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HISTOIRE
DU
COMMERCE DE BORDEAUX
DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'A NOS JOURS
Cet ouvrage est tiré à cinq cents exemplaires, tous numérotés
et signés par Fauteur.
Tout exemplaire non numéroté et signé sera réputé contrefait.
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Théophile MALVEZIN
HISTOIRE
DU
COMMERCE DE BORDEAUX
DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'A NOS JOURS
« L'histoire du commerce est l'hist'.i
la communication des Peuples. »
Montesquieu. (Esprit des L'as.)
Utriusque n
PREMIER VOLUME
DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'AU MILIEU DU XV* SIÈCLE
BORDEAUX
IMPRIMERIE NOUVELLE A. BELLDEB kt <>\ ÉDITEI RS
Imprimeurs de la Chambre de Conimer m
l6, RUE CABIROL. ET RUE PORTE-DIJEAUX. 41
— 1892 —
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.4 Monsieur Ad fini Bayssellance,
Officier de la Légion d'Honneur, Maire de Bordeaux;
A Monsieur Henri Brunet,
Chevalier de la Légion d'Honneur, P le la Chambre de C< nei
.1 Messieurs les Membres du Conseil Municipal.
Et à Messieurs les Membres de la Chambre de Commerce.
Messieurs,
C'est grâce à votre bienveillant concours que je puis offrir
au public mon travail sur l'Histoire du Commerce de noire
ville; et je remplis un devoir en venant vous en témoigner ma
reconna issance .
Vous avez bien voulu m'accorder, d'abord un encouragement
de 4,000 francs ; et, plus tard, pour les frais d'impression,
une subvention de 6,200 francs, sommes fournies un tiers par
la Ville et les deux tiers par la Chambre de Commerce.
Je désire vivement que mon œuvre soit jugée digne de ces
sacrifices. Je me suis efforcé de les mériter par l'étendue de
mes recherches, puisées aux sources vives de l'histoire, et
surtout dans les documents précieux que renferment nos
Archives départementales et municipales.
Je ne méconnais point les imperfections qui i>curcnl exister
dans un ouvrage aussi considérable, les controverses auxquelles
pourront donner lieu quelques-uns des faits ou quelques-unes
des opinions que j'énonce; mais j'ai la confiance que Vensemble
du tableau que je présente au public offre une image fidèle de
notre commerce pendant près de vingt siècles, et qu'il ne se, -a
pas sans intérêt pour nos concitoyens.
Daignez agréer, Messieurs, l'expression de mon profond
respect.
Théophile MALVEZIN.
Bordeaux, le 15 avril 1892.
AVA NT-PROPOS
Je me propose d'écrire l'Histoire du Commerce de Bordeaux.
Ce sujet par lui-même offre une vaste étendue, et si l'on a
pu dire avec raison que l'histoire d'un grain de blé c'est
l'histoire du monde, on pourrait à plus juste droit encore
appliquer cette parole à l'histoire du commerce.
Le commerce est en effet la condition nécessaire de l'existence
de l'homme. « Ce qui a donné naissance à la société, dit
» Platon, c'est l'impuissance où nous sommes de nous suffire
» à nous-mêmes, et le besoin que nous avons d'une foui'1 de
» choses. Ainsi, le besoin ayant engagé l'homme à se joindre
» à un autre homme, la société fut établie dans un but d'assis-
» tance mutuelle. »
L'échange, c'est-à-dire le commerce, se trouve contemporain
de l'origine même de la vie sociale; il apparaît dès le premier
âge de l'humanité. A mesure que les familles primitives se
groupent, que les tribus se forment et ébauchent leurs premièn ss
relations, que les désirs et les besoins de l'homme se multiplient,
les échanges portent sur de nouveaux et plus nombreux objHs,
et s'étendent à des populations de plus en plus éloignées.
Alors on voit le colporteur commencer ses voyages, la balle
sur le dos. Bientôt il charge ses marchandises sur des bêtes de
somme, quand il ne peut pas les mettre dans des bateaux, el
descendre avec sa barque le cours des rivières, ces chemins
qui marchent, comme a si bien dit Pascal ; plus tard, Les
caravanes se forment pour amoindrir les dangers des routes
déterre; les bateliers aussi voyagent de conserve; 1<' marin
commence à diriger sa barque sur la mer elle-même, el timide-
ment s'avance en longeant le rivage.
Mais l'homme éprouve le besoin d'améliorer san^ cesse les
conditions de son existence. C'est par l'échange, c'est-à-dire
par le commerce, qu'il y arrive, qu'il se procure les ol>,i^,s qui
— 8 —
lui manquent, et qu'il utilise ceux qu'il a en excès. Les produits
du sol et ceux de l'industrie naissante ne tardent pas à être
distribués par le commerce à des peuplades, à des nations qui
naguère ne se connaissaient pas encore. C'est ainsi que le
commerce précède et détermine les progrès de la civilisation.
Le colporteur, le batelier, la caravane ne suffisent plus aux
besoins qui se multiplient. Les routes sont mieux connues et
rendues plus accessibles et plus sûres; le voyageur s'enhardit
et cherche au loin des ressources nouvelles. Armé de la bous-
sole, lisant sa route par le soleil et les étoiles, il s'élance des
eaux bleues de la Méditerranée dans les flots tumultueux de
l'Océan sans rivages, et le cœur gonflé de courage et d'espoir,
dirigeant hardiment sa voile vers l'horizon immense et
mystérieux, il vogue à la conquête des mondes nouveaux.
Quand on embrasse d'un large coup d'oeil l'ensemble du
tableau que nous offre la marche de l'humanité vers l'amélio-
ration des conditions matérielles et morales de la civilisation,
on éprouve un sentiment d'admiration et de légitime orgueil,
et on ne tarde pas à apprécier combien, clans l'effort général,
se révèle, avec toute sa puissance, l'action bienfaisante du
commerce.
C'est le commerce qui a fait faire à l'agriculture, à l'in-
dustrie, aux sciences, les progrès les plus éclatants. C'est lui
qui provoque les plus merveilleuses découvertes et qui sait
utiliser les produits qu'elles créent ou qu'elles multiplient.
C'est lui qui a successivement découvert et exploré toutes les
parties du globe terrestre, et qui le parcourt aujourd'hui en
tous sens, transportant et distribuant les richesses de l'univers.
C'est lui qui, pour faciliter ses opérations, a créé ces puissants
instruments qui s'appellent la monnaie, la banque, la lettre
de change, le crédit, l'association. C'est avec les richesses
créées par le commerce que le génie de l'homme a rapproché
les peuples divers, construit les routes et les ponts, nivelé les
chemins pour y poser les rails, percé les montagnes, creusé
les canaux et réuni les océans; qu'il a dompté la vapeur, la
lumière et l'électricité. Le commerce, impatient des barrières
naturelles et artificielles qui séparent les peuples, ne demande
pour épancher ses bienfaits que la certitude de la sécurité, de
la paix et de la liberté.
Mais, si ce sont là les magnifiques lignes d'ensemble que
— 9 —
nous offre l'histoire du commerce; si, à la distance où nous
sommes placés des événements du passé, les détails s'amoin-
drissent ; si les dissonances s'estompent ou s'effacent pour ne
nous laisser percevoir que l'aspect général et le résultat du
travail des siècles, que la route parcourue vers le progrès, ce
n'est pas que la marche en avant se soit accomplie sans luttes
et sans douleurs.
Malgré les erreurs et les souffrances de l'âpre chemin,
malgré les arrêts et même les retours en arrière, l'humanité
ne roule pas sans trêve et sans résultat le rocher fatal du
Sisyphe antique, le voyageur aux pieds souvent meurtris et
sanglants continue à travers les siècles une marche incessante
qui a toujours pour résultat une nouvelle étape franchie vers
la destinée meilleure qui lui est marquée et qu'il poursuit.
Nous aurons souvent l'occasion, dans l'histoire du commerce
de Bordeaux, de signaler ces vicissitudes. Nous y trouverons
le reflet de ce monde antique, grec et romain, dédaigneux du
travail et du commerce, ne vivant que par la guerre et par
l'esclavage. Nous verrons les désordres et les barbaries de
l'époque féodale : l'action civilisatrice du commerce en butte
aux brigandages sur terre et aux pirateries sur mer; les
marchands dépouillés et tués; les navigateurs attirés sur
les côtes par des feux trompeurs et les naufragés pillés et
massacrés.
Plus tard, au servage féodal nous verrons succéder l'escla-
vage colonial ; les atrocités et les guerres occasionnées par la
soif du gain et par les rivalités commerciales; la destruction
des hommes et des richesses; les restrictions de commerce,
les prohibitions, les monopoles, avec leur triste cortège de
désespoirs, de misères et de famines.
Le cadre du tableau que je vais présenter à mes lecteurs est
peut-être trop vaste et trop large; mais il ne m'a pas été possible
de faire autrement.
S'il est vrai que je n'ai entrepris que de donner une esquisse
de l'histoire du commerce de Bordeaux et non de retracer celle
du commerce de l'univers, ou du commerce de la France,
sujets qui ont fait l'objet de travaux importants, il n'en est pas
moins vrai que l'histoire du commerce de la ville de Bordeaux
se rattache d'une manière intime à ces histoires plus gêné-
— 10 —
raies ; et que, clans un cadre plus étroit, elle en reproduit les
lignes principales, et en retrace les vicissitudes. Elle ne peut
se comprendre isolée et séparée, pas plus que l'histoire du
commerce elle-même, page importante, quoique trop souvent
négligée par les historiens, de l'histoire générale, ne peut
s'expliquer et se comprendre sans celle-ci.
Elle s'y rattache et en dépend de la manière la plus absolue.
Les relations internationales pendant la paix, les changements
dans les traités de commerce et les tarifs douaniers; les
modifications apportées par la guerre soit entre les belligérants
soit avec les neutres; les mouvements politiques intérieurs;
les impôts, l'état de l'agriculture et de l'industrie, les progrès
des sciences, l'ouverture de nouvelles voies de communication,
amènent, non seulement dans le commerce du monde ou d'une
nation, mais encore dans la situation spéciale de chaque place
de commerce, des variations considérables.
La fonction propre du commerce, c'est le transport, l'échange,
la distribution des produits de l'agriculture et de ceux de
l'industrie ; il faut donc tenir compte, non seulement des
événements politiques qui viennent apporter des modifications
à ces opérations, mais aussi des faits qui se rapportent aux
marchandises qui font l'objet du commerce.
Ainsi, pour l'histoire générale, l'époque que nous consi-
dérons comme celle des origines du commerce bordelais subit
l'influence de la domination romaine et de la féodalité. Les
trois cents ans de la période anglaise, la réunion de l'Aquitaine
à la France, l'ouverture des temps modernes et l'influence de la
royauté, les guerres avec l'Angleterre, avec la Hollande, avec
l'Espagne, l'Italie et l'Empire, ont eu pour le port de Bordeaux
des conséquences commerciales considérables ; de même que
l'apparition sur les marchés de l'Europe des marchandises
coloniales, du café, du sucre, du cacao, du thé, de l'indigo.
L'esquisse que je présente offrira donc comme une image
amoindrie sur certains points du commerce général de la
France. C'est à l'écrivain, tout en retraçant les lignes princi-
pales, à ne leur donner que le développement nécessaire ; c'est
au lecteur à apprécier si des développements trop prolixes ou
une sobriété trop concise ne viennent pas nuire parfois à
l'ordre et à la clarté du récit.
Pour faciliter la lecture de ce travail, je crois utile d'indiquer
— 11 —
le plan que j'ai suivi dans mon étude, ainsi que les principaux
documents dont je me suis servi.
« L'histoire du commerce, a dit Montesquieu, est l'histoire
» de la communication des peuples. » C'est sur l'application
de cette formule, choisie par moi comme épigraphe, que j'ai
tracé la division de mon sujet. Les relations commerciales des
peuples entre eux embrassent trois grandes époques et peuvent
se classer sous trois mots dont chacun résume une de ces
époques, et dont la succession montre le progrès accompli. Ces
trois époques sont celles de la navigation : cabotage, — long
cours, — vapeur et électricité.
A la première époque, sur laquelle nous possédons quelques
documents généraux, le commerce maritime, qui paraît avoir
pris naissance dans les contrées qui joignent l'Asie et l'Afrique,
communiquant avec l'Inde par la mer Rouge, comme le com-
merce de terre par les caravanes, se développe graduellement
d'abord sur les côtes orientales de la Méditerranée, et s'avance
ensuite peu à peu vers l'Occident, en suivant la marche du
soleil, et reliant entre eux les rivages de cette mer à peu près
seule pratiquée par les peuples de l'antiquité grecque et
romaine. C'est la Méditerranée qui est le siège du commerce
de Rome. Au centre se trouve la grande ville, urbs, la capitale
de l'Empire et du monde connu, le grand marché de l'univers.
Déjà, dans cette première période des origines commerciales
de Bordeaux, cette ville est signalée depuis César comme ville
de commerce ; mais sa situation, ses institutions, ses relations,
auront une influence qui se perpétuera longtemps; et ce serait
vouloir ne pas comprendre l'histoire du moyen âge et celle des
époques modernes, que d'ignorer celle de la Gaule romaine.
Depuis l'époque où j'écrivais ces lignes, M. Pigeonneau a
exprimé les mêmes idées ; et, comme nous, il a étudié les
origines: « J'ai cru devoir remonter aux origines... Tout se
» tient dans l'histoire, et le moyen âge resterait un livre fermé
•» pour ceux qui ignoreraient le monde antique (1).»
C'est également dans cette période des origines que nous
avons placé l'histoire du commerce bordelais au moyen âge,
période qui s'ouvre au moment où s'écroule l'Empire romain
(1) Paris, -1887, Hist. du Commerce de la France, t. I.
— 12 —
et où commencent les invasions des barbares. Pendant de
longs siècles, nous ne trouverons guère de prospérité pour
le commerce que sous la domination puissante, mais de trop
courte durée, de l'empereur Charlemagne.
La naissance historique du commerce bordelais ne peut être
signalée que lorsque les ducs héréditaires d'Aquitaine sont
devenus, par le mariage d'Éléonore, ces Plantagenets qui
allaient devenir aussi rois d'Angleterre. Nous pouvons suivre
clairement le développement de ce commerce pendant les trois
siècles qu'a duré cette domination dans nos contrées. Nous
voyons alors se constituer et grandir les relations commerciales
par l'Océan avec les côtes d'Espagne et de Portugal ; avec les
provinces anglaises à cette époque, comme la Saintonge, l'Anjou,
le Poitou, la Normandie ; avec la Bretagne, la Picardie, la
Flandre, la Hollande, les villes hanséatiques ; avec l'Angle-
terre, l'Irlande et l'Ecosse.
A partir de la réunion de la Guienne à la France, et malgré
les nombreuses fluctuations qu'ont occasionnées les événements
politiques, la rupture d'anciennes relations ou les obstacles
qu'elles rencontrent, les difficultés qu'éprouvent les relations
nouvelles, le commerce continue à se développer et à grandir ;
mais il offre toujours le même caractère général, et même
lorsqu'il relie entre elles les places commerçantes de l'Océan
et celles de la mer du Nord et de la Méditerranée, ce n'est
encore que le commerce du vieux monde, que le cabotage.
La découverte de l'Amérique, de ce nouveau continent placé
au milieu des mers comme le contrepoids de l'ancien, change
les conditions de la navigation et fournit en abondance au
transport et à l'échange des produits jusque-là rares et peu
employés et des marchandises nouvelles. Le coton, le sucre, le
café, le cacao, l'indigo, le tabac, vont charger de nombreux
navires. La construction de ceux-ci, leur conduite, la réception
des marchandises dans les ports, subissent de nombreuses
modifications. Une immense révolution commerciale s'est
accomplie.
Cette époque de la navigation à voiles pour les lointains
voyages vient à peine de s'éteindre; commencée dès la fin du
xvne siècle, elle a jeté un grand éclat pour Bordeaux au
xvine siècle et s'est continuée presque jusqu'à nos jours.
La période contemporaine s'ouvre par l'application de la
^"'
V
— 13 —
vapeur et de l'électricité. Elle ,a déjà modifié profondément
toutes les conditions du commerce, et éhaque jour se signale
par des études et des résultats pratiques nouveaux.
Ces trois grandes époques, celle du cabotage, celle de la
navigation à voiles au long cours, et celle de la vapeur et de
l'électricité, ont chacune leur caractère propre et distinctif, et
forment les trois grandes divisions du cadre que j'ai adopté.
Ce cadre se prête à des subdivisions naturelles.
Le cabotage comprend trois époques ou périodes : 1° celle
des origines, sur laquelle nous n'avons que des renseigne-
ments généraux, et qui embrasse les temps de la Gaule indé-
pendante, de la Gaule romaine et de l'Aquitaine ducale et
féodale; 2° V époque historique, qui commence avec les rois
aV Angleterre ; 3° Y époque française : c'est-à-dire la fin du xve
et tout le xvie siècle jusqu'au développement des relations
avec l'Amérique.
L'époque du long cours comprend le xvne, le xvme et les
commencements du xixe siècle.
Enfin, l'époque moderne et actuelle.
Dans chacune de ces divisions du sujet, j'ai essayé, afin
d'apporter à mon travail le plus de clarté possible, de suivre
toujours le même ordre dans mon récit.
Ainsi, je me suis efforcé de classer ainsi le récit de chaque
époque :
1° Histoire générale du commerce de Bordeaux;
2° Institutions auxiliaires du commerce : Monnaies, bourses,
juridiction, foires, banques, courtiers, etc.;
3° Commerce intérieur : Agriculture, industrie, routes,
rivières, péages, marchandises;
4° Commerce extérieur : Relations internationales, navi-
gation, importations, exportations, vignes et vins.
Le lecteur qui désirerait suivre à travers les siècles, par
exemple, l'histoire de la culture de la vigne et du commerce
du vin de Bordeaux, trouverait à chaque époque le chapitre
relatif à ce sujet spécial ; et la réunion de ces chapitres
formerait un traité complet et suivi ayant son caractère
distinctif à ce point qu'il pourrait être détaché de l'ouvrage
et publié séparément.
On m'a demandé d'indiquer les documents dont je me suis
servi pour établir mon travail.
— 14 —
Pour l'époque des origines, d'ailleurs très sommaire, pour
l'époque gauloise et pour l'époque romaine, j'ai étudié avec
soin tous les auteurs anciens que nous pouvons considérer
comme fournissant des documents à peu près contemporains.
J'ai trouvé à la Bibliothèque de la Ville les œuvres de Strabon,
Jules César, Pomponius Mêla, Diodore de Sicile, Pline, Ausone;
et encore celles d'Hérodote, Thucydide, Aristote, Platon, Denys
d'Halycarnasse, Ammien Marcellin, Justin, Salluste, Salvien,
Tacite, Pline le Naturaliste, Caton, Columelle, Horace, Virgile,
Lactance, Lampride; mais encore les Codes Théodosien et
Justinien, les Novelles et les Itinéraires romains. Je me suis
servi de tous ces ouvrages.
Je me suis servi en outre, pour l'histoire commerciale de la
période dont il s'agit, et qui forme le premier volume de mon
travail, des nombreux travaux des historiens modernes tels
que Augustin et Amédée Thierry, Guillaume Guizot, Michelet,
Martin, Duruy, qui dépeignent les institutions et l'histoire
générale; des écrivains tels que d'Anville et Desjardins pour
la géographie ancienne; de ceux qui ont traité du commerce
des peuples dans l'antiquité : Heeren, Hermann Schérer, Huet,
Gilbart, Duesberg, Levasseur, Doniol, Fustel de Coulanges,
Pigeonneau et bien d'autres.
Je n'ai eu garde de négliger les travaux de nos compa-
triotes, soit dans les Actes de l'Académie de Bordeaux, soit
dans les manuscrits déposés à la Bibliothèque. L'abbé Bellet,
l'abbé Baurein, Rabanis, Sansas, Dom Devienne, O'Reilly; le
Bulletin de la Société d'Archéologie, les Revues numisma-
tiques, les ouvrages d'économie politique, m'ont fourni de
nombreux documents.
Pour l'époque anglaise, aussi comprise dans le premier
volume, j'ai tiré peu de profit de YHistoire du Commerce
publiée par Francisque Michel, que j'ai considéré comme un
guide peu sûr, incomplet, fourmillant d'erreurs. J'ai préféré
puiser aux sources vraies et non suspectes que m'offraient les
Archives municipales, et notamment les Livres des Bouillons,
des Coutumes, des Privilèges et de la Jurade, récemment
publiés.
Aux Archives départementales j'ai compulsé les énormes
liasses de l'Archevêché et du Chapitre Saint-André.
J'ai puisé dans les Rôles gascons, publiés par Thomas Carte;
— 15 —
dans les Fœdera, publiés par Thomas Rymer; dans la collection
Brequigny, dans les publications de Jules Delpit.
Pour le second volume, comprenant lexvie et le xvne siècle,
les registres de plus de quarante notaires ; ceux des comptes de
l'archevêché; ceux de la comptablie, ceux du Parlement rela-
tifs à l'enregistrement des édits royaux; tous existant aux
Archives du département ; les nombreux cartons dos Archives
municipales; la correspondance administrative sous le règne
de Louis XIV, publiée par G. Depping; les lettres de Colbert,
publiées par P. Clément; la correspondance des contrôleurs
généraux, publiée par M. de Boislile. Les manuscrits de la
Bibliothèque de la Ville; les registres de l'amirauté, récemment
déposés aux Archives, m'ont fourni la plus grande partie des
documents dont j'ai fait usage.
Quant au xvme siècle, presque tous les documents ont été
puisés dans deux recueils, dans celui de l'Intendance, et dans
celui de la Chambre de commerce de Guienne, tous deux
existant aux Archives du département.
Pour l'époque actuelle, les publications des ministères, les
délibérations de la Chambre de commerce, m'ont fourni les
éléments principaux de mon travail.
Ai-je su tirer parti de ces nombreux moyens d'information?
Ai-je à présenter au lecteur une œuvre bien conçue dans
l'ensemble, claire et coordonnée dans les détails, intéressante à
lire malgré les nombreuses imperfections qu'elle peut contenir?
C'est au lecteur à en juger.
Je me suis efforcé de faire connaître au vrai le commerce
et les commerçants de Bordeaux aux diverses périodes de leur
histoire; je me suis assis à leurs comptoirs; et je les ai vus
vendre leurs vins, leur sel, leurs eaux-de-vie, leur pastel, leur
miel, leur cire; et acheter les harengs, le bœuf salé, les draps,
les toiles, les blés; et plus tard, les sucres, les cafés, l'indigo,
le tabac. Je les ai vus cultiver et vendanger leurs vignes,
s'approvisionner de barriques, payer leurs courtiers et leurs
changeurs; faire construire leurs navires, s'associer pour la
pèche de Terre-Neuve, pour la traite des nègres ou pour l'arme-
ment des corsaires de guerre ; prêter ou emprunter à la grosse;
acheter pour eux-mêmes des fiefs et des terres nobles, et pour
leurs fils des charges au Parlement; devenir jurats, citoyens,
gentilshommes titrés.
— 16 —
Je suis entré dans leurs maisons; j'ai pris place à leur table;
j'ai su les mets qu'ils mangeaient et j'ai pu faire le compte
du boulanger, du poissonnier, du tavernier; j'ai vu comment
leurs femmes et eux-mêmes étaient habillés, et j'ai pu compter
à l'aune le drap, la soie, le velours de leurs vêtements, et
admirer les bijoux dont ils se paraient.
Le rapport qui a été fait sur mon travail m'a adressé quelques
reproches, les uns mérités, et j'y ai déféré autant qu'il m'a été
possible; les autres mal fondés : j'y ai répondu, et n'y reviendrai
pas.
Qu'il me soit permis de citer quelques extraits de ce rapport :
Voici ce qu'il dit sur la première partie qui va jusqu'à la
fin du xviie siècle: « Rendons justice aux efforts très sérieux
de l'auteur pour traiter le sujet dans toutes ses parties, à
l'attention spéciale, et le plus souvent heureuse, qu'il a consa-
crée à la production vinicole; à l'utilité qu'il a su tirer des
recueils de textes publiés de nos jours; à l'ample moisson qu'il
a amassée, pour le xvie siècle surtout, dans les manuscrits de
nos Archives départementales. Félicitons-le d'avoir fait un usage
profitable des comptes de l'Archevêché, des registres de la
comptablie, des papiers des notaires ; et signalons entre autres
les indications précieuses qu'il y a trouvées pour la culture de
la vigne, les transports commerciaux, les noms des négociants
bordelais. Reconnaissons enfin, bien qu'il dépasse plus d'une
fois les limites de Bordeaux, les soins qu'il a mis à l'examen
délicat des objets monétaires, et à la puissance comparée des
instruments d'échange.
» La seconde et dernière partie que nous distinguons dans le
Mémoire (xvnr3 et xixe siècles) sollicite toujours l'attention et
captive l'intérêt. La rapidité du récit, le choix des renseigne-
ments, sans compter une meilleure disposition matérielle du
manuscrit, ont facilité notre examen. Le jury est heureux de
reconnaître l'originalité des recherches, ainsi que l'étude
directe et approfondie du commerce bordelais, de ses agents,
de ses instruments, de ses objets.
» A l'aide des documents de l'ancienne et de la nouvelle
Chambre de commerce, l'auteur a mis en lumière les indications
abondantes que ces documents renferment, et le rôle efficace
que la Chambre de commerce a rempli. S'il a fait une part
très large à l'examen des théories économiques, c'est que le
— 17 —
commerce bordelais revendique à bon droit l'honneur d'avoir
travaillé à la propagation de ces doctrines et le mérite d'en
avoir pris la défense.
» Le sujet est étudié jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la
fin de l'année 1886. Nous exprimons toutefois un regret: c'est
que l'auteur, sans doute pressé par le temps, n'ait pas rappelé,
par une mention spéciale, les pays principaux avec lesquels
Bordeaux entretient aujourd'hui des relations ; c'est qu'il n'ait
pas exposé avec une plus complète évidence les développements
actuels du commerce bordelais dans l'Amérique du Sud et les
régions sénégaliennes. Nous aurions voulu à ce sujet plus de
détails et plus de chiffres. Ce sont là des lacunes qu'il importe
de combler, car, pour notre siècle, le Mémoire est digne plus
d'une fois de servir de source aux historiens futurs. »
Depuis l'époque de ce rapport, j'ai refondu mon premier
travail, profitant des critiques qui m'ont été faites, et y faisant
droit dans la mesure qui m'a paru légitime. Je me suis efforcé
d'obéir au précepte de La Bruyère et d'échapper au pédantisme
de ne vouloir être ni conseillé, ni critiqué sur mon ouvrage. Il
faut, dit-il, qu'un auteur reçoive avec une égale modestie les
éloges et les critiques.
J'ai aussi eu l'occasion de consulter de nouveaux écrivains,
notamment M. Pigeonneau, dans son Histoire du Commerce
français, et d'étudier de nouveaux documents, parmi lesquels
les plus importants se trouvent dans le dépôt, récemment fait
aux Archives départementales, des registres de l'Amirauté.
Je désire vivement que l'ouvrage que j'offre à la Ville, à
la Chambre de commerce et au public, puisse leur donner
satisfaction.
Il me reste à remercier les personnes qui ont bien voulu
m'aider dans mon travail de recherches : MM. Goujet, Brutails,
Ducaunnès-Duval et Roborel de Climens, aux Archives dépar-
tementales; M. Gaullieur, aux Archives de la Ville ; M. Céleste
et M. Boucherie, à la Bibliothèque municipale; M. Durand,
à celle de la Chambre de commerce.
Première Époque. — LE CABOTAGE
LIVRE PREMIER
Première Période. — LES ORIGINES
Première Époque. - LE CABOTAGE
LIVRE PREMIER
Première Période. — LES ORIGINES
CHAPITRE Ier.
— L'Aquitaine avant la conquête romaine.
Art. 1er.
— Description générale du pays.
Art. 2.
— L'Aquitaine avant l'arrivée des Romains.
Art. 3.
— Rurdigala et les Bituriges Iosques.
CHAPITRE II.
— Époque romaine.
Art. 1er.
— Bordeaux au ive siècle. — Aspect général de la cité.
Art. 2.
— Les monnaies.
Art. -3.
— Institutions auxiliaires du commerce.
Art. 4.
— Commerce du bassin de la Garonne.
Art. o.
— De la vigne et du vin.
CHAPITRE III.
— Le commerce de Bordeaux, de la chute de l'Empire
AU XIIe SIÈCLE.
Art. 1er.
— Le commerce jusqu'à Charlemagne.
Art. 2.
— Administration de Charlemagne et de ses successeurs.
Art. 3.
— Tableau du commerce de Bordeaux, du xe au xne
siècle.
Art. 4.
— Monnaies.
Voir la table-sommaire à la fin du volume.
PREMIÈRE ÉPOQUE
LE CABOTAGE
PREMIÈRE PÉRIODE
LES ORIGINES
CHAPITRE PREMIER
L'Aquitaine avant la conquête romaine.
Article premier. — Description générale du pays.
Si nous nous plaçons à vol d'oiseau au-dessus de la chaîne
de montagnes des Cévennes, entre Toulouse et Carcassonne,
de cette ligne de faîte qui partage les eaux, nous apercevons
au levant et au sud les bassins jumeaux de l'Aude et de
l'Hérault, inclinés vers la Méditerranée, tandis que s'étend à
l'ouest et au nord le bassin beaucoup plus considérable de la
Garonne, arrosé par un grand nombre d'affluents de ce fleuve,
et portant à l'Océan l'ensemble de leurs eaux.
Ce vaste bassin de la Garonne, auquel on peut joindre ceux
de l'Adour et de la Leyre, forme un ensemble de territoire se
rapportant à la même formation géologique, celle de l'époque
tertiaire. Cette contrée, dont les limites sont nettement tracées
entre les deux mers, et entre les massifs montagneux des
Pyrénées au midi, des Cévennes, de l'Auvergne et de la Sain-
tonge à l'est et au nord, semble, par la conformation même de
son sol, avoir dû, à l'époque où les agglomérations humaines
n'avaient pas encore pris les proportions considérables qu'elles
affectent de nos jours, être destinée à constituer un Etat
indépendant. Elle est séparée, par le bassin de la Loire, de
la Bretagne et de la France ancienne. Mais celle-ci, comprise
entre le Rhin et la Loire, a toujours cherché à conquérir
ces pays au sud de la Loire, et, pour satisfaire autant à
— 22 —
ses nécessités commerciales qu'à des besoins stratégiques, à
s'assimiler ces belles contrées du Midi, riches en produits,
qui la complètent et lui servent de barrière défensive par les
deux mers et par les Pyrénées et les Alpes.
De là l'explication d'une lutte qui a duré près de quinze
siècles avant la formation de la magnifique unité de la France,
et qui s'est manifestée sous les formes les plus diverses, depuis
la guerre sur les champs de bataille jusqu'à celle suscitée par
les lois de douanes dans les Parlements.
Ce sont les produits du bassin de la Garonne, qui, descendant
avec le fleuve, se centralisent à Bordeaux, leur port de mer, et
de là sont distribués dans les divers ports maritimes, princi-
palement dans ceux de l'Océan.
Le sol végétal présente dans sa formation, et par suite dans
son aptitude agricole, les contrastes les plus frappants. Tandis
que les grandes vallées de la Garonne et de ses affluents, le
Tarn, le Lot, la Dordogne, offrent l'aspect d'une admirable
fécondité; que les coteaux qui les bordent sont couverts de
vignes ; que les plateaux eux-mêmes sont en cultures diverses
ou boisés, une zone considérable, celle du littoral de l'Océan, la
région des landes, offre un caractère tout différent. Au lieu
des gras pâturages, des champs fertiles, des riches vignobles,
des bois magnifiques tels que ceux qui garnissent les contreforts
des Pyrénées, on ne trouve plus qu'une plaine immense et
sans variation de niveau, formée de sables et de graviers. Le
regard s'étend jusqu'à l'horizon sans fin sur la bruyère aride,
et ne peut s'arrêter, de loin en loin, que sur quelques maigres
bouquets de pins rabougris à la triste verdure.
Les eaux, plus encore que le sol, s'opposent à la culture.
Arrêtées à peu de distance de la surface par un sous-sol
imperméable, ne trouvant qu'un écoulement lent et difficile
sur cette immense surface dont la pente est insensible, elles
s'arrêtent avant d'arriver à l'Océan devant la chaîne des dunes,
et forment à leur pied une longue suite d'étangs insalubres,
parallèles au rivage.
La pente insensible du sol des landes Rabaissant à l'ouest
rencontre la ligne d'eau de l'Océan et se prolonge au-dessous,
formant une sorte de terrasse se rétrécissant au nord, vis-à-vis
Cordouan, un peu moins au sud. et atteignant 160 kilomètres
dans sa plus grande largeur
— 23 —
Le tableau n'a pas changé depuis des siècles; et tout le long
de ce rivage désert la mer mugissante brise souvent la barque
du marin qui cherche à aborder.
Et cependant, sur ces bords désolés de l'Océan, l'homme
paraît avoir existé dès l'époque la plus reculée, et on a retrouvé
de nombreux vestiges de sa présence dans nos contrées. Cette
longue ligne de côtes inabordables était, dès cette époque,
considérée comme une défense favorable qui mettait les
habitants à l'abri d'une attaque venue par mer. Sur le rivage,
depuis Arcachon jusqu a la pointe du Gurp au nord-ouest du
Médoc; sur les rives du bassin d'Arcachon, et sur celles des
étangs du littoral, qui communiquaient probablement alors,
comme Arcachon, avec la mer, à la Canau, à Hourtin ; sur le
versant de la Gironde, le long des petits golfes qui dentelaient la
rive gauche du fleuve et entraient dans les terres, à Saint-
Germain, à Vertheuil, à Saint-Estèphe, à Pauillac, à Saint-
Julien, à Bordeaux même, les archéologues ont découvert les
documents de l'existence de l'homme préhistorique, habitant
des cavernes ou des palafittes. Une population palustre,
signalée en 1867 par M. Delfortrie, existait à Bordeaux,
probablement dans le marais ou étang que formait la rencontre
des ruisseaux de la Devèze et du Peugue à leur embouchure
dans la Garonne.
L'homme existait dans le Bordelais, dans divers lieux du
bassin de la Garonne, aux Pyrénées, en Périgord et dans
d'autres contrées voisines, comme en Espagne, en Italie, en
Suisse, en Allemagne, en Danemark, et plus loin en Afrique et
en Amérique. Partout il a laissé des traces de son industrie et
de son commerce : des haches, des flèches, des couteaux en pierre
polie, en corne de cerf et en os d'animaux; déjà de véritables
ateliers de fabrication existaient. Déjà des étangs du littoral, de
Bordeaux, de la Charente, du Périgord, de l'Ariège, du Langue-
doc, où grand nombre de ces ateliers ont été signalés, les armes
et les ustensiles se répandaient dans un rayon qui s'étendait
progressivement, et devenaient l'objet d'échanges. Déjà naissait
un grossier rudiment du commerce. Suivant M. de Nadaillac
et les écrivains qui ont étudié ces époques préhistoriques, on
peut être certain qu'un véritable mouvement commercial se
dessinait entre diverses parties de la Gaule; des haches
fabriquées avec des matériaux étrangers aux localités dans
— 24 —
lesquelles elles ont été trouvées; des amas de coquillages de
l'Océan et de la Méditerranée et paraissant avoir servi de
monnaie primitive, sont les traces et les indices de ce com-
merce (1).
Ces premières manifestations ne sauraient avoir d'histoire.
Il n'entre pas dans notre sujet de rechercher à quelle race
appartenaient ces premiers habitants de notre sol, ni à quel
degré de civilisation ils étaient arrivés. Ce n'est qu'à une
époque plus rapprochée de nous, que nous pouvons constater
dans la contrée l'existence d'une race d'hommes bien caracté-
risée, celle des Ibères.
Les historiens racontent que les Ibères, originaires de l'Asie,
auraient, à une époque qu'il est impossible de déterminer,
traversé l'Afrique de l'est à l'ouest, franchi le détroit, et se
seraient répandus en Espagne, en Gaule et dans le nord de
l'Italie. Ils se seraient avancés jusqu'à la Loire, et auraient
plus tard été repoussés jusqu'au midi de la Garonne par les
invasions des Celtes et plus tard encore par celles des Kymris.
Ceux-ci, venus aussi de l'Asie, après avoir parcouru le nord
de l'Europe, avaient poursuivi leur route de l'est à l'ouest par
la Germanie, longé l'Océan brumeux, et franchi le Rhin près
de son embouchure, pour se répandre en Gaule le long des
côtes de la mer, chassant devant eux les Ibères depuis la Loire
jusque derrière la Garonne.
Ces Ibères, venus de si loin, avaient-ils détruit la population
qui occupait le sol avant leur invasion et anéanti toute trace
de son existence, ou s'étaient-ils mêlés et fondus avec elle?
Nous n'en savons absolument rien; nous savons seulement que
dès que s'ouvre l'histoire, nous trouvons les Ibères occupant le
pays, et que c'est encore leur race qui l'habite.
L'occupaient-ils au moment où les Phéniciens apparurent
sur les rives de la Garonne, vers l'année 1100 avant Jésus-
Christ, non en conquérants, mais en commerçants?
Tyr, la plus ancienne cité de commerce, envoyait ses hardis
navigateurs explorer les contrées lointaines. Ils avaient établi
des comptoirs sur tout le littoral de la Méditerranée; et,
suivant la route du soleil, de l'est à l'ouest, colonisé le sud de
(1) De Nadaillac. Les premiers hommes et les temps préhistoriques.
— 25 —
la Gaule et la côte orientale de l'Espagne. Pour leurs relations
commerciales, ils avaient construit une route qui traversait le
midi de la Gaule, reliant l'Espagne à l'Italie. Ils étaient entrés
dans le bassin de la Garonne par la voie de terre et par la voie
de mer. Remontant l'Aude, et franchissant le col, ils avaient
descendu la Garonne jusqu'à l'Océan, et s'étaient avancés au
midi jusqu'aux mines des Pyrénées. Plus tard, suivant les
côtes d'Espagne, ils avaient dépassé les anciennes colonnes
posées au détroit par l'Hercule phénicien, le génie de Tyr
déifié, et faisant le tour du golfe Tarbellique, ils entraient dans
l'embouchure de la Gironde; de là, continuant leur route par
l'Océan, ils allaient chercher l'étain aux îles Cassitérides, et
l'ambre sur les côtes de la mer du Nord.
Les Tyriens ne paraissent pas avoir établi de colonies sur
les bords de l'Océan, comme ils avaient fait sur ceux de la
Méditerranée; ils avaient fondé Utique en Afrique, et Gadès,
aujourd'hui Cadix, en Espagne.
Ils nommèrent Armorique, pays maritime, cette vaste
contrée baignée par la mer, à l'extrémité du inonde connu,
et qui comprenait les côtes de la Gaule, depuis les Pyrénées
jusqu'à l'extrémité nord de la Bretagne. Ils divisèrent l'Armo-
rique en nomes ou divisions analogues à celles de l'Egypte,
selon ce qu'indique Scaliger.
Nous ne connaissons pas de documents authentiques sur
les relations commerciales des Phéniciens avec les habitants
des bords de la Garonne. Nous ne pouvons les apprécier que
par analogie avec celles qu'ils avaient établies, au dire des
historiens, avec les contrées du midi de la Gaule et de l'Espagne.
Ils apportaient les articles d'échange, produits de leurs
fabriques : du verre et des poteries, des étoffes teintes et des
tissus de laine, des métaux travaillés et surtout des armes. Ils
achetaient la résine, utile aux navigateurs; les pelleteries,
alors abondantes; les jambons, que produisaient les nombreux
troupeaux de porcs errants dans les bois; ils recueillaient les
paillettes d'or roulées par les rivières, ils fouillaient les mines
d'argent et de plomb des Pyrénées, les mines de fer du
Périgord; ils enseignaient l'agriculture et les arts utiles (1).
Les Phéniciens cachaient avec un soin jaloux la route qu'ils
(1) Heeren. Idées sur le Commerce des principaux peuples de l'antiquité.
— 26 -
suivaient sur l'Océan ; aussi, après la décadence de Tyr et la
dispersion de la ligue phénicienne, il fallut la retrouver.
Carthage, la plus illustre et la plus importante des colonies
de Tyr, devait lui succéder. Placée en Afrique sur la Médi-
terranée, à l'occident du monde antique, c'était le port
maritime le plus rapproché de l'Océan. Elle avait établi ses
comptoirs, comme Tyr, sur les côtes méditerranéennes de la
Gaule et de l'Espagne. Ses navires n'abaissèrent point leur
voile devant ces deux colonnes de cuivre, qui frappèrent
si longtemps d'étonnement les navigateurs de la Méditerranée,
et que le roi de Tyr, Hiram, contemporain et allié du roi juif
Salomon, avait élevées à Gadès en l'honneur du dieu Baal-
Hammon, le Seigneur très ardent, le Soleil, que les Grecs ont
identifié avec Hercule.
Vers l'an 360 avant Jésus-Christ, pendant que le Carthaginois
Hannon, franchissant le détroit, se dirigeait au sud, longeait
la côte occidentale d'Afrique en recherchant les anciennes
colonies ou comptoirs des Phéniciens, et poussait son voyage
jusqu'au Sénégal; son compatriote Himilcon, remontant au
nord, explorait les rives espagnoles et gauloises de l'Océan
pour retrouver la route maritime qu'avaient autrefois suivie
les Phéniciens, pour arriver comme eux aux îles Cassitérides
et se procurer l'étain et l'ambre.
Les deux Carthaginois réussirent dans leurs recherches.
Le secret des vieux Phéniciens avait été bien gardé, car
avant la réussite des Carthaginois, nul ne savait d'où venaient
l'ambre et l'étain.
Au ve siècle avant Jésus-Christ, Hérodote, le père de l'histoire,
disait que personne ne savait si l'Europe à l'occident était
limitée par la mer. Il parle vaguement d'un fleuve, « se
» dirigeant vers la mer du Nord, et dont on dit que nous vient
» l'ambre » ; mais, ajoute-t-il, « quant aux extrémités de
» l'Europe à l'occident, je ne puis rien dire de certain. » « Je
» ne connais pas non plus, dit-il ailleurs, les îles Cassitérides,
» d'où l'on nous apporte l'étain. Ce qu'il y a de certain, c'est
» que l'étain et l'ambre nous viennent de cette partie du
» monde (1). »
(1) Hérodote. — D. Hoffman. Hist. du Commerce, de la Géogr. et de la
Navig.; trad. par J. Duesberg. Paris, 1849, p. 79 et ss.
— 21 —
Nous pensons que les relations commerciales entre les
riverains de la Garonne et les Carthaginois, si elles existèrent,
durent être analogues à celles que, d'après quelques historiens,
nous avons indiquées entre les premiers et les Phéniciens;
toutefois nous n'estimons pas qu'on puisse leur attribuer une
grande importance. La route de mer était longue, difficile et
probablement très peu fréquentée. Quant à la route de terre,
pour aller de l'Océan à la Méditerranée, elle était, outre sa
longueur et ses difficultés, très dangereuse, à une époque où
tout étranger était un ennemi, et toute marchandise un butin
désirable.
Après la destruction de Carthage par les Romains, des
colonies grecques vinrent s'établir sur les côtes méridionales
de la Gaule. Elles venaient des îles de l'Asie mineure, colonies
elles-mêmes de la grande Grèce. Les trois fédérations des
Éoliens, des Doriens, des Ioniens, eurent chacune leurs établis-
sements et leurs comptoirs.
Marseille fut fondée par les Phocéens de la ligue ionienne.
Les Doriens vinrent s'établir dans le midi de la Gaule et sur
les bords de l'Océan. Ammien Marcellin rapporte cette tradi-
tion. Justin ajoute que les Grecs apprirent aux Gaulois des
provinces méridionales à cultiver les champs, à planter l'olivier,
à tailler la vigne, à entourer leurs villes de murailles, à terminer
leurs différends par la voie de la justice. Il dit qu'ils communi-
quèrent si bien à ces Gaulois les bienfaits de la civilisation
dont ils jouissaient eux-mêmes, qu'on eût dit que ce n'était pas
la Grèce qui s'était établie dans cette partie des Gaules, mais
plutôt que cette partie des Gaules pouvait être considérée
comme la Grèce elle-même (1).
Les relations des Doriens avec les peuples indigènes étaient
devenues si étroites que plusieurs écrivains anciens donnaient
à ces peuples le nom de Doriens. Suivant saint Jérôme, les
Aquitains se prétendaient originaires de la Grèce (2).
Ils s'étaient promptement familiarisés avec la langue grecque
qui était devenue la langue usuelle de l'administration et des
affaires. Le langage populaire lui-même lui avait fait de
nombreux emprunts qu'il avait mélangés à l'idiome ibérique,
(1) Justin, lib. XLIII, cap. iv.
(2) Prolog, in lib. II, Comment, in Apostol. ad Galat., c. m.
— 28 —
c'est-à-dire au basque. Quand César arriva dans les Gaules, il
trouva partout la langue grecque en usage (1). Les divers
dialectes de la langue romane ont conservé un grand nombre
de dénominations géographiques, de noms d'hommes et
d'expressions diverses empruntés au grec ; et de nos jours
encore subsistent de nombreux vestiges de cette durable
empreinte (2).
Article 2. — L' Aquitaine avant l'arrivée des Romains.
Si nous rassemblons les traits divers que les anciens histo-
riens ont tracés de nos ancêtres à l'époque dont nous parlons,
nous voyons que ceux-ci avaient conservé les caractères prin-
cipaux de la race ibérique. Strabon, Ammien Marcellin, Diodore
de Sicile, nous ont transmis l'image fidèle de nos pères (3).
D'une taille moins haute, mais plus élégante et plus souple
que celle des Celtes, leurs voisins, dont ils étaient séparés par
le fleuve, ils laissaient reconnaître à leurs yeux noirs et
expressifs, à leur teint pâle, doré par le soleil, les indices de
leur origine. Ils étaient sobres, endurcis à la fatigue, intrépides
dans les combats ; mais vifs, légers, curieux, amis des plaisirs,
du jeu et de la parure, fiers de la beauté de leurs femmes
qu'admiraient les étrangers.
Au moment où les Romains vont arriver dans leurs contrées,
ils fondaient lentement à Burdigala un marché, un emporium,
qui était destiné à prendre une importance croissante. Ils
étaient déjà en relations avec la Méditerranée par Marseille ;
ils allaient l'être avec Narbonne qui venait pour ainsi dire de
naître, car sa fondation ne remonte qu'à l'année 118 avant
Jésus-Christ, et qui déjà cherchait à rivaliser avec Marseille.
Jusqu'alors le courant commercial entre la Méditerranée et
les pays du Nord s'était établi principalement par le cours de
la Seine et par celui de la Loire. Jules César nous dit que la
navigation maritime était très développée chez les peuples
(4) César. Comment., I, 29, et VI, 44. — Am. Thierry. flirt, des Gaulois, I, 538.
(2) H. Ribadieu. Une colonie grecque dans les landes de Gascogne.
(3) Strabon, liv. IV, p. 176-189. — Ammien Marcellin, 1. XV, c. xn. —
Diodore de Sicile, 1. V, c. xxxm.
— 29 —
de Bretagne et surtout chez ceux placés à l'embouchure de la
Loire. Leur marine était très supérieure à celle des Romains.
« La navigation est tout autre, dit-il, sur une mer enfermée
» au sein des terres, que sur le vaste et immense Océan (1). »
Les habitants de Vannes possédaient un grand nombre de
vaisseaux avec lesquels ils trafiquaient en Bretagne et sur le
littoral ; ils avaient pour tributaires presque tous les naviga-
teurs étrangers (2).
