve  aussi  dans  ces  monnaies  ibériennes,  sinon  aqui- 
taniques,  la  représentation  d'une  sorte  de  fleur  mystique  que 
les  auteurs  spéciaux  s'accordent  à  regarder  comme  le  lotus 
antique  apporté  de  l'Inde  (2),  personnifiant  la  puissance  créa- 
trice par  excellence  (3),  et  dans  laquelle  on  a  vu  l'origine  de  la 
fleur  de  lys  (4).  Cette  fleur,  lotus,  nymphéa  ou  nénufar,  est 
dans  les  Indes  l'objet  d'une  vénération  séculaire  et  toujours 
vivante.  Elle  est  consacrée  au  Dieu  de  la  lumière,  parce  qu'elle 
reste  la  nuit  plongée  au-dessous  de  la  surface  des  eaux 
dormantes,  et  qu'elle  n'apparaît  au-dessus  qu'au  moment  où  le 
soleil  se  lève.  C'était  la  fleur  de  lotus  que  les  Indiens  révoltés 
en  1857  contre  les  Anglais  se  transmettaient  mystérieusement 
de  main  en  main  comme  le  signal  de  la  liberté  renaissante. 

Avant  l'arrivée  de  César  dans  l'intérieur  de  la  Gaule,  et  de 
ses  lieutenants  en  Aquitaine,  les  relations  commerciales  de 
cette  province  avec  la  Narbonnaise  et  Marseille,  comme  avec 
l'Espagne,  avaient  déjà  fait  connaître  et  employer  les  monnaies 
romaines  ;  mais,  pour  les  monnaies  d'or,  le  type  grec  continuait 

(1)  Baron  Chaudruc  de  Crazannes.  Rev.  num.,  IV,  467. 

(2)  De  la  Saussaie.  Rev.  num.,  année  1836,  p.  305. 

(3)  Huscher.  Rev.  num.,  XV. 

(4)  Rev.  Rev.  num.,  1, 19. 


—  66  — 

à  être  préféré  lorsqu'il  était  de  bon  aloi,  et  malgré  les  imita- 
tions de  plus  en  plus  grossières  qui  en  étaient  faites.  L'unique 
monnaie  d'or  des  Romains,  Yaureus,  qui  avait  une  valeur  à 
peu  près  équivalente  à  notre  monnaie  d'or  de  20  francs,  était 
également  d'un  grand  usage.  Quant  à  la  monnaie  d'argent,  elle 
était  habituellement  frappée  pour  l'usage  local  et  restreint  par 
les  diverses  peuplades  de  la  Gaule  et  de  la  Novempopulanie, 
qui  lui  donnaient  l'empreinte  de  leurs  signes  nationaux  et  la 
marquaient  du  nom  de  leur  cité. 

Le  rapport  de  l'or  à  l'argent  donnait  à  ce  dernier  une  valeur 
plus  élevée  parce  qu'il  était  plus  rare  et  plus  demandé  pour  les 
petites  transactions  journalières.  Ce  rapport  varia  de  9  à  12, 
l'or  étant  pris  pour  unité. 

Le  type  lui-même  des  espèces  fut  changé  après  la  conquête 
romaine,  et  lors  du  remplacement  de  la  monnaie  grecque  et 
gauloise  par  la  monnaie  romaine.  La  frappe  gauloise 
disparut  vers  la  fin  du  premier  siècle  et,  sauf  l'emploi  des 
philippes  d'or  de  Macédoine  qui  durait  encore  au  ve  siècle,  les 
ateliers  romains  d'Arles  et  de  Lyon  approvisionnèrent 
l'Aquitaine;  les  dénominations  grecques  et  les  drachmes 
cédèrent  la  place  aux  quinaires  et  aux  noms  latins.  A  peu  près 
à  la  même  époque,  les  ateliers  romains  en  Gaule  ne  portèrent 
plus  sur  leurs  monnaies  le  nom  de  la  ville  où  elles  étaient 
frappées.  Ils  adoptèrent  un  type  uniforme  imposé  par  l'État,  et 
portèrent  habituellement  le  nom  des  empereurs,  et  quelquefois 
celui  des  membres  de  leur  famille. 

L'altération  des  monnaies,  surtout  celle  des  pièces 
d'argent,  devint  tellement  grave  qu'elle  occasionna  la  cherté, 
au  moins  apparente,  du  prix  des  subsistances,  par  la  différence 
réelle  entre  le  prix  nominal  et  la  valeur  de  la  monnaie. 

Ces  monnaies,  qui  portaient  déjà  20  pour  cent  d'alliage  aux 
temps  de  Néron  et  de  Trajan,  ne  furent  plus  reçues  dans  les 
caisses  publiques  à  partir  d'Héliogabale. 

Les  monnaies  romaines  en  usage  en  Aquitaine  étaient,  comme 
les  nôtres,  en  cuivre,  en  argent  et  en  or. 

La  monnaie  de  cuivre  était  :  Vas,  le  demi-as  et  le  quart  d'as. 

La  monnaie  d'argent  :  le  denier,  valant  d'abord  10  as;  le 
demi-denier,  denarius,  valant  5  as  ;  le  quart  de  denier  ou 
seœtertius,  2  as  1/2. 

La  monnaie  d'or  :  Yaureus. 


—  67  - 

La  valeur  intrinsèque  de  ces  monnaies,  leurs  rapports  entre 
elles  et  avec  les  nôtres,  ont  été  l'objet  de  nombreux  travaux. 
Nous  indiquons  les  principaux  (1). 

Ces  monnaies  correspondaient  à  peu  près  à  celles  usitées  en 
France  avant  l'adoption  du  système  métrique  :  le  sou,  le 
double  liard,  le  liard;  la  pièce  de  dix  sous,  le  louis. 

Leur  valeur  métallique,  comparée  à  notre  monnaie  actuelle, 
et  en  les  supposant  régulières  de  poids  et  de  titre,  peut 
se  résumer  ainsi  :  l'as  avait  le  même  poids  que  pèsent 
4  centimes  3/8  de  centime;  le  sesterce,  le  même  poids  que 
17  cent.  50;  le  quinaire,  35  centimes;  le  denier,  70  centimes; 
l'aureus,  de  17  à  18  francs. 

Peu  à  peu  les  altérations  des  monnaies  devinrent  si  consi- 
dérables, la  proportion  d'alliage  pour  les  métaux  précieux 
devint  si  énorme,  que  ces  falsifications  grossières  ne  rap- 
pelèrent que  nominalement  le  titre  et  le  poids  primitifs,  et 
n'offrirent  plus  qu'une  sorte  de  placage  ou  de  revêtement  de 
plus  en  plus  mince  d'or  ou  d'argent.  Par  suite,  la  valeur 
nominale  des  marchandises  augmenta  dans  des  proportions 
effrayantes.  Le  témoignage  nous  en  a  été  conservé  par  un 
Édit  de  Dioclétien,  en  date  de  l'année  303,  retrouvé  sur  une 
table  de  pierre  à  Stratonice  dans  l'Asie  mineure,  et  ayant  pour 
objet  de  fixer  législativement  le  prix  des  vivres  et  des  salaires 
en  Italie  et  à  Rome  (2). 

Le  savant  statisticien  Moreau  de  Jones  a  dressé  d'après  cet 
édit  un  tableau  qui  indique  le  maximum  des  prix  fixés  par 
l'édit  en  monnaie  romaine;  le  même  terme  en  monnaie  fran- 
çaise, d'après  la  valeur  intrinsèque  du  denier  romain;  la  valeur 
représentative  du  prix  maximum,  d'après  la  dépréciation  des 
monnaies;  enfin  le  prix  moyen  en  monnaie  actuelle  de  ces 
objets  en  temps  ordinaire  (3). 

Les  prix  qui  résultent  de  ce  travail  ne  doivent  pas  cependant, 
selon  nous,  être  considérés  comme  exactement  vrais,  même 

(1)Chéruel.  Antiquit.  grecques  et'rom.  —  Letronne.  Considér.  gêner,  sur 
l'évaluation  des  monn.  grecques  et  rom.  —  Levasseur.  De  la  valeur  des  monn. 
rom.  —  Ch.  Lenormant.  La  monnaie  dans  l'antiq.  —  Mommsen.  Hist.  de  la 
monn.  rom.  —  Moreau  de  Jones.  Bconom.  domest.  des  Romains.  —  Pigeonneau. 
Hist.  du  Comm.  de  la  France,  I,  48  et  ss. 

(2)  Waddington.  Edit  de  Dioclétien. 

(3)  Moreau  de  Jones.  Journal  des  Économ.,  t.  III,  p.  42. 


—  68  — 

pour  l'époque  spéciale  dont  il  s'agit  ;  il  suffît  de  se  rappeler  les 
variations  de  valeur  des  assignats  comparés  à  la  monnaie  d'or, 
pour  comprendre  les  incertitudes  de  pareilles  évaluations. 

Ajoutons,  d'ailleurs,  que  l'édit  de  Dioclétien,  comme  tous 
les  actes  de  l'autorité  ayant  la  prétention  de  fixer  le  prix  des 
marchandises,  ne  reçut  pas  d'exécution.  Il  fallut  en  revenir  au 
seul  remède  efficace,  à  la  bonne  monnaie.  Constantin  ordonna 
les  réformes  nécessaires.  La  livre  pesant  d'or  fut  divisée  en 
soixante-douze  sous  d'or;  chaque  sou  en  deux  moitiés  ou  semis 
et  en  trois  tiers  ou  triens,  ou  en  douze  deniers. 

Le  poids  de  la  livre  romaine  était  emprunté,  comme  chez  les 
Grecs,  au  poids  d'un  objet  naturel,  le  grain  de  blé.  Elle  pesait 
6,144  grains,  ce  qui  donnait  85  grains  1/3  pour  le  sou  d'or 
romain. 

Ce  système  monétaire  fut  adopté,  sauf  quelques  légères 
modifications,  jusqu'à  Charlemagne. 

Pas  plus  que  pendant  la  période  gauloise,  nous  ne  trouvons 
à  Bordeaux,  pendant  la  période  romaine,  l'indication  de 
l'existence  d'un  atelier  monétaire.  Il  ne  paraît  même  pas  que 
sous  les  empereurs  de  race  gauloise,  même  sous  Tétricus,  dont 
on  a  trouvé  dans  la  Gironde  de  très  nombreuses  monnaies,  il 
ait  été  frappé  à  Bordeaux  des  pièces  d'or,  d'argent  ou  de  cuivre. 

Pour  avoir  une  idée  juste  des  conditions  économiques  de  la 
vie  à  Bordeaux  pendant  l'époque  ibéro-romaine,  du  second  au 
cinquième  siècle  de  notre  ère,  il  serait  intéressant  pour  nous, 
non  seulement  de  connaître  les  denrées  fournies  par  l'agri- 
culture, l'industrie  et  le  commerce,  à  la  consommation  locale 
ou  étrangère;  mais  aussi  quel  était  le  prix  usuel  ou  moyen  des 
objets  nécessaires  à  la  vie,  chez  ces  populations.  Nous  voudrions 
savoir  entre  quelles  limites  de  prix  minimum  et  maximum 
se  comptait  le  travail  agricole  ou  industriel,  le  transport, 
l'action  du  commerce.  Il  ne  nous  suffit  pas  de  connaître  le 
poids  exact  en  notre  monnaie  actuelle  d'une  monnaie  d'une 
autre  époque.  Cela  ne  nous  donnerait,  comme  le  proclament 
tous  les  économistes,  qu'une  idée  très  fausse  de  la  valeur  d'une 
somme  d'argent  d'autrefois. 

Ce  qu'il  nous  importe  de  connaître,  c'est  le  pouvoir  de 
l'argent  à  deux  époques  différentes,  c'est-à-dire  la  quantité 
d'objets  de  même  nature,  parmi  les  plus  indispensables  à  la 


—  09  — 

vie,  qu'un  égal  poids  du  même  métal  précieux  eût  donnée  aux 
deux  époques  que  nous  comparons. 

Malheureusement  notre  désir  de  savoir  se  trouve  souvent 
déçu  par  l'absence  à  peu  près  complète  de  documents  contem- 
porains. Les  historiens  ne  s'occupent  pour  la  plupart  que  des 
fastes  militaires  et  restent  indifférents  et  muets  lorsqu'il  s'agit 
de  la  vie  domestique. 

Nous  ne  pouvons  chercher  des  arguments  dans  des  lois 
d'exception  comme  celle  édictée  par  Dioclétien;  et  ce  n'est 
d'ailleurs  que  par  une  appréciation  complètement  arbitraire 
que  nous  pourrions  appliquer  à  l'Aquitaine  des  prix  de 
maximum  établis  surtout  pour  Byzance  et  pour  l'Italie.  A 
l'exception  des  objets  de  grand  luxe  que  Bordeaux  pouvait 
recevoir,  et  de  quelques  marchandises  des  fabriques  d'Italie  et 
des  provinces  gallo-romaines,  la  difficulté  et  le  haut  prix  des 
transports  ne  permettaient  pas  aux  marchandises  d'encombre- 
ment de  voyager  au  loin.  La  province  s'approvisionnait  elle- 
même  en  blés,  en  vins,  en  laines,  en  lin,  en  chanvre,  et  le 
principal  mouvement  du  commerce  était  restreint  au  bassin  de 
la  Garonne.  Ce  mouvement,  sujet  à  des  fluctuations  diverses, 
ne  devait  pas  cependant  avoir  des  conséquences  économiques 
occasionnant  des  crises  financières  considérables. 

Aussi  pouvons-nous  adopter  l'opinion  de  plusieurs  écrivains 
et  dire  que  nous  possédons  sur  les  prix  des  données  assez 
nombreuses  et  assez  sûres  pour  avoir  la  conviction  que  les 
prix  moyens  des  objets  de  consommation,  comparés  à  ceux  de 
nos  jours,  n'offraient  pas  des  écarts  importants. 


Article  3.  —  Institutions  auxiliaires  du  commerce. 

Si  nous  étudions  de  près  le  mouvement  de  l'argent  et  le 
mécanisme  commercial  à  Bordeaux  et  dans  le  midi  de  la  Gaule 
romaine,  particulièrement  du  m0  au  ve  siècle,  nous  avons  à 
constater  un  remarquable  degré  de  perfectionnement. 

Les  commerçants  de  Burdigala,  en  rapport  avec  les  places 
de  commerce  d'Arles,  de  Narbonne,  de  Marseille,  de  Lyon, 
avec  Rome  elle-même,  employaient  les  services  de  banquiers 
et  de  changeurs  {argentarii,  nummularii).  Il  est  quelquefois 
difficile  de  distinguer  si  tel  personnage  était  plutôt  banquier 


—  70  — 

que  changeur  ou  même  orfèvre,  parce  que  ces  trois  fonctions 
étaient  souvent  exercées  par  le  même  individu .  Les  banquiers 
avaient  en  outre  une  sorte  de  caractère  légal,  en  ce  sens  que 
leurs  livres,  en  cas  de  contestation,  faisaient  foi  en  justice. 

Ils  recevaient  des  fonds  en  dépôt  et  pratiquaient  le  compte 
d'intérêts,  le  billet  à  ordre,  le  paiement  au  moyen  de  chèques 
et  de  virements,  la  négociation  des  valeurs  et  contrats  divers, 
le  prêt  à  la  grosse.  On  a  pensé  qu'ils  n'étaient  pas  étrangers 
aux  notions  de  l'assurance  maritime,  qui  ne  diffère  du  contrat 
à  la  grosse  qu'en  ceci,  que  dans  ce  dernier  le  prêteur  fournit 
avant  le  voyage  de  mer  un  capital  remboursable  seulement  en 
cas  d'heureuse  arrivée,  tandis  que  dans  l'assurance,  l'assureur 
ne  fournit  qu'une  promesse  de  payer  en  cas  d'avarie.  Le  prêt 
à  la  grosse  est  d'ailleurs  très  ancien.  Il  était  déjà  fort  usité  à 
Athènes  et  dans  les  villes  maritimes  de  la  Grèce.  On  en  trouve 
un  exemple  dans  le  plaidoyer  de  Démosthènes  contre  Lamitus. 
11  était  aussi  très  usité  chez  les  Romains  qui  appelaient  le 
capital  prêté  pecunia  trajecticia,  et  le  bénéfice  nauticum 
fœnus.  C'est  ce  bénéfice,  qui  s'élevait  parfois  à  70  0/0,  que 
l'austère  Caton  recherchait  dans  ses  placements  de  capitaux. 

Les  anciens  n'étaient  pas  étrangers  à  ce  que  nous  pourrions 
appeler  la  forme  élémentaire  de  la  lettre  de  change.  Le 
trapézite  ou  banquier  d'Isocrate  nous  fournit  un  exemple  d'une 
opération  commerciale  comprenant  tous  les  éléments  de  notre 
lettre  de  change  (1). 

Les  lois  commerciales  et  maritimes  avaient  une  origine  déjà 
fort  ancienne.  C'étaient  celles  de  Tyr,  successivement  adoptées 
par  les  Rhodiens,  les  Carthaginois,  les  Grecs  et  les  Romains. 
Ces  lois,  qui  étaient  connues  sous  le  nom  de  lois  des  Rhodiens, 
et  qui  ont  joui  d'une  grande  célébrité,  ont  passé  en  grande 
partie  dans  la  législation  romaine.  Elles  n'ont  été,  il  est  vrai, 
officiellement  codifiées  que  dans  les  Pandectes  de  Justinien, 

(1)  Voyez.  Pardessus.  Us  et  coutumes  de  la  mer.  —  Pair.  Recherch. 
philosoph.  sur  les  Grecs,  t.  II,  p.  101.  —  Gourcelles-Seneuil.  Dictionnaire  de 
l'Économ.  politiq.,  tit.  II,  p.  40,  2°,  Lettre  de  ch.  —  Dupont  de  Nemours.  De 
la  Banque  de  France,  p.  9.  —  G.  F.  Schœman.  Antiq.  jur.  publ.  grecor., 
p.  353.  —  De  Kontourga.  Acad.  des  Scienc.  moral,  et  polit.,  25  septembre  1859. 
—  Egger.  Soc.  des  Antiq.,  13  juin  1860.  Mém.  d'hist.  ancienne  et  de  philos. 
Paris  1863,  p.  130.  —  A.  Bernadaki.  Journ.  des  Économ.  «  La  lettre  de  change 
dans  l'antiq.  »  4e  série,  t.  IX,  p.  365. 


—  7i    - 

publiées  le  16  décembre  533,  mais  les  Pandectes  n'étaient  que  la 
constatation  d'une  législation  pratiquée  depuis  plusieurs  siècles. 
Le  droit  international  n'existait  pas.  Rome  seule  commandait 
à  toutes  les  populations  commerçantes.  Quant  aux  Barbares, 
les  uns  entraient  peu  à  peu  dans  l'orbe  du  monde  romain,  et 
devenaient  des  auxiliaires;  les  autres  restaient  encore  étran- 
gers, ennemis,  hostes;  mais  l'étranger  n'avait  pas  de  droits  et 
contre  lui  la  revendication  était  éternelle. 

Dans  les  conditions  que  nous  venons  d'indiquer,  il  est  difficile 
de  distinguer  le  commerce  intérieur  du  commerce  extérieur, 
comme  nous  le  faisons  de  nos  jours.  Nous  pouvons  cependant 
considérer  comme  commerce  intérieur  celui  qui  s'exerçait 
dans  la  zone  douanière  dans  laquelle  Bordeaux  était  compris. 
Cette  zone,  formant  l'union  douanière  des  Gaules,  comprenait 
les  provinces  d'Aquitaine,  de  Lyonnaise  et  de  Belgique  :  pro- 
bablement aussi  la  Narbonnaise,  quoique  cette  province  eût 
une  administration  séparée  de  celle  des  Gaules. 

Pour  les  facilités  de  ce  commerce  il  existait  des  voies  de 
communication  nombreuses  par  les  routes  de  terre  et  par  les 
rivières. 

Bordeaux  était  relié  à  Lyon,  la  capitale  administrative  des 
Gaules,  le  siège  d'un  atelier  des  monnaies  et  d'un  commerce 
important,  par  une  route  bien  entretenue  passant  par  Vayres, 
Coutras  et  Périgueux.  La  Table  théodosienne  nous  donne  sur 
cette  route  des  indications  qui  ont  suscité  diverses  controverses. 

Sur  la  Narbonnaise,  Marseille  et  l'Italie,  se  dirigeait  une 
route  passant  par  Agen  et  Toulouse,  par  Narbonne  et  par 
Marseille,  et  mettant  ainsi  l'Océan  en  rapport  avec  la  Méditer- 
ranée. Cette  route,  mentionnée  dans  l'Itinéraire  d'Antonin,  se 
continuait  vers  l'Italie. 

Une  autre  route,  décrite  'dans  l'Itinéraire  de  Bordeaux  à 
Jérusalem,  se  rendait  de  Bordeaux  à  Toulouse  par  Bazas. 

Les  communications  avec  l'Espagne  étaient  desservies  par 
une  route  qui  traversait  les  Landes,  et  passait  à  Dax,  et  que 
nous  trouvons  mentionnée  dans  l'Itinéraire  d'Antonin. 

Cet  itinéraire  nous  fait  encore  connaître  la  route  de  Bordeaux 
vers  Nantes  et  le  littoral  de  l'Océan,  passant  par  Blaye, 
Saintes  et  Royan.  Elle  se  trouve  aussi  marquée  dans  la  Table 
théodosienne,  mais  avec  des  différences  sensibles. 


—  72  — 

D'autres  voies,  moins  importantes,  ne  sont  pas  mentionnées 
dans  les  itinéraires,  notamment  le  camin  roumain,  qui  passait 
par  Belin;  un  embranchement  du  chemin  de  Bordeaux  à  Dax, 
qui  commençait  à  Boïes,  et  suivait  les  étangs  des  Landes 
jusqu'à  Bayonne;  enfin  une  voie,  connue  encore  sous  le  nom 
de  Lebade,  et  qui  conduisait  de  Bordeaux  à  la  pointe  du 
Médoc  (1). 

Les  routes  construites  par  les  Romains,  sur  le  territoire  qui 
leur  était  soumis,  l'avaient  été  dans  un  double  but,  stratégique 
et  fiscal.  Si  des  relais  de  poste  existaient,  l'usage  n'en  était  pas 
permis  aux  particuliers.  Toutefois,  ceux-ci  pouvaient  s'en 
servir  pour  leurs  transports  de  marchandises,  et  il  est  même 
probable  que  de  véritables  services  de  roulage  y  avaient  été 
établis.  Mais  nous  en  sommes  réduits  aux  conjectures  sur 
l'utilité  commerciale  des  voies  romaines  de  terre  (2). 

La  navigation  fluviale  reliait  Bordeaux  avec  tout  le  bassin 
de  la  Garonne,  navigable  jusqu'à  Toulouse.  Ausone  nous 
parle  de  son  ancien  intendant  Philon,  Grec  d'origine,  et  nous 
le  montre  trafiquant  sur  le  Tarn  et  sur  la  Garonne. 

La  navigation  maritime  n'existait  guère;  du  moins  le  port 
de  Bordeaux  ne  paraît  pas  avoir  possédé  des  navires  et  des 
marins  faisant  les  traversées  sur  l'Océan  vers  Bayonne  au  sud, 
ou  vers  le  littoral  du  nord.  Ses  barques  ne  dépassèrent  pas  de 
longtemps  l'embouchure  de  la  Gironde;  et  tout  nous  fait  pré- 
sumer que  c'étaient  les  navires  de  Bretagne  et  de  Vannes, 
comme  ceux  de  Bayonne,  qui  faisaient  le  transport  des  mar- 
chandises pour  l'Espagne  d'un  côté,  et  les  ports  du  nord  de  la 
Gaule  et  ceux  de  la  Grande-Bretagne  de  l'autre. 

Le  port  de  Bordeaux  offrait  le  bassin  intérieur  dont  parle 
Ausone.  Mais  ce  bassin  n'était  pas  écluse,  et  les  navires  s'éle- 
vaient et  s'abaissaient  suivant  les  variations  des  marées.  Le 
fleuve  avait  devant  la  ville  une  largeur  beaucoup  plus  consi- 
dérable qu'aujourd'hui,  et  sa  profondeur  devait  être  moindre; 
mais  elle  était  suffisante  pour  la  petite  capacité  des  navires 
dont  on  faisait  alors  usage. 

(1)  Itinéraire  d'Antonin.  —  Itinéraire  de  Bordeaux  à  Jérusalem.  —  Table 
théodosiemie.  —  Jouanet.  Statistique  de  la  Gironde.  —  D'Anville.  Géographie 
ancienne.  —  Desjardins.  Géographie  de  la  Gaule  rom.  —  Table  de  Peutinger. 
—  De  Fortia.  Recueil  des  itinéraires  anciens. 

(2)  Pigeonneau,  p.  37. 


—  73  — 

Article  4.  —  Commerce  du  bassin  de  la  Garonne. 

Bordeaux  exportait  les  produits  de  son  territoire  :  le  suif,  les 
peaux,  le  miel,  la  résine,  le  sel,  le  blé,  le  vin,  auquel  nous  con- 
sacrerons un  article  spécial.  Dioscoride,  Ausone,  les  énoncent. 
«  Fais-tu  le  commerce?  »  écrivait  Ausone  à  son  ami  Théon  qui 
habitait  l'extrémité  du  Médoc,  au  bout  du  monde,  près  des 
lieux  où  s'arrête  l'Océan,  où  le  soleil  se  couche.  «  A  l'affût  des 
»  bons  marchés,  achètes-tu  pour  les  revendre  ensuite  avec  un 
»  bénéfice  considérable  de  blanches  mottes  de  suif,  de  gros 
»  pains  de  cire,  la  poix  de  Narycie,  les  feuilles  de  papyrus,  et 
»  ces  torches  fumeuses  et  pesantes  qui  servent  aux  paysans 
»  pour  leur  éclairage  ?  » 

Et  à  l'autre  extrémité  de  la  contrée,  dans  le  sud,  il  nous 
peint  aussi  son  intendant  Philon,  se  livrant  à  un  commerce 
actif  :  «  Il  brocante  sur  tous  les  lieux  de  marchés.  Il  fait  des 
»  échanges  avec  la  bonne  foi  habituelle  des  Grecs.  Il  troque  du 
»  vieux  sel  contre  du  froment.  C'est  un  marchand  consommé. 
»  Il  parcourt  les  fermes,  les  villes,  les  campagnes,  et  négocie 
»  sur  la  terre  et  sur  l'eau.  Des  bateaux  de  toutes  formes  le 
»  promènent  sur  le  Tarn  et  sur  la  Garonne.  » 

L'industrie  locale  offrait  aussi  quelques  produits;  il  existait 
un  grand  nombre  de  petites  fabriques  d'étoffes  de  laine,  de 
feutres,  de  tanneries,  de  poteries  communes,  de  produits 
résineux. 

Bordeaux  servait  aussi  d'entrepôt  aux  marchandises  des 
contrées  voisines  :  les  fers  des  Petrocorii,  des  habitants  des 
Landes;  les  métaux  et  les  toiles  des  Cadurci;  l'or  des  Pyrénées, 
ainsi  que  l'argent  et  le  plomb;  l'étain  de  la  Grande-Bretagne; 
les  jambons  et  les  viandes  salées  des  Cantabres;  les  laines  et 
les  manteaux  ou  cueillies  de  la  Saintonge  ;  les  marchandises  de 
Lyon,  de  Narbonne,  de  Marseille,  d'Arles,  d'Italie,  d'Espagne. 

Nous  ne  notons  toutefois  que  des  traces  de  commerce  avec 
l'Espagne  et  les  Iles  Britanniques. 

Nous  avons  essayé  de  reproduire  à  grands  traits  le  tableau 
que  nous  offre  Bordeaux  sous  la  domination  romaine. 

Dans  cette  cité,  ornée  de  splendides  édifices,  au  milieu  d'une 
campagne  fertile  par  l'abondance  de  quelques-uns  de  ses 
produits  ou  par  le  haut  prix  de  quelques  autres,  nous  avons 


—  74  — 

rencontré  une  population  patricienne  riche  et  élégante,  aimant 
les  jouissances  de  la  littérature  et  des  arts;  une  organisation 
municipale  à  peu  près  indépendante  de  l'État,  élisant  elle-même 
ses  magistrats;  une  culture  et  une  industrie  fournissant  des 
marchandises  à  l'échange,  un  transit  d'une  certaine  importance, 
un  mouvement  commercial  déjà  bien  dessiné  et  vivant  dans  le 
bassin  de  la  Garonne,  dans  l'intérieur  des  Gaules,  et  reliant 
la  Méditerranée  à  l'Océan. 

Faisant  ombre  aux  charmes  de  ce  riant  tableau,  nous  aper- 
cevons le  commerce  méprisé  et  honni  ;  le  colon  asservi  cà  la 
terre,  l'industriel  à  sa  corporation,  le  marchand  à  sa  boutique, 
comme  le  curiale  à  l'impôt;  le  travailleur  libre,  lui-même 
misérable  et  enchaîné  ;  et  bien  au-dessous  encore  l'esclave,  qui 
n'a  pas  même  de  nom,  dont  la  loi  ne  reconnaît  même  pas  le 
droit  à  l'existence  :  non  tant  vilis  quàm  nullus. 

Toutes  ces  classes  de  travailleurs  agricoles,  industriels, 
commerçants,  sont  exploités  sous  toutes  les  formes  par 
l'affranchi  ou  par  le  chevalier  romain,  qui  les  écrase  sous  des 
usures  énormes  ;  et  nous  voyons  engloutir  dans  les  dépenses 
excessives  faites  par  le  patron,  le  patricien,  pour  les  jeux 
publics,  les  luttes  électorales,  le  luxe  des  parfums,  des  vête- 
ments, des  palais  et  des  jardins,  les  bénéfices  qu'ont  rapportés 
l'usure,  les  concussions,  les  extorsions,  la  mise  au  pillage  des 
nations. 

Ces  richesses  des  patriciens  bordelais  ne  vont  pas  tarder  à 
être  anéanties  ;  les  Barbares  approchent,  ils  vont  s'emparer  de 
la  Gaule  et  de  tout  l'Empire;  ils  dévasteront  les  villes  et  les 
campagnes;  et  il  ne  restera  guère  plus  dans  les  champs  désolés 
que  quelques  rejetons  de  ce  modeste  arbuste,  que  quelques  pieds 
de  cette  vigne  chantée  par  Ausone;  mais  ces  rejetons  sont 
destinés  à  faire  revivre  la  prospérité  de  Bordeaux. 


Article  5.   —  La  vigne  et  le  vin  en  Aquitaine 
à  l'époque  romaine. 

La  vigne  était  cultivée  en  Aquitaine,  pendant  la  période  de 
temps  où  cette  contrée  fut  soumise  à  la  domination  romaine. 
Le  vin  de  Bordeaux  avait  déjà  conquis  une  illustration  qu'il  a 
conservée  depuis  cette  époque.  Au  point  de  vue  commercial, 
c'est  le  vin  qui  a  fourni  à  l'antique  Burdigala,  comme  plus  tard 
à  Bordeaux  sous  la  domination  anglaise,  sous  celle  des  rois  de 
France,  et  encore  de  nos  jours,  le  principal  article  d'échanges, 
et  qui,  depuis  des  siècles,  a  été  la  base  fondamentale  de  son 
commerce  et  de  sa  richesse. 

Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  raconter  ici  l'histoire  de  la 
vigne  et  du  vin  de  Bordeaux  avec  les  développements  qu'elle 
mérite  ;  mais  nous  estimons  cependant  que  cet  article  de  com- 
merce a  une  importance  si  considérable  pour  Bordeaux  qu'on 
nous  pardonnera  si  nous  nous  laissons  aller  au  désir  de  donner 
quelques  détails  qui,  s'ils  ne  sont  pas  strictement  indispensables, 
ont  cependant  leur  incontestable  utilité. 

On  a  en  effet  si  souvent  écrit  et  répété  des  légendes  erronées 
à  propos  de  la  vigne  et  du  vin,  on  fait  preuve  encore  de  nos 
jours,  même  dans  des  écrits  spéciaux,  et  surtout  dans  les  jour- 
naux, dans  les  discussions  des  Chambres,  dans  les  lois  elles- 
mêmes,  d'une  telle  ignorance  sur  ces  sujets,  qu'il  ne  nous  paraît 
pas  inutile  d'indiquer  la  fausseté  de  ces  légendes,  et  d'essayer 
d'arrêter  leur  propagation.  «  Il  y  a  des  choses  que  tout  le 
»  monde  dit  parce  qu'elles  ont  été  dites  une  fois  »,  écrit  Mon- 
tesquieu .  L'erreur,  souvent  répétée,  finit  par  être  acceptée  pour 
vérité  :  «pro  veritate  habetur  »;  l'erreur  de  tout  le  monde  passe 
pour  vérité  :  «  error  communis  facit  jus  »,  disent  encore  les 
jurisconsultes. 

De  nombreux  historiens,  et  même  des  naturalistes,  ont  écrit 
que  la  vigne  était  originaire  des  plateaux  de  l'Asie,  où  l'on  a 
aussi  placé  le  berceau  du  monde  ;  qu'elle  se  serait  propagée 
chez  les  peuples  voisins,  et  aurait  ainsi,  par  étapes  successives, 
été  portée  dans  l'Inde,  la  Perse,  l'Assyrie,  l'Egypte,  et  plus  tard 
dans  les  régions  européennes  de  la  Grèce  et  de  l'Italie. 

Elle  aurait  été  introduite  dans  nos  contrées  par  les  Phéni- 
ciens, par  les  colonies  grecques  et  par  les  Romains. 


—  76  -- 

Il  faut  distinguer  la  vigne  et  le  vin  ;  l'arbuste  lui-même,  et 
l'art  de  le  cultiver  et  de  tirer  parti  de  ses  fruits.  Il  est  possible 
qu'à  l'état  de  barbarie,  les  hommes  se  soient  contentés  de 
manger  les  raisins  qui  mûrissaient  à  leur  portée,  et  que  plus 
tard  ils  aient  appris  de  nations  plus  avancées  dans  la  civili- 
sation à  cultiver,  à  tailler  cette  vigne,  à  choisir  ses  meilleures 
variétés,  et  à  faire  le  vin. 

Mais  l'arbuste  lui-même  existait  dans  nos  contrées  bien 
avant  l'apparition  de  l'homme  sur  la  terre,  et  nous  pouvons 
répéter,  avec  M.  Romuald  de  Gernon  :  «  La  vigne  est  fille  de 
»  France.  » 

Des  découvertes  géologiques  récentes  ont  démontré  que  la 
vigne  existait  en  Champagne  dès  le  commencement  de  l'époque 
tertiaire,  qui  a  eu  une  durée  extrêmement  longue,  et  qu'elle  est 
contemporaine  de  la  faune  primordiale  des  mammifères  de  cette 
contrée. 

Une  délicate  empreinte  de  feuille  de  vigne,  en  état  parfait  de 
conservation,  et  dessinant  les  graciles  nervures  du  limbe  et 
des  denticules  du  pourtour,  a  été  découverte  dans  les  calcaires 
de  Cézanne  (1),  renommés  pour  les  admirables  empreintes  qu'ils 
nous  ont  conservées  de  feuilles,  de  fruits,  et  même  de  fleurs  et 
d'insectes.  Malgré  l'antiquité  prodigieuse  de  la  feuille  de  vigne 
si  étonnamment  moulée  dans  le  calcaire,  M.  Lemoine,  M.  Bal- 
biani  et  d'autres  ont  pu  comparer  cette  délicate  et  fragile 
empreinte  aux  feuilles  de  nos  vignes  actuelles.  Ils  ont  constaté 
des  caractères  identiques  et  diverses  analogies  avec  des  types 
de  vignes  européennes  et  américaines.  On  a  même  cru  y 
reconnaître  certaines  saillies  arrondies  et  mamelonnées  dont 
la  forme  extérieure  a  paru  offrir  quelque  vague  ressemblance 
avec  les  galles  phylloxériques  de  quelques  types  américains. 

Si  le  terrain  paléocène  de  Cézanne  nous  a  conservé  une  feuille 
de  vigne  entière,  dentelée  sur  les  bords,  condiforrne  à  la  base,  ' 
avec  tendance  à  devenir  lobée,  sans  l'être  encore  complètement, 
offrant  l'apparence  des  vignes  sauvages  d'Amérique,  notam- 
ment du  Rotondifolia,  les  terrains  moins  anciens  des  montagnes 
de  l'Ardèche  et  des  cinérites  du  Cantal  nous  fournissent  des 
feuilles  fossiles  qui  rappellent  les  formes  des  vignes  du  sud  de 
l'Asie  et  du  Japon. 

(1)  Chef-lieu  de  canton,  arr.  d'Épernay  (Marne). 


—  77  — 

La  vigne  une  fois  apparue  prend  un  rapide  essor,  et  dès  la 
fin  du  terrain  tertiaire  s'est  diversifiée  en  nombreuses  variétés 
se  rapprochant  de  la  vigne  actuelle.  Il  est  certain  que  lorsque 
l'homme  s'est  montré  sur  la  terre,  c'est-à-dire  vers  le  milieu  de 
l'époque  quaternaire,  il  a  trouvé  la  vigne  produisant  le  raisin 
à  l'état  sauvage.  Des  vestiges  de  vignes  se  montrent  en  abon- 
dance dans  les  tufs  pliocènes  de  la  Provence,  à  Montpellier  et 
à  Meyrargues,  dans  le  département  des  Bouches-du-Rhône.  Ces 
types,  probablement  produits  par  une  hybridation  naturelle,  ne 
s'écartent  plus  que  par  quelques  nuances  de  celui  de  notre 
vigne  cultivée. 

L'homme  préhistorique  faisait  usage  de  ces  raisins,  contem- 
porains des  premiers  âges  de  son  existence  ;  on  en  a  retrouvé 
les  pépins,  offrant  tous  les  caractères  de  ceux  de  notre  vigne 
cultivée,  dans  les  habitations  lacustres  de  Castione,  près  de 
Parme,  et  dans  une  station  de  palafitte  du  lac  de  Varèse  en 
Italie  (1). 

Nous  pourrions,  par  un  examen  plus  étendu,  étudier  l'origine 
indigène  de  la  vigne  dans  presque  toutes  les  contrées  de 
l'univers  où  les  conditions  du  climat  permettent  la  végétation 
de  cet  arbuste.  On  sait  que  les  premiers  navigateurs  européens 
qui  abordèrent  en  Amérique  y  trouvèrent  des  vignes  sauvages 
et  couvertes  de  raisins  en  si  grande  quantité  qu'ils  donnèrent 
à  la  terre  qui  les  portait  le  nom  de  Vineland,  le  pays  de  la 
vigne. 

L'art  de  travailler  la  vigne  pour  en  obtenir  des  fruits  plus 
nombreux  et  plus  savoureux  que  ceux  qu'elle  produit  à  l'état 
sauvage,  et  celui  de  faire  fermenter  le  raisin  pour  en  obtenir 
une  boisson,  paraissent  aussi  anciens  que  l'humanité.  Lorsque 
s'ouvre  l'histoire,  une  foule  de  légendes,  datant  de  la  plus 
haute  antiquité,  et  adoptées  dans  diverses  contrées,  nous 
montrent  l'art  de  faire  le  vin  comme  contemporain  de  l'homme 
lui-même.  C'est  Noé  pour  les  Hébreux,  Dyonisios  pour  les 
Indiens,  Osiris  pour  les  Egyptiens,  Bacchus  et  Deucalion  pour 
les  Grecs. 

(1)  «  La  vigne  en  Champagne  aux  époques  géolog.  »  Lemoine.  Rev.  scientif., 
7  mars  '1885.  —  Rev.  des  Deux-Mondes,  1er  déc.  1884,  7  mars,  15  mars  4885.  — 
Portes  et  Ruyssen.  Traité  de  la  vigne  et  de  ses  produits.  Paris,  Doin,  1889, 
grand  in-8°.  —  De  Candolle.  Orig.  des  plantes  cultiv.  Paris,  C.  Baillère,  1883. 


On  a  constaté,  pour  l'Egypte,  des  scènes  de  vendanges  et  de 
vinification  sculptées  sur  le  tombeau  du  roi  Phtah-Hotep  qui 
mourut  à  Memphis  4,000  ans  avant  Jésus-Christ. 

Il  est  probable  en  effet  que  si  les  hommes  de  l'époque  préhis- 
torique avaient  appris  à  polir  et  tailler  le  silex,  à  se  servir  du 
feu,  et  à  forger  et  fondre  leurs  instruments  métalliques,  ils 
avaient  dû  apprendre  à  faire  fermenter  le  jus  du  raisin. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  avant  de  nous  occuper  du  vin  de  Bur- 
digala,  nous  demandons  la  permission  de  dire  quelques  mots 
de  la  culture  de  la  vigne  et  du  vin  chez  quelques  peuples 
anciens.  Cette  digression  ne  sera  pas,  d'ailleurs,  inutile,  car 
elle  servira  d'introduction  et  d'éclaircissement  à  l'histoire  du 
vin  dans  nos  contrées. 

Nous  venons  de  dire  que  des  scènes  de  vendanges  et  de 
fabrication  du  vin  étaient  sculptées  sur  le  tombeau  d'un  roi 
d'Egypte,  et  nous  indiquent  l'ancienneté  de  la  culture  de  la 
vigne  dans  ces  contrées.  Les  vins  d'Egypte  étaient,  d'ailleurs, 
très  renommés,  surtout  les  vins  blancs  de  la  l>asse-Egypte, 
que  Virgile  cite  avec  éloges.  Si  nous  en  croyons  le  médisant 
Horace,  la  belle  reine  Cléopâtre  aimait  beaucoup  ces  vins 
mareo/icles,  et  en  abusait  quelquefois. 

La  vigne  est  l'objet  de  nombreuses  mentions  dans  les  livres 
saints  des  Hébreux.  Elle  était  ordinairement  plantée  sur  des 
coteaux.  Moïse  interdit  de  mélanger  les  variétés  de  vigne  dans 
le  même  champ  (1).  On  taillait  la  vigne  au  printemps  :  «  Les 
»  fleurs  naissent  sur  la  terre,  dit  le  Cantique  des  Cantiques, 
»  le  temps  de  tailler  la  vigne  est  venu  (2).  » 

Le  roi  David  et  le  sage  Salomon  faisaient,  comme  les  autres 
propriétaires,  soigneusement  garder  leurs  vignobles.  Cette 
coutume  existait  encore  au  temps  de  Jésus-Christ  (3).  Au 
milieu  du  champ  s'élevait  une  tour  pour  le  gardien.  La  loi 
permettait  d'entrer  dans  la  vigne  d'autrui  et  d'y  manger 
quelques  raisins,  mais  elle  défendait  sévèrement  d'en  em- 
porter (4).  Les  vendanges  étaient  l'occasion  de  danses,  de 
chants  et  de  fêtes  joyeuses  (5).  Les  étrangers,  les  veuves,  les 

(1)  Deutéronome,  xxn,  '.). 

(2)  Cant.,  11. 

(3)  Saint  Marc,  Êvang.,  xn,  i. 

(4)  Deutéron.,  xxm,  24. 

(5)  Isaïe,  xvi,  10.  —  Jérémie,  xlviii,  33. 


—  79  — 

orphelins,  pouvaient  grappiller  dans  les  vignes  aussi  bien  que 
glaner  dans  les  blés  (1). 

Le  pressoir  était  habituellement  placé  au  milieu  du  vignoble, 
à  côté  de  la  tour  de  garde.  Le  raisin  foulé  était  mis  à  fer- 
menter dans  des  cuves,  et  le  vin  était  conservé  dans  des  outres 
de  peau  de  bouc. 

Les  Hébreux  faisaient  des  vins  rouges  et  des  vins  blancs, 
et  distinguaient  différents  crus.  Les  vins  de  Gaza,  d'Ascalon, 
de  Sarepta,  d'Hébron,  de  Bethléem,  d'Ephraïm,  étaient  fort 
célèbres. 

L'Ancien  Testament  renferme  un  assez  grand  nombre  de 
plaintes  contre  les  diverses  maladies  et  contre  les  insectes 
qui  nuisaient  aux  récoltes. 

La  Grèce,  l'Archipel  étaient  fertiles  en  vins  excellents.  Les 
médecins  vantaient  leurs  qualités  hygiéniques  :  le  savant 
Hippocrate  recommandait  l'usage  du  vin  comme  étant  la 
meilleure  des  médecines,  et  en  usait  largement  lui-même.  Un 
médecin  célèbre  de  Pruse,  Asclépiades,  contemporain  de  César 
et  de  Pompée,  a  exalté  les  vertus  médicinales  du  bon  vin. 

Homère,  dans  Y  Odyssée  comme  dans  Y  Iliade,  nous  a  laissé 
de  charmantes  descriptions  des  vendanges  et  des  danses  au  son 
de  la  flûte  qui  les  accompagnaient. 

La  Grèce  avait  une  foule  de  crus  renommés.  Anacréon,  deux 
siècles  après  la  fondation  de  Rome,  chantait  les  vins  délicieux 
d'Ionie.  Les  iles  de  l'Archipel  étaient  célèbres  pour  leurs  vins. 
Lesbos,  Chio,  Thasos,  Corcyre,  la  Crète,  produisaient  des  vins 
blancs  à  couleur  d'ambre  très  estimés.  Virgile  nous  a  laissé 
la  nomenclature  de  quelques-uns  de  ces  vins.  «  La  vigne  que 
»  vendange  Lesbos  suspend  ses  grappes  sur  les  coteaux  de 
»  Méthymne...  Blanches  sont  les  vignes  à  Thasos...  la  Pythie 
»  produit  le  meilleur  vin  de  liqueur  ainsi  que  ce  vin  léger  qui 
»  enchaîne  la  langue  et  les  pieds  du  buveur...  Il  est  aussi  des 
»  vins  rouges  :  le  Phanaë  est  le  roi  des  vins.  Signalons  le  petit 
»  Argos,  dont  les  vins  abondants  résistent  plus  que  les  autres 
»  à  l'injure  des  ans  ;  et  toi,  le  charme  de  nos  festins,  le  plaisir 
»  des  dieux  qu'on  invoque,  comment  t'oublier,  délicieux  vin  de 
»  Rhodes  (2)  !  » 

(1)  Deuléron.,  xxiv,  21. 

(2)  Virgile.  Géorgiq.,  lib.  II. 


—  80  — 

Nous  allons  donner  quelques  renseignements  plus  détaillés 
sur  la  vigne  et  le  vin  chez  les  Romains  parce  qu'ils  s'appliquent 
parfaitement  à  l'Aquitaine  romaine  ;  et  encore  parce  qu'il  est 
curieux  de  noter,  comme  connus  et  appliqués  par  nos  pères 
dès  ces  époques  éloignées,  des  procédés  de  culture  et  de  vinifi- 
cation, encore  pratiqués  de  nos  jours,  et  d'autres  que  quelques 
novateurs  ignorants  se  vantent  d'avoir  inventés. 

Virgile,  Columelle,  Pline,  seront  nos  principaux  guides. 

Etudions  d'abord  la  plantation  du  vignoble. 

«  La  vigne,  dit  Virgile,  aime  les  coteaux  exposés  au  soleil.  » 
«  Le  sol  sera  propre  à  la  vigne  s'il  nourrit  la  fougère,  odieuse 
»  au  soc  de  la  charrue  (1).  La  vigne  se  reproduit  plus  facilement 
»  par  boutures  que  par  semis.  » 

Les  ceps  étaient  généralement  plantés  en  quinconces  :  les 
uns  végétaient  sans  supports  ;  d'autres  étaient  appuyés  sur  des 
échalas  de  lm,30  à  2m,30  de  hauteur  ;  d'autres  enfin  s'enrou- 
laient sur  des  arbres  élevés,  peupliers,  frênes,  ormeaux.  «  L'or- 
»meau  aime  la  vigne,  disait  Ovide,  et  la  vigne  aime  à  s'enlacer 
»  à  l'ormeau  (2).  »  «  Au  tendre  rejeton  de  la  vigne,  écrivait 
»  Horace,  on  marie  les  hauts  peupliers  (3).»  Les  Romains 
connaissaient  donc  la  vigne  basse,  la  vigne  mixte  et  la  vigne 
haute. 

Caton  pensait  que  la  qualité  du  vin  était  d'autant  meilleure 
que  la  vigne  était  plus  haute.  Pline  était  d'un  avis  contraire  ; 
et  aussi  Cinéas,  le  sage  ambassadeur  du  roi  Pyrrhus  :  «  Je 
»  ne  m'étonne  plus,  s'écria-t-il  en  voyant  les  vignes  d'Aricie, 

suspendues  aux  ormeaux,  si  je  trouve  le  vin  de  ce 
»  pays  si  âpre,  puisque  sa  mère  est  pendue  à  une  potence  si 

<; levée.  » 

Les  vignes  hautes  et  celles  demi-hautes  se  travaillaient  à  la 
main,  et  les  vignes  basses  à  la  charrue.  Cette  charrue,  l'araire 
romain,  a  été  conservée  et  sert  encore  de  nos  jours  à  nos 
paysans. 

Après  avoir  recommandé  de  planter  les  ceps  de  vigne  à  des 
distances  égales,  Virgile  indique  qu'il  faut  à  plusieurs  reprises 
déchausser  ces  ceps  et  ramener  la  terre  à  leurs  pieds  ;  il  faut 

(1)  Virgile.  Géorgiq.,  lib.  11. 

(2)  Ovide.  Amours,  lib.  II,  élég.  16. 

(3)  Horace,  ode  2,  Épodes. 


—  81  — 

faire  passer  et  repasser  entre  les  rangs  les  boeufs  durs  à  la 
fatigue  : 

«  Aut  presso  eœercere  solum  sub  vomere,  et  ipsa 
»  Flectere  luctantes  inter  vinetajuvencos.  » 

Columelle,  qui  cite  Virgile,  dit  aussi  que  les  vignes  doivent 
être  cultivées  à  la  charrue  :  «  Aratro  vineas  culturi  sint.  »  Il 
indique  la  nécessité  d'une  taille  spéciale  pour  que  les  jeunes 
rameaux  ne  soient  pas  brisés  par  les  bœufs  ou  par  la  charrue. 

La  taille  avec  la  serpe,  les  lattes  horizontales,  les  échalas, 
étaient  choses  pratiques.  La  greffe  était  employée  avec  succès. 

Les  soins  de  culture  contre  les  insectes  étaient  usités. 

Pour  éviter  les  gelées  du  printemps,  les  cultivateurs  formaient 
des  nuages  avec  des  fumées  artificielles.  «  La  pleine  lune,  dit 
»  Pline,  n'est  nuisible  que  lorsque  le  temps  est  serein  et  l'air 
»  parfaitement  calme;  car,  avec  des  nuages  ou  du  vent  la  gelée 
»  ne  tombe  pas.  Encore  existe-t-il  des  remèdes  dans  ces  circons- 
»  tances.  Quand  tu  conçois  des  craintes,  fais  brûler  des  sar- 
»  ments,  ou  des  tas  de  paille,  ou  des  herbes,  ou  des  broussailles  : 
»  la  fumée  sera  un  préservatif.  » 

Pline  et  Columelle  énumèrent  un  grand  nombre  de  variétés 
de  vignes.  Il  est  impossible  de  savoir  si  ces  variétés  se  sont 
conservées  jusqu'à  nous  et  de  les  retrouver  sous  les  dénomi- 
nations actuelles. 

Les  viticulteurs  romains  savaient  faire  porter  à  la  vigne 
des  récoltes  considérables.  Suétone  parle  d'un  certain  Remmius 
Palemon,  de  Vicence,  dont  Pline  dit:  «  L'homme  qui  en  ce  genre 
»  a  fait  le  plus  de  bien  est  Remmius  Palemon,  grammairien 
»  célèbre,  qui,  il  y  a  vingt  ans,  acheta  pour  600,000  sesterces 
»  un  domaine  situé  dans  le  territoire  de  Nomente,  à  dix  milles 
»  de  Rome...  Il  vendit,  chose  inouïe,  une  récolte  sur  pied, 
»  400,000  sesterces.  Tout  le  monde  allait  contempler  les  rai- 
»  sins  suspendus  à  ses  vignes...  Deux  ans  après  Sénèque 
»  acheta  le  domaine.  » 

Suétone  donne  le  chiffre  de  365  vases  pour  cette  récolte.  Le 
vase  équivalait  à  peu  près  à  notre  barrique  bordelaise  actuelle 
de  228  litres.  Les  365  vases  auraient  été  payés  chacun 
1,097  sesterces,  soit  environ  195  fr.  70  de  notre  monnaie 
actuelle,  valeur  intrinsèque,  ou  790  francs  le  tonneau. 

On  n'ignorait  pas  qu'une  trop  grande  abondance  nuit  à  la 


—  82  — 

qualité  du  vin.  Pline,  parlant  du  vin  de  Falerne,  naguère  si 
renommé,  dit  qu'il  avait  dû  sa  réputation  aux  soins  donnés  à  sa 
culture  et  à  la  confection  du  vin;  mais  que  cette  réputation 
tendait  à  se  perdre ,  parce  qu'on  visait  à  la  quantité  plus  qu'à 
la  qualité  (1). 

Les  vendanges,  avec  leur  cortège  joyeux,  n'offraient  rien  de 
particulier. 

Le  raisin  était  foulé  avec  les  pieds,  et  la  fermentation  du 
moût  s'opérait  dans  des  vases  en  poterie  dont  la  contenance 
variait  de  350  à  450  de  nos  litres. 

Le  vin  était  ensuite  conservé  dans  des  tonneaux  de  bois  dont 
les  douves  étaient  maintenues  par  des  cercles  en  osier  et  même 
en  fer.  Les  figures  de  la  colonne  Trajane  nous  les  représentent. 
Pline  nous  apprend  que  c'est  aux  Gaulois  qu'il  faut  attribuer 
l'invention  de  ces  vases  ou  tonneaux  faits  de  plusieurs  pièces 
de  bois  réunies  par  des  cercles,  et  qui  servaient  à  conserver  et 
à  transporter  les  vins  (2). 

Les  vins  étaient  aussi  transportés,  comme  nous  l'indique 
une  peinture  à  fresque  de  Pompéi,  dans  des  outres  de  peaux 
cousues. 

Quand  le  vin  avait  acquis  sa  maturité  en  barriques,  on  le 
mettait  en  bouteilles,  c'est-à-dire  dans  des  amphores,  vases  de 
terre  cuite,  de  forme  allongée  et  conique,  se  terminant  en 
pointe  pour  pouvoir  se  fixer  debout  dans  le  sol  de  la  cave. 

Avant  d'être  mis  dans  les  amphores,  le  vin  avait  subi  divers 
traitements  destinés  à  l'améliorer  ou  à  le  conserver. 

Pour  corriger  son  acidité  on  employait  le  plâtre,  la  craie,  les 
écailles  d'huîtres  broyées.  On  tempère  l'âcreté  du  vin,  disait 
Pline,  en  y  jetant  du  plâtre  (3).  Les  Grecs  employaient  la 
poudre  de  marbre,  le  sel  et  l'eau  de  mer.  Cet  usage  est  encore 
suivi  dans  plusieurs  îles  de  la  Grèce. 

On  se  servait  aussi  de  glands  torréfiés,  de  lait,  de  soufre 
brûlé,  de  fer  rougi  au  feu  et  plongé  dans  le  vin. 

On  clarifiait  les  vins  avec  l'albumine  des  blancs  d'œufs. 
Horace  dit  :  «  Il  est  important  de  clarifier  et  de  filtrer  les 

(1)  Pline.  Hist.  mit  tir.,  lib.  xiv.  «  Cura  culturaque  id  colligerat.  Kxolescit  hoc 
quoque  copia?  potiùsquam  bonilati  studentium.  » 

(2)  «  Vineaeligneis  vasis  condunt,  circulisque  cingunt.  »  Pline, /oc.  cit..  xiv,  21. 
'3)  Pline,  éd.  Panckoucke,  p.  256. 


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vins  (1).»  Il  recommande,  pour  le  précieux  Falerne,  l'emploi 
des  œufs  de  pigeon  (2). 

Les  Romains  aimaient  à  mélanger  au  vin  diverses  substances 
qui  lui  donnaient  l'arôme  ou  le  bouquet  préféré  :  des  .fleurs  de 
vigne,  des  baies  de  myrte,  de  la  myrrhe,  des  amandes  amères, 
des  barbes  de  pin,  de  la  cardamone,  de  la  poix,  de  la  résine, 
de  la  térébenthine. 

Ils  savaient  vieillir  le  vin  et  le  conserver  par  le  chauffage.  Ils 
avaient  des  appareils  disposés  pour  cet  objet  et  qu'on  appelait 
fu maria.  La  chaleur  développée  clans  le  fumarium  donnait 
au  vin  la  maturité  recherchée,  mais  il  fallait  avoir  soin  que  le 
vin  fût  renfermé  dans  des  vases  bien  bouchés  pour  qu'il  ne 
contractât  pas  le  goût  de  fumée.  Ces  vins,  dont  une  partie 
s'évaporait  par  l'action  de  la  chaleur,  étaient  quelquefois  réduits 
à  la  consistance  d'un  sirop  ;  pour  les  consommer  il  fallait  les 
délayer  avec  de  l'eau;  pour  cela  les  Romains  usaient  souvent 
d'eau  bouillante  qu'ils  aimaient  beaucoup  à  boire. 

Les  amateurs  se  plaisaient  au  mélange  et  au  coupage  de 
divers  vins.  «  Le  gourmet,  dit  Horace,  mélange  le  vin  de  Sor- 
»  rente  à  celui  de  Falerne  (3).  » 

Le  vin  ainsi  plâtré,  salé,  parfumé,  coupé,  vieilli,  placé  dans 
les  amphores  qui  contenaient  27  litres,  ou  dans  les  urnes,  dont 
la  contenance  était  de  moitié,  reposait  dans  les  caves  jusqu'au 
moment  d'être  servi  sur  la  table  du  festin. 

L'exposition  de  la  cave  était  choisie  avec  grand  soin,  et 
autant  que  possible  au  nord,  loin  des  fours,  des  égouts,  des 
fumiers,  des  étables  et  de  toute  mauvaise  odeur.  La  cave  et 
les  vaisseaux  vinaires  étaient  parfumés  avec  de  la  myrrhe  et 
de  la  poix. 

Dès  cette  époque  le  vin  vieux  était  préféré  au  vin  nouveau; 
«  car  le  vieux  est  meilleur  »,  disait  saint  Luc  (4). 

«  Que  d'autres,  poussés  par  la  soif,  boivent  du  vin  nouveau, 
»  s'écriait  Ovide  ;  mais  à  moi  versez  d'un  vin  mis  en  bouteilles 
»  sous  d'anciens  consuls  (5)  !  » 

(1)  Horace,,  lib.  II,  sat   4.  «  Vina  lignes.  » 

(2)  Horace.  Odes.  xi. 

(3)  Horace,  lib.  IL  sat.  4. 

(4)  «  Vêtus  enim  est  melius.  »  S.  Luc,  c.  v,  39. 
!o)  Ovide.  Art  d'aimer,  lib.  II. 


—  84  — 

Horace  aimait  les  vieilles  bouteilles  de  Massique,  «  du  Mas- 
»  sique  qui  donne  l'oubli  (1)  ». 

Le  Massique,  le  Falerne,  le  Cécube,  sont  les  plus  connus 
par  nous  des  diverses  qualités  de  vins  produits  autrefois  en 
Italie.  «  Enfant,  dit  Horace  au  jeune  échanson,  apporte  des 
»  coupes  plus  larges,  et  verse-nous  le  Cécube  qui  ranime  le 
»  cœur  (2)  !  » 

Le  bon  vin,  le  vin  rouge,  le  sang  de  la  terre,  sanguis  terrœ, 
était  très  recherché  non  seulement  pour  son  bon  goût,  mais 
pour  ses  qualités  hygiéniques.  «  Il  entretient  les  forces  et  le 
»  sang,  dit  Pline  ;  il  réjouit  l'existence;  il  excite  l'appétit,  il 
»  chasse  les  soucis  et  la  tristesse  ;  il  invite  au  sommeil  (3).  » 

Quelques  gourmets  aimaient  à  boire  frais  et  mélangeaient  au 
vin  de  la  neige  et  de  la  glace.  C'est  le  voluptueux  Néron  qui  le 
premier  imagina  de  frapper  le  vin  en  entourant  le  vase  de 
glace. 

Ces  vins,  dont  quelques-uns  étaient  un  peu  durs,  comme 
l'excellent  mais  Apre  Falerne  que  Ton  adoucissait  avec  le 
miel  du  mont  Hymète,  avaient  besoin  de  s'améliorer  en  vieil- 
lissant ;  mais  cependant  il  fallait  les  boire  au  moment  où  ils 
étaient  arrivés  à  maturité,  et  ne  pas  les  laisser  perdre  leurs 
qualités.  «  Ton  héritier,  plus  sage  que  toi,  boira  ce  Cécube  que 
»  tu  renfermes  sous  cent  clés  (4).  » 

Les  riches  Romains  faisaient  volontiers  collection  de  grands 
vins.  Horace  nous  parle  d'un  gourmet  comptant  dans  ses  cel- 
liers mille  tonnes  de  vins  de  Chio  et  de  Falerne  (5).  Le  préteur 
Hortensius  laissa  à  sa  mort  plus  dix  mille  tonneaux  de  vin 
de  Chio.  Lucullus  fit  distribuer  au  peuple  mille  tonneaux  de 
vin  grec  pour  célébrer  le  succès  de  sa  campagne  en  Asie.  Nous 
pensons  que  l'expression  tonneau,  dolium,  s'applique  à  une 
pièce  de  vin,  et  non  à  quatre,  comme  dans  notre  usage  actuel. 

Il  arrivait  quelquefois  du  temps  des  Romains  que  les  mar- 
chands de  vin  par  intérêt,  les  amphitryons  par  amour-propre, 
essayaient  de  déguiser  des  vins  communs  sous  le  nom  de  vins 

(1)  &  Veteris  pocula  Massici.  »  Horace,  1.  I,  ode  1.  —  «  Oblivioso  Massico.  » 
Horace,  1.  II,  ode  7. 

(2)  Horace,  ode  9.  Épodes. 

(3)  Pline.  Hist.  natur.,  1.  XXIII. 

(4)  a  Severi  Falerni.  »  Horace,  t.  I,  ode  27.  —  Horace,  1.  II,  ode  15. 

(5)  Horace,  satir.  3,  lib.  H. 


—  85  — 

d'une  illustre  renommée.  «  On  sert  du  Chio  qui  n'a  jamais  vu  la 
»  mer  »,  disait  Horace  (1). 

Mais  les  riches  patriciens  tenaient  à  honneur  d'offrir  à  leurs 
convives  des  vins  authentiques  et  de  crus  divers.  César  fut  le 
premier,  dit-on,  qui  fit  servir  dans  ses  luxueux  festins  quatre 
sortes  de  vins  :  Falerne  et  Mammertin,  deux  vins  rouges  d'Italie; 
Chio  et  Lesbos,  deux  vins  blancs  des  îles  de  la  Grèce. 

Disons,  en  terminant,  que  les  dames  romaines  n'avaient  pas 
la  permission  de  boire  du  vin,  ainsi  que  le  constate  Pline.  La 
sévérité  des  mœurs  antiques  sur  ce  point  a  môme  atteint  les 
plus  extrêmes  limites  de  la  cruauté.  Les  écrivains  anciens 
racontent  qu'Egnatius  Mecenius,  ayant  surpris  sa  femme  buvant 
du  vin  au  tonneau,  la  tua  à  coups  de  bâton.  Fabius  Pictor 
raconte  dans  ses  annales  qu'une  dame  romaine  ayant  ouvert 
le  sac  où  étaient  renfermées  les  clés  de  la  cave,  ses  parents  la 
firent  mourir  de  faim. 

Plus  tard,  les  mœurs  s'adoucirent,  et  les  femmes  purent 
boire  du  vin  ;  ou  du  moins  ne  furent  plus  punies  de  mort  pour 
en  avoir  bu. 

Nous  avons  donné  quelques  détails  sur  la  culture  de  la  vigne 
et  sur  le  vin  chez  les  Romains,  parce  que  les  mêmes  procédés 
de  culture  et  de  vinification  étaient,  à  peu  de  chose  près, 
employés  dans  toute  la  Gaule  romaine  comme  en  Italie.  La 
tradition  prétendait  même  que  c'était  aux  Romains  qu'était 
due  l'introduction  en  Gaule  de  la  culture  de  la  vigne.  D'autres 
traditions,  il  est  vrai,  étaient  contraires. 

Nous  avons  déjà  dit  que  la  vigne  croissait  spontanément 
dans  le  midi  de  la  Gaule.  Lorsque  les  Phéniciens,  d'abord,  les 
colonies  grecques  plus  tard,  furent  entrés  en  relations  avec  les 
habitants  des  côtes  maritimes  de  la  Méditerranée,  il  est  possible 
que  ces  étrangers,  qui  depuis  longtemps  faisaient  du  vin,  aient 
appris  aux  Gaulois  à  tirer  parti  de  leurs  vignes  sauvages,  à 
les  cultiver,  à  les  tailler,  à  convertir  le  raisin  en  boisson 
fermentée,  si  ceux-ci  ne  le  faisaient  pas  déjà  par  eux-mêmes. 

Justin  raconte  que  lorsque  le  Phocéen  Euxène,  fondateur  de 
Marseille,  y  amena  une  colonie,  le  trésor  public  de  la  mère- 
patrie  avait  fourni  non  seulement  des  outils  divers,  mais  des 

(I)  Horace,  sat.  8,  lib.  II. 


—  86  — 

graines  et  des  plants  de  vignes.  Des  relations  n'avaient  pas 
tardé  à  s'établir  entre  Massalie,  la  ceinture  de  villes  grecques 
placée  sur  les  bords  de  la  Méditerranée,  et  le  littoral  de  l'Océan. 

D'autre  part,  Ammien  Marcellin  rapporte  la  tradition  que  les 
Doriens,  ayant  accompagné  l'Hercule  antique,  s'étaient  établis 
sur  les  côtes  de  l'Océan  ;  c'est  aux  Doriens  que  Justin  attribue 
la  culture  des  vignes  dans  les  contrées  de  l'Armorique  situées 
sur  le  littoral  de  l'Océan.  Ce  furent  les  Grecs,  dit-il,  qui  appri- 
rent à  ces  populations  méridionales  de  la  Gaule  à  cultiver  les 
champs,  à  planter  l'olivier,  à  tailler  la  vigne. 

On  peut  supposer  que  cette  vigne  était  indigène  ;  mais  il  est 
toutefois  très  probable  que  les  Rhodiens,  qui  cultivaient  avec 
succès  dans  leur  patrie  des  vignobles  depuis  longtemps  célèbres, 
importèrent  des  plants  de  vignes. 

Indigène  ou  étrangère,  la  vigne  ne  tarda  pas  à  devenir  un 
objet  de  culture  important,  et  semble  l'avoir  été  déjà  à  l'époque 
de  la  conquête  romaine.  C'est,  en  effet,  dès  le  premier  siècle  de 
l'ère  chrétienne  que  Pline  et  Columelle  font  mention  de  la 
variété  de  vigne  qu'ils  appellent  Vitis  Biturica,  la  vigne  des 
Bituriges  (1). 

La  Vitis  Biiurica  ne  serait  autre,  si  nous  adoptons  l'opinion 
de  Vinet  et  de  Baurein  (2),  acceptée  par  plusieurs  auteurs, 
que  le  cépage  appelé  de  nos  jours  par  les  paysans  Bidure,  ou 
Vidure  par  le  changement  habituel  du  B  en  Y.  C'est,  selon  le 
savant  Vinet,  le  plant  particulier  du  Bordelais,  indigène  ou 
résultat  d'une  sélection  heureuse  et  plus  que  séculaire;  c'est  le 
plant  auquel  les  graves  de  Bordeaux  et  du  Médoc  ont  dû  leur 
illustration,  et  dont  les  deux  variétés,  appelées  franc  cabernet 
et  cabernet  sauvignon  par  les  ampélographes  modernes,  ont 
conservé  le  nom  de  grosse  et  petite  Bidure  chez  nos  paysans, 
moins  oublieux  d'une  tradition  séculairement  conservée  et 
qui  rappelle  le  souvenir  des  antiques  Bituriges.  Les  paysans 
ont  aussi  conservé  à  la  vigne  son  nom  latin,  et  l'appellent 
vitam. 

Pline  parle  de  l'estime  des  Romains  pour  les  raisins  gaulois, 
et  pour  leurs  vins.  Columelle  place  aussi  la  vigne  des  Bituriges 
parmi  celles  qui  fournissaient  des  produits  excellents.  Il  ajoute 

(1)  Pline.  Hist.  natur.,  c.  xiv,  1.  II.  —  Columelle.  De  re  rusticâ. 

(2)  Vinet.  De  l'antiquité  de  Bordeaux.  —  Baurein,  éd.  1876,  t.  IV,  pag.  203. 


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que  les  plants  de  la  Vitis  Biturica  étaient  très  recherchés  en 
Italie  parce  qu'ils  étaient  très  robustes  et  qu'ils  donnaient  une 
bonne  production. 

Dans  tout  le  midi  de  la  Gaule,  la  vigne  ne  tarda  pas  à 
devenir  une  culture  importante  non  seulement  pour  la  consom- 
mation individuelle  et  locale,  mais  pour  le  commerce.  Le  mode 
de  culture  et  les  procédés  de  vinification  étaient  alors  les  mêmes 
que  ceux  que  nous  avons  déjà  indiqués.  Comme  chez  tous  les 
peuples  d'origine  ionienne,  les  Bituriges  Vivisques  célébraient 
par  des  fêtes  l'époque  de  la  floraison  de  la  vigne.  Ils  avaient 
adopté  la  coutume  grecque  de  saupoudrer  de  poussière  le  cep, 
les  branches,  et  le  raisin  lui-même,  pour  favoriser  la  maturation. 
Ils  savaient  concentrer  et  vieillir  le  vin  par  la  chaleur  (1).  Ils 
faisaient  infuser  dans  le  vin  de  la  poix  et  de  la  résine.  Ils  y 
mêlaient  diverses  substances,  et  notamment  de  l'aloès  pour  lui 
donner  une  légère  amertume  qui  plaisait  aux  consommateurs 
de  l'époque  (2) . 

Nous  n'avons  pu  trouver  d'indices  ni  de  la  production  du  vin 
ni  du  mouvement  commercial  du  vin  en  Aquitaine  pendant  le 
premier  siècle  de  notre  ère.  Nous  savons  par  Cicéron  que  la 
culture  de  la  vigne  dans  les  Gaules  avait  été,  ainsi  que  celle 
de  l'olivier,  l'objet  de  rigoureuses  entraves  apportées  par  le 
génie  fiscal  des  Romains.  Chez  toutes  les  nations  d'au  delà  les 
Alpes,  ces  cultures  avaient  été  longtemps  interdites  :  «  afin, 
»  dit  Cicéron,  de  conserver  aux  produits  de  l'olivier  et  du  sol 
»  italique  une  plus  grande  valeur  (3).  » 

Il  existait  cependant  des  vignobles  en  Gaule,  car  le  même 
Cicéron  nous  a  appris  que  Fonteius  avait  établi  un  impôt  de 
circulation  sur  les  vins  du  Toulousain  (4). 

En  l'année  92,  l'empereur  Domitien,  attribuant,  dit  Suétone, 
à  l'extension  des  vignobles  l'insuffisance  des  récoltes  de  blé  et 
les  disettes  qui  en  étaient  la  conséquence,  défendit  de  planter 
de  nouvelles  vignes  en  Italie,  et  ordonna  d'arracher  la  moitié 
de  celles  qui  existaient  dans  les  provinces  d'Europe,  ainsi  que 
toutes  celles  des  provinces  d'Asie  (5). 

(1)  Pline,  XIV,  c.  vi. 

(2)  Pline,  1.  I. 

(3)  Cicéron.  De  re  publicd,  lib.  III,  §  6. 

(4)  Cicéron.  Pro  Fonteio. 

(5)  Suétone,  in  Damit.,  lib.  VIL  —  Aurél.  Victor,  in  Epitom. 


Philostrate  donne  une  autre  cause  à  cette  prohibition  : 
«  c'est,  dit-il,  que  l'abondance  des  vins  excitait  plus  facile- 
»  ment  à  la  sédition.  »  Montesquieu  indique  encore  un 
autre  motif  :  «  Ce  prince  timide  fit  arracher  les  vignes  dans 
»  les  Gaules,  de  peur  que  le  vin  y  attirât  les  Barbares.  Probus 
»  et  Julien,  qui  ne  les  redoutèrent  jamais,  en  rétablirent  la 
»  plantation  (1).  » 

Entre  ces  deux  époques,  de  l'an  92  à  l'an  282,  pendant 
deux  cents  ans,  il  n'y  aurait  pas  eu  de  vignes  dans  aucune 
partie  des  Gaules,  si,  du  moins,  l'édit  de  Domitien  eût  été 
exécuté.  Un  grand  nombre  d'historiens,  s'attachant  plus  aux 
textes  des  lois  qu'à  la  réalité  des  faits,  ont  pensé  qu'il  en  a 
été  ainsi.  Nous  ne  partageons  pas  cette  opinion.  Il  faut 
remarquer,  en  effet,  que  l'édit  de  Domitien  n'ordonnait  pas 
d'arracher  la  totalité  des  vignes,  mais  seulement  la  moitié; 
or,  une  mesure  de  ce  genre  devait  nécessairement  donner  lieu, 
quelque  rigoureuse  que  put  être  la  surveillance,  àdes  privilèges, 
à  des  exemptions,  à  des  fraudes  sans  nombre.  L'expérience 
nous  apprend  qu'il  n'en  saurait  être  autrement.  Plusieurs  fois 
les  gouvernements,  dans  diverses  contrées  et  à  diverses 
époques,  —  nous  en  avons  eu  plusieurs  exemples  en  France,  — 
ont  essayé  de  détruire  ou  de  limiter  la  culture  de  la  vigne;  ils 
n'ont  jamais  pu  y  réussir,  et  les  édits,  d'abord  mal  exécutés, 
ont  fini  par  ne  plus  l'être  du  tout  et  tomber  en  désuétude.  Au 
siècle  dernier,  et  du  temps  même  de  Montesquieu,  malgré  la 
centralisation  puissante  de  la  monarchie  absolue,  les  intendants 
n'ont  pu  tenir  la  main  à  l'exécution  d'édits  analogues.  Il  n'en 
fut  pas  autrement  sous  Domitien. 

Les  auteurs  contemporains  le  disent  d'ailleurs  très  nettement, 
et  l'empereur  lui-même  ne  tarda  pas  à  laisser  sommeiller  les 
prohibitions  de  son  édit.  Il  eut  connaissance  des  pamphlets  qui 
circulaient  à  Rome  même,  et  des  vers  qui  le  chansonnaient  : 
«  Mange-moi  jusqu'aux  racines,  lui  faisait-on  dire  par  la 
»  vigne,  je  n'en  porterai  pas  moins  assez  de  raisins  pour  qu'on 
»  fasse  de  larges  libations  le  jour  où  César  sera  immolé.  » 
C'était  la  parodie  des  vers  si  connus  d'Evenus,  lorsque  le  cep 
parle  au  bouc  qui  le  ronge.  Ovide  les  a  imités  dans  ses  Fastes  : 
«  Rode,  caper,  vitem!  » 

(1)  Montesquieu.  Espr.  des  lois,  lib.  XXI,  c.  xv. 


—  89  — 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'édit  contre  la  culture  de  la  vigne,  et  de 
la  protection  qu'apportèrent  à  cette  culture  Probus  et  Julien,  il 
est  certain  qu'au  ive  siècle,  au  temps  d'Ausone,  tout  nous 
indique  que  la  vigne  couvrait  déjà  de  vastes  terrains  en 
Aquitaine,  et  que  le  vin  était  une  branche  de  commerce 
importante. 

Il  paraît  vraisemblable  que  le  commerce  de  ces  vins  avec 
l'Italie  se  faisait  par  Marseille  dont  les  marchands  de  vin 
avaient  des  comptoirs  à  Rome  même.  Marseille  achetait  et 
vendait  les  vins  de  son  propre  territoire,  ceux  de  Narbonne  et 
de  Provence,  ainsi  que  des  contrées  qui  bordaient  la  Garonne. 
Athénée  reprochait  aux  vins  de  Marseille  d'être  épais  et  peu 
colorés  (1).  On  trouvait  ceux  de  Narbonne  et  de  Provence  trop 
noirs,  trop  corsés  et  dépourvus  de  délicatesse.  Les  Romains  et 
les  marchands  massaliotes  recherchaient  les  vins  plus  légers 
de  la  Garonne,  qui  rivalisaient  avec  les  vins  blancs  que  les 
Volsques  Arécomiques  récoltaient  sur  les  coteaux  de  Béziers. 
Martial  critique  vivement  les  vins  de  Marseille,  souvent  mal 
préparés  ou  fraudés,  qu'on  expédiait  à  Rome,  et  il  adresse  les 
plus  vifs  reproches  à  un  des  gros  marchands  massaliotes  du 
nom  de  Munna,  qui,  dit-il,  n'ose  plus  reparaître  dans  la  ville. 

Si  nous  n'avons  d'autre  témoignage  contemporain  que  celui 
d'Ausone,  il  suffit  pour  nous  démontrer  que  la  culture  de  la 
vigne  s'était  largement  étendue  dans  les  environs  de  Bordeaux, 
et  que  la  réputation  des  vins  de  Burdigala  était  telle  que  les 
empereurs,  les  maîtres  du  inonde,  négligeaient  quelquefois 
le  Falerne  illustre  et  le  Cécube  de  plusieurs  consulats  pour 
déguster  ces  nouveaux  venus,  plus  moelleux,  plus  frais  et  plus 
parfumés. 

Ausone  cultivait  cent  arpents  de  vignes,  ce  qui  est  déjà  assez 
considérable  et  peut  nous  faire  apprécier  l'étendue  des  autres 
vignobles  de  la  contrée.  Il  aime  à  décrire  ses  vignes,  et  le 
tableau  qu'il  en  a  laissé  est  encore  vrai  après  quinze  siècles 
écoulés. 

«  Mes  vignobles  se  penchent  sur  la  Garonne  aux  eaux  jau- 
>>  nissantes.  Sur  les  bords  du  fleuve,  où  commence  le  coteau 
»  chargé  de  pampres  verts,  jusqu'à  la  cime,  les  paysans 
»  joyeux   à  l'ouvrage    et   les    vignerons    empressés,    tantôt 


(1  )  Athénée,  1.  I,  c.  xxiv. 


—  90  — 

»  grimpent  au  sommet  de  la  colline,  tantôt  en  descendent  le 
»  versant,  se  renvoyant  de  bruyantes  clameurs.  Ici  le  voya- 
»  geur,  suivant  à  pied  le  bord  de  la  rive;  là,  le  batelier  qui 
»  glisse  sur  les  eaux,  lancent  aux  cultivateurs  attardés  des 
»  chants  moqueurs  que  répètent  en  écho  et  les  rochers,  et  la 
»  forêt  qui  frissonne  à  la  brise,  et  la  profonde  vallée  (1).» 

Quant  à  l'excellence  et  à  la  réputation  du  vin,  rapportons 
seulement  qu'il  parle  de  la  gloire  de  ce  vin  admis  à  la  table  des 
Césars,  et  de  l'admiration  qu'il  excite  chez  les  souverains  (2); 
et  que,  s'adressant  à  la  ville  de  Bordeaux,  il  s'écrie  :  «  0  ma 
>  belle  patrie,  terre  aimée  de  Bacchus  !  » 

La  gloire  du  vin  chanté  par  Ausone,  gloria  vint,  va  s'obs- 
curcir après  la  chute  de  l'Empire  romain  et  les  invasions 
barbares,  mais  pour  reparaître  plus  brillante  avec  la  civili- 
sation moderne,  et  former  le  principal  élément  du  commerce  et 
de  la  richesse  de  Bordeaux. 

C'est  au  vin  de  leurs  coteaux  que  les  Bordelais  peuvent  dire, 
comme  autrefois  Virgile  évoquant  Bacchus  : 

Hue,  paier  o  Leneœ,  tuis  hic  omnia 
Plena  muneribus! 

«  Salut,  Père  de  la  vigne  !  Ici  tout  est  plein  de  tes  bien- 
»  faits  !  (3)  » 


(1)  Ausone.  Mosella,  v.  21. 

(2)  Ausone,  epist.  13,  ad  Paulinum. 

(3)  Virgile.  Géorgiq.,  lib.  II. 


91 


CHAPITRE  III 
De  la  chute  de  l'Empire  romain  au  XIIe  siècle. 


Article  Ier.  —  Le  commerce  bordelais  jusqu'à  Charlemagne. 

Depuis  le  commencement  du  ve  siècle  jusqu'au  milieu 
du  xiie,  depuis  la  chute  de  l'Empire  romain  jusqu'au  moment 
où  l'Aquitaine  est  apportée  en  dot  au  prince  qui  va  devenir  le 
roi  d'Angleterre,  pendant  cette  longue  période  de  temps  qui 
embrasse  près  de  huit  cents  ans,  il  est  à  peu  près  impossible  de 
faire  l'histoire  du  commerce  de  Bordeaux. 

Le  commerce  n'existe  qu'avec  la  paix  et  la  sécurité,  et 
pendant  les  siècles  dont  nous  avons  à  nous  occuper  nous  ne 
rencontrerons  que  de  rares  moments  de  tranquillité,  nous 
aurons  sous  les  yeux  un  spectacle  perpétuel  de  guerres,  de 
massacres,  de  désastres  de  toutes  sortes.  Les  populations  du 
sud-ouest  de  la  France  ne  goûtèrent  quelques  moments  de 
repos  furtif  que  sous  les  Wisigoths  et  sous  Charlemagne  ; 
elles  endurèrent  toutes  les  douleurs  et  toutes  les  misères  que 
les  hommes  paraissent  se  plaire  à  infliger  à  leurs  semblables. 

Nous  allons  esquisser  rapidement  les  principaux  traits  de  la 
situation  générale  des  Bordelais  pendant  ces  époques  malheu- 
reuses. Cette  étude  est  nécessaire  pour  pouvoir  mesurer  les 
progrès  qui  s'accompliront  ensuite  dans  les  conditions  de  la 
vie  humaine  dans  ces  contrées,  progrès  dont  le  commerce  a  le 
droit  de  revendiquer  une  large  part. 

Nous  nous  arrêterons  quelques  instants  à  l'époque  qui  mérite 
le  plus  notre  attention,  au  règne  de  Charlemagne. 

Lorsque  Rome  eut  vaincu  le  monde  alors  connu,  il  restait 
encore  en  dehors  de  sa  puissance,  surtout  dans  le  nord  de 
l'Europe,  quelques  nations  barbares  non  soumises.  Déjà  de 
nombreuses  peuplades  de  ces  nations  faisaient  partie  des 
habitants  de  l'Empire;  elles  avaient  été  arrêtées  par  les  armes 
romaines  dans  ce  mouvement  de  migration  qui  les  poussait 
irrésistiblement  vers  les  contrées  du  Midi,  mais  elles  avaient 


—  92  — 

été  acceptées  comme  auxiliaires,  comme  formant  des  corps 
d'armée  impériaux  cantonnés  dans  les  provinces.  Leurs  chefs 
avaient  reçu  des  dignités,  des  grades  militaires;  ils  étaient 
fonctionnaires  et  généraux  romains.  Les  empereurs  eux-mêmes 
n'allaient  plus  appartenir  à  la  race  romaine,  et  la  pourpre 
impériale  devait  bientôt  s'étaler  sur  les  épaules  de  chefs 
barbares. 

La  grande  préoccupation  des  empereurs  était  d'empêcher  les 
invasions  nouvelles  qui  menaçaient  de  toutes  parts.  Us  ne  s'y 
opposaient  pas  seulement  par  les  armes;  ils  essayaient  aussi 
d'empêcher  toutes  relations  de  commerce  avec  ces  étrangers, 
qui  pussent  leur  inspirer  le  désir  de  pénétrer  sur  le  territoire  : 
«  Que  nul,  ordonnaient  les  empereurs  Valens  et  Gratien, 
>>  n'envoie  du  vin,  de  l'huile,  ou  d'autres  liqueurs  aux  barbares, 
»  même  pour  en  goûter  (1).  »  «  Qu'on  ne  leur  porte  point  de 
»  l'or,  ajoutent  Gratien,  Valentinien  et  Théodose,  et  que  même, 
»  s'ils  en  ont,  on  le  leur  ôte  avec  finesse  (2).  »  Il  fut  défendu, 
sous  peine  de  mort,  de  leur  fournir  du  fer  (3). 

Ces  défenses,  fréquemment  répétées,  toujours  violées,  indi- 
quent précisément  l'existence  du  commerce  défendu,  et  les 
bénéfices  qu'il  procurait.  L'impôt  des  douanes,  ou  de  l'or 
lustral,  allait  disparaître,  aboli  par  Anastase. 

D'autre  part,  les  marchands,  enrichis  par  le  monopole, 
n'étaient  plus  cette  tourbe  servile  et  méprisée  au  temps  de  la 
république  et  des  premiers  empereurs;  avec  la  fortune  ils 
avaient  conquis  les  honneurs  et  la  puissance.  Constantin,  Julien, 
Théodose  avaient  donné  et  reconnu  aux  naviculaires  le  rang 
de  chevalier  romain  après  trois  ans  d'exercice.  Les  principaux 
d'entre  les  marchands  de  porcs  obtenaient  le  titre  de  comte.  On 
prenait  des  sénateurs  parmi  les  poissonniers,  les  bateliers,  les 
boulangers.  Le  père  de  l'empereur  Pertinax  était  un  marchand; 
celui  de  l'empereur  Maxime  un  carrossier.  Enfin  l'armurier 
Marius,  grand  et  vigoureux  soldat,  fut  élu  empereur  par  les 
légions  gauloises. 

Nous  ne  pouvons  passer  sous  silence,  même  au  point  de  vue 
commercial,  un  événement  d'une  si  haute  importance  que  celle 
du  mouvement  social  produit  par  le  christianisme.  C'est  vers  la 

(1)  Cod.  leg.  ad  Barbarie.  «  Quee  res  exportari  non  debeant.  » 
(2-3)  Cod.  leg.  de  commère,  et  mercator. 


—  93  — 

fin  du  me  siècle  qu'il  paraît  avoir  été  introduit  en  Aquitaine; 
un  siècle  plus  tard,  après  Constance  et  Constantin,  presque 
toute  la  population  était  chrétienne.  Les  évêques,  chefs  de  la 
curie,  revêtus  du  titre  légal  de  défenseurs  de  la  cité,  allaient 
être  contre  les  Barbares  les  protecteurs  des  habitants  et  les 
gardiens  des  débris  de  l'administration. 

Les  Wisigoths  entrèrent  dans  le  Bordelais  en  412,  et 
obtinrent  de  Constance  en  419  le  droit  d'habiter  la  seconde 
Aquitaine. 

Sans  doute  nous  reconnaissons  que  ce  ne  fut  pas  là  une 
conquête,  en  ce  sens  que  les  Wisigoths  se  déclarèrent  sujets  et 
soldats  de  l'empire,  que  leurs  rois  se  proclamaient  généraux  et 
gouverneurs  au  nom  de  l'empereur,  et  qu'il  n'y  eut  ni  dépos- 
session en  masse  des  habitants,  ni  asservissement  légal  de 
ceux-ci,  ni  destruction  de  l'administration  et  de  la  législation 
existante;  non,  le  flot  n'a  pas  tout  emporté  (1)  et  pour  toujours; 
mais  la  vie  sociale  a  été  brusquement  suspendue,  l'industrie 
ruinée,  le  commerce  longtemps  interrompu. 

Il  suffit  pour  s'en  convaincre  d'écouter  la  voix  des  auteurs 
contemporains. 

Lorsque  les  Wisigoths  envahirent  l'Aquitaine,  ils  chassaient 
devant  eux,  comme  un  troupeau,  sénateurs  et  matrones,  maîtres 
et  esclaves,  hommes  et  femmes,  filles  et  garçons.  «  Quand 
»  l'Océan  aurait  inondé  les  Gaules,  dit  un  captif  qui  cheminait 
»  à  pied  au  milieu  des  chariots  et  des  ravisseurs  armés,  il 
»  n'aurait  point  fait  d'aussi  horribles  ravages  que  cette  guerre. 
»  Si  l'on  nous  a  pris  nos  bestiaux,  nos  fruits  et  nos  grains;  si 
»  l'on  a  détruit  nos  vignes,  si  nos  maisons  à  la  campagne  ont 
»  été  incendiées,  et  si  le  pays  est  désert  et  abandonné,  tout 
»  cela  n'est  que  la  moindre  partie  de  nos  maux.  Hélas!  Depuis 
»  dix  ans  les  Goths  et  les  Vandales  font  de  nous  une  horrible 
»  boucherie  (2).  » 

Salvien  raconte  qu'il  a  vu  les  cités,  autrefois  si  prospères, 
remplies  de  cadavres  nus  et  en  lambeaux;  les  chiens  et  les 
oiseaux  de  proie  se  gorgearent  de  ces  chairs  infectes. 

Les   cités    furent  brûlées,  dit   saint  Jérôme,   les  hommes 

H)  Pigeonneau.  Histoire  fin  Commerce,  p.  57,  t.  I. 

(2i  S.  Jérôme,  t.  I.  p.  9:>.  De  Provid.  divina  Carmen,  prol.,  v.  27,  inter 
S.  Prosper.  Paris,  1711,  f °  787. 


—  94  — 

égorgés;  les  quadrupèdes,  les  oiseaux  et  les  poissons  eux-mêmes 
disparurent.  Le  sol  se  couvrit  de  ronces  et  d'épaisses  forêts.  Il 
avait  vu  dans  les  Gaules  des  hordes  qui  se  nourrissaient  de 
chair  humaine;  et  qui,  lorsqu'elles  rencontraient  dans  les 
bois  des  troupeaux  de  porcs  ou  d'autre  bétail,  coupaient  les 
mamelles  des  bergères  et  les  morceaux  les  plus  succulents  des 
pâtres,  délicieux  festin  pour  elles. 

Certes,  il  y  avait  là  autre  chose  qu'un  déplacement  de 
pouvoirs. 

Nous  avons  pu  remarquer  les  plaintes  sur  la  destruction  des 
vignes,  preuve  de  leur  importance  dès  cette  époque.  «  Personne 
»  n'ignore,  dit  Salvien,  que  le  pays  occupé  par  les  Aquitains 
»  et  les  Novempopulaniens  ne  soit  comme  la  moelle  de  la 
»  Gaule  entière,  comme  une  mamelle  d'une  inépuisable  fécon- 
»  dite,  et  même,  ce  qu'on  préfère  souvent  à  la  fécondité,  pleine 
»  de  beautés,  d'agréments  et  de  délices.  Toute  cette  région  est 
»  en  effet  tellement  entremêlée  de  vignobles,  verdoyante  de 
»  prairies,  parsemée  de  champs  en  culture,  plantée  d'arbres  à 
»  fruits,  délicieusement  ombragée  de  bouquets  de  bois,  arrosée 
»  de  fontaines,  sillonnée  de  rivières,  chevelue  de  maisons,  que 
»  ses  possesseurs  paraissent  avoir  obtenu  en  partage  une  image 
»  du  Paradis,  plutôt  qu'une  partie  de  la  Gaule  (1).  » 

C'est  dans  ce  riche  pays  que  les  Wisigoths  avaient  apporté 
la  désolation  et  la  ruine  :  «  Quand  les  barbares  faisaient  leurs 
»  invasions,  nous  dit  Grégoire  de  Tours,  ils  prenaient  les 
»  meubles,  les  vêtements,  l'or  et  l'argent,  les  hommes,  les 
»  femmes,  les  enfants  réduits  en  servitude  ;  tout  ce  butin  était 
»  mis  en  commun,  et  partagé  entre  les  soldats  (2).  » 

Au  milieu  de  cet  effroyable  désordre,  nul  ne  pouvait  cultiver 
la  terre  laissée  sans  habitants  ;  seuls,  quelques  spéculateurs 
avides,  Grecs  ou  Juifs,  suivaient  les  soldats  pour  acheter  à  vil 
prix  des  esclaves  et  du  butin. 

La  domination  des  Wisigoths  se  montra  plus  clémente  lors- 
qu'ils furent  officiellement,  par  les  traités  faits  avec  Constance 
et  Honorius,  devenus  les  possesseurs  de  la  contrée.  Sous  la 
main  puissante  d'Euric,  l'ordre  fut  rétabli,  les  vaincus  purent 
respirer,  et  le  temps  vint  calmer  un  peu  toutes  ces  misères. 

(1)  Salvien.  De  gubematione  Dei,  lib.  VII,  édit.  Baluze,  p.  151. 

(2)  Greg.  Turr.,  lib.  II,  c.  xxvii. 


—  95  — 

«.  J'avoue,  dit  un  contemporain,  que  j'ai  béni  la  paix  des  Goths, 
»  et  que  je  suis  loin  de  m'en  repentir,  car  notre  contrée  est 
>  pleine  des  heureux  qu'elle  a  faits.  » 

Euric  avait  établi  à  Bordeaux  le  siège  de  sa  domination  qui 
s'étendait  dans  les  Gaules  sur  la  Novempopulanie  et  sur  les  deux 
Aquitaines,  et  qui,  franchissant  les  Pyrénées, comprenait  tous 
les  pays  entre  la  Loire  et  le  Tage,  entre  les  Alpes  et  l'Océan. 
Sidoine  Apollinaire,  évèque  de  Clermont,  un  des  héros  de  la 
résistance  des  Arvernes  contre  les  Wisigoths,  nous  a  laissé  le 
tableau  de  la  cour  du  puissant  et  fastueux  monarque  en  476. 
Il  est  venu  là  en  suppliant,  et  il  y  rencontre  d'autres  suppliants, 
venus  de  diverses  parties  du  monde,  môme  des  Romains  qui 
viennent  demander  à  la  puissante  Garonne  de  protéger  le  Tibre 
affaibli  :  «  defenset  tenuem  Garumna  Tibrim  (1).  » 

Cet  état  de  prospérité  dura  près  d'un  siècle,  le  temps  du  règne 
passager  des  rois  wisigoths.  Les  cultivateurs  de  l'Aquitaine 
purent  en  paix  récolter  leurs  blés  et  leurs  vins,  la  résine  de  leurs 
forêts,  le  miel  et  la  cire  de  leurs  abeilles,  la  laine  de  leurs  trou- 
peaux. Les  commerçants  purent  expédier  ces  produits  dans 
le  royaume,  et  recevoir  le  fer,  Fétain,  l'huile,  les  draps,  et  les 
objets  de  toute  sorte  qui  s'échangeaient  avec  Toulouse,  Arles, 
Narbonne,  Marseille  d'un  côté, l'Espagne  et  le  littoral  de  l'Océan 
de  l'autre. 

Mais  le  règne  des  Wisigoths  allait  disparaître.  Ils  avaient 
adopté  l'hérésie  d'Arius,  tandis  que  les  populations  de  l'Aqui- 
taine professaient  le  catholicisme.  Le  roi  Euric  avait  cruellement 
persécuté  le  clergé  et  les  évoques  catholiques.  Ceux-ci  avaient 
acquis  une  grande  puissance  depuis  l'affaiblissement  et  la  dispa- 
rition de  l'Empire  romain  ;  pour  la  plupart  issus  de  familles 
sénatoriales  anciennes,  ils  avaient  joint  à  l'influence  religieuse 
la  puissance  administrative  et  politique.  La  domination  de 
princes  ariens  était  impatiemment  supportée  par  les  évêques 
catholiques.  Cyprien,  évèque  de  Bordeaux,  assistait  au  concile 
d'Agde,  présidé  par  saint  Césaire  d'Arles,  et  hostile  aux  ariens. 
Les  évêques  appelèrent  à  leur  aide  contre  leurs  persécuteurs  le 
chef  des  Franks  Saliens,  Llodovigh  ou  Clovis,  qui  venait  de  se 
convertir  au  catholicisme.  «  0  roi  !  ta  foi  est  notre  victoire  !  » 
s'écriait  Avitus,  l'évêque  de  Vienne. 

(I)  Sidon.  Apoll.,  lib.  VIII,  ép.  10. 


—  96  — 

Les  Franks  arrivèrent.  Clovis  détruisit  l'Empire  wisigoth  à 
la  bataille  de  Youillé,  près  Poitiers,  en  507,  et  pénétra  en 
Aquitaine. 

Les  expéditions  de  Clovis  contre  les  Wisigoths  au  delà  de  la 
Loire  ne  furent  pas,  dit  M.  Guizot,  une  réelle  conquête  avec 
appropriation  du  sol,  mais  une  série  d'invasions  dirigées  sur 
Angoulême,  sur  Bordeaux,  sur  Toulouse,  surtout  en  vue  du 
butin. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  des  luttes  et  des  guerres 
entreprises  pour  la  possession  de  l'Aquitaine  par  les  rois  méro- 
vingiens, successeurs  de  Clovis,  combattant  entre  eux,  contre 
les  prétendants  divers  et  contre  les  populations.  L'Aquitaine 
acquit  en  636,  après  sa  révolte  contre  le  roi  Dagobert,  une 
véritable  indépendance  lorsque  Bordeaux  eut  été  érigé  en  duché 
héréditaire.  La  lutte  contre  les  Franks  fut  un  moment  inter- 
rompue. 

Un  danger  commun  réunit  les  Aquitains  et  les  Franks,  le  duc 
Eudes  et  Charles  Martel,  contre  les  Sarrasins  venus  d'Espagne 
et  qui  ne  furent  arrêtés  que  par  leur  sanglante  défaite  à  Poitiers, 
en  l'année  732. 

Les  Franks  recommencèrent  leurs  ravages  en  Aquitaine. 
Pépin,  puis  Charlemagne,  continuèrent  cette  guerre  commencée 
par  Clovis.  Charlemagne  s'avança  jusqu'à  Bordeaux  ;  et  plus 
tard,  continuant  sa  route  au  Midi,  traversa  les  Pyrénées  et 
porta  ses  armes  jusqu'aux  bords  de  l'Èbre. 

Pendant  ces  guerres  et  ces  dévastations,  le  commerce  de 
l'Aquitaine  avait  éprouvé  les  vicissitudes  imposées  par  ces 
tristes  événements.  Dans  ces  temps  troublés,  le  commerce  n'a 
pas  d'histoire. 

L'antique  administration  romaine  avait  toutefois  conservé 
son  organisation.  Le  chef  de  la  cité,  l'ancien  defen&or  civitatis, 
était  toujours  l'évèque,  dont  la  puissance  avait  encore  grandi. 
Le  comte,  représentant  du  pouvoir  politique,  nommé  par  les 
rois  mérovingiens,  avait  eu  souvent  à  lutter  contre  les  popula- 
tions ;  les  ducs  héréditaires,  au  contraire,  avaient  promptement 
embrassé  les  intérêts  et  les  idées  des  hommes  qu'ils  gouver- 
naient. 

Les  grandes  routes  existaient  encore,  avec  leurs  péages  et 
leurs  relais  de  poste;  les  impôts  n'avaient  pas  sensiblement 
varié.  Il  existait  des  droits  de  navigation  sur  les  fleuves  et  les 


—  97  — 

rivières  ;  des  droits  sur  les  transports  et  sur  les  ventes  de  mar- 
chandises ;  des  droits  d'octroi,  dont  les  deux  tiers  appartenaient 
aux  cités  et  un  tiers  au  fisc;  enfin  diverses  sortes  d'impôts  dont 
la  plupart  existaient  déjà  dans  la  domination  romaine  et  existent 
encore  aujourd'hui.  Les  noms  seuls  ont  changé. 

Comme  autrefois,  le  territoire  était  occupé  par  d'immenses 
propriétés  appartenant  aux  patriciens  gallo-romains  et  aux 
leudes  franks,  ainsi  qu'au  fisc;  elles  étaient  cultivées  par  des 
colons  et  des  esclaves.  L'industrie  avait  très  probablement 
conservé  son  organisation  en  corporations,  car,  si  les  témoi- 
gnages contemporains  nous  manquent  pour  affirmer  leur 
existence  à  cette  époque,  nous  retrouverons  plus  tard  les  indus- 
triels et  les  commerçants  vivant  encore  sous  ce  régime,  ce  qui 
nous  fait  penser  que  s'il  a  pu  subir  des  modifications,  il  n'a  pas 
du  moins  été  brisé  (1). 

Les  relations  commerciales  de  Bordeaux  avec  l'Espagne 
et  le  littoral  de  l'Océan  d'une  part,  la  Provence  de  l'autre,  ne 
paraissent  pas  avoir  été  interrompues,  non  plus  que  celles  avec 
le  bassin  de  la  Garonne.  Peut-être  même  s'étendaient-elles  en 
diverses  autres  contrées  de  la  France.  Les  foires,  et  notamment 
celle  de  Saint-Denis,  fondée  eu  629  par  Dagobert,  offraient,  par 
l'exemption  de  taxes  pour  les  marchandises  qui  s'y  débitaient, 
un  attrait  particulier  pour  les  commerçants. 

Les  marchandises  objet  du  commerce  de  Bordeaux  n'avaient 
d'ailleurs  pas  varié  depuis  la  fin  de  l'époque  romaine. 


Article  2.  —  Le  commerce  de  Bordeaux  sous  Charlemagne 
et  ses  successeurs. 

La  puissance  de  l'empereur  Charlemagne  permit  au  com- 
merce de  ses  vastes  États  de  respirer  pendant  quelques  années. 

Charlemagne,  comme  au  temps  de  l'Empire  romain,  rétablit 
l'unité  de  territoire  et  de  gouvernement  sur  la  plus  grande 
partie  du  centre  de  l'Europe.  Vainqueur  des  Saxons  au  nord  et 
des  Arabes  au  midi,  maître  de  la  Gaule,  de  l'Italie  et  d'une  partie 
de  l'Allemagne,  il  reconstitua  un  pouvoir  énergique  et  fort.  Il 
rétablit  pour  tous  les  pays  soumis  à  sa  domination  l'unité  admi- 

(1)  Levasseur.  Histoire  des  classes  ouvrières,  1. 1,  p.  123. 


—  98  — 

nistrative  et  politique,  surveillée  par  ses  inspecteurs,  les  missi 
dominici.  Il  réunit  deux  fois  par  an  les  assemblées  générales 
pendant  lesquelles  il  consultait  les  députés  sur  les  mesures  qu'il 
se  proposait  de  prendre;  il  édicta  dans  ses  Capitulaires  de 
nombreuses  ordonnances  qui  nous  permettent  d'apprécier  dans 
quelles  conditions  se  trouvaient  alors  l'agriculture,  l'industrie 
et  le  commerce. 

Dans  le  capitulaire  De  villis,  Charlemagne  s'occupe  des  biens 
du  domaine  royal.  Il  prescrit  l'aménagement  de  ses  forêts, 
l'entretien  des  viviers  à  poissons,  les  soins  à  donner  aux  abeilles 
et  aux  volailles;  aux  brebis,  aux  vaches  et  aux  chevaux;  il 
s'occupe  de  la  fabrication  du  miel,  de  la  cire,  du  beurre,  de 
l'huile,  du  vin,  du  vinaigre.  Il  veut  qu'on  lui  rende  compte  du 
produit  des  bois,  des  grains  et  des  moulins,  des  légumes,  des 
troupeaux,  de  la  laine,  des  peaux;  du  lin,  du  chanvre;  des 
vignobles,  du  vin  vieux  et  nouveau.  Il  recommande  de  ne  pas 
mettre  le  vin  dans  des  outres  de  cuir,  mais  de  le  loger  dans  des 
barriques  cerclées  de  fer;  de  lui  donner  les  soins  convenables, 
et  de  le  mettre  en  bouteilles  (1). 

Chacun  des  domaines  royaux  devait  être  pourvu  d'ouvriers 
de  diverses  professions  en  nombre  suffisant  pour  qu'on  n'eût 
besoin  de  rien  acheter  à  personne.  Il  y  fallait  des  laboureurs, 
des  vignerons,  des  forgerons,  des  maçons,  des  charpentiers,  des 
tourneurs,  des  tisseurs  de  filets,  des  hommes  capables  de  faire 
le  cidre  et  le  poiré,  comme  des  tonneliers  pour  les  barriques  et 
pour  le  vin. 

Cette  préoccupation  des  grands  propriétaires  de  produire 
dans  leurs  domaines  et  par  leurs  propres  esclaves  et  employés 
tous  les  objets  nécessaires  à  leur  consommation,  indique  que 
le  commerce  n'avait  pas  fait  de  grands  progrès;  et  que  la 
division  du  travail  était  encore  inconnue. 

Les  Capitulaires  défendent  l'achat  des  récoltes  sur  pied  ; 
prohibent,  comme  l'avaient  fait  les  lois  romaines,  la  sortie  des 
grains  pour  prévenir  la  disette.  Ils  fixent  et  imposent  le  prix 
des  vivres;  véritable  essai  de  maximum  qui,  comme   l'a  dit 

(1  )  Baluzc.  Capit.  De  villis. 

«  Volumus  ut  bonos  barridos  ferro  ligatos  judices  singuli  preparatos  semper 
habeant,  et  titres  excorii  non  faciant. 

»  Vinum  in  bona  mittant  vascula  et  diligenter  providere  faciant.  » 


—  99  — 

M.  Guizot,  eut  le  résultat  habituel  et  nécessaire  de  ces  tenta 
tives,  c'est-à-dire  d'aggraver  les  maux  auxquels  elles  croient 
porter  remède. 

Charlemagne  prit  des  mesures  plus  utiles  pour  améliorer  le 
sort  des  paysans,  des  pauvres  et  des  esclaves  ;  mais  il  ne  réussit 
pas  dans  ses  ordonnances  pour  établir  dans  tous  ses  États 
l'uniformité  des  poids  et  mesures  et  celle  des  monnaies.  Les 
variations  de  celles-ci  clans  les  divers  États  de  son  vaste  empire, 
la  falsification  du  titre  et  du  poids,  ne  cessèrent  pas,  et  ce  fut 
en  vain  que  les  peines  les  plus  sévères  furent  édictées  contre  les 
faux-monnayeurs . 

L'empereur  voulut  servir  les  grands  intérêts  du  commerce;  il 
établit,  à  toutes  les  frontières,  des  officiers  chargés  de  protéger 
les  relations  avec  les  étrangers;  il  plaça  aux  embouchures  des 
fleuves  des  navires  armés,  dans  le  but  de  défendre  les  naviga- 
teurs contre  les  pirates;  il  avait  envoyé  des  ambassadeurs  en 
Orient  vers  le  calife  pour  nouer  des  relations  commerciales  ; 
il  avait  conçu  le  projet  d'un  canal  pour  joindre  le  Rhin  au 
Danube,  et  en  avait  même  fait  faire  les  premiers  travaux;  il 
avait  réparé  les  phares  de  Gand  et  de  Boulogne  ;  enfin,  il  avait 
protégé  les  Juifs  et  les  Syriens, qui,  à  peu  près  seuls,  se  livraient 
alors  au  commerce  ;  un  des  ambassadeurs  qu'il  avait  envoyés 
au  calife  Haraoun-al-Reschid  était  le  Juif  Isaac. 

Le  règne  de  Charlemagne  fut  semblable  à  un  moment 
d'éclaircie  dans  l'orage;  mais  lorsque  la  puissante  main  du 
vieil  empereur  fut  glacée  par  la  mort,  les  peuples  de  races 
diverses  que  la  force  avait  rassemblés  sous  une  domination 
commune  cherchèrent  à  recouvrer  leur  indépendance. 

D'autre  part,  comme  à  l'époque  de  la  dissolution  de  l'Empire 
romain,  les  Sarrasins  au  midi,  et  les  Normands  au  nord,  contenus 
et  refoulés  par  le  terrible  guerrier,  reprirent  leur  audace. 

Une  nouvelle  invasion  des  Sarrasins  eut  lieu  en  Aquitaine  du 
vivant  même  de  Charlemagne,  sous  le  règne  de  son  fils  Louis, 
né  de  la  reine  Hildegarde,  dans  la  métairie  royale  de  Casseneuil, 
sur  les  bords  du  Lot.  Louis  -avait  été  proclamé  et  sacré  roi 
d'Aquitaine,  dès  l'âge  de  trois  ans,  par  le  pape  Adrien,  dans 
l'église  Saint-Pierre  de  Rome.  Les  Sarrasins,  mécréants,  furent 
arrêtés  par  le  comte  de  Toulouse,  Guillaume  au  Court  Nez,  qui 
«  les  abattait  comme  le  faucheur  abat  l'herbe  des  prairies  ». 

Le  moine  de  Saint-Gall  raconte  que  Charlemagne  vit  les 


—  100  — 

premières  voiles  des  Normands  qui  venaient  piller  la  France. 
Avertis  de  la  présence  du  prince,  les  pirates  s'éloignèrent 
précipitamment  de  la  côte. 

Les  Normands  commencèrent  vers  l'année  830  à  montrer  sur 
les  côtes  du  Médoc  leurs  longues  et  sveltes  barques  d'osier, 
recouvertes  de  peaux;  pendant  de  longues  années,  ils  pillèrent 
la  Saintonge,  le  Médoc,  le  Bordelais,  remontant  la  Dordogne 
jusqu'à  Périgueux  et  la  Garonne  jusqu'à  Agen. 

Aux  ravages  des  Normands  s'étaient  jointes,  pour  ruiner  le 
pays,  les  dissensions  des  successeurs  de  Louis  le  Débonnaire. 
Les  Aquitains,  révoltés  contre  leur  roi  frank,  Pépin,  qu'ils 
accusaient  d'avoir  appelé  les  Normands  et  d'avoir  embrassé  le 
culte  d'Odin,  le  dieu  du  Nord,  avaient  proclamé  sa  déchéance, 
et  s'étaient  offerts  à  Charles  le  Chauve,  qui  avait  succédé  comme 
empereur  à  Louis  le  Débonnaire;  puis  n'avaient  pas  tardé  à  se 
révolter  contre  leur  nouveau  souverain.  Ils  ne  consentirent  à 
reconnaître  que  pour  la  lorme  la  souveraineté  du  roi  Louis 
le  Bègue,  et  lui  imposèrent  leurs  conditions  avant  de  le  saluer 
comme  «  Roi  par  la  miséricorde  de  Dieu  et  par  l'élection  du 
»  peuple  ».  Plus  tard,  lorsque  Charles  le  Gros  régnera  sur  les 
Franks,  les  Aquitains  dateront  leurs  actes  «  du  règne  de 
»  Jésus-Christ,  en  attendant  un  roi  ». 

Les  Franks,  les  Sarrasins  et  les  Normands  avaient  ruiné  les 
cités  et  ravagé  les  champs.  Dans  les  villes,  des  arbres  touffus 
avaient  poussé  sur  les  murailles  renversées;  la  bruyère  et  les 
landes  couvraient  le  sol  des  campagnes,  et  l'on  pouvait  voyager 
longtemps  dans  ce  pays  naguère  si  beau,  «  sans  voir  la  fumée 
»  d'un  toit,  sans  entendre  aboyer  un  chien  ».  Les  serfs,  qui 
auparavant  travaillaient  la  terre,  avaient  été  en  grand  nombre 
tués,  emmenés  en  esclavage, ou  s'étaient  réfugiés  dans  les  bois; 
parmi  les  anciens  possesseurs  du  sol,  les  nobles  et  les  riches, 
beaucoup  avaient,  eux  aussi,  été  détruits  par  le  fer  ou  par  le 
feu  ou  emmenés  captifs  sur  les  barques  normandes.  La  terre 
inculte  ne  portait  plus  de  nourriture  ni  pour  les  rares  habitants 
qui  existaient  encore  ni  même  pour  les  animaux.  Une  horrible 
famine  s'ensuivit.  Ceux  qui  avaient  pu  échapper  au  glaive  et 
à  l'esclavage  mouraient  en  proie  aux  tortures  de  la  faim,  en 
pressant  en  vain  dans  leur  bouche  des  poignées  d'herbe  qu'ils 
avaient  arrachées  à  la  terre  stérile.  Les  survivants  se  jetaient 
avec  avidité  sur  ces  cadavres  qu'ils  se  disputaient  entre  eux 


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pour  les  dévorer,  et  s'arrachaient,  semblables  à  des  loups,  des 
lambeaux  de  chair  humaine.  «  Il  semblait,  dit  Raoul  Glaber, 
»  qu'il  était  permis  de  manger  de  la  chair  humaine.  » 

Tels  sont  les  sombres  tableaux  que  nous  retracent  les  contem- 
porains, dont  nous  empruntons  les  expressions,  et  qui  caracté- 
risent le  dixième  siècle.  Nous  en  avons  reproduit  les  principales 
lignes  pour  indiquer  qu'il  est  inutile  d'y  chercher  les  traces  du 
commerce,  car  le  commerce  n'existait  plus. 

Cependant  la  fin  du  monde  était  prédite  et  attendue  pour 
l'an  1000.  On  avait  cru  cette  date  annoncée  par  les  Ecritures.  Les 
pestes,  les  famines,  les  calamités  de  toutes  sortes  en  paraissaient 
les  présages  avant-coureurs.  Dans  l'attente  du  moment  fatal  toute 
activitéavait  cessé  ;  on  ne  pensaitqu'à faire  pénitence  età  gagner 
la  vie  éternelle. 

Mais,  à  la  surprise  générale,  l'heure  fatale  avait  sonné,  et 
le  monde  se  trouvait  encore  debout  et  vivant.  Alors  ce  fut 
un  immense  étonnement  et  une  allégresse  inespérée,  qui  ne 
tardèrent  pas  à  se  traduire  par  le  déchaînement  de  toutes  les 
passions  brutales.  Le  désordre  était  partout.  Le  xe  siècle  finit, 
et  le  xie  commença  dans  l'oubli  et  le  mépris  de  toutes  les  lois 
divines  et  humaines,  dans  l'impuissance  de  toute  autorité  civile 
et  religieuse;  personne  n'obéit  plus  qua  la  force.  Et  la  force 
publique  elle-même  s'affaiblissait  en  se  divisant.  Des  débris  de 
l'empire  de  Charlemagne  il  s'était  créé  un  grand  nombre  de 
royaumes  et  de  duchés  indépendants  ;  dans  chacun  de  ces 
royaumes  se  formèrent  des  seigneuries,  que  l'érection  des 
fonctions  et  des  domaines  en  fiefs  héréditaires  sous  Charles 
le  Chauve  vint  consacrer.  Le  caractère  de  la  société  nouvelle, 
de  la  société  féodale,  consistait  dans  l'affaiblissement  de  la 
puissance  publique,  dans  l'indépendance  de  l'individu  assez 
fort  pour  imposer  sa  volonté,  et  dans  la  formation  d'un  nombre 
infini  de  petits  centres,  sièges  de  seigneuries  distinctes  et  isolées, 
à  peine  reliées  entre  elles  par  le  lien  fragile  de  la  vassalité. 

Nous  n'avons  pas  à  raconter  l'histoire  des  comtes  de  Bordeaux , 
des  ducs  de  Gascogne  et  d'Aquitaine,  héritiers  de  Sanche  Mitarra 
de  Castille,  dit  Sanche  le  Terrible,  que  les  Gascons  avaient  élu 
pour  les  gouverner,  sans  souci  des  rois  de  France.  Le  dernier 
de  sa  race,  Eudes,  comte  de  Bordeaux,  et  héritier  par  sa  mère 
Brisca  des  duchés  de  Gascogne  et  d'Aquitaine,  prit  possession  en 
l'année  1036  du  comté  de  Bordeaux  en  l'église  de  Saint-Seurin. 


—  102  — 

Il  était  entouré  de  la  fleur  de  la  noblesse  d'Aquitaine,  et  reçut 
des  mains  de  Godefroy,  archevêque  de  Bordeaux,  l'étendard 
bénit  et  l'épée  consacrée. 

Le  comte  de  Poitiers,  Guillaume  VI,  s'empara  du  duché  de 
Gascogne  et  du  comté  de  Bordeaux  qu'il  réunit  en  1070  au  duché 
d'Aquitaine. 


Article  3.  —  Tableau  du  commerce  du  X6  au  XIIe  siècle. 

Nous  allons  essayer  de  retracer  le  tableau  fidèle  du  commerce 
bordelais  du  Xe  au  xne  siècle,  sous  les  ducs  d'Aquitaine. 

A  la  fin  du  xe  siècle,  le  duché  d'Aquitaine  était  depuis 
longues  années  complètement  indépendant  de  la  monarchie 
française.  Les  peuples  entre  la  Loire,  l'Océan,  les  Pyrénées, 
la  Méditerranée  et  les  Alpes,  souvent  réunis  sous  les  mêmes 
souverains,  quoique  formant  des  seigneuries  distinctes  sous 
les  comtes  de  Poitiers,  d'Anjou,  de  la  Marche,  de  Provence,  de 
Toulouse,  d'Aquitaine,  offraient  une  agglomération  de  popu- 
lations ayant  à  peu  près  les  mêmes  mœurs  et  les  mêmes 
intérêts,  et,  par  suite,  ayant  contracté  entre  elles  certaines 
relations  commerciales  très  variables  suivant  les  événements 
politiques. 

Dans  presque  tous  ces  grands  fiefs,  qui  comprenaient  chacun 
un  grand  nombre  de  fiefs  moins  importants  dont  ils  étaient  les 
suzerains,  la  situation  agricole  et  commerciale  était  la  même. 

Dans  les  campagnes,  la  terre  était  possédée  par  le  baron 
féodal  ou  par  le  monastère.  La  tour  seigneuriale  ou  les  sombres 
murailles  du  couvent,  fortifiées  comme  une  place  de  guerre, 
étaient  les  seuls  refuges  des  paysans  contre  l'ennemi,  le 
seigneur  voisin,  qui  venait  piller  leurs  récoltes  et  ravager 
leurs  champs;  le  seul  abri  où  ils  pussent  espérer  conserver 
leurs  bestiaux  et  protéger  leur  vie  elle-même. 

Ils  tenaient  ces  champs  du  seigneur  qui  leur  en  concédait  la 
possession  sous  certaines  redevances  annuelles,  ordinairement 
payables  en  nature  :  le  dixain  des  récoltes,  des  corvées  pour 
les  routes,  le  guet  et  la  garde  du  château,  des  transports  pour 
les  denrées  du  seigneur,  le  paiement  d'une  nombreuse  diversité 
de  taxes.  Un  bien  petit  nombre  d'hommes  libres  avaient 
conservé  leur  indépendance  et  la  liberté.  Presque  tous  ceux 


—  103  — 

qui  n'étaient  point  soldats  du  baron  ou  moines  de  l'abbé 
étaient  à  peu  près  esclaves,  qu'on  les  appelât  villani,  vilains, 
habitants  des  villa,  ou  serfs,  de  servus,  esclave.  Le  seigneur 
avait  sur  eux  tous  les  pouvoirs  du  propriétaire  ;  il  leur  imposait 
des  taxes  et  des  corvées  à  merci;  ils  ne  pouvaient  fuir  le  sol 
auquel  ils  étaient  attachés,  adscripti  glebœ;  ils  étaient 
considérés  comme  des  animaux  de  travail;  ils  ne  pouvaient  ni 
se  marier,  ni  léguer  leurs  biens,  ni  témoigner  en  justice;  nul 
ne  pouvait  s'interposer  entre  eux  et  leur  seigneur,  qui  avait 
le  droit  de  les  châtier  et  de  les  vendre.  Les  ventes  de  serfs 
questaux,  même  en  dehors  de  la  vente  du  domaine,  se  rencon- 
trent souvent  dans  nos  anciens  documents. 

Un  grand  nombre  de  ces  malheureux  habitaient  des  huttes 
couvertes  de  paille  ou  de  roseaux,  n'ayant  pour  sol  que  la 
terre  battue;  pour  couche,  le  plus  souvent,  que  des  feuillages 
et  de  la  paille;  pour  nourriture  que  le  pain  de  seigle  dont  le 
moulin  féodal  avait  moulu  la  farine,  pour  boisson  que  l'eau 
souvent  malsaine  des  landes,  pour  vêtement  que  les  étoffes 
grossières  qu'ils  tissaient  avec  la  laine  des  troupeaux.  Ils 
n'avaient  pas  besoin  du  commerce;  ils  avaient  peu  de  chose  à 
vendre  et  peu  de  chose  à  acheter.  Ce  sont  là  les  traits  les  plus 
sombres  du  tableau. 

Mais  il  faut  tenir  compte  des  nombreux  cultivateurs  qui 
tenaient  du  seigneur,  moyennant  certaines  rentes  ou  cens  et 
redevances,  de  petits  domaines,  des  pacages  communs;  qui 
récoltaient  des  céréales,  du  vin,  du  miel,  de  la  résine; 
péchaient  les  poissons  de  mer  et  d'eau  douce;  élevaient  des 
porcs,  de  la  volaille,  des  moutons,  et  alimentaient  un  commerce 
restreint,  mais  qui  doit  toutefois  être  indiqué,  en  même  temps 
qu'ils  se  livraient  à  quelques  industries  locales. 

Le  baron  ne  doit  au  seigneur  suzerain  que  l'hommage  et  le 
service  de  guerre.  Il  ne  lui  doit  aucun  impôt,  et  c'est  lui  qui, 
en  sa  qualité  de  souverain  local,  chargé  de  tous  les  services 
publics,  perçoit  toutes  les  taxes  et  toutes  les  redevances  établies 
pour  assurer  ces  services,  mais  dont  il  respecte  rarement  la 
destination,  et  qu'il  modifie  et  augmente  à  son  gré.  C'est  lui 
qui  enrôle  ses  soldats  pour  ses  guerres  privées,  ou  qui  les  loue, 
et  lui  avec  eux,  pour  celles  des  seigneurs  plus  puissants  ;  lui 
qui  rend  la  justice,  qui  doit  entretenir  les  routes  et  les  rivières, 
fournir   le   moulin   et   le  four,  surveiller  le   marché   et   les 


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marchands,  le  boulanger,  le  boucher,  le  poissonnier,  le 
vendeur  de  laine  et  le  fabricant  de  drap. 

C'est  lui,  disons-nous,  seigneur  haut-justicier,  qui  reçoit  les 
péages,  le  butin  produit  par  la  guerre,  les  frais  et  les  amendes 
de  justice,  les  droits  de  moulin,  de  four,  de  banc  au  marché; 
la  taille  et  les  corvées,  les  redevances  en  nature.  C'est  lui  qui 
est  le  propriétaire  des  terres  incultes  et  des  bois,  des  landes  et 
du  rivage  de  la  mer  et  des  rivières.  C'est  lui  qui  remplit  à 
cette  époque  le  rôle  aujourd'hui  dévolu  à  l'État. 

Ce  fier  et  puissant  baron  n'a  guère  plus  de  besoins  que  ses 
vassaux.  La  tour  crénelée  est  quelquefois  située  sur  une 
hauteur;  souvent  elle  est  protégée  par  un  marais  qui  en  rend 
l'accès  difficile  à  l'ennemi.  Les  châteaux  de  Blanquefort  et  de 
Lesparre  en  offrent  l'exemple. 

Le  châtelain  a  là  des  armes  :  haches,  lances,  épées,  poignards; 
mais  peu  de  ces  choses  que  nous  considérons  comme  des 
meubles,  tels  que  lits,  sièges,  tables,  tableaux,  tentures;  habi- 
tuellement vêtu  de  peau  de  daim  sous  sa  cuirasse,  ou  des 
lainages  fournis  par  les  troupeaux  du  fief,  il  n'achète  guère 
de  vêtements  étrangers. 

Mais  à  mesure  que  croît  l'importance  du  fief,  la  dignité  du 
seigneur,  s'accroît  aussi  le  besoin  de  luxe.  Il  faut  alors  des 
armes  d'une  fabrique  renommée,  précieuses  par  la  qualité  du 
métal  et  par  leurs  ornements  artistiques,  des  chevaux  de  grand 
prix,  des  chiens  de  chasse  de  race;  le  vêtement  sera  de  soie 
venue  de  l'Orient;  il  sera  doublé  de  fourrures  venues  du  Nord. 
Des  tapisseries  brodées  ou  piquées  à  l'aiguille  garniront  les 
murailles;  les  meubles  de  bois  seront  curieusement  sculptés; 
les  brocs,  les  hanaps,  les  plats  d'or  et  d'argent  embelliront  la 
table.  Les  diamants,  les  pierres  rares  rehausseront  la  parure 
de  la  châtelaine,  comme  le  costume  d'apparat  du  baron. 

Nous  devons  constater  que  si  les  grands  domaines,  munis 
des  productions  cultivées  sur  leur  territoire,  avaient  peu  besoin 
d'acheter  au  dehors  des  produits  similaires  ou  analogues, 
l'aristocratie  féodale  recherchait  les  objets  de  luxe  et  donnait  à 
ce  commerce  spécial  une  importance  qui  n'est  pas  à  négliger. 

A  Bordeaux,  dans  la  ville,  se  conservaient  quelques-unes 
des  traditions  du  commerce  à  l'époque  romaine. 

L'ancienne  administration  municipale  de  la  curie  paraît 
s'être  conservée  à  l'époque  des  rois  franks  et  des  ducs  d'Aqui- 


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taine;  et,  si  l'absence  de  documents  précis  nous  empêche  d'en 
fournir  la  preuve,  nous  pouvons  invoquer  de  graves  présomp- 
tions. En  effet,  longtemps  après  cette  époque  nous  verrons 
exister  le  corps  municipal  avec  les  attributions  principales 
de  l'antique  curie;  c'est  lui  qui  exerce  certaines  fonctions  de 
police  sur  les  bourgeois  et  les  étrangers,  ainsi  que  des  fonc- 
tions judiciaires  relatives  aux  foires  et  marchés,  aux  ventes  de 
marchandises  et  à  quelques  autres  objets. 

Nous  voyons  alors  reparaître  les  anciennes  corporations 
d'arts  et  métiers  de  l'époque  romaine,  avec  leurs  règlements 
pour  limiter  le  nombre  de  leurs  membres,  pour  s'opposer  à  toute 
concurrence  étrangère,  pour  monopoliser  telle  ou  telle  branche 
d'industrie  ou  de  commerce. 

Les  Guildes,  les  Hanses,  s'organisent  du  xie  au  xne  siècle. 
La  hanse  des  villes  commerçantes  du  Nord  a  établi  ses  comp- 
toirs en  Flandre,  en  Angleterre,  et  correspond  avec  la  France 
et  l'Aquitaine.  A  Paris,  la  marchandise  de  l'eau  ou  hanse  pari- 
sienne; en  Normandie,  la  hanse  de  Rouen,  sont  constituées  et 
exercent  une  grande  influence  (1).  Nous  ne  voyons  rien  de 
semblable  dans  le  bassin  de  la  Garonne.  Les  corporations  dont 
nous  retrouvons  les  traces  ne  sont  autres  que  les  anciennes 
corporations  romaines  de  gens  de  petits  métiers.  On  a  cru  voir 
dans  lajurade  une  sorte  de  hanse  des  marchands  de  vins  de 
Bordeaux.  C'est  une  erreur.  Mais,  d'ailleurs,  nous  ne  rencon- 
trerons lajurade  qu'au  xne  siècle  et  nous  ne  nous  occupons  ici 
que  du  commerce  antérieur  à  cette  époque. 

Nous  avons  déjà  dit  que  le  commerce  ne  s'étendait  guère  que 
sur  le  bassin  de  la  Garonne;  que  la  longueur  et  le  prix  des 
transports,  les  frais  de  péage,  l'absence  de  sécurité  des  routes 
terrestres  et  fluviales,  la  propension  de  chaque  seigneurie,  de 
chaque  fief,  à  suffire  à  ses  propres  besoins,  réduisaient  consi- 
dérablement les  marchandises,  objet  du  commerce. 

Pour  le  commerce  extérieur  les  difficultés  étaient  plus  nom- 
breuses et  plus  grandes  encore.  Si  les  rivières  et  les  routes 
étaient  en  butte  aux  pillages  des  riverains,  aux  exigences  des 
seigneurs,  la  mer  n'était  pas  plus  sûre.  Comme  autrefois,  le 
marin  n'osait  perdre  la  terre  de  vue;  voguant  lentement  le  long 

(I)  Chéruel.  Histoire  de  Rouen,  l  v.  in-8°,  I8H.  —  Ue  Fréville.  Mémoire 
sur  le  Commerce  maritime  de  Rouen,  i  v.  in-80,  1847. 


—  106  — 

des  côtes  de  l'Océan,  il  avait  à  craindre  les  pirates  qui  atten- 
daient leur  proie,  embusqués  dans  les  anses  du  littoral;  il  avait 
à  redouter  les  nombreuses  tempêtes  du  golfe,  et  ce  terrible  droit 
de  bris  et  de  naufrages,  qui,  lorsque  les  lames  avaient  jeté  et 
brisé  son  navire  sur  les  plages  sablonneuses  de  Gascogne  ou 
sur  les  rochers  de  Bretagne,  donnait  aux  seigneurs  et  aux 
habitants  du  rivage  les  dépouilles  du  naufragé. 

Le  commerce  des  objets  de  luxe,  d'un  petit  volume,  d'un  faible 
poids  et  d'un  grand  prix,  était,  comme  nous  l'avons  déjà  dit, 
le  commerce  le  plus  lucratif. 

Ce  commerce  était  exercé  par  les  Grecs  syriens  et  surtout 
par  les  Juifs.  Grégoire  de  Tours  nous  raconte  un  fait  que  nous 
notons  parce  qu'il  indique  l'existence  de  relations  commer- 
ciales de  Bordeaux  avec  les  nations  de  l'Orient,  relations  qui 
avaient  lieu  par  Narbonne.  Il  existait  à  Bordeaux  un  négociant 
syrien,  nommé  Euphron,  qui  jouissait  d'une  grosse  fortune. 
La  croyance  populaire  était  qu'il  la  devait  à  la  protection 
qu'accordait  à  ses  affaires  saint  Serge,  dont  il  possédait  une 
relique.  Quant  aux  Juifs,  en  vain,  sous  les  Wisigoths  comme 
sous  les  Mérovingiens  d'Aquitaine,  avaient-ils  été  en  butte  aux 
méfiances  et  aux  haines  populaires,  aux  ordonnances  hostiles 
du  clergé  et  des  princes,  à  l'expulsion  du  territoire,  ils  n'en 
avaient  pas  moins  réussi  à  s'établir  dans  les  principales  villes 
du  midi  de  la  France.  Grégoire  de  Tours  appelle  Marseille 
V hébraïque.  Narbonne,  Agde,  Toulouse,  Lyon,  Bordeaux  avaient 
des  colonies  juives.  Ils  y  faisaient  le  commerce  des  esclaves, 
des  matières  d'or  et  d'argent,  des  monnaies,  des  objets  d'orfè- 
vrerie, des  pierres  précieuses,  des  riches  étoffes  et  des  tapis  de 
l'Orient,  des  parfums,  des  épices.  Ils.  étaient  colporteurs,  fer- 
miers des  péages  et  des  impôts,  prêteurs  sur  gages  et  à  usures 
énormes  sur  les  bijoux  et  les  armures  damasquinées  des  barons, 
les  vases  sacrés  des  évêques  et  des  abbés . 

Utiles  aux  seigneurs  et  au  clergé,  ils  étaient  protégés  par 
ceux-ci,  qui  ne  pouvaient  se  passer  de  leurs  onéreux  services. 
»  La  féodalité,  dit  Blanqui,  troubla  moins  qu'on  ne  pense  les 
>  occupations  lucratives  des  Juifs.  Les  seigneurs  y  mirent  des 
»  conditions  sévères,  mais  ils  eurent  le  bon  esprit  de  les 
»  respecter.  Aussi  au  milieu  de  la  terreur  générale  qui  ne 
»  cessait  de  régner  sur  toutes  les  routes  et  sur  tous  les 
»  voyageurs,  les  Juifs,  armés  de  sauf-conduits,  parcouraient 


—  107  - 

»  sans  inquiétude  l'Europe  entière  et  disposaient  en  souverains 
»  du  commerce  de  la  France  aux  xe  et  xie  siècles  (1).  » 

Ils  trouvaient  dans  leurs  coreligionnaires,  répandus  dans 
toutes  les  places  de  commerce  du  inonde,  d'utiles  correspon- 
dants. 

Ils  étaient  souvent  persécutés  par  les  seigneurs  avides  et 
cruels,  mais  toujours  besoigneux,  toujours  cherchant  à 
emprunter,  à  louer  ou  affermer  leurs  péages,  leurs  fours, 
leurs  moulins,  leurs  greffes.  Souvent  chassés,  ils  revenaient 
sans  bruit,  humbles  et  soumis,  et  reprenaient  timidement  leur 
commerce  interrompu  (2). 

Charlemagne  avait  compris  l'importance  commerciale  des 
Juifs;  il  appelait  à  sa  cour  et  il  protégeait  un  grand  nombre 
d'entre  eux.  Le  moine  de  Saint-Gall,  dans  sa  chronique,  parle 
du  négociant  juif  Isaac  que  Charlemagne  employait  souvent  à 
des  missions  diplomatiques,  et  qu'il  avait  envoyé  en  ambassade 
auprès  du  Kalife. 

Sous  Louis  le  Débonnaire,  roi  d'Aquitaine,  les  Juifs  jouirent 
d'une  grande  faveur.  À  la  fin  du  xie  siècle,  les  Juifs,  établis  à 
Bordeaux,  occupaient  hors  des  murs  de  la  ville,  près  de  l'église 
de  Saint-Seurin,  partie  d'un  coteau  qu'on  appelait  le  Mont 
Judaïc  (3). 

Nous  ne  devons  pas  oublier  les  abbayes  et  les  monastères 
qui  apportèrent  une  aide  puissante  au  commerce.  Les  moines 
des  divers  ordres  religieux  établis  dans  toutes  les  contrées  de 
l'Europe,  avaient  entre  eux  des  relations  suivies  et  expédiaient 
d'un  couvent  à  l'autre  leurs  marchandises. 

Plusieurs  de  ces  couvents  étaient  établis  auprès  des  lieux 
consacrés  par  quelque  tradition  catholique  et  de  saint  pèleri- 
nage. Ces  lieux  de  pèlerinage  étaient  devenus  des  marchés  ou 
des  foires  commerciales  auxquels  les  souverains  accordaient 
d'avantageux  privilèges  par  des  exemptions  de  taxes.  Chaque 
pèlerin  était  habituellement  doublé  d'un  marchand.  Les  contrées 
placées  sur  le  passage  des  pèlerins  bénéficiaient  des  dépenses 
des  voyageurs. 

Les  deux  pèlerinages  les  plus  célèbres  au  commencement  de 
l'époque  féodale  l'étaient  déjà  depuis  longtemps.  C'était  d'abord 

(I)  Blanqui.  Hist.  de  l'Économ.  politiq. 

(2-3)  Tli.  Malvezin.  Hist.  des  Juifs  à  Bordeaux. 


—  108  — 

celui  de  Jérusalem,  dont  l'itinéraire  depuis  Bordeaux  était 
constaté  dès  l'époque  romaine;  et  ensuite  le  pèlerinage  de  Saint- 
Jacques  de  Compostelle  en  Espagne,  dont  les  pèlerins  très 
nombreux  venant  du  nord  de  la  France,  de  l'Angleterre  et  de 
la  Flandre,  passaient  par  Bordeaux. 

Le  pèlerinage  à  Jérusalem  amena  les  croisades. 

A  la  voix  d'un  moine  jusqu'alors  inconnu  et  sous  l'ardente 
impulsion  du  pape  Urbain  IV,  tous  les  malheurs  du  temps 
furent  oubliés,  la  cause  de  ces  maux  venait  d'être  révélée 
et  le  remède  était  assuré  :  «  il  faut  aller  délivrer  le  tombeau  du 
»  Christ,  souillé  par  les  infidèles.  Il  faut  apaiser  la  colère 
»  céleste,  et  effacer  par  la  guerre  sainte  tous  les  crimes  et  tous 
»  les  péchés  !  » 

Au  sentiment  religieux  se  joignaient  d'autres  mobiles.  Des 
pèlerins,  revenus  de  ces  lointains  pays  d'Orient,  avaient  raconté 
leurs  splendeurs  et  leurs  richesses  ;  ils  avaient  inspiré  le  désir 
de  partir  pour  ces  contrées  du  soleil  et  de  l'or,  des  épices  et  des 
parfums,  des  chevaux  magnifiques,  des  femmes  aux  longs  yeux 
noirs,  d'y  conquérir  de  riches  domaines  et  seigneuries. 

Un  immense  enthousiasme  s'empara  de  l'Occident  tout  entier. 
Les  barons,  les  chevaliers  et  les  damoiseaux,  les  aventuriers 
de  toutes  sortes,  les  moines,  les  bourgeois,  les  serfs,  les 
deshérités,  jusqu'aux  femmes  et  aux  enfants,  saisis  d'une 
ardeur  indescriptible,  répétaient  les  paroles  de  Pierre  l'Hermite: 
«  Dieu  le  veult!  Dieu  le  veult  !  »,  prenaient  la  croix,  et  s'ébran- 
laient en  foule  et  sans  ordre  pour  la  Terre-Sainte.  «  Les  chemins 
»  sont  trop  étroits,  disait  Guillaume  de  Malmesbury,  l'espace 
»  manque  aux  voyageurs.  » 

Le  comte  de  Toulouse,  l'illustre  Raymond,  qui  s'était  couvert 
de  gloire  en  Espagne  en  combattant  les  infidèles  aux  côtés  du 
Cid  Campeador,  le  héros  castillan,  plaça  la  croix  rouge  sur  son 
épaule  droite,  et  partit  avec  les  seigneurs  de  sa  comté,  et  bon 
nombre  d'autres  d'Aquitaine  et  du  Bordelais. 

Le  duc  d'Aquitaine,  Guillaume,  renommé  pour  son  courage, 
mais  aussi  par  ses  chansons  de  trouvère  et  ses  amours,  qui 
avait  longtemps  couru  le  monde  pour  tromper  les  dames,  dit 
sa  légende,  trichador  de  clomnas,  partit  à  son  tour,  et  alla 
faire  détruire,  avant  qu'elle  fût  arrivée  en  Palestine,  une  armée 
qui  comptait  moins  de  soldats  que  de  jongleurs  et  de  jeunes 
filles,  examina  puellarum. 


—  109  — 

Les  croisades  allaient  amener  à  leur  suite  des  changements 
considérables  dans  la  civilisation  du  monde.  Les  seigneurs 
vendaient  à  vil  prix  leurs  domaines  pour  subvenir  aux  frais  de 
leur  expédition,  ou  ils  engageaient  leurs  récoltes  et  leurs 
bijoux;  la  propriété  immobilière  changeait  de  mains.  Une 
communauté  de  pensée,  d'action,  de  voyages,  de  vie  guerrière, 
de  dangers,  de  privations,  de  succès,  allait  rapprocher  les 
diverses  classes  sociales.  Le  serf,  arraché  à  la  glèbe  par  le 
baron  et  devenu  son  compagnon  d'armes  ;  le  serf,  resté  sur  le 
domaine,  mais  ayant  acheté  son  affranchissement  de  questalité, 
avaient  gagné  en  considération  et  en  liberté.  Des  relations 
s'établissaient  non  seulement  entre  les  hommes  réunis  sous  la 
même  bannière,  mais  encore  entre  ceux  des  nations  différentes 
qui  composaient  l'armée.  Toutes  les  parties  de  la  France,  toutes 
les  contrées  de  la  chrétienté  allaient  faire  connaissance  entre 
elles,  comme  avec  ces  pays  inconnus  qu'il  fallait  traverser, 
avec  ces  Sarrasins  ennemis  qu'on  allait  combattre. 

De  ces  relations  nouvelles,  de  ces  mouvements  divers,  de 
cette  mêlée  des  peuples,  occasionnés  par  les  croisades,  naîtra 
pour  le  commerce  un  heureux  développement  dont  nous  aurons 
plus  tard  à  constater  les  progrès. 

Un  autre  événement  allait  apporter  une  profonde  modifica- 
tion à  la  situation  politique  et  commerciale  de  l'Aquitaine. 

Le  dernier  de  ses  ducs  était  mort  en  pèlerinage  à  Saint- 
Jacques  de  Compostelle.  Sa  fille,  la  belle  Aliénor,  était  devenue 
l'épouse  de  Louis  le  Jeune,  le  fils  du  roi  de  France.  Le  mariage 
eut  lieu  à  Bordeaux.  Louis  était  accompagné  des  plus  nobles 
chevaliers  de  France,  et  d'une  puissante  escorte  :  «  Nous 
»  dressâmes  nos  tentes  en  face  de  Bordeaux,  dit  l'abbé  Suger, 
»  l'illustre  précepteur  du  jeune  prince;  nous  étions  séparés  de 
»  la  cité  par  le  grand  fleuve,  la  Garonne.  Nous  attendîmes  là, 
»  et  nous  passâmes  ensuite  dans  la  ville  sur  des  vaisseaux.  Le 
»  dimanche  suivant,  le  jeune  Louis  épousa  et  couronna  du 
>  diadème  royal  la  noble  demoiselle  Aliénor,  en  présence  de 
»  tous  les  grands  de  Gascogne,  de  Saintonge  et  du  Poitou.  » 

Peu  d'années  après,  Louis  VII,  devenu  roi  de  France,  qui 
avait  pris  la  croix  et  emmené  en  Palestine  la  reine  Aliénor,  avec 
un  brillant  entourage  de  seigneurs  d'Aquitaine,  la  ramena 
brusquement  en  France,  et  fit  prononcer  par  le  concile  de 
Beaugency,   sous  prétexte  de  parenté,  un  divorce   qui  allait 


—  110  — 

séparer  de  la  France  les  belles  contrées  qui  avaient  formé  la 
dot  d'Éléonore  d'Aquitaine,  et  occasionner  trois  cents  ans  de 
guerre  entre  l'Aquitaine  et  la  France. 

Deux  mois  après  le  divorce,  Aliénor  donnait  sa  main  à 
Henri  Plant agenet,  «  le  beau  rousseau  »,  qui  bientôt,  maître 
de  la  Normandie,  de  l'Anjou,  de  la  Touraine,  du  Poitou,  de 
l'Aquitaine,  et  devenu  roi  d'Angleterre,  était  plus  puissant  que 
le  roi  de  France. 


Article  4.  —  Monnaies. 

Le  système  des  poids  et  mesures  et  le  système  monétaire  des 
Romains  continuèrent  à  subsister  bien  après  la  fin  de  l'Empire; 
ils  étaient  acceptés  depuis  longtemps  par  toutes  les  contrées 
réunies  sous  le  même  gouvernement.  Constantin  en  avait 
modifié  et  réglé  les  conditions. 

L'Empire  n'était  pas  tombé  brusquement  et  d'un  seul  coup  ; 
il  s'était  affaissé  lentement  et  peu  à  peu.  Les  premiers  chefs 
barbares  qui  occupèrent  diverses  parties  du  territoire  ne 
s'étaient  pas  toujours  présentés  comme  des  conquérants  et  des 
envahisseurs.  Le  plus  souvent,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit, 
ils  occupaient  le  pays  avec  l'autorisation,  peut-être  forcée,  de 
l'empereur;  ils  recevaient  un  titre  et  un  commandement 
militaire  qui  leur  était  conféré  par  l'empereur.  C'est  ainsi  que 
saint  Rem  y  félicitait  Clovis,  le  célèbre  chef  des  Franks  Saliens, 
auquel  il  donna  le  baptême,  d'avoir  succédé  comme  chef  et 
commandant  de  guerre  auxiliaire  de  l'Empire,  à  son  père  et  à 
ses  ancêtres;  et  qu'il  l'engagea  à  se  montrer  fidèle  dans  la 
fonction  qui  lui  avait  été  confiée. 

Les  chefs  wisigoths  qui  occupaient  l'Aquitaine  avaient  reçu 
le  même  caractère  d'officiers,  de  dignitaires  romains.  Ils 
avaient  pris  Bordeaux,  mais  Honorius  les  avait  reconnus  pour 
ses  lieutenants  en  Aquitaine,  et  Valentinien  III,  implorant 
en  451  l'aide  du  roi  des  Wisigoths  Théodoric,  lui  faisait 
remarquer  qu'il  s'adressait  à  un  membre  de  la  République 
romaine. 

La  permanence  de  l'organisation  sociale  après  l'occupation 
du  sol  par  les  Barbares  est  un  fait  dont  nous  avons  déjà  eu 
l'occasion  de  constater  l'existence;  le  caractère  de  représentants 


—  ni  — 

du  pouvoir  impérial,  qu'avaient  les  rois  wisigoths,  devait 
favoriser  les  habitudes  commerciales  des  populations.  Les 
monnaies  de  l'Empire  continuèrent  à  être  en  usage,  et  c'est  à 
l'effigie  impériale  que  les  ateliers  d'Arles  et  de  Narbonne,  qui 
approvisionnaient  la  Provence  et  l'Aquitaine,  marquaient  leurs 
monnaies. 

Sidoine  Apollinaire  mentionne  l'atelier  de  Narbonne,  créé 
après  ceux  d'Arles,  de  Trêves  et  de  Lyon.  Il  y  avait  eu  aussi  sous 
les  Romains  un  atelier  de  monnaies  à  Benearnum  (Lescar), 
qui  employait  l'argent  extrait  des  mines  des  Pyrénées. 

Leblanc,  dans  son  Traité  des  monnaies,  parle  de  pièces 
frappées  à  Narbonne  par  les  Wisigoths,  avec  l'inscription 
Witisa,  Narbona,  Pius. 

Y  a-t-il  eu  des  monnaies  frappées  à  Bordeaux  sous  la  domi- 
nation des  Wisigoths  ?  Nous  savons  que  le  roi  Euric  et  son 
successeur  Alaric  en  tirent  fabriquer,  par  un  décret  de  Gonde- 
baud,  qui  démonétisait,  comme  altérées,  les  pièces  qui  avaient 
été,  de  480  à  506,  frappées  par  ces  rois  à  Bordeaux,  à  Toulouse 
et  à  Narbonne. 

Cependant  M.  Camille  Jullian  pense  que  le  monnayage 
bordelais  ne  commença  qu'avec  la  période  mérovingienne,  et 
encore  assez  tardivement  dans  cette  période. 

Bordeaux  se  serait  alors  servi  des  monnaies  frappées  à 
Narbonne  et  à  Toulouse. 

Il  existe  encore  quelques  types  de  monnaies  wisigothes, 
suivant  M.  Deloye  (1).  Elles  offrent  cette  particularité  qu'elles 
ne  portent  pas  le  nom  de  la  ville,  ni  celui  du  monétaire  ;  que  le 
flan  est  plus  mince  et  plus  large  que  celui  des  pièces  romaines 
qui  avaient  précédé,  ♦  * r  que  celui  des  pièces  mérovingiennes 
qui  suivirent;  enfin  qu'elles  portent  deux  tètes,  celle  de  l'em- 
pereur romain  et  celle  du  roi  wisigoth. 

C'est  la  première  fois  qu'apparaît  sur  la  monnaie  une  effigie 
autre  que  celle  de  l'empereur.  Procope,  le  secrétaire  de  Béli- 
saire,  et  homme  d'État  parfaitement  informé,  nous  dit  en  effet 
que  les  rois  barbares  auraient  en  vain  essayé  de  substituer 
leur  effigie  à  celle  de  l'empereur  ;  une  telle  monnaie,  diffé- 
rente de  celle  à  laquelle  les  populations  étaient  habituées  depuis 
des  siècles,  n'aurait  pas  été  admise,  même  par  leurs  propres 

(1)  Deloye.  Patria,  II,  v.  1 603  et  s. 


—  112  — 

sujets.  Ce  n'est  que  vers  la  moitié  du  vie  siècle,  après  l'auto- 
risation donnée  par  Justinien  en  548,  que  les  chefs  ou  rois 
barbares  établis  en  Gaule,  fabriquèrent  des  monnaies  d'or  avec 
les  métaux  qu'ils  exploitèrent,  et  qu'ils  mirent  leur  propre  effigie 
sur  le  statère,  à  la  place  de  celle  de  l'empereur  romain. 

Les  nouvelles  monnaies,  pour  le  titre  et  pour  le  poids,  auraient 
dû  être  conformes  aux  prescriptions  de  Constantin,  restées 
légales.  La  livre  pesant  d'or  devait  être  taillée  en  72  sous  ; 
chaque  sou  en  deux  moitiés,  ou  semis  ;  ou  bien  en  trois  tiers, 
ou  triens. 

La  livre  romaine  de  Constantin  pesait  327  de  nos  grammes  ; 
chaque  sou  d'or,  solicites,  pesait  4  grammes  55  ;  chaque  semis 
2  grammes  275  ;  le  triens  1  gramme  515.  Dans  ces  condi 
tions,  la  valeur  intrinsèque  du  sou  d'or  aurait  été  de  15  fr.  50 
environ,  celle  du  semis  7  fr.  75  et  celle  du  triens  5  fr.  15  de 
notre  monnaie  actuelle.  Suivant  M.  Guérard,  en  tenant  compte 
du  pouvoir  de  l'argent  à  cette  époque  comparé  à  son  pouvoir 
à  la  nôtre,  il  faudrait  évaluer  le  sou  d'or  à  90  francs  de  notre 
monnaie.  Mais  ce  rapport  nous  parait  trop  faillie  aujourd'hui 
parce  que  la  valeur  relative  de  l'or  et  de  la  monnaie  a  baissé 
depuis  l'époque  où  M.  Guérard  faisait  ces  calculs  (1). 

Les  Mérovingiens,  qui  succédèrent  aux  Wisigoths,  frappaient 
toujours  le  sou  d'or,  le  semis,  le  triens  ;  mais  leur  monnaie  ne 
portait  plus  l'effigie  impériale,  à  laquelle  ils  avaient  substitué 
la  leur  ;  et  ne  contenait  plus  les  mêmes  proportions  de  métal 
précieux.  Au  lieu  de  tailler  72  sous  d'or  à  la  livre,  on  en  tailla 
80,  82,  90;  la  valeur  s'abaissa  dans  les  mêmes  proportions  (2). 
La  seule  monnaie  d'argent  était  le  denier,  appelé  aussi  saïga. 
Le  sou  d'or  comprenait  40  de  ces  deniers.  Le  sou  d'argent, 
qui  était  une  monnaie  de  compte  purement  nominale,  valait 
12  deniers.  Chacun  de  ces  deniers  avait  un  poids  réel  moyen  de 
21  à  22  grains.  Le  denier  valait,  suivant  M.  Guérard,  2  fr.  25 
de  notre  monnaie,  et  le  sou  d'argent  27  francs. 

Le  rapport  de  l'argent  à  l'or  était  de  12  à  1. 

Les  variations  dans  le  poids  et  le  titre  de  monnaies,  qui 
conservaient  toutefois  leur  appellation  nominale,  apportaient  le 
plus  grave  préjudice  aux  opérations  commerciales. 

(1)  Guérard.  Polyptique  d'hminon. 

(2)  De  Pétigny.  lier,  numismat.,  '185'!,  p.  113.  —  -I854,  p.  373  et  ss. 


—  113  — 

L'altération  s'étendait  non  seulement  à  la  monnaie  d'or,  mais 
à  la  monnaie  d'argent  qui  était  celle  usuelle  dans  les  petites 
transactions.  Le  denier  d'argent  devait  être  la  240e  partie 
du  poids  d'une  livre  d'argent,  soit  1  gramme  36.  Le  type  de 
ce  denier  mérovingien  aurait  été  la  pièce  romaine  appelée  la 
siliqua,  dont  la  valeur  intrinsèque  légale  serait  l'équivalent 
de  quarante-neuf  de  nos  centimes,  mais  qui  n'en  représentait 
plus  que  quarante-deux.  Certains  deniers  avaient  été  réduits  h 
ne  plus  avoir  que  40, 30  et  même  18  pour  100  d'argent. 

Une  des  causes  de  cette  altération  des  monnaies,  c'est  que 
les  rois  mérovingiens  n'étaient  plus  les  gardiens  sévères  du 
droit  régalien  de  les  fabriquer.  Ce  droit  avait  été  concédé  à 
des  ducs  et  à  des  comtes,  à  des  évêques,  à  des  villes,  ou  usurpé 
par  eux.  Une  autre  cause,  c'est  que  les  membres  de  l'ancienne 
corporation  des  monétaires  frappèrent  des  pièces  en  leur  propre 
nom.  Ce  nom  était  devenu  la  seule  garantie  de  fabrication.  Ces 
monétaires,  ou  monnayeurs,  étaient  des  officiers  publics  qui 
travaillaient  non  seulement  pour  le  Trésor,  mais  pour  les  par- 
ticuliers possesseurs  de  matières  d'or  et  d'argent. 

MM.  Lelewel,  de  Longpérier,  Barthélémy  et  d'autres  ont 
publié  de  longues  listes  de  monétaires  et  de  villes  où  des 
monnaies  ont  été  frappées  sous  les  Mérovingiens. 

Les  pièces  mérovingiennes  frappées  à  Bordeaux  sont  repré- 
sentées dans  les  collections  par  plus  de  soixante  échantillons  de 
sous  d'or.  Nous  ne  parlons  pas  de  certaines  pièces  portant  le  nom 
de  Metulium  qu'on  avait  d'abord  attribuées  au  Médoc,  et  qui 
appartenaient  à  Melle,  en  Poitou. 

Venuti,  Lelewel,  Jouannet,  ont  décrit  plusieurs  de  ces  pièces. 
Jouannet  regrette  qu'une  centaine  de  pièces  mérovingiennes, 
trouvées  en  1810  dans  les  substructions  du  palais  de  FOmbrière, 
n'aient  pas  été  sauvées  du  creuset  de  l'orfèvre.  M.  Camille 
Jullian  dit  que  les  pièces  frappées  à  Bordeaux  lui  semblent  trop 
barbares  pour  être  placées  ailleurs  que  dans  la  dernière  période 
mérovingienne,  vers  la  fin  du  vne  siècle. 

M.  Ponton  d'Amécourt  a  pesé  plusieurs  triens  faisant  partie 
de  sa  collection  ;  leur  poids  varie  de  1  gr.  05  à  1  gr.  55. 

On  ne  connaît  que  trois  deniers  d'argent  de  Bordeaux. 

Toutes  ces  pièces  portent  en  face  le  buste  ou  la  tête  avec 
diadème,  et  au  revers  la  croix  ancrée.  Le  nom  de  Bordeaux  est 
à  la  face,  celui  du  monnayeur  au  revers. 


—  114  — 

Les  monnaies  signées  du  monnayeur  Betto  portent  le  nom 
de  l'église  de  Bordeaux  (1). 

L'ancien  Cabinet  royal  des  Médailles  renferme  des  triens 
bordelais  qui  ont  été  publiés  par  Combrouse  en  1839  et  1843. 
Il  en  existe  quarante-cinq.  —  Barthélémy,  Cartier,  Ponton 
d'Amécourt,Péry,  Emile  Lalanne,  nous  font  connaître  dix-huit 
noms  de  monnayeurs. 

La  ville  de  Bordeaux  ne  possède  aucun  de  ces  types. 

Bordeaux  eut-il  un  atelier  monétaire  après  l'époque  méro 
vingienne?  M.  Camille  Jullian  pense  que  le  monnayage  s'in- 
terrompit à  Bordeaux  pour    ne  reprendre  que    sous   Louis 
le  Débonnaire. 

Cette  interruption  ne  nous  parait  pas  justifiée. 

Nous  ne  connaissons  pas,  il  est  vrai,  de  spécimens  frappés 
par  les  premiers  ducs  héréditaires  d'Aquitaine  et  de  Toulouse, 
par  Boggis  et  Bertrand,  par  le  célèbre  Eudes  et  par  Hunald; 
mais  leur  successeur,  le  duc  indépendant  d'Aquitaine,  qui, 
comme  ses  aïeux,  continua  la  lutte  constante  commencée 
contre  Charles  Martel,  contre  Pépin,  contre  Charlemagne, 
et  fut  vaincu  par  ce  dernier,  faisait  frapper  à  Bordeaux  une 
monnaie  dont  M.  de  Longpérier  assure  qu'il  existe  encore 
quelques  types  (2).  Il  est  probable  que  ses  prédécesseurs 
avaient  eux  aussi  fait  faire  la  même  fabrication  dès  l'époque 
mérovingienne,  et  qu'elle  fut  en  usage  même  après  la  défaite 
de  Waïfer  et  la  conquête  du  pays  par  Charlemagne. 

Ce  qui  rend  probable  l'existence  de  cette  frappe  féodale  à  la 
fin  de  l'époque  mérovingienne,  c'est  qu'il  existait  .déjà,  à  cette 
époque,  des  monnaies  ecclésiastiques  à  Bordeaux. 

Elles  étaient  frappées  au  nom  d'églises  et  d'abbayes  par 
les  prélats,  et  auraient  eu  pour  origine,  suivant  Lelewel,  le 
don  ou  octroi  du  roi;  cette  monnaie  épiscopale  ou  abbatiale 
n'avait  pas  été  dans  le  commencement  fondue  ou  forgée 
au  nom  des  évêques  ou  des  abbés,  mais  au  nom  de  leur 
église. 

Un  petit  nombre  de  pièces  mérovingiennes,  dont  le  type  ne 
diffère  pas  d'ailleurs  des  autres  pièces  de  cette  époque,  a  été 
signalé  par  M.  C.  Jullian;  elles  sont  marquées,  les  unes  au 

(1)  C.  Jullian,  p.  69. 

(2)  Revue  numismatique,  1858,  p.  231. 


—  115  — 

nom  de  l'église  de  Bordeaux  et  les  autres  au  nom  de  l'église 
Saint-Étienne. 

Il  est  certain  que  le  nom  de  l'église  de  Bordeaux  désigne  la 
cathédrale  de  cette  ville,  et  plusieurs  écrivains  expliquent  que 
la  monnaie  frappée  au  nom  de  l'église  Saint-Étienne  portait  ce 
nom  parce  que,  suivant  une  ancienne  tradition,  l'église  Saint- 
Étienne,  et  plus  tard  l'église  Saint-Seurin  qui  lui  aurait  succédé, 
aurait  été  l'église  primitive  et  la  première  cathédrale  de 
Bordeaux. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  controverses  relatives  au  point  de  savoir 
si  cette  tradition  est  bien  ou  mal  fondée,  ces  pièces  forment  les 
premiers  témoignages  de  l'existence  d'une  monnaie  épiscopale 
frappée  par  l'évèque  de  Bordeaux  à  l'époque  mérovingienne. 
Plus  tard,  nous  verrons  l'église  de  Bordeaux,  non  plus  frapper 
elle-même,  mais  recevoir  des  ducs  d'Aquitaine  une  large  part 
dans  les  bénéfices  obtenus  de  cette  fabrication  par  ces  ducs. 

Les  désordres  relatifs  aux  monnaies,  qui  signalaient  la  fin 
de  l'époque  mérovingienne,  amenèrent  des  réformes  qui  furent 
ordonnées  par  Pépin  et  Charlemagne.  Les  ordonnances  de 
Pépin  n'eurent  pas  d'effets  en  Aquitaine,  alors  sous  la  domi- 
nation indépendante  de  ses  ducs;  mais  il  en  fut  autrement  de 
celles  de  Charlemagne  après  qu'il  eut  soumis  la  contrée  et  qu'il 
l'eut  érigée  en  royaume  pour  son  fils  Louis. 

L'Aquitaine  était  alors  remplie,  concurremment  avec  les 
monnaies  locales,  de  pièces  arabes,  ainsi  que  le  constate 
Théodulfe,  l'envoyé  de  Charlemagne  dans  le  midi  de  la  Gaule. 

Les  réformes  de  Charlemagne  étaient  nécessitées,  non 
seulement  par  l'altération  et  le  décri  des  monnaies  en  circu- 
lation, mais  aussi  par  la  variation  du  rapport  entre  l'or  et 
l'argent  qui,  de  1  à  12,  était  devenu  de  1  à  15.  De  sorte 
que  pour  payer  1  sou  d'or,  pesant  au  poids  de  nos  jours 
4  grammes  495  d'or  pur,  il  ne  suffisait  plus  de  40  deniers 
d'argent,  qui  pesaient  54  grammes  40  en  argent  fin;  mais  il 
fallait  donner  50  deniers,  pesant  68  de  nos  grammes  (1). 

Charlemagne  trouvait,  comme  étalon  monétaire  adopté,  le 
grain,  c'est-à-dire  le  poids  d'un  grain  de  blé.  La  livre  romaine, 
alors  encore  en  usage,  pesait  6,144  grains,  327  de  nos  grammes  ; 
Charlemagne  la  porta  à  7,680  grains,  409  de  nos  grammes;  si 

(1)  Pigeonneau.  Hist.  du  Commerce,  t.  I,  p.  SB. 


—  116  — 

toutefois  il  ne  se  borna  pas  à  consacrer  légalement  cette  augmen- 
tation de  poids,  qui  était  probablement  déjà  passée  en  usage. 

On  tailla  20  sous  dans  la  livre  d'argent,  et  240  deniers, 
chaque  sou  valant  12  deniers;  on  lit  aussi  des  demi-deniers. 
Le  denier,  pesant  31  à  32  grains,  soit  1.70  de  nos  grammes, 
aurait  en  notre  monnaie  une  valeur  intrinsèque  métallique  de 
0  fr.  387  et,  en  valeur  réelle,  suivant  les  calculs  de  M.  Guérard. 
3  fr.  50.  Le  sou  de  12  deniers  vaudrait  donc  actuellement 
42  de  nos  francs,  et  la  livre  de  20  sous,  840  francs. 

Charlemagne  essaya  d'établir  dans  son  empire  l'unité  des 
monnaies  et  celle  des  poids  et  mesures.  Ces  tentatives  étaient 
prématurées  et  n'aboutirent  pas.  Il  en  fut  de  même  de  celles  de 
f.harles  le  Chauve  en  864.  Les  ordonnances  de  ces  souverains 
ne  furent  pas  exécutées  (1). 

Les  successeurs  de  Charlemagne,  Louis  le  Débonnaire, 
Pépin,  Charles  le  Chauve,  tirent  frapper  des  monnaies  en 
Aquitaine.  On  connaît  de  ces  princes  des  deniers  d'argent 
frappés  en  leur  nom  et  portant  au  revers  le  mot  Aquitania  ou 
Equitania.  Gariel  cite  des  monnaies  de  Louis  le  Débonnaire 
portant  la  marque  de  BURDIGALA  et  le  nom  de  HLODOYICYS 
IMP.  (2)  ;  des  pièces  problématiques  ont  été  signalées  au  nom 
de  l'empereur  Lothaire  (840-865)  ;  Charles  le  Chauve,  par 
l'édit  de  Pistes  en  845,  avait  fixé  le  nombre  des  ateliers 
monétaires.  Le  nom  de  Bordeaux  n'y  figure  pas.  Cependant  le 
duché  d'Aquitaine  ou  comté  de  Poitiers  avait  des  ateliers 
monétaires  à  Poitiers,  Niort,  Saint-Jean-d'Angély  et  Melle. 
Gaston  Centule,  comte  de  Béarn,  frappait  des  monnaies  d'or, 
d'argent  et  de  cuivre  à  Morlaas,  en  940. 

Nous  retrouvons  les  monnaies  féodales  d'Aquitaine  des  ducs 
Sanche  et  Guillaume. 

On  sait,  dit  M.  Jouannet,  qu'au  ixe  siècle  le  comte  Sanche,  et 
après  lui  le  père  du  duc  Guillaume  le  Grand,  firent  don  à  l'évêque 
de  Bordeaux  et  à  son  chapitre  du  tiers  des  bénéfices  que  la  ville 
retirait  du  monnayage.  Voyez,  ajoute-t-il,  cette  charte  clans  le 
Commentaire  de  la  coutume  d'Anjou,  1.  I,  p.  65  (3).  O'Reilly 

(I  )  «  Incipit  Rex  ordinare  ut  in  toto  regno  nisi  unira  mensurà  vini  et  blaedi  et 
omnium  ventibilium  et  emptibilium.  Proposuit  etiam  idem  Rex,  ut  in  toto  regno 
omnes  monetae  ad  unicam  redigerenlur.  »  —  Y.  Cliéruel,  t.  II,  p.  S 15. 

(2)  E.  Gariel.  Les  Monnaies  royales  de  France.  Paris.  1883,  p.  174. 

(3)  Jouannet.  Statut.,  p.  283. 


-   117  — 

attribue  cette  fondation  au  commencement  du  xie  siècle  (1). 
Tous  les  deux  sont  dans  l'erreur  sur  divers  points,  notamment 
sur  la  date  et  sur  le  nom  du  donateur. 

Les  chartes  originales  existent  aux  Archives  du  départe- 
ment (2). 

La  première  est  de  Sanche.  Elle  commence  par  exposer  la 
nécessité  d'apporter  à  l'église  Saint-André  les  ressources  dont 
elle  a  besoin  :  «  C'est  pourquoi,  ajoute-t-elle,moi  Sanche,  prince 
»  de  Gascogne  et  de  Bordeaux  par  la  volonté  de  Dieu  tout  puis- 
»  sant  et  par  le  droit  héréditaire  de  ma  famille,  comteet  seigneur, 
»  ...  je  concède  à  l'église  de  Bordeaux  dédiée  au  bienheureux 

André  apôtre,  laquelle  a  reçu  autrefois  les  dons  des  anciens 
»  rois  Charles,  Louis  et  Pépin,  savoir  :  la  tierce  partie  de  ma 
»  chambre  soit  de  la  monnaie,  et  tous  les  droits  de  tonlieu... 
»  Cette  charte  fut  remise  au  seigneur  Gotfred,  vénérable  évèque 
»  de  cette  église.  » 

Cette  charte  n'est  pas  datée,  mais  la  date  est  facile  à  établir  : 

Sanche  devint  comte  de  Bordeaux  et  duc  de  Gascogne  en  1010. 

f 
Ohiénard  place  sa  mort  en   1032.  D'autre  part,  Gotfred  a  été 

archevêque  de  Bordeaux  de  1027  à  1047  ;  c'est  donc  entre  1027 

et  1032  qu'il  faut  placer  la  date  de  cet  acte. 

Cette  charte  fut  confirmée  peu  d'années  après  par  Bérenger, 
petit-fils  et  successeur  de  Sanche.  Cette  confirmation  n'a  pas  de 
date,  mais  Bérenger  étant  devenu  duc  de  Gascogne  en  1032  et 
étant  mort  en  1036,  c'est  entre  ces  deux  dates  qu'il  a  confirmé 
la  donation.  La  charte  est  d'ailleurs  la  reproduction  à  peu  près 
textuelle  de  celle  de  Sanche  (3) . 

La  donation  au  chapitre  Saint-André  ne  fut  donc  pas  faite, 

(1)  O'Reilly.  Eut.  de  Bord.,  t.  I,  p.  311. 

(2)  Arch.  du  départ.,  série  G,  Chap.  Saint-André,  334,  carton. 

»  Gum  divinae  misericordiae  largitas....  Quà  propter  Ego,  Sancius,  Vasconiae 
ac  Burdigalensis  princeps,  Dei  onmipotentis  metu  ac  hereditario  jure  parentorum 
meorum  cornes  et  dominus,...  concedo  Burdigalensis  ecclesiae  beatissimi  Andreae 
apostoli  dedicalae,  quam  ab  antiquissimi  regibus  Carolo  videlicetrac^Lodoico  seu 
l'epino  habitam,  videlicet  tertiam  parlera  meae  kamerse  seu  monetae,  sive  omnium 
teloneorum...  Hanc  cartam  in  memore  perpétua  conservandam.  Datum  in  manu 
domini  Gotfredi  ejusd.  ecclesiae  venerabilis  Episc.  <> 

(3)  «  Cum  divinae  misericordiae  largitas...  Quà  propter  Ego,  Berengerius,  cornes 
Vasconiae  ac  Burdigalensis  princeps...  videlicet  tertiam  partem  meae  camerae  seu 
monetae...  datum  in  manu  Godefridi,  ejusd.  eccles.  vener.  Episc.  »  Arch.  G.  334 
carton. 


—  118  — 

comme  le  dit  O'Reilly,  par  Guillaume  le  Grand ,  comte  de 
Poitiers,  au  commencement  du  xie  siècle;  mais  parSanche.  A  la 
fin  de  ce  xie  siècle,  après  la  confirmation  faite  par  Bérenger, 
elle  fut  confirmée  de  nouveau,  et  dans  les  mêmes  termes,  par 
Guillaume  VII  dit  le  Vieux,  ixe  du  nom,  duc  d'Aquitaine 
depuis  1086,  et  qui  mourut  en  1127.  Cet  acte  ayant  été  remis 
entre  les  mains  d'Amat,  archevêque  de  Bordeaux,  qui  occupa  le 
siège  de  1088  à  1 101 ,  c'est  entre  ces  deux  dates  qu'il  faut  placer 
celle  de  la  confirmation  de  la  donation  faite  plus  d'un  demi- 
siècle  auparavant  (1). 

«  Et,  dit  le  duc  Guillaume,  pour  que  cette  concession  soit 
»  ferme,  inviolable  et  permanente  dans  la  succession  des  temps, 
»  je  l'ai  confirmée  de  ma  propre  main  par  apposition  du  signe 
»  de  la  croix  dominicale,  je  l'ai  corroborée  par  le  sceau  de 
>  notre  autorité,  et  j'ai  déposé  cette  charte  ou  ordonnance  sur 
»  l'autel  de  Saint  André.  J'ai  alors  donné  à  Pierre,  doyen, 
»  et  à  Ayquem,  archidiacre,  le  baiser  de  paix  en  présence 
»  du  seigneur  Amat,  archevêque  de  Bordeaux  et  légat  du 
»  Pape.  » 

C'est  sur  l'autel  même  de  Saint  André,  où  le  comte  avait 
déposé  l'acte,  que  son  chapelain  Bérenger  imprima  le  sceau. 

Les  ducs  d'Aquitaine  et  de  Gascogne,  comtes  de  Poitiers 
et  .de  Bordeaux,  faisaient  donc  depuis  longtemps  dans  leur 
chambre  des  monnaies  fabriquer  des  pièces  de  métal  à  Melle 
et  à  Bordeaux.  Il  existe  des  types  de  Sanche  Guillaume  (984); 
de  Bernard  Guillaume  (1052-1086);  de  Guillaume  III  (1086- 
1127);  on  connaît  les  hardits  de  Guienne  portant  le  nom  de 
Guileumo  et  Guilimo  en  légende,  et  dans  le  champ  d'un  double 
cercle,  tantôt  trois  croix  et  le  croissant,  tantôt  quatre  croix;  au 
revers  la  croix  pattée  entourée  d'un  double  cercle,  avec  la 
légende  Burdegala.  Mais  de  tous  ces  ducs  qui  ont  porté  le  nom 

(I)  La  charte  de  Guillaume  a  été  publiée  dans  le  Commentaire  sur  la  coutume 
d'Anjou.  Chopin,  liv.  I,  p.  65,  édit.  Paris  1635,  et  par  Hiérosme  Lopès,  Église 
de  Saint-André,  p.  365.  L'original  est  aux  Arch.  du  départ.,  G,  334  carton. 

Il  commence  comme  les  chartes  précédentes  :  «  Cum  divinse  misericordiae 
largitas...  »  Il  parle  des  bienfaits  dus  aux  anciens  rois  Charles,  Louis  et  Pépin. 
Il  confirme  à  l'église  :  «  Quidquid  ei  cornes  Sancius  et  pater  meus  Guillelmus, 
ac  reliqui  successores  comités  dederunt  ac  concesserunt,  scilicet  tertiam  parlera 
cameree  seu  monetœ,sive  etiam  omnium  teloneorura  et...  admensain  canonicorum 
tradimus  et  concedimus  atque  perpetuo  jure  donamus.  » 


—  119  — 

de  Guillaume,  lesquels  ont  fait  frapper  ces  hardi t s  d'argent 
et  de  cuivre  ? 

Un  de  ces  deniers  d'argent,  cité  par  Cleirac,  Venuti  et 
Jouannet,  nous  donne  le  dernier  type  de  la  monnaie  bordelaise 
à  la  fin  de  l'époque  dont  nous  nous  occupons,  c'est-à-dire  au 
moment  où  le  duché  d'Aquitaine  va  devenir  le  patrimoine  des 
rois  anglais;  à  la  face  il  porte  la  croix  pattée  au  milieu  d'un 
cercle  en  grenetis  avec  la  légende  Lodoicus  ;  au  revers  une 
croix  entre  les  bras  de  laquelle  sont  trois  anneaux  et  un 
croissant,  et  pour  légende  :  Leonora.  Ce  sont  bien  les  noms 
de  Louis  le  Jeune  et  d'Éléonore;  le  croissant  est  la  marque  de 
Bordeaux. 

Toutes  ces  monnaies  accusent  d'ailleurs  une  dégénérescence 
continue.  Le  module  diminue,  le  flan  s'appauvrit,  pendant  que 
le  titre  s'altère  de  plus  en  plus. 


Première  Époque.  —  LE  CABOTAGE 


LIVRE    DEUXIEME 


Deuxième  période.         ÉPOQUE   ANGLAISE 


Première   Époque.  -  LE  CABOTAGE 


LIVRE    DEUXIÈME 

Deuxième  période.  —  ÉPOQUE  ANGLAISE 

AVANT-PROPOS.  —  Division  du  sujet. 

CHAPITRE    Ier.  —  Situation  générale. 

Art.  lor.  —  Histoire  générale  de  la  contrée. 

§1.  Principaux  événements. 

§  ï.  Nouvelles  relations  commerciales. 
Art.  2.    —  Aspect  du  pays  et  institutions. 

1 1.  La  campagne. 

|  2.  La  ville. 
Art.  3.    —  Libertés  et  prohibitions  commerciales. 

CHAPITRE  II.   —  Conditions  auxiliaires  du  commence. 

Art.  1er.  —  Juridiction  commerciale. 

Art.  2.    —  Monnaies. 

Art.  3.    —  Appréciation  du  prix  des  marchandises. 

Art.  4.    —  Banquiers,  changeurs,  courtiers,  foires. 

Art.  5.    —  Budget  de  la  ville. 

CHAPITRE  III.  —  Commerce  intérieur. 

Art.  1er.  —  Voies  de  communication  par  terre  et  par  eau. 

Art.  2.    —  Articles  divers  du  commerce  intérieur. 

Art.  3.    —  Culture  de  la  vigne  et  commerce  du  vin  à  l'intérieur 

CHAPITRE  IV.  —  Commerce  extérieur. 

Art.  1er.  —  Navigation  maritime  et  législation  maritime. 
Art.  2.    —  Importations. 
Art.  3.    —  Exportations. 

|  1.  Articles  divers. 

§  2.  Vins. 

|  3.  Les  vins  de  Bordeaux  en  Angleterre. 


Voir  la  table-sommaire  à  la  fin  du  volume. 


AVANT-PROPOS 


DIVISION     DU    SUJET 


Nous  avons  indiqué  l'état  des  relations  commerciales  de 
Bordeaux  dans  cette  première  partie  de  son  histoire,  que  nous 
avons  appelée  celle  des  origines.  Nous  abordons  une  seconde 
période  pendant  laquelle  se  développe  la  navigation  de  grand 
cabotage,  et  qui  doit  recevoir  le  nom  d'époque  anglaise. 

Pendant  trois  siècles,  de  1152  à  1453,  le  duché  d'Aquitaine  a 
appartenu  à  titre  héréditaire  aux  rois  d'Angleterre,  descendants 
d'Éléonore.  Pendant  ce  long  espace  de  temps,  les  rois  d'Angle- 
terre ont  été  les  maîtres,  non  seulement  de  l'Aquitaine,  niais 
d'une  grande  partie  de  la  France  ;  à  partir  du  règne  des  Edward 
les  rois  d'Angleterre  prennent  le  titre  de  rois  de  France  et 
revendiquent  la  France  entière  comme  leur  héritage. 

C'est  au  milieu  des  vicissitudes  de  cette  guerre,  à  peine 
interrompue  par  des  trêves  ou  des  paix  de  courte  durée,  qu'il 
faut  étudier  la  marche  et  les  progrès  du  commerce. 

Nous  diviserons  notre  étude  en  quatre  chapitres  : 

Dans  le  premier,  nous  nous  occuperons  de  la  situation 
générale;  nous  indiquerons  les  principaux  événements  histori- 
ques dont  l'influence  a  modifié  les  conditions  du  commerce;  en 
second  lieu,  nous  étudierons  à  vol  d'oiseau  l'aspect  général  de 
la  contrée  et  les  conditions  de  la  vie  dans  les  campagnes,  où 
vivent  les  producteurs  agricoles,  dans  les  villes  où  habitent  les 
commerçants  ;  entrés  dans  la  cité,  nous  essaierons  de  donner 
un  croquis  de  son  administration,  de  ses  édifices,  de  ses  habi- 
tants ;  d'en  reproduire  le  mouvement  et  la  vie.  Nous  terminerons 
ce  chapitre  par  l'examen  des  dispositions  économiques  générales 
relatives  aux  libertés  ou  aux  prohibitions  du  commerce. 


—  124  — 

Dans  le  chapitre  II,  nous  passerons  en  revue  quelques  condi- 
tions auxiliaires  de  la  vie  commerciale  :  en  premier  lieu,  la 
juridiction;  en  deuxième  lieu,  les  monnaies;  en  troisième  lieu, 
l'appréciation  du  prix  des  marchandises;  en  quatrième  lieu, 
les  changeurs,  les  banquiers,  les  courtiers,  les  jaugeurs,  les 
foires;  enfin,  cinquièmement,  le  budget  de  la  ville. 

Ces  généralités  connues,  nous  abordons,  au  chapitre  III,  le 
commerce  intérieur.  Nous  nous  rendons  compte  des  voies  de 
communication  par  terre  et  par  eau,  des  péages  et  obstacles 
aux  communications.  Nous  étudions  quelques  articles  du 
commerce  intérieur,  et  nous  consacrons  au  vin  notre  troisième 
article.  Il  se  divise  en  deux  paragraphes  traitant  l'un  de  la 
culture  de  la  vigne,  l'autre  de  la  consommation  et  de  la  vente 
locale  du  vin. 

Le  chapitre  IV  traite  du  commerce  extérieur.  Il  se  divise  en 
trois  articles  :  le  premier  relatif  à  la  navigation  maritime  et 
à  la  législation  maritime;  le  second  aux  importations,  et  le 
troisième  aux  exportations;  ce  dernier  se  divise  en  trois  para- 
graphes, traitant  l'un  des  marchandises  diverses  et  les  autres 
consacrés  au  vin. 

Nous  avons  essayé  de  mettre  dans  notre  travail  l'ordre  et  la 
clarté. 

Disons  un  mot  des  documents  dont  nous  nous  sommes  servi. 

Nous  distinguons  ces  documents  en  deux  catégories  :  ceux 
imprimés  et  ceux  manuscrits.  Les  principaux  documents 
imprimés  sont  :  1°  le  Recueil  de  Thomas  Rymer;  2°  le  Cata- 
logue des  Rôles  gascons  de  Thomas  Carte;  3°  le  Livre  des 
Bouillons;  4°  le  Livre  des  Privilèges;  5°  le  Livre  de  la  Jurade. 

Il  est  à  remarquer  que  très  souvent  le  même  document  est 
reproduit  dans  ces  divers  recueils. 

Les  Archives  historiques  de  la  Gironde  nous  ont  aussi  fourni 
de  nombreux  documents.  Nous  avons  emprunté  plusieurs  de 
ceux  publiés  par  M.  Jules  Delpit  dans  le  Manuscrit  de  Wolfen- 
buttel  et  dans  les  Documents  français  qui  se  trouvent  en 
Angleterre.  Quant  à  M.  Francisque  Michel,  il  a  donné  dans  son 
Histoire  du  Commerce  et  de  la  Navigation  un  nombre  consi- 
dérable de  textes  copiés  sur  les  Rôles  gascons.  Nous  avons 
patiemment  analysé  et  classé  tous  ces  textes,  mais  nous  n'avons 
fait  usage  que  d'un  très  petit  nombre  d'entre  eux.  Nous  en 
avons  en  effet  considéré  la  plupart  comme  inutiles,  parce  que 


—  125  — 

nous  les  avions  dans  les  recueils  de  Rymer,  de  Carte  ou  des 
Bouillons;  comme  incomplets  presque  toujours,  inexacts  sou- 
vent, et  enfin  '  ne  se  rapportant  presque  jamais  à  une  idée 
générale  et  ne  mentionnant  que  des  cas  particuliers,  et  sans 
importance  historique.  Nous  avons  eu  le  plus  grand  soin, 
toutes  les  fois  que  nous  avons  employé  un  document  nous 
venant  de  M.  Michel,  de  citer  celui-ci  comme  notre  autorité. 

Nous  avons  trouvé  dans  les  bibliothèques  les  écrivains  qui  ont 
traité  de  l'histoire  générale  et  de  l'histoire  locale  :  parmi  ceux- 
ci  nous  avons  consulté  les  Chroniques  bordelaises,  Elie  Vinet, 
l'abbé  Venuti,  dom  Devienne,  l'abbé  Baurein,  Guilhe,  Rabanis, 
Bernadau,  Sabathier,  Jouannet,  Ducourneau,  O'Reilly,  Léo 
Drouyn,  Delpit,  Bachelier,  Francisque  Michel  ;  parmi  ceux-là 
Blanqui,  Depping,  Ducange,  Duesberg,  Guizot,  Leber,  Pigeon 
neau,  Amédée  et  Augustin  Thierry,  Schérer  et  d'autres  encore. 

Aux  Archives  départementales,  nous  avons  puisé  des  docu- 
ments très  nombreux  et  inédits  dans  la  série  C,  et  surtout 
dans  la  série  G  où  se  trouvent  les  papiers  et  les  parchemins 
des  communautés  religieuses,  et  notamment  les  comptes  de 
l'archevêché. 


PREMIÈRE    ÉPOQUE 

LE    CABOTAGE 


DEUXIÈME  PÉRIODE 

ÉPOQUE    ANGLAISE 


CHAPITRE    PREMIER 
Situation  générale. 


Article  premier.  —  Histoire  générale  de  la  Contrée. 

|    1er.    PRINCIPAUX    ÉVÉNEMENTS. 

Les  populations  qui  habitaient  entre  les  Pyrénées,  la  Garonne 
et  l'Océan,  de  race  ibérique,  séparées  par  le  fleuve  des  popula- 
tions de  race  gauloise,  avaient  toujours  été  jalouses  de  leur 
indépendance  et  de  leur  liberté.  Les  Aquitains  ne  s'étaient  pas 
soumis  sans  résistance  à  la  domination  romaine  dont  l'aigle 
enserrait  l'univers  alors  connu  ;  et,  même  quand  ils  furent 
soumis,  ils  n'avaient  pas  abdiqué  leur  nationalité.  Après  le 
déchirement  de  l'Empire,  les  barbares  envahisseurs  n'avaient 
pas  chassé  les  habitants  et  ne  les  avaient  pas  dépouillés  du  sol. 
Les  Wisigoths  n'avaient  guère  occupé  que  les  domaines  publics, 
et  après  leur  défaite  avaient  abandonné  le  pays.  Ravagée,  pillée 
par  les  rois  franks,  lorsque  les  farouches  guerriers  germains 
se  retiraient,  emportant  leur  butin,  l'Aquitaine  appauvrie  et 
blessée  ne  conservait  pas  sur  son  sol  ces  vainqueurs  passagers, 
et  se  relevait  dans  sa  passion  d'indépendance,  comme  se  relève 
l'herbe  des  prairies  un  moment  foulée  par  les  pieds  de  l'étranger. 
Rudement  conquise  par  Pépin  et  Charlemagne,  elle  avait  toute- 
fois formé  un  royaume  distinct,  et  n'avait  pas  tardé,  dès  l'appa- 
rition du  régime  féodal,  à  reprendre,  sous  ses  ducs  héréditaires, 
une  autonomie  chèrement  achetée. 

Après  le  mariage  de  leur  duchesse  Aliénor  avec  le  roi  de 
France,  les  Aquitains  n'avaient  subi  qu'à  regret  l'administra- 


—  128  — 

tion  des  officiers  royaux,  et  lorsqu'après  le  divorce,  le  nouvel 
époux  de  leur  souveraine  fut  le  roi  d'Angleterre,  ils  virent  avec 
joie  s'éloigner  de  leurs  villes  et  de  leurs  châteaux  les  hommes 
d'armes  et  les  baillis  français  ;  mais  ils  ne  tardèrent  pas  à 
trouver  dur  de  les  voir  remplacer  par  les  hommes  d'armes  et 
les  sénéchaux  anglais,  normands  ou  poitevins. 

Les  Bordelais  auraient  voulu  n'appartenir  ni  au  roi  de 
France  ni  au  roi  d'Angleterre,  mais  à  eux-mêmes,  comme  du 
temps  de  leurs  comtes  et  de  leurs  ducs,  et  s'ils  préféraient  le 
roi  d'Angleterre,  c'est  que  celui-ci  était  plus  éloigné.  Quand  il 
était  aux  prises  avec  le  roi  de  France,  qui  regrettait  cette  belle 
province  si  impolitiquement  perdue,  quand  il  était  en  lutte 
avec  ses  fils  et  son  épouse,  ils  s'écriaient  :  «  Réjouissons-nous! 
»  Réjouissons-nous!  Le  sceptre  du  roi  du  Nord  s'éloigne  de 
»  nous.  »  Et,  prenant  parti  dans  les  querelles  d'Aliénor  contre 
le  roi  étranger  :  «  Reviens  parmi  nous,  disaient-ils  à  la  fille  de 
»  leurs  anciens  ducs;  reviens,  pauvre  captive.  Le  roi  du  Nord 
»  te  tient  emprisonnée;  élève  ta  voix  comme  une  trompette 
»  retentissante  :  tes  fils  t'entendront,  ils  voleront  vers  toi,  et  tu 
»  retrouveras  la  patrie  de  tes  ancêtres  (1).  » 

Cependant,  les  Bordelais  n'avaient  pas  toujours  eu  à  se 
plaindre  de  leur  nouveau  duc,  Henri  Plantagenet.  Ce  prince, 
dans  une  charte  qui  n'est  pas  venue  jusqu'à  nous,  rétablit,  dit 
Jouannet,  les  antiques  franchises  de  Bordeaux  et  des  autres 
villes  de  l'Aquitaine  (2).  Selon  nous,  il  confirma  l'état  de  choses 
qui  datait  de  la  domination  romaine  et  qui  s'était  conservé 
jusqu'alors.  Il  reconnut  à  la  cité  le  droit  de  se  gouverner  elle- 
même  par  des  magistrats  élus;  le  droit  d'administrer  les  biens 
communaux,  de  créer  des  taxes  et  impôts,  d'avoir  une  juri- 
diction indépendante,  d'exercer  des  droits  de  police,  de  n'être 
assujettie  à  aucun  subside,  s'il  n'était  librement  consenti  par  le 
peuple  dans  son  assemblée;  enfin,  de  se  protéger  elle-même 
par  sa  milice  armée. 

Cette  charte  confirma  les  privilèges  de  Bordeaux,  mais  elle  ne 
les  créa  pas.  C'est  la  première  reconnaissance  de  ces  droits  par 
les  rois  d'Angleterre,  et  c'est  à  ce  titre  qu'elle  fut  proclamée 
comme  la  loi  constitutionnelle  de  Bordeaux,  par  les  successeurs 

(1)  Richard  de  Poitiers.  Recueil  de  D.  Bouquet,  t.  IX. 

(2)  Jouannet.  Statist.  de  (a  Gir.,  t.  I,  p.  196. 


—  129  — 

d'Henri  II,  dont  les  chartes  en  rapportent  toutes  l'établissement 
à  ce  prince. 

Nous  sommes  porté  à  croire  que  cette  charte  doit  être  à  la 
date  de  décembre  1156,  parce  qu'à  cette  époque,  Henri  et 
Aliénor  vinrent  passer  les  fêtes  de  Noël  à  Bordeaux,  où  ils 
reçurent  les  hommages  du  clergé,  de  la  noblesse  et  des  citoyens 
et  bourgeois.  L'hommage  du  vassal  au  seigneur  était  ordinai- 
rement accompagné  de  la  reconnaissance  par  le  seigneur  des 
droits  que  pouvait  avoir  le  vassal. 

Le  duc  et  la  duchesse  d'Aquitaine  allaient  aussi  apporter  des 
modifications  importantes  aux  lois  maritimes  conservées  dans 
les  Roolles  cVOléron,  et  tenter  de  prohiber  le  droit  odieux  de 
naufrage  ou  d'avarech  sur  toutes  les  côtes  d'Aquitaine,  comme 
sur  celles  de  leurs  autres  possessions  (1). 

Mais,  d'autre  part,  Henri  II,  pour  soutenir  ses  guerres  contre 
le  comte  de  Toulouse,  contre  ses  enfants  et  contre  le  roi  de 
France  Philippe-Auguste,  avait  besoin  de  soldats  d'un  service 
moins  restreint  que  celui  des  seigneurs  et  tenanciers  qui  ne  lui 
devaient  le  service  militaire  que  pendant  quarante  jours.  Henri 
remplaça  ce  service  par  un  impôt  de  3  francs  par  fief  de 
chevalier  (2). 

Alors  accoururent  de  toutes  parts  des  aventuriers  recherchant 
moins  la  solde,  souvent  mal  payée,  que  le  pillage.  Les  désordres 
de  ces  mercenaires,  les  exactions  des  officiers  royaux,  avaient 
causé  en  1165  une  révolte;  les  insurgés  avaient  tué  le  sénéchal 
du  roi,  le  comte  de  Salisbury,  et  s'étaient  offerts  au  roi  de 
France  :  trop  faibles,  non  secourus,  ils  durent  se  soumettre. 

Le  temps  était  d'ailleurs  peu  propice  aux  paisibles  spécu- 
lations du  commerce.  Les  barons  aquitains  tiraient  volontiers 
l'épée  et  ne  respiraient  que  l'indépendance  et  la  guerre.  Ils 
suivaient  les  conseils  que  donnait  dans  ses  chants  le  châtelain 
d'Hautefort,  Bertrand  de  Boni,  le  troubadour  guerrier,  animé 
de  l'amour  de  la  patrie  et  de  l'ardeur  des  combats,  et  que  Dante  a 
placé  dans  l'enfer  pour  avoir  donné  des  conseils  de  révolte  au 
fils  du  roi  Henri  II  (3). 

(<)  Rymer,  1226,  t.  I,  f°  227. 

(2)  Hume.  Hist.  de  la  maison  de  Plantagenet,  in-4°,  p.  37o. 

(3)  «  Sappi  ch'io  son  Beltram  dal  Bornio,  quelli 

»  Che  al  re  Giovane  diedi  i  ma'  consigli.  » 

Dante.  Inferno,  xxvui. 


—  130  - 

Richard,  qui  porta  plus  tard  le  surnom  de  Cœur-de-Lion, 
avait  reçu  l'Aquitaine  du  roi  son  père.  Devenu  roi  d'Angleterre 
à  la  mort  de  celui-ci,  et  avant  de  quitter  Bordeaux,  il  résolut  de 
mettre  un  peu  d'ordre  et  de  tranquillité  dans  la  contrée.  Il 
réunit  dans  une  assemblée  l'archevêque,  le  grand  sénéchal,  les 
principales  autorités,  le  clergé,  les  barons,  les  chevaliers  et  les 
bourgeois  de  Bordeaux,  le  3  avril  1189;  et,  sur  leur  avis,  il 
rendit  une  ordonnance  qui  avait  pour  but  de  réprimer  les 
désordres,  et  qui  porta  le  nom  de  Règlements  du  roi  Richard. 

Les  barons  devaient  vivre  en  paix  entre  eux,  et  ceux  qui 
troubleraient  cette  paix  être  punis.  Les  officiers  du  roi,  s'ils 
se  rendaient  coupables  d'exactions  ou  de  cruautés,  étaient 
menacés  de  la  confiscation  de  leurs  biens,  et  même  d'être 
réduits  en  servitude.  Des  dispositions  étaient  prises  pour  pro- 
téger la  personne  et  les  biens  des  cultivateurs  :  «  Quiconque 
»  entrera  dans  la  vigne  d'autrui  et  y  prendra  un  raisin  paiera 
»  cinq  sous  ou  perdra  une  oreille  (1).  » 

Richard  ajouta  de  nouvelles  et  sages  dispositions  au  recueil 
des  lois  et  usages  maritimes  connu  sous  le  nom  de  Roolles 
d'Oléron,  dont  nous  venons  de  parler. 

Peu  après,  Richard  partait  avec  le  roi  Philippe-Auguste  pour 
la  croisade  en  Orient,  ces  deux  princes  entraînant  avec  eux  la 
fleur  de  la  noblesse  de  France  et  d'Aquitaine.  Nous  examinerons 
plus  tard  l'influence  que  ces  croisades  lointaines  purent  exercer 
sur  le  commerce  international. 

Mais  la  croisade  contre  les  Albigeois,  contre  les  Français  de 
la  Provence,  eut  les  conséquences  les  plus  désastreuses  pour  ces 
malheureuses  contrées  et  pour  le  commerce.  Attirés  par  l'espoir 
du  butin,  les  chevaliers  et  les  routiers  du  Nord  et  ceux  du  Bor- 
delais envahirent  les  possessions  du  comte  de  Toulouse.  Les 
croisés,  qui  partirent  de  Bordeaux  sous  le  commandement  de 
l'archevêque,  marquèrent  par  le  sang  et  par  le  feu  leur  passage 
à  travers  la  contrée.  Avant  de  rejoindre  Simon  de  Montfort  à 
Béziers,  ils  ravagèrent  une  partie  du  Périgord,  du  Bazadais  et 
de  l'Agenais;  ils  détruisirent  le  château  de  Gontaut,  les  villes 
de  Tonneins  et  de  Casseneuil,  massacrèrent  les  Juifs,  et  allèrent 
promener  leur  épée  sanglante  et  leurs  torches  incendiaires 
dans  le  Languedoc  et  la  Provence. 

(1)  Archives  de  Saint-Seurin.  D.  Devienne,  p.  29. 


—  131  — 

Où  trouver  les  traces  de  la  prospérité  commerciale  à  cette 
époque  de  misère  générale  et  universelle? 

La  guerre  contre  le  roi  de  France  avait  recommencé.  D'autre 
part,  les  paysans,  ne  trouvant  plus  leur  subsistance  dans  les 
champs,  dont  la  culture  était  abandonnée,  se  réunissaient  en 
troupes,  s'armaient  tant  bien  que  mal,  et  devenaient  pillards  à 
leur  tour.  On  les  appela  les  pastoureaux.  Leycester  les  écrasa. 
«  On  trouverait  à  peine,  écrivaient  au  roi  d'Angleterre  Henri  III, 
»  l'archevêque  et  le  clergé  de  Bordeaux,  le  tiers  des  habitants, 
»  le  reste  étant  mort  de  faim  ou  de  misère,  ou  ayant  été  obligé 
»  de  fuir  sur  un  sol  étranger.  » 

La  famine  désolait  la  contrée  (1). 

D'autres  obstacles  encore  nuisaient  au  commerce. 

Des  luttes  intestines  divisaient  la  cité.  Deux  factions  enne- 
mies, que  les  rois  d'Angleterre  protégeaient  tour  à  tour,  les 
Solers  et  les  Colomb,  se  disputaient  ardemment  l'administration 
municipale. 

Lorsque  le  roi  de  France  Philippe  le  Bel  eut  mis  dans  ses 
mains  la  Guienne,  du  consentement  du  roi  d'Angleterre  Edouard, 
mais  par  un  artifice  de  procureur,  il  essaya  de  se  concilier  les 
habitants  par  l'octroi  de  diverses  faveurs.  Il  leur  accorda  la 
charte  qui  porte  le  nom  de  Philippine.  Il  reconnaissait  la 
juridiction  du  maire  et  des  jurats  sur  la  ville,  le  port  et  la 
banlieue.  Plus  tard,  il  accorda  aux  bourgeois  de  Bordeaux  qui 
ne  seraient  pas  nobles  de  naissance  le  droit  d'acquérir  des  fiefs 
nobles,  de  porter  des  armoiries  et  la  ceinture  militaire,  préro- 
gatives de  la  noblesse.  Il  affranchit  les  hommes  de  corps  et  de 
poëste,  serfs  du  roi,  et  invita  les  seigneurs  à  affranchir  les  serfs 
de  leurs  domaines. 

Philippe  restitua  à  Edouard,  le  20  mai  1303,  «  ce  riche  pays, 
»  le  royaume  de  Bordeaux  »,  et  reçut  à  Amiens  l'hommage 
de  son  vassal. 

Les  relations  des  Bordelais  avec  l'Angleterre  pour  la  vente 
des  vins  et  l'achat  des  laines  avaient  continué  à  se  développer, 
malgré  les  interruptions  du  commerce  avec  les  provinces 
françaises.  Nous  voyons  la  ville  de  Bordeaux  envoyer  au  roi 

(1)  Walsingham.  Ypodima  Neustriœ.  p.  58.  éd.  de  Londres  4574  :  «  Famés 
admodùm  magna  invaluit  in  Gallià,  maxime  in  partibus  Aquitains,  ilà  ut  homines 
herbas  campestres,  sicut  animalia?,  eomederint.  » 


—  132  — 

Edouard,  à  titre  de  don  gratuit,  mille  tonneaux  de  vin,  dont  il 
la  remercia  (1321). 

Il  n'est  pas  inutile  de  signaler,  comme  n'ayant  pas  été  sans 
importance  pour  le  commerce  de  la  Guienne,  d'une  part, 
l'élévation  au  souverain  pontificat  de  l'archevêque  de  Bordeaux, 
Bertrand  de  Goth;  de  l'autre  la  destruction  de  l'ordre  religieux 
et  militaire  des  Templiers. 

Le  nouveau  pape,  Clément  V,  tenait  à  Avignon  sa  cour 
fastueuse,  et  des  relations  suivies  ne  tardèrent  pas  à  s'établir 
entre  cette  contrée  et  le  Bordelais. 

La  destruction  de  l'ordre  des'  Templiers  fut  au  contraire 
fatale  aux  mouvements  du  commerce. 

L'ordre  du  Temple,  puissant  et  redouté  des  princes,  établi 
dans  les  principales  contrées  de  l'Europe,  possédait  d'immenses 
richesses.  Il  était  à  Bordeaux  depuis  1159.  Il  faisait  valoir  ses 
capitaux  par  la  banque  et  par  le  commerce  d'Orient,  et  avait 
souvent  servi  de  banquier  aux  souverains  et  notamment  aux 
rois  anglais.  L'histoire  nous  le  montre  prêtant  à  Jean-sans- 
Terre,  par  son  chancelier  Richard  de  Marissis,  les  sommes 
nécessaires  pour  la  solde  des  chevaliers  de  Guienne  auxquels 
le  prince  avait  mandé  de  venir  en  Angleterre  avec  armes  et 
chevaux  pour  ses  guerres.  En  France,  les  Templiers  avaient 
servi  de  banquiers  au  roi  saint  Louis,  à  Blanche  de  Castille, 
à  Alphonse  de  Poitiers,  à  Robert  d'Artois,  et  plus  tard  au  roi 
Philippe  le  Bel,  qui  leur  devait  des  sommes  considérables  (1). 

Établi  en  France,  en  Angleterre,  comme  dans  les  États 
germaniques,  en  Aragon,  en  Portugal  et  en  Italie,  l'ordre 
formait  une  sorte  de  hanse  militaire  qui  exerçait  une  puissante 
action  sur  le  commerce  de  toutes  ces  contrées.  Il  exportait  les 
vins,  les  sels  et  les  laines  grossières  du  Bordelais  et  du  Poitou, 
pour  la  Flandre  et  l'Angleterre.  Profitant  de  l'immunité  qui 
les  couvrait  pendant  les  discordes  et  les  guerres  qu'avaient 
entre  eux  les  princes  de  la  chrétienté,  les  Templiers  prêtaient 
aux  marchands  leur  pavillon  neutre  et  respecté  ;  et,  malgré  les 
défenses  des  rois  de  France  et  d'Angleterre,  leurs  navires 
faisaient   hardiment   la  contrebande,   passant   à    travers   les 

(1)  L.  Delisle.  «  Mémoire  sur  les  opérations  financières  des  Templiers.  »  lïev. 
historiq.,  mai  1889.  —  Revue  des  Questions  historu/.,  juillet  1890.  —  Revue  des 
Deux-Mondes,  15  janv.  1891,  eh.  v;  Langlois. 


—  133  — 

vaisseaux  qui  essayaient  de  bloquer  les  côtes  maritimes 
(1242)  (1). 

Les  anciennes  possessions  des  Templiers,  confisquées  après 
la  destruction  de  l'ordre,  furent  données  aux  chevaliers 
hospitaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusalem,  qui  devinrent  plus 
tard  les  chevaliers  de  l'ordre  de  Malte.  Ces  chevaliers  possé- 
daient dans  le  Bordelais  de  nombreux  domaines,  et  dans  la  ville 
de  Bordeaux  elle-même,  ils  étaient  propriétaires  d'une  grande 
quantité  de -maisons.  Leurs  revenus  étaient  considérables,  et 
ils  les  accroissaient  encore  par  des  opérations  commerciales. 
A  l'exemple  des  Templiers,  nous  les  voyons  tantôt,  banquiers 
des  rois  et  des  princes,  leur  prêter  des  sommes  considérables; 
tantôt,  profitant  des  guerres  qui  existaient  presque  constam- 
ment entre  l'Angleterre  et  la  France,  accorder  aux  marchands 
des  deux  pays  l'abri  de  leur  pavillon. 

Ces  guerres  allaient  prendre  une  nouvelle  énergie  après  la 
mort  de  Charles  le  Bel.  Le  roi  de  France  ne  laissait  pas 
d'héritiers  mâles.  La  couronne  était  réclamée  à  la  fois  par  le 
jeune  roi  d'Angleterre,  Edouard,  comme  le  plus  proche  parent 
du  roi  défunt  par  représentation  de  sa  mère,  fille  de  Philippe 
le  Bel,  et  par  Philippe  de  Valois,  comme  le  plus  proche  parent 
mâle. 

Jusqu'à  ce  moment,  les  hostilités  qui  duraient  depuis  déjà 
cent  cinquante  ans  dans  les  possessions  des  rois  d'Angleterre 
sur  le  continent,  n'avaient  pas  paru  intéresser  le  sentiment 
national  des  Anglais  ;  mais  ce  sentiment  prit  naissance  quand 
ils  considérèrent  la  France  tout  entière,  de  la  Manche  aux 
Pyrénées,  de  l'Océan  à  la  Méditerranée,  comme  l'héritage 
légitime  de  leur  souverain,  comme  une  magnifique  annexe 
aux  îles  Britanniques,  comme  un  riche  et  splendide  pays  de 
production  et  de  consommation  à  exploiter  commercialement. 

La  cour  des  pairs  de  France  ayant  reconnu  les  droits  de 
Philippe  de  Valois,  cette  décision  amena  une  guerre  qui  dura 
plus  de  cent  ans. 

On  sait  que  les  Anglais,  après  avoir  remporté  de  magnifiques 
victoires,  à  Crécy  en  1346,  à  Poitiers  où  le  prince  de  Galles  fit 
prisonnier  le  roi  de  France,  à  Azincourt;  après  avoir  fait 
couronner  leur  roi  Henri  V  comme  roi  de  France,  et  avoir 

^1)  Goujet.  Hist.  du  Commerce  de  Niort. 


—  134  — 

occupé  presque  tout  le  royaume,  se  virent  repoussés  pied  à 
pied  par  les  Français,  sous  la  conduite  de  Jeanne  d'Arc;  et, 
après  avoir  perdu  leurs  nouvelles  conquêtes,  furent  enfin  et 
définitivement  chassés  même  de  leurs  anciennes  possessions, 
et  durent  quitter  la  Guienne  après  la  double  prise  de  Bordeaux 
en  1451  et  1453. 

L'époque  la  plus  brillante  de  la  domination  anglaise  en 
Guienne  fut  celle  du  Prince  Noir.  Edouard  avait  érigé  la 
Guienne  en  principauté,  et  en  avait  investi  son  fils,  le  prince 
de  Galles,  à  la  charge  de  faire  hommage  au  roi  d'Angleterre 
et  de  lui  donner  une  redevance  de  une  once  d'or  (1).  Le  prince 
tenait  à  Bordeaux  une  cour  fastueuse.  «  L'État  du  prince  et  de 
»  Madame  la  princesse  était  si  grand  et  si  étoffe,  dit  Froissard, 
»  que  nul  autre  de  prince  ou  de  seigneur  en  chrétienté  ne 
»  s'accomparait  au  leur  (2).  » 

Sous  le  règne  d'Edouard  111  et  du  prince  de  Galles,  la 
situation  générale  reçut  d'importantes  améliorations.  Les 
relations  commerciales  .furent  encouragées,  surtout  entre 
Bordeaux  et  V Angleterre;  les  droits  sur  les  vins  furent 
diminués;  le  port  de  Bordeaux  fut  ouvert  aux  vaisseaux  de 
commerce  pendant  les  trêves;  les  deux  grandes  foires  franches 
de  Bordeaux  furent  concédées;  le  phare  de  Cordouan  fut 
construit  ou  reconstruit;  des  mesures  furent  prises  pour 
réprimer  les  abus  des  péages,  du  droit  de  bris  et  naufrages. 

Lorsque  la  bataille  de  Castillon  et  la  mort  de  Talbot  mirent 
fin  à  la  domination  anglaise  en  Guienne,  les  habitants  et  surtout 
les  commerçants  de  Bordeaux  avaient  contracté  avec  les  Anglais 
des  relations  d'affaires  qui  duraient  depuis  trois  cents  ans  et 
qui  leur  avaient  été  avantageuses.  Ces  relations,  brisées  par  la 
conquête,  furent  longues  et  difficiles  à  rétablir. 

§  2.  —  Nouvelles  relations  commerciales. 

Avant  d'entrer  dans  les  détails  particuliers  de  l'histoire  du 
commerce  de  Bordeaux  lors  de  la  période  anglaise,  nous  devons 
indiquer  que  cette  époque  fut  caractérisée  par  la  naissance 
et  le  développement  de   nouvelles   relations   internationales. 

(1)  Cat.  Rôles  gascons,  1362,  f°  454. 
T)  Froissard,  1.  I,  cil.  cclv. 


—  135  — 

Durant  les  trois  siècles  pendant  lesquels  la  Guienne  obéit  aux 
mêmes  souverains  que  l'Angleterre,  durant  ces  trois  siècles 
de  luttes  incessantes  contre  la  France,  il  s'opéra  dans  les  popu- 
lations de  ces  contrées  un  mouvement  continu  qui  les  fit  sortir 
de  l'isolement  où  les  avait  parquées  le  régime  féodal,  leur  apprit 
à  se  connaître,  les  amena  à  échanger  les  produits  de  leur  sol 
et  de  leur  industrie,  et  apporta  de  profondes  modifications  dans 
leur  commerce. 

Des  résultats  analogues,  mais  bien  plus  énergiques  encore, 
furent  dus  à  l'immense  mouvement  des  croisades,  qui  assembla 
les  peuples  catholiques  de  l'Europe,  les  fondit  dans  les  mêmes 
armées,  et  les  entraîna  vers  les  contrées  de  l'Orient  par  les 
routes  de  terre  et  de  mer. 

Malgré  d'effroyables  malheurs,  malgré  des  pertes  énormes 
d'hommes  et  de  capitaux,  les  croisades  ont  amené  peu  à  peu, 
lentement,  une  évolution  favorable  à  la  civilisation  et  au  com- 
merce. 

Trop  d'historiens  ont  retracé  le  tableau  de  ces  migrations 
armées  qui  pendant  près  d'un  siècle  ont  jeté  l'Occident  sur 
l'Orient,  pour  que  nous  ayons  à  le  refaire.  Nous  nous  conten- 
terons d'indiquer  les  traits  principaux  des  changements  que 
les  croisades  apportèrent  dans  les  relations  commerciales  de 
Bordeaux  avec  les  autres  peuples,  et  dans  la  situation  inté- 
rieure de  la  contrée. 

A  l'intérieur,  le  départ  des  croisés  produisit  des  effets 
multiples. 
Nous  en  avons  déjà  donné  quelques  indications. 
Pour  entreprendre  ce  long  et  aventureux  voyage  avec  leurs 
hommes,  leurs  armes,  leurs  chevaux  et  l'argent  nécessaire 
pour  se  procurer  des  vivres,  les  barons  et  les  chevaliers 
vendaient  ou  engageaient  aux  juifs  leurs  bijoux  et  leurs 
terres.  Un  grand  nombre  d'entre  eux  ne  revirent  jamais  la 
patrie;  leurs  domaines  passèrent  aux  mains  des  créanciers, 
ou  d'acheteurs  qui  acquéraient  la  noblesse  en  achetant  la  tour 
féodale.  Les  barons  affranchissaient  les  serfs  à  prix  d'argent, 
ou  les  emmenaient  avec  eux  et  les  armaient;  la  confraternité 
des  armes,  le  partage  des  mêmes  fatigues  et  des  mêmes  périls, 
formaient  des  liens  nouveaux.  A  Bordeaux,  la  puissance  crois- 
sante de  la  commune,  la  richesse  naissante  des  bourgeois  et 
des  marchands,  amenaient  une  évolution  sociale. 


—  136  — 

Sur  les  longues  routes  qui  conduisaient  à  la  Terre  Sainte 
par  la  Provence,  par  l'Italie,  par  l'Autriche,  par  la  Bohême, 
par  Constantinople;  sur  les  navires  de  la  hanse  teutonique,  ou 
sur  ceux  des  Génois,  des  Pisans,  qui  partaient  des  ports  de 
la  Méditerranée,  les  guerriers  chrétiens,  peuples  du  Nord, 
Allemands,  Flamands,  Anglais,  Français,  Normands,  Bretons, 
Angevins,  Gascons,  Provençaux,  Italiens,  apprirent  à  se 
connaître. 

A  la  première  croisade,  les  habitants  des  îles  de  l'Océan 
parlaient  une  langue  que  n'entendaient  point  les  habitants  du 
continent,  même  ceux  de  la  côte.  Pour  montrer  qu'ils  étaient 
croisés,  ils  mettaient  deux  doigts  en  signe  de  croix  (1). 

Les  historiens  des  croisades  nous  ont  peint  avec  de  vives 
couleurs  l'étonnement  de  ces  hommes  différents  de  race,  de 
corps,  de  langage,  de  costumes,  d'armes,  de  mœurs,  et  qui  se 
voyaient  pour  la  première  fois.  Les  croisés  de  Guienne,  qui 
partaient  avec  ceux  du  comte  de  Toulouse,  ne  différaient  pas 
moins  des  Français,  disait  un  historien,  que  la  poule  diffère  du 
canard  (2). 

Parmi  les  croisés  de  la  même  nation,  le  baron,  le  chevalier, 
les  gens  d'armes,  sous  la  conduite  du  prince  ou  du  roi,  le 
prêtre,  le  petit  bourgeois,  le  serf,  les  vieillards,  les  femmes,  les 
enfants,  les  marchands,  les  juifs,  les  jongleurs,  toute  cette 
foule  qui  suivait  l'armée,  réunis  par  les  mêmes  besoins  et 
les  mêmes  périls,  animés  par  le  même  enthousiasme,  se  trou- 
vaient pour  la  première  fois  avoir  des  pensées  et  des  intérêts 
pareils. 

Un  sentiment  commun  à  tous  ces  peuples  et  à  tous  ces 
individus  faisait  renaître  l'ancienne  confraternité  des  premiers 
chrétiens.  La  communauté  du  sentiment  religieux,  ainsi  que 
celle  des  périls  dans  ces  expéditions  guerrières,  avait  rapproché 
non  seulement  les  chefs  et  les  soldats  de  chaque  nation,  mais 
encore  des  peuples  différant  entre  eux  par  le  langage  et  par  les 
mœurs.  «  Si  un  Breton,  un  Allemand,  ou  tout  autre  voulait-  me 
»  parler,  dit  Foucher  de  Chartres,  qui  se  trouvait  à  la  première 
»  croisade,  je  ne  savais  pas  lui  répondre  ;  mais  quoique  divisés 
»  par  la  différence   des  langues,  nous  paraissions   ne  faire 

(1)  Guibert.  Biblioth.  des  Croisades,  t.  I,  p.  126. 

(2)  Raoul  de  Caën.  Bibl.  des  Croisades. 


—  137  — 

»  qu'un  seul  peuple,  à  cause  de  notre  amour  pour  Dieu  et  de 
»  notre  charité  pour  le  prochain  (1).  » 

En  traversant  les  pays  étrangers,  et  pendant  leur  séjour 
dans  la  Terre  Sainte,  les  croisés  furent  frappés  des  spectacles 
nouveaux  qui  s'offraient  à  leurs  yeux,  comme  de  l'aspect,  de  la 
langue,  des  vêtements,  des  mœurs  des  peuples  avec  lesquels  ils 
se  trouvaient  en  relations  d'amis  ou  d'ennemis.  Les  seigneurs, 
qui  avaient  passé  leur  vie  dans  leur  donjon  isolé,  étaient 
aussi  ignorants  que  les  vassaux  et  la  multitude  qu'ils  condui- 
saient; pour  la  plupart,  les  prêtres  qui  avaient  pris  part  à  la 
croisade  n'étaient  pas  plus  éclairés.  Tous  ces  pèlerins  armés 
excitaient  dans  ces  contrées  étrangères  le  mémo  étonnement 
et  la  même  curiosité  qu'ils  éprouvaient  de  leur  côté. 

L'ignorance  des  croisés  peut  se  mesurer  par  celle  d'un  des 
hommes  les  plus  considérables,  les  plus  lettrés  et  les  plus 
instruits  de  son  époque,  de  l'ami  de  saint  Louis,  le  bon  sire 
de  Joinville,  qui  nous  a  laissé  de  si  précieux  mémoires  sur  la 
croisade  à  laquelle  il  prit  une  part  active.  Il  croyait  naïvement 
que  le  poivre,  la  cannelle  et  les  autres  épices  venaient  du 
paradis  terrestre,  et  qu'on  les  péchait  dans  le  Nil,  où  elles 
étaient  apportées  par  les  vents  (2). 

Les  croisés  virent  pour  la  première  fois  la  canne  à  sucre  à 
Tripoli,  et  la  transplantèrent  en  Sicile  dès  le  xne  siècle.  C'est  de 
Sicile  que  les  Espagnols  la  transportèrent  à  Madère.  D'autres 
disent  qu'ils  la  trouvèrent  dans  le  royaume  de  Grenade,  où 
les  Maures  l'auraient  cultivée.  Un  duc  d'Anjou  rapporta  de 
Jérusalem  la  prune  de  Damas;  d'autres  croisés  rapportèrent 
d'Ascalon  les  échalotes. 

Une  charte  citée  par  Michaud,  datée  de  1204,  et  qui  aurait 

(1)  Foucher  de  Chartres.  Bibliotk.  des  Croisades. 

(2)  Joinville.  Mémoires,  éd.  Ducange,  2e  partie,  p.  36. 

«  Quand  celui  fleuve  entre  en  Egipte,  il  y  a  gens  tout  exprès  et  accoustumés, 
»  comme  vous  diriez  les  pescheurs  des  rivières  de  ce  païs-ci,  qui,  au  soir, 
»  jettent  leurs  reys  au  fleuve  et  es. rivières;  et,  au  malin,  souvent  y  trouvent 
»  et  prennent  les  espiceries,  qu'on  vend  en  les  parties  de  par  deçà  bien  chiere- 
»  ment  et  au  pois,  comme  cannelle,  gingembre,  rhubarbe,  girofle,  lignum  aloës 
»  et  plusieurs  bonnes  choses;  et  dit-on  au  pais  que  ces  choses-là  viennent  de 
»  Paradis  terrestre,  aussi  comme  le  vent  abat  es  forets  de  ce  pais,  le  bois  sec  ; 
•>  et  ce  qui  chiet  en  ce  fleuve  l'eau  amène,  et  les  marchans  le  recueillent,  qui 
»  le  nous  vendent  au  pois.  » 


—  138  — 

été  reconnue  fausse,  mais  qui  n'en  constate  pas  moins  une 
antique  tradition,  attribue  au  marquis  de  Montferrat  l'impor- 
tation du  maïs,  qui  fut  longtemps  appelé  blé  de  Turquie  (1). 

Plusieurs  inventions  utiles  nous  vinrent  aussi  des  croisades. 
A  Damas,  dans  plusieurs  villes  d'Egypte,  à  Tripoli,  dans 
quelques  villes  de  la  Grèce,  existaient  des  métiers  à  tisser  la 
laine,  la  soie,  le  camelot.  Le  roi  de  Sicile  Roger  transporta  le 
mûrier  à  Palerme,  y  éleva  des  vers  à  soie  et  y  installa  des 
filatures. 

Les  verreries  de  Tyr  donnèrent  aux  Vénitiens  le  modèle  de 
leurs  fabriques  de  verres  et  de  glaces. 

Les  moulins  à  vent,  peut-être  connus  dans  certaines  contrées 
de  l'Europe,  ne  Tétaient  pas  dans  d'autres,  qui  en  empruntèrent 
l'usage  aux  Musulmans. 

Le  mouvement  de  la  navigation  ne  reçut  pas  une  moins 
vive  impulsion. 

Les  navigateurs  de  tous  les  pays  se  rencontrèrent  dans  la 
Méditerranée.  Les  navires  de  Lubeck,  de  Brème  et  du  Dane- 
mark, longeant  les  côtes  de  l'Océan,  entrèrent  dans  la  Médi- 
terranée, la  traversèrent  jusqu'à  ses  limites  à  l'orient,  et  y 
rencontrèrent  les  Génois,  les  Pisans,  les  Vénitiens. 

L'art  de  la  navigation  fit  des  progrès  sensibles.  Il  fallut 
agrandir  les  vaisseaux  pour  transporter  ces  multitudes  de 
pèlerins  armés;  on  dut  les  rendre  plus  solides,  et  mieux 
disposer  les  mâts,  les  voiles  et  les  agrès. 

Pour  ces  voyagres,  beaucoup  plus  longs  que  ceux  accou- 
tumés, et  visitant  des  contrées  moins  connues,  les  pilotes  furent 
obligés  d'étudier  plus  attentivement  la  position  et  la  configu- 
ration des  côtes  et  l'entrée  des  ports,  afin  d'éviter  ces  naufrages, 
si  nombreux  lors  des  premières  croisades  que  les  malheureux 
naufragés  les  attribuaient  à  la  colère  céleste. 

On  commença  à  se  servir  habituellement  de  la  boussole. 

Dans  ce  mouvement  maritime  les  navires  des  mers  du  Nord 
prirent  une  large  part,  et  rivalisèrent  entre  eux  pour  leurs 
relations  avec  les  ports  de  l'Océan.  Nous  en  voyons  quelques-uns 
arriver  à  Bordeaux. 

Dès  le  commencement  du  xme  siècle  plusieurs  villes  de  la 
basse  Allemagne  s'étaient  réunies  pour  la  défense  commune 

(I)  Michuud.  Hist.  des  Crois.,  t.  III,  p.  631. 


—  139  — 

de  leur  commerce.  Après  de  persévérants  efforts,  elles 
parvinrent  à  un  très  haut  degré  de  puissance  et  de  richesse  et 
régnèrent  en  souveraines  sur  les  mers  du  Nord. 

Elles  avaient  d'abord  à  réprimer  la  piraterie,  et  à  faire  abolir 
le  droit  de  bris  et  naufrages,  si  funeste  au  commerce.  Elles 
avaient  pris  leur  part,  pendant  les  croisades,  du  mouvement 
maritime  de  la  Méditerranée.  Sur  l'Océan,  comme  sur  les  mers 
du  Nord,  Cologne,  Brème,  Lubeck,  Hambourg  allaient  obtenir 
d'importants  privilèges.  Leur  ligue  prit  son  nom  en  1360,  à 
Cologne,  du  vieux  mot  hanse  qui  signifiait  association.  Peu 
d'années  après,  la  hanse  avait  fait  disparaître  les  nombreux 
navires  des  pirates  du  Nord;  elle  avait  fait  renaître  le  droit 
maritime  et  créé  le  commerce  de  la  Baltique. 

La  hanse  avait  établi  de  nombreux  comptoirs.  Ceux  qui 
intéressaient  Bordeaux  étaient  ceux  de  Londres  et  de  Bruges. 