César fit construire des navires à l'embouchure de la Loire (3) ;
il fit venir des marins et des pilotes de Narbonne.
Il envoya Crassus pour empêcher les Aquitains de venir en
aide aux Gaulois ; mais il n'indique pas à l'embouchure de la
Garonne un mouvement maritime et commercial analogue à
celui qu'il a décrit pour la Loire. Bien plus, quand il raconte
l'expédition de Crassus, et qu'il énumère toutes les populations
qui habitaient l'Aquitaine, il ne fait mention ni de Burdigala
ni des Bituriges. L'opinion générale des historiens en a conclu
que Bordeaux n'existait pas à cette époque.
Cependant Strabon qui écrivait au Ier siècle de l'ère chrétienne,
c'est-à-dire une centaine d'années après César, parle à la fois
de Bordeaux et de la population dont elle était la capitale ; il dit
que la place de commerce des Bituriges Iosques est Burdigala,
ville située sur une espèce d'anse formée par la Garonne (4).
Strabon fait ressortir la situation remarquable de la Gaule
pour le commerce : « Ce qui mérite d'être signalé, c'est
» l'heureuse correspondance qui règne dans ces contrées par
» les fleuves qui les arrosent et par les deux mers dans
» lesquelles ces derniers versent leurs eaux ; correspondance
» qui, si l'on y porte attention, constitue en grande partie
» l'excellence de ce pays par la grande facilité qu'elle donne
» aux habitants de communiquer les uns avec les autres, et de
» se procurer mutuellement tous les secours et toutes les
» choses nécessaires à la vie. Cet avantage devient surtout
» sensible en ce moment où, jouissant des bienfaits de la
» paix, ils s'appliquent à cultiver la terre avec plus de soin,
» et se civilisent de plus en plus. Une si heureuse disposition
M) César. De bello gall., 1. IV, c. ni, c. ix.
(2-3) César. De bello gall. , 1. III, c. vin.
(4) Strabon. Géogr., lib. IV, c. n, tit. II.
— 30 —
» des lieux, par cela même qu'elle semble être l'ouvrage d'un
» être intelligent, suffirait pour prouver la Providence (1). »
Arrivant aux relations établies de son temps entre Burdigala
et la Méditerranée, Strabon les décrit très exactement.
« 11 y a quatre endroits, dit-il, où l'on s'embarque pour
» passer du continent aux îles de Bretagne : ce sont les
» embouchures du Rhône, de la Seine, de la Loire et de la
» Garonne. »
Il est très explicite pour la Garonne : « Après avoir remonté
» l'Aude un peu au-dessus de Narbonne, les marchands
» arrivent à la Garonne par un chemin de sept à huit cents
» stades; ce dernier fleuve les porte à l'Océan (2). » Au retour,
les marchandises venant de l'Océan remontaient le fleuve avec
la marée jusqu'au pays des Lingones (Langon); et de là avec
les bateaux à voiles et à rames jusqu'à Toulouse; pour, après
la traversée du col par les bêtes de somme, arriver à Narbonne
ou à Arles et à Marseille.
Ces marchandises venant de l'Océan pour être distribuées en
grande partie dans le bassin de la Garonne ne nous sont pas
inconnues.
C'était l'étain de Cornouailles et des îles Cassitérides, des
esclaves, des peaux et des cuirs de la Grande-Bretagne, des
chiens de chasse et de garde.
Des provinces romaines du sud de la Gaule et de l'Italie,
Burdigala recevait dans son emporium des étoffes de laine
fine et des vêtements, des tissus teints de diverses couleurs,
des poteries, des verroteries, des savons, des huiles, des outils
divers, et surtout des armes.
Bordeaux pouvait livrer à l'exportation des produits du sol:
le miel, la cire et la résine des Landes; divers métaux : l'or des
sables des rivières pyrénéennes et de la Garonne elle-même, le
cuivre et le plomb argentifère des Pyrénées, le fer du Périgord,
du Rouergue et des Landes; des laines brutes; des toiles et
des chanvres; des viandes salées et des jambons de porc
renommés.
Depuis longtemps les Aquitains cultivaient la vigne; mais
leurs vins, qui n'allaient pas tarder à conquérir une éclatante
(1) Strabon. Géogr., lib. IV. — (2) Id.
— 31 —
renommée, ne sont pas encore mentionnés comme une mar-
chandise formant un article important de commerce.
Tel était l'état du commerce de Bordeaux peu après l'arrivée
des Romains en Aquitaine. Nous allons étudier le développe-
ment qu'il va prendre lorsque la Gaule tout entière sera
devenue romaine.
Article 3. — Burdigala et les Bituriges Iosques
ou Vivisques.
Mais auparavant il nous semble utile de savoir de quelle
race étaient ces populations qui occupaient le territoire actuel
du Bordelais et du Médoc, formant alors une partie de
l'Aquitaine.
Etaient-elles de race ibérique comme les autres populations
de l'Aquitaine; appartenaient-elles au contraire à la race celte
ou gauloise ?
Les Romains comprenaient sous la désignation collective de
Galli tous les peuples qui habitaient le territoire actuel de la
France, de la Méditerranée à l'Océan, des Pyrénées aux Alpes
et au Rhin. Mais cette dénomination n'avait qu'une acception
géographique et s'appliquait cà des peuples de races différentes.
« La Gaule tout entière, dit César, toujours si admirable-
» ment exact, est divisée en trois parties, dont une est habitée
> par les Belges-, une autre par les Aquitains; la troisième
» par ceux qui, dans leur propre langue, s'appellent Celtes et
» que dans la nôtre nous nommons Gaulois. Ces peuples
» diffèrent entre eux par le langage, les mœurs et les lois. »
« La Marne et la Seine, ajoute César, séparent les Gaulois
» des Belges; le fleuve la Garonne sépare les Gaulois des
» Aquitains (1). »
Ces peuplades aquitaines, qui occupaient le territoire entre
la Garonne, les Pyrénées et l'Océan, formaient la confédération
des Tarhelles et avaient donné leur nom au golfe Tarbellique.
Elles étaient ibères d'origine et avaient la même langue, les
mêmes mœurs et le même aspect que les peuples ibères et
basques qui appartenaient à la même race et habitaient les
deux versants des Pyrénées.
(1) César. De iello gall., 1. III.
— 32 —
Nous avons déjà dit que César, lorsqu'il raconte la guerre
des Gaules, ne parle pas des populations qui habitaient le
Bordelais actuel, au nord des Vasates (Bazadais) dont il parle
longuement.
Moins d'un siècle après, Strabon s'exprimait en ces termes :
« La Garonne, après s'être grossie de trois autres rivières, va
» se jeter dans l'Océan entre le pays des Bituriges Iosques
» et celui des Santones, deux peuples gaulois d'origine. » Il
ajoute : « Les Bituriges sont le seul peuple étranger qui habite
» parmi les Aquitains, sans en faire partie. Leur place de
» commerce est Burdigala, ville située sur une espèce d'anse
» formée par la Garonne (1). »
Presque tous les écrivains qui se sont occupés de l'histoire
de Bordeaux ont copié renonciation faite par Strabon et l'ont
adoptée. Saint Isidore de Séville clans ses Étymologies, Vinet
dans ses Commentaires sur Ausone, Hauteserre, dom Devienne,
et bien d'autres.
Mais les historiens sont en désaccord lorsqu'il s'agit de
savoir à quelle époque et dans quelles circonstances ces tribus
gauloises seraient venues s'implanter au nord des tribus
aquitaines de race ibérique.
Suivant quelques historiens, ce serait au vie siècle avant
Jésus-Christ, que deux peuples d'origine celtique seraient
venus s'établir entre la Garonne et l'Océan, dans cette contrée
qui portait alors le nom d'Armorique, et au nord de la Confé-
dération des Tarbelles Aquitains. C'étaient les Boïens et les
Bituriges.
Suivant d'autres historiens, qui sont d'ailleurs muets sur
les Boïens ou Boïes, les Bituriges ne se seraient établis en
Aquitaine que six siècles plus tard; et ces Gaulois auraient été
des fugitifs des Bituriges du Berry, qui, fuyant la colère de
Jules César, auraient traversé le centre des Gaules, franchi la
Garonne, et se seraient réfugiés dans la contrée située entre
la Garonne et l'Océan, où ils auraient fondé Bordeaux. C'est
l'opinion que développe clom Devienne (2).
Nous croyons ces deux affirmations aussi inexactes l'une que
l'autre. Nous pensons que les Bituriges du Bordelais n'étaient
(1) Strabon. Géogr., 1. IV, c. h, t. II.
(2) Hist. de Bordeaux, p. x et ss.
— 33 —
point venus des bords de la Haute-Loire après la soumission
du Berry par Jules César; et nous croyons encore que ces
Bituriges Iosques, Vivisques ou Ubisques, n'étaient point de
race celte, mais bien de race ibérienne, comme tous les autres
habitants de l'Aquitaine.
Nous ne pouvons, dans une étude spécialement consacrée au
commerce, entrer dans une longue discussion à ce sujet; nous
devons nous borner à indiquer rapidement les principaux
motifs de notre opinion. Nous ne le ferions même pas, si les
questions d'origine et de race n'avaient pas une importance
quelquefois considérable pour expliquer les tendances des
peuples et même les événements de leur vie.
Commençons par établir que les Bituriges de Bordeaux
n'étaient point des Bituriges du Berry.
Le bénédictin dom Devienne dit expressément : « On ne
» connaît point d'autre peuple dans les Gaules qui ait porté
» ce nom de Bituriges que ceux du Berry. » Et plus loin :
« Saint Isidore dans ses Étyynologies, Vinet, dans ses Notes
» sur Ausone, et Hauteserre, ont cru que les Bituriges Vivisques
» étaient une colonie des Bituriges Cubes... ; tout concourt
» donc à nous persuader que ce fut la terreur des armes de
» César qui obligea une partie des Bituriges à se réfugier sur
» les bords de la Garonne. »
Cette assertion n'est fondée que sur une similitude de noms;
elle ne se justifie par aucune preuve sérieuse, et nous devons
remarquer que ni Jules César, ni les auteurs presque contem-
porains de Jules César, ni Strabon, ni Ptolémée, ni Pline, n'indi-
quent cette migration des peuplades gauloises du Berry vers
l'Aquitaine; mais qu'au contraire, les documents historiques les
plus incontestables démontrent que nulle colonie de réfugiés du
Berry ne s'établit en Aquitaine après la défaite des habitants
par Jules César.
L'autorité la plus certaine qui puisse être invoquée sur un
fait de cette nature est sans contredit celle de César lui-même.
Or, non seulement César ne dit nulle part que les habitants
du Berry, fuyant devant lui, se retirèrent en Aquitaine ; mais
il dit au contraire très expressément qu'ils restèrent dans leur
pays sur les bords de la Loire. Voici comment il s'exprime (1) :
(1) Debellogal!ico,\. VIII.
— 34 —
César, craignant une prise d'armes, va rejoindre la 13e légion
qu'il avait laissée sur la frontière des Bituriges (de la Loire) ;
y ajoute la 11e; et conduit l'armée dans le pays fertile des
Bituriges. Ce peuple possédait un vaste territoire et un grand
nombre de places fortes. César surprit ces hommes dispersés,
cultivant leurs champs sans défiance. Ils furent écrasés par
la cavalerie, et on fit des milliers de captifs. Ceux des
Bituriges qui avaient pu échapper à notre première approche
cherchèrent un asile chez les nations voisines avec lesquelles
ils étaient unis par des alliances publiques ou par les liens
de l'hospitalité. Ce fut en vain: César ne le permit pas.
Aussi les Bituriges, voyant que la clémence de César offrait
un facile retour à son amitié, et que les villes voisines
n'avaient à souffrir d'autre peine que de livrer des otages,
imitèrent leur exemple. »
Il est donc certain que les Bituriges ne purent trouver un
refuge, même chez les nations voisines et amies de même race
qu'eux. César ne le permit pas; ils implorèrent sa clémence,
livrèrent des otages, ne furent pas dépossédés, et ne quittèrent
pas leur pays.
Et comment admettre que si Jules César ne permit pas aux
Bituriges de la Loire de chercher un asile chez les nations
voisines de même race, quelques débris de ces tribus vaincues
et décimées eussent pu accomplir avec succès cette longue
émigration à main armée jusque sur la rive gauche de la
Garonne, passer sur le corps à toutes ces peuplades guerrières
fixées entre la Loire et la Garonne, les Lemovicii, les Cadurci,
les Petrocorii ou les Santones, et enfin commencer et réussir
une guerre de conquête et d'expropriation contre les habitants
du territoire entre la Garonne et l'Océan, les belliqueux
Aquitains de race étrangère sinon ennemie?
Un exemple frappant démontre d'ailleurs l'impossibilité à
cette époque d'une pareille migration. Quand les Helvétiens
voulurent aller se fixer auprès des Santones, sur les bords de
l'Océan, ils partirent en bon ordre, sous la conduite de leurs
chefs : ils ne formaient pas une troupe de vaincus et de fuyards ;
c'étaient les peuples les plus guerriers de la Gaule, et ils étaient
alors dans toute leur puissance, n'ayant jamais encore été
vaincus. Cependant ils ne purent accomplir leur expédition.
Les peuples dont il leur fallait traverser le territoire s'oppo-
— 35 —
sèrent à leur passage et prirent les armes, les Romains
accoururent à leur secours, et les Helvétiens furent battus et
dispersés. Comment les Bituriges, qui nous sont représentés
comme des fugitifs en désordre, auraient-ils pu surmonter les
mêmes obstacles ?
L'abbé Baurein l'a bien compris (1). Les Bituriges de la
Garonne n'étaient pas une colonie des Bituriges de la Loire
fuyant devant Jules César.
Les Bituriges de la Loire auraient-ils accompli leur migration
à une époque plus reculée ?
Amédée Thierry l'indique dans son Histoire des Gaulois et
fixe cet événement vers l'an 600 avant Jésus-Christ (2).
Suivant cet historien, deux tribus gauloises s'étaient fixées
à cette époque entre l'Océan et la Garonne; l'une, celle des
Boïes, aux abords du bassin d'Arcachon, et l'autre, celle des
Bituriges, au nord des Vasates et des Boïes, occupant tout le
triangle entre le fleuve et la mer. C'est à peu près à la date de
la fondation de Marseille par les Phocéens qu' Amédée Thierry
place l'invasion des Boïes et des Bituriges en Aquitaine.
Il raconte que les Kymris, descendant du même rameau
que les Galls, mais devenus presque distincts et étrangers
par l'effet d'une longue séparation, occupaient une vaste
étendue de pays, et s'étendaient, nomades et vagabonds, de la
Chersonèse Taurique, d'un côté vers l'Asie, et de l'autre sur
les bords du Danube. Ce serait de l'an 630 à l'an 590 avant
Jésus-Christ que, poussés à leur tour par les populations des
Scythes et des Teutons, que refoulaient elles-mêmes d'autres
hordes d'envahisseurs, les Kymris franchirent le Rhin et se
répandirent en Gaule, le long du littoral de l'Océan. Une de
leurs tribus, celle des Boïes, passant la Garonne, et laissant
sur la rive droite les Santones, de même race kymrique, serait
venue s'établir aux bords de l'Océan, dans les landes des
Tarbelles de race aquitanique.
Il ajoute qu'à la même époque, vers l'an 587 avant Jésus-
Christ, tandis que le mouvement continu de l'invasion
kymrique poussait de l'ouest à l'est les populations celtiques
sur leurs voisins les Bituriges, les Edues, les Arvernes, peuples
(1) Baurein. Var. bordel, t. II, p. 163, éd. orig.; t. II, p. 251, éd. Méran.
(2) Am. Thierry. Hist. des Gavlois, l. IV, c. i, p. 431, éd. 1858.
— 36 —
de même race qui occupaient le centre de la Gaule, une tribu
des Bituriges, entraînée par une impulsion contraire, vint de
l'est à l'ouest s'établir au-dessus des Boïes entre la Gironde et
l'Océan (1).
Nous cherchons vainement les preuves de cette assertion
d'Amédée Thierry. Il nous indique lui-même que ce n'est
qu'une hypothèse : « Qu'on crie donc tant qu'on voudra à
» l'hypothèse, dit-il; je n'ai jamais eu la prétention d'offrir
» ici autre chose (2). »
Nous nous demandons comment, si ces deux populations
d'origine gauloise eussent été établies depuis plus de cinq
cents ans avant Jules César sur la rive gauche de la Garonne,
occupant un aussi vaste territoire que celui qui s'étend depuis
Langon jusqu'à l'embouchure de la Gironde, comment César,
si exact, si précis, si bien renseigné sur tout ce qui avait trait à
ses expéditions guerrières et à celles de ses lieutenants, aurait
pu dire : « La Garonne sépare les Gaulois des Aquitains »,
alors que sur près de 150 kilomètres les deux rives du fleuve
auraient été occupées par des Gaulois. Il aurait évidemment
écrit comme Strabon : « La Garonne coule entre les Bituriges
Iosques et les Saintongeois, qui sont deux peuples gaulois. »
Strabon est à vrai dire la seule autorité sérieuse sur laquelle
on puisse s'appuyer pour admettre l'origine gauloise des
Bituriges Vivisques du Bordelais et de la Garonne. Nous allons
indiquer les motifs pour lesquels nous ne partageons pas cette
opinion, et nous préférons celle de César.
César parle en homme de guerre, et de choses qu'il a vues.
Strabon est un savant qui parle d'après, autrui. Le nombre
des auteurs qu'il cite sur la Gaule est considérable, mais
tous ces auteurs ne méritent pas le même degré de confiance.
Les noms d'Homère, Eschyle, Aristote, Polybe, Apollodore,
Timagène, reviennent à chaque pas dans ses pages ; mais nous
ne savons quel est l'auteur qui a pu lui transmettre l'affirmation
que les Bituriges de la Garonne étaient de race gauloise. Il
puise surtout dans les relations de Posidonius qui avait visité
la Gaule quelques années auparavant. Mais est-ce là qu'il a
(1) Am. Thierry. Hist. des Gaulois, p. 1 44 et ss. — Voir aussi p. 13 etss., 23
45, 75 et ss., 14 3, 453, 428 et ss.
(2) Am. Thierry. Note p. 144 et 145.
— 37 —
recueilli son affirmation? Les relations de Posidonius sont
perdues. C'est donc à l'aide d'autorités étrangères et non sui-
des notions personnelles que Strabon a écrit et qu'il se trouve
en désaccord avec les assertions de César (1).
Strabon énonce comme un fait que les Bituriges de la
Garonne étaient de race gauloise ; il ne fournit aucun document
comme preuve. Il ne parle pas des Boïens, leurs voisins. Les
auteurs à peu près contemporains, Pomponius Mêla, Pline,
Ammien Marcellin, Timagène, ne nous fournissent aucune
donnée confirmant le fait dont il s'agit. C'est dans Jules César
et dans Strabon lui-même que nous allons trouver les motifs
qui nous font admettre l'assertion du premier, et repousser
celle du second.
Commençons par bien définir de quel territoire il est question.
Le territoire occupé par les Boïes aux environs du bassin
d'Arcachon est bien connu; il forme aujourd'hui le canton do
La Teste. Le territoire occupé par lés Bituriges Iosques, au
dire de Strabon, comprenait non seulement les environs de
Bordeaux, au nord des Vasates, qui occupaient le Bazadais
et qui étaient Aquitains, mais s'étendait sur la rive gauche de
la Garonne jusqu'à l'embouchure. Strabon le dit expressément :
La Garonne, après avoir reçu les eaux de trois rivières, sépare
les Bituriges Iosques des Saintongeois.
« Or, il est certain, dit l'abbé Baurein, que ce n'est qu'au
» Bec d'Ambès (quatre lieues au-dessous de Bordeaux) que la
» Garonne reçoit dans son sein le troisième fleuve; ce n'est
» donc qu'en dessous de ce lieu qu'elle coule entre les Santones
» et les Bituriges Iosques. Strabon place ainsi les Bituriges
» Iosques dans la contrée que nous appelons le Médoc, et qui
» était alors occupée par les Medulli. Il fallait donc, continue
» Baurein, que les Bituriges Iosques ne formassent qu'un
» même peuple avec les Medulli, puisqu'ils habitaient le même
» territoire (2). » Ptolémée confirme que le territoire occupé
par les Medulli était bien le même que celui des Bituriges, lors-
qu'il attribue à ces derniers le port de Noviomagos en Médoc,
que l'on présume avoir occupé l'emplacement actuel de Soulac.
Mais les Medulli n'occupaient pas seulement ce que nous
(!) Am. Thierry. Hist. des Gaulois, p. 11.
(2) Baurein. Variétés bordel., édit. orig., t. II, p. 163.
— 38 —
appelons aujourd'hui le Médoc, et qui s'étend depuis l'embou-
chure de la Gironde jusqu'à Blanquefort ; ils remontaient
au sud jusqu'aux limites du Bazadais. Eysines, Bruges,
Le Taillan, Mérignac, Pessac, le canton de La Brède, le canton
de Belin, extrême limite de l'arrondissement de Bordeaux,
étaient encore au xvie siècle situés en Médoc ou plutôt, comme
on disait alors, en Médoult (1).
Nous n'avons guère de renseignements particuliers s'appli-
quant spécialement aux Bituriges Iosques, mais nous en avons
de nombreux, émanant de Jules César et de Strabon lui-même,
sur les différences considérables distinguant les Aquitains de
race ibère, et les Gaulois de race celte. Nous allons constater
les caractères de chacune de ces deux races, et nous les
appliquerons ensuite aux populations des arrondissements de
Bordeaux et de Lesparre, qui comprennent celles des anciens
Boïens et des Bituriges Yivisques ou Medulli.
Jules César constate que les Gaulois et les Aquitains diffèrent
par le langage, les mœurs et les lois (2). Strabon ajoute la
comparaison des caractères physiologiques des races, tels que
la conformation du corps. Il conclut que les Aquitains ne
ressemblaient pas aux Gaulois, mais aux Ibères.
Le Gaulois était robuste et de haute stature; il avait le teint
blanc, les yeux bleus, les cheveux blonds ou châtains qu'il
aimait à teindre en rouge en les lessivant à l'eau de chaux,
« Il ne pouvait pas, dit Rabanis, être aisément confondu avec
» l'Aquitain aux yeux noirs et perçants, au teint brun, aux
» formes sveltes et agiles (3). »
Ces différences entre les Gaulois et les Aquitains étaient
tellement accentuées et tellement profondes, qu'aujourd'hui
encore, après tant de siècles écoulés, après tant de mélanges
de races, elles subsistent presque dans toute leur force.
Comparez donc la langue, l'allure, la conformation du paysan
(1) Mérignac en Médoc. (Blanchardi, not. 1474; Bosco, not. 1498.)
Pessac en Médoc. (Bosco, 1498, plusieurs actes.)
Martillac en Médoc (canton de La Brède). (Blanchardi, not. 1476.)
Saint-Magne en Médoc (canton de Belin). V. Coutumes du ressort du
Parlement de Bordeaux. Labottière, 1776, t. I, p. 434. Arrêt contre les habi-
tants de Saint-Magne en Médoc.
(2) Am. Thierry. Hist. des Gaulois, t. I, p. 452. — César. De bello gall., I. III.
(3) Rabanis. Hist. de Bordeaux.
— 39 —
de la Saintonge et du Berry, avec la langue, l'allure, la
conformation du corps et du crâne du paysan du Médoc ou des
Landes, de Soulac à Bayonne. Même aujourd'hui, de la rive
gauche à la rive droite du fleuve, le Médocain etleSaintongeois
diffèrent autant qu'autrefois le Medullus ibérien et le Santon
celte; une tradition héréditaire les a toujours empêchés de se
considérer autrement que comme étrangers l'un à l'autre. Le
Saintongeois ou le Berrichon, aux allures lentes, au parler
nonchalant, à la peau blanche, à la taille haute et lourde, à
la tête carrée, ne ressemblent en rien au Médocain ni au
Testaritain, bruns, petits, maigres, vifs, aux yeux noirs, à la
tête pointue.
M. Rabanis a parfaitement retracé ces dissemblances; et s'il
a cru retrouver dans les petits ports des bords du fleuve
quelques rares spécimens du type celte, il a constaté que ce type
ne pénètre pas dans les terres; il est essentiellement comme
une alluvion moderne. « L'Aquitain, dit M. Rabanis, conserve
» encore dans le Médoc et les Landes les traits saillants de la
» race pyrénéenne (1). »
Nous pouvons conclure que si les Médocains ou Medulli sont
bien des Aquitains, comme ces Medulli ne sont autres que les
Bituriges Iosques ou Vivisques, ces derniers sont aussi des
Aquitains et non des Celtes; et nous pouvons répéter hardiment,
après Jules César : la Garonne sépare encore les Gaulois des
Aquitains. C'est là le témoignage incontestable de documents
que nous pouvons contrôler encore de nos jours, et qui consti-
tuent les caractères essentiels par lesquels se distinguent les
races humaines. Nous considérons ces documents comme
incomparablement préférables au texte d'un écrivain, fût-il
même revêtu de l'autorité que nous accordons à Strabon.
Strabon, qui d'ailleurs n'écrivait que sur les renseignements
fournis par d'autres, n'a-t-il peut-être fait que répéter une
erreur causée par une ressemblance de noms? L'existence de
peuples appelés Bituriges entre l'Allier et la Loire n'a-t-elle pu,
dès son époque, amener à croire que les Bituriges de la Garonne
étaient de la même race? Disons en passant que la ressemblance
des noms est loin d'être une preuve de l'identité des races.
M. de Humboldt a constaté que le nom de Bituriges, qui
(I) Rabanis. Hist. de Bordeaux, p. 25 et ss.
— 40 —
signifie selon lui possesseurs du rivage ou des eaux, s'appliquait
à diverses peuplades de races différentes qui habitaient le long
des cours d'eau.
Ainsi, les Bituriges des bords de la Loire se distinguaient,
suivant leur position géographique, en Bituriges Cubi,
Medulli, Boii (1).
Les Bituriges de la Garonne avaient aussi leurs Cubi, à
Saint-André de Cubzac ; leurs Medulli en Médoc, et leurs Boii
à La Teste.
Il y avait aussi des Medulli en Galice, près de la rivière
Mimsius, suivant Ptolémée et suivant Orèse (2).
Un surnom, d'une signification purement géographique, et
appliqué à des peuples différents, a fait prendre une désignation
territoriale pour l'indication et la preuve d'une communauté
de races.
Peut-être serait-on arrivé à un résultat tout différent, si, au
lieu de s'arrêter à ce nom de Bituriges, qui s'applique à des
populations espagnoles, garonnaises et de la Loire, on avait
davantage étudié la dénomination particulière de la peuplade
appelée iosque par Strabon, ubisca, vivisca, par Strabon,
Pline, Ptolémée et par un monument épigraphique célèbre. Il
faut remarquer en effet que Strabon, le plus ancien et le plus
autorisé de ces historiens, appelle Iosques ces Bituriges de la
Garonne. Or, le véritable nom de la race ibérique a pour radical
ausk, osk, eush. Les Basques portent encore dans leur langue
le nom d'Eusk-Aldunac. Donc Iosque, comme Osk, Vasque,
Gasque, Gascon, sont des formes du même radical, s'appliquant
à des peuples de même langue et de même race, c'est-à-dire
de race ibérienne ou aquitanique ; et les Bituriges Iosques ne
sont autres que les Bituriges de la race iosque, euske, ausque,
vasque, basque, gasconne, c'est-à-dire Aquitains et non Gau-
lois (3).
(1) De Marca. Hist. du Béarn, p. 67 et 618.
Les Boïens mentionnés par César occupaient la vallée du Cher, près de
.Montluçon et de Moulins.
(2) De Marca, loc. cit.
(3) Vascons, une des formes delà racine Eusk.— Rabanis, Hist. de Bordeaux,
p. 31.— Améd. Thierry. Hist. des Gaulois, p. 75, 429.
— 41 —
CHAPITRE II
Epoque romaine.
Article premier. — Bordeaux au ive siècle. Aspect général
de la cité.
Nous avons retracé d'après les auteurs contemporains, César,
Strabon, Pomponius Mêla, Ptolémée, Ammien Marcellin, Pline
et d'autres encore, les premiers rudiments du commerce de
Bordeaux à l'époque gauloise.
Après la conquête et la soumission de la Gaule et de l'Aqui-
taine, lorsque Alésia, le dernier rempart de l'indépendance, fut
tombée devant les armes victorieuses de Jules César, non
toutefois sans gloire; lorsque les lieutenants de César eurent
soumis l'Aquitaine et que la résistance eut cessé, le vainqueur
s'appliqua, par la modération habile qu'il apporta dans l'admi-
nistration de sa conquête, par le respect relatif qu'il professa
pour la religion, les mœurs, les biens des vaincus, par la
puissance d'une civilisation supérieure qu'il sut leur faire
connaître, à asseoir la domination romaine sur une base solide
et durable.
Alors commença dans l'esprit sociable et sympathique des
peuples de la Gaule et de l'Aquitaine un travail de transfor-
mation sociale qui ne tarda pas, malgré quelques mouvements
violents d'insurrection, lorsque la fiscalité impériale se montra
trop âpre et trop oppressive, à rendre romaine l'Aquitaine tout
entière.
La domination de Rome dura près de cinq siècles.
Le pays se couvrit de routes, de ponts, d'aqueducs, d'arènes,
de temples, dont nous admirons encore quelques magnifiques
débris. Les relations commerciales avec le bassin de la Garonne,
avec l'Océan et avec la Méditerranée, ne tardèrent pas à se
multiplier.
Pour bien en apprécier l'importance et le fonctionnement,
nous croyons nécessaire d'indiquer rapidement les relations
politiques de la cité avec l'État et sa situation administrative;
— 42 —
le système des impôts, la situation générale du commerce, des
classes agricoles, ouvrières et commerçantes.
Nous renvoyons aux savantes études de MM. Guizot,
Augustin Thierry, Henri Martin, Victor Duruy et des autres
historiens de cette époque, ceux de nos lecteurs qui désireront
avoir des renseignements plus nombreux et plus circons-
tanciés sur l'organisation sociale et politique des Gaules sous
la domination romaine. Nous nous bornons à indiquer ce qui
peut être utile à notre Histoire du Commerce. Nous verrons,
en effet, les traditions municipales survivre longtemps à
Bordeaux à l'Empire romain, et exercer pendant, tout le cours
du moyen âge une grande influence non seulement sur le
gouvernement de la cité, mais encore sur sa vie commerciale.
Les Romains avaient fait de Bordeaux une ville luxueuse et
bien bâtie. Ausone et Paulin nous ont conservé les principaux
traits du tableau qu'offrait cette cité à la fin du ive siècle.
« 0 ma belle patrie, s'écriait dans son enthousiasme patrio-
» tique le poète-consul, terre aimée de Bacchus et que les
» fleuves fertilisent de leurs belles eaux, toi célèbre par tes
» vins, tes moeurs, tes grands hommes, le caractère et l'esprit
» de tes citoyens, et la noblesse de ton Sénat!... Burdigalaest
» le lieu qui m'a vu naître. Burdigala où le ciel est clément
» et doux; où le sol, d'une humidité féconde, prodigue ses
» largesses ; où sont les longs printemps et les rapides hivers,
> où les coteaux sont chargés de pampres.
» Son fleuve qui bouillonne imite le reflux des mers.
» L'enceinte carrée de ses murailles élève si haut ses tours
» superbes que leurs sommets aériens percent les nues. On
» admire au dedans les rues qui se croisent, l'alignement des
» maisons et la largeur des places, fidèles à leur nom ; puis les
» portes qui répondent en ligne droite aux carrefours; et, au
» milieu de la ville, le lit d'un fleuve alimenté par des fontaines.
» Lorsque l'Océan, père des eaux, l'emplit du reflux de ses
» ondes, on voit la mer tout entière qui s'avance avec ses
» flottes. »
Paulin, le neveu d' Ausone, parent aussi de saint Paulin,
nous raconte son retour à Bordeaux, sa patrie. Il nous montre
son navire entrant de la Garonne dans ce port intérieur à
l'embouchure du Peugue, premier exemple connu d'un bassin
intérieur créé pour faciliter le chargement et le déchargement
— 43 —
des marchandises. Nous admirons avec lui la beauté des
murs de la ville et celle des édifices.
Les maisons des riches et des patriciens devaient ressembler,
pour la construction, la distribution, la décoration et l'ameu-
blement, aux maisons de Pompeï et d'Herculanum, ces musées
ensevelis pendant des siècles sous les éruptions du Vésuve, et
qui nous ont conservé de si précieux spécimens des habitations
romaines. Des débris de sculptures, de colonnes, de bas-reliefs,
de portiques, de pavages en mosaïque, de tombeaux, de statues,
retrouvés dans des fouilles faites à diverses époques, à
Bordeaux, nous donnent une idée de ce que pouvaient être,
au ive siècle, les demeures aristocratiques, les édifices publics
et les temples.
La ville était entourée de marais qui formaient sa défense
des trois côtés qui ne confrontaient pas à la Garonne. Au
dehors, près de l'élévation de terrain où la ville ceinte de
tours et de murailles était bâtie, on remarquait le temple de
la divinité tutélaire de la cité. En dedans des murs, sur le
podium ou colline, se trouvait le palais de Ponce Paulin, le
plus noble, le plus riche, le plus important citoyen de Bordeaux
à l'époque d'Ausone et de Léonce, et qui mourut évèque de
Noie en Italie. Sa famille prétendait descendre de la gens
Paulia, qui avait donné à Rome des sénateurs et des consuls.
Elle était, au témoignage de saint Ambroise, la plus illustre
de toute l'Aquitaine : « Splendore gênerais in partibus Aqui-
taniœ nulli secunda. » Ses domaines étaient d'une telle étendue
qu'Ausone les appelle des royaumes : « régna Paulini ». Il
possédait, outre le Puy Paulin de Bordeaux, tout le pays
de Buch, de là toute la côte du Médoc jusqu'à Carcans, et, se
rapprochant des bords du fleuve, le canton actuel de Castelnau
et une partie de celui de Pauillac.
Il possédait, à Pauillac, une élégante villa avec des portiques
soutenus par des colonnades, dont Ausone nous a laissé la
description.
D'autres villas, appartenant aux nobles familles de la contrée,
se rencontraient autour de Bordeaux et jusque dans des
campagnes assez éloignées. Ausone en a signalé quelques-
unes, et notamment les siennes.
En face de la cité, à l'est du fleuve aux eaux jaunissantes,
les hauteurs des collines étaient couvertes par des forêts de
— 44 —
cyprès et de lauriers, et ont conservé les noms de Cypressat et
de Laureus Mons, Lormont.
Des routes bien entretenues reliaient Bordeaux avec les
principales villes de la Gaule.
Ses écoles étaient célèbres. On comptait en grand nombre
dans la cité des hommes d'État, des sénateurs, des personnages
consulaires, des orateurs. Le nom de plusieurs d'entre eux est
venu jusqu'à nous; quelques-uns, comme Ausone, Paulin,
Léonce, sont célèbres, même de nos jours.
Ce sont là les côtés lumineux du tableau ; mais nous devons
étudier plus profondément les conditions dans lesquelles
vivaient les commerçants et s'exerçait le commerce.
L'Aquitaine était divisée en trois provinces : la première
Aquitaine, qui avait pour capitale Bourges; la seconde qui
avait- pour capitale Bordeaux; et la troisième ou Novem-
populanie, qui avait pour capitale Eauze.
La seconde Aquitaine comprenait le Bordelais et le Médoc,
le pays des Boïens, celui des Vasates, l'Agenais, le Périgord,
la Saintonge et le Poitou.
Depuis l'édit de Caracalla (an 211), Bordeaux, comme les
autres villes voisines, Bazas, Agen, Vésone, Saintes, avait
droit de cité.
La politique des empereurs s'était attachée à créer le régime
municipal chez les Gaulois. Chacune de ces cités municipales
eut son Sénat, corps aristocratique, et ses magistratures élec-
tives. Chacune eut même son culte local, son génie ou divinité
protectrice (1).
L'administration centrale de la Gaule était à Lyon.
Le gouvernement central, dans ses rapports avec lesprovinces,
ne semblait préoccupé que de deux choses : faire rentrer l'impôt
imposé aux vaincus, et fortifier l'armée qui assurait cette
rentrée, souvent difficile, et brisait toute résistance. Les agents
de l'empereur, présidents de province, préfets, préteurs, réu-
nissaient dans leurs mains l'administration générale, militaire,
civile et judiciaire; mais ils laissaient chaque cité s'administrer
à sa guise.
Les habitants du territoire étaient divisés en plusieurs
(1) Fustel de Coulanges. La Cité antique, p. 504 et ss.
— 45 —
classes héréditaires et dont ils ne pouvaient sortir que dans
des circonstances déterminées.
En bas de l'échelle c'étaient les esclaves, dont le sort était
semblable dans la Gaule à celui qu'ils avaient à Rome ; les
personnes libres, mais dont un grand nombre étaient attachées
au sol sur lequel elles vivaient; les artisans, réunis en corpo-
rations obligatoires sous le nom de collèges ; les affranchis ;
les hommes de guerre et les vétérans formés en cohortes; les
possesseurs du sol, qui formaient la curie et payaient les
impôts, et enfin la noblesse et les nombreux privilégiés exempts
des impôts, composant le Sénat.
Le Sénat n'avait guère de fonction politique ni administrative.
Les membres de la curie administraient la cité comme une
république indépendante, sous la surveillance très peu gênante
du pouvoir central. Sous Auguste et ses premiers successeurs,
rien n'entravait le libre jeu des pouvoirs municipaux.
Les membres de la curie élisaient librement un Conseil
chargé de toutes les affaires municipales et des propriétés
communales ; ce conseil fixait les dépenses et les revenus ;
exerçait les attributions de police, celles de la voirie urbaine, et
même, en certains cas, de surveillance et d'entretien des routes
militaires. Ce conseil jugeait en première instance les affaires
de peu d'importance ; il recevait les déclarations des créanciers
et des débiteurs; il donnait l'authenticité aux conventions.
Enfin, il était chargé par le pouvoir central de la répartition
et du recouvrement de l'impôt foncier, dont les membres de la
curie étaient personnellement et solidairement responsables.
Les historiens nous montrent les efforts désespérés des
curiales pour échapper à cette responsabilité qui les écrasait
sous son poids ; mais ils ne pouvaient sortir de leur classe où
les retenait une impitoyable fiscalité.
La conception que nous avons aujourd'hui de l'impôt est
essentiellement moderne, et ne s'est formée que longuement
et après de dures épreuves. Nous comprenons l'impôt comme
destiné à fournir au gouvernement qui régit la société les
ressources nécessaires pour qu'il puisse lui donner l'ordre, la
sécurité, le progrès dont elle a besoin. Pour nous, l'impôt ne doit
pas seulement être calculé de manière à ne pas trop surcharger
le contribuable, et à n'atteindre qu'une portion du revenu sans
nuire à l'existence du capital et du travail, mais encore il doit
— 46 —
être proportionnellement supporté par tous, et personne ne
saurait en être exempt ; enfin, destiné aux besoins sociaux, il
doit être librement consenti par la nation elle-même ou par ses
représentants.
Telle n'était pas la conception de l'impôt chez les nations
antiques et surtout chez les Romains.
L'impôt était une redevance imposée aux peuples vaincus
au profit du vainqueur. Celui-ci, ou l'empereur qui le repré-
sentait, était le maître absolu d'en fixer à son gré la quotité et
d'en exempter qui bon lui semblait. Ainsi non seulement l'impôt
était intolérable et excessif, mais les exceptions étaient si
nombreuses, qu'il pesait de tout son poids écrasant sur les
classes laborieuses, au grand détriment du commerce et de la
prospérité générale. Suivant l'expression de Lactance, ceux
qui recevaient étaient devenus dans l'Empire plus nombreux
que ceux qui payaient. Des classes entières de la société
jouissaient des faveurs fiscales. Les patriciens, les sénateurs,
la noblesse militaire, administrative, judiciaire, ecclésiastique,
les vétérans, les grammairiens, les rhéteurs, les jurisconsultes,
les médecins, les prêtres et les membres du clergé plus tard,
jouissaient d'exemptions nombreuses.
Les historiens nous ont conservé le souvenir des vices et de
la cruauté de la fiscalité romaine. Un prêtre de Marseille,
Salvien, nous a laissé ses plaintes éloquentes (1). « Le recou-
vrement des impôts, dit un contemporain, Lactance, l'ami de
l'empereur Constantin, était l'image de la guerre et de l'escla-
vage. Les commis du fisc se répandaient partout, furetaient
partout... Ce n'étaient que coups de fouets et tortures. La
violence des supplices s'employait pour obliger les enfants à
déposer contre leurs pères, les esclaves contre leurs maîtres,
les femmes contre leur mari ; et quand la douleur avait arraché
de leur bouche quelque aveu, il était tenu pour exact. Ni l'âge
ni la maladie n'étaient admis pour excuse. On fixait arbitraire-
ment l'âge des imposés; on ajoutait des années aux enfants
pour les soumettre à l'impôt ; on en ôtait aux vieillards pour
ne pas les laisser profiter de l'exemption qui leur était due...
tout était rempli de gémissements et de larmes (2). »
(1) Salvien. Traité de la Providence, 1. V.
(2) Lactance. De morte persécuter., c. vu, c. xxxm.
— 47 —
L'impôt foncier était appliqué à l'agriculture. Les terres
étaient soigneusement cadastrées. Nous avons indiqué que cet
impôt ruinait les curiales qui étaient collectivement respon-
sables de son paiement. Le sol supportait d'autres redevances,
dont quelques-unes ont été conservées jusqu'à nous. On
percevait la dîme en nature au profit de l'État non seulement
sur tous les produits du sol, mais sur le croît des bestiaux.
Cette dîme, d'abord variable et proportionnelle aux récoltes,
devint bientôt invariable, fixée à un chiffre très élevé, et fut
une cause de ruine dans les années disetteuses, et même dans
celles peu abondantes.
Les corvées pour l'entretien des routes, qui existent encore
sous le nom de prestations, datent de l'Empire romain, ainsi
que la capitation.
Des impôts indirects, contenant en germe tous ceux qui ont
été appliqués au moyen âge et aux époques modernes, frap-
paient tous les objets susceptibles d'être taxés: les métaux, les
mines, les carrières; tous les actes de la vie civile: les
mariages, les décès, les héritages, les ventes et les contrats;
et même le feu, l'ombre des arbres, l'air respirable, jusqu'aux
lupanars, aux matières fécales, à l'urine. Le génie fiscal des
Romains n'a jamais été dépassé.
Nous nous occuperons ailleurs des impôts spéciaux sur
l'industrie et sur le commerce, ainsi que des droits de douanes.
Nous n'avons d'autre but en ce moment que de faire connaître
d'une manière générale que l'élévation du chiffre de l'impôt,
son inégale répartition, constituaient un obstacle puissant au
développement naturel du commerce.
Un obstacle plus puissant encore consistait dans le mépris
que les Grecs et les Romains professaient pour le commerce et
le travail.
Le monde antique vivait de la guerre et de la conquête :
l'agriculture, l'industrie, le commerce, méprisés, honnis, pillés,
étaient interdits aux classes supérieures et moyennes et aban-
donnés aux gens de la dernière condition et aux esclaves.
Les philosophes les plus illustres, les hommes d'Etat les plus
expérimentés, professaient et pratiquaient ces idées.
« Les gens qui se livrent au commerce, disait Xénophon, ne
» sont jamais élevés aux charges publiques, et c'est avec raison.»
— 48 —
« La nature n'a pas fait les ouvriers, dit Platon; de pareilles
» occupations dégradent les gens qui les exercent, vils mer-
» cenaires, misérables sans nom, qui sont exclus par leur état
» même des droits politiques. Quant aux marchands, accou-
» tumés à mentir et à tromper, on ne les souffrira dans la cité
» que comme un mal nécessaire. Le citoyen qui se sera avili
» par le commerce de boutique sera poursuivi pour ce délit.
» S'il est convaincu, il sera condamné à un an de prison. La
» punition sera doublée à chaque récidive. Ce genre de trafic
» ne sera permis qu'aux étrangers (1).»
C'est le même préjugé qui existe à Rome.
Dès les premiers temps de la république il n'était pas permis
à un citoyen romain d'être marchand ni artisan (2). Des édits
proscripteurs du commerce sont contemporains des premières
luttes avec Carthage : « Les peuples marchands, disait le Sénat,
» doivent travailler pour nous. Notre métier est de les vaincre
» et de les rançonner. Continuons donc la guerre qui nous a
» faits leurs maîtres, plutôt que de nous adonner au commerce
» qui les a faits nos esclaves. »
Cicéron écrit à son fils que le travail est dégradant, et que
jamais un sentiment noble ne peut naître dans une boutique.
« Le commerce de détail est sordide », dit-il. Il veut bien être
moins sévère pour le gros commerce qui se fait par mer. « Il
est moins blâmable (3). » « Les commerçants d'ailleurs, ajoute-
t-il, ne peuvent faire de profits qu'à l'aide du mensonge (4).»
Sénèque dit que l'institution des arts appartient aux plus
vils esclaves (5).
Dans l'Aquitaine, comme dans la Gaule romaine, le com-
merce, comme toutes les branches du travail, était défendu
aux citoyens et abandonné aux classes les plus infîmes de la
population libre, et aux esclaves.
Les esclaves formaient une portion très considérable de
la population de l'Empire romain, tandis que le nombre des
(1) Platon. De republicâ.
(2) Denys d'Halycarnasse, ix, 23.
(3) Cicéron. De officiis. « Mercatura autem si tenuis est, sordida putanda est.»
« Non est admodùm vituperanda. »
(4) Cicéron. « Nihil enim proficiunt mercatores nisi admodùm mentiantur. »
(5) Sénèque. Epist. ad Luc, 90.
— 49 —
citoyens et celui des hommes libres allait continuellement en
diminuant. A Rome même, du temps de Cicéron, sur 450,000
citoyens inscrits sur les registres, il y en avait à peine 2,000 qui
possédaient des moyens d'existence, « qui rem haberent » ;
320,000 étaient portés comme indigents. Cette masse de
citoyens, méprisant le travail et le commerce, qui leur étaient
défendus, ne vivaient que de l'aumône et de la sportule, et aussi
du produit de leurs votes dont ils trafiquaient ouvertement. Les
élections procuraient souvent d'assez beaux bénéfices aux
membres déguenillés et affamés du peuple souverain. Cicéron
nous apprend que Verres, pour une élection à l'édilité, dis-
tribua plus de 500,000 sesterces; c'était peu, car en l'année 699
une élection consulaire coûta plus de dix millions de sesterces ;
et Appius parle d'élections qui ont coûté le double.
Le nombre des esclaves était énorme, disons-nous. Il était
formé par ceux qui étaient nés d'esclaves, et que leur naissance
plaçait dans cette classe. Les insolvables parmi les citoyens
devenaient esclaves; mais le plus gros chiffre était fourni par
la guerre. Après une conquête le vainqueur faisait vendre
des populations entières, et à ces enchères on les obtenait pour
un prix parfois très modique. Plutarque nous apprend que
dans le camp de Lucullus un esclave se vendait couramment
4 drachmes, environ 3 fr. 50 de notre monnaie. Après la
prise de Jérusalem, Titus fît vendre aux enchères la popu-
lation entière de la Judée. Jules César, après chacune de
ses victoires en Gaule, fit vendre aux enchères les peuples
vaincus, hommes, femmes et enfants, ou les distribua à ses
soldats (1).
Quel était le rôle, la fonction sociale de ces esclaves dans la
société aquitano-romaine?
« C'est la nature elle-même qui a créé l'esclavage, disait
» Aristote. Il y a dans l'espèce humaine des individus aussi
» inférieurs aux autres que le corps l'est à l'âme, que la bête
» l'est à l'homme... Ces individus sont destinés par la nature
» à l'esclavage... Existe-t-il donc, après tout, une si grande
» différence entre l'esclave et la bête ?... La nature crée des
» hommes pour la liberté, et d'autres pour l'esclavage... Il est
» utile et il est juste que l'esclave obéisse. » Et ailleurs : « La
(1) César. De bello gallico, 1. VII.
— 50 —
» science du maître se borne à savoir se servir de son esclave :
» il est le maître... parce qu'il se sert de sa chose (1). »
Le maître se servait quelquefois cruellement de cette chose ;
il s'abritait sous cet axiome de droit romain qui proclame
le jus utendi et abutendi. Les esclaves employés à la culture
et à l'industrie étaient ordinairement enchaînés la nuit et
quelquefois le jour; ils portaient au cou un collier de fer, aux
pieds un anneau de fer ; ils en avaient reçu le nom de race
enferrée, genus ferratile.
Pour la moindre faute dans leur service, pour le moindre
caprice du maître, ils étaient soumis à des châtiments cruels
et souvent mis à mort. Le doux et voluptueux Horace, affranchi,
descendant d'esclave, s'exprimant avec la prudence financière
d'un spéculateur consommé, conseille de ne pas tuer un
esclave si on peut le vendre, ou en tirer encore quelque service.
« Et quel profit ne rapporte pas quelquefois un esclave? Endurci
» à la fatigue, il fera paître nos troupeaux; il labourera nos
» champs. Marchand intrépide, il affrontera au milieu de
» l'hiver les dangers de la mer pour transporter à Rome du
» blé ou d'autres denrées (2). »
Si nous voulons étudier l'organisation du travail pendant
la période aquitano-romaine, nous distinguerons parmi les
esclaves ceux qui appartenaient aux particuliers et les esclaves
publics, c'est-à-dire appartenant au fisc et à l'État.
Le nombre des esclaves privés était énorme, et quelques
patriciens en possédaient de véritables troupeaux. Scaurus
possédait 4,000 esclaves à Rome et 4,000 dans ses maisons
de campagne. Athénée a écrit que plusieurs riches Romains
avaient chacun plus de 20,000 esclaves (3).
Ces esclaves travaillaient pour leur maître et sa famille ; ils
étaient employés à tous les besoins agricoles : cultivateurs,
(1) Aristote. Polit., c. iv.
(2) Horace, lib. I, epist. 16.
(3) A Rome même, un esclave ordinaire pour la ville se payait 2,240 sesterces,
valeur intrinsèque de nos jours, environ 450 francs; les esclaves jeunes et
vigoureux employés à l'agriculture et à l'industrie, de 6,000 à 8,000 sesterces
(1,200 à 1 ,500 francs). Il y avait des esclaves lettrés et instruits qui se payaient
très cher : des gladiateurs, des histrions de théâtre, des gens de lettres. Cicéron
parle d'un histrion estimé 100,000 sesterces, environ 20,500 francs, et Pline
d'un grammairien vendu 200,000 sesterces, 41,000 francs.
— 51 —
laboureurs, terrassiers, charretiers, vignerons, tonneliers;
ainsi qu'à ceux de la maison : boulangers, bouchers, cuisiniers,
cochers, cordonniers, tisseurs de laine et de lin, maçons,
charpentiers, forgerons. Quelquefois le maître en tirait parti
en les louant à des industriels ou à des entrepreneurs de
travaux divers, ou bien en leur imposant une industrie ou un
commerce dont les profits lui appartenaient, ou leur étaient
laissés moyennant une redevance. Ils devenaient boulangers,
taverniers, vendant le blé et le vin de leurs maîtres, ou
exerçaient les diverses professions que nécessite le mouvement
de la vie sociale, depuis celles des belles-lettres comme rhéteurs,
philosophes, écrivains, jusqu'à celles de l'industrie et du
commerce, mineurs, forgerons, orfèvres, colporteurs, patrons
de barque ou de navire, marchands en détail, marchands en
gros, banquiers.
A côté de la somme de travail et du mouvement commercial
produits par ces esclaves privés, il faut tenir compte de la
production due aux esclaves du fisc ou domaine public.
L'État exploitait directement et par ses propres ouvriers des
mines, des salines, des forêts, des manufactures diverses. Dans
la Gaule, il avait des fabriques d'armes de guerre à Mâcon,
Autun, Strasbourg, Reims, Amiens; des ateliers de monnaies
à Lyon et à Arles; des manufactures de tissus à Vienne en
Provence; des teintureries à Toulon et à Narbonne; des
administrations de roulage et de transport dont le service était
affecté non seulement aux mouvements stratégiques de l'armée
et du trésor, mais encore au roulage et aux transports des
marchandises du public.
Dans ces ateliers se rencontraient avec les esclaves des
affranchis et des hommes libres dont la condition n'était
guère plus favorisée que celle des premiers. Si le droit de vie
et de mort était absolu et sans limites sur l'esclave, l'affranchi
et l'homme libre employés par l'État étaient assujettis à la
discipline la plus sévère et la plus cruelle. Les moindres fautes
étaient punies avec une épouvantable barbarie. Les teinturiers
qui brûlaient une étoffe par une fabrication défectueuse ou qui
seulement la tachaient étaient décapités (1).
(\) Code Justinien, 1. XI, t. VII, 1. 2 : « Vel si contra hoc fecerint, gladio
feriantur. »
— 52 -
Ces malheureux étaient attachés par le fisc à la plus dure
servitude. Ils ne pouvaient abandonner l'atelier qui leur avait
été imposé par le hasard de leur naissance ; ils ne pouvaient
se marier qu'entre eux, et leurs enfants étaient fatalement
enchaînés dans les mêmes liens. Pour éviter toute évasion, ils
étaient marqués au bras avec un fer rouge (1). « Ils doivent
» être tellement asservis à leur métier, disait la loi, que, même
» épuisés par le travail, ils demeurent encore jusqu'à leur
» dernier soupir, eux et leur famille, dans la profession où ils
» sont nés (2). »
Un tableau moins sombre nous est offert quand nous étudions
les conditions dans lesquelles d'autres individus, affranchis et
hommes libres, exerçaient leurs industries et leur commerce.
Ces affranchis devaient la liberté à plusieurs causes, soit à la
générosité de leurs maîtres, soit au rachat à prix d'argent à
l'aide de petits pécules économisés, gagnés et quelquefois volés.
Le nombre de ces affranchis allait grandissant sans cesse,
tellement que Tacite déclarait que le peuple romain n'était
plus composé que d'affranchis (3).
De bonne heure la communauté des intérêts entre gens
exerçant la même industrie et le même commerce dans les
mêmes localités avait amené entre eux des sortes d'associa-
tions pour mieux assurer la défense de ces intérêts et pour
lutter contre la concurrence du travail servile, et du capital
aristocratique des possesseurs d'esclaves. Ce mouvement donna
naissance à la formation des collèges ou corporations, et fut
d'abord entièrement libre. Chaque membre de la corporation
versait une cotisation et un droit d'entrée, et leur nombre était
limité (4). Plus tard l'Etat intervint pour donner l'autorisation,
sans laquelle il ne reconnaissait pas à l'association d'existence
légale (5). Bientôt, et surtout à la fin du ne siècle, par des
considérations politiques et fiscales, il favorisa la formation de
ces corporations (6). Dans le siècle suivant, et jusqu'à la fin de
(1) Code Théodos., 1. X, t. XXII, 1. 4, an0 388.
(2) Code Théodos., Novell., 1. I, c. xm, an° 438.
(3) Vallon. Hist. de l'Esclavage. — E. Biot. Recherches sur l'aboi, de l'esclav.
en Occident. — Naudet. Mémoire sur les secours publics et sur ta police chez
les Romains.
(4-5-6) C. Justinien, 1. XI, t. XVII, 1. 2.
— 53 —
l'Empire romain, toutes ces corporations, vivant de leur propre
vie, formaient, non seulement au sein de l'État, mais même de
la cité, comme autant de petites républiques isolées, opposées
d'intérêts les unes aux autres et quelquefois même à la cité et à
l'État.
Mais ces collèges ou corporations ne tardèrent pas à changer
de caractère, et de volontaires à devenir obligatoires.
Les édits des empereurs reconnurent aux corporations leur
personnalité civile; le droit de posséder des immeubles, des
propriétés mobilières et des esclaves; celui de s'administrer
elles-mêmes par des magistrats librement élus. Mais la loi
imposa à tout chef de famille l'obligation de faire partie d'une
corporation, comme tout propriétaire d'un domaine de 25 jugera
ou journaux, était obligé de faire partie d'une curie (1).
Comme aux curiales, la loi imposa à la corporation un impôt
collectif dont chacun de ses membres était solidairement
responsable, et dont la perception était laissée aux soins de
l'association (2).
Comme aux curiales, la loi interdit aux membres des corpo-
rations de pouvoir en sortir ; d'embrasser aucune des professions
qui donnaient exemption de l'impôt, telles que l'armée. Il leur
fut même interdit de quitter leur corporation et leur cité pour
aller vivre ailleurs (3). La corporation n'était plus une asso-
ciation, mais une prison.
Si telle était devenue la situation à la fin de l'Empire romain,
au moment où les besoins de l'État avaient imposé une fiscalité
écrasante, et où chacun des contribuables, curiales ou membres
des corporations, au milieu de la misère publique cherchait à
se dégager du fardeau commun, il n'en avait pas toujours été
ainsi, et les corporations avaient eu leurs jours de prospérité
et même de richesse.
Nous n'avons pas de renseignements complets sur les cor-
porations de Bordeaux. Chacune d'elles payait à la ville des
redevances, souvent en nature. Elles étaient patronnées par
de hauts personnages auxquels elles dédiaient des autels votifs,
des tombeaux somptueux, des statues équestres ou plus sim-
(1) Gode Théodos., 1. XII, t. I, 1. 179.
(2) Code Théodos., 1. XIII, t. III, 1. 3 et 47. - Id., 1. XVI, t. II, 1. 15.
(3) Gode Justinien, 1. XII, t. XXXV.
— 54 —
plement des inscriptions coulées en bronze. M. Rabanis nous
a fourni des détails intéressants sur les dendrophores (1). Ils
exploitaient les bois qui existaient alors le' long des bords de
la Garonne et de la Dordogne. Sur les bords du Peugue, sur
remplacement actuel de la prison municipale et sur un terrain
où ils avaient probablement établi leurs entrepôts, le Peugue
communiquant alors librement avec le fleuve et recevant les
marées (2), ils avaient élevé un édifice orné de sculptures
représentant leurs occupations.
Les archéologues ont retrouvé les débris de peaux de mouton
laissés par les tanneurs et les mégissiers dont les ateliers se
trouvaient aussi sur les bords du Peugue.
D'autres corporations, que nous trouvons plus tard toutes
formées, existaient déjà comme leurs similaires dans d'autres
contrées de la Gaule. Les corporations des bateliers de la
Durance, du Rhône, de la Saône, de la Loire, de la Seine, font
présumer l'existence des naviculaires de Burdigala. Il en est
de même pour les autres corporations de métiers.
Les marchands de vin avaient été organisés en collèges par
Alexandre Sévère vers l'année 230 (3). Celui des marchands de
vin de Lyon paraît avoir tenu le premier rang dans cette
ville (4). L'épigraphie ne nous fournit aucun document relatif
à ceux de Bordeaux.
Ainsi, comme à Marseille, à Arles, à Narbonne, à Nîmes, à
Toulouse, à Lyon, à Nantes, à Paris et dans toutes les villes
commerçantes de la Gaule romaine, existaient des collèges de
marchands et d'artisans qui avaient leur administration
particulière, leurs réunions, leur caisse sociale, leurs biens
meubles et immeubles, leurs esclaves ; qui constituaient de
véritables personnes civiles vivant sous la protection de per-
sonnages puissants, soumis à l'autorisation de l'empereur et
se conformant aux règlements faits par lui.
En dehors de ces collèges, quelques citoyens se livraient
à des spéculations commerciales, soit sous le nom de leurs
affranchis ou d'un esclave, soit par des actes isolés. Déjà on
(1) Rabanis. Recherches sur les Dendrophores.
(2) Peugue, peaulgue, pelagos, mer. A son embouchure était le bassin navigère.
(3) Lampride. Alex. Sévère, 33.
(4) Boissieu. Inscriptions de Lyon, 207, 399.
— 55 —
commençait à distinguer le gros négoce (les negociatores),
qui était représenté par des marchands de vin, de blé, d'huile,
de vases d'or et d'argent, d'étoffes, d'esclaves, de gladiateurs
pour les combats du cirque, des rouliers, des navigateurs ; et le
commerce de détail en boutique, le petit commerce, qui était
exercé par ceux qu'on appelait mercatores.
Plusieurs étrangers paraissent aussi avoir exercé le com-
merce à Bordeaux, notamment des Syriens. Quelques bustes qui
existent au musée de Bordeaux, quelques inscriptions lapi-
daires, en donnent l'indication. La physionomie de ces bustes
semble rappeler le type des Grecs de Syrie; mais les inscrip-
tions sont en petit nombre, quatre seulement, dont une seule
donne le nom «euplous, heureux navigateur ». Ausone nous
parle de deux négociants grecs, Théon, qui habitait à l'embou-
chure de la Gironde et paraissait faire le commerce maritime,
et Philon, qui parcourait les routes et les rivières en amont de
Bordeaux.
Parmi les inscriptions relatives aux étrangers qu'a étudiées
M. C. Jullian, nous trouvons quatre Belges, un Breton, deux
Espagnols, puis quatorze personnages de diverses localités de
la France actuelle. Et encore y aurait-il lieu d'en contester
quelques-uns (1).
Existait-il des Juifs à Bordeaux? Malgré le silence des docu-
ments et des historiens, nous pensons qu'il devait s'en trouver
quelques-uns. Pompée, après s'être emparé de Jérusalem, avait
transporté en Italie, dans les Gaules et en Espagne, une grande
quantité de Juifs. Vespasien, Titus, Adrien, agirent de même.
Lorsque le dernier Hérocle fut exilé en Espagne, il y amena
aussi des Juifs.
Il est probable que des relations commerciales s'établirent
entre les Juifs de ces diverses contrées ; et peut-être les deux
Espagnols qui figurent dans le travail de M. Jullian étaient-ils
de race israélite (2).
Nous avons essayé de décrire les classes commerçantes de
l'Aquitaine sous les Romains, c'est-à-dire la condition des
(1) C. Jullian. Inscript, rom. de Bordeaux. Gounouilhou, 1887, t. I.
(2) Grœtz. Hist. des Juifs, t. III, 4-5. — J. Fesch. L'Église et l'État dans
l'emp. jrank, ch. vi. Vienne, in-8°, 1869.
— 56 —
travailleurs; occupons-nous maintenant du capital, cet autre
facteur de la production et du commerce.
Le capital ne s'était pas créé à Rome par le travail, ainsi
que nous avons eu l'occasion de le dire; il était le fruit de la
conquête et de la guerre, des rapines et des concussions. Les
lois comme les mœurs publiques punissaient et méprisaient le
travail : Auguste avait condamné à mort le sénateur Ovinus
pour avoir dérogé jusqu'à avoir créé une manufacture (1);
aussi fallut-il que l'État se chargeât de nourrir ces illustres
citoyens qui ne travaillaient pas, et de leur faire non seule-
ment des distributions de blé, mais aussi de parfums précieux ;
aussi fallut-il leur offrir les dispendieux spectacles du cirque.
L'ivoire, l'ambre, l'encens, tous ces objets de luxe venus de
l'Inde et de la Syrie, les mousselines, l'ébène, l'écaillé, la soie,
les plumes, les tapis de Perse, devinrent des objets de première
nécessité.
Quant au capital, il était presque tout entier dans les mains
de l'aristocratie, qui le faisait valoir, par ses affranchis, à des
usures énormes.
Ce sont les chefs de l'aristocratie qui ont reçu les produits
du pillage de Syracuse, de Tarente, de la Numidie, de l'Asie
mineure, de la Lusitanie, de l'Espagne, de la Gaule. Le char
de triomphe de Paul-Emile était suivi de deux cent cinquante
chariots pleins d'or et d'argent. La prise de Cartilage fournit
plus de cinq cents millions de notre monnaie. Les rapines des
Scipion, de Lucullus, de Verres, de Salluste, sont restées célè-
bres. Brutus, Cassius, Antoine, Caton, Sylla, le grand Pompée
lui-même, prêtent à 48 et même à 70 0/0. Cicéron, gouverneur
de Cilicie, se considère comme ayant rendu un grand service à
cette province parce qu'il a réduit l'intérêt légal à 12 0/0 et une
commission. « On tourmente l'argent de toutes manières »,
disait Salluste. «Nous dévorons les peuples jusqu'aux os >,
s'écriait Juvénal (2).
Dès les premières années de la conquête, la Gaule avait été
envahie par une foule de déclassés arrivant à la curée. Cicéron,
dans son discours pour Fonteius, nous l'affirme nettement :
« Je le dis hardiment, et je l'affirme avec certitude, la Gaule
(1) Blanqui. Hist. de l'Écon. polit., p. 79.
(2) Blanqui. Hist. de l'Écon. polit., p. 64.
— 57 —
» est remplie de négociants et pleine de citoyens romains, et
» nul Gaulois ne fait la moindre affaire sans un citoyen
» romain ; pas une pièce de monnaie ne circule en Gaule sans
» être inscrite sur les registres des citoyens romains (1). »
C'est le proconsul romain qui fixe les impôts, les corvées pour
les routes, les péages, les octrois. C'est le chevalier romain
qui les afferme ; qui prête les fonds pour les acquitter.
Au témoignage de Cicéron vient s'ajouter celui de Tacite (2).
Examinons maintenant les conditions dans lesquelles se
faisaient les opérations commerciales, les restrictions ou les
facilités que leur apportaient le système des impôts spéciaux au
commerce, la législation, les institutions telles que les banques,
les marchés, les monnaies, les moyens de communication par
terre, par la navigation fluviale et maritime.
Nous avons parlé de l'impôt foncier payé par les curiales ;
nous ne nous occupons ici que de l'impôt payé par le mar-
chand et par la marchandise.
Les commerçants payaient patente. Cette patente était payée
par la corporation imposée collectivement et solidairement
responsable envers l'Etat. Caligula avait établi cet impôt,
mais seulement sur certaines catégories (3). Alexandre Sévère
retendit à toutes les corporations (4). On l'appelait chrysargire
ou or lustral, parce que cet impôt se payait tous les lustres,
c'est-à-dire tous les cinq ans. Tout artisan et tout marchand,
dans les villes et jusque dans les plus humbles bourgades,
était soigneusement immatriculé et taxé d'après l'estimation
de son revenu (5).
La marchandise était soumise à d'autres taxes.
Quand les Romains s'étaient emparés de l'Aquitaine, ils
avaient trouvé, comme clans les autres parties de la Gaule,
sur tous les points de passage du territoire d'un petit peuple
(1) Cicéron. Pro Fonteio, éd. Panckoucke. Oraisons, t. IV, p. 386.
(2) Tacite. Annales, IV, vi.
(3) Suétone. Caligul, c. xl.
(4) Lampride. Alex. Sév., c. xxiv.
(5) Novel. Théodose et Valent., tit. XX VII. De négociai. — Code Théod.,t. VI.
— Id. XIII, t. I. De lustrali conditione.
— 58 —
gaulois à celui d'un autre, la perception d'un droit de passage
payé par le voyageur et par la marchandise. Quelques-uns de
ces droits continuèrent à subsister, soit comme simples péages,
soit comme octrois; mais la plupart, à l'entrée comme à la
sortie, furent reportés aux frontières considérablement élargies
du territoire gaulois, à l'exception peut-être de la Narbonnaise
au sud et de la Germanie au nord.
Ce réseau de douanes avait plusieurs stations. On n'en a pas
retrouvé les traces entre Bordeaux et Narbonne; mais, du côté
des Pyrénées, ces stations étaient placées à Saint-Bertrand de
Comminges et Eauze. Cet impôt douanier s'appelait le quaran-
tième des Gaules. Il était perçu par une armée d'employés
sous la direction d'un procurateur spécial, qui en opérait le
versement au trésor. Ce droit de quarantième, ou 2 1/2 pour
cent, paraît s'être appliqué seulement dans les rapports des
diverses provinces gauloises les unes avec les autres. Quant
aux relations commerciales avec les autres provinces de l'Em-
pire, elles étaient régies par ce qu'on appelait Yoctava, le
huitième (12 1/2 pour cent). Quelques-uns ont pensé que Voctava
ne s'appliquait qu'aux relations avec l'étranger, ad hostem. Ils
s'appuient sur un texte, peut-être mal compris, de Cicéron
dans son plaidoyer pour Fonteius (1). Cet impôt existait tout
au moins dès le temps d'Alexandre Sévère (2).
Les lois de douanes contenaient des prohibitions-, mais
celles-ci n'avaient point, comme les prohibitions modernes,
un but de protection pour les industriels de telle ou telle
contrée. L'Empire romain s'étendait sur le inonde industriel
et commercial presque tout entier. Les prohibitions avaient
pour but d'empêcher la sortie des marchandises qui auraient
pu être utiles à l'ennemi. C'est ainsi que l'exportation était
sévèrement défendue pour les armes, le fer, le blé, le vin, l'huile,
le sel : elle était punie des peines de la haute trahison (3).
Mais ces dispositions étaient le plus souvent éludées par la
fraude.
La marchandise avait en outre à supporter un droit sur les
(1) Cagnat. Impôts indirects chez les Romains, M à 16. — Cicéron. Pro
Fonteio, éd. Panckoucke, p. 396. — Pigeonneau. Hist. du Comm., p. 43.
(2) Code Justinien, IV.
(3) Digeste, III, iv. 2. — Code Justinien, IV, xu, 1 et 2.
— 59 —
ventes publiques qui, de 1 pour cent, s'éleva à 2, puis à 4. La
vente des esclaves supportait 4 pour cent (1).
Des droits spéciaux sur le sel, sur le vin; des péages
particuliers pour les routes, les ponts, la navigation des
rivières et de la mer, pour l'entrée et la sortie des ports ; des
droits d'octroi, venaient encore grever la marchandise de Irais
considérables.
Article 2. — Les Monnaies.
Nous n'avons pas besoin d'insister sur le rôle important de
la monnaie dans le mécanisme des relations commerciales.
Les théories des économistes modernes avaient été précédées
des enseignements des écrivains de la Grèce et de Rome, et
nous n'avons pas encore trouvé de meilleure définition de la
monnaie, considérée comme une marchandise qui intervient
dans les transactions au double titre de mesure et d'équivalent,
que celle qu'en a donnée Aristote : « On convint de donner et
> de recevoir dans les échanges une matière qui, utile par elle-
» même, fût aisément maniable dans les usages habituels de la
> vie. Ce fut du fer, par exemple, de l'argent, ou telle autre
» substance analogue, dont on détermina d'abord la dimension
» et le poids; et qu'enfin, pour se délivrer des embarras de
> perpétuels mesurages, on marqua d'une empreinte particu-
» lière, signe de sa valeur (2). »
Cette belle définition du philosophe grec se trouve complétée
par le jurisconsulte romain. Écoutons Paul, dans le Digeste :
« La vente commença par l'échange. Jadis il n'y avait pas de
» monnaie, et rien ne distinguait la marchandise du prix.
» Chacun, suivant la nécessité du temps et des choses, troquait
» ce qui lui était inutile contre ce qui pouvait lui procurer de
» l'utilité ; car on sait que le plus souvent ce que l'un possède
» en trop manque à un autre. Comme il n'arrivait pas toujours
» aisément que l'un possédât ce que son voisin désirait, et
» réciproquement, on choisit une matière dont la constation
» publique et durable permît de subvenir aux difficultés
» communes de l'échange par l'identité de l'évaluation. Cette
(1) Tacite. Annales. — Suétone. Caligul., xvi.
(2) Aristote, Politiq., liv. I, c. m, §14.
— 60 —
» matière, revêtue d'une empreinte officielle, ne porte plus le
» nom de marchandise, mais de prix (1). »
Cette marchandise, mesure commune des valeurs de toutes les
marchandises et d'elle-même, doit remplir certaines conditions
essentielles qui ont généralement fait adopter pour cet usage
les métaux, et notamment l'or, l'argent et le cuivre. Mais,
quelque ancien que soit l'emploi des métaux, nous trouvons, non
seulement à l'origine de la civilisation chez tous les peuples,
mais encore à des époques presque contemporaines, qu'un
grand nombre d'objets, à raison de circonstances particulières,
ont servi de monnaie, c'est-à-dire de mesure des choses
échangeables.
Le bétail était employé comme monnaie dans l'antiquité
grecque; Homère mentionne que le bouclier de Diomède ne
valait que neuf bœufs, tandis que celui de Glaucus en avait
coûté cent. Le nom de bœuf devint le nom d'une monnaie
métallique de la Grèce.
D'autres objets d'usage courant furent à diverses époques
employés à l'usage de la monnaie.
La morue sèche à Terre-Neuve, les peaux de castor au
Canada, les fourrures en Sibérie, les toiles de guinée en
Afrique, ont été et sont encore quelquefois employées comme
monnaie. Cet usage existait déjà à une époque bien anté-
rieure. Avant la conquête normande, chez les Saxons d'Angle-
terre, à défaut de matières d'or et d'argent, on se servait d'une
monnaie vivante, living money, monnaie légale autorisant
à payer toutes sortes de marchandises non seulement en bétail,
mais en esclaves. Cet usage cessa lorsque reparut la circulation
des espèces métalliques.
Les esclaves ont ainsi, et pendant longtemps, chez d'autres
peuples encore que les Saxons, constitué une monnaie.
Chez l'homme préhistorique de nos contrées, les coquillages
d'abord, les armes et les instruments des âges de la pierre polie,
du bronze et du fer, quelques autres objets de consommation
courante et de conservation facile, des grains de blé, peut-être,
purent remplir l'emploi de la monnaie ; mais aucun document
ne vient démontrer cette probabilité.
Les premières monnaies métalliques, représentées par un
(1) Digeste, lib. XVIII, t. I.
— 61 —
poids de métal déterminé, mais dépourvu d'inscriptions,
paraissent pour la Gaule avoir été fondues et coulées par
les Druides. On sait que les Druides n'écrivaient pas leurs
dogmes (1). C'étaient des rouelles de métal de forme grossière (2);
en argent, en bronze, en fer ou en potin (3). On en a même
trouvé en plomb (4). Soit à raison de leur emploi, soit à raison
de leur origine, ces monnaies étaient revêtues d'un caractère
religieux et sacerdotal.
Quelques-unes de ces monnaies druidiques nous ont été
conservées. Les signes qui y sont inscrits ne nous permettent
pas de reconnaître dans quel lieu précis elles ont été coulées,
à quelles peuplades elles appartenaient, ni même à quelle
époque elles ont été créées. Elles ne devaient avoir qu'une
circulation très restreinte à Bordeaux où le druidisme n'était
pas la religion locale, et qui n'avait encore avec la Bretagne et
les contrées où dominaient les Druides que des relations peu
étendues.
Les relations avec les populations ibériennes d Espagne et
du midi de la Gaule étaient plus nombreuses chez les Aquitains
qui étaient de même race et de même langue. Les monnaies
phéniciennes et ibériennes offraient la plus grande ressem-
blance, les secondes paraissant n'être qu'une copie des premières.
Les navigateurs de Tyr avaient-ils apporté aux Aquitains leurs
monnaies, ou ces peuplades frappèrent-elles des monnaies à
l'imitation de celles de Tyr ? Quelques-unes de ces pièces
nous ont été conservées. Elles paraissent remonter au me siècle
avant Jésus-Christ (5). Elles présentent les attributs et l'image
du soleil, divinité phénicienne adoptée parles Ibères. La racine
Baal ou Bel du nom tyrien du soleil, a donné aux Ibères
d'Aquitaine les noms de Bel, Belenus, Abelio, Belisama (6).
Elle se retrouve dans les noms grecs du soleil, Abelios ou
Abellion (7), Apollon (8).
Aux relations phéniciennes succéda l'influence grecque venant
de la Grèce asiatique. Nous avons dit ailleurs que le midi de
(1) César. De bello gallico, 1. VI, c. xxiv.
(2-3-4) Rev. numismatique, XV, 299.
(5) Rev. numism. Huscher, XV, 165.
(6) V. Reinecius.
(7-8) Chaudruc de Crazannes. Rev. numism., XV. 359.
— 62 —
la Gaule était devenu comme une colonie dorienne. Massilia,
fondée par les Phocéens, correspondait avec une ceinture de
villes commerçantes, colonies grecques établies sur le littoral
de l'Italie, de la Gaule et de l'Espagne.
Marseille apportait dans la circulation sa monnaie parti-
culière et celles de la Grèce. Sa monnaie, primitivement
marquée d'un marsouin pour rappeler le nom de Phocée
(phoque), avait cours de la Méditerranée à l'Océan. Plus tard,
les Massaliotes et les colonies grecques introduisirent en Gaule
et en Aquitaine la monnaie macédonienne. Elle avait été créée
par le roi Philippe après la découverte des mines d'or de la
Thessalie. Cette monnaie d'or, magnifique de style, et de métal
pur, fut adoptée par tout le monde commercial de l'antiquité
pour les paiements importants.
Cette introduction des monnaies de Macédoine dans nos
contrées a été faussement attribuée aux Gaulois eux-mêmes
dont les bandes, sous .la conduite de Brennus, avaient pillé le
temple de Delphes. Ces bandes furent complètement détruites
peu de temps après leur victoire, et nul de leurs guerriers ne
put regagner, chargé d'or, les lieux de sa naissance.
Ce beau spécimen de monnaie portait aussi le nom de
darique. Il a joui pendant plus de dix siècles de la plus
grande faveur dans le monde commercial de l'antiquité, aussi
bien dans l'Aquitaine que chez les Romains et les Grecs. Les
épîtres d'Ausone nous le montrent en usage de son temps (1).
Le poète bordelais avait prêté quatorze philippes d'or à
Théon, le négociant du Médoc; il fut chargé par l'empereur
Valentinien de remettre six philippes d'or au grammairien
Ursulius, de Trêves.
Si la persistance de l'usage de la monnaie d'or des philippes
est un fait constant, cela ne doit s'entendre que de celle
qui avait conservé son poids et son titre. Mais presque dès son
apparition la monnaie grecque fut imitée et falsifiée; elle perdit
à la fois l'élégance de son type, le poids et la pureté du métal.
Les premières imitations faites par les ateliers gaulois furent
(I) Ausone, epist. v : Bis septem rulilos regale numisma philippos.
Ergo, aut praedictos jam nunc rescribe darios.
Ausone, ep. xvm : Interceptos regale numisma philippos
Accipe tôt munero.
— 63 —
pratiquées à Marseille, d'où elles se répandirent dans le midi
de la Gaule et en Espagne. Elles paraissent remonter au
milieu du ive siècle avant Jésus-Christ. L'or est encore de bon
titre et de bon poids; l'empreinte est d'un style assez pur. La
tête d'Apollon rappelle l'art grec. Le revers offre davantage le
caractère gaulois. Il représente tantôt le char ou bige conduit
par une Victoire, tantôt un cheval à tête humaine, guidé par un
être presque invisible. Souvent, sur le cheval est placée la
figure d'un oiseau, aigle ou vautour; quelquefois aux pieds du
cheval se trouve un ennemi renversé, une roue, des débris de
char.
Les caractères de cette falsification gauloise devinrent de
plus en plus grossiers. Le type grec s'altéra au point de
devenir méconnaissable; la tête laurée d'Apollon subit par le
peu d'habileté du monétaire des dégradations successives telles
qu'il devint difficile et quelquefois presque impossible de bien
la reconnaître. La roue et le nom de Philippe furent remplacés
par le nom gaulois du soleil, Belenus ou Abellio, ou par celui
de quelqu'un de ces nombreux petits peuples celtes ou aqui-
tains. Bientôt le bige ne fut plus attelé que d'un cheval, le char
se réduisit à une seule roue; enfin char, roue et conducteur
disparurent pour ne plus laisser que le cheval.
Ces défigurations, d'après Lelewel, étaient soumises à
certaines règles mystiques dont il n'était pas permis au moné-
taire de s'écarter.
Quant au métal, la quantité d'or allait en diminuant, et
l'alliage avec l'argent formait sous le nom d'électrum un
alliage qui peu à peu se trouva remplacé par du cuivre.
Nous pouvons indiquer quelques types de ces monnaies
d'imitation.
Une pièce a été trouvée en Saintonge, près de Pons. Elle
porte sur la face la tête laurée d'Apollon; au revers, un per-
sonnage dans un bige tenant les rênes; au-dessous un trident
et la légende : Philippos. Elle a été décrite par le baron
Chaudruc de Crazannes (1).
M. le marquis de Lagoye a décrit quatre pièces qu'il attribue
aux Belindi (Belin), près Bordeaux. Le nom de ces Aquitains
fait supposer qu'ils étaient placés sous le patronage de Bel ou
(i) Chaudruc de Crazannes. Rev. numistn.
— 64 —
Belinos, l'Apollon des Ibères. Elles offrent la tête d'Apollon
taiix cheveux bouclés, avec le nom de Belinos, et au revers un
cheval en liberté à côté d'une colonne de temple (1).
Une monnaie attribuée aux Élusates, habitants d'Eauze,
présente une dégradation marquée du type précédent. C'est
grossièrement que sont indiqués les principaux linéaments de
la tête et de la chevelure d'Apollon; le cheval du revers est
sans forme. La décadence de l'art est très accentuée.
Il en est de même pour une pièce des Auscii, habitants
d'Auch, reproduisant le type de Marseille.
Diverses monnaies attribuées aux Volsques Tectosages, aux
Petrocorii, aux Santones, même aux Bituriges Vivisques, ont
été trouvées dans diverses localités du département de la
Gironde, à Bordeaux, à Blaye, à Saint-Sauveur, à Vertheuil, à
Soulac. Mais ces attributions sont contestées. M. Camille Jullian,
notamment, repousse celle faite aux Belindi de Belin, et celle
faite aux Bituriges Vivisques, la première par M. de Lagoye,
la seconde par MM. Robert et de Taillebois. Il croit qu'aux
temps de l'indépendance gauloise, les Bituriges Vivisques se
bornaient à se servir des monnaies des peuples voisins, et
n'avaient pas plus de monnaie particulière qu'ils n'avaient de
nom qui leur fût propre (2).
Quand les monnaies romaines furent introduites dans les
Gaules, les monétaires gaulois s'empressèrent de les imiter et
de les falsifier. Il y eut alors trois sortes de monnaies en circu-
lation, en ajoutant à celles de la Grèce et de Rome la monnaie
nationale.
Malgré notre désir d'éviter les détails, nous allons indiquer
quelques symboles inscrits sur ces divers types. Nous avons
déjà parlé de la figure d'Apollon et du char; du phoque qui
caractérisait la monnaie de Marseille. Ajoutons la chouette
des Grecs d'Athènes; le bœuf, la tortue de certaines villes
grecques. Les Romains avaient l'aigle et la roue.
Les Aquitains, les Ibères et les Gaulois avaient le cheval et le
porc, symbole de la vie sauvage et forestière, et aussi de ce
grand commerce de salaisons qui se faisait dans leurs contrées
et dont Strabon, Pline, Varron, Athénée, nous ont signalé
(1) Marquis de Lagoye. Rev. numism., t. VII, p. 12.
(2) Camille Jullian. Inscript, rom. de Bordeaux, t. II, p. 69.
— 65 —
l'importance. D'autres symboles secondaires tels que la, roue
et le cercle, dégradations du char grec ; le triangle, forme
abrégée du trépied de Delphes, étaient usités.
Le plus remarquable pour les Bordelais de ces symboles qui
se trouvent marqués sur les monnaies attribuées aux Ibères et
aux Celtibères, c'est le croissant lunaire qui pourrait bien être
l'emblème en même temps général à la race, et distinctif de la
ville même de Bordeaux dès son origine (1). On sait que les
Tyriens associaient au culte de Bel ou Abellio, le soleil, celui
de sa soeur Belisama, la lune. Les Aquitains, comme les Ibères
d'Espagne, adoraient la lune décroissante, et leurs principales
fêtes avaient lieu au moment de la pleine lune. Le croissant,
symbole religieux de Belisama, n'était-il pas aussi l'image du
fleuve qui se recourbe en arc devant la cité ; et Bordeaux, qui
porte encore dans ses armoiries le triple croissant, n'a-t-il pas
de temps immémorial porté le nom de Port de la Lune ?
On trouve aussi dans ces monnaies ibériennes, sinon aqui-
taniques, la représentation d'une sorte de fleur mystique que
les auteurs spéciaux s'accordent à regarder comme le lotus
antique apporté de l'Inde (2), personnifiant la puissance créa-
trice par excellence (3), et dans laquelle on a vu l'origine de la
fleur de lys (4). Cette fleur, lotus, nymphéa ou nénufar, est
dans les Indes l'objet d'une vénération séculaire et toujours
vivante. Elle est consacrée au Dieu de la lumière, parce qu'elle
reste la nuit plongée au-dessous de la surface des eaux
dormantes, et qu'elle n'apparaît au-dessus qu'au moment où le
soleil se lève. C'était la fleur de lotus que les Indiens révoltés
en 1857 contre les Anglais se transmettaient mystérieusement
de main en main comme le signal de la liberté renaissante.
Avant l'arrivée de César dans l'intérieur de la Gaule, et de
ses lieutenants en Aquitaine, les relations commerciales de
cette province avec la Narbonnaise et Marseille, comme avec
l'Espagne, avaient déjà fait connaître et employer les monnaies
romaines ; mais, pour les monnaies d'or, le type grec continuait
(1) Baron Chaudruc de Crazannes. Rev. num., IV, 467.
(2) De la Saussaie. Rev. num., année 1836, p. 305.
(3) Huscher. Rev. num., XV.
(4) Rev. Rev. num., 1, 19.
— 66 —
à être préféré lorsqu'il était de bon aloi, et malgré les imita-
tions de plus en plus grossières qui en étaient faites. L'unique
monnaie d'or des Romains, Yaureus, qui avait une valeur à
peu près équivalente à notre monnaie d'or de 20 francs, était
également d'un grand usage. Quant à la monnaie d'argent, elle
était habituellement frappée pour l'usage local et restreint par
les diverses peuplades de la Gaule et de la Novempopulanie,
qui lui donnaient l'empreinte de leurs signes nationaux et la
marquaient du nom de leur cité.
Le rapport de l'or à l'argent donnait à ce dernier une valeur
plus élevée parce qu'il était plus rare et plus demandé pour les
petites transactions journalières. Ce rapport varia de 9 à 12,
l'or étant pris pour unité.
Le type lui-même des espèces fut changé après la conquête
romaine, et lors du remplacement de la monnaie grecque et
gauloise par la monnaie romaine. La frappe gauloise
disparut vers la fin du premier siècle et, sauf l'emploi des
philippes d'or de Macédoine qui durait encore au ve siècle, les
ateliers romains d'Arles et de Lyon approvisionnèrent
l'Aquitaine; les dénominations grecques et les drachmes
cédèrent la place aux quinaires et aux noms latins. A peu près
à la même époque, les ateliers romains en Gaule ne portèrent
plus sur leurs monnaies le nom de la ville où elles étaient
frappées. Ils adoptèrent un type uniforme imposé par l'État, et
portèrent habituellement le nom des empereurs, et quelquefois
celui des membres de leur famille.
L'altération des monnaies, surtout celle des pièces
d'argent, devint tellement grave qu'elle occasionna la cherté,
au moins apparente, du prix des subsistances, par la différence
réelle entre le prix nominal et la valeur de la monnaie.
Ces monnaies, qui portaient déjà 20 pour cent d'alliage aux
temps de Néron et de Trajan, ne furent plus reçues dans les
caisses publiques à partir d'Héliogabale.
Les monnaies romaines en usage en Aquitaine étaient, comme
les nôtres, en cuivre, en argent et en or.
La monnaie de cuivre était : Vas, le demi-as et le quart d'as.
La monnaie d'argent : le denier, valant d'abord 10 as; le
demi-denier, denarius, valant 5 as ; le quart de denier ou
seœtertius, 2 as 1/2.
La monnaie d'or : Yaureus.
— 67 -
La valeur intrinsèque de ces monnaies, leurs rapports entre
elles et avec les nôtres, ont été l'objet de nombreux travaux.
Nous indiquons les principaux (1).
Ces monnaies correspondaient à peu près à celles usitées en
France avant l'adoption du système métrique : le sou, le
double liard, le liard; la pièce de dix sous, le louis.
Leur valeur métallique, comparée à notre monnaie actuelle,
et en les supposant régulières de poids et de titre, peut
se résumer ainsi : l'as avait le même poids que pèsent
4 centimes 3/8 de centime; le sesterce, le même poids que
17 cent. 50; le quinaire, 35 centimes; le denier, 70 centimes;
l'aureus, de 17 à 18 francs.
Peu à peu les altérations des monnaies devinrent si consi-
dérables, la proportion d'alliage pour les métaux précieux
devint si énorme, que ces falsifications grossières ne rap-
pelèrent que nominalement le titre et le poids primitifs, et
n'offrirent plus qu'une sorte de placage ou de revêtement de
plus en plus mince d'or ou d'argent. Par suite, la valeur
nominale des marchandises augmenta dans des proportions
effrayantes. Le témoignage nous en a été conservé par un
Édit de Dioclétien, en date de l'année 303, retrouvé sur une
table de pierre à Stratonice dans l'Asie mineure, et ayant pour
objet de fixer législativement le prix des vivres et des salaires
en Italie et à Rome (2).
Le savant statisticien Moreau de Jones a dressé d'après cet
édit un tableau qui indique le maximum des prix fixés par
l'édit en monnaie romaine; le même terme en monnaie fran-
çaise, d'après la valeur intrinsèque du denier romain; la valeur
représentative du prix maximum, d'après la dépréciation des
monnaies; enfin le prix moyen en monnaie actuelle de ces
objets en temps ordinaire (3).
Les prix qui résultent de ce travail ne doivent pas cependant,
selon nous, être considérés comme exactement vrais, même
(1)Chéruel. Antiquit. grecques et'rom. — Letronne. Considér. gêner, sur
l'évaluation des monn. grecques et rom. — Levasseur. De la valeur des monn.
rom. — Ch. Lenormant. La monnaie dans l'antiq. — Mommsen. Hist. de la
monn. rom. — Moreau de Jones. Bconom. domest. des Romains. — Pigeonneau.
Hist. du Comm. de la France, I, 48 et ss.
(2) Waddington. Edit de Dioclétien.
(3) Moreau de Jones. Journal des Économ., t. III, p. 42.
— 68 —
pour l'époque spéciale dont il s'agit ; il suffît de se rappeler les
variations de valeur des assignats comparés à la monnaie d'or,
pour comprendre les incertitudes de pareilles évaluations.
Ajoutons, d'ailleurs, que l'édit de Dioclétien, comme tous
les actes de l'autorité ayant la prétention de fixer le prix des
marchandises, ne reçut pas d'exécution. Il fallut en revenir au
seul remède efficace, à la bonne monnaie. Constantin ordonna
les réformes nécessaires. La livre pesant d'or fut divisée en
soixante-douze sous d'or; chaque sou en deux moitiés ou semis
et en trois tiers ou triens, ou en douze deniers.
Le poids de la livre romaine était emprunté, comme chez les
Grecs, au poids d'un objet naturel, le grain de blé. Elle pesait
6,144 grains, ce qui donnait 85 grains 1/3 pour le sou d'or
romain.
Ce système monétaire fut adopté, sauf quelques légères
modifications, jusqu'à Charlemagne.
Pas plus que pendant la période gauloise, nous ne trouvons
à Bordeaux, pendant la période romaine, l'indication de
l'existence d'un atelier monétaire. Il ne paraît même pas que
sous les empereurs de race gauloise, même sous Tétricus, dont
on a trouvé dans la Gironde de très nombreuses monnaies, il
ait été frappé à Bordeaux des pièces d'or, d'argent ou de cuivre.
Pour avoir une idée juste des conditions économiques de la
vie à Bordeaux pendant l'époque ibéro-romaine, du second au
cinquième siècle de notre ère, il serait intéressant pour nous,
non seulement de connaître les denrées fournies par l'agri-
culture, l'industrie et le commerce, à la consommation locale
ou étrangère; mais aussi quel était le prix usuel ou moyen des
objets nécessaires à la vie, chez ces populations. Nous voudrions
savoir entre quelles limites de prix minimum et maximum
se comptait le travail agricole ou industriel, le transport,
l'action du commerce. Il ne nous suffit pas de connaître le
poids exact en notre monnaie actuelle d'une monnaie d'une
autre époque. Cela ne nous donnerait, comme le proclament
tous les économistes, qu'une idée très fausse de la valeur d'une
somme d'argent d'autrefois.
Ce qu'il nous importe de connaître, c'est le pouvoir de
l'argent à deux époques différentes, c'est-à-dire la quantité
d'objets de même nature, parmi les plus indispensables à la
— 09 —
vie, qu'un égal poids du même métal précieux eût donnée aux
deux époques que nous comparons.
Malheureusement notre désir de savoir se trouve souvent
déçu par l'absence à peu près complète de documents contem-
porains. Les historiens ne s'occupent pour la plupart que des
fastes militaires et restent indifférents et muets lorsqu'il s'agit
de la vie domestique.
Nous ne pouvons chercher des arguments dans des lois
d'exception comme celle édictée par Dioclétien; et ce n'est
d'ailleurs que par une appréciation complètement arbitraire
que nous pourrions appliquer à l'Aquitaine des prix de
maximum établis surtout pour Byzance et pour l'Italie. A
l'exception des objets de grand luxe que Bordeaux pouvait
recevoir, et de quelques marchandises des fabriques d'Italie et
des provinces gallo-romaines, la difficulté et le haut prix des
transports ne permettaient pas aux marchandises d'encombre-
ment de voyager au loin. La province s'approvisionnait elle-
même en blés, en vins, en laines, en lin, en chanvre, et le
principal mouvement du commerce était restreint au bassin de
la Garonne. Ce mouvement, sujet à des fluctuations diverses,
ne devait pas cependant avoir des conséquences économiques
occasionnant des crises financières considérables.
Aussi pouvons-nous adopter l'opinion de plusieurs écrivains
et dire que nous possédons sur les prix des données assez
nombreuses et assez sûres pour avoir la conviction que les
prix moyens des objets de consommation, comparés à ceux de
nos jours, n'offraient pas des écarts importants.
Article 3. — Institutions auxiliaires du commerce.
Si nous étudions de près le mouvement de l'argent et le
mécanisme commercial à Bordeaux et dans le midi de la Gaule
romaine, particulièrement du m0 au ve siècle, nous avons à
constater un remarquable degré de perfectionnement.
Les commerçants de Burdigala, en rapport avec les places
de commerce d'Arles, de Narbonne, de Marseille, de Lyon,
avec Rome elle-même, employaient les services de banquiers
et de changeurs {argentarii, nummularii). Il est quelquefois
difficile de distinguer si tel personnage était plutôt banquier
— 70 —
que changeur ou même orfèvre, parce que ces trois fonctions
étaient souvent exercées par le même individu . Les banquiers
avaient en outre une sorte de caractère légal, en ce sens que
leurs livres, en cas de contestation, faisaient foi en justice.
Ils recevaient des fonds en dépôt et pratiquaient le compte
d'intérêts, le billet à ordre, le paiement au moyen de chèques
et de virements, la négociation des valeurs et contrats divers,
le prêt à la grosse. On a pensé qu'ils n'étaient pas étrangers
aux notions de l'assurance maritime, qui ne diffère du contrat
à la grosse qu'en ceci, que dans ce dernier le prêteur fournit
avant le voyage de mer un capital remboursable seulement en
cas d'heureuse arrivée, tandis que dans l'assurance, l'assureur
ne fournit qu'une promesse de payer en cas d'avarie. Le prêt
à la grosse est d'ailleurs très ancien. Il était déjà fort usité à
Athènes et dans les villes maritimes de la Grèce. On en trouve
un exemple dans le plaidoyer de Démosthènes contre Lamitus.