Dans  ces  deux  entrepôts  la  ligue  hanséatique  réunissait  les 
pelleteries,  les  bois,  les  chanvres,  les  goudrons  du  Nord;  les 
produits  des  mines,  de  l'agriculture,  de  l'industrie  naissante 
de  l'Allemagne  et  de  la  Pologne  ;  les  laines,  les  draps,  les  toiles, 
les  fers,  les  vins  du  nord  et  ceux  du  sud-ouest  de  la  France;  les 
soieries,  les  épices  de  l'Italie  et  de  l'Inde.  Ces  hardis  négociants 
tenaient  entre  leurs  mains  la  plus  grande  partie  du  commerce 
du  monde  alors  connu.  C'était  par  leur  intermédiaire  que 
s'effectuaient  les  transports  entre  Bordeaux,  l'Angleterre  et  la 
Flandre. 

Le  commerce  de  l'Angleterre  commençait  à  peine.  Pendant 
près  d'un  siècle  après  la  conquête  le  baron  normand  et  le  thane 
saxon,  le  vainqueur  et  le  vaincu,  se  dressaient  encore.,  frémis- 
sants de  haine,  en  face  l'un  de  l'autre;  plus  tard  le  Saxon, 
dépossédé  du  sol,  tourna  ses  regards  vers  la  mer,  et  s'appliqua 
au  commerce.  Les  rois  anglais  favorisèrent  ce  mouvement. 

Ils  accordèrent  de  nombreuses  facilités  aux  marchands  qui 
leur  apportaient  des  marchandises  étrangères  ou  qui  achetaient 
les  leurs,  aux  hanséates,  aux  Flamands,  aux  Bordelais.  Nous 
étudierons  plus  tard  en  détail  les  relations  de  Bordeaux  et  de 
l'Angleterre. 

La  création  des  républiques  italiennes  du  moyen  âge  con- 
tribua à  faciliter  le  développement  du  commerce  de  Bordeaux. 
Ce  n'est  pas  que  le  mouvement  des  marchandises  se  montrât 
très  considérable  ;  mais  celui  de  l'argent  avait  une  plus  grande 


—  140  — 

importance.  Ces  fiers  marchands,  qui  ne  reconnaissaient  que 
la  noblesse  de  laine  et  la  noblesse  de  soie,  n'avaient  pas  tardé 
à  y  ajouter  celle  de  banque.  Ils  étaient  devenus  les  banquiers 
de  tous  les  rois  de  l'Europe.  Les  rois  d'Angleterre,  les  Edouard, 
les  Henri,  le  prince  de  Galles,  pour  l'Angleterre  comme  pour  la 
Guienne,  étaient  débiteurs  des  Bardi,  des  Peruzzi,  des  banquiers 
de  Florence,  de  Sienne,  de  Milan,  fie  Lucques.  Les  banquiers 
italiens  s'étaient  établis  à  Paris,  à  Rouen,  à  Cahors,  à  Bordeaux. 
Ils  faisaient  concurrence  aux  Juifs,  on  les  appelait  les  Lombards. 
Ils  étaient  maîtres  du  change,  et  donnaient  l'impulsion  au 
commerce.  Nous  aurons  à  en  reparler. 

Nous  parlerons  aussi  des  luttes  des  commerçants  bordelais 
avec  la  Cité  de  Londres,  et  de  la  protection  que  leur  accordèrent 
les  rois  d'Angleterre. 

Mais  auparavant  nous  entrerons  dans  le  pays  bordelais  et 
nous  étudierons  l'état  des  campagnes  et  de  la  ville. 

Nous  signalerons  l'influence  considérable  sur  le  dévelop- 
pement du  commerce  de  l'Aquitaine  de  la  puissance  et  de 
l'indépendance  politique  de  la  cité  de  Bordeaux. 

La  cité,  prise  dans  le  sens  de  l'époque  romaine,  héritière,  à 
travers  les  âges,  des  traditions  antiques,  comprend  la  région 
tout  entière.  Jalouse  à  l'excès  de  ses  franchises  et  de  ses  libertés, 
comme  les  républiques  italiennes,  comme  les  villes  libres  de  la 
hanse  du  Nord,  comme  Londres,  la  ville  de  Bordeaux  forme, 
elle  aussi,  une  sorte  de  république  n'ayant  envers  le  pouvoir 
royal  que  des  liens  purement  politiques.  Elle  appelle  à  délibérer 
sur  les  affaires  publiques  importantes,  non  seulement  son 
maire  et  ses  jurats,  mais  divers  conseils  choisis  comme  eux  à 
l'élection  :  le  conseil  des  Trente,  celui  des  Trois  cents,  et  quel- 
quefois le  peuple  tout  entier  et  les  trois  États  de  Guienne  qui 
traitent  avec  le  souverain.  La  ville  non  seulement  est  maîtresse 
de  son  administration,  mais  elle  fait  la  paix  et  la  guerre,  lève 
et  commande  ses  troupes,  envoie  des  ambassadeurs  auprès  des 
seigneurs  et  des  rois;  à  la  tête  de  la  confédération  des  villes, 
ses  filleules,  elle  conclut  des  traités,  elle  lève  des  impôts,  elle 
jouit,  en  un  mot,  de  presque  tous  les  droits  de  la  souveraineté, 
et  ne  dépend  du  pouvoir  des  ducs  d'Aquitaine  rois  d'Angleterre 
que  sous  des  conditions  très  favorables,  ne  payant  même 
d'impôts  nouveaux  que  si  les  trois  États  composés  des  prélats, 
des  nobles  et  des  bourgeois,  les  ont  consentis. 


—  141  — 

En  opposition  an  mouvement  de  progrès  et  de  civilisation 
qu'offre  cette  époque,  nous  devons  constater  l'abus  de  cet  état 
politique  d'indépendance  où  vivaient  les  seigneurs  et  les  villes  ; 
la  guerre  incessante  ;  les  péages  établis  sur  chaque  rivière  et  sur 
chaque  route;  les  marchands  pillés  par  les  seigneurs  des 
divers  partis,  par  les  gens  de  guerre,  routiers,  brabançons, 
pastoureaux;  les  pirates  attaquant  les  navires;  les  habitants 
des  côtes  maritimes  provoquant  les  naufrages.  Les  princes, 
constamment  préoccupés  de  suffire  à  leurs  dépenses  impro- 
ductives, cherchent  à  augmenter  les  anciens  impôts  ou  à  en 
créer  de  nouveaux;  ils  altèrent  les  monnaies;  ils  s'emparent 
du  monopole  de  telle  ou  telle  marchandise,  ils  prohibent  ou 
permettent  le  commerce;  persécutent  et  pillent  les  banquiers, 
cahorsins,  lombards  ou  juifs. 

C'est  à  cette  époque  que,  malgré  la  tendance  générale  du 
commerce  à  multiplier  les  relations  internationales,  on  voit 
naître  des  erreurs  économiques  et  financières  dont  nous 
subissons  encore  en  grande  partie  la  pernicieuse  influence.  Les 
prohibitions  de  commerce  sont  fondées  d'abord  dans  le  but  de 
s'isoler  de  l'ennemi,  de  le  priver  des  ressources  qu'il  pourrait 
tirer  de  l'achat  des  marchandises  qui  lui  sont  nécessaires  ou  de 
la  vente  de  celles  qu'il  produit;  mais  bientôt  les  prohibitions 
revêtent  un  caractère  nouveau,  celui  de  réserver  aux  produc- 
teurs nationaux  le  monopole  de  leur  fabrication,  ou  de  protéger 
le  commerce  de  telle  ou  telle  marchandise  par  l'augmentation 
de  droits  de  douanes  ou  de  coutumes,  qui  n'avaient  été  perçus 
jusque  là  que  dans  un  but  purement  fiscal,  et  qui  devinrent  un 
instrument  de  lutte  commerciale  et  réciproque  entre  les  nations. 

Le  mouvement  restrictif  qui  commence  à  s'accentuer  porte 
chaque  État  à  s'isoler  de  plus  en  plus,  engendre  des  ordon- 
nances souvent  contradictoires  pour  la  prohibition  ou  l'entrée 
de  l'or  et  de  l'argent,  des  grains  et  objets  d'alimentation,  des 
tissus,  des  draps,  des  laines,  des  objets  manufacturés;  chaque 
État  veut  se  suffire  à  lui-même  et  se  passer  de  l'ennemi,  c'est- 
à-dire  de  l'étranger. 


—  142  — 
Article  2.  —  Aspect  du  pays  et  institutions. 

|    1er.    LA    CAMPAGNE. 

Nous  croyons  intéressant  pour  l'histoire  du  commerce  de  ne 
pas  nous  borner  à  une  sèche  nomenclature  de  marchandises 
importées  ou  exportées,  mais  aussi  de  connaître  la  contrée  qui 
reçoit  ou  qui  vend  ces  marchandises,  les  hommes  qui  sont  les 
auteurs  et  les  instruments  du  mouvement  commercial. 

Nous  allons  donc  jeter  à  vol  d'oiseau  un  coup  d'oeil  rapide 
sur  les  campagnes  du  Bordelais  et  sur  la  cité  elle-même. 

Dans  les  campagnes,  couvertes  de  bois  et  de  landes  incultes, 
la  population  était  groupée  par  petits  centres  aux  bords  des 
rivières  et  surtout  auprès  de  la  Garonne.  De  nombreux  cours 
d'eau,  descendant  des  landes,  se  rendaient  au  fleuve  en  décou- 
pant de  petites  vallées  séparées  par  des  collines  peu  élevées. 
Le  versant  de  l'Océan  présentait  une  longue  série  de  landes  et 
de  bruyères  semées  de  quelques  bouquets  de  pins  maritimes. 
Les  bords  de  la  mer,  couverts  de  dunes  envahissantes,  ne 
formaient  qu'une  plage  inhospitalière,  redoutable  aux  marins. 
Les  eaux,  privées  d'écoulement,  formaient  au  pied  des  dunes 
une  suite  d'étangs  et  de  marais  parallèles  au  rivage  et  s'éten- 
dant  du  nord  au  sud  jusqu'au  bassin  d'Arcachon.  D'autres 
marais  étaient  formés  aux  confluents  des  cours  d'eau  avec  le 
fleuve. 

Ces  marais  aux  eaux  stagnantes  engendraient  la  fièvre  et 
d'autres  maladies.  Et  cependant  c'était  sur  leurs  bords  que 
s'étaient  formées  les  villes,  et  que  se  dressait  la  tour  féodale. 
Les  marais  étaient  considérés  comme  une  excellente  ceinture, 
comme  une  ligne  de  défense  contre  l'ennemi.  Bordeaux, 
Lesparre,  étaient  entourées  de  marais.  Il  en  était  de  même  des 
châteaux  de  la  rive  gauche,  Blanquefort,  Bessan,  l'ancienne 
ville  de  Brion  à  Saint-Germain,  et  de  bien  d'autres.  LéoDrouyn 
a  fait  ressortir  ce  fait  dans  son  magnifique  ouvrage  sur  la 
Guienne  anglaise. 

En  parcourant  le  pays,  où  se  trouvaient  encore  des  traces, 
mal  entretenues,  des  anciennes  voies  romaines,  on  voyait  parfois 


—  143  — 

poindre  cà  l'horizon  la  flèche  élevée  de  l'église  romane  dépendant 
de  quelque  abhaye,  ou  la  tour  carrée  du  seigneur  féodal.  Auprès 
de  ces  lieux  fortifiés  et  favorables  à  la  défense,  se  pressaient, 
comme  un  troupeau  de  moutons  timides  auprès  du  chien  de 
garde,  les  habitations  des  vilains  et  des  serfs. 

Au  sommet  de  la  hiérarchie  féodale  était  le  clergé,  soumis 
aux  ordres  du  Pape  représentant  de  Dieu  sur  la  terre,  et  qui 
cherchait  à  faire  prévaloir  sur  tous  les  souverains  sa  double 
suprématie  temporelle  et  spirituelle.  A  côté  de  l'Église  séculière, 
fortement  organisée  avec  les  archevêques,  les  évêques  et  les 
prêtres,  s'élevait  l'Église  régulière  avec  les  abbés,  les  prieurs 
et  les  ordres  militaires.  Du  ixe  au  xive  siècle  ces  deux  classes 
de  l'Église  ont  rendu  de  grands  services  à  l'agriculture  et  au 
commerce  de  la  Guienne.  Elles  ont  possédé  de  nombreux 
domaines  et  de  grandes  richesses;  elles  ont  pris  une  haute  et 
puissante  part  dans  les  affaires  du  temps. 

Les  archevêques  de  Bordeaux,  les  chapitres  de  Saint-André 
et  de  Saint-Seurin,  les  abbés  et  les  moines  de  Sainte-Croix,  de 
La  Sauve,  de  Bonlieu,  de  Vertheuil,  de  l'Isle,  les  Templiers, 
les  chevaliers  de  Saint- Jean,  ont  défriché  et  mis  en  culture  les 
terrains  qu'ils  tenaient  de  la  générosité  des  souverains  et  des 
grands  seigneurs  de  la  contrée,  et  quelquefois  de  celle  des 
riches  bourgeois.  Ils  ont  contribué  à  adoucir  l'esclavage  du 
serf;  ils  ont  été  les  instituteurs  de  ces  populations  ignorantes, 
les  initiateurs  des  industries  naissantes.  Ils  ne  se  sont  pas 
contentés  de  protéger  les  hommes  vivant  à  l'abri  des  murailles 
crénelées  de  l'église  ou  du  monastère  :  ils  ont,  pour  tirer  parti 
de  leurs  produits  agricoles,  de  leurs  blés,  de  leur  résine  et 
surtout  de  leurs  vins,  qui  provenaient  de  leurs  domaines  et 
aussi  des  dîmes,  encouragé  le  commerce  et  l'échange.  Ils  ont 
profité  de  leurs  relations  avec  les  églises,  les  abbayes,  les 
commanderies,  des  autres  contrées  de  France  et  de  l'étranger, 
surtout  de  l'Angleterre,  pour  échanger  les  divers  produits  de 
ces  contrées. 

Les  hauts  barons  du  Bordelais  relevaient  du  roi.  Les  irois 
principaux  tenaient  en  leur  pouvoir  tout  le  Médoc  entre 
Arcachon  et  Bordeaux  au  sud,  jusqu'à  la  Pointe  de  Grave  au 
nord.  C'étaient  le  sire  de  Lesparre,  le  baron  de  Castelnau  et  le 
baron  de  Blanquefort  :  ils  jouèrent  le  principal  rôle  pendant 
l'époque  anglaise. 


—  144  — 

Le  sire  de  Lesparre,  le  plus  puissant  d'entre  eux,  était  le 
descendant  des  anciens  chefs  des  Medulli.  Il  portait  le  titre  de 
premier  baron  de  Guienne,  et  avait  autour  de  lui,  comme  un 
chef  de  clan  écossais,  un  grand  nombre  de  seigneurs  de  son 
lignage,  qu'on  appelait  les  chevaliers  de  Lesparre.  Sa  domi- 
nation et  son  droit  souverain  de  justice  s'étendaient  depuis 
Soulac,  dont  partie  appartenait  aux  abbés  de  Sainte-Croix, 
jusqu'à  Carcans,  et,  de  là,  coupait  les  terres  vers  l'est  jusqu'à 
Saint-Estèphe,  pour  remonter  au  nord,  au  Verdon. 

A  Pauillac  commencent  les  domaines  du  sire  de  Castelnau. 
Si  le  sire  de  Lesparre  est  le  premier  baron  de  Guienne,  celui  de 
Castelnau  est  le  premier  bourgeois  de  Bordeaux.  Il  est  aussi 
captai  de  Buch.  C'est  l'héritier  de  saint  Paulin,  le  contemporain 
d'Ausone.  Et  lorsque  Pierre  de  Bordeaux,  baron  de  Castelnau 
et  captai  de  Buch,  a  marié  sa  fille  à  Pierre  de  Grély,  celui-ci 
est  devenu  un  des  plus  puissants  seigneurs  du  Bordelais.  Plus 
tard,  ses  descendants  ont  hérité  des  comtes  de  Foix,  et  par 
leur  alliance  avec  les  d'Albret,  leur  postérité  s'assoira  avec 
Henri  IV,  fils  de  Jeanne  d'Albret,  sur  le  trône  de  Navarre  et 
sur  le  trône  de  France. 

La  baronnie  de  Blanquefort  bornait  au  midi  la  baronnie  de 
Castelnau.  Elle  appartenait  aux  Durfort-Duras  qui  avaient 
succédé  aux  neveux  du  pape  Bertrand  de  Goth.  Elle  s'étendait 
jusqu'à  Audenge. 

Les  d'Albret,  seigneurs  de  Vertheuil  en  Médoc  et  du  pays 
des  Landes,  les  seigneurs  de  Blaye,  de  Bourg,  de  Mucidan,  de 
Castillon  et  de  Lamarque  en  Médoc,  de  Castillon  sur  Dordogne, 
de  Monferran,  de  Benauges,  et  une  foule  d'autres,  exerçaient 
aussi  des  droits  de  justice. 

Plusieurs  parmi  ces  seigneurs,  et  non  des  moindres,  ne 
dédaignaient  pas  les  profits  du  commerce  et  principalement 
ceux  sur  les  vins  du  Bordelais  ou  sur  les  laines  et  les  draps 
d'Angleterre.  On  les  voit  surtout  s'appliquer  à  obtenir  l'exemp- 
tion des  droits  que  les  rois  avaient  établis  sur  les  marchan- 
dises, et  céder  ensuite  leur  privilège  à  des  marchands. 

Mais  le  plus  souvent  les  barons  préféraient  la  guerre  et 
même  le  pillage  au  commerce.  Ils  répétaient  après  Bertrand  de 
Born  :  «.  Rien  ne  m'est  si  doux  —  que  d'entendre  ce  cri  : 
»  En  avant  !  —  poussé  de  tous  côtés;  —  que  d'entendre  hennir 
»  les  chevaux  courant  sans  cavalier...  —  Barons,  mettez  en 


—  i45  — 

»  gage  —  châteaux  et  villes  et  cités  —  afin  que  chacun  soit 
»  en  guerre  (1)  !  » 

Barons,  mettez  en  gage  :  telle  était  la  conséquence  habituelle 
de  la  guerre.  «  Il  faut  ajouter  à  cela,  dit  Rabanis,  l'instabilité 
»  de  leurs  revenus  qui  ne  consistaient  guère  qu'en  redevances, 
»  le  manque  d'avances  et  de  capitaux,  la  cherté  de  l'argent  et 
»  le  haut  prix  de  tous  les  objets  manufacturés.  Riches  et 
»  pauvres  en  même  temps,  oppresseurs  et  victimes  à  la  fois, 
»  toujours  obérés  et  toujours  avides,  les  nobles  d'alors  étaient 
»  exploités  par  l'usure,  comme  ils  exploitaient  eux-mêmes 
»  leurs  vassaux  (2).  » 

En  temps  de  guerre,  et  la  guerre  était  presque  à  l'état 
constant,  les  barons  et  les  aventuriers  pillaient  le  pays  ennemi, 
souvent  le  pays  neutre,  et  quelquefois  le  pays  ami.  Le  com- 
merce avait  perdu  toute  sécurité. 

«  Nous  allons  enfin  avoir  la  guerre  !  »  s'écriait  le  seigneur 
d'Hautefort,  l'ami  des  princes  anglais  ;  et  il  ne  se  réjouit  pas 
seulement  de  ce  que  cette  guerre  profitera  peut-être  à  l'indé- 
pendance vis-à-vis  de  l'Angleterre  ou  à  la  cause  du  prince  pour 
lequel  il  va  prendre  les  armes;  il  a  encore  un  espoir  moins 
noble,  qu'avaient  comme  lui  tous  ces  barons  guerriers  :  l'espoir 
d'un  riche  butin. 

Cet  état  de  choses  alla  croissant  pendant  la  guerre  de 
Cent  ans. 

Il  s'était  formé  des  bandes  de  routiers,  coureurs  d'aventures, 
sous  les  ordres  de  bâtards  de  grands  seigneurs  ou  de  chevaliers 
sans  patrimoine,  qui  battaient  les  chemins,  et  dont  le  drapeau 
anglais  ou  français,  souvent  changé  l'un  pour  l'autre,  n'était 
qu'un  prétexte  au  pillage.  Perducat  d'Albret,  le  bâtard  de 
Lesparre,  le  bâtard  anglais  et  le  bourg  de  Caupène  son  frère, 
le  bourg  de  Périgord,  le  Bascot  de  Mauléon,  Olim  Barbe,  et 
bien  d'autres,  commandaient  ces  bandes. 

Les  grandes  compagnies  françaises  de  Duguesclin  n'étaient 
d'ailleurs  pas  autrement  formées. 

Les  barons  et  les  chevaliers  du  Bordelais,  plus  disciplinés 
peut-être,  n'étaient  pas  moins  avides  d'argent  que  de  gloire. 
Ils  s'attribuaient  la  prise  du  roi  Jean  à  la  bataille  de  Poitiers, 

(1)  Raynouard.  Poésies  orig.  des  troubadours,  t.  IV,  p.  177. 

(2)  Rabanis.  Florimond  de  Lesparre. 


—  146  — 

et  ils  n'avaient  consenti  à  ce  que  le  prince  Noir  l'envoyât  en 
Angleterre  que  contre  paiement  d'une  somme  de  cent  mille  florins 
d'or,  «  car  Gascons  sont  moult  convoiteux  »,  a  dit  Froissard. 
C'est  pour  le  butin  qu'ils  avaient  fait  la  campagne  d'Espagne 
pour  don  Pedro  le  Cruel  ;  et  ils  reprochèrent  amèrement  au 
prince  de  Galles  de  les  avoir  engagés  dans  une  guerre  pour  un 
roi  qui  n'avait  pas  payé  les  sommes  qu'il  avait  promises.  Ils  se 
dédommagèrent  ailleurs. 

Le  sire  de  Lesparre  Florimond,  le  captai  de  Buch  Jean  de 
Grailly,  le  sire  d'Albret,  celui  de  Castillon,  le  baron  de  Blan- 
quefort  Gaillard  de  Durfort,  et  tous  les  seigneurs  du  Bordelais, 
avaient  suivi  le  comte  de  Derby  en  Poitou,  et  s'étaient  gorgés 
de  butin.  Plus  tard,  sous  les  ordres  du  prince  de  Galles,  ils 
s'avancèrent  dans  le  Midi  jusque  sur  les  bords  de  la  Médi- 
terranée, et  pillèrent  «  ce  gras  pays  de  Narbonne  ».  «  Ils  ne 
»  faisaient  compte  de  draps,  fors  d'or,  d'argent  et  de  pennes 
»  (velours)  (1).  » 

Froissard  est  le  grand  historien  de  cette  époque.  Il  nous 
a  raconté  les  faits  et  gestes  de  quelques-uns  de  ces  hardis 
aventuriers. 

Quels  étaient  ceux  qui  supportaient  ces  pillages  ?  C'étaient 
certainement  ces  bourgeois  et  marchands  dont  les  mules  et  les 
marchandises  étaient  la  proie  des  routiers.  Nous  parlerons  de 
ces  bourgeois  et  de  ces  marchands  quand  nous  les  visiterons 
dans  la  ville  ;  mais  c'étaient  surtout  les  paysans,  les  habitants 
de  la  campagne,  obligés  de  fournir  tout  ce  qu'ils  avaient,  le 
pain,  la  viande,  le  vin,  les  fourrages. 

Étudions  un  moment  la  situation  des  travailleurs  des  champs, 
les  vilains  et  les  serfs. 

Les  bourgeois  des  petites  villes,  pour  la  plupart  serfs  d'origine, 
les  vilains  affranchis  du  servage  et  de  la  questalité,  étaient 
régis  par  leur  charte  d'affranchissement. 

Ces  affranchissements,  dus  aux  rois  et  aux  seigneurs  dans 
leurs  domaines  respectifs,  ne  stipulaient  pas  toujours,  pour  ces 
questaux  ou  pour  ces  petits  bourgeois  d'origine  récente,  un 
affranchissement  complet,  et  souvent  la  charte  ne  donnait  qu'une 
liberté  limitée,  et  le  seigneur  n'entendait  accorder  que  des 
droits  individuels  ;  il  se  refusait  à  leur  permettre  la  vie  collective 

(1)  Froissard.  Chroniq.,  t.  II.  p.  347. 


-  147  — 

et  leur  interdisait  de  se  constituer  en  commune.  C'est  ainsi  que 
les  habitants  de  Lesparre  furent  affranchis  de  questalité  en  1205 
par  leur  seigneur  Sénebrun  ;  mais  à  la  condition  qu'ils  ne 
pourraient  pas  se  constituer  en  communauté,  et  n'auraient  pas 
le  droit  d'avoir  le  sceau,  symbole  de  cette  communauté  : 
«  Ne  ferran  entre  ets  establimen  ;  ne  ferran  saget  ne 
»  communia  (1).  » 

Il  nous  est  resté  de  nombreux  documents  de  ces  affranchis- 
sements faits  habituellement  à  la  condition  de  payer  au  seigneur 
une  somme  fixe  ou  une  redevance  annuelle  en  nature  ou  en 
argent.  Le  xme  et  le  xive  siècle  virent  se  multiplier  ces  affran- 
chissements qui  avaient  lieu  d'ailleurs  par  paroisses  ou  par 
villages,  le  plus  souvent  par  familles,  et  même  par  individu. 
La  tradition  romaine  était  encore  si  vivante  dans  tous  les  esprits, 
dans  les  campagnes  comme  dans  les  villes,  que  la  formule  par 
laquelle  le  seigneur  conféraitau  serf  l'ingénuité  déclarait  celui- 
ci  libre  comme  du  temps  des  Romains. 

Et  cette  tradition  dura  longtemps.  Nous  la  trouvons  encore 
subsistant  au  xve  siècle.  Le  19  mars  1425,  noble  dame  Yzabeau 
de  Saint-Symphorien,  dame  de  Landiras  et  de  Bessan,  déclare 
affranchir  de  questalité  Arnaud  Bernard  et  Jean  Bernard,  père 
et  fils,  moyennant  la  somme  de  60  guiennois  d'or,  et  déclare  que 
eux  et  leurs  héritiers  seront  francs,  libres  et  citoyens  romains, 
«  segun  lo  usât  g  e  et  la  costuma  de  la  ciutat  de  Roma  »  . 

Qu'étaient  ces  hommes  questaux  qui  achetaient  ainsi  leur 
liberté  ? 

C'étaient  les  représentants  ou  les  descendants  des  anciens 
coloni  de  l'époque  romaine,  dont  la  condition  était  réglée  par 
la  loi  De  colonis  et  censitis,  lib.  II,  c.  Comme  l'esclave  antique, 
ils  étaient  attachés  au  sol  du  domaine,  adscripti  glebœ,  et  la 
loi  féodale  les  considérait  comme  bêtes  en  grange,  ou  oiseaux 
en  cage.  Ils  étaient  transmis  à  l'acheteur  par  le  vendeur  à  titre 
d'immeubles  par  destination,  comme  les  bestiaux  qui  cultivaient 
les  champs  avec  eux.  Ils  ne  pouvaient  abandonner  le  sol  auquel 
ils  étaient  attachés,  et  le  seigneur  avait  contre  eux  le  droit  do 
suite  par  application  de  la  loi  romaine  (2). 

(1)  Rabanis.  Florim.  de  Lesparre. 

(2)  Liv.  I.  Code  De  servis  fugitivis.  —  Commentaires  sur  les  Coutumes  de  la 
ville  de  Bordeaux.  Pierre  Dupin  sur  Automne.  Bordeaux,  1737,  in-f°,  p.  487. 


—  148  — 

Ils  n'avaient  aucun  droit.  Mais  en  fait  ils  détenaient  la  terre 
qu'ils  cultivaient,  et  le  seigneur  tenait  pour  plus  avantageux 
pour  lui  de  la  leur  laisser  cultiver  en  leur  imposant  des  rede- 
vances en  nature  et  des  redevances  en  argent.  Ces  redevances, 
dans  le  principe,  étaient  arbitraires  et  variaient  avec  le  caprice 
du  maître.  Le  questal  était  taillable  et  corvéable  à  merci. 

Mais  le  droit  romain  qui  régissait  la  Guienne  avait  pour 
règle  que  toute  obligation  devait  se  prouver;  il  n'admettait  pas 
la  règle  du  droit  coutumier  de  certaines  contrées  :  nulle  terre 
sans  seigneur,  mais  celle  de  nul  seigneur  sans  titre;  ce  qui 
allait  apporter  un  adoucissement  notable  à  la  condition  des 
questaux  en  Guienne.  Ils  étaient  nombreux;  les  seigneurs  de 
Blanquefort,  de  Castelnau,  de  Lesparre,  de  Buch,  de  Benauges 
et  autres  avaient  un  grand  nombre  de  questaux.  La  coutume  de 
Bordeaux  constate,  article  xcvn,  que  «  les  seigneurs  jouiront 
»  sur  leurs  questaux  de  tels  droits  qu'ils  ont  accoutumé  et 
»  qu'est  contenu  en  leurs  instruments  ». 

Vers  le  milieu  du  xive  siècle,  presque  tous  les  questaux  de 
Guienne  reçurent  des  chartes  d'affranchissement.  Le  seigneur 
Florimond  de  Lesparre  dès  1344  affranchissait  moyennant 
3  sols  de  cens  par  feu  et  diverses  redevances  et  prestations  en 
nature  les  habitants  de  divers  bourgs  et  villages  de  la  sirie. 
Ses  successeurs  suivaient  son  exemple.  En  1439,  le  roi  d'Angle- 
terre, sire  de  Lesparre,  affranchissait  les  derniers  questaux, 
ceux  de  Carcans,  moyennant  quatre  manœuvres  par  an  pour 
chaque  habitant,  et  les  droits  d'agrière  sur  les  blés,  les  vins,  et 
autres  récoltes.  Ces  affranchissements  furent  consacrés  après 
la  conquête  française  par  Amanieu  d'Albret,  comte  d'Orval, 
auquel  le  roi  de  France  avait  concédé  la  sirie  (1). 

Le  même  mouvement  d'affranchissement  avait  lieu  dans  les 
autres  seigneuries  du  Bordelais,  et  dans  les  domaines  des 
abbayes  et  des  chapitres.  Le  chapitre  de  Saint-André  possédait 
à  Blanquefort  des  hommes  questaux  et  taillables  annuellement 
à  la  volonté  du  chapitre.  Ces  hommes  ayant  refusé  de  payer 
en  1338,  leur  église  et  chapelle  de  Brilhan  furent  mises  en 
interdit.  Par  sentence  de  l'official  ils  furent  déclarés  questaux, 
et  le  14  octobre  1349,  les  hommes  de  Brilhan  reconnurent  et 
confessèrent  que  eux  et  leurs  pères  avaient  été  de  tout  temps  et 

(1)  Arch.  de  la  Gironde.  Titres  de  la  sirie  de  Lesparre. 


—  149  — 

que  leurs  hoirs  et  successeurs  devaient  être  questaux  du  véné- 
rable chapitre  de  Bourdeaulx  pour  faire  la  queste  et  taille  à  la 
volonté  cludit  chapitre;  ils  promirent  en  outre  de  faire  par 
chacun  an  et  à  perpétuité  trois  manœuvres  avec  bœufs,  bras  et 
leur  propre  corps,  de  payer  les  questes  et  tailles,  debvoirs  et 
servitudes;  d'être  humbles,  obéissants  et  fidèles,  et  rendre 
honneur,  amour  et  obéissance  au  chapitre;  et  ont  promis  lesdits 
hommes  questaux  de  demeurer  perpétuellement  au  lieu  de 
questalité,  et  de  ne  partir  point  sans  la  volonté  du  chapitre;  et 
que  s'ils  en  partaient  ont  voulu  être  tirés  par  le  chapitre  du 
lieu  où  ils  se  seraient  transportés  (1). 

En  1365,  nouvelle  transaction  par  laquelle  les  hommes  de 
Brilhan  s'engagèrent  à  payer  5  sous  d'exporle  à  muance  de 
doyen  de  ladite  église,  et  33  livres  bourdeloises  de  rentes  à  la 
fête  de  Saint-André  chaque  année  (2). 

L'obligation  personnelle,  qui  constituait  la  servitude,  n'exis- 
tait que  dans  l'interdiction  de  quitter  la  terre;  mais  cette 
prohibition  fut  remplacée  clans  de  nombreux  contrats  d'affran- 
chissement par  une  clause  de  dommages-intérêts  dont  le  chiffre 
fut  fixé. 

Le  fugitif  trouvait  souvent  une  protection  puissante,  celle  du 
roi,  ou  celle  de  la  commune  de  Bordeaux.  Par  une  charte  du 
30  avril  1206,  le  roi  Jean-sans-Terre  avait  ordonné  que  tout 
serf  étranger  serait  franc  après  un  séjour  d'un  mois  à  Bordeaux 
sans  avoir  été  inquiété  (3).  Le  serf,  devenu  bourgeois  du  roi  ou 
bourgeois  de  Bordeaux,  pouvait  quelquefois  devenir  le  fonda- 
teur d'une  famille  d'abord  enrichie  par  le  commerce,  plus  tard 
puissante  par  ses  fonctions  et  ses  alliances,  se  décorant  des 
plus  beaux  titres  de  noblesse  et  parvenant  même  à  l'illus- 
tration par  la  gloire  d'un  de  ses  membres. 

L'histoire  de  Bordeaux  pourrait  nous  en  offrir  quelques 
exemples. 

Nous  en  citerons  un  seul,  celui  de  Michel  Eyquem  de  Mon- 
taigne, dont  les  aïeux  se  trouvaient  parmi  les  serfs  de  Brilhan 
dont  nous  venons  de  parler  (4). 

(1)  Arch.  de  la  Gironde.  G,  Chap.  Saint-André,  p.  380,  390  et  400. 

(2)  Arch.  de  la  Gironde.  G,  Chap.  Saint-André,  p.  40. 

(3)  Livre  des  Bouillons,  p.  240. 

(4)  Théophile  Malvezin.  Montaigne,  son  origine,  sa  famille. 


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La  condition  de  ces  serfs  n'était  pas  d'ailleurs  aussi 
misérable  que  l'ignorance  d'un  grand  nombre  de  personnes  se 
plaît  à  le  dire.  Le  serf  détenait  la  terre,  et  la  cultivait;  il 
n'avait  pas  eu  à  l'acheter;  il  payait  une  sorte  de  fermage  en 
nature;  les  journées  de  corvée  existent  encore  :  ce  sont  nos 
prestations  pour  les  routes.  S'il  ne  pouvait  quitter  le  champ, 
on  ne  pouvait  l'en  chasser.  S'il  était  taillable  à  merci,  c'est-à- 
dire  suivant  le  bon  plaisir  du  seigneur,  en  est-il  bien  autrement 
du  paysan  contribuable  de  nos  jours  ?  Il  avait  même  des 
garanties  contre  l'arbitraire  que  nous  n'avons  pas;  ainsi  un 
acte  de  Pierre  Dupuy,  notaire  royal,  daté  du  15  novembre  1330, 
entre  les  seigneurs  de  la  baronnie  de  Castelnau,  messires 
Jean  de  Grély,  captai  deBuch,  et  Pons  deCastillon,  d'une  part, 
et  les  habitants  de  l'autre,  stipule  que  aucun  des  habitants  ne 
pourra  être  arrêté  et  mis  en  prison  lorsqu'il  donnera  caution 
de  se  présenter  devant  la  justice,  et  qu'on  ne  pourra  pas  exiger 
plus  de  12  deniers  de  caution  (1). 

Ce  qui  constate  d'ailleurs  que  la  condition  du  serf  était 
supportable,  c'est  que  souvent  le  serf  se  refusait  à  la  liberté 
offerte,  et  même  que  souvent  aussi  l'homme  libre  devenait  serf 
volontairement. 

L'amour  de  la  liberté  naît  du  sentiment  de  la  force  et  de  la 
dignité  qu'engendre  un  certain  degré  de  savoir  et  de  richesse. 
Aussi  voyons-nous,  à  l'époque  qui  nous  occupe,  des  habitants 
des  campagnes  se  refuser  à  la  liberté,  tandis  que  les  habitants 
des  villes  la  revendiquaient,  même  à  l'aide  des  dernières 
violences.  Lorsque  les  rois  Louis  X  et  Philippe  V  voulurent 
affranchir  les  serfs  en  1315  et  1316,  ils  publièrent  que  dans  le 
royaume  des  Francs,  afin  que  la  réalité  des  choses  fût  accor- 
dante au  nom,  ils  donneraient  la  liberté  à  tous  les  serfs  qui  la 
requéreraient.  Ceux-ci  se  montrèrent  non  seulement  indifférents, 
mais  opposés  à  cette  mesure  (2).  On  vit  même  des  serfs  plaider 
pour  repousser  la  liberté  qu'on  leur  offrait.  Les  serfs  de  Pont- 
de-Vaux  obtinrent  gain  de  cause  au  xive  siècle  contre  leur 
seigneur  qui  voulait  les  affranchir  (3). 

(1)  Archives  de  la  Gironde.  Inventaire  de  Puy-Paulin. 

^2)  Spicilège  de  d'Achéry,  t.  III,  p.  707.  —  Ordonn.  des  Rois  de  France, 
t.  I,  p.  585. 
(3)  Michaux.  Hist.  des  Croisad.,  t.  VI,  p.  319. 


—  151  — 

Souvent  aussi,  avons-nous  dit,  des  hommes  libres  demandaient 
eux-mêmes  la  servitude. 

Il  existait  dans  la  population  des  campagnes  une  certaine 
quantité  d'hommes  libres  cultivant  des  terres  qui  ne  leur 
appartenaient  pas;  d'autres  qui  n'étaient  ni  tout  à  l'ait  libres, 
ni  tout  à  fait  esclaves,  et  qui  étaient  désignés  sous  une  foule 
de  noms  différents  :  coloni,  accolœ,  trïbutarii,  vilani.  Ces 
hommes,  sans  appui  contre  les  forts,  préféraient  souvent  à  une 
liberté  douteuse,  et  qui  les  laissait  en  proie  à  toutes  les  vexations 
et  à  toutes  les  misères,  une  servitude  qui  leur  donnait  une 
certaine  sécurité.  On  les  voyait  se  rendre  au  monastère  voisin 
solliciter  la  faveur  d'être  serf  de  Jésus-Christ,  en  passant  autour 
de  leur  cou  la  corde  de  la  campana,  de  la  cloche  du  couvent. 

Voyez,  au  contraire,  ce  qui  se  passe  dans  les  communes 
riches  et  indépendantes  où  des  serfs  sont  venus  se  réfugier  et 
où,  bientôt  confondus  avec  les  bourgeois,  devenus  bourgeois,  ils 
ont  pris  les  mœurs  et  les  idées  des  hommes  libres.  Lorsque  le 
comte  de  Flandre,  Charles  le  Bon,  voulut  réclamer,  comme  lui 
appartenant,  ceux  de  ses  serfs  qui,  fuyant  la  servitude,  s'étaient 
mêlés  à  la  bourgeoisie  de  Bruges,  il  jeta  l'émotion  dans  tout 
le  pays,  et  l'un  de  ces  serfs,  devenu  prévôt  de  Bruges,  tua  le 
comte  dans  la  cathédrale,  en  présence  de  tout  le  peuple. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  devons  noter  qu'il  existait  dans  le 
Bordelais  une  classe  fort  nombreuse  de  propriétaires  ruraux 
qui  se  donnaient  eux-mêmes  le  titre  de  :  hommes  francs,  hommes 
libres,  et  hommes  libres  du  roi.  Tels  étaient  les  hommes  de 
l'Entre-deux-Mers,  de  Barsac,  de  La  Réole,  de  Bazas  et  d'autres 
parties  du  Bordelais.  Dans  les  procès-verbaux  des  hommages 
réclamés  par  les  rois  d'Angleterre,  ces  hommes  déclarent 
qu'ils  sont  libres  de  tout  temps,  même  de  celui  des  Sarrasins; 
qu'ils  ne  tiennent  du  roi  que  la  jouissance  des  eaux,  bois  et 
chemins  royaux,  pour  lesquels  ils  lui  doivent  une  légère  rede- 
vance ainsi  que  le  service  militaire.  Ce  ne  sont  pas  des  serfs 
affranchis,  mais,  dit  M.  J.  Delpit,  un  reste  de  l'ancienne  popu- 
lation romaine  qui  s'était  maintenue  libre  dans  les  campagnes 
comme  dans  les  cités  (1). 

Indiquons  en  quelques  lignes  le  genre  de  vie  de  ces  habitants 
de  la  campagne. 

(I)  J.  Delpit.  Notice  s.  un  ms.  de  la  bibl.  de  Wolfenbuttel,  p.  55. 


—  152  — 

Des  miniatures  du  xive  siècle  nous  représentent  les  maisons 
des  paysans.  Elles  étaient  construites,  suivant  les  localités  et 
les  ressources  du  propriétaire,  avec  des  pans  de  bois,  des 
torchis,  des  cailloux,  du  sable,  des  moellons;  couvertes  de 
chaumes  de  paille  de  seigle,  ou  de  roseaux.  Les  tuiles  étaient 
rares;  l'usage  de  la  brique  et  de  la  pierre,  abondante  cependant 
dans  le  pays,  était  réservé  aux  églises,  aux  châteaux  et  aux 
maisons  des  villes.  La  demeure  des  paysans  n'avait  qu'un 
rez-de-chaussée . 

Le  sol  de  ces  maisons  était  le  terrain  lui-même,  parfois 
recouvert  de  paillages.  Peu  de  fenêtres,  la  chambre  à  peu 
près  unique  prenait  le  plus  souvent  jour  par  la  porte.  Pas 
de  vitres,  alors  inconnues.  Il  n'existait  pas  de  cheminée,  et 
le  foyer  était  formé  par  une  pierre.  Le  soir,  l'éclairage  était 
fourni  par  la  torche  fumeuse  de  résine.  Le  mobilier  était  à 
l'avenant.  Peu  d'ustensiles  de  cuisine  :  un  bahut,  une  table,  un 
chaudron,  une  poêle;  un  lit  informe,  quelquefois  seulement  de 
la  paille,  tel  était  le  coucher  de  la  famille 

Les  vêtements  du  laboureur  et  du  campagnard  étaient  formés 
par  le  drap  grossier,  rarement  teint,  fourni  par  la  laine  brute 
du  mouton  des  Landes,  filée  par  les  femmes  aux  veillées 
d'hiver,  et  tissée  par  le  tisserand  du  village  ou  drapée  par  le 
foulon  des  petites  fabriques  locales.  Souvent  le  surtout  était  fait 
de  peaux  de  bique  ou  de  mouton.  Les  étoffes  de  chanvre  et  de 
lin,  alors  d'un  très  haut  prix,  n'étaient  pas  à  l'usage  du  menu 
peuple.  Les  paysans  étaient  coiffés  du  béret  basque  ou  de 
chapeaux  de  paille  qu'ils  fabriquaient  eux-mêmes.  «Les  menues 
»  gens  de  la  Guienne,  dit  une  relation  du  xve  siècle,  attribuée 
»  à  Berry,  premier  héraut  d'armes  de  Charles  VII,  portaient  des 
y>  souliers  de  bois,  ou  de  cuir  à  tout  le  poil,  par  pauvreté.  » 
Ajoutons  qu'ils  ne  portaient  ces  sabots  que  les  jours  de  fête, 
et  qu'habituellement  ils  marchaient  pieds  nus. 

La  nourriture  des  paysans  était  assez  variée  ;  ils  récoltaient 
le  froment,  le  seigle,  l'avoine,  le  mil  ;  mais  ils  ne  mangeaient 
guère  que  le  seigle.  Il  fallait  porter  le  blé  et  le  seigle  à  moudre 
au  moulin  du  seigneur,  et  porter  la  farine  pour  faire  le  pain 
au  four  du  seigneur. 

Les  brebis,  les  vaches  et  les  chèvres,  celles-ci  très  abondantes, 
fournissaient  leur  lait,  leur  fromage  et  leur  viande;  on  élevait 
des  poules  et  des  porcs. 


-  153  — 

Les  poissons  des  rivières  et  des  étangs,  le  gibier  des  forêts, 
apportaient  un  surcroît  à  l'alimentation  habituelle. 

Souvent  les  céréales  manquaient,  et  la  famine  arrivait, 
décimant  les  populations.  L'histoire  de  ces  famines  revient 
fréquemment.  On  en  compte  vingt-six  dans  le  xie  siècle. 
Presque  aussi  fréquentes  sont  les  épidémies. 

Quant  à  l'industrie  dans  les  campagnes,  elle  était  très  peu 
importante.  Quelques  fabriques  de  drap  travaillant  la  laine 
grossière  du  mouton  des  Landes  ;  des  tisserands  tissant  le 
chanvre  que  filent  les  femmes  à  la  veillée  ou  en  gardant  les 
moutons  ;  des  tanneurs  et  des  mégissiers  pour  les  cuirs  et  les 
peaux  ;  certaines  petites  usines  pour  les  fers  ;  des  tuileries,  des 
briqueteries,  des  poteries  communes,  voilà  le  modeste  bilan 
industriel,  auquel  il  faut  cependant  ajouter  les  salines  de 
Soulac,  la  résine  et  le  charbon  des  Landes. 

Le  commerce  ne  trouvait  pas  grande  action  dans  la  cam- 
pagne. Il  achetait  les  blés,  les  sels  et  les  vins,  mais  il  ne  vendait 
qu'en  petite  quantité  des  objets  fabriqués.  Chaque  grande 
baronnie,  chaque  domaine  important  essayait  de  se  suffire  à 
lui-même  ;  le  paysan  produisait  ses  vivres,  ses  vêtements,  et 
n'achetait  rien.  Le  seigneur  n'achetait  que  quelques  objets  de 
luxe,  les  armes,  les  chevaux,  les  pierres  précieuses,  les  tapis- 
series, les  belles  étoffes,  l'orfèvrerie;  mais  ils  lui  étaient  fournis 
par  les  marchands  de  la  ville. 


|   2.     LA   VILLE. 

Nous  avons,  à  vol  d'oiseau,  vu  la  campagne  et  ses  habitants  ; 
entrons  maintenant  dans  la  cité. 

Nous  y  arrivons  avec  la  marée  qui  pousse  notre  barque,  ou 
anguile;  nous  venons  de  passer  devant  les  collines  de  Lormont 
et  du  Cypressat;  nous  avons  suivi  la  rive  gauche  de  la 
Garonne,  laissant  à  l'est  un  bras  du  fleuve  qui,  bordant  les 
coteaux,  les  sépare  des  terrains  bas  formant  au  devant  de 
Bordeaux  l'île  de  Malhorgas  ou  de  Matorgue.  Sur  la  rive 
gauche,  avant  la  ville,  le  notaire  Pierre  -de  Madéran  a  fait 
élever  une  chapelle  pour  les  religieux  des  Chartreux. 

La  Garonne  baigne  le  pied  des  remparts  garnis  de  tours. 
Nous  longeons  les  murailles,  laissant  à  notre  droite  l'estey  des 


—  154  — 

Anguiles,  à  l'embouchure  du  ruisseau  la  Devise,  et  nous 
arrivons  à  l'estey  du  Peugue  où  la  hauteur  des  eaux  va  favoriser 
notre  débarquement.  Nous  voyons  à  l'ancre  de  nombreux  navires 
venus  des  divers  ports  d'Angleterre,  d'Ecosse,.  d'Irlande,  des 
villes  hanséatiques,  du  Nord,  de  Flandre,  de  Normandie,  de 
Bretagne,  du  Poitou;  des  anguiles  de  Saintonge,  de  Blaye  et 
du  Médoc  se  mêlent  aux  navires  de  Bayonne  et  d'Espagne. 
Nous  sommes  au  mois  d'octobre,  la  récolte  en  vins  a  été  abon- 
dante; les  affaires  de  la  foire  franche  ont  été  actives;  les 
navires  se  sont  empressés  de  décharger  les  bois,  les  laines,  les 
draps,  les  toiles,  les  seigles,  les  avoines,  l'étain,  les  fers,  les 
cuirs  et  les  peaux,  les  poissons  salés,  les  fromages;  ils  chargent 
activement  les  sels,  les  blés,  le  pastel  et  surtout  les  vins. 

Nous  jetons  la  planche  de  bord  à  terre,  et  nous  déposons  nos 
marchandises  sur  le  quai,  en  face  des  chais  qui  communiquent 
avec  la  rue  de  la  Rousselle,  l'entrepôt  le  plus  actif  du  commerce. 

A  notre  gauche,  sur  une  large  place  plantée  d'arbres,  voici 
l'assemblage  imposant  des  tours  rondes  et  de  la  grande  tour  carrée 
du  palais  de  l'Ombrière,  bâti,  dit-on,  par  le  roi  wisigoth  Euric. 
C'est  l'antique  demeure  fortifiée  des  anciens  ducs  et  des  rois  d'An- 
gleterre; c'est  le  siège  du  pouvoir  ducal.  Le  Peugue,  qui  a  pris 
son  nom  de  pelagos,  la  mer,  forme  au  sud  le  fossé  de  défense 
du  palais,  comme  il  formait  autrefois  la  limite  sud  de  la  ville. 

Mais  depuis  longtemps  l'ancienne  enceinte  de  la  ville,  for- 
tifiée par  les  Romains,  est  devenue  insuffisante;  une  première 
fois,  à  la  fin  du  xne  siècle,  de  nouvelles  murailles  se  sont  élevées 
au  sud  des  premières,  pour  englober  un  faubourg  considérable 
qui  s'était  insensiblement  formé.  Cette  seconde  clôture,  partant 
du  ruisseau  du  Peugue  et  allant  vers  le  sud,  remontait  à  l'ouest 
jusqu'auprès  de  l'église  Saint-André,  la  cathédrale,  suivant  la 
voie  qui  s'est  appelée  depuis  le  cours  des  Fossés.  Une  centaine 
d'années  plus  tard,  la  ville  s'étendant  encore  en  dehors  de  son 
enceinte,  et  élargissant  peu  à  peu  ses  nouveaux  faubourgs, 
dans  lesquels  se  trouvaient  placés  les  couvents  et  les  monas- 
tères, on  dut  construire  de  nouvelles  murailles  pour  les 
englober  au  nord  et  au  sud. 

Sur  les  fossés,  laissant  à  notre  gauche  le  clocher  neuf  de 
l'église  dédiée  à  saint  Michel,  nous  voyons  s'élever,  touchant 
l'église  Saint-Éloi,  l'hôtel  de  ville,  siège  de  la  municipalité 
bordelaise.  C'est  laque  s'exercent  les  pouvoirs  et  la  juridiction 


-  155  - 

du  maire  et  de  la  jurade.  Les  six  tours  de  la  maison  de  ville 
protègent  la  porte  Saint-Éloi.  Elles  sont  surmontées  du  léopard 
d'or  du  duché  de  Guienne.  C'est  ce  léopard  passant  d'or  que 
Richard  Cœur-de-Lion  réunit  aux  deux  léopards  de  Normandie 
pour  en  former  sa  bannière  aux  trois  léopards,  qui  est  entrée 
dans  les  armes  d'Angleterre,  rappelant  celles  des  deux  pro- 
vinces qui  devaient  plus  tard  devenir  françaises. 

Dans  le  blason  de  la  ville  sont  peints,  sur  champ  de  gueules, 
le  château  surmonté  du  léopard  d'or,  les  tours  et  la  cloche  des 
assemblées,  les  ondes  du  fleuve,  au  milieu  desquelles  brille  le 
croissant  lunaire. 

Plus  au  loin,  à  l'extrémité  sud-ouest  de  la  ville,  nous  remar- 
quons les  flèches  jumelles  de  Saint- André,  attendant  en  vain 
leurs  deux  sœurs;  mais  un  nouveau  clocher  s'élève,  bâti  par 
Pey  Berlan,  le  populaire  archevêque.  De  là,  remontant  au  nord, 
nous  laissons  à  gauche  les  ruines  du  palais  Gallien,  au  milieu 
des  vignes;  nous  dirigeant  ensuite  à  l'est,  nous  arrivons  au 
fleuve,  après  avoir  rencontré  le  château  de  Puy-Paulin,  appar- 
tenant aux  Grailly,  les  successeurs  de  Pierre  de  Bordeaux  et  de 
saint  Paulin,  et  le  temple  romain  des  Piliers  de  Tutelle.  Partout 
la  ville  est  entourée  de  murailles  reliées  par  des  tours. 

Nous  n'avons  pas  le  temps  d'étudier  l'architectuie  de  ces 
édifices  publics,  de  ces  églises  romanes  ou  ogivales,  du  palais 
de  l'Ombrière,  de  l'hôtel  de  ville,  pas  plus  que  des  hôtels  des 
seigneurs  situés  dans  la  ville;  ceux  des  seigneurs  de  Lesparre, 
de  Duras,  de  Grailly,  de  Ségur,  de  Bourg,  de  Vertheuil,  de 
Budos,  de  Canteloup,  d'Arsac,  de  Pommiers,  de  Lalande  ;  ni 
ceux  de  ces  puissants  bourgeois  traitant  de  pair  avec  les  plus 
hauts  barons,  les  Vigier,  les  Solers,  les  Monadey,  les  Lambert, 
les  Cailleau,  les  Andron,  et  bien  d'autres.  Nous  nous  occupons 
surtout  des  commerçants  et  du  quartier  qu'ils  habitent  :  de  la 
rue  de  la  Rousselle  et  de  ses  environs. 

«  Tout  ce  que  les  constructeurs  de  moyen  âge,  dit  M.  Léo 
»  Drouyn  (1),  avaient  de  plus  brillant,  de  plus  varié  dans  leur 
»  imagination  avait  été  semé  à  foison  dans  cette  partie  de 
»  Bordeaux.  Si  nous  entrons  dans  les  rues,  nous  apercevons 
»  un  mélange  bizarre  mais  harmonieux  de  maisons  de  pierre 
»  droites,  d'aplomb,  et  de  maisons  de  bois,  coquettes  et  légères, 

(<1)  Arch.  municip.  de  Bordeaux.  —  Léo  Drouyn.  Bordeaux  vers  1450. 


—  156  — 

»  s'avançant  sur  la  rue  d'étage  en  étage,  masquant  bien  des 
»  fois  la  vue  du  ciel  par  une  galerie  ou  un  pont  en  bois  jetés 
»  d'une  fenêtre  à  l'autre;  celles  des  angles,  les  cornalières, 
»  qu'elles  soient  en  pierre  ou  en  bois,  ont  presque  toujours  une 
»  tourelle  en  saillie,  ornementée  de  mille  manières,  coiffée 
»  d'une  toiture  aiguë  ou  couronnée  de  mâchicoulis  et  de 
»  créneaux.  Les  maisons  qui  ne  possèdent  pas  de  tourelle  la 
»  remplacent  par  une  niche  richement  sculptée  et  renfermant  la 
»  statuette  d'un  saint,  et  plus  souvent  celle  de  la  sainte  Vierge.  » 

M.  Léo  Drouyn  décrit  les  ouvertures  et  les  combles  des 
maisons  et  leurs  ornements;  les  ferronneries  des  portes,  les 
sculptures  sur  pierre  et  sur  bois,  les  fenêtres,  les  madriers  et 
le  poitrail  chargés  d'ornements. 

Au  rez-de-chaussée  de  ces  maisons,  à  côté  de  la  porte  d'entrée, 
se  trouve  la  boutique  ou  le  magasin.  Celui-ci  n'a  qu'une  porte, 
et  se  prolonge  en  profondeur;  la  boutique  est  précédée  d'un 
étal  en  bois  ou  en  pierre  et  couverte  par  un  auvent.  Une  potence 
en  fer  forgé,  habilement  travaillée,  supporte  l'enseigne  en  métal 
qui  grince  au  vent,  et  sur  laquelle  est  peint  l'emblème  de  la 
profession  du  marchand. 

Les  marchands  ont  habituellement  leurs  magasins  et  leurs 
boutiques  placés  dans  la  ville  suivant  les  besoins  de  leurs 
affaires,  et  le  plus  souvent  ceux  qui  exercent  le  même  genre  de 
commerce  sont  rapprochés  les  uns  des  autres  dans  le  même 
quartier,  et  quelquefois  dans  la  même  rue.  C'est  ainsi  qu'autour 
du  marché,  dont  les  bancs  sont  chargés  de  viandes  saignantes, 
de  légumes  verts,  de  poissons  frais,  d'œufs  et  de  volailles,  sont 
les  rues  du  Mû,  où  les  bouchers  ont  leurs  abattoirs  ;  les  rues 
des  Herbes,  du  Poisson  Salé,  rues  dans  lesquelles  les  marchandes 
continuent  leurs  étalages.  La  consommation  des  légumes,  des 
œufs,  des  fromages,  des- sardines  et  harengs  est  très  considé- 
rable à  raison  des  nombreux  jours  de  jeûne  et  d'abstinence  de 
viandes  que  prescrit  impérieusement  l'Église  catholique. 

Dirigeons-nous  vers  le  centre  du  grand  commerce  bordelais, 
vers  la  rue  de  la  Rousselle,  tortueuse,  étroite,  mais  parallèle 
au  fleuve,  ayant  la  bordure  de  ses  maisons  ouverte  sur  le  quai, 
situation  commode  pour  la  manutention  des  marchandises.  Là 
se  trouvent  les  magasins  des  grands  négociants;  là  s'emma- 
gasinent les  draps  d'Angleterre  et  de  Flandre,  les  poissons 
salés  et  les  fromages  venus  de  Hollande  et  de  Zélande;  les 


—  157  - 

épiceries,  les  drogueries  venues  de  Narbonne  par  la  Garonne  ; 
les  pastels  de  Toulouse.  A  l'extrémité  se  trouve  le  quartier  des 
Salinières  où  se  fait  le  commerce  des  sels;  et  sur  le  quai,  un 
peu  plus  au  nord,  est  le  centre  du  commerce  des  grains. 

Autour  de  la  rue  de  la  Rousselle  se  placent  la  rue  des 
Argentiers,  celles  des  Drapiers,  des  Bahutiers,  des  Épiciers, 
des  Faures,  des  Allamandiers,  des  Peintres  (deus  Pinhadors), 
de  la  Fusterie,  des  Cordiers. 

Le  soleil  pénètre  peu  dans  ces  rues  mal  alignées,  peu 
éclairées.  Le  sol  est  non  pavé,  souvent  fangeux;  au  milieu  de 
la  rue  un  ruisseau  reçoit  toutes  les  eaux  pluviales,  et  sert  à 
faciliter  le  passage  de  longs  traîneaux  sans  roues,  chargés 
de  ballots  de  marchandises,  de  barriques  do  vin,  tirés  par  de 
grands  bœufs  couleur  froment.  Des- pourceaux,  des  chiens,  des 
volailles  errent  librement  par  la  ville. 

Dès  le  point  du  jour,  des  colporteurs  de  toute  espèce,  des 
petits  marchands  de  tous  métiers  parcourent  les  rues  ;  chacun 
a  son  cri  particulier  pour  annoncer  sa  marchandise  ou  son 
métier.  Au  coin  des  carrefours  s'arrêtent  un  instant  les  garçons 
des  taverniers,  portant  leur  broc  et  leur  gobelet  d'étain.  Ils 
crient  :  Bon  vin  !  Bon  vin  !  Ils  permettent  de  goûter.  A  côté 
d'eux  passent  en  tous  sens  les  fripiers,  les  revendeurs  de  toutes 
sortes,  les  marchands  d'œufs,  de  volailles,  de  légumes,  de 
poissons  frais  et  salés;  tous  les  petits  métiers  sont  représentés, 
jusqu'à  ceux  des  cuisiniers  ambulants  qui  offrent  des  mets  à 
l'ail,  et  des  barbiers-étuvistes  annonçant  l'ouverture  des  bains. 

Le  soir,  lorsque  sonne  l'heure  du  couvre-feu,  nul  ne  doit 
rester  dehors  sous  peine  d'être  puni  par  l'amende.  Les  rues 
sont  fermées  par  des  grilles  ou  par  des  chaînes  de  fer. 


ADMINISTRATION    DE   LA    CITE. 

Nous  connaissons  l'aspect  général  de  la  ville. 

Il  nous  parait  utile,  au  point  de  vue  commercial,  de  con- 
naître comment  cette  ville  était  gouvernée  et  administrée; 
quelles  étaient  les  autorités  qui  réglementaient  le  mouvement 
du  commerce,  les  douanes,  les  impôts,  l'entrée  et  la  sortie  des 
marchandises,  la  police  des  transports,  de  la  navigation,  la 
urirliction  commerciale. 


-  158  — 

Nous  avons  indiqué  les  principaux  caractères  de  l'adminis- 
tration de  la  cité  pendant  la  durée  de  l'Empire  romain.  La 
cité  s'administrait  elle-même  par  un  corps  municipal  élu  en 
dehors  de  l'action  du  gouvernement  central  ;  elle,  n'était  sou- 
mise à  ce  pouvoir  que  pour  les  mesures  d'intérêt  général, 
notamment  pour  ce  qui  regardait  l'impôt,  les  routes  et  le 
service  militaire.  Les  officiers  de  l'Empire,  gouverneurs  ou 
préfets,  n'exerçaient  leurs  fonctions  que  dans  un  cercle  déter- 
miné, laissant  le  conseil  des  curiales  chargé  des  intérêts 
spéciaux  de  la  ville.  On  pourrait  résumer  à  peu  près  cet  ordre 
de  choses  en  disant  que  le  pouvoir  central  s'était  réservé  la 
puissance  politique,  et  que  le  pouvoir  local,  élu  par  les  membres 
de  la  cité,  exerçait  librement  l'action  municipale. 

Quand  les  Barbares  arrivèrent,  ils  ne  changèrent  rien  à  cet 
état  de  choses  qui  les  dispensait  d'une  administration  dont  ils 
n'auraient  su  que  faire,  et  qui  leur  assurait  la  rentrée  de 
l'impôt.  Il  leur  importait  peu  d'ailleurs  que  les  vaincus 
choisissent  eux-mêmes  ceux  qui  répartiraient  entre  eux  et 
qui  recouvreraient  les  redevances,  seul  objet  qui  attirât  leur 
attention. 

Cette  situation  n'était  pas  d'ailleurs  particulière  à  Bordeaux 
seulement. 

Les  grandes  villes  du  midi  des  Gaules,  celles  de  la  Provence, 
du  Languedoc  et  de  l'Aquitaine,  qui  avaient  joui  sous  l'Empire 
romain  du  droit  de  cité,  continuèrent  à  exercer  les  mêmes 
droits,  et  conservèrent  le  même  mode  d'administration  malgré 
les  changements  politiques.  Elles  restèrent  sur  ce  point  indé- 
pendantes des  rois  wisigoths  et  des  rois  franks,  et  ne  cessèrent 
pas  de  s'administrer  elles-mêmes,  sous  leur  ancien  régime 
municipal. 

Bordeaux  conserva  précieusement  ses  anciennes  traditions 
romaines.  Un  grand  nombre  d'autres  villes  se  trouvèrent  dans 
le  même  cas  et  revendiquèrent  hautement  cette  prétention,  qui 
d'ailleurs  ne  paraissait  pas  trouver  de  contradicteurs.  La  fran- 
chise de  liberté  comme  du  temps  des  Romains,  était  la  formule 
et  le  type  d'indépendance  des  communes  au  moyen  âge.  Nous 
avons  dit  que  lorsqu'un  seigneur  affranchissait  un  serf,  il  lui 
donnait  la  liberté  et  les  droits  du  citoyen  romain.  Il  en  était 
de  même  pour  les  villes.  Lorsque,  au  xe  siècle,  l'impératrice 
Adélaïde,  femme  de  l'empereur  Othon  Ier,  voulut  fonder  une 


—  159  — 

ville,  elle  lui  accorda  la  liberté  romaine:  «  Urbem  decrevit  fieri 
sub  romanâ  libertate  (1).  » 

La  ville  de  Londres,  malgré  la  conquête  de  Guillaume, 
manifestait  les  mêmes  prétentions.  Dans  un  recueil  annexé  au 
Liber  Costumarum,run  desCartulaires  conservés  à  Guildhall, 
se  trouve  un  éloge  de  la  ville  de  Londres  écrit  au  xne  siècle 
par  William  Fitz-Stephen ,  ami  du  célèbre  Thomas  Becket, 
archevêque  de  Canterbury,  dans  lequel  il  compare  cette  ville  à 
celle  de  Rome.  Interprète  d'une  tradition  peut-être  confuse,  mais 
qui  a  été  soigneusement  maintenue  par  les  écrivains  anglais, 
il  dit  que  les  vicomtes  et  les  aldermen  sont  les  continuateurs 
des  consuls,  des  sénateurs  et  des  magistrats  romains  (2). 

Aussi  ne  trouve-t-on  pas  de  chartes  de  commune  pour  Londres 
pas  plus  que  pour  Bordeaux;  celles  qu'on  a  pu  trouver  ne  sont 
que  la  confirmation  d'un  état  de  choses  préexistant. 

Ainsi  il  est  reconnu  que  les  chartes  du  13  juillet  1235  et  du 
30  août  1324,  relatives  au  maire  de  Bordeaux,  ne  sont  pas  des 
concessions  primitives,  mais  des  reconnaissances  (3).  Le  savant 
auteur  de  la  préface  du  Livre  des  Privilèges  publié  par  la  Ville, 
dans  son  Essai  sur  l'administration  municipale  de  Bordeaux, 
s'appuyant  sur  un  acte  d'Henri  III,  rapporté  par  Rymer  (4), 
où  ce  prince  parle  des  services  rendus  à  son  père  et  à  lui  par 
le  maire  et  le  commun  conseil  de  Bordeaux,  est  porté  à  attribuer 
à  Jean-sans-Terre  l'établissement  de  la  municipalité,  dont  les 
origines  lui  échappent. 

M.  H.  Barckhausen  reconnaît  encore  que  si  le  Livre  des 
Coutumes  ne  mentionne  pas  de  maire  antérieur  à  1218,  des 
documents  authentiques  permettent  d'affirmer  que  c'est  là  une 
lacune  (5). 

Nous  le  pensons  aussi.  En  effet,  lorsqu'en  1156  le  roi  Henri  II 
se  rendit  à  Bordeaux  avec  la  reine  Aliénor  et  convoqua  pour 
la  prestation  du  serment  de  foi  et  hommage  tous  les  barons  du 
duché  qui  prêtèrent  serment  entre  les  mains  du  chancelier 

(1)  A.  Thierry.  Considérations  sur  l'Hist.  de  France,  c.  v. 

(2)  Delpit.  Collect.  des  monum.  français  qui  se  trouv.  en  Anglet.  Introd., 
p.  lxiii  et  ss.  —  Liber  Costumarum,  fo  4.  —  Stave.  Description  de  Londres. 

(3)  Archiv.  municip.  de  Bord.  Livre  des  Privilèges,  p.  vin.  —  Archiv.  mun.  de 
Bord.  Livre  des  Bouillons,  p.  241 . 

(4)  Rymer.  Fœdera.  24  juillet  1219,  t.  I,  1re  part.,  p.  155. 

(5)  Arch.  municip.  de  Bord.  Livre  des  Privilèges,  p.  vm  et  xv. 


160 

Thomas  Becket,  archevêque  de  Canterbury,  nous  voyons  figurer 
parmi  ces  grands  vassaux,  Amanieu  d'Albret,  Pierre  de  la 
Mothe,  Bozon,  comte  de  Périgord,  et  un  personnage  qui  porte 
le  nom  et  le  titre  de  Pierre,  prévôt  de  Bordeaux.  Or,  à  cette 
époque,  la  fonction  du  maire  existait,  mais  le  nom  de  maire 
n'existait  pas,  ni  à  Londres  ni  à  Bordeaux. 

C'est  pour  cela  que  William  Fitz-Stephen  n'a  pas  parlé  du 
maire  ;  mais,  dit  M.  Delpit,  dans  l'opinion  des  Anglais  du 
xne  siècle,  et  jusqu'à  nos  jours,  on  croyait  que  la  magistrature 
qui  remplissait  les  fonctions  de  la  mairie,  avait  été  elle  aussi 
une  imitation  des  institutions  romaines,  exercée  par  le  magis- 
trat appelé  port-grava  par  les  Anglo-Saxons,  et  même  par  les 
rois  normands,  jusqu'à  ce  que  Richard  Ior  eut  donné  à  ce 
magistrat  le  nom  nouveau  de  maire  (1). 

On  trouve  souvent  dans  les  collections  de  documents  anglais 
(Rymer,  Bréquigny),  ajoute  M.  Delpit,  le  nom  de  prévôt  donné 
à  des  maires.  Il  ne  serait  donc  pas  étonnant  que  Pierre, 
prévôt  de  Bordeaux  en  1156,  eût  été  le  magistrat  remplissant 
les  fonctions  du  maire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  sans  rechercher  à  quelle  époque  le 
maire  a  reçu  ce  nom,  question  très  controversée  (2),  mais  qui 
n'entre  pas  dans  notre  cadre,  nous  constatons  l'existence, 
pendant  toute  la  période  anglaise,  de  l'administration  muni- 
cipale de  Bordeaux,  et  nous  ferons  remarquer  les  points  de 
ressemblance  nombreux  qu'offre  cette  municipalité  bordelaise 
avec  l'antique  municipalité  romaine  et  avec  celles  des  villes 
comme  Londres  et  Toulouse. 

Nous  allons  indiquer  les  principales  relations  de  cette  muni- 
cipalité avec  le  pouvoir  politique  des  ducs  d'Aquitaine,  rois 
d'Angleterre,  et  le  cercle  dans  lequel  se  mouvait  chacune  de 
ces  autorités. 

La  Guienne  n'appartenait  pas  à  l'Angleterre,  et  n'était 
soumise  à  aucun  fonctionnaire  de  ce  royaume.  Elle  formait 
un  duché  indépendant,  soumis  à  ses  ducs  héréditaires,  qui 
se  trouvaient  être  en  même  temps  rois  d'Angleterre.  C'est  une 
situation  analogue  à  celle  qui  exista  plus  tard  quand  les  élec- 
teurs de  Hanovre  devinrent  rois  d'Angleterre. 


(1-2)  Voyez  notamment  Sansas.  Orig.  municip.  de  Bordeaux.  Act.  del'Acad. 
1861,  p.  322.  —  Delpit.  Docum.  français. 


—  161  - 

C'est  une  dynastie  nationale  et  non  étrangère  qui  régnait 
dans  le  duché.  Les  princes  anglais  venaient  souvent  à 
Bordeaux;  plusieurs  y  firent  d'assez  longs  séjours.  Le  prince 
de  Galles  y  tint  une  cour  splendide.  Son  fils  Richard  y  naquit. 

Le  pouvoir  ducal  ne  s'y  faisait  sentir  qu'avec  une  certaine 
modération.  Il  était  légalement  contenu  par  les  privilèges 
conférés  aux  Gascons,  solennellement  reconnus.  Et  si  les  ducs 
manifestent  souvent  l'intention  de  les  méconnaître,  les  Bordelais 
se  sont  toujours  montrés  très  jaloux  de  les  maintenir.  Les  rois 
ne  peuvent  imposer  de  nouvelles  taxes,  sans  avoir  obtenu  le 
consentement  des  trois  états,  du  clergé,  de  la  noblesse  et  des 
bourgeois  des  villes.  Et  lorsque  les  princes  eux-mêmes  veulent 
lever  de  nouveaux  impôts,  comme  fit  le  prince  de  Galles, 
arrive  la  demande  de  répression  formulée  au  suzerain,  au  roi 
de  France,  et  au  besoin  la  rébellion  de  ces  fières  populations, 
avec  lesquelles  il  faut  employer  moins  la  force  que  la  douceur, 
«  car  ainsi  veulent  être  les  Gascons  menés  »,  dit  Froissard. 

Le  pouvoir  du  duc  de  Guienne  était  représenté  par  trois 
grands  officiers  :  le  sénéchal  de  Gascogne,  le  connétable  de 
Bordeaux  et  le  chancelier. 

Au-dessus  d'eux  est  le  gouverneur,  émanation  directe  du 
roi  et  choisi  parmi  les  princes  du  sang  ou  les  plus  grands 
seigneurs. 

Le  sénéchal,  en  l'absence  du  gouverneur,  représente  le  duc 
de  Guienne  clans  les  relations  extérieures  du  duché,  notamment 
avec  le  roi  de  France.  A  l'intérieur  il  administre  ;  il  nomme  à 
un  grand  nombre  de  fonctions,  sauf  à  celles  de  connétable  et 
de  chancelier;  il  commande  les  troupes  ;  il  exerce  les  droits  de 
justice  pour  le  duc  ;  il  a  auprès  de  lui  le  conseil  royal  de 
Gascogne,  recruté  parmi  les  hommes  notables  du  pays. 

Le  connétable  perçoit  les  revenus  du  domaine  et  ceux  des 
douanes  pour  le  roi.  Les  revenus  du  domaine  comprennent  les 
redevances  féodales,  peu  importantes  comme  chiffre  ;  les 
produits  de  monnayage  ;  ceux  de  justice,  amendes,  confis- 
cations, droits  de  greffe,  droits  de  sceaux  ;  les  taxes  sur  les 
produits  du  sol,  sur  les  blés,  les  moulins,  les  fours,  les  sels, 
la  pèche,  les  forêts,  les  pacages,  le  jaugeage  des  navires;  les 
droits  sur  les  marchandises. 

Le  chancelier,  nommé  par  le  roi  sur  l'avis  du  sénéchal, 
du  connétable  et  du  conseil   royal  de  Gascogne,  devait  être 


—  162  — 

«  suffisant  homme  et  saige  en  loi  écrite  ».  C'était  le  gardien 
du  sceau  ducal. 

A  côté  de  ce  pouvoir  ducal,  s'élevait  celui  de  la  ville  et  du 
duché. 

La  cité,  en  prenant  ce  mot  dans  le  sens  antique,  comprenait 
la  contrée  entière.  Elle  constituait  à  proprement  parler  une 
véritable  république  dont  les  rapports  avec  le  pouvoir  des  rois 
d'Angleterre  étaient  déterminés  par  des  coutumes  et  par  des 
chartes  soigneusement  défendues.  En  dehors  des  obligations 
du  vassal  au  suzerain,  on  peut  dire  qu'elle  est  indépendante. 

Elle  élit  elle-même  son  maire  et  ses  jurats  ou  officiers  muni- 
cipaux, tout  au  moins  dans  les  temps  réguliers  ;  elle  prête 
serment  à  l'ouverture  de  chaque  nouveau  règne,  mais  le 
souverain  jure  aussi  de  lui  être  bon  et  secourable  souverain,  et 
de  lui  conserver  ses  privilèges.  Elle  ne  paie  au  duc  de  Guienne 
que  les  redevances  consenties  par  elle  dans  ses  assemblées 
populaires  ou  dans  celles  de  ses  trois  États.  Elle  ne  doit  le 
service  militaire  que  dans  certains  cas  et  dans  des  conditions 
fixées. 

Il  est  intéressant  de  suivre  dans  le  Livre  des  Privilèges,  dans 
celui  des  Bouillons  et  dans  celui  de  la  Jurade,  ainsi  que  dans 
les  documents  historiques  conservés  par  Rymer,  par  les  Rôles 
gascons,  par  J.  Delpit,  et  par  d'autres,  la  vie  active  et  libre  de 
la  cité  de  Bordeaux  pendant  les  trois  siècles  du  règne  des  rois 
d'Angleterre,  ducs  de  Guienne. 

On  voit  le  maire  et  les  j  urats  s'occuper  de  l'appro  visionnemen  t 
de  la  ville  ;  de  la  taxe  des  denrées  ;  des  droits  d'entrée  en  ville  ; 
des  importations  et  exportations  de  marchandises,  vins,  sels, 
blés,  poissons,  résines,  métaux,  draps,  pastels,  merrains  ;  des 
changeurs,  des  courtiers,  des  orfèvres,  des  taverniers,  des 
verriers;  exercer  la  police  sur  les  habitants  et  sur  les  étrangers. 

Ils  ont  de  bien  plus  hautes  attributions  que  nos  conseillers 
municipaux  actuels.  Ils  réunissent  les  trois  États  de  Guienne 
ou  les  assemblées  de  la  ville,  le  Conseil  des  Trente,  celui  des 
Trois  cents,  le  peuple  lui-même,  pour  accorder  ou  refuser  des 
subsides  au  roi. 

Ils  exercent  les  droits  souverains;  ils  décident  et  perçoivent, 
sans  l'intervention  du  roi,  des  impôts  pour  leurs  propres 
besoins;  ils  déclarent  la  guerre  ou  négocient  la  paix;  ils  lèvent 
des  troupes  et  les  commandent;  ils  arment  des   navires  de 


—  163  — 

guerre;  ils  font  des  traités  de  paix  et  de  d'alliance  avec  les 
principaux  seigneurs  de  la  contrée  et  des  contrées  voisines; 
avec  les  sires  de  Lesparre,  d'Albret,  de  Montferrand,  la  dame 
de  Mucidan,  le  maire  et  les  échevins  de  Bayonne,  les  trois 
États  des  Landes,  les  comtes  de  Foix  et  de  Béarn. 

Ils  ont  des  ambassadeurs  auprès  du  roi  d'Angleterre,  des 
relations  suivies  et  des  traités  avec  les  villes  hanséatiques,  avec 
les  villes  de  Londres,  Hull,  Bristol,  Southampton,  comme  aussi 
avec  Bruges  et  les  villes  des  Flandres  ;  ils  ont  formé  avec  les 
villes  de  Guienne,  qui  sont  les  filleules  de  Bordeaux,  une  confé- 
dération que  celle-ci  commande.  Ce  sont  Libourne,  Castillon, 
Saint-Émilion,  Blaye,  Bourg,  Saint-Macaire,  Rions  et  Cadillac. 

Aussi  a-t-on  dit  avec  raison  que  la  Guienne  formait  à  cette 
époque  une  république  autonome  à  peu  près  indépendante,  et 
le  souvenir  de  cette  liberté,  souvent  agitée,  mais  glorieuse, 
est  resté  longtemps  cher  aux  bourgeois  de  Bordeaux.  Bien  des 
fois  ils  la  regrettèrent  quand  la  conquête  française  leur  eut  fait 
perdre  et  leur  influence  politique  au  dehors,  et  la  plupart  de 
leurs  franchises  municipales  au  dedans  (1). 

Il  y  avait  à  Bordeaux  des  bourgeois,  des  habitants  non 
bourgeois  et  des  étrangers.  Il  existait  une  ligne  profonde  de 
démarcation  entre  le  bourgeois  et  le  simple  habitant. 

Il  ne  faut  pas  nous  laisser  tromper  par  des  mots  dont  la 
signification  change  avec  le  temps.  Il  est  certain  que  l'idée  que 
nous  nous  faisons  d'un  bourgeois  dans  nos  temps  modernes, 
est  loin  de  pouvoir  s'appliquer  à  ces  anciens  bourgeois  de 
Bordeaux.  Ceux-ci  étaient  et  se  vantaient  d'être  les  héritiers 
de  l'antique  municipe  romain,  les  successeurs  des  citoyens 
romains  :  ils  avaient  substitué  à  tout  ce  qui  était  renfermé 
dans  le  mot  civis  Romanus,  ce  qu'ils  comprenaient  dans  l'expres- 
sion nouvelle  de  civis  Burdigalensis.  Aussi,  le  20  mars  1273,  les 
jurats  et  les  douze  notables  représentant  la  cité,  répondaient-ils 
au  roi  d'Angleterre,  qui  leur  demandait  de  lui  rendre  hom- 
mage: «  Nos  maisons,  nos  vignes,  nos  terres,  sontallodiales... 
»  Tous  les  hommes  et  toutes  les  terres  sont  libres  de  leur 
»  nature;  toute  servitude  est  usurpée  et  contraire  au  droit 
»  commun  et  ne  peut  être  prescrite  par  possession  :  les  citoyens 
»  de  Bordeaux  ont  toujours  été  libres,  eux  et  leurs  terres.  » 

(1)  Livre  de  la  Jurade.  Introd.,  p.  ix. 


1G4  — 

Et  l'un  de  ces  citoyens,  invité  à  s'expliquer  sur  ce  point, 
n'invoquait  d'autre  argument  que  sa  qualité  de  bourgeois  de 
Bordeaux  :  «  Pro  ut  civis  Burdigalensis  »,  disait  Jean  de 
Lalande  (1),  réponse  à  laquelle  se  réfèrent  les  autres  bour- 
geois (2),  et  qui  fut  renouvelée  le  15  mars  1439  par  un  autre 
Jean  de  Lalande  (3).  La  propriété  allodiale,  le  franc  alleu,  était 
bien  l'ancienne  propriété  romaine,  invoquée  par  les  villes  qui 
avaient  eu  le  droit  de  cité  romaine.  Les  villes  de  nouvelle 
création  ne  possédaient  pas  d'alleux.  Le  maire  de  Libourne  le 
reconnaît  dans  les  hommages  de  1273.  Les  habitants  de  ces 
villes  ne  possédaient  que  des  fiefs  (4). 

Ces  bourgeois  sont  les  égaux  des  plus  fiers  gentilshommes; 
ils  se  qualifient  comme  eux  de  chevaliers  ;  ils  possèdent  comme 
eux,  et  au  même  titre  qu'eux,  les  seigneuries  et  les  baronnies; 
ils  fraient  de  pair  avec  les  plus  grands  seigneurs  dont  ils 
épousent  les  filles  ou  auxquels  ils  donnent  les  leurs  :  ils  traitent 
directement  et  en  leur  nom  personnel  avec  le  roi,  et  donnent 
pour  caution  de  leurs  engagements  les  grands  barons  de  la 
contrée,  ou  servent  eux-mêmes  de  caution  à  ces  illustres 
personnages.  Les  de  Bordeaux,  les  Solers,  les  Colomb,  les 
Beguey,  les  Dalhan,  les  Mayensan,  les  Andron,  les  Monadey, 
les  Lambert,  les  Rostaing,  les  Macanan  et  bien  d'autres  se 
glorifient  de  leur  titre  de  bourgeois  de  Bordeaux;  ils  sont 
chacun  civis  et  burgensis  Burdigalensis. 

Les  plus  grands  seigneurs  du  pays  se  faisaient  gloire 
eux  aussi  et  tiraient  profit  de  cette  qualité  de  bourgeois  de 
Bordeaux.  Les  Pierre  de  Bordeaux  et  leurs  descendants  par 
les  femmes,  les  Foix-Grailly,  se  vantaient  d'être  les  premiers 
bourgeois  de  Bordeaux;  les  barons  de  Lesparre,  de  Castillon, 
de  Vertheuil,  de  la  Marque,  de  Buclos,  d'Arsac,  avaient  une 
habitation  à  Bordeaux,  et  jouissaient  du  titre  et  des  prérogatives 
des  bourgeois.  Quelquefois,  mais  rarement,  le  titre  de  bourgeois 
de  Bordeaux  était  octroyé  par  le  roi  (5).  Bréquigny  rapporte 
la  nomination  de  bourgeois  de  Bordeaux  faite  par  Edouard  III 
en  1334  en  faveur  d'Amanieu  de  Bouglon;  Rymer  celles  de 

(1)  Coûtâmes  du  ressort  du  Pari,  de  Bord.,  t.  II,  p.  203.  —  J.  Delpit.  Notice 
sur  le  ms.  de  U'olf.,  p.  37,  39  el  ss. 
(2-3-4)  J.  Delpit,  loc.  cit. 
(5)  Archives  municipales.  Livre  des  Privilèges. 


—  165  — 

Bertrand  de  Goth  et  plusieurs  autres  barons.  Les  Rôles  gascons 
contiennent  celles  de  Gaillard  d'Arsac,  de  Jean  de  Boisset,  de 
Bertrand  d'Agés,  d'Amanieu  de  Pys,  de  Gaillard  de  Durfort, 
faites  par  Henri  VI  de  1430  à  1450.  Quelquefois  au  contraire  les 
rois  ne  permettaient  pas  qu'un  noble  pût  devenir  bourgeois  de 
Bordeaux  sans  leur  autorisation  (1). 

Comment  s'acquérait  le  droit  de  bourgeoisie  ? 

Il  était  héréditaire  et  se  transmettait  par  succession.  Mais 
aucun  document  n'indique  à  quelle  époque  les  premiers  auteurs 
de  ces  bourgeois  auraient  été  institués.  Il  faut  bien  reconnaître 
que  c'étaient  les  continuateurs  de  l'antique  curie.  Les  bourgeois 
nouveaux  étaient  nommés  par  le  maire  et  les  jurats  sous 
certaines  conditions.  Lorsque  le  19  octobre  1261  le  prince 
Edouard,  fils  d'Henri  III,  s'attribua  la  nomination  du  maire, 
il  décida  que  nul  ne  pourrait  à  l'avenir  devenir  citoyen  de 
Bordeaux  s'il  n'y  tenait  maison,  feu  et  famille  (2). 

Le  titre  de  bourgeois  de  Bordeaux  ne  s'accordait  par  le  maire 
et  les  jurats  qu'au  postulant  justifiant  de  deux:  ans  de  résidence. 
Le  défaut  de  résidence  entraînait  la  perte  du  droit.  Le  nouveau 
bourgeois  devait  prêter  serment  devant  la  jurade.  Son  nom 
était  inscrit  sur  un  registre.  Habituellement  il  était  astreint  au 
paiement  d'une  certaine  somme  à  titre  d'investiture  (3). 

La  différence  de  nationalité  n'empêchait  pas  la  bourgeoisie. 
On  comptait  bon  nombre  d'Anglais,  d'Écossais,  de  Flamands,  de 
Français,  parmi  les  bourgeois  de  Bordeaux.  Le  plus  fameux 
exemple  que  nous  en  pourrions  citer  est  celui  d'Henry  Le  Galeis, 
ou  Wallace,  que  nous  fournit  M.  Delpit.  Il  était  maire  de 
Londres  en  1274,  et  maire  de  Bordeaux  en  1275.  En  1282  il 
était  redevenu  maire  de  Londres  et  l'était  encore  en  1298.  Ce 
qui  ne  l'empêchait  pas,  non  plus  que  sa  qualité  de  membre  de 
la  corporation  des  cordonniers  de  Londres,  d'avoir  en  Guienne 
de  belles  seigneuries,  celles  de  Puyguilhem,  de  Fonroque,  de 

(1)  Archives  municip.  Livre  des  Bouillons,  p.  377.  «  Si  aliquis  miles  aut  domi- 
cellus,...  cives  Burdigalenses  fieri  voluerint,  non  potuerunt  cives  fieri  sine  domini 
licentià  speciali.  » 

(2)  Archives  municip.  Livre  des  Bouillons,  p.  377.  «  Nullus  fieri  deinceps  civis 
Burdigalensis  nisi  ibidem  teneat  domum,  focum  et  propriam  familiam  continué, 
sicut  ut  caeteri  cives  Burdigalenses.  » 

(3)  Arch.  munie.  Livre  de  la  Jurade,  p.  337.  «  Plus  ordenan  que  cascun  dassi 
en  avant  entrera  borguès,  que  pague  un  marc  d'argent  pur  los  obras  de  la  vila.  » 


—  166  — 

Beaulieu,  de  Villefranche,  de  Beaumont,  de  la  Linde,  et  cent 
sadons  de  terre  dans  la  forêt  de  Bordeaux  (1). 

Si  le  bourgeois  avait  des  droits  et  des  privilèges  spéciaux, 
comme  par  exemple  l'exemption  des  droits  de  coutume  sur  les 
vins,  privilège  qui  se  transmettait  môme  aux  filles  et  à  la 
veuve,  il  était  astreint  au  service  militaire  envers  le  roi  (2)  et 
envers  la  ville. 

Il  faut  distinguer  du  bourgeois  le  simple  habitant. 

Les  bourgeois  qui  avaient  exercé  les  charges  municipales 
prenaient  le  titre  de  citoyens,  en  même  temps  que  celui  de 
bourgeois  :  civis  et  burgensis.  Les  bourgeois  ordinaires  com- 
posaient le  Conseil  des  Trente  et  celui  des  Trois  cents  ou  ne 
remplissaient  aucune  fonction  municipale,  mais  jouissaient  de 
la  plénitude  des  droits  de  bourgeoisie. 

Les  habitants  non  bourgeois  n'avaient  d'autre  privilège  que 
d'être  des  hommes  libres.  C'était  ce  qu'on  appelait  le  commun 
peuple,  les  manants,  du  verbe  latin  manere,  demeurer.  Cepen- 
dant, et  dans  les  graves  circonstances,  le  peuple  était  réuni  en 
assemblée,  et  donnait  son  avis.  Tous  les  gens  qui  étaient  fixés 
à  Bordeaux,  après  un  mois  de  séjour  et  après  avoir  juré  fidélité 
au  roi  et  à  la  commune,  étaient  libres  et  affranchis  de  toute 
servitude  qui  pouvait  peser  sur  eux  auparavant.  Nous  avons 
déjà  fait  connaître  la  charte  par  laquelle,  le  30  avril  1206,  le 
roi  Jean-sans-Terre  avait  proclamé  cette  liberté  pour  Bordeaux. 
Il  en  était  d'ailleurs  de  même  dans  ce  qu'on  appelait  les  villes 
romaines,  telles  que  Londres.  Tous  les  habitants  étaient  libres 
par  le  seul  fait  de  l'habitation. 

Parmi  les  bourgeois  et  les  habitants,  un  grand  nombre  se 
livraient  aux  opérations  du  petit  commerce  en  boutique  ou 
d'une  industrie  locale  peu  importante.  Ils  vivaient  sous  le 
régime  de  la  corporation,  utile  à  cette  époque  et  qui  devait 
devenir  plus  tard  un  obstacle  au  progrès  et  à  la  liberté.  Les 
patrons,  les  compagnons,  les  apprentis,  étaient  placés  à 
Bordeaux  dans  des  conditions  analogues  à  celles  où  vivaient 
les  hommes  de  leur  profession  à  Paris,  à  Londres  et  dans  les 
principales  villes.  Nous  ne  croyons  pas  utile  de  refaire  ici  des 
études  très  bien  faites  ailleurs. 

(1)  Delpit.  Docum.  français,  p.  lxx. 

(2)  Arch.  munie.  Livre  des  Bouillons,  p.  381,  499. 


—  167  — 

Nous  retracerons  plus  tard,  et  avec  plus  de  détails,  le  com- 
merce des  gros  marchands  de  Bordeaux  et  nous  suivrons  leurs 
marchandises  dans  leurs  expéditions  maritimes  à  l'étranger. 
Nous  n'avons  pour  but  en  ce  moment  que  d'esquisser  la 
physionomie  générale  des  habitants  de  Bordeaux  du  xne  au 
xv  siècle. 

Le  maire,  chef  de  la  jurade,  a  souvent  été  nommé  par  le  roi. 
Il  exerçait  en  effet,  comme  cela  a  lieu  encore  de  nos  jours, 
outre  le  pouvoir  purement  municipal,  une  sorte  de  délégation 
de  l'autorité  royale.  Le  maire  était  considéré  par  le  roi  comme 
un  de  ses  officiers  ayant  pour  mission  de  veiller  au  maintien 
de  ses  droits  et  de  sa  domination  souveraine  ;  aussi  le  pouvoir 
royal  tendait  constamment  à  posséder  la  nomination  du  maire. 
Il  choisissait  ordinairement  un  chevalier. 

Nommé  par  le  roi  ou  par  les  jurats,  le  maire  présidait  un 
conseil  purement  municipal  administrant  la  ville  de  Bordeaux. 

Il  est  nécessaire  de  ne  pas  tomber  dans  la  confusion  qu'a 
commise  M.  Pigeonneau  lorsqu'il  a  écrit,  sur  la  foi  de  Fran- 
cisque Michel,  que  la  jurade  bordelaise  était  une  corporation 
des  marchands  de  vins  (1). 

Nous  ne  savons  s'il  y  a  eu  une  corporation  des  marchands 
de  vins  ;  nous  pensons  qu'il  n'en  existait  pas,  par  l'excellente 
raison  qu'à  cette  époque  le  marchand  de  vins  était  le  proprié- 
taire lui-même  qui  vendait  son  vin  directement  aux  consom 
mateurs,  en  le  débitant  ou  le  faisant  débiter  au  détail  par  le 
tavernier,  qui  devait  être  lui-même  bourgeois;  ou  au  marchand 
étranger  qui  venait  avec  son  navire  faire  son  approvisionne- 
ment. On  n'a  d'ailleurs  retrouvé  aucune  trace,  aucun  indice, 
d'une  corporation  des  marchands  de  vins  à  Bordeaux,  telle  par 
exemple  que  celle  qui  existait  à  Lyon.  Nous  avons  les  statuts 
de  toutes  les  corporations  de  Bordeaux:  il  n'en  existe  pas  pour 
les  marchands  de  vins. 

La  jurade  était  l'assemblée  municipale  administrant  la 
cité  de  Bordeaux  et  le  territoire  qui  en  dépendait  ;  les  jurats, 
dont  le  nombre  et  le  mode  d'élection  ont  varié,  représentaient 
les  anciens  décurions  ;  ils  étaient  assistés  dans  certains  cas 
de  conseils  électifs  comme  eux.  Mais  leur  autorité,  bien 
différente   d'ailleurs    de    celle    des    chefs    des    corporations, 

(I)  Pigeonneau,  p.  114  et  note;  p.  177,  231.  238  et  ss. 


—  168  — 

avait  ce  caractère  qu'elle  s'appliquait  à  toutes  les  questions 
intéressant  la  cité  tout  entière,  à  tous  les  habitants  et  même 
aux  étrangers;  tandis  que  la  corporation  des  marchands  de  vins 
n'aurait  pu  exercer  de  juridiction  que  sur  ses  membres  seuls. 
Tous  les  bourgeois  de  Bordeaux,  quelle  que  fût  leur  profession, 
s'ils  remplissaient  d'ailleurs  les  conditions  exigées,  pouvaient 
faire  partie  de  la  jurade  et  en  devenir  les  officiers.  Le  Livre 
des  Bouillons,  celui  des  Privilèges  et  celui  de  la  Jurade,  publiés 
par  la  Ville  de  Bordeaux,  démontrent  que  les  jurats  étaient 
choisis  parmi  les  hommes  de  loi  comme  parmi  les  marchands 
et  les  simples  propriétaires  ;  plus  tard  on  décida  qu'il  y  aurait 
trois  catégories  de  jurats  choisis  parmi  les  gentilhommes,  les 
hommes  de  loi  et  les  marchands.  Dès  le  xne  siècle  nous 
voyons  la  jurade  lever  des  impôts,  armer  des  troupes  et  des 
vaisseaux  de  guerre,  déclarer  et  faire  la  guerre,  commander 
les  milices  bourgeoises,  envoyer  des  ambassadeurs,  en  un  mot 
gouverner  la  ville  et  le  territoire  de  Bordeaux. 

Ce  serait  donc  une  erreur  profonde  que  d'assimiler  la  jurade 
de  Bordeaux  à  la  hanse  parisienne  ou  à  la  ghilde  de  Rouen,  et 
de  dire  qu'elle  se  recrutait  exclusivement  parmi  les  négociants 
en  vins. 

Mais  il  faut  reconnaître  qu'elle  donnait  tous  ses  soins  à  la 
protection  du  commerce. 

Nous  allons  terminer  ce  tableau  en  nous  occupant  des 
étrangers  qui  venaient  se  mêler  au  mouvement  du  commerce 
bordelais,  et  nous  donnerons  quelques  indications  sur  les  Juifs 
qui  y  faisaient  de  fructueuses  spéculations  et  sur  les  pèlerins 
qui  traversaient  Bordeaux  en  grand  nombre. 

Le  commerce  attirait  à  Bordeaux  une  grande  quantité  de 
marchands  et  de  marins  étrangers.  Ils  arrivaient  d'Espagne, 
de  Bayonne,  des  provinces  françaises  du  Nord,  de  Bretagne, 
des  Flandres,  d'Angleterre,  des  villes  hanséatiques.  Ils  appor- 
taient les  marchandises  qu'ils  venaient  troquer  contre  les 
produits  du  pays,  surtout  contre  les  vins.  D'autres  étrangers 
venaient  aussi  des  contrées  pyrénéennes,  des  pays  basques  et 
du  Béarn,  de  ce  qu'on  appelait  à  Bordeaux  le  haut  pays,  c'est- 
à-dire  l'Agenais,  le  Toulousain  ;  de  Narbonne,  de  la  Provence, 
des  bords  de  la  Méditerranée,  quelques-uns  d'Italie. 

Ces  étrangers  étaient  soumis,  suivant  les  cas,  à  la  juridiction 


—  169  — 

du  prévôt  de  l'Ombrière  (1)  et  du  sénéchal  de  Gascogne,  ou  à 
celles  des  maire  et  jurats.  Ils  ne  pouvaient  loger  chez  un 
courtier  de  marchandises,  mais  seulement  dans  le  quartier  et 
dans  les  hôtelleries  désignés.  En  temps  de  guerre,  on  tenait 
sévèrement  la  main  à  ces  mesures.  Chaque  jurât  devait  avoir 
une  liste  des  étrangers  inscrits  dans  sa  jurade.  Ceux-ci  étaient 
tenus  de  rentrer  avant  le  couvre-feu  et  ne  pouvaient  sortir  le 
matin  avant  l'heure  fixée.  Ils  ne  pouvaient,  à  moins  de  65  sols 
d'amende  et  de  confiscation,  porter  dague  ou  épée  dans  la  ville. 
Ils  ne  pouvaient,  pour  aller  acheter  des  vins  aux  champs,  s'y 
rendre  seuls  ;  ils  devaient  être  accompagnés  d'un  courtier  ou 
d'un  bourgeois  (2). 

Quelquefois  de  rudes  querelles  s'élevaient  entre  ces  étrangers 
et  les  Bordelais.  Ainsi,  en  1293  se  trouvait  à  Bordeaux  un 
grand  nombre  de  navires  normands.  Ces  Normands  étaient 
accusés  de  piller  en  mer  les  navires  anglais  et  bayonnais  qui 
transportaient  dans  le  Nord  les  vins  et  marchandises  de 
Bordeaux  ;  des  plaintes  avaient  été  portées  contre  eux  au 
sénéchal.  La  querelle  s'envenima  sur  le  port  entre  les  marins 
des  deux  nations,  colères  et  brutaux,  et  tous  les  marchands 
normands,  même  ceux  établis  depuis  longtemps  à  Bordeaux, 
furent  massacrés.  Il  y  avait  en  ce  moment  dans  le  port  de 
Bordeaux  environ  quatre-vingts  navires  normands,  chargeant 
des  vins.  Leurs  marins  arborèrent  le  pavillon  de  guerre, 
quittèrent  la  ville,  et  après  leur  sortie  de  rivière,  au  pertuis 
d'Antioche,  rencontrèrent  un  navire  de  Bayonne  venant  à 
Bordeaux,  et  tuèrent  les  marchands  de  Bordeaux  et  les  marins 
de  Bayonne  qui  se  trouvaient  à  bord. 

Parmi  ces  marchands  étrangers  attirés  à  Bordeaux  par 
leurs  affaires,  quelques-uns  se  faisaient  recevoir  bourgeois  de 
Bordeaux  et  profitaient  des  privilèges  commerciaux  importants 
attribués  à  la  qualité  de  bourgeois.  Nous  trouvons  plusieurs 
exemples  de  personnes  qui  se  trouvaient  ainsi  bourgeois  de 
plusieurs  villes,  notamment  de  Bordeaux  et  de  Londres.  Nous 
avons  cité  celui  d'Henry  Le  Galeis  ou  Legallois,  qui  fut  tour 
à  tour  bourgeois  et  maire  de  Londres  et  de  Bordeaux. 

{])  C.  Rôles  gascons,  p.  37  (1309-1310).  Ann.  3.  Edw.  IL  «  De  intendo  praepo- 
sito  Umbreriae  Burdegalœ  in  juridictione  suà  et  cognitione  de  omnibus  extraneis.  » 
(2)  Livre  de  la  Jurade,  p.  37,  100,  223,  269.  305,  346. 

n 


—  170  — 

Ces  étrangers  habitués  à  Bordeaux  pour  leur  commerce  où 
y  séjournant  momentanément,  y  trouvaient  une  protection 
efficace.  Ils  n'étaient  point  considérés  comme  aubains  et  s'ils 
mouraient  à  Bordeaux,  leur  héritage  ne  revenait  pas  au  roi,  mais 
à  leurs  héritiers  naturels.  Il  est  constaté  par  une  transaction  (1) 
intervenue   entre  Jean  de  Greyli,  comte   de  Candale,  et   la 
veuve  et  les  héritiers  du  riche  marchand  Alonzo  Fernandès, 
natif  d'Espagne  et  décédé  à  Bordeaux,  que,  d'après  les  usages 
et  coutumes  de  Bordeaux,  les  étrangers  n'étaient  pas  aubains. 
Nous  devons  noter  le  grand  nombre  d'étrangers  qu'attirait 
du  Nord  le  pèlerinage  à  Saint- Jacques  de  Compostelle  en  Galice. 
Ce  pèlerinage  était  en  très  haute  faveur  au  moyen  âge.  On  y 
venait  surtout  de  la  Saintonge  et  du  Poitou,  de  l'Anjou,  de  la 
Bretagne,  du  nord  de  la  France  et  de  l'Angleterre.  Guillaume 
d'Aquitaine,  le  dernier  duc,  mourut  dans  l'église  même  de 
Saint-Jacques,  en  accomplissant  son  pèlerinage. Le  roiLouis  VII, 
qui  avait  épousé  Aliénor,  la  fille  et  l'héritière  de  Guillaume, 
devint  lui  aussi  romieu  à  mossegnor  sainct  J armes  en  Galice. 
Les  grands  seigneurs  bretons  comptèrent  un  grand  nombre  des 
leurs  parmi  ces  pèlerins. 

On  était  tellement  habitué  à  voir  circuler  ces  voyageurs, 
revêtus  d'un  costume  à  peu  près  uniforme,  que  c'est  sous  ce 
travestissement  qu'Henry  de  Transtamare  se  hasarda  à  venir 
à  Bordeaux  visiter  Duguesclin  dans  sa  prison.  Les  Anglais 
avaient  eux  aussi  pour  saint  Jacques  une  dévotion  toute  parti- 
culière. Le  nombre  de  ces  pieux  voyageurs  était  considérable. 
Rynïer  donne  le  chiffre  de  2,460  licences  de  départ  accordées 
en  Angleterre  pour  l'année  1434.  On  peut  juger  par  ce  chiffre 
du  nombre  des  voyageurs  de  toutes  contrées. 

Les  Normands,  les  Anglais,  les  Bretons,  arrivaient  ordinai- 
rement par  mer  sur  les  navires  qui  venaient  charger  les  vins. 
A  Bordeaux  ces  pèlerins  payaient  un  droit  de  péage  (2).  Ils 
débarquaient  au  pont  de  Bordeaux  à  l'embouchure  du  Peugue, 
à  l'endroit  qui  fut  plus  tard  appelé  Pont-Neuf  ou  Pont  Saint- 
Jean  et  auprès  duquel  se  trouvait  la  chapelle  des  chevaliers 
hospitaliers  de  Saint- Jean. 

(I)  La  transaction  dont  nous  parlons  est  copiée  de  la  main  de  l'abbé  Baurein 
dans  l'Inventaire  de  Puy-Paulin.  E,  552.  Arch.  du  Département. 
:;   Arch.  historiq.  de  la  Gironde,  t.  VI,  p.  1. 


—  171  — 

D'autres  venaient  par  le  Médoc  ;  sur  la  route  depuis  Soulae 
jusqu'à  Bordeaux,  ils  trouvaient  les  hôpitaux  des  chevaliers  de 
Saint-Jean  à  Grayan,  à  Mignot,  à  Pellecahus  près  Pauillac,  à 
Arsins,  jusqu'à  Bordeaux.  De  cette  ville,  ils  prenaient  la  route 
des  Landes  pour  Bayonne  et  Saint-Jean  de  Luz,  d'où  ils  s'ache- 
minaient vers  le  lieu  où  était  situé  le  tombeau  du  saint.  Depuis 
le  prieuré  de  Sainct-Jacmes  à  Bordeaux,  les  maisons  hospi- 
talières s'échelonnaient  sur  la  route  jusqu'à  Compostelle. 

Les  pèlerins  étaient,  comme  dans  tous  les  pèlerinages,  ceux 
de  Jérusalem,  ceux  des  musulmans  à  la  Mecque,  accompagnés 
de  marchands,  qui  ne  dédaignaient  point  l'occasion  de  faire 
un  bénéfice.  Un  troubadour  contemporain  évaluait  à  trois  cents 
pour  un  le  bénéfice  qu'ils  obtenaient  (1).  Ils  étaient  souvent 
suivis  de  jongleurs  et  de  chanteurs.  La  faveur  attachée  à  ces 
pieux  voyages  était  telle  que  des  malades  qui  ne  pouvaient  se 
mettre  en  route,  que  des  mourants  dans  leurs  testaments, 
envoyaient  à  prix  d'argent  un  mandataire  chargé  de  prier  et 
faire  pénitence  pour  eux. 

Le  voyage  n'était  pas  d'ailleurs  sans  dangers.  C'est  au  retour, 
à  La  Réole,  que  fut  assassiné  le  père  de  Gautier  de  Mauny, 
chevalier  anglais  (2). 

Quelquefois  le  nombre  de  ces  voyageurs  était  tel  qu'il  donnait 
ombrage  aux  Bordelais.  En  1415,  les  juratsde  Bordeaux  firent 
arrêter  les  pèlerins  du  Poitou,  et  ne  les  élargirent  que  sur  la 
prière  des  échevins  de  Poitiers  (3). 

N'oublions  pas,  dans  le  tableau  que  nous  retraçons,  la  figure 
caractéristique  du  Juif.  Nous  avons  ailleurs  raconté  leur  histoire 
à  Bordeaux  (4). 

Existait-il  quelque  part  un  droit  de  péage,  de  marché,  de 
foire,  de  fouage,  de  coutume  ou  douane,  une  source  de  revenu 
et  de  bénéfice  quelconque,  c'est  presque  toujours  le  Juif  qui  en 
a  la  ferme.  C'est  lui  qui  prête  au  roi  et  au  baron,  à  l'évêque,  à 
l'abbé  et  au  marchand.  C'est  lui  qui  reçoit  secrètement,  pendant 
la  nuit,  dans  son  habitation  écartée  et  mystérieuse,  le  gage 
sordide  qu'apporte   le  vilain,  la  balle    de   marchandises   du 

(1)  Histoire  littér.  des  troubadours,  t.  III,  p.  225. 

(2)  Froissard.  Ckroniq. 

(3)  Hisl.  de  saint  Jacq.  de  Comp.,  p.  468. 

(4)  Théophile  Malvezin.  Hist.  des  Juifs  à  Bord.  1875,  in- 8°. 


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bourgeois  embarrassé  dans  son  commerce,  les  armes  damas- 
quinées ou  les  titres  seigneuriaux  du  chevalier  et  du  baron,  le 
calice  d'or,  les  vases  précieux  de  l'abbé. 

Les  méfiances,  l'envie,  la  crainte,  la  haine,  le  mépris  qu'ils 
inspirent  ont  fait  soumettre  les  Juifs  aux  pratiques  et  aux 
ordonnances  les  plus  bizarres  et  les  plus  humiliantes,  souvent 
les  plus  cruelles.  Cantonnés  dans  le  commerce,  adonnés  à  celui 
des  objets  précieux  sous  un  petit  volume,  des  pierreries,  de  l'or 
et  de  l'argent,  habiles  à  correspondre  avec  leurs  coreligion- 
naires établis  dans  tout  le  monde  commerçant,  ils  sont  devenus 
les  régulateurs  et  les  maîtres  des  transactions  financières  et 
commerciales.  Ils  ont  accumulé  d'immenses  richesses,  et  se 
sont  rendus  indispensables.  En  vain,  à  diverses  reprises,  on 
aura  pu  les  maltraiter,  les  dépouiller,  les  chasser,  on  éprouve 
bientôt  le  besoin  de  leurs  services.  Ils  reviennent  peu  à  peu, 
patiemment,  sans  bruit,  humbles  et  soumis,  le  plus  souvent 
rappelés  par  les  princes  mêmes  qui  les  ont  chassés. 

Et,  malgré  l'aversion  populaire  dont  la  crédule  stupidité  les 
accuse  d'immoler  et  de  manger  de  petits  enfants  chrétiens, 
d'empoisonner  les  fontaines,  de  livrer  les  villes  à  l'ennemi, 
malgré  le  mépris  brutal  du  baron,  qui,  lorsqu'il  n'a  pas  besoin 
d'eux,  les  humilie  et  les  persécute,  ils  tiennent  dans  leurs 
mains  d'apparence  sordide  la  puissance  formidable  de  l'argent, 
et  souvent  sont  les  arbitres  cachés  mais  réels  de  la  paix  ou  de 
la  guerre,  suivant  qu'ils  ouvrent  ou  qu'ils  ferment  leur  escar- 
celle aux  princes  anglais  ou  français,  toujours  en  quête  de 
subsides. 

Le  Juif  n'était  ni  citoyen  ni  bourgeois.  11  était  considéré 
comme  serf  de  mainmorte,  il  appartenait  au  duc  de  Guienneou 
au  seigneur  sur  les  terres  duquel  il  habitait.  Souvent  le  seigneur 
le  vendait  à  un  autre  maître.  C'est  ainsi  que  le  prince  Edouard, 
fils  aîné  du  roi  d'Angleterre,  voulant  récompenser  Bernard 
Macoynis,  bourgeois  de  Bordeaux,  lui  donna  le  3  juin  1265  son 
Juif  de  Lesparre,  nommé  Benedict,  pour  en  tirer  tout  le  profit 
qu'il  pourrait. 

Un  concile  tenu  à  Bordeaux  en  1214  avait  pris  des  mesures 
pour  réprimer  les  usures  des  Juifs. 

Cependant,  les  hommes  d'État  reconnaissaient  parfois  l'uti- 
lité de  ces  commerçants  et  essayaient  de  les  protéger.  Le 
23  mai  1275,  le  roi  Edouard  Ier  écrivit  à  son  connétable  de 


—  173  — 

Bordeaux  pour  lui  dire  qu'il  avait  appris  que  les  Juifs,  qui 
souffraient  déjà  comme  les  autres  habitants  de  cette  ville,  de  la 
disette  du  blé  et  du  vin,  étaient  en  outre  accablés  de  taxes  et 
d'impôts;  il  défendait  de  les  opprimer,  et  interdisait  de  les 
imposer  sans  son  autorisation. 