11 était aussi très usité chez les Romains qui appelaient le
capital prêté pecunia trajecticia, et le bénéfice nauticum
fœnus. C'est ce bénéfice, qui s'élevait parfois à 70 0/0, que
l'austère Caton recherchait dans ses placements de capitaux.
Les anciens n'étaient pas étrangers à ce que nous pourrions
appeler la forme élémentaire de la lettre de change. Le
trapézite ou banquier d'Isocrate nous fournit un exemple d'une
opération commerciale comprenant tous les éléments de notre
lettre de change (1).
Les lois commerciales et maritimes avaient une origine déjà
fort ancienne. C'étaient celles de Tyr, successivement adoptées
par les Rhodiens, les Carthaginois, les Grecs et les Romains.
Ces lois, qui étaient connues sous le nom de lois des Rhodiens,
et qui ont joui d'une grande célébrité, ont passé en grande
partie dans la législation romaine. Elles n'ont été, il est vrai,
officiellement codifiées que dans les Pandectes de Justinien,
(1) Voyez. Pardessus. Us et coutumes de la mer. — Pair. Recherch.
philosoph. sur les Grecs, t. II, p. 101. — Gourcelles-Seneuil. Dictionnaire de
l'Économ. politiq., tit. II, p. 40, 2°, Lettre de ch. — Dupont de Nemours. De
la Banque de France, p. 9. — G. F. Schœman. Antiq. jur. publ. grecor.,
p. 353. — De Kontourga. Acad. des Scienc. moral, et polit., 25 septembre 1859.
— Egger. Soc. des Antiq., 13 juin 1860. Mém. d'hist. ancienne et de philos.
Paris 1863, p. 130. — A. Bernadaki. Journ. des Économ. « La lettre de change
dans l'antiq. » 4e série, t. IX, p. 365.
— 7i -
publiées le 16 décembre 533, mais les Pandectes n'étaient que la
constatation d'une législation pratiquée depuis plusieurs siècles.
Le droit international n'existait pas. Rome seule commandait
à toutes les populations commerçantes. Quant aux Barbares,
les uns entraient peu à peu dans l'orbe du monde romain, et
devenaient des auxiliaires; les autres restaient encore étran-
gers, ennemis, hostes; mais l'étranger n'avait pas de droits et
contre lui la revendication était éternelle.
Dans les conditions que nous venons d'indiquer, il est difficile
de distinguer le commerce intérieur du commerce extérieur,
comme nous le faisons de nos jours. Nous pouvons cependant
considérer comme commerce intérieur celui qui s'exerçait
dans la zone douanière dans laquelle Bordeaux était compris.
Cette zone, formant l'union douanière des Gaules, comprenait
les provinces d'Aquitaine, de Lyonnaise et de Belgique : pro-
bablement aussi la Narbonnaise, quoique cette province eût
une administration séparée de celle des Gaules.
Pour les facilités de ce commerce il existait des voies de
communication nombreuses par les routes de terre et par les
rivières.
Bordeaux était relié à Lyon, la capitale administrative des
Gaules, le siège d'un atelier des monnaies et d'un commerce
important, par une route bien entretenue passant par Vayres,
Coutras et Périgueux. La Table théodosienne nous donne sur
cette route des indications qui ont suscité diverses controverses.
Sur la Narbonnaise, Marseille et l'Italie, se dirigeait une
route passant par Agen et Toulouse, par Narbonne et par
Marseille, et mettant ainsi l'Océan en rapport avec la Méditer-
ranée. Cette route, mentionnée dans l'Itinéraire d'Antonin, se
continuait vers l'Italie.
Une autre route, décrite 'dans l'Itinéraire de Bordeaux à
Jérusalem, se rendait de Bordeaux à Toulouse par Bazas.
Les communications avec l'Espagne étaient desservies par
une route qui traversait les Landes, et passait à Dax, et que
nous trouvons mentionnée dans l'Itinéraire d'Antonin.
Cet itinéraire nous fait encore connaître la route de Bordeaux
vers Nantes et le littoral de l'Océan, passant par Blaye,
Saintes et Royan. Elle se trouve aussi marquée dans la Table
théodosienne, mais avec des différences sensibles.
— 72 —
D'autres voies, moins importantes, ne sont pas mentionnées
dans les itinéraires, notamment le camin roumain, qui passait
par Belin; un embranchement du chemin de Bordeaux à Dax,
qui commençait à Boïes, et suivait les étangs des Landes
jusqu'à Bayonne; enfin une voie, connue encore sous le nom
de Lebade, et qui conduisait de Bordeaux à la pointe du
Médoc (1).
Les routes construites par les Romains, sur le territoire qui
leur était soumis, l'avaient été dans un double but, stratégique
et fiscal. Si des relais de poste existaient, l'usage n'en était pas
permis aux particuliers. Toutefois, ceux-ci pouvaient s'en
servir pour leurs transports de marchandises, et il est même
probable que de véritables services de roulage y avaient été
établis. Mais nous en sommes réduits aux conjectures sur
l'utilité commerciale des voies romaines de terre (2).
La navigation fluviale reliait Bordeaux avec tout le bassin
de la Garonne, navigable jusqu'à Toulouse. Ausone nous
parle de son ancien intendant Philon, Grec d'origine, et nous
le montre trafiquant sur le Tarn et sur la Garonne.
La navigation maritime n'existait guère; du moins le port
de Bordeaux ne paraît pas avoir possédé des navires et des
marins faisant les traversées sur l'Océan vers Bayonne au sud,
ou vers le littoral du nord. Ses barques ne dépassèrent pas de
longtemps l'embouchure de la Gironde; et tout nous fait pré-
sumer que c'étaient les navires de Bretagne et de Vannes,
comme ceux de Bayonne, qui faisaient le transport des mar-
chandises pour l'Espagne d'un côté, et les ports du nord de la
Gaule et ceux de la Grande-Bretagne de l'autre.
Le port de Bordeaux offrait le bassin intérieur dont parle
Ausone. Mais ce bassin n'était pas écluse, et les navires s'éle-
vaient et s'abaissaient suivant les variations des marées. Le
fleuve avait devant la ville une largeur beaucoup plus consi-
dérable qu'aujourd'hui, et sa profondeur devait être moindre;
mais elle était suffisante pour la petite capacité des navires
dont on faisait alors usage.
(1) Itinéraire d'Antonin. — Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem. — Table
théodosiemie. — Jouanet. Statistique de la Gironde. — D'Anville. Géographie
ancienne. — Desjardins. Géographie de la Gaule rom. — Table de Peutinger.
— De Fortia. Recueil des itinéraires anciens.
(2) Pigeonneau, p. 37.
— 73 —
Article 4. — Commerce du bassin de la Garonne.
Bordeaux exportait les produits de son territoire : le suif, les
peaux, le miel, la résine, le sel, le blé, le vin, auquel nous con-
sacrerons un article spécial. Dioscoride, Ausone, les énoncent.
« Fais-tu le commerce? » écrivait Ausone à son ami Théon qui
habitait l'extrémité du Médoc, au bout du monde, près des
lieux où s'arrête l'Océan, où le soleil se couche. « A l'affût des
» bons marchés, achètes-tu pour les revendre ensuite avec un
» bénéfice considérable de blanches mottes de suif, de gros
» pains de cire, la poix de Narycie, les feuilles de papyrus, et
» ces torches fumeuses et pesantes qui servent aux paysans
» pour leur éclairage ? »
Et à l'autre extrémité de la contrée, dans le sud, il nous
peint aussi son intendant Philon, se livrant à un commerce
actif : « Il brocante sur tous les lieux de marchés. Il fait des
» échanges avec la bonne foi habituelle des Grecs. Il troque du
» vieux sel contre du froment. C'est un marchand consommé.
» Il parcourt les fermes, les villes, les campagnes, et négocie
» sur la terre et sur l'eau. Des bateaux de toutes formes le
» promènent sur le Tarn et sur la Garonne. »
L'industrie locale offrait aussi quelques produits; il existait
un grand nombre de petites fabriques d'étoffes de laine, de
feutres, de tanneries, de poteries communes, de produits
résineux.
Bordeaux servait aussi d'entrepôt aux marchandises des
contrées voisines : les fers des Petrocorii, des habitants des
Landes; les métaux et les toiles des Cadurci; l'or des Pyrénées,
ainsi que l'argent et le plomb; l'étain de la Grande-Bretagne;
les jambons et les viandes salées des Cantabres; les laines et
les manteaux ou cueillies de la Saintonge ; les marchandises de
Lyon, de Narbonne, de Marseille, d'Arles, d'Italie, d'Espagne.
Nous ne notons toutefois que des traces de commerce avec
l'Espagne et les Iles Britanniques.
Nous avons essayé de reproduire à grands traits le tableau
que nous offre Bordeaux sous la domination romaine.
Dans cette cité, ornée de splendides édifices, au milieu d'une
campagne fertile par l'abondance de quelques-uns de ses
produits ou par le haut prix de quelques autres, nous avons
— 74 —
rencontré une population patricienne riche et élégante, aimant
les jouissances de la littérature et des arts; une organisation
municipale à peu près indépendante de l'État, élisant elle-même
ses magistrats; une culture et une industrie fournissant des
marchandises à l'échange, un transit d'une certaine importance,
un mouvement commercial déjà bien dessiné et vivant dans le
bassin de la Garonne, dans l'intérieur des Gaules, et reliant
la Méditerranée à l'Océan.
Faisant ombre aux charmes de ce riant tableau, nous aper-
cevons le commerce méprisé et honni ; le colon asservi cà la
terre, l'industriel à sa corporation, le marchand à sa boutique,
comme le curiale à l'impôt; le travailleur libre, lui-même
misérable et enchaîné ; et bien au-dessous encore l'esclave, qui
n'a pas même de nom, dont la loi ne reconnaît même pas le
droit à l'existence : non tant vilis quàm nullus.
Toutes ces classes de travailleurs agricoles, industriels,
commerçants, sont exploités sous toutes les formes par
l'affranchi ou par le chevalier romain, qui les écrase sous des
usures énormes ; et nous voyons engloutir dans les dépenses
excessives faites par le patron, le patricien, pour les jeux
publics, les luttes électorales, le luxe des parfums, des vête-
ments, des palais et des jardins, les bénéfices qu'ont rapportés
l'usure, les concussions, les extorsions, la mise au pillage des
nations.
Ces richesses des patriciens bordelais ne vont pas tarder à
être anéanties ; les Barbares approchent, ils vont s'emparer de
la Gaule et de tout l'Empire; ils dévasteront les villes et les
campagnes; et il ne restera guère plus dans les champs désolés
que quelques rejetons de ce modeste arbuste, que quelques pieds
de cette vigne chantée par Ausone; mais ces rejetons sont
destinés à faire revivre la prospérité de Bordeaux.
Article 5. — La vigne et le vin en Aquitaine
à l'époque romaine.
La vigne était cultivée en Aquitaine, pendant la période de
temps où cette contrée fut soumise à la domination romaine.
Le vin de Bordeaux avait déjà conquis une illustration qu'il a
conservée depuis cette époque. Au point de vue commercial,
c'est le vin qui a fourni à l'antique Burdigala, comme plus tard
à Bordeaux sous la domination anglaise, sous celle des rois de
France, et encore de nos jours, le principal article d'échanges,
et qui, depuis des siècles, a été la base fondamentale de son
commerce et de sa richesse.
Nous regrettons de ne pouvoir raconter ici l'histoire de la
vigne et du vin de Bordeaux avec les développements qu'elle
mérite ; mais nous estimons cependant que cet article de com-
merce a une importance si considérable pour Bordeaux qu'on
nous pardonnera si nous nous laissons aller au désir de donner
quelques détails qui, s'ils ne sont pas strictement indispensables,
ont cependant leur incontestable utilité.
On a en effet si souvent écrit et répété des légendes erronées
à propos de la vigne et du vin, on fait preuve encore de nos
jours, même dans des écrits spéciaux, et surtout dans les jour-
naux, dans les discussions des Chambres, dans les lois elles-
mêmes, d'une telle ignorance sur ces sujets, qu'il ne nous paraît
pas inutile d'indiquer la fausseté de ces légendes, et d'essayer
d'arrêter leur propagation. « Il y a des choses que tout le
» monde dit parce qu'elles ont été dites une fois », écrit Mon-
tesquieu . L'erreur, souvent répétée, finit par être acceptée pour
vérité : «pro veritate habetur »; l'erreur de tout le monde passe
pour vérité : « error communis facit jus », disent encore les
jurisconsultes.
De nombreux historiens, et même des naturalistes, ont écrit
que la vigne était originaire des plateaux de l'Asie, où l'on a
aussi placé le berceau du monde ; qu'elle se serait propagée
chez les peuples voisins, et aurait ainsi, par étapes successives,
été portée dans l'Inde, la Perse, l'Assyrie, l'Egypte, et plus tard
dans les régions européennes de la Grèce et de l'Italie.
Elle aurait été introduite dans nos contrées par les Phéni-
ciens, par les colonies grecques et par les Romains.
— 76 --
Il faut distinguer la vigne et le vin ; l'arbuste lui-même, et
l'art de le cultiver et de tirer parti de ses fruits. Il est possible
qu'à l'état de barbarie, les hommes se soient contentés de
manger les raisins qui mûrissaient à leur portée, et que plus
tard ils aient appris de nations plus avancées dans la civili-
sation à cultiver, à tailler cette vigne, à choisir ses meilleures
variétés, et à faire le vin.
Mais l'arbuste lui-même existait dans nos contrées bien
avant l'apparition de l'homme sur la terre, et nous pouvons
répéter, avec M. Romuald de Gernon : « La vigne est fille de
» France. »
Des découvertes géologiques récentes ont démontré que la
vigne existait en Champagne dès le commencement de l'époque
tertiaire, qui a eu une durée extrêmement longue, et qu'elle est
contemporaine de la faune primordiale des mammifères de cette
contrée.
Une délicate empreinte de feuille de vigne, en état parfait de
conservation, et dessinant les graciles nervures du limbe et
des denticules du pourtour, a été découverte dans les calcaires
de Cézanne (1), renommés pour les admirables empreintes qu'ils
nous ont conservées de feuilles, de fruits, et même de fleurs et
d'insectes. Malgré l'antiquité prodigieuse de la feuille de vigne
si étonnamment moulée dans le calcaire, M. Lemoine, M. Bal-
biani et d'autres ont pu comparer cette délicate et fragile
empreinte aux feuilles de nos vignes actuelles. Ils ont constaté
des caractères identiques et diverses analogies avec des types
de vignes européennes et américaines. On a même cru y
reconnaître certaines saillies arrondies et mamelonnées dont
la forme extérieure a paru offrir quelque vague ressemblance
avec les galles phylloxériques de quelques types américains.
Si le terrain paléocène de Cézanne nous a conservé une feuille
de vigne entière, dentelée sur les bords, condiforrne à la base, '
avec tendance à devenir lobée, sans l'être encore complètement,
offrant l'apparence des vignes sauvages d'Amérique, notam-
ment du Rotondifolia, les terrains moins anciens des montagnes
de l'Ardèche et des cinérites du Cantal nous fournissent des
feuilles fossiles qui rappellent les formes des vignes du sud de
l'Asie et du Japon.
(1) Chef-lieu de canton, arr. d'Épernay (Marne).
— 77 —
La vigne une fois apparue prend un rapide essor, et dès la
fin du terrain tertiaire s'est diversifiée en nombreuses variétés
se rapprochant de la vigne actuelle. Il est certain que lorsque
l'homme s'est montré sur la terre, c'est-à-dire vers le milieu de
l'époque quaternaire, il a trouvé la vigne produisant le raisin
à l'état sauvage. Des vestiges de vignes se montrent en abon-
dance dans les tufs pliocènes de la Provence, à Montpellier et
à Meyrargues, dans le département des Bouches-du-Rhône. Ces
types, probablement produits par une hybridation naturelle, ne
s'écartent plus que par quelques nuances de celui de notre
vigne cultivée.
L'homme préhistorique faisait usage de ces raisins, contem-
porains des premiers âges de son existence ; on en a retrouvé
les pépins, offrant tous les caractères de ceux de notre vigne
cultivée, dans les habitations lacustres de Castione, près de
Parme, et dans une station de palafitte du lac de Varèse en
Italie (1).
Nous pourrions, par un examen plus étendu, étudier l'origine
indigène de la vigne dans presque toutes les contrées de
l'univers où les conditions du climat permettent la végétation
de cet arbuste. On sait que les premiers navigateurs européens
qui abordèrent en Amérique y trouvèrent des vignes sauvages
et couvertes de raisins en si grande quantité qu'ils donnèrent
à la terre qui les portait le nom de Vineland, le pays de la
vigne.
L'art de travailler la vigne pour en obtenir des fruits plus
nombreux et plus savoureux que ceux qu'elle produit à l'état
sauvage, et celui de faire fermenter le raisin pour en obtenir
une boisson, paraissent aussi anciens que l'humanité. Lorsque
s'ouvre l'histoire, une foule de légendes, datant de la plus
haute antiquité, et adoptées dans diverses contrées, nous
montrent l'art de faire le vin comme contemporain de l'homme
lui-même. C'est Noé pour les Hébreux, Dyonisios pour les
Indiens, Osiris pour les Egyptiens, Bacchus et Deucalion pour
les Grecs.
(1) « La vigne en Champagne aux époques géolog. » Lemoine. Rev. scientif.,
7 mars '1885. — Rev. des Deux-Mondes, 1er déc. 1884, 7 mars, 15 mars 4885. —
Portes et Ruyssen. Traité de la vigne et de ses produits. Paris, Doin, 1889,
grand in-8°. — De Candolle. Orig. des plantes cultiv. Paris, C. Baillère, 1883.
On a constaté, pour l'Egypte, des scènes de vendanges et de
vinification sculptées sur le tombeau du roi Phtah-Hotep qui
mourut à Memphis 4,000 ans avant Jésus-Christ.
Il est probable en effet que si les hommes de l'époque préhis-
torique avaient appris à polir et tailler le silex, à se servir du
feu, et à forger et fondre leurs instruments métalliques, ils
avaient dû apprendre à faire fermenter le jus du raisin.
Quoi qu'il en soit, et avant de nous occuper du vin de Bur-
digala, nous demandons la permission de dire quelques mots
de la culture de la vigne et du vin chez quelques peuples
anciens. Cette digression ne sera pas, d'ailleurs, inutile, car
elle servira d'introduction et d'éclaircissement à l'histoire du
vin dans nos contrées.
Nous venons de dire que des scènes de vendanges et de
fabrication du vin étaient sculptées sur le tombeau d'un roi
d'Egypte, et nous indiquent l'ancienneté de la culture de la
vigne dans ces contrées. Les vins d'Egypte étaient, d'ailleurs,
très renommés, surtout les vins blancs de la l>asse-Egypte,
que Virgile cite avec éloges. Si nous en croyons le médisant
Horace, la belle reine Cléopâtre aimait beaucoup ces vins
mareo/icles, et en abusait quelquefois.
La vigne est l'objet de nombreuses mentions dans les livres
saints des Hébreux. Elle était ordinairement plantée sur des
coteaux. Moïse interdit de mélanger les variétés de vigne dans
le même champ (1). On taillait la vigne au printemps : « Les
» fleurs naissent sur la terre, dit le Cantique des Cantiques,
» le temps de tailler la vigne est venu (2). »
Le roi David et le sage Salomon faisaient, comme les autres
propriétaires, soigneusement garder leurs vignobles. Cette
coutume existait encore au temps de Jésus-Christ (3). Au
milieu du champ s'élevait une tour pour le gardien. La loi
permettait d'entrer dans la vigne d'autrui et d'y manger
quelques raisins, mais elle défendait sévèrement d'en em-
porter (4). Les vendanges étaient l'occasion de danses, de
chants et de fêtes joyeuses (5). Les étrangers, les veuves, les
(1) Deutéronome, xxn, '.).
(2) Cant., 11.
(3) Saint Marc, Êvang., xn, i.
(4) Deutéron., xxm, 24.
(5) Isaïe, xvi, 10. — Jérémie, xlviii, 33.
— 79 —
orphelins, pouvaient grappiller dans les vignes aussi bien que
glaner dans les blés (1).
Le pressoir était habituellement placé au milieu du vignoble,
à côté de la tour de garde. Le raisin foulé était mis à fer-
menter dans des cuves, et le vin était conservé dans des outres
de peau de bouc.
Les Hébreux faisaient des vins rouges et des vins blancs,
et distinguaient différents crus. Les vins de Gaza, d'Ascalon,
de Sarepta, d'Hébron, de Bethléem, d'Ephraïm, étaient fort
célèbres.
L'Ancien Testament renferme un assez grand nombre de
plaintes contre les diverses maladies et contre les insectes
qui nuisaient aux récoltes.
La Grèce, l'Archipel étaient fertiles en vins excellents. Les
médecins vantaient leurs qualités hygiéniques : le savant
Hippocrate recommandait l'usage du vin comme étant la
meilleure des médecines, et en usait largement lui-même. Un
médecin célèbre de Pruse, Asclépiades, contemporain de César
et de Pompée, a exalté les vertus médicinales du bon vin.
Homère, dans Y Odyssée comme dans Y Iliade, nous a laissé
de charmantes descriptions des vendanges et des danses au son
de la flûte qui les accompagnaient.
La Grèce avait une foule de crus renommés. Anacréon, deux
siècles après la fondation de Rome, chantait les vins délicieux
d'Ionie. Les iles de l'Archipel étaient célèbres pour leurs vins.
Lesbos, Chio, Thasos, Corcyre, la Crète, produisaient des vins
blancs à couleur d'ambre très estimés. Virgile nous a laissé
la nomenclature de quelques-uns de ces vins. « La vigne que
» vendange Lesbos suspend ses grappes sur les coteaux de
» Méthymne... Blanches sont les vignes à Thasos... la Pythie
» produit le meilleur vin de liqueur ainsi que ce vin léger qui
» enchaîne la langue et les pieds du buveur... Il est aussi des
» vins rouges : le Phanaë est le roi des vins. Signalons le petit
» Argos, dont les vins abondants résistent plus que les autres
» à l'injure des ans ; et toi, le charme de nos festins, le plaisir
» des dieux qu'on invoque, comment t'oublier, délicieux vin de
» Rhodes (2) ! »
(1) Deuléron., xxiv, 21.
(2) Virgile. Géorgiq., lib. II.
— 80 —
Nous allons donner quelques renseignements plus détaillés
sur la vigne et le vin chez les Romains parce qu'ils s'appliquent
parfaitement à l'Aquitaine romaine ; et encore parce qu'il est
curieux de noter, comme connus et appliqués par nos pères
dès ces époques éloignées, des procédés de culture et de vinifi-
cation, encore pratiqués de nos jours, et d'autres que quelques
novateurs ignorants se vantent d'avoir inventés.
Virgile, Columelle, Pline, seront nos principaux guides.
Etudions d'abord la plantation du vignoble.
« La vigne, dit Virgile, aime les coteaux exposés au soleil. »
« Le sol sera propre à la vigne s'il nourrit la fougère, odieuse
» au soc de la charrue (1). La vigne se reproduit plus facilement
» par boutures que par semis. »
Les ceps étaient généralement plantés en quinconces : les
uns végétaient sans supports ; d'autres étaient appuyés sur des
échalas de lm,30 à 2m,30 de hauteur ; d'autres enfin s'enrou-
laient sur des arbres élevés, peupliers, frênes, ormeaux. « L'or-
»meau aime la vigne, disait Ovide, et la vigne aime à s'enlacer
» à l'ormeau (2). » « Au tendre rejeton de la vigne, écrivait
» Horace, on marie les hauts peupliers (3).» Les Romains
connaissaient donc la vigne basse, la vigne mixte et la vigne
haute.
Caton pensait que la qualité du vin était d'autant meilleure
que la vigne était plus haute. Pline était d'un avis contraire ;
et aussi Cinéas, le sage ambassadeur du roi Pyrrhus : « Je
» ne m'étonne plus, s'écria-t-il en voyant les vignes d'Aricie,
suspendues aux ormeaux, si je trouve le vin de ce
» pays si âpre, puisque sa mère est pendue à une potence si
<; levée. »
Les vignes hautes et celles demi-hautes se travaillaient à la
main, et les vignes basses à la charrue. Cette charrue, l'araire
romain, a été conservée et sert encore de nos jours à nos
paysans.
Après avoir recommandé de planter les ceps de vigne à des
distances égales, Virgile indique qu'il faut à plusieurs reprises
déchausser ces ceps et ramener la terre à leurs pieds ; il faut
(1) Virgile. Géorgiq., lib. 11.
(2) Ovide. Amours, lib. II, élég. 16.
(3) Horace, ode 2, Épodes.
— 81 —
faire passer et repasser entre les rangs les boeufs durs à la
fatigue :
« Aut presso eœercere solum sub vomere, et ipsa
» Flectere luctantes inter vinetajuvencos. »
Columelle, qui cite Virgile, dit aussi que les vignes doivent
être cultivées à la charrue : « Aratro vineas culturi sint. » Il
indique la nécessité d'une taille spéciale pour que les jeunes
rameaux ne soient pas brisés par les bœufs ou par la charrue.
La taille avec la serpe, les lattes horizontales, les échalas,
étaient choses pratiques. La greffe était employée avec succès.
Les soins de culture contre les insectes étaient usités.
Pour éviter les gelées du printemps, les cultivateurs formaient
des nuages avec des fumées artificielles. « La pleine lune, dit
» Pline, n'est nuisible que lorsque le temps est serein et l'air
» parfaitement calme; car, avec des nuages ou du vent la gelée
» ne tombe pas. Encore existe-t-il des remèdes dans ces circons-
» tances. Quand tu conçois des craintes, fais brûler des sar-
» ments, ou des tas de paille, ou des herbes, ou des broussailles :
» la fumée sera un préservatif. »
Pline et Columelle énumèrent un grand nombre de variétés
de vignes. Il est impossible de savoir si ces variétés se sont
conservées jusqu'à nous et de les retrouver sous les dénomi-
nations actuelles.
Les viticulteurs romains savaient faire porter à la vigne
des récoltes considérables. Suétone parle d'un certain Remmius
Palemon, de Vicence, dont Pline dit: « L'homme qui en ce genre
» a fait le plus de bien est Remmius Palemon, grammairien
» célèbre, qui, il y a vingt ans, acheta pour 600,000 sesterces
» un domaine situé dans le territoire de Nomente, à dix milles
» de Rome... Il vendit, chose inouïe, une récolte sur pied,
» 400,000 sesterces. Tout le monde allait contempler les rai-
» sins suspendus à ses vignes... Deux ans après Sénèque
» acheta le domaine. »
Suétone donne le chiffre de 365 vases pour cette récolte. Le
vase équivalait à peu près à notre barrique bordelaise actuelle
de 228 litres. Les 365 vases auraient été payés chacun
1,097 sesterces, soit environ 195 fr. 70 de notre monnaie
actuelle, valeur intrinsèque, ou 790 francs le tonneau.
On n'ignorait pas qu'une trop grande abondance nuit à la
— 82 —
qualité du vin. Pline, parlant du vin de Falerne, naguère si
renommé, dit qu'il avait dû sa réputation aux soins donnés à sa
culture et à la confection du vin; mais que cette réputation
tendait à se perdre , parce qu'on visait à la quantité plus qu'à
la qualité (1).
Les vendanges, avec leur cortège joyeux, n'offraient rien de
particulier.
Le raisin était foulé avec les pieds, et la fermentation du
moût s'opérait dans des vases en poterie dont la contenance
variait de 350 à 450 de nos litres.
Le vin était ensuite conservé dans des tonneaux de bois dont
les douves étaient maintenues par des cercles en osier et même
en fer. Les figures de la colonne Trajane nous les représentent.
Pline nous apprend que c'est aux Gaulois qu'il faut attribuer
l'invention de ces vases ou tonneaux faits de plusieurs pièces
de bois réunies par des cercles, et qui servaient à conserver et
à transporter les vins (2).
Les vins étaient aussi transportés, comme nous l'indique
une peinture à fresque de Pompéi, dans des outres de peaux
cousues.
Quand le vin avait acquis sa maturité en barriques, on le
mettait en bouteilles, c'est-à-dire dans des amphores, vases de
terre cuite, de forme allongée et conique, se terminant en
pointe pour pouvoir se fixer debout dans le sol de la cave.
Avant d'être mis dans les amphores, le vin avait subi divers
traitements destinés à l'améliorer ou à le conserver.
Pour corriger son acidité on employait le plâtre, la craie, les
écailles d'huîtres broyées. On tempère l'âcreté du vin, disait
Pline, en y jetant du plâtre (3). Les Grecs employaient la
poudre de marbre, le sel et l'eau de mer. Cet usage est encore
suivi dans plusieurs îles de la Grèce.
On se servait aussi de glands torréfiés, de lait, de soufre
brûlé, de fer rougi au feu et plongé dans le vin.
On clarifiait les vins avec l'albumine des blancs d'œufs.
Horace dit : « Il est important de clarifier et de filtrer les
(1) Pline. Hist. mit tir., lib. xiv. « Cura culturaque id colligerat. Kxolescit hoc
quoque copia? potiùsquam bonilati studentium. »
(2) « Vineaeligneis vasis condunt, circulisque cingunt. » Pline, /oc. cit.. xiv, 21.
'3) Pline, éd. Panckoucke, p. 256.
— 83 —
vins (1).» Il recommande, pour le précieux Falerne, l'emploi
des œufs de pigeon (2).
Les Romains aimaient à mélanger au vin diverses substances
qui lui donnaient l'arôme ou le bouquet préféré : des .fleurs de
vigne, des baies de myrte, de la myrrhe, des amandes amères,
des barbes de pin, de la cardamone, de la poix, de la résine,
de la térébenthine.
Ils savaient vieillir le vin et le conserver par le chauffage. Ils
avaient des appareils disposés pour cet objet et qu'on appelait
fu maria. La chaleur développée clans le fumarium donnait
au vin la maturité recherchée, mais il fallait avoir soin que le
vin fût renfermé dans des vases bien bouchés pour qu'il ne
contractât pas le goût de fumée. Ces vins, dont une partie
s'évaporait par l'action de la chaleur, étaient quelquefois réduits
à la consistance d'un sirop ; pour les consommer il fallait les
délayer avec de l'eau; pour cela les Romains usaient souvent
d'eau bouillante qu'ils aimaient beaucoup à boire.
Les amateurs se plaisaient au mélange et au coupage de
divers vins. « Le gourmet, dit Horace, mélange le vin de Sor-
» rente à celui de Falerne (3). »
Le vin ainsi plâtré, salé, parfumé, coupé, vieilli, placé dans
les amphores qui contenaient 27 litres, ou dans les urnes, dont
la contenance était de moitié, reposait dans les caves jusqu'au
moment d'être servi sur la table du festin.
L'exposition de la cave était choisie avec grand soin, et
autant que possible au nord, loin des fours, des égouts, des
fumiers, des étables et de toute mauvaise odeur. La cave et
les vaisseaux vinaires étaient parfumés avec de la myrrhe et
de la poix.
Dès cette époque le vin vieux était préféré au vin nouveau;
« car le vieux est meilleur », disait saint Luc (4).
« Que d'autres, poussés par la soif, boivent du vin nouveau,
» s'écriait Ovide ; mais à moi versez d'un vin mis en bouteilles
» sous d'anciens consuls (5) ! »
(1) Horace,, lib. II, sat 4. « Vina lignes. »
(2) Horace. Odes. xi.
(3) Horace, lib. IL sat. 4.
(4) « Vêtus enim est melius. » S. Luc, c. v, 39.
!o) Ovide. Art d'aimer, lib. II.
— 84 —
Horace aimait les vieilles bouteilles de Massique, « du Mas-
» sique qui donne l'oubli (1) ».
Le Massique, le Falerne, le Cécube, sont les plus connus
par nous des diverses qualités de vins produits autrefois en
Italie. « Enfant, dit Horace au jeune échanson, apporte des
» coupes plus larges, et verse-nous le Cécube qui ranime le
» cœur (2) ! »
Le bon vin, le vin rouge, le sang de la terre, sanguis terrœ,
était très recherché non seulement pour son bon goût, mais
pour ses qualités hygiéniques. « Il entretient les forces et le
» sang, dit Pline ; il réjouit l'existence; il excite l'appétit, il
» chasse les soucis et la tristesse ; il invite au sommeil (3). »
Quelques gourmets aimaient à boire frais et mélangeaient au
vin de la neige et de la glace. C'est le voluptueux Néron qui le
premier imagina de frapper le vin en entourant le vase de
glace.
Ces vins, dont quelques-uns étaient un peu durs, comme
l'excellent mais Apre Falerne que Ton adoucissait avec le
miel du mont Hymète, avaient besoin de s'améliorer en vieil-
lissant ; mais cependant il fallait les boire au moment où ils
étaient arrivés à maturité, et ne pas les laisser perdre leurs
qualités. « Ton héritier, plus sage que toi, boira ce Cécube que
» tu renfermes sous cent clés (4). »
Les riches Romains faisaient volontiers collection de grands
vins. Horace nous parle d'un gourmet comptant dans ses cel-
liers mille tonnes de vins de Chio et de Falerne (5). Le préteur
Hortensius laissa à sa mort plus dix mille tonneaux de vin
de Chio. Lucullus fit distribuer au peuple mille tonneaux de
vin grec pour célébrer le succès de sa campagne en Asie. Nous
pensons que l'expression tonneau, dolium, s'applique à une
pièce de vin, et non à quatre, comme dans notre usage actuel.
Il arrivait quelquefois du temps des Romains que les mar-
chands de vin par intérêt, les amphitryons par amour-propre,
essayaient de déguiser des vins communs sous le nom de vins
(1) & Veteris pocula Massici. » Horace, 1. I, ode 1. — « Oblivioso Massico. »
Horace, 1. II, ode 7.
(2) Horace, ode 9. Épodes.
(3) Pline. Hist. natur., 1. XXIII.
(4) a Severi Falerni. » Horace, t. I, ode 27. — Horace, 1. II, ode 15.
(5) Horace, satir. 3, lib. H.
— 85 —
d'une illustre renommée. « On sert du Chio qui n'a jamais vu la
» mer », disait Horace (1).
Mais les riches patriciens tenaient à honneur d'offrir à leurs
convives des vins authentiques et de crus divers. César fut le
premier, dit-on, qui fit servir dans ses luxueux festins quatre
sortes de vins : Falerne et Mammertin, deux vins rouges d'Italie;
Chio et Lesbos, deux vins blancs des îles de la Grèce.
Disons, en terminant, que les dames romaines n'avaient pas
la permission de boire du vin, ainsi que le constate Pline. La
sévérité des mœurs antiques sur ce point a môme atteint les
plus extrêmes limites de la cruauté. Les écrivains anciens
racontent qu'Egnatius Mecenius, ayant surpris sa femme buvant
du vin au tonneau, la tua à coups de bâton. Fabius Pictor
raconte dans ses annales qu'une dame romaine ayant ouvert
le sac où étaient renfermées les clés de la cave, ses parents la
firent mourir de faim.
Plus tard, les mœurs s'adoucirent, et les femmes purent
boire du vin ; ou du moins ne furent plus punies de mort pour
en avoir bu.
Nous avons donné quelques détails sur la culture de la vigne
et sur le vin chez les Romains, parce que les mêmes procédés
de culture et de vinification étaient, à peu de chose près,
employés dans toute la Gaule romaine comme en Italie. La
tradition prétendait même que c'était aux Romains qu'était
due l'introduction en Gaule de la culture de la vigne. D'autres
traditions, il est vrai, étaient contraires.
Nous avons déjà dit que la vigne croissait spontanément
dans le midi de la Gaule. Lorsque les Phéniciens, d'abord, les
colonies grecques plus tard, furent entrés en relations avec les
habitants des côtes maritimes de la Méditerranée, il est possible
que ces étrangers, qui depuis longtemps faisaient du vin, aient
appris aux Gaulois à tirer parti de leurs vignes sauvages, à
les cultiver, à les tailler, à convertir le raisin en boisson
fermentée, si ceux-ci ne le faisaient pas déjà par eux-mêmes.
Justin raconte que lorsque le Phocéen Euxène, fondateur de
Marseille, y amena une colonie, le trésor public de la mère-
patrie avait fourni non seulement des outils divers, mais des
(I) Horace, sat. 8, lib. II.
— 86 —
graines et des plants de vignes. Des relations n'avaient pas
tardé à s'établir entre Massalie, la ceinture de villes grecques
placée sur les bords de la Méditerranée, et le littoral de l'Océan.
D'autre part, Ammien Marcellin rapporte la tradition que les
Doriens, ayant accompagné l'Hercule antique, s'étaient établis
sur les côtes de l'Océan ; c'est aux Doriens que Justin attribue
la culture des vignes dans les contrées de l'Armorique situées
sur le littoral de l'Océan. Ce furent les Grecs, dit-il, qui appri-
rent à ces populations méridionales de la Gaule à cultiver les
champs, à planter l'olivier, à tailler la vigne.
On peut supposer que cette vigne était indigène ; mais il est
toutefois très probable que les Rhodiens, qui cultivaient avec
succès dans leur patrie des vignobles depuis longtemps célèbres,
importèrent des plants de vignes.
Indigène ou étrangère, la vigne ne tarda pas à devenir un
objet de culture important, et semble l'avoir été déjà à l'époque
de la conquête romaine. C'est, en effet, dès le premier siècle de
l'ère chrétienne que Pline et Columelle font mention de la
variété de vigne qu'ils appellent Vitis Biturica, la vigne des
Bituriges (1).
La Vitis Biiurica ne serait autre, si nous adoptons l'opinion
de Vinet et de Baurein (2), acceptée par plusieurs auteurs,
que le cépage appelé de nos jours par les paysans Bidure, ou
Vidure par le changement habituel du B en Y. C'est, selon le
savant Vinet, le plant particulier du Bordelais, indigène ou
résultat d'une sélection heureuse et plus que séculaire; c'est le
plant auquel les graves de Bordeaux et du Médoc ont dû leur
illustration, et dont les deux variétés, appelées franc cabernet
et cabernet sauvignon par les ampélographes modernes, ont
conservé le nom de grosse et petite Bidure chez nos paysans,
moins oublieux d'une tradition séculairement conservée et
qui rappelle le souvenir des antiques Bituriges. Les paysans
ont aussi conservé à la vigne son nom latin, et l'appellent
vitam.
Pline parle de l'estime des Romains pour les raisins gaulois,
et pour leurs vins. Columelle place aussi la vigne des Bituriges
parmi celles qui fournissaient des produits excellents. Il ajoute
(1) Pline. Hist. natur., c. xiv, 1. II. — Columelle. De re rusticâ.
(2) Vinet. De l'antiquité de Bordeaux. — Baurein, éd. 1876, t. IV, pag. 203.
— 87 —
que les plants de la Vitis Biturica étaient très recherchés en
Italie parce qu'ils étaient très robustes et qu'ils donnaient une
bonne production.
Dans tout le midi de la Gaule, la vigne ne tarda pas à
devenir une culture importante non seulement pour la consom-
mation individuelle et locale, mais pour le commerce. Le mode
de culture et les procédés de vinification étaient alors les mêmes
que ceux que nous avons déjà indiqués. Comme chez tous les
peuples d'origine ionienne, les Bituriges Vivisques célébraient
par des fêtes l'époque de la floraison de la vigne. Ils avaient
adopté la coutume grecque de saupoudrer de poussière le cep,
les branches, et le raisin lui-même, pour favoriser la maturation.
Ils savaient concentrer et vieillir le vin par la chaleur (1). Ils
faisaient infuser dans le vin de la poix et de la résine. Ils y
mêlaient diverses substances, et notamment de l'aloès pour lui
donner une légère amertume qui plaisait aux consommateurs
de l'époque (2) .
Nous n'avons pu trouver d'indices ni de la production du vin
ni du mouvement commercial du vin en Aquitaine pendant le
premier siècle de notre ère. Nous savons par Cicéron que la
culture de la vigne dans les Gaules avait été, ainsi que celle
de l'olivier, l'objet de rigoureuses entraves apportées par le
génie fiscal des Romains. Chez toutes les nations d'au delà les
Alpes, ces cultures avaient été longtemps interdites : « afin,
» dit Cicéron, de conserver aux produits de l'olivier et du sol
» italique une plus grande valeur (3). »
Il existait cependant des vignobles en Gaule, car le même
Cicéron nous a appris que Fonteius avait établi un impôt de
circulation sur les vins du Toulousain (4).
En l'année 92, l'empereur Domitien, attribuant, dit Suétone,
à l'extension des vignobles l'insuffisance des récoltes de blé et
les disettes qui en étaient la conséquence, défendit de planter
de nouvelles vignes en Italie, et ordonna d'arracher la moitié
de celles qui existaient dans les provinces d'Europe, ainsi que
toutes celles des provinces d'Asie (5).
(1) Pline, XIV, c. vi.
(2) Pline, 1. I.
(3) Cicéron. De re publicd, lib. III, § 6.
(4) Cicéron. Pro Fonteio.
(5) Suétone, in Damit., lib. VIL — Aurél. Victor, in Epitom.
Philostrate donne une autre cause à cette prohibition :
« c'est, dit-il, que l'abondance des vins excitait plus facile-
» ment à la sédition. » Montesquieu indique encore un
autre motif : « Ce prince timide fit arracher les vignes dans
» les Gaules, de peur que le vin y attirât les Barbares. Probus
» et Julien, qui ne les redoutèrent jamais, en rétablirent la
» plantation (1). »
Entre ces deux époques, de l'an 92 à l'an 282, pendant
deux cents ans, il n'y aurait pas eu de vignes dans aucune
partie des Gaules, si, du moins, l'édit de Domitien eût été
exécuté. Un grand nombre d'historiens, s'attachant plus aux
textes des lois qu'à la réalité des faits, ont pensé qu'il en a
été ainsi. Nous ne partageons pas cette opinion. Il faut
remarquer, en effet, que l'édit de Domitien n'ordonnait pas
d'arracher la totalité des vignes, mais seulement la moitié;
or, une mesure de ce genre devait nécessairement donner lieu,
quelque rigoureuse que put être la surveillance, àdes privilèges,
à des exemptions, à des fraudes sans nombre. L'expérience
nous apprend qu'il n'en saurait être autrement. Plusieurs fois
les gouvernements, dans diverses contrées et à diverses
époques, — nous en avons eu plusieurs exemples en France, —
ont essayé de détruire ou de limiter la culture de la vigne; ils
n'ont jamais pu y réussir, et les édits, d'abord mal exécutés,
ont fini par ne plus l'être du tout et tomber en désuétude. Au
siècle dernier, et du temps même de Montesquieu, malgré la
centralisation puissante de la monarchie absolue, les intendants
n'ont pu tenir la main à l'exécution d'édits analogues. Il n'en
fut pas autrement sous Domitien.
Les auteurs contemporains le disent d'ailleurs très nettement,
et l'empereur lui-même ne tarda pas à laisser sommeiller les
prohibitions de son édit. Il eut connaissance des pamphlets qui
circulaient à Rome même, et des vers qui le chansonnaient :
« Mange-moi jusqu'aux racines, lui faisait-on dire par la
» vigne, je n'en porterai pas moins assez de raisins pour qu'on
» fasse de larges libations le jour où César sera immolé. »
C'était la parodie des vers si connus d'Evenus, lorsque le cep
parle au bouc qui le ronge. Ovide les a imités dans ses Fastes :
« Rode, caper, vitem! »
(1) Montesquieu. Espr. des lois, lib. XXI, c. xv.
— 89 —
Quoi qu'il en soit de l'édit contre la culture de la vigne, et de
la protection qu'apportèrent à cette culture Probus et Julien, il
est certain qu'au ive siècle, au temps d'Ausone, tout nous
indique que la vigne couvrait déjà de vastes terrains en
Aquitaine, et que le vin était une branche de commerce
importante.
Il paraît vraisemblable que le commerce de ces vins avec
l'Italie se faisait par Marseille dont les marchands de vin
avaient des comptoirs à Rome même. Marseille achetait et
vendait les vins de son propre territoire, ceux de Narbonne et
de Provence, ainsi que des contrées qui bordaient la Garonne.
Athénée reprochait aux vins de Marseille d'être épais et peu
colorés (1). On trouvait ceux de Narbonne et de Provence trop
noirs, trop corsés et dépourvus de délicatesse. Les Romains et
les marchands massaliotes recherchaient les vins plus légers
de la Garonne, qui rivalisaient avec les vins blancs que les
Volsques Arécomiques récoltaient sur les coteaux de Béziers.
Martial critique vivement les vins de Marseille, souvent mal
préparés ou fraudés, qu'on expédiait à Rome, et il adresse les
plus vifs reproches à un des gros marchands massaliotes du
nom de Munna, qui, dit-il, n'ose plus reparaître dans la ville.
Si nous n'avons d'autre témoignage contemporain que celui
d'Ausone, il suffit pour nous démontrer que la culture de la
vigne s'était largement étendue dans les environs de Bordeaux,
et que la réputation des vins de Burdigala était telle que les
empereurs, les maîtres du inonde, négligeaient quelquefois
le Falerne illustre et le Cécube de plusieurs consulats pour
déguster ces nouveaux venus, plus moelleux, plus frais et plus
parfumés.
Ausone cultivait cent arpents de vignes, ce qui est déjà assez
considérable et peut nous faire apprécier l'étendue des autres
vignobles de la contrée. Il aime à décrire ses vignes, et le
tableau qu'il en a laissé est encore vrai après quinze siècles
écoulés.
« Mes vignobles se penchent sur la Garonne aux eaux jau-
>> nissantes. Sur les bords du fleuve, où commence le coteau
» chargé de pampres verts, jusqu'à la cime, les paysans
» joyeux à l'ouvrage et les vignerons empressés, tantôt
(1 ) Athénée, 1. I, c. xxiv.
— 90 —
» grimpent au sommet de la colline, tantôt en descendent le
» versant, se renvoyant de bruyantes clameurs. Ici le voya-
» geur, suivant à pied le bord de la rive; là, le batelier qui
» glisse sur les eaux, lancent aux cultivateurs attardés des
» chants moqueurs que répètent en écho et les rochers, et la
» forêt qui frissonne à la brise, et la profonde vallée (1).»
Quant à l'excellence et à la réputation du vin, rapportons
seulement qu'il parle de la gloire de ce vin admis à la table des
Césars, et de l'admiration qu'il excite chez les souverains (2);
et que, s'adressant à la ville de Bordeaux, il s'écrie : « 0 ma
> belle patrie, terre aimée de Bacchus ! »
La gloire du vin chanté par Ausone, gloria vint, va s'obs-
curcir après la chute de l'Empire romain et les invasions
barbares, mais pour reparaître plus brillante avec la civili-
sation moderne, et former le principal élément du commerce et
de la richesse de Bordeaux.
C'est au vin de leurs coteaux que les Bordelais peuvent dire,
comme autrefois Virgile évoquant Bacchus :
Hue, paier o Leneœ, tuis hic omnia
Plena muneribus!
« Salut, Père de la vigne ! Ici tout est plein de tes bien-
» faits ! (3) »
(1) Ausone. Mosella, v. 21.
(2) Ausone, epist. 13, ad Paulinum.
(3) Virgile. Géorgiq., lib. II.
91
CHAPITRE III
De la chute de l'Empire romain au XIIe siècle.
Article Ier. — Le commerce bordelais jusqu'à Charlemagne.