Le  4  octobre  1281  il  écrivait  de  nouveau  au  connétable  de 
Bordeaux  et  au  sénéchal  de  Gascogne  :  «  Ayant  appris  que 
»  la  communauté  de  nos  Juifs  de  Gascogne  est  écrasée  sous 
»  d'énormes  impôts...  La  plupart  d'entre  eux,  dit  le  roi,  ne 
»  pouvant  supporter  une  pareille  tyrannie,  ont  abandonné 
»  leurs  maisons  et  se  sont  retirés  hors  de  notre  puissance  ;  à 
»  peine  s'il  en  reste  cent  cinquante  familles  à  Bordeaux.  Il  faut 
»  que  cet  état  de  choses  prenne  fin.  »  Il  défendit  de  les  persé- 
cuter et  ordonna  que,  lorsqu'ils  auraient  des  procès,  ils  seraient 
jugés  par  des  hommes  de  bien  et  instruits  dans  les  lois. 

Il  avait  ordonné,  le  24  mai  1277,  de  dresser  le  dénombrement 
des  Juifs  de  Guienne.  Leur  communauté,  comme  s'exprime  le 
roi  Edouard,  obtint  du  roi  Henri  III,  ainsi  que  celle  des  Juifs 
de  Londres,  et  moyennant  argent,  le  droit  d'élire  un  rabbin.  Ils 
habitaient  les  environs  de  l'église  Saint-Seurin,  au  lieu  qui  prit 
d'eux  le  nom  de  Mont-Judaïc.  D'abord  relégués  dans  les 
faubourgs,  ils  avaient  obtenu  la  permission  d'habiter  dans 
l'intérieur  même  de  la  ville,  et  peuplaient  la  rue  du  Petit-Judas, 
qui  prit  plus  tard  le  nom  de  rue  des  Bahutiers.  Ils  y  avaient 
un  puits  commun,  qu'on  appelait  le  puits  des  Juifs.  Ils  avaient 
un  lieu  de  sépulture  spécial,  pour  lequel  ils  payaient  à  l'arche- 
vêque une  redevance  annuelle  de  huit  livres  de  poivre. 

Ils  étaient  considérés  à  Bordeaux  comme  libres,  en  vertu  du 
statut  de  1206  de  Jean-sans-ïerre;  mais  comme  étrangers 
pouvant  être  expulsés  et  soumis  au  droit  d'aubaine. 

Ils  furent  chassés  en  1305  de  la  Guienne,  comme  ils  allaient 
l'être  de  France  en  1306.  Le  roi  d'Angleterre  avait  écrit  le 
12  avril  1305  au  sénéchal  de  Gascogne  :  «  Comme  il  ne  nous 
»  convient  pas  que  les  Juifs  qui  se  trouvent  sur  les  terres  de 
»  notre  obéissance  y  fassent  un  plus  long  séjour,  nous  vous 
»  ordonnons  qu'aussitôt  la  présente  reçue  vous  les  chassiez  tous 
»  de  notre  duché,  sans  leur  accorder  aucun  délai.  » 

Il  renouvela  ces  ordres  à  plusieurs  reprises,  de  1313  à  1320. 
Il  se  fit  attribuer  les  créances  des  Juifs  sur  leurs  débiteurs. 
Et,  lorsqu'ils  furent  en  butte  aux  fureurs  du  populaire  qui  les 


—  174  — 

accusait  de  la  peste  en  1320,  et  qu'ils  furent  massacrés  et 
brûlés  vifs,  le  roi  réclama  leur  héritage  parce  qu'ils  étaient 
aubains  (1). 

Cependant  les  Juifs  paraissent  être  revenus  à  Bordeaux 
patiemment  et  sans  bruit  sous  des  noms  étrangers;  ils  se 
tenaient  humbles,  craintifs, cachés,  et  se  livraient,  discrètement 
à  leur  commerce  habituel  de  métaux  précieux,  de  pierreries, 
de  courtage  et  d'escompte.  Leur  existence  n'était  pas  inconnue 
des  autorités,  mais  tolérée  par  elles.  Ainsi  nous  voyons  le 
10  novembre  1407  le  trésorier  de  la  ville  payer  dix  livres  au 
Juif  Cornet  de  Perthus,  désigné  comme  tel,  judyu,  pour  salaire 
d'une  mission  que  la  ville  lui  avait  confiée  auprès  du  comte 
d'Armagnac  (2). 

Les  Italiens  profitèrent  des  persécutions  contre  les  Juifs  pour 
leur  faire  concurrence  et  prendre  leur  place  dans  le  commerce 
de  l'or  et  de  la  banque.  Ces  Italiens,  venus  de  ces  diverses 
républiques  commerçantes,  de  Gênes,  de  Pise,  de  Lucques, 
de  Florence,  s'étaient  répandus  en  Allemagne,  en  Angleterre, 
en  France  et  en  Aquitaine.  On  les  désignait  sous  le  nom 
générique  de  Lombards,  et  plus  tard  de  Cahorsins.  On  les 
appelait  aussi  ultramontains. 

Exempts  des  persécutions  dirigées  contre  les  Juifs,  corres- 
pondants des  grandes  banques  des  villes  d'Italie,  ils  s'établissent 
à  Montpellier,  à  Cahors,  à  Agen,  à  Bordeaux,  et  sont  liés  avec 
leurs  maisons  d'Avignon,  de  Paris  et  de  Londres.  Dans  ces 
villes  ils  n'agissent  pas  comme  corporations  ou  communautés, 
mais  seulement  à  titre  individuel.  Ils  n'avaient  point  obtenu 
en  Aquitaine  le  droit  de  domicile  que  leur  avaient  accordé 
les  rois  de  France;  et  ils  étaient  surtout  en  relations  avec 
Londres. 

Nous  en  parlerons  avec  quelque  détail  quand  nous  aurons 
à  nous  occuper  des  banquiers  et  de  la  banque  à  Bordeaux. 


(1)  Rôles  gascons.  «  De  Judaeis  de  ducatii  Aquitaniae  ejiciendis.  »  (131 3-1 31 4.; 
—  «  De  Judaeis  à  partibus  Vasconiae  expellendis.  »  (1318.)  —  «  De  debitis  quae 
debantur  Judaeis  levandis  ad  opus  régis.  »  An.  2,  an.  7.  Edward  II.  —  «  Pro  rege 
habendo  bona  Judeorum  occisorum.  »  (1320-1321. 

(2)  Arch.  munie.  Livre  de  la  Jurade,  p.  272. 


—  175  — 


Article  3.  —  Libertés  et  prohibitions  commerciales. 

La  puissance  et  la  richesse  de  la  ville  de  Bordeaux  pendant 
la  domination  anglaise  ne  provenaient  pas  seulement  des 
libertés  politiques  et  administratives  dont  elle  jouissait,  mais 
aussi  de  la  liberté  commerciale  constatée  par  les  chartes  que 
lui  ont  successivement  accordées  les  rois  d'Angleterre. 

Vendre  librement  aux  Anglais,  aux  Français,  quand  on  n'était 
pas  en  guerre  avec  eux,  ou  aux  habitants  de  la  Flandre  et  du 
Nord,  les  vins,  les  sels,  les  pastels,  qui  étaient  les  principaux 
objets  de  leur  commerce  d'exportation  ;  acheter  librement  les 
marchandises  d'outre-mer  qui  leur  étaient  utiles,  les  blés,  les 
draps,  les  viandes  et  poissons  salés,  les  fromages,  l'étain,  le 
cuivre  ;  ne  payer  que  les  droits  d'entrée  et  de  sortie  consacrés 
par  un  long  usage,  tels  étaient  les  principaux  motifs  qui 
attachaient  les  Bordelais  au  sceptre  ducal  des  rois  d'Angleterre, 
à  une  domination  moins  âpre  et  moins  fiscale  que  l'était 
celle  de  France,  qui  ne  leur  offrait  pas  les  mômes  privilèges. 
«  Et  comment  pourront  subsister  les  pauvres  gens  de  la 
»  campagne  et  les  sujets  du  roi,  s'écriait  au  xive  siècle  un 
»  petit  marchand  bordelais,  interprète  de  l'opinion  générale, 
»  lorsqu'ils  ne  pourront  plus  vendre  leurs  vins  ni  se  procurer  les 
»  marchandises  d'Angleterre,  ainsi  qu'ils  ont  accoutumé  (1)  ?  » 
Vendre  ce  que  l'on  produit,  et  acheter  ce  dont  on  a  besoin, 
tel  était  le  programme  économique  que  formulait  Bertrand 
Uzana,  ce  modeste  marchand  et  bourgeois  de  Bordeaux,  et  qui 
résume  toute  la  science. 

Les  Bordelais  avaient  obtenu  des  rois  d'Angleterre  la 
reconnaissance  de  plusieurs  privilèges  favorables  à  la  liberté 
de  leur  commerce.  L'un  consistait  à  faire  le  commerce  de  toute 
espèce  de  marchandises  non  seulement  avec  les  possessions 
anglaises,  mais  encore  avec  les  pays  étrangers,  pourvu  que  ce 
ne  fussent  pas  des  pays  ennemis  ;  l'autre  consistait  à  n'être 
astreints  pour  le  commerce  à  aucun  impôt  ou  redevance  envers 
le  roi  pour  leurs  marchandises  naviguant  sur  la  Garonne  et  sur 
la  Gironde. 

I    BaurHn,  éd.  Méran,  t.  II,  p.  98, 


—  176  — 

Ces  privilèges  sont  constatés  par  des  documents  remontant 
au  commencement  même  de  la  période  anglaise. 

La  confirmation  aux  habitants  de  l'île  d'Oléron  de  leurs 
anciens  privilèges  faite  par  la  duchesse  Aliénor  en  1194,  et 
celle  faite  en  1198  par  Othon  de  Brunswick,  investi  du  duché 
d'Aquitaine  par  Jean-sans-Terre,  indiquent  que  les  sujets  aqui- 
tains possédaient  la  liberté  absolue  de  commerce  pour  leurs 
vins,  leurs  sels  et  autres  denrées.  Aliénor,  redevenue  duchesse 
d'Aquitaine  après  la  mort  de  son  fils  Richard,  confirma  les 
anciennes  libertés  le  6  avril  1199  (1). 

Dès  les  premières  années  du  xiii6  siècle,  Jean-sans-Terre 
accordait  à  tous  les  marchands  du  Poitou,  du  Périgord  et  de 
Gascogne,  l'autorisation  de  faire  en  Angleterre  le  commerce 
des  marchandises  de  leur  pays  (2).  Le  29  mars  1205  il  exemp- 
tait les  Bordelais  de  toute  maltôte  et  coutume,  c'est-à-dire  de 
toute  redevance  à  payer  au  roi  sur  les  marchandises  tant  à 
Bordeaux  que  sur  la  Garonne  et  la  Gironde  :  «  per  totam 
Gyrondam  »  (3).  Et  il  leur  faisait  expédier,  pour  eux  et  leurs 
marchandises ,  des  lettres  de  protection  pour  toutes  les 
possessions  anglaises  (4). 

Henri  III  recommandait  à  son  sénéchal  du  Poitou  et  à  celui 
de  Gascogne  de  veiller  à  l'exécution  des  lettres  patentes  de  son 
père. 

Cette  liberté  de  commerce  était  souvent  interrompue  par  des 
causes  diverses.  Une  disette,  une  mauvaise  récolte  amenaient 
immédiatement  la  défense  de  sortie  des  céréales  et  des  comes- 
tibles. Tantôt  c'était  le  roi  de  France,  tantôt  le  roi  d'Angleterre, 
tantôt  les  jurats  de  Bordeaux  eux-mêmes,  qui  prenaient  les 
mesures  les  plus  sévères  pour  empêcher  la  sortie  des  vivres  des 
pays  de  leur  possession  et  pour  attirer  chez  eux  les  vivres  des 
pays  voisins. 

La  guerre,  —  et  à  cette  époque  la  guerre  était  l'état  normal 
des  relations  des  Bordelais  avec  leurs  voisins  des  provinces 
françaises,  —  la  guerre  interrompait  toutes  les  relations 
commerciales,  même  pour  les  objets  d'alimentation.  «  Nos 

(1)  Cleirac.  Us  et  Coutumes  de.  la  mer.  Rymer,  t.  I,  p.  34  et  ss. 

(2)  Rôles  gascons.  Litt.  pat.  VI.  Johan.,  1. 1,  p.  45 

(3)  Arch.  munie.  Livre  des  Bouillons,  p.  156. 

(4)  Rôles  gascons.  Litt.  pat.  XV.  Johan. 


—  177  — 

»  ennemis  ne  doivent  pas  profiter  de  nos  vivres,  disait  le  roi 
»  Philippe  le  Bel  en  1304,  et  il  importe  de  leur  laisser  leurs 
»  marchandises  (1).» 

On  voulait  conserver  la  richesse  nationale  en  l'empêchant 
de  passer  à  l'étranger  ;  aussi  ne  se  bornait-on  pas  à  prohiber 
l'exportation  des  vivres,  on  cherchait  surtout  à  empêcher 
l'exportation  de  l'or,  la  plus  éclatante  condensation  de  la 
richesse. 

La  sortie  de  l'or  et  de  l'argent  était  sévèrement  prohibée. 
Les  pèlerins  eux-mêmes  obtenaient  à  grand'peine  l'autorisation 
d'emporter  l'argent  nécessaire  aux  dépenses  du  voyage.  On 
essayait  de  concilier  les  besoins  du  commerce  avec  cette  prohi- 
bition, qui  empêchait  le  commerçant  de  payer  en  espèces  les 
marchandises  qu'il  achetait  à  l'étranger,  et  de  recevoir  en 
espèces  le  prix  de  celles  qu'il  vendait,  et  on  substituait  à  la 
compensation  naturelle  qui  se  serait  opérée  d'elle-même,  une 
compensation  artificielle;  on  en  était  arrivé  à  défendre  de 
trafiquer  autrement  que  par  des  échanges  de  marchandises. 

Aussi  les  navires  qui  faisaient  le  commerce  entre  l'Angle- 
terre, la  France  et  la  Guienne,  étaient-ils  astreints  à  rapporter 
en  marchandises  l'équivalent  en  valeur  de  celles  qu'ils  y  appor- 
taient; c'était  là  une  règle  à  peu  près  invariable,  et  à  laquelle 
il  n'était  possible  de  se  soustraire  qu'avec  une  autorisation 
royale,  rarement  accordée. 

Il  n'est  pas  inutile  de  remarquer  le  peu  de  succès  de  pareilles 
mesures.  En  1363,  Edouard  III  prohiba  l'exportation  des 
principaux  produits  anglais  :  chevaux,  fils  de  laine,  de  lin,  etc.; 
mais  dès  l'année  suivante,  sur  les  plaintes  de  ses  sujets,  il  permit 
aux  marchands  anglais  d'exporter  des  draps  en  Guienne  pour 
acheter  des  vins,  et  aux  marchands  de  Guienne  d'acheter  des 
draps  partout  où  il  leur  plairait  pour  la  valeur  des  vins  qu'ils 
apportaient  en  Angleterre.  Il  leur  permit  aussi  d'acheter  des 
poissons  secs  dans  les  comtés  de  Cornouailles  et  de  Devon,  pour 
les  exporter  en  Guienne. 

Obligation  était  d'ailleurs  imposée  et  maintenue  à  tout 
étranger  de  rapporter  en  produits  anglais  une  valeur  égale  à 
celle  des  marchandises  qu'il  avait  vendues  en  Angleterre.  Et, 
comme  sanction  de  cette  obligation,  Edouard  III  avait  ordonné 

(i)  Blanqui.  Hist.  de  l'Écon.  pol.,  t.  I,  p.  215. 


—  178  — 

qu'il  fût  tenu  dans  chaque  port  un  registre  constatant  l'argent 
monnayé  apporté  par  chaque  étranger  afin  qu'il  ne  pût 
emporter  une  plus  forte  somme. 

La  ville  de  Bordeaux  suivait  les  mômes  errements.  En  1414, 
la  jurade  défendit  le  transport  hors  de  Bordeaux  de  toute 
espèce  de  monnaie.  Elle  rappela  à  cette  occasion  les  ordon- 
nances des  rois  d'Angleterre.  Elle  statua  que  toute  personne 
qui  ferait  sortir  de  l'or  et  de  l'argent  du  pays  bordelais  serait 
punie  de  la  confiscation  du  métal,  moitié  pour  le  roi,  moitié 
pour  le  dénonciateur  (1).  En  1415,  les  jurats  défendirent 
de  faire  venir  du  vin  du  haut  pays,  qui  tenait  alors  pour 
les  Français,  à  moins  que  les  navires  n'apportassent  en  blé, 
dont  Bordeaux  avait  besoin,  une  valeur  égale  à  celle  du 
vin. 

A  une  certaine  époque,  les  prohibitions  de  commerce  avec 
l'étranger  commencèrent  à  être  amenées  par  une  nouvelle 
cause,  celle  de  la  concurrence  industrielle.  Quand  les  Anglais 
ne  fabriquaient  pas  encore  de  draps,  ils  vendaient  avec  avantage 
leur  laine  aux  Flamands,  et  recevaient  de  ceux-ci  les  draps 
façonnés  et  teints  de  diverses  couleurs.  Mais  quand  ils  surent 
tisser  et  teindre  leurs  draps,  ils  ne  voulurent  plus  acheter  ceux 
des  Flamands,  et  les  fabricants  anglais  obtinrent  du  roi  la 
défense  de  laisser  entrer  les  draps  étrangers. 

Le  même  phénomène  économique  se  produisait  en  France 
à  la  même  époque.  En  1305,  Philippe  le  Bel  défendit  aux 
étrangers,  et  principalement  en  vue  des  Italiens,  d'acheter  en 
Languedoc  des  laines  et  des  teintures  ;  ce  qui  se  faisait,  disait-il, 
au  préjudice  des  métiers,  tisserands,  drapiers  et  foulons  du 
pays.  En  1317,  Louis  le  Hutin  défendit  de  transporter  hors  du 
royaume  «  laine,  gaude,  garance,  pastel,  chardons  à  foulons, 
»  bois,  et  étoffes  de  laines  non  teintes,  tondues  ou  achevées  ». 

Nous  n'entrerons  pas  dans  le  détail  des  alternatives  de  prohi- 
bitions et  de  liberté  qui  eurent  lieu  à  ces  époques,  tantôt  pour 
certaines  marchandises,  tantôt  pour  d'autres,  mais  presque 
toujours  pour  les  métaux  précieux.  Ces  prohibitions  avaient  des 
causes  diverses,  l'état  de  guerre,  l'état  de  disette,  la  fausse 
croyance  relative  à  l'or  ;  mais  nous  avons  aussi  vu  poindre 
la  prohibition  pour  écarter  la  concurrence  étrangère,    nous 

(1)  Arch.  municip.  Livre  de  la  Jurade,  f°  95,  v°. 


—  179  — 

avons  vu  naître  vers  la  fin  du  xme  siècle  le  système  écono- 
mique d'isolement   national  et  d'exclusion  de  l'étranger  (1). 

La  Guienne  ne  souffrait  pas  à  cette  époque  de  ce  système, 
parce  que  la  nature  des  marchandises  qu'elle  tirait  de  l'étranger 
ne  faisait  pas  concurrence  à  une  industrie  qui  n'existait  pas 
chez  elle,  et  que  l'étranger  ne  récoltait  pas  les  produits  du  sol 
qu'elle  lui  apportait  en  échange.  Ses  relations  avec  l'Espagne, 
la  Bretagne,  la  Grande-Bretagne,  les  Flandres,  le  Nord,  se 
multipliaient  à  l'avantage  commun  des  contractants. 

Le  commerce  de  Bordeaux  avec  les  possessions  anglaises 
était  d'ailleurs  favorisé  par  les  rois  d'Angleterre  :  ceux-ci 
intervenaient  lorsque  des  difficultés  s'élevaient  entre  les 
marchands  et  les  communes  de  Londres  et  de  Bordeaux.  Nous 
aurons  occasion  d'en  parler. 

Le  port  de  Bordeaux  était  largement  ouvert  aux  autres 
nations.  En  1351,  Edouard  III  recommandait  au  sénéchal  de 
Gascogne  de  faire  bon  accueil  aux  marchands  qui  arrivaient 
de  Bordeaux  avec  leurs  navires  et  leurs  marchandises.  «  Il 
»  faut  les  recevoir  avec  civilité  et  amabilité;  agir  autrement, 
»  dit  le  roi,  ce  serait  obliger  ces  étrangers  à  ne  plus  venir 
»  dans  ce  port,  où,  à  raison  des  denrées  qu'ils  y  apportent,  ils 
»  paient  des  droits  considérables.  Cette  cessation  de  commerce 
»  apporterait  un  préjudice  notable  à  la  ville  et  à  toute  la 
»  contrée.  Grave  damnum  et  jacturam  (2).  » 

Même  pendant  les  hostilités  avec  la  France,  le  roi  tenait  à 
ce  que  le  commerce  étranger  ne  fût  pas  interrompu.  On  ne 
cessait  donc  pas  le  commerce  avec  les  provinces  françaises  du 
bassin  de  la  Gironde  et  de  la  Garonne,  quoique  celles-ci  fussent 
pour  la  plupart  considérées  comme  ennemies,  et  les  denrées 
continuaient  à  descendre  et  à  remonter  le  fleuve;  mais  elles 
étaient  assujetties  au  paiement  de  certains  droits,  que  le  roi 
avait  abandonnés  à  la  commune  de  Bordeaux  (3). 

Nous  aurons  occasion,  quand  nous  étudierons  les  impor- 
tations, de  fournir  quelques  détails  sur  les  marchandises  tour 
à  tour  prohibées  ou  permises. 

(4)  Blanqui.  Hist.  de  l'Économie  politique. 

(2-3)  «...  Sed  mereatores  et  alios  cum  navibus  et  mercadisis  suis,  ad  eamdem 
civitatem  confluentes  amabiliter  et  civiliter  pertraeteris.  »  Aroh.  municip.  Livre 
des  Bouillons,  f°  56,  v°. 


—  180  — 

CHAPITRE  II 
Conditions  auxiliaires  du  Commerce 


Article  premier.  —  Juridiction  commerciale. 

Il  n'existait  pas  de  juridiction  ni  de  législation  spéciales 
pour  les  litiges  commerciaux  ;  ils  étaient  soumis  aux  mêmes 
lois  et  décidés  par  les  mêmes  juges  que  les  contestations 
civiles. 

La  loi  romaine  avait  conservé  son  empire  ;  à  côté  d'elle,  et 
spécialement  pour  les  affaires  maritimes,  la  jurisprudence 
avait  recueilli  les  usages,  et  ce  recueil,  dont  nous  aurons 
occasion  de  parler  quand  nous  nous  occuperons  de  la  navigation 
et  des  lois  maritimes,  connu  sous  le.  nom  de  Rôles  ou 
Jugements  d'Ole'ron,  venait  compléter  les  lois  romaines. 

Quand  les  lois  barbares  étaient  venues  se  superposer  aux 
lois  romaines,  sans  les  détruire,  elles  avaient  introduit  dans 
l'ancien  droit  une  distinction  jusqu'alors  inconnue  et  fondée 
sur  le  statut  personnel.  La  loi  n'avait  plus  une  application 
territoriale  et  commune  à  tous  les  habitants,  elle  variait  avec 
la  nationalité  des  individus  ;  et,  en  Aquitaine,  du  temps  des 
Wisigoths,  ce  n'étaient  ni  les  mêmes  juges  qui  jugeaient  les 
Romains  et  les  Wisigoths,  ni  les  mêmes  lois  qui  leur  étaient 
appliquées.  Quand  il  s'agissait  des  étrangers,  la  connaissance 
des  contestations  qu'ils  pouvaient  avoir  entre  eux  était  laissée 
à  des  juges  de  leur  nation.  Mais  ces  dispositions  des  lois 
wisigothes  ne  s'étaient  pas  maintenues. 

Les  marchands  étrangers  à  Bordeaux  étaient  soumis,  pour 
les  litiges  qui  s'élevaient  entre  eux,  à  la  juridiction  du  duc  de 
Guienne,  exercée  par  délégation  de  celle  du  sénéchal  par  le 
prévôt  royal  de  l'Ombrière,  qui  représentait  l'ancien  pretor 
peregrinus  des  Romains. 

Les  fonctions  du  prévôt  de  l'Ombrière  relatives  aux  procès 
des  étrangers  entre  eux,  étaient  déterminées  par  une 
ordonnance  du  16  mai  1378  rendue  par  le  Conseil  royal  de 
Gascogne  et  proclamée  par  Johan  de  Newil,  lieutenant  du  roi 


—  181  — 

en  Aquitaine  (1).  Le  prévôt  de  l'Ombrière  doit  juger  autant 
que  possible  les  procès  entre  étrangers  dans  le  délai  de  trois 
marées.  L'ordonnance  règle  aussi  les  droits  du  prévôt  sur  la 
police  du  fleuve  et  des  navires,  et  fixe  le  tarif  des  frais  que  le 
prévôt  et  le  greffier  doivent  percevoir. 

Lorsque  les  étrangers  ont  des  difficultés  avec  les  Bordelais, 
ils  ne  dépendent  plus  de  la  juridiction  royale,  mais  de  celle  du 
maire  et  des  jurats  de  Bordeaux.  Ceux-ci  ont  tout  droit  de 
haute  et  basse  juridiction  sur  les  bourgeois  de  Bordeaux  ;  et 
lorsqu'un  procès  a  lieu  entre  un  bourgeois  de  Bordeaux  et  un 
étranger,  le  maire  et  les  jurats  ont  seuls  la  haute  juridiction  ; 
quant  à  la  basse  juridiction,  elle  appartient  au  maire  et  aux 
jurats  si  l'étranger  est  demandeur,  et,  s'il  est  défendeur,  au 
prévôt  de  l'Ombrière  (2). 

L'hôtel  de  justice  du  maire  était  la  maison  de  la  commune 
à  Saint-Eloi,  et  son  tribunal  s'appelait  la  Cour  de  Saint-Eloi.  La 
justice  était  rendue  par  le  prévôt  de  la  ville.  Celui-ci  est  choisi 
parmi  les  jurats  par  le  maire  et  les  jurats.  Il  prête  serment  sur 
le  Fort  Saint-Seurin  de  bien  et  loyalement  remplir  son  office; 
de  rendre  bonne  justice  à  chacun  des  gens  de  la  commune  (3). 

Le  règlement  des  fonctions  du  prévôt,  et  qu'il  exerce  pour 
le  maire,  a  été  fait  par  le  maire  lui-même.  Le  2  août  1376,  Jean 
de  Molton,  maire  de  la  ville,  décide  que  les  causes  ne  seront  pas 
plaidées  par  avocats,  ni  par  écritures;  le  demandeur  exposera 
lui-même  sa  demande,  et  le  défendeur  répondra.  Le  jugement 
sera  brièvement  rendu,  et  transcrit  sur  le  livre  de  la  Cour. 

Le  prévôt  ne  connaîtra  des  procès  que  jusqu'à  50  livres; 
il  exigera  du  demandeur  la  justification  de  sa  demande, 
ou  le  refus  de  serment  fait  par  le  défendeur.  Il  ne  pourra 
pas  rendre  de  jugement  par  défaut  avant  la  fin  de  l'audience. 
Il  recevra  cinq  sols  de  la  partie  qui  sera  condamnée  (4). 

L'usage  était  établi  qu'à  côté  du  juge  de  la  Cour  de  Saint-Eloi 
siégeaient  six  ou  huit  marchands  ou  bourgeois  expérimentés 
qu'on  appelait  prud'hommes,  et  qui  étaient  les  assesseurs  du 
juge. 

(1)  Livre  des  Bouillons,  p.  383. 

(2)  Livre  des  Bouillons,  18  juin  1314,  f°  359. 

(3)  Livre  des  Bouillons,  années  1376-1389,  f°  510. 

(4)  Livre  des  Bouillons,  p.  512. 


—  182  — 

Une  fois  la  sentence  rendue  définitivement,  et  sur  appel  s'il 
y  avait  lieu,  et  après  trois  sommations  faites  au  débiteur,  les 
biens  de  celui-ci  étaient  saisis,  soit  pour  être  remis  en  gage  au 
créancier,  soit  pour  être  placés  sous  la  garde  du  juge,  et  dans 
un  certain  délai  ils  étaient  vendus  publiquement.  Le  créancier 
avait  encore  le  droit  de  faire  emprisonner  son  débiteur  dans 
les  prisons  municipales  jusqu'à  paiement  :  et  lorsque  des 
cautions  avaient  été  données,  ces  cautions  pouvaient  être  saisies 
dans  leurs  biens  et  dans  leurs  personnes,  comme  le  débiteur. 

Si  le  débiteur  était  un  marchand  étranger  ayant  un  navire 
à  Bordeaux,  le  créancier  pouvait  saisir  le  navire  et  les 
marchandises  qu'il  contenait.  On  emprisonnait  le  capitaine  et 
l'équipage.  Cependant  la  coutume  de  Bordeaux  ne  permettait 
pas  de  saisir  le  navire  lorsqu'il  était  à  moitié  chargé  par  des 
tiers.  Le  roi  Edouard  III,  par  lettres  du  14  novembre  1352, 
adressées  au  sénéchal  et  au  connétable  de  Bordeaux,  avait 
défendu  de  saisir  les  marchandises  chargées  par  des  tiers  de 
bonne  foi  (1).  Cette  défense  fut  renouvelée  par  Richard  II  le 
10  avril  1382  (2). 

On  ne  saisissait  pas  seulement  le  navire  et  les  marchandises 
du  débiteur  et  de  ses  cautions,  mais  si  le  débiteur  était  étranger, 
on  saisissait  aussi  les  biens  et  les  personnes  de  ses  compatriotes 
s'il  s'en  trouvait  à  Bordeaux.  Ces  saisies  sur  des  tiers 
constituaient  le  droit  de  représailles,  dont  nous  aurons  à  parler 
quand  nous  nous  occuperons  de  la  navigation,  droit  qui 
autorisait  le  créancier,  lorsque  les  biens  du  débiteur  étaient 
hors  de  la  puissance  du  juge,  à  les  faire  saisir  et  à  faire 
saisir  ceux  de  ses  compatriotes,  même  à  main  armée,  partout 
où  ils  pourraient  être  rencontrés. 

Ces  pouvoirs  de  juridiction  et  d'exécution  avaient  été 
reconnus  et  confirmés  en  diverses  circonstances  au  maire  et 
aux  jurats  de  Bordeaux.  Nous  nous  bornons  à  indiquer  les 
lettres  patentes  d'Edouard  III  du  20  octobre  1354,  confirmées 
par  Richard  II  le  10  avril  1382  (3)  ;  et  l'arrêt  de  la  cour  des 
Grands  Jours  de  Guienne  du  7  juillet  1366  (4). 

Quand  l'étranger  avait  une  demande  à  adresser  à  un 
marchand  bordelais,  il  devait  donc  s'adresser  au  maire. 

(1-2)  Livre  des  Bouillons,  p.  190. 

(3-4)  Livre  des  Bouillons,  p.  193.  p.  127. 


—  183  — 

Lorsque  l'étranger  débiteur  habitait  dans  sa  patrie,  le  maire 
et  les  jurats  de  Bordeaux,  protégeant  les  intérêts  du  créancier 
bordelais,  s'adressaient  aux  maires  et  aux  municipalités  de 
Londres  ou  des  autres  villes,  qui  le  plus  souvent  faisaient 
exécuter  les  décisions  judiciaires  commerciales  pour  lesquelles 
elles  étaient  requises. 

Cette  intervention  de  la  puissance  municipale  avait  aussi 
lieu  lorsque  la  dette  était  reconnue  dans  certaines  formes 
authentiques. 

A  Bordeaux,  comme  à  Londres,  existait  encore  une  antique 
institution  romaine  qui  avait  pour  but  de  donner  aux  contrats 
une  puissante  authenticité.  Tout  bourgeois,  tout  habitant, 
même  tout  étranger  avait  le  droit  de  requérir  l'enregistrement, 
à  la  mairie,  de  sa  créance.  De  même  que  les  marchands  gascons 
faisaient  enregistrera  Guildhall  leurs  créances  sur  les  Anglais, 
de  même  à  Bordeaux  les  marchands  anglais  et  flamands 
faisaient  authentiquer  leurs  créances.  Un  des  principaux  effets 
de  cet  enregistrement  était  de  conférer  au  créancier  le  droit  de 
saisie  sur  le  corps  et  sur  les  biens  de  son  débiteur,  et  de  lui 
assurer  le  puissant  concours  de  la  ville  (1). 


Article  2.  —  Monnaies. 

Il  est  à  peu  près  impossible  d'avoir  une  idée  nette  du  com- 
merce, surtout  au  moyen  âge,  à  celui  qui  ne  possède  pas  de 
notions  exactes  sur  cet  instrument  qui  mesure  et  termine  toutes 
ses  opérations,  sur  la  monnaie  métallique. 

Nous  avons  conservé  jusqu'au  commencement  de  notre  siècle 
un  système  de  monnaies  dont  les  dénominations  nous  sont 
encore  familières,  et  étaient  connues  depuis  des  siècles.  La 
livre,  le  sou,  le  denier,  ont  été  remplacés  par  les  francs  et  les 
centimes;  mais  le  franc  pour  la  plupart  des  gens  n'est  autre 
que  la  livre  et  le  sou  nous  est  encore  bien  connu.  Un  grand 
nombre  de  personnes  ne  se  doutent  pas  que  ces  mots  de  livres 
et  de  sous  représentent  des  valeurs  bien  différentes  suivant  les 
diverses  époques  pendant  lesquelles  ils  ont  été  employés  ;  et 


(\)  Delpit.  Documents  français. 


—  184  — 

nous  avons  été  souvent  témoin  de  Pétonnement  de  quelques- 
unes  d'elles  en  apprenant  par  exemple  que  le  roi  Richard  Cœur- 
de-Lion  payait  40  sous  pour  une  barrique  de  vin  ou  25  sous 
pour  un  cheval. 

Nous  n'écrivons  pas  pour  les  savants,  nous  considérons  notre 
travail  comme  une  œuvre  de  vulgarisation  ayant  pour  but  de 
porter  à  la  connaissance  du  public  les  faits  qui  se  rapportent 
au  commerce  de  Bordeaux,  et  aussi  l'explication  de  ces  faits. 
Nous  demanderons  donc  l'autorisation  de  rappeler  quelques 
notions  générales  nécessaires  pour  comprendre  et  apprécier  la 
différence  qui  caractérise  la  même  dénomination,  le  même  nom, 
donné  à  des  choses  dont  la  valeur  varie  suivant  les  époques. 

Les  métaux  monétaires,  l'or,  l'argent,  le  cuivre,  les  plus  usités, 
ont  une  double  valeur,  l'une  nominale,  l'autre  d'échange.  La 
valeur  nominale  est  celle  qui  lui  est  attribuée  par  le  gqu  vernement 
qui  fait  frapper  la  monnaie,  et  qui  détermine  le  poids,  le  titre  et 
le  nom  de  chaque  pièce  d'or,  d'argent,  de  cuivre,  ou  de  tout  autre 
métal.  La  valeur  d'échange  résulte  de  ce  que  ces  métaux  étant 
eux-mêmes  des  marchandises  et  soumis  comme  tels  aux  lois 
de  la  hausse  et  de  la  baisse,  leur  rapport  avec  la  valeur  de  ces 
marchandises  est  lui  aussi  variable,  mêmequand  la  monnaie  elle- 
même  ne  varie  pas,  c'est-à-dire  conserve  son  titre  et  son  poids. 

Mais  lorsque  ce  titre  et  ce  poids  varient,  la  valeur  de  la 
monnaie,  quoique  conservant  le  même  nom,  varie  aussi,  non 
seulement  en  elle-même,  mais  dans  ses  rapports  avec  le  prix 
des  marchandises.  Ainsi,  si  nous  donnons  le  nom  de  livre  à 
une  pièce  d'argent  du  poids  d'une  livre;  et  que  plus  tard  nous 
réduisions  le  poids  de  cette  pièce  d'argent  de  moitié,  tout  en 
lui  conservant  le  nom  de  livre,  il  est  certain  que  cette  livre 
nouvelle  ne  vaudra  réellement  que  la  moitié  de  l'ancienne,  et 
ne  pourra  payer  que  la  moitié  des  mômes  marchandises  que 
payait  la  première.  Il  est  facile  de  comprendre  le  préjudice  que 
de  pareilles  différences  de  valeurs  apportent  au  commerce. 
«  Rien  ne  doit  être  si  exempt  de  variations,  a  dit  Montesquieu, 
»  que  ce  qui  est  la  mesure  commune  de  tout.  »  «  Le  commerce 
»  par  lui-même,  ajoute-t-il,  est  très  incertain  ;  et  c'est  un  grand 
»  mal  d'ajouter  une  nouvelle  incertitude  à  celle  qui  est  fondée 
»  sur  la  nature  de  la  chose  (1).  » 

(1)  Esprit  des  Lois,  1.  XXII,  e.  m. 


—  185  — 

La  valeur  d'échange  des  monnaies  est  indépendante  des 
gouvernements;  elle  dépend  de  trois  choses  :  1°  du  poids  réel 
du  métal  ;  2°  de  sa  valeur  actuelle  en  le  considérant  comme 
marchandise  ;  3°  de  l'abondance  ou  de  la  rareté  relative  des 
monnaies  sur  les  diverses  places  de  commerce  en  relations. 

La  fixation  de  la  valeur  relative  des  monnaies  à  un  moment 
et  sur  une  place  donnés  s'appelle  le  change. 

Les  trois  siècles  dont  nous  nous  occupons  ont  été  remplis 
par  des  fluctuations  monétaires  sans  cesse  renaissantes,  parfois 
même  à  quelques  jours  l'une  de  l'autre,  et  qui  ont  amené 
non  seulement  pour  le  commerce,  mais  encore  pour  toutes  les 
opérations  de  ventes,  d'achats,  de  louages,  constituant  la  vie 
d'un  peuple  civilisé,  les  catastrophes  et  les  souffrances  les  plus 
cruelles.  Ces  mouvements  ont  été  si  brusques,  si  rapprochés, 
si  nombreux  qu'il  serait  non  seulement  difficile,  mais  presque 
impossible  d'en  faire  l'histoire  détaillée. 

Et  cependant  nous  ne  pouvons  comprendre  et  apprécier  le 
mode  d'existence  et  le  caractère  particulier  du  commerce,  si  nous 
négligeons  d'étudier  l'action  de  la  monnaie,  cet  instrument 
commercial  indispensable. 

Nous  désirerions  ne  pas  nous  borner  à  connaître  la  monnaie 
en  elle-même,  c'est-à-dire  au  point  de  vue  du  poids,  du  titre, 
de  la  valeur  d'échange  avec  les  autres  monnaies  de  l'époque; 
nous  voudrions  aussi,  et  autant  que  possible,  arriver  à  apprécier 
le  prix  et  la  valeur  des  marchandises  payées  par  ces  monnaies, 
et  à  le  comparer  avec  le  prix  et  la  valeur  des  marchandises  de 
même  nature  payées  par  nos  monnaies  actuelles. 

Ainsi  les  Rôles  gascons  nous  apprennent  que  le  roi  Henri  III 
avait  acheté  à  Gérard  Colomb,  bourgeois  de  Bordeaux,  en  1223, 
une  certaine  quantité  de  vins  à  raison  de  40  sous  la  barrique. 
Pouvons-nous  calculer  à  quelle  somme  de  notre  monnaie  actuelle 
revient  cet  achat  ? 

Si  nous  comparons  le  prix  aux  deux  époques  de  la  même 
quantité  de  métal,  nous  trouverons  que  le  marc  d'argent  en  1225 
valait  2  liv.  18  sous;  et  que  la  livre  de  cette  époque,  com- 
parée à  notre  franc  d'argent,  vaut  en  monnaie  légale  actuelle 
18  fr.  97.  Mais  nous  devons  encore  faire  entrer  en  ligne  de 
compte  un  autre  élément,  que  Leber,  et  après  lui  tous  les 
auteurs,  ont  appelé  le  pouvoir  de  V argent,  c'est-à-dire  la  valeur 
commerciale  de  l'argent  aux  deux  époques  à  comparer,  valeur 


—  186  — 

sujette  à  la  hausse  ou  à  la  baisse  suivant  diverses  circonstances, 
notamment  l'abondance  ou  la  rareté  relative  de  l'or  ou  celles  des 
marchandises  qu'il  paie. 

Suivant  Leber,  le  pouvoir  de  l'argent  en  1225  aurait  été 
de  6,  comparé  au  nôtre,  c'est-à-dire  six  fois  plus  grand.  Mais 
Leber  calculait  vers  1840,  et  depuis  cette  époque  la  baisse  des 
métaux  s'est  encore  accentuée;  et,  selon  nous,  le  pouvoir  de 
l'argent  doit  être  porté  à  9.  En  d'autres  termes,  il  faut  un 
poids  métallique  neuf  fois  plus  fort  aujourd'hui  qu'il  ne  fallait 
en  1225  pour  acheter  une  marchandise  de  même  nature. 

Sur  ces  données,  et  en  multipliant  par  9  le  chiffre  de  18  fr.  97 
que  nous  avons  trouvé  pour  le  prix  actuel  de  la  livre  de  l'an 
1225  au  prix  du  marc  d'argent  de  2  liv.  18  sols  d'autrefois,  nous 
voyons  que  le  prix  de  2  livres  par  barrique  de  vin  payé  par  le 
roi  Edouard  au  Bordelais  Colomb,  serait  représenté  en  monnaie 
actuelle  par  2  fois  18f,97  x  9,  soit  par  341  fr.  46. 

C'est  donc  en  réalité  cette  somme  qui  représente  les  40  sous 
par  barrique  payés  au  xme  siècle. 

Il  est  bien  entendu  que  diverses  circonstances  faisaient 
varier  la  valeur  relative  des  monnaies,  et  que  nos  calculs  ne 
peuvent  être  qu*approximatifs. 

Nous  nous  proposons  d'indiquer,  le  plus  rapidement  qu'il 
sera  possible  :  1°  Quelles  ont  été  les  principales  monnaies 
frappées  en  Aquitaine  ou  en  usage  dans  cette  province  pendant 
la  domination  des  princes  anglais  ; 

2°  Quelles  ont  été  les  fluctuations  si  nombreuses  des  monnaies 
à  cette  époque  et  les  altérations  qu'elles  ont  subies. 

3°  Nous  rechercherons  enfin  quels  renseignements  il  nous 
a  été  possible  d'obtenir  sur  la  valeur  comparée  de  l'argent  et 
des  marchandises  à  l'époque  anglaise  et  à  l'époque  actuelle. 

%     Ier.    PRINCIPALES    MONNAIES    FRAPPÉES    EN    AQUITAINE. 

'Nous  avons  vu  les  anciens  ducs  d'Aquitaine  faire  frapper 
des  monnaies  dans  l'étendue  de  leurs  possessions.  Lorsque, 
par  le  mariage  d'Éléonore  d'Aquitaine  avec  Henri  Plantagenet, 
les  ducs  d'Aquitaine  furent  devenus  les  rois  d'Angleterre, 
ceux-ci  firent  frapper  des  espèces  dans  les  diverses  villes  de 


-  187  — 

leurs  possessions  continentales,  et  principalement  à  Bordeaux. 
Il  y  eut  donc,  dans  la  Guienne  notamment,  une  monnaie  locale, 
frappée  par  le  roi  ou  le  duc,  et  qui  prit  le  nom  de  guyennoise. 

La  ville  de  Bordeaux  frappait  aussi  une  monnaie  municipale 
particulière  à  la  province.  Il  nous  est  difficile  d'indiquer 
exactement  les  attributions  de  la  commune  de  Bordeaux  et  celles 
des  rois  anglais  dans  la  fabrication  des  pièces  de  Bordeaux. 
Toutefois  il  paraît  probable  que  les  rois  firent  faire  celles  d'or 
et  d'argent;  et  que  la  commune  fit  faire  une  petite  partie  de  la 
basse  monnaie  d'argent,  et  toute  celle  de  cuivre,  c'est-à-dire 
celle  qu'on  appelait  alba  ou  blanche,  ou  nigra,  noire,  deux 
sortes  de  peu  de  valeur,  mais  très  usitées  à  cette  époque. 

Nous  avons  vu  qu'en  outre  des  rois,  des  grands  barons  et 
des  grandes  cités,  c'est-à-dire  des  principales  puissances  de 
l'époque,  le  droit  de  monnayage  était  aussi  exercé  parla  puis- 
sance ecclésiastique  :  les  évèques  de  Melgueil,  d'Albi,  d'Arles, 
de  Beau  vais,  et  bien  d'autres,  avaient  leurs  ateliers.  Les  arche- 
vêques de  Bordeaux  ne  paraissent  pas  avoir  exercé  ce  droit  en 
nature,  et  avoir  jamais  fait  frapper  une  monnaie  épiscopale  ; 
du  moins  il  n'en  existe  aucun  type  connu.  Mais  s'ils  n'eurent  pas 
d'atelier,  leur  droit  n'en  fut  pas  pour  cela  méconnu,  et  les  ducs 
d'Aquitaine  consentirent  à  partager  avec  eux  les  produits  du 
monnayage.  La  charte  de  Sanche,  de  1027,  qui  reconnaît  à  l'église 
Saint-André  de  Bordeaux  le  tiers  de  ces  profits  du  souverain,  fait 
remonter  cette  donation  à  Charlemagne  et  à  Pépin. 

Nous  avons  vu  cet  état  de  choses  confirmé  en  1036,  en  1088 
et  en  1097,  par  Béranger  et  par  Guillaume,  ducs  d'Aquitaine. 

Il  ne  fut  pas  modifié  pendant  la  période  anglaise,  malgré 
quelques  tentatives  faites  par  les  rois  d'Angleterre  pour  s'y 
soustraire.  Ainsi,  en  1275,  Philippe  le  Hardi,  roi  de  France, 
intervint  comme  seigneur  suzerain.  Par  ses  lettres  patentes  il 
rappela  que  le  chapitre  Saint-André  avait  droit  au  bénéfice  du 
tiers  de  la  monnaie  qui  se  fabriquait  à  Bordeaux;  que  le  roi 
d'Angleterre,  duc  de  Guienne,  avait  fait  transporter  l'atelier 
des  monnaies  à  Langon  pour  priver  le  chapitre  de  son  revenu. 
La  lettre  royale  estime  ce  revenu  à  7,000  livres,  et  condamne 
les  officiers  du  duc  de  Guyenne  à  payer  les  arrérages.  Ces 
ordres  furent  confirmés  en  1283  (1). 

(1)  Archiv.  de  la  Gironde.  Ghap.  Saint-André,  G  336. 


—  188  — 

Les  rois  d'Angleterre  reconnurent  eux-mêmes  et  confir- 
mèrent à  diverses  reprises  les  droits  de  l'archevêque  et  du 
chapitre. 

Une  ordonnance  de  Richard  de  Havering,  connétable  de 
Bordeaux,  fut  rendue  en  1307,  pour  faire  payer  à  l'archevêque 
et  au  chapitre  leur  tiers  sur  les  monnaies,  évalué  à  3G5  livres 
7  sous  6  deniers.  Pareille  ordonnance  fut  confirmée  en  1309, 
par  le  sénéchal  de  Gascogne  (1). 

En  1333,  le  sénéchal  Olivier  de  Irigham  et  le  connétable 
John  Travers  reconnurent  pour  le  roi  les  droits  du  chapitre  et 
de  l'archevêque,  et  un  traité,  approuvé  par  le  roi,  intervint  entre 
toutes  les  parties  et  fixa  à  4,000  livres  le  chiffre  des  arrérages. 
Le  10  juin  1335,  le  roi  Edouard  III  ordonna  à  Olivier  de  Ingham, 
sénéchal,  et  à  Nicolas  de  Ususmaris,  connétable,  de  commu- 
niquer au  chapitre  les  comptes  de  la  monnaie  pour  fixer  le 
chiffre  du  prélèvement  du  tiers  du  bénéfice  (2). 

En  1374,  le  fils  du  roi  d'Angleterre,  Jean,  duc  de  Lancastre, 
lieutenant  du  roi  en  Aquitaine,  s'appuyant  sur  les  chartes  et 
Ici  lies  patentes,  confirma  les  droits  de  l'archevêque  et  du 
chapitre  (3). 

Il  en  fut  ainsi  jusqu'à  la  fin  de  cette  époque,  en  1451,  où  les 
donations  précédentes  furent  confirmées  par  le  roi  de  France 
Charles  VII. 

La  monnaie  royale,  ou  plutôt  ducale,  et  celle  de  la  ville  sont 
donc  les  seules  qui  aient  été  frappées  à  Bordeaux. 

Nous  venons  de  dire  que  la  monnaie  municipale  paraît 
n'avoir  eu  d'importance  que  pour  les  pièces  de  peu  de  valeur 
métallique  ;  nous  devons  ajouter  qu'il  ne  nous  a  pas  été  possible 
de  fixer  l'époque  à  laquelle  avait  commencé  ce  monnayage. 
Nous  inclinons  toutefois  à  la  faire  remonter  jusqu'aux  temps 
où  après  la  dissolution  de  l'Empire  romain  et  pendant  les 
invasions  barbares,  l'antique  cité,  conservant  et  étendant  les 
traditions  de  la  municipalité  romaine,  mais  n'ayant  plus  à 
tenir  compte  du  pouvoir  central  dont  les  liens  étaient  dénoués, 
avait  accentué  sa  vie  propre  et  indépendante,  dont  les  intérêts 
étaient  souvent  distincts  de  ceux  de  ses  comtes  et  de  ses  ducs, 

(1)  Archiv.  de  la  Gironde.  Chap.  Saint-André,  G  337. 

(2)  Gat.  Rôles  gasc,  1334, 10  avril.  Edward  III.  F°  81.  —  Rymer,  1335,  f°  909. 

(3)  Archiv.  de  la  Gironde.  Chap.  Saint-André,  G  337. 


—    189  — 

comme  la  puissance  municipale  elle-même  était  distincte  du 
gouvernement  politique. 

Bordeaux,  place  de  commerce  dont  l'importance  croissait 
de  jour  en  jour,  ne  se  servait  pas  seulement  des  monnaies 
locales  ou  nationales,  frappées  en  Guienne,  mais  aussi  des 
monnaies  anglaises  qui  offraient  ordinairement  le  même  type, 
et  qu'imposait  d'ailleurs  le  mouvement  commercial,  de  même 
que  ce  mouvement  comprenait  les  espèces  françaises,  et  celles 
de  Flandre,  d'Espagne  et  d'Italie. 

On  a  essayé  d'apprécier  la  quantité  des  métaux  précieux 
employés  à  cette  époque  aux  besoins  de  la  monnaie.  Nous 
renvoyons  sur  ce  sujet  aux  ouvrages  spéciaux.  Nous  nous 
bornons  à  faire  remarquer  que  sur  le  stock  d'or  et  d'argent 
alors  existant,  une  forte  proportion  était  employée  à  d'autres 
usages.  L'orfèvrerie  en  faisait  un  grand  emploi  pour  le  service 
des  églises  où  s'accumulaient  des  vases,  des  lampes,  des 
statues,  des  ornements  d'or  et  d'argent,  des  étoffes  chargées 
de  ces  métaux.  Il  n'en  était  pas  fait  un  moindre  emploi  pour 
les  bijoux,  la  vaisselle  et  les  vêtements  des  rois  et  des  seigneurs. 
La  portion  des  métaux  affectée  à  la  monnaie  était  rare  et 
souvent  insuffisante.  Il  était  difficile  de  réunir  la  quantité 
de  pièces  d'or  ou  d'argent  nécessaire  pour  effectuer  de  gros 
paiements.  Lorsqu'il  fallut  payer  la  rançon  de  Richard  Cœur- 
de-Lion,  fait  prisonnier  en  Allemagne;  celle  du  roi  saint  Louis, 
fait  prisonnier  en  Egypte,  ou  même  plus  tard  celle  du  roi  de 
France,  Jean,  il  fut  impossible  de  grouper  assez  de  pièces  d'or 
et  d'argent;  et  il  fallut  recourir  à  la  vaisselle  et  aux  joyaux  des 
nobles,  ainsi  qu'aux  ornements  des  églises. 

Il  était  peu  facile  en  Guienne  de  se  procurer  les  métaux 
monétaires.  Les  rivières  des  Pyrénées  ne  contenaient  dans 
leurs  sables,  mal  travaillés  d'ailleurs,  que  de  petites  parcelles  de 
paillettes  d'or.  L'argent,  mêlé  au  plomb  et  à  d'autres  alliages 
dans  quelques  mines  des  Pyrénées  ou  du  Rouergue,  était  rare 
et  mal  exploité. 

La  monnaie  ne  jouait  donc  pas  le  rôle  prépondérant  dans  le 
mouvement  commercial,  et  ne  servait  le  plus  souvent  que 
comme  mesure  ou  instrument  de  compte  pour  faciliter 
l'échange.  Ainsi  voyons-nous  dans  les  documents  contemporains 
que  nous  avons  étudiés,  notamment  dans  les  comptes  de 
l'archevêché,  et   même  longtemps  après  clans   les  actes  des 


—  190  — 

notaires,  une  quantité  considérable  de  transactions  dans  les- 
quelles par  exemple  100  aunes  de  drap  valant  tant  de  nobles 
d'or,  sont  vendues  pour  telle  ou  telle  quantité  de  vins  valant 
le  même  nombre  de  nobles  d'or. 

La  monnaie  d'or  pouvait  donc  être  considérée  plutôt  comme 
une  monnaie  de  compte  que  comme  de  circulation  réelle.  Les 
principales  de  ces  monnaies  étaient  étrangères  et  avaient  été 
introduites  à  la  suite  des  croisades.  C'était  le  besant  grec  et  le 
dinar  arabe,  à  peu  près  du  même  poids  (2  grammes  9032), 
valeur  intrinsèque  10  francs  or  fin  (1). 

A  l'exception  de  l'emploi  de  la  monnaie  d'argent  courante, 
les  forts  paiements  se  faisaient  en  lingots.  L'unité  de  poids  de 
ces  lingots  n'était  plus  la  livre  de  Charlemagne,  mais  le  marc, 
la  moitié  de  la  livre.  La  livre  ancienne  était  devenue  une 
simple  monnaie  de  compte,  divisée  en  20  sous  de  12  deniers 
chacun. 

Le  marc  parait  avoir  été  usité  en  France  vers  1075.  C'est  à 
partir  du  règne  de  Philippe  Ier  que  son  usage  est  devenu 
général.  Le  nom  de  cette  mesure  de  pesanteur  serait  d'origine 
germanique,  et  il  se  rencontre  dans  les  chartes  saxonnes 
d'Angleterre  dès  857  et  881. 

Mais  le  marc,  pas'  plus  que  la  livre,  n'avait  le  même  poids 
et  par  suite  la  même  valeur  d'or  ou  d'argent  dans  toutes  les 
contrées  où  il  était  adopté.  Les  souverains  avaient  échoué 
dans  leurs  diverses  tentatives  pour  établir  une  seule  mesure, 
un  seul  poids  et  une  seule  monnaie.  Autrefois  Charlemagne  et 
Charles  le  Chauve  n'avaient  pu  atteindre  ce  but.  Plus  tard  en 
France  saint  Louis  et  Philippe  le  Long  ne  furent  pas  plus 
heureux. 

En  Angleterre  et  en  Aquitaine  on  n'obtint  pas  de  meilleurs 
résultats.  L'unité  des  poids  et  mesures  avait  été  vainement 
promise  aux  barons  anglais  par  la  Grand'Charte.  Le  roi  Jean 
fut  impuissant.  Le  20  février  1317  le  roi  Edouard  III  essaya  de 
nouveau,  et  ordonna  de  ne  se  servir  dans  tout  le  royaume  que 
de  la  mesure  royale  (2). 

Le  poids  du  marc  n'était  pas  le  même  dans  les  contrées  qui 
formaient  l'ancienne  Gaule  et  qui  sont  aujourd'hui  la  France. 

(1)  Pigeonneau.  Hist.  du  Commerce,  t.  I. 

(2)  Rymer.  4317,  f°  816  :  «  Quod  per  totum  regnum  una  mensura  habeatur.  » 


—  191  — 

Les  registres  de  la  Chambre  des  comptes  de  Paris  constatent  ces 
poids  différents  du  marc  :  «  Au  royaume  souloit  avoir  4  marcs, 
»  c'est  assavoir  :  le  marc  de  Troyes,  qui  poise  14  sols  2  deniers 
»  esterlings  de  pois  ;  le  marc  de  Limoges,  qui  poise  13  sols 
y>  3  oboles  esterlings  de  pois  ;  le  marc  de  Tours,  qui  poise 
»  12  sols  21  deniers  de  pois  ;  le  marc  de  La  Rochelle,  dit 
»  d'Angleterre,  qui  poise  13  sols  4  deniers  esterlings  de 
»  pois.  » 

En  France,  le  marc  de  Paris  était  le  même  que  celui  de 
Troyes,  et  était  devenu  le  type  auquel  on  rapporte  ordinairement 
les  prix  anciens.  Les  règles  du  marc  de  Paris  le  divisaient  en 
8  onces,  Fonce  en  8  drachmes;  la  drachme  valait  3  deniers  et 
chaque  denier  24  grains  ;  le  marc  valait  donc  8  onces,  ou 
64  drachmes,  ou  192  deniers  ou  scrupules,  ou  4,608  grains. 

Le  marc  de  Troyes. et  de  Paris  était  plus  grand  que  le  marc 
de  La  Rochelle  ou  marc  anglais,  dit  Ducange,  de  10  esterlings 
qui  doivent  peser  3  oboles  qui  valent  2  sous  6  deniers. 

Ce  marc  anglais  ou  de  La  Rochelle  était  compté  pour  13  sols 
et  4  deniers  sterling.  Mathieu  Paris  nous  donne  cette  indication 
pour  l'année  1235  (1  ).  Rymer  nous  donne  la  même  pour  1286  (2). 
Le  roi  de  Norwège  reçut  en  prêt  du  roi  Edouard  d'Angleterre 
2,000  marcs  nouveaux  comptés  en  sterlings:  «  Très  decim 
»  solidis  et  quatuor  denariis  pro  qualibet  marcà  computatis.  » 
En  poids  actuels,  le  marc  de  Paris  et  celui  de  Troyes  pesaient 
244  grammes  752  ;  le  marc  de  Tours  223  grammes  39  ;  le 
marc  de  Limoges  226  grammes  28;  et  celui  de  La  Rochelle  ou 
marc  anglais  "229  grammes  85. 

Ducange  expose  les  variations  considérables  du  prix  du 
marc  d'or  et  du  marc  d'argent  de  1306  à  1453,  pendant 
l'époque  dont  nous  nous  occupons.  Il  est  impossible  de  déduire 
de  ces  variations  un  prix  moyen  quelconque  du  marc  d'or  et 
du  marc  d'argent  (3). 

Dans  ce  lingot,  marc  d'or  ou  d'argent,  poids  de  Paris  ou 
poids  d'Angleterre,  il  a  été  taillé,  suivant  les  époques,  une  plus 
ou  moins  grande  quantité  de  pièces  monétaires.  Les  registres 
de  la  Chambre  des  comptes  de   Paris  ont  permis  de  suivre, 

1)  Mathieu  Paris,  anno  1235,  f<>  286. 

2)  Rymer,  anno  1286,  t.  II,  p.  337. 
(3)  Ducan»e.  f°  273. 


—  192  — 

depuis  le  xne  siècle,  les  modifications  de  poids  et  de  titre  de  la 
monnaie  en  France,  et  d'en  dresser  des  tables  sur  lesquelles 
nous  aurons  occasion  de  revenir.  Nous  nous  bornons  en  ce 
moment  à  donner  les  indications  nécessaires  pour  avoir  une 
idée  générale  de  la  situation  monétaire  de  l'Aquitaine 
anglaise. 

Nous  aurons  à  nous  occuper,  pour  l'appréciation  de  la  valeur 
de  ces  monnaies,  non  seulement  du  poids,  mais  du  titre, 
c'est-à-dire  de  la  proportion  de  métal  pur  et  cl  alliage.  Le  titre 
de  l'or  fin  s'estimait  au  karat,  et  celui  de  l'argent  au  denier. 
L'or  fin  se  composait  de  24  karats,  et  l'argent  fin,  ou  argent 
de  roi,  se  composait  de  12  deniers,  chacun  de  24  grains.  La 
valeur  réelle  de  la  monnaie  variait  selon  le  poids  et  le  titre. 

L'or  et  l'argent  étant  les  deux  métaux  employés  aux 
paiements,  le  rapport  de  leur  valeur  éprouvait  dès  cette 
époque  certaines  variations  que  nous  aurons  occasion  de 
signaler. 

Pendant  l'époque  où  les  rois  d'Angleterre  étaient  aussi  ducs 
d'Aquitaine,  les  monnaies  en  usage  à  Bordeaux  n'étaient  pas 
seulement  les  monnaies  locales,  frappées  en  Guienne,  mais 
aussi  les  monnaies  anglaises  qui  y  avaient  cours  légal,  et  les 
monnaies  étrangères  qu'importait  un  mouvement  commercial 
toujours  croissant,  et  principalement  celles  de  France,  de 
Flandre,  d'Espagne  et  d'Italie. 

Dans  les  possessions  anglaises  situées  sur  le  territoire 
de  notre  France  actuelle,  on  frappait  des  monnaies  non 
seulement  à  Bordeaux,  mais  à  Poitiers,  à  Limoges,  à  La 
Rochelle,  à  Bergerac,  à  Bayonne,  quelquefois  à  Langon  ou 
à  La  Réole.  Nous  ne  nous  occuperons  ici  que  des  monnaies 
bordelaises. 

Le  type  de  ces   monnaies  devait  d'ailleurs  être  le  même. 
Ainsi  le  14  décembre  1351  Edouard  III  avait  ordonné  que  toutes 
les  pièces  frappées  en  Gascogne  fussent  semblables  aux  pièces- 
frappées  à  Bordeaux  (1).  Il  mandait  au  sénéchal  de  Gascogne 
et  au   connétable  de  Bordeaux  de  faire  faire  à  Bayonne  des 

(4)  Cat.  Rôles  gasc,  f°  127.  —  Rymer,  pars  I,  1°  107.  —  Livre  des  Bouillons, 
f°  151  :  «  Quod  omnes  monetae  in  ducatu  Aquitanise  sint  ejusdem  ponderis  et 
alaiae  sicutest  moncta  nostra  Burdigalae.  » 


—  193  — 

monnaies  semblables  à  celles  de  Bordeaux  (1).  Il  avait  permis 
en  1349  au  comte  de  Lancastre  de  fabriquer  monnaie  à 
Bergerac,  mais  à  condition  qu'elle  serait  aussi  forte  que  celle 
d'Aquitaine  (2). 

Le  prince  de  Galles  établit  des  ateliers  à  La  Rochelle,  en 
Poitou,  en  Limousin,  en  Périgord,  en  Quercy,  en  Agenais,  en 
Bigorre,  dans  les  Landes  et  à  Bayonne,  comme  à  Bordeaux. 

Les  souverains  anglais  conservaient  d'ailleurs  avec  un  soin 
jaloux  le  monopole  du  monnayage,  qui  leur  rapportait  de 
beaux  bénéfices,  et  ne  consentaient  que  rarement  à  le  déléguer. 
Nous  ne  connaissons  qu'une  exception  à  ce  fait,  c'est  la 
concession  faite  en  1376,  renouvelée  en  1380,  pour  un  an,  au 
duc  de  Lancastre,  de  faire  des  monnaies  à  Bergerac,  à  Dax  et 
à  Bayonne  ;  mais  il  lui  était  expressément  défendu  de  les 
marquer  aux  coins  d'Angleterre  et  de  Guienne  (3). 

Occupons-nous  de  la  monnaie  faite  à  Bordeaux. 

L'atelier  de  Bordeaux  paraît  avoir  été  commun  aux  deux 
autorités  qui  fabriquaient  la  monnaie  dans  cette  ville,  le  roi  et 
la  ville. 

Cet  atelier,  ou  hôtel  de  monnaies,  domus  in  quâ  moneta  fieri 
consuevit,  était,  au  commencement  du  xme  siècle,  situé  sur  la 
place  Saint-Projeit.  Il  y  était  encore  en  1262,  et  appartenait  à 
la  ville  (4).  Il  fut  transporté  en  1305  sur  la  place  de  l'Ombrière, 
et  construit  sur  un  terrain  appartenant  à  la  ville  que  le  maire 
et  les  jurats  concédèrent  temporairement  au  connétable  John 
de  Havering,  pour  y  faire  une  monnaie  nouvelle  tant  pour 
compte  du  roi  que  pour  eelui  de  la  ville  (5). 

Cet  hôtel  ou  atelier  provisoire  était  en  bois  couvert  de 
tuiles.  Il  existait  encore  en  1320,  époque  à  laquelle  Jean  de 
Haustède,  connétable  de  Guienne,  reconnut  le  droit  de  propriété 
de  la  ville,  et  obtint  la  prolongation  de  la  concession  parce 
qu'on  était  en  train  de  frapper  des  monnaies  (6).  Il  paraît  même 
qu'il  resta  fort  longtemps  dans  le  même' local,  car  Baurein,  au 

(1-2)  Rymer,  v.  III,  pars  I,  f<«  213,  183. 

(3)  Delpit.  Dorant,  français,  f°  198. 

(4)  Livre  des  Bouillons,  fos  368-370  :  Enquête  sur  les  propriété;  de  la  ville. 

(5)  Livre  des  Bouillons,  f"  470  :  «  Ad  decudendum,  seu  fabricandum... 
monetani  novam  dicti  domini  régis  et  ducis,  tune  per  dictum  senescallum,  et  nos 
ibidem  fabricandum.  » 

(6)  Livre  des  Bouillons,  loc.  cit.,  f°  470. 


—  194  — 

xvnie  siècle,  nous  parle  de  la  démolition  de  l'hôtel  des  monnaies 
qui  était  sur  la  place  de  POmbrière,  et  au-dessus  du  mur  de 
l'ancienne  enceinte  delà  ville  (1). 

L'officier  chargé  de  l'exécution  des  ordres  du  roi  relatifs  aux 
monnaies  et  de  la  surveillance  de  la  fabrication  était  le  conné- 
table de  Guienne,  qui  était  spécialement  chargé  de  tout  ce  qui 
regardait  les  finances.  Le  roi  avait  dans  ce  qu'on  appelait 
hôtel,  chambre  ou  table  de  la  monnaie  de  Bordeaux,  les  coins 
sur  lesquels  se  frappaient  les  pièces  de  métal.  Il  nommait 
souvent  lui-même  le  gardien  spécial  de  ces  coins,  ainsi  que  les 
chefs  de  la  fabrication  ou  maîtres  de  la  monnaie  ;  quelquefois 
il  en  laissait  la  nomination  au  connétable  ou  au  sénéchal. 

C'est  ainsi  que  le  4  octobre  1313  le  roi  Edouard  II  nommait 
Pierre  de  la  Porte,  gardien  des  coins  et  de  la  monnaie  (2). 

Nous  ne  trouvons  pas  trace  de  la  participation  de  la  ville 
dans  ces  nominations,  tandis  que  nous  trouvons  de  nombreux 
exemples  de  celles  faites  directement  par  le  roi,  surtout  à  partir 
du  xive  siècle,  c'est-à-dire  du  moment  où  la  fabrication  parait 
avoir  été  le  plus  active.  En  l'année  1354,  Edouard  III  nommait 
Pierre  de  la  Cropte  monétaire  pour  le  duché  d'Aquitaine; 
en  1357,  Pierre  Yernhes;  en  1358  encore  Pierre  de  la  Cropte. 
Gérard  de  Mente  était  nommé  en  1380  par  Richard  II  (3). 
A  la  fin  de  l'époque  anglaise,  ces  nominations  se  multiplient. 
Le  7  mai  1422,  le  roi  Edouard  VI  nomme  William  Parages 
comme  seul  monétaire  dans  le  château  de  POmbrière  et  pour  la 
cité  de  Bordeaux  (4).  En  1437,  il  institue  Jean  Maucamps  (5) 
pour  être  un  des  monétaires  ;  mais  le  maître  en  titre  d'office 
était  alors  noble  Jehan  de  la  Tousche,  dont  l'office  fut  donné 
par  le  roi  le  2  mars  1438  à  Johan  Amanieu,  homme  d'armes  (6). 

Peu  après,  en  1439,  nous  voyons  Pierre  Macanan,  seul 
monétaire  à  Bordeaux;  en  1447,  Baldwing  Doddyng,  aussi  seul 
monétaire;  et  en  1451,  encore  Pierre  Macanan,  qui  fut  le 
dernier  monétaire  anglais. 

Ainsi  la  fabrication  à  Bordeaux  s'opérait  sur  les  coins  du 
roi,  dont  la  surveillance  était  confiée  à  un   gardien,  et  par 

(1)  Baurein,  IV,  p.  420. 

(2)  Cat.  Rôles  gasc.  4313-14,  f°  44.  «  De  custodia  cuneorum  et  monetae 
Burdegalee.  » 

(3)  Cat.  Rôles  gasc,  fo«  132,  438.  167. 

(4-5-6)  Cat.  Rôles  gasc,  (os  204,  218,  221,  231..  234. 


—  195  — 

l'œuvre  des  maîtres  ou  entrepreneurs  des  monnaies.  Les 
conditions  de  cette  fabrication  étaient  réglées  entre  le  roi  ou 
ses  officiers  et  les  maîtres  par  des  contrats  synallagmatiques 
ou  endentures  qui  déterminaient  la  quantité  de  pièces  d'or  ou 
d'argent  qui  devaient  être  taillées  dans  chaque  marc  pesant 
d'or  ou  d'argent,  l'alliage  de  métal  inférieur,  le  bénéfice  du 
monnayeur,  et  la  redevance  qu'il  avait  à  payer  au  roi.  Nous 
aurons  occasion  de  citer  quelques-uns  de  ces  traités. 

Les  maîtres  de  ces  ateliers  obtenaient  ordinairement  des 
bénéfices  considérables  et  arrivaient  à  de  grandes  situations. 
L'histoire  locale  a  conservé  le  nom  de  cette  famille  des  Monadey 
ou  Moneder  qui  parait  avoir  exercé  pendant  longtemps  ces 
fonctions  de  maîtres  de  la  monnaie,  qui  a  compté  plusieurs  de 
ses  membres  parmi  les  maires  de  la  ville,  et  qui,  comme  les 
Vigier,  les  Solers,  les  Colomb  et  quelques  autres,  figurait  parmi 
les  plus  puissantes  de  ces  familles  de  bourgeois  qui  s'alliaient 
aux  plus  nobles  et  aux  plus  hauts  barons  de  la  contrée,  et 
marchaient  de  pair  avec  ces  derniers.  Les  Macanan,  qui  closent 
la  liste,  avaient  une  importance  presque  égale  à  celle  des 
Monadey,  quoique  plus  récente. 

Les  ouvriers  monnayeurs  eux-mêmes,  quoique  souvent 
étrangers,  jouissaient  de  tous  les  privilèges,  avantages  et 
exemptions  d'impôts  des  bourgeois  de  Bordeaux.  On  leur 
accordait  des  faveurs  spéciales,  que  les  rois  maintenaient  avec 
soin.  Le  24  novembre  1321,  Edouard  II  ordonnait  de  les 
maintenir  dans  les  libertés  qu'ils  avaient  au  duché  d'Aquitaine. 
En  1354,  Edouard  III  recommandait  de  les  protéger;  en  1355, 
il  écrivait  au  maire  et  aux  jurats  de  Bordeaux  de  veiller  à 
ce  que  les  ouvriers  monétaires  de  cette  ville  jouissent  de  tous 
les  droits  et  privilèges  des  bourgeois  (1). 

Le  6  mai  1365,  il  renouvelait  ses  recommandations. 

Il  en  était  de  même  pour  le  roi  Henri  VI,  le  23  octobre  1423. 

Nous  allons  indiquer  quelles  étaient  les  diverses  monnaies 
d'or  et  d'argent  frappées  en  Aquitaine  sous  la  domination 
anglaise. 


(I)  Cat.  Rôles  gascons,  f°s  57,  131,  153.  —  Kymer,  1355,  f°  295. 


196  — 


MONNAIES    D  OR 


Nous  ne  connaissons  pas  de  types  de  monnaies  d'or  frappées 
à  Bordeaux  sous  les  premiers  rois  d'Angleterre,  ducs  de 
Guienne,  c'est-à-dire  Henri  II,  Richard  Cœur-de-Lion  et  Jean- 
sans-Terre.  Il  est  même  probable  qu'on  se  servait  dans  les 
transactions  importantes  des  monnaies  d'or  d'Angleterre,  de 
France  et  d'Espagne,  ou  des  lingots  pesés  au  marc,  et  pour 
les  affaires  ordinaires  des  espèces  d'argent  et  de  cuivre. 

En  France,  Philippe-Auguste  avait  ramené  la  monnaie  à 
deux  types,  celui  de  Paris  et  celui  de  Tours.  Ces  deux  sortes 
de  monnaies  n'avaient  pas  la  même  valeur;  pour  faire  1  livre 
parisis,  il  fallait  20  sous  parisis  et  25  sous  tournois.  La  monnaie 
de  Tours  avait  été  adoptée  dans  les  contrées  voisines  de  cette 
ville,  et  surtout  dans  celles  situées  au  sud  de  la  Loire.  Elle 
était  préférée  à  celle  de  Poitiers  ou  de  Bordeaux.  Une  charte 
d'Edouard  II,  citée  par  Rymer,  dit  qu'il  fallait  30,000  livres 
chipotines  de  Poitiers  ou  de  Bordeaux  pour  faire  24,000  livres 
petites  de  Tours  (1). 

Aussi  voyons-nous  le  roi  Henri,  de  crainte  que  la  monnaie 
bordelaise  subisse  une  dépréciation,  ordonner  le  2  août  1228,  au 
sénéchal  de  Gascogne,  Henri  de  Trubeville,  de  veiller  à  ce 
qu'elle  eût  le  même  poids  et  le  même  titre  que  celle  de  Tours  (2). 

Quelques  années  plus  tard,  les  monnayeurs  de  Bordeaux 
paraissent  avoir  altéré  le  poids  et  le  titre  des  monnaies. 
L'existence  de  ces  mauvaises  monnaies  amena  des  plaintes 
extrêmement  vives  adressées  au  roi  Edouard  Ier  par  le  clergé, 
les  nobles  et  les  commerçants  de  la  province.  Aussi  le  roi 
ordonna-t-il  à  son  sénéchal  de  Guienne  de  mettre  un  terme  à  ces 
abus  (1282)  ;  et  en  1289,  il  ordonna  la  suppression  de  la  monnaie 
faible  et  la  mise  en  circulation  d'une  monnaie  plus  forte  (3). 

A  cette  époque,  les  souverains  eux-mêmes  faisaient  fabriquer 
des  monnaies  falsifiées,  et  la  Guienne  comme  l'Angleterre  en 

(1)  Ducange.  V°  Libra  Chipotensis.  —  Rymer,  vol.  III,  i'°  626. 

(2)  Rymer,  I,  f°  192.  «  Mandamus  vobis  quod  monetam  Burdegalœ  facialis 
de  lege  et  pondère  Turonensis.  » 

(3)  Cat.  des  Rôl.  gasc.  4282,  M  novembre,  et  I289.  «  De  procJamatione 
facienda  apnd  Burdigalam  quod  veteres  monetae  non  currebunt  ultra  festum 
Sancti  Martini,  ratione  nova1  monelœ.  » 


—  19?  — 

étaient  infestées.  En  1300,  le  26  mars,  nouvelle  ordonnance  du 
roi  Edouard  Ier  pour  empêcher  le  cours  de  ces  monnaies 
dépréciées  qu'on  appelait  des  polardes  et  des  croquardes,  et 
pour  ordonner  qu'un  denier  de  ces  monnaies  ne  fût  reçu  que 
pour  une  obole,  et  deux  deniers  pour  un  sterling,  jusqu'à  la 
fête  de  Pâques,  et  qu'à  partir  de  ce  jour  nulle  monnaie  autre 
que  celle  des  sterlings  du  coin  du  roi  ne  pût  être  reçue  (1). 

La  Guienne  était  alors  dans  les  mains  du  roi  de  France 
Philippe  le  Bel,  qui  devait  recevoir  et  mériter  le  titre  de  faux- 
monnayeur  royal.  Pendant  les  premières  années  de  son  règne, 
il  ne  s'était  pas  écarté  du  système  des  excellentes  monnaies 
de  saint  Louis,  qui  avaient  conquis  et  devaient  longtemps 
conserver  une  grande  et  légitime  réputation.  Mais  il  ne  tarda 
pas  à  chercher  dans  l'altération  des  espèces  un  remède  au 
délabrement  des  finances.  Pendant  qu'il  occupa  la  Guienne,  de 
1295  à  1303,  Philippe  y  introduisit'  des  mauvaises  monnaies 
de  France,  auxquelles  il  donna  cours  légal  à  Bordeaux;  et  il 
interdit  celles  d'Angleterre  et  d'Aquitaine  qui  avaient  meilleurs 
titres  et  poids.  Même  après  qu'il  eut  été  obligé  de  restituer 
cette  dernière  province,  il  n'en  maintenait  pas  moins,  comme 
suzerain,  ses  prohibitions  contre  la  monnaie  des  rois  anglais, 
malgré  les  demandes  répétées  que  lui  adressait  Edouard  (2). 

La  monnaie  d'or  de  saint  Louis,  à  Vaignel  ou  mouton  d'or, 
valait  dix  sols  parisis;  mais,  malgré  l'accord  fait  en  1303  par 
les  gens  des  bonnes  villes  pour  le  fait  des  monnaies,  rapporté 
par  Ducange,  et  qui  avait  eu  pour  but  de  le  ramener  à  cette 
valeur,  Philippe  le  Bel  avait,  par  statut  de  mars  1310,  ordonné 
de  forger  monnaie  d'or  qui  serait  «  appelée  à  l'aignel,  comme 
»  du  temps  du  roi  saint  Louis,  notre  ayeul  »,  mais  qui  devait 
avoir  cours  pour  16  sols  parisis.  Le  mouton  d'or  ou  aignel 
ne  revint  à  sa  véritable  valeur  que  par  l'ordonnance  de  Louis 
le  Hutin  du  15  janvier  1315  :  «  Parce  que  c'est  notre  volonté  de 
»  garder  les  ordonnances  de  Mons.  saint  Louis,  nous  avons  fait 
»  regarder  en  nos  registres  sur  le  fait  de  la  monnoie  de  l'or,  et 
»  nous  avons  trouvé  que  il  fit  faire  le  denier  d'or  que  l'on 
»  appelle  à  l'aignel,  et  le  fit  adjuster  le  plus  léalement  qu'il 
»  pot,  et  qu'il  eut  cours  pour  10  sols  parisis  tant  seulement.  » 

(I)  Rymcr,  v.  I,  pars  II,  f°  919. 
(2)Rymer,  v   11,  pais  I,  I  •*  240,  250. 


—  198  — 

Outre  la  monnaie  d'or  française,  un  autre  type,  d'origine 
italienne,  était  usité  dans  le  commerce  de  Bordeaux.  C'était  le 
florin.  Les  républiques  italiennes,  dont  les  croisades  avaient 
singulièrement  favorisé  le  commerce,  avaient  de  bonne  heure 
compris  que  l'instrument  commercial  par  excellence,  le  signe 
de  toutes  les  valeurs,  devait  être  invariable  pour  être  respecté. 
Florence  avait  fait  frapper  une  monnaie  d'or  qui  portait  le 
nom  de  florin.  Le  florin,  à  la  taille  de  huit  à  l'once,  fut  bientôt 
adopté  par  toutes  les  nations  commerçantes.  C'est  ce  type  et 
ce  nom  que  les  rois  anglais  allaient  adopter  pour  les  pièces 
frappées  en  Aquitaine. 

Les  mémoires  adressés  de  Bordeaux,  en  1325,  à  Hugues 
le  Despenser  et  dont  parle  M.  Delpit,  indiquent  que  le  numéraire 
d'or  était  rare,  et  que  pour  maintenir  les  bonnes  dispositions 
des  habitants  pour  les  Anglais,  il  était  urgent  de  fabriquer  des 
espèces  d'or  en  quantité  suffisante  (1).  Le  3  juillet  1326,  le  roi 
Edouard  en  son  conseil  ordonna  qu'il  serait  frappé  une  nouvelle 
monnaie  en  Aquitaine,  dont  la  livre  contînt  17  deniers  de  poids. 

Ce  type,  frappéen  1327,  prit  le  nom  de  florin  d'or  d'Aquitaine, 
et,  à  l'imitation  de  celui  de  Florence,  portait  la  figure  de  saint 
Jean-Baptiste.  Cette  excellente  monnaie,  dit  Y Anglo-French 
Coinage,  pesait  65  1/2  Paris  marc  grains,  et  était  au  titre  de 
23  3/4  carats  or  fin  et  1/4  d'alliage,  soit  975  millièmes  d'or  fin. 

Les  florins  de  ce  type  furent  en  usage  longtemps  encore 
après  qu'on  eut  cessé  d'en  frapper  pour  adopter  une  marque 
nouvelle  et  des  noms  nouveaux.  Un  important  mouvement 
monétaire  s'opérait  en  effet  au  milieu  du  xive  siècle. 

Le  2  mars  1344,  le  roi  Edouard,  de  l'avis  des  grands  et  des 
communes  du  royaume  d'Angleterre,  ordonna  qu'il  serait 
frappé  une  nouvelle  monnaie  d'or  et  d'argent.  Il  en  indiqua  le 
titre  et  le  poids  ainsi  que  son  rapport  avec  le  florin  qu'elle  allait 
remplacer.  Il  décrivit  trois  types  nouveaux  de  monnaie  d'or  : 
1°  celui  à  deux  léopards,  courant  la  pièce  pour  6  sols,  et  du 
poids  de  2  petits  florins  de  Florence  ;  2°  un  second  formant  la 
demie  du  premier  et  à  un  seul  léopard;  et  3°  un  troisième 
valant  la  moitié  du  second  et  le  quart  du  premier,  et  portant 
un  heaume  de  chevalier  (2). 

(1)  J.  Delpit.  Documents  français.  Introd.,  p.  ccxl,  et  n°  cxii,  art.  30. 

(2)  Runer.  1344,  4  8  ami.  Ed\\.  111;  éd.  1825,  t.  111,  f°  7. 


—  199  — 

Le  10  mars  1344,  le  roi  mandait  à  Nichol  de  la  Besche, 
sénéchal  de  Gascogne,  et  à  Johan  Wawein,  connétable  de  ■ 
Bordeaux  :  «  Eyons  ordonné  que  trois  monoies  d'or  soient 
»  faites  en  notre  tour  de  Londres,  savoir  :  une  monoie  à 
»  deux  léopards,  corante  la  pièce  pour  6  soldz  d'esterlings,  qui 
»  sera  du  pois  de  2  petits  florins  de  France  de  bon  pois,  dont 
»  50  pièces  poiseront  une  livre  du  pois  et  mesure  de  la  tour  de 
»  Londres;  —  et  une  autre  monoie  d'or  avec  un  -léopard, 
»  poisante  la  moitié  de  l'autre  susdite  monoie,  corante  la 
»  pièce  pour  3  soldz  d'esterlings  et  dont  100  pièces  poiseront 
»  une  livre  du  pois  de  la  tour  susdite;  —  et  une  autre  monoie 
»  d'or  ad  un  heaume,  poisant  la  quarte  partie  de  la  première 
»  monoie,  corante  la  pièce  pour  dix  et  oyt  deniers  d'esterlings, 
»  et  200  pièces  poiseront  une  livre  du  pois  de  la  tour  susdite; 
»  et  vaudront  chescune  livre  des  dites  monoies  d'or,  15  livres 
»  d'esterlings  de  toutes  les  pièces  avant  dites  qui  seront  du 
»  pois  et  d'or  fin.  » 

Le  roi  mande  au  sénéchal  et  au  connétable  d'examiner  à 
Bordeaux,  avec  le  conseil  du  duché,  s'il  ne  serait  pas  utile  de 
fabriquer  de  ces  monnaies  en  Guienne  et,  si  cela  est  jugé  bon, 
d'en  faire  frapper.  Il  envoie  deux  échantillons  de  chaque  modèle. 

Ces  types  furent  frappés  à  Bordeaux  comme  à  Londres. 
Les  conditions  de  fabrication  furent  réglées  par  deux  contrats 
passés  par  le  roi  avec  les  maîtres  des  monnaies.  Rymer  cite  ces 
contrats,  en  date  du  4  novembre  1346  et  du  20  juin  1351.  Ils  sont 
utiles  pour  apprécier  la  valeur  des  nouvelles  pièces  d'or  (1). 

Nous  donnons  en  note  le  texte  relatif  au  poids  et  au  titre 
de  ces  pièces  d'or,  ainsi  que  le  bénéfice  du  monnayeur  et  la 
redevance  due  au  roi . 

Le  roi  devait  en  outre  mettre  gardiens  en  chaque  place  où 
les  monnaies  seraient  fabriquées;  le  rôle  de  ces  gardiens 
surveillant  la  bonne  fabrication  des  maîtres  monnayeurs,  et 
toutes  les  précautions  prises  pour  le  contrôle  et  l'essai  des 
monnaies,  contradictoirement  entre  les  gardiens  et  les  essayeurs, 
sont  minutieusement  formulés. 


(1)  L'endenture  de  1346  est.  relative  à  la  monnaie  dite  maille.  Celle  de  1351 
à  la  monnaie  d'or  et  d'argent. 

Voici  un  extrait  de  cette  dernière,  relatif  à  la  monnaie  d'or;  le  texte  est  tout- 
entier  dans  Rymer  :  1351,  25  ami.  Ed.  III,  23  juin,  f°  222  : 

«  Endenture  entre  le  roi  d'Angleterre  et  de  France,  d'une  part,  et  Henri 


—  200  — 

On  y  ajoute  que  «  le  roy  fera  crier  et  défendre  par  tout  son 
»  royaume  que  nul  ne  porte  hors  du  royaume  monnaie  d'or  ou 
»  d'argent,  sauf  la  nouvelle  monnaie  d'or  qui  sera  faite,  sous 
»  peine  de  perdre  tout  l'or  et  l'argent,  et  le  corps,  à  la  volonté 
»  du  roi,  si  ce  n'est  par  spécial  congé  du  roy  ;  et  que  nul  ne 
»  porte  au  royaume  nulle  autre  monnaie  fausse  ou  contrefaite 
»  d'or  ou  d'argent  de  nul  autre  coin  que  du  coin  de  notre 
»  seigneur  le  roy  ». 

Nous  indiquerons  plus  tard  ce  qui  est  relatif  à  la  monnaie 
d'argent  et  à  celle  de  billon  ou  monnaie  noire. 

Cette  monnaie  nouvelle  qui  portait  le  nom  de  noble  n'était 
pas  seulement  destinée  à  l'Angleterre  et  à  la  Guienne.  Dès 

de  Brisèle  et  Johan  de  Cicestre,  d'autre  part  ;  —  tesmoigne  —  que  le  roi,  par 
l'avis  de  son  conseil,  a  constitué  Henri  et  Johan  mestres  et  averous  de  sa  monoie 
en  sa  tour  de  Londres;  lesquels  ont  cmpris  devent  le  Conseil  de  faire  la  monoie 
de  la  forme  que  s'ensuyt  : 

»  De  faire  trois  manières  de  monoie  d'or,  corante  la  pièce  pour  6  soldz  et  oct 
deniers  desterlinges  que  sera  appelé  le  noble  d'or,  et  seront  40  et  5  telles  pièces 
en  la  livre  du  pois  de  la  tour  de  Londres;  —  et  une  autre  monoie  d'or,  poisant 
la  moitié  de  la  susdite  monoie,  corante  la  pièce  par  40  denyers  d'esterlinges,  et 
seront  90  pièces  en  la  livre  du  pois  de  la  tour  susdite;  —  et  une  autre  tierce 
monoie  d'or,  poisante  la  quarte  partie  de  la  première  monoie,  corante  la  pièce 
pour  20  denyers  d'esterlinges,  et  seront  180  pièces  en  la  livre  dudit  pois,  et 
vaudra  chescune  desdiles  monoies  d'or  15  livres  d'esterlinges. 

»  De  toutes  les  pièces  avant  dites  queux  seront  d'or  fyn,  ceslassaver  de 
23  carettes  3  grains  et  demy,  desqueux  monoies  d'or  nostre  dit  seigneur  le  roi 
aura  de  chescune  livre  issint  faite,  7  soldz  et  3  denyers;  et  lesdils  mestres 
prendront  pour  leur  ouveraigne,  coignes,  damaiges  d'or,  tailles  des  ferres,  et 
amenusement  du  pois,  et  pour  leur  despenses  et  toutes  autres  maners  des 
coustages,  sauf  les  gages  des  gardeins  et  changeours  et  clercs,  de  chescune  livre 
2  soldz  d'esterlinges  et  issint  overont  ils  meins  par  6  deners,  mail  et  ferling  que 
les  autres  mestres  pristront  devant,  par  cause  que  même  les  mestres  pristront 
du  roi  par  covenant  taille  14  deners  au  livre;  et  outre,  des  marchands  16  deners 
mail  et  ferling  par  concilement,  desqueux  16  deners  mail  et  ferling  le  Conseil 
n'estoit  apris  et  amont  en  tout  ceo  que  les  mestres  pristeront  à  livre  à  2  soldz 
6  deners  mail  et  ferling,  dont  6  deners  mail  et  ferling  au  livre  tornera  ore  au 
profit  des  marchands,  pour  les  exciter  à  porter  plus  d'or  au  billon,  et  les 
marchands  auront  le  remanant. 

»  Et  averont  les  mestres  pour  chescune  livre  d'or  la  sezisme  partie  d'une 
carette,  que  s'estend  à  \  mail  et  demy  ferling  à  livre. 

»  Et  s'il  aveigne  aucune  fin  que  par  défaute  d'ascunes  choses  soit  trouvé  meyns 
ou  eu  pois  ou  en  feblèce  d'or,  que  22  carettes  3  greyns  et  demy,  et  outre  la 
sizisme  partie  d'une  carette,  quale  ils  averont  pur  remède  comme  dessus  est  dit, 
soit  la  monoie  chalange  et  juge  meyins  que  bone.  » 


—  201  — 

1345,  des  ordonnances  d'Edouard  avaient  décidé  que  pour 
l'utilité  commune  des  marchands  d'Angleterre  et  de  Flandres, 
la  monnaie  d'or  appelée  le  noble,  «  videlicet  oboli,  denarii  et 
»  quadrantes  vocati  nobles  »,  ait  cours  en  Flandre  comme  en 
Angleterre.  La  même  monnaie  fut  aussi  frappée  en  Flandre  au 
coin  du  roi  d'Angleterre  (1). 

La  pièce  d'or  frappée  à  Bordeaux  qui  portait  en  1327  le  nom 
de  florin  d'Aquitaine,  qui  fut  aussi  désignée  en  1344  sous  le 
nom  de  noble  d'or  et  de  noble  à  la  rose,  portait  encore  le  nom 
de  léopard,  qui  appartenait  aussi  à  la  monnaie  d'argent,  ce  qui 
ne  laisse  pas  que  d'occasionner  pour  nous  quelque  confusion. 
Ainsi  le  trésorier  de  l'archevêque  accuse  ainsi  sa  recette  pour 
l'année  1355:  Il  a  reçu  285  livres  18  sous  4  deniers  sterling  ; 
575  écus  d'or  ancien  (de  antiquis);  175  léopards  d'or;  30 royaux 
d'or;  1  denier  d'or  appelé  noble;  et  24  livres  9  deniers,  obole 
d'argent  appelée  léopard.  Ces  écus  d'or  anciens  étaient  les 
écus  clincards  du  roi  Philippe  le  Bel. 

Mais  bientôt  le  type  de  monnaie  d'or  frappé  à  Bordeaux  prit 
le  nom  de  guyennois  qui  s'appliquait  aussi  à  toute  la  monnaie 
particulière  à  la  Guienne.  Nous  trouvons  cette  dénomination 
dans  les  comptes  de  Richard  Filongleye,  trésorier  du  prince 
Noir,  qui  indique  le  guyennois  sterling  et  le  guyennois  noir  ; 
nous  voyons  à  Oléron  le  guyonnais  hardi  ou  franc  guyonnais  ; 
mais  dès  1354,  notamment  dans  les  comptes  de  l'archevêché 
et  dans  d'autres  documents,  nous  voyons  figurer  le  guyennois 
d'or.  Nous  avons  rencontré  ce  mot  écrit  de  diverses  manières  par 
des  altérations  diverses  :  guienné,  gyoneis,  guiane  et  même 
diane.  Le  guiennois  d'or  portait  la  figure  d'Edouard  III  en  profil, 
armé,  trois  léopards  à  ses  pieds.  Au  revers  la  croix  fleurie.  Le 
guiennois  d'or  pesait  72  et  73  1/2  Paris  marc  grains,  à  23  3/4 
or  fin  et  1/4  alliage. 

C'est  là  l'origine  véritable  de  la  guinée  anglaise,  désignant 
dans  les  relations  commerciales,  alors  si  fréquentes  entre  les 
deux  possessions  des  rois  anglais,  la  monnaie  de  Guienne.  Ce 
nom  de  guienné  a  fait' croire  aux  étymologistes  fantaisistes, 
et  a  fait  répéter  dans  de  nombreux  écrits  relatifs  aux  monnaies, 
que  le  nom  de  la  guinée,  monnaie  anglaise,  lui  venait  de  ce 
que  les  premières  pièces  connues  sous  ce  nom  avaient  été 


(1)  Rvrner.  13i5,  f°s  59  et  64  ;  13iG    f"  77. 

13 


—  202  — 

frappées  avec  l'or  provenant  de  la  côte  de  Guinée  en  Afrique. 
C'était  là  une  erreur.  Le  nom  de  guienné  ou  guinée  ou 
gyoneis,  pour  cette  espèce  de  monnaie  de  Guienne,  se  rencontre 
dès  le  milieu  du  xive  siècle  ;  or  les  Anglais  ne  reçurent  de  l'or 
de  Guinée  que  trois  siècles  plus  tard.  La  découverte  positive 
de  la  côte  de  Guinée  n'eut  lieu  qu'en  1470  par  les  Portugais 
Santarem  et  Escovar,  quoique  des  navigateurs  de  Dieppe  et  de 
Rouen  aient  pu  y  aborder  quelques  années  auparavant,  si  l'on 
en  croit  un  rapport  adressé  à  Colbert  en  1666  par  le  voyageur 
Villaud  de  Bellefonds  ;  mais  ils  n'y  avaient  pas  créé  d'établis- 
sement. C'est  en  1480  que  les  Portugais  s'y  établirent.  Le  roi 
Joâo  fit  construire  le  fort  San  Jorge  de  la  Mina.  Les  Portugais 
furent  chassés  par  les  Hollandais  à  la  fin  du  xve  siècle,  et  ceux-ci 
conservèrent  longtemps  cette  contrée.  Ils  achetèrent,  pour  rester 
seuls  dans  la  contrée,  un  établissement  que  les  Brandebourgeois 
y  avaient  formé  en  1682.  Les  Anglais  et  les  Français  ne 
parurent  qu'au  siècle  suivant  sur  ces  côtes. 

Les  principales  monnaies  d'or  que  fit  frapper  le  prince  de  Galles 
en  Aquitaine  furent  le  hardit,  le  léopard,  la  chaise  etlepavillon. 

Le  hardit  était  une  imitation  de  la  monnaie  de  Philippe  le 
Hardi,  roi  de  France,  dont  la  bonne  réputation  l'avait  fait 
rechercher  par  les  commerçants  d'Aquitaine,  comme  par  ceux 
du  midi  de  la  France  et  de  l'Espagne.  Le  hardit  du  prince  de 
Galles  ou  hardit  gyoneis  était  à  79  Paris  marc  grains,  et  au 
titre  de  23  3/4  or  lin  et  1/4  alliage. 

Le  léopard,  au  même  titre,  pesait  64  1/2  Paris  marc  grains. 

La  chaise,  ainsi  nommée  parce  que  le  prince  était  représenté 
assis,  pesait  66  1/6  Paris  marc  grains  ;  le  pavillon  royal  pesait 
101  1/4  Paris  marc  grains.  Ces  deux  pièces  avaient  le  même 
titre  que  les  précédentes. 

Nous  nous  arrêterons  peu  aux  monnaies  des  successeurs  du 
prince  Noir. 

Richard  II  affaiblit  le  poids  du  hardit  d'or,  qu'il  réduisit  à 
72  3/4  ;  mais  il  n'altéra  pas  son  titre. 

Henri  V  créa  Vaignel  ou  mouton  d'or,  de  40  1/4  Paris  marc 
grains  et  au  titre  de  22  or  fin  sur  2  d'alloy  ;  et  le  salute,  au 
poids  de  73,  avec  l'ancien  titre  de  23  3/4  sur  1/4  d'alloy. 

Enfin  Henri  VI  réduisit  le  poids  du  salute  à  66  1/2,  et  créa 
Vangelot,  du  poids  de  44  1/5  Paris  marc  grains;  les  deux 
pièces  au  titre  précédent. 


—  203  — 

Remarquons  que  ces  noms  d'écus,  de  moutons,  d'aignels, 
d'angelots,  étaient  attribués  à  des  monnaies  d'or  qui,  sous  la 
même  dénomination,  représentaient  des  poids  métalliques  et 
des  alliages  différents,  et  par  conséquent  des  valeurs  réelles 
différentes.  Ainsi  Edouard  III  avait  fait  frapper  le  mouton 
d'or,  qui  comme  l'écu  d'or  pesait  83  3/4  Paris  marc  grains, 
tandis  que  celui  d'Henri  V  ne  pesait  que  40  1/4. 

Il  y  avait  aussi  des  écus  d'or  de  France  et  des  aignels  et 
moutons  de  France,  ainsi  que  des  angelots,  dont  la  valeur 
n'était  pas  la  môme  que  celles  des  monnaies  anglaises  ou 
guiennoises  de  même  nom. 

Le  mouton  cVor  de  France  remontait  à  saint  Louis;  il  portait 
l'effigie  de  VAgnus  Dei  et  était  appelé  deniers  et  florins  à 
l'aignel,  au  mouton. 

Nous  avons  dit  qu'Edouard  III,  qui  prenait  le  titre  de  roi  de 
France,  en  fit  frapper.  Au  moment  de  la  campagne  qui  se 
termina  par  la  bataille  de  Poitiers,  il  en  fixa  le  cours  en 
Aquitaine  du  15  juin  1354  au  15  juin  1355  à  25  sols,  «  mutoni 
»  auri  fteri  cursu  25  solidi  ».  Froissard  dit  même  qu'il  en  fit 
frapper  après  la  bataille  de  Poitiers  :  «  Item  en  cel  an,  au 
»  mois  de  janvier,  fit  faire  le  roy,  florins  de  fin  or  appelez 
»  florins  à  l'aignel,  pour  ce  qu'en  la  pile  avait  un  aignel,  et 
»  estaient  de  52  au  marc  ;  et  le  roy  en  donnait,  quand  ils 
»  furent  faicts,  48  pour  un  marc  de  fin  or.  » 

Dans  les  conventions  intervenues  à  Angoulême  à  la  date  du 
26  janvier  1367  entre  le  prince  de  Galles  et  les  trois  États, 
prélats,  nobles  et  communes  de  Guienne,  il  fut  stipulé  que  la 
monnaie  d'or  que  le  prince  ferait  frapper  ferait  valoir  le  marc 
d'or  à  61  livres  et  le  marc  d'argent  à  5  livres  5  sous  (1). 

Nous  essaierons  plus  loin  d'indiquer  le  rapport  de  ces  diverses 
monnaies  d'or. 

MONNAIES   D'ARGENT. 

Le  rapport  légal  de  la  valeur  de  l'or  à  celle  de  l'argent  ne 
paraît  pas  avoir  beaucoup  varié  depuis  l'éclit  de  Pistes,  en  864, 
qui  le  fixait  de  1  à  12.  En  1355,  une  ordonnance  du  roi  de 
France  prenait  l'engagement  de  faire  à  la  paix  une  très  forte 

(I)  Livre  des  Bouillons,  p.  172. 


—  204  — 

monnaie  dans  laquelle  on  ramènerait  1  marc  d'or  fin  à  11  marcs 
d'argent.  Suivant  Ducange,  les  registres  de  la  Chambre  des 
comptes  de  Paris  mentionnent  en  1354  le  projet  de  porter  la 
valeur  du  marc  d'or,  qui  ne  devait  valoir  que  10  marcs 
d'argent,  à  celle  de  14  marcs.  «  Ainsi  s'emplira  le  royaume 
»  d'argent  à  grand  plante,  et  vuidera  de  l'or,  en  confondant  ceux 
»  dehors  du  royaume,  qui  par  leur  cautèle,  engin  ou  soustiveté 
»  l'ont  mis  dedans  ledit  royaume.  Item  dit  que  si,  comme  li 
»  semble,  que,  qui  aura  au  dit  royaume  14  marcs  d'argent  pour 
»  1  marc  d'or,  qui  ne  devrait  valoir  que  10  marcs  d'argent, 
»  si  comme  autrefois  a  valu,  l'on  pourra  lui  laisser  aller  vuider 
»  hors  du  royaume  ledit  or,  quar  encore  y  en  demeurera-t-il 
»  assez.  » 

Nous  avons  parlé  du  traité  fait  pour  la  monnaie  d'or  le 
23  juin  1351  entre  le  roi  Edouard  III  et  les  maîtres  de  la 
monnaie.  Voici  ce  qui  a  rapport  à  la  monnaie  d'argent  : 

«  Et  auxint  ont  emprins  lesd.  mestres  de  faire  trois  manères 
»  de  monoie  d'argent,  est  assaver  une,  corante  la  pièce  pur 
»  4  deners  desterlinges,  qui  sera  appelé  un  gros)  une  autre  pur 
»  2  deners  qui  sera  appelé  demij-gros,  et  la  tierce  pur  1  deners 
»  qui  sera  appelé  esterling;  de  Paloye  et  du  coin  du  vieil 
»  esterling,  dont  la  taille  sera  de  25  soldz  d'esterlings  au  livre 
»  du  pois  de  la  tour  (de  Londres)  et  devent  entrer  la  livre 

»  25  soldz  d'esterling  par  nombre Et  le  roi  aura  de  chescune 

»  livre  d'argent  issint  faite  14  deners  par  pois,  desqueux 
»  14  deners  les  mestres  averont  pur  leur  averaigne,  escale 
»  et  amenusement  du  pois,  tailles  de  ferre  et  tous  autres 
»  costaiges,  oct  deners  pur  à  compt  de  la  livre. . .  et  averont 
»  lesd.  mestres  pur  remède  de  chescune  livre  d'argent  2  deners 
»  desterlinge  par  nombre  (1).  » 

Les  monnaies  d'argent  ont  eu,  pendant  toute  la  période 
anglaise,  un  poids  et  un  titre  extrêmement  variables.  Nous  en 
signalons  plusieurs  types  à  la  marque  des  souverains  ou  à 
celle  de  la  ville. 

Le  denier  d'argent  d'Éléonore  d'Aquitaine,  de  1190,  et  celui 
d'Henri  II,  son  époux,  de  1154  à  1189,  sont  à  très  bas  titres  : 
3  d'argent  et  9  d'alliage.  Le  premier  pesait  20  3/4  Paris  marc 
grains;  le  second  14  1/2  seulement. 

(I)  Rymer.  1351,  fo  222. 


—  205  — 

Richard  Cœur-de-Lion  (1189-1199)  éleva  un  peu  le  titre.  Son 
penny,  du  poids  de  20  gr.  1/2,  avait  8  argent  et  4  alliage. 
Mais  il  conservait  d'autres  pièces  à  3  d'argent  et  9  d'alliage. 

Sous  Edouard  Ier,  le  denier  appelé  au  lion  pèse  18  gr.  1/2  à 
8  de  fin  et  4  aloi;  mais  il  en  fabrique  une  autre  de  même  nom, 
du  poids  de  16  grains  avec  4  de  fin  et  8  d'alliage. 

Edouard  III  et  le  prince  de  Galles  font  frapper  de  nombreuses 
monnaies  d'argent  en  Aquitaine  (1327-1377). 

Le  denier  de  Bordeaux,  dont  un  pèse  15  gr.  1/4,  l'autre 
16  gr.  3/4,  n'a  que  4  d'argent  sur  8  d'alliage.  Le  sterling  de 
Bordeaux,  qui  porte  l'exergue  Civitas  Burdegalœ,  est  de 
meilleur  titre  :  10  argent  sur  2  d'alliage;  poids  28  grains. 

D'autres  deniers  frappés  à  Bordeaux,  portant  à  l'exergue 
M.  B.  (Moneta  burdegalensis),  n'ont  les  uns  que  3,  les  autres 
que  4  d'argent  sur  9  et  8  d'alliage. 

D'autres  encore,  le  sterling  d'Aquitaine  et  celui  de  la  muni- 
cipalité de  Bordeaux,  sont  à  meilleur  titre,  10  argent  et  2  aloy. 
Le  premier  pèse  24  1/2  ou  21  1/4  grains;  le  second  64  1/2. 
Ils  portent  le  buste  du  roi,  et  le  second  la  légende  Civitas 
Burdegalœ  et  la  croix  au  revers. 

Le  prince  de  Galles  a  fait  aussi  frapper  de  nombreuses 
monnaies  d'or  et  d'argent  en  Aquitaine,  à  La  Rochelle,  Poitiers, 
Limoges,  Périgueux,  Cahors,  Auch,  Dax,  Tarbes,  Bayonne  et 
Bordeaux. 

Nous  en  donnons  le  relevé  d'après  les  comptes  de  son 
trésorier  publiés  par  M.  Jules  Delpit  :  ils  vont  de  1370  à  1377, 
sauf  pour  La  Rochelle  où  ils  ne  comprennent  que  les  quatre 
premières  années. 


Saintonge  et  La  Rochelle.. 
Bordeaux,  Bazas,  Landes. 
Poitou-Limousin 

MONNAIES    D'OR 

MONNAIES    D'ARGENT 

24.723  L-St-   10s-    »d 
53.934     »        9  10 
150.472     »        9     2 

1.397     »        5     8 

66.252  LSt 

45.316     » 
7.119     » 
25.981     » 
18.305     » 
13.898     » 

9S-  8d- 

17    5 

)>     » 

9     9 

16  10 

19     » 

229.927 Lst    14s-   8d- 

176.874  L-St- 
229.927     » 

12s-  8d- 
14     8 

406.803  L-St- 

7s.  4d. 

—  206  — 


Les  comptes  de  Richard  Filongleye  indiquant  la  dépense, 
M.  Delpit  en  conclut  que  le  bénéfice  s'élevait  à  quatre  fois  les 
frais  de  fabrication  pour  le  monnayage  de  l'or,  et  à  trois  fois 
pour  celui  de  l'argent  (1). 


|    2.    ALTÉRATION   DES    MONNAIES. 

L'altération  de  la  valeur  des  monnaies  peut  avoir  lieu  de 
diverses  manières. 

La  plus  vulgaire  est  celle  que  l'on  a  appelée  tondre  ou 
rogner  la  monnaie,  c'est-à-dire  enlever  à  une  pièce  d'or  ou 
d'argent  une  partie  du  inétal.  Une  altération  moins  facile 
consiste  à  fabriquer  des  monnaies  dont  le  poids  et  le  titre  sont 
inférieurs  à  ceux  qu'elles  devraient  avoir.  Enfin,  un  autre  mode 
consiste  à  donner  cours  forcé  à  une  monnaie  pour  une  valeur 
arbitraire  et  supérieure  à  sa  valeur  réelle. 

Le  moyen  âge  offre  de  nombreux  exemples  de  ces  trois  formes  : 
les  Juifs,  les  Lombards,  les  marchands,  étaient  accusés  de  tondre 
et  rogner,  quelquefois  de  fabriquer  de  fausses  pièces.  Les 
princes  ne  se  faisaient  faute  de  frapper  de  mauvaise  monnaie 
et  de  lui  attribuer  un  cours  forcé.  Les  souverains  furent  les 
principaux  perturbateurs  des  valeurs  monétaires. 

Les  malversations  commises  par  les  particuliers  étaient 
fréquentes,  et  leur  répression  constamment  poursuivie,  mais 
le  plus  souvent  sans  grand  succès.  Les  rois  anglo-normands, 
quoi  qu'on  en  ait  dit,  n'avaient  pas  beaucoup  d'indulgence 
pour  les  faux-monnayeurs.  Dès  1132,  Henri  Ier  les  punissait  de 
mort  ou  de  mutilations  terribles  (2).  Mathieu  Paris  dit  qu'en 
l'an  1247  on  poursuivait  ces  rogneurs  de  monnaies  «  quos 
»  tonsores  appellamus  ».  Edouard  Ier,  dès  1276,  recommandait 
aux  vicomtes  de  Londres  de  surveiller  les  Juifs  et  les  chrétiens 
qui  retondent  les  espèces;  en  1279,  il  renouvelait  ses  ordres 
pour  la  répression  des  usures  des  Juifs.  Le  26  mars  1300,  il 
prohibait  l'usage  des  mauvaises  monnaies  appelées  polardes  et 
croquardes;  il  décidait  que  chaque  denier  de  ce  genre  courrait 

(1)  Delpit.  Docum.  franc.,  p.  240  et  241. 

(2)  Rymer.  1132,  v.  I,  f°  12.  «  Si  vero  non  poterit  illum  probare  se  ipso 
falsonnario,  fiât  justicia  mea,  scilicet  de  dextro  pugno  et  de  testiculis.  » 


—  207  - 

pour  une  obole,  c'est-à-dire  deux  pour  un  sterling,  jusqu'à  la 
veille  de  Pâques,  et  qu'à  partir  de  là,  il  ne  fût  reçu  d'autre 
monnaie  que  celle  des  sterlings  marqués  au  coin  du  roi  (1). 

Edouard  II  reçut  en  1317  de  nombreuses  plaintes  de  ses 
sujets  sur  les  marchands  étrangers  qui  apportaient  des 
monnaies  rognées,  «  monetas  retondas  ».  Il  ordonna  de  saisir 
ces  pièces,  de  les  porter  au  change  royal,  de  les  faire 
refondre,  et  de  punir  sévèrement  les  coupables  (1).  Il  renouvela 
ces  défenses  en  1348  et  en  1351.  Il  décidait  que  les  coupables 
perdraient  non  seulement  l'or  et  l'argent,  mais  le  corps, 
c'est-à-dire  la  vie  (2). 