Depuis le commencement du ve siècle jusqu'au milieu
du xiie, depuis la chute de l'Empire romain jusqu'au moment
où l'Aquitaine est apportée en dot au prince qui va devenir le
roi d'Angleterre, pendant cette longue période de temps qui
embrasse près de huit cents ans, il est à peu près impossible de
faire l'histoire du commerce de Bordeaux.
Le commerce n'existe qu'avec la paix et la sécurité, et
pendant les siècles dont nous avons à nous occuper nous ne
rencontrerons que de rares moments de tranquillité, nous
aurons sous les yeux un spectacle perpétuel de guerres, de
massacres, de désastres de toutes sortes. Les populations du
sud-ouest de la France ne goûtèrent quelques moments de
repos furtif que sous les Wisigoths et sous Charlemagne ;
elles endurèrent toutes les douleurs et toutes les misères que
les hommes paraissent se plaire à infliger à leurs semblables.
Nous allons esquisser rapidement les principaux traits de la
situation générale des Bordelais pendant ces époques malheu-
reuses. Cette étude est nécessaire pour pouvoir mesurer les
progrès qui s'accompliront ensuite dans les conditions de la
vie humaine dans ces contrées, progrès dont le commerce a le
droit de revendiquer une large part.
Nous nous arrêterons quelques instants à l'époque qui mérite
le plus notre attention, au règne de Charlemagne.
Lorsque Rome eut vaincu le monde alors connu, il restait
encore en dehors de sa puissance, surtout dans le nord de
l'Europe, quelques nations barbares non soumises. Déjà de
nombreuses peuplades de ces nations faisaient partie des
habitants de l'Empire; elles avaient été arrêtées par les armes
romaines dans ce mouvement de migration qui les poussait
irrésistiblement vers les contrées du Midi, mais elles avaient
— 92 —
été acceptées comme auxiliaires, comme formant des corps
d'armée impériaux cantonnés dans les provinces. Leurs chefs
avaient reçu des dignités, des grades militaires; ils étaient
fonctionnaires et généraux romains. Les empereurs eux-mêmes
n'allaient plus appartenir à la race romaine, et la pourpre
impériale devait bientôt s'étaler sur les épaules de chefs
barbares.
La grande préoccupation des empereurs était d'empêcher les
invasions nouvelles qui menaçaient de toutes parts. Us ne s'y
opposaient pas seulement par les armes; ils essayaient aussi
d'empêcher toutes relations de commerce avec ces étrangers,
qui pussent leur inspirer le désir de pénétrer sur le territoire :
« Que nul, ordonnaient les empereurs Valens et Gratien,
>> n'envoie du vin, de l'huile, ou d'autres liqueurs aux barbares,
» même pour en goûter (1). » « Qu'on ne leur porte point de
» l'or, ajoutent Gratien, Valentinien et Théodose, et que même,
» s'ils en ont, on le leur ôte avec finesse (2). » Il fut défendu,
sous peine de mort, de leur fournir du fer (3).
Ces défenses, fréquemment répétées, toujours violées, indi-
quent précisément l'existence du commerce défendu, et les
bénéfices qu'il procurait. L'impôt des douanes, ou de l'or
lustral, allait disparaître, aboli par Anastase.
D'autre part, les marchands, enrichis par le monopole,
n'étaient plus cette tourbe servile et méprisée au temps de la
république et des premiers empereurs; avec la fortune ils
avaient conquis les honneurs et la puissance. Constantin, Julien,
Théodose avaient donné et reconnu aux naviculaires le rang
de chevalier romain après trois ans d'exercice. Les principaux
d'entre les marchands de porcs obtenaient le titre de comte. On
prenait des sénateurs parmi les poissonniers, les bateliers, les
boulangers. Le père de l'empereur Pertinax était un marchand;
celui de l'empereur Maxime un carrossier. Enfin l'armurier
Marius, grand et vigoureux soldat, fut élu empereur par les
légions gauloises.
Nous ne pouvons passer sous silence, même au point de vue
commercial, un événement d'une si haute importance que celle
du mouvement social produit par le christianisme. C'est vers la
(1) Cod. leg. ad Barbarie. « Quee res exportari non debeant. »
(2-3) Cod. leg. de commère, et mercator.
— 93 —
fin du me siècle qu'il paraît avoir été introduit en Aquitaine;
un siècle plus tard, après Constance et Constantin, presque
toute la population était chrétienne. Les évêques, chefs de la
curie, revêtus du titre légal de défenseurs de la cité, allaient
être contre les Barbares les protecteurs des habitants et les
gardiens des débris de l'administration.
Les Wisigoths entrèrent dans le Bordelais en 412, et
obtinrent de Constance en 419 le droit d'habiter la seconde
Aquitaine.
Sans doute nous reconnaissons que ce ne fut pas là une
conquête, en ce sens que les Wisigoths se déclarèrent sujets et
soldats de l'empire, que leurs rois se proclamaient généraux et
gouverneurs au nom de l'empereur, et qu'il n'y eut ni dépos-
session en masse des habitants, ni asservissement légal de
ceux-ci, ni destruction de l'administration et de la législation
existante; non, le flot n'a pas tout emporté (1) et pour toujours;
mais la vie sociale a été brusquement suspendue, l'industrie
ruinée, le commerce longtemps interrompu.
Il suffit pour s'en convaincre d'écouter la voix des auteurs
contemporains.
Lorsque les Wisigoths envahirent l'Aquitaine, ils chassaient
devant eux, comme un troupeau, sénateurs et matrones, maîtres
et esclaves, hommes et femmes, filles et garçons. « Quand
» l'Océan aurait inondé les Gaules, dit un captif qui cheminait
» à pied au milieu des chariots et des ravisseurs armés, il
» n'aurait point fait d'aussi horribles ravages que cette guerre.
» Si l'on nous a pris nos bestiaux, nos fruits et nos grains; si
» l'on a détruit nos vignes, si nos maisons à la campagne ont
» été incendiées, et si le pays est désert et abandonné, tout
» cela n'est que la moindre partie de nos maux. Hélas! Depuis
» dix ans les Goths et les Vandales font de nous une horrible
» boucherie (2). »
Salvien raconte qu'il a vu les cités, autrefois si prospères,
remplies de cadavres nus et en lambeaux; les chiens et les
oiseaux de proie se gorgearent de ces chairs infectes.
Les cités furent brûlées, dit saint Jérôme, les hommes
H) Pigeonneau. Histoire fin Commerce, p. 57, t. I.
(2i S. Jérôme, t. I. p. 9:>. De Provid. divina Carmen, prol., v. 27, inter
S. Prosper. Paris, 1711, f ° 787.
— 94 —
égorgés; les quadrupèdes, les oiseaux et les poissons eux-mêmes
disparurent. Le sol se couvrit de ronces et d'épaisses forêts. Il
avait vu dans les Gaules des hordes qui se nourrissaient de
chair humaine; et qui, lorsqu'elles rencontraient dans les
bois des troupeaux de porcs ou d'autre bétail, coupaient les
mamelles des bergères et les morceaux les plus succulents des
pâtres, délicieux festin pour elles.
Certes, il y avait là autre chose qu'un déplacement de
pouvoirs.
Nous avons pu remarquer les plaintes sur la destruction des
vignes, preuve de leur importance dès cette époque. « Personne
» n'ignore, dit Salvien, que le pays occupé par les Aquitains
» et les Novempopulaniens ne soit comme la moelle de la
» Gaule entière, comme une mamelle d'une inépuisable fécon-
» dite, et même, ce qu'on préfère souvent à la fécondité, pleine
» de beautés, d'agréments et de délices. Toute cette région est
» en effet tellement entremêlée de vignobles, verdoyante de
» prairies, parsemée de champs en culture, plantée d'arbres à
» fruits, délicieusement ombragée de bouquets de bois, arrosée
» de fontaines, sillonnée de rivières, chevelue de maisons, que
» ses possesseurs paraissent avoir obtenu en partage une image
» du Paradis, plutôt qu'une partie de la Gaule (1). »
C'est dans ce riche pays que les Wisigoths avaient apporté
la désolation et la ruine : « Quand les barbares faisaient leurs
» invasions, nous dit Grégoire de Tours, ils prenaient les
» meubles, les vêtements, l'or et l'argent, les hommes, les
» femmes, les enfants réduits en servitude ; tout ce butin était
» mis en commun, et partagé entre les soldats (2). »
Au milieu de cet effroyable désordre, nul ne pouvait cultiver
la terre laissée sans habitants ; seuls, quelques spéculateurs
avides, Grecs ou Juifs, suivaient les soldats pour acheter à vil
prix des esclaves et du butin.
La domination des Wisigoths se montra plus clémente lors-
qu'ils furent officiellement, par les traités faits avec Constance
et Honorius, devenus les possesseurs de la contrée. Sous la
main puissante d'Euric, l'ordre fut rétabli, les vaincus purent
respirer, et le temps vint calmer un peu toutes ces misères.
(1) Salvien. De gubematione Dei, lib. VII, édit. Baluze, p. 151.
(2) Greg. Turr., lib. II, c. xxvii.
— 95 —
«. J'avoue, dit un contemporain, que j'ai béni la paix des Goths,
» et que je suis loin de m'en repentir, car notre contrée est
> pleine des heureux qu'elle a faits. »
Euric avait établi à Bordeaux le siège de sa domination qui
s'étendait dans les Gaules sur la Novempopulanie et sur les deux
Aquitaines, et qui, franchissant les Pyrénées, comprenait tous
les pays entre la Loire et le Tage, entre les Alpes et l'Océan.
Sidoine Apollinaire, évèque de Clermont, un des héros de la
résistance des Arvernes contre les Wisigoths, nous a laissé le
tableau de la cour du puissant et fastueux monarque en 476.
Il est venu là en suppliant, et il y rencontre d'autres suppliants,
venus de diverses parties du monde, môme des Romains qui
viennent demander à la puissante Garonne de protéger le Tibre
affaibli : « defenset tenuem Garumna Tibrim (1). »
Cet état de prospérité dura près d'un siècle, le temps du règne
passager des rois wisigoths. Les cultivateurs de l'Aquitaine
purent en paix récolter leurs blés et leurs vins, la résine de leurs
forêts, le miel et la cire de leurs abeilles, la laine de leurs trou-
peaux. Les commerçants purent expédier ces produits dans
le royaume, et recevoir le fer, Fétain, l'huile, les draps, et les
objets de toute sorte qui s'échangeaient avec Toulouse, Arles,
Narbonne, Marseille d'un côté, l'Espagne et le littoral de l'Océan
de l'autre.
Mais le règne des Wisigoths allait disparaître. Ils avaient
adopté l'hérésie d'Arius, tandis que les populations de l'Aqui-
taine professaient le catholicisme. Le roi Euric avait cruellement
persécuté le clergé et les évoques catholiques. Ceux-ci avaient
acquis une grande puissance depuis l'affaiblissement et la dispa-
rition de l'Empire romain ; pour la plupart issus de familles
sénatoriales anciennes, ils avaient joint à l'influence religieuse
la puissance administrative et politique. La domination de
princes ariens était impatiemment supportée par les évêques
catholiques. Cyprien, évèque de Bordeaux, assistait au concile
d'Agde, présidé par saint Césaire d'Arles, et hostile aux ariens.
Les évêques appelèrent à leur aide contre leurs persécuteurs le
chef des Franks Saliens, Llodovigh ou Clovis, qui venait de se
convertir au catholicisme. « 0 roi ! ta foi est notre victoire ! »
s'écriait Avitus, l'évêque de Vienne.
(I) Sidon. Apoll., lib. VIII, ép. 10.
— 96 —
Les Franks arrivèrent. Clovis détruisit l'Empire wisigoth à
la bataille de Youillé, près Poitiers, en 507, et pénétra en
Aquitaine.
Les expéditions de Clovis contre les Wisigoths au delà de la
Loire ne furent pas, dit M. Guizot, une réelle conquête avec
appropriation du sol, mais une série d'invasions dirigées sur
Angoulême, sur Bordeaux, sur Toulouse, surtout en vue du
butin.
Nous n'avons pas à nous occuper des luttes et des guerres
entreprises pour la possession de l'Aquitaine par les rois méro-
vingiens, successeurs de Clovis, combattant entre eux, contre
les prétendants divers et contre les populations. L'Aquitaine
acquit en 636, après sa révolte contre le roi Dagobert, une
véritable indépendance lorsque Bordeaux eut été érigé en duché
héréditaire. La lutte contre les Franks fut un moment inter-
rompue.
Un danger commun réunit les Aquitains et les Franks, le duc
Eudes et Charles Martel, contre les Sarrasins venus d'Espagne
et qui ne furent arrêtés que par leur sanglante défaite à Poitiers,
en l'année 732.
Les Franks recommencèrent leurs ravages en Aquitaine.
Pépin, puis Charlemagne, continuèrent cette guerre commencée
par Clovis. Charlemagne s'avança jusqu'à Bordeaux ; et plus
tard, continuant sa route au Midi, traversa les Pyrénées et
porta ses armes jusqu'aux bords de l'Èbre.
Pendant ces guerres et ces dévastations, le commerce de
l'Aquitaine avait éprouvé les vicissitudes imposées par ces
tristes événements. Dans ces temps troublés, le commerce n'a
pas d'histoire.
L'antique administration romaine avait toutefois conservé
son organisation. Le chef de la cité, l'ancien defen&or civitatis,
était toujours l'évèque, dont la puissance avait encore grandi.
Le comte, représentant du pouvoir politique, nommé par les
rois mérovingiens, avait eu souvent à lutter contre les popula-
tions ; les ducs héréditaires, au contraire, avaient promptement
embrassé les intérêts et les idées des hommes qu'ils gouver-
naient.
Les grandes routes existaient encore, avec leurs péages et
leurs relais de poste; les impôts n'avaient pas sensiblement
varié. Il existait des droits de navigation sur les fleuves et les
— 97 —
rivières ; des droits sur les transports et sur les ventes de mar-
chandises ; des droits d'octroi, dont les deux tiers appartenaient
aux cités et un tiers au fisc; enfin diverses sortes d'impôts dont
la plupart existaient déjà dans la domination romaine et existent
encore aujourd'hui. Les noms seuls ont changé.
Comme autrefois, le territoire était occupé par d'immenses
propriétés appartenant aux patriciens gallo-romains et aux
leudes franks, ainsi qu'au fisc; elles étaient cultivées par des
colons et des esclaves. L'industrie avait très probablement
conservé son organisation en corporations, car, si les témoi-
gnages contemporains nous manquent pour affirmer leur
existence à cette époque, nous retrouverons plus tard les indus-
triels et les commerçants vivant encore sous ce régime, ce qui
nous fait penser que s'il a pu subir des modifications, il n'a pas
du moins été brisé (1).
Les relations commerciales de Bordeaux avec l'Espagne
et le littoral de l'Océan d'une part, la Provence de l'autre, ne
paraissent pas avoir été interrompues, non plus que celles avec
le bassin de la Garonne. Peut-être même s'étendaient-elles en
diverses autres contrées de la France. Les foires, et notamment
celle de Saint-Denis, fondée eu 629 par Dagobert, offraient, par
l'exemption de taxes pour les marchandises qui s'y débitaient,
un attrait particulier pour les commerçants.
Les marchandises objet du commerce de Bordeaux n'avaient
d'ailleurs pas varié depuis la fin de l'époque romaine.
Article 2. — Le commerce de Bordeaux sous Charlemagne
et ses successeurs.
La puissance de l'empereur Charlemagne permit au com-
merce de ses vastes États de respirer pendant quelques années.
Charlemagne, comme au temps de l'Empire romain, rétablit
l'unité de territoire et de gouvernement sur la plus grande
partie du centre de l'Europe. Vainqueur des Saxons au nord et
des Arabes au midi, maître de la Gaule, de l'Italie et d'une partie
de l'Allemagne, il reconstitua un pouvoir énergique et fort. Il
rétablit pour tous les pays soumis à sa domination l'unité admi-
(1) Levasseur. Histoire des classes ouvrières, 1. 1, p. 123.
— 98 —
nistrative et politique, surveillée par ses inspecteurs, les missi
dominici. Il réunit deux fois par an les assemblées générales
pendant lesquelles il consultait les députés sur les mesures qu'il
se proposait de prendre; il édicta dans ses Capitulaires de
nombreuses ordonnances qui nous permettent d'apprécier dans
quelles conditions se trouvaient alors l'agriculture, l'industrie
et le commerce.
Dans le capitulaire De villis, Charlemagne s'occupe des biens
du domaine royal. Il prescrit l'aménagement de ses forêts,
l'entretien des viviers à poissons, les soins à donner aux abeilles
et aux volailles; aux brebis, aux vaches et aux chevaux; il
s'occupe de la fabrication du miel, de la cire, du beurre, de
l'huile, du vin, du vinaigre. Il veut qu'on lui rende compte du
produit des bois, des grains et des moulins, des légumes, des
troupeaux, de la laine, des peaux; du lin, du chanvre; des
vignobles, du vin vieux et nouveau. Il recommande de ne pas
mettre le vin dans des outres de cuir, mais de le loger dans des
barriques cerclées de fer; de lui donner les soins convenables,
et de le mettre en bouteilles (1).
Chacun des domaines royaux devait être pourvu d'ouvriers
de diverses professions en nombre suffisant pour qu'on n'eût
besoin de rien acheter à personne. Il y fallait des laboureurs,
des vignerons, des forgerons, des maçons, des charpentiers, des
tourneurs, des tisseurs de filets, des hommes capables de faire
le cidre et le poiré, comme des tonneliers pour les barriques et
pour le vin.
Cette préoccupation des grands propriétaires de produire
dans leurs domaines et par leurs propres esclaves et employés
tous les objets nécessaires à leur consommation, indique que
le commerce n'avait pas fait de grands progrès; et que la
division du travail était encore inconnue.
Les Capitulaires défendent l'achat des récoltes sur pied ;
prohibent, comme l'avaient fait les lois romaines, la sortie des
grains pour prévenir la disette. Ils fixent et imposent le prix
des vivres; véritable essai de maximum qui, comme l'a dit
(1 ) Baluzc. Capit. De villis.
« Volumus ut bonos barridos ferro ligatos judices singuli preparatos semper
habeant, et titres excorii non faciant.
» Vinum in bona mittant vascula et diligenter providere faciant. »
— 99 —
M. Guizot, eut le résultat habituel et nécessaire de ces tenta
tives, c'est-à-dire d'aggraver les maux auxquels elles croient
porter remède.
Charlemagne prit des mesures plus utiles pour améliorer le
sort des paysans, des pauvres et des esclaves ; mais il ne réussit
pas dans ses ordonnances pour établir dans tous ses États
l'uniformité des poids et mesures et celle des monnaies. Les
variations de celles-ci clans les divers États de son vaste empire,
la falsification du titre et du poids, ne cessèrent pas, et ce fut
en vain que les peines les plus sévères furent édictées contre les
faux-monnayeurs .
L'empereur voulut servir les grands intérêts du commerce; il
établit, à toutes les frontières, des officiers chargés de protéger
les relations avec les étrangers; il plaça aux embouchures des
fleuves des navires armés, dans le but de défendre les naviga-
teurs contre les pirates; il avait envoyé des ambassadeurs en
Orient vers le calife pour nouer des relations commerciales ;
il avait conçu le projet d'un canal pour joindre le Rhin au
Danube, et en avait même fait faire les premiers travaux; il
avait réparé les phares de Gand et de Boulogne ; enfin, il avait
protégé les Juifs et les Syriens, qui, à peu près seuls, se livraient
alors au commerce ; un des ambassadeurs qu'il avait envoyés
au calife Haraoun-al-Reschid était le Juif Isaac.
Le règne de Charlemagne fut semblable à un moment
d'éclaircie dans l'orage; mais lorsque la puissante main du
vieil empereur fut glacée par la mort, les peuples de races
diverses que la force avait rassemblés sous une domination
commune cherchèrent à recouvrer leur indépendance.
D'autre part, comme à l'époque de la dissolution de l'Empire
romain, les Sarrasins au midi, et les Normands au nord, contenus
et refoulés par le terrible guerrier, reprirent leur audace.
Une nouvelle invasion des Sarrasins eut lieu en Aquitaine du
vivant même de Charlemagne, sous le règne de son fils Louis,
né de la reine Hildegarde, dans la métairie royale de Casseneuil,
sur les bords du Lot. Louis -avait été proclamé et sacré roi
d'Aquitaine, dès l'âge de trois ans, par le pape Adrien, dans
l'église Saint-Pierre de Rome. Les Sarrasins, mécréants, furent
arrêtés par le comte de Toulouse, Guillaume au Court Nez, qui
« les abattait comme le faucheur abat l'herbe des prairies ».
Le moine de Saint-Gall raconte que Charlemagne vit les
— 100 —
premières voiles des Normands qui venaient piller la France.
Avertis de la présence du prince, les pirates s'éloignèrent
précipitamment de la côte.
Les Normands commencèrent vers l'année 830 à montrer sur
les côtes du Médoc leurs longues et sveltes barques d'osier,
recouvertes de peaux; pendant de longues années, ils pillèrent
la Saintonge, le Médoc, le Bordelais, remontant la Dordogne
jusqu'à Périgueux et la Garonne jusqu'à Agen.
Aux ravages des Normands s'étaient jointes, pour ruiner le
pays, les dissensions des successeurs de Louis le Débonnaire.
Les Aquitains, révoltés contre leur roi frank, Pépin, qu'ils
accusaient d'avoir appelé les Normands et d'avoir embrassé le
culte d'Odin, le dieu du Nord, avaient proclamé sa déchéance,
et s'étaient offerts à Charles le Chauve, qui avait succédé comme
empereur à Louis le Débonnaire; puis n'avaient pas tardé à se
révolter contre leur nouveau souverain. Ils ne consentirent à
reconnaître que pour la lorme la souveraineté du roi Louis
le Bègue, et lui imposèrent leurs conditions avant de le saluer
comme « Roi par la miséricorde de Dieu et par l'élection du
» peuple ». Plus tard, lorsque Charles le Gros régnera sur les
Franks, les Aquitains dateront leurs actes « du règne de
» Jésus-Christ, en attendant un roi ».
Les Franks, les Sarrasins et les Normands avaient ruiné les
cités et ravagé les champs. Dans les villes, des arbres touffus
avaient poussé sur les murailles renversées; la bruyère et les
landes couvraient le sol des campagnes, et l'on pouvait voyager
longtemps dans ce pays naguère si beau, « sans voir la fumée
» d'un toit, sans entendre aboyer un chien ». Les serfs, qui
auparavant travaillaient la terre, avaient été en grand nombre
tués, emmenés en esclavage, ou s'étaient réfugiés dans les bois;
parmi les anciens possesseurs du sol, les nobles et les riches,
beaucoup avaient, eux aussi, été détruits par le fer ou par le
feu ou emmenés captifs sur les barques normandes. La terre
inculte ne portait plus de nourriture ni pour les rares habitants
qui existaient encore ni même pour les animaux. Une horrible
famine s'ensuivit. Ceux qui avaient pu échapper au glaive et
à l'esclavage mouraient en proie aux tortures de la faim, en
pressant en vain dans leur bouche des poignées d'herbe qu'ils
avaient arrachées à la terre stérile. Les survivants se jetaient
avec avidité sur ces cadavres qu'ils se disputaient entre eux
— 101 —
pour les dévorer, et s'arrachaient, semblables à des loups, des
lambeaux de chair humaine. « Il semblait, dit Raoul Glaber,
» qu'il était permis de manger de la chair humaine. »
Tels sont les sombres tableaux que nous retracent les contem-
porains, dont nous empruntons les expressions, et qui caracté-
risent le dixième siècle. Nous en avons reproduit les principales
lignes pour indiquer qu'il est inutile d'y chercher les traces du
commerce, car le commerce n'existait plus.
Cependant la fin du monde était prédite et attendue pour
l'an 1000. On avait cru cette date annoncée par les Ecritures. Les
pestes, les famines, les calamités de toutes sortes en paraissaient
les présages avant-coureurs. Dans l'attente du moment fatal toute
activitéavait cessé ; on ne pensaitqu'à faire pénitence età gagner
la vie éternelle.
Mais, à la surprise générale, l'heure fatale avait sonné, et
le monde se trouvait encore debout et vivant. Alors ce fut
un immense étonnement et une allégresse inespérée, qui ne
tardèrent pas à se traduire par le déchaînement de toutes les
passions brutales. Le désordre était partout. Le xe siècle finit,
et le xie commença dans l'oubli et le mépris de toutes les lois
divines et humaines, dans l'impuissance de toute autorité civile
et religieuse; personne n'obéit plus qua la force. Et la force
publique elle-même s'affaiblissait en se divisant. Des débris de
l'empire de Charlemagne il s'était créé un grand nombre de
royaumes et de duchés indépendants ; dans chacun de ces
royaumes se formèrent des seigneuries, que l'érection des
fonctions et des domaines en fiefs héréditaires sous Charles
le Chauve vint consacrer. Le caractère de la société nouvelle,
de la société féodale, consistait dans l'affaiblissement de la
puissance publique, dans l'indépendance de l'individu assez
fort pour imposer sa volonté, et dans la formation d'un nombre
infini de petits centres, sièges de seigneuries distinctes et isolées,
à peine reliées entre elles par le lien fragile de la vassalité.
Nous n'avons pas à raconter l'histoire des comtes de Bordeaux ,
des ducs de Gascogne et d'Aquitaine, héritiers de Sanche Mitarra
de Castille, dit Sanche le Terrible, que les Gascons avaient élu
pour les gouverner, sans souci des rois de France. Le dernier
de sa race, Eudes, comte de Bordeaux, et héritier par sa mère
Brisca des duchés de Gascogne et d'Aquitaine, prit possession en
l'année 1036 du comté de Bordeaux en l'église de Saint-Seurin.
— 102 —
Il était entouré de la fleur de la noblesse d'Aquitaine, et reçut
des mains de Godefroy, archevêque de Bordeaux, l'étendard
bénit et l'épée consacrée.
Le comte de Poitiers, Guillaume VI, s'empara du duché de
Gascogne et du comté de Bordeaux qu'il réunit en 1070 au duché
d'Aquitaine.
Article 3. — Tableau du commerce du X6 au XIIe siècle.
Nous allons essayer de retracer le tableau fidèle du commerce
bordelais du Xe au xne siècle, sous les ducs d'Aquitaine.
A la fin du xe siècle, le duché d'Aquitaine était depuis
longues années complètement indépendant de la monarchie
française. Les peuples entre la Loire, l'Océan, les Pyrénées,
la Méditerranée et les Alpes, souvent réunis sous les mêmes
souverains, quoique formant des seigneuries distinctes sous
les comtes de Poitiers, d'Anjou, de la Marche, de Provence, de
Toulouse, d'Aquitaine, offraient une agglomération de popu-
lations ayant à peu près les mêmes mœurs et les mêmes
intérêts, et, par suite, ayant contracté entre elles certaines
relations commerciales très variables suivant les événements
politiques.
Dans presque tous ces grands fiefs, qui comprenaient chacun
un grand nombre de fiefs moins importants dont ils étaient les
suzerains, la situation agricole et commerciale était la même.
Dans les campagnes, la terre était possédée par le baron
féodal ou par le monastère. La tour seigneuriale ou les sombres
murailles du couvent, fortifiées comme une place de guerre,
étaient les seuls refuges des paysans contre l'ennemi, le
seigneur voisin, qui venait piller leurs récoltes et ravager
leurs champs; le seul abri où ils pussent espérer conserver
leurs bestiaux et protéger leur vie elle-même.
Ils tenaient ces champs du seigneur qui leur en concédait la
possession sous certaines redevances annuelles, ordinairement
payables en nature : le dixain des récoltes, des corvées pour
les routes, le guet et la garde du château, des transports pour
les denrées du seigneur, le paiement d'une nombreuse diversité
de taxes. Un bien petit nombre d'hommes libres avaient
conservé leur indépendance et la liberté. Presque tous ceux
— 103 —
qui n'étaient point soldats du baron ou moines de l'abbé
étaient à peu près esclaves, qu'on les appelât villani, vilains,
habitants des villa, ou serfs, de servus, esclave. Le seigneur
avait sur eux tous les pouvoirs du propriétaire ; il leur imposait
des taxes et des corvées à merci; ils ne pouvaient fuir le sol
auquel ils étaient attachés, adscripti glebœ; ils étaient
considérés comme des animaux de travail; ils ne pouvaient ni
se marier, ni léguer leurs biens, ni témoigner en justice; nul
ne pouvait s'interposer entre eux et leur seigneur, qui avait
le droit de les châtier et de les vendre. Les ventes de serfs
questaux, même en dehors de la vente du domaine, se rencon-
trent souvent dans nos anciens documents.
Un grand nombre de ces malheureux habitaient des huttes
couvertes de paille ou de roseaux, n'ayant pour sol que la
terre battue; pour couche, le plus souvent, que des feuillages
et de la paille; pour nourriture que le pain de seigle dont le
moulin féodal avait moulu la farine, pour boisson que l'eau
souvent malsaine des landes, pour vêtement que les étoffes
grossières qu'ils tissaient avec la laine des troupeaux. Ils
n'avaient pas besoin du commerce; ils avaient peu de chose à
vendre et peu de chose à acheter. Ce sont là les traits les plus
sombres du tableau.
Mais il faut tenir compte des nombreux cultivateurs qui
tenaient du seigneur, moyennant certaines rentes ou cens et
redevances, de petits domaines, des pacages communs; qui
récoltaient des céréales, du vin, du miel, de la résine;
péchaient les poissons de mer et d'eau douce; élevaient des
porcs, de la volaille, des moutons, et alimentaient un commerce
restreint, mais qui doit toutefois être indiqué, en même temps
qu'ils se livraient à quelques industries locales.
Le baron ne doit au seigneur suzerain que l'hommage et le
service de guerre. Il ne lui doit aucun impôt, et c'est lui qui,
en sa qualité de souverain local, chargé de tous les services
publics, perçoit toutes les taxes et toutes les redevances établies
pour assurer ces services, mais dont il respecte rarement la
destination, et qu'il modifie et augmente à son gré. C'est lui
qui enrôle ses soldats pour ses guerres privées, ou qui les loue,
et lui avec eux, pour celles des seigneurs plus puissants ; lui
qui rend la justice, qui doit entretenir les routes et les rivières,
fournir le moulin et le four, surveiller le marché et les
— 104 —
marchands, le boulanger, le boucher, le poissonnier, le
vendeur de laine et le fabricant de drap.
C'est lui, disons-nous, seigneur haut-justicier, qui reçoit les
péages, le butin produit par la guerre, les frais et les amendes
de justice, les droits de moulin, de four, de banc au marché;
la taille et les corvées, les redevances en nature. C'est lui qui
est le propriétaire des terres incultes et des bois, des landes et
du rivage de la mer et des rivières. C'est lui qui remplit à
cette époque le rôle aujourd'hui dévolu à l'État.
Ce fier et puissant baron n'a guère plus de besoins que ses
vassaux. La tour crénelée est quelquefois située sur une
hauteur; souvent elle est protégée par un marais qui en rend
l'accès difficile à l'ennemi. Les châteaux de Blanquefort et de
Lesparre en offrent l'exemple.
Le châtelain a là des armes : haches, lances, épées, poignards;
mais peu de ces choses que nous considérons comme des
meubles, tels que lits, sièges, tables, tableaux, tentures; habi-
tuellement vêtu de peau de daim sous sa cuirasse, ou des
lainages fournis par les troupeaux du fief, il n'achète guère
de vêtements étrangers.
Mais à mesure que croît l'importance du fief, la dignité du
seigneur, s'accroît aussi le besoin de luxe. Il faut alors des
armes d'une fabrique renommée, précieuses par la qualité du
métal et par leurs ornements artistiques, des chevaux de grand
prix, des chiens de chasse de race; le vêtement sera de soie
venue de l'Orient; il sera doublé de fourrures venues du Nord.
Des tapisseries brodées ou piquées à l'aiguille garniront les
murailles; les meubles de bois seront curieusement sculptés;
les brocs, les hanaps, les plats d'or et d'argent embelliront la
table. Les diamants, les pierres rares rehausseront la parure
de la châtelaine, comme le costume d'apparat du baron.
Nous devons constater que si les grands domaines, munis
des productions cultivées sur leur territoire, avaient peu besoin
d'acheter au dehors des produits similaires ou analogues,
l'aristocratie féodale recherchait les objets de luxe et donnait à
ce commerce spécial une importance qui n'est pas à négliger.
A Bordeaux, dans la ville, se conservaient quelques-unes
des traditions du commerce à l'époque romaine.
L'ancienne administration municipale de la curie paraît
s'être conservée à l'époque des rois franks et des ducs d'Aqui-
— 105 —
taine; et, si l'absence de documents précis nous empêche d'en
fournir la preuve, nous pouvons invoquer de graves présomp-
tions. En effet, longtemps après cette époque nous verrons
exister le corps municipal avec les attributions principales
de l'antique curie; c'est lui qui exerce certaines fonctions de
police sur les bourgeois et les étrangers, ainsi que des fonc-
tions judiciaires relatives aux foires et marchés, aux ventes de
marchandises et à quelques autres objets.
Nous voyons alors reparaître les anciennes corporations
d'arts et métiers de l'époque romaine, avec leurs règlements
pour limiter le nombre de leurs membres, pour s'opposer à toute
concurrence étrangère, pour monopoliser telle ou telle branche
d'industrie ou de commerce.
Les Guildes, les Hanses, s'organisent du xie au xne siècle.
La hanse des villes commerçantes du Nord a établi ses comp-
toirs en Flandre, en Angleterre, et correspond avec la France
et l'Aquitaine. A Paris, la marchandise de l'eau ou hanse pari-
sienne; en Normandie, la hanse de Rouen, sont constituées et
exercent une grande influence (1). Nous ne voyons rien de
semblable dans le bassin de la Garonne. Les corporations dont
nous retrouvons les traces ne sont autres que les anciennes
corporations romaines de gens de petits métiers. On a cru voir
dans lajurade une sorte de hanse des marchands de vins de
Bordeaux. C'est une erreur. Mais, d'ailleurs, nous ne rencon-
trerons lajurade qu'au xne siècle et nous ne nous occupons ici
que du commerce antérieur à cette époque.
Nous avons déjà dit que le commerce ne s'étendait guère que
sur le bassin de la Garonne; que la longueur et le prix des
transports, les frais de péage, l'absence de sécurité des routes
terrestres et fluviales, la propension de chaque seigneurie, de
chaque fief, à suffire à ses propres besoins, réduisaient consi-
dérablement les marchandises, objet du commerce.
Pour le commerce extérieur les difficultés étaient plus nom-
breuses et plus grandes encore. Si les rivières et les routes
étaient en butte aux pillages des riverains, aux exigences des
seigneurs, la mer n'était pas plus sûre. Comme autrefois, le
marin n'osait perdre la terre de vue; voguant lentement le long
(I) Chéruel. Histoire de Rouen, l v. in-8°, I8H. — Ue Fréville. Mémoire
sur le Commerce maritime de Rouen, i v. in-80, 1847.
— 106 —
des côtes de l'Océan, il avait à craindre les pirates qui atten-
daient leur proie, embusqués dans les anses du littoral; il avait
à redouter les nombreuses tempêtes du golfe, et ce terrible droit
de bris et de naufrages, qui, lorsque les lames avaient jeté et
brisé son navire sur les plages sablonneuses de Gascogne ou
sur les rochers de Bretagne, donnait aux seigneurs et aux
habitants du rivage les dépouilles du naufragé.
Le commerce des objets de luxe, d'un petit volume, d'un faible
poids et d'un grand prix, était, comme nous l'avons déjà dit,
le commerce le plus lucratif.
Ce commerce était exercé par les Grecs syriens et surtout
par les Juifs. Grégoire de Tours nous raconte un fait que nous
notons parce qu'il indique l'existence de relations commer-
ciales de Bordeaux avec les nations de l'Orient, relations qui
avaient lieu par Narbonne. Il existait à Bordeaux un négociant
syrien, nommé Euphron, qui jouissait d'une grosse fortune.
La croyance populaire était qu'il la devait à la protection
qu'accordait à ses affaires saint Serge, dont il possédait une
relique. Quant aux Juifs, en vain, sous les Wisigoths comme
sous les Mérovingiens d'Aquitaine, avaient-ils été en butte aux
méfiances et aux haines populaires, aux ordonnances hostiles
du clergé et des princes, à l'expulsion du territoire, ils n'en
avaient pas moins réussi à s'établir dans les principales villes
du midi de la France. Grégoire de Tours appelle Marseille
V hébraïque. Narbonne, Agde, Toulouse, Lyon, Bordeaux avaient
des colonies juives. Ils y faisaient le commerce des esclaves,
des matières d'or et d'argent, des monnaies, des objets d'orfè-
vrerie, des pierres précieuses, des riches étoffes et des tapis de
l'Orient, des parfums, des épices. Ils. étaient colporteurs, fer-
miers des péages et des impôts, prêteurs sur gages et à usures
énormes sur les bijoux et les armures damasquinées des barons,
les vases sacrés des évêques et des abbés .
Utiles aux seigneurs et au clergé, ils étaient protégés par
ceux-ci, qui ne pouvaient se passer de leurs onéreux services.
» La féodalité, dit Blanqui, troubla moins qu'on ne pense les
> occupations lucratives des Juifs. Les seigneurs y mirent des
» conditions sévères, mais ils eurent le bon esprit de les
» respecter. Aussi au milieu de la terreur générale qui ne
» cessait de régner sur toutes les routes et sur tous les
» voyageurs, les Juifs, armés de sauf-conduits, parcouraient
— 107 -
» sans inquiétude l'Europe entière et disposaient en souverains
» du commerce de la France aux xe et xie siècles (1). »
Ils trouvaient dans leurs coreligionnaires, répandus dans
toutes les places de commerce du inonde, d'utiles correspon-
dants.
Ils étaient souvent persécutés par les seigneurs avides et
cruels, mais toujours besoigneux, toujours cherchant à
emprunter, à louer ou affermer leurs péages, leurs fours,
leurs moulins, leurs greffes. Souvent chassés, ils revenaient
sans bruit, humbles et soumis, et reprenaient timidement leur
commerce interrompu (2).
Charlemagne avait compris l'importance commerciale des
Juifs; il appelait à sa cour et il protégeait un grand nombre
d'entre eux. Le moine de Saint-Gall, dans sa chronique, parle
du négociant juif Isaac que Charlemagne employait souvent à
des missions diplomatiques, et qu'il avait envoyé en ambassade
auprès du Kalife.
Sous Louis le Débonnaire, roi d'Aquitaine, les Juifs jouirent
d'une grande faveur. À la fin du xie siècle, les Juifs, établis à
Bordeaux, occupaient hors des murs de la ville, près de l'église
de Saint-Seurin, partie d'un coteau qu'on appelait le Mont
Judaïc (3).
Nous ne devons pas oublier les abbayes et les monastères
qui apportèrent une aide puissante au commerce. Les moines
des divers ordres religieux établis dans toutes les contrées de
l'Europe, avaient entre eux des relations suivies et expédiaient
d'un couvent à l'autre leurs marchandises.
Plusieurs de ces couvents étaient établis auprès des lieux
consacrés par quelque tradition catholique et de saint pèleri-
nage. Ces lieux de pèlerinage étaient devenus des marchés ou
des foires commerciales auxquels les souverains accordaient
d'avantageux privilèges par des exemptions de taxes. Chaque
pèlerin était habituellement doublé d'un marchand. Les contrées
placées sur le passage des pèlerins bénéficiaient des dépenses
des voyageurs.
Les deux pèlerinages les plus célèbres au commencement de
l'époque féodale l'étaient déjà depuis longtemps. C'était d'abord
(I) Blanqui. Hist. de l'Économ. politiq.
(2-3) Tli. Malvezin. Hist. des Juifs à Bordeaux.
— 108 —
celui de Jérusalem, dont l'itinéraire depuis Bordeaux était
constaté dès l'époque romaine; et ensuite le pèlerinage de Saint-
Jacques de Compostelle en Espagne, dont les pèlerins très
nombreux venant du nord de la France, de l'Angleterre et de
la Flandre, passaient par Bordeaux.
Le pèlerinage à Jérusalem amena les croisades.
A la voix d'un moine jusqu'alors inconnu et sous l'ardente
impulsion du pape Urbain IV, tous les malheurs du temps
furent oubliés, la cause de ces maux venait d'être révélée
et le remède était assuré : « il faut aller délivrer le tombeau du
» Christ, souillé par les infidèles. Il faut apaiser la colère
» céleste, et effacer par la guerre sainte tous les crimes et tous
» les péchés ! »
Au sentiment religieux se joignaient d'autres mobiles. Des
pèlerins, revenus de ces lointains pays d'Orient, avaient raconté
leurs splendeurs et leurs richesses ; ils avaient inspiré le désir
de partir pour ces contrées du soleil et de l'or, des épices et des
parfums, des chevaux magnifiques, des femmes aux longs yeux
noirs, d'y conquérir de riches domaines et seigneuries.
Un immense enthousiasme s'empara de l'Occident tout entier.
Les barons, les chevaliers et les damoiseaux, les aventuriers
de toutes sortes, les moines, les bourgeois, les serfs, les
deshérités, jusqu'aux femmes et aux enfants, saisis d'une
ardeur indescriptible, répétaient les paroles de Pierre l'Hermite:
« Dieu le veult! Dieu le veult ! », prenaient la croix, et s'ébran-
laient en foule et sans ordre pour la Terre-Sainte. « Les chemins
» sont trop étroits, disait Guillaume de Malmesbury, l'espace
» manque aux voyageurs. »
Le comte de Toulouse, l'illustre Raymond, qui s'était couvert
de gloire en Espagne en combattant les infidèles aux côtés du
Cid Campeador, le héros castillan, plaça la croix rouge sur son
épaule droite, et partit avec les seigneurs de sa comté, et bon
nombre d'autres d'Aquitaine et du Bordelais.
Le duc d'Aquitaine, Guillaume, renommé pour son courage,
mais aussi par ses chansons de trouvère et ses amours, qui
avait longtemps couru le monde pour tromper les dames, dit
sa légende, trichador de clomnas, partit à son tour, et alla
faire détruire, avant qu'elle fût arrivée en Palestine, une armée
qui comptait moins de soldats que de jongleurs et de jeunes
filles, examina puellarum.
— 109 —
Les croisades allaient amener à leur suite des changements
considérables dans la civilisation du monde. Les seigneurs
vendaient à vil prix leurs domaines pour subvenir aux frais de
leur expédition, ou ils engageaient leurs récoltes et leurs
bijoux; la propriété immobilière changeait de mains. Une
communauté de pensée, d'action, de voyages, de vie guerrière,
de dangers, de privations, de succès, allait rapprocher les
diverses classes sociales. Le serf, arraché à la glèbe par le
baron et devenu son compagnon d'armes ; le serf, resté sur le
domaine, mais ayant acheté son affranchissement de questalité,
avaient gagné en considération et en liberté. Des relations
s'établissaient non seulement entre les hommes réunis sous la
même bannière, mais encore entre ceux des nations différentes
qui composaient l'armée. Toutes les parties de la France, toutes
les contrées de la chrétienté allaient faire connaissance entre
elles, comme avec ces pays inconnus qu'il fallait traverser,
avec ces Sarrasins ennemis qu'on allait combattre.
De ces relations nouvelles, de ces mouvements divers, de
cette mêlée des peuples, occasionnés par les croisades, naîtra
pour le commerce un heureux développement dont nous aurons
plus tard à constater les progrès.
Un autre événement allait apporter une profonde modifica-
tion à la situation politique et commerciale de l'Aquitaine.
Le dernier de ses ducs était mort en pèlerinage à Saint-
Jacques de Compostelle. Sa fille, la belle Aliénor, était devenue
l'épouse de Louis le Jeune, le fils du roi de France. Le mariage
eut lieu à Bordeaux. Louis était accompagné des plus nobles
chevaliers de France, et d'une puissante escorte : « Nous
» dressâmes nos tentes en face de Bordeaux, dit l'abbé Suger,
» l'illustre précepteur du jeune prince; nous étions séparés de
» la cité par le grand fleuve, la Garonne. Nous attendîmes là,
» et nous passâmes ensuite dans la ville sur des vaisseaux. Le
» dimanche suivant, le jeune Louis épousa et couronna du
> diadème royal la noble demoiselle Aliénor, en présence de
» tous les grands de Gascogne, de Saintonge et du Poitou. »
Peu d'années après, Louis VII, devenu roi de France, qui
avait pris la croix et emmené en Palestine la reine Aliénor, avec
un brillant entourage de seigneurs d'Aquitaine, la ramena
brusquement en France, et fit prononcer par le concile de
Beaugency, sous prétexte de parenté, un divorce qui allait
— 110 —
séparer de la France les belles contrées qui avaient formé la
dot d'Éléonore d'Aquitaine, et occasionner trois cents ans de
guerre entre l'Aquitaine et la France.
Deux mois après le divorce, Aliénor donnait sa main à
Henri Plant agenet, « le beau rousseau », qui bientôt, maître
de la Normandie, de l'Anjou, de la Touraine, du Poitou, de
l'Aquitaine, et devenu roi d'Angleterre, était plus puissant que
le roi de France.
Article 4. — Monnaies.
Le système des poids et mesures et le système monétaire des
Romains continuèrent à subsister bien après la fin de l'Empire;
ils étaient acceptés depuis longtemps par toutes les contrées
réunies sous le même gouvernement. Constantin en avait
modifié et réglé les conditions.
L'Empire n'était pas tombé brusquement et d'un seul coup ;
il s'était affaissé lentement et peu à peu. Les premiers chefs
barbares qui occupèrent diverses parties du territoire ne
s'étaient pas toujours présentés comme des conquérants et des
envahisseurs. Le plus souvent, ainsi que nous l'avons déjà dit,
ils occupaient le pays avec l'autorisation, peut-être forcée, de
l'empereur; ils recevaient un titre et un commandement
militaire qui leur était conféré par l'empereur. C'est ainsi que
saint Rem y félicitait Clovis, le célèbre chef des Franks Saliens,
auquel il donna le baptême, d'avoir succédé comme chef et
commandant de guerre auxiliaire de l'Empire, à son père et à
ses ancêtres; et qu'il l'engagea à se montrer fidèle dans la
fonction qui lui avait été confiée.
Les chefs wisigoths qui occupaient l'Aquitaine avaient reçu
le même caractère d'officiers, de dignitaires romains. Ils
avaient pris Bordeaux, mais Honorius les avait reconnus pour
ses lieutenants en Aquitaine, et Valentinien III, implorant
en 451 l'aide du roi des Wisigoths Théodoric, lui faisait
remarquer qu'il s'adressait à un membre de la République
romaine.
La permanence de l'organisation sociale après l'occupation
du sol par les Barbares est un fait dont nous avons déjà eu
l'occasion de constater l'existence; le caractère de représentants
— ni —
du pouvoir impérial, qu'avaient les rois wisigoths, devait
favoriser les habitudes commerciales des populations. Les
monnaies de l'Empire continuèrent à être en usage, et c'est à
l'effigie impériale que les ateliers d'Arles et de Narbonne, qui
approvisionnaient la Provence et l'Aquitaine, marquaient leurs
monnaies.
Sidoine Apollinaire mentionne l'atelier de Narbonne, créé
après ceux d'Arles, de Trêves et de Lyon. Il y avait eu aussi sous
les Romains un atelier de monnaies à Benearnum (Lescar),
qui employait l'argent extrait des mines des Pyrénées.
Leblanc, dans son Traité des monnaies, parle de pièces
frappées à Narbonne par les Wisigoths, avec l'inscription
Witisa, Narbona, Pius.