Ces  falsifications  opérées  par  des  particuliers  étaient  loin 
d'avoir  la  même  importance  et  de  produire  les  mêmes  désastres 
commerciaux  que  celles  opérées  par  les  souverains  eux-mêmes 
devenu  s  fau  x-  m  o  n  n  ay  eu  r  s . 

A  diverses  époques  les  souverains  avaient  cherché,  dans 
l'altération  des  monnaies,  des  ressources  financières.  Les 
empereurs  romains  avaient  précédé  les  rois  du  moyen  âge 
dans  cette  voie  funeste.  Vespasien  avait  porté  la  proportion  du 
cuivre  dans  les  pièces  d'argent  à  18  et  à  19  pour  cent  ;  Antonin 
à  27;  Didius  Julianus  à  45;  Caracalla  à  plus  de  50;  Héliogabale 
avait  dépassé  toute  proportion,  au  point  que  lorsque  Alexandre 
Sévère  réduisit  l'alliage  à  66  pour  cent,  on  l'appela  le 
restaurateur  des  monnaies,  «  restaurator  monetœ  »  ;  sous 
Gallien  et  ses  successeurs  la  monnaie  de  cuivre  existait  seule, 
car  celle  d'argent  n'était  plus  que  du  cuivre  étamé. 

Le  xive  siècle  plus  qu'aucun  autre  eut  à  subir  les  crises 
commerciales  qu'occasionnait  à  chaque  instant  la  variation  des 
monnaies. 

Dans  le  marc  d'or  ou  d'argent  on  taillait  un  nombre  de 
pièces  de  plus  en  plus  considérable;  et  on  laissait  à  chacune  de 
ces  pièces  le  même  nom  de  florin,  d'écu,  de  mouton,  de  léopard, 
de  guienné;  de  livre,  de  sou,  de  denier.  Et  non  seulement  on 
diminuait  ainsi  le  poids  métallique  de  chaque  écu  ou  florin, 
mais  en  outre  on  diminuait  la  proportion  de  métal  fin,  or  ou 
argent,  et  on  augmentait  celle  du  cuivre. 


(1)  Rymer,  t.  I,  1276,  fo  539  ;  1279,  fo  570;  1300,  fo  919. 

(2)  Rymer,  t.  II,  1317,  fo  311. 

(3)  Rymer,  t.  II,  1348,  fo  loi  ;  1351,  t°  222. 


—  208  — 

On  arriva  à  cet  excès  rapporté  par  la  tradition  et  par  un 
écrivain  célèbre,  que  pendant  la  captivité  du  roi  Jean,  le 
royaume  de  France  était  en  si  grande  pauvreté  qu'il  y  eut 
longtemps  une  sorte  de  monnaie  faite  d'une  rondelle  de  cuir 
avec  un  petit  clou  d'argent.  Si  ce  que  dit  ainsi  Philippe  de 
Commines  (1)  n'est  constaté  par  aucun  document  monétaire, 
son  récit  n'en  reste  pas  moins  comme  le  témoignage  d'un  abus 
poussé  aux  dernières  limites.  Pendant  cette  captivité  du  roi 
Jean,  le  régent,  qui  fut  plus  tard  Charles  V,  dit  le  Sage, 
recommandait  prudemment  aux  maîtres  des  ateliers  de  faire 
une  jolie  monnaie  pour  qu'elle  prît  cours  plus  aisément  : 
«  Soyez  curieux  et  vigilants,  leur  mandait-il  le  27  juin  1360, 
»  qu'iceux  blancs  deniers  soient  bien  ouvrés,  bien  blanchis  et 
»  bien  monnayés;  par  quoy  ils  en  soient  plus  plaisants  au 
»  peuple.  »  Philippe  le  Bel  avait  été  plus  explicite  en 
recommandant  aux  maîtres  des  monnaies  le  secret  sur  la 
fabrication.  «  Par  le  serment  que  vous  avez  fait  au  roi,  tenez 
»  cette  chose  secrète  le  mieux  que  vous  pourrez.  Si  aucun 
»  demande  à  combien  les  blancs  sont  de  loy,  feignez  qu'ils 
»  sont  à  6  deniers .  » 

Les  altérations  dans  le  poids  et  le  titre  ou  aloi  des  monnaies 
n'étaient  pas  les  plus  dangereuses  ni  les  plus  usitées. 

D'une  part  une  refonte  générale  est  une  opération  qui 
entraîne  des  difficultés  et  des  lenteurs;  il  n'était  facile  ni  de  se 
procurer  des  lingots  de  métal,  ni  de  faire  rentrer  à  l'atelier  les 
pièces  que  Ton  voulait  affaiblir.  D'autre  part  il  était  bien  moins 
coûteux,  moins  lent  et  moins  difficile,  de  rendre  une  ordonnance 
dont  l'exécution  aurait  le  même  résultat. 

Le  système  monétaire  reposait  sur  le  rapport  légal  entre 
les  espèces  réelles  et  la  monnaie  de  compte,  qui  servait  à 
exprimer  la  valeur  des  monnaies  de  métal. 

Les  pièces  d'or  ou  d'argent  ne  portaient  aucune  dénomination 
ni  aucune  empreinte  indicative  de  leur  valeur  de  compte. 
Cette  dernière,  ou  monnaie  de  compte,  était  exprimée  en  livres, 
sous  et  deniers  :  la  livre  valant  20  sous  et  le  sou  12  deniers.  Il 
suffisait  d'une  ordonnance  du  prince  pour  changer  le  rapport 
de  la  valeur  réelle  à  la  valeur  de  compte.  Ainsi  le  florin  valait 
13  sous  6  deniers  tournois  ;  mais  une  ordonnance  souveraine 

(1)  Philippe  de  Commines,  1.  V,  ch.  xvm. 


—  209  — 

venait  décider  qu'à  l'avenir  le  florin  vaudrait  25,  30,  32  sous. 
Le  florin  avait  bien  le  même  titre  et  le  même  poids. 

L'abus  du  droit  souverain,  c'est-à-dire  la  diminution  du 
poids  et  du  titre  de  la  monnaie  réelle,  et  la  fixation  arbitraire 
du  rapport  entre  la  monnaie  métallique  et  la  monnaie  de 
compte,  entraine  sur  leur  valeur  commerciale  des  variations 
qui  se  traduisent  parla  hausse  du  prix  nominal  des  denrées  et 
marchandises,  des  fermages,  des  ventes,  et  de  toutes  les 
transactions  civiles  et  commerciales,  ainsi  que  par  la  baisse 
des  paiements  à  effectuer  pour  les  obligations  antérieures. 

Ainsi  le  prix  nominal  des  marchandises  augmentait  en 
proportion  de  l'affaiblissement  de  la  valeur  réelle  de  la  monnaie. 
Nulle  ordonnance,  nulle  pénalité  ne  pouvait  prévaloir  contre 
la  force  des  choses.  Quand  une  pièce  d'or  pesant  une  once  a 
été  réduite  au  poids  d'une  demi-once,  on  n'a  pu  acheter  avec 
cette  moitié  de  poids  que  la  moitié  des  marchandises  que  l'on 
achetait  précédemment  avec  une  once  tout  entière.  «  Ainsi, 
»  dit  Leber,  un  bœuf  était  vendu  4  livres  lorsque  4  livres 
»  étaient  taillées  dans  un  marc.  Peu  de  temps  après  un  bœuf 
»  semblable  était  payé  8  livres,  en  une  monnaie  dont  on 
»  taillait  8  livres  dans  le  marc.  Le  prix  du  bœuf  n'avait  pas 
»  changé  ;  il  valait  un  marc  de  métal,  et  c'est  ce  qu'il  a  été 
»  vendu  dans  les  deux  cas,  avec  cette  différence  que  dans  le 
»  premier  le  marc  était  divisé  en  4  livres  et  dans  le  second 
»  en  8  (1).  » 

Ce  n'est  pas  la  marchandise  qui  change  de  valeur,  c'est  la 
monnaie. 

Il  en  était  de  même  lorsque  le  prince  ordonnait  le  haussement 
fictif  des  cours,  en  édictant  que  le  florin,  valant  précédemment 
13  sous  et  6  deniers,  en  représenterait  désormais  25  ou  30. 

Outre  la  perturbation  dans  les  prix  des  marchandises,  les 
variations  de  valeur  des  monnaies  bouleversaient  les  conditions 
des  prêts,  des  paiements  à  terme,  des  rentes,  des  baux,  des 
fermages;  et  dès  lors  personne  ne  pouvait  être  assuré  de  la 
valeur  de  ses  créances  et  de  ses  revenus. 

L'État  cherchait  alors  des  remèdes  qui  n'ont  jamais  empêché 
la  catastrophe  qu'il  voulait  prévenir.  Il  prohibait  la  sortie  de 
l'or  et  de   l'argent   pour    les    faire  affluer    dans   les    hôtels 

(1)  Leber,  p.  358. 


—  210  — 

des  monnaies  ;  il  rendait  des  lois  somptuaires  proscrivant 
l'emploi  des  métaux  précieux;  il  fixait  le  prix  maximum  des 
marchandises  (1). 

Des  documents  nombreux  nous  donnent  les  variations  du 
prix  du  marc  d'or  et  du  marc  d'argent.  Parmi  eux  se  trouvent 
les  registres  de  la  Chambre  des  comptes  de  Paris.  Ducange, 
au  mot  Marca  stendata,  donne  les  prix  du  marc  d'or  de 
1306  à  1507;  et  du  marc  d'argent  de  1288  à  1424.  Leblanc 
les  donne  de  1115  à  1689.  M.  de  Pastoret,  dans  le  tome  XX 
des  Ordonnances  des  rois  de  France,  Dupré  de  Saint-Maur,  et 
d'autres  écrivains,  indiquent  les  variations  du  prix  du  marc. 

Ces  tables  de  prix  ont  pour  base  réelle  les  états  de  la 
Chambre  des  comptes  de  Paris  ;  mais  elles  ne  s'appliquent 
qu'indirectement  aux  monnaies  de  Guienne.  Il  est  certain  que 
les  rois  d'Angleterre  ducs  de  Guienne  altéraient  les  monnaies 
tout  autant  que  les  rois  de  France;  et  la  circulation  des 
monnaies  des  deux  pays  entre  la  France  et  la  Guienne  était  si 
constante  qu'il  s'était  toujours  établi  une  sorte  d'équilibre, 
sinon  de  concordance,  entre  les  types  et  les  valeurs  des  deux 
pays. 

Nous  possédons  dans  le  recueil  de  Rymer,  dans  les  Rôles 
gascons,  dans  les  comptes  de  Richard  Filongleye,  dans  le 
Livre  des  Bouillons,  dans  le  Livre  de  la  Jurade,  dans  celui  des 
Privilèges,  et  surtout  dans  les  comptes  de  l'archevêché  qui 
se  trouvent  aux  Archives  de  la  Gironde,  des  documents  très 
intéressants  pour  l'histoire  monétaire  de  Bordeaux. 

Ces  documents,  les  derniers  surtout,  qui  commencent  en  1332, 
indiquent  les  variations  incessantes  du  cours  des  monnaies.  Le 
registre  des  comptes  de  Saint-André  nous  a  conservé  la  plainte 
humble  et  naïve  du  trésorier  Jean  de  Crote,  qui  vit  du  jour  au 
lendemain  diminuer  de  40  0/0  la  valeur  des  espèces  qu'il  avait 
en  caisse.  Le  duc  d'Aquitaine,  prince  de  Galles,  avait  fait  faire 
une  monnaie  nouvelle,  et  la  fit  proclamer  le  1er  mai  1368.  Il 
changea  la  valeur  de  la  monnaie  courant  à  cette  époque,  en 
sorte  que  le  blanc  d'argent  qui  valait  10  deniers  valut  alors 
6  deniers  de  la  nouvelle  monnaie.  «  Ainsi  sur  mille  livres  que 
»  j'avais  devers"  moi  des  revenus  de  l'archevêché,  400  livres 


(4)  A.  Vitry.  Journal  des  Kconom.,  4e  série,  t.  XII,  p.  447.  «  Les  monnaies 
sous  Philippe  le  Bel.  »  — Blanqui.  Histoire  de  l'Économ.  politique. 


—  211  — 

»  furent  perdues.  En  déduisant  les  40  livres  reçues  du  change, 
»  la  perte  se  trouve  réduite  à  360  livres  (1).  » 

Ces  comptes  nous  font  connaître  à  des  époques  diverses  mais 
rapprochées  les  différences  de  valeur  attribuées  au  florin,  à  l'écu, 
au  noble,  au  léopard,  au  gyoneis  ou  guiane,  et  autres  monnaies 
d'or,  ainsi  qu'aux  monnaies  d'argent. 

Pour  donner  une  idée  de  ces  variations,  nous  copions  une 
note  de  M.  Goujet,  archiviste  du  département  de  la  Gironde  : 
«  La  livre  de  1343,  monnaie  faible,  valait,  d'après  ces  comptes, 
cinq  fois  moins  que  celle  de  1332  à  1336,  deux  fois  et  demie 
moins  que  celle  de  1337  à  1341,  une  fois  un  tiers  moins  que  celle 
de  1342.  Il  résulte  du  tableau  suivant,  tiré  de  ces  comptes,  que  : 


1343,  25 

liv 

»  s. 

payaient  5  liv 

»  s. 

■  » 

d. 

de  1335. 

»    10 

» 

4  » 

» 

» 

42  » 

6 

» 

de  1336. 

»   100 

» 

» 

» 

21  » 

» 

» 

de  1336. 

»    11 

» 

2  » 

» 

4  » 

13  » 

y> 

de  1339. 

»   50 

» 

6  » 

» 

20  » 

» 

» 

de  1337. 

»   10 

» 

» 

» 

4  » 

» 

» 

de  1341. 

»    14 

» 

» 

» 

8» 

» 

» 

de  1340-41 

»    11 

» 

» 

» 

9  » 

» 

» 

de  1342. 

»    7 

» 

» 

» 

4  » 

5  » 

» 

de  1342. 

En  1347,  la  valeur  du  florin  était 


En  mars,  17  sous.. 

Le  15  avril,     22     » 

La  St-Jean,      24     » 

La  Toussaint.  27     »     4  den. 


Le  10  novembre,  28  sous. 
»   16  novembre,  28    »  2 den. 
»     2  décembre,  37     »  4    » 
»     8  janvier,      39    »  8    » 


D'autres  époques  furent  encore  plus  déplorables.  Il  s'ensui- 
vait des  hausses  si  énormes  sur  le  prix  des  marchandises  que 
Froissard  dit  qu'en  l'année  1358  on  vendait  un  tonnelet  de 
harengs  30  écus  d'or,  et  toutes  choses  à  l'avenant.  Ce  n'est  qu'en 
1794,  pendant  la  Révolution  française,  avec  la  dépréciation  des 
assignats,  que  nous  pouvons  voir  une  situation  analogue. 

Il  ne  manquait  cependant,  pas  de  gens  éclairés  dont  les 
conseils  parvenaient  jusqu'aux  princes,  et  leur  faisaient 
connaître  les  vérités  financières  et  économiques  que  réclamait 


(1)  Archives  de  la  Gironde.  Comptes  de  l'Archevêché.  Compte  des  dépenses 
tenu  par  Jean  de  Crote  du  1 1  juillet  1367  au  10  juillet  1368,  f°  174. 


212  

l'intérêt  commercial.  Nicolas  Oresme,  le  précepteur  de  Charles  V, 
le  Sage,  publia  un  traité  spécial  pour  combattre  les  abus  sur  le 
fait  de  la  monnaie  (1).  «  Le  prince  n'est  ni  maître,  ni  proprié- 
»  taire  des  monnaies,  disait-il  ;  il  ne  doit  pas  les  changer  à 
»  moins  de  nécessité  ou  d'utilité  évidente  pour  l'intérêt 
»  général.  » 

C'est  au  roi  lui-même  qu'étaient  signalées  les  conséquences 
fâcheuses  des  variations  des  espèces  et  de  celles  tout  aussi 
arbitraires  que  les  ordonnances  établissaient  dans  les  rapports 
de  l'or  et  de  l'argent.  Il  faut  lire,  dans  le  mémoire  adressé  au 
roi  par  Oresme,  les  exemples  du  danger  «  de  ne  pas  ajuster  l'or 
»  à  l'argent  »  ;  ce  qui  faisait,  selon  l'expression  énergique  de 
l'écrivain,  que  «tantôt  l'or  mangeait  l'argent, et  tantôt  l'argent 
»  mangeait  l'or  ».  C'est  la  question  du  double  étalon  monétaire 
qui  commençait  à  se  poser  (2). 

«  Vos  sujets,  disait  au  roi  Nicolas  Oresme,  ont  supporté 
»  récemment  et  supportent  encore,  par  le  changement  des 
»  monnaies,  des  pertes  auxquelles  on  ne  saurait  comparer 
»  celles  qu'ils  ont  faites  par  la  guerre.  En  "ffet,  les  revenus  en 
»  argent,  pour  les  nobles  comme  pour  les  autres,  ne  sont  pas 
»  augmentés,  car  ils  reçoivent  1  seul  denier  au  lieu  de  2  ;  d'un 
»  autre  côté  les  objets  nécessaires  pour  se  nourrir,  pour  se 
»  vêtir,  sont  deux  fois  plus  chers  par  la  raison  que  ceux  qui 
»  exportaient  du  numéraire  préfèrent  maintenant  exporter  des 
»  marchandises,  qu'ils  laissaient  autrefois  dans  le  royaume... 
»  Comment  donc  réparer  les  pertes  si  grandes  et  si  générales 
»  qui  ont  frappé  la  population  entière  ? 

»  ...  Ceux  qui  ont  des  rentes  ont  perdu  d'abord  le  quart, 
»  puis  le  tiers,  puis  la  moitié,  enfin  le  tout.  Moi  qui  écris  ces 
»  choses,  j'ai  vu  mon  revenu  diminuer  de  500  livres  depuis 
»  qu'on  acommencé  à  changer  les  monnaies.  Je  crois  aussi,  tout 
»  bien  considéré,  que  le  roi  a  perdu  et  perd  encore  par  cette 
»  altération  bien  plus  qu'il  n'y  gagnera  jamais.  Il  faut  que  le 
»  roi  connaisse  dans  toute  sa  vérité  cette  calamité  publique.  » 

La  même  plainte  se  reproduit  constamment.  Plus  tard, 
écoutons  encore  Monstrelet  parlant  d'une  ordonnance  sur  les 
monnaies  rendue  par  Henri  VI  qui  se  titrait  roi  d'Angleterre 

(1)  Nicolas  Oresme.  Traité  des  monnaies,  éd.  Wolowski,  1861. 

(2)  Trésor  des  Chartes.  J  450,  n°  24.  Boutaric,  p.  308. 


—  213  — 

et  de  France,  et  qui  était  maître  de  Paris  et  de  la  plus  grande 
partie  du  royaume  :  «  Esquels  jours  aussi  fut  ordonné  par 
»  le  Conseil  royal  que  les  flourettes,  qui  avoient  cours  pour 
»  4  deniers,  seroient  remises  à  2,  et  l'escu  d'or,  qui  avoit  cours 
»  pour  9  francs,  fut  mis  à  18  sous  parisis  ;  pour  lesquelles 
»  mutations...  furent  moult  de  gens  troublés,  voyant  que  leurs 
»  chevances  qu'ils  avoient  es  monnaies  dessus  dites  estoient 
»  diminuées  la  huitième  partie.  Et  pour  avoir  provision  d'autre 
»  monnoie  nouvelle  qui  fust  de  valeur,  furent  forgez  salus  d'or 
»  qui  avoient  cours  pour  25  sols  tournois  la  pièce.  » 

Le  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris  est  rempli  de  lamen- 
tations sur  le  prix  exorbitant  des  vivres  à  cette  époque.  «  Lors 
»  fut  la  chair  si  chière ,  que  un  bœuf  qu'on  avoit  vu  maintes 
»  fois  donner  pour  huict  francs  ou  dix  tout  au  plus,  coustoit 
»  50  francs,  un  veau  4  ou  5  francs,  un  mouton  60  sols  !  » 

Monstrelet  nous  a  conservé  la  complainte  du  pauvre  commun 
et  des  pauvres  laboureurs  de  France  :  «  Sostenir  ne  nos  povons 
»  plus.  » 

Ces  maux  d'ailleurs  n'étaient  pas  particuliers  à  la  Guienne  et 
à  la  France  ;  toute  l'Europe  occidentale  en  souffrait,  et  faisait 
entendre  les  mêmes  plaintes. 


Article  3.  —  Appréciation  du  prix  des  marchandises. 

|  1.  VALEUR  COMPARÉE  DES  MONNAIES. 

Nous  pensons  qu'il  serait  fort  intéressant  de  pouvoir  comparer 
le  prix  des  marchandises  à  l'époque  dont  nous  nous  occupons 
avec  les  prix  des  marchandises  de  même  nature  aujourd'hui. 

Le  problème  présente  il  est  vrai  des  difficultés  considérables, 
et  que  nous  ne  cherchons  pas  à  nous  dissimuler;  il  a  même  été 
déclaré  insoluble;  mais  il  n'en  a  pas  moins  préoccupé  de 
nombreux  savants.  Sur  cette  matière  «  un  livre  suffirait  à  peine, 
»  a  écrit  l'érudit  A.  Leber;  il  faudrait  dix  ans  pour  le  faire 
»  et  peut-être  n'est-il  pas  faisable  ».  Il  n'en  a  pas  moins  écrit 
Y  Essai  sur  V  appréciation  de  la  fortune  privée  au  moyen  âge, 
que  nous  prendrons  pour  un  de  nos  guides. 

L'appréciation  de  la  valeur  intrinsèque  du  même  poids  de  métal 
monétaire  à  deux  époques  différentes,  exprimée  en  monnaies  des 


—  214  — 

deux  époques,  a  tenté  plusieurs  écrivains.  Quand  les  éléments 
en  sont  connus,  elle  peut  donner  des  résultats  satisfaisants. 
Ainsi  il  est  certain  que  le  marc  d'argent  actuel  pèse  55  de  nos 
francs  :  donc,  si  à  une  époque  antérieure  on  a  payé  une  mar- 
chandise un  marc  d'argent,  on  l'a  payée  avec  le  même  poids  de 
métal  que  nous  donnerions  pour  55  francs;  et  si  dans  ce  marc 
on  taillait  autrefois  dix  pièces  appelées  livres,  nous  dirions  que 
chacune  de  ces  livres  vaudrait  aujourd'hui,  valeur  intrinsèque, 
dix  fois  moins  que  nos  55  francs,  soit  5  fr.  50. 

Mais  nous  avons  en  outre  à  chercher  la  valeur  commerciale 
à  deux  époques  différentes  du  même  poids  métallique,  c'est-à-dire 
la  puissance  variable  de  l'or  et  de  l'argent  en  vertu  de  laquelle 
avec  le  même  poids  d'or  et  d'argent  on  paiera  suivant  les 
circonstances  une  plus  ou  moins  grande  quantité  des  mêmes 
marchandises.  C'est  ce  qu'on  appelle  le  pouvoir  de  l'argent, 
ainsi  que  nous  l'avons  indiqué. 

Plusieurs  économistes,  notamment  Rossi,  ont  déclaré  que 
cette  appréciation  est  impossible.  D'autres,  Quesnay,  Adam 
Smith,  Garnier,  J.- Baptiste  Say,  Dupré  de  Saint-Maur,  de 
Pastoret,  et  plus  près  de  nous  Guérard,  de  Wailly,  Clément, 
Leber,  et  bien  d'autres,  nous  ont  donné  leurs  calculs. 

Plusieurs  d'entre  eux  ont  adopté  comme  élément  de  mesure 
le  prix  du  blé.  D'autres,  et  avec  raison  selon  nous,  ont  pensé 
qu'il  faut  tenir  compte  du  prix  de  tous  les  objets  qui  servent  à 
tous  les  usages  de  la  vie,  non  seulement  celui  des  objets 
d'alimentation,  de  vêtements,  d'ameublement,  mais  de  tous  les 
objets  de  consommation  même  de  luxe,  et  de  tous  les  salaires. 

S'il  s'agissait  d'arriver  à  une  certitude  mathématique,  de 
déterminer  un  chiffre  comme  lorsqu'il  s'agit  de  connaître  la 
mesure  du  méridien  pour  fixer  la  longueur  du  mètre,  tout 
calcul  serait  impossible  ou  erroné;  mais  il  suffit  ici  de  trouver 
des  moyennes,  et  nous  posons  ainsi  la  double  question  : 

1°  Quel  est  en  poids  d'argent  la  valeur  actuelle  de  notre 
monnaie  qui  serait  nécessaire  pour  représenter  une  livre,  alors 
par  exemple  qu'on  taillait  10  livres  dans  le  marc  où  nous  taillons 
55  francs  ?  C'est  la  valeur  intrinsèque. 

2°  Quelle  somme  de  notre  monnaie  faudrait-il  dépenser 
aujourd'hui  pour  vivre  dans  les  mêmes  conditions  générales  de 
logement,  d'alimentation,  de  vêtement,  que  vivait  un  homme 
dépensant  par  exemple  1,000  livres  par  an  en  1350  ? 


—  215  — 

C'est  là  le  pouvoir  de  l'argent;  et  s'il  faut  de  nos  jours  six  fois 
plus  de  notre  monnaie,  nous  dirons  que  ce  pouvoir  est  comme 
1  est  à  6. 

C'est  cette  proportion  de  1  à  6  qu'a  adoptée  Leber  dans  son 
ouvrage  devenu  classique  sur  l'appréciation  de  la  fortune  privée 
au  moyen  âge.  Mais  Leber  a  pris  pour  mesure  actuelle  du 
pouvoir  de  l'argent  les  prix  de  la  période  de  temps  qui  s'écoulait 
de  1820  à  1840.  Depuis  cette  époque  des  faits  économiques  de 
la  plus  haute  importance  ont  fait  baisser  la  valeur  de  l'argent, 
ou,  si  l'on  préfère,  ont  fait  hausser  le  prix  des  denrées  et  des 
services,  de  telle  sorte  que  le  pouvoir  de  l'argent  est  aujourd'hui 
plus  faible. 

La  découverte  des  mines  d'or  de  la  Californie,  de  l'Australie 
et  de  Cayenne,  le  développement  considérable  de  la  production 
des  mines  d'argent  ;  la  facilité  et  la  rapidité  des  communications 
dues  à  la  création  des  chemins  de  fer  et  de  la  navigation  à 
vapeur;  l'emploi,  sur  une  échelle  jusqu'alors  inconnue,  des 
valeurs  fiduciaires,  l'immense  accroissement  de  la  production 
et  de  la  consommation,  sont  les  causes  de  ce  fait  incontestable. 

Les  discussions  de  la  Société  d'économie  politique,  les  mercu- 
riales, les  statistiques,  les  publications  de  la  Commission  des 
valeurs,  démontrent  que  si  les  prix  n'ont  pas  exactement  doublé 
depuis  1840,  du  moins  est-il  certain  qu'ils  ont  augmenté  de 
50  pour  100,  et  que  l'on  paie  aujourd'hui  1  fr.  50  ce  qui  coûtait 
alors  1  franc.  Dans  ces  conditions,  et  acceptant  au  surplus  le 
mode  de  calcul  de  Leber,  le  pouvoir  de  l'argent  n'est  pas  seule- 
ment aux  xme,  xive  et  xve  siècles  comme  1  est  à  6,  comparé  à 
son  pouvoir  actuel,  mais  comme  1  est  à  9. 

Nous  arrivons  ainsi  à  posséder  un  moyen  qui  nous  donne, 
non  une  appréciation  rigoureusement  exacte,  mais  une  approxi- 
mation suffisante  pour  comparer  les  prix  des  marchandises. 

Pour  permettre  à  nos  lecteurs  de  faire  eux-mêmes  les  calculs 
nécessaires,  nous  avons  dressé  une  table  indiquant  les  prix 
moyens  du  marc  d'argent,  de  la  livre,  du  sou  et  du  denier  en 
bonne  monnaie  de  l'époque,  calculés  en  livres  tournois,  et 
appréciés  en  monnaie  actuelle. 

Voici  la  manière  de  s'en  servir  : 

Toutes  les  monnaies  d'or  et  d'argent,  le  florin,  l'écu,  l'aignel, 
le  léopard,  le  guiennois,  avaient  une  valeur  variable,  et  cette 
valeur  s'exprimait  en  monnaie  de  compte.  Ainsi  l'on  disait  :  le 


—  216  — 

florin  vaut  23  sous,  25  sous,  30  sous,  suivant  le  poids  et  le 
titre  du  florin. 

La  monnaie  de  compte  était  invariable.  C'était  la  livre.  Mais 
à  Bordeaux  la  livre  de  compte  comprenait  trois  espèces  de 
livres  :  la  livre  sterling,  la  livre  tournois  et  la  livre  bordelaise. 
Chacune  de  ces  livres  de  compte  était  divisée  en  20  sous  et 
chacun  de  ces  sous  en  12  deniers.  Pour  convertir  ces  livres  l'une 
dans  l'autre,  il  faut  connaître  leur  valeur  proportionnelle. 

La  livre  sterling,  le  sou  sterling,  le  denier  sterling  valaient 
4  livres  tournois,  4  sous  tournois,  4  deniers  tournois,  c'est-à-dire 

4  fois  plus  que  la  monnaie  tournois;  la  livre  sterling  valait 

5  livres  bordelaises,  ou  5  fois  plus  que  la  monnaie  bordelaise. 
Il  est  donc  facile  de  ramener  à  la  livre  tournois  les  valeurs 

exprimées  en  livres,  sous  et  deniers  sterling,  en  multipliant 
cette  dernière  monnaie  par  4  ;  et  les  valeurs  exprimées  en 
monnaies  bordelaises  en  retranchant  un  cinquième  de  celles-ci, 
livres,  sous  et  deniers,  pour  avoir  les  livres,  sous  et  deniers 
tournois. 

Les  comptes  de  Richard  Filongleye  sont  établis,  comme  il 
l'exprime,  en  monnaie  du  pays,  c'est-à-dire  en  livres,  sous  et 
deniers  gyennois  sterling  dont  un  sterling  gyennois  vaut 
5  deniers  petitz  gyennois  noirs.  Il  «  excepte  l'encrue  des 
»  monnaies  dudit  temps  pur  ceo  qu'ils  sont  de  diverses  allaies  ». 

Il  reçoit  aussi  des  livres  sterling  d'Angleterre,  lesquelles  ont 
sur  les  livres  sterling  gyoneis  un  bénéfice  de  change  variable, 
car  il  est  tantôt  de  5  pour  100,  tantôt  de  2.50  pour  100  environ, 
au  profit  du  sterling  anglais. 

Ces  comptes  nous  indiquent  encore  les  rapports  entre  la 
monnaie  des  gyennois  sterling  et  les  diverses  monnaies 
étrangères,  surtout  françaises  : 

Le  franc  d'or  qui  valait  4  sous  sterling  gyoneis; 

Le  noble  d'Angleterre  qui  valait  la  moitié  d'une  livre  sterling 
gyoneis,  et  en  monnaie  française  deux  écus  ou  moutons  (1). 

(1)  Delpit.  Documents  français,  p.  175  :  Reçu  17,461  1.  18  s.  8  d.  sterling 
anglais.  Avantage  de  ladite  monnaie  sur  le  sterling  gyoneis  :  434  l.  12  s.  en 
sterlings  gyoneis. 

Nr  25.  Dédit  S.  G.  de  Lacy  :  17,947  1.  10  s.  8  d.  sterling  anglais.  Avantage 
de  ladite  monnaie  :  9561.  8  s.  9d.  en  sterlings  gyoneis. —  20,000  livres 
sterling  anglaises.  Avantage  :  1,2151.  13  s.  10  d.  sterling  gyoneis. 

N°  22.  Franc  d'or  pour  IV  s.  st.  gyon. 


-  2tf  - 

Ce  rapport  important  de  la  monnaie  d'or  de  France  avec  la 
monnaie  d'or  de  Guienne  et  d'Angleterre  est  confirmé  par  de 
nombreux  documents  (1). 

Dans  les  comptes  de  l'archevêché  nous  trouvons  presque 
toujours,  lorsqu'il  s'agit  d'écus,  de  florins,  d'angelots,  de 
moutons,  de  léopards,  leur  valeur  exprimée  en  livres  sterling, 
tournois  ou  bordelaises  de  l'époque. 

Ainsi  nous  lisons  clans  ces  comptes,  à  l'année  1355,  f°  40  : 
«  Mai  1355,  donné  à  Pierre  de  Lamothe,  frère  de  l'archevêque, 
»  150  royaux  d'or,  estimés  par  les  changeurs  de  Bordeaux 
»  237  florins  d'or  neuf  du  coin  de  Bordeaux  qui,  comptés 
»  chacun  pour  24  sterlings,  font  23  livres  14  sous  sterling.  » 
Si  nous  voulons  savoir  ce  que  vaudrait  cette  somme  en  monnaie 
actuelle,  nous  dirons  :  237  florins  à  24  sterlings  font  23  livres 
14  sous  sterling,  qui  donnent  un  chiffre  4  fois  plus  fort  en 
livres,    sous    et    deniers    tournois,    soit   94  livres    tournois 

(1)  Après  la  bataille  de  Poitiers  le  paiement  de  la  rançon  du  roi  de  France  et 
de  celles  de  plusieurs  grands  seigneurs  faits  prisonniers  ;  plus  tard  la  rançon  de 
Duguesclin,  donnèrent  lieu  à  des  opérations  financières  qui  nous  indiquent  les 
corrélations  des  monnaies  d'or  françaises  avec  les  monnaies  d'or  anglaises  et 
bordelaises. 

Le  noble  d'Angleterre  valait  2  écus  d'or  ou  mouthons  de  France.  Ainsi  le 
prince  de  Galles,  en  1357,  promit  de  payer  à  Jean  de  Grailly,  captai  de  Buch,  et 
à  ses  compagnons  les  chevaliers  gascons  bordelais  qui  avaient  fait  prisonnier 
Jacques  de  Bourbon,  la  rançon  de  celui-ci  fixée  à  25,000  écus  d'or  vieux,  en 
12,500  nobles  payables  à  Bordeaux. 

Le  H  octobre  1360,  Edouard  III  reconnaît  que  le  roi  de  France  a  payé  à 
Calais,  sur  sa  rançon,  600,000  écus  d'or  dont  les  deux  valent  un  noble  de  la 
monnaie  d'Angleterre.  Le  30  janvier  1361,  Edouard  III  rappelle  que  la  rançon 
du  roi  Jean  était  payable  en  florins  de  Florence  de  bon  or  et  de  bon  aloi  et 
poids  et  qu'il  en  a  reçu  une  partie  en  florins  d'écus,  dont  2  valent  1  florin  de 
noble  de  la  monnaie  anglaise.  (Rymer,  1360,  f°  533.  —  Rymer,  t.  III,  p.  2,  f°  37. 
«  Quod  solutio  illa  fiât  de  floreins  de  scuto,  de  quibus  duo  valebunt  unum  florenum 
»  de  noble,  de  nostra  angliae  moneta?.  ») 

L'archevêque  de  Sens  avait  lui  aussi  été  fait  prisonnier  à  la  bataille  de 
Poitiers,  et  mis  à  rançon  par  Thomas  de  Beauchamps,  comte  de  Warwick,  pour 
48,000  écus,  valant  24,000  nobles.  (Rymer,  1er  avril  1362,  f°  57.) 

Le  23  octobre  1362,  le  roi  déléguait  à  Johan  Chandos,  vicomte  de  Saint- 
Sauveur,  sur  la  rançon  du  roi  de  France,  30,000  écus  d'or,  dont  2  valent 
1  noble.  Le  jour  de  la  Saint-Michel  de  la  môme  année,  il  reçoit  des  seigneurs 
etdes  villes  de  Bourgogne,  pour  la  même  rançon,  10,000  deniers  d'or  ou  moutons, 
du  coin  de  France,  dont  2  valent  1  noble.  Le  3  avril  1363,  il  délègue  au  prince 
de  Galles  60,000  écus  d'or,  dont  2  valent  1  noble.  (Rymer,  lac.  cit.,  f°  70,  f°  75.) 


—  £18  — 

16  sous.  En  nous  reportant  au  tableau  ci-après,  nous  trouvons 
que  la  livre  tournois  en  1355  valait  82  fr.  50,  et  le  sou 
tournois  4  fr.  13  de  notre  monnaie.  Donc  la  somme  donnée  au 
frère  du  pape  représente  la  somme  actuelle  de  7,785  fr.  78. 

"Vers  1332  nous  voyons  une  vente  de  vins  :  17  tonneaux  à 
115  sous  bordelais  le  tonneau  ;  2  tonneaux  à  67  sous  bordelais 
et  1  tonneau  à  71  sous  bordelais.  Il  faut  réduire  ces  chiffres  en 
monnaie  tournoise,  et  pour  cela  diminuer  de  1/5  le  chiffre  du 
sou  bordelais  pour  avoir  sa  valeur  en  sous  tournois.  Le  sou 
tournois  de  1333  valait  en  monnaie  actuelle  8  fr.  25,  et  il 
fallait  92  sous  tournois  pour  équivaloir  à  115  sous  bordelais. 
92  X  8.25  =  759  francs,  prix  de  chacun  des  premiers  tonneaux. 
Le  tonneau  à  67  sous  serait  payé  aujourd'hui  446  francs,  et 
celui  à  71  sous  470  fr.  25. 

Pierre  de  Cabarrus  payait,  en  1361,  2  sols  bordelais  pour 
une  vigne  à  la  Tauga,  proche  le  Palais  Gallien.  Ces  deux 
sols  bordelais  valaient  20  deniers  de  Tours  et  paieraient 
aujourd'hui  7  fr.  30. 

Une  paire  de  souliers  achetée  5  sols  la  paire  se  paierait 
aujourd'hui  18  fr.  35. 

Les  journées  d'hommes  et  de  femmes,  pour  les  vendanges  de 
1361,  sont  portées,  les  premières  à  10  gros  et  les  secondes  à 
5  gros,  plus  la  nourriture,  et  il  est  dit  :  le  gros  vaut  le  douzième 
d'un  sou.  Le  denier  de  1361  valait  0  fr.  36;  la  journée  d'homme 
serait  donc  payée  aujourd'hui,  en  déduisant  la  différence  du 
denier  bordelais,  à  raison  de  8  gros  tournois,  2  fr.  88;  et  celle 
de  la  femme  la  moitié,  1  fr.  45  centimes. 

Nous  donnons  le  tableau  des  valeurs  de  la  livre  tournois 
comparées  à  celle  de  la  monnaie  actuelle,  afin  de  pouvoir 
apprécier  la  valeur  réelle  des  denrées  et  marchandises.  Nous 
répétons  qu'on  n'arrivera  qu'à  une  moyenne  sujette  à  des 
écarts,  quelquefois  importants  peut-être,  mais  en  réalité  tout 
aussi  approximativement  exacte  que  celle  qui  nous  est  fournie 
par  les  statistiques  des  douanes  et  celles  de  la  Commission  des 
valeurs  sur  les  prix  actuels. 


—  219 


TABLE  A  U  de  la  valeur  actuelle  de  la  livre  tournois 
de  1198  à  1458. 


H 

VALEUR  ACTUELLE 

PRIX  DU  MARC 

2  « 

S  "2 

de  la 

ANNÉES 

°5 

LIVRE   TOURNOIS 

ANCIEN 

ACTUEL 

Cl 

9 

LIVRE 

sou 

DENIER 

1198 

2M0a- 

2200 

193f   » 

9f90 

0f82 

1250      | 

1294 

2  18 

1897 

» 

170  65 

8  55 

0  71 

1295 

3    1 

1800 

» 

162    » 

8  10 

0  67 

1296 

3    6 

1666 

« 

149  95 

7  48 

0  63 

1297 

3  18 

1410 

» 

126  90 

6  34 

0  52 

1298 

3  15 

1466 

» 

131  94 

6  59 

0  54 

1299 
1300 

4    5 

1294 

» 

116  46 

5  87 

0  46 

1302 

5     » 

1100 

» 

99    » 

4  40 

0  40 

1303 

6     » 

931 

» 

82  50 

4  13 

0  35 

1305 

8  10 

645 

» 

58    » 

2  85 

0  24 

1307 

2  18 

1897 

» 

170  65 

8  55 

0  71 

1308 

2  15 

2000 

» 

180    » 

9    » 

0  75 

Sept,  à  avril. 

Avril  à  sept. 

3  10 

1571 

» 

141  40 

7  06 

0  60 

1310 

3  15 

1466 

» 

131  94 

6  59 

0  54 

1312 
1313 

4     » 

1354 

» 

123  75 

6  18 

0  52 

1314 

3    » 

1716 

» 

185  40 

9  27 

0  70 

1316 

4    » 

1354 

» 

123  75 

6  18 

0  52 

]       1317 

à 

3    7  6d- 

1616 

» 

145  50 

7  20 

0  62 

1321 

1321 

a 

.   4    » 

1354 

» 

123  75 

6  18 

0  52 

1327 

1 

1328 

6    » 

931 

» 

82  50 

4  13 

0  35 

1333 

3    » 

1716 

» 

185  40 

9  27 

0  70 

1336 

4  10 

1222 

» 

109  98 

5  50 

0  55 

1338 
1339 

'   6    » 

931 

« 

82  50 

4  13 

0  35 

fin  1339 

1 
| 

1340 

.   7  10 

735 

» 

65  96 

3  16 

0  27 
( 

—  220  — 


1 

H 

VALEUR  ACTUELLE 

ANNÉES 

PRIX  Dl 

ANCIEN 

J  MARC 

ACTUEL 

PS  W 

M 

a 

9 

de  la 

LIVRE    TOURNOIS 

DENIER 

LIVRE 

sou 

fin  1340 

9    » 

610 

54  90 

2  74 

0f22 

1341 

11     » 

500 

» 

45    » 

2  25 

0  18 

1342 

15    « 

365 

» 

32  94 

1  65 

0  13 

1345 

3  15 

1466 

» 

131  94 

6  59 

0  54 

1347 

6     » 

931 

» 

82  50 

4  13 

0  35 

1350 

5  18 

932 

» 

83  70 

4  20 

0  36 

1352 

Premiers  mois 

fin  1352 

8    » 
11     » 

690 
500 

61  88 
45    » 

3  75 
2  25 

0  26 
0  18 

1354 
1355 

6     » 

931 

» 

82  50 

4  13 

0  35 

1361 

à 

1372 

'   5  16 

948 

« 

85  35 

4  27 

0  36 

1374 

à 

1384 

'   6     » 

931 

» 

82  50 

4  13 

0  35 

1384 

à 
1397 

|    6  15 

815 

» 

73  35 

3  67 

0  30 

1403 

[   6  12 

830 

h 

74  97 

3  75 

0  33 

1405 

6  15 

815 

» 

73  35 

3  67 

0  30 

1406 

6  12 

830 

» 

74  97 

3  75 

0  33 

1407 

6  15 

815 

» 

73  35 

3  67 

0  30 

1408 

7  10 

735 

» 

65  96 

3  16 

0  27 

1409 

7  10 

735 

» 

65  96 

3  16 

0  27 

4411 

à 

1417 

8     » 

690 

» 

61  88 

3  75 

0  26 

1417 

10    » 

550 

» 

50    » 

2  47 

0  21 

1418 

15    » 

365 

» 

32  94 

1  65 

0  13 

1421 
1422 

(   7    » 

s 

785 

» 

70  60 

3  42 

0  30 

1423 
1424 

7  10 

735 

» 

65  96 

3  16 

0  27 

1425 

8    5 

666 

» 

59  94 

3    » 

0  25 

1426 

9    3 

601 

» 

54  10 

2  70 

0  23 

1427 

8    5 

666 

» 

59  94 

3    » 

0  25 

—  221  — 


H 

VALEUR  ACTUELLE 

ANNÉES 

PRIX  D 

U  MARC 

>  5 

O  iJ 

Cm 
ES 

LIA 

de  la 

'RE  TOURNOIS 

ANCIEN 

ACTUEL 

LIVRE 

sou 

DENIER 

1428 

15    » 

365 

9 

22  94 

1  65 

0f13 

1431 

à 

1435 

8    » 

690 

» 

61  88 

3  75 

0  26 

1435 

10     » 

550 

» 

50    » 

2  47 

0  21 

1437 

9    » 

610 

» 

54  90 

2  74 

0  22 

1438 

à 

1443      \ 

7  10 

735 

» 

65  96 

3  16 

0  27 

1443 

à 

1448 

8      » 

690 

» 

61  88 

3  75 

0  26 

1448      | 
1458 

9     » 

610 

» 

54  90 

2  74 

0  22 

|  2.    QUELQUES  PRIX  DE   SALAIRES   ET  DE  MARCHANDISES. 


Nous  donnons  l'indication  de  quelques  prix  de  salaires  ou  de 
marchandises  qui  nous  paraissent  se  rapporter  à  la  fin  du 
xme  siècle  ou  au  commencement  du  xive.  Ce  tarif  est  celui 
qui  est  appliqué  «  quant  bona  moneda  cort»,  quand  la  bonne 
monnaie  court,  quand  l'esterling  va  pour  5  deniers  bourdelois 
ou  4  deniers  tournois. 

Salaires.  —  Les  ouvriers  des  vignes  sont  payés  plus  cher 
dans  le  Bordelais  que  dans  l'Entre-deux-Mers,  et  leurs  journées 
sont  plus  fortes  pendant  l'été  que  de  la  Saint-Michel  à  la  Chan- 
deleur. Ceux  du  Bordelais  reçoivent  pour  tailler  et  dresser  la 
vigne,  le  podador,  saquador  et  levador,  10  deniers  par  jour  en 
hiver,  12  en  été.  Le  probayador,  qui  fait  les  provins, 14  deniers 
à  Bordeaux,  12  deniers  au  dehors.  Les  femmes  6  deniers.  Les 
travailleurs  à  la  houe,  fudidors,  gagnent  une  journée  d'hiver  de 
9  deniers  et  d'été  de  12. 


—  222  — 

Les  charpentiers  de  haute  futaie  et  de  navires  gagnent  :  le 
maître  2  sous  par  jour,  et  l'apprenti,  lo  massip,  20  deniers.  Le 
charpentier  de  barriques  gagne  la  même  journée,  augmentée 
de  6  deniers  en  été.  La  façon  d'un  tonet  se  paie  2  sous; 
12  deniers  pour  remettre  une  douelle  à  une  barrique  si  elle 
est  à  terre;  18  deniers,  si  elle  est  sur  le  navire;  2  sous  pour 
mettre  un  fond  de  tonneau.  Le  plieur  de  codre  reçoit  3  deniers 
par  faix  de  codre  du  haut  pays  et  2  deniers  1/2  de  codre  de 
Bayonne. 

Les  mariniers  de  Blaye  et  de  Langon  reçoivent  5  deniers 
par  voyageur  et  15  deniers  s'il  est  à  cheval.  Ceux  de  Cadillac, 
Rions,  Podensac,  3  deniers  ;  Langoiran,  Portets,  Le  Tourne, 
2  deniers;  Beaurech, Cambes,Quinzac,  1  denier;  Macau,  Bourg, 
4  deniers  ;  Lormont,  1  mailhe. 

Le  transport  des  vins  du  haut  de  la  rivière,  de  Langon  et  de 
Saint-Macaire  à  Bordeaux,  est  réglé  à  2  sous  6  deniers  par 
tonneau  ;  de  Sainte-Croix-du-Mont  et  Barsac,  à  2  sous  ;  de 
Cadillac,  Rions,  Podensac,  à  20  deniers;  de  Langoiran,  Le 
Tourne,  Portets,  à  18  deniers,  et  des  autres  ports  à  14,  12  et  10 
deniers.  En  aval,  de  Macau,  2  sous  6  deniers, et  des  autres  ports 
jusqu'à  Lormont,  20, 16,  14  et  12  deniers. 

Le  gabarier  qui  porte  le  vin  du  port  de  la  ville  à  la  nau  qui 
charge  pour  l'étranger  reçoit  6  deniers  par  chaque  tonneau. 
Les  rouleurs  de  quai,  braymantes,  reçoivent  4  deniers  pour 
rouler  les  vins  du  chai  au  navire,  3  deniers  du  quai  au  navire; 

4  deniers  du  vaisseau  à  terre,  6  deniers  du  vaisseau  au  chai; 
le  tout  par  tonneau.  Les  arrimeurs  reçoivent  17  deniers  par 
tonneau. 

Le  forgeron  vend  la  livre  de  fer  ouvré,  serrures,  clés,  serpes, 
pour  6  deniers. 

Le  maréchal  ferrant  pour  fer  neuf,  7  deniers  par  pied  de 
cheval,  6  deniers  par  pied  de  roussin,  4  deniers  par  pied  d'âne; 
pour  referrer,  2  deniers. 

Les  sacquiers  pour  porter  une  escarte  de  blé,  4  deniers  ;  au 
plus  long  6  deniers. 

Le  loyer  d'un  roussin  et  d'un  âne  se  paie  par  jour  2  sous 
pour  le  premier,  16  deniers  pour  le  second;  et  en  temps  de 
vendanges,  3  sous  et  2  sous. 

Le  loyer  d'une  paire  de  bœufs  en  temps  de  vendanges, 

5  sous. 


—  223  — 

Habillement.  —  Le  prix  de  façon  de  robes,  guonet,  gaudi- 
chon,  chaperon  d'homme,  simples,  sans  ornements,  3  sous  ;  si  le 
gaudichon  est  fourré,  4  sous;  si  le  guonet  est  boutonné,  5  sous. 
Le  guonet  ou  gaudichon  fourrés  de  velours,  la  cape  de  dame 
avec  cordelière,  8  sous;  mante  simple  ou  manteau,  2  sous; 
avec  collet  garni  de  taffetas,  2  sous  6  deniers;  s'il  est  fourré, 
3  sous  6  deniers;  manches  garnies  de  boutons,  16  deniers; 
fourrées,  20  deniers;  la  soie,  le  taffetas  et  les  boutons  payés 
en  sus. 

Souliers  de  bon  cuir,  grands,  4  sous  6  deniers  ;  de  cuir  de 
vache,  3  sous  4  deniers;  ordinaires,  3  sous;  —  de  femme, 
20  deniers. 

Marchandises.  —  Métaux.  —  Livre  de  fer  ouvré,  6  deniers; 
non  ouvré,  2  deniers;  fer  démarre,  2 sous;  faussot,  5  sous;  sarcle, 
15  deniers;  fourche  ferrée,  2  sous;  grande  hache  de  charpentier 
de  haute  fuste;  doloyre  à  doler;  à  tailler  fonds.  —  Livre  d'acier, 
4 deniers;  serpe  avec  crête,  3  sous  6  deniers;  sans  crête, 2  sous. 
—  Livre  de  plomb,  3  deniers.  —  Livre  d'étain  ouvré,  8  deniers. 
Façon  pour  ouvrer  1  livre,  3  deniers.  —  Le  cent  de  clous  de 
gabare,  2  sous  ;  de  gualup,  3  sous  ;  de  fulha,  6  deniers  ;  de 
Rions,  10  deniers. 

Bois.  —  Le  bois  de  bûches  de  Buch,  4  sous;  d'ailleurs, 
3  sous;  la  douzaine  de  fayssonnats  de  Dordogne,  18  deniers; 
d'ailleurs,  16  ;  le  faix  de  paille,  6  deniers. 

La  douzaine  de  vime  menu  de  Bourg,  7  sous;  vime  gros  à 
refendre,  6  sous;  le  millier  de  vime  de  comande,  3  sous;  gerbe 
de  vime  branchu,  10  deniers.  Pour  fendre  le  millier  de  vime, 
3  deniers. 

La  douzaine  de  lattes  de  3  ans,  3  sous  ;  de  carassons, 
18  deniers  ;  de  paux,  11  deniers. 

Pierres.  —  Pierre  marchande  de  1  pied  et  demi  sur  1  pied, 
20  sous  le  cent  de  la  Saint-Michel  à  Notre-Dame  de  Mars,  et 
25  sous  ensuite. 

Sac  de  chaux.  —  18  deniers. 

Poteries.  —  Tuiles  de  Sadirac,  12  sous  le  mille  à  la  tuilerie 
et  15  sous  à  Bordeaux  ;  de  Courréjean,  9  sous  et  12  sous  ; 
de  Langoiran,  10  sous  et  15  sous  —  Broc  de  terre,  6  deniers 
le  meilleur  ;  petit  broc ,  3  deniers  ;  mortier  de  terre , 
12  deniers;  la  douzaine  de  picheys  de  terre,  6  deniers;  à 
eau,  3  deniers. 


—  224  — 

Divers.  —  Cendres  clavelées,  2  deniers;  livre  de  résine, 
3  deniers;  de  gemme,  3  deniers;  de  gemme  de  Born,  2  deniers 
et  mailhe. 

Cires  et  Chandelles.  —  Les  torches  de  cire  auront  au  plus 
une  once  de  suif  par  livre.  La  façon  par  livre  de  cire  est 
de  2  deniers;  le  prix  de  la  livre  de  cire  2  sous.  Livre  de 
chandelle  avec  coton,  8  deniers;  sans  coton,  6  deniers.  Façon  de 
a  chandelle  de  suif,  3  sous  le  quintal.  Chandelle  de  gemme, 
2  deniers. 

Cuirs.  —  Peaux  de  bouc  blanches  de  36  livres  poids  valent 
6  livres  bordeloises  ;  de  chevreau  blanches  de  25  livres, 
70  sous  bordelois.  La  douzaine  de  peaux  de  cordouan,  25  sous; 
de  moutons  de  Navarre,  20  sous;  de  moutons  de  Saintonge, 
10  sous. 

Le  tonneau  de  cuir  de  Bristol,  30  livres;  de  Cork,  Waterford, 
Ross,  Limerick,  Dublin,  24  livres;  de  Toulouse,  de  Gascogne, 
de  Périgord,  de  Saintonge,  de  Morlaas,  au  plus  haut  20  sous 
l'esquinas. 

Toiles,  Draps.  —  Le  tisserand  doit  prendre  pour  une  aune 
de  toile  6  deniers.  Que  nul  ne  soit  si  hardi  de  gagner  plus 
de  2  sous  par  livre  sur  le  drap. 

Vivres.  —  Céréales.  —  Boisseau  de  froment  gros,  12  sous; 
d'audet,  14  sous;  de  seigle,  8  sous;  de  fèves,  8  sous; 
d'avoine,  7  sous;  de  mil,  7  sous;  de  panis,  7  sous. 

Le  fournier  ou  la  fournière  ne  devront  pas  prendre  plus 
de  17  deniers  de  l'escarte  de  pain  à  cuire;  de  la  pâtisserie, 
du  choine,  2  sous  8  deniers;  du  gâteau  de  fougasse,  3  sous 
4  deniers. 

A  cette  époque,  le  blé  et  le  pain  étaient  très  chers.  «  Assurer 
»  à  leurs  administrés  du  pain  était  la  douloureuse  et  constante 
»  préoccupation  des  jurats.  »  (2e  Livre  de  la  Jurade,  introd., 
p.  IX.) 

Le  blé  se  vendait  : 

Le  29  juillet  1420 le  boisseau.  28  sous. 

Le  31  du  même  mois —  30     » 

Le  13  novembre —  25     » 

Et  en  novembre  1421 —  20      » 

Ce  qui  représenterait,  suivant  nous,  44  fr.  80,  48  francs, 
40  francs  et  32  francs. 


—  225  — 

Le  prix  du  pain  était  calculé  sur  celui  du  blé  ;  mais  le  mode 
de  calculer  différait  du  nôtre.  La  valeur  invariable  était  celle 
de  la  monnaie.  On  achetait  pour  1  sterling  ou  pour  2  sterlings 
de  pain;  et  pour  ce  prix  on  obtenait  un  nombre  variable 
d'onces. 

Ainsi,  le  19  mai  1421,  on  obtenait  pour  2  sterlings  le  poids 
de  12  onces  de  pain  blanc,  cuit,  de  première  qualité  ;  de 
15  onces  de  pain  ordinaire,  et  de  19  onces  de  pain  bis  ou 
barsalon  ;  et  pour  un  sterling,  la  moitié. 

Si  nous  calculons  ces  prix  sur  la  même  valeur  relative  en 
monnaie  actuelle  que  nous  avons  adoptée  pour  le  prix  du  blé, 
nous  trouvons  que  la  livre  de  pain  blanc  de  16  onces  aurait 
coûté  en  notre  monnaie  1  fr.  28;  celle  du  pain  ordinaire,  1  fr.  04, 
et  celle  du  pain  brun,  0  fr.  80. 

Le  13  août  1421,  le  prix  du  pain  avait  augmenté.  Pour 
2  sterlings,  on  n'avait  plus  que  10  onces  de  pain  blanc. 
13  d'ordinaire,  et  17  de  barsalon;  ce  qui  établirait  le  prix  de 
la  livre,  en  notre  monnaie,  à  1  fr.  54,  1  fr.  18  et  0  fr.  90. 

Viandes.  —  Un  bœuf  avec  le  cuir,  100  sous  ;  sans  le 
cuir,  4  livres.  Porc  :  le  meilleur,  20  sous;  le  moyen,  15  sous. 
Le  chevreau,  2  sous  6  deniers.  L'agneau  du  Médoc,  6  deniers 
avec  le  cuir;  du  haut  pays,  8  deniers. 

La  paire  de  chapons,  3  sous;  de  belles  poules,  2  sous;  de 
communes,  18  deniers  ;  d'oies,  1  sou. 

Gibier. —  Lièvre,  sans  la  peau,  2  sous;  lapin,  20  deniers. 

Bécasse,  4  deniers \  biganon,  5  deniers;  pé  nègre,  6  deniers  ; 
pé  vermeil,  12  deniers;  courbageau,  13  deniers;  perdrix, 
10  deniers;  perdrix  rouge,  16  deniers;  faisan,  3  sous. 

Poissons.  —  Merlus  frais,  20  deniers;  le  meilleur  salé, 
10  deniers;  commun,  6  deniers;  hareng,  13  deniers.  Congre 
salé,  3  sous;  lamproie  grosse,  5  sous;  lamprodons,  la  douzaine, 
6  deniers.  Pièce  de  saumon,  2  sous.  Autres  poissons,  suivant 
la  taxe. 

Sel,  Épices.  —  Sel,  3  deniers.  Poivre  et  épices  :  le  marchand 
ne  doit  gagner  que  2  sous  par  livre,  c'est-à-dire  10  pour  100. 

Vin.  —  Ne  doit  se  vendre  en  taverne  plus  haut  que 
30  deniers. 


—  226  — 


Article  4.  —  Les  Changeurs,  les  Banquiers,  les  Courtiers, 

les  Foires. 

Au  milieu  des  fluctuations  incessantes  du  cours  des  monnaies, 
le  grand  régulateur  c'est  le  change.  Le  changeur  au  moyen 
âge  se  retrouve  dans  toutes  les  places  de  commerce,  comme  à 
toutes  les  foires.  Il  fréquente  les  foires  de  Beaucaire,  de  Cham- 
pagne, du  Landit  à  Saint-Denys.  Il  accompagne  les  marchands 
dont  il  facilite  les  transactions. 

«  A  Laingny,  à  Bar,  à  Provins, 
»  Si  i  a  marchéants  de  vins, 
»  De  blé,  de  sel  et  de  hareng, 
»  Et  de  soie,  d'or  et  d'argent  (1).  » 

Ces  changeurs  étaient  Lombards,  Cahorsins  ou  Juifs.  Comme 
les  banquiers,  dont  ils  n'étaient  souvent  que  des  commis,  ils 
faisaient  le  commerce  des  matières  d'or  et  d'argent,  et  celui  des 
espèces  métalliques.  Un  grand  nombre  de  paiements  s'effectuait 
d'ailleurs  en  lingots  ou  marcs  d'or  et  d'argent. 

Les  grands  banquiers  d'Italie,  de  Venise,  de  Florence,  de 
Pise,  de  Lucques  étaient  les  banquiers  des  princes,  et  aussi 
ceux  du  commerce.  Quelques-uns  ont  été  fermiers  des  revenus, 
ou  de  quelques  branches  des  revenus  d'Aquitaine.  Pendant  tout 
le  cours  du  xive  siècle,  les  documents  contemporains  nous 
montrent  l'influence  considérable,  en  Angleterre  et  en  Guienne, 
des  Spini,  des  Frescobaldi,  des  Bardi,  des  Perucci,  des  Alberti, 
appuyés  par  les  papes.  Ils  prêtèrent  des  sommes  considérables. 
Sismondi  dit  qu'Edouard  III,  malgré  de  nombreux  rembourse- 
ments, se  trouvait  débiteur  des  Bardi  de  180,000  marcs  sterling, 
et  des  Peruzzi  de  135,000  marcs  sterling. 

En  1301  c'étaient  les  Spini,  de  Florence;  puis  les  Frescobaldi. 
En  1312,  Emeric  et  Bellino  Frescobaldi  avaient  été  fermiers  des 
recettes  d'Ecosse,  de  Galles,  d'Irlande  et  de  Gascogne,  et  avaient 
appliqué  ces  recettes  au  paiement  des  emprunts  qu'ils  avaient 
consentis  au  roi  Edouard  II.  Celui-ci  entendait  toucher  les 
recettes  entières;  le  roi  voulut  leur  demander  des  comptes;  ils 


{'\)Le  Dict  des  Marchéants.  Y.  Bourquelot.  Mémoires  présentés  à  l'Institut  par 
divers  savants. 


—  227  — 

répondirent  qu'ils  n'étaient  justiciables  que  du  pape,  et  le  roi 
fit  entre  les  mains  du  souverain  pontife  une  véritable  saisie- 
arrêt,  priant  le  Pape  de  saisir  et  arrêter  tous  les  biens  des 
Frescobaldi,  en  quelques  mains  qu'ils  pussent  se  trouver  (1). 

En  1317,  Edouard  II  faisait  ses  emprunts  aux  Bardi  et  les 
recommandait  vivement  au  roi  de  France.  En  1343,  Edouard  III 
concédait  aux  Bardi  et  aux  Peruzzi  le  commerce  des  laines,  pour 
les  rembourser,  disait-il,  des  grosses  sommes  qu'ils  lui  avaient 
prêtées  (2).  En  1374,  les  Alberti  de  Florence  figurent  parmi  les 
banquiers  du  roi. 

Les  rois  d'Angleterre  étendaient  le  monopole  royal  non 
seulement  sur  les  monnaies,  mais  sur  toute  transaction  relative 
aux  matières  d'or  et  d'argent.  Ils  réglaient,  en  outre  des 
dispositions  prises  pour  l'intérieur,  les  relations  avec  l'étranger 
par  la  prohibition  d'entrée  ou  de  sortie  des  métaux  précieux. 
Ils  se  bornaient  à  réglementer  la  fabrication  des  objets  d'orfè- 
vrerie et  rendirent  de  nombreuses  ordonnances  sur  ce  sujet. 

A  Bordeaux  la  situation  des  orfèvres  était  réglée,  à  peu  de 
variations  près,  par  les  décisions  rapportées  dans  le  Livre  des 
Bouillons,  et  datées  des  30  décembre  1357  et  6  avril  1358  (3). 
Le  roi  Edouard  III  avait,  par  ses  ordonnances,  édicté  pour  la 
ville  de  Bordeaux  et  le  duché  deGuienne  des  règles  analogues 
à  celles  qu'il  avait  faites  pour  le  commerce  des  orfèvres  de 
Londres.  Les  objets  d'or  et  d'argent,  lingots,  vaisselle  ou 
monnaies,  ne  pouvaient  être  vendus  que  devant  les  changeurs 
ou  en  l'orfèvrerie  devant  les  maîtres  du  métier,  publiquement 
et  ouvertement;  les  orfèvres  élisaient  des  prud'hommes  pour 
surveiller  leur  industrie;  tout  ouvrage  d'orfèvrerie  devait  être 
de  bon  aloi  et  marqué  d'un  poinçon.  Ce  poinçon  était  remis  par 
le  connétable  de  Bordeaux  et  portait  une  tête  de  léopard.  Sauf 
ce  règlement,  les  orfèvres  de  Bordeaux  restèrent  soumis  à  la 
juridiction  du  maire  et  des  jurats. 

Le  change  était  une  opération  d'autant  plus  nécessaire  qu'il 
s'exerçait  sur  toutes  les  matières  d'or  et  d'argent,  et  que 
d'autre  part  la  diversité  des  espèces  monnayées  et  les  varia- 
tions de  valeur  de  ces  espèees  étaient  plus  nombreuses  et  plus 
répétées.  C'était   une   source  de   bénéfices   importants;  aussi 


(1)  Rymer,  I,  fJ  932;  II,  f°  190,  f°  3I6. 

(2)  Rôles  gasc,  f°111. 

(3)  Livre  des  Bouillons,  fo  122. 


—  228  — 

les  rois  s'en  réservaient-ils  le  plus  possible  le  monopole.  Le 
28  septembre  1232,  le  roi  Henri  III  défendait  à  tous  Juifs  ou 
chrétiens  qui  achetaient  ou  vendaient  des  matières  d'or  ou 
d'argent  de  se  servir  d'autres  changeurs  que  des  changeurs  de 
la  Chambre  royale  des  monnaies  (3). 

Nous  voyons  les  rois  d'Angleterre  jouir  de  ce  monopole  à 
Londres  pendant  toute  la  période  dont  nous  nous  occupons. 
En  1335,  le  21  septembre,  Edouard  III  prohibait  l'exportation 
de  l'or  et  de  l'argent  et  défendait  aux  Anglais  de  faire  aucune 
opération  de  change  sur  les  métaux  et  monnaies,  sauf  devant 
la  table  royale  du  change  établie  à  Londres,  ou  devant  celle 
qu'il  constituait  à  Douvres  et  concédait  à  William  de  la  Pôle  (1). 

Plus  tard,  en  1413,  le  roi  Henri  V  concédait  et  affermait  le 
monopole  du  change  à  Londres  et  à  Calais,  les  deux  seules  places 
où  il  fût  permis  d'acheter  et  vendre  l'or  et  l'argent  en  lingots, 
bijoux  ou  monnaies,  et  où  était  reçu  l'argent  des  voyageurs  et 
pèlerins  auxquels  il  n'était  permis  d'importer  ou  d'exporter 
que  les  sommes  nécessaires  à  leur  voyage. 

Il  n'en  était  pas  ainsi  à  Bordeaux  dans  les  premières  années 
de  la  domination  des  rois  d'Angleterre.  La  vieille  cité  romaine 
faisait  elle  aussi  frapper  sa  monnaie  ;  elle  avait  ses  changeurs 
et  exerçait  le  droit  exclusif  de  les  nommer  et  de  les  surveiller, 
probablement  aussi  d'en  recevoir  quelque  profit.  Le  roi  voulait 
avoir  seul  le  monopole  et  les  bénéfices  du  change,  comme  à 
Londres.  En  1275,  le  connétable  de  Bordeaux  Jean  de  Labère  fit 
venir  au  château  de  l'Ombrière  tous  les  changeurs  de  la  ville  et 
les  jeta  en  prison  :  il  en  fit  conduire  quelques-uns  à  La  Réole  et 
les  mit  au  cachot.  Les  changeurs  furent  tellement  maltraités 
que  l'un  deux,  Hélie  Descamps,  mourut  de  misère;  quant  aux 
autres,  quoique  n'étant  convaincus,  ni  même  accusés  d'aucun 
crime,  et  que  d'ailleurs  ils  offrissent  bonne  et  suffisante  caution 
et  demandassent  à  être  jugés,  le  connétable  ne  consentit  à  les 
relâcher  qu'après  leur  avoir  fait  payer  2,000  marcs  (2). 

Le  maire  et  les  jurats  s'empressèrent  de  prendre  en  mains  la 
cause  des  changeurs  et  d'adresser  leurs  plaintes  au  sénéchal  de 
Gascogne,  Luc  de  Tany,  qui  obligea  le  connétable  à  restituer  les 

(<l)  Rymer,  t.  I,  fo  207. 

(2)  Rymer,  v.  II,  pars  II,  fo  922. 

(3)  Baurein,  IV,  285. 


—  229  — 

sommes  qu'il  avait  extorquées.  L'intervention  du  maire  et  des 
jurats  revendiquait  le  droit  de  la  ville  à  nommer  les  changeurs 
comme  elle  nommait  les  courtiers  de  vins  et  de  marchandises. 
Le  sénéchal,  Luc  de  Tany,  déclara  que  c'était  sur  un  ordre  exprès 
du  roi  qu'il  avait  fait  arrêter  les  changeurs;  mais  comme  il 
croyait  que  ces  changeurs  avaient  été  victimes  d'une  injustice, 
il  demanda  au  roi  de  la  réparer  ;  et  il  prit  l'engagement  de  la 
reparer  lui-même  (1).  Il  ne  parait  pas  pourtant  que  le  sénéchal 
restitua  à  la  ville  le  droit  qu'elle  réclamait,  car  pendant  plus 
d'un  siècle  nous  voyons  le  monopole  du  change  exercé  par  les 
souverains  ou  par  leurs  officiers.  Ainsi  le  prince  de  Galles 
percevait  des  redevances  sur  le  change.  Les  comptes  de  son 
trésorier  Richard  Filongleye  portent  ces  redevances,  sous  le 
nom  d'eœitu  cambii Burdigal.,h  522  livres  sterling  pour  1363 
et  1364;  432  livres  sterling  pour  1365;  333  livres  sterling 
pour  1366;  38  livres  sterling  pour  1367;  et  à  partir  de  cette 
époque,  la  mention  «  nihil  »,  rien  (2). 

Le  prince  avait-il  restitué  à  la  jurade  bordelaise  le  droit  de 
nommer  les  changeurs  ?  Cela  n'est  pas  probable,  car  son  fils 
Richard  II  concédait,  en  1382,  à  Johan  de  la  Valle,  l'office  de 
comptable  et  de  changeur  des  monnaies  en  Aquitaine  (3). 

Ce  n'est  qu'en  1394  que  le  duc  de  Lancastre,  auquel  Richard, 
son  neveu,  venait  d'octroyer  le  duché  d'Aquitaine,  fit  au  maire 
et  aux  jurats  de  Bordeaux,  entre  autres  concessions,  celle  de  la 
nomination  des  changeurs.  Dans  cet  acte,  daté  du  20  mars,  il 
est  dit  que  de  toute  antiquité  le  maire  et  les  jurats  avaient  été 
en  possession  du  droit  sur  les  changeurs,  avec  pouvoir  de  les 
instituer  ou  les  déposer,  suivant  l'utilité  publique;  droit  dont 
ils  ont  été  dépouillés,  et  ils  demandent  à  être  réintégrés  dans 
le  droit  de  nommer  et  de  destituer  les  changeurs,  suivant  les 
anciens  usages,  ut  ab  antiquo  erat  fieri  consuetum  (4). 

Le  duc  le  leur  accorda,  en  se  réservant  toutefois  de  nommer 
un  ou  deux  de  ces  changeurs.  Le  12  mai  1401,  Henri  IV,  roi 
d'Angleterre,  duc  de  Guienne ,  confirma  les  Bordelais  dans  ce 
droit,  «  ainsi  qu'ils  l'avaient  exercé  autrefois  ».  Ils  paraissent 
l'avoir  conservé  jusqu'à  la  fin  de  la  domination  anglaise  (5). 

(1)  Livre  des  Bouillons,  f°  416. 

(2)  Delpit.  Documents  français. 

(3)  Cal.  Rôl.  gasc,  I,f°170. 

(4-5)  Livre  des  Bouillons,  p.  270  et  ss;  p.  314. 


—  230   - 


COURTIERS    ET   JADGEURS    DE    VINS 


Les  courtiers  exerçaient  dès  le  xir3  siècle  leur  rôle  d'utiles 
auxiliaires  du  commerce.  Ils  paraissent  avoir  été  institués 
principalement  pour  «  conduire  les  Anglais  en  graves  »  pour 
acheter  des  vins;  mais  il  ne  nous  a  pas  été  possible  de  savoir  à 
quelle  époque  remonte  leur  institution.  Nous  les  voyons  exercer 
leurs  fonctions  officielles  sur  la  nomination  faite  par  le  maire 
et  par  les  jurats. 

La  durée  de  leur  office  était  variable.  En  1408,  Gautier,  de 
Londres,  était  nommé  courtier  pour  sa  vie,  Pierre  deus  Claus, 
Bernicot  de  Montz  et  J.  Ramon  pour  trois  ans,  Gaufrion  de 
Sabinhac  pour  un  an  seulement.  La  même  année,  Arnaud 
de  Bosc,  Bidau  de  Bonegarde  et  Pey  Baquey  étaient  aussi 
courtiers  (1). 

L'ordonnance  des  seigneurs  jurats  datée  de  1408  portait  que 
nul  ne  pouvait  être  courtier  sans  fournir  caution.  Les  courtiers 
payaient  à  la  ville  une  redevance  de  4  francs  par  an  (2). 
Cette  redevance  était  affermée  par  la  ville.  Elle  était  affermée 
le  1er  décembre  1408  à  Jean  Guassies.  Elle  le  fut  aussi  à  Jehan 
Espina  pour  la  somme  de  50  livres  par  an  (3).  Quelquefois  la 
ville  exemptait  quelque  courtier  du  paiement  de  la  redevance. 
Elle  agit  ainsi  avec  Gautier,  de  Londres,  qui  avait  rendu 
quelques  services  et  qu'elle  avait  nommé  courtier  «  sia  corrater 
»  por  sustentar  sa  pobra  vita  »  (4). 

Il  était  délivré  aux  courtiers  des  lettres  de  commission 
scellées  d'un  sceau  spécial  par  le  trésorier  de  la  ville  (5).  Ils 
devaient  prêter  le  serment  accoutumé.  Ce  serment  indiquait  leurs 
obligations.  Le  Livre  des  Bouillons  nous  les  a  conservées.  La 
formule  du  serment  porte  la  date  de  1373  à  1379;  mais  elle  n'est 
très  probablement  que  la  reproduction  d'une  formule  précédente. 

Les  courtiers  juraient  d'être  bons  et  loyaux  pour  le  roi  et 
la  ville;  de  ne  mener  hors  la  ville  par  le  pays  nul  marchand 

(1)  Livre  de  la  Jurade,  p.  34,  227,235,  240. 
(21  Livre  des  Bouillons,  p.  542. 

(3)  Livre  de  la  Jurade,  p.  215. 

(4)  Livre  de  la  Jurade,  p.  337. 

(5)  Livre  de  la  Jurade,  p.  351. 


-  231  — 

du  parti  ennemi,  sans  le  congé  de  Monseigneur  le  maire;  de  ne 
mener  aucun  marchand  pour  goûter  vins  hors  la  ville  si  ce  n'est 
le  vin  des  vignes  des  bourgeois  de  la  cité;  et  cela  avec  congé 
du  maire  ou  de  qui  il  appartiendra;  de  ne  rien  faire  ni  dire  qui 
puisse  déprécier  les  vins  du  pays  et  les  faire  vendre  à  vil  prix, 
ou  au  rabais  ;  mais  au  contraire,  de  venir  en  aide  à  toutes  gens 
du  pays  et  spécialement  aux  bourgeois  de  la  ville,  et  de  leur  faire 
vendre  leurs  vins  à  bon  prix  et  au  meilleur  qu'il  se  pourra; 

De  ne  prendre  et  demander  pour  leur  courtage  aucun  salaire 
excédant  la  taxe  et  l'ordonnance  de  la  ville,  savoir  24  sous 
bordelais  par  tonneau  de  vin,  et  2  deniers  et  mailhe  par  livre 
de  toute  autre  marchandise  ; 

De  ne  prêter  la  main  à  aucun  marché  suspect;  de  ne  pas 
aller  sur  le  marché  d'autrui,  à  moins  d'en  être  requis;  de 
mettre  par  écrit  tous  les  marchés  qu'ils  feront  et  accorderont 
entre  les  parties;  de  rendre  loyalement  compte  en  justice  des 
conventions  qu'ils  auront  faites  ;  de  dénoncer  quiconque  se  sera 
ingéré  dans  les  fonctions  de  courtier  sans  avoir  prêté  serment 
et  reçu  lettre  de  courtage  ; 

Enfin  de  payer  4  francs  par  an  (1). 

Les  courtiers  étaient  d'ailleurs  sévèrement  punis  s'ils  se 
permettaient  de  contrevenir  à  l'ordonnance  des  jurats  de  1408. 
Ils  étaient  privés  de  leur  office  et  condamnés  à  courir  la  ville  et 
au  bannissement  (2).  Courir  la  ville,  c'était  être  lié  à  une  sorte 
de  pilori  ambulant,  avec  écriteau,  et  parcourir  les  rues  sous 
l'escorte  du  bourreau. 

Les  registres  de  l'archevêché  contiennent  plusieurs  mentions 
relatives  au  courtage.  En  1362,  il  avait  été  fait  une  vente  de 
30  tonneaux  de  vin  à  des  marchands  bretons.  Il  fut  payé  aux 
personnes  qui  avaient  procuré  la  vente  un  demi-léopard  d'or 
par  tonneau.  Le  prix  du  tonneau  était  de  11  léopards  d'or. 

Guillaume  de  Muret,  courtier,  qui  avait  procuré,  à  peu  près 
à  la  même  époque,  la  vente  de  9  tonneaux,  au  même  prix  de 
11  léopards  le  tonneau,  reçut  pour  courtage  4  léopards  d'or. 

Pontet,  courtier,  qui  fit  vendre  plus  tard  21  tonneaux,  reçut 
également  son  droit  de  courtage.  Ces  courtages  ont  varié  de 
4  à  4,40  pour  100  sur  les  prix  de  vente. 

(!)  Livre  des  Bouillons,  p.  542. 
(2)  Livre  de  la  Jurade,  p.  337. 


—  232  — 

Les  fonctions  du  jaugeur  de  vins  étaient  différentes  de 
celles  des  courtiers;  elles  relevaient  du  pouvoir  royal,  qui 
nommait  les  jaugeurs  et  affermait  les  redevances  payées  pour 
la  jauge  par  les  marchands.  Le  16  juin  1344,  le  roi  mandait 
aux  Bordelais  qu'il  avait  octroyé  en  fief  viager  à  Ramon 
Sompter  l'office  de  jaugeur  des  vins  à  Bordeaux  et  dans  tout  le 
duché.  Cet  officier  devait,  pour  son  salaire,  recevoir  1  sterling 
bordelais  par  tonneau  de  deux  pipes  de  vin,  sur  tous  les  vins 
exportés  du  duché,  excepté  sur  ceux  qui  appartenaient  aux 
bourgeois  de  Bordeaux,  et  comme  tels  étaient  francs  d'impôts, 
«  infrà  libertateburgensiumcivitatis  nostrœ  Burdigalœ  »  (1). 
En  1352,  Thomas  de  Collet  exerçait  ces  fonctions  (2). 

Le  26  mai  1358,  le  roi  donna  cet  office  à  Auger  de  Montaut, 
seigneur  de  Mucidan,  auquel  il  avait  déjà  donné  à  fief  et 
affermé  le  droit  de  grande  coutume  sur  les  vins  (3).  Le  prince 
de  Galles  confirma  Auger  de  Montaut  dans  cet  office,  le 
1er  octobre  1365  (4).  Nous  trouvons  successivement  les  noms  de 
Johan  de  Stratton,  en  1377  (5);  de  Henri  Bowet,  en  1399  (6); 
de  Nicolas  Bowet,  chevalier,  en  1425. 

Ces  grands  seigneurs,  parmi  lesquels  nous  rencontrons  le  nom 
d'Henri  Bowet,  qui  fut  archevêque  d'York,  recevaient  du  roi  en 
fief  l'office  de  jaugeur,  dont  ils  percevaient  les  salaires  et  dont 
les  fonctions  étaient  accomplies  par  leurs  délégués. 


KO 1RES 


On  sait  de  quelle  importance  commerciale  étaient  les  foires 
au  moyen  âge.  Pendant  leur  durée  les  marchandises  étaient 
exemptes  d'impositions.  Elles  attiraient  un  grand  concours 
d'acheteurs  et  de  vendeurs. 

Les  Bordelais  avaient  demandé  à  jouir  de  ces  privilèges,  et 
avaient  adressé  leur  requête  à  Edouard  II  en  1318.  Le  roi,  le 
16  septembre  1319,  avait  ordonné  une  enquête  pour  savoir  si  ces 
foires  devaient  être  concédées  aux  citoyens  de  Bordeaux  (7). 

(1)  Livre  des  Bouillons,  p.  457.  Cat.  Rôl.  gasc,  fo  116. 

(2)  Cat.  Rôl.  gasc,  fo  128. 
(3-4)  Liv.  des  Bouillons,  p.  146. 

(5-6)  Cat.  Rôl.  gasc.  1377,  fo  165;  1399,  fo  183. 

(7)  Cat.  Rôl.  gasc.  1 31 8-1 9,  p.  53  et  ss.,  m.  1 7  dorso.  «  De  inf ormatione  habenda 
super  feria  concedenda  civibus  Burdigalse.  » 


—  233  — 

Ce  ne  fut  qu'une  vingtaine  d'années  plus  tard,  le  15  juin  1341, 
que  les  foires  furent  accordées. 

Le  roi  Edouard  III,  roi  de  France  et  d'Angleterre  et  seigneur 
d'Irlande,  manda  à  tous  les  prélats,  comtes,  barons,  sénéchaux, 
connétables  et  officiers  royaux  du  duché  d'Aquitaine,  qu'à 
raison  des  services  qu'il  a  reçus  du  maire,  des  jurats  et  de  la 
commune  de  Bordeaux,  il  accorde  aux  bourgeois  de  cette  ville 
à  perpétuité,  d'avoir  dans  la  ville  deux  foires  chaque  année, 
d'une  durée  totale  de  trente-deux  jours;  l'une  commençant 
huit  jours  avant  la  fête  de  l'Ascension  et  finissant  sept  jours 
après;  l'autre  commençant  huit  jours  avant  la  fête  de  la 
Saint-Martin  d'hiver,  et  finissant  sept  jours  après;  avec  tous 
les  privilèges,  libertés  et  affranchissements  d'impôts  habituels 
pour  les  foires;  que  pendant  sept  ans  les  marchands  qui  se 
rendraient  à  ces  foires  seraient  affranchis  de  tous  droits  sur 
leurs  marchandises;  et  après  ce  terme,  qu'il  ne  serait  prélevé 
au  profit  du  roi  que  quatre  deniers  par  livre  sur  le  vendeur  et 
autant  sur  l'acheteur  (1). 

Les  deux  foires  de  Bordeaux,  aujourd'hui  fixées  en  mars  et 
novembre,  existent  encore,  avec  leur  durée  de  quinze  jours 
chacune. 


Article  5.  —  Budget  de  la  ville  au  XVe  siècle. 

A  l'époque  romaine,  la  ville  et  cité  de  Bordeaux  avait  une 
administration  municipale  qui  prenait  à  sa  charge  certaines 
dépenses  d'intérêt  public,  et  percevait,  pour  y  faire  face, 
certaines  redevances, 

Nous  n'avons  pas  trouvé  de  documents  qui  nous  permettent 
d'établir  à  cette  époque  le  budget  de  la  ville. 

Il  existe  encore  moins  de  documents  pour  l'époque  qui  suivit 
l'invasion  des  Wisigoths  et  des  Francs,  et  s'étendit  jusqu'aux 
derniers  ducs  d'Aquitaine. 

Nous  ne  commençons  à  trouver  de  documents  authentiques 
que  pour  la  période  anglaise  de  l'histoire  de  Bordeaux;  ils  nous 
ont  été  conservés  par  ce  qui  nous  reste  des  registres  de  la  jurade. 

(1)  Livre  des  Bouillons,  15  juin  1341,  p.  140. 


—  234  — 

Les  recettes  de  la  ville  étaient  habituellement  affermées  par 
voie  d'adjudication  publique,  annoncée  par  le  cri  des  trompettes 
de  la  ville. 

Elles  comprenaient  deux  sortes  de  revenus  :  ceux  provenant 
des  taxes  établies  au  profit  de  la  ville  et  ceux  provenant  des 
propriétés  de  la  ville  elle-même. 

Vers  1420,  les  taxes  portaient  sur  les  objets  suivants  : 

1°  Droit  de  2  deniers  et  mailhe  par  livre  monnaie  sur 
l'entrée  et  la  sortie  des  marchandises. 

Ce  droit  a  rapporté,  pour  les  six  mois  de  février  à  août  1414, 
la  somme  de  499  livres  8  sous  6  deniers,  et  pouvait  être  évalué 
à  1,000  livres  par  an. 

2°  Le  droit  sur  les  laines  et  le  pastel. 

3°  Le  droit  de  marque,  de  5  sous  par  tonneau  sur  les  vins 
du  haut  pays. 

4°  Le  droit  sur  le  vin  vendu  en  taverne,  soit  en  ville,  soit 
aux  Chartreux. 

5°  Le  droit  sur  les  grains,  de  2  deniers  par  escarte  (8  bois- 
seaux). Il  était  adjugé,  en  1421,  pour  100  livres  par  an. 

6"  Le  droit  sur  la  gemme  et  la  résine. 

7°  Le  droit  de  20  sous  sur  chaque  bouvier  et  charretier.  Il 
était,  à  la  même  époque,  affermé  100  livres  de  la  monnaie 
courante  à  Bordeaux. 

8°  Le  droit  de  l'aune  et  de  la  corde,  ou  droit  des  mesures 
du  Pont  Saint- Jehan.  Il  était  affermé,  en  1414,  pour  50  livres 
par  an. 

9°  Le  droit  du  treizain  du  pain  sur  les  marchands  forains. 

10°  Le  droit  des  encans. 

Nous  ne  trouvons  pas  mentionnés  les  droits  de  marché  sur 
le  poisson,  les  viandes,  et  sur  les  bestiaux,  qui  cependant 
existaient  probablement. 

Les  revenus  patrimoniaux  de  la  ville  se  composaient  : 

1°  De  ceux  delà  comté  d'Ornon,  qu'elle  venait  d'acheter,  et 
qui  étaient  donnés  à  bail  pour  88  livres  5  sols  5  deniers  ; 

2°  De  ceux  de  la  banlieue  de  Bordeaux,  ou  prévôté  du 
Médoc  ; 

3°  De  la  prévôté  d'Entre-deux-Mers  ; 

4°  Du  produit  des  fiefs  et  des  immeubles  urbains  ; 

5°  Du  produit  des  amendes. 


—  235  — 

Les  dépenses  étaient  ordinaires  ou  extraordinaires. 

Parmi  les  premières  figuraient  : 

1°  Celles  de  l'élection  des  jurats  :  convocations,  repas, 
cérémonies  ; 

2°  Les  gages  du  maire,  du  sous-maire,  des  officiers  de  la 
ville;  sergents,  trompettes;  médecins;  ouvriers;  visiteurs  et 
mesureurs  des  vins,  des  grains,  des  poissons,  des  viandes,  du 
pain,  du  merrain,  etc.;  des  portiers  de  la  ville; 

3°  Les  livrées  du  maire  et  des  jurats  (le  drap  d'écarlate 
coûtait  8  livres  l'aune)  ;  des  officiers,  sergents,  trompettes  de 
la  Ville  ; 

4°  Les  salaires  des  auditeurs  des  comptes  du  trésorier,  à 
6  livres  pour  chacun  ; 

5°  Les  travaux  publics:  ponts,  quais,  murs  et  portes  de  la 
ville;  pavages,  récurages  de  la  Devèze;  voirie  des  quais  ; 

6°  Les  frais  de  recouvrement  des  taxes  et  ceux  de  justice. 
Le  bourreau,  le  pendard,  recevait  20  sous  par  semaine. 

Les  dépenses  extraordinaires  étaient  surtout  celles 
occasionnées  par  la  guerre  :  l'achat  de  canons  à  25  livres 
pièce,  de  boulets  en  pierre,  d'armes  diverses;  l'achat  de  navires 
et  de  leurs  agrès  et  avitaillements;  l'entretien  des  officiers  et 
des  hommes  des  troupes  de  terre  et  de  mer.  Ces  dépenses 
étaient  couvertes  par  des  emprunts  dont  le  service  était  fait  par 
la  ville. 

Les  dépenses  accessoires  de  la  guerre  comprenaient  celles 
des  députations  envoyées  au  roi  en  Angleterre,  envoyées  aux 
villes  ou  aux  grands  seigneurs  voisins,  aux  trois  États  de 
Guyenne  réunis  à  Dax  ;  de  l'envoi  de  nombreux  messagers  ;  de 
la  rançon  du  seigneur  de  Lesparre,  fait  prisonnier  par  les 
Français  ;  de  présents  de  vins  au  roi  et  aux  grands  seigneurs 
d'Angleterre. 

Les  dépenses  extraordinaires  comprenaient  aussi  les  frais 
des  procès  soutenus  par  la  ville,  notamment  contre  l'archevêque, 
les  chapitres  de  Saint-André  et  de  Saint-Seurin,  l'abbé  de 
Sainte-Croix. 

Enfin,  le  paiement  de  l'achat  fait  par  la  ville  de  la  comté 
d'Ornon. 

Nous  ne  nous  occupons  que  du  budget  ordinaire. 


—  236  — 

Nous  en  donnons  les  chiffres  d'ensemble,  les  détails  nous 
étant  inconnus,  pour  quatre  années  de  la  période  de  1413  à 
1421.  Ils  sont  extraits  des  livres  de  la  Jurade,  seuls  documents 
conservés  de  l'époque  dont  nous  nous  occupons. 


i 

Recettes 

ANNÉES 

141314 

1414-15 

1419-20 

1420-21 

3931  » 
5503 

1572 

» 

29721 
5115 

2143 

» 

52431 

4491 

» 
752 

51 701 
4966 

» 
204 

Dépenses 

Déficit 

Excédent  de  recettes 

Si  nous  ne  connaissons  pas  les  budgets  postérieurs  à  1420 
jusqu'à  la  fin  de  la  domination  anglaise,  nous  pouvons 
cependant  dire  que  ces  budgets  ont  progressivement  augmenté, 
d'une  part  en  chiffres  par  la  dépréciation  croissante  du  titre 
nominal  des  monnaies,  d'autre  part  en  réalité  par  l'extension 
des  besoins  et  des  services  municipaux. 


—  237  — 

CHAPITRE  III 
Commerce  intérieur. 


Article  premier.  —  Voies  de  communication  par  terre 
et  par  eau. 

Le  mouvement  commercial  de  Bordeaux  au  moyen  âge  peut 
se  diviser,  comme  celui  de  nos  jours,  en  trois  branches  :  le 
commerce  intérieur,  le  commerce  étranger,  et  le  transit. 

Mais  il  est  difficile  de  marquer  à  cette  époque  les  lignes 
distinctives  de  chacune  de  ces  divisions  qui  empiètent  souvent 
les  unes  sur  les  autres,  suivant  les  variations  occasionnées 
par  des  causes  diverses,  et  principalement  par  les  changements 
de  territoires  qu'entraînaient  les  vicissitudes  de  la  guerre. 
Nous  ne  pouvons  indiquer  qu'en  termes  généraux  ce  que 
pouvaient  être  le  commerce  de  transit,  et  même  le  commerce 
intérieur  et  extérieur,  pendant  les  guerres  sans  cesse  renais- 
santes entre  la  France  et  l'Angleterre.  La  limite  des  possessions 
de  chacune  de  ces  puissances  variait  avec  le  sort  des  armes; 
un  grand  nombre  de  localités  appartenaient  tour  à  tour  à  l'une 
ou  à  l'autre;  et  ce  que  nous  appellerions  de  nos  jours  la  ligne 
de  douanes  se  déplaçait  constamment. 

Nous  appellerons  donc  commerce  intérieur,  non  seulement 
celui  qui  s'opérait  à  Bordeaux  par  l'entrée  et  la  sortie  des 
marchandises  circulant  dans  le  Bordelais  et  la  Guienne,  ou 
dans  les  possessions  anglaises,  dont  le  cercle  allait  décroissant 
autour  de  Bordeaux;  mais  encore  le  mouvement  effectué  clans 
l'ensemble  des  provinces  tour  à  tour  anglaises  et  françaises 
du  bassin  de  la  Garonne.  Nous  considérons  ce  bassin,  dont  les 
cours  d'eau  aboutissent  à  Bordeaux,  leur  port  naturel  sur 
l'Océan,  destiné  par  sa  position  à  centraliser  les  produits  de 
cette  région  allant  à  l'étranger,  ainsi  que  ceux  reçus  en  échange 
de  l'étranger,  comme  une  même  contrée  dont  les  échanges 
entre  ses  diverses  localités  ne  constituent  qu'un  commerce 


—  238  — 

intérieur.  Nous  comprenons  même  dans  ce  commerce  intérieur 
les  marchandises  reçues  à  Bordeaux  de  Narbonne  et  des  ports 
français  de  la  Méditerranée  ou  s'y  rendant,  parce  qu'il  nous 
serait  très  difficile  de  distinguer  celles  destinées  à  la  consom- 
mation locale,  et  s'arrêtant  à  un  point  quelconque  du  parcours, 
de  celles  destinées  à  se  rendre  d'une  mer  à  l'autre  en  transitant 
par  Bordeaux. 

Avant  d'étudier  les  articles  de  ce  commerce  intérieur,  nous 
devons  examiner  les  voies  de  communication  qui  le  desser- 
vaient. 

Le  commerce  par  les  routes  de  terre  offrait  de  nombreuses 
difficultés.  Les  anciennes  routes  romaines  n'avaient  pas 
été  détruites;  mais  elles  n'avaient  pas  été  soigneusement 
entretenues.  Les  chemins  de  moindre  importance  n'étaient 
que  des  sentiers  étroits,  sans  ponts,  le  plus  souvent  rudes  ou 
défoncés;  à  grand'peine  permettaient-ils  le  passage  des  lourdes 
charrettes  à  deux  roues  traînées  par  des  bœufs.  Le  marchand 
chargeait  le  plus  souvent  ses  marchandises  sur  des  bêtes  de 
somme,  passant  les  rivières  à  gué,  quand  il  ne  trouvait  pas  le 
secours  du  bac.  De  distance  en  distance,  un  poteau  armorié 
indiquait  au  voyageur  qu'il  passait  sur  le  territoire  d'un 
seigneur,  d'un  abbé  ou  d'une  communauté  municipale, 
auxquels  il  fallait  payer  le  droit  de  péage  pour  lui  et  pour  ses 
marchandises. 

En  temps  de  paix,  les  marchands  avaient  soin  de  se  munir 
d'un  sauf-conduit,  que  leur  accordait  à  beaux  deniers  comptants 
le  sénéchal  de  Gascogne  ou  le  grand  seigneur  dont  ils  avaient 
à  traverser  les  domaines  ;  mais  ces  sauf-conduits  n'étaient  pas 
toujours  respectés.  Tantôt  ces  malheureux  marchands  devaient 
payer  des  péages  exorbitants;  tantôt  on  les  dépouillait  d'une 
partie  de  leurs  marchandises.  Souvent  ils  étaient  maltraités; 
quelquefois  jetés  en  prison  et  mis  à  rançon.  Ils  avaient  à  se 
garer  des  bandes  de  pillards  sans  aveu  qui  couraient  le  pays 
et  les  dévalisaient. 

En  temps  de  guerre  il  était  bien  difficile  d'échapper  aux 
aventuriers  de  toutes  sortes,  à  ces  bâtards  et  coureurs  d'aven- 
tures, tantôt  Anglais,  tantôt  Français,  détrousseurs  toujours 
aux  aguets,  terrible  fléau  du  commerce. 

Et  la  guerre  était  alors  l'état  habituel  de  ces  contrées 
d'Aquitaine. 


—  239  — 

«  Nous  allons  enfin  avoir  la  guerre!  »  s'écriait  Bertrand 
de  Born,  le  noble  troubadour  du  château  d'Hautefort,  l'ami 
des  princes  anglais  : 

a  Les  bourgeois  seront  dans  l'épouvante, 

»  Et  par  les  chemins  qui  viennent  de  France, 

»  Nul  ne  passera  sans  être  fait  prisonnier  : 

»  Voyageur,  marchand  ou  sommier. 

»  Sera  riche  celui  qui  prendra  à  son  gré  (1).  » 

Plus  d'un  siècle  après,  pendant  la  guerre  de  Cent  ans, 
pendant  les  campagnes  du  prince  de  Galles,  les  routes  n'étaient 
pas  plus  sûres.  Les  barons  de  Gascogne  et  les  chevaliers 
anglais  pillaient  à  l'envi  tout  comme  les  hommes  d'armes  de 
France. 

Froissard  nous  a  dépeint  ces  hardis  aventuriers  :  «  Il  n'est 
»  temps,  ébattement  ni  gloire  en  ce  monde,  disait  Eméricot 
»  Marcel,  l'un  de  ces  capitaines.  Combien  étions-nous  réjouis, 
»  quand  nous  chevauchions  à  l'aventure,  et  que  nous  pouvions 
»  trouver  dans  les  champs  un  riche  prieur,  un  marchand,  ou 
»  une  route  (compagnie)  de  mules  de  Montpellier,  de  Limoux, 
»  de  Narbonne,  de  Béziers,  de  Toulouse  ou  de  Carcassonne, 
»  chargées  de  draps  de  Bruxelles  ou  de  Moutier-Villiers,  ou  de 
»  pelleteries  venant  de  la  foire  au  Lendit,  ou  d'épiceries  venant 
»  de  Bruges,  ou  de  draps  de  soie  de  Damas  et  d'Alexandrie. 
»  Tout  était  nôtre  et  rançonné  à  notre  volonté.  Tous  les  jours 
»  nous  avions  nouvel  argent.  Les  vilains  d'Auvergne  et  du 
»  Limousin  nous  pourvoyaient,  et  amenaient  en  nostre  chastel 
»  les  blés,  la  farine,  le  pain  tout  cuit,  l'avoine  pour  les  chevaux, 
»  la  litière,  les  bons  vins,  les  bœufs,  les  brebis,  les  moutons 
»  tout  gras,  les  volailles  et  la  poulaille.  Nous  étions  gouvernés 
»  et  étoffés  comme  rois,  et,  quand  nous  chevauchions,  tout  le 
»  pays  tremblait  devant  nous  (2).  » 

Le  sire  d'Albret,  qui  venait  de  passer  au  service  du  roi  de 
France,  ne  cachait  pas  ses  regrets  :  «  J'avais  plus  d'argent,  et 
»  mes  gens  aussi,  quand  je  faisais  la  guerre  pour  le  roi 
»  d'Angleterre,  que  je  n'en  ai  maintenant;  car,  quand  nous 
»  chevauchions,    nous    trouvions    toujours    quelques    riches 

(1)  Raynouard.  Poésies  origin.  des  Troubadours,  t.  IV,  p.  I77. 

(2)  Froissard.  Chroniq.,  t.  I,  p.  241,  320;  t.  II,  p.  407;  t.  III,  p.  61. 


—  240  — 

»  marchands  de  Toulouse,  de  Condom,  de  La  Réole  ou  de 
»  Bergerac;  il  se  passait  peu  de  jours  que  nous  ne  fassions 
»  quelque  bonne  prise.  Et  maintenant  tout  est  mort  (1).  » 

Les  routes  de  terre  n'offraient  donc  aucune  sécurité. 

La  navigation  sur  les  rivières  avait  moins  à  craindre  peut- 
être;  elle  offrait,  du  moins  à  la  descente,  une  rapidité  plus 
satisfaisante  :  mais  elle  présentait,  elle  aussi,  de  graves 
difficultés. 

La  loi  des  Wisigoths  avait  permis  aux  riverains  d'occuper 
la  moitié  du  lit  des  rivières  navigables  et  même  des  grands 
fleuves,  pourvu  que  l'autre  moitié  restât  libre  pour  les  filets 
des  pêcheurs  et  pour  les  bateaux.  Mais  cette  moitié  de  rivière 
était  généralement  d'autant  plus  insuffisante,  qu'elle  était 
souvent  obstruée  par  des  bancs  de  vase  ou  de  sable  (2).  Les 
barrages  destinés  à  créer  des  chutes  d'eau  pour  les  moulins, 
ou  pour  faciliter  la  pêche  du  poisson,  apportaient  à  la  navi- 
gation des  obstacles  matériels. 

Les  droits  de  péage  n'en  apportaient  pas  de  moins  consi- 
dérables. 

Ces  droits  existaient  à  l'époque  romaine;  mais  ils  avaient 
eu  pour  but  de  pourvoir  aux  dépenses  de  construction  et 
d'entretien  des  ouvrages  nécessaires  à  la  navigation,  et  de 
ceux  nécessaires  à  la  traversée  par  les  ponts  ou  par  les 
bacs. 

Les  seigneurs  féodaux  s'emparèrent  des  droits  de  péage  et 
en  créèrent  de  nouveaux.  Les  rois  les  concédèrent  ou  les 
affermèrent;  mais  les  bénéficiaires  n'y  cherchaient  qu'une 
source  de  revenus  et  négligeaient  leurs  obligations,  malgré 
les  ordres  répétés  qu'ils  recevaient  de  l'autorité  royale. 

Il  n'existait  pas  sur  la  Garonne  de  société  analogue  à  celles 
qui  avaient  été  formées  par  les  marchands  fréquentant  les 
rivières  de  la  Seine  et  de  la  Loire.  Cette  dernière  était  fortement 
constituée  depuis  1344. 

Une  marchandise  transitant  de  la  Méditerranée  à  l'Océan, 
de  Leucate  à  Bordeaux,  avait  à  acquitter  soixante-dix  fois  des 
droits  de  péage  (3). 

(1)  Froissard.  Chroniq.,  t.  II,  p.  447. 

(2)  Lois  des  Wisigoths,  lib.  VIII,  tit.  IV,  §  9. 

(3)  Pigeonneau,  I,  483. 


—  241  — 

Un  droit,  de  quotité  variable,  était  exigé  pour  passer  devant, 
la  terre  du  seigneur  haut-justicier,  et  devant  un  grand  nombre 
de  villes.  Narbonne,  Carcassonne,  Toulouse,  Agen,  Marmande, 
La  Réole,  Cadillac,  sur  la  Garonne;  Albi,  Montauban,  sur  le 
Tarn;  Cahors  sur  le  Lot;  Périgueux,  Libourne,  Bourg,  sur  la 
Dordogne,  et  beaucoup  d'autres  villes,  imposaient  une  rede- 
vance sur  chaque  balle  de  marchandise,  chaque  barrique  de 
vin,  ou  chaque  hémine  de  sel,  qui  passait  devant  ces  villes  en 
montant  ou  en  descendant. 

Il  serait  trop  long  d'entrer  dans  le  détail  de  ces  péages. 
Nous  nous  bornons  à  indiquer,  en  amont  de  Bordeaux,  ceux 
de  La  Réole,  de  Langon,  de  Cadillac,  sur  la  Garonne  ;  et  celui 
de  Bourg  sur  la  Dordogne. 

Le  péage  de  La  Réole  appartenait  en  1308  à  Pierre  de  Ladils. 
Il  était  estimé  1250  sols  de  rente  (1). 

Celui  de  Cadillac  avait  été  concédé  le  10  février  1367  par  le 
prince  de  Galles  à  Jean  de  Grailly,  captai  de  Buch.  Il  consistait 
en  un  impôt  de  13  deniers  par  tonneau  de  vin  passant  devant 
Cadillac,  pendant  la  vie  du  captai,  réduit  à  2  deniers  et  maille 
pour  ses  successeurs  (2). 

Le  comte  de  Huntington,  représentant  le  roi  d'Angleterre, 
concéda  en  1398  le  péage  de  la  Dordogne  à  Gaston  de  Foix, 
seigneur  de  Castillon-sur-Dordogne  (3). 

Nous  pouvons  considérer  comme  droits  de  péage  les  rede- 
vances exigées  pour  la  navigation  sur  la  Garonne,  et  qui 
étaient  perçues  soit  par  le  souverain,  soit  par  la  ville  de 
Bordeaux  elle-même,  sur  les  marchandises  venant  de  Toulouse 
ou  des  autres  contrées  du  haut  pays.  Nous  en  dirons  quelques 
mots  en  parlant  des  vins  de  ces  contrées  reçus  à  Bordeaux. 

Les  droits  de  péage  donnaient  lieu  à  divers  abus.  On  a  signalé 
notamment  les  retards  que  certains  receveurs  mettaient  avant 
de  laisser  circuler  la  marchandise,  et  les  exagérations  des 
perceptions.  Ainsi,  vers  la  fin  du  xme  siècle,  les  officiers  du 
roi  d'Angleterre  soulevèrent  de  nombreuses  plaintes  par  leur 
âpreté  à  exiger  des  droits  plus  forts  que  ceux  convenus,  et 
par  les  sévices  qu'ils  exerçaient  contre  les  commerçants.  Les 
marchands  de  Toulouse,  de  Montauban,  de  Moissac,  de  Gaillac, 

(1-2)  Arch.  histor.  de  la  Gir.,  t.  VI,  371. 

(3)  Arch.  histor.  de  la  Gir.,  t.  VI,  329.  —  Rymer.  1398,  t.  V,  p.  82. 


—  242  — 

de  Rabastens,  s'adressèrent  à  leur  souverain  le  roi  de  France 
Philippe  III,  et  intentèrent  à  Paris  un  procès  contre  le  roi 
d'Angleterre  en  sa  qualité  de  vassal.  Edouard  Ier  chargea  Jean 
de  Grailly,  captil  de  Buch,  son  sénéchal  de  Gascogne,  de 
terminer  ces  contestations.  Le  sénéchal  s'entendit  avec  les 
municipalités,  et  le  roi  ayant  ratifié  le  traité,  les  droits  de 
grande  coutume  auxquels  les  vins  de  ces  contrées  étaient 
assujettis  furent  réglés  à  5  sols  6  deniers  1  obole  de  la 
monnaie  bordelaise;  les  droits  de  petite  coutume  ou  d'yssac  à 
la  moitié,  et  ceux  de  Royan  à  2  deniers  et  1  obole  par  barrique 
de  vin. 

Les  droits  de  péage  n'étaient  pas  seulement  perçus  sur  la 
marchandise,  mais  aussi  sur  les  voyageurs.  Les  Juifs  surtout, 
colporteurs  infatigables,  étaient  taxés  à  plus  forte  composition 
que  les  autres.  Les  anciennes  coutumes  de  La  Réole  portent  que 
tout  Juif  passant  par  la  ville  payait  4  deniers,  et  s'il  avait  un 
cheval  4  deniers  en  plus.  Plus  tard,  à  Cadillac,  le  péage  pour 
un  Juif  ne  montait  qu'à  un  denier  (1). 


Article  2.  —  Articles  divers  du  commerce  intérieur. 

%    1.    OBJETS   D'ALIMENTATION. 

Il  ne  nous  est  pas  possible  de  consacrer  quelques  dévelop- 
pements aux  divers  articles  du  commerce  intérieur.  Ce  serait 
d'ailleurs  peu  intéressant.  Il  est,  en  effet,  facile  de  comprendre 
que  le  commerce  s'exerçait  sur  tous  les  objets  nécessaires  aux 
condititions  de  la  vie  à  cette  époque.  Il  s'étendait  par  conséquent 
sur  tous  les  objets  se  rapportant  à  l'alimentation,  grains  et 
farines,  viandes  et  volailles,  poissons,  légumes,  œufs,  fromages, 
boissons;  à  ceux  se  rapportant  aux  vêtements,  tissus  divers, 
draps,  laines,  cuirs,  peaux;  à  toutes  les  industries  locales  se 
servant  des  bois  et  des  métaux. 

*  Quant  aux  grains,  suivant  les  alternatives  d'abondance  ou 
de  disette,  de  paix  ou  de  guerre,  ils  donnaient  lieu  à  des 
mouvements  commerciaux  qui  constituaient  plutôt  des  impor- 
tations ou  des  exportations  en  dehors  du  mouvement  habituel 

(1)  Archiv.  historiq.,  t.  II,  p.  239. 


—  243  — 

de  la  consommation  locale.  Les  libertés  ou  les  prohibitions  de 
transport  des  grains  sont  du  domaine  de  l'économie  politique. 

Nous  avons  trouvé  dans  les  registres  des  dépenses  de  l'arche- 
vêché de  très  nombreux  renseignements  sur  les  prix  des  blés  à 
diverses  époques,  de  1339  à  1453. 

Les  mesures  pour  le  blé  variaient  beaucoup  avec  les  localités. 
Dans  les  pays  appelés  d'Entre-deux-Mers,  de  Cernés,  et  dans  la 
sirie  de  Lesparre,  on  mesurait  par  escarte;  dans  le  pays  de 
Buch  et  d'Ornon,  par  conque  et  grande  conque;  à  Fronsac  par 
setter;  à  Bourg  par  carton;  à  Blaye  par  liurail  et  muid;  à 
Bordeaux  par  boisseau. 

L'escarte  et  la  grande  conque  valaient  4  boisseaux,  mesure 
de  Bordeaux,  soit  3  hectolitres  et  demi  actuels.  La  conque  valait 
la  moitié  de  la  grande  conque . 

Le  froment,  le  seigle,  l'avoine,  le  mil,  les  gesses,  éprouvaient 
de  grandes  variations  de  prix.  En  1332,  l'escarte  de  froment 
se  payait  23  sols  bordelais;  en  1339, 43  sols  9  deniers  bordelais; 
en  1343,  4  livres  bordelaises.  Aux  mêmes  époques  le  seigle 
valait  14  sols,  26  sols,  et  51  sols  l'escarte. 

Les  boulangers  faisaient  du  pain  de  diverses  qualités,  et 
étaient  soumis  à  la  taxe  par  les  jurats. 

Les  viandes  se  vendaient  sur  les  marchés.  Les  bouchers 
avaient  leur  banc,  pour  lequel  ils  payaient  une  redevance  au 
seigneur,  comme  à  Lesparre  et  à  Castelnau,  ou  à  la  ville.  Les 
viandes  de  bœuf  et  de  vache  étaient  peu  abondantes  ;  celle  de 
mouton  et  surtout  celle  de  chevreau  étaient  en  plus  grande 
quantité.  Un  grand  nombre  d'actes  indiquent  que  la  chair  de 
chevreau  était  de  l'usage  le  plus  habituel;  dans  presque  tous 
ceux  de  ces  actes  qui  imposent  aux  vassaux  l'obligation  de 
nourrir  et  héberger  le  seigneur  ou  ses  officiers,  il  est  soigneu- 
sement stipulé  qu'il  aura  droit  à  telle  ou  telle  quantité  de  viande 
de  chevreau,  bouillie  et  rôtie,  comme  à  telle  ou  telle  quantité 
de  volailles. 