Y a-t-il eu des monnaies frappées à Bordeaux sous la domi-
nation des Wisigoths ? Nous savons que le roi Euric et son
successeur Alaric en tirent fabriquer, par un décret de Gonde-
baud, qui démonétisait, comme altérées, les pièces qui avaient
été, de 480 à 506, frappées par ces rois à Bordeaux, à Toulouse
et à Narbonne.
Cependant M. Camille Jullian pense que le monnayage
bordelais ne commença qu'avec la période mérovingienne, et
encore assez tardivement dans cette période.
Bordeaux se serait alors servi des monnaies frappées à
Narbonne et à Toulouse.
Il existe encore quelques types de monnaies wisigothes,
suivant M. Deloye (1). Elles offrent cette particularité qu'elles
ne portent pas le nom de la ville, ni celui du monétaire ; que le
flan est plus mince et plus large que celui des pièces romaines
qui avaient précédé, ♦ * r que celui des pièces mérovingiennes
qui suivirent; enfin qu'elles portent deux tètes, celle de l'em-
pereur romain et celle du roi wisigoth.
C'est la première fois qu'apparaît sur la monnaie une effigie
autre que celle de l'empereur. Procope, le secrétaire de Béli-
saire, et homme d'État parfaitement informé, nous dit en effet
que les rois barbares auraient en vain essayé de substituer
leur effigie à celle de l'empereur ; une telle monnaie, diffé-
rente de celle à laquelle les populations étaient habituées depuis
des siècles, n'aurait pas été admise, même par leurs propres
(1) Deloye. Patria, II, v. 1 603 et s.
— 112 —
sujets. Ce n'est que vers la moitié du vie siècle, après l'auto-
risation donnée par Justinien en 548, que les chefs ou rois
barbares établis en Gaule, fabriquèrent des monnaies d'or avec
les métaux qu'ils exploitèrent, et qu'ils mirent leur propre effigie
sur le statère, à la place de celle de l'empereur romain.
Les nouvelles monnaies, pour le titre et pour le poids, auraient
dû être conformes aux prescriptions de Constantin, restées
légales. La livre pesant d'or devait être taillée en 72 sous ;
chaque sou en deux moitiés, ou semis ; ou bien en trois tiers,
ou triens.
La livre romaine de Constantin pesait 327 de nos grammes ;
chaque sou d'or, solicites, pesait 4 grammes 55 ; chaque semis
2 grammes 275 ; le triens 1 gramme 515. Dans ces condi
tions, la valeur intrinsèque du sou d'or aurait été de 15 fr. 50
environ, celle du semis 7 fr. 75 et celle du triens 5 fr. 15 de
notre monnaie actuelle. Suivant M. Guérard, en tenant compte
du pouvoir de l'argent à cette époque comparé à son pouvoir
à la nôtre, il faudrait évaluer le sou d'or à 90 francs de notre
monnaie. Mais ce rapport nous parait trop faillie aujourd'hui
parce que la valeur relative de l'or et de la monnaie a baissé
depuis l'époque où M. Guérard faisait ces calculs (1).
Les Mérovingiens, qui succédèrent aux Wisigoths, frappaient
toujours le sou d'or, le semis, le triens ; mais leur monnaie ne
portait plus l'effigie impériale, à laquelle ils avaient substitué
la leur ; et ne contenait plus les mêmes proportions de métal
précieux. Au lieu de tailler 72 sous d'or à la livre, on en tailla
80, 82, 90; la valeur s'abaissa dans les mêmes proportions (2).
La seule monnaie d'argent était le denier, appelé aussi saïga.
Le sou d'or comprenait 40 de ces deniers. Le sou d'argent,
qui était une monnaie de compte purement nominale, valait
12 deniers. Chacun de ces deniers avait un poids réel moyen de
21 à 22 grains. Le denier valait, suivant M. Guérard, 2 fr. 25
de notre monnaie, et le sou d'argent 27 francs.
Le rapport de l'argent à l'or était de 12 à 1.
Les variations dans le poids et le titre de monnaies, qui
conservaient toutefois leur appellation nominale, apportaient le
plus grave préjudice aux opérations commerciales.
(1) Guérard. Polyptique d'hminon.
(2) De Pétigny. lier, numismat., '185'!, p. 113. — -I854, p. 373 et ss.
— 113 —
L'altération s'étendait non seulement à la monnaie d'or, mais
à la monnaie d'argent qui était celle usuelle dans les petites
transactions. Le denier d'argent devait être la 240e partie
du poids d'une livre d'argent, soit 1 gramme 36. Le type de
ce denier mérovingien aurait été la pièce romaine appelée la
siliqua, dont la valeur intrinsèque légale serait l'équivalent
de quarante-neuf de nos centimes, mais qui n'en représentait
plus que quarante-deux. Certains deniers avaient été réduits h
ne plus avoir que 40, 30 et même 18 pour 100 d'argent.
Une des causes de cette altération des monnaies, c'est que
les rois mérovingiens n'étaient plus les gardiens sévères du
droit régalien de les fabriquer. Ce droit avait été concédé à
des ducs et à des comtes, à des évêques, à des villes, ou usurpé
par eux. Une autre cause, c'est que les membres de l'ancienne
corporation des monétaires frappèrent des pièces en leur propre
nom. Ce nom était devenu la seule garantie de fabrication. Ces
monétaires, ou monnayeurs, étaient des officiers publics qui
travaillaient non seulement pour le Trésor, mais pour les par-
ticuliers possesseurs de matières d'or et d'argent.
MM. Lelewel, de Longpérier, Barthélémy et d'autres ont
publié de longues listes de monétaires et de villes où des
monnaies ont été frappées sous les Mérovingiens.
Les pièces mérovingiennes frappées à Bordeaux sont repré-
sentées dans les collections par plus de soixante échantillons de
sous d'or. Nous ne parlons pas de certaines pièces portant le nom
de Metulium qu'on avait d'abord attribuées au Médoc, et qui
appartenaient à Melle, en Poitou.
Venuti, Lelewel, Jouannet, ont décrit plusieurs de ces pièces.
Jouannet regrette qu'une centaine de pièces mérovingiennes,
trouvées en 1810 dans les substructions du palais de FOmbrière,
n'aient pas été sauvées du creuset de l'orfèvre. M. Camille
Jullian dit que les pièces frappées à Bordeaux lui semblent trop
barbares pour être placées ailleurs que dans la dernière période
mérovingienne, vers la fin du vne siècle.
M. Ponton d'Amécourt a pesé plusieurs triens faisant partie
de sa collection ; leur poids varie de 1 gr. 05 à 1 gr. 55.
On ne connaît que trois deniers d'argent de Bordeaux.
Toutes ces pièces portent en face le buste ou la tête avec
diadème, et au revers la croix ancrée. Le nom de Bordeaux est
à la face, celui du monnayeur au revers.
— 114 —
Les monnaies signées du monnayeur Betto portent le nom
de l'église de Bordeaux (1).
L'ancien Cabinet royal des Médailles renferme des triens
bordelais qui ont été publiés par Combrouse en 1839 et 1843.
Il en existe quarante-cinq. — Barthélémy, Cartier, Ponton
d'Amécourt,Péry, Emile Lalanne, nous font connaître dix-huit
noms de monnayeurs.
La ville de Bordeaux ne possède aucun de ces types.
Bordeaux eut-il un atelier monétaire après l'époque méro
vingienne? M. Camille Jullian pense que le monnayage s'in-
terrompit à Bordeaux pour ne reprendre que sous Louis
le Débonnaire.
Cette interruption ne nous parait pas justifiée.
Nous ne connaissons pas, il est vrai, de spécimens frappés
par les premiers ducs héréditaires d'Aquitaine et de Toulouse,
par Boggis et Bertrand, par le célèbre Eudes et par Hunald;
mais leur successeur, le duc indépendant d'Aquitaine, qui,
comme ses aïeux, continua la lutte constante commencée
contre Charles Martel, contre Pépin, contre Charlemagne,
et fut vaincu par ce dernier, faisait frapper à Bordeaux une
monnaie dont M. de Longpérier assure qu'il existe encore
quelques types (2). Il est probable que ses prédécesseurs
avaient eux aussi fait faire la même fabrication dès l'époque
mérovingienne, et qu'elle fut en usage même après la défaite
de Waïfer et la conquête du pays par Charlemagne.
Ce qui rend probable l'existence de cette frappe féodale à la
fin de l'époque mérovingienne, c'est qu'il existait .déjà, à cette
époque, des monnaies ecclésiastiques à Bordeaux.
Elles étaient frappées au nom d'églises et d'abbayes par
les prélats, et auraient eu pour origine, suivant Lelewel, le
don ou octroi du roi; cette monnaie épiscopale ou abbatiale
n'avait pas été dans le commencement fondue ou forgée
au nom des évêques ou des abbés, mais au nom de leur
église.
Un petit nombre de pièces mérovingiennes, dont le type ne
diffère pas d'ailleurs des autres pièces de cette époque, a été
signalé par M. C. Jullian; elles sont marquées, les unes au
(1) C. Jullian, p. 69.
(2) Revue numismatique, 1858, p. 231.
— 115 —
nom de l'église de Bordeaux et les autres au nom de l'église
Saint-Étienne.
Il est certain que le nom de l'église de Bordeaux désigne la
cathédrale de cette ville, et plusieurs écrivains expliquent que
la monnaie frappée au nom de l'église Saint-Étienne portait ce
nom parce que, suivant une ancienne tradition, l'église Saint-
Étienne, et plus tard l'église Saint-Seurin qui lui aurait succédé,
aurait été l'église primitive et la première cathédrale de
Bordeaux.
Quoi qu'il en soit des controverses relatives au point de savoir
si cette tradition est bien ou mal fondée, ces pièces forment les
premiers témoignages de l'existence d'une monnaie épiscopale
frappée par l'évèque de Bordeaux à l'époque mérovingienne.
Plus tard, nous verrons l'église de Bordeaux, non plus frapper
elle-même, mais recevoir des ducs d'Aquitaine une large part
dans les bénéfices obtenus de cette fabrication par ces ducs.
Les désordres relatifs aux monnaies, qui signalaient la fin
de l'époque mérovingienne, amenèrent des réformes qui furent
ordonnées par Pépin et Charlemagne. Les ordonnances de
Pépin n'eurent pas d'effets en Aquitaine, alors sous la domi-
nation indépendante de ses ducs; mais il en fut autrement de
celles de Charlemagne après qu'il eut soumis la contrée et qu'il
l'eut érigée en royaume pour son fils Louis.
L'Aquitaine était alors remplie, concurremment avec les
monnaies locales, de pièces arabes, ainsi que le constate
Théodulfe, l'envoyé de Charlemagne dans le midi de la Gaule.
Les réformes de Charlemagne étaient nécessitées, non
seulement par l'altération et le décri des monnaies en circu-
lation, mais aussi par la variation du rapport entre l'or et
l'argent qui, de 1 à 12, était devenu de 1 à 15. De sorte
que pour payer 1 sou d'or, pesant au poids de nos jours
4 grammes 495 d'or pur, il ne suffisait plus de 40 deniers
d'argent, qui pesaient 54 grammes 40 en argent fin; mais il
fallait donner 50 deniers, pesant 68 de nos grammes (1).
Charlemagne trouvait, comme étalon monétaire adopté, le
grain, c'est-à-dire le poids d'un grain de blé. La livre romaine,
alors encore en usage, pesait 6,144 grains, 327 de nos grammes ;
Charlemagne la porta à 7,680 grains, 409 de nos grammes; si
(1) Pigeonneau. Hist. du Commerce, t. I, p. SB.
— 116 —
toutefois il ne se borna pas à consacrer légalement cette augmen-
tation de poids, qui était probablement déjà passée en usage.
On tailla 20 sous dans la livre d'argent, et 240 deniers,
chaque sou valant 12 deniers; on lit aussi des demi-deniers.
Le denier, pesant 31 à 32 grains, soit 1.70 de nos grammes,
aurait en notre monnaie une valeur intrinsèque métallique de
0 fr. 387 et, en valeur réelle, suivant les calculs de M. Guérard.
3 fr. 50. Le sou de 12 deniers vaudrait donc actuellement
42 de nos francs, et la livre de 20 sous, 840 francs.
Charlemagne essaya d'établir dans son empire l'unité des
monnaies et celle des poids et mesures. Ces tentatives étaient
prématurées et n'aboutirent pas. Il en fut de même de celles de
f.harles le Chauve en 864. Les ordonnances de ces souverains
ne furent pas exécutées (1).
Les successeurs de Charlemagne, Louis le Débonnaire,
Pépin, Charles le Chauve, tirent frapper des monnaies en
Aquitaine. On connaît de ces princes des deniers d'argent
frappés en leur nom et portant au revers le mot Aquitania ou
Equitania. Gariel cite des monnaies de Louis le Débonnaire
portant la marque de BURDIGALA et le nom de HLODOYICYS
IMP. (2) ; des pièces problématiques ont été signalées au nom
de l'empereur Lothaire (840-865) ; Charles le Chauve, par
l'édit de Pistes en 845, avait fixé le nombre des ateliers
monétaires. Le nom de Bordeaux n'y figure pas. Cependant le
duché d'Aquitaine ou comté de Poitiers avait des ateliers
monétaires à Poitiers, Niort, Saint-Jean-d'Angély et Melle.
Gaston Centule, comte de Béarn, frappait des monnaies d'or,
d'argent et de cuivre à Morlaas, en 940.
Nous retrouvons les monnaies féodales d'Aquitaine des ducs
Sanche et Guillaume.
On sait, dit M. Jouannet, qu'au ixe siècle le comte Sanche, et
après lui le père du duc Guillaume le Grand, firent don à l'évêque
de Bordeaux et à son chapitre du tiers des bénéfices que la ville
retirait du monnayage. Voyez, ajoute-t-il, cette charte clans le
Commentaire de la coutume d'Anjou, 1. I, p. 65 (3). O'Reilly
(I ) « Incipit Rex ordinare ut in toto regno nisi unira mensurà vini et blaedi et
omnium ventibilium et emptibilium. Proposuit etiam idem Rex, ut in toto regno
omnes monetae ad unicam redigerenlur. » — Y. Cliéruel, t. II, p. S 15.
(2) E. Gariel. Les Monnaies royales de France. Paris. 1883, p. 174.
(3) Jouannet. Statut., p. 283.
- 117 —
attribue cette fondation au commencement du xie siècle (1).
Tous les deux sont dans l'erreur sur divers points, notamment
sur la date et sur le nom du donateur.
Les chartes originales existent aux Archives du départe-
ment (2).
La première est de Sanche. Elle commence par exposer la
nécessité d'apporter à l'église Saint-André les ressources dont
elle a besoin : « C'est pourquoi, ajoute-t-elle,moi Sanche, prince
» de Gascogne et de Bordeaux par la volonté de Dieu tout puis-
» sant et par le droit héréditaire de ma famille, comteet seigneur,
» ... je concède à l'église de Bordeaux dédiée au bienheureux
André apôtre, laquelle a reçu autrefois les dons des anciens
» rois Charles, Louis et Pépin, savoir : la tierce partie de ma
» chambre soit de la monnaie, et tous les droits de tonlieu...
» Cette charte fut remise au seigneur Gotfred, vénérable évèque
» de cette église. »
Cette charte n'est pas datée, mais la date est facile à établir :
Sanche devint comte de Bordeaux et duc de Gascogne en 1010.
f
Ohiénard place sa mort en 1032. D'autre part, Gotfred a été
archevêque de Bordeaux de 1027 à 1047 ; c'est donc entre 1027
et 1032 qu'il faut placer la date de cet acte.
Cette charte fut confirmée peu d'années après par Bérenger,
petit-fils et successeur de Sanche. Cette confirmation n'a pas de
date, mais Bérenger étant devenu duc de Gascogne en 1032 et
étant mort en 1036, c'est entre ces deux dates qu'il a confirmé
la donation. La charte est d'ailleurs la reproduction à peu près
textuelle de celle de Sanche (3) .
La donation au chapitre Saint-André ne fut donc pas faite,
(1) O'Reilly. Eut. de Bord., t. I, p. 311.
(2) Arch. du départ., série G, Chap. Saint-André, 334, carton.
» Gum divinae misericordiae largitas.... Quà propter Ego, Sancius, Vasconiae
ac Burdigalensis princeps, Dei onmipotentis metu ac hereditario jure parentorum
meorum cornes et dominus,... concedo Burdigalensis ecclesiae beatissimi Andreae
apostoli dedicalae, quam ab antiquissimi regibus Carolo videlicetrac^Lodoico seu
l'epino habitam, videlicet tertiam parlera meae kamerse seu monetae, sive omnium
teloneorum... Hanc cartam in memore perpétua conservandam. Datum in manu
domini Gotfredi ejusd. ecclesiae venerabilis Episc. <>
(3) « Cum divinae misericordiae largitas... Quà propter Ego, Berengerius, cornes
Vasconiae ac Burdigalensis princeps... videlicet tertiam partem meae camerae seu
monetae... datum in manu Godefridi, ejusd. eccles. vener. Episc. » Arch. G. 334
carton.
— 118 —
comme le dit O'Reilly, par Guillaume le Grand , comte de
Poitiers, au commencement du xie siècle; mais parSanche. A la
fin de ce xie siècle, après la confirmation faite par Bérenger,
elle fut confirmée de nouveau, et dans les mêmes termes, par
Guillaume VII dit le Vieux, ixe du nom, duc d'Aquitaine
depuis 1086, et qui mourut en 1127. Cet acte ayant été remis
entre les mains d'Amat, archevêque de Bordeaux, qui occupa le
siège de 1088 à 1 101 , c'est entre ces deux dates qu'il faut placer
celle de la confirmation de la donation faite plus d'un demi-
siècle auparavant (1).
« Et, dit le duc Guillaume, pour que cette concession soit
» ferme, inviolable et permanente dans la succession des temps,
» je l'ai confirmée de ma propre main par apposition du signe
» de la croix dominicale, je l'ai corroborée par le sceau de
> notre autorité, et j'ai déposé cette charte ou ordonnance sur
» l'autel de Saint André. J'ai alors donné à Pierre, doyen,
» et à Ayquem, archidiacre, le baiser de paix en présence
» du seigneur Amat, archevêque de Bordeaux et légat du
» Pape. »
C'est sur l'autel même de Saint André, où le comte avait
déposé l'acte, que son chapelain Bérenger imprima le sceau.
Les ducs d'Aquitaine et de Gascogne, comtes de Poitiers
et .de Bordeaux, faisaient donc depuis longtemps dans leur
chambre des monnaies fabriquer des pièces de métal à Melle
et à Bordeaux. Il existe des types de Sanche Guillaume (984);
de Bernard Guillaume (1052-1086); de Guillaume III (1086-
1127); on connaît les hardits de Guienne portant le nom de
Guileumo et Guilimo en légende, et dans le champ d'un double
cercle, tantôt trois croix et le croissant, tantôt quatre croix; au
revers la croix pattée entourée d'un double cercle, avec la
légende Burdegala. Mais de tous ces ducs qui ont porté le nom
(I) La charte de Guillaume a été publiée dans le Commentaire sur la coutume
d'Anjou. Chopin, liv. I, p. 65, édit. Paris 1635, et par Hiérosme Lopès, Église
de Saint-André, p. 365. L'original est aux Arch. du départ., G, 334 carton.
Il commence comme les chartes précédentes : « Cum divinse misericordiae
largitas... » Il parle des bienfaits dus aux anciens rois Charles, Louis et Pépin.
Il confirme à l'église : « Quidquid ei cornes Sancius et pater meus Guillelmus,
ac reliqui successores comités dederunt ac concesserunt, scilicet tertiam parlera
cameree seu monetœ,sive etiam omnium teloneorura et... admensain canonicorum
tradimus et concedimus atque perpetuo jure donamus. »
— 119 —
de Guillaume, lesquels ont fait frapper ces hardi t s d'argent
et de cuivre ?
Un de ces deniers d'argent, cité par Cleirac, Venuti et
Jouannet, nous donne le dernier type de la monnaie bordelaise
à la fin de l'époque dont nous nous occupons, c'est-à-dire au
moment où le duché d'Aquitaine va devenir le patrimoine des
rois anglais; à la face il porte la croix pattée au milieu d'un
cercle en grenetis avec la légende Lodoicus ; au revers une
croix entre les bras de laquelle sont trois anneaux et un
croissant, et pour légende : Leonora. Ce sont bien les noms
de Louis le Jeune et d'Éléonore; le croissant est la marque de
Bordeaux.
Toutes ces monnaies accusent d'ailleurs une dégénérescence
continue. Le module diminue, le flan s'appauvrit, pendant que
le titre s'altère de plus en plus.
Première Époque. — LE CABOTAGE
LIVRE DEUXIEME
Deuxième période. ÉPOQUE ANGLAISE
Première Époque. - LE CABOTAGE
LIVRE DEUXIÈME
Deuxième période. — ÉPOQUE ANGLAISE
AVANT-PROPOS. — Division du sujet.
CHAPITRE Ier. — Situation générale.
Art. lor. — Histoire générale de la contrée.
§1. Principaux événements.
§ ï. Nouvelles relations commerciales.
Art. 2. — Aspect du pays et institutions.
1 1. La campagne.
| 2. La ville.
Art. 3. — Libertés et prohibitions commerciales.
CHAPITRE II. — Conditions auxiliaires du commence.
Art. 1er. — Juridiction commerciale.
Art. 2. — Monnaies.
Art. 3. — Appréciation du prix des marchandises.
Art. 4. — Banquiers, changeurs, courtiers, foires.
Art. 5. — Budget de la ville.
CHAPITRE III. — Commerce intérieur.
Art. 1er. — Voies de communication par terre et par eau.
Art. 2. — Articles divers du commerce intérieur.
Art. 3. — Culture de la vigne et commerce du vin à l'intérieur
CHAPITRE IV. — Commerce extérieur.
Art. 1er. — Navigation maritime et législation maritime.
Art. 2. — Importations.
Art. 3. — Exportations.
| 1. Articles divers.
§ 2. Vins.
| 3. Les vins de Bordeaux en Angleterre.
Voir la table-sommaire à la fin du volume.
AVANT-PROPOS
DIVISION DU SUJET
Nous avons indiqué l'état des relations commerciales de
Bordeaux dans cette première partie de son histoire, que nous
avons appelée celle des origines. Nous abordons une seconde
période pendant laquelle se développe la navigation de grand
cabotage, et qui doit recevoir le nom d'époque anglaise.
Pendant trois siècles, de 1152 à 1453, le duché d'Aquitaine a
appartenu à titre héréditaire aux rois d'Angleterre, descendants
d'Éléonore. Pendant ce long espace de temps, les rois d'Angle-
terre ont été les maîtres, non seulement de l'Aquitaine, niais
d'une grande partie de la France ; à partir du règne des Edward
les rois d'Angleterre prennent le titre de rois de France et
revendiquent la France entière comme leur héritage.
C'est au milieu des vicissitudes de cette guerre, à peine
interrompue par des trêves ou des paix de courte durée, qu'il
faut étudier la marche et les progrès du commerce.
Nous diviserons notre étude en quatre chapitres :
Dans le premier, nous nous occuperons de la situation
générale; nous indiquerons les principaux événements histori-
ques dont l'influence a modifié les conditions du commerce; en
second lieu, nous étudierons à vol d'oiseau l'aspect général de
la contrée et les conditions de la vie dans les campagnes, où
vivent les producteurs agricoles, dans les villes où habitent les
commerçants ; entrés dans la cité, nous essaierons de donner
un croquis de son administration, de ses édifices, de ses habi-
tants ; d'en reproduire le mouvement et la vie. Nous terminerons
ce chapitre par l'examen des dispositions économiques générales
relatives aux libertés ou aux prohibitions du commerce.
— 124 —
Dans le chapitre II, nous passerons en revue quelques condi-
tions auxiliaires de la vie commerciale : en premier lieu, la
juridiction; en deuxième lieu, les monnaies; en troisième lieu,
l'appréciation du prix des marchandises; en quatrième lieu,
les changeurs, les banquiers, les courtiers, les jaugeurs, les
foires; enfin, cinquièmement, le budget de la ville.
Ces généralités connues, nous abordons, au chapitre III, le
commerce intérieur. Nous nous rendons compte des voies de
communication par terre et par eau, des péages et obstacles
aux communications. Nous étudions quelques articles du
commerce intérieur, et nous consacrons au vin notre troisième
article. Il se divise en deux paragraphes traitant l'un de la
culture de la vigne, l'autre de la consommation et de la vente
locale du vin.
Le chapitre IV traite du commerce extérieur. Il se divise en
trois articles : le premier relatif à la navigation maritime et
à la législation maritime; le second aux importations, et le
troisième aux exportations; ce dernier se divise en trois para-
graphes, traitant l'un des marchandises diverses et les autres
consacrés au vin.
Nous avons essayé de mettre dans notre travail l'ordre et la
clarté.
Disons un mot des documents dont nous nous sommes servi.
Nous distinguons ces documents en deux catégories : ceux
imprimés et ceux manuscrits. Les principaux documents
imprimés sont : 1° le Recueil de Thomas Rymer; 2° le Cata-
logue des Rôles gascons de Thomas Carte; 3° le Livre des
Bouillons; 4° le Livre des Privilèges; 5° le Livre de la Jurade.
Il est à remarquer que très souvent le même document est
reproduit dans ces divers recueils.
Les Archives historiques de la Gironde nous ont aussi fourni
de nombreux documents. Nous avons emprunté plusieurs de
ceux publiés par M. Jules Delpit dans le Manuscrit de Wolfen-
buttel et dans les Documents français qui se trouvent en
Angleterre. Quant à M. Francisque Michel, il a donné dans son
Histoire du Commerce et de la Navigation un nombre consi-
dérable de textes copiés sur les Rôles gascons. Nous avons
patiemment analysé et classé tous ces textes, mais nous n'avons
fait usage que d'un très petit nombre d'entre eux. Nous en
avons en effet considéré la plupart comme inutiles, parce que
— 125 —
nous les avions dans les recueils de Rymer, de Carte ou des
Bouillons; comme incomplets presque toujours, inexacts sou-
vent, et enfin ' ne se rapportant presque jamais à une idée
générale et ne mentionnant que des cas particuliers, et sans
importance historique. Nous avons eu le plus grand soin,
toutes les fois que nous avons employé un document nous
venant de M. Michel, de citer celui-ci comme notre autorité.
Nous avons trouvé dans les bibliothèques les écrivains qui ont
traité de l'histoire générale et de l'histoire locale : parmi ceux-
ci nous avons consulté les Chroniques bordelaises, Elie Vinet,
l'abbé Venuti, dom Devienne, l'abbé Baurein, Guilhe, Rabanis,
Bernadau, Sabathier, Jouannet, Ducourneau, O'Reilly, Léo
Drouyn, Delpit, Bachelier, Francisque Michel ; parmi ceux-là
Blanqui, Depping, Ducange, Duesberg, Guizot, Leber, Pigeon
neau, Amédée et Augustin Thierry, Schérer et d'autres encore.
Aux Archives départementales, nous avons puisé des docu-
ments très nombreux et inédits dans la série C, et surtout
dans la série G où se trouvent les papiers et les parchemins
des communautés religieuses, et notamment les comptes de
l'archevêché.
PREMIÈRE ÉPOQUE
LE CABOTAGE
DEUXIÈME PÉRIODE
ÉPOQUE ANGLAISE
CHAPITRE PREMIER
Situation générale.
Article premier. — Histoire générale de la Contrée.
| 1er. PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS.
Les populations qui habitaient entre les Pyrénées, la Garonne
et l'Océan, de race ibérique, séparées par le fleuve des popula-
tions de race gauloise, avaient toujours été jalouses de leur
indépendance et de leur liberté. Les Aquitains ne s'étaient pas
soumis sans résistance à la domination romaine dont l'aigle
enserrait l'univers alors connu ; et, même quand ils furent
soumis, ils n'avaient pas abdiqué leur nationalité. Après le
déchirement de l'Empire, les barbares envahisseurs n'avaient
pas chassé les habitants et ne les avaient pas dépouillés du sol.
Les Wisigoths n'avaient guère occupé que les domaines publics,
et après leur défaite avaient abandonné le pays. Ravagée, pillée
par les rois franks, lorsque les farouches guerriers germains
se retiraient, emportant leur butin, l'Aquitaine appauvrie et
blessée ne conservait pas sur son sol ces vainqueurs passagers,
et se relevait dans sa passion d'indépendance, comme se relève
l'herbe des prairies un moment foulée par les pieds de l'étranger.
Rudement conquise par Pépin et Charlemagne, elle avait toute-
fois formé un royaume distinct, et n'avait pas tardé, dès l'appa-
rition du régime féodal, à reprendre, sous ses ducs héréditaires,
une autonomie chèrement achetée.
Après le mariage de leur duchesse Aliénor avec le roi de
France, les Aquitains n'avaient subi qu'à regret l'administra-
— 128 —
tion des officiers royaux, et lorsqu'après le divorce, le nouvel
époux de leur souveraine fut le roi d'Angleterre, ils virent avec
joie s'éloigner de leurs villes et de leurs châteaux les hommes
d'armes et les baillis français ; mais ils ne tardèrent pas à
trouver dur de les voir remplacer par les hommes d'armes et
les sénéchaux anglais, normands ou poitevins.
Les Bordelais auraient voulu n'appartenir ni au roi de
France ni au roi d'Angleterre, mais à eux-mêmes, comme du
temps de leurs comtes et de leurs ducs, et s'ils préféraient le
roi d'Angleterre, c'est que celui-ci était plus éloigné. Quand il
était aux prises avec le roi de France, qui regrettait cette belle
province si impolitiquement perdue, quand il était en lutte
avec ses fils et son épouse, ils s'écriaient : « Réjouissons-nous!
» Réjouissons-nous! Le sceptre du roi du Nord s'éloigne de
» nous. » Et, prenant parti dans les querelles d'Aliénor contre
le roi étranger : « Reviens parmi nous, disaient-ils à la fille de
» leurs anciens ducs; reviens, pauvre captive. Le roi du Nord
» te tient emprisonnée; élève ta voix comme une trompette
» retentissante : tes fils t'entendront, ils voleront vers toi, et tu
» retrouveras la patrie de tes ancêtres (1). »
Cependant, les Bordelais n'avaient pas toujours eu à se
plaindre de leur nouveau duc, Henri Plantagenet. Ce prince,
dans une charte qui n'est pas venue jusqu'à nous, rétablit, dit
Jouannet, les antiques franchises de Bordeaux et des autres
villes de l'Aquitaine (2). Selon nous, il confirma l'état de choses
qui datait de la domination romaine et qui s'était conservé
jusqu'alors. Il reconnut à la cité le droit de se gouverner elle-
même par des magistrats élus; le droit d'administrer les biens
communaux, de créer des taxes et impôts, d'avoir une juri-
diction indépendante, d'exercer des droits de police, de n'être
assujettie à aucun subside, s'il n'était librement consenti par le
peuple dans son assemblée; enfin, de se protéger elle-même
par sa milice armée.
Cette charte confirma les privilèges de Bordeaux, mais elle ne
les créa pas. C'est la première reconnaissance de ces droits par
les rois d'Angleterre, et c'est à ce titre qu'elle fut proclamée
comme la loi constitutionnelle de Bordeaux, par les successeurs
(1) Richard de Poitiers. Recueil de D. Bouquet, t. IX.
(2) Jouannet. Statist. de (a Gir., t. I, p. 196.
— 129 —
d'Henri II, dont les chartes en rapportent toutes l'établissement
à ce prince.
Nous sommes porté à croire que cette charte doit être à la
date de décembre 1156, parce qu'à cette époque, Henri et
Aliénor vinrent passer les fêtes de Noël à Bordeaux, où ils
reçurent les hommages du clergé, de la noblesse et des citoyens
et bourgeois. L'hommage du vassal au seigneur était ordinai-
rement accompagné de la reconnaissance par le seigneur des
droits que pouvait avoir le vassal.
Le duc et la duchesse d'Aquitaine allaient aussi apporter des
modifications importantes aux lois maritimes conservées dans
les Roolles cVOléron, et tenter de prohiber le droit odieux de
naufrage ou d'avarech sur toutes les côtes d'Aquitaine, comme
sur celles de leurs autres possessions (1).
Mais, d'autre part, Henri II, pour soutenir ses guerres contre
le comte de Toulouse, contre ses enfants et contre le roi de
France Philippe-Auguste, avait besoin de soldats d'un service
moins restreint que celui des seigneurs et tenanciers qui ne lui
devaient le service militaire que pendant quarante jours. Henri
remplaça ce service par un impôt de 3 francs par fief de
chevalier (2).
Alors accoururent de toutes parts des aventuriers recherchant
moins la solde, souvent mal payée, que le pillage. Les désordres
de ces mercenaires, les exactions des officiers royaux, avaient
causé en 1165 une révolte; les insurgés avaient tué le sénéchal
du roi, le comte de Salisbury, et s'étaient offerts au roi de
France : trop faibles, non secourus, ils durent se soumettre.
Le temps était d'ailleurs peu propice aux paisibles spécu-
lations du commerce. Les barons aquitains tiraient volontiers
l'épée et ne respiraient que l'indépendance et la guerre. Ils
suivaient les conseils que donnait dans ses chants le châtelain
d'Hautefort, Bertrand de Boni, le troubadour guerrier, animé
de l'amour de la patrie et de l'ardeur des combats, et que Dante a
placé dans l'enfer pour avoir donné des conseils de révolte au
fils du roi Henri II (3).
(<) Rymer, 1226, t. I, f° 227.
(2) Hume. Hist. de la maison de Plantagenet, in-4°, p. 37o.
(3) « Sappi ch'io son Beltram dal Bornio, quelli
» Che al re Giovane diedi i ma' consigli. »
Dante. Inferno, xxvui.
— 130 -
Richard, qui porta plus tard le surnom de Cœur-de-Lion,
avait reçu l'Aquitaine du roi son père. Devenu roi d'Angleterre
à la mort de celui-ci, et avant de quitter Bordeaux, il résolut de
mettre un peu d'ordre et de tranquillité dans la contrée. Il
réunit dans une assemblée l'archevêque, le grand sénéchal, les
principales autorités, le clergé, les barons, les chevaliers et les
bourgeois de Bordeaux, le 3 avril 1189; et, sur leur avis, il
rendit une ordonnance qui avait pour but de réprimer les
désordres, et qui porta le nom de Règlements du roi Richard.
Les barons devaient vivre en paix entre eux, et ceux qui
troubleraient cette paix être punis. Les officiers du roi, s'ils
se rendaient coupables d'exactions ou de cruautés, étaient
menacés de la confiscation de leurs biens, et même d'être
réduits en servitude. Des dispositions étaient prises pour pro-
téger la personne et les biens des cultivateurs : « Quiconque
» entrera dans la vigne d'autrui et y prendra un raisin paiera
» cinq sous ou perdra une oreille (1). »
Richard ajouta de nouvelles et sages dispositions au recueil
des lois et usages maritimes connu sous le nom de Roolles
d'Oléron, dont nous venons de parler.
Peu après, Richard partait avec le roi Philippe-Auguste pour
la croisade en Orient, ces deux princes entraînant avec eux la
fleur de la noblesse de France et d'Aquitaine. Nous examinerons
plus tard l'influence que ces croisades lointaines purent exercer
sur le commerce international.
Mais la croisade contre les Albigeois, contre les Français de
la Provence, eut les conséquences les plus désastreuses pour ces
malheureuses contrées et pour le commerce. Attirés par l'espoir
du butin, les chevaliers et les routiers du Nord et ceux du Bor-
delais envahirent les possessions du comte de Toulouse. Les
croisés, qui partirent de Bordeaux sous le commandement de
l'archevêque, marquèrent par le sang et par le feu leur passage
à travers la contrée. Avant de rejoindre Simon de Montfort à
Béziers, ils ravagèrent une partie du Périgord, du Bazadais et
de l'Agenais; ils détruisirent le château de Gontaut, les villes
de Tonneins et de Casseneuil, massacrèrent les Juifs, et allèrent
promener leur épée sanglante et leurs torches incendiaires
dans le Languedoc et la Provence.
(1) Archives de Saint-Seurin. D. Devienne, p. 29.
— 131 —
Où trouver les traces de la prospérité commerciale à cette
époque de misère générale et universelle?
La guerre contre le roi de France avait recommencé. D'autre
part, les paysans, ne trouvant plus leur subsistance dans les
champs, dont la culture était abandonnée, se réunissaient en
troupes, s'armaient tant bien que mal, et devenaient pillards à
leur tour. On les appela les pastoureaux. Leycester les écrasa.
« On trouverait à peine, écrivaient au roi d'Angleterre Henri III,
» l'archevêque et le clergé de Bordeaux, le tiers des habitants,
» le reste étant mort de faim ou de misère, ou ayant été obligé
» de fuir sur un sol étranger. »
La famine désolait la contrée (1).
D'autres obstacles encore nuisaient au commerce.
Des luttes intestines divisaient la cité. Deux factions enne-
mies, que les rois d'Angleterre protégeaient tour à tour, les
Solers et les Colomb, se disputaient ardemment l'administration
municipale.
Lorsque le roi de France Philippe le Bel eut mis dans ses
mains la Guienne, du consentement du roi d'Angleterre Edouard,
mais par un artifice de procureur, il essaya de se concilier les
habitants par l'octroi de diverses faveurs. Il leur accorda la
charte qui porte le nom de Philippine. Il reconnaissait la
juridiction du maire et des jurats sur la ville, le port et la
banlieue. Plus tard, il accorda aux bourgeois de Bordeaux qui
ne seraient pas nobles de naissance le droit d'acquérir des fiefs
nobles, de porter des armoiries et la ceinture militaire, préro-
gatives de la noblesse. Il affranchit les hommes de corps et de
poëste, serfs du roi, et invita les seigneurs à affranchir les serfs
de leurs domaines.
Philippe restitua à Edouard, le 20 mai 1303, « ce riche pays,
» le royaume de Bordeaux », et reçut à Amiens l'hommage
de son vassal.
Les relations des Bordelais avec l'Angleterre pour la vente
des vins et l'achat des laines avaient continué à se développer,
malgré les interruptions du commerce avec les provinces
françaises. Nous voyons la ville de Bordeaux envoyer au roi
(1) Walsingham. Ypodima Neustriœ. p. 58. éd. de Londres 4574 : « Famés
admodùm magna invaluit in Gallià, maxime in partibus Aquitains, ilà ut homines
herbas campestres, sicut animalia?, eomederint. »
— 132 —
Edouard, à titre de don gratuit, mille tonneaux de vin, dont il
la remercia (1321).
Il n'est pas inutile de signaler, comme n'ayant pas été sans
importance pour le commerce de la Guienne, d'une part,
l'élévation au souverain pontificat de l'archevêque de Bordeaux,
Bertrand de Goth; de l'autre la destruction de l'ordre religieux
et militaire des Templiers.
Le nouveau pape, Clément V, tenait à Avignon sa cour
fastueuse, et des relations suivies ne tardèrent pas à s'établir
entre cette contrée et le Bordelais.
La destruction de l'ordre des' Templiers fut au contraire
fatale aux mouvements du commerce.
L'ordre du Temple, puissant et redouté des princes, établi
dans les principales contrées de l'Europe, possédait d'immenses
richesses. Il était à Bordeaux depuis 1159. Il faisait valoir ses
capitaux par la banque et par le commerce d'Orient, et avait
souvent servi de banquier aux souverains et notamment aux
rois anglais. L'histoire nous le montre prêtant à Jean-sans-
Terre, par son chancelier Richard de Marissis, les sommes
nécessaires pour la solde des chevaliers de Guienne auxquels
le prince avait mandé de venir en Angleterre avec armes et
chevaux pour ses guerres. En France, les Templiers avaient
servi de banquiers au roi saint Louis, à Blanche de Castille,
à Alphonse de Poitiers, à Robert d'Artois, et plus tard au roi
Philippe le Bel, qui leur devait des sommes considérables (1).
Établi en France, en Angleterre, comme dans les États
germaniques, en Aragon, en Portugal et en Italie, l'ordre
formait une sorte de hanse militaire qui exerçait une puissante
action sur le commerce de toutes ces contrées. Il exportait les
vins, les sels et les laines grossières du Bordelais et du Poitou,
pour la Flandre et l'Angleterre. Profitant de l'immunité qui
les couvrait pendant les discordes et les guerres qu'avaient
entre eux les princes de la chrétienté, les Templiers prêtaient
aux marchands leur pavillon neutre et respecté ; et, malgré les
défenses des rois de France et d'Angleterre, leurs navires
faisaient hardiment la contrebande, passant à travers les
(1) L. Delisle. « Mémoire sur les opérations financières des Templiers. » lïev.
historiq., mai 1889. — Revue des Questions historu/., juillet 1890. — Revue des
Deux-Mondes, 15 janv. 1891, eh. v; Langlois.
— 133 —
vaisseaux qui essayaient de bloquer les côtes maritimes
(1242) (1).
Les anciennes possessions des Templiers, confisquées après
la destruction de l'ordre, furent données aux chevaliers
hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui devinrent plus
tard les chevaliers de l'ordre de Malte. Ces chevaliers possé-
daient dans le Bordelais de nombreux domaines, et dans la ville
de Bordeaux elle-même, ils étaient propriétaires d'une grande
quantité de -maisons. Leurs revenus étaient considérables, et
ils les accroissaient encore par des opérations commerciales.
A l'exemple des Templiers, nous les voyons tantôt, banquiers
des rois et des princes, leur prêter des sommes considérables;
tantôt, profitant des guerres qui existaient presque constam-
ment entre l'Angleterre et la France, accorder aux marchands
des deux pays l'abri de leur pavillon.
Ces guerres allaient prendre une nouvelle énergie après la
mort de Charles le Bel. Le roi de France ne laissait pas
d'héritiers mâles. La couronne était réclamée à la fois par le
jeune roi d'Angleterre, Edouard, comme le plus proche parent
du roi défunt par représentation de sa mère, fille de Philippe
le Bel, et par Philippe de Valois, comme le plus proche parent
mâle.
Jusqu'à ce moment, les hostilités qui duraient depuis déjà
cent cinquante ans dans les possessions des rois d'Angleterre
sur le continent, n'avaient pas paru intéresser le sentiment
national des Anglais ; mais ce sentiment prit naissance quand
ils considérèrent la France tout entière, de la Manche aux
Pyrénées, de l'Océan à la Méditerranée, comme l'héritage
légitime de leur souverain, comme une magnifique annexe
aux îles Britanniques, comme un riche et splendide pays de
production et de consommation à exploiter commercialement.
La cour des pairs de France ayant reconnu les droits de
Philippe de Valois, cette décision amena une guerre qui dura
plus de cent ans.
On sait que les Anglais, après avoir remporté de magnifiques
victoires, à Crécy en 1346, à Poitiers où le prince de Galles fit
prisonnier le roi de France, à Azincourt; après avoir fait
couronner leur roi Henri V comme roi de France, et avoir
^1) Goujet. Hist. du Commerce de Niort.
— 134 —
occupé presque tout le royaume, se virent repoussés pied à
pied par les Français, sous la conduite de Jeanne d'Arc; et,
après avoir perdu leurs nouvelles conquêtes, furent enfin et
définitivement chassés même de leurs anciennes possessions,
et durent quitter la Guienne après la double prise de Bordeaux
en 1451 et 1453.
L'époque la plus brillante de la domination anglaise en
Guienne fut celle du Prince Noir. Edouard avait érigé la
Guienne en principauté, et en avait investi son fils, le prince
de Galles, à la charge de faire hommage au roi d'Angleterre
et de lui donner une redevance de une once d'or (1). Le prince
tenait à Bordeaux une cour fastueuse. « L'État du prince et de
» Madame la princesse était si grand et si étoffe, dit Froissard,
» que nul autre de prince ou de seigneur en chrétienté ne
» s'accomparait au leur (2). »
Sous le règne d'Edouard 111 et du prince de Galles, la
situation générale reçut d'importantes améliorations. Les
relations commerciales .furent encouragées, surtout entre
Bordeaux et V Angleterre; les droits sur les vins furent
diminués; le port de Bordeaux fut ouvert aux vaisseaux de
commerce pendant les trêves; les deux grandes foires franches
de Bordeaux furent concédées; le phare de Cordouan fut
construit ou reconstruit; des mesures furent prises pour
réprimer les abus des péages, du droit de bris et naufrages.
Lorsque la bataille de Castillon et la mort de Talbot mirent
fin à la domination anglaise en Guienne, les habitants et surtout
les commerçants de Bordeaux avaient contracté avec les Anglais
des relations d'affaires qui duraient depuis trois cents ans et
qui leur avaient été avantageuses. Ces relations, brisées par la
conquête, furent longues et difficiles à rétablir.
§ 2. — Nouvelles relations commerciales.
Avant d'entrer dans les détails particuliers de l'histoire du
commerce de Bordeaux lors de la période anglaise, nous devons
indiquer que cette époque fut caractérisée par la naissance
et le développement de nouvelles relations internationales.
(1) Cat. Rôles gascons, 1362, f° 454.
T) Froissard, 1. I, cil. cclv.
— 135 —
Durant les trois siècles pendant lesquels la Guienne obéit aux
mêmes souverains que l'Angleterre, durant ces trois siècles
de luttes incessantes contre la France, il s'opéra dans les popu-
lations de ces contrées un mouvement continu qui les fit sortir
de l'isolement où les avait parquées le régime féodal, leur apprit
à se connaître, les amena à échanger les produits de leur sol
et de leur industrie, et apporta de profondes modifications dans
leur commerce.
Des résultats analogues, mais bien plus énergiques encore,
furent dus à l'immense mouvement des croisades, qui assembla
les peuples catholiques de l'Europe, les fondit dans les mêmes
armées, et les entraîna vers les contrées de l'Orient par les
routes de terre et de mer.
Malgré d'effroyables malheurs, malgré des pertes énormes
d'hommes et de capitaux, les croisades ont amené peu à peu,
lentement, une évolution favorable à la civilisation et au com-
merce.
Trop d'historiens ont retracé le tableau de ces migrations
armées qui pendant près d'un siècle ont jeté l'Occident sur
l'Orient, pour que nous ayons à le refaire. Nous nous conten-
terons d'indiquer les traits principaux des changements que
les croisades apportèrent dans les relations commerciales de
Bordeaux avec les autres peuples, et dans la situation inté-
rieure de la contrée.
A l'intérieur, le départ des croisés produisit des effets
multiples.
Nous en avons déjà donné quelques indications.
Pour entreprendre ce long et aventureux voyage avec leurs
hommes, leurs armes, leurs chevaux et l'argent nécessaire
pour se procurer des vivres, les barons et les chevaliers
vendaient ou engageaient aux juifs leurs bijoux et leurs
terres. Un grand nombre d'entre eux ne revirent jamais la
patrie; leurs domaines passèrent aux mains des créanciers,
ou d'acheteurs qui acquéraient la noblesse en achetant la tour
féodale. Les barons affranchissaient les serfs à prix d'argent,
ou les emmenaient avec eux et les armaient; la confraternité
des armes, le partage des mêmes fatigues et des mêmes périls,
formaient des liens nouveaux. A Bordeaux, la puissance crois-
sante de la commune, la richesse naissante des bourgeois et
des marchands, amenaient une évolution sociale.
— 136 —
Sur les longues routes qui conduisaient à la Terre Sainte
par la Provence, par l'Italie, par l'Autriche, par la Bohême,
par Constantinople; sur les navires de la hanse teutonique, ou
sur ceux des Génois, des Pisans, qui partaient des ports de
la Méditerranée, les guerriers chrétiens, peuples du Nord,
Allemands, Flamands, Anglais, Français, Normands, Bretons,
Angevins, Gascons, Provençaux, Italiens, apprirent à se
connaître.
A la première croisade, les habitants des îles de l'Océan
parlaient une langue que n'entendaient point les habitants du
continent, même ceux de la côte. Pour montrer qu'ils étaient
croisés, ils mettaient deux doigts en signe de croix (1).
Les historiens des croisades nous ont peint avec de vives
couleurs l'étonnement de ces hommes différents de race, de
corps, de langage, de costumes, d'armes, de mœurs, et qui se
voyaient pour la première fois. Les croisés de Guienne, qui
partaient avec ceux du comte de Toulouse, ne différaient pas
moins des Français, disait un historien, que la poule diffère du
canard (2).
Parmi les croisés de la même nation, le baron, le chevalier,
les gens d'armes, sous la conduite du prince ou du roi, le
prêtre, le petit bourgeois, le serf, les vieillards, les femmes, les
enfants, les marchands, les juifs, les jongleurs, toute cette
foule qui suivait l'armée, réunis par les mêmes besoins et
les mêmes périls, animés par le même enthousiasme, se trou-
vaient pour la première fois avoir des pensées et des intérêts
pareils.
Un sentiment commun à tous ces peuples et à tous ces
individus faisait renaître l'ancienne confraternité des premiers
chrétiens. La communauté du sentiment religieux, ainsi que
celle des périls dans ces expéditions guerrières, avait rapproché
non seulement les chefs et les soldats de chaque nation, mais
encore des peuples différant entre eux par le langage et par les
mœurs. « Si un Breton, un Allemand, ou tout autre voulait- me
» parler, dit Foucher de Chartres, qui se trouvait à la première
» croisade, je ne savais pas lui répondre ; mais quoique divisés
» par la différence des langues, nous paraissions ne faire
(1) Guibert. Biblioth. des Croisades, t. I, p. 126.
(2) Raoul de Caën. Bibl. des Croisades.
— 137 —
» qu'un seul peuple, à cause de notre amour pour Dieu et de
» notre charité pour le prochain (1). »
En traversant les pays étrangers, et pendant leur séjour
dans la Terre Sainte, les croisés furent frappés des spectacles
nouveaux qui s'offraient à leurs yeux, comme de l'aspect, de la
langue, des vêtements, des mœurs des peuples avec lesquels ils
se trouvaient en relations d'amis ou d'ennemis. Les seigneurs,
qui avaient passé leur vie dans leur donjon isolé, étaient
aussi ignorants que les vassaux et la multitude qu'ils condui-
saient; pour la plupart, les prêtres qui avaient pris part à la
croisade n'étaient pas plus éclairés. Tous ces pèlerins armés
excitaient dans ces contrées étrangères le mémo étonnement
et la même curiosité qu'ils éprouvaient de leur côté.
L'ignorance des croisés peut se mesurer par celle d'un des
hommes les plus considérables, les plus lettrés et les plus
instruits de son époque, de l'ami de saint Louis, le bon sire
de Joinville, qui nous a laissé de si précieux mémoires sur la
croisade à laquelle il prit une part active. Il croyait naïvement
que le poivre, la cannelle et les autres épices venaient du
paradis terrestre, et qu'on les péchait dans le Nil, où elles
étaient apportées par les vents (2).
Les croisés virent pour la première fois la canne à sucre à
Tripoli, et la transplantèrent en Sicile dès le xne siècle. C'est de
Sicile que les Espagnols la transportèrent à Madère. D'autres
disent qu'ils la trouvèrent dans le royaume de Grenade, où
les Maures l'auraient cultivée. Un duc d'Anjou rapporta de
Jérusalem la prune de Damas; d'autres croisés rapportèrent
d'Ascalon les échalotes.
Une charte citée par Michaud, datée de 1204, et qui aurait
(1) Foucher de Chartres. Bibliotk. des Croisades.
(2) Joinville. Mémoires, éd. Ducange, 2e partie, p. 36.
« Quand celui fleuve entre en Egipte, il y a gens tout exprès et accoustumés,
» comme vous diriez les pescheurs des rivières de ce païs-ci, qui, au soir,
» jettent leurs reys au fleuve et es. rivières; et, au malin, souvent y trouvent
» et prennent les espiceries, qu'on vend en les parties de par deçà bien chiere-
» ment et au pois, comme cannelle, gingembre, rhubarbe, girofle, lignum aloës
» et plusieurs bonnes choses; et dit-on au pais que ces choses-là viennent de
» Paradis terrestre, aussi comme le vent abat es forets de ce pais, le bois sec ;
•> et ce qui chiet en ce fleuve l'eau amène, et les marchans le recueillent, qui
» le nous vendent au pois. »
— 138 —
été reconnue fausse, mais qui n'en constate pas moins une
antique tradition, attribue au marquis de Montferrat l'impor-
tation du maïs, qui fut longtemps appelé blé de Turquie (1).
Plusieurs inventions utiles nous vinrent aussi des croisades.
A Damas, dans plusieurs villes d'Egypte, à Tripoli, dans
quelques villes de la Grèce, existaient des métiers à tisser la
laine, la soie, le camelot. Le roi de Sicile Roger transporta le
mûrier à Palerme, y éleva des vers à soie et y installa des
filatures.
Les verreries de Tyr donnèrent aux Vénitiens le modèle de
leurs fabriques de verres et de glaces.
Les moulins à vent, peut-être connus dans certaines contrées
de l'Europe, ne Tétaient pas dans d'autres, qui en empruntèrent
l'usage aux Musulmans.
Le mouvement de la navigation ne reçut pas une moins
vive impulsion.
Les navigateurs de tous les pays se rencontrèrent dans la
Méditerranée. Les navires de Lubeck, de Brème et du Dane-
mark, longeant les côtes de l'Océan, entrèrent dans la Médi-
terranée, la traversèrent jusqu'à ses limites à l'orient, et y
rencontrèrent les Génois, les Pisans, les Vénitiens.
L'art de la navigation fit des progrès sensibles. Il fallut
agrandir les vaisseaux pour transporter ces multitudes de
pèlerins armés; on dut les rendre plus solides, et mieux
disposer les mâts, les voiles et les agrès.
Pour ces voyagres, beaucoup plus longs que ceux accou-
tumés, et visitant des contrées moins connues, les pilotes furent
obligés d'étudier plus attentivement la position et la configu-
ration des côtes et l'entrée des ports, afin d'éviter ces naufrages,
si nombreux lors des premières croisades que les malheureux
naufragés les attribuaient à la colère céleste.
On commença à se servir habituellement de la boussole.
Dans ce mouvement maritime les navires des mers du Nord
prirent une large part, et rivalisèrent entre eux pour leurs
relations avec les ports de l'Océan. Nous en voyons quelques-uns
arriver à Bordeaux.
Dès le commencement du xme siècle plusieurs villes de la
basse Allemagne s'étaient réunies pour la défense commune
(I) Michuud. Hist. des Crois., t. III, p. 631.
— 139 —
de leur commerce. Après de persévérants efforts, elles
parvinrent à un très haut degré de puissance et de richesse et
régnèrent en souveraines sur les mers du Nord.
Elles avaient d'abord à réprimer la piraterie, et à faire abolir
le droit de bris et naufrages, si funeste au commerce. Elles
avaient pris leur part, pendant les croisades, du mouvement
maritime de la Méditerranée. Sur l'Océan, comme sur les mers
du Nord, Cologne, Brème, Lubeck, Hambourg allaient obtenir
d'importants privilèges. Leur ligue prit son nom en 1360, à
Cologne, du vieux mot hanse qui signifiait association. Peu
d'années après, la hanse avait fait disparaître les nombreux
navires des pirates du Nord; elle avait fait renaître le droit
maritime et créé le commerce de la Baltique.
La hanse avait établi de nombreux comptoirs. Ceux qui
intéressaient Bordeaux étaient ceux de Londres et de Bruges.
Dans ces deux entrepôts la ligue hanséatique réunissait les
pelleteries, les bois, les chanvres, les goudrons du Nord; les
produits des mines, de l'agriculture, de l'industrie naissante
de l'Allemagne et de la Pologne ; les laines, les draps, les toiles,
les fers, les vins du nord et ceux du sud-ouest de la France; les
soieries, les épices de l'Italie et de l'Inde. Ces hardis négociants
tenaient entre leurs mains la plus grande partie du commerce
du monde alors connu. C'était par leur intermédiaire que
s'effectuaient les transports entre Bordeaux, l'Angleterre et la
Flandre.
Le commerce de l'Angleterre commençait à peine. Pendant
près d'un siècle après la conquête le baron normand et le thane
saxon, le vainqueur et le vaincu, se dressaient encore., frémis-
sants de haine, en face l'un de l'autre; plus tard le Saxon,
dépossédé du sol, tourna ses regards vers la mer, et s'appliqua
au commerce. Les rois anglais favorisèrent ce mouvement.
Ils accordèrent de nombreuses facilités aux marchands qui
leur apportaient des marchandises étrangères ou qui achetaient
les leurs, aux hanséates, aux Flamands, aux Bordelais. Nous
étudierons plus tard en détail les relations de Bordeaux et de
l'Angleterre.
La création des républiques italiennes du moyen âge con-
tribua à faciliter le développement du commerce de Bordeaux.
Ce n'est pas que le mouvement des marchandises se montrât
très considérable ; mais celui de l'argent avait une plus grande
— 140 —
importance. Ces fiers marchands, qui ne reconnaissaient que
la noblesse de laine et la noblesse de soie, n'avaient pas tardé
à y ajouter celle de banque. Ils étaient devenus les banquiers
de tous les rois de l'Europe. Les rois d'Angleterre, les Edouard,
les Henri, le prince de Galles, pour l'Angleterre comme pour la
Guienne, étaient débiteurs des Bardi, des Peruzzi, des banquiers
de Florence, de Sienne, de Milan, fie Lucques. Les banquiers
italiens s'étaient établis à Paris, à Rouen, à Cahors, à Bordeaux.
Ils faisaient concurrence aux Juifs, on les appelait les Lombards.
Ils étaient maîtres du change, et donnaient l'impulsion au
commerce. Nous aurons à en reparler.
Nous parlerons aussi des luttes des commerçants bordelais
avec la Cité de Londres, et de la protection que leur accordèrent
les rois d'Angleterre.
Mais auparavant nous entrerons dans le pays bordelais et
nous étudierons l'état des campagnes et de la ville.
Nous signalerons l'influence considérable sur le dévelop-
pement du commerce de l'Aquitaine de la puissance et de
l'indépendance politique de la cité de Bordeaux.
La cité, prise dans le sens de l'époque romaine, héritière, à
travers les âges, des traditions antiques, comprend la région
tout entière. Jalouse à l'excès de ses franchises et de ses libertés,
comme les républiques italiennes, comme les villes libres de la
hanse du Nord, comme Londres, la ville de Bordeaux forme,
elle aussi, une sorte de république n'ayant envers le pouvoir
royal que des liens purement politiques. Elle appelle à délibérer
sur les affaires publiques importantes, non seulement son
maire et ses jurats, mais divers conseils choisis comme eux à
l'élection : le conseil des Trente, celui des Trois cents, et quel-
quefois le peuple tout entier et les trois États de Guienne qui
traitent avec le souverain. La ville non seulement est maîtresse
de son administration, mais elle fait la paix et la guerre, lève
et commande ses troupes, envoie des ambassadeurs auprès des
seigneurs et des rois; à la tête de la confédération des villes,
ses filleules, elle conclut des traités, elle lève des impôts, elle
jouit, en un mot, de presque tous les droits de la souveraineté,
et ne dépend du pouvoir des ducs d'Aquitaine rois d'Angleterre
que sous des conditions très favorables, ne payant même
d'impôts nouveaux que si les trois États composés des prélats,
des nobles et des bourgeois, les ont consentis.
— 141 —
En opposition an mouvement de progrès et de civilisation
qu'offre cette époque, nous devons constater l'abus de cet état
politique d'indépendance où vivaient les seigneurs et les villes ;
la guerre incessante ; les péages établis sur chaque rivière et sur
chaque route; les marchands pillés par les seigneurs des
divers partis, par les gens de guerre, routiers, brabançons,
pastoureaux; les pirates attaquant les navires; les habitants
des côtes maritimes provoquant les naufrages. Les princes,
constamment préoccupés de suffire à leurs dépenses impro-
ductives, cherchent à augmenter les anciens impôts ou à en
créer de nouveaux; ils altèrent les monnaies; ils s'emparent
du monopole de telle ou telle marchandise, ils prohibent ou
permettent le commerce; persécutent et pillent les banquiers,
cahorsins, lombards ou juifs.
C'est à cette époque que, malgré la tendance générale du
commerce à multiplier les relations internationales, on voit
naître des erreurs économiques et financières dont nous
subissons encore en grande partie la pernicieuse influence. Les
prohibitions de commerce sont fondées d'abord dans le but de
s'isoler de l'ennemi, de le priver des ressources qu'il pourrait
tirer de l'achat des marchandises qui lui sont nécessaires ou de
la vente de celles qu'il produit; mais bientôt les prohibitions
revêtent un caractère nouveau, celui de réserver aux produc-
teurs nationaux le monopole de leur fabrication, ou de protéger
le commerce de telle ou telle marchandise par l'augmentation
de droits de douanes ou de coutumes, qui n'avaient été perçus
jusque là que dans un but purement fiscal, et qui devinrent un
instrument de lutte commerciale et réciproque entre les nations.
Le mouvement restrictif qui commence à s'accentuer porte
chaque État à s'isoler de plus en plus, engendre des ordon-
nances souvent contradictoires pour la prohibition ou l'entrée
de l'or et de l'argent, des grains et objets d'alimentation, des
tissus, des draps, des laines, des objets manufacturés; chaque
État veut se suffire à lui-même et se passer de l'ennemi, c'est-
à-dire de l'étranger.
— 142 —
Article 2. — Aspect du pays et institutions.
| 1er. LA CAMPAGNE.
Nous croyons intéressant pour l'histoire du commerce de ne
pas nous borner à une sèche nomenclature de marchandises
importées ou exportées, mais aussi de connaître la contrée qui
reçoit ou qui vend ces marchandises, les hommes qui sont les
auteurs et les instruments du mouvement commercial.
Nous allons donc jeter à vol d'oiseau un coup d'oeil rapide
sur les campagnes du Bordelais et sur la cité elle-même.
Dans les campagnes, couvertes de bois et de landes incultes,
la population était groupée par petits centres aux bords des
rivières et surtout auprès de la Garonne. De nombreux cours
d'eau, descendant des landes, se rendaient au fleuve en décou-
pant de petites vallées séparées par des collines peu élevées.
Le versant de l'Océan présentait une longue série de landes et
de bruyères semées de quelques bouquets de pins maritimes.
Les bords de la mer, couverts de dunes envahissantes, ne
formaient qu'une plage inhospitalière, redoutable aux marins.
Les eaux, privées d'écoulement, formaient au pied des dunes
une suite d'étangs et de marais parallèles au rivage et s'éten-
dant du nord au sud jusqu'au bassin d'Arcachon. D'autres
marais étaient formés aux confluents des cours d'eau avec le
fleuve.
Ces marais aux eaux stagnantes engendraient la fièvre et
d'autres maladies. Et cependant c'était sur leurs bords que
s'étaient formées les villes, et que se dressait la tour féodale.
Les marais étaient considérés comme une excellente ceinture,
comme une ligne de défense contre l'ennemi. Bordeaux,
Lesparre, étaient entourées de marais. Il en était de même des
châteaux de la rive gauche, Blanquefort, Bessan, l'ancienne
ville de Brion à Saint-Germain, et de bien d'autres. LéoDrouyn
a fait ressortir ce fait dans son magnifique ouvrage sur la
Guienne anglaise.
En parcourant le pays, où se trouvaient encore des traces,
mal entretenues, des anciennes voies romaines, on voyait parfois
— 143 —
poindre cà l'horizon la flèche élevée de l'église romane dépendant
de quelque abhaye, ou la tour carrée du seigneur féodal. Auprès
de ces lieux fortifiés et favorables à la défense, se pressaient,
comme un troupeau de moutons timides auprès du chien de
garde, les habitations des vilains et des serfs.
Au sommet de la hiérarchie féodale était le clergé, soumis
aux ordres du Pape représentant de Dieu sur la terre, et qui
cherchait à faire prévaloir sur tous les souverains sa double
suprématie temporelle et spirituelle. A côté de l'Église séculière,
fortement organisée avec les archevêques, les évêques et les
prêtres, s'élevait l'Église régulière avec les abbés, les prieurs
et les ordres militaires. Du ixe au xive siècle ces deux classes
de l'Église ont rendu de grands services à l'agriculture et au
commerce de la Guienne. Elles ont possédé de nombreux
domaines et de grandes richesses; elles ont pris une haute et
puissante part dans les affaires du temps.
Les archevêques de Bordeaux, les chapitres de Saint-André
et de Saint-Seurin, les abbés et les moines de Sainte-Croix, de
La Sauve, de Bonlieu, de Vertheuil, de l'Isle, les Templiers,
les chevaliers de Saint- Jean, ont défriché et mis en culture les
terrains qu'ils tenaient de la générosité des souverains et des
grands seigneurs de la contrée, et quelquefois de celle des
riches bourgeois. Ils ont contribué à adoucir l'esclavage du
serf; ils ont été les instituteurs de ces populations ignorantes,
les initiateurs des industries naissantes. Ils ne se sont pas
contentés de protéger les hommes vivant à l'abri des murailles
crénelées de l'église ou du monastère : ils ont, pour tirer parti
de leurs produits agricoles, de leurs blés, de leur résine et
surtout de leurs vins, qui provenaient de leurs domaines et
aussi des dîmes, encouragé le commerce et l'échange. Ils ont
profité de leurs relations avec les églises, les abbayes, les
commanderies, des autres contrées de France et de l'étranger,
surtout de l'Angleterre, pour échanger les divers produits de
ces contrées.
Les hauts barons du Bordelais relevaient du roi. Les irois
principaux tenaient en leur pouvoir tout le Médoc entre
Arcachon et Bordeaux au sud, jusqu'à la Pointe de Grave au
nord. C'étaient le sire de Lesparre, le baron de Castelnau et le
baron de Blanquefort : ils jouèrent le principal rôle pendant
l'époque anglaise.
— 144 —
Le sire de Lesparre, le plus puissant d'entre eux, était le
descendant des anciens chefs des Medulli. Il portait le titre de
premier baron de Guienne, et avait autour de lui, comme un
chef de clan écossais, un grand nombre de seigneurs de son
lignage, qu'on appelait les chevaliers de Lesparre. Sa domi-
nation et son droit souverain de justice s'étendaient depuis
Soulac, dont partie appartenait aux abbés de Sainte-Croix,
jusqu'à Carcans, et, de là, coupait les terres vers l'est jusqu'à
Saint-Estèphe, pour remonter au nord, au Verdon.
A Pauillac commencent les domaines du sire de Castelnau.
Si le sire de Lesparre est le premier baron de Guienne, celui de
Castelnau est le premier bourgeois de Bordeaux. Il est aussi
captai de Buch. C'est l'héritier de saint Paulin, le contemporain
d'Ausone. Et lorsque Pierre de Bordeaux, baron de Castelnau
et captai de Buch, a marié sa fille à Pierre de Grély, celui-ci
est devenu un des plus puissants seigneurs du Bordelais. Plus
tard, ses descendants ont hérité des comtes de Foix, et par
leur alliance avec les d'Albret, leur postérité s'assoira avec
Henri IV, fils de Jeanne d'Albret, sur le trône de Navarre et
sur le trône de France.
La baronnie de Blanquefort bornait au midi la baronnie de
Castelnau. Elle appartenait aux Durfort-Duras qui avaient
succédé aux neveux du pape Bertrand de Goth. Elle s'étendait
jusqu'à Audenge.
Les d'Albret, seigneurs de Vertheuil en Médoc et du pays
des Landes, les seigneurs de Blaye, de Bourg, de Mucidan, de
Castillon et de Lamarque en Médoc, de Castillon sur Dordogne,
de Monferran, de Benauges, et une foule d'autres, exerçaient
aussi des droits de justice.
Plusieurs parmi ces seigneurs, et non des moindres, ne
dédaignaient pas les profits du commerce et principalement
ceux sur les vins du Bordelais ou sur les laines et les draps
d'Angleterre. On les voit surtout s'appliquer à obtenir l'exemp-
tion des droits que les rois avaient établis sur les marchan-
dises, et céder ensuite leur privilège à des marchands.
Mais le plus souvent les barons préféraient la guerre et
même le pillage au commerce. Ils répétaient après Bertrand de
Born : «. Rien ne m'est si doux — que d'entendre ce cri :
» En avant ! — poussé de tous côtés; — que d'entendre hennir
» les chevaux courant sans cavalier... — Barons, mettez en
— i45 —
» gage — châteaux et villes et cités — afin que chacun soit
» en guerre (1) ! »
Barons, mettez en gage : telle était la conséquence habituelle
de la guerre. « Il faut ajouter à cela, dit Rabanis, l'instabilité
» de leurs revenus qui ne consistaient guère qu'en redevances,
» le manque d'avances et de capitaux, la cherté de l'argent et
» le haut prix de tous les objets manufacturés. Riches et
» pauvres en même temps, oppresseurs et victimes à la fois,
» toujours obérés et toujours avides, les nobles d'alors étaient
» exploités par l'usure, comme ils exploitaient eux-mêmes
» leurs vassaux (2). »
En temps de guerre, et la guerre était presque à l'état
constant, les barons et les aventuriers pillaient le pays ennemi,
souvent le pays neutre, et quelquefois le pays ami. Le com-
merce avait perdu toute sécurité.
« Nous allons enfin avoir la guerre ! » s'écriait le seigneur
d'Hautefort, l'ami des princes anglais ; et il ne se réjouit pas
seulement de ce que cette guerre profitera peut-être à l'indé-
pendance vis-à-vis de l'Angleterre ou à la cause du prince pour
lequel il va prendre les armes; il a encore un espoir moins
noble, qu'avaient comme lui tous ces barons guerriers : l'espoir
d'un riche butin.
Cet état de choses alla croissant pendant la guerre de
Cent ans.
Il s'était formé des bandes de routiers, coureurs d'aventures,
sous les ordres de bâtards de grands seigneurs ou de chevaliers
sans patrimoine, qui battaient les chemins, et dont le drapeau
anglais ou français, souvent changé l'un pour l'autre, n'était
qu'un prétexte au pillage. Perducat d'Albret, le bâtard de
Lesparre, le bâtard anglais et le bourg de Caupène son frère,
le bourg de Périgord, le Bascot de Mauléon, Olim Barbe, et
bien d'autres, commandaient ces bandes.
Les grandes compagnies françaises de Duguesclin n'étaient
d'ailleurs pas autrement formées.
Les barons et les chevaliers du Bordelais, plus disciplinés
peut-être, n'étaient pas moins avides d'argent que de gloire.
Ils s'attribuaient la prise du roi Jean à la bataille de Poitiers,
(1) Raynouard. Poésies orig. des troubadours, t. IV, p. 177.
(2) Rabanis. Florimond de Lesparre.
— 146 —
et ils n'avaient consenti à ce que le prince Noir l'envoyât en
Angleterre que contre paiement d'une somme de cent mille florins
d'or, « car Gascons sont moult convoiteux », a dit Froissard.
C'est pour le butin qu'ils avaient fait la campagne d'Espagne
pour don Pedro le Cruel ; et ils reprochèrent amèrement au
prince de Galles de les avoir engagés dans une guerre pour un
roi qui n'avait pas payé les sommes qu'il avait promises. Ils se
dédommagèrent ailleurs.
Le sire de Lesparre Florimond, le captai de Buch Jean de
Grailly, le sire d'Albret, celui de Castillon, le baron de Blan-
quefort Gaillard de Durfort, et tous les seigneurs du Bordelais,
avaient suivi le comte de Derby en Poitou, et s'étaient gorgés
de butin. Plus tard, sous les ordres du prince de Galles, ils
s'avancèrent dans le Midi jusque sur les bords de la Médi-
terranée, et pillèrent « ce gras pays de Narbonne ». « Ils ne
» faisaient compte de draps, fors d'or, d'argent et de pennes
» (velours) (1). »
Froissard est le grand historien de cette époque. Il nous
a raconté les faits et gestes de quelques-uns de ces hardis
aventuriers.
Quels étaient ceux qui supportaient ces pillages ? C'étaient
certainement ces bourgeois et marchands dont les mules et les
marchandises étaient la proie des routiers. Nous parlerons de
ces bourgeois et de ces marchands quand nous les visiterons
dans la ville ; mais c'étaient surtout les paysans, les habitants
de la campagne, obligés de fournir tout ce qu'ils avaient, le
pain, la viande, le vin, les fourrages.
Étudions un moment la situation des travailleurs des champs,
les vilains et les serfs.
Les bourgeois des petites villes, pour la plupart serfs d'origine,
les vilains affranchis du servage et de la questalité, étaient
régis par leur charte d'affranchissement.
Ces affranchissements, dus aux rois et aux seigneurs dans
leurs domaines respectifs, ne stipulaient pas toujours, pour ces
questaux ou pour ces petits bourgeois d'origine récente, un
affranchissement complet, et souvent la charte ne donnait qu'une
liberté limitée, et le seigneur n'entendait accorder que des
droits individuels ; il se refusait à leur permettre la vie collective
(1) Froissard. Chroniq., t. II. p. 347.
- 147 —
et leur interdisait de se constituer en commune. C'est ainsi que
les habitants de Lesparre furent affranchis de questalité en 1205
par leur seigneur Sénebrun ; mais à la condition qu'ils ne
pourraient pas se constituer en communauté, et n'auraient pas
le droit d'avoir le sceau, symbole de cette communauté :
« Ne ferran entre ets establimen ; ne ferran saget ne
» communia (1). »
Il nous est resté de nombreux documents de ces affranchis-
sements faits habituellement à la condition de payer au seigneur
une somme fixe ou une redevance annuelle en nature ou en
argent. Le xme et le xive siècle virent se multiplier ces affran-
chissements qui avaient lieu d'ailleurs par paroisses ou par
villages, le plus souvent par familles, et même par individu.
La tradition romaine était encore si vivante dans tous les esprits,
dans les campagnes comme dans les villes, que la formule par
laquelle le seigneur conféraitau serf l'ingénuité déclarait celui-
ci libre comme du temps des Romains.
Et cette tradition dura longtemps. Nous la trouvons encore
subsistant au xve siècle. Le 19 mars 1425, noble dame Yzabeau
de Saint-Symphorien, dame de Landiras et de Bessan, déclare
affranchir de questalité Arnaud Bernard et Jean Bernard, père
et fils, moyennant la somme de 60 guiennois d'or, et déclare que
eux et leurs héritiers seront francs, libres et citoyens romains,
« segun lo usât g e et la costuma de la ciutat de Roma » .
Qu'étaient ces hommes questaux qui achetaient ainsi leur
liberté ?
C'étaient les représentants ou les descendants des anciens
coloni de l'époque romaine, dont la condition était réglée par
la loi De colonis et censitis, lib. II, c. Comme l'esclave antique,
ils étaient attachés au sol du domaine, adscripti glebœ, et la
loi féodale les considérait comme bêtes en grange, ou oiseaux
en cage. Ils étaient transmis à l'acheteur par le vendeur à titre
d'immeubles par destination, comme les bestiaux qui cultivaient
les champs avec eux. Ils ne pouvaient abandonner le sol auquel
ils étaient attachés, et le seigneur avait contre eux le droit do
suite par application de la loi romaine (2).
(1) Rabanis. Florim. de Lesparre.
(2) Liv. I. Code De servis fugitivis. — Commentaires sur les Coutumes de la
ville de Bordeaux. Pierre Dupin sur Automne. Bordeaux, 1737, in-f°, p. 487.
— 148 —
Ils n'avaient aucun droit. Mais en fait ils détenaient la terre
qu'ils cultivaient, et le seigneur tenait pour plus avantageux
pour lui de la leur laisser cultiver en leur imposant des rede-
vances en nature et des redevances en argent. Ces redevances,
dans le principe, étaient arbitraires et variaient avec le caprice
du maître. Le questal était taillable et corvéable à merci.
Mais le droit romain qui régissait la Guienne avait pour
règle que toute obligation devait se prouver; il n'admettait pas
la règle du droit coutumier de certaines contrées : nulle terre
sans seigneur, mais celle de nul seigneur sans titre; ce qui
allait apporter un adoucissement notable à la condition des
questaux en Guienne. Ils étaient nombreux; les seigneurs de
Blanquefort, de Castelnau, de Lesparre, de Buch, de Benauges
et autres avaient un grand nombre de questaux. La coutume de
Bordeaux constate, article xcvn, que « les seigneurs jouiront
» sur leurs questaux de tels droits qu'ils ont accoutumé et
» qu'est contenu en leurs instruments ».
Vers le milieu du xive siècle, presque tous les questaux de
Guienne reçurent des chartes d'affranchissement. Le seigneur
Florimond de Lesparre dès 1344 affranchissait moyennant
3 sols de cens par feu et diverses redevances et prestations en
nature les habitants de divers bourgs et villages de la sirie.
Ses successeurs suivaient son exemple. En 1439, le roi d'Angle-
terre, sire de Lesparre, affranchissait les derniers questaux,
ceux de Carcans, moyennant quatre manœuvres par an pour
chaque habitant, et les droits d'agrière sur les blés, les vins, et
autres récoltes. Ces affranchissements furent consacrés après
la conquête française par Amanieu d'Albret, comte d'Orval,
auquel le roi de France avait concédé la sirie (1).
Le même mouvement d'affranchissement avait lieu dans les
autres seigneuries du Bordelais, et dans les domaines des
abbayes et des chapitres. Le chapitre de Saint-André possédait
à Blanquefort des hommes questaux et taillables annuellement
à la volonté du chapitre. Ces hommes ayant refusé de payer
en 1338, leur église et chapelle de Brilhan furent mises en
interdit. Par sentence de l'official ils furent déclarés questaux,
et le 14 octobre 1349, les hommes de Brilhan reconnurent et
confessèrent que eux et leurs pères avaient été de tout temps et
(1) Arch. de la Gironde. Titres de la sirie de Lesparre.
— 149 —
que leurs hoirs et successeurs devaient être questaux du véné-
rable chapitre de Bourdeaulx pour faire la queste et taille à la
volonté cludit chapitre; ils promirent en outre de faire par
chacun an et à perpétuité trois manœuvres avec bœufs, bras et
leur propre corps, de payer les questes et tailles, debvoirs et
servitudes; d'être humbles, obéissants et fidèles, et rendre
honneur, amour et obéissance au chapitre; et ont promis lesdits
hommes questaux de demeurer perpétuellement au lieu de
questalité, et de ne partir point sans la volonté du chapitre; et
que s'ils en partaient ont voulu être tirés par le chapitre du
lieu où ils se seraient transportés (1).
En 1365, nouvelle transaction par laquelle les hommes de
Brilhan s'engagèrent à payer 5 sous d'exporle à muance de
doyen de ladite église, et 33 livres bourdeloises de rentes à la
fête de Saint-André chaque année (2).
L'obligation personnelle, qui constituait la servitude, n'exis-
tait que dans l'interdiction de quitter la terre; mais cette
prohibition fut remplacée clans de nombreux contrats d'affran-
chissement par une clause de dommages-intérêts dont le chiffre
fut fixé.
Le fugitif trouvait souvent une protection puissante, celle du
roi, ou celle de la commune de Bordeaux. Par une charte du
30 avril 1206, le roi Jean-sans-Terre avait ordonné que tout
serf étranger serait franc après un séjour d'un mois à Bordeaux
sans avoir été inquiété (3). Le serf, devenu bourgeois du roi ou
bourgeois de Bordeaux, pouvait quelquefois devenir le fonda-
teur d'une famille d'abord enrichie par le commerce, plus tard
puissante par ses fonctions et ses alliances, se décorant des
plus beaux titres de noblesse et parvenant même à l'illus-
tration par la gloire d'un de ses membres.
L'histoire de Bordeaux pourrait nous en offrir quelques
exemples.
Nous en citerons un seul, celui de Michel Eyquem de Mon-
taigne, dont les aïeux se trouvaient parmi les serfs de Brilhan
dont nous venons de parler (4).
(1) Arch. de la Gironde. G, Chap. Saint-André, p. 380, 390 et 400.
(2) Arch. de la Gironde. G, Chap. Saint-André, p. 40.
(3) Livre des Bouillons, p. 240.
(4) Théophile Malvezin. Montaigne, son origine, sa famille.
- 150 —
La condition de ces serfs n'était pas d'ailleurs aussi
misérable que l'ignorance d'un grand nombre de personnes se
plaît à le dire. Le serf détenait la terre, et la cultivait; il
n'avait pas eu à l'acheter; il payait une sorte de fermage en
nature; les journées de corvée existent encore : ce sont nos
prestations pour les routes. S'il ne pouvait quitter le champ,
on ne pouvait l'en chasser. S'il était taillable à merci, c'est-à-
dire suivant le bon plaisir du seigneur, en est-il bien autrement
du paysan contribuable de nos jours ? Il avait même des
garanties contre l'arbitraire que nous n'avons pas; ainsi un
acte de Pierre Dupuy, notaire royal, daté du 15 novembre 1330,
entre les seigneurs de la baronnie de Castelnau, messires
Jean de Grély, captai deBuch, et Pons deCastillon, d'une part,
et les habitants de l'autre, stipule que aucun des habitants ne
pourra être arrêté et mis en prison lorsqu'il donnera caution
de se présenter devant la justice, et qu'on ne pourra pas exiger
plus de 12 deniers de caution (1).
Ce qui constate d'ailleurs que la condition du serf était
supportable, c'est que souvent le serf se refusait à la liberté
offerte, et même que souvent aussi l'homme libre devenait serf
volontairement.
L'amour de la liberté naît du sentiment de la force et de la
dignité qu'engendre un certain degré de savoir et de richesse.
Aussi voyons-nous, à l'époque qui nous occupe, des habitants
des campagnes se refuser à la liberté, tandis que les habitants
des villes la revendiquaient, même à l'aide des dernières
violences. Lorsque les rois Louis X et Philippe V voulurent
affranchir les serfs en 1315 et 1316, ils publièrent que dans le
royaume des Francs, afin que la réalité des choses fût accor-
dante au nom, ils donneraient la liberté à tous les serfs qui la
requéreraient. Ceux-ci se montrèrent non seulement indifférents,
mais opposés à cette mesure (2). On vit même des serfs plaider
pour repousser la liberté qu'on leur offrait. Les serfs de Pont-
de-Vaux obtinrent gain de cause au xive siècle contre leur
seigneur qui voulait les affranchir (3).
(1) Archives de la Gironde. Inventaire de Puy-Paulin.
^2) Spicilège de d'Achéry, t. III, p. 707. — Ordonn. des Rois de France,
t. I, p. 585.
(3) Michaux. Hist. des Croisad., t. VI, p. 319.
— 151 —
Souvent aussi, avons-nous dit, des hommes libres demandaient
eux-mêmes la servitude.
Il existait dans la population des campagnes une certaine
quantité d'hommes libres cultivant des terres qui ne leur
appartenaient pas; d'autres qui n'étaient ni tout à l'ait libres,
ni tout à fait esclaves, et qui étaient désignés sous une foule
de noms différents : coloni, accolœ, trïbutarii, vilani. Ces
hommes, sans appui contre les forts, préféraient souvent à une
liberté douteuse, et qui les laissait en proie à toutes les vexations
et à toutes les misères, une servitude qui leur donnait une
certaine sécurité. On les voyait se rendre au monastère voisin
solliciter la faveur d'être serf de Jésus-Christ, en passant autour
de leur cou la corde de la campana, de la cloche du couvent.
Voyez, au contraire, ce qui se passe dans les communes
riches et indépendantes où des serfs sont venus se réfugier et
où, bientôt confondus avec les bourgeois, devenus bourgeois, ils
ont pris les mœurs et les idées des hommes libres. Lorsque le
comte de Flandre, Charles le Bon, voulut réclamer, comme lui
appartenant, ceux de ses serfs qui, fuyant la servitude, s'étaient
mêlés à la bourgeoisie de Bruges, il jeta l'émotion dans tout
le pays, et l'un de ces serfs, devenu prévôt de Bruges, tua le
comte dans la cathédrale, en présence de tout le peuple.
Quoi qu'il en soit, nous devons noter qu'il existait dans le
Bordelais une classe fort nombreuse de propriétaires ruraux
qui se donnaient eux-mêmes le titre de : hommes francs, hommes
libres, et hommes libres du roi. Tels étaient les hommes de
l'Entre-deux-Mers, de Barsac, de La Réole, de Bazas et d'autres
parties du Bordelais. Dans les procès-verbaux des hommages
réclamés par les rois d'Angleterre, ces hommes déclarent
qu'ils sont libres de tout temps, même de celui des Sarrasins;
qu'ils ne tiennent du roi que la jouissance des eaux, bois et
chemins royaux, pour lesquels ils lui doivent une légère rede-
vance ainsi que le service militaire. Ce ne sont pas des serfs
affranchis, mais, dit M. J. Delpit, un reste de l'ancienne popu-
lation romaine qui s'était maintenue libre dans les campagnes
comme dans les cités (1).
Indiquons en quelques lignes le genre de vie de ces habitants
de la campagne.
(I) J. Delpit. Notice s. un ms. de la bibl. de Wolfenbuttel, p. 55.
— 152 —
Des miniatures du xive siècle nous représentent les maisons
des paysans. Elles étaient construites, suivant les localités et
les ressources du propriétaire, avec des pans de bois, des
torchis, des cailloux, du sable, des moellons; couvertes de
chaumes de paille de seigle, ou de roseaux. Les tuiles étaient
rares; l'usage de la brique et de la pierre, abondante cependant
dans le pays, était réservé aux églises, aux châteaux et aux
maisons des villes. La demeure des paysans n'avait qu'un
rez-de-chaussée .
Le sol de ces maisons était le terrain lui-même, parfois
recouvert de paillages. Peu de fenêtres, la chambre à peu
près unique prenait le plus souvent jour par la porte. Pas
de vitres, alors inconnues. Il n'existait pas de cheminée, et
le foyer était formé par une pierre. Le soir, l'éclairage était
fourni par la torche fumeuse de résine. Le mobilier était à
l'avenant. Peu d'ustensiles de cuisine : un bahut, une table, un
chaudron, une poêle; un lit informe, quelquefois seulement de
la paille, tel était le coucher de la famille
Les vêtements du laboureur et du campagnard étaient formés
par le drap grossier, rarement teint, fourni par la laine brute
du mouton des Landes, filée par les femmes aux veillées
d'hiver, et tissée par le tisserand du village ou drapée par le
foulon des petites fabriques locales. Souvent le surtout était fait
de peaux de bique ou de mouton. Les étoffes de chanvre et de
lin, alors d'un très haut prix, n'étaient pas à l'usage du menu
peuple. Les paysans étaient coiffés du béret basque ou de
chapeaux de paille qu'ils fabriquaient eux-mêmes. «Les menues
» gens de la Guienne, dit une relation du xve siècle, attribuée
» à Berry, premier héraut d'armes de Charles VII, portaient des
y> souliers de bois, ou de cuir à tout le poil, par pauvreté. »
Ajoutons qu'ils ne portaient ces sabots que les jours de fête,
et qu'habituellement ils marchaient pieds nus.
La nourriture des paysans était assez variée ; ils récoltaient
le froment, le seigle, l'avoine, le mil ; mais ils ne mangeaient
guère que le seigle. Il fallait porter le blé et le seigle à moudre
au moulin du seigneur, et porter la farine pour faire le pain
au four du seigneur.
Les brebis, les vaches et les chèvres, celles-ci très abondantes,
fournissaient leur lait, leur fromage et leur viande; on élevait
des poules et des porcs.
- 153 —
Les poissons des rivières et des étangs, le gibier des forêts,
apportaient un surcroît à l'alimentation habituelle.
Souvent les céréales manquaient, et la famine arrivait,
décimant les populations. L'histoire de ces famines revient
fréquemment. On en compte vingt-six dans le xie siècle.
Presque aussi fréquentes sont les épidémies.
Quant à l'industrie dans les campagnes, elle était très peu
importante. Quelques fabriques de drap travaillant la laine
grossière du mouton des Landes ; des tisserands tissant le
chanvre que filent les femmes à la veillée ou en gardant les
moutons ; des tanneurs et des mégissiers pour les cuirs et les
peaux ; certaines petites usines pour les fers ; des tuileries, des
briqueteries, des poteries communes, voilà le modeste bilan
industriel, auquel il faut cependant ajouter les salines de
Soulac, la résine et le charbon des Landes.
Le commerce ne trouvait pas grande action dans la cam-
pagne. Il achetait les blés, les sels et les vins, mais il ne vendait
qu'en petite quantité des objets fabriqués. Chaque grande
baronnie, chaque domaine important essayait de se suffire à
lui-même ; le paysan produisait ses vivres, ses vêtements, et
n'achetait rien. Le seigneur n'achetait que quelques objets de
luxe, les armes, les chevaux, les pierres précieuses, les tapis-
series, les belles étoffes, l'orfèvrerie; mais ils lui étaient fournis
par les marchands de la ville.
| 2. LA VILLE.
Nous avons, à vol d'oiseau, vu la campagne et ses habitants ;
entrons maintenant dans la cité.
Nous y arrivons avec la marée qui pousse notre barque, ou
anguile; nous venons de passer devant les collines de Lormont
et du Cypressat; nous avons suivi la rive gauche de la
Garonne, laissant à l'est un bras du fleuve qui, bordant les
coteaux, les sépare des terrains bas formant au devant de
Bordeaux l'île de Malhorgas ou de Matorgue. Sur la rive
gauche, avant la ville, le notaire Pierre -de Madéran a fait
élever une chapelle pour les religieux des Chartreux.
La Garonne baigne le pied des remparts garnis de tours.
Nous longeons les murailles, laissant à notre droite l'estey des
— 154 —
Anguiles, à l'embouchure du ruisseau la Devise, et nous
arrivons à l'estey du Peugue où la hauteur des eaux va favoriser
notre débarquement. Nous voyons à l'ancre de nombreux navires
venus des divers ports d'Angleterre, d'Ecosse,. d'Irlande, des
villes hanséatiques, du Nord, de Flandre, de Normandie, de
Bretagne, du Poitou; des anguiles de Saintonge, de Blaye et
du Médoc se mêlent aux navires de Bayonne et d'Espagne.
Nous sommes au mois d'octobre, la récolte en vins a été abon-
dante; les affaires de la foire franche ont été actives; les
navires se sont empressés de décharger les bois, les laines, les
draps, les toiles, les seigles, les avoines, l'étain, les fers, les
cuirs et les peaux, les poissons salés, les fromages; ils chargent
activement les sels, les blés, le pastel et surtout les vins.
Nous jetons la planche de bord à terre, et nous déposons nos
marchandises sur le quai, en face des chais qui communiquent
avec la rue de la Rousselle, l'entrepôt le plus actif du commerce.
A notre gauche, sur une large place plantée d'arbres, voici
l'assemblage imposant des tours rondes et de la grande tour carrée
du palais de l'Ombrière, bâti, dit-on, par le roi wisigoth Euric.
C'est l'antique demeure fortifiée des anciens ducs et des rois d'An-
gleterre; c'est le siège du pouvoir ducal. Le Peugue, qui a pris
son nom de pelagos, la mer, forme au sud le fossé de défense
du palais, comme il formait autrefois la limite sud de la ville.
Mais depuis longtemps l'ancienne enceinte de la ville, for-
tifiée par les Romains, est devenue insuffisante; une première
fois, à la fin du xne siècle, de nouvelles murailles se sont élevées
au sud des premières, pour englober un faubourg considérable
qui s'était insensiblement formé. Cette seconde clôture, partant
du ruisseau du Peugue et allant vers le sud, remontait à l'ouest
jusqu'auprès de l'église Saint-André, la cathédrale, suivant la
voie qui s'est appelée depuis le cours des Fossés. Une centaine
d'années plus tard, la ville s'étendant encore en dehors de son
enceinte, et élargissant peu à peu ses nouveaux faubourgs,
dans lesquels se trouvaient placés les couvents et les monas-
tères, on dut construire de nouvelles murailles pour les
englober au nord et au sud.
Sur les fossés, laissant à notre gauche le clocher neuf de
l'église dédiée à saint Michel, nous voyons s'élever, touchant
l'église Saint-Éloi, l'hôtel de ville, siège de la municipalité
bordelaise. C'est laque s'exercent les pouvoirs et la juridiction
- 155 -
du maire et de la jurade. Les six tours de la maison de ville
protègent la porte Saint-Éloi. Elles sont surmontées du léopard
d'or du duché de Guienne. C'est ce léopard passant d'or que
Richard Cœur-de-Lion réunit aux deux léopards de Normandie
pour en former sa bannière aux trois léopards, qui est entrée
dans les armes d'Angleterre, rappelant celles des deux pro-
vinces qui devaient plus tard devenir françaises.
Dans le blason de la ville sont peints, sur champ de gueules,
le château surmonté du léopard d'or, les tours et la cloche des
assemblées, les ondes du fleuve, au milieu desquelles brille le
croissant lunaire.
Plus au loin, à l'extrémité sud-ouest de la ville, nous remar-
quons les flèches jumelles de Saint- André, attendant en vain
leurs deux sœurs; mais un nouveau clocher s'élève, bâti par
Pey Berlan, le populaire archevêque. De là, remontant au nord,
nous laissons à gauche les ruines du palais Gallien, au milieu
des vignes; nous dirigeant ensuite à l'est, nous arrivons au
fleuve, après avoir rencontré le château de Puy-Paulin, appar-
tenant aux Grailly, les successeurs de Pierre de Bordeaux et de
saint Paulin, et le temple romain des Piliers de Tutelle. Partout
la ville est entourée de murailles reliées par des tours.
Nous n'avons pas le temps d'étudier l'architectuie de ces
édifices publics, de ces églises romanes ou ogivales, du palais
de l'Ombrière, de l'hôtel de ville, pas plus que des hôtels des
seigneurs situés dans la ville; ceux des seigneurs de Lesparre,
de Duras, de Grailly, de Ségur, de Bourg, de Vertheuil, de
Budos, de Canteloup, d'Arsac, de Pommiers, de Lalande ; ni
ceux de ces puissants bourgeois traitant de pair avec les plus
hauts barons, les Vigier, les Solers, les Monadey, les Lambert,
les Cailleau, les Andron, et bien d'autres. Nous nous occupons
surtout des commerçants et du quartier qu'ils habitent : de la
rue de la Rousselle et de ses environs.
« Tout ce que les constructeurs de moyen âge, dit M. Léo
» Drouyn (1), avaient de plus brillant, de plus varié dans leur
» imagination avait été semé à foison dans cette partie de
» Bordeaux. Si nous entrons dans les rues, nous apercevons
» un mélange bizarre mais harmonieux de maisons de pierre
» droites, d'aplomb, et de maisons de bois, coquettes et légères,
(<1) Arch. municip. de Bordeaux. — Léo Drouyn. Bordeaux vers 1450.
— 156 —
» s'avançant sur la rue d'étage en étage, masquant bien des
» fois la vue du ciel par une galerie ou un pont en bois jetés
» d'une fenêtre à l'autre; celles des angles, les cornalières,
» qu'elles soient en pierre ou en bois, ont presque toujours une
» tourelle en saillie, ornementée de mille manières, coiffée
» d'une toiture aiguë ou couronnée de mâchicoulis et de
» créneaux. Les maisons qui ne possèdent pas de tourelle la
» remplacent par une niche richement sculptée et renfermant la
» statuette d'un saint, et plus souvent celle de la sainte Vierge. »
M. Léo Drouyn décrit les ouvertures et les combles des
maisons et leurs ornements; les ferronneries des portes, les
sculptures sur pierre et sur bois, les fenêtres, les madriers et
le poitrail chargés d'ornements.