Le  porc  figure  aussi  comme  d'un  emploi  fréquent,  surtout  à 
l'état  de  salaisons. 

Les  redevances  en  gélines  ou  poules  se  retrouvent  dans 
un  très  grand  nombre  de  baux  à  fief.  La  volaille  paraissait 
abondante  et  formait  un  article  important  de  consommation. 

Nous  trouvons,  dans  les  comptes  de  l'archevêché,  quelques 
détails  sur  des  dîners  donnés  par  plusieurs  archevêques.  Pour 


—  244  — 

quelques-uns  de  ces  dîners,  nous  n'avons  pas  le  menu.  Ainsi 
lorsque,  le  7  juillet  1355,  WT  l'archevêque  Pierre  de  la  Motte 
invitait  à  dîner  au  palais  archiépiscopal  le  sénéchal  de  Gascogne 
et  le  connétable  de  Bordeaux,  le  maire  Thomas  de  Ros,  et  les 
deux  envoyés  d'Angleterre  le  seigneur  Stefen  de  Corinton, 
chevalier,  et  le  seigneur  Wilhem,  qui  étaient  venus  pour  préparer 
le  logis  du  prince  de  Galles,  et  avec  eux  les  seigneurs  Gérard 
du  Puy,  archidiacre  de  Blaye,  Bertrand  de  Ferrand,  Bergonz 
de  Lia,  et  quelques  autres  nobles  personnages,  le  trésorier  se 
borne  à  nous  dire  que  compte  fait  avec  le  dépensier,  outre  le 
pain,  le  vin  et  le  bois,  il  a  payé  65  sous  19  deniers  sterling. 

Mais  lorsque  plus  tard,  le  jour  de  la  fête  de  Saint  Seurin, 
23  octobre,  l'archevêque  donne  à  dînera  Lormont  au  sénéchal, 
au  maire  et  à  quelques  autres  grands,  le  trésorier  nous  donne 
plus  de  détails. 

On  mangea  13  perdrix,  13  grives  et  12  sarcelles  ou  canards 
sauvages,  plus  1  bécasse:  voilà  pour  le  gibier;  6  chapons  et 
14  poulets;  6  cochons  de  lait  et  1  quartier  de  porc  salé:  voilà 
pour  la  volaille  et  la  grosse  chair.  Il  y  avait  aussi  un  plat  de 
légumes  essentiellement  bordelais,  de  ceps,  «  ceparum  ». 

On  ne  parle  pas  des  vins. 

Ailleurs,  le  trésorier  nous  parle  des  confitures  servies  à  dîner: 
le  manus  Christi  confit  (pâte  au  sucre),  l'anis  confit,  fournis 
par  Adhémar  Carey,  l'apothicaire;  de  poivre,  de  gingembre,  de 
safran. 

Le  poisson  ne  figure  pas  dans  ce  repas,  mais  il  est  énoncé 
en  d'autres  circonstances  :  au  mois  de  juillet  1354,  le  trésorier 
envoie  à  la  Roqiïetaillade,  au  frère  de  l'archevêque,  des  sardines 
ou  royans  dits  alecia,  de  la  merluche  de  Cornouailles,  des 
harengs. 

Le  poisson  frais  était  un  article  important  du  commerce 
intérieur. 

Les  étangs  du  littoral  fournissaient  une  grande  quantité  de 
poissons  d'eau  douce,  qui  se  vendaient  dans  les  localités 
environnantes  et  sur  le  marché  de  Bordeaux.  Les  étangs  de 
Carcans  et  de  Cazeaux  fournissaient  «  nombre  grand  de  gros 
brochets  ».  Quant  aux  carpes,  elles  étaient  fort  grosses,  mais 
sentaient  la  vase. 

Les  poissons  de  rivière,  et  ceux  qui  vivent  alternativement 
dans  les  eaux  de  rivières  et  dans  celle  de  la  mer,  formaient  un 


—  245  — 

article  de  commerce  notable.  L'esturgeon,  le  saumon,  l'alose, 
la  sole,  le  muge,  la  dorade,  la  sardine,  alimentaient  le  marché 
aux  poissons,  appelé  la  die.  Les  lamproies  de  Langon  étaient 
renommées  à  l'égal  de  celles  de  Nantes  (1). 

Les  préjugés  populaires  considéraient  comme  nuisibles  à  la 
santé  de  l'homme  tous  les  poissons  sans  écailles.  Une  poésie 
contemporaine  le  constate  : 

«  ...  Ne  usez 
»  De  gros  et  vieils  poissons  visqueux, 
»  De  douce  eau  ;  eschevez  ceux 
»  De  mer  qui  ont  bestiaux  nom  : 
»  Chiens  de  mer,  marsouins,  saumons, 
»  Congres,  turboz  et  leurs  semblables 
»  Qui,  sans  écailles,  sont  nuisables . 
»  Du  poisson  de  mer,  pran  (prends)  soles, 
»  Plaiz  (plies),  rogetz,  abrics,  paroles, 
»  Et  tous  autres  qui  ont  escame  (2).  » 

Nos  gourmets  ne  regretteraient  peut-être  pas  beaucoup  le 
chien  de  mer,  le  marsouin  et  le  congre;  mais  ils  n'accepteraient 
point  l'exclusion  prononcée  contre  le  saumon  et  le  turbot.  Le 
saumon  des  rivières  d'Aquitaine  était  d'ailleurs,  dès  le  temps 
de  Pline,  préféré  à  tous  les  poissons  de  mer  (3). 

L'alose  au  contraire,  dès  le  temps  d'Ausone,  n'était  employée 
que  pour  la  consommation  du  peuple  (4).  Elle  ne  fut  estimée  que 
plus  tard,  mais  depuis  longtemps  son  excellence  a  été  reconnue. 

A  l'embouchure  de  la  Gironde  on  récoltait  ces  huîtres  du 
Médoc,  célébrées  par  Ausone,  les  moules  et  divers  autres 
coquillages. 

La  pêche  fluviale  et  maritime  était  libre  sur  la  Garonne 
depuis  Bordeaux,  sur  la  Gironde  et  sur  l'Océan;  mais  sur  les 
rivières  et  les  étangs  le  droit  de  pêche  appartenait  au  seigneur 
féodal  qui  le  donnait  à  fief  ou  l'affermait.  Les  droits  de  pêche 

(1)  Le  chapitre  de  Saint-Seurin  de  Bordeaux  donna  en  fief  en  1170  la 
seigneurie  de  Langon  à  la  charge  d'une  redevance  annuelle  de  12  lamproies. 
Chroniq.  bordel.,  anno  1170.  —  Legrand  d'Haussy.  Hist.  de  la  vie  privée  des 
Français,  t.  II,  p.  70,  135,   136. 

(2)  Eustache  Morel,  poésies  publiées  par  Crapelet,  p.  164,  166. 

(3)  Pline.  Hist.  naturelle,  liv.  IX,  chap.  xxxn. 

(4)  Ausone.  Mosella,  v.  129. 


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qu'exerçaient  ces  seigneurs  même  sur  les  grandes  rivières, 
comme  le  Lot,  le  Tarn,  la  Garonne,  la  Dorclogne,  même  sur 
certaines  parties  de  la  Gironde,  leur  avaient  été  concédés 
par  les  souverains,  ou  résultaient  d'antiques  usurpations  non 
réprimées. 

Le  sire  de  Lesparre  recevait  le  huitain  du  poisson  qui  se 
péchait  à  Soulac,  et  une  redevance  sur  celui  des  étangs 
d'Hourtin  et  de  Carcans;  une  autre  sur  les  huîtres  et  les  moules 
de  l'embouchure  du  fleuve. 

Le  captai  de  Buch  recevait  le  huitain  du  poisson  qui  venait 
d'Arcachon.  L'abbé  de  Sainte-Croix  avait  aussi  des  droits  sur 
le  poisson  de  Soulac. 

LE   SEL. 

Le  sel  a  de  tout  temps  été  employé  comme  condiment  dans 
la  préparation  des  aliments.  Il  était  utilisé  en  Guienne  pour 
les  salaisons  de  porc;  mais  il  ne  paraît  pas  l'avoir  été  pour 
saler  les  poissons  péchés  dans  la  contrée.  Les  poissons  salés, 
dont  on  faisait  grand  usage,  venaient  d'Angleterre  ou  de 
Flandre. 

Sur  la  côte  de  l'Océan,  au  nord  de  l'embouchure,  à  Brouage, 
à  Marennes;  et  auparavant  d'avoir  franchi  cette  embouchure, 
sur  la  rive  gauche,  dans  les  plaines  basses  de  Soulac,  se 
trouvaient  deux  centres  de  production  de  sel  marin,  celui  de 
Saintonge,  et  celui  du  Médoc.  Il  existait  aussi  des  marais 
salants  à  l'île  d'Oléron.  Dès  1199,  la  reine  Éléonore  et  après 
elle  Jean-sans-Terre  accordaient  aux  habitants  d'Oléron  la 
liberté  commerciale  la  plus  entière  pour  le  transport  de  leurs 
sels,  comme  pour  celui  de  leurs  vins  (1). 

Le  sel  était  compris  dans  les  libertés  commerciales  accordées 
aux  Bordelais  par  Jean-sans-Terre. 

Le  sel  marin  était  le  produit  d'une  fabrication  des  plus 
simples,  et  pratiquée  depuis  les  temps  les  plus  reculés.  Le 
climat  donne  assez  de  chaleur  pour  favoriser  Pévaporisation  à 
l'air  libre  de  l'eau  de  mer  introduite  dans  les  bassins  peu 
profonds  où  se  dépose  le  sel. 

(1)  Rymer.  1199. 


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A  côté  de  ces  bassins,  formant  la  saline  proprement  dite, 
se  trouvaient  des  terrains  artificiellement  exhaussés  avec  les 
terres  des  tranchées  auxquels  on  donnait  le  nom  de  bosses 
des  marais  salants,  et  qui  portaient  de  belles  cultures  de 
céréales. 

Les  salins  de  Soulac  avaient  une  existence  fort  ancienne  ;  ils 
occupaient  une  longue  bande  sur  la  rive  gauche  du  fleuve.  Ils 
paraissent  compris,  dès  l'an  900,  dans  la  donation  faite,  par  le 
comte  de  Bordeaux  Guillaume  le  Bon,  au  monastère  de  Sainte- 
Croix  de  Bordeaux.  Le  comte  donna  aux  abbés  le  domaine 
appelé  de  Soulac,  et  «  la  chapelle  de  Sainte  Marie,  mère  de  Dieu, 
»  avec  les  terres  douces  depuis  la  mer  salée  jusques  aux  eaux 
»  douces,  avec  les  dunes,  les  forêts  de  pins,  les  pêcheries,  les 
»  prés  salés  en  entier,  et  les  esclaves  mâles  et  femelles  qui  s'y 
»  trouvaient  (1)  ». 

L'expression  prés  salés  en  entier  nous  paraît  s'appliquer, 
comme  celle  de  marais  salants  encore  aujourd'hui  usitée,  et 
celle  de  terres  salées,  qui  a  aussi  été  employée,  à  l'ensemble 
de  terres  et  bassins  à  sel,  qu'on  a  aussi  appelé  bosse  de  marais 
salants.  On  lit  en  effet  dans  le  manuscrit  portant  description 
de  la  terre  de  Lesparre,  écrit  sept  cents  ans  après  la  donation 
à  Sainte-Croix,  renonciation  des  revenus  de  la  sirie.  Il  est 
dit  dans  l'hommage  rendu  par  Amanieu  d'Albret,  comte 
d'Orval,  auquel  Charles  VII  venait  de  donner  cette  seigneurie 
après  la  conquête  de  1453,  sous  la  dénomination  de  terres 
salées  à  Soulac  :  «  Item  a  et  prend  mondit  seigneur  chacun 
»  an  les  agrières  des  terres  salées  de  Soulac,  estans  en  sa 
»  dite  terre  et  seigneurie  de  Soulac,  lesquelles  valent  une 
»  année  plus  une  année  moins,  et  par  communes  années 
»  peuvent  valoir  en  sel  12  muyds  de  sel,  apprécié  le  muid 
»  20  sols  bordelois,  ainsi  que  se  vend  chacun  an,  au  lieu  de 
»  Soulac  (2).  » 

De  nombreuses  énonciations  contenues  dans  l'inventaire 
de  Lesparre,  conservé  aux  Archives  départementales,  nous 
apprennent  que  le  seigneur  de  Lesparre  percevait  en  nature 
le  huitain  du  sel  qui  était  récolté  dans  la  partie  qui  dépendait 
de  lui. 


(1)  De  Marcà.  Hist.  du  Béarn,  p.  224. 

(2)  Sirie  de  Lesparre.  Biblioth.  Nationale,  Paris.  Fonds  français,  n°  5516. 


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Le  seigneur  de  Lesparre  percevait  en  outre  un  droit  de 
coutume  peu  élevé  sur  les  sels  d'Aunis  et  de  Saintonge  qui 
remontaient  la  Gironde  (1). 

Les  agrières  des  sels  de  Soulac,  c'est-à-dire  les  redevances 
en  nature  payées  par  les  personnes  qui  exploitaient  les  salines 
en  vertu  des  baux  à  fief  consentis  par  les  seigneurs,  apparte- 
naient à  l'abbé  de  Sainte-Croix  et  à  l'archevêque  de  Bordeaux, 
qui  les  partageaient  par  moitié. 

Les  registres  de  comptes  de  l'Archevêché  font  souvent 
mention  des  sels  de  Soulac.  Ils  portent  notamment,  à  la  date 
de  1336,  une  vente  de  ces  sels  indivis  entre  l'archevêque  et 
l'abbé.  Il  est  curieux  de  remarquer  en  quelle  monnaie  le  prix 
en  fut  payé.  On  reçut  en  paiement  du  drap  blanc,  des  plumes 
pour  lits  et  des  harengs  saurs  (2). 

En  1341,  Johannes  et  Amalvin  Rambaud,père  et  fils,  fermiers 
du  péage  de  Bourg  et  des  coutumes  appartenant  à  l'archevêque, 
percevaient  pour  le  compte  de  celui-ci,  sur  11  navires  portant 
21  mines  1/2  de  sel,  à  raison  de  14  sous  bordelais  et  9  deniers 
par  chaque  hémine  ;  c'était  un  droit  de  péage  sur  des  sels 
étrangers  (3). 

Au  chapitre  des  recettes  de  Soulac  en  1346  se  trouve 
mentionnée  une  réclamation  relative  au  sel.  Le  siège  archié- 
piscopal étant  devenu  vacant  par  la  mort  de  l'archevêque,  le 
connétable  de  Bordeaux  s'était  emparé  au  nom  du  roi  d'une 
certaine  quantité  de  sel  existant  à  Soulac,  et  l'avait  fait  vendre  par 
Bernard  de  Tauriac.  Il  fut  convenu  qu'il  en  restituerait  le  prix  (4). 

Les  sels  voyageant  sur  la  Gironde  et  ses  affluents  jouissaient 
des  privilèges  assurés  aux  bourgeois  de  Bordeaux  par  Jean- 
sans-Terre  le  29  mars  1205,  renouvelés  en  1295  par  le  roi  de 
France  Philippe  le  Bel,  en  1331  par  Edouard  III,  et  successi- 
vement par  les  rois  d'Angleterre.  Ils  étaient  exempts  de  tout 
impôt,  maltôte,  péage  ou  coutume  (5) . 


(1)  M.  Francisque  Michel  a  écrit  que  cette  coutume  a  été  payée  au  seigneur 
de  Carcans  en  Médoc.  Carcans  est  situé  dans  les  landes,  à  quelques  kilomètres 
de  l'Océan,  dont  il  est  séparé  par  l'étang  et  par  les  dunes,  à  plus  de  50  kilomètres 
des  marais  salants.  Le  seigneur  de  Carcans  n'avait  en  cette  qualité  rien  à  démêler 
avec  le  sel,  ni  le  péage  sur  le  sel.  L'erreur  de  M.  F.  Michel  provient  de  ce  que 
le  seigneur  de  Lesparre  était  aussi  seigneur  de  Carcans. 

(2-3)  Comptes  de  l'Archevêché. 

(4)  Comptes  de  l'Archevêché. 

(5)  Livre  des  Bouillons,  p.  32,  156,  184. 


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Mais  les  sels  qui  n'appartenaient  point  aux  bourgeois  de 
Bordeaux  et  qui  remontaient  le  fleuve  pour  se  répandre  dans 
l'intérieur  par  les  rivières  ou  les  routes  de  terre,  étaient 
fortement  imposés  par  le  roi. 

Ceux  qui  remontaient  la  Gironde  pour  entrer  dans  laDordogne 
s'arrêtaient  à  Bourg,  pour  le  péage  ;  ceux  qui  entraient  en 
Garonne,  à  destination  des  provinces  françaises,  s'arrêtaient  à 
Agen,  à  l'époque  où  cette  ville  était  soumise  à  la  domination 
anglaise;  depuis  ils  s'arrêtèrent  à  La  Réole. 

Parfois  le  roi,  pour  récompenser  quelque  service,  accordait 
à  un  personnage  l'exemption  momentanée  du  droit  sur  ]e 
transport  du  sel.  Ainsi  en  1432,  Talbot,  comte  de  Warwick, 
ayant  été  fait  prisonnier  par  Pothon  de  Xaintrailles,  le  roi 
accorda  à  Talbot,  pour  l'aider  à  payer  sa  rançon,  l'exemption 
d'impôts  pour  2,000  muids  de  sel,  qu'il  l'autorisait  à  prendre  à 
Guérande,  en  Bretagne,  pour  aller  le  vendre  où  il  lui  convien- 
drait (1). 

Le  sel  devait  aussi  subir  quelquefois  certaines  taxes  que  lui 
imposait  la  ville  de  Bordeaux.  Pour  supporter  les  charges 
causées  par  la  campagne  du  duc  d'Orléans,  qui  avait  assiégé 
Blaye  et  Bourg,  la  ville  avait  dû  chercher  des  recettes  extra- 
ordinaires; elle  avait,  avec  le  concours  du  Conseil  des  Trente, 
porté  un  droit  sur  les  sels  de  10  sous  par  quartière,  bientôt 
réduit  à  5  sous;  elle  accorda  à  divers  marchands,  troublés 
par  cet  impôt  inattendu  ,  des  décharges  partielles.  Ainsi 
Richard  Makanan  et  Bénédit  Espina  furent  affranchis  du  tiers 
du  droit,  pour  des  sels  de  Brouage  qu'ils  dirigeaient  sur 
Cadillac  (2). 

Quant  au  commerce  du  sel,  il  était  libre.  En  France,  au 
contraire,  l'impôt  sur  la  marchandise  elle-même,  ordonné 
en  1280  par  Philippe  IV,  tantôt  supprimé  et  tantôt  rétabli,  fut 
enfin  déclaré  perpétuel  par  Charles  V,  et  a  toujours  subsisté 
depuis  cette  époque.  En  Guienne,  jusqu'à  la  conquête  française, 
et  même  une  centaine  d'années  après,  le  commerce  du  sel 
demeura  libre,  sauf  le  paiement  des  droits  imposés  aux 
marchands  qui  n'étaient  pas  bourgeois,  et  entièrement  libre  et 
exempt  d'impôts  pour  les  bourgeois  de  Bordeaux. 

(1)  Rymer.  1432,  28  mai. 

(2)  Livre  de  la  Jurade. 


—  250  — 


|  2.  AUTRES  ARTICLES  DU  COMMERCE  INTÉRIEUR. 

Après  le  commerce  local  des  denrées  alimentaires,  nous 
pourrions  étudier  celui  des  boissons,  et  notamment  du  vin; 
mais,  à  cause  de  son  importance,  nous  lui  réserverons  la 
dernière  place. 

Nous  avons  en  effet  peu  de  développements  à  donner  sur  le 
commerce  local  des  bois  de  construction  et  d'ameublement;  de 
ceux  employés  à  la  construction  des  navires,  et  enfin  de  ceux 
dont  on  se  servait  pour  les  barriques.  Ces  bois  étaient  désignés 
sous  le  nom  de  bois  du  pays.  Les  chênes,  les  châtaigniers  et  les 
pins  maritimes  servaient  à  ces  différents  usages.  C'est  avec 
le  pin  maritime  que  les  vignerons  se  procuraient  les  échalas, 
les  carrassons  et  les  lattes  pour  attacher  les  vignes.  Les  osiers 
donnaient  lieu  à  une  importante  consommation  pour  lier  les 
vignes  et  pour  les  cercles  de  barriques,  ainsi  que  pour  la 
vannerie. 

Les  pins  des  Landes  fournissaient  la  résine  et  le  goudron. 

Les  moellons,  la  pierre  à  bâtir,  la  chaux,  étaient  aussi  des 
articles  importants  et  de  provenance  locale,  ainsi  que  les  tuiles 
et  la  grosse  poterie. 

L'industrie  des  tissus  employait  la  laine  des  moutons  des 
Landes,  et  un  assez  grand  nombre  de  gens  s'occupaient  de 
tisser  et  de  tondre  les  draps,  de  les  teindre  ;  d'autres  s'occu- 
paient de  la  vente  au  détail  de  ces  étoffes,  ainsi  que  des  toiles 
de  lin  et  de  chanvre  tissées  dans  le  pays;  de  la  mercerie,  de 
tous  les  objets  de  ce  genre.  Les  peaux  et  les  cuirs  employaient 
quelques  ouvriers. 

Les  métaux  ordinaires,  le  fer,  le  cuivre,  l'étain,  étaient 
travaillés  par  les  ouvriers  bordelais.  Les  métaux  précieux 
servaient  aux  orfèvres,  et  nous  en  avons  déjà  parlé. 

Nous  donnerons  quelques  détails  sommaires  sur  ces  industries 
locales  peu  importantes,  lorsque  nous  parlerons  de  l'exportation 
à  laquelle  quelques-unes  d'entre  elles  donnaient  lieu. 

Nous  n'avons  pas  de  renseignements  statistiques  à  donner 
sur  ce  commerce  intérieur,  proportionné  au  chiffre  de  la 
population,  et  augmenté  par  la  consommation  des  étrangers 
qui  venaient  acheter  les  vins. 


—  251  — 

Mais  nous  avons  une  observation  importante  à  faire  :  c'est 
que  dans  le  nombre  considérable  de  documents  que  nous  avons 
dépouillés,  nous  n'en  avons  pas  trouvé  se  rapportant  aux 
corporations  dans  la  Guienne  pendant  toute  la  durée  de  la 
période  anglaise.  Nous  voyons  bien  les  rois,  les  sénéchaux,  les 
connétables,  le  maire  et  les  jurats,  rendre  des  ordonnances, 
prendre  des  mesures  d'ordre  et  de  police  concernant  telle  ou 
telle  profession,  les  orfèvres,  les  changeurs,  les  courtiers,  les 
taverniers,  les  boulangers;  mais  nulle  part,  ni  dans  Rymer,  ni 
dans  les  Rôles  gascons,  ni  dans  les  livres  des  Bouillons,  des 
Privilèges,  de  la  Jurade,  nous  ne  rencontrons  une  indication 
relative  à  l'existence  des  corporations  à  cette  époque. 

Nous  disons  à  cette  époque,  car  après  1453,  après  la  conquête 
française,  les  corporations,  favorisées  par  Louis  XI,  et  formées 
en  imitation  des  corporations  existant  en  France,  prennent  un 
important  développement.  Il  n'est  donc  pas  suffisant,  pour 
démontrer  l'existence  en  Guienne,  pendant  la  période  anglaise, 
des  corporations  et  notamment  de  celle  des  merciers,  de  citer 
avec  Francisque  Michel  un  acte  daté  du  1er  décembre  1520  (1). 

Nous  avons  relevé  l'erreur  de  M.  Pigeonneau,  qui  sur  la  foi 
de  M.  F.  Michel  a  pensé  que  la  jurade  de  Bordeaux  était  la 
corporation  des  marchands  de  vins  de  cette  ville  (2).  Il  n'existait 
à  Bordeaux  ni  de  corporation  des  marchands  de  vins  en  gros, 
ni  de  corporation  de  marchands  de  vin  au  détail  ou  taverniers. 
Il  n'y  avait  pas  comme  à  Paris  de  corporation  des  nautes. 
L'abbé  Baurein  n'en  a  pas  retrouvé  de  traces  (3). 


Article  3.  —  Culture  de  la  vigne  et  commerce  du  vin 
à  l'intérieur. 

Arrivons  au  commerce  intérieur  relatif  aux  vins. 
Nous  diviserons  notre  travail  en  deux  parties. 
Dans  la  première,  nous  traiterons  de  la  culture  de  la  vigne. 
Dans  la  seconde,  de  la  consommation  locale  et  de  la  vente 
sur  le  marché  intérieur. 


(1)  Pigeonneau,  t.  I,  p.  34I.  —  F.  Michel,  t.  I,  p.  554. 

(2)  Pigeonneau,  t.  I.  — V.  suprà,  p.  167. 

(3)  Baurein,  t.  IV,  p.  226. 


—  252  — 


|    1.    CULTURE    DE    LA    VIGNE. 

Nous  avons  vu  qu'à  l'époque  romaine  Bordeaux  était  déjà 
célèbre  par  la  gloire  de  ses  vins,  servis  avec  honneur  sur  la 
table  des  empereurs.  Ausone  les  a  chantés,  et  nous  a  décrit  les 
vignobles  penchés  sur  les  rives  de  la  blonde  Garonne.  Malgré 
les  malheurs  qu'entraînèrent  les  invasions  barbares,  la  culture 
de  la  vigne  ne  cessa  pas  d'être  pratiquée  dans  nos  contrées,  et 
les  auteurs  contemporains  nous  ont  à  plusieurs  reprises 
signalé  les  ravages  et  les  destructions  des  vignobles,  dans  les 
localités  que  désolaient  la  guerre  et  le  pillage.  Mais  bientôt  les 
plantations  reparaissaient  ;  quelques  années  de  paix  ramenaient 
les  récoltes  de  vins.  Les  plus  anciens  documents  nous  montrent 
la  culture  de  la  vigne  dans  les  diverses  parties  du  Bordelais, 
et  nous  permettent  de  suivre  le  mouvement  du  commerce, 
déjà  commencé  sous  la  période  des  premiers  ducs  d'Aquitaine, 
et  se  développant  sans  cesse  lorsque  l'Aquitaine  et  l'Angleterre 
eurent  le  même  souverain. 

Dès  le  xe  siècle  nous  possédons  des  documents  historiques 
démontrant  l'importance  et  l'étendue  de  la  culture  de  la  vigne 
dans  le  Bordelais. 

L'ancienne  coutume  de  La  Réole,  qui  porte  la  date  de  977, 
s'occupe  avec  détail  des  vendanges,  défend  de  prendre  des 
raisins  dans  les  terrains  d'autrui;  règle  les  conditions  de  la 
vente  et  du  fermage  des  vignes;  les  redevances  en  nature 
dues  au  prieur  de  La  Réole;  les  époques  et  les  conditions  de 
transport  des  vins,  les  droits  d'entrée  dans  la  ville.  Les 
nouvelles  coutumes  de  La  Réole  (1201  à  1305)  s'occupent  aussi 
beaucoup  de  la  vigne  et  du  vin  (1). 

Nous  trouvons  des  ventes  de  vignes  à  Bazas,  en  980,  à  La 
Réole  en  982  et  990  (2). 

Les  documents  originaux  du  xe  et  du  xie  siècle  sont  il  est 
vrai  très  rares;  mais  après  cette  époque,  ils  deviennent  plus 
nombreux.  Nous  avons  les  règlements  faits  sur  les  vins  à  La 
Réole  en  1261,  qui  défendaient  de  mêler  le  vin  nouveau  au  vin 

(1)  Archiv.  historiq.  de  la  Gironde,  t.  II,  p.  230  et  ss. 

(2)  Archiv.  historiq.  de  la  Gironde,  t.  V,  p.  4  04-108. 


—  253  — 

vieux  et  réglaient  la  manière  de  crier  les  vins  pour  les  vendre, 
«  far  cridar  lo  bin»;  les  règlements  de  Monségur,  de  Meilhan, 
de  Saint-Macaire.  Les  Archives  historiques  de  la  Gironde,  qui 
ont  inséré  ces  documents,  relatent  aussi  des  ventes  de  vignes  à 
la  même  époque  à  Cérons,  à  Sainte-Croix  du  Mont,  à  Loupiac, 
à  Cadillac. 

Autour  de  Bordeaux,  dans  la  contrée  qu'on  appelait  les. 
Graves,  dans  les  palus  des  bords  du  fleuve,  dans  le  pays 
d'Entre-deux-Mers,  les  vignobles  n'étaient  ni  moins  anciens 
ni  moins  nombreux. 

Quant  à  la  contrée  qui  s'étend  au  nord  de  Bordeaux,  notam- 
ment dans  les  cantons  de  Blanquefort,  de  Castelnau,  et  dans 
l'arrondissement  de  Lesparre,  qui  comprennent  le  territoire 
habituellement  désigné  sous  le  nom  de  Médoc,  elle  renfermait 
aussi  de  nombreux  vignobles  dont  l'existence  est  démontrée  dès 
le  xe  siècle.  Quelques  historiens,  il  est  vrai,  ont  représenté  le 
Médoc  à  cette  époque  comme  à  peu  près  inculte  et  inhabité. 
M.  Francisque  Michel,  entée  autres,  a  écrit,  en  parlant  des 
Rôles  gascons  :  «On  voudrait  enregistrer  dans  les  Rôles  gascons 
»  l'origine  de  ces  vignobles  fameux  (du  Bordelais  et  du  Médoc). 
»  La  recherche  serait  vaine.  Il  n'y  avait  pas  encore  de  vignes 
»  dans  le  Médoc  (1).  » 

Pas  de  vignes  dans  le  Médoc  quand  finissent  les  Rôles  gascons, 
en  1460! 

En  l'an  900,  Guillaume  le  Bon,  comte  de  Bordeaux,  donna  à 
l'abbaye  Sainte-Croix  de  Bordeaux,  les  terres,  les  vignes  et 
l'église  de  Saint-Hilaire  du  Taillan,  près  Blanquefort.  Il  lui 
donna  aussi  le  lieu  de  Soulac.  Ces  donations  furent  confirmées 
par  ses  successeurs  ;  et  lorsque  le  comte  Bernard  Guillaume,  fils 
de  Guillaume  Sanche,  confirma  la  donation  faite  le  3  août  1009 
par  son  père,  il  accorda  aux  religieux  de  Soulac  le  droit  de 
pacage  tant  dans  les  forêts  que  dans  les  vignobles  :  «  tam  in 
nemorïbus  quàm  in  vineis  (2).  » 

Nous  avons  lu,  analysé,  annoté,  une  foule  de  documents 
originaux  dont  M.  Francisque  Michel  paraît  avoir  ignoré 
l'existence,  et  qui  étaient  à  sa  disposition  comme  à  la  nôtre,  aux 
Archives  départementales  de  la  Gironde. 

(1)  Fr.  Michel.  Rôles  gascons. 

(2)  De  Marcà.  Hist.  de  Béarn,  p.  206-223. 


—  254  — 

Les  terriers  et  les  registres  de  la  série  G,  comprenant  les 
papiers  de  l'archevêché,  du  chapitre  Saint-André,  du  chapitre 
Saint-Seurin  ;  des  églises  Saint-Michel,  Saint-Pierre  ;  des 
abbayes  de  Sainte-Croix,  de  Vertheuil,  de  l'Isle,  de  Bonlieu, 
et  des  autres  communautés  religieuses;  les  titres  de  la  sirie 
de  Lesparre;  l'Inventaire  de  Puy-Paulin,  pour  la  seigneurie  de 
Castelnau,  les  terriers  relatifs  aux  diverses  seigneuries  du 
Médoc,  nous  montrent  pendant  toute  la  période  anglaise  la 
culture  de  la  vigne  en  Médoc. 

Dans  la  ville  même  de  Bordeaux,  joignant  au  dehors  ses 
murailles,  couvrant  la  banlieue,  et  s'étendant  sur  toutes  les 
paroisses  du  Médoc,  la  vigne  payait  la  dîme  aux  églises  et  aux 
communautés  religieuses,  aux  commanderies  et  aux  chevaliers 
de  Saint- Jean,  après  celles  de  l'ordre  du  Temple;  elle  payait  la 
rente  ou  le  huitain  des  récoltes  aux  seigneurs  locaux.  Tous  ces 
vins,  récoltés  par  l'église,  par  les  barons  ou  par  les  bourgeois 
de  Bordeaux,  se  vendaient  aux  taverniers  de  la  ville,  aux 
marchands  bretons,  anglais  et  flamands. 

En  1354,  les  dîmes  des  vins  de  Saint-Estèphe  et  de 
Vertheuil  donnaient  des  vins  que  l'archevêque  vendait  12 
florins  la  pipe.  La  dame  de  Castillon  payait  un  tonneau  de 
vin  blanc;  Pons  de  Cantemerle,  à  Macau,  un  tonneau  de  vin 
clairet;  Raymond  Gassies,  de  Malescot,  payait  les  dîmes  de 
Margaux. 

Bien  auparavant,  en  1239,  le  sire  de  Lesparre,  en  fondant  le 
couvent  des  Cordeliers  de  Lesparre,  lui  assurait  une  rente  de 
deux  tonneaux  de  vin,  et  une  autre  d'un  tonneau  aux  Augustins 
de  Bordeaux.  Les  titres  de  la  sirie  de  Lesparre  aux  Archives 
de  la  Gironde,  le  manuscrit  de  Lesparre  qui  se  trouve  à  la 
Bibliothèque  nationale  (1),  nous  montrent  le  sire  de  Lesparre 
percevant  des  redevances  en  vins  de  ses  tenanciers  de 
Cissac,  Vertheuil,  Saint-Estèphe,  Saint-Sauveur,  Saint-Seurin, 
Lesparre,  Saint-Trélody,  Queyrac,  Civrac,  Montignac,  Arti- 
guillon;  de  Vensac,  du  Temple,  de  Talais,  de  Soulac.  Il  reçoit 
un  droit  sur  le  vin  vendu  à  Lesparre;  un  autre,  ou  ban,  sur  le 
vin  vendu  à  Carcans;  une  coutume  de  2  deniers  sur  chaque 
tonneau  de  vin  creu  dans  les  vignes  des  bourgeois  de  Lesparre, 
et  6  deniers  par  tonneau  sur  le  vin  exporté  de  la  sirie. 

(1)  Fonds  français,  n°  5546. 


—  255  — 

Comme  le  sire  de  Lesparre,  les  seigneurs  de  Lamarque  et  de 
Castelnau  recevaient  de  grandes  quantités  de  vins  pour  les 
dîmes  et  pour  les  rentes  seigneuriales.  Le  10  septembre  1318, 
devant  le  notaire  Jean  Duprat,  les  habitants  de  Sainte-Hélène, 
de  La  Canau  et  d'une  partie  de  Listrac  prenaient  l'engagement 
de  transporter  au  port  de  Lamarque  tout  le  vin,  tout  le  grain 
et  toute  la  paille  que  le  seigneur  levait  sur  cette  partie  de  sa 
seigneurie. 

Et  cette  quantité  devait  être  considérable.  Nous  lisons,  en 
effet,  dans  l'Inventaire  des  titres  de  Puy-Paulin  aux  Archives 
départementales,  que  le  seigneur  de  Castelnau,  Gaston  de  Foix, 
devait  15,000  livres  au  comte  de  Huntington ,  gouverneur  et 
amiral  du  duché  de  Guienne.  Ne  pouvant  se  libérer  en  argent, 
il  offrit  du  vin;  et,  le  30  septembre  1440,  le  comte  de  Huntington 
écrivit  à  messire  Gaston  de  Foix,  captai  de  Buch,  baron  de 
Castelnau,  son  cousin,  pour  lui  dire  qu'il  acceptait  de  recevoir 
500  tonneaux  de  vin  que  le  baron  lui  offrait  en  paiement  des 
15,000  livres  qu'il  lui  devait  (1).  N'attachons  donc  pas  à 
l'assertion  erronée  de  F.  Michel,  si  souvent  inexact  d'ailleurs, 
plus  d'importance  qu'elle  n'en  mérite. 

Quel  était  le  mode  de  culture  des  vignes  et  la  manière  de 
faire  le  vin  pendant  l'époque  anglaise  dans  la  sénéchaussée  de 
Bordeaux  ? 

Nous  avons  dans  les  documents  contemporains,  et  surtout 
dans  les  registres  des  comptes  de  l'archevêché,  des  renseigne- 
ments suffisants  pour  répondre  à  ces  questions. 

Les  registres  de  recettes  et  de  dépenses  commencent  à 
l'année  1332,  et  se  continuent,  avec  quelques  lacunes,  pendant 
plusieurs  siècles,  bien  au  delà  de  la  réunion  de  la  Guienne  à  la 
France. 

L'archevêché  possédait  deux  domaines  dans  lesquels  on 
cultivait  la  vigne.  L'un  était  situé  à  Lormont,  avec  quelques 
parties  de  vignoble  en  Queyries,  et  est  demeuré  jusqu'à  la 
Révolution  de  1793  en  la  possession  des  prélats  de  Bordeaux. 
Le  second,  connu  encore  de  nos  jours  sous  le  nom  de  Pape- 
Clément,  situé  à  Pessac,  avait  été  donné  aux  archevêques  par 
Clément  V,  le  célèbre  Bertrand  de  Goth  qui  avait  été  archevêque 
de  Bordeaux. 

(1)  Archiv.  de  la  Gironde.  Invent,  de  Puy-Paulin. 


—  256  — 

Dans  ces  domaines  se  rencontraient  les  types  des  deux  modes 
de  culture  adoptés  dans  la  contrée. 

A  Lormont,  terrain  accidenté  et  argilo-calcaire,  la  vigne  est 
plantée  par  plates-bandes,  élevée  à  une  certaine  hauteur, 
cultivée  à  main  d'homme.  A  Pessac,  terrain  de  landes  sur 
fond  d'alios,  la  vigne  est  plantée  en  rangs  ou  règes  ;  elle  est 
basse  et  cultivée  à  la  charrue  tirée  par  des  bœufs. 

Nous  ne  connaissons  pas  exactement  le  nom  des  cépages 
cultivés  à  cette  époque.  C'étaient  les  représentants  de  l'antique 
vitis  biturica,  qui  portaient  le  nom  de  bidure  ou  vidure,  et 
offraient  plusieurs  variétés.  Nous  avons  cité  sur  ce  point 
l'opinion  du  savant  Vinet.  Quant  au  cépage  blanc,  nous  n'avons 
aucun  texte  qui  nous  indique  sa  nature  particulière;  tout  nous 
porte  à  accepter  la  tradition  que  c'était  le  sauvignon  blanc, 
qui  ressemble  tellement  à  la  petite  bidure  ou  cabernet  sauvignon 
par  la  feuille  et  par  le  bois,  qu'il  faut  presque  attendre  la 
coloration  des  raisins  pour  les  distinguer,  ce  qui  présente  le 
caractère  d'une  communauté  d'origine. 

Comme  de  nos  jours,  la  taille  de  la  vigne  s'opérait  en  hiver, 
et  le  trésorier  payait  en  janvier  et  février  le  salaire  des  vigne- 
rons qui  avaient  été  employés  à  tailler  la  vigne,  à  la  dresser, 
à  poser  les  pieux  ou  échalas  à  Lormont,  les  carrassons  et  les 
lattes  à  Pessac  ;  celui  des  femmes  qui  avaient  sorti  les  sarments 
et  plié  la  vigne  (1). 

L'intendant  avait  eu  soin  de  s'approvisionner  en  temps  utile 
de  paux,  de  lattes  et  de  carrassons  secs,  ainsi  que  de  gerbes 
de  vimes  pour  les  liens  (2). 

A  Lormont  il  faisait  travailler  les  vignes  à  la  main  avec  la 
houe,  «  perfodi  vineas,»  du  latin  fodere,  que  les  paysans  ont 
conservé  en  disant  encore  aujourd'hui  qu'il  est  temps  de  fudir, 
fodir  ou  hudir  la  vigne. 

Mais  à  Pessac  il  en  était  autrement:  les  vignes  étaient 
labourées  avec  des  bœufs,  et  recevaient  quatre  façons,  culture 
conservée  encore  aujourd'hui  de  la  même  manière,  et  chez 
la  !  lus  grande  partie  des  paysans  avec  le  même  instrument, 
l'an  ique  araire  romain. 

(4)  «  Ad  putandum  vineas,  ad  ievandum,  sacandum.,  ad  faciendum  latos  et 
palos,  ad  plicandum,  ad  esseyrmentadum...  » 
(2)  «  Quantitatem  carrassonorum  sicceorum.  » 


—  257  — 

Il  est  impossible  de  dénier  ce  fait  du  labourage  par  paires 
de  bœufs  que  presque  tous  les  écrivains  ont  ignoré,  prétendant 
que  ce  labourage  est  une  amélioration  culturale  moderne, 
et  méconnaissant  ainsi  l'antique  tradition  romaine.  Le  trésorier 
de  l'archevêque  se  sert  toujours  pour  les  vignes  de  Lormont  du 
terme  perfodire,  travailler  à  la  houe  ;  tandis  qu'il  emploie 
pour  les  vignes  de  Pessac  l'expression  arare,  «  pro  arando 
»  vineas  »,  ce  qui  veut  dire  labourer  avec  la  charrue,  avec 
l'araire.  La  langue  espagnole,  qui  a  de  si  grandes  analogies 
avec  le  gascon  et  avec  la  basse  latinité,  appelle  encore  le 
laboureur  arador,  et  aradura  l'espace  de  terre  qu'une  paire 
de  bœufs  peut  labourer  en  un  jour,  l'ancien  jugerum  des 
Latins.  Et  l'intendant  avait  soin  de  faire  son  prix  avec  les 
bouviers  :  «  Solvi,  pro  arandis  vineis,  facto  foro  bubulcis, 
»  quatuor  flor.  ;  payé  pour  labourer  les  vignes,  prix  fait 
»    avec  les  bouviers,  4  florins  (1).  » 

Il  payait  ensuite  2  florins  et  demi  pour  faire  les  cavaillons, 
comme  nous  disons  encore  (2).  Après  avoir  ouvert  la  vigne  en 
février,  il  fallait  la  couvrir  au  mois  de  mars  ;  et  le  régisseur 
payait  3  florins  et  demi  (3).  Le  25  juin  il  payait  la  troisième 
façon  ou  façon  de  mai  (4).  Enfin,  la  quatrième,  pour  couvrir 
les  vignes  (5). 

Ces  quatre  façons  s'exécutent  encore  aujourd'hui. 

Outre  ces  travaux  usuels,  on  n'oubliait  pas  de  remplacer  les 
pieds  manquant  par  des  provins  (6) . 

Voici  les  vendanges. 

On  commençait  par  laver  et  préparer  les  grandes  cuves 
de  bois  entourées  de  massifs  cercles  de  codres,  en  bois  de 
châtaignier.  On  achetait  les  cercles,  le  vime,  les  douelles  pour 
réparer  les  douils  (dolia).  On  examinait  le  treuil  et  le  pressoir 
(trolium,  torcularium).  On  achetait  les  pipes,  les  barriques  et 
les  barils  neufs,  des  faussets,  desbastes,  des  bastots,  de  grandes 

(1)  1354.  Dépenses  pour  les  vignes  de  Pessac. 

(2)  1354.  Dépenses  des  vignes  de  Pessac.  «  Pro  faciendo  les  cavalhones.  » 

(3)  «  Pro  coperiando,  sive  arando  secundo  dictas  vineas.  » 

(4)  «  Ad  esmayescandum  vineas  ;  —  arari,  seu  cavalhonan  et  fodiendo  los 
cavalhones.  » 

(5)  «  Faciendo  quarto,  seu  coperire.  »  Le  cavaillon  (espagnol  caballon,  terre 
élevée  entre  deux  sillons,  à  cheval)  se  termine  à  la  pioche  ou  à  la  houe. 

(6)  «  Propaginare  vineam  »,  provigner. 


—  258  — 

cannes  et  des  demyes,  des  desquets,  des  bondes,  des  enton- 
noirs (1).  On  lavait  à  grande  eau  tous  les  vaisseaux  vinaires. 

Dès  la  seconde  ou  la  troisième  semaine  de  septembre 
arrivaient  les  vendangeurs  et  les  vendangeuses  pour  les  vignes 
de  Pessac  ;  pour  celles  de  Lormont  on  attendait  ordinairement 
le  mois  d'octobre.  On  leur  fournissait  la  nourriture,  du  pain, 
de  la  viande,  des  légumes,  des  poissons  salés. 

On  leur  payait  un  salaire  variable,  et  qu'il  est  très  difficile 
d'évaluer  avec  quelque  certitude  en  notre  monnaie  actuelle 
parce  que  les  erreurs  sont  d'autant  plus  faciles  à  commettre, 
que  les  chiffres  à  étudier  sont  plus  minimes. 

Les  raisins  venant  de  la  vigne  étaient  versés  dans  le  treuil  pour 
être  pressés;  le  moût  et  les  grappes  foulées  étaient  ensuite  mis 
dans  les  cuves  où  s'opéraient  la  fermentation  et  la  clarification 
du  vin  (2).  On  portait  ensuite  le  marc  au  pressoir  (3). 

On  obtenait  ainsi  des  vins  plus  ou  moins  fins  :  le  vin  de 
première  goutte  foulé  par  le  pied  du  vendangeur,  et  le  vin 
pressé  à  la  presse  à  bras  (4). 

Le  vin  complètement  recueilli,  le  marc  était  remis  dans  les 
cuves  et  recevait  une  certaine  quantité  d'eau  pour  produire 
les  piquettes,  qu'on  appelait  vins  lymphatés.  On  faisait  des 
piquettes  de  première  et  seconde  eau.  Un  manuscrit  de  l'abbaye 
Sainte-Croix  de  Bordeaux,  cité  par  le  glossaire  de  Carpentier, 
dit  qu'en  1305  le  cellérier  avait  livré  au  jardinier  deux  pipes  de 
vin  de  première  eau,  venant  du  pressoir,  et  une  demi-pipe  de 
vin  pur  (5). 

Ces  piquettes  ne  se  conservaient  pas  longtemps.  En  1361,  le 
trésorier  de  l'archevêque  écrit  :  «  Les  vins  lymphatés  sont 
»  venus  à  putréfaction;  tout  le  vin  lymphaté,  quatre  tonneaux 
»  environ,  a  été  répandu  et  jeté  sur  le  sol.  » 

On  obtenait  ainsi  diverses  espèces  de  vins  rouges  qu'on 
appelait  le  vin  rouge  pur,  le  clairet,  le  vin  de  marc.  Les  vins 
blancs  étaient  récoltés  et  logés  à  part. 

(1)  Le  desquet,  disque  :  coupe  de  bois  ronde,  encore  en  usage  pour  verser  ou 
mesurer  les  vins. 

(2)  «  Ad  calcandum  vinum.  » 

(3)  «  In  torcularium.  » 

(4)  «  Vinum  de  prima  gult*  pede  pressa  ;  —  de  pressovagio  ;  —  de  marcho.  » 

(5)  «  Item  :  horticularius  recepit  à  cellario  duas  pipas  vini  primai  aquee  de 
cubiis  torculari,...  et  unamdimidiam  vini  puri.  » 


—  259  — 

On  appelait  clairet  le  vin  produit  par  les  vignes  où,  selon 
l'usage  alors  établi,  et  qui  s'est  conservé  longtemps,  les  cépages 
rouges  et  les  cépages  blancs  étaient  mêlés,  et  dont  les  raisins 
étaient  cueillis  en  même  temps  et  vinifiés  ensemble.  Plusieurs 
écrivains,  mais  qui  n'étaient  point  des  viticulteurs,  trompés 
par  des  étymologies  fantaisistes,  ont  donné  de  fausses  défini- 
tions du  clairet  :  les  uns  l'ont  confondu  avec  une  boisson 
composée  de  vin  blanc  et  de  miel,  mais  le  clairet  était  rouge  ; 
d'autres  ont  pensé  que  le  clairet  était  un  vin  clarifié,  tiré  au 
fin;  cela  n'est  pas  plus  exact:  les  contemporains  n'appellent 
pas  le  clairet  vinum  claratum,  expression  dont  ils  se  servent 
pour  les  vins  clarifiés,  mais  vinum  clarum,  vin  clair. 

Dans  les  nombreux  états  des  vins  nouveaux  que  nous  ont 
transmis  les  trésoriers  de  l'archevêché,  c'est  comme  vin 
nouveau  que  figure  le  clairet,  et  non  comme  vin  ayant  subi  une 
opération.  Ainsi  le  trésorier  nous  dit  qu'en  1356  il  avait  récolté 
à  Pessac  :  «  18  tonneaux  et  1  pipe  de  vin  clairet  (vint '  clari)  ; 
»  2  tonneaux  de  vin  rouge  pur  et  5  pipes  de  vin  mêlé  d'eau. 
»  A  Lormont,  2  tonneaux  de  vin  blanc,  11  tonneaux  de  vin 
»  clairet,  et  2  tonneaux  de  vin  rouge  pur,  rubeum  purum.  » 

Les  premiers  soins  à  donner  au  vin  nouveau  consistaient 
dans  l'ouillage  (in  avellagio).  On  savait  aussi  coller  le  vin, 
vinum  collatum.  Enfin  on  avait  grand  soin  de  le  tirer  au  fin. 
Ainsi  «  le  mardi  avant  la  Madeleine  de  l'année  1357,  nous  dit 
»  le  trésorier,  nous  avons  fait  tirer  au  fin,  fecimus  arrecari, 
»  13  tonneaux  de  vin.  »  Et  pour  cela  il  nous  donne  le  détail  des 
bondes,  des  faussets,  des  entonnoirs,  des  brocs,  des  bastots,  des 
chandelles,  et  de  tous  les  objets  nécessaires  ad  recandum 
vinum. 

On  avait  soin  de  se  procurer  des  vins  rouges  foncés  en 
couleur  pour  colorer  les  vins  trop  faibles.  En  1357  on  avait 
employé  un  tonneau  de  vin  rouge  pur  de  Pessac  pour  donner 
de  la  couleur  aux  vins  clairets  de  graves  (f°  516).  C'était  le 
vinu?n  tinctum.  Une  charte  de  Philippe  V,  de  1320,  dit  :  «  Duo 
»  dolia  vinorum  tinctorum  quœ  solum  ad  dandum  colorcm 
»  aliis  vinis  sunt  necessaria .  » 

Le  vin  devenait  alors  un  article  du  commerce  intérieur  et  se 
vendait  à  taverne  dans  des  conditions  déterminées  ;  ou  un 
article  du  commerce  d'exportation.  Nous  nous  en  occuperons  à 
ces  deux  points  de  vue. 


—  260  — 

Les  trésoriers  des  archevêques  de  Bordeaux  nous  ont  donné 
des  renseignements  sur  les  industries  accessoires  de  la  culture 
de  la  vigne,  notamment  sur  celle  de  la  tonnellerie,  très  impor- 
tante parce  qu'il  fallait  loger  le  vin  de  chaque  récolte  dans  des 
barriques  neuves,  les  futailles  partant  pour  l'étranger  et  ne 
revenant  plus. 

La  barrique  bordelaise  avait  sa  forme  et  ses  dimensions 
particulières  qui  la  distinguaient  des  barriques  des  pays  voisins 
et  qu'il  était  interdit  à  ceux-ci  d'imiter.  C'était  une  véritable 
marque  de  fabrique  protégée  par  les  lois,  et  un  privilège 
auquel  les  Bordelais  attachaient  un  grand  prix. 

Le  bois  servant  à  la  construction  des  barriques  était  le  bois 
de  chêne  appelé  merrain.  Les  merrains  employés  à  Bordeaux 
venaient  principalement  des  contrées  situées  dans  le  haut  de 
la  Garonne,  du  Périgord  et  de  l'Angoumois. 

Le  merrain  était  soumis  à  l'inspection  de  visiteurs  nommés 
par  la  ville,  qui  faisaient  serment  de  ne  pas  permettre  la  vente 
de  celui  qui  serait  défectueux.  En  1046,  les  jurats  nommèrent 
des  inspecteurs  du  merrain,  chargés  aussi  de  l'inspection  du 
codre  et  des  vimes  (1). 

Les  charpentiers  de  barriques  avaient  une  fabrication 
importante.  Le  prix  des  barriques,  comme  de  toutes  choses 
subissait  des  variations  diverses,  même  à  des  époques  peu 
éloignées  l'une  de  l'autre.  Ainsi,  en  1355,  le  trésorier  de 
l'archevêché  payait  la  douzaine  de  barriques  23  léopards  d'or, 
et  en  1361,  il  ne  payait  que  14  léopards  d'or  pour  3  tonneaux 
et  7  pipes.  Le  tonneau  comptait  pour  4  barriques  et  la  pipe 
pour  2.  En  1361,  la  journée  du  charpentier  de  barriques 
employé  à  Lormont  était  de  24  gros,  plus  du  double  de  la 
journée  du  vigneron. 

Cette  même  année  1361,  la  journée  du  vendangeur  était 
payée  10  gros,  et  celle  de  la  femme  5  gros,  le  gros  valant 
1  denier  bordelais,  et  3  gros  pour  un  denier  sterling,  nous 
dit  le  trésorier.  A  cette  époque,  le  denier  tournois  valait,  de 
notre  monnaie  actuelle,  0  fr.  35,  le  denier  bordelais  0  fr.  28. 
Le  charpentier  recevait  donc  6  fr.  72,  mais  il  n'était  pas 
nourri;  le  vendangeur  et  la  vendangeuse  recevaient  :  le 
premier  2  fr.  80,  la  seconde  1  fr.  40;  mais  ils  étaient  nourris. 

(4)  Livre  de  la  Jurade. 


—  261  — 


2.    COMMERCE   DU   VIN    A    L'INTÉRIEUR. 


Bordeaux  consommait  une  grande  quantité  de  vins. 
Le  vin  était  la  boisson  habituelle  même  des  gens  du 
peuple.  Ainsi  nous  voyons  que,  dès  l'époque  des  anciens  ducs 
d'Aquitaine,  les  Rôles  d'Oléron  constataient  l'obligation  pour 
les  maîtres  de  navires  de  fournir  du  vin  aux  matelots.  Les 
comptes  de  l'archevêché  nous  montrent  que  les  vignerons,  les 
jardiniers,  et  beaucoup  d'ouvriers  des  champs,  recevaient  pour 
boisson  une  certaine  quantité  de  vin  pur,  de  vin  de  marc 
et  de  piquette.  Les  actes  de  Rymer  rappellent  que  les  rois 
d'Angleterre  recommandaient  d'avoir  soin  que  les  marchands 
de  vin  et  taverniers  qui  vendaient  du  vin  aux  chevaliers  et 
aux  hommes  d'armes  qui  partaient  pour  faire  la  guerre  en 
Gascogne,  ne  leur  vendissent  pas  à  un  prix  excessif  le  vin  dont 
ils  avaient  besoin  pendant  la  traversée  (1).  Les  rois  achetaient 
du  vin  pour  leurs  expéditions  militaires. 

Le  vin  formant  l'objet  du  commerce  local  provenait  d'une 
double  origine.  S'il  était  le  produit  des  vignes  des  bourgeois 
de  Bordeaux,  ou  des  autres  habitants  de  la  sénéchaussée  de 
Bordeaux,  il  jouissait  de  divers  privilèges  ;  s'il  provenait  des 
autres  parties  de  la  Guienne,  ou  des  provinces  françaises 
voisines,  il  était  assujetti  à  diverses  taxes  et  à  certaines 
conditions  de  vente. 

Le  vin  des  bourgeois  était  complètement  libre  de  tout  impôt. 
Il  pouvait  circuler  librement  par  terre  et  par  eau,  entrer  dans 
la  ville,  y  être  vendu  en  gros  ou  en  détail.  Les  bourgeois  seuls 
avaient  autrefois  ce  privilège;  mais  il  fut  étendu  à  plusieurs 
autres  personnes  :  à  l'archevêque  et  aux  chapitres  de  Saint- 
André  et  de  Saint-Seurin  (2)  ;  aux  clercs  fils  des  citoyens  de 
Bordeaux  (3)  ;  aux  nobles  et  barons  habitant  la  ville. 

Les  nobles  et  les  bourgeois  pouvaient  vendre  eux-mêmes  leur 
vin  au  détail  et  le  faire  crier,  ou  le  faire  vendre  par  le  tavernier. 

(1)  Rymer.  1355,  fo  303. 

(I)  1392,  24  janv.  Livre  des  Bouillons,  fo289.  — Cat.  fiôl.  gasc,  1380,  f<>  167. 
(3)  1289,  2  juin.  Livre  des  Bouillons,  fo  144;  1365,  24  février,  fo  152.  —  Cat. 
Rôl.  gasc,  25  juillet  1355. 


—  262  — 

Nul  autre  vin  que  le  vin  des  bourgeois,  provenant  de  leurs 
propres  vignes,  ne  pouvait  être  vendu  depuis  la  fête  de  la 
Saint-Michel  jusqu'à  la  Pentecôte,  c'est-à-dire  depuis  la  fin 
de  septembre  jusqu'au  mois  de  juin  (1). 

Quant  au  vin  qu'il  était  permis  de  vendre  de  la  Pentecôte  à 
la  Saint-Michel,  c'est-à-dire  pendant  le  reste  de  Tannée,  il  ne 
pouvait  l'être  que  par  un  bourgeois  de  Bordeaux;  nul  autre 
qu'un  bourgeois  n'avait  le  droit  de  tenir  taverne  (2). 

Ce  n'est  qu'après  la  vente  de  tout  le  vin  bourgeois  confié  au 
tavernier,  que  celui-ci  pouvait  mettre  en  vente  les  vins 
appartenant  aux  habitants  non  bourgeois  de  la  ville  et  de  la 
sénéchaussée,  et  les  vins  du  haut  pays. 

Ces  derniers,  qu'on  appelait  vins  de  haut,  étaient  destinés 
soit  à  l'exportation,  soit  à  la  consommation  locale  ;  dans  le 
premier  cas,  ils  payaient  les  droits  de  coutume  ou  d'exportation. 
Ils  payaient  aussi  des  droits  à  la  ville.  Le  droit  d'entrée  perçu 
par  la  ville  s'élevait  à  13  sous  4  deniers  par  tonneau,  lorsque 
le  prince  de  Galles  s'en  empara  en  1365,  et  en  porta  le 
taux  à  20  sous.  Sur  les  plaintes  réitérées  du  maire  et  des 
jurats,  le  prince  consentit  à  prescrire  à  son  trésorier,  en  1369, 
de  reporter  le  droit  à  l'ancien  taux;  mais  il  continua  à  se 
l'attribuer  (3). 

Ce  droit  perçu  sur  les  vins  de  haut,  et  qu'on  appelait  de 
petite  coutume,  ou  d'yssac,  confisqué  par  le  prince  de  Galles, 
fut  rendu  à  la  ville  par  Henri  IV,  en  1442  ;  il  y  ajouta 
la  concession  du  droit  de  béguerieu,  qu'il  percevait  sur  le 
marché,  pour  être  employé  aux  réparations  des  fortifications 
de  la  ville  (4) . 

Les  Bordelais  percevaient  en  outre  sur  les  vins  de  haut,  et 
après  approbation  royale,  des  droits  accidentels  pour  des 
motifs  temporaires.  C'est  ainsi  qu'ils  avaient  été  autorisés,  pour 
la  réparation  des  murailles  de  la  ville,  de  1340  à  1344,  à 
percevoir  sur  ces  vins  un  droit  d'entrée  de  2  sols  petits 
tournois  par  tonneau;  mais  peu  après,  de  1354  à  1359,  les 
habitants  de  Bourg,  de  La  Réole,  de  Saint-Macaire,  de  Bergerac, 

(1)  1358, 48  juin.  Livre  des  Bouillons,  f°  496. 

(2)  4  396,  20  février.  Livre  des  Bouillons,  f°  268. 

(3)  Livre  des  Bouillons,  f°  447. 

(4)  Gat.  Rôl.  gasc.  1422,  f°  122. 


—  263  — 

de  Libourne,  obtinrent  des  rois  d'Angleterre  la  suppression 
de  ces  redevances  (1). 

Les  vins  de  haut  ne  pouvaient  d'ailleurs  descendre  à 
Bordeaux  qu'après  la  Saint-Martin  (2)  ;  et  s'ils  venaient  des 
pays  rebelles,  c'est-à-dire  des  provinces  devenues  françaises, 
ils  ne  pouvaient  descendre  qu'après  la  Noël  (3). 

Les  taverniers  ne  formaient  point  de  corporation;  mais  ils 
devaient  être  agréés  par  les  jurats.  Ils  prêtaient  serment 
«  qu'ils  obéiront  aux  ordres  de  nos  seigneurs  les  maire, 
soubs-maire  et  jurats  ;  qu'ils  ne  vendront  en  taverne  aucun 
vin  prohibé,  et  que,  tant  qu'il  y  aura  à  vendre  du  vin  du  cru 
des  bourgeois,  ils  n'en  vendront  pas  d'autre  :  «  et  tant  corne  y 
»  aura  deu  bin  deu  cru  deus  borguès,  no  bendran  d'autre 
»  bin  »  ;  de  ne  vendre  en  taverne,  depuis  la  Saint-Michel 
jusqu'à  la  Pentecôte,  que  du  vin  de  bourgeois  ou  d'habitant; 
et,  de  la  Pentecôte  à  la  Saint-Michel,  nul  vin  qui  ne  soit  de 
bourgeois. 

Le  tavernier,  si  un  bourgeois  ou  un  habitant  a  commencé  sa 
vente  au  détail,  ne  doit  commencer  taverne  sur  lui  que  trois 
jours  après. 

Il  doit  vendre,  moyennant  un  salaire  de  15  à  20  sols  par 
tonneau,  le  vin  dont  les  bourgeois  lui  confient  la  vente.  Il  doit 
fournir  tout  le  matériel  nécessaire  à  la  vente,  mesures,  brocs, 
cannes,  canerons,  etc.,  ainsi  que  le  personnel  pour  tirer  le  vin, 
et  pour  le  crier  par  la  ville,  «  lo  cridar  per  la  bille  »  ;  il  doit 
rendre  compte  d'autant  de  francs  par  tonneau  que  le  quarton 
de  vin  se  vendra  de  deniers. 

Il  ne  doit  pas  déprécier  le  vin  des  bourgeois  ;  mais  au 
contraire  il  s'efforcera  de  vendre  ce  vin  le  mieux  possible  et 
dans  le  délai  de  trois  jours  pour  un  tonneau  (4). 

Il  jure  de  ne  pas  vendre  de  vin  qui  ne  soit  bon  et  marchand, 
et  de  ne  pas  vendre  de  vin  mélangé  avec  du  vin  altéré,  pourri 
ou  en  travail,  «  purritz  o  rebullitz  ».  Il  lui  est  même  interdit  de 

(1)  Cat.  Rôl.  gase.  1354.  «  Pro  communitate  villae  de  Reula,  libéré  vendendis 
vinae  sua  apud  Burdegalam.  »  26  mai,  f°  131  ;  1355,  fos  133-4,  Libourne;  1358, 
fo  140,  Bourg. 

(2-3)  1273.  Ordonnance  d'Edouard  III  à  Thomas  de  Felton,  maire  de  Bordeaux. 
Livre  des  Bouillons,  f°  180. 

(4)  Le  tonneau  doit  être  pris  dans  l'acception  de  futaille,  barrique. 


—  264  — 

mêler  et  couper  ensemble  deux  espèces  de  vins,  blanc  et 
rouge,  vieux  et  nouveau,  de  ville  et  de  haut  (1). 

Le  2  août  1376,  noble  homme  M%v  Jean  de  Molton,  chevalier, 
maire  de  Bordeaux,  réglant  les  fonctions  du  prévôt  de  la  ville, 
établit  que  ce  magistrat  devra  vérifier  les  mesures  du  vin  ;  il 
ne  pourra  accorder  licence  de  vendre  de  deux  vins  mélangés 
ensemble;  et  il  doit  faire  punir  les  contrevenants.  Il  lui  est 
accordé  de  recevoir,  de  ceux  qui  vendent  le  vin  en  le  criant 
par  la  ville,  un  pot  et  un  verre  de  vin  :  «  un  pichey  et  un 
»  beyre  de  bin  »  (2). 

Enfin  le  tavernier  doit  jurer  de  faire  bonne  et  loyale  mesure 
et  de  se  gouverner  bien  et  loyalement.  Il  lui  était  en  outre 
sévèrement  défendu  d'être  en  même  temps  tavernier  et 
marchand  en  gros,  de  même  qu'au  marchand  en  gros  de  tenir 
taverne. 

Les  mêmes  règlements  existaient  d'ailleurs  à  peu  de  chose 
près  pour  la  vente  au  détail  des  vins  à  Londres  et  à  Paris  qu'à 
Bordeaux. 

A  Londres  l'ordonnance  du  15  janvier  1311  portait  que 
«  nul  marchaunt  grossour  des  vyns  »  ne  peut  tenir  taverne  par 
lui  ni  autre  et  que  le  tavernier  ne  peut  être  marchand  en  gros. 
Le  tavernier  ne  peut  vendre  qu'après  avoir  fait  essayer  son 
vin  ;  et  pour  cet  essai,  le  maire  et  les  aldermen  ont  élu  8  ou  12 
prud'hommes  loyaux  «  qui  miels  se  connissent  en  vyns  ».  Le 
fond  du  tonneau  doit  recevoir  la  marque  et  le  prix  du  vin  ;  le 
vin  du  bas  de  la  barrique  doit  être  versé  sur  du  vin  de  moindre 
prix  et  les  lies  ou  dégotailles  ne  doivent  pas  être  mêlées  à 
«  nul  boyre  qui  doit  entrer  au  corps  de  homme  »  (3). 

En  1342  il  fut  ordonné,  comme  précédemment,  aux  taverniers 
de  ne  pas  mélanger  leurs  vins  ;  on  défendit  même  de  mettre 
dans  le  même  cellier  du  vin  de  Gascogne  avec  du  vin  du 
Rhin  (4).  L'acheteur  devait  voir  tirer  le  vin  du  fût. 

En  outre  le  prix  du  vin  était  taxé,  ce  que  nous  n'avons  pas 
rencontré  à  Bordeaux. 

En  France,  vers  la  même  époque,  l'ordonnance  du  roi  Jean, 
qui  concerne  la  police  du  royaume,  et  s'occupe  des  marchands 

(1  )  Livre  des  Bouillons,  f°  544. 

(2)  Archiv.  hist.,  I,  146. 

(3-4)  Delpit.  Docum.  franc.,  p.  44;  p.  69. 


—  265  — 

de  vin,  des  taverniers  et  des  courtiers  de  Paris,  défend  de 
mêler  deux  vins  ensemble,  de  donner  à  vins  d'aucuns  pays 
nom  d'un  pays  autre  que  celui  où  il  sera  crew,  dit  que  les 
taverniers  ne  pourront  refuser  à  ceux  qui  iront  chercher  en 
taverne  du  vin  pour  le  boire  ou  pour  l'emporter,  de  le  laisser 
voir  tirer  en  leur  cellier  (1). 

Nous  n'avons  d'ailleurs  aucun  document  de  nature  à  nous 
éclairer  sur  la  quantité  du  vin  vendu  en  détail  dans  la  ville  de 
Bordeaux,  ni  sur  sa  proportion  avec  celle  du  vin  exporté  pour 
Tétranger. 


(1)  Ordonn.  des  Rois  de  France.  Paris,  30  janvier  1330,  tit.  XII,  art.  56  etss. 

17 


—  266  — 

CHAPITRE  IV 
Commerce  extérieur. 


Article  premier.  —  Navigation  maritime. 

§  1.  l'embouchure,  le  fleuve;  le  port,  les  navires. 

Nous  avons  indiqué  que,  dès  l'époque  romaine,  la  situation 
du  port  de  Bordeaux  était  favorable  au  commerce,  dont  le 
centre  était  alors  à  Rome,  parce  que  ce  marché  ou  emporium 
se  trouvait  placé  sur  le  parcours  d'une  de  ces  lignes  naturelles 
de  communication  joignant  la  Méditerranée  à  l'Océan.  Strabon, 
Ptolémée,  nous  ont  dépeint  cette  heureuse  situation  (1). 

Lorsque  les  Romains  occupèrent  les  provinces  du  nord  de  la 
Gaule,  la  circulation  par  le  bassin  de  la  Garonne,  se  continuant 
par  l'Océan  vers  les  provinces  gauloises  de  l'Ouest  et  de  la 
Bretagne,  ainsi  que  vers  les  îles  Britanniques,  donna  naissance 
à  un  mouvement  maritime  qui  devait  prendre  à  l'époque  dont 
nous  nous  occupons  un  notable  développement. 

Les  difficultés  de  l'entrée  et  delà  sortie  de  la  Gironde  étaient 
signalées  dès  ces  temps  reculés.  Le  géographe  Pomponius  Mêla 
nous  a  laissé  de  précieux  détails  sur  le  régime  du  fleuve  :  «  La 
»  Garonne,  dit-il,  se  grossit  et  s'élargit  en  approchant  de  la 
»  mer,  si  bien  que  son  estuaire  forme  un  vaste  détroit  ;  elle 
»  porte  de  très  grands  navires,  et  leur  fait  essuyer  de  véritables 
»  tempêtes,  surtout  quand  le  vent  souffle  à  l'opposite  de  son 
»  cours.  A  son  embouchure  est  l'île  d'Anthros  que  les  habitants 
»  du  pays  croient  être  portée  sur  les  eaux,  et  s'élever  avec  elles 
»  au  temps  de  la  crue.  Cette  fausse  opinion  tient  à  ce  que  les 
»  rivages,  qui  paraissent  la  dominer  en  temps  ordinaire,  se 
»  trouvent  couverts  pendant  les  hautes  eaux.  » 

Ausone,  comme  Mêla,  comparait  la  Gironde  à  la  mer. 

(1)  Strabon,  IV,  i,  4  ;  IV,  n,  2.  —  Ptolémée,  II,  vu. 


—  267  — 

Le  nom  de  Gironde  était  bien  celui  que  portait  dès  cette 
époque  le  vaste  estuaire  du  fleuve.  C'est  le  nom  que  lui  donne 
le  préfet  romain  Symmaque  dans  une  lettre  à  Ausone  (1). 

Cette  île  d'Anthros,  ce  massif  rocheux  de  Cordouan,  qui 
disparaissait  à  haute  mer  et  flottait  à  nouveau  quand  la  mer 
se  retirait,  paraissait  former,  dès  cette  époque  reculée,  un 
îlot  séparé  du  continent.  Une  tradition  constante,  et  même 
l'opinion  de  quelques  géographes  et  de  quelques  géologues, 
est  qu'à  une  époque  antérieure  et  dont  il  est  difficile  de 
déterminer  la  date,  les  rochers  de  Cordouan  se  joignaient  à 
ceux  de  Saint-Nicolas  et  de  Barbe-Grise  dont  ils  étaient  le 
prolongement  vers  le  nord,  et  formaient  la  pointe  septentrionale 
du  Médoc. 

Les  eaux  de  la  Gironde  auraient  eu  alors  leur  débouché  dans 
l'Océan  en  longeant  la  côte  du  Médoc  de  Barbe-Grise  à  Cordouan 
à  l'ouest,  et  celle  de  Saintonge  jusqu'à  la  couche  de  Bonne- Anse 
au  nord-ouest.  Plus  tard  la  mer  se  serait  ouvert  un  passage 
entre  Cordouan  et  Saint-Nicolas,  et  la  passe  du  Sud  aurait  pris 
naissance,  isolant  les  roches  de  Cordouan,  rongeant  et  délais- 
sant tour  à  tour  le  nouveau  rivage  de  la  péninsule,  et  gagnant 
toujours  sur  les  terres. 

L'Océan,  gonflé  par  la  marée,  entre  dans  la  Gironde  par 
les  deux  passes  creusées  au  nord  et  au  sud  de  Cordouan,  et 
jette  ses  flots  le  long  des  falaises  crayeuses  de  la  Saintonge 
qu'il  ronge  à  la  base.  Sur  la  rive  gauche,  il  rencontrait 
plusieurs  petites  baies  occupant  les  intervalles  de  légères 
collines  parallèles  au  fleuve  et  entrait  dans  ces  baies  où 
s'adoucissait  la  violence  de  sa  vitesse,  et  où  des  ports  avaient 
été  établis. 

L'une  de  ces  baies  commençait  au  sud  du  rocher  de  Barbe- 
Grise  et  se  dirigeait  à  l'ouest.  Son  emplacement  est  encore 
marqué  par  la  dépression  du  sol  et  par  le  ruisseau  qui  longe 
le  pied  des  dunes.  Là,  à  la  hauteur  de  la  route  qui  bifurque  à 
gauche  pour  entrer  dans  la  forêt,  était  le  port  de  Soulac,  où 
abordaient  les  navires  anglais.  Un  peu  plus  loin,  à  l'ouest, 
se  trouvaient  la  ville  et  le  monastère  que  ne  séparaient  pas  de 
la  baie  le  rideau  des  dunes  qui  existent  aujourd'hui.  A  l'ouest 
encore  s'étendait  une  large  bande  de  terrains  qui  séparait  la 

(1)  Symmaque,  epist.  ix,  lxxxvii. 


—  268  — 

ville  de  l'Océan,  et  qui  ont  été  depuis  en  majeure  partie  enlevés 
par  la  mer,  et  ce  qui  en  reste  a  été  recouvert  par  les  sables 
qui  ont  enseveli  l'antique  église.  Le  port  de  Soulac  n'a  jamais 
été  sur  l'Océan,  il  était  sur  la  Gironde  (1). 

Plus  au  sud,  les  eaux  de  la  mer  entraient  entre  les  collines 
de  Saint-Seurin  de  Cadourne  et  de  Saint-Estèphe;  elles  péné- 
traient à  l'ouest  dans  la  vallée  à  plusieurs  kilomètres  entre  les 
terres,  et  occupaient  les  marais  actuels  de  Vertheuil  et  de  Saint- 
Germain.  Sur  le  bord  de  la  baie,  à  l'extrémité  ouest,  s'élevait 
une  ville  romaine  dont  il  existe  encore  de  nombreux  vestiges,  et 
dont  la  situation  avait  la  plus  grande  analogie  avec  celle  de 
Soulac.  Elle  avait  un  port  où  s'arrêtaient  des  navires,  dont  on 
retrouve  parfois  des  débris,  ainsi  que  ceux  des  anneaux  de  fer 
où  on  les  attachait.  Là,  sur  l'emplacement  de  cette  ancienne  ville 
qu'on  appelle  ville  de  Brion,  se  trouvait  probablement  l'antique 
Metullium,  que  les  savants  cherchent  encore.  M.  Léo  Drouyn, 
dans  sa  Guienne  militaire,  a  parfaitement  décrit  cette  intéres- 
sante ville  de  Brion,  qui  n'est  pas  seulement  curieuse  comme 
ville  romaine,  mais  aussi  comme  station  préhistorique  de  la 
plus  haute  importance. 

A  leur  entrée  dans  la  Gironde,  les  navigateurs  du  moyen  âge 
étaient-ils  guidés  la  nuit  par  un  de  ces  feux  dont  l'utilité  était 
connue  dès  la  plus  haute  antiquité?  Il  y  a  plus  de  vingt  siècles, 
le  pharos,  érigé  par  Ptolémée  Philadelphe,  éclairait  les 
écueils  d'Alexandrie.  Il  devait  donner  son  nom  à  tous  les 
appareils  du  même  genre. 

A  l'entrée  du  [Pirée,  port  d'Athènes,  il  y  avait  une  tour 
à  fanaux.  Les  Romains  connaissaient  les  tours  à  feu. 
A  Boulogne,  il  existait  un  phare,  construit  très  probablement 
par  les  Romains,  et  que  Charlemagne  fit  restaurer  en  810, 
en  ordonnant  que  le  feu,  pendant  la  nuit,  fût  constamment 
entretenu. 

Sur  le  rocher  de  Cordouan,  qui  sépare  les  passes  à  l'embou- 
chure de  la  Gironde,  il  existait  un  phare  à  l'époque  du  prince 
Noir,  vers  1360.  Le  prince  fit  élever  une  tour,  une  chapelle  et 
d'autres  constructions  en  pierres  de  taille.  Il  établit  un  gardien 
avec  mission  d'entretenir  le  feu,  et  lui  affecta  pour  sa  dépense 
une  redevance   sur  les  navires  passant  devant  la  tour.   Ce 

(1)  Manès.  «Élud.  sur  le  port  de  Bord.  »  Mém.  de  l' Acad.de  B.,  1869,  p.  4  8. 


—  269  — 

phare  remplaçait-il  un  autre  phare  plus  ancien  ?  Cela  est 
probable. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  8  août  1409,  le  roi  d'Angleterre  Henri  IV 
donnait  une  ordonnance  dans  laquelle  il  disait  :  «  Sachez  que 
»  comme  notre  très  cher  oncle  Edouard,  de  bonne  mémoire, 
»  alors  prince  de  Galles,  a  fait  fonder  et  construire  dans  la 
»  grande  mer,  au-dessus  de  l'entrée  de  la  Gironde,  une  tour 
»  et  une  chapelle  de  la  bienheureuse  Marie,  et  certains  autres 
»  édifices,  avec  des  pierres  et  des  matériaux  portés  à  grands 
»  frais  de  Bordeaux,  afin  de  conduire  et  garder  les  navires 
»  des  périls  des  roches  et  des  sables;  que,  cependant,  depuis 
»  cette  époque,  par  la  force  des  vents  et  de  la  mer,  les 
»  constructions  et  même  les  roches  ont  été  détruites  et 
»  emportées,  et  que  le  roi  est  informé  que  tout  l'établissement 
»  est  en  péril  de  disparaître,  le  roi  ordonne  de  les  mettre  en 
»  bon  état.  »  Le  roi  ordonna,  en  outre,  que  Gotfrid,  de 
Lesparre,  qui  occupait  en  ce  moment  Notre-Dame  de  Cordouan, 
et  qui  recevait  2  gros  sterling  de  monnaie  d'Aquitaine  pour 
chaque  tonneau  de  vin  que  portaient  les  navires  passant  devant 
la  tour,  vu  l'insuffisance  de  cette  somme,  recevrait  à  l'avenir 
le  double;  et  que  ces  4  gros  par  tonneau  lui  seraient  payés  par 
le  connétable  de  Bordeaux  (1). 

Jusqu'à  cette  époque,  d'ailleurs,  la  navigation  maritime  ne 
s'éloignait  guère  des  côtes,  et  autant  que  possible,  n'avait  lieu 
que  pendant  le  jour.  Selon  l'expression  d'un  vieil  auteur,  les 
navigateurs  «  n'avaient  pas  de  moyens  pour  addresser  leur 
»  route  sur  une  chose  si  vague  et  si  spacieuse  comme  la  mer, 
»  où  il  n'y  a  ni  trace  ni  chemin  ». 

Mais  ce  moyen  allait  être  trouvé,  et  la  boussole  allait 
permettre  de  connaître  la  direction  des  navires.  Les  Arabes 
avaient-ils  emprunté  la  boussole  aux  Chinois?  Toujours  est-il 
que  dès  l'an  1100  de  notre  ère,  Vincent  de  Beauvais,  dans  son 
Miroir  de  la  Nature,  désignait  par  deux  mots  arabes  les  deux 
pôles  de  l'aiguille  aimantée. 

Les  Basques,  ces  hardis  navigateurs,  voisins  des  Bordelais, 
paraissent  avoir  fait  usage  commun  de  la  boussole  dès  la 
fin  du  xne  siècle.  Les  Catalans  s'en  servaient  aussi  dans  la 
Méditerranée. 

(1)  Rymer.  \ 409,  IV,  i,  156. 


—  270  — 

Le  plus  ancien  document  que  nous  connaissions  sur  l'emploi 
de  la  boussole  par  les  peuples  chrétiens  est  pris  d'un  poème 
satirique  de  Guillot  de  Provins  : 

«  Quant  la  mer  est  obscure  et  brune, 
»  Où  l'on  ne  voit  estoile  ne  lune, 
»  Dont  font  à  l'aiguille  allumer; 
»  Plus  n'ont-ils  garde  d'esgarer  : 
»  Contre  l'estoile  va  la  pointe.  » 

La  boussole  était  alors  de  construction  grossière.  C'était 
«  un  très  subtil  instrument,  formé  d'un  rond  de  papier,  avec 
»  certaines  lignes  marquées,  signifiant  les  vents,  et  d'une 
»  aiguille  de  fer,  qui  par  la  seule  naturelle  vertu  que  certaine 
»  pierre  lui  donne,  montre  de  son  propre  mouvement,  sans 
»  que  nul  la  touche,  où  est  l'orient,  l'occident,  le  septentrion 
»  et  le  midi;  et  ne  les  enseigne  pas  seulement  à  un  endroit, 
»  mais  pareillement  en  tous  les  lieux  du  monde,  et  si  sûrement 
»  que  par  elle  sont  addressés  tous  ceux  qui  naviguent  (1).  » 

Au  lieu  de  placer  l'aiguille  sur  un  rond  de  papier,  d'autres 
marins  la  posaient  sur  une  mince  feuille  de  liège  surnageant  dans 
un  vase  plein  d'eau.  Mais  les  oscillations  de  l'eau  sur  un  navire, 
et  l'absence  d'une  graduation  suffisante,  laissaient  la  boussole  • 
bien  imparfaite,  quand,  vers  l'an  1300,  Jehan  Gioja  d'Amalfi 
imagina  de  fixer  l'aiguille  sur  un  pivot,  et  de  tracer  autour  d'elle 
un  cercle  gradué  portant  l'indication  des  points  cardinaux. 

C'est  avec  cette  boussole  imparfaite,  et  dont  on  ne  soupçonnait 
même  pas  alors  les  variations,  que  les  marins  allaient  de 
Bayonne  et  de  Bordeaux  en  Bretagne,  aux  îles  Anglaises,  en 
Zélande,  que  la  hanse  teutonique  envoyait  ses  navires  de  la 
Baltique  dans  le  golfe  de  Gascogne.  Plus  tard,  et  seulement  au 
xve  siècle,  les  marins  ajoutèrent  à  leur  boussole  un  instrument 
tout  aussi  primitif,  qu'ils  appelaient  Y  arbalète,  et  qui  était 
destiné  à  mesurer  la  hauteur  du  soleil. 

Les  navires  eux-mêmes,  souvent  mal  joints,  non  pontés  et 
ouverts  aux  lames;  mal  pontés  dans  tous  les  cas,  et  mal  gréés, 
portant  de  faibles  mâts  et  une  voilure  souvent  dangereuse,  n'en 
bravaient  pas  moins  les  orages  du  golfe,  et  les  rigueurs  de  la 
Manche  et  des  mers  du  Nord. 

(1)  P.  de  Molina.  Art  de  naviguer,  1517. 


—  271  — 

En  remontant  le  fleuve,  de  l'embouchure  au  port  de  Bordeaux, 
nous  ne  trouvons  pas  de  traces  de  l'existence  de  balises  ou 
bouées  destinées  à  guider  le  marin  dans  le  trajet.  Les  navires 
n'avaient  d'ailleurs  qu'un  faible  tirant  d'eau. 

Nous  arrivons  à  Bordeaux. 

Comme  presque  tous  les  ports  de  France  sur  l'Océan,  le  port 
se  trouve  à  une  assez  grande  distance  de  l'embouchure,  cent 
kilomètres  environ.  Cette  distance  offrait  alors  un  avantage 
important,  une  protection  contre  les  pirateries  et  les  guerres 
maritimes  si  fréquentes  à  cette  époque,  tout  en  profitant  des 
facilités  de  navigation  à  la  descente  et  à  la  remonte  apportées 
par  les  eaux  descendantes  et  remontantes. 

Le  port  de  Bordeaux,  dit  Delurbe  dans  sa  Chronique,  a  été 
autrefois  désigné  sous  le  nom  de  port  de  la  Lune,  à  cause  de 
sa  forme  en  croissant.  Le  voyageur  Tavernier  a  dit,  en  parlant 
des  ports  les  plus  célèbres  connus  de  son  temps,  que  trois 
seulement  pouvaient  entrer  en  concurrence  pour  la  beauté  de 
leur  situation  et  leur  forme  en  arc-en-ciel  :  Constantinople,  Goa 
et  Bordeaux. 

La  corde  de  l'arc  était  autrefois  formée  par  un  bras  du  fleuve 
qui  coulait  au  pied  des  coteaux,  de  la  rive  droite.  Les  terrains 
peu  élevés  qui  se  trouvaient  entre  ce  bras  du  fleuve  et  la  masse 
des  eaux  du  bras  gauche  passant  devant  la  ville,  portaient  le  nom 
d'île  de  Martogue.  Cette  île,  entre  Lormont  et  Bordeaux,  ancien 
banc  d'alluvions  fluviatiles,  existait  encore  au  xive  siècle,  et 
se  trouve  mentionnée  dans  les  terriers  de  l'archevêché  (1).  Cet 
ancien  bras  droit  du  fleuve  s'est  peu  à  peu  chargé  d'alluvions, 
a  été  comblé,  et  la  masse  des  eaux  a  été  rejetée  sur  le  bras 
gauche  qui  est  resté  seul. 

La  rade  semi-circulaire  de  Bordeaux  offrait  deux  points 
principaux  d'atterrissement,  deux  ports  de  chargement  et  de 
déchargement  :  l'un  à  l'embouchure  de  la  petite  rivière  du 
Peugue,  l'autre  à  celle  du  ruisseau  de  la  Devèze.  Le  premier 
s'appelait  aussi  le  port  du  Pont  Saint-Jean  ou  des  Pèlerins. 
Le  second,  connu  sous  le  nom  de  port  Saint-Pierre  ou  des 
Anguiles,  était  probablement  situé  sur  l'emplacement  de 
l'ancienne  porte  Navigère  qui  donnait  autrefois  entrée  dans  le 
vieux  port  romain. 


[1)  «  Insula  de  Martogas,  qua  est  inter  Burdigalam  et  Laureum  Montem. 


—  272  — 

Les  navires  trouvaient  abri  dans  le  chenal  de  chacun  de  ces 
ports,  ouvert  il  est  vrai  aux  eaux  du  fleuve,  et  soumis  aux 
variations  des  marées.  Tout  autour,  des  magasins,  des  chais, 
des  échoppes,  des  hangars,  permettaient  non  seulement  de 
recevoir  les  marchandises  à  charger  ou  à  décharger,  mais  même 
d'abriter  les  navires  eux-mêmes  pendant  l'hivernage.  C'est  ce 
que  représentait  très  bien,  disait  l'ancien  archiviste  delà  Ville 
de  Bordeaux,  M.  d'Etcheverry,cité  par  M.  Manès,  une  ancienne 
gravure  appartenant  aux  archives  de  la  Mairie  de  Bordeaux, 
et  qui  dessine  l'estey  du  Pont  Saint-Jean,  ainsi  que  les  échoppes, 
les  hangars  et  les  navires. 

La  faveur  accordée  au  commerce  était  telle  que  les  marchands 
dont  les  maisons  étaient  contiguës  aux  murailles  de  la  ville 
bordant  la  rivière  obtenaient  la  permission  d'avoir  un  passage 
et  une  ouverture  dans  cette  muraille  pour  communiquer  avec 
la  rive.  Presque  tous  les  négociants  de  la  rue  de  la  Rousselle 
avaient  cette  autorisation.  Edouard  Ier  l'avait  accordée  dès  1288 
à  Arnaud  Monadey  (1)  ;  nous  pourrions  en  citer  de  nombreux 
exemples,  même  jusqu'au  xvie  siècle  où  nous  voyons  la  famille 
des  Eyquem  de  Montaigne  jouir  de  ce  privilège  (2). 

Au  devant  des  principaux  mouillages  du  port  se  trouvaient 
les  quais,  ou  cales  inclinées  en  talus,  recouvertes,  en  partie  du 
moins,  de  cailloux  et  de  graviers  placés  pour  soutenir  et  affer- 
mir les  terres,  et  permettre  le  roulage  des  marchandises  sur 
un  terrain  plus  ferme  que  celui  des  vases  accumulées  sur  la 
rive.  Aussi  l'ensemble  et  les' parties  de  ces  quais  recevaient  le 
nom  de  la  grave,  quais  de  la  Grave. 

En  rivière,  au  nord,  stationnaient,  les  navires  à  l'ancrage  en 
chargement  ou  déchargement;  près  de  la  porte  du  Calhau, 
étaient  ceux  qui  hivernaient.  A  la  suite,  et  devant  le  Pont  Saint- 
Jean,  étaient  les  bateaux  chargés  de  blés,  de  poissons  salés, 
d'oranges  ;  ceux  chargés  de  sel  se  trouvaient  (3)  aux  quais  des 
Salinières;  enfin,  au  vieux  quai  de  la  Grave,  vis-à-vis  des 
chantiers  de  constructions  maritimes,  venaient  s'échouer  les 
navires  qui  avaient  à  subir  des  réparations. 

(4)  Cat.  Rôl.  gasc.  4288-89,  1°  47.  <  Pro  Arnaldo  Monetario,  habendo  domum 
inter  portam  Rocellam  et  mare  seu  fluvium  Girundae.  » 

(2)  T.  Malvezin.  Montaigne,  son  origine,  sa  famille.  —  Note  sur  la  maison 
d'habitation  de  Michel  de  Montaigne. 

(3)  Léo  Drouyn.  Bordeaux  vers  1450.  Introd. 


—  273  — 

Les  navires  pouvaient  librement  s'approcher  du  bord  pour 
charger  et  décharger  à  la  planche.  Cependant  il  était  d'usage 
d'en  demander  l'autorisation  au  prévôt  de  l'Ombrière,  qui  fixait 
la  place. 

Tout  navire  qui  n'était  pas  à  la  planche  pour  charger  ou 
décharger  devait  se  tenir  en  rivière  à  65  brasses  du  bord,  pour 
que  les  bateaux  pussent  facilement  passer  entre  eux  et  la  terre. 
Le  prévôt  de  l'Ombrière  punissait  les  contrevenants. 

Les  maîtres  des  navires  devaient  encore  s'adresser  au  prévôt 
pour  déposer  les  pierres  ou  le  sable  qui  leur  servaient  de  lest. 
Celui-ci  leur  fixait  le  lieu  où  devait  se  faire  le  dépôt,  de  manière 
à  ce  qu'il  ne  fût  pas  occasionné  de  dommage  à  la  navigation 
de  la  «  mar  ».  Si  le  navire  se  permettait  de  jeter  son  lest  dans 
le  chenal  ou  dans  la  rade,  il  devait  payer  65  sols  d'amende, 
sur  la  poursuite  du  prévôt  (1). 

Il  était  dû  au  clerc  du  prévôt  6  deniers  pour  l'autorisation 
de  décharger  à  quai  et  à  la  planche,  et  autant  pour  celle  du 
délestage  (2). 

Ces  règlements  avaient  été  confirmés  par  ordonnance  du 
Conseil  royal  de  Guienne,  le  16  mai  1378,  et  promulgués  par 
Johande  Newill,  lieutenant  du  roi  Richard  II  (3). 

Le  prévôt  de  l'Ombrière  représentait  la  juridiction  royale.  Il 
avait  été  prétendu  par  le  maire  et  les  jurats  de  Bordeaux  qu'ils 
avaient  une  juridiction  de  police  sur  tous  les  étrangers  tant  sur 
le  fleuve  que  dans  la  ville  ;  mais  le  roi  Edouard  Ier  avait  mandé  le 
23  septembre  1309  à  son  sénéchal  de  Gascogne  que  le  prévôt  de 
l'Ombrière  avait  juridiction  à  Bordeaux  sur  tous  les  étrangers, 
tant  sur  eau  que  sur  terre  ;  et  de  mettre  ordre  à  ce  que  le  maire  et 
les  jurats,  malgré  les  défenses  que  le  roi  leur  avait  faites,  ne  se 
permissent  pas  de  le  troubler  dans  l'exercice  de  cette  j  u  r  idiction  (4) . 

Le  maire  et  les  jurats,  par  transaction  du  18  juin  1314, 
reconnurent  que  le  fleuve  était  le  domaine  du  roi  devant  la  ville 
comme  dans  la  banlieue,  et  qu'il  en  avait  la  garde.  Cependant 
le  roi  accorda  à  la  ville,  pour  les  cas  d'évidente  nécessité,  et 
pour  l'utilité  de  la  ville  et  de  la  contrée,  l'autorisation  pour  le 
maire,  les  jurats  et  le  Conseil  de  ville,  de  faire  des  règlements, 
sous  l'approbation  du  roi  et  de  son  sénéchal. 

(1-2-3)  Livre  des  Bouillons,  p.  490  et  ss.  ;  p.  389. 
(4)  Rymer.  1309,  f°93. 


—  274  — 

La  plus  grande  partie  des  navires  qui  faisaient  le  service 
maritime  du  port  de  Bordeaux  étaient  étrangers.  Bordeaux  ne 
possédait  guère  que  des  bateaux  de  rivière,  destinés  pour  la 
plupart  à  la  navigation  fluviale  d'amont  et  transportant  les 
marchandises  sur  la  Garonne,  le  Lot  et  le  Tarn.  C'étaient  les 
tilloles,  les  couralins,  les  coureaux,  les  hoquebots,  les  chalands, 
les  barges,  les  anguiles. 

Sur  la  Gironde,  les  bateaux  plus  grands  se  nommaient  des 
baleiniers,  mais  nous  verrons  que  peu  d'entre  eux  pouvaient 
tenir  la  mer. 

Lorsque,  en  1243,  le  roi  Henri  III  eut  besoin  de  quelques 
navires  pour  les  envoyer  dans  la  Dordogne,  il  s'adressa  à  l'abbé 
de  Sainte-Croix  qui  lui  envoya  de  Macau  quatre  chaloupes  ; 
lorsque,  au  mois  d'août  suivant,  ce  prince  se  trouvant  encore 
en  Guienne  voulut  se  rendre  en  Bretagne,  il  ne  s'adressa  pas, 
pour  avoir  des  navires,  aux  Bordelais,  mais  aux  Basques.  Il 
écrivit  au  maire  et  aux  jurats  de  Bayonne  de  lui  faire  équiper 
deux  bonnes  galères,  montées  par  de  braves  marins,  et  de  lui 
procurer  quatre  des  meilleurs  pilotes  de  la  ville,  versés  dans  la 
connaissance  des  temps  et  des  routes  de  mer.  Il  prescrivit  de  lui 
envoyer  ces  deux  navires  à  l'embouchure  de  la  Gironde,  à  la 
Pointe  de  Graves. 

Bayonne  avait  de  tout  temps  armé  de  nombreux  navires;  ils 
faisaient  la  grande  pêche  sur  les  côtes  de  l'Océan,  et  transpor- 
taient souvent  dans  le  Nord  les  vins  de  Bordeaux. 

Les  Hanséates  et  les  Flamands  avaient  précédé  les  navires 
anglais  à  Bordeaux.  Les  marins  de  Lubeck,  de  Wisby  et 
de  quelques  autres  villes  de  la  Baltique,  ainsi  que  ceux 
de  la  Hollande,  de  la  Zélande  et  de  la  Flandre,  étaient, 
aux  xie  et  xne  siècles,  en  possession  de  presque  tout  le 
commerce  maritime  de  l'Angleterre.  La  Hanse  avait  obtenu  à 
Londres  d'importants  privilèges;  elle  y  avait  des  établissements 
fixes. 

Les  Flamands,  dont  l'industrie  était  alors  beaucoup  plus 
avancée  que  celle  des  Anglais,  venaient  chercher  chez  ceux-ci 
les  matières  premières  pour  leurs  fabriques  de  draps  renommées. 
Ils  achetaient  la  laine  dans  tous  les  pays  qui  la  produisaient; 
et  pour  obtenir  les  laines  anglaises,  ils  les  troquaient  contre  les 
vins  qu'ils  venaient  chercher  en  Gascogne,  et  qu'ils  payaient 
avec  leurs  draps. 


—  275  - 

Mais  bientôt  les  Anglais  commencèrent  à  fabriquer  les  draps 
et  à  armer  des  navires;  ils  vinrent  eux-mêmes  à  Bordeaux 
vendre  leurs  draps  et  acheter  des  vins. 

Il  ne  paraît  pas  que  Bordeaux  armât  alors  un  grand  nombre 
de  navires.  M.  Michel  nous  a  donné  une  assez  longue  analyse 
d'un  registre  tenu  en  1308  par  John  Mordaunt,  connétable  de 
Bordeaux,  et  conservé  aux  Archives  de  Londres.  Ce  registre 
mentionne  par  leur  nom  et  par  leur  port  d'attache  tous  les 
navires  qui  chargèrent  des  vins  cette  année-là  dans  le  port  de 
Bordeaux.  Il  indique  un  très  grand  nombre  de  navires  des 
divers  ports  anglais,  des  navires  moins  nombreux  de  Normandie, 
de  Bretagne,  de  Saintonge,  de  Bayonne;  mais  il  n'en  figure 
pas  un  seul  de  Bordeaux  (1). 

Nous  aurons  occasion  de  constater  jusqu'au  xvnr3  siècle  le 
petit  nombre  des  navires  de  Bordeaux  faisant  le  commerce 
maritime.  Pour  en  être  convaincu,  quant  aux  premières  années 
du  xve  siècle,  il  suffit  de  lire  les  registres  des  délibérations  de 
la  Jura de. 

Les  jurats  constatent  que  les  navires  anglais  venus  pour 
charger  des  vins  sont  encore,  le  5  novembre  1406,  retenus 
dans  le  port  par  la  crainte  d'être  capturés  par  les  Français. 
Ceux-ci  font  le  siège  de  Blaye  et  ont  des  navires  armés  devant 
cette  ville.  Le  maire  et  les  jurats,  réunis  au  sénéchal  et  aux 
conseillers  du  Conseil  royal  de  Gascogne,  font  venir  les 
marchands  anglais  et  les  maîtres  des  navires  d'Angleterre;  et 
après  délibération,  le  sénéchal  ordonne  à  ces  marins  d'attendre 
pour  partir  qu'il  leur  soit  donné  du  renfort. 

La  ville  veut  armer  une  flottille  pour  envoyer  des  renforts  à 
Blaye  et  à  Bourg  :  elle  achète  quatre  navires  baleiniers  ;  elle 
loue  une  galiote  et  achète  des  anguiles.  De  ces  baleiniers, 
deux  au  moins  sont  achetés  à  des  étrangers  et  appartiennent, 
l'un  au  port  de  Londres,  l'autre  à  celui  de  Royan.  Mais  quand 
il  s'agit  d'envoyer  un  messager  en  Angleterre  pour  faire 
connaître  la  situation  du  pays  et  réclamer  des  secours,  on  ne 
peut  l'envoyer  sur  un  des  navires  de  Bordeaux,  le  Jorge,  le 
Miqueu,  Y  Aigle,  le  Léon,  qui  appartiennent  à  la  ville,  parce 
que  l'on  est  au  mois  de  novembre  et  que  la  saison  ne  leur 
permet  pas  d'accomplir  le  voyage.  Le  messager  partira  sur 

(1)  F.  Michel.  Hùt.  du  Commerce  et  de  la  Navigation  à  Bordeaux. 


—  276  — 

l'un  des  navires  anglais  qui  sont  dans  le  port,  et  qui  se 
préparent  au  départ  (1). 

Les  jurats  traitent  avec  Richard  Esmer,  maître  d'un  navire 
de  Londres,  pour  l'envoyer  avec  leurs  navires  à  la  défense  de 
Bourg  et  de  Blaye  (2).  Ils  louent  une  galiote  à  Bernardon  de 
Corn  et  à  Bernard  de  Saint- Avid.  Ils  achètent  à  Roger  Cau  une 
anguile,  la  Tropeyta  (3),  pour  la  somme  de  10  livres.  Ils 
engagent  des  marins  de  Talmont,  des  maîtres  de  navires 
d'Angleterre  et  de  Bayonne;  des  marins  anglais,  bayonnais 
et  quelques-uns  de  la  ville,  pour  leurs  baleiniers  le  Léon, 
l'Aigle  et  le  Miqueu  (4). 

Ils  font  réparer,  armer  et  avitailler  leur  flottille.  Ils  avaient 
acheté  à  Bernard  Pelletan  et  à  Bernard  Debans  le  baleinier 
le  Jorge,  de  Talmont,  pour  la  somme  de  32  livres.  Le  capitaine 
du  Jorge  resta  Bernard  Pelletan.  Il  reçut  des  avirons,  une 
ancre,  des  cordages  et  des  vivres. 

Le  Jorge  avait  vingt-cinq  hommes  d'équipage.  Ces  marins 
recevaient  5  sols  de  paie  par  homme  et  par  jour.  Il  portait 
vingt-cinq  hommes  de  renfort  pour  la  garnison  de  Blaye.  Ces 
cinquante  hommes  reçurent  chacun  par  jour  trois  pains,  et 
pour  tous  et  par  jour,  un  quart  de  pipe  de  cidre,  un  quartier 
de  chair,  une  livre  de  chandelle;  plus  un  baril  de  harengs 
blancs  et  du  sel. 

Il  en  fut  de  même  pour  le  Léon,  le  Miqueu  et  le  Flayn  (5). 

Le  salaire  de  quelques-uns  de  ces  marins  était  de  8  esterlings 
par  jour  (6). 

Le  tonnage  des  navires  qui  opéraient  les  transports  entre 
Bordeaux  et  l'Angleterre  était  habituellement  de  30  à  40  ton- 
neaux. Ce  tonnage  est  expressément  indiqué  dans  divers  ordres 
donnés  par  les  rois,  lorsqu'ils  avaient  des  troupes  à  faire 
passer  en  Guienne,  et  qu'ils  faisaient  arrêter  par  l'amiral  les 
navires  se  disposant  à  partir  pour  aller  aux  vins  à  Bordeaux  (7). 
Ce  n'est  qu'en  1360  que  nous  voyons  quelques  navires  de 
100  tonneaux.  Nous  en  parlerons  ailleurs  à  propos  des  charge- 
ments de  vins. 

(1)  Livre  de  la  Jurade,  p.  136  :  «  En  aquestas  naus  d'Anglaterra  qui  sont 
assi,  que  tantost  seront  prestas,  car  dobte  es  en  lo  baleney  ne  porra  anar, 
atendut  le  temps  de  l'ibern.  » 

(2-3-4-5-6)  Livre  de  la  Jurade,  p.  210,  34,  127,  125,  131,  136,  139. 

(7)  Rymer.  1345,  f"s  65,  57,  68;  1352,  f°  238. 


—  277  — 

Ces  navires  ne  partaient  pas  isolés,  mais  en  flottes  et  à  des 
époques  déterminées. 

Si  les  routes  de  terre  étaient  peu  sûres,  la  mer  offrait  encore 
plus  de  dangers.  Pendant  les  guerres  incessantes  du  moyen  âge, 
la  Guienne  se  trouvait  mêlée  aux  hostilités  contre  la  France, 
la  Bretagne,  les  Flandres,  l'Ecosse,  l'Espagne.  A  ces  ennemis 
déclarés,  se  joignaient  des  pirates  de  toutes  nations  :  français, 
bretons,  normands,  flamands,  anglais,  qui,  embusqués  dans 
les  nombreux  petits  ports  de  la  côte,  attendaient  et  pillaient 
les  navires  isolés. 

Pour  se  prémunir  contre  ces  pirates  ou  ces  ennemis,  les 
marins  devaient  obéir  aux  ordres  du  roi.  En  1301,  le  roi 
recommandait  aux  gardiens  des  cinq  ports,  de  prévenir  les 
capitaines  de  navires  qui  vont  en  Gascogne  «  pro  vinis 
»  quœrendis  »,  de  ne  partir  qu'en  flotte  pour  se  garer  des 
ennemis  (1). 

En  temps  de  guerre,  la  flotte  naviguait  sous  la  protection 
des  vaisseaux  armés  par  le  roi,  et  sous  la  conduite  de  l'amiral . 
Le  roi  avait  institué  deux  amiraux  :  l'un  pour  la  protection 
des  navires  allant  et  venant  à  l'est  et  au  nord  de  l'embouchure 
de  la  Tamise;  l'autre,  pour  la  protection  de  cette  partie  de  la 
mer  située  à  l'ouest  et  au  sud  de  la  Tamise,  et  par  laquelle  les 
navires  se  rendaient  en  Normandie,  en  Bretagne,  en  Saintonge, 
à  Bordeaux  et  à  Bayonne. 

En  1345,  le  comte  d'Arundel  était  amiral  de  la  flotte  d'Occi- 
dent (2).  En  1347,  Jean  de  Montgomery  le  remplaça.  En  1355 
et  1356,  ce  furent  Jean  de  Beauchamps  et  Guy  de  Brian  (3). 
La  marine  royale  d'Angleterre  commençait  à  se  constituer. 

Les  avertissements  ne  manquaient  pas  aux  navigateurs. 
Une  charte  d'Edouard  III,  du  6  novembre  1336,  nous  apprend 
qu'au  mépris  des  ordres  de  ce  prince  plusieurs  navires  anglais 
étaient  partis  isolément  des  ports  anglais  pour  la  Gascogne, 
et  qu'ils  avaient  été  pris  par  les  Flamands  ou  par  les  Français. 
Il  ordonna  d'organiser  en  convoi  les  navires  pour  aller  en 
Gascogne  porter  des  marchandises  et  charger  des  vins.  Ils 
devaient  naviguer  de  conserve  sous  la  protection  des  vaisseaux 
du  roi.  En  1350,  le  roi  Edouard  faisait  proclamer  à  Londres  que 

(1-2-3)  Rymer.  1301,  f°  936;  -  1345,  P  34  ;  —  1347,  f°  109;  1355,  f°  296  ; 
1356,  fo  309. 


—  278  — 

les  vaisseaux  se  préparant  à  aller  en  Gascogne  se  rendissent 
à  Plymouth,  pour  partir  de  là,  accompagnés  par  la  flotte  qui 
allait  porter  à  Bordeaux  le  sénéchal  et  le  connétable  (1). 

Le  14  mars  1352,  le  capitaine  Thomas  Cok  était  préposé  par 
le  roi  à  la  conduite  des  navires  marchands  (2). 

Le  18  août  1353,  le  roi  Edouard,  à  raison  des  Français  et  des 
pirates  qui  se  tenaient  sur  mer,  ordonnait  que  les  navires 
voulant  aller  en  Gascogne  pour  la  saison  des  vendanges,  se 
réunissent  au  port  de  Londres,  pour  en  partir  sous  la  protection 
de  Robert  de  Ledredde  (3) . 

Les  mêmes  recommandations  étaient  faites  par  Richard  II 
en  1384;  par  Henri  IV  en  1404. 

Toutes  indiquent  que  les  navires  partent  ensemble  dans  le 
même  but,  «  pro  vinis  quœrendis  »,  et  à  la  même  époque,  celle 
des  vendanges.  Il  y  avait  une  autre  époque  de  voyage,  au 
printemps,  qu'un  ordre  d'Edouard  du  1er  février  1354  appelle 
la  saison  de  Reyk.  Le  roi,  s'adressant  au  sénéchal  et  au 
connétable  de  Bordeaux,  et  statuant  sur  l'avis  des  prélats, 
comtes,  barons,  et  des  communes  d'Angleterre,  pour  la  vente 
et  l'achat  des  vins  en  Gascogne,  défend  à  tout  marchand 
anglais  et  à  son  serviteur,  de  se  rendre  à  Bordeaux  pour 
acheter  des  vins  avant  le  temps  des  vendanges  ou  la  saison  de 
Reyk,  c'est-à-dire  avant  l'époque  et  la  saison  habituelle  du 
passage  pour  les  vins  (4). 

La  protection  de  la  marine  royale  ne  paraît  avoir  été  donnée 
aux  navires  marchands  que  pour  les  voyages  de  ces  deux 
saisons  de  l'année.  Cette  marine  elle-même  se  constituait  à 
peine  comme  force  permanente.  Même  à  cette  époque,  lorsque 
le  roi  avait  à  faire  des  expéditions  maritimes,  il  ne  se  procurait 
guère  des  navires  et  des  matelots  qu'en  réquisitionnant  ceux  du 
commerce. 

Aussi,  bien  avant  la  naissance  de  la  marine  royale,  les 
navigateurs  avaient-ils  l'habitude  de  se  réunir  pour  se  défendre 
contre  les  ennemis  et  les  pirates.  C'est  pour  la  répression  de 
la  piraterie  que  s'était  formée,  vers  le  milieu  du  xme  siècle,  la 


(4)  Delpit.  Docum.  franc.,  p.  76,  clix. 

(2)  Cat.  Rôl.  gasc.  4 352, p.  428. 

(3)  Delpit,  loc.  cit.,  p.  77,  clxv;  —  Cat.  Rôl.  gasc.  1356,  f°  426. 

(4)  R y-mer.  4354,  f°  272  :  «  Antè  tempus  vendemiarum  vel  seisonam  de  Reyk, 
videlicet  antequam  commune  passagium  pro  vinis,  ibidem  tempore  et  seisona.  » 


—  279  — 

célèbre  confédération  des  villes  du  Nord.  Lubeck  et  Hambourg 
en  avaient  pris  l'initiative  dès  1241. 

Les  marins  de  Bayonne,  de  La  Rochelle,  le  petit  nombre  de 
ceux  de  Bordeaux,  et  ceux  des  navires  anglais  et  flamands 
qui  faisaient  la  navigation  maritime  de  Bordeaux,  groupaient 
ensemble  leurs  vaisseaux,  et  formaient  une  flotte  dont  chaque 
navire  devait  concourir  à  la  défense  commune.  Cette  pratique 
était  ancienne.  Pardessus  cite  un  acte  de  société  remontant 
à  1213,  entre  les  marins  de  Bayonne,  pour  mettre  en  commun 
le  fret  de  leurs  navires  et  se  garantir  mutuellement  secours  et 
défense  contre  les  pirates  (1). 

Cette  sorte  d'assurance  mutuelle  contre  les  risques  de  guerre 
ou  des  pirates  se  formait  par  acte  devant  notaire  et  avait  une 
sanction  judiciaire. 