Au rez-de-chaussée de ces maisons, à côté de la porte d'entrée,
se trouve la boutique ou le magasin. Celui-ci n'a qu'une porte,
et se prolonge en profondeur; la boutique est précédée d'un
étal en bois ou en pierre et couverte par un auvent. Une potence
en fer forgé, habilement travaillée, supporte l'enseigne en métal
qui grince au vent, et sur laquelle est peint l'emblème de la
profession du marchand.
Les marchands ont habituellement leurs magasins et leurs
boutiques placés dans la ville suivant les besoins de leurs
affaires, et le plus souvent ceux qui exercent le même genre de
commerce sont rapprochés les uns des autres dans le même
quartier, et quelquefois dans la même rue. C'est ainsi qu'autour
du marché, dont les bancs sont chargés de viandes saignantes,
de légumes verts, de poissons frais, d'œufs et de volailles, sont
les rues du Mû, où les bouchers ont leurs abattoirs ; les rues
des Herbes, du Poisson Salé, rues dans lesquelles les marchandes
continuent leurs étalages. La consommation des légumes, des
œufs, des fromages, des- sardines et harengs est très considé-
rable à raison des nombreux jours de jeûne et d'abstinence de
viandes que prescrit impérieusement l'Église catholique.
Dirigeons-nous vers le centre du grand commerce bordelais,
vers la rue de la Rousselle, tortueuse, étroite, mais parallèle
au fleuve, ayant la bordure de ses maisons ouverte sur le quai,
situation commode pour la manutention des marchandises. Là
se trouvent les magasins des grands négociants; là s'emma-
gasinent les draps d'Angleterre et de Flandre, les poissons
salés et les fromages venus de Hollande et de Zélande; les
— 157 -
épiceries, les drogueries venues de Narbonne par la Garonne ;
les pastels de Toulouse. A l'extrémité se trouve le quartier des
Salinières où se fait le commerce des sels; et sur le quai, un
peu plus au nord, est le centre du commerce des grains.
Autour de la rue de la Rousselle se placent la rue des
Argentiers, celles des Drapiers, des Bahutiers, des Épiciers,
des Faures, des Allamandiers, des Peintres (deus Pinhadors),
de la Fusterie, des Cordiers.
Le soleil pénètre peu dans ces rues mal alignées, peu
éclairées. Le sol est non pavé, souvent fangeux; au milieu de
la rue un ruisseau reçoit toutes les eaux pluviales, et sert à
faciliter le passage de longs traîneaux sans roues, chargés
de ballots de marchandises, de barriques do vin, tirés par de
grands bœufs couleur froment. Des- pourceaux, des chiens, des
volailles errent librement par la ville.
Dès le point du jour, des colporteurs de toute espèce, des
petits marchands de tous métiers parcourent les rues ; chacun
a son cri particulier pour annoncer sa marchandise ou son
métier. Au coin des carrefours s'arrêtent un instant les garçons
des taverniers, portant leur broc et leur gobelet d'étain. Ils
crient : Bon vin ! Bon vin ! Ils permettent de goûter. A côté
d'eux passent en tous sens les fripiers, les revendeurs de toutes
sortes, les marchands d'œufs, de volailles, de légumes, de
poissons frais et salés; tous les petits métiers sont représentés,
jusqu'à ceux des cuisiniers ambulants qui offrent des mets à
l'ail, et des barbiers-étuvistes annonçant l'ouverture des bains.
Le soir, lorsque sonne l'heure du couvre-feu, nul ne doit
rester dehors sous peine d'être puni par l'amende. Les rues
sont fermées par des grilles ou par des chaînes de fer.
ADMINISTRATION DE LA CITE.
Nous connaissons l'aspect général de la ville.
Il nous parait utile, au point de vue commercial, de con-
naître comment cette ville était gouvernée et administrée;
quelles étaient les autorités qui réglementaient le mouvement
du commerce, les douanes, les impôts, l'entrée et la sortie des
marchandises, la police des transports, de la navigation, la
urirliction commerciale.
- 158 —
Nous avons indiqué les principaux caractères de l'adminis-
tration de la cité pendant la durée de l'Empire romain. La
cité s'administrait elle-même par un corps municipal élu en
dehors de l'action du gouvernement central ; elle, n'était sou-
mise à ce pouvoir que pour les mesures d'intérêt général,
notamment pour ce qui regardait l'impôt, les routes et le
service militaire. Les officiers de l'Empire, gouverneurs ou
préfets, n'exerçaient leurs fonctions que dans un cercle déter-
miné, laissant le conseil des curiales chargé des intérêts
spéciaux de la ville. On pourrait résumer à peu près cet ordre
de choses en disant que le pouvoir central s'était réservé la
puissance politique, et que le pouvoir local, élu par les membres
de la cité, exerçait librement l'action municipale.
Quand les Barbares arrivèrent, ils ne changèrent rien à cet
état de choses qui les dispensait d'une administration dont ils
n'auraient su que faire, et qui leur assurait la rentrée de
l'impôt. Il leur importait peu d'ailleurs que les vaincus
choisissent eux-mêmes ceux qui répartiraient entre eux et
qui recouvreraient les redevances, seul objet qui attirât leur
attention.
Cette situation n'était pas d'ailleurs particulière à Bordeaux
seulement.
Les grandes villes du midi des Gaules, celles de la Provence,
du Languedoc et de l'Aquitaine, qui avaient joui sous l'Empire
romain du droit de cité, continuèrent à exercer les mêmes
droits, et conservèrent le même mode d'administration malgré
les changements politiques. Elles restèrent sur ce point indé-
pendantes des rois wisigoths et des rois franks, et ne cessèrent
pas de s'administrer elles-mêmes, sous leur ancien régime
municipal.
Bordeaux conserva précieusement ses anciennes traditions
romaines. Un grand nombre d'autres villes se trouvèrent dans
le même cas et revendiquèrent hautement cette prétention, qui
d'ailleurs ne paraissait pas trouver de contradicteurs. La fran-
chise de liberté comme du temps des Romains, était la formule
et le type d'indépendance des communes au moyen âge. Nous
avons dit que lorsqu'un seigneur affranchissait un serf, il lui
donnait la liberté et les droits du citoyen romain. Il en était
de même pour les villes. Lorsque, au xe siècle, l'impératrice
Adélaïde, femme de l'empereur Othon Ier, voulut fonder une
— 159 —
ville, elle lui accorda la liberté romaine: « Urbem decrevit fieri
sub romanâ libertate (1). »
La ville de Londres, malgré la conquête de Guillaume,
manifestait les mêmes prétentions. Dans un recueil annexé au
Liber Costumarum,run desCartulaires conservés à Guildhall,
se trouve un éloge de la ville de Londres écrit au xne siècle
par William Fitz-Stephen , ami du célèbre Thomas Becket,
archevêque de Canterbury, dans lequel il compare cette ville à
celle de Rome. Interprète d'une tradition peut-être confuse, mais
qui a été soigneusement maintenue par les écrivains anglais,
il dit que les vicomtes et les aldermen sont les continuateurs
des consuls, des sénateurs et des magistrats romains (2).
Aussi ne trouve-t-on pas de chartes de commune pour Londres
pas plus que pour Bordeaux; celles qu'on a pu trouver ne sont
que la confirmation d'un état de choses préexistant.
Ainsi il est reconnu que les chartes du 13 juillet 1235 et du
30 août 1324, relatives au maire de Bordeaux, ne sont pas des
concessions primitives, mais des reconnaissances (3). Le savant
auteur de la préface du Livre des Privilèges publié par la Ville,
dans son Essai sur l'administration municipale de Bordeaux,
s'appuyant sur un acte d'Henri III, rapporté par Rymer (4),
où ce prince parle des services rendus à son père et à lui par
le maire et le commun conseil de Bordeaux, est porté à attribuer
à Jean-sans-Terre l'établissement de la municipalité, dont les
origines lui échappent.
M. H. Barckhausen reconnaît encore que si le Livre des
Coutumes ne mentionne pas de maire antérieur à 1218, des
documents authentiques permettent d'affirmer que c'est là une
lacune (5).
Nous le pensons aussi. En effet, lorsqu'en 1156 le roi Henri II
se rendit à Bordeaux avec la reine Aliénor et convoqua pour
la prestation du serment de foi et hommage tous les barons du
duché qui prêtèrent serment entre les mains du chancelier
(1) A. Thierry. Considérations sur l'Hist. de France, c. v.
(2) Delpit. Collect. des monum. français qui se trouv. en Anglet. Introd.,
p. lxiii et ss. — Liber Costumarum, fo 4. — Stave. Description de Londres.
(3) Archiv. municip. de Bord. Livre des Privilèges, p. vin. — Archiv. mun. de
Bord. Livre des Bouillons, p. 241 .
(4) Rymer. Fœdera. 24 juillet 1219, t. I, 1re part., p. 155.
(5) Arch. municip. de Bord. Livre des Privilèges, p. vm et xv.
160
Thomas Becket, archevêque de Canterbury, nous voyons figurer
parmi ces grands vassaux, Amanieu d'Albret, Pierre de la
Mothe, Bozon, comte de Périgord, et un personnage qui porte
le nom et le titre de Pierre, prévôt de Bordeaux. Or, à cette
époque, la fonction du maire existait, mais le nom de maire
n'existait pas, ni à Londres ni à Bordeaux.
C'est pour cela que William Fitz-Stephen n'a pas parlé du
maire ; mais, dit M. Delpit, dans l'opinion des Anglais du
xne siècle, et jusqu'à nos jours, on croyait que la magistrature
qui remplissait les fonctions de la mairie, avait été elle aussi
une imitation des institutions romaines, exercée par le magis-
trat appelé port-grava par les Anglo-Saxons, et même par les
rois normands, jusqu'à ce que Richard Ior eut donné à ce
magistrat le nom nouveau de maire (1).
On trouve souvent dans les collections de documents anglais
(Rymer, Bréquigny), ajoute M. Delpit, le nom de prévôt donné
à des maires. Il ne serait donc pas étonnant que Pierre,
prévôt de Bordeaux en 1156, eût été le magistrat remplissant
les fonctions du maire.
Quoi qu'il en soit, et sans rechercher à quelle époque le
maire a reçu ce nom, question très controversée (2), mais qui
n'entre pas dans notre cadre, nous constatons l'existence,
pendant toute la période anglaise, de l'administration muni-
cipale de Bordeaux, et nous ferons remarquer les points de
ressemblance nombreux qu'offre cette municipalité bordelaise
avec l'antique municipalité romaine et avec celles des villes
comme Londres et Toulouse.
Nous allons indiquer les principales relations de cette muni-
cipalité avec le pouvoir politique des ducs d'Aquitaine, rois
d'Angleterre, et le cercle dans lequel se mouvait chacune de
ces autorités.
La Guienne n'appartenait pas à l'Angleterre, et n'était
soumise à aucun fonctionnaire de ce royaume. Elle formait
un duché indépendant, soumis à ses ducs héréditaires, qui
se trouvaient être en même temps rois d'Angleterre. C'est une
situation analogue à celle qui exista plus tard quand les élec-
teurs de Hanovre devinrent rois d'Angleterre.
(1-2) Voyez notamment Sansas. Orig. municip. de Bordeaux. Act. del'Acad.
1861, p. 322. — Delpit. Docum. français.
— 161 -
C'est une dynastie nationale et non étrangère qui régnait
dans le duché. Les princes anglais venaient souvent à
Bordeaux; plusieurs y firent d'assez longs séjours. Le prince
de Galles y tint une cour splendide. Son fils Richard y naquit.
Le pouvoir ducal ne s'y faisait sentir qu'avec une certaine
modération. Il était légalement contenu par les privilèges
conférés aux Gascons, solennellement reconnus. Et si les ducs
manifestent souvent l'intention de les méconnaître, les Bordelais
se sont toujours montrés très jaloux de les maintenir. Les rois
ne peuvent imposer de nouvelles taxes, sans avoir obtenu le
consentement des trois états, du clergé, de la noblesse et des
bourgeois des villes. Et lorsque les princes eux-mêmes veulent
lever de nouveaux impôts, comme fit le prince de Galles,
arrive la demande de répression formulée au suzerain, au roi
de France, et au besoin la rébellion de ces fières populations,
avec lesquelles il faut employer moins la force que la douceur,
« car ainsi veulent être les Gascons menés », dit Froissard.
Le pouvoir du duc de Guienne était représenté par trois
grands officiers : le sénéchal de Gascogne, le connétable de
Bordeaux et le chancelier.
Au-dessus d'eux est le gouverneur, émanation directe du
roi et choisi parmi les princes du sang ou les plus grands
seigneurs.
Le sénéchal, en l'absence du gouverneur, représente le duc
de Guienne clans les relations extérieures du duché, notamment
avec le roi de France. A l'intérieur il administre ; il nomme à
un grand nombre de fonctions, sauf à celles de connétable et
de chancelier; il commande les troupes ; il exerce les droits de
justice pour le duc ; il a auprès de lui le conseil royal de
Gascogne, recruté parmi les hommes notables du pays.
Le connétable perçoit les revenus du domaine et ceux des
douanes pour le roi. Les revenus du domaine comprennent les
redevances féodales, peu importantes comme chiffre ; les
produits de monnayage ; ceux de justice, amendes, confis-
cations, droits de greffe, droits de sceaux ; les taxes sur les
produits du sol, sur les blés, les moulins, les fours, les sels,
la pèche, les forêts, les pacages, le jaugeage des navires; les
droits sur les marchandises.
Le chancelier, nommé par le roi sur l'avis du sénéchal,
du connétable et du conseil royal de Gascogne, devait être
— 162 —
« suffisant homme et saige en loi écrite ». C'était le gardien
du sceau ducal.
A côté de ce pouvoir ducal, s'élevait celui de la ville et du
duché.
La cité, en prenant ce mot dans le sens antique, comprenait
la contrée entière. Elle constituait à proprement parler une
véritable république dont les rapports avec le pouvoir des rois
d'Angleterre étaient déterminés par des coutumes et par des
chartes soigneusement défendues. En dehors des obligations
du vassal au suzerain, on peut dire qu'elle est indépendante.
Elle élit elle-même son maire et ses jurats ou officiers muni-
cipaux, tout au moins dans les temps réguliers ; elle prête
serment à l'ouverture de chaque nouveau règne, mais le
souverain jure aussi de lui être bon et secourable souverain, et
de lui conserver ses privilèges. Elle ne paie au duc de Guienne
que les redevances consenties par elle dans ses assemblées
populaires ou dans celles de ses trois États. Elle ne doit le
service militaire que dans certains cas et dans des conditions
fixées.
Il est intéressant de suivre dans le Livre des Privilèges, dans
celui des Bouillons et dans celui de la Jurade, ainsi que dans
les documents historiques conservés par Rymer, par les Rôles
gascons, par J. Delpit, et par d'autres, la vie active et libre de
la cité de Bordeaux pendant les trois siècles du règne des rois
d'Angleterre, ducs de Guienne.
On voit le maire et les j urats s'occuper de l'appro visionnemen t
de la ville ; de la taxe des denrées ; des droits d'entrée en ville ;
des importations et exportations de marchandises, vins, sels,
blés, poissons, résines, métaux, draps, pastels, merrains ; des
changeurs, des courtiers, des orfèvres, des taverniers, des
verriers; exercer la police sur les habitants et sur les étrangers.
Ils ont de bien plus hautes attributions que nos conseillers
municipaux actuels. Ils réunissent les trois États de Guienne
ou les assemblées de la ville, le Conseil des Trente, celui des
Trois cents, le peuple lui-même, pour accorder ou refuser des
subsides au roi.
Ils exercent les droits souverains; ils décident et perçoivent,
sans l'intervention du roi, des impôts pour leurs propres
besoins; ils déclarent la guerre ou négocient la paix; ils lèvent
des troupes et les commandent; ils arment des navires de
— 163 —
guerre; ils font des traités de paix et de d'alliance avec les
principaux seigneurs de la contrée et des contrées voisines;
avec les sires de Lesparre, d'Albret, de Montferrand, la dame
de Mucidan, le maire et les échevins de Bayonne, les trois
États des Landes, les comtes de Foix et de Béarn.
Ils ont des ambassadeurs auprès du roi d'Angleterre, des
relations suivies et des traités avec les villes hanséatiques, avec
les villes de Londres, Hull, Bristol, Southampton, comme aussi
avec Bruges et les villes des Flandres ; ils ont formé avec les
villes de Guienne, qui sont les filleules de Bordeaux, une confé-
dération que celle-ci commande. Ce sont Libourne, Castillon,
Saint-Émilion, Blaye, Bourg, Saint-Macaire, Rions et Cadillac.
Aussi a-t-on dit avec raison que la Guienne formait à cette
époque une république autonome à peu près indépendante, et
le souvenir de cette liberté, souvent agitée, mais glorieuse,
est resté longtemps cher aux bourgeois de Bordeaux. Bien des
fois ils la regrettèrent quand la conquête française leur eut fait
perdre et leur influence politique au dehors, et la plupart de
leurs franchises municipales au dedans (1).
Il y avait à Bordeaux des bourgeois, des habitants non
bourgeois et des étrangers. Il existait une ligne profonde de
démarcation entre le bourgeois et le simple habitant.
Il ne faut pas nous laisser tromper par des mots dont la
signification change avec le temps. Il est certain que l'idée que
nous nous faisons d'un bourgeois dans nos temps modernes,
est loin de pouvoir s'appliquer à ces anciens bourgeois de
Bordeaux. Ceux-ci étaient et se vantaient d'être les héritiers
de l'antique municipe romain, les successeurs des citoyens
romains : ils avaient substitué à tout ce qui était renfermé
dans le mot civis Romanus, ce qu'ils comprenaient dans l'expres-
sion nouvelle de civis Burdigalensis. Aussi, le 20 mars 1273, les
jurats et les douze notables représentant la cité, répondaient-ils
au roi d'Angleterre, qui leur demandait de lui rendre hom-
mage: « Nos maisons, nos vignes, nos terres, sontallodiales...
» Tous les hommes et toutes les terres sont libres de leur
» nature; toute servitude est usurpée et contraire au droit
» commun et ne peut être prescrite par possession : les citoyens
» de Bordeaux ont toujours été libres, eux et leurs terres. »
(1) Livre de la Jurade. Introd., p. ix.
1G4 —
Et l'un de ces citoyens, invité à s'expliquer sur ce point,
n'invoquait d'autre argument que sa qualité de bourgeois de
Bordeaux : « Pro ut civis Burdigalensis », disait Jean de
Lalande (1), réponse à laquelle se réfèrent les autres bour-
geois (2), et qui fut renouvelée le 15 mars 1439 par un autre
Jean de Lalande (3). La propriété allodiale, le franc alleu, était
bien l'ancienne propriété romaine, invoquée par les villes qui
avaient eu le droit de cité romaine. Les villes de nouvelle
création ne possédaient pas d'alleux. Le maire de Libourne le
reconnaît dans les hommages de 1273. Les habitants de ces
villes ne possédaient que des fiefs (4).
Ces bourgeois sont les égaux des plus fiers gentilshommes;
ils se qualifient comme eux de chevaliers ; ils possèdent comme
eux, et au même titre qu'eux, les seigneuries et les baronnies;
ils fraient de pair avec les plus grands seigneurs dont ils
épousent les filles ou auxquels ils donnent les leurs : ils traitent
directement et en leur nom personnel avec le roi, et donnent
pour caution de leurs engagements les grands barons de la
contrée, ou servent eux-mêmes de caution à ces illustres
personnages. Les de Bordeaux, les Solers, les Colomb, les
Beguey, les Dalhan, les Mayensan, les Andron, les Monadey,
les Lambert, les Rostaing, les Macanan et bien d'autres se
glorifient de leur titre de bourgeois de Bordeaux; ils sont
chacun civis et burgensis Burdigalensis.
Les plus grands seigneurs du pays se faisaient gloire
eux aussi et tiraient profit de cette qualité de bourgeois de
Bordeaux. Les Pierre de Bordeaux et leurs descendants par
les femmes, les Foix-Grailly, se vantaient d'être les premiers
bourgeois de Bordeaux; les barons de Lesparre, de Castillon,
de Vertheuil, de la Marque, de Buclos, d'Arsac, avaient une
habitation à Bordeaux, et jouissaient du titre et des prérogatives
des bourgeois. Quelquefois, mais rarement, le titre de bourgeois
de Bordeaux était octroyé par le roi (5). Bréquigny rapporte
la nomination de bourgeois de Bordeaux faite par Edouard III
en 1334 en faveur d'Amanieu de Bouglon; Rymer celles de
(1) Coûtâmes du ressort du Pari, de Bord., t. II, p. 203. — J. Delpit. Notice
sur le ms. de U'olf., p. 37, 39 el ss.
(2-3-4) J. Delpit, loc. cit.
(5) Archives municipales. Livre des Privilèges.
— 165 —
Bertrand de Goth et plusieurs autres barons. Les Rôles gascons
contiennent celles de Gaillard d'Arsac, de Jean de Boisset, de
Bertrand d'Agés, d'Amanieu de Pys, de Gaillard de Durfort,
faites par Henri VI de 1430 à 1450. Quelquefois au contraire les
rois ne permettaient pas qu'un noble pût devenir bourgeois de
Bordeaux sans leur autorisation (1).
Comment s'acquérait le droit de bourgeoisie ?
Il était héréditaire et se transmettait par succession. Mais
aucun document n'indique à quelle époque les premiers auteurs
de ces bourgeois auraient été institués. Il faut bien reconnaître
que c'étaient les continuateurs de l'antique curie. Les bourgeois
nouveaux étaient nommés par le maire et les jurats sous
certaines conditions. Lorsque le 19 octobre 1261 le prince
Edouard, fils d'Henri III, s'attribua la nomination du maire,
il décida que nul ne pourrait à l'avenir devenir citoyen de
Bordeaux s'il n'y tenait maison, feu et famille (2).
Le titre de bourgeois de Bordeaux ne s'accordait par le maire
et les jurats qu'au postulant justifiant de deux: ans de résidence.
Le défaut de résidence entraînait la perte du droit. Le nouveau
bourgeois devait prêter serment devant la jurade. Son nom
était inscrit sur un registre. Habituellement il était astreint au
paiement d'une certaine somme à titre d'investiture (3).
La différence de nationalité n'empêchait pas la bourgeoisie.
On comptait bon nombre d'Anglais, d'Écossais, de Flamands, de
Français, parmi les bourgeois de Bordeaux. Le plus fameux
exemple que nous en pourrions citer est celui d'Henry Le Galeis,
ou Wallace, que nous fournit M. Delpit. Il était maire de
Londres en 1274, et maire de Bordeaux en 1275. En 1282 il
était redevenu maire de Londres et l'était encore en 1298. Ce
qui ne l'empêchait pas, non plus que sa qualité de membre de
la corporation des cordonniers de Londres, d'avoir en Guienne
de belles seigneuries, celles de Puyguilhem, de Fonroque, de
(1) Archives municip. Livre des Bouillons, p. 377. « Si aliquis miles aut domi-
cellus,... cives Burdigalenses fieri voluerint, non potuerunt cives fieri sine domini
licentià speciali. »
(2) Archives municip. Livre des Bouillons, p. 377. « Nullus fieri deinceps civis
Burdigalensis nisi ibidem teneat domum, focum et propriam familiam continué,
sicut ut caeteri cives Burdigalenses. »
(3) Arch. munie. Livre de la Jurade, p. 337. « Plus ordenan que cascun dassi
en avant entrera borguès, que pague un marc d'argent pur los obras de la vila. »
— 166 —
Beaulieu, de Villefranche, de Beaumont, de la Linde, et cent
sadons de terre dans la forêt de Bordeaux (1).
Si le bourgeois avait des droits et des privilèges spéciaux,
comme par exemple l'exemption des droits de coutume sur les
vins, privilège qui se transmettait môme aux filles et à la
veuve, il était astreint au service militaire envers le roi (2) et
envers la ville.
Il faut distinguer du bourgeois le simple habitant.
Les bourgeois qui avaient exercé les charges municipales
prenaient le titre de citoyens, en même temps que celui de
bourgeois : civis et burgensis. Les bourgeois ordinaires com-
posaient le Conseil des Trente et celui des Trois cents ou ne
remplissaient aucune fonction municipale, mais jouissaient de
la plénitude des droits de bourgeoisie.
Les habitants non bourgeois n'avaient d'autre privilège que
d'être des hommes libres. C'était ce qu'on appelait le commun
peuple, les manants, du verbe latin manere, demeurer. Cepen-
dant, et dans les graves circonstances, le peuple était réuni en
assemblée, et donnait son avis. Tous les gens qui étaient fixés
à Bordeaux, après un mois de séjour et après avoir juré fidélité
au roi et à la commune, étaient libres et affranchis de toute
servitude qui pouvait peser sur eux auparavant. Nous avons
déjà fait connaître la charte par laquelle, le 30 avril 1206, le
roi Jean-sans-Terre avait proclamé cette liberté pour Bordeaux.
Il en était d'ailleurs de même dans ce qu'on appelait les villes
romaines, telles que Londres. Tous les habitants étaient libres
par le seul fait de l'habitation.
Parmi les bourgeois et les habitants, un grand nombre se
livraient aux opérations du petit commerce en boutique ou
d'une industrie locale peu importante. Ils vivaient sous le
régime de la corporation, utile à cette époque et qui devait
devenir plus tard un obstacle au progrès et à la liberté. Les
patrons, les compagnons, les apprentis, étaient placés à
Bordeaux dans des conditions analogues à celles où vivaient
les hommes de leur profession à Paris, à Londres et dans les
principales villes. Nous ne croyons pas utile de refaire ici des
études très bien faites ailleurs.
(1) Delpit. Docum. français, p. lxx.
(2) Arch. munie. Livre des Bouillons, p. 381, 499.
— 167 —
Nous retracerons plus tard, et avec plus de détails, le com-
merce des gros marchands de Bordeaux et nous suivrons leurs
marchandises dans leurs expéditions maritimes à l'étranger.
Nous n'avons pour but en ce moment que d'esquisser la
physionomie générale des habitants de Bordeaux du xne au
xv siècle.
Le maire, chef de la jurade, a souvent été nommé par le roi.
Il exerçait en effet, comme cela a lieu encore de nos jours,
outre le pouvoir purement municipal, une sorte de délégation
de l'autorité royale. Le maire était considéré par le roi comme
un de ses officiers ayant pour mission de veiller au maintien
de ses droits et de sa domination souveraine ; aussi le pouvoir
royal tendait constamment à posséder la nomination du maire.
Il choisissait ordinairement un chevalier.
Nommé par le roi ou par les jurats, le maire présidait un
conseil purement municipal administrant la ville de Bordeaux.
Il est nécessaire de ne pas tomber dans la confusion qu'a
commise M. Pigeonneau lorsqu'il a écrit, sur la foi de Fran-
cisque Michel, que la jurade bordelaise était une corporation
des marchands de vins (1).
Nous ne savons s'il y a eu une corporation des marchands
de vins ; nous pensons qu'il n'en existait pas, par l'excellente
raison qu'à cette époque le marchand de vins était le proprié-
taire lui-même qui vendait son vin directement aux consom
mateurs, en le débitant ou le faisant débiter au détail par le
tavernier, qui devait être lui-même bourgeois; ou au marchand
étranger qui venait avec son navire faire son approvisionne-
ment. On n'a d'ailleurs retrouvé aucune trace, aucun indice,
d'une corporation des marchands de vins à Bordeaux, telle par
exemple que celle qui existait à Lyon. Nous avons les statuts
de toutes les corporations de Bordeaux: il n'en existe pas pour
les marchands de vins.
La jurade était l'assemblée municipale administrant la
cité de Bordeaux et le territoire qui en dépendait ; les jurats,
dont le nombre et le mode d'élection ont varié, représentaient
les anciens décurions ; ils étaient assistés dans certains cas
de conseils électifs comme eux. Mais leur autorité, bien
différente d'ailleurs de celle des chefs des corporations,
(I) Pigeonneau, p. 114 et note; p. 177, 231. 238 et ss.
— 168 —
avait ce caractère qu'elle s'appliquait à toutes les questions
intéressant la cité tout entière, à tous les habitants et même
aux étrangers; tandis que la corporation des marchands de vins
n'aurait pu exercer de juridiction que sur ses membres seuls.
Tous les bourgeois de Bordeaux, quelle que fût leur profession,
s'ils remplissaient d'ailleurs les conditions exigées, pouvaient
faire partie de la jurade et en devenir les officiers. Le Livre
des Bouillons, celui des Privilèges et celui de la Jurade, publiés
par la Ville de Bordeaux, démontrent que les jurats étaient
choisis parmi les hommes de loi comme parmi les marchands
et les simples propriétaires ; plus tard on décida qu'il y aurait
trois catégories de jurats choisis parmi les gentilhommes, les
hommes de loi et les marchands. Dès le xne siècle nous
voyons la jurade lever des impôts, armer des troupes et des
vaisseaux de guerre, déclarer et faire la guerre, commander
les milices bourgeoises, envoyer des ambassadeurs, en un mot
gouverner la ville et le territoire de Bordeaux.
Ce serait donc une erreur profonde que d'assimiler la jurade
de Bordeaux à la hanse parisienne ou à la ghilde de Rouen, et
de dire qu'elle se recrutait exclusivement parmi les négociants
en vins.
Mais il faut reconnaître qu'elle donnait tous ses soins à la
protection du commerce.
Nous allons terminer ce tableau en nous occupant des
étrangers qui venaient se mêler au mouvement du commerce
bordelais, et nous donnerons quelques indications sur les Juifs
qui y faisaient de fructueuses spéculations et sur les pèlerins
qui traversaient Bordeaux en grand nombre.
Le commerce attirait à Bordeaux une grande quantité de
marchands et de marins étrangers. Ils arrivaient d'Espagne,
de Bayonne, des provinces françaises du Nord, de Bretagne,
des Flandres, d'Angleterre, des villes hanséatiques. Ils appor-
taient les marchandises qu'ils venaient troquer contre les
produits du pays, surtout contre les vins. D'autres étrangers
venaient aussi des contrées pyrénéennes, des pays basques et
du Béarn, de ce qu'on appelait à Bordeaux le haut pays, c'est-
à-dire l'Agenais, le Toulousain ; de Narbonne, de la Provence,
des bords de la Méditerranée, quelques-uns d'Italie.
Ces étrangers étaient soumis, suivant les cas, à la juridiction
— 169 —
du prévôt de l'Ombrière (1) et du sénéchal de Gascogne, ou à
celles des maire et jurats. Ils ne pouvaient loger chez un
courtier de marchandises, mais seulement dans le quartier et
dans les hôtelleries désignés. En temps de guerre, on tenait
sévèrement la main à ces mesures. Chaque jurât devait avoir
une liste des étrangers inscrits dans sa jurade. Ceux-ci étaient
tenus de rentrer avant le couvre-feu et ne pouvaient sortir le
matin avant l'heure fixée. Ils ne pouvaient, à moins de 65 sols
d'amende et de confiscation, porter dague ou épée dans la ville.
Ils ne pouvaient, pour aller acheter des vins aux champs, s'y
rendre seuls ; ils devaient être accompagnés d'un courtier ou
d'un bourgeois (2).
Quelquefois de rudes querelles s'élevaient entre ces étrangers
et les Bordelais. Ainsi, en 1293 se trouvait à Bordeaux un
grand nombre de navires normands. Ces Normands étaient
accusés de piller en mer les navires anglais et bayonnais qui
transportaient dans le Nord les vins et marchandises de
Bordeaux ; des plaintes avaient été portées contre eux au
sénéchal. La querelle s'envenima sur le port entre les marins
des deux nations, colères et brutaux, et tous les marchands
normands, même ceux établis depuis longtemps à Bordeaux,
furent massacrés. Il y avait en ce moment dans le port de
Bordeaux environ quatre-vingts navires normands, chargeant
des vins. Leurs marins arborèrent le pavillon de guerre,
quittèrent la ville, et après leur sortie de rivière, au pertuis
d'Antioche, rencontrèrent un navire de Bayonne venant à
Bordeaux, et tuèrent les marchands de Bordeaux et les marins
de Bayonne qui se trouvaient à bord.
Parmi ces marchands étrangers attirés à Bordeaux par
leurs affaires, quelques-uns se faisaient recevoir bourgeois de
Bordeaux et profitaient des privilèges commerciaux importants
attribués à la qualité de bourgeois. Nous trouvons plusieurs
exemples de personnes qui se trouvaient ainsi bourgeois de
plusieurs villes, notamment de Bordeaux et de Londres. Nous
avons cité celui d'Henry Le Galeis ou Legallois, qui fut tour
à tour bourgeois et maire de Londres et de Bordeaux.
{]) C. Rôles gascons, p. 37 (1309-1310). Ann. 3. Edw. IL « De intendo praepo-
sito Umbreriae Burdegalœ in juridictione suà et cognitione de omnibus extraneis. »
(2) Livre de la Jurade, p. 37, 100, 223, 269. 305, 346.
n
— 170 —
Ces étrangers habitués à Bordeaux pour leur commerce où
y séjournant momentanément, y trouvaient une protection
efficace. Ils n'étaient point considérés comme aubains et s'ils
mouraient à Bordeaux, leur héritage ne revenait pas au roi, mais
à leurs héritiers naturels. Il est constaté par une transaction (1)
intervenue entre Jean de Greyli, comte de Candale, et la
veuve et les héritiers du riche marchand Alonzo Fernandès,
natif d'Espagne et décédé à Bordeaux, que, d'après les usages
et coutumes de Bordeaux, les étrangers n'étaient pas aubains.
Nous devons noter le grand nombre d'étrangers qu'attirait
du Nord le pèlerinage à Saint- Jacques de Compostelle en Galice.
Ce pèlerinage était en très haute faveur au moyen âge. On y
venait surtout de la Saintonge et du Poitou, de l'Anjou, de la
Bretagne, du nord de la France et de l'Angleterre. Guillaume
d'Aquitaine, le dernier duc, mourut dans l'église même de
Saint-Jacques, en accomplissant son pèlerinage. Le roiLouis VII,
qui avait épousé Aliénor, la fille et l'héritière de Guillaume,
devint lui aussi romieu à mossegnor sainct J armes en Galice.
Les grands seigneurs bretons comptèrent un grand nombre des
leurs parmi ces pèlerins.
On était tellement habitué à voir circuler ces voyageurs,
revêtus d'un costume à peu près uniforme, que c'est sous ce
travestissement qu'Henry de Transtamare se hasarda à venir
à Bordeaux visiter Duguesclin dans sa prison. Les Anglais
avaient eux aussi pour saint Jacques une dévotion toute parti-
culière. Le nombre de ces pieux voyageurs était considérable.
Rynïer donne le chiffre de 2,460 licences de départ accordées
en Angleterre pour l'année 1434. On peut juger par ce chiffre
du nombre des voyageurs de toutes contrées.
Les Normands, les Anglais, les Bretons, arrivaient ordinai-
rement par mer sur les navires qui venaient charger les vins.
A Bordeaux ces pèlerins payaient un droit de péage (2). Ils
débarquaient au pont de Bordeaux à l'embouchure du Peugue,
à l'endroit qui fut plus tard appelé Pont-Neuf ou Pont Saint-
Jean et auprès duquel se trouvait la chapelle des chevaliers
hospitaliers de Saint- Jean.
(I) La transaction dont nous parlons est copiée de la main de l'abbé Baurein
dans l'Inventaire de Puy-Paulin. E, 552. Arch. du Département.
:; Arch. historiq. de la Gironde, t. VI, p. 1.
— 171 —
D'autres venaient par le Médoc ; sur la route depuis Soulae
jusqu'à Bordeaux, ils trouvaient les hôpitaux des chevaliers de
Saint-Jean à Grayan, à Mignot, à Pellecahus près Pauillac, à
Arsins, jusqu'à Bordeaux. De cette ville, ils prenaient la route
des Landes pour Bayonne et Saint-Jean de Luz, d'où ils s'ache-
minaient vers le lieu où était situé le tombeau du saint. Depuis
le prieuré de Sainct-Jacmes à Bordeaux, les maisons hospi-
talières s'échelonnaient sur la route jusqu'à Compostelle.
Les pèlerins étaient, comme dans tous les pèlerinages, ceux
de Jérusalem, ceux des musulmans à la Mecque, accompagnés
de marchands, qui ne dédaignaient point l'occasion de faire
un bénéfice. Un troubadour contemporain évaluait à trois cents
pour un le bénéfice qu'ils obtenaient (1). Ils étaient souvent
suivis de jongleurs et de chanteurs. La faveur attachée à ces
pieux voyages était telle que des malades qui ne pouvaient se
mettre en route, que des mourants dans leurs testaments,
envoyaient à prix d'argent un mandataire chargé de prier et
faire pénitence pour eux.
Le voyage n'était pas d'ailleurs sans dangers. C'est au retour,
à La Réole, que fut assassiné le père de Gautier de Mauny,
chevalier anglais (2).
Quelquefois le nombre de ces voyageurs était tel qu'il donnait
ombrage aux Bordelais. En 1415, les juratsde Bordeaux firent
arrêter les pèlerins du Poitou, et ne les élargirent que sur la
prière des échevins de Poitiers (3).
N'oublions pas, dans le tableau que nous retraçons, la figure
caractéristique du Juif. Nous avons ailleurs raconté leur histoire
à Bordeaux (4).
Existait-il quelque part un droit de péage, de marché, de
foire, de fouage, de coutume ou douane, une source de revenu
et de bénéfice quelconque, c'est presque toujours le Juif qui en
a la ferme. C'est lui qui prête au roi et au baron, à l'évêque, à
l'abbé et au marchand. C'est lui qui reçoit secrètement, pendant
la nuit, dans son habitation écartée et mystérieuse, le gage
sordide qu'apporte le vilain, la balle de marchandises du
(1) Histoire littér. des troubadours, t. III, p. 225.
(2) Froissard. Ckroniq.
(3) Hisl. de saint Jacq. de Comp., p. 468.
(4) Théophile Malvezin. Hist. des Juifs à Bord. 1875, in- 8°.
— 172 —
bourgeois embarrassé dans son commerce, les armes damas-
quinées ou les titres seigneuriaux du chevalier et du baron, le
calice d'or, les vases précieux de l'abbé.
Les méfiances, l'envie, la crainte, la haine, le mépris qu'ils
inspirent ont fait soumettre les Juifs aux pratiques et aux
ordonnances les plus bizarres et les plus humiliantes, souvent
les plus cruelles. Cantonnés dans le commerce, adonnés à celui
des objets précieux sous un petit volume, des pierreries, de l'or
et de l'argent, habiles à correspondre avec leurs coreligion-
naires établis dans tout le monde commerçant, ils sont devenus
les régulateurs et les maîtres des transactions financières et
commerciales. Ils ont accumulé d'immenses richesses, et se
sont rendus indispensables. En vain, à diverses reprises, on
aura pu les maltraiter, les dépouiller, les chasser, on éprouve
bientôt le besoin de leurs services. Ils reviennent peu à peu,
patiemment, sans bruit, humbles et soumis, le plus souvent
rappelés par les princes mêmes qui les ont chassés.
Et, malgré l'aversion populaire dont la crédule stupidité les
accuse d'immoler et de manger de petits enfants chrétiens,
d'empoisonner les fontaines, de livrer les villes à l'ennemi,
malgré le mépris brutal du baron, qui, lorsqu'il n'a pas besoin
d'eux, les humilie et les persécute, ils tiennent dans leurs
mains d'apparence sordide la puissance formidable de l'argent,
et souvent sont les arbitres cachés mais réels de la paix ou de
la guerre, suivant qu'ils ouvrent ou qu'ils ferment leur escar-
celle aux princes anglais ou français, toujours en quête de
subsides.
Le Juif n'était ni citoyen ni bourgeois. 11 était considéré
comme serf de mainmorte, il appartenait au duc de Guienneou
au seigneur sur les terres duquel il habitait. Souvent le seigneur
le vendait à un autre maître. C'est ainsi que le prince Edouard,
fils aîné du roi d'Angleterre, voulant récompenser Bernard
Macoynis, bourgeois de Bordeaux, lui donna le 3 juin 1265 son
Juif de Lesparre, nommé Benedict, pour en tirer tout le profit
qu'il pourrait.
Un concile tenu à Bordeaux en 1214 avait pris des mesures
pour réprimer les usures des Juifs.
Cependant, les hommes d'État reconnaissaient parfois l'uti-
lité de ces commerçants et essayaient de les protéger. Le
23 mai 1275, le roi Edouard Ier écrivit à son connétable de
— 173 —
Bordeaux pour lui dire qu'il avait appris que les Juifs, qui
souffraient déjà comme les autres habitants de cette ville, de la
disette du blé et du vin, étaient en outre accablés de taxes et
d'impôts; il défendait de les opprimer, et interdisait de les
imposer sans son autorisation.
Le 4 octobre 1281 il écrivait de nouveau au connétable de
Bordeaux et au sénéchal de Gascogne : « Ayant appris que
» la communauté de nos Juifs de Gascogne est écrasée sous
» d'énormes impôts... La plupart d'entre eux, dit le roi, ne
» pouvant supporter une pareille tyrannie, ont abandonné
» leurs maisons et se sont retirés hors de notre puissance ; à
» peine s'il en reste cent cinquante familles à Bordeaux. Il faut
» que cet état de choses prenne fin. » Il défendit de les persé-
cuter et ordonna que, lorsqu'ils auraient des procès, ils seraient
jugés par des hommes de bien et instruits dans les lois.
Il avait ordonné, le 24 mai 1277, de dresser le dénombrement
des Juifs de Guienne. Leur communauté, comme s'exprime le
roi Edouard, obtint du roi Henri III, ainsi que celle des Juifs
de Londres, et moyennant argent, le droit d'élire un rabbin. Ils
habitaient les environs de l'église Saint-Seurin, au lieu qui prit
d'eux le nom de Mont-Judaïc. D'abord relégués dans les
faubourgs, ils avaient obtenu la permission d'habiter dans
l'intérieur même de la ville, et peuplaient la rue du Petit-Judas,
qui prit plus tard le nom de rue des Bahutiers. Ils y avaient
un puits commun, qu'on appelait le puits des Juifs. Ils avaient
un lieu de sépulture spécial, pour lequel ils payaient à l'arche-
vêque une redevance annuelle de huit livres de poivre.
Ils étaient considérés à Bordeaux comme libres, en vertu du
statut de 1206 de Jean-sans-ïerre; mais comme étrangers
pouvant être expulsés et soumis au droit d'aubaine.
Ils furent chassés en 1305 de la Guienne, comme ils allaient
l'être de France en 1306. Le roi d'Angleterre avait écrit le
12 avril 1305 au sénéchal de Gascogne : « Comme il ne nous
» convient pas que les Juifs qui se trouvent sur les terres de
» notre obéissance y fassent un plus long séjour, nous vous
» ordonnons qu'aussitôt la présente reçue vous les chassiez tous
» de notre duché, sans leur accorder aucun délai. »
Il renouvela ces ordres à plusieurs reprises, de 1313 à 1320.
Il se fit attribuer les créances des Juifs sur leurs débiteurs.
Et, lorsqu'ils furent en butte aux fureurs du populaire qui les
— 174 —
accusait de la peste en 1320, et qu'ils furent massacrés et
brûlés vifs, le roi réclama leur héritage parce qu'ils étaient
aubains (1).
Cependant les Juifs paraissent être revenus à Bordeaux
patiemment et sans bruit sous des noms étrangers; ils se
tenaient humbles, craintifs, cachés, et se livraient, discrètement
à leur commerce habituel de métaux précieux, de pierreries,
de courtage et d'escompte. Leur existence n'était pas inconnue
des autorités, mais tolérée par elles. Ainsi nous voyons le
10 novembre 1407 le trésorier de la ville payer dix livres au
Juif Cornet de Perthus, désigné comme tel, judyu, pour salaire
d'une mission que la ville lui avait confiée auprès du comte
d'Armagnac (2).
Les Italiens profitèrent des persécutions contre les Juifs pour
leur faire concurrence et prendre leur place dans le commerce
de l'or et de la banque. Ces Italiens, venus de ces diverses
républiques commerçantes, de Gênes, de Pise, de Lucques,
de Florence, s'étaient répandus en Allemagne, en Angleterre,
en France et en Aquitaine. On les désignait sous le nom
générique de Lombards, et plus tard de Cahorsins. On les
appelait aussi ultramontains.
Exempts des persécutions dirigées contre les Juifs, corres-
pondants des grandes banques des villes d'Italie, ils s'établissent
à Montpellier, à Cahors, à Agen, à Bordeaux, et sont liés avec
leurs maisons d'Avignon, de Paris et de Londres. Dans ces
villes ils n'agissent pas comme corporations ou communautés,
mais seulement à titre individuel. Ils n'avaient point obtenu
en Aquitaine le droit de domicile que leur avaient accordé
les rois de France; et ils étaient surtout en relations avec
Londres.
Nous en parlerons avec quelque détail quand nous aurons
à nous occuper des banquiers et de la banque à Bordeaux.
(1) Rôles gascons. « De Judaeis de ducatii Aquitaniae ejiciendis. » (131 3-1 31 4.;
— « De Judaeis à partibus Vasconiae expellendis. » (1318.) — « De debitis quae
debantur Judaeis levandis ad opus régis. » An. 2, an. 7. Edward II. — « Pro rege
habendo bona Judeorum occisorum. » (1320-1321.
(2) Arch. munie. Livre de la Jurade, p. 272.
— 175 —
Article 3. — Libertés et prohibitions commerciales.
La puissance et la richesse de la ville de Bordeaux pendant
la domination anglaise ne provenaient pas seulement des
libertés politiques et administratives dont elle jouissait, mais
aussi de la liberté commerciale constatée par les chartes que
lui ont successivement accordées les rois d'Angleterre.
Vendre librement aux Anglais, aux Français, quand on n'était
pas en guerre avec eux, ou aux habitants de la Flandre et du
Nord, les vins, les sels, les pastels, qui étaient les principaux
objets de leur commerce d'exportation ; acheter librement les
marchandises d'outre-mer qui leur étaient utiles, les blés, les
draps, les viandes et poissons salés, les fromages, l'étain, le
cuivre ; ne payer que les droits d'entrée et de sortie consacrés
par un long usage, tels étaient les principaux motifs qui
attachaient les Bordelais au sceptre ducal des rois d'Angleterre,
à une domination moins âpre et moins fiscale que l'était
celle de France, qui ne leur offrait pas les mômes privilèges.
« Et comment pourront subsister les pauvres gens de la
» campagne et les sujets du roi, s'écriait au xive siècle un
» petit marchand bordelais, interprète de l'opinion générale,
» lorsqu'ils ne pourront plus vendre leurs vins ni se procurer les
» marchandises d'Angleterre, ainsi qu'ils ont accoutumé (1) ? »
Vendre ce que l'on produit, et acheter ce dont on a besoin,
tel était le programme économique que formulait Bertrand
Uzana, ce modeste marchand et bourgeois de Bordeaux, et qui
résume toute la science.
Les Bordelais avaient obtenu des rois d'Angleterre la
reconnaissance de plusieurs privilèges favorables à la liberté
de leur commerce. L'un consistait à faire le commerce de toute
espèce de marchandises non seulement avec les possessions
anglaises, mais encore avec les pays étrangers, pourvu que ce
ne fussent pas des pays ennemis ; l'autre consistait à n'être
astreints pour le commerce à aucun impôt ou redevance envers
le roi pour leurs marchandises naviguant sur la Garonne et sur
la Gironde.
I BaurHn, éd. Méran, t. II, p. 98,
— 176 —
Ces privilèges sont constatés par des documents remontant
au commencement même de la période anglaise.
La confirmation aux habitants de l'île d'Oléron de leurs
anciens privilèges faite par la duchesse Aliénor en 1194, et
celle faite en 1198 par Othon de Brunswick, investi du duché
d'Aquitaine par Jean-sans-Terre, indiquent que les sujets aqui-
tains possédaient la liberté