En  1341,  une  flotte  ainsi  formée  partit  d'Angleterre  pour 
Bordeaux.  À  l'embouchure  de  la  Gironde  elle  fut  rencontrée  par 
des  pirates  qui  attaquèrent  un  navire  de  Bayonne.  Celui-ci, 
abandonné  des  navires  de  conserve,  qui  avaient  pris  la  fuite, 
fut  capturé.  Son  propriétaire,  Pèlegrin  Daguerre,  porta  plainte 
au  sénéchal,  au  maire  et  aux  jurats  de  Bordeaux.  Ceux-ci 
reçurent  ordre  du  roi  de  faire  rendre  justice  à  Daguerre, 
suivant  les  fors  et  coutumes  de  Bordeaux  (2). 

On  jugeait  de  même  en  Angleterre.  En  1415,  une  flotte  de 
navires  anglais  s'était  formée  à  Bordeaux  pour  porter  des  vins. 
Selon  «  l'ancien  custume  de  tout  temps  là  usée  »,  les  principaux 
marchands  et  maîtres  de  navires,  après  avoir  élu  leurs  amiraux 
pour  la  durée  du  voyage  et  pour  l'intérêt  commun,  jurèrent 
devant  le  connétable  de  Bordeaux  que  nul  ne  se  séparerait  de 
ses  amiraux  avant  l'arrivée  au  port.  Des  pirates  espagnols 
attaquèrent  et  capturèrent,  malgré  sa  résistance,  un  des 
amiraux,  le  Christofre,  de  Hull,  chargé  de  65  tonneaux  de 
vin.  Les  autres  navires  prirent  la  fuite.  Sur  la  plainte  adressée 
au  Parlement,  les  autres  navires  du  convoi  furent  déclarés 
responsables  du  dommage,  chacun  proportionnellement  à  la 
valeur  du  navire  et  de  la  cargaison  (3) . 


(1)  Pardessus.  Collect.  des  lois  marit.,  t.  IV. 

(2)  Cat.  Rôl.  gasc.  1341,  m.  19. 

(3)  Fr.  Michel.  Hist.  du  Comm.,  p.  56. 


—  280 


DROITS    DE    NAVIGATION. 


La  navigation  était  soumise  au  paiement  de  taxes  diverses 
au  profit  du  roi  et  de  la  ville  de  Bordeaux,  en  outre  de  celles 
perçues  sur  les  marchandises. 

Nous  avons  parlé  des  droits  relatifs  à  l'amarrage  et  au 
délestage.  Il  était,  en  outre,  perçu  un  droit  de  quillage  pour 
tout  navire  entrant  pour  la  première  fois  dans  le  port,  et  pour 
tout  navire  qui  échouait  pour  se  faire  radouber  ou  réparer.  Le 
chiffre  de  ce  droit  nous  est  donné  par  les  comptes  de  Bernard 
Angevin,  connétable  de  Bordeaux  :  il  s'élevait  en  1425  à  4  sous 
sterling  guyennois,  valant  16  sols  tournois. 

Les  comptes  de  Bernard  Angevin  font  aussi  mention  du  droit 
appelé  de  la  branche  de  cyprès  qui  se  payait  au  moment  du 
départ  entre  les  mains  du  connétable.  Tout  capitaine  d'un 
navire  chargé  de  vins  était  tenu  de  prendre  au  château  de 
FOmbrière,  avant  son  départ,  une  branche  de  cyprès  fraîche- 
ment coupée,  dont  le  seigneur  du  Cypressat  petite  seigneurie 
en  face  de  la  ville,  devait  fournir  au  connétable  suffisante 
provision.  Ce  droit  était  ancien.  Il  était  affermé  dès  1282; 
en  1450,  il  l'était  pour  10  livres  par  an.  Le  maître  du  navire 
payait  18  ardits,  dont  6  revenait  au  roi  ou  au  connétable,  et 
12  au  sire  du  Cypressat. 

Le  navire  devait  encore  acquitter  un  droit  de  sortie  qui 
s'appelait  la  coutume  de  Royan,  et  qui  devait  son  origine  aux 
dépenses  nécessaires  pour  la  garde  de  l'embouchure  de  la  Gironde 
contre  l'ennemi  ou  contre  les  pirates.  Les  navires  devaient 
autrefois  s'arrêter  à  Royan,  pour  payer  le  droit.  Plus  tard,  pour 
leur  éviter  des  retards  dans  leur  traversée,  et  pour  mieux  assurer 
la  perception,  le  droit  fut  perçu  à  Bordeaux  par  le  connétable. 

Les  navires  payaient  encore  le  droit  de  la  tour  de  Cordouan, 
représentant  les  dépenses  faites  pour  l'entretien  du  feu  de  la 
tour.  Ce  feu,  brûlant  au  sommet  de  la  tour  sur  une  plate-forme 
en  pierre,  entretenu  par  le  bois  des  pins  maritimes  que 
fournissaient  abondamment  les  forêts  voisines,  était  confié  à 
des  ermites  depuis  l'époque  où  le  prince  de  Galles  avait  fait 
construire  la  tour  et  la  chapelle.  Le  prince  accordait  au  gardien 
2  gros  sterling  ou  leur  valeur  en  monnaie  guiennoise,  sur  tout 


—  281  — 

navire  chargé  de  vins.  Nous  avons  dit  qu'une  charte  de  1409 
du  roi  d'Angleterre  Henri  IV  accorda  à  Geoffroy  de  Lesparre, 
ermite  de  Cordouan,  et  à  ses  successeurs,  2  autres  gros 
sterling.  Ce  droit  était  payé  à  Bordeaux  entre  les  mains  du 
connétable,  qui  était  chargé  de  payer  Termite. 


FRET. 


Nous  avons  rencontré  peu  de  documents  relatifs  au  prix  du 
fret  de  Bordeaux  en  Angleterre  ou  en  Flandre.  Nous  savons 
que  le  prix  du  fret  de  Bordeaux  était  payable  après  l'arrivée  à 
Londres;  qu'il  avait  un  privilège  sur  la  marchandise,  même 
lorsqu'elle  avait  été  déposée  par  les  chargeurs  dans  un  magasin 
de  la  ville;  nous  connaissons,  par  les  documents  recueillis  par 
M.  Delpit,  le  prix  du  fret  d'un  seul  navire,  dont  nous  ignorons 
le  tonnage;  mais  nous  trouvons  quelques  renseignements  dans 
l'Histoire  du  Commerce  de  F.  Michel,  renseignements  qu'il  a 
lui-même  empruntés  à  sir  Harris  Nicolas  dans  son  Histoire  de 
la  Marine  anglaise. 

Le  fret  de  Londres  à  Bordeaux,  au  commencement  du 
xive  siècle,  aurait  été  environ  de  8  schellings,  et  le  retour  de 
8  sous  par  tonneau.  Vers  1320,  le  fret  de  Bordeaux  pour 
Waterford,  Dublin,  Drogheda,  Chester,  se  serait  élevé  à 
14,  15,  16  et  18  schellings,  deux  pipes  comptant  pour  un 
tonneau,  payable  vingt-un  jours  ouvrables  après  l'arrivée  du 
navire. 

En  1380,  le  fret  est  le  même,  18  schellings  de  Bordeaux  pour 
Chester;  il  est  de  22  sols  d'esterlings  d'Angleterre. 

Le  prix  du  fret  était  d'ailleurs  très  variable.  En  1410,  il 
était  pour  Drogheda  de  10  schellings  le  tonneau;  de  13,  18,  20 
et  20  schell.  10  deniers  pour  Chester  et  Dublin.  Ces  prix 
représenteraient  environ  de  60  à  75  francs  de  notre  monnaie 
actuelle  (1). 


(1)  Voy.  Harris  Nicolas.  Hist.  de  la  Marine  angL,  ch.  ix,  1. 1,  p.  225etss.— 
Fr.  Michel.  Hist.  du  Connu.,  t.  I,  p.  97  et  ss.  ;  p.  123  et  ss. 

18 


—  282 


§    2.    LÉGISLATION"    MARITIME. 


Nous  pouvons  étudier  la  législation  maritime  à  trois  points 
de  vue  :  à  celui  du  droit  international  qui  comprend  le  droit 
de  l»ris  el  de  naufrage  et  celui  de  représailles;  à  celui  du  droit 
public  national,  qui  constituait  le  droit  de  réquisition  maritime 
par  le  roi  ;  et,  enfin,  au  point  de  vue  du  droit  maritime  privé. 


1°  Droit  de  bris  et  de  naufrage. 

Dans  les  premiers  âges  de  l'humanité,  et  plus  tard,  après  la 
chute  de  la  civilisation  romaine  et  les  invasions  barbares,  les 
populations  des  côtes  maritimes  regardaient  l'étranger  comme 
un  ennemi,  et  Je  naufragé  comme  un  butin.  Cette  longue  côte 
déserte  de  l'Océan,  qui  s'étend  de  l'embouchure  de  la  Gironde 
jusqu'à  l'Espagne,  bordée  par  les  dunes,  constamment  battue 
par  la  mer  qui  vient  en  écumant  se  plaindre  et  mourir  sur  ses 
larges  plages  de  sable,  est  perfide  aux  navires  que  poussent 
les  tempêtes  du  golfe.  Il  y  a  quelques  siècles,  quand  un 
malheureux  navire  était  jeté  par  les  vents  d'ouest  sur  ces 
sables  sans  profondeur  où  il  allait  se  1  iriser,  les  sauvages 
habitants  de  la  lande  accouraient  joyeux  pour  s'emparer  des 
épaves  que  la  mer  leur  apportait. 

C'était  le  terrible  droit  de  wareck,  le  droit  de  bris  et  de 
naufrage.  Sur  les  côtes  de  Bretagne,  le  seigneur  féodal 
s'écriait,  en  parlant  des  roches  de  la  baie  qui  portail  le  nom 
sinistre  de  baie  des  Trépassés,  que  c'étaient  là  les  plus  riches 
perles  de  sa  couronne  ducale. 

Et  souvent,  lorsqu'un  navire  était  en  vue  des  côtes,  et 
qu'étaient  tombées  les  ombres  de  la  nuit,  <\<^  falots  menteurs, 
attachés  aux  cornes  d'une  vache,  attiraient  dans  le  piège  les 
matelots  trompés.  Trop  souvent  les  naufragés,  portés,  vivant 
encore,  par  le  flot,  recevaient  la  mort  par  ces  paysans  féroces 
qui  pillaient  les  débris  du  navire. 

Dans  le  inonde  entier,  sur  toutes  les  côtes  maritimes,  ces 
faits  barbares  se  sont  passés,  et  ont  été  considérés  comme 


—  283  — 

l'expression  d*un  droit  naturel.  Dès  le  commencement  de  la 
domination  anglaise,  les  souverains  s'efforcèrent  d'en  adoucir 
les  effets,  et  de  protéger  la  vie  des  naufragés.  L'article  25  des 
Rooles  d'Oléron  décide  que  les  seigneurs  coupables  de  ce  crime 
seraient  liés  à  un  poteau  dans  leur  propre  maison,  et  brûlés 
avec  elle  (1).  Henri  III,  par  lettres  patentes  du  26  mai  1236, 
de  l'avis  d'un  grand  nombre  de  hauts  personnages,  parmi 
lesquels  figurait  Henri  de  Trubeville,  sénéchal  de  Gascogne, 
ordonna  que  lorsqu'un  navire  viendrait  à  faire  naufrage  sur 
les  côtes  anglaises,  poitevines  ou  gasconnes,  si  un  homme 
arrivait  à  terre  vivant,  nul  ne  pourrait  piller  les  biens  et  les 
marchandises  que  contenait  le  navire;  et  que  dans  le  cas  où 
aucun  homme  vivant  n'eût  échappé  au  naufrage,  mais  qu'un 
animal  du  navire  eût  survécu,  les  marchandises  et  épaves 
devaient  être  confiées  par  le  bailli  à  quatre  hommes  de  bien,  et 
pendant  trois  mois  pourraient  être  réclamées  par  les  véritables 
propriétaires.  A  l'expiration  de  ce  terme,  elles  étaient  la 
propriété  du  roi  ou  de  tout  autre  qui  aurait  le  droit  de  varech. 
Il  en  était  de  même,  sans  attendre  ce  terme,  si  nul  homme  ou 
nul  animal  n'avait  survécu  (2). 

Le  droit  de  varech,  d'avarech,  de  wrech,  était  exercé  par  le 
roi,  par  le  seigneur  féodal  qui  l'avait  obtenu  par  concession 
royale  ou  par  possession  immémoriale,  et  par  les  habitants. 

La  coutume  de  la  petite  ville  de  Mimizan,  située  sur  la  côte, 
entre  Arcachon  et  Bayonne,  nous  a  conservé  le  mode  de 
partage  du  butin.  Les  habitants  avaient  le  debvoir  et  Vusage 
d'explorer  la  côte,  depuis  La  Teste  de  Buch,  du  lever  du  soleil 
à  la  chute  du  jour.  Si  cette  recherche  faisait  découvrir  un 
objet  de  quelque  valeur  déposé  par  les  flots  sur  la  plage,  le 
tiers  appartenait  au  seigneur  et  le  reste  au-  sauveteur,  à  moins 
que  l'objet  ne  fût  réclamé  par  un  sujet  du  roi.  Si  l'épave  est 
un  trousseau  de  draps  qui  soit  lié  en  pièce  entière,  celui  qui 

(1)  Cleirac.  Rooles  d'Oléron.  —  Pardessus,  I,  346.  —  Hautefeuille.  Hist.  du 
Droit  maritime,  112. 

(2)  Rymer,  nouv.  édit.,  t.  I,  pars  I,  f°  227,  anno  1236,  20e  Henri  III.  Dans 
la  première  édition  de  Rymer,  t.  I,  pars  I,  f°  12,  cette  ordonnance  est  portée  à  la 
date  de  1174.  Elle  était  attribuée  par  erreur  à  la  20e  année  du  règne  d'Henri  II, 

-au  lieu  de  sa  date  véritable,  20e  année  du  règne  d'Henri  III.  La  présence  à  cet 
acte  du  sénéchal  Henri  de  Trubeville  et  des  autres  témoins  a  permis  de  restituer 
à  ce  document  sa  date  véritable. 


—  284  — 

l'a  trouvé  a  droit  de  prendre  l'étoffe  d'une  robe  du  meilleur 
drap;  le  surplus  est  au  roi;  mais  si  la  pièce  de  drap  est  déjà 
entamée,  elle  appartient  tout  entière  à  celui  qui  l'a  trouvée. 
Il  en  est  de  môme  de  tout  drap  que  l'on  peut  employer  à  faire 
un  vêtement,  et  de  tout  vêtement  déjà  fait  et  cousu. 

Par  chaque  barrique  de  vin  le  découvreur  a  5  sols,  ou  le  fust 
à  son  choix.  Mais  il  a  en  outre  le  droit  de  boire  raisonnablement 
et  suffisamment  à  sa  soif. 

Quant  aux  épaves,  bois  et  fers,  du  navire  naufragé  :  «  si  nef, 
»  ou  bateau,  ou  aguet  »,  ou  tout  autre  vaisseau  se  rompait  et 
touchait  à  la  côte,  «  la  fuste  (le  bois)  et  les  ferratures  sont  de 
»  celuy  qui  en  pourra  avoir  >. 

Sur  toute  la  côte  maritime  de  Guienne,  ce  droit  d'épaves 
s'exerçait  non  seulement  sur  les  débris  du  navire  et  sur  les 
marchandises  naufragées,  mais  sur  tout  objet  que  la  mer 
jetait,  comme  elle  faisait  du  varech,  sur  la  plage  :  parmi  ces 
objets  se  trouvaient  souvent  des  baleines,  de  gros  poissons 
et  un  objet  précieux,  l'ambre  gris.  La  baleine  et  l'ambre 
gris  appartenaient  au  roi  ou  au  seigneur;  mais  l'esturgeon, 
le  marsouin,  ou  tout  autre  poisson,  étaient  la  propriété  du 
trouveur. 

Un  mot  sur  ces  épaves.  Nous  n'avons  pas  trouvé  de  docu- 
ments se  rapportant  à  l'ambre  gris  à  cette  époque  :  il  en  existe 
plusieurs  relatifs  aux  baleines. 

L'existence  des  baleines  dans  le  golfe  de  Gascogne,  aux 
temps  dont  nous  nous  occupons,  paraît  parfaitement  établie, 
et  la  pèche  en  remonte  à  une  époque  très  reculée.  Dès  le 
vne  siècle,  les  hardis  pêcheurs  basques  de  Bayonne  se  livraient 
à  la  pêche  de  la  baleine  et  des  autres  cétacés  qui  fréquentaient, 
le  golfe.  Peut-être  quelques  marins  bordelais  les  imitaient-ils, 
mais  rien  ne  vient  l'affirmer.  Cependant,  depuis  longtemps, 
l'huile  de  baleine,  qui  s'employait  comme  huile  à  brûler, 
formait  un  des  articles  du  commerce  de  Bordeaux. 

Plusieurs  écrivains  racontent,  d'après  la  biographie  de  saint 
Philibert,  premier  abbé  de  Jumièges,  et  qui  fonda  plus  tard 
l'abbaye  de  Noirmoutiers,  que  des  navires  apportaient  en 
Normandie  de  l'huile  de  baleine  chargée  à  Bordeaux,  dès 
l'année  677  (1). 


(4)  Acla  S.  Beuedicti,  II,  p.  824  et  ss. 


—  285  — 

Le  nom  de  baleine  était  d'ailleurs  appliqué,  à  cette  époque, 
non  seulement  à  la  baleine  franche,  mais  encore  aux  cachalots, 
épaular  Js,  souffleurs  et  marsouins,  en  un  mot  à  tous  poissons 
de  grande  taille  à  lard  ou  à  couenne  (1). 

La  baleine,  portant  encore  au  flanc  le  harpon  du  pêcheur, 
échouait  quelquefois  sur  la  plage  de  l'Océan,  et  devenait  l'objet 
du  droit  de  varech. 

Nous  trouvons,  à  l'époque  anglaise,  ce  droit  de  bris,  de 
naufrage  et  d'épaves,  exercé  sur  toute  l'étendue  des  côtes, 
depuis  Soulac  jusqu'en  Espagne. 

A  Soulac,  les  religieux  de  l'abbaye  Sainte-Croix  de  Bordeaux 
le  possédaient  sur  toute  la  côte  du  Prieuré  (2). 

Les  sires  de  Lesparre,  de  Soulac  à  Carcans,  prétendaient 
l'avoir  exercé  dès  l'époque  des  anciens  ducs  d'Aquitaine,  et  en 
obtinrent  à  diverses  reprises  la  confirmation  par  les  rois 
d'Angleterre. 

La  première  de  ces  confirmations  ou  concessions  aurait  été 
faite  par  Jean-sans-Terre.  Elle  était  invoquée  en  1291  en  faveur 
d'Ayquem  Guilhem,  seigneur  de  Lesparre,  par  son  tuteur  le 
seigneur  de  Mirambeau,  à  propos  d'une  baleine  échouée  avec 
le  harpon  qu'elle  portait.  Le  roi,  se  trouvant  à  Bordeaux, 
manda  à  son  sénéchal,  Maurice  de  Créon,  qu'il  confirmait  la 
concession  (3). 

Nouvelle  confirmation  fut  faite  au  sire  de  Lesparre 
Senebrun,  par  le  roi  Edouard  III,  le  13  avril  1353  (4).  Mais 
quelques  années  auparavant,  le  11  février  1341,  le  roi  avait 
mandé  à  son  lieutenant  et  à  son  sénéchal  qu'au  mépris  des 
privilèges  de  la  ville  de  Bayonne,  le  sire  de  Lesparre  et  d'autres 
seigneurs  du  littoral,  celui  d'Albret  et  le  captai  de  Buch, 
retenaient  les  marchandises  appartenant  à  des  marchands  de 
Bayonne  que  l'intempérie  de  la  mer  jetait  sur  la  côte,  et 
enjoignait  de  faire  respecter  les  droits  de  ces  marchands  (5), 
sujets  du  roi. 

(I  )  V.  Noël.  Hist.  des  Pêches,  I,  1 22.  —  Delarue.  Annales  de  Caen,  II,  208.  — 
E.  de  F  réville.  Mém.  sur  le  Commerce  maritime  de,  Rouen,  p.  165  et  ss. 

(2)  Archiv.  départem.  Série  G.  État  des  droits  du  prieuré  dé  Soulac. 

(3)  Rymer.  1 291 , 1,  87.  —  Arch.  de  la  Gironde .  Titres  de  la  sirie  de  Lesparre. 

(4)  Cat.  Rôles  gasc.  1353,  f°  129.'—  Arch.  de  la  Gironde.  Titres  de  la  sirie  de 
Lesparre. 

5    Rymer,  t.  II,  pars  IV.  p.  92. 


—  286  — 

Les  seigneurs  de  Castelnau,  qui  étaient  aussi  captaux  de 
Buch,  jouissaient  du  droit  de  bris  sur  toute  la  côte  depuis 
Carcans  jusqu'à  Lège  comme  seigneurs  de  Castelnau,  et  depuis 
le  bassin  d'Arcachon  jusqu'en  face  de  Sanguinet,  comme 
captaux  de  Buch  (1). 

La  seigneurie  de  Lège,  qui  appartenait  au  Chapitre  Saint- 
André  de  Bordeaux,  avait  le  même  droit  sur  la  côte.  En  1331, 
Edouard  III  mandait  que  la  donation  faite  au  Chapitre  Saint- 
André  par  ses  prédécesseurs  du  droit  de  varech  et  de  naufrage 
au  lieu  de  Lège  en  Buch  était  préjudiciable  au  roi  (2). 

Au  pays  de  Born,  le  seigneur  d'Uzar  ou  Uza  exerçait  aussi 
le  droit  de  varech.  Cette  seigneurie  avait  appartenu  à  l'un  des 
plus  notables  bourgeois  de  Bordeaux,  Arnaud  Raymond  de 
Solers.  Elle  comprenait  la  côte  de  la  mer  devant  Saint- Julien 
et  Biscarosse.  Le  roi  revendiqua  ce  droit  de  naufrage,  de 
baleine  et  d'épaves,  après  la  mort  de  Raymond  de  Solers,  contre 
Yolande  de  Solers,  dame  de  Belin,  sa  fille,  et  transigea  avec 
elle  en  1358  (3). 

La  même  année  1358,  le  24  mars,  Edouard  III  déclarait  que 
les  droits  de  naufrage,  de  baleine  et  autres  sur  la  côte  de 
Biscarosse  et  de  Saint-Julien  appartenaient  à  Guillaume  Sans 
de  Pomiers  et  à  son  épouse  comme  étant  soigneurs  haut- 
justiciers  du  château  d'Uzar  (4). 

Jusqu'à  la  frontière  d'Espagne  s'exerçait  le  terrible  droit. 
Nous  avons  parlé  de  la  coutume  de  Mimizan.  La  ville  de 
Bayonne  avait  reçu  la  concession  royale,  consignée  dans  ses 
chartes.  La  dernière  confirmation  est  du  4  décembre  1431  (5). 
Mais  cependant  nous  voyons  en  1405,  en  1415,  en  1441,  les 
rois  d'Angleterre  constituer  en  faveur  de  diverses  personnes 
des  rentes  payables  par  le  connétable  de  Bordeaux  sur  le 
revenu  de  ces  épaves  (6). 

Ce  droit  de  bris  s'exerça  sur  les  eûtes  maritimes  pendant 
toute  la  durée  de  la  domination  anglaise.  Les  seigneurs  haut- 
justiciers  prétendirent  l'exercer  même  sur  les  côtes  fluviales 
et  sur  celles  des  rivières  navigables.  Ils  ne  réussirent  pas.  Les 

(1)  Arch.  de  la  Gironde.  Invent,  de  Puy-Paulin. 

(2)  Arch.  de  la  Gironde.  Chap.  Saint-André.  —  Cat.  Rôles  gasc.  1331,  p.  76. 
(3-4-5-6)  Rymer.  1315,  f°s  265-267;  1358,  f°  65,  v°  ;  —  1358,  fo  140;   — 

1431.  fo  212;  —  1441.  fo  222. 


—  287  — 

rois  anglais  s'opposèrent  vigoureusement  à  ces  empiétements. 
Le  12  octobre  1357,  Edouard  III  défendit  sévèrement  aux 
comtes,  vicomtes,  barons,  et  aux  autres  nobles  de  Guienne,  de 
prendre  aucun  objet  naufragé,  sous  prétexte  de  droit  de  côte, 
dans  les  eaux  de  la  Gironde,  de  la.  Dordogne,  de  la  Garonne, 
del'Isleetdu  Tarn  (1). 

Le  droit  de  naufrage  ne  s'appliquait  pas  seulement  aux 
marchandises  et  aux  épaves  jetées  à  la  côte,  mais  aux  naufragés 
eux-mêmes.  Nous  nous  bornons  à  en  citer  trois  mémorables 
exemples.  Harold,  iils  de  Godwin,  allant  en  Normandie  en 
1 065,  fut  jeté  par  la  tempête  sur  la  terre  de  Guy,  comte  de 
Pontbieu,  qui  le  mit  en  prison  et  le  vendit  A  Guillaume,  duc  de 
Normandie.  Celui-ci  ne  le  mit  en  liberté  qu'après  lui  avoir  fait 
jurer  de  l'aider  à  conquérir  le  royaume  d'Angleterre,  ("est  ce 
même  Harold  qui  fut  tué  par  les  soldats  de  Guillaume  le 
Conquérant,  à  la  bataille  d'Hastings. 

Pareille  infortune  arriva  à  un  descendant  de  Guillaume. 
Richard  Cœur-de-Lion,  duc  d'Aquitaine,  en  revenant  de  la 
croisade,  lit  naufrage  sur  les  côtes  de  l'Adriatique  ;  il  fut 
saisi  par  le  duc  d'Autriche,  qui  le  vendit  à  l'empereur  Henri  YI  ; 
celui-ci  lui  imposa  une  énorme  rançon. 

Près  de  deux  siècles  après,  en  1406,  le  jeune  fils  de  Robert,  roi 
d'Ecosse,  se  rendant  en  France,  en  pleine  paix  entre  l'Ecosse  et 
l'Angleterre,  eut  l'imprudence,  fatigué  par  la  mer,  de  vouloir 
se  reposer  sur  la  côte  d'Angleterre.  Il  fut  fait  prisonnier  par 
Henri  IY,  roi  d'Angleterre,  qui  le  garda  pendant  dix-huit  ans, 
et  lui  fit  payer  après  ce  temps  une  rançon  de  40,000  marcs. 

2°  Droit  de  représailles. 

Le  droit  de  représailles  était  encore  plus  funeste  au  commerce 
que  le  droit  de  bris  et  de  naufrage,  parce  qu'il  se  pratiquait  plus 
souvent. 

Les  représailles  n'étaient  dans  le  principe  que  de  véritables 
guerres  privées  qui  s'exerçaient  sur  mer  de  même  que  sur 
terre.  Les  gens  de  mer  étaient  aussi  indépendants  que  les  barons 
féodaux. 

(I)  Rymer.  -1357,  f°  280. 


—  288  — 

Chaque  bâtiment  marchand  était  armé  ;  les  associations  de 
maîtres  de  navires  qui  formaient  leurs  bâtiments  eu  flottes, 
sous  la  conduite  d'un  chef  ou  amiral  nommé  par  eux  pour  le 
voyage,  afin  de  se  prêter  un  mutuel  secours  contre  les  attaques 
des  pirates,  ne  se  bornèrent  pas  toujours  à  la  défense,  mais 
cherchèrent  à  se  venger  des  pirateries  qu'elles  avaient  pu 
souffrir  dans  quelque  voyage  précédent;  et,  se  trouvant  en 
force,  s'emparèrent  des  navires  de  l'offenseur,  et  même  de  ceux 
de  ses  compatriotes.  Ceux-ci  armaient  à  leur  tour  et  exerçaient 
eux  aussi  des  représailles.  De  là  d'interminables  hostilités  (1). 

Il  ne  paraît  pas  que  dans  la  rudesse  de  ces  guerres  privées 
aucun  des  combattants  prit  conseil  que  de  lui-même  et  fût 
astreint  à  demander  une  autorisation  à  un  souverain  ou  à  un 
pouvoir  public  quelconque  (2). 

Les  représailles  ne  s'exerçaient  pas  seulement  à  l'occasion 
dos  pertes  essuyées  par  suite  de  pirateries  maritimes,  elles 
avaient  lieu  également  comme  moyen  d'exécution  employé 
pour  obtenir  le  paiement  d'une  dette.  Lorsqu'un  Bordelais  avait 
été  reconnu  créancier  d'un  étranger,  il  portait  plainte  aux 
jurats  de  Bordeaux,  et  obtenait  l'autorisation,  si  le  navire  ou 
les  marchandises  de  l'étranger  se  trouvaient  à  Bordeaux,  de 
les  faire  saisir.  Mais  si  ce  navire  ou  ces  marchandises  se 
trouvaient  à  Londres,  le  plaignant,  avec  le  concours  du  maire 
et  des  jurats,  s'adressait  aux  magistrats  anglais.  Si  ceux-ci 
ne  lui  faisaient  pas  rendre  justice,  il  pouvait  alors  obtenir 
des  magistrats  de  Bordeaux,  l'autorisation  non  seulement 
de  s'emparer,  par  voie  de  représailles,  du  navire  ou  des 
marchandises  de  son  débiteur  partout  où  il  les  trouverait, 
mais  encore  des  navires  et  des  marchandises  de  tout  compa- 
triote de  son  débiteur. 

Les  rois  s'efforcèrent  de  réglementer  ce  droit  de  représailles 
et  d'en  diminuer  les  abus. 

Dès  le  commencement  du  xme  siècle,  les  traités  de  1228  et 
de  1235  entre  la  France  et  l'Angleterre  décidaient  que  le  droit 
de  représailles  ne  pourrait  être  exercé  qu'après  un  délai  de 
deux  mois  passé  sans  que  le  plaignant  eût  obtenu  satisfaction  (3). 

{])  Hauteieuille.  Hist.  du  Droit  maritime,  p.  127. 
2    Wheaton.  Hist.  du  Droit  des  gens.  '1853,  Leipsick,  p.  76,  83. 
(3)  Hautefeuille.  p.  128.  4  29  et  ss. 


—  289  — 

On  établit  en  France  et  en  Angleterre  une  sorte  de  tribunal 
mixte,  composé  de  prud'hommes  des  deux  nations,  et  qu'on 
appela  les  Conservateurs  de  la  paix.  Nul  ne  pouvait  armer 
contre  son  ennemi  personnel  ou  son  débiteur,  avant  d'avoir 
soumis  ses  griefs  à  ce  tribunal.  Mais  ces  conventions,  qui 
n'étaient  appuyées  d'aucune  sanction  pénale,  restèrent  souvent 
sans  efficacité  (1). 

Au  commencement  du  siècle  suivant,  les  souverains  se 
réservèrent  le  droit  d'autoriser  les  représailles.  En  1305  le  roi 
d'Angleterre  accueillait  la  demande  d'un  nommé  Bernard 
contre  les  sujets  du  roi  de  Portugal  (2).  Dans  une  ordonnance 
de  1313  de  Philippe  le  Bel,  se  rapportant  à  un  traité  avec  le  roi 
d'Aragon,  il  est  dit  que  la  demande  amiable  de  restitution  doit 
être  faite  avant  l'obtention  des  lettres  de  marque.  De  son  côté 
le  roi  Edouard  III  se  plaignait  au  roi  d'Aragon  de  ce  que  celui- 
ci  avait  accordé  des  lettres  à  Bérenger  de  la  Torre,  pillé  par  un 
corsaire  anglais,  alors  que  le  souverain  anglais  avait  toujours 
été  prêt  à  rendre  j  ustice  (3). 

Un  acte  du  Parlement  d'Angleterre  de  1353  constate  que  le 
roi  a  le  droit  d'accorder  des  lettres  de  marque  ;  mais  il  stipule 
que  les  biens  d'un  marchand  étranger  ne  seront  pas  saisis  poul- 
ies crimes  ou  les  dettes  d'un  de  ses  compatriotes  (4). 

C'est  surtout  pour  obtenir  paiement  de  dettes  que  les 
marchands  de  Bordeaux  s'adressaient  au  roi  d'Angleterre  et 
à  ses  officiers.  Nous  trouvons  cependant  quelques  cas  où  la 
piraterie  motive  leur  demande. 

Ainsi  le  Catalogue  des  Rôles  gascons  nous  apprend  qu'en 
1320  des  marchands  de  Bordeaux  obtinrent  du  roi  Edouard  II, 
par  le  motif  qu'ils  avaient  subi  des  dommages  de  la  part  de 
certains  Flamands,  l'autorisation  de  faire  saisir  à  Southampton 
des  navires  appartenant  à  d'autres  Flamands. 

A  la  même  époque  un  marchand  de  Bordeaux,  se  prétendant 
créancier  d'un  marchand  de  Dunwich,  au  pays  de  Suffblk, 
avait  obtenu  du  sénéchal  de  Bordeaux  la  saisie  de  navires 
d'autres  marchands  de  Dunwich  qui  se  trouvaient  à  Bordeaux; 

(I)  llautefeuille,  p.  128,  129  et  ss. 
(2-3;  Wheaton,  p.  81,  82. 

(4)  tlautefeuille,  p.  130.  —  Wheaton,  p.  81.  —  Martens.  Prises  et  reprises. 
ch.  I.  8  4. 


—  290  — 

mais  le  roi  défendit  au  sénéchal  de  molester  les  bourgeois  de 
Dunwich  qui  venaient  à  Bordeaux  pour  faire  le  commerce   1  ) . 

Cette  défense  d'exercer  des  représailles  n'était  probablement 
motivée  que  parce  que  toutes  parties  étaient  les  sujets  du  roi 
d'Angleterre.  Lorsque  ceux-ci  réclamaient  des  représailles 
contre  des  étrangers,  elles  étaient  presque  toujours  accordées. 
Nous  venons  de  citer  les  Flamands;  il  en  était  de  même  pour 
les  Espagnols  et  les  Français.  En  1343,  des  pirates  espagnols 
ayant  pillé  un  navire  de  Bayonne,  chargé  de  vins  à  Bordeaux 
pour  l'Angleterre,  Edouard  III  ordonna  au  sénéchal  de  faire 
saisir  les  navires  et  les  biens  de  tous  les  Espagnols  qui  se 
trouvaient  alors  à  Bordeaux  (2). 

En  1346,  le  sénéchal  de  Gascogne  fit  saisir  tous  les  navires 
normands  se  trouvant  à  Bordeaux,  par  représailles  pour  fait 
de  piraterie  d'un  corsaire  de  Dieppe  qui  avait  pris  à  Bordeaux 
un  navire  anglais  allant  en  Flandre.  En  1352,  il  s'agissait  d'un 
pirate  breton,  et  le  sénéchal  faisait  saisir  les  navires  et  mar- 
chandises des  marchands  de  Saint-Malo  alors  à  Bordeaux  (3). 

Les  commerçants  se  plaignaient  vivement  de  ces  représailles 
qui  ne  leur  laissaient  aucune  sécurité  puisqu'ils  étaient 
constamment  exposés  à  la  ruine  pour  le  fait  d'autrui.  Le  roi, 
craignant  que  les  marchands  étrangers  ne  vinssent  plus  à 
Bordeaux,  ordonna  le  14  novembre  1352  au  sénéchal  de 
Gascogne  et  au  connétable  de  Bordeaux  de  ne  plus  saisir  que 
le  navire  du  débiteur,  et  non  les  marchandises  chargées  de 
bonne  foi  par  des  tiers  étrangers  au  litige.  Défense  expresse  fut 
faite  de  saisir  et  arrêter  les  marchandises,  sauf  pour  le  service 
du  roi;  et  il  fut  recommandé  au  sénéchal  comme  au  connétable 
de  traiter  avec  amabilité  et  civilité  les  marchands  et  tous 
autres  se  rendant  à  Bordeaux  avec  navires  et  marchandises, 
afin  que  les  étrangers  fussent  volontiers  attirés  à  fréquenter 
cette  ville  (4).  Ces  recommandations  furent  renouvelées  le 
10  avril  1382  par  le  roi  Richard  II  (5). 

(1)  Cat. Rôl. gasc.  1320-21, f°56.  «  Denonmolestan.domercatoresdeDonevicj<'o 
oecasione  debiti,  in  veniendo  ad  eivitatem  Burdegalœ  causa  negoeiandi.  » 

(2)  Rôl.  gasc.  ann.  16  Edward  III. 

(3)  Fr.  Michel.  Hist.  du  Comm.  et  de  la  Naoig.  à  Bordeaux. 

(4-5)  Livre  des  Bouillons,  f0s  1 90-1 91 .  «  Sed  mercatores  et  alios  cum  navibus  et 
mercandisissuisad  eamdem  eivitatem  confluentes,  amabiliter  et  civiliter  pertracteris 
ut  libenliores  animos  exindè  altrahant  dicta?  civitatis  limina  frequentandi.  » 


—  291  — 

Dans  le  siècle  suivant  l'usage  des  représailles  fui  beaucoup 
restreint.  Les  conditions  pour  l'obtention  des  lettres  de  marque 
par  les  particuliers  devinrent  plus  sévères  ;  la  peine  de  mort 
fut  portée  par  deux  actes  du  Parlement  de  1414  et  de  1416 
contre  tout  sujet  anglais  qui,  sans  lettre  de  marque,  attaquerait 
les  sujets  d'une  nation  étrangère  en  rompant  la  paix  ou  la 
trêve  (1).  Les  traités  de  paix  entre  la  France  et  l'Angleterre 
en  1440,  renouvelés  en  1468,  tendent  à  la  restriction  et  à 
l'abolition  des  représailles.  En  1446,  on  exigea  de  tout  navire 
sortant  des  ports  une  caution  pour  répondre  des  dommages 
qu'il  pouvait  causer  aux  bâtiments  nationaux  ou  amis  (2). 


3°  Réquisitions  maritimes. 

Le  droit  royal  de  prise  ou  de  réquisition  exercé  sur  les 
navires  et  les  marins  était  une  lourde  éventualité  qui  pesai! 
sur  le  commerce. 

Ce  droit  s'exerçait  en  temps  de  guerre  et  en  temps  de  paix. 

En  temps  de  guerre,  le  roi  s'emparait  des  navires  soit  pour 
les  armer  contre  l'ennemi,  soit  pour  le  transport  des  troupes  ; 
en  temps  de  paix  il  s'en  servait  pour  le  passage  de  ses  officiers 
et  pour  ses  autres  services.  Il  n'existait  pas  de  marine  de  guerre. 

Lorsque  le  roi  avait  besoin  de  navires,  il  s'en  emparait,  sans 
souci  des  pertes  qu'il  faisait  subir  aux  propriétaires  et  aux 
chargeurs.  Il  prenait  même  les  navires  chargés  et  prêts  à 
mettre  à  la  voile  et  faisait  mettre  à  terre  leur  chargement. 

Au  xme  siècle  nous  en  trouvons  de  nombreux  exemples. 
En  1207,  Jean-sans-Terre  fit  ramasser  tous  les  navires  qu'il 
trouva  dans  les  ports  ou  à  proximité  des  côtes,  et  les  fit 
conduire  avec  leur  chargement  en  Angleterre  En  1224,  1225, 
1227,  nous  voyons  arrêter  quelques  navires  seulement;  mais 
en  1242,  1253,  1264,  la  réquisition  s'étend  sur  tous  les  navires 
se  trouvant  dans  le  port  de  Bordeaux  (3). 

Dans  le  siècle  suivant  les  réquisitions  sont  très  nombreuses. 
Nous  n'en  citerons  que  quelques-unes. 

En  1339  Edouard  III  donna  l'ordre  d'arrêter  dans  le  port  de 


i    Hautefeuille,  p.  130. 

2-3    Rvmer.  f58  96.  118,  406,  407. 


—  292  — 

Londres  tous  les  navires  grands  ou  petits  qui  seraient  jugés 
propres  au  transport  des  troupes  (1).  C'est  avec  des  navires 
ainsi  réquisitionnés  qu'était  composée  la  flotte  anglaise  qui 
fut  victorieuse  à  la  bataille  de  l'Écluse  en  1340. 

Il  en  fut  de  même  de  la  flotte  qui  arriva  devant  Calais  le 
3  septembre  1346,  pour  aider  au  siège,  et  qui  était  composée  de 
737  bâtiments.  Bréquigny  fait  remarquer  que  le  plus  grand  de 
tous  ne  portait  que  51  hommes,  et  que  la  plupart  n'étaient  que 
de  simples  barques  dont  quelques-unes  ne  portaient  que 
6  hommes  (2). 

En  1344  le  roi  avait  fait  arrêter,  pour  son  passage  en 
Gascogne,  les  navires  qui  des  ports  anglais  se  préparaient  à 
aller  aux  vins  à  Bordeaux.  Puis  il  les  fit  arrêter  pour  le 
passage  du  sénéchal  d'Aquitaine  Radulph,  baron  de  Stafford; 
pour  ceux  de  Hugo  de  Courtenay,  comte  de  Devon  ;  du  comte 
de  Derby,  lieutenant  du  roi  en  Aquitaine;  pour  le  passage 
de  soldats.  Ces  navires  se  rendaient  à  Bordeaux  et  à  Bayonne; 
ils  étaient  du  port  de  30  à  40  tonneaux  (3). 

En  1355  c'est  pour  le  passage  du  prince  de  Galles  que 
sont  réquisitionnés  les  navires  de  Bayonne  se  trouvant  en 
Angleterre  (4). 

Froissard  nous  dit  qu'en  1371  le  roi  d'Angleterre  fit  arrêter 
les  navires  de  ses  sujets  allant  en  Gascogne,  pour  le  passage 
de  sir  Thomas  Felton,  sénéchal  de  Gascogne.  Plus  tard 
Richard  II,  aux  approches  des  vendanges  de  1381,  et  Henri  VI 
en  1441,  firent  également  réquisitionner  les  navires  allant  aux 
vins,  pour  le  passage  de  grands  personnages. 

4°  Législation  maritime  commerciale. 

La  loi  maritime  en  usage  à  Bordeaux  du  xieau  xve  siècle  était 
formulée  dans  un  recueil  d'anciens  usages  qui  porte  le  nom 
de  Rôles  ou  Rooles  on  Jugements  dfOléron  que  nous  avons  déjà 
eu  occasion  de  mentionner.  Ce  fort  ancien  document  constate  les 
usages  du  commerce  qui  s'exerçait  depuis  l'Espagne,  Bayonne 

(1)  Delpit.  Docutn.  franc.  Introd.,  p.  ccxiv. 

(2)  Bréquigny.  Mém.  de  l'Ac.  des  Inscript.,  vol.  XXXVII,  p.  537. 
3)  Rymer.  1344  et  ss.,  fos  32,  37,  57,  65,  68. 

(4)  Rymer.  1355.  f°  309.  —  Cat.  Rôl.  çasc.  1355. 


—  293  — 

et  Bordeaux  jusqu'en  Bretagne,  en  Normandie,  et  aussi  en 
Irlande,  en  Angleterre  et  en  Ecosse. 

On  présume  que  ce  recueil  a  été  publié  vers  1150,  par 
Éléonore  d'Aquitaine,  et  qu'il  l'aurait  été  dans  l'île  d'Oléron, 
qui  faisait  alors  un  commerce  assez  important,  en  faveur  duquel 
Éléonore,  et  plus  tard  Jean-sans-Terre,  ont  donné  par  leurs 
chartes  de  nombreuses  concessions.  C'est  une  pièce  française 
et  native  de  Gascogne,  dit  Cleirac;  mais  la  Gascogne  n'était 
pas  alors  la  France.  Selden  et  Black stone  ont  essayé  en  vain 
d'attribué)-  aux  Roolles  d'Oléron  une  origine  anglaise,  sous  le 
prétexte  que  Richard  Cœur-de-Lion  y  aurait  ajouté  quelques 
dispositions  (1). 

Ce  n'était  pas  une  loi,  aucune  autorité  légale  n'était  attachée 
à  ses  décisions,  mais  leur  sagesse  les  avait  fait  adopter  par 
toutes  les  nations  et  les  villes  maritimes  du  Nord.  Le  texte 
primitif  se  composait  de  25  articles  ;  Jean-sans-Terre  et  Richard 
Coeur-de-Lion  en  ajoutèrent  10  (2). 

Pardessus  et  Cleirac  nous  en  ont  conservé  les  textes  ainsi  que 
d'excellents  commentaires  (3). 

Ces  lois  ou  usages  passèrent  avec  quelques  légères  variantes 
de  l'Océan  dans  les  mers  du  Nord.  La  Flandre  leur  donna  le 
nom  de  Lois  de  Westcapelle,  ou  de  Jugements  de  Damme.  Dans 
la  Baltique  elles  prirent  le  nom  de  Lois  de  Wisbuy;  et  plus 
tard  la  Hollande  en  lit  les  Coutumes  d'Amsterdam,  oVEnkuysen 
et  de  Staveren  (4). 

C'est  que  toutes  les  lois  maritimes  se  ressemblent.  Si  le  droit 
civil  peut  varier  sous  l'influence  du  climat,  des  moeurs,  de  la 
religion,  de  la  forme  du  gouvernement,  les  lois  maritimes  ne 
varient  guère  parce  qu'elles  sont  l'expression  de  besoins  qui 
sont  les  mêmes.  Les  navigateurs,  sur  l'Océan  ou  sur  la 
Méditerranée,  ont  le  môme  genre  de  travail  et  de  vie,  et  sont 
soumis  aux  mêmes  éventualités.  C'est  ainsi  qu'existe  la  plus 
grande  ressemblance  entre  les  lois  maritimes  adoptées  sur 
l'Océan  et  dont  le  type  se  trouve  dans  les  Rôles  d'Oléron,  et  les 
usages  adoptés  sur  les  côtes  de  la  Méditerranée,  à  Marseille  et 

(1)  Selden.  De  dominio  maris,  c.  xxiv,  p.  428.  —  Blackstone.  Lois  crimi- 
nelles, c.  lui,  t.  II,  p.  224. 

(2)  Hautefeuille,  p.  151.  —  Azuni.  Syst.  unir,  de  Dr.  maritime,  p.  245  et  ss. 

(3)  Pardessus.  Collect.  des  Lois  marit.  —  Cleirac.  Us  et  coutumes  de  la  mer. 

(4)  Haulefeuille,  p.  152;  p.  144  et  ss. 


—  294  — 

à  Barcelone.  Le  Consulat  de  la  Me/-,  dont  les  principales 
dispositions  ont  été  codiiiées  sous  Colbert,  et  transmises  à 
notre  Code  de  commerce,  n'est  lui-même  que  l'écho  des 
anciennes  lois  de  Trani  et  d'Amalfi,  dont  le  texte  est  perdu, 
mais  qui  elles-mêmes  conservaient  la  tradition  des  codes 
romains  et  de  l'antique  loi  de  Rhodes. 

Les  Rôles  d'Oléron  s'occupent  des  droits  et  des  devoirs  des 
maîtres  de  navire  ou  patrons,  du  pilote,  des  matelots;  des 
accidents  de  mer,  et  de  la  responsabilité  des  marins;  du  jet 
des  marchandises  à  la  mer,  des  avaries  qu'elles  subissent  soit 
en  cours  de  voyage,  soit  au  chargement  et  au  déchargement; 
du  fret;  des  intérêts  divers  des  patrons  et  des  matelots;  du 
naufrage. 

Mais  nous  ne  trouvons  ni  dans  les  Rôles  d'Oléron,  ni 
dans  le  Consulat  de  la  Mer,  la  trace  de  deux  opérations 
importantes  du  commerce  :  le  contrat  à  la  grosse  aventure,  et 
l'assurance. 

Le  prêt  à  la  grosse  porte  en  germe  le  contrat  d'assurance. 
Il  était  parfaitement  connu  des  Romains,  et  pratiqué  par  eux. 
Comment  se  fait-il  que  la  tradition  ne  s'en  soit  pas  conservée 
en  Aquitaine,  ou  du  moins  que  les  documents  de  cette  époque 
ne  nous  en  révèlent  pas  l'existence  ?  C'est  que  le  contrat  à  la 
grosse,  qui  permettait  au  prêteur  de  faire  un  gros  bénéfice  si 
le  navire  arrivait  à  bon  port,  fut  englobé  dans  la  proscription 
que  l'Église  catholique  portait  contre  le  prêt  à  intérêt;  et  la 
décrétale  de  Grégoire  IX,  datée  de  1227  et  promulguée  en  1234, 
le  proscrivait  absolument. 

Nous  le  verrons  cependant  très  usité  à  la  fin  du  xve  siècle  et 
dans  le  xvie;  il  est  possible  que  si  nous  avions  les  actes  des 
notaires  à  l'époque  anglaise,  comme  nous  avons  ceux  de  leurs 
successeurs,  nous  trouverions  quelques  traces  de  prêts  à  la 
grosse. 

Quant  aux  assurances,  nous  n'en  trouvons  aucune  indication 
ni  dans  les  recueils  des  Rôles  d'Oléron  ou  du  Consulat  de  la 
Mer,  ni  dans  d'autres  documents.  Nous  rencontrons  il  est  vrai 
certaines  conventions  :  celles  de  naviguer  en  flotte  pour  la 
défense  commune,  et  de  participer  proportionnellement  à  la 
valeur  du  navire  et  de  la  cargaison  à  la  perte  que  fait  subir 
l'ennemi  ou  le  pirate,  peuvent  être  considérées  comme  voisines 
du  contrat  d'assurance  proprement  dit.  Et  en  combinant  ces 


—  295  — 

conventions  de  garanties  mutuelles  d'une  part,  et  les  résultats 
du  prêt  à  la  grosse,  on  était  bien  près  d'arriver  à  l'assurance 
proprement  dite. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  contrat  qui,  dit-on,  prit  naissance  en 
Italie,  et  dont  le  plus  ancien  document  législatif  se  retrouve 
dans  l'ordonnance  de  Barcelone  de  1435,  ne  nous  est  révélé 
en  Guienne  par  aucun  vestige  avant  1453,  fin  de  la  période  de 
temps  dont  nous  nous  occupons. 


Article  2. 
Importations 

Le  mouvement  du  commerce  international  se  traduit  par  le 
double  courant  de  l'importation  et  de  l'exportation,  et  lorsque 
l'importation  n'a  lieu  qu'en  vue  d'une  exportation  pour  un  pays 
étranger,  cela  constitue  le  transit. 

Il  nous  serait  difficile,  à  l'époque  que  nous  étudions,  de 
déterminer  d'une  manière  très  précise  quelles  marchandises 
donnaient  lieu  au  transit,  et,  d'autre  part,  quelles  étaient  les 
marchandises  étrangères  qui  venaient  du  bassin  de  la  Garonne 
et  s'exportaient  par  Bordeaux,  ou  qui  étaient  destinées  à  la 
consommation  locale,  la  ligne  de  douanes  entre  la  Guienne  et  les 
provinces  françaises  variant  avec  les  vicissitudes  de  la  guerre. 

Les  relations  de  Bordeaux  avec  la  Méditerranée  par  Toulouse 
et  Narbonne  avaient  une  plus  grande  importance  d'importation 
e1  de  transit  vers  l'Océan,  que  d'exportation  et  de  transit  vers 
la  Méditerranée. 

De  ce  bassin  de  la  Garonne  Bordeaux  recevait  des  blés  et 
des  vins,  et  après  avoir  gardé  ce  qui  était  nécessaire  à 
sa  consommation,  exportait  l'excédent,  quelquefois  des  blés, 
habituellement  des  vins. 

D'autres  objets  d'alimentation,  quelques  produits  du  sol 
comme  bois  ou  matériaux  de  construction,  bois  merrains,  fers, 
venaient  aussi  des  provinces  françaises.  Parmi  les  produits 
du  sol  qui  donnaient  lieu  à  transit,  nous  ne  trouvons  guère 
que  le  pastel  du  Languedoc. 

Les  épices,  le  sucre,  le  poivre,  le  gingembre,  étaient 
importés  de  Marseille,  de  Narbonne.  de  Béziers. 


—  296  — 

Des  draps  français  venaient  du  Languedoc,  de  Toulouse,  de 
Carcassonne,  de  Béziers,  de  Narbonne:;  Avignon,  ville  papale 
où  les  Italiens  avaient  établi  leurs  comptoirs  de  banque  et  de 
marchandises,  faisait  un  commerce  considérable  de  draperies 
et  de  toiles.  Depuis  le  pontificat  de  Clément  V,  les  relations  de 
Bordeaux  avec  Avignon  avaient  pris  un  grand  développement. 

Les  étoffes  de  soie  et  les  tissus  d'Orient,  venant  d'Avignon,  de 
Marseille,  de  Montpellier,  de  Narbonne,  étaient  aussi  au  nombre 
des  articles  d'importation  à  Bordeaux,  et  quelquefois  de  transit. 
Une  lettre  du  roi  d'Angleterre  Henri  III,  du  7  septembre  1231, 
chargeait  Gaillard  Colomb,  bourgeois  et  marchand  de  Bordeaux, 
d'acheter  pour  ce  prince,  à  Montpellier,  des  étoffes  de  soie,  de 
l'écarlate  et  du  gingembre  (1). 

Nous  avons  parlé  plus  haut  des  péages  qui  grevaient  les 
communications. 

Nous  avons  aussi  donné  quelques  renseignements  sur  le 
commerce  du  bassin  de  la  Garonne,  que  nous  avons  considéré 
comme  commerce  intérieur,  parce  qu'il  offre  ce  caractère 
particulier  que,  malgré  l'état  de  guerre  presque  constant  qui 
a  existé  entre  l'Angleterre  et  la  France,  il  parait  avoir  été 
rarement  interrompu. 

Les  provinces  de  la  Bretagne,  qui  formaient  alors  un  duché 
indépendant,  celles  de  Normandie,  reconquises  par  la  France, 
fournissaient  à  Bordeaux  des  grains,  des  toiles,  du  cidre. 

Les  principales  importations  venaient  d'Angleterre  :  et 
quant  à  celles  qui  étaient  tirées  d'Irlande  ou  d'Ecosse,  de 
Flandre  et  du  Nord,  il  nous  est  impossible,  quand  il  s'agit  de 
marchandises  communes  à  ces  diverses  contrées,  de  bien  faire 
la  part  de  chaque  pays,  parce  que  les  navires  flamands 
chargeaient  souvent  un  supplément  de  fret  à  Londres  pour 
Bordeaux,  et  apportaient  des  draps  flamands  et  des  draps 
anglais,  des  harengs  de  Flandre,  et  des  poissons  secs  de 
Cornouailles. 

Nous  allons  cependant  donner  quelques  indications  sur  les 
principaux  articles  d'importation. 


(-1)  Champollion.  Lettres  des  Rois,  etc.,  t.  I,  p.  39. 


297 


1°  Objets  d'alimentation  :  Grains,  viandes  salées,  poissons  salés,  beurres, 
fromages,  boissons. 


Nous  avons  déjà  indiqué  que  Bordeaux  recevait  des  grains 
venant  des  parties  françaises  du  bassin  de  la  Garonne,  et  que 
ce  commerce  subissait  peu  d'interruption,  même  pendant  la 
guerre.  Les  Bordelais  prétendaient  que  la  guerre  ne  pouvait 
empêcher  ni  le  commerce,  ni  la  navigation,  que  la  Garonne 
devait  être  constamment  libre  et  ouverte  à  tous  :  «  Que  la 
»  ribeyra  sia  à  tots  uberta  (1).  > 

Il  en  était  de  même  pour  les  blés  de  la  Saintonge  et  du 
Périgord,  provinces  devenues  françaises. 

Mais  ces  prétentions  à  la  liberté  du  commerce  n'étaient  pas 
toujours  admises  par  les  souverains,  soit  en  cas  de  guerre,  soit 
en  cas  de  disette.  «  Nos  ennemis  ne  doivent  pas  profiter  de  nos 
»  vivres,  disait  le  roi  Philippe  le  Bel,  et  il  importe  de  leur 
»  laisser  leurs  marchandises.  >  En  conséquence,  il  prohibait 
l'exportation  des  vivres. 

Les  rois  anglais  étaient  plus  tolérants  pour  les  Gascons. 
Le  14  novembre  1351,  Edouard  III  déclarait  que  les  habitants 
de  Bordeaux  ne  seraient  soumis  à  aucune  nouvelle  taxe  pour 
leurs  blés  et  pour  leurs  vins  sur  la  Garonne,  à  la  condition 
qu'ils  n'en  porteraient  pas  à  l'ennemi  (2)  ;  mais  peu  après, 
il  les  autorisait  à  recevoir  les  blés  descendant  la  Garonne, 
c'est-à-dire  des  provinces  françaises  (3). 

En  1401,  le  duc  de  Lancastre  autorisait  l'importation  des 
grains  et  des  vins  des  provinces  rebelles,  dans  la  proportion  d'un 
tiers  du  chargement  en  blé,  et  deux  tiers  en  vin.  La  même 
année  le  roi  Henri  IV  confirmait  cette  décision  (4) . 

Le  Livre  de  la  Jurade  nous  parle  des  blés  du  haut  pays,  dit 
pays  rebelle,  arrivant  avec  les  vins.  Ces  blés  n'étaient  pas 
reçus  s'ils  ne  se  trouvaient  sur  le  navire  dans  la  proportion 
d'un  tonneau  de  blé  sur  deux  tonneaux  de  vin.  Il  en  était  ainsi 
de  1406  à  1409,  par  ordonnance  du  sénéchal  rendue  sur  la 


(1)  Livre  de  la  Jurade,  p.  397. 

(2-3)  Livre  des  Bouillons,  f°  135.  —  Gat.  Rôl.  gasc,  f°  127. 
4    Livre  des  Bouillons,  f"«  30 ->:  31 0. 

19 


—  298  — 

demande  du  maire  et  des  jurats.  En  1415,  la  proportion  était 
modifiée;  elle  comprenait  moitié  blé,  moitié  vin  (1). 

Le  même  livre  indique  l'importation  des  blés  de  Saintonge, 
de  Bergerac,  du  Fleix,  de  la  Linde  et  d'autres  localités  du 
Périgord.  Comme  le  haut  pays,  la  Saintonge  et  le  Périgord 
étaient  devenus  français  et  ennemis  (2). 

Les  grands  fournisseurs  de  blés  étaient  les  navires  anglais. 

L'exportation  des  grains  d'Angleterre  et  d'Irlande  avait  été 
défendue  à  plusieurs  reprises  des  ports  d'Angleterre  par  les 
rois  anglais;  mais  ces  défenses  ne  s'appliquaient  pas  à  la 
Guienne.  La  prohibition  faite  en  1324,  à  raison  de  la  guerre 
avec  la  France,  d'exporter  des  blés  d'Angleterre,  ne  concernait 
pas  leur  transport  en  Aquitaine. 

La  défense  d'exportation  ne  s'appliquait  à  la  Gascogne 
qu'en  cas  de  disette  de  grains  en  Angleterre,  notamment  le 
23  décembre  1343.  Mais  le  23  octobre  1346  elle  était  levée  pour 
Bordeaux. 

Et  toutes  les  fois  que  la  pénurie  des  récoltes  dans  cette  contrée 
nécessitait  l'importation  des  blés  étrangers,  cette  importation 
était  autorisée.  Ainsi  en  1359  cette  exportation  d'Angleterre 
était  permise  pour  Bordeaux  et  La  Rochelle,  en  1387  pour 
Bordeaux. 

En  1392,  les  Bordelais  s'étant  plaints  que  les  marchands 
anglais  qui  portaient  du  blé  à  Bordeaux  n'y  achetaient  plus 
de  vins,  mais  allaient  en  acheter  de  moins  chers  à  La  Rochelle, 
le  roi  Richard  II  ordonna  qu'à  l'avenir  les  marchands  anglais 
seraient  tenus  de  fournir  caution  de  ne  porter  leur  blé  qu'à 
Bordeaux,  et  de  revenir  en  Angleterre  soit  avec  des  marchandises 
bordelaises,  soit  avec  l'argent,  prix  de  leurs  grains  (3). 

En  1406  et  1407  la  ville  fit  elle-même  de  grands  achats  de 
blés  qui  faisaient  défaut  dans  la  contrée.  Ils  avaient  été 
apportés  par  des  navires  anglais  mouillés  devant  Bordeaux. 
Ils  furent  achetés  à  Hélias  Bocher,  Harry  Bian,  Richard 
Essmer,  Wilhem  Saubatze  et  autres,  tous  qualifiés  Anglais, 
marchands  et  maîtres  de  navires.  Le  prix  de  ces  blés  était  de 
12  francs  bordelais  le  tonneau  (4) . 

(1-2)  Livre  de  la  Jurade,  p.  332,  387,  396,  397,  399. 

(3)  Cat.  Rôl.  gasc,  I,  178.  —  Livre  des  Bouillons,  p.  112. 

(4)  Livre  de  la  Jurade,  p.  157. 


—  299  — 

Les  grains  et  les  farines  importés  étaient  pesés  au  poids  public 
de  la  ville.  Ils  étaient  déposés  dans  des  magasins  spéciaux 
ou  dans  ceux  delà  ville.  Richard  Cédet était  en  1408  le  gardien 
de  ces  derniers  chais,  dans  lesquels  se  faisaient  des  ventes 
publiques  de  ces  marchandises  (1). 

Au  printemps  de  1408,  le  prix  des  céréales  avait  baissé  par 
suite  de  nombreux  arrivages.  Puisque  le  prix  du  blé,  dirent  les 
jurats,  est  venu  par  la  miséricorde  de  Dieu  meilleur  marché 
que  d'habitude,  ils  ordonnèrent  que  le  pain  blanc  fût  du 
poids  de  16  onces,  le  pain  brun  de  20  onces,  et  le  barsalon  de 
24  onces  (2).  On  voit  que,  dans  le  système  alors  adopté,  ce 
n'était  pas  le  prix  qui  augmentait  ou  diminuait  pour  le  même 
poids,  mais  le  poids  qui  variait,  le  prix  restant  le  même. 

Le  blé,  à  l'exception  de  toutes  les  marchandises,  était  exempt 
de  tout  droit  d'entrée.  Il  en  était  d'ailleurs  de  même  de  toutes 
les  marchandises  anglaises, qui  ne  payaient  aucun  droit.  «Nous 
»  voulons,  disaient  les  jurats,  que  les  Anglais  aient  la  franchise 
»  pour  tout  ce  qu'ils  nous  portent  d'Angleterre  (3).  » 

Nous  n'avons  pas  de  renseignements  statistiques  nous 
permettant  d'apprécier  la  quantité  des  grains,  variable  d'aillé  urs 
avec  les  circonstances,  qui  pouvait  être  importée  à  Bordeaux. 

Nous  ferons  remarquer  que  cette  importation,  comme  celle 
des  autres  vivres  et  victuailles,  était  fort  ancienne.  Car  en  1377, 
Richard  II,  confirmant  aux  marchands  de  Guienne  le  droit  de 
chargera  Londres  dans  leurs  navires  diverses  marchandises, 
et  renouvelant  la  confirmation  en  1388,  mande  aux  Bordelais 
que  le  Parlement  tenu  à  Westminster  a  confirmé  deux  statuts 
de  son  trisaïeul  le  roi  Edouard  Ier,  rendus  en  1281  et  1297, 
permettant  aux  marchands  de  Bordeaux  de  transporter,  acheter 
et  vendre  librement  dans  tout  le  royaume,  savoir  :  blés,  vins, 
avoines,  chairs,  poissons  et  tous  autres  vivres  et  victuailles; 
de  même  que  laynes,  draps,  mercerie,  peaux,  cuirs  et  autres 
marchandises. 

Nous  n'avons  pas  de  renseignements  sur  les  chairs,  ou 
viandes  salées,  pas  plus  que  sur  les  beurres  et  les  fromages. 
Nous  constatons  seulement  que  l'archevêché  achetait  des 
fromages  en  Angleterre. 

(1-2-3)  Livre  de  la  Jurade,  p.  135,  316,  379,  227,  356;  p.  295;  p.257  :  «  Que 
los  Angles  sia  franx  de  tôt  so  que  porteran  d'Anglaterra.  » 


—  300  — 

Les  indications  sont  plus  nombreuses  pour  les  poissons  secs 
ou  salés. 

Ces  poissons,  surtout  les  harengs,  étaient  importés  à 
Bordeaux  par  les  navires  flamands  et  anglais.  Ces  navires 
apportaient  non  seulement  le  poisson  de  Zélande,  d'Anvers, 
d'Ecosse,  d'Angleterre,  d'Irlande,  de  Bretagne,  mais  encore 
celui  qu'ils  se  procuraient  en  Norwège. 

Le  poisson  salé  était  un  objet  d'échange  important  au 
moyen  âge,  époque  où  les  jours  de  jeûne  et  de  nourriture 
maigre  étaient  nombreux,  et  pendant  lesquels  l'abstinence  de 
viande  était  rigoureusement  observée. 

Les  documents  contemporains  mentionnent  que  souvent  les 
cargaisons  de  harengs  envoyées  d'Angleterre  en  Guienne, 
provenaient  d'échanges  faits  avec  des  marchands  de  Norwège 
et  des  Pays-Bas  pour  des  blés,  de  l'orge  ou  de  la  bière. 

Les  harengs,  les  morues,  le  stockflsh,  étaient  troqués  à 
Bordeaux  contre  des  vins.  La  règle  générale  du  commerce  de 
cette  époque  était  le  troc,  marchandise  contre  marchandise. 
Ainsi  Edouard  III,  qui  en  1363  avait  prohibé  la  sortie  de 
diverses  marchandises  anglaises,  avait  dès  l'année  suivante 
levé  ces  prohibitions,  et  notamment  permis  la  sortie  des  poissons 
secs  des  comtés  de  Cornouailles  et  de  Devon  pour  les  troquer 
en  Guienne  contre  des  vins. 

Les  chargeurs,  à  leur  retour  en  Angleterre,  devaient  justifier 
de  l'accomplissement  de  cette  condition  par  un  certificat  du 
maire  de  Bordeaux,  du  connétable  et  du  sénéchal. 

Les  nobles  anglais  ne  dédaignaient  pas  plus  d'envoyer 
vendre  à  Bordeaux  des  poissons  salés  que  les  nobles  gascons 
de  vendre  leur  vin  en  Angleterre.  Ce  commerce  devait  être 
lucratif,  car  il  avait  tenté  le  prince  Noir  lui-même,  cette  fleur 
de  chevalerie,  ce  prince  fastueux  et  prodigue,  obligé  de 
chercher  tous  les  moyens  de  suffire  à  ses  dépenses.  Les  comptes 
de  son  trésorier,  Richard  Filongleye,  nous  montrent  le  fier  duc 
d'Aquitaine,  faisant  à  Bordeaux  le  commerce  de  la  morue,  du 
stockflsh  et  du  hareng,  et  nous  donne  le  chiffre  de  ses  bénéfices 
sur  cet  article,  qui  n'était  pas  le  seul  de  son  commerce  (1). 

(1)  La  recette  du  prince  porte  aux  articles  39,  44  et  46  les  sommes  de 
2601  U32'l  sterling,  2311  \  3s  40*1  sterling  et  2281  \$b\a  sterling  pour  stockfische, 
pesshon  salé  et  harangsore.  Il  spéculait  aussi  sur  les  harnais  et  les  chevaux 


—  301  — 

Nous  trouvons  en  effet  dans  le  même  document  que  le  prince 
recevait  par  Jes  mains  de  Hugues  Le  Berton,  trésorier  de  son 
hôtel,  «  en  prix  de  victuailles  achetées  en  Angleterre  et  envoyées 
>  en  Aquitaine  »,  une  première  somme  de  5551  15s  6d  sterling 
anglais,  et  une  seconde  de  2,533'  19s  sterling. 

Nous  trouvons  à  diverses  reprises  dans  les  comptes  de 
l'archevêché  des  achats  de  poissons  salés.  En  1385  on  achetait 
dix  milliers  de  harengs  rouges  pour  le  carême  au  prix  de 
75  sols  le  millier  (1);  à  peu  près  à  la  même  époque  on  achetait 
des  merluches  de  Cornouailles  qu'on  échangeait  contre  du  vin. 

La  ville  de  Bordeaux  achetait  elle-même  des  harengs  et 
d'autres  poissons  salés  à  des  marchands  anglais  pour  avitailler 
les  navires  qu'elle  armait  à  l'époque  où  elle  avait  à  défendre 
les  villes  de  Blaye  et  de  Bourg,  assiégées  par  les  Français.  Elle 
le  payait  à  Toni  Doscor  et  à  Jouffre  Barger,  marchands  anglais, 
à  raison  de  9  francs  la  barrique  de  harengs  blancs  (2). 

De  Bordeaux  ces  poissons  se  répandaient  clans  l'intérieur  et 
remontaient  jusqu'à  Poitiers  vers  le  nord  et  Toulouse  vers 
le  sud. 

L'ensemble  des  objets  d'alimentation  importés  à  Bordeaux 
atteignait  donc  un  chiffre  important,  mais  que  nous  ne  pouvons 
préciser. 

Il  en  est  de  même  pour  les  boissons. 

Nous  avons  déjà  parlé  des  vins  au  chapitre  du  commerce 
intérieur,  et  de  ceux  qu'on  importait  pour  la  consommation 
locale.  Malgré  l'habitude  générale  de  boire  du  vin  qu'avaient 
toutes  les  classes  de  la  population,  les  paysans  et  les  ouvriers, 
pas  plus  qu'aujourd'hui,  ne  pouvaient  le  faire  tous  les  jours. 
Nous  avons  cité  les  piquettes,  ou  vins  lymphatés,  qui  formaient 
la  boisson  journalière  du  peuple.  On  apportait  aussi  de 
Normandie  du  cidre  et  du  poiré,  qu'on  appelait  pomada  et 
poyreau,  parce  qu'ils  venaient  de  la  pomme  et  de  la  poire. 

Le  livre  des  comptes  de  l'archevêché,  le  Livre  de  la  Jurade, 
mentionnent  de  nombreux  achats  de  cidre  pour  les  domestiques, 

d'Angleterre  vendus  à  Bordeaux  :  «  En  prix  de  chivals  achatez  en  Angleterre  et 
envoyez  vers  les  parties  d'Aquitaine,  7721  13s  4d  sterling  anglois.  » 
Voy.  Delpit.  Documents  français,  p.  176,  n°  ccxxiv. 

1)  Comptes  de  l'Archevêché.  Archiv.  départ.  Série  G,  ann.1385. 

2)  Livre,  de  la  Jurade,  p.  139,  157,  160. 


—  302  — 

les  vignerons  et  les  marins.  La  ville  en  achetait  jusqu'à 
cent  tonneaux  à  la  fois  pour  les  marins  de  sa  flottille.  Elle 
le  payait  aux  marchands  de  Bayonne  qui  l'apportaient  de 
Normandie  à  raison  de  5  francs  bordelais  la  pipe  de  deux 
barriques,  et  donnait  deux  pipes  de  cidre  pour  huit  jours  aux 
cinquante  hommes,  marins  et  soldats,  qui  montaient  un  de 
ses  navires  (1). 

2°  Métaux  :  Or,  argent,  cuivre,  fer,  plomb,  étain. 

Les  ateliers  des  monnaies  avaient  une  grande  importance  en 
Guienne,  et  consommaient  une  assez  forte  quantité  de  métaux 
précieux.  Les  comptes  du  prince  Noir  nous  font  voir  qu'il  fut 
frappé  à  cette  époque  pour  230,000  livres  sterling  de  monnaie 
d'or,  et  177,000  livres  sterling  de  monnaie  d'argent. 

D'où  provenaient  ces  métaux,  ainsi  que  ceux  employés  pour 
l'orfèvrerie  qui  était  en  honneur  à  Bordeaux? 

Nous  n'avons  pas  de  documents  qui  puissent  nous  renseigner 
exactement  sur  ce  point. 

On  faisait  la  recherche  des  paillettes  d'or  dans  le  lit  des 
rivières  des  Pyrénées,  dans  l'Ariège  près  de  Pamiers,  dans  le 
Salât  près  de  Saint-Girons,  et  dans  la  Garonne  en  amont  de 
Toulouse,  après  la  jonction  des  deux  rivières  précédentes. 
C'était  principalement  dans  les  anses  de  ces  rivières,  et 'dans 
les  endroits  où  le  cours  d'eau  perd  de  sa  vitesse,  que  les 
orpailleurs  faisaient  leurs  recherches.  Les  petites  rivières  de 
la  Cèze  et  du  Gardon,  qui  se  jettent  dans  le  Rhône  au-dessus 
d'Avignon,  fournissaient  aussi  quelques  paillettes.  Ces  dépôts, 
peu  riches,  donnaient  des  fragments  de  métal,  ordinairement 
de  forme  lenticulaire,  et  dont  le  volume  atteignait  quelquefois 
4  millimètres  et  demi  dans  l'Ariège,  et  ne  dépassait  pas 
3  millimètres  dans  la  Cèze  et  le  Gardon. 

L'or  pouvait  aussi  venir  du  Piémont  par  Narbonne  et  Lyon, 
des  sables  du  Rhin  et  de  la  montagne  du  Harz  en  Allemagne 
par  la  Flandre  ou  l'Angleterre. 

Quant  à  l'argent,  il  provenait  des  mines  de  plomb  argentifère 
des  Pyrénées,  et  quelque  peu  de  celles  du  Rouergue.  Nous 

(1)  Livre  de  la  Jurade,  p.  139. 


—  303  — 

voyons  le  prince  Noir  percevoir  une  redevance  peu  importante 
sur  les  mines  de  Villefranche  (1). 

A  cette  époque  les  souverains,  obéissant  à  une  préoccupation 
générale,  prohibaient  sévèrement  l'exportation  des  métaux 
précieux.  Il  en  était  ainsi  en  France  d'après  une  ordonnance 
royale  en  date  du  28  juillet  1303.  L'exportation  d'Angleterre 
était  aussi  prohibée,  et  cette  prohibition  des  matières  en  lingots 
ou  à  l'état  de  monnaies,  était  souvent  renouvelée.  Quelquefois, 
comme  en  1314,  quelques  circonstances  particulières  obligèrent 
le  roi  à  permettre  aux  marchands  d'emporter  les  monnaies 
nécessaires  à  payer  leurs  achats  à  l'étranger,  et  encore  ce  ne 
fut  pas  sans  restrictions  (2). 

Le  24  septembre  1335  la  prohibition  fut  renouvelée  (3). 
En  1344,  il  fut  fait  défense  non  seulement  aux  marchands, 
mais  même  aux  pèlerins,  d'emporter  or,  argent,  vaisselle  d'or 
et  d'argent  (4).  Et  si  quelquefois  l'autorisation  était  accordée 
à  quelque  puissaut  personnage,  cette  autorisation  même  était 
la  preuve  de  la  prohibition  générale.  Ainsi  le  10  juillet  1432, 
Gaston  de  Foix,  comte  de  Longueville  et  captai  de  Buch, 
obtenait  la  licence  de  transporter  dans  le  duché  d'Aquitaine 
de  la  vaisselle  d'argent  qu'il  avait  achetée  à  Londres  (5). 

De  plus  hauts  personnages  n'avaient  pas  eu  besoin  d'autori- 
sation. Ainsi  en  1372  le  duc  de  Lancastre  avait  fait  porter  de 
Londres  à  Bordeaux  1,050  marcs  d'or.  Ce  transport  fut  confié  à 
William  d'Ardène  qui  l'effectua  en  traversant  la  France  à  dos 
de  sommiers  et  avec  l'aide  de  deux  valets.  La  durée  de  son 
voyage  fut  de  cent  quarante-sept  jours  (6). 

En  traitant  des  monnaies,  nous  avons  parlé  de  ce  qui 
concernait  les  orfèvres  de  Bordeaux.  Nous  remarquerons 
que  les  règlements  qui  leur  étaient  imposés  étaient  à  peu 
près  les  mêmes  que  ceux  qui  régissaient  les  orfèvres  de 
Londres. 

Le  fer  importé  à  Bordeaux  venait  du  Périgord,  des  Landes 
et  d'Espagne.  Parmi  les  industries  du  fer  qui  s'exerçaient  à 
Bordeaux,  nous  signalerons  celle  des  armes  et  des  armures  qui 

(1-2)  Delpit.  Docum.  franc,  p.  140,  n°  164;  —  Introd.  p.  ccxxxvn,  et  texte 
n°s  326,  327. 

[3-4)  Rymer.  1335,  f°  922  ;  —  1344,  fo  4,  v.  III. 

(5)  Cat.  Rôl.  gasc.  1432,  fo  215. 

(6)  Delpit.  Docum.  franc,  p.  187,  n°  246. 


—  304  — 

donnaient  lieu  à  un  certain  mouvement  d'exportation,  et  que 
nous  mentionnerons  à  cette  occasion. 

Lecuivre,  leplomb,  Yétain,  étaient  très  employés.  Les  Livres 
de  la  Juracle  à  Bordeaux,  des  documents  concernant  les  taxes 
perçues  à  Libourne,  à  Blaye,  nous  indiquent  leur  importance, 
mais  sont  à  peu  près  muets  sur  leur  provenance. 

Un  document  du  24  août  1275  réglant-  entre  Jean  de  Labère, 
connétable  de  Bordeaux,  et  la  famille  Andron  de  Lansac,  le 
péage  du  port  de  Fozéra,  qui  allait  être  la  ville  de  Libourne, 
fixait  à  trois  deniers  par  quintal  le  droit  d'entrée  pour  le  cuivre, 
Fétain  et  le  plomb  (1). 

La  coutume  de  Blaye  fixait  ce  droit  pour  le  fer,  l'étain  et  le 
cuivre  à  10  deniers  par  millier;  il  était  dit  que  tout  marchand 
venant  d'Espagne  avec  sa  marchandise  était  exempt  de  taxes 
pour  un  an  (2). 

Le  cuivre,  l'étain,  le  plomb,  qui  venaient  à  Bordeaux  dès 
l'époque  romaine,  étaient  affranchis  de  toute  taxe  d'entrée. 
Une  ordonnance  d'Edouard  III  en  date  du  5  avril  1348  constate 
que  ces  métaux  étaient  librement  importés  en  Guienne. 

Cependant,  près  de  cent  ans  après,  l'étape  de  Calais  ayant 
été  fixée  comme  obligatoire  pour  toutes  les  exportations 
d'Angleterre  en  France,  laines,  cuirs,  peaux,  étains,  plombs, 
le  connétable  et  la  Compagnie  des  étapes  de  Calais  se  plaignirent 
au  roi  Henri  V  que  nonobstant  ces  dispositions,  certains 
marchands  des  îles  Normandes,  de  Bretagne  et  de  Guienne, 
achetaient  en  Cornouailles  de  l'étain  brut,  sans  passer  au 
retour  par  Calais.  Henri  V  rendit  en  1414  une  ordonnance  qui 
prescrivait  l'étape  de  Calais  (3). 

L'emploi  de  l'étain  dans  la  vie  domestique  était  considérable. 
C'est  en  étain  que  se  fabriquait  presque  toute  la  vaisselle  de 
ménage,  brocs,  pots,  bassins,  pintes,  canettes,  plats,  assiettes. 
Les  potiers  d'étain  exerçaient  une  industrie  presque  artistique, 
très  recherchée  et  très  lucrative. 

Les  riches  mines  de  Cornouailles  et  du  Devonshire,  qui 
fournissaient  à  la  Guienne  l'étain,  lui  fournissaient  aussi  du 
cuivre. 

(1)  Guinodie.  Hist.  de  Libourne,  t.  II,  p.  391. 

(2)  Archiv.  historiq.  de  la  Gironde,  t.  XII,  p.  217. 

(3)  Fr.  Michel,  t.  I,  p.  256. 


—  305  - 

Mais  Bordeaux  recevait  aussi  des  cuivres  du  Nord.  Depuis 
le  xiie  siècle  des  navigateurs  de  la  Baltique  et  des  villes 
hanséatiques  avaient  commencé  à  porter  dans  l'Europe 
occidentale,  par  petites  quantités  il  est  vrai,  les  cuivres  des 
mines  de  Falhun  en  Dalécarlie  et  de  Drontheim  en  Norwège. 
Le  plus  souvent  ces  cuivres  étaient  achetés  par  les  Hollandais 
et  les  Flamands  qui  les  transportaient  ensuite  en  Guienne.  Les 
Flamands  portaient  aussi  des  cuivres  de  Hanselsberg  dans  le 
Hanovre,  et  enfin  une  partie  des  cuivres  anglais  à  destination 
de  Bordeaux. 


3°  Objets  manufacturés  ou  propres  a  l'industrie  :  Laines,  cuirs,  peaux; 
draps ,  toiles .  mercerie. 

Les  statuts  d'Edouard  Ier  de  1281  et  1297,  confirmés  par 
arrêt  du  Parlement  en  1377  et  publiés  par  le  roi  Richard  II,  et 
dont  nous  avons  déjà  parlé,  accordaient  aux  marchands  de 
Guienne  le  droit  d'acheter  en  Angleterre,  et  de  charger  sur 
leurs  navires,  non  seulement  les  blés,  vins,  avoines,  chairs, 
poissons  et  autres  victuailles;  mais  les  laines,  cuirs,  peaux, 
draps  et  d'autres  marchandises. 

Bordeaux,  qui  n'a  jamais  été  une  ville  industrielle,  ne 
demandait  guère  de  laines  à  l'étranger.  Elle  n'avait,  comme 
fabriques  de  draps,  que  de  très  petits  ateliers  locaux  utilisant 
la  laine  des  moutons  du  pays.  De  même  elle  ne  recevait  pas  de 
fils  de  chanvre  ou  de  lin  de  l'étranger,  ses  tisserands  se  bornant 
à  l'usage  des  textiles  de  la  contrée.  Mais  Bordeaux  importait 
en  grande  quantité  les  étoffes  de  laine  et  de  fil. 

Les  Anglais  au  xme  siècle  fabriquaient  peu  de  draps  ;  ils 
vendaient  leurs  laines  à  l'étranger,  quelque  peu  aux  Italiens, 
beaucoup  aux  Flamands.  Les  laines  vendues  aux  Italiens 
passaient  quelquefois  par  Bordeaux.  On  a  conservé  des  lettres 
de  la  maison  Gherardi  établie  à  Londres  en  1286,  constatant 
d'importants  achats  de  laines  faits  par  ces  Italiens  à  diverses 
abbayes  anglaises  (1).  Ces  laines  remontaient  la  Garonne 
jusqu'à  Narbonne  et  à  Montpellier,  où  les  navires  de  Pise  et 
de  Gênes  venaient  les  prendre. 

(1)  Duesbers:.  Histoire  de  la  Navigat.,  p.  407. 


—  306  — 

A  cette  époque  les  Templiers  avaient  obtenu  depuis  1213 
le  privilège  du  transport  des  laines  d'Angleterre  à  l'étranger; 
et  ils  en  usèrent  jusqu'à  l'extinction  de  l'ordre  en  1309  (1). 
En  1341  Edouard  III  accorda  le  monopole  de  l'exportation  des 
laines  aux  banquiers  italiens  les  Bardi  et  les  Perucci,  en 
récompense  et  pour  les  couvrir  des  prêts  énormes  qu'ils  avaient 
faits  au  roi  (2). 

L'Angleterre,  à  l'époque  dont  nous  parlons,  vendait  ses 
laines  aux  Flamands,  qui  achetaient  la  laine  partout  où  ils  en 
trouvaient,  et  vendaient  les  draps  aux  Anglais.  La  marine 
anglaise  avant  le  xive  siècle  n'était  pas  plus  développée  que 
son  industrie,  et  tous  les  transports  se  faisaient  par  les  navires 
de  la  hanse  teutonique  qui  étaient  alors  les  rouliers  des  mers 
du  Nord  et  de  l'Océan. 

Le  comptoir  de  la  hanse  à  Bruges  était  devenu  l'entrepôt 
universel  du  commerce  du  Nord  et  de  l'Occident.  Il  avait 
conquis  sur  ce  marché  le  monopole  de  la  vente  du  poisson 
salé,  des  grains,  de  la  toile,  de  la  bière,  des  métaux  bruts  et 
ouvrés  et  particulièrement  de  l'or  et  de  l'argent  extraits  des 
mines  de  la  Bohême  et  de  la  Hongrie.  A  Londres  les  Hanséates 
avaient  obtenu  sous  les  trois  premiers  Edouard,  pour  leur 
comptoir  qui  existait  depuis  1203,  les  plus  précieux  avantages. 
De  1300  à  1350  ils  obtinrent  presque  constamment  le  privilège, 
même  à  l'exclusion  des  Anglais,  d'exporter  les  principaux 
produits,  tels  que  la  laine,  les  peaux  et  l'étain.  Comme  nous 
venons  de  le  dire,  la  plus  grande  partie  de  ces  laines  étaient 
achetées  par  la  Hollande  et  la  Flandre,  dont  les  fabriques  de 
draps  avaient  atteint  le  plus  haut  degré  de  prospérité  (3). 

Mais  lorsque  l'industrie  anglaise  eut  commencé  à  fabriquer 
ses  draps  et  lorsque  sa  marine  eut  pris  un  certain  développe- 
ment, des  rivalités  industrielles  ne  tardèrent  pas  à  s'élever 
entre  l'Angleterre  et  la  Flandre,  et  à  plusieurs  reprises  les 
rois  anglais  défendirent  à  leurs  sujets  de  commercer  avec  les 
Flamands.  Ils  restreignirent  d'abord  le  commerce  des  laines, 
des  cuirs  et  des  peaux.  Le  12  août  1318,  Edouard  III  prohiba 
l'exportation  des  laines,  cuirs,  peaux,  et  celle  des  draps.  Le 

(1)  Rymer.  1213,  foi  15. 

(2)  Cat.  Rôl.  gasc.  1341,  26  novembre,  fo  111. 

(3)  Guillaumin.  Dict.  du  Comm.,  v°  Hanse,  f°  20. 


—  307  — 

30  avril  1327,  il  autorisa  cette  exportation,  mais  seulement 
par  quelques  ports  déterminés  :  Newcastle,  York,  Lincoln, 
Londres,  Dublin,  Cork  (1).  En  1336,  l'exportation  des  laines 
fut  défendue.  Cette  défense  fut  renouvelée  le  10  février  1345  et 
le  21  novembre  1347  (2). 

Pour  Bordeaux,  l'importation  des  draps  était  beaucoup  plus 
importante  que  celle  des  laines.  C'était  le  grand  article 
d'échange  contre  les  vins  ;  aussi  était-il  le  plus  souvent  affranchi 
des  obstacles  apportés  à  l'importation  des  laines. 

Des  difficultés  s'élevaient  fréquemment  entre  les  marchands 
anglais  et  leurs  acheteurs  gascons,  soit  à  Londres,  soit  à 
Bordeaux. 

Les  marchands  à  Londres  avaient  la  prétention,  lorsqu'ils 
vendaient  des  marchandises  au  poids,  d'avoir  le  droit  de  faire 
pencher  la  balance  en  leur  faveur.  Les  marchands  étrangers 
avaient  obtenu  du  roi,  en  1304,  une  charte  par  laquelle  le 
gardien  de  la  balance  publique  devait,  avant  de  peser  les 
marchandises,  montrer  d'abord  que  les  bassins  étaient  parfai- 
tement en  équilibre,  et  ensuite  éloigner  les  mains  de  la  balance 
pour  ne  pas  faire  pencher  injustement  l'un  ou  l'autre  bassin. 
Les  marchands  de  Londres  réclamèrent  énergiquement, 
prétendant  que  de  tout  temps  ils  avaient  eu  le  privilège  de 
faire  pencher  la  balance  du  côté  qui  doit  être  favorisé,  c'est-à- 
dire  au  profit  du  vendeur  (3). 

Ils  élevaient  une  prétention  analogue  pour  le  mesurage  des 
draps.  Ce  mesurage  fut  réglé  à  Londres  en  1373  par  le 
Parlement  tenu  à  Northampton  ;  il  le  fut  à  Bordeaux  par  le 
duc  de  Lancastre  vers  la  même  époque.  Les  Anglais  préten- 
daient que  la  mesure  en  usage  à  Bordeaux  était  plus  longue 
que  celle  d'Angleterre.  On  mesurait  alors  les  draps  avec 
une  corde  graduée,  mesure  sujette  à  variations.  Il  fut  décidé 
que  le  duc  ferait  venir  de  Londres  une  mesure  dûment 
certifiée  (4). 

L'introduction  des  draps  anglais  n'empêchait  pas  celle  des 
draps  flamands,  bien  plus  anciennement  usitée.  Froissard 
parle  d'une  flotte  espagnole  chargée  au  port  de  l'Écluse,  de 

(1-2)  Rymer.  1327,  f°  705;  —  1336,  f°  943;  1345,  f°  29;  1347,  f°  41. 

(3)  Delpit.  Docum.  franc.,  p.  ccxxxv,  introd.,  e»  n0&  85  et  86. 

(4)  Livre  des  Bouillons,  f°  374. 


—  308  — 

draps,  de  toiles  et  d'autres  marchandises  achetées  en  Flandre 
à  destination  de  Bordeaux. 

Les  livres  de  comptes  de  l'archevêché  nous  donnent  quelques 
renseignements  sur  ces  draps  et  ces  toiles  d'Angleterre,  d'Irlande 
et  de  Flandre,  importés  à  Bordeaux. 

En  1355,  le  trésorier  achetait  pour  les  neveux  du  pape  des 
draps  de  Colcester,  des  draps  de  Galles  et  des  toiles  de 
Bretagne,  et  en  1357,  des  toiles  de  lin  d'Angleterre.  Il  payait 
deux  pièces  un  quart  de  drap  d'écarlate  pour  faire  une  cotte 
hardie,  une  capuce  et  des  chausses  à  Pierre  de  la  Mothe,  frère 
du  pape,  plus  une  demi-pièce  de  blanquet  pour  doubler  la 
capuce,  le  tout  17  léopards  d'or.  Du  drap  d'or  pour  un  jupon 
à  Pierre  de  la  Mothe  était  payé  4  léopards  d'or.  Du  drap 
d'Irlande  pour  faire  des  cottes  hardies  à  Pierre  et  Gaillard  de 
la  Mothe,  neveux  de  l'archevêque,  17  florins.  Il  achetait  aussi 
du  drap  de  Frise. 

Il  achetait  44  aunes  3/4  de  panne  de  lin  d'Angleterre  pour 
faire  des  linceuls  de  lit. 

Plus  tard,  en  1382,  le  trésorier  achetait  du  drap  rouge  et  du 
drap  mesclat  pour  l'épouse  de  Bertrand  de  Roquers,  frère  de 
l'archevêque;  et,  pour  les  funérailles  de  l'archevêque,  du  drap 
de  Galles  pour  faire  des  vêtements  de  deuil  à  Jean  de  Roquers, 
neveu  de  Monseigneur,  à  Hugon,  médecin,  et  à  quelques 
autres;  un  manteau  d'Irlande  pour  le  neveu.  Nous  voyons 
aussi  payer  28  livres  pour  4  aunes  d'écarlate,  des  toiles  de 
Flandre  pour  les  vêtements  de  l'archevêque,  des  étoffes 
d'Irlande  pour  couvertures  de  lit,  six  manteaux  d'Irlande  pour 
le  neveu  de  l'archevêque  et  sa  suite. 

Outre  les  draps  et  les  toiles,  Bordeaux  importait  encore  un 
grand  nombre  de  ces  articles  qu'on  appelait  mercerie,  du  nom 
générique  de  merœ,  marchandise.  C'étaient  des  bas,  des  gants, 
des  bourses,  des  ceintures,  des  capes  et  manteaux.  Nous 
trouvons  l'achat  par  le  trésorier  de  l'archevêque  d'une  ceinture 
doublée  de  rouge  et  de  gris  de  Londres;  de  registres;  de  papier 
à  raison  de  10  sous  pour  deux  mains  de  papier,  et  une  autre 
fois  de  4  livres  10  sous  pour  dix-huit  mains. 


—  309  — 

Article  3. 
Exportations 

Parmi  les  exportations  de  Bordeaux  pendant  la  période 
anglaise,  une  seule  a  de  l'importance,  celle  des  vins,  à  laquelle 
nous  consacrons  un  article  spécial.  Les  autres  produits  de 
l'agriculture  ou  de  l'industrie  de  la  Guienne  ne  donnaient  lieu 
qu'à  des  affaires  restreintes  et  souvent  interrompues. 

Nous  allons  cependant  les  passer  rapidement  en  revue. 

Parmi  les  produits  alimentaires,  nous  citerons  les  grains,  le 
miel,  le  sel. 

La  législation  économique  sur  les  grains  a  toujours  été 
variable  chez  tous  les  peuples  de  l'Europe.  D'une  part,  les  rois 
et  les  populations  ont  toujours  poursuivi  un  double  but,  celui 
de  s'assurer  un  approvisionnement  suffisant  en  empêchant  les 
blés  de  sortir,  et,  en  cas  de  disette,  celui  de  faciliter  leur  entrée; 
d'autre  part,  en  temps  de  guerre,  on  voulait  empêcher  l'ennemi 
de  profiter  de  nos  vivres,  comme  disait  en  1304  le  roi  Philippe 
le  Bel. 

L'histoire  de  la  législation  sur  les  grains  ne  présente  qu'une 
série  alternative  de  prohibitions  à  l'entrée  ou  à  la  sortie. 

Les  disettes  étant  beaucoup  plus  fréquentes  que  les  années 
d'abondance,  la  règle  la  plus  générale  était  la  prohibition 
d'exporter.  Les  jurats  y  tenaient  rigoureusement  la  main.  Les 
exportations  n'étaient  qu'exceptionnelles,  et  il  nous  est 
impossible  d'en  déterminer  l'importance. 

Le  miel  était  le  sucre  de  cette  époque,  et  Bordeaux  chargeait 
celui  des  Landes  et  de  Narbonne,  mais  en  petite  quantité, 
pour  les  Flamands  et  les  Hanséates.  Le  miel  avait  quelques 
usages  médicinaux  et  culinaires;  son  plus  grand  emploi  était 
la  fabrication  de  l'hydromel,  liqueur  favorite  des  peuples  du 
Nord  et  dont  on  faisait  grande  consommation  en  Pologne,  en 
Suède,  en  Norwège  et  en  Russie. 

Le  sel,  assujetti  à  des  impôts  en  France,  était  d'un  commerce 
libre  pour  la  Guienne.  Nous  avons  déjà  parlé,  comme  donnant 
lieu  au  commerce  intérieur,  des  sels  qui  venant  de  Brouage  ou 
de  Soulac  remontaient  la  Garonne. 


—  310  — 

L'exportation  de  ces  sels  se  faisait  aussi  par  Bordeaux  pour 
l'Angleterre  et  pour  la  Flandre,  qui  les  utilisaient  pour  les 
salaisons  de  viandes  et  de  poissons.  Mais  cette  exportation 
n'eut  jamais  l'importance  de  celle  faite  par  La  Rochelle  des  sels 
de  la  Saintonge  et  de  l'Aunis. 

Le  commerce  des  résines,  brais  et  goudrons,  existait  dès 
l'époque  la  plus  reculée.  Ausone  en  a  fait  mention.  Le  nom 
tVarkanson,  donné  au  brai  sec  ou  colophane,  était  donné  aussi 
au  petit  port  des  landes  que  nous  appelons  aujourd'hui 
Arcachon.  Il  est  probable  que  les  navires  anglais  principalement 
chargeaient  quelques  approvisionnements  de  résine  à  Bordeaux, 
malgré  la  concurrence  que  cette  marchandise  avait  à  subir  des 
résines  du  Nord. 

La  résine  était  entreposée  à  Bordeaux  dans  des  magasins 
désignés  par  les  jurats.  Elle  payait  à  la  ville  un  droit  de  sortie 
de  12  deniers  par  livre.  Des  marchands  bretons  essayèrent  en 
vain  de  s'y  soustraire  (1). 

Ces  droits  de  sortie  étaient  affermés.  En  1407,  le  fermier 
était  un  Anglais  du  nom  de  Lamford  ;  il  payait  10  livres  par  an  ; 
ce  qui  implique  le  peu  d'importance  de  cette  exportation  (2). 

Bordeaux  exportait  pour  l'Angleterre  et  surtout  pour  la 
Flandre  une  matière  tinctoriale,  la  guède,  redon  ou  pastel,  qui 
servait  à  la  teinture  des  étoffes  et  surtout  des  laines.  Le  pastel 
était  cultivé  dans  les  environs  de  Toulouse,  dans  la  province 
de  Lauraguais. 

Les  provinces  du  nord  de  la  France  recevaient  dès  le 
xine  siècle  les  pastels  du  Languedoc.  Leur  entrepôt  principal 
était  en  Picardie,  à  Amiens;  de  là,  le  pastel  se  répandait  en 
Hollande,  en  Flandre,  et  par  Calais  en  Angleterre.  Mais  ce 
mouvement  s'opérait  par  Narbonne  et  le  Rhône  et  non  par 
Bordeaux  (3),  ou  du  moins  Bordeaux  n'en  obtenait-il  qu'une 
faible  partie. 

Le  commerce  d'exportation  du  pastel  se  trouvait  d'ailleurs 
lié  avec  celui  des  draps  du  Languedoc,  et  les  fabricants  de  cette 
contrée  demandaient  la  prohibition  de  porter  à  leurs  concurrents 
du  Nord  la  matière  nécessaire  à  ceux-ci  pour  teindre  leurs 
étoffes. 

(1-2)  Livre  de  la  Jurade,  p.  4,  27,  340,  358,  299;  p.  209. 
(3)  Célestin  Port.  Hist .  du  Commerce  de  Narbonne,  p.  61 . 


—  311  — 

Les  laines  et  le  pastel  ne  pouvaient  sortir  des  provinces 
françaises.  Cette  prohibition  avait  été  obtenue  en  1303  du  roi 
Philippe  le  Bel,  par  les  députés  des  fabricants  de  draps  de 
Languedoc  qui  se  plaignaient  de  la  concurrence  que  leur 
faisaient  surtout  les  draps  de  Flandre.  La  défense  d'introduire 
en  France  des  draps  étrangers  accompagnait  la  défense 
d'exportation  des  matières  premières  propres  à  cette  fabrication, 
c'est-à-dire  des  laines  et  des  teintures  (1).  Mais  douze  ans 
après,  en  1315,  une  nouvelle  ordonnance  royale  vint  lever  cette 
prohibition. 

Cette  liberté  ne  dura  pas  longtemps.  Les  députés  des 
fabriques  de  Carcassonne,  de  Bézierset  de  Narbonne  portèrent 
au  roi  leurs  plaintes  contre  la  concurrence  étrangère,  et 
réclamèrent  le  maintien  des  anciennes  prohibitions.  Le  roi 
Philippe  le  Long,  le  24  février  1318,  remit  en  vigueur  les 
défenses  d'exporter  les  laines,  la  gaude,  la  guède,  la  garance, 
c'est-à-dire  toutes  les  matières  servant  à  fabriquer  ou  à  teindre 
les  étoffes,  et,  en  outre,  les  draps  eux-mêmes.  Ces  défenses 
furent  renouvelées  en  1333  et  en  1349. 

Les  producteurs  de  laine  et  ceux  de  pastel  se  plaignirent  à 
leur  tour  de  ne  pouvoir  plus  vendre  leurs  récoltes  ;  les  marchands 
de  draps  de  Narbonne  se  plaignaient  aussi  de  ne  pouvoir  plus 
écouler  leurs  marchandises.  Ils  obtinrent  gain  de  cause  dans 
ce  conflit  avec  les  fabricants  de  draps  ;  et  la  liberté  du  commerce 
des  guèdes  et  des  laines  fut  rétablie  en  1359;  mais  elle  fut 
assujettie  au  paiement  d'un  droit  de  sortie  (2). 

Nous  trouvons  cependant  quelques  traces  d'arrivée  à  Bordeaux 
de  pastels  du  Languedoc  venant  par  la  Garonne;  car,  en  1345, 
le  comte  de  Derby  avait  accordé  à  La  Réole  un  droit  de  péage 
sur  les  marchandises  qui  descendaient  la  rivière,  et  notamment 
un  droit  de  20  deniers  sur  chaque  pipe  de  pastel  (3). 

Les  registres  de  la  Jurade  mentionnent  en  1404  l'importation 
du  pastel  à  Bordeaux.  Il  fut  permis  à  Jean  de  Treulon  et  à 
Jean  Carreyre,  malgré  la  guerre  qui  existait  entre  la  France 
et  la  Guienne,  de  décharger  des  coraux  (bateaux)  français 
venant  d'amont,  et  chargés  de  guaydes  (4). 

(1)  Ordonn.  des  Rois  de  France,  t.  I,  p.  423. 

(2)  Célest.  Port.  Hist.  du  Commerce  de  Narbonne,  p.  67. 

(3)  Archiv.  historiq.,  t.  I,  p.  302  et  ss. 

(4)  Livre  de  la  Jurade,  p.  120. 


—  312  — 

M.  Francisque  Michel  a  fait  remarquer  à  bon  droit  que  ce 
commerce  n'avait  pas  une  grande  importance,  car  les  comptes 
de  Bernard  Angevin,  connétable  de  Bordeaux  en  1427,  ne 
portent  l'exportation  des  guèdes  pour  un  semestre  qu'à 
13  tonneaux,  ayant  donné,  à  raison  de  2  deniers  noirs  par 
tonneau,  une  recette  de  2  sous  2  deniers  noirs  (1). 

Le  commerce  du  pastel  prendra  un  développement  plus 
considérable  au  xvie  siècle  lorsque  l'industrie  des  étoffes 
demandera  une  plus  grande  quantité  de  matières  tinctoriales, 
et  que  Bordeaux  pourra  les  exporter  plus  librement. 

Bordeaux  n'exportait  pas  de  fer.  Son  industrie  exploitait 
quelques-uns  des  nombreux  gisements  du  sol  des  Landes,  et 
recevait  des  fers  du  Périgord  très  anciennement  connus.  Mais 
ces  fers,  ainsi  que  quelques  faibles  parties  venues  d'Espagne, 
alimentaient  la  consommation  locale,  et  ne  donnaient  pas  lieu 
à  exportation. 

Ces  fers  servaient  cependant  à  fabriquer  des  armes  pour 
lesquelles  l'industrie  bordelaise  avait  acquis  une  grande 
renommée,  mais  dont  l'exportation  ne  devait  pas  être  consi- 
dérable. 

Cette  renommée  était  ancienne.  Le  roman  de  Gérard  de 
Roussillon  parle  d'un  guerrier  qui  portait  «  lance  et  écu  de 
»  Bordel  »  (2). 

Les  chroniques  de  messire  Jehan  Froissard  nous  parlent 
souvent  des  armes  faites  à  Bordeaux.  Les  épées  avaient  le 
taillant  «  si  aspre  et  si  dur  que  plus  ne  pouvait  ».  Il  nous 
montre  le  chevalier  Berkeley  combattant  avec  une  épée  de 
Bordeaux  «  bonne  et  légère  et  roide  assez  ».  Les  chevaliers 
anglais  et  français  qui  prirent  part  au  célèbre  combat  des 
Trente,  étaient  armés  d'épées  de  Bordeaux  «  courtes,  raides  et 
aiguës  »  (3). 

Ces  épées  coûtaient  fort  cher  :  un  écuyer  anglais  en  avait 
une  «  qui  moult  chier  lui  cousta  »,  dit  la  chronique  de  Bertrand 
Duguesclin  (4). 

(1)  F.  Michel,  t.  I,  p.  299. 

(2)  «  Lance  porte  et  escu  qui  est  de  Bordel.  »  (Gérard  de  Roussillon.  p.  345.) 

(3)  Froissard.  Clironiq.,  1.  II,  ch.  x.  1377. 

(4)  Clironiq.  rimée  de  B.  Duguesclin.  —  Guvelier.  Vie  du  vaillant  Bertrand 
Duguesclin,  t.  I,  p.  222.  «  Un  écuyer  y  vint  qui  le  comte  lança  —  d'un  espoil  de 
Bordiaux  qui  moult  chier  li  cousta.  » 


313 


En  1385,  l'archevêque  de  Bordeaux  fit  don  au  seigneur  de 
Limeuil  d'une  épée  qu'il  paya  4  liv.  7  s.  6  deniers,  somme  qui 
serait  représentée  aujourd'hui  par  celle  de  320  fr.  50  (1). 


VINS. 


Le  vin  a  toujours  formé  la  plus  importante  branche  du 
commerce  de  Bordeaux.  C'est  le  véritable  produit  d'échange 
contre  les  marchandises  étrangères.  Il  nécessite  un  nombreux 
cortège  d'industries  accessoires,  et  emploie  un  personnel 
considérable. 

La  culture  de  la  vigne,  plus  exigeante  que  presque  toutes  les 
autres,  demande  et  occupe  des  terrassiers,  des  laboureurs,  des 
vignerons,  des  femmes;  elle  paie,  sur  la  môme  étendue  de 
terrain,  des  salaires  plus  élevés  et  nourrit  une  population  plus 
dense  que  ne  peut  faire  la  culture  du  blé.  Elle  se  contente  de 
terrains  moins  fertiles. 

La  fabrication  des  vins,  les  soins  qu'ils  nécessitent,  entraînent 
un  mouvement  commercial  important.  Il  faut  des  bois  merrains 
pour  construire  les  barriques;  des  cercles  de  bois  ou  de  fer,  des 
osiers  pour  les  tonneaux;  des  voitures,  des  navires,  pour  les 
transports;  des  courtiers  et  des  marchands  pour  acheter,  des 
banquiers  pour  payer. 

Tous  ces  cultivateurs,  ces  travailleurs,  qui  vivent  par  les 
bénéfices  et  les  salaires  produits  par  la  culture  et  la  vente  du 
vin,  deviennent  à  leur  tour  consommateurs  des  produits  achetés 
en  échange;  et  c'est  ainsi  que  se  crée  le  double  courant  du 
commerce. 

Nous  avons  déjà,  en  étudiant  le  commerce  de  Bordeaux  à 
l'intérieur,  donné  les  détails  les  plus  précis  sur  la  culture  de 
la  vigne  en  Aquitaine;  sur  la  consommation  locale  des  vins  de 
Bordeaux.  Nous  avons  suivi  le  vigneron,  le  vendangeur  dans 
leurs  cultures  et  dans  leur  récolte;  le  tavernier  dans  sa  buvette; 
nous  allons  maintenant  nous  occuper  du  commerce  avec 
l'étranger;  nous  suivrons  le  marchand  dans  ses  ventes,  le 
marin  dans  son  navire,  le  Bordelais  dans  son  comptoir  de 
Flandre  ou  d'Angleterre. 


(1)  Comptes  de  l'Archevêché.  Archiv.  départem. 

20 


—  314  — 

Le  port  de  Bordeaux,  admirablement  placé  près  de  l'Océan, 
sur  un  fleuve  dont  les  affluents  navigables  traversent  de  riches 
contrées  où  fleurit  la  culture  de  la  vigne,  avait  commencé  même 
avant  l'époque  anglaise  non  seulement  à  exporter  les  vins 
provenant  du  Bordelais,  mais  encore  une  grande  quantité  de 
ceux  récoltés  dans  ces  riches  provinces  que  desservent  le  Tarn, 
le  Lot,  la  Garonne  et  la  Dordogne.  On  distinguait  il  est  vrai 
ces  vins  au  point  de  vue  commercial  de  ceux  de  la  sénéchaussée 
de  Bordeaux  ou  des  bourgeois  de  Bordeaux  ;  ils  ne  recevaient 
pas  les  mêmes  privilèges  ou  exemptions  d'impôts;  mais  ils 
n'en  faisaient  pas  moins  partie  du  mouvement  d'exportation. 

Ce  mouvement  s'étendait  en  éventail  sur  l'Océan,  depuis 
l'Espagne  et  le  Portugal  où  il  était  peu  prononcé,  sur  les  côtes 
de  France,  notamment  celles  de  Bretagne  et  de  Normandie,  sur 
les  villes  de  Flandre  et  des  Pays-Bas;  enfin  et  surtout  sur  le 
groupe  des  îles  anglaises. 

Les  contrées  dont  nous  venons  de  parler,  situées  au  nord, 
sur  l'Océan,  récoltaient  peu  de  vin  et  en  consommaient  de 
grandes  quantités;  mais  cependant  dans  quelques-unes  la  vigne 
était  cultivée,  et  d'autres  trouvaient  dans  leur  voisinage  des 
vignobles  plus  rapprochés  que  ceux  de  Bordeaux. 

Sur  ces  marchés  étrangers  les  vins  propres  à  Bordeaux 
avaient  à  lutter  non  seulement  contre  les  vins  du  bassin  de  la 
Garonne  qui  arrivaient  avec  eux;  mais  avec  les  vins  d'Espagne, 
de  La  Rochelle  et  du  Poitou;  avec  ceux  de  la  Touraine  et  de 
l'Anjou, de  la  Bourgogne  et  de  la  Champagne;  plus  au  nord, 
avec  ceux  de  la  Moselle  et  du  Rhin;  et  encore  avec  les  vins  de 
Bretagne,  de  Normandie  et  d'Angleterre,  peu  abondants,  il  est 
vrai,  et  de  mauvaise  qualité,  mais  qui  existaient  toutefois,  et 
desservaient  dans  ces  contrées  une  partie  de  la  consommation 
locale. 

Paris,  déjà  grand  consommateur  de  vins,  recevait  ceux  du 
centre  et  surtout  ceux  de  la  Bourgogne  et  de  la  Champagne, 
venant  par  la  Loire,  la  Seine  et  la  Marne.  Quelques  vins  de 
Gascogne,  mais  peu,  lui  arrivaient  par  Rouen.  Autour  de 
Paris  se  trouvaient  de  nombreux  vignobles,  dont  Suresnes  et 
Argenteuil  conservent  encore  la  tradition. 

En  Bretagne,  dont  le  duc  était  indépendant  et  traitait  de 
pair  avec  le  roi  de  France  et  le  roi  d'Angleterre,  il  existait 
aussi  quelques  vignobles,  peu  importants  d'ailleurs  et  dont  les 


—  315  — 

raisins  mûrissaient  difficilement.  Les  monastères  surtout  se 
livraient  à  cette  culture  dont  quelques  traces  se  sont  même 
conservées  jusqu'à  nos  jours.  Ainsi  en  1848,  les  documents 
statistiques  officiels  comptaient  encore  800  hectares  de  vignes 
cadastrées  dans  cette  ancienne  province. 

A  la  même  époque  il  en  existait  près  de  2,000  hectares  en 
Normandie. 

Il  est  de  tradition,  assure-t-on,  que  les  vignes  qui  existaient 
autrefois  dans  cette  province  auraient  été  arrachées  par  les 
Anglais  au  xm°  siècle  pour  favoriser  la  production  des  vins 
dans  la  Guienne;  cette  tradition  ne  repose  sur  aucun  fondement 
historique.  Et  si  le  fait  eût  été  exact,  dès  que  la  Normandie 
fut  devenue  province  française,  la  culture  de  la  vigne  y  eût 
reparu.  Les  vignes  de  Normandie  disparurent  peu  à  peu  parce 
que  le  climat  n'était  pas  favorable,  parce  que  les  récoltes 
étaient  précaires,  que  le  raisin  mûrissait  mal,  et  que  lorsque  la 
Normandie  put  prendre  les  vins  dont  elle  avait  besoin,  soit  en 
Guienne,  soit  dans  la  Touraine,  l'Anjou,  la  Saintonge,  elle 
trouva  plus  avantageux  de  renoncer  à  une  culture  ingrate,  et 
de  s'adonner  à  la  propagation  du  pommier  dont  le  cidre  lui 
donnait  des  récoltes  plus  régulières. 

Un  fait  analogue  et  produit  par  la  même  cause  se  remarque 
en  Angleterre. 

Lors  de  la  conquête  par  Guillaume,  l'Angleterre  comptait 
un  assez  grand  nombre  de  vignobles  dont  l'existence  nous  est 
attestée  par  des  documents  historiques.  Le  Domesday  Book,  le 
livre  de  la  conquête,  démontre  que  presque  tous  les  monastères 
du  sud  de  l'Angleterre  possédaient  des  vignobles.  La  profession 
de  vigneron,  vinitor,  était  classée  parmi  les  professions  usuelles 
dès  l'an  1196.  Le  célèbre  William  de  Malmesbury  parle  d'une 
vigne  existant  dans  son  abbaye  et  qui  aurait  été  plantée  par 
un  moine  grec  dès  le  xie  siècle.  Il  est  certain  que  les  abbés  de 
Malmesbury  possédaient  encore  des  vignes  un  siècle  plus  tard. 

Mais,  si  quelques  couvents,  quelques  grands  seigneurs 
même,  cultivaient  quelques  rares  et  petits  vignobles  avant  la 
réunion  de  la  Guienne  à  l'Angleterre,  ils  les  négligèrent  et  les 
laissèrent  disparaître  lorsque  les  relations  commerciales  mieux 
établies,  les  transports  moins  difficiles  et  moins  coûteux, 
permirent,  au  lieu  d'une  boisson  précaire  et  en  outre  acide  et 
peu  agréable,  d'obtenir  les  vins  de  Gascogne.  L'ingrate  culture 


—  316  — 

de  la  vigne  dans  le  Nord  s'éteignit  peu  à  peu.  Le  peuple  se 
rejeta  sur  la  bière;  les  rois,  les  abbés,  les  riches  seigneurs,  les 
opulents  marchands  recherchèrent  les  vins  du  Rhin,  d'Espagne, 
de  France  et  d'Aquitaine. 

Ce  mouvement  d'exportation  des  vins  de  Bordeaux  avait 
commencé  même  avant  la  réunion  de  l'Aquitaine  à  l'Angleterre. 

On  sait  que  la  rédaction  des  Rooles  d'Oléron,  c'est-à-dire 
des  coutumes  qui  régissaient  depuis  longtemps  déjà  les  relations 
maritimes  des  peuples  placés  sur  les  bords  de  l'Océan  à  l'ouest 
de  l'Europe,  eut  lieu  à  une  époque  antérieure  au  mariage 
d'Éléonore  d'Aquitaine  avec  Henri  Plantagenet.  Ces  Rôles 
indiquent  que  déjà,  sous  les  anciens  ducs  d'Aquitaine,  le 
commerce  par  mer  des  vins  de  Bordeaux  avait  pris  une  impor- 
tance considérable  pour  l'époque.  Ils  parlent,  comme  lieux  de 
destination,  de  la  Bretagne,  de  la  Normandie  et  de  l'Ecosse. 
S'ils  n'indiquent  pas  nominalement  les  îles  Britanniques,  ils 
paraissent  cependant  les  comprendre  dans  les  expressions 
générales  dont  ils  se  servent. 

L'article  premier  parle  d'une  nef  qui  «  départ  du  pays  d'où 
»  elle  est,  et  vient  à  Bordeaux  ou  à  Rouen,  ou  en  un  autre 
»  pays,  et  est  de  là  frétée  pour  aller  en  Ecosse  ou  autre  pays 
»  étranger  ». 

L'article  IV  parle  d'une  nef  qui  part,  chargée,  de  Bordeaux. 
L'article  VII,  d'une  nef  chargée  de  vins  qui  part  de  Bordeaux 
pour  aller  à  Caen,  ou  en  un  autre  lieu.  L'article  IX,  d'une  nef 
chargée  à  Bordeaux  pour  mener  les  vins.  L'article  XIV,  de 
deux  nefs  chargées  de  vins  et  dont  le  choc  occasionne  des 
avaries.  L'article  XVI,  d'une  nef  arrivée  avec  sa  charge  à 
Bordeaux.  L'article  XVII,  des  mariniers  de  Bretagne,  qui 
doivent  avoir  du  vin  à  chaque  repas,  et  de  ceux  de  Normandie, 
qui  doivent  avoir  du  vin  dès  que  la  nef  est  au  port  de  Bordeaux; 
mais  à  l'aller  à  Bordeaux,  ils  n'ont  que  de  l'eau  (1). 

La  Bretagne,  la  Normandie,  la  Flandre,  les  îles  Britan- 
niques étaient  les  quatre  contrées  où  s'exportaient  les  vins  de 
Bordeaux. 

Nous  allons  indiquer  rapidement  les  principales  circonstances 
relatives  à  ces  divers  pays,  et  nous  insisterons  surtout  sur  les 
relations  avec  l'Angleterre. 

(1)  Pardessus.  —  Cleirac.  Us  et  Coutumes  de  la  mer. 


—  317  — 

Le  commerce  avec  la  Bretagne  était  sujet  à  de  nombreuses 
vicissitudes,  suivant  que  l'Angleterre  était  en  paix  ou  en 
guerre  avec  le  duché.  En  temps  de  paix,  les  navires  de  Nantes, 
de  Saint-Malo,  d'Audierne,  et  de  tous  les  petits  ports  bretons, 
venaient  charger  des  vins  à  Bordeaux  et  y  porter  des  blés,  des 
seigles  et  des  avoines.  En  temps  de  guerre,  ils  allaient 
s'approvisionner  en  Anjou  et  en  Touraine,  à  La  Rochelle, 
lorsque  ces  contrées  cessèrent  d'appartenir  aux  Anglais. 

Peu  de  navires  de  Bordeaux  portaient  des  vins  en  Bretagne; 
ces  transports  se  faisaient  et  par  les  navires  bretons  et  par 
'quelques  navires  basques,  flamands  et  anglais,  qui  desservaient 
toute  la  côte. 

En  temps  de  guerre,  et  la  guerre  existait  souvent  entre  le 
duc  de  Bretagne  et  le  roi  d'Angleterre;  souvent  même  en  pleine 
paix,  les  rudes  marins  bretons  des  ports  de  Vannes,  de  Redon, 
de  Morlaix,  et  surtout  ceux  de  Saint-Malo,  corsaires  redoutés, 
embusqués  derrière  leurs  falaises,  couraient  sus  aux  bateaux 
chargés  de  vins  et  les  pillaient.  A  vrai  dire,  les  actes  de 
piraterie  étaient  peut-être  aussi  fréquents  que  les  chargements 
pacifiques  de  marchandises  de  la  part  des  vaisseaux  bretons. 
Ceux-ci  furent  pendant  le  moyen  âge  les  plus  dangereux 
ennemis  du  commerce  maritime  de  La  Rochelle  et  de  Bordeaux. 

Les  navires  anglais  et  basques,  qui  dans  leurs  traversées 
entre  Bordeaux  et  le  Nord  étaient  obligés  de  passer  devant  ces 
repaires  de  bandits,  ne  voyageaient  guère,  comme  nous  le  disons 
ailleurs,  qu'en  flottes  assez  nombreuses  et  assez  bien  armées 
pour  se  défendre,  ou  sous  la  protection  des  vaisseaux  du  roi; 
tout  navigateur  isolé  offrait  une  proie  facile  à  ces  écumeurs  de 
mer.  Si  les  rochers  de  Léon,  où  venaient  souvent  se  briser  les 
navires  poussés  par  la  tempête,  formaient  au  dire  d'un  des 
princes  bretons  les  plus  belles  perles  de  sa  couronne  féodale,  les 
canaux  où  faisaient  route  les  navires  de  commerce  n'offraient 
pas  des  lieux  moins  avantageux  pour  le  pillage. 

C'est  en  vain  que  les  rois  d'Angleterre  ordonnaient  des 
représailles  contre  les  navires  des  paisibles  marchands  de 
Bretagne  qui  se  trouvaient  dans  les  ports  d'Angleterre  el 
d'Aquitaine.  Ces  représailles,  dont  les  Rôles  gascons,  le 
recueil  de  Rymer  et  d'autres  documents,  nous  ont  conservé 
le  souvenir,  nous  indiquent  la  continuité  des  actes  de  piraterie, 
mais  ne  portaient  pas  remède  aux  maux  du  commerce. 


—  318  — 

Les  pirateries  des  Bretons  ne  cessèrent  même  pas  complè- 
tement après  que  les  Bordelais  et  la  commune  de  Bordeaux 
eurent  pris  l'engagement  de  payer  un  tribut  au  duc  de 
Bretagne,  et  reconnu  le  droit  de  péage  qu'il  exigeait  pour 
passer  devant  ses  côtes  abruptes.  Nous  ne  savons  guère  à 
quelle  époque  ce  droit  fut  établi  ;  ce  qui  est  certain,  c'est  que 
lorsque  Edouard  III  occupa  la  Bretagne  et  la  tint  dans  sa  main, 
il  se  substitua  aux  ducs  de  Bretagne  pour  la  perception  du 
droit  qu'il  confirma  en  1344,  en  1348  et  en  1360,  ainsi  que  le 
constatent  Rymer  et  le  Catalogue  des  Rôles  gascons. 

La  Normandie,  ainsi  que  nous  l'avons  indiqué,  avait  autre- 
fois quelques  vignes,  principalement  auprès  des  monastères  : 
mais  elle  entretenait  avec  Bordeaux  d'antiques  relations  de 
commerce,  et  y  envoyait  ses  navires  charger  des  vins.  Les 
Rôles  d'Oléron  nous  parlent  de  Rouen,  de  Caen  et  des  marins 
normands.  En  1177,  une  flotte  chargée  à  Bordeaux  pour  la 
Normandie  de  vins  de  Gascogne  fut  détruite  par  la  tempête. 
Ce  fait  d'une  flotte  indique  des  relations  considérables  et 
habituelles. 

Partie  de  ces  vins,  arrivés  à  Rouen,  remontait  la  Seine  et 
se  dirigeait  sur  Paris.  Mais  lorsque  Philippe- Auguste  se  fut 
emparé  de  la  Normandie  en  1204,  il  défendit  la  circulation  des 
vins  d'Anjou  et  de  Gascogne  sur  la  Seine,  et  porta  un  coup 
terrible  au  commerce  de  ces  vins  qui  venaient  de  Bordeaux  et 
de  Nantes  à  Rouen.  Le  marché  de  Paris,  déjà  fort  important, 
i\\\  alors  fermé  aux  vins  venant  de  la  mer,  et  la  Normandie  ne 
reçut  plus  les  vins  de  Bordeaux  que  pour  sa  consommation 
particulière. 

M.  de  Fréville,  dans  son  Histoire  du  commerce  de  Rouen, 
nous  cite  Pierre  de  Cadillac  et  un  autre  marchand  de  Bordeaux 
débarquant,  en  1227,  des  vins  à  Honfleur,  et  en  1265  des 
marchands  de  vin  bordelais  établis  à  Caen.  Il  parle  de  convois 
de  navires  normands  qui,  venant  de  Bordeaux  chargés  de 
vins,  furent  à  diverses  époques  coulés  bas  ou  pillés  et  pris 
par  les  vaisseaux  anglais,  probablement  aussi  par  des  pirates 
bretons  (1). 

(1)  Recueil  des  Historiens  de  France,  t.  XIII,  p.  321;  Ordonnances  des  Rois 
de  France,  t.  XI,  p.  317.  — E.  de  Fréville.  Mémoire  sur  le  Commerce  marit.  de . 
Rouen,  t.  I,  p.  108;  t.  II,  p.  307.  Pièces  justif.,  n°  13.  p.  IS. 


—  319  — 

En  résumé,  nous  pouvons  signaler  l'existence  d'un  mouve- 
ment d'exportation  des  vins  de  Bordeaux  en  Normandie;  mais 
nous  manquons  de  renseignements  détaillés. 

Voyons  les  Pays-Bas  : 

Les  Flandres,  comme  on  disait  alors,  c'est-à-dire  la  Flandre 
actuellement  française,  la  Belgique,  la  Zélande,  la  Hollande, 
étaient  habituellement  en  relations  avec  Bordeaux  pour  les 
vins. 

Non  seulement  les  Flamands  venaient  sur  leurs  vaisseaux 
charger  des  vins  à  Bordeaux  pour  leur  propre  consommation, 
mais  ils  chargeaient  aussi  pour  l'Angleterre  et  pour  l'Ecosse 
où  ils  allaient  les  vendre  ou  les  troquer  contre  d'autres  mar- 
chandises. Quant  à  ceux  qu'ils  déchargeaient  dans  leurs  ports, 
ils  les  vendaient  en  partie  aux  villes  du  Nord  de  la  Ligue 
hanséatique,  soit  qu'ils  en  opérassent  eux-mêmes  le  transport, 
soit  que  celui-ci  fût  effectué  par  les  navires  de  Lubeck,  de 
Brème  ou  des  autres  villes  de  la  hanse. 

Ils  avaient  eux-mêmes  possédé  quelques  vignobles  peu 
importants;  il  en  est  fait  mention  dans  quelques  auteurs;  mais 
ils  préféraient  les  bénéfices  du  fret  et  du  négoce  en  transportant 
et  en  spéculant  sur  les  vins  de  Bordeaux,  comme  sur  ceux  du 
Rhin. 

Dès  1202,  nous  voyons  l'exportation  des  vins  de  Bordeaux 
pour  les  Flandres  parfaitement  dessinée.  Marguerite,  comtesse 
de  Flandres  et  de  Haynaut,  accordait  aux  marchands  de 
Gascogne,  ainsi  qu'aux  marchands  de  La  Rochelle,  de  Saint- 
Jean  d'Angély,  de  Niort  et  du  Poitou,  toute  protection  pour 
eux  et  leurs  marchandises  venant  à  Gra vélines,  avec  liberté 
d'aller,  venir  et  commercer  par  tout  le  pays.  Elle  régla  parti- 
culièrement le  commerce  des  vins,  qui  devaient  être  loyaux  et 
marchands  et  non  mélangés.  Il  était  défendu  «  d'adjoster  vin 
»  blanc  avec  vermeil  ».  Le  jaugeur  des  vins  recevait  2  deniers 
par  tonneau;  le  courtier  percevait  12  deniers  par  tonneau  de 
vin  qu'il  faisait  vendre;  il  ne  pouvait  avoir  d'associé,  ni  acheter 
ou  vendre  pour  son  compte,  ni  loger  chez  lui  et  héberger  ni  les 
vendeurs  ni  les  acheteurs  (1). 

A  peu  près  à  la  même  époque,  Savary  de  Mauléon,  qui  a  été 
sénéchal  de  Gascogne,  était  envoyé  à  Damme  ou  Amsteldainme 

(I  )  Goujet.  Hist.  du  Commerce  de  Niort. 


—  320  — 

par  Philippe-Auguste,  et  y  trouvait  grand  nombre  de  navires 
anglais  et  flamands  chargés  de  vins  de  Gascogne,  c'est-à-dire 
de  Bordeaux,  et  de  vins  de  La  Rochelle. 

Les  marchands  de  Gravelines,  de  Bruges,  de  Gand,  d'Ypres, 
chargeaient  des  vins  à  Bordeaux  pour  leurs  propres  ports  et 
pour  ceux  de  l'Angleterre  et  de  l'Ecosse;  quelquefois,  au 
contraire,  ils  allaient  chercher  dans  les  ports  anglais  les  vins 
que  les  navires  de  Southampton,  Sandwich,  Bristol,  Londres, 
y  avaient  apportés,  et  les  conduisaient  dans  les  contrées  du 
Nord.  Même  en  temps  d'hostilités,  de  très  grandes  tolérances 
étaient  apportées  à  ce  commerce. 

Cependant,  en  temps  de  guerre,  les  Flamands  couraient 
sus  aux  navires  anglais  ou  basques  chargés  de  vins,  et  leurs 
corsaires  écumaient  la  mer  de  la  Manche  aux  atterrages  des 
ports  anglais. 

Les  marchands  bordelais  fréquentaient  les  foires  de  Flandre, 
de  Zélande,  du  Hainaut,  du  Brabani  et  de  Hollande.  Plusieurs 
étaient  établis  dans  les  ports  de  commerce  de  ces  contrées.  Il 
s'y  faisait,  d'ailleurs,  une  grande  consommation  de  vins,  ainsi 
que  l'atteste  Froissard.  En  1382,  dans  l'armée  de  Philippe 
d'Artewelde,  le  célèbre  brasseur  de  bière,  il  y  avait  des  tavernes 
et  cabarets  «  aussi  bien  et  aussi  plantureusement  comme  à 
»  Bruges  et  à  Bruxelles;  et  vins  du  Rhin,  de  Poitou,  de  France, 
»  garnaches,  malvoisies,  et  autres  vins  estrangiers  à  bon 
»  marché  (1)  ». 

Citons  à  l'appui  de  la  réputation  en  Hollande  des  vins  de 
Gascogne  et  de  Bordeaux,  car  ils  étaient  connus  sous  ces  deux 
dénominations,  l'achat  fait,  en  1408,  par  Jehan  Heerman  de 
Meus  Pinensz,  de  trente-deux  pièces  de  vin.  au  prix  de  12  nobles 
anglais  chaque,  pour  les  caves  du  comte  (2). 

En  résumé,  malgré  les  alternatives  de  paix  et  de  guerre,  les 
Pays-Bas  achetèrent  et  transportèrent  de  grandes  quantités  de 
vins  de  Bordeaux  pendant  le  moyen  âge.  L'importance  de  ces 
relations  est  d'ailleurs  démontrée  par  une  ordonnance  du  roi 
Henri  VI  rendue  en  1443,  nommant  des  commissaires  pour 
régler  les  relations  de  commerce  et  les  conditions  du  trafic  des 
marchandises  entre  les  États  du  roi  d'Angleterre  et  la  Hollande, 

(1)  Froissard.  Chroniq.,  livre  II,  ch.  clviii. 

(2)  F.  Michel,  p.  149. 


—  321  — 

la  Zélande  et  la  Frise.  Le  roi  notifiait  cette  ordonnance  au 
sénéchal,  au  maire  et  à  la  commune  de  Bordeaux,  à  raison  de 
l'intérêt  qu'elle  avait  pour  la  Guienne  (1). 

Mentionnons  enfin  l' Espagne  comme  une  des  contrées  où 
s'exportaient  quelques  vins  ;  mais  en  assez  petite  quantité. 
Edouard  III  avait  accordé  au  xive  siècle  à  l'Espagne  et  au 
Portugal  le  droit  de  commercer  librement  avec  l'Angleterre  et 
avec  la  Guienne,  en  payant  les  droits  et  coutumes  ordinaires. 
La  permission  de  commerce  donnée  le  13  avril  1332  à  tous  les 
étrangers  pour  le  duché  d'Aquitaine  comprenait  notamment 
les  Espagnols,  Portugais,  Navarrais  et  Catalans,  comme  les 
Toulousains,  les  Provençaux,  les  Italiens  et  les  Flamands  (2). 
Elle  confirmait  des  lettres  de  1324  par  lesquelles  Edouard  II 
avait  autorisé  les  nobles,  les  marchands  et  les  sujets  du  roi 
d'Espagne  à  venir  dans  le  duché  d'Aquitaine,  avec  leurs  biens 
et  marchandises,  pour  y  trafiquer  (3). 

L'Espagne  produisait  aussi  des  vins  et  faisait  concurrence  à 
Bordeaux  sur  les  marchés  d'Angleterre  et  de  Flandre.  Elle  nous 
vendait  des  épiceries,  des  soieries,  des  draps  communs,  des 
cuirs,  des  chevaux,  des  armes  ;  elle  achetait  des  blés,  mais  ne 
consommait  guère  de  nos  vins. 

Le  grand  débouché,  avec  la  Flandre,  mais  plus  important 
encore,  c'est  le  groupe  des  îles  Britanniques. 


Article  3.  —  Les  vins  de  Bordeaux  en  Angleterre. 

JOURNAL  D'UN  MARCHAND  DE  VINS  BORDELAIS. 

Nous  allons  vendre  nos  vins  à  Londres. 

Nous  partons  en  1362.  Le  prince  de  Galles,  Edward,  fils 
aine  du  roi  d'Angleterre,  le  laineux  prince  Noir,  vient  d'être 
nommé  par  son  père  prince  d'Aquitaine.  C'est  le  vainqueur 
de  Crécy  et  de  Poitiers,  qui  tenait  déjà  à  Bordeaux  une  cour 
fastueuse.  Le  luxe  va  grandir  encore.  Nous  achèterons  avec  le 

(\)  Gat.  Rôles  gasc.  1 143-44,  22"  ann.  Henri  VI,  m.  8. 

(2)  Rymer.  1332,  f°  886. 

(3)  Cat.  Rôles  gasc.  1324,  m.  15,  n1-1  33,  f°  66. 


—  322  — 

prix  de  nos  vins  des  draps  de  Galles  et  de  Lincoln,  des  draps 
d'écarlate  et  des  draps  d'or;  des  chevaux,  des  objets  de  luxe. 
Nous  partons  avec  Bernard  de  Lahens,  qui  va  vendre  ses  vins 
de  Guitignan,  en  Médoc  ;  avec  Jean  de  Cabarrus  qui  outre  ses 
vins  de  Mérignac  a  ceux  qu'il  a  récoltés  à  la  Tauga,  auprès 
du  Palais  Gallien  ;  avec  Guilhem  de  Bosco,  Nolot  du  Corau, 
Johan  de  Toscanan,  Bertrand  du  Cailhau,  Pierre  Vigier  de  la 
Rousselle,  avec  le  drapier  Jean  de  Porte  de  la  rue  Saint-Paul, 
et  le  marchand  Pierre  de  Fraissinet  qui  a  souvent  vendu  en 
Angleterre  les  vins  de  M%r  de  la  Mothe,  archevêque  de  Bordeaux. 
Nous  sommes  tous  bourgeois  de  Bordeaux  et  nous  jouissons 
des  privilèges  attachés  à  cette  qualité. 

Nous  emportons  des  vins  bourgeois  et  des  vins  du  haut  pays. 

Ces  derniers  ont  payé  les  droits  de  coutume  ;  mais  nos  vins 
bourgeois  sont  francs. 

Nous  espérons  vendre  ces  vins  à  Londres  aux  mêmes  prix  que 
nous  avons  obtenus  l'année  précédente  de  nos  vins  de  1361 ,  dont 
le  prix  sera  augmenté  du  fret,  des  droits  et  du  bénéfice  légitime. 

Nous  avons  vendu  nos  vins  de  ville,  récoltés  à  Pessac,  pour 
le  prix  de  15  léopards  d'or  par  tonneau,  et  nos  vins  de  haut 
pays,  11  léopards  d'or.  Sur  ce  prix  nous  avons  déduit  nos  frais 
de  transport  au  navire,  et  le  courtage  payé  à  ceux  qui  nous  ont 
procuré  la  vente,  les  courtiers  Poncet  et  Pierre  de  Muret. 

Les  bouviers,  les  routeurs  de  quai,  les  bateliers,  les  arrimeurs, 
nous  ont  coûté  pour  chacun  de  ces  offices  6  sterlings  par 
tonneau,  le  sterling  valant  4  deniers  tournois  (1). 

Nous  avons  payé  pour  courtage  un  demi-léopard  d'or  par 
tonneau,  soit  3.33  pour  cent. 

Au  départ,  nous  allons  dans  les  bureaux  du  connétable  pour 
obtenir  l'autorisation  nécessaire  au  voyage.  Nous  acquittons 
les  droits  de  coutume  pour  les  vins  de  haut;  mais  les  vins 
de  ville  sont  exempts  des  droits  de  petite  comme  de  grande 
coutume.  Le  commis  du  connétable  nous  raconte  que  cet 
affranchissement  de  droits  sur  les  vins  provenant  des  vignes 
des  bourgeois  de  Bordeaux  remonte  fort  loin. 


(I)  En  1361  le  denier  tournois  valait,  en  valeur  actuelle,  0  fr.  40  ;  le  sterling 
1  fr.  60  ;  le  léopard  d'or  valait  32  sterlings  ou  51  fr.  20  actuels.  Le  prix  des  vins 
de  ville  (Pessac)  était  donc  de  768  francs  le  tonneau,  et  celui  des  vins  de  haut 
563  fr.  20.  Les  frais  de  transport  à  bord  s'élevaient  à  51  fr.  20  actuels  par 
tonneau. 


—  323  — 

Éléonore  de  Guienne,  par  lettres  datées  du  1er  juillet  1189, 
avait  accordé  ce  privilège  aux  marchands  de  vins  de  Bordeaux 
vendant  leurs  vins  en  Angleterre  (1).  C'était  d'ailleurs  le  même 
privilège  qu'elle  reconnaissait  aux  Aquitains,  et  notamment 
aux  habitants  de  File  d'Oléron,  pour  leurs  vins,  leurs  sels  et 
leurs  autres  marchandises,  en  1199;  et  que  confirmait  la  même 
année  son  fils,  Jean-sans-Terre,  en  reconnaissant  que  ce  privi- 
lège existait  auparavant,  du  temps  du  roi  Henri  Ier,  fils  de 
Guillaume  (2).  Jean-sans-Terre,  dans  une  de  ses  ordonnances, 
sanctionnait  aussi  un  règlement  de  Richard  Cœur-de-Lion, 
sur  la  circulation  des  vins  sur  la  Gironde,  affranchissant  de 
droits  les  vins  des  vignes  des  bourgeois  de  Bordeaux  (3). 

Il  déclarait  lui-même,  le  22  mars  1205,  les  Bordelais  exempts 
de  tous  impôts  et  de  toute  maltôte  pour  leurs  vins  et  leurs 
autres  marchandises,  tant  à  Bordeaux  que  sur  la  Gironde  (4). 
Il  accordait  d'ailleurs,  à  la  même  époque,  à  tous  les  marchands 
de  Gascogne,  de  Saintonge  et  du  Périgord,  l'autorisation  de 
faire  en  Angleterre  et  dans  toutes  les  possessions  anglaises  le 
commerce  des  marchandises  de  leur  pays. 

Cette  exemption  de  l'impôt  douanier  appelé  la  grande 
coutume  a  été  maintenue  par  tous  les  souverains  anglais. 
Les  registres  dé  la  connétablie  de  Bordeaux  rétablissent. 
Edouard  III,  notamment,  a  rendu  de  nombreuses  ordonnances 
à  ce  sujet.  Il  serait  trop  long  de  les  mentionner  toutes.  Il 
recommandait,  le  28  septembre  1329,  au  sénéchal  de  Gascogne 
et  au  connétable  de  Bordeaux,  de  laisser  jouir  paisiblement  les 
Bordelais  de  leurs  anciens  usages  et  privilèges.  Il  renouvelait 
cet  ordre  le  28  mai  1331  ;  et  peu  de  jours  après,  le  8  juin,  il 
confirmait  la  charte  de  Jean-sans-Terre  affranchissant  les 
Bordelais  de  tout  droit  et  de  tout  impôt  sur  leurs  marchand  ises 
tant  à  Bordeaux  que  sur  la  Gironde.  Le  25  juin  1358,  le  roi 
Edouard  III  confirmait  au  maire  et  aux  jurais  de  Bordeaux 
l'antique  liberté  du  commerce  :  «  libertas  mercadisandi  »,  en 
ne  payant  que  les  anciennes  coutumes  (5). 

(1-2)  Delpit.  Docum.  franc.  Inlrod.,  p.  clxxii.  —  R\mer.  1199,  f0' 75.  70. 

(3-4)  Livre  des  Bouillons,  p.  156. 

(5)  Nos  marchands  do  1362  n'avaient  donc  pas  à  payer  de  droit  de  coutume 
pour  leurs  vins  de  bourgeois  de  Bordeaux.  Ce  privilège,  confirmé  le  10  août  I3S2 
par  Richard  II,  continua  à  subsister  pendant  toute  la  domination  anglaise  el 
même  longtemps  après. 


—  324  — 

Le  registre  du  connétable  pour  les  voyageurs  de  1362  se 
borne  donc  à  énumérer  nos  vins  bourgeois  ou  vins  de  ville. 
Sur  ce  registre  se  trouvaient  portés  les  vins  récoltés  hors  de  la 
sénéchaussée  ou  vins  de  haut  (pays),  sur  lesquels  nous  eûmes 
à  payer  les  droits  de  grande  et  de  petite  coutume. 

Sur  ces  registres  ne  figurait  pas  un  seul  navire  de  Bordeaux; 
presque  tous  étaient  anglais,  flamands,  bretons  ou  normands. 
Les  ports  anglais  de  destination  étaient  Londres,  Sandwich, 
Teignmouth,  Southampton,  Warham,  Darmouth,  Chester, 
Bristol,  Sidmouth,  Leith,  Exmouth,  Winchelsea,  Plymouth, 
Lynn. 

Ces  navires  ont  un  tonnage  de  30  à  40  tonneaux  chacun. 

Nous  avions  affrété  pour  nos  vins  le  navire  la  Gràce-de-Dieu, 
de  Lynn,  à  destination  de  Londres.  La  charte-partie  avait  été 
dressée  par  Me  Arnold  de  Cambes,  notaire  public  du  duché 
d'Aquitaine.  Elle  stipulait  un  fret  de  20  schellings  par  tonneau, 
deux  pipes  comptant  pour  un  tonneau,  payable  vingt-un  jours 
ouvrables  après  l'arrivée  du  navire. 

Le  connétable  nous  délivre  enfin  nos  papiers,  en  percevant 
le  droit  de  sortie  qui  s'appelait  la  coutume  de  Royan,  et  qui 
est  le  prix  de  l'escorte  que  le  roi  doit  nous  donner  pour  protéger 
notre  voyage.  Il  nous  remet  la  branche  de  cyprès  qui  nous 
coûte  18  ardits  dont  6  reviennent  au  roi  ou  à  son  connétable 
et  12  au  seigneur  du  Cypressat,  qui  a  fourni  la  branche.  Nous 
la  plantons  au  sommet  du  mât  à  côté  de  la  flamme  ondoyante. 

L'ancre  est  levée;  le  vent  gonfle  les  voiles  et  nous  partons 
tous  ensemble  ou  à  peu  près,  en  flotte,  au  nombre  de  près 
de  trente  navires,  sous  la  protection  de  deux  vaisseaux  de 
guerre  choisis  par  l'amiral  de  l'Ouest.  Sans  cette  escorte  les 
navires  de  commerce  ne  pourraient  obtenir  du  connétable 
pas  plus  que  du  maire  et  des  jurats  l'autorisation  de  partir 
isolément,  au  risque  de  devenr  la  proie  des  pirates  français, 
bretons  ou  flamands. 

Arrivés  à  l'embouchure  de  la  Gironde,  nous  laissons  à  gauche 
le  rocher  de  Cordouan,  presque  en  entier  submergé  par  les  flots 
à  chaque  marée.  Sur  sa  partie  la  plus  élevée  se  trouvent  quelques 
constructions,  une  chapelle  dédiée  à  Notre-Dame,  une  tour 
habitée  par  un  ermite  chargé  d'entretenir  chaque  nuit  un  feu 
destiné  à  guider  les  navires  entrant  ou  sortant  du  fleuve.  On 
raconte  que  ce  feu  existe  depuis  un  temps  immémorial,  mais 


—  325  — 

que  ce  service  maritime  était  souvent  interrompu.  Le  prince  de 
Galles  va  faire  reconstruire  en  pierres  de  taille  la  tour  et  la 
chapelle;  il  accorde  à  Termite  chargé  d'entretenir  le  feu  de 
branches  de  pin  sur  la  plate-forme  de  pierre,  une  redevance  de 
2  gros  sterling  par  navire  chargé  de  vins  passant  devant  la 
tour. 

Nous  naviguons  laissant  porter  au  large  de  la  côte  bretonne, 
et  après  dix  jours  de  traversée  nous  entrons  dans  la  Tamise. 
Plusieurs  des  navires  de  notre  flotte  nous  ont  quittés  pour  aller 
en  Irlande  ou  dans  les  ports  de  l'Ouest  ;  d'autres  ont  continué 
leur  route  vers  le  nord-est.  Dans  le  fleuve,  quelques  lieues 
avant  Londres,  des  barques  nous  accostent  et  nous  demandent 
des  renseignements  sur  la  qualité  et  sur  le  prix  de  nos  vins. 
Mais  il  nous  est  sévèrement  défendu  de  vendre  nos  marchan- 
dises avant  qu'elles  aient  été  débarquées.  Les  règlements  de 
1309  et  de  1311  sont  formels.  Le  15  janvier  1311,  le  roi 
Edouard  II  a  ordonné  que  nul,  sauf  son  propre  bouteiller, 
n'aille  à  la  rencontre  des  vins  venant  à  Londres,  soit  par  terre, 
soit  par  eau, pour  les  acheter;  les  vins  ne  peuvent  être  vendus 
avant  d'être  entrés  dans  les  celliers  de  la  ville.  Et  après  que 
les  vins  auront  été  rentrés,  ils  ne  pourront  être  montrés  ni 
mis  en  vente,  si  ce  n'est  à  de  grands  seigneurs  ou  autres 
bonnes  gens  pour  leur  usage  particulier,  qu'après  trois  jours 
de  repos  (1). 

Le  bouteiller  du  roi  est  le  seul  qui  ait  le  droit  de  goûter  et 
d'acheter  avant  et  pendant  ces  trois  jours  :  et  le  roi  lui  recom- 
mande que  «  riens  n'achiète  fors  que  à  nostre  oeps  »,  de  n'acheter 
que  pour  le  roi  et  pour  nul  autre.  Ce  privilège  était  dérivé  du 
droit  de  butlerage,  ou  prisage.  Cet  ancien  droit,  mentionné 
dans  le  grand  rôle  de  l'Échiquier  à  la  huitième  année  du  règne 
de  Richard  Cœur-de-Lion,  consistait  dans  le  droit  pour  le  roi 
de  faire  prendre  par  son  bouteiller  (butler)  deux  barriques  de 
vin  sur  tout  navire  abordant  en  Angleterre  et  qui  en  portait 
au  moins  trente.  Ce  droit  est  aussi  exercé  à  Londres  par  le 
chambellan,  et  dans  les  autres  ports  du  royaume  par  des 
officiers  nommés  «  captores.  vinorum  régis  ».  Le  roi  ne  doit 
exercer  ce  droit  qu'à  la  charge  de  payer  la  valeur  du  vin  ;  mais 
nous  craignons  que  ce  paiement  se  fasse  longtemps  attendre. 


(1)  Delpit.  Docum.  français,  xcix,  p.  44. 


—  326  — 

et  peut-être  môme  qu'il  n'ait  jamais  lieu,  cas  qui  n'est  pas 
rare;  nous  craignons  encore  que  les  officiers  royaux  n'estiment 
qu'à  des  prix  dérisoires  la  valeur  de  notre  vin  soumis  au 
prisage. 

L'exercice  de  ce  droit  a  donné  lieu  à  bien  des  abus.  Les 
marchands  bordelais  se  sont  plaints  à  diverses  reprises.  Et  ces 
marchands  n'étaient  pas  tous  des  gens  obscurs  et  impuissants; 
c'étaient  aussi  les  plus  nobles  seigneurs  de  la  Guienne  en  tête 
desquels  figuraient  l'archevêque  de  Bordeaux,  les  seigneurs  de 
Lesparre,  de  Blanquefort.  le  captai  de  Buch  et  presque  tous  les 
barons  bordelais  qui  avaient  accoutumé  d'envoyer  vendre  leurs 
vins  en  Angleterre  ;  c'étaient  encore  ces  riches  et  puissants 
bourgeois,  les  Colomb,  les  Andron,  les  Solers,  les  Vigier,  à  qui 
le  roi  devait  de  très  fortes  sommes;  c'était  enfin  notre  commune 
de  Bordeaux  à  laquelle  le  roi  empruntait  parfois  quelques 
milliers  de  marcs.  Mathieu  Paris  nous  a  fait  connaître  l'énergie 
de  ces  plaintes. 

Ce  droit  n'existe  plus  depuis  le  2  août  1302.  Ce  jour-là,  le  roi 
Edouard  Ier  a  adressé  de  Westminster  à  tous  les  archevêques, 
évoques,  abbés,  prieurs,  comtes,  barons,  vicomtes,  magistrats, 
baillis  de  son  royaume,  des  lettres  contenant  les  conventions 
faites  par  lui  avec  les  marchands  de  vins  du  duché  d'Aquitaine 
sur  les  libertés  qu'ils  doivent  avoir  au  royaume  d'Angleterre;  et 
le  maire  et  les  jurats  de  Bordeaux  conservent  ce  titre  clans  leurs 
archives  (1). 

Le  roi  a  renoncé  à  son  antique  droit  de  prise  de  deux 
tonneaux  de  vin,  «  de  duobus  doliis  vint  »,  qu'il  prenait,  sur 
chaque  navire  chargé,  savoir  un  en  avant  du  mât  et  un  à 
l'arrière. 

Il  a  également  réglé  les  conditions  dans  lesquelles  nous 
allons  nous  trouver  à  Londres,  sauf  les  modifications  qui  ont 
été  apportées  par  ses  successeurs  jusqu'à  ce  jour  (1362). 

Nous,  marchands  de  vins  de  Guienne,  pouvons  importer  et 
vendre  librement  nos  vins  dans  tous  les  lieux  qui  dépendent  de 
la  couronne  d'Angleterre,  mais  ne  pouvons  les  faire  sortir  du 
royaume  qu'avec  une  permission  spéciale. 

(1)  Livre  des  Bouillons,  f°  160.  —  Cet  acte  a  été  confirmé  le  4  2  juin  '1388 
par  Richard  II  (Livre  des  Bouillons,  fos  4  98,  202,  332),  et  par  Henri  IV  le 
11  février  U04  (Livre  des  Bouillons,  f°  338). 


—  327  — 

Le  roi,  s'il  lui  convient  d'acheter  de  nos  vins,  ne  pourra  le 
faire  qu'à  la  condition  d'en  payer  le  prix  comptant  d'après  la 
valeur  courante,  ou  de  gré  à  gré,  mais  jamais  sur  l'estimation 
des  officiers  royaux. 

Nous  pouvons  séjourner, avec  nos  marchandises,  tout  le  temps 
que  nous  le  voudrons,  à  Londres  et  dans  les  autres  villes.  Les 
difficultés  que  la  commune  de  Londres  nous  avait  autrefois 
suscitées  pour  faire  déclarer  que  les  privilèges  que  nous  ont 
octroyés  de  temps  immémorial  les  rois  d'Angleterre,  étaient 
contraires  aux  privilèges  de  la  commune  de  Londres,  ont  été 
aplanies  ou  assoupies.  Dès  le  18  janvier  1289,  Edouard  Ier  avait 
donné  mandat  au  comte  de  Cornouailles,  son  lieutenant  général 
en  Angleterre,  d'assembler  le  Conseil  pour  avoir  son  avis  sur 
ces  questions  (1).  La  commune  de  Londres  nous  refusait  le  droit 
de  demeurer  plus  de  quarante  jours  dans  la  ville,  d'y  avoir 
un  domicile  et  d'habiter  dans  les  magasins  où  sont  déposées  nos 
marchandises . 

Nonobstant  les  conventions  de  1302,  la  ville  de  Londres  a 
maintenu  longtemps  ses  exigences,  malgré  les  ordres  formels 
du  roi  renouvelés  en  1309  au  profit  des  marchands  de  Gascogne. 
Ces  querelles  avaient  été  si  violentes  que  les  Gascons  avaient 
résisté  par  les  armes  aux  exigences  de  la  ville,  qui  leur  avait 
imposé  une  taxe  de  2  deniers  par  tonneau.  Edouard  II,  le 
9  mai  1309,  a  maintenu  les  libertés  qui  nous  ont  été  accordées 
comme  Gascons  (2).  Le  24  juin  1310,  il  a  ordonné  de  punir  les 
gens  qui  avaient  attaqué,  blessé  et  tué  les  marchands  (3).  Le 
6  juillet  1310,  il  a  ordonné  au  maire  et  aux  vicomtes  de  Londres 
de  nous  protéger  (4). 

Depuis  cette  époque,  nous  avons  toute  liberté  de  séjour  et  de 
parcours. 

Quant  à  la  vente  de  nos  vins,  elle  a  été  souvent  réglementée, 
et  souvent  aussi  les  prix  de  nos  vins  ont  été  taxés. 

A  l'arrivée  des  navires  chargés  des  vins  nouveaux  après  les 
vendanges,  les  vins  de  l'année  précédente  qui  se  trouvent 
encore  chez  les  marchands  sont  dégustés  par  des  experts 
pris  moitié  parmi  les  marchands  de  vins  du  duché  d'Aquitaine 
établis  à  Londres,  moitié  parmi  les  prud'hommes  de  Londres; 

(4-2-3-4)  Delpit.  Documents  français,  xxxm.  p.  9  ;  —  lxxxix.  p.  42  : 
xc,  p.  43  ;  —  xci,  p.  43. 


—  328  — 

et,  suivant  l'usage,  les  vins  altérés  doivent  être  répandus  (1). 
Cela  a  été  confirmé  en  1331  (2). 

Arrivés  à  Londres,  nous  avons  débarqué  et  mis  en  magasin 
nos  marchandises,  après  avoir  payé  la  coutume  ou  douane. 

Nos  vins  ont  été  jaugés,  selon  l'usage,  par  le  jaugeur  public. 
Nous  avons  payé  un  denier  par  tonneau,  dont  l'acheteur  nous 
remboursera  la  moitié,  c'est-à-dire  une  obole  (3).  Chaque 
tonneau  a  été  marqué  de  sa  jauge  à  chaque  bout,  et  les 
vendeurs  et  acheteurs  se  tiendront  compte  réciproquement  du 
plus  ou  moins  de  contenance  des  futailles. 

Après  quelques  jours,  nous  avons  vendu  la  plus  grande 
partie  de  nos  vins  à  trois  sortes  de  personnes,  à  quelques 
grands  seigneurs  dont  les  bouteillers  sont  venus  les  agréer, 
à  des  marchands  en  gros,  et  enfin  à  des  taverniers. 

Nous  nous  sommes  conformés  aux  lettres  patentes  du  roi 
Edouard  III,  datées  du  1er  février  1354,  et  adressées  au  sénéchal 
de  Gascogne  et  au  connétable  de  Bordeaux,  de  l'avis  des  prélats, 
comtes,  barons  et  des  communes  d'Angleterre,  par  lesquelles 
il  est  ordonné  de  ne  pas  vendre  les  vins  conduits  en  Angleterre 
du  duché  d'Aquitaine  pour  plus  forte  somme  que  le  prix 
commun,  sous  peine  de  forfaiture  de  la  vie  et  des  membres  (4). 

Les  marchés  que  nous  avons  passés  ont  été  conclus  par  la 
remise  du  denier  à  Dieu. 

Nous  avons  accordé  à  nos  acheteurs  jusqu'à  la  Saint-Michel 
pour  nous  payer;  et,  après  avoir  fait  constater  leur  engage- 
ment par  un  notaire,  nous  nous  sommes  transportés  à  Guildhall, 
la  maison  commune  de  Londres,  et  nous  avons  fait  enregistrer 
notre  créance,  afin  d'obtenir  le  droit  de  contrainte  par  corps 
contre  nos  débiteurs  (5). 

Enfin,  si  nous  avons  des  procès,  les  enquêtes  seront  faites 
moitié  par  des  négociants  bordelais,  moitié  par  des  prud'hommes 
de  Londres  (6). 

(1)13  août  1302.  Edward  Ier.  Livre  des  Bouillons,  f°s  160  et  ss. 

(2)  Rymer.  18  novembre  1331,  fo  828  :  «  Quod  nullus  sibi  audacia  assumât 
vina  vendere  nisi  pro  rationali  pretio...  Omnia  vina  quae  corrupta  fuerint 
effundantur  et  dolia  frangantur.  » 

(3)  13  août  1302,  loc.  cit. 

(4)  Rymer.  1354,  1er  février,  f°  272. 

(5)  Delpit.  Docum.  franc.  Intr. 

(6)  Livre  des  Bouillons.  fos  160  et  ss 


—  329  — 

Nous  avons  alors  procédé  à  l'achat  des  draps,  des  harengs, 
des  merluches,  de  l'étain,  que  nous  vendrons  à  notre  retour 
à  Bordeaux;  mais  ayant  perdu  le  sceau  dont  nous  nous  servons 
habituellement,  nous  avons  fait  crier  par  les  trompettes  de 
la  ville  que  désormais  nous  ne  serions  plus  obligés  par  ce 
sceau  (1). 

Nous  laissons  à  Londres  quelques  vins  que  nous  avons 
confiés  à  des  taverniers  pour  les  vendre  à  notre  compte.  Ils 
devront  se  conformer  aux  règlements  spéciaux  et  aux  prix  fixés 
par  ordonnances  royales. 

Nul  marchand  en  gros  ne  peut  être  tavernier,  et  nul  tavernier 
ne  peut  vendre  en  gros.  Le  tavernier  ne  peut  vendre  son  vin 
en  détail  qu'après  l'avoir  fait  déguster  par  les  essayeurs 
assermentés  auprès  du  maire  et  des  aldermen.  Ces  essayeurs 
marqueront  le  prix  du  vin  suivant  trois  types  à  des  prix 
conformes  à  la  taxe.  La  marque  sera  inscrite  au  bout  devant  de 
la  barrique  afin  que  chaque  acheteur  puisse  voir  le  prix  marqué. 
Il  doit  aussi  voir  tirer  de  la  barrique  le  vin  qu'il  achète.  Le 
fond  et  la  lie  ne  doivent  pas  être  vendus  (2). 

C'est  un  antique  usage  en  Angleterre  de  taxer  le  prix  des 
vins. 

Le  roi  Jean-sans-Terre,  en  1199,  avait  décidé  que  nulle 
barrique  de  vin  de  Poitou  ne  pourrait  être  vendue  à  Londres 
plus  de  20  schellings;  de  vin  d'Anjou,  plus  de  24,  et  de  vin 
français,  plus  de  25. 

Au  détail,  le  prix  du  setier  du  vin  de  Poitou  était  fixé  à 
4  deniers;  le  setier  de  vin  blanc,  à  6  deniers.  Les  marchands 
s'étaient  plaints  de  ne  pouvoir  vendre  à  des  prix  si  peu  élevés, 
et  bientôt  le  roi  les  autorisa  à  vendre  le  setier  de  vin  rouge 
à  6  deniers  et  celui  de  vin  blanc  à  8  (3). 

Un  siècle  plus  tard,  en  1290,  le  gallon  de  vin  avait  été  taxé 
à  3  deniers. 

L'ordonnance  du  15  janvier  1311  taxait  le  gallon  du  meilleur 
vin  à  5  deniers,  du  meilleur  après  à  4,  et  du  reste  à  3  deniers. 
La  taxe  n'était  que  pour  l'année.  Chaque  vin  devait  avoir  son 

(\)  Delpit,  loc.  cit. 

(2)  Delpit.  Docum.  franc.  Ordonnance  d'Edward  II,  H--15  janv.  1311,  f°  45, 
n°  94. 

(3)  Fr.  Michel,  t.  I,  p.  39. 

ai 


—  330  — 

prix,  et  être  sans  mélange  d'autre  vin.  En  1320,  la  taxe  était 
revenue  au  prix  de  1290,  3  deniers,  malgré  les  vives  plaintes 
des  taverniers. 

Il  est,  d'ailleurs,  expressément  défendu  de  couper  ou  mêler 
les  vins,  non  seulement  le  blanc  au  vermeil,  mais  le  vieux  au 
nouveau.  Ces  mélanges  sont  sévèrement  réprimés. 

Le  2  novembre  1352,  le  roi  Edouard  a  mandé  au  maire  et 
aux  vicomtes  de  Londres  de  faire  proclamer  que  plusieurs 
marchands  de  vin,  tant  en  gros  qu'en  taverne,  se  permettaient 
de  mêler  les  vins  vieux  avec  les  nouveaux,  et  de  vendre  ces 
vins  ainsi  mélangés  comme  vins  nouveaux,  à  la  grande  trom- 
perie et  danger  manifeste  pour  le  roi  et  le  peuple.  Il  a  fait 
défense  de  vendre  à  l'avenir  ces  vins  mélangés  (1). 

Le  5  décembre  1354,  une  nouvelle  ordonnance  a  fixé  le  prix 
du  vin  au  détail  à  6  deniers  pour  les  ports  au  nord  de  Londres, 
à  5  deniers  pour  ceux  à  l'ouest.  Cette  ordonnance  a  été  modifiée 
par  celle  du  30  janvier  1355  qui  ajoutait  à  ces  prix,  pour  les 
villes  de  l'intérieur,  le  prix  du  transport  depuis  le  port  de  mer, 
fixé  à  1  obole  jusqu'à  vingt-cinq  milles,  et  à  1  denier  au  delà 
de  cette  distance. 

Le  1er  mars  1356,  l'ordonnance  portait  les  mêmes  prix: 
6  deniers  le  gallon  à  Londres,  5  dans  les  ports  de  mer,  1  obole 
de  transport  par  vingt-cinq  milles. 

Ainsi  finit  le  voyage  de  Bordeaux  à  Londres  en  1362,  que 
nous  venons  de  reconstituer  à  l'exemple  des  juges  d'instruction; 
nous  avons,  comme  ceux-ci,  invoqué  des  témoignages.  C'est 
dans  les  Archives  de  la  Gironde,  dans  la  série  G,  Comptes  de 
l'archevêché,  que  nous  avons  pris  les  noms  et  les  chiffres  pour 
Bordeaux  ;  dans  Rymer,  et  un  peu  dans  les  Rôles  gascons  de 
Thomas  Carte,  dans  le  Livre  des  Bouillons,  dans  celui  des 
Privilèges  et  dans  celui  de  la  Jurade,  dans  les  documents  français 
publiés  par  M.  Jules  Delpit,  que  nous  avons  rassemblé  les  autres 
éléments  de  notre  récit.  Nous  ne  nous  sommes  servi  que  de  peu 
des  documents  cités  par  Francisque  Michel;  et  nous  en  avons 
emprunté  quelques-uns  à  la  Société  des  Archives  historiques. 

Le  prince  de  Galles,  devenu  prince  d'Aquitaine,  ne  se  montra 
pas  moins  favorable  que  l'avait  été  son  père  aux  marchands 

(1)  Rymer.  4352,  f°  249. 


—  331  — 

de  vins  de  Bordeaux.  Ceux-ci  jouissaient  du  droit  que  leur 
accordait,  le  16  novembre  1364,  une  ordonnance  du  roi  de  France 
Charles  V  ;  ils  pouvaient  librement  acheter  dans  les  provinces 
soumises  à  la  France  les  vins  et  marchandises  qu'ils  expédiaient 
ensuite  en  Angleterre  (1).  Les  prélats,  nobles  et  communes, 
formant  les  trois  Etats  delà  principauté  d'Aquitaine,  obtenaient 
du  prince  de  Galles,  le  26  janvier  1367,  la  déclaration  de  la  liberté 
du  commerce,  notamment  pour  l'exportation  du  vin  et  du  miel  (2) . 

Quelque  temps  après,  les  Bordelais  s'étant  plaints  au  prince 
de  Galles  de  ce  que  l'impôt  de  13  sous  4  deniers,  qu'ils  payaient 
autrefois  à  l'entrée  des  vins  achetés  par  eux  en  dehors  de  la 
ville,  avait  été  depuis  cinq  ans  élevé  à  20  sous  par  tonneau; 
le  prince,  qui  était  alors  à  Angoulème,  ordonna  à  son  trésorier, 
le  28  janvier  1369,  de  revenir  aux  anciens  droits  (3). 

Quant  aux  vins  achetés  dans  les  provinces  devenues  fran- 
çaises et  que  le  roi  qualifiait  de  pays  rebelles,  ils  ne  pouvaient 
être  admis  à  Bordeaux  qu'après  la  Noël,  suivant  l'antique 
usage  dont  Edouard  III  recommandait  l'observation,  le 
15  mars  1373,  à  son  sénéchal  Thomas  Felton,  et  à  Robert  de 
Wicfort,  connétable  du  château  de  Bordeaux  (4). 

La  situation  générale  que  nous  avons  indiquée  pour  les  relations 
entre  Bordeaux  et  l'Angleterre  n'éprouva  pas  de  modifications 
sensibles  j  usqu'en  1 453,  époque  où  prit  fin  la  domination  anglaise. 

Richard  II,  né  à  Bordeaux,  se  montra  très  bien  disposé  pour 
ses  compatriotes.  Il  leur  accorda,  le  28  septembre  1379,  le 
droit,  lorsqu'ils  revenaient  de  Flandres  ou  s'y  rendaient  et 
relâchaient  dans  les  ports  d'Angleterre,  de  n'être  soumis  au 
paiement  des  droits  d'entrée  dans  ces  ports,  sur  leurs  marchan- 
dises, que  lorsqu'elles  seraient  vendues  ou  échangées,  eussent- 
elles  même  été  débarquées  (5). 

Il  mandait  aux  Bordelais,  le  13  juin  1388,  qu'il  avait  fait 
confirmer  par  le  dernier  Parlement,  tenu  à  Westminster,  deux 
statuts  de  son  trisaïeul,  Edouard  Ier,  en  date  l'un  de  l'année 
1281,  l'autre  de  l'année  1297,  permettant  aux  marchands  de 
Bordeaux  de  porter  et  vendre  leurs  marchandises  librement 
dans  toute  l'étendue  du  royaume  (6). 

(1)  Delpit.  Domm.  franc.,  p.  -123,  n°  -196. 

(2)  Livre  des  Bouillons. 

(3-4-5-6)  Livre  des  Bouillons,  p.  147,  180,  207,  200. 


—  332  — 

Il  accueillit  les  plaintes  des  marchands  bordelais  sur  ce  que 
les  marchands  anglais  qui  portaient  des  blés  à  Bordeaux, 
après  les  avoir  vendus,  allaient  avec  le  prix  acheter  des  vins  à 
La  Rochelle  qui  appartenait  alors  aux  Français,  au  lieu  de  les 
acheter  à  Bordeaux.  Il  ordonna  que  ces  marchands  seraient 
tenus,  sous  caution,  de  ne  porter  leurs  blés  qu'à  Bordeaux,  et  de 
revenir  en  Angleterre,  soit  avec  des  marchandises  bordelaises, 
soit  avec  l'argent  qu'ils  auraient  reçu  pour  prix  de  leur  blé  (1). 

Le  26  mars  1382,  Richard  confirma  aux  Bordelais  tous  les 
privilèges  que  lui  et  ses  prédécesseurs  leur  avaient  concédés, 
ou  dont  ils  jouissaient  depuis  un  temps  immémorial  (2).  Le 

10  avril  suivant,  il  confirmait  spécialement  ceux  accordés  par 
Edouard  III  (3).  Le  12  juin  1388,  il  confirmait  à  nouveau  les 
conventions  passées  en  1302  entre  le  roi  Edouard  Ier  et  les 
marchands  de  vins  de  Guienne  (4). 

Après  lui,  Jean,  duc  de  Guienne  et  de  Lancastre,  proclama 
de  nouveau  tous  les  droits  des  Bordelais  (5).  Une  nouvelle 
reconnaissance   de  ces  privilèges  eut  lieu  par  Henri  IV  le 

11  février  1401,  et  notamment  de  la  convention  passée  en 
1302  (6).  Henri  V  suivit  cet  exemple  le  22  mars  1420  (7)  et  le 
4  juillet  1424  (8);  Henri  VI  en  1441  (9). 

Le  mouvement  commercial  entre  Bordeaux  et  l'Angleterre 
pour  l'exploitation  des  vins  n'avait  pas  lieu  seulement  avec 
Londres,  mais  avec  un  grand  nombre  d'autres  ports  anglais, 
de  ports  d'Irlande,  soumis  au  même  roi,  et  de  ports  d'Ecosse, 
étrangers  à  l'Angleterre. 

De  nombreux  documents  nous  indiquent  comme  ports  de 
destination  Londres,  Southampton,  Teymouth,  Washam,  Leith, 
Darmouth,  Chester,  Bristol,  Sidinouth,  Exmouth,  Wenchelsea, 
Lime,  Okeley,  Plimouth,  Harwick,  York,  Porsmouth,  Lynn, 
Greenwich,  Yarmouth,  Douvres,  Exeter,  Hull  sur  l'Humber. 
Il  est  inutile  d'indiquer  que  tous  ces  ports  étaient  loin  d'avoir  la 
même  importance. 

En  Irlande,  Dublin  et  Cork  étaient  en  relations  suivies  avec 
Bordeaux. 

(1)  4  juillet  4392.  Livre  des  Bouillons,  f°  212. 
(2-3-4)  Livre  des  Bouillons,  p.  219  ;  p.  182  ;  p.  202,  232. 
(5-6)  Livre  des  Bouillons,  4  septembre  1391,  f°  293;  24  juillet  1392,  f<>302;  — 
f°s  324,  328. 

(7-8-9)  Cat.  Rôl.  gasc.  1420,  fo  203  ;  —1424,  fo  207  ;  —  1441,  f°  222. 


-  333  — 

V Ecosse,  formant  alors  un  royaume  non  seulement  séparé, 
mais  encore  souvent  ennemi  de  l'Angleterre,  n'avait  avec 
Bordeaux,  du  moins  directement,  que  des  relations  alternatives, 
suivant  qu'elle  était  en  état  de  paix  ou  de  guerre  avec  sa 
voisine  du  sud.  Ces  relations  n'étaient  cependant  pas  complète- 
ment interrompues,  même  pendant  la  guerre  ;  elles  se 
continuaient  par  l'intermédiaire  d'une  nation  neutre,  la 
Flandre,  qui  se  chargeait  d'approvisionner  l'Ecosse. 

Les  Écossais  ne  se  bornaient  pas  à  boire  l'aie  et  l'usquebau, 
ils  faisaient  grande  consommation  des  vins  de  Gascogne.  Dans 
l'antique  ballade  écossaise  du  bon  sir  Patrick  Spence,  «  le 
»  meilleur  marin  qui  eût  jamais  navigué  sur  la  mer  »,  on  parle 
de  ces  vins .  Lorsque  le  vieux  marin  périt  par  ordre  du  roi  qui 
l'obligea  de  mettre  à  la  voile  au  plus  fort  de  la  tempête,  et 
qu'il  se  coucha  au  fond  des  flots  par  cinquante  brasses  de 
fond,  à  Abendoor,  avec  les  lords  écossais,  ses  compagnons,  la 
ballade  nous  montre  le  roi,  au  moment  où  il  donna  l'ordre  fatal, 
tenant  table  dans  la  ville  de  Dumferling,  et  buvant  joyeusement 
le  vin  couleur  de  pourpre  : 

«  The  king  sit  in  Dumferlin  town , 
»  Drinking  the  blude-rey  wine.  » 


4. 


APPRECIATION  DES  QUANTITES  DE  VINS  EXPORTEES  A  DIVERSES  EPOQUES. 


Quelque  intéressants  que  puissent  être  les  documents  relatifs 
au  commerce  des  vins  de  Bordeaux  avec  les  îles  Britanniques, 
nous  manquons  de  ceux  qui  nous  seraient  nécessaires  pour 
connaître  les  quantités  de  vins  exportées  pendant  les  trois 
siècles  du  mouvement  commercial  que  nous  étudions. 

Pendant  le  xme  siècle  nous  voyons  de  nombreux  achats 
de  vins  faits  par  les  souverains  anglais.  Le  roi  Jean- sans-Terre 
avait  acheté  aux  Bordelais  des  quantités  considérables  de  vins. 
Il  devait  à  sa  mort,  pour  cet  objet,  à  divers  marchands  et  à  la 
commune  de  Bordeaux,  la  somme  de  1,080  marcs  d'argent. 

Nous  connaissons  les  prix  de  quelques-uns  de  ces  achats  et 
le  nom  des  vendeurs.  En  1203,  le  roi  payait  18  schellings  la 
barrique;  en  1213,  1  liv.  8  schellings. 


—  334  — 

Henri  III  ne  paya  qu'un  dividende  sur  les  dettes  de  son  père. 
La  commune  de  Bordeaux  ne  reçut  que  600  marcs.  Il  acheta 
de  grandes  quantités  de  vins  pour  sa  maison,  et  quelquefois 
aussi  pour  les  revendre  à  bénéfice.  Il  avait  soin,  dans  ce 
dernier  cas,  d'envoyer  l'ordre  à  tous  les  baillis  et  officiers  en 
Angleterre,  de  ne  pas  permettre  qu'aucun  vin  fût  mis  en  vente 
avant  que  le  sien  fût  entièrement  vendu.  Il  achetait  à  Londres 
vers  1222  à  raison  de  38  à  40  sous  la  barrique;  en  1225,  il 
ne  payait  plus  que  35  et  36  sous;  en  1243,  il  payait  270  livres 
pour  302  barriques.  A  la  même  époque,  il  devait  à  l'archevêque 
de  Bordeaux  pour  achat  de  vins,  la  somme  de  1,110  marcs 
11  sous  4  deniers.  Il  achetait  à  l'archevêque,  aux  seigneurs  du 
Bordelais,  aux  riches  bourgeois,  parmi  lesquels  nous  notons 
les  noms  de  Rostang  de  Solers,  Gérard  Colomb,  Jean  du  Soley, 
Guilhem  Colomb,  Arnaud  Cailhau,  Guilhem  Chiquet.  Il  devait 
à  ce  dernier  1,200  livres  sterling,  environ  800,000  francs, 
valeur  en  notre  monnaie  actuelle  (1). 

Le  commencement  du  xive  siècle  vit  grandir  le  mouvement 
commercial.  Mais  les  documents  statistiques  nous  font  encore 
défaut  pour  en  préciser  l'importance.  Le  règne  des  Edouard 
fut  avantageux  au  commerce.  Edouard  Ier  achetait  en  1300  la 
quantité  de  1,411  barriques  à  Arnaud  Cailhau  pour  4,393  liv. 
17  schellings.  Il  concluait  les  conventions  de  1302  qui  ont  fait 
loi  jusqu'en  1453.  Son  successeur  Edouard  II  chargeait  le 
sénéchal  de  Gascogne  et  le  connétable  de  Bordeaux  de  lui 
expédier  1,000  tonneaux  de  vin  pour  les  fêtes  de  son  couron- 
nement (2).  Ces  mille  tonneaux  devaient  être  payés  par  les 
Frescobaldi,  alors  receveurs  du  duché  d'Aquitaine. 

M.  Francisque  Michel  a  eu  entre  les  mains  un  document  qui 
aurait  pu  nous  donner  des  renseignements  précieux,  le  registre 
du  connétable  de  Bordeaux,  John  Moraunt(3).  Mais  M.  Michel 
a  négligé,  ce  qui  lui  eût  été  si  facile,  de  faire  deux  additions, 
l'une  du  nombre  de  ces  navires,  l'autre  de  la  quantité  des  vins 
chargés,  en  distinguant,  ainsi  que  l'avait  fait  le  connétable,  le 
vin  bourgeois  et  le  vin  de  haut  pays. 

(4)  Francisque  Michel  donne  de  longs  détails  sur  ces  achats.  Jules  Delpit 
indique  les  noms  d'un  grand  nombre  de  marchands  qui  firent  enregistrer  leurs 
créances  à  Guildhall  ;  mais  la  quantité  et  le  prix  des  vins  ne  sont  pas  mentionnés. 

(2)  Cat.  Rôl.  gasc.  1309;  4310,  20  octobre,  f°  37. 

(3)  Francisque  Michel,  t.  I,  p.  172  et  ss. 


-  335  — 

Cette  négligence  est  profondément  regrettable;  mais  elle  est 
habituelle  à  M.  Michel.  Il  ne  nous  a  pas  donné  davantage  le 
chiffre  du  registre  de  la  douane  de  Hull  qui  renferme  le  détail 
de  tous  les  vins  de  Gascogne  arrivés  dans  ce  port  en  1444. 

Nous  n'avons,  pour  baser  une  appréciation  de  la  quantité  des 
vins  exportés  en  Angleterre  à  ces  époques,  que  trois  documents 
fort  incomplets  ;  le  premier  est  renonciation  faite  par  Bréquigny 
d'un  registre  de  la  douane  de  Bordeaux  à  la  date  de  1350; 
l'autre,  une  indication  donnée  par  Froissard  sur  l'année  1372; 
le  dernier  est  fourni  par  les  comptes  de  l'archevêché. 

Nous  regrettons,  avec  M.  Delpit,  que  Bréquigny  n'ait  pas 
cru  devoir  transcrire,  ou  tout  au  moins  analyser  fidèlement 
un  document  qui  n'était  propre,  selon  lui,  «  qu'à  satisfaire 
»  une  vaine  curiosité  »,  et  qui  aurait,  en  effet,  satisfait  la  nôtre. 
Voici  le  texte  de  Bréquigny  :  «  En  dépouillant  un  gros  registre 
»  de  la  douane  de  Bordeaux  en  1350,  je  vis  qu'il  était  sorti  de 
»  ce  port,  dans  le  cours  d'un  an,  141  navires,  chargés  de  13,429 
»  tonneaux  de  vin  ayant  produit  de  droits  5,104  livres  16  sous 
»  monnaie  bordelaise  (1).  » 

Avant  d'étudier  ce  document  nous  devons  rappeler  que 
Froissard,  en  1372,  nous  parle  d'une  flotte  de  200  navires  allant 
aux  vins  à  Bordeaux. 

Froissard  n'avait  pas  l'intention  de  fournir  un  renseignement 
parfaitement  exact,  et  ces  200  voiles  allant  chercher  des  vins 
pourraient  parfaitement  se  réduire  à  140  ou  150  navires, 
revenant  chargés.  Le  document  cité  par  Bréquigny  est  plus 
digne  de  confiance.  Nous  n'avons  trouvé  pour  cette  époque, 
disons-nous,  qu'un  seul  autre  document,  qui  figure  dans  les 
comptes  de  l'archevêché. 

L'archevêque  de  Bordeaux  recevait  du  connétable,  avec  le 
tiers  du  produit  net  du  monnayage,  le  tiers  de  la  petite  coutume, 
fixée  à  2  deniers  par  tonneau,  et  le  tiers  de  la  grande  coutume, 
fixée  au  même  taux.  En  1341  son  trésorier  recevait  d'Amalvin 
et  Jean  Rambaud,  ses  fermiers,  qui  avaient  perçu  ces  redevances 
au  château  de  l'Ombrière,  la  tierce  partie  de  2  deniers  par 
tonneau  sur  690  tonneaux,  d'une  part;  et  la  tierce  partie  de 
2  deniers  sur  2,658  tonneaux  1  pipe  de  vin,  d'autre  part  (2). 

(1)  Mèm.  de  l'Acad.  des  Inscript,  et  Belles-Lettres,  vol.  XXXVII,  p.  350. 

(2)  Comptes  de  l'Archevêché.  Arch.  départ.,  série  G.  1341 1 


—  336  — 

Le  chiffre  du  trésorier  de  l'archevêque  n'est  pas  d'accord 
avec  celui  de  la  citation  faite  par  Bréquigny,  et  nous  sommes 
porté  à  croire  que  Bréquigny  a  commis  une  erreur  relative  à 
l'expression  tonneau. 

Le  mot  tonneau  avait  une  double  acception  :  tantôt  il  signifiait 
un  vaisseau  vinaire,  un  fût,  une  barrique.  Ainsi  dans  l'ordon- 
nance d'Edouard  II  du  15  janvier  1311,  il  est  dit  que  «  chescun 
»  tonel  »  sera  marqué  à  un  bout  et  à  l'autre  de  la  marque  du 
jaugeage;  tantôt  il  signifiait  le  tonneau  de  mer,  mesure  idéale 
représentant  2  pipes  ou  4  barriques.  Dans  le  premier  cas,  si  le 
chiffre  donné  par  Bréquigny  s'applique  à  la  futaille,  à  la 
barrique,  il  est  d'accord  avec  celui  de  l'archevêché. 

En  effet,  13,429  barriques  représentent  en  tonneaux  de  mer 
3,357  tonneaux,  chiffre  à  peu  près  égal  à  celui  de  l'archevêché  : 
690  +  2,658  =  3,348  tonneaux.  L'archevêché  parle  bien  de 
tonneaux  de  mer,  car  il  ajoute  :  «  et  1  pipe  ». 

En  outre,  si  les  tonneaux  de  Bréquigny  sont  des  tonneaux  de 
mer,  le  chiffre  de  13,429  tonneaux  nous  paraît  trop  élevé  pour 
141  navires  de  cette  époque.  Les  navires  de  commerce  étaient 
de  petites  dimensions.  Pour  porter  la  quantité  de  tonneaux 
indiquée,  les  141  navires  auraient  dû  être  chargés  réellement 
de  95  tonneaux  chacun,  et  avoir  un  tonnage  bien  supérieur. 
Mais  "il  n'en  était  pas  ainsi  :  Bréquigny  lui-même  nous  dit  que 
la  flotte  anglaise  arrivant  devant  Calais,  le  3  septembre  1346, 
pour  aider  au  siège,  était  composée  de  737  bâtiments.  «  Je 
»  remarquerai,  ajoute-t-il,  que  ces  bâtiments  n'étaient  que  de 
»  simples  barques  :  il  y  en  avait  qui  ne  portaient  que  6  hommes  ; 
»  le  plus  grand  de  tous  n'en  portait  que  51  (1).  » 

Le  tonnage  des  navires  marchands  qui  fréquentaient  alors  le 
port  de  Bordeaux  paraît  avoir  été  habituellement,  et  cela 
jusqu'au  xve  siècle,  tout  au  plus  de  30  à  40  tonneaux.  Rymer 
nous  apprend,  en  effet,  qu'en  1345  le  roi  Edouard,  voulant 
envoyer  des  troupes  à  Bordeaux,  donna  l'ordre  au  comte 
d'Arundel,  amiral  de  la  flotte  d'Occident,  de  faire  retenir  tous 
les  navires  de  30  tonneaux  et  au  delà  et  de  les  faire  conduire 
à  Portsmouth.  Il  donnait  le  même  ordre  pour  les  navires  se 
disposant  à  aller  à  Bayonne  (2). 

(1)  Mém.  de  l'Acad.  des  Inscript,  et  Belles-Lettres,  t.  XXXVII,  p.  537. 

(2)  Rymer.  1345,  f°s  57,  65,  68. 


—  337  — 

Des  ordres  semblables  furent  donnés  le  4  janvier  1352.  Cette 
fois  il  s'agit  de  navires  de  40  tonneaux,  «  naves  de  quadragintei 
»  dolia  »  (1).  Le  Livre  de  la  Jurade  n'indique  pas  de  navires 
d'un  plus  fort  tonnage.  C'est  en  1360  que  nous  trouvons  pour 
la  première  fois  mention  de  navires  de  100  tonneaux,  «  naves 
»  portagii  centum  doliorum  ».  Mais  il  devait  en  exister  bien 
peu,  car  le  roi  ordonne  de  saisir,  pour  les  armer  en  guerre,  tous 
les  navires,  grands  et  petits,  «  parvas  et  magnas  ». 

En  supposant  à  ces  navires  de  30  à  40  tonneaux  de  jauge 
un  chargement  effectif  de  25  tonneaux  de  quatre  barriques, 
nous  arrivons  au  total  de  3,525  tonneaux,  qui  concorde  avec 
celui  de  l'archevêché,  et  avec  le  chiffre  rectifié  de  Bréquigny. 

Nous  pouvons  encore  chercher  un  renseignement  dans  les 
comptes  du  trésorier  du  prince  de  Galles.  Le  chiffre  de  recette 
de  la  coutume  des  vins  à  Bordeaux,  indiqué  par  Bréquigny, 
était,  pour  1350,  de  5,104  livres  16  sous  monnaie  bordelaise. 
Les  chiffres  indiqués  par  Richard  Filongleye,  concordant  avec 
celui  de  Bréquigny,  sont  : 

Pour  4364...  à  Bordeaux,  4,885!  -12s  14dsterl.  gyon.  —  Libourne,  386M2s 

»     1365...  »  5,900     »     »  »  —         »  883  14 

»     1366...  »  4,764     9  10  »  —         »  620     » 

»     1367...  »  4,724  46  10  »  —         »  698  18 

Nous  concluons  en  évaluant  à  3  ou  4,000  tonneaux  de  mer, 
soit  de  12  à  16,000  fûts  l'exportation  moyenne  pour  l'Angleterre, 
l'Irlande  et  l'Ecosse.  Nous  ajoutons  5,000  tonneaux  environ 
pour  les  Flandres,  la  Hollande  et  le  Nord,  qui  prenaient  un  peu 
plus  que  les  îles  Britanniques;  et  un  chiffre  sensiblement  égal 
pour  la  Bretagne,  la  Normandie  et  la  Picardie. 

Nous  arrivons  ainsi  au  total  de  14,000  à  15,000  tonneaux, 
que  nous  donnons  comme  moyenne  annuelle  de  l'exportation 
des  vins  de  Bordeaux  dans  la  première  moitié  du  xve  siècle. 


FIN   DU   PREMIER   VOLUME. 


(1)  Rymer.  1360. 


TABLE  SOMMAIRE  DU  PREMIER  VOLUME 


LIVRE  PREMIER 


AVANT-PROPOS 

Pages 

Étendue  du  sujet.  Origine  du  commerce.  Son  influence  sur  la  civilisation.  Ses 
vicissitudes.  —  Plan  de  l'ouvrage.  Division  du  sujet.  Epoques  du  commerce 
et  de  la  navigation  :  le  cabotage,  le  long  cours,  la  vapeur.  Subdivisions  :  Les 
trois  périodes  du  cabotage  :  les  origines;  la  domination  anglaise;  la  Guienne 
française  jusqu'à  la  naissance  du  commerce  avec  l'Amérique.  Les  trois  périodes 
du  long  cours  aux  xvne,  xvme  et  xixe  siècles.  La  période  actuelle  et  la  vapeur. 
Ordre  suivi  pour  l'étude  de  chaque  période. 

Indication    des    documents    étudiés.     Rapport    de     la    Commission    d'examen. 

Remerciements  aux  personnes  qui  m'ont  aidé  dans  mes  recherches 7 

Première  Époque  :  LE  CABOTAGE 

Première  Période  :  LES  ORIGINES 

CHAPITRE  PREMIER.  —  L'Aquitaine  avant  la  conquête  romaine. 
Article  4er.  —  Description  générale  du  pays. 

Le  bassin  de  la  Garonne  et  ses  affluents.  Les  vallées  et  les  landes.  Premiers 
vestiges  du  séjour  de  l'homme  dans  ces  contrées.  —  Premiers  rudiments  du 
commerce.  —  Les  Ibères;  les  Phéniciens;  les  Carthaginois.  —  Les  colonies 
grecques 

Article  2.  —  L'Aquitaine  avant  l'arrivée  des  Romains. 

Occupation  de  la  contrée  par  les  Aquitains.  Lente  formation  de  l'emporium  de 
Rordeaux.  Relations  avec  la  Méditerranée.  Absence  du  mouvement  maritime 
sur  l'Océan.  Situation  favorable  du  port  de  Rordeaux  décrite  par  Strabou. 
Détails  sur  quelques  marchandises  d'importation  et  d'exportation 

Article  3.  —  Rurdigala  et  les  Rituriges  Iosques. 

Les  Bituriges  Iosques  ou  Vivisques  étaient  Aquitains  et  non  Gaulois.  Textes  de 
Jules  César  et  de  Strabon.  Opinions  de  divers  historiens  sur  l'origine  des 
Bituriges  du  Bordelais.  Réfutation.  Les  Rituriges  du  Rordelais  ne  sont  pas 
venus  du  Berry  après  la  conquête  de  Jules  César.  Ils  ne  sont  pas  venus  du 
Berry  600  ans  auparavant.  Les  Bituriges  Vivisques  et  les  Medulli  étaient  de 
même  race.  Caractères  qui  distinguaient  l'Aquitain  du  Gaulois 


•>\ 


28 


34 


—  340  — 

Pages 

CHAPITRE  II.  —  Époque  Romaine. 

Article  1er.  —  Bordeaux  au  IVe  siècle.  Aspect  général  de  la  cité. 

Influence  de  la  civilisation  romaine.  Description  de  la  cité  par  Ausone  et  saint 
Paulin.  Administration.  Le  Bordelais  l'ait  partie  de  la  seconde  Aquitaine. 
Gouvernement  central.  Les  diverses  classes  de  la  population  :  les  patriciens,  les 
curiales.  Les  impôts  et  le  régime  fiscal.  Mépris  des  Romains  pour  le  commerce 
et  le  travail.  Le  commerce  dévolu  aux  esclaves.  Ateliers  de  l'État.  Formation 
des  corporations.  Les  négociants  et  les  marchands.  Les  étrangers.  Les  Juifs. 
Les  Grecs.  Les  capitalistes  romains.  Diverses  institutions  relatives  au  commerce. 
Les  patentes,  les  péages,  les  douanes,  les  octrois 41 

Article  2.  —  Les  Monnaies. 

Rôle  important  de  la  monnaie.  Les  premières  monnaies.  Les  monnaies  d'or  de 
Macédoine  introduites  dans  le  midi  de  la  Gaule.  Elles  sont  en  usage  à  Bordeaux 
au  ive  siècle.  Ausone.  Imitation  des  monnaies  grecques  par  les  Gaulois.  Falsifi- 
cations. Monnaies  attribuées  aux  Aquitains.  Le  croissant  lunaire  et  la  fleur  de 
lotus.  Les  monnaies  romaines  en  Gaule  et  en  Aquitaine  ;  leur  valeur  métallique  ; 
leurs  altérations.  Édit  de  Dioclétien.  Appréciation  sur  la  valeur  de  l'argent  au 
ive  siècle 59 

Article  3.  —  Institutions  auxiliaires  du  commerce. 

Les  banquiers  et  changeurs.    Le  prêt  à  la  grosse;  la  lettre  de  change;  les  lois 

commerciales. 
Voies   de  communication   par  terre  :    routes  de  Bordeaux  à  Lyon  ;   à  Narbonne, 

Marseille  et  l'Italie  ;  à  Toulouse,  à  Bayonne,  à  Nantes  ;  routes  moins  importantes. 

—  Navigation  fluviale.  Navigation  maritime.  Le  port  de  Bordeaux 69 

Article  4.  —  Commerce  du  bassin  de  la  Garonne. 

Produits  du  sol  ;  marchandises  de  transit  ;  industrie  locale.  Situation  générale  ...  73 

Article  5.  —  De  la  vigne  et  du  vin  à  l'époque  romaine. 

Origine  de  la  vigne  en  Aquitaine.  Elle  existait  avant  l'apparition  de  l'homme  sur  la 
terre.  L'homme  des  temps  préhistoriques  mangeait  des  raisins.  Savait-il  faire  le 
vin?  Antiquité  du  vin;  les  vendanges  et  le  vin  dans  l'ancienne  Egypte,  4000  ans 
avant  Jésus-Christ.  Les  vins  d'Egypte,  de  la  Palestine,  de  la  Grèce. 

La  vigne  et  le  vin  chez  les  Romains.  Plantation  des  vignes;  culture  à  la  charrue; 
taille  ;  greffe  ;  fumées  artificielles  contre  la  gelée.  Variétés  des  cépages  de  vignes. 
Quantité  des  récoltes.  Tonneaux  et  amphores.  Soins  donnés  aux  vins  :  plâtrage, 
clarification,  mélanges  et  bouquets  ;  vieillissement  par  la  chaleur  ;  coupages  ; 
caves;  vins  vieux.  Glace.  Gourmets.  Falsifications.  Prohibition  pour  les  femmes 
de  boire  du  vin. 

La  vigne  et  le  vin  à  Bordeaux.  Les  Phéniciens,  les  Grecs,  les  Doriens  apprennent 
aux  Aquitains  l'art  de  tailler  la  vigne.  Antiquité  du  cépage  appelé  vidure  ou 
bidure.  Obstacles  apportés  par  les  Romains  à  la  culture  de  la  vigne  dans  le  midi 
des  Gaules.  Impôt  sur  les  vins.  Édit  de  Dioclétien  ordonnant  d'arracher  la  moitié 
des  vignes.  Il  n'a  pas  été  mis  à  exécution.  Erreur  de  divers  historiens  sur  ce  point. 
Importance  de  la  culture  de  la  vigne  à  Bordeaux  au  iv«  siècle.  Commerce  des  vins 
de  Marseille  et  de  Narbonne  avec  l'Italie.  Grande  réputation  des  vins  de  Bordeaux 
dès  cette  époque 75 


341 


CHAPITRE  III.  —  Le  Commerce  de  Bordeaux  de  la  chute 
de  l'Empire  Romain  jusqu'au  XII9  siècle. 

Article  1er.  —  Le  Commerce  jusqu'à  Charlemagne. 

Décadence  de  l'Empire  Romain.  Prohibitions  de  commerce  avec  les  barbares.  Impor- 
tance prise  par  les  commerçants.  Arrivée  des  Wisigoths  en  Aquitaine  ;  ravages 
qu'ils  commettent.  Leurs  rois,  après  la  conquête,  rétablissent  l'ordre.  Les  évêques 
catholiques  appellent  les  Franks.  Conquêtes  et  invasions  de  Clovis;  leur  carac- 
tère. Les  Mérovingiens.  Luttes  nationales  contre  leur  domination.  Invasions  des 
Sarrasins.  Luttes  des  ducs  d'Aquitaine  contre  les  Franks. 

État  de  l'Aquitaine  au  moment  de  la  conquête  par  Charlemagne.  Administration  ; 
routes  ;  péages;  impôts;  corporations.  Peu  de  variations  dans  l'état  du  commerce 
de  Bordeaux 94 

Article  2.  —  Administration  de  Charlemagne  et  de  ses  successeurs. 

Les  Capitulaires.  Lois  économiques.  Tentatives  pour  l'unité  des  poids  et  mesures  ; 
réforme  des  monnaies  ;  protection  de  la  navigation  ;  tentatives  de  commerce  avec 
l'Orient;  projets  de  canaux;  phares.  Les  commerçants  étrangers:  Syriens,  Juifs. 

Invasions  des  Sarrasins  et  des  Normands;  ravages  des  Normands. 

Dissensions  des  successeurs  de  Louis  le  Débonnaire.  Naissance  de  la  féodalité.  La 

fin  du  monde  prédite  pour  l'an  1000.  Désordres.  Les  comtes  de  Bordeaux 97 

Article  3.  —  Tableau  du  commerce  de  Bordeaux  du  Xe  au  XIIe  siècle. 

Situation  dans  les  campagnes  ;  le  paysan,  le  serf,  le  seigneur,  l'abbé.  Le  commerce 
dans  la  ville.  Persistance  probable  des  corporations.  La  Jurade  de  Bordeaux.  Le 
commerce  dans  le  bassin  de  la  Garonne.  Le  commerce  extérieur  et  maritime.  Les 
négociants  étrangers.  Abbayes  et  monastères.  Les  pèlerinages  ;  les  croisades. 

Mariage  de  l'héritière  des  ducs  d'Aquitaine  avec  le  roi  de  France.  Divorce  d'Aliénor 

et  de  Louis 1  02 

Article  4.  —  Monnaies. 

Continuation  du  système  des  poids  et  mesures  et  des  monnaies  des  Romains.  Perma- 
nence de  l'organisation  sociale.  Les  rois  barbares  ont  le  caractère  de  lieute- 
nants de  l'empereur.  Les  rois  wisigoths  font  frapper  des  monnaies;  types  de  ces 
monnaies.  Elles  ne  sont  pas  conformes  au  type  légal  de  Constantin.  La  livre 
de  Constantin,  le  sou  d'or,  le  semis,  le  triens.  Monnaies  des  Mérovingiens 
d'Aquitaine.  Rapport  de  l'or  et  de  l'argent.  Altérations  des  monnaies. 

Monnaies  seigneuriales.  Les  monétaires.  Pièces  mérovingiennes  frappées  à  Bordeaux. 

Réformes  de  Pépin  et  de  Charlemagne.  Monnaies  de  Waïfer;  monnaies  arabes; 
monnaies  de  Charlemagne,  de  Louis  le  Débonnaire  et  de  leurs  successeurs,  frap- 
pées en  Aquitaine.  Ateliers  monétaires  d'après  l'édit  de  Pistes. 

Monnaies  des  comtes  de  Béarn  ;  des  comtes  de  Bordeaux.  Concession  par  Sanche, 
comte  de  Bordeaux,  au  chapitre  de  l'église  Saint-André,  du  tiers  du  bénéfice  du 
monnayage.  Date  de  cette  concession.  Monnaies  des  comtes  de  Bordeaux,  de 
Léonore  d'Aquitaine  et  du  roi  de  France 440 


—  342 


LIVRE  DEUXIÈME 


Page» 

Deuxième  Période  ;  ÉPOQUE  ANGLAISE 

AVANT-PROPOS.  —  Division  du  sujet 123 

CHAPITRE  PREMIER.  — Situation  générale. 
Article  1er.  —  Histoire  générale  de  la  contrée. 

Amour  des  Aquitains  pour  l'indépendance  ;  luttes  contre  le  roi  d'Angleterre  et  contre 
le  roi  de  France.  Faveurs  accordées  aux  Bordelais  par  les  Plantagenets  ;  charte 
de  1156.  État  de  désordre  de  l'Aquitaine,  défavorable  au  commerce.  Règlements 
du  roi  Richard. 

Les  croisades  en  Orient  :  les  Albigeois;  les  Pastoureaux. 

Luttes  intestines  de  la  cité  :  Philippe  le  Bel,  Bertrand  de  Goth,  les  Templiers. 

Prétentions  des  rois  anglais  au  trône  de  France.  Philippe  de  Valois. 

Relations  commerciales  de  Bordeaux  avec  l'Angleterre  sous  Edouard  III  et  le  prince 
de  Galles.  Continuation  des  guerres  avec  la  France. 

Influence  favorable  des  croisades  sur  le  commerce.  Ignorance  des  croisés. 

Agriculture  et  industrie  de  l'Orient  :  le  sucre,  le  maïs,  les  étoffes,  les  verreries,  les 
moulins  à  vent. 

Progrès  de  la  navigation  et  du  commerce.  La  hanse.  Les  républiques  italiennes; 

naissance  du  commerce  anglais;  ses  relations  avec  Bordeaux 127 

Article  2.  —  Aspect  du  pays  et  ses  institutions. 

\    1.    LA    CAMPAGNE. 

Aspect  général  de  la  contrée.  Les  habitants  :  le  clergé,  le  seigneur,  l'homme  libre, 
le  vilain,  le  serf.  Affranchissement  du  serf:  serfs  refusant  la  liberté,  hommes 
libres  demandant  la  servitude.  Habitation,  vêtement,  nourriture.  Industrie. 
Produits  du  sol 142 

\  2.   LA   VILLE  :    ASPECT   PHYSIQUE. 

Entrée  dans  la  ville  par  la  Garonne  :  l'île  de  Matorque,  le  port,  les  navires,  les  quais, 
le  palais  de  l'Ombrière,  le  Peugue.  Agrandissements  de  la  ville.  La  Maison  de 
ville  et  Saint-Éloi.  Le  blason  de  Bordeaux  :  le  léopard  de  Guienne  réuni  par 
Richard  Cœur-de-Lion  aux  deux  léopards  de  Normandie.  Saint-André.  Le  palais 
Gallien.  Puy-Paulin.  Piliers  de  Tutelle.  Habitations.  Architecture.  Rues  commer- 
çantes ;  rue  de  la  Rousselle.  Mouvement  de  la  rue  pendant  le  jour.  Couvre-feu.  .        153 

LA    VILLE    I    INSTITUTIONS. 

Persistance  à  Bordeaux  des  traditions  municipales  romaines. 

Relations  de  la  Jurade  de  Bordeaux  avec  le  duc  de  Guienne.  Le  pouvoir  du  duc   et 

les  privilèges  des  bourgeois  de  Bordeaux.  Le  sénéchal,  le  connétable,  le  chancelier, 

le  Conseil  royal  de  Gascogne. 
Le  maire  et  les  jurats;  les  Trente,  les  Trois  Cents,  l'assemblée  du  peuple;  les  trois 

États  du  duché. 
Indépendance  de  la  cité  ;  son  action  au  dedans  et  au  dehors. 
Les  bourgeois;  les  habitants:  les  étrangers;  les  pèlerins;  les  juifs 157 


343  — 


Article  3.  —  Libertés  et  prohibitions  commerciales . 

Libertés  de  commerce  entre  la  Guienne  et  l'Angleterre,  reconnues  par  Aliénor 
d'Aquitaine,  Richard  Cœur-de-Lion,  Jean-sans-Terre,  Henri  III. 

Restrictions  du  commerce  avec  la  France  en  temps  de  guerre.  Philippe  le  Bel  : 
vivres;  or  et  argent. 

Prohibition  d'exportation  des  produits  anglais  en  1363;  prohibition  par  les  jurats  de 
Bordeaux  de  la  sortie  des  métaux  précieux. 

Prohibitions  amenées  par  la  concurrence  industrielle  entre  la  France  et  l'Angle- 
terre :  laines,  draps,  matières  tinctoriales.  La  Guienne  souffre  peu  de  cet  état 
de  choses.  Son  commerce  avec  l'Angleterre  n'est  pas  atteint  ;  son  commerce  avec 
la  France  subsiste  même  en  temps  de  guerre 175 


CHAPITRE  II.  —  Conditions  auxiliaires  du  commerce. 


Article  1 er.  —  Juridiction  commerciale. 

Juridiction  du  prévôt  royal  de  l'Ombrière  sur  les  étrangers;  juridiction  du  maire  et 
du  prévôt  de  la  ville  sur  les  Bordelais  et  sur  les  procès  entre  Bordelais  et  étran- 
gers. Procédure.  Voies  d'exécution  des  jugements  :  saisies  par  corps  et  sur  biens. 
Étrangers.  Cautions.  Droits  de  représailles. 

Intervention  de  la  municipalité.  Enregistrement  des  créances  à  l'hôtel  de  ville  ...        180 

Article  2.  —  Monnaies. 

Valeur  nominale  et  valeur  d'échange  des  monnaies.  Variations  de  la  valeur  d'échange. 
Utilité  de  connaître  l'action  commerciale  de  la  monnaie.  Utilité  d'apprécier  la 
valeur  comparée  à  diverses  époques ^  83 

\  1.   PRINCIPALES   MONNAIES   FRAPPÉES  EN   AQUITAINE   PENDANT    LA   PÉRIODE   ANGLAISE. 

Monnaies  ducales,  municipales.  Absence  de  monnaies  épiscopales.  Confirmation  à 
l'archevêque  et  au  chapitre  de  Saint-André  du  tiers  du  bénéfice  sur  le  monnayage. 
Origine  de  la  monnaie  municipale  ;  monnaies  étrangères. 

Stock  des  métaux  précieux.  Substitution  du  poids  du  marc  à  celui  delà  livre.  Divers 
poids  du  marc  en  France.  Variations  considérables  du  prix  du  marc  d'or  et  du 
marc  d'argent.  Monnaies  en  usage  à  Bordeaux  ;  unité  du  type  des  monnaies 
frappées  en  Guienne  ;  hôtel  des  monnaies  à  Bordeaux,  commun  au  duc  et  à  la 
ville  ;  officiers  royaux  de  la  monnaie;  maîtres  et  ouvriers 


186 


Monnaies  d'or. 

Monnaie  de  France  de  Philippe-Auguste  :  Monnaies  de  Bordeaux  sur  le  type  de 
Tours.  Falsification  des  monnaies.  Philippe  le  Bel  à  Bordeaux. 

Monnaie  à  l'aignel  de  saint  Louis.  Le  florin  de  Florence.  Nécessité  de  frapper  des 
monnaies  d'or  à  Bordeaux  en  1326.  Florin  d'or  d'Aquitaine.  Nouvelle  monnaie 
d'or  en  1344.  Le  léopard,  le  noble,  le  guiennois.  Véritable  origine  de  la  dénomi- 
nation de  guinée. 

Principales  monnaies  d'or  que  fit  frapper  le  prince  de  Galles  en  Guienne  ;  monnaies 
d'or  frappées  par  ses  successeurs 


196 


Monnaies  d'argent. 

Rapport  de  l'or  à  l'argent.  Endenture  de  1351  pour  la  fabrication  de  la  monnaie 
d'argent.  Monnaies  d'Éléonore,  de  Richard  Cœur-de-Lion,  d'Edouard  I«r.  Deniers 
et  sterlings  de  Bordeaux;  monnaies  municipales.  Statistique  des  monnaies  d'or  et 
d'argent  frappées  en  Aquitaine  par  le  prince  de  Galles ^U3 


-*■  344  — 

Pages 
§   2.    ALTÉRATION   DES   MONNAIES. 

Divers  modes  d'altération  des  monnaies.  Monnaies  rognées;  pénalités.  Altération  du 
poids  et  du  titre  par  les  souverains.  Fixation  arbilraire  par  les  souverains  de  la 
valeur  de  compte  des  monnaies.  Augmentation  du  prix  nominal  des  marchan- 
dises; perturbations  commerciales.  Tables  des  variations  du  prix  du  marc  d'or 
et  du  marc  d'argent.  Variations  incessantes  du  cours  des  monnaies. 

Les  véritables  principes  en  matière  de  monnaies  :  Oresme.  Plaintes  sur  les  varia 

tions  des  monnaies  :  Monstrelet 206 

Article  3.  —  Appréciation  du  prix  des  marchandises. 

§     1.    VALEUR    COMPARÉE    DES   MONNAIES. 

Difficultés  du  problème.  Opinion  des  économistes.  Possibilité  d'une  approximation 
non  mathématique,  mais  suffisante.  Valeur  intrinsèque.  Pouvoir  de  l'argent  :  le 
coefficient  donné  par  Leber  est  aujourd'hui  trop  faible. 

Tableaux  de  réduction  de  la  livre,  du  sou  et  du  denier  tournois  en  monnaie  actuelle. 
Moyen  de  se  servir  de  ces  tableaux  :  rapport  de  la  livre  tournois  avec  la  monnaie 
bordelaise  et  avec  la  monnaie  anglaise.  Rapport  de  ces  monnaies  avec  les 
monnaies  françaises  de  la  même  époque.  Quelques  applications 213 

\    2.    QUELQUES   PRIX    DE    SALAIRES    ET    DE   MARCHANDISES. 

Salaires  :  Ouvriers  des  vignes,  charpentiers,  tonneliers,  mariniers,  gabariers, 
forgerons,  maréchal  ferrant,  sacquiers,  etc.  —  Habillement.  —  Marchandises  : 
Métaux,  bois,  pierres,  chaii^,  poteries,  cires,  chandelles,  cuirs,  toiles,  draps.  — 
Vivres  :  Céréales,  pain,  viande,  gibier,  poisson,  sel,  épices 221 

Article  4. — Les  Changeurs,  les  Banquiers,  les  Courtiers,  les  Foires. 

Utilité  de  l'office  de  changeur.  Les  banquiers  italiens  :  les  Spini,  les  Frescobaldi,  les 

Bardi,  les  Perucci,  les  Alberti. 
Monopole  royal  pour  le  change  et  pour  la  vente  des  matières  d'or  et  d'argent.  Les 

changeurs  de  la  ville.  En  1275  ils  sont  saisis  et  emprisonnés  par  le  sénéchal. 

Intervention  du  maire  et  des  jurats  qui  revendiquent  le  droit  de  nomination  des 

changeurs.  Le  prince  de  Galles  perçoit  des  droits  sur  le  change.  Le  duc  de 

Lancastre  restitue  à  la  ville  le  droit  de  nommer  les  changeurs 226 

Les  courtiers  sont  nommés  par  le  maire  et  les  jurats.  Ils  fournissent  caution  et 

paient  une  taxe.  Serment;  fonctions  ;  salaires  ;  pénalités. 
Jaugeurs  de  vins;  nommés  parle  roi;   office,  salaires;  noms  de  plusieurs  grands 

seigneurs  qui  reçoivent  en  fief  l'office  de  jaugeur  de  vins 230 

Foires  :  Enquête  pour  la  création  des  foires  en  1318;  institution  de  deux  foires  par 

an  le  15  juin  1841 232 

Article  5.  —  Budget  de  la  ville  au  XVe  siècle. 

Recettes  et  dépenses  de  1413  à  1421 233 


CHAPITRE  III.  —  Commerce  intérieur. 


Article  1 er.  —  Voies  de  communication  par  terre  et  par  eau. 

Difficultés  des  communications  par  les  routes  de  terre  ;  absence  de  sécurité  en  temps 
de  guerre.  Difficultés  pour  la  navigation  des  rivières.  Nombreux  droits  de  péage. 
Droits  perçus  par  le  roi 237 


—  345  — 

Tages 

Article  2.  —  Articles  divers  du  commerce  intérieur. 

g    1.    OBJETS    D'ALIMENTATION. 

Grains,  pain,   viande,    volaille;    dîners  donnés  par  l'archevêque.    Poissons   d'ean 

douce;  poissons  de  mer  ;  poissons  préférés;  huîtres;  droit  de  pacte 2'\'± 

Sel.  Liberté  de  ce  commerce.  Les  salins  de  Souîac  ;  leur  ancienneté  ;  l'abbé  de  Sainte- 
Croix;  l'archevêque.  Circulation  dos  sels  dans  le  bassin  de  la  Garonne;  taxes  sur 
le  sel 2i(> 

g   2.    AUTRES    ARTICLES  DU    COMMERCE    INTÉRIEUR. 

Bois  et  merrains.  Pierres,  tissus,  métaux.  Absence   de   documents    relatifs    aux 

corporations 250 

Article  3.  —  Culture  de  la  vigne  et  commerce  du  vin  à  l'intérieur. 

\    1.   CULTURE    DE    LA    VIGNE. 

Etendue  de  la  culture  de  la  vigne  dans  le  Bordelais,  dès  la  fin  du  xe  siècle.  Erreur 
de  M.  F.  Michel  disant  qu'il  n'existait  pas  de  vignes  en  Médoc  pendant  l'époque 
anglaise.  Nombreux  vignobles  en  Médoc.  Gaston  de  Foix  et  le  comte  de 
Huntington. 

Mode  de  culture  des  vignes  d'après  les  comptes  de  l'archevêché.  Vignes  de  l'arche- 
vêque à  Lormont  et  à  Pessac;  deux  modes  différents  de  culture  :  celle  à  bras  et 
celle,  à  la  charrue.  Cépages;  façons  diverses;  taille;  provignage;  vendanges; 
salaires. 

Vinification  :  Foulage,  marcs,  piquettes.  Diverses  espèces  de  vin  :  Clairet,  vins 
rouges,  vins  blancs.  Soins  donnés  aux  vins  :  clarification,  ouillages,  coupages. 

Barriques  ;  merrains  ;  tonneliers 251 

%   2.    COMMERCE    DU    VIN   A    L'INTÉRIEUR. 

Bordeaux  consommait  une  grande  quantité  de  vins.  Usage  du  vin  pour  les  expé- 
ditions militaires.  Privilèges  des  vins  des  bourgeois  de  Bordeaux.  Défense  pour 
les  vins  étrangers  d'entrer  en  ville  avant  des  époques  déterminées.  Vins  de  haut. 
Coutume  d'yssac;  autres  taxes;  époques  d'entrée  en  ville  des  vins  de  haut. 

Les  taverniers  :  doivent  être  bourgeois  ;  leurs  obligations  relatives  aux  vins  des 
bourgeois.  Bèglements  à  Londres,  à  Paris  et  à  Bordeaux;  taxe  des  vins  vendus 
à  taverne 261 


CHAPITRE  IV.  —  Commerce  extérieur. 
Article  1er.  —  Navigation  maritime  et  législation  maritime. 

§    \.    L'EMBOUCHURE,    LE    FLEUVE,    LE    PORT,    LES    NAVIRES. 

Situation  favorable  du  port  de  Bordeaux.  Difficultés  de  l'entrée  et  de  la  sortie  de 

la  Gironde.  Les  passes  ;  l'île  d'Anthros.  Soulac.  La  ville  de  Brion.  Le  phare  de 

Cordouan. 
Progrès  de  la  navigation  :  la  boussole,  l'arbalète. 
Arrivée  au  port  de  Bordeaux.  L'île  de  Martogue  ;  le  port,  les  magasins,  les  quais, 

le  mouillage.  Juridiction  du  prévôt  de  l'Ombrière;  juridiction  du  maire  et  des 

jurats. 
Petit  nombre  des  navires  de  Bordeaux;  leur  peu  d'aptitude  à  tenir  la  mer;  flottille  de 

la  ville;  armement,  avitaillement,  salaires. 

22 


—  346  — 

Pages 

Tonnage  des  navires  de  commerce  ;  navigation  en  temps  de  guerre.  Précautions 
contre  les  ennemis  et  contre  les  pirates.  Les  navires  partent  en  flotte;  protection 
donnée  par  le  roi;  amiraux  de  la  flotte  d'Occident.  Ancienneté  de  la  réunion  en 
flotte  ;  elle  constituait  une  assurance  mutuelle 2oo 

Droits  de  navigation  :  Amarrage,  quillage,  délestage;  droits  de  la  branche  de  cyprès, 
de  la  coutume  de  Royan,  de  Cordouan. 

Fret 280 

§    2.    LÉGISLATION   MARITIME. 

N°  1.  Droit  de  bris  et  de  naufrage. 

Antiquité  des  concessions  de  ce  droit  faites  par  les  souverains  aux  seigneurs  féodaux 
et  des  usurpations  de  ceux-ci.  Restrictions  apportées  par  les  Rôles  d'Oléron,  et 
par  Henri  III  en  1236.  La  coutume  de  Mimizan.  Les  haleines.  Le  droit  de  varech 
est  exercé  sur  toute  la  côte  de  l'Océan  de  Soulac  à  Rayonne.  Les  seigneurs 
essaient  de  l'appliquer  aux  fleuves  et  rivières.  Ce  droit  est  appliqué  aux  étrangers 
qui  abordent  sur  les  côtes 28,4 

N°  -'.  Droit  de  représailles. 
Ce  droit  représente  la  guerre  privée  sur  mer.  Il  s'exerçait  contre  l'ennemi  et  les 
pirates,  et  aussi  pour  obtenir  le  paiement  d'une  dette.  Les  souverains  se  réservent 
d'accorder  des  lettres  de  représailles  ;  elles  s'accordaient  même  contre  des  tiers. 
État  du  droit  public  sur  ce  point  au  xive  siècle.  Plaintes  du  commerce. 
Restrictions  apportées  à  ce  droit  par  les  rois  de  France  et  d'Angleterre 287 

No  3.  Réquisitions  maritimes. 
Droit  royal  de  requérir  les  navires  marchands  pour  les  armer  en  guerre,  pour  les 

transports  de  troupes  ou  de  fonctionnaires ~->^ 

N°  4.  Législation  maritime  commerciale. 

Les  Rôles  d'Oléron  publiés  vers  1150.  Leur  influence  sur  le  commerce  de  l'Océan  et 
des  mers  du  Nord.  Les  lois  maritimes  se  ressemblent  parce  qu'elles  répondent 
aux  mêmes  besoins.  Ces  lois  ne  parlent  ni  du  prêt  à  la  grosse,  ni  du  contrat 
d'assurances 2J2 

Article  2.  —  Importations. 

g    1.    CONDITIONS    GÉNÉRALES    DE    L 'IMPORTATION. 

Relations  de  Rordeaux  avec  les  provinces  françaises  du  bassin  de  la  Garonne;  avec 
la  Rretagne  et  la  Normandie;  avec  les  iles  anglaises  et  les  Flandres.  Les  impor- 
tations se  faisaient  par  navires  étrangers  au  port  de  Rordeaux 295 

N°  1.  Articles  divers  d'importation.  Objets  d'alimentation  :  Grains,  viandes  salées, 

poissons  salés,  beurres,  fromages,  boissons 297 

N°  2.  Métaux  :  Or,  argent,  cuivre,  fer,  plomb,  étain ->02 

N°  3.  Objets  manufacturés  ou  propres  à  l'industrie  :  Laines,  cuirs,  peaux,  draps, 

toiles,  mercerie 300 

Article  3.  —  Exportations. 

\    1.    OBJETS    DIVERS. 

Grains,  miel,  sel,  résines,  brais,  pastel,  laines,  armes 309 

§   2.  VINS. 

Importance  du  commerce  du  vin  et  situation  favorable  de  Bordeaux  pour  l'expor- 
tation par  l'Océan  des  vins  du  bassin  de  la  Garonne. 
Existence  de  vignobles  en  Bretagne,  en  Normandie,  en  Angleterre. 
Origine  du  commerce  des  vins  de  Bordeaux,  constatée  par  les  Rôles  d'Oléron. 
Exportations  en  Bretagne. 


—  347  — 

Page* 

Pirateries  des  Bretons.  Tribut  au  duc  de  Bretagne.  Le  roi  Edouard  III  se  substitue 

au  duc  de  Bretagne  pour  la  perception  de  la  taxe. 
Exportations  en  Normandie. 
Exportations  dans  les  Pays-Bas. 
Les  Flamands  chargeaient  aussi  pour  le  Nord,  pour  l'Angleterre  et  pour  l'Ecosse. 

Ce  mouvement  commercial  est  constaté  dès  1202.  Les  corsaires  flamands.  Les 

Bordelais  aux  foires  de  Flandres.  Le  camp  d'Artewelde. 
Exportations  peu  importantes  en  Espagne 313 

§     3.      LES     VINS     DE      BORDEAUX     EN     ANGLETERRE. 
JOURNAL  D'UN  MARCHAND  DE  VINS  BORDELAIS. 

But  de  l'opération  commerciale  :  vendre  des  vins  à  Londres,  et  y  acheter  des  draps. 

Noms  des  chargeurs  :  Bernard  de  Lahens,  Jean  de  Cabarrus,  Guilhem  de  Bosco, 

et  autres  bourgeois  de  Bordeaux. 
Nature  des  vins  exportés  :  vins  bourgeois  et  vins  du  haut  pays. 
Prix  des  vins  de  graves  vendus  à  Bordeaux  ;  bordereau  de  vente. 
Paiement  des  courtiers;  frais  de  chargement;  paiement  des  droits  sur  les  vins  de 

haut.  Les  vins   de  ville  sont  francs  de  droits:   origine  de  cette  franchise.  Elle 

existait  déjà  en  1189.  Elle  a  été  maintenue  par  tous  les  souverains  anglais. 
Le  registre  du  connétable.  Destination  et  nationalité  des  navires  qui  partent   avec 

nous.  Charte-partie;  fret;  prix;  coutume  de  Boyan;  branche  de  cyprès. 
Départ  en  flotte  ;  protection  des  vaisseaux  du  roi. 
Le  phare  de  Cordouan;  l'ermite.  Le  prince  de  Galles. 
Arrivée  dans  la  Tamise.  Bèglements  relatifs  à  la  vente  de  nos  vins  :  le  droit  de 

butlerage  est   aboli.  Conditions  réglées  par  le  roi  Edouard  I»r  en  1302  avec  les 

marchands  de  vins  bordelais  à  Londres.  Prétentions  et  exigences  de  la  commune 

de  Londres.  Intervention   des   rois   d'Angleterre  favorable  aux  marchands  de 

Bordeaux. 
Dégustation  et  expertise  des  vins   vieux.   Jaugeage  des  vins  nouveaux.  Droits. 

Marque  de  jauge. 
Vente  de  partie  de  nos  vins  en  gros  et  partie  aux  taverniers.  Règlements  sur  la 

vente  en  gros.  Conclusion  du  marché.  Terme  pour  le  paiement.  Enregistrement 

à  Guildhall;  contrainte  par  corps.  Expertises. 
Achat  de  marchandises  anglaises  ;  perte  de  notre  sceau. 
Vins  confiés  à  des  taverniers  pour  la  vente  ;  conditions  auxquelles  ces  derniers  sont 

assujettis.  Examen  des  vins.  Taxe  des  prix.  Fin  du  voyage.  Documents  dont  nous 

nous  sommes  servi 321 

Faveurs  accordées  par  le  prince  de  Galles  au  commerce  de  Bordeaux. 
Confirmations  par  Richard  II,  par  le  duc  de  Lancastre,  les  rois  Henri  IV,  Henri  V, 

Henri  VI. 
Commerce  de  Bordeaux  avec  divers  ports  d' Angleterre  et  d'Irlande. 
Commerce  avec  l'Ecosse. 

§    4.    APPRÉCIATION  DES  QUANTITÉS    DE  VINS  EXPORTÉES   A   DIVERSES  ÉPOQUES. 

Nombreux  achats  de  vins  faits  par  les  souverains  anglais,  Jean-sans-Terre, 
Henri  III.  Quelques  prix  et  noms  de  quelques  vendeurs. 

Achats  d'Edouard  1er  et  d'Edouard  II.  Registres  du  connétable  de  Bordeaux  de  1308 
et  de  la  douane  de  Hull  en  1444.  Regret  de  ce  que  M.  Francisque  Michel  ait 
négligé  de  donner  le  nombre  des  navires  et  la  quantité  des  vins  chargés.  Indi- 
cation donnée  par  Bréquigny  pour  l'année  1350;  par  Froissard  pour  l'année  1372. 
Indication  donnée  par  le  registre  des  recettes  de  l'archevêché. 

Examen  de  ces  documents.  Comptes  du  trésorier  du  prince  de  Galles. 

Résumé  de  l'exportation  des  vins «•"« 

FIN 


Bordeaux.  —  Imprimerie  Nouvelle  A.  Bellier  et  C'«,  16,  rue  Cabirol. 


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HC        Malvezin,  Théophile 
278  Histoire  du  commerce 

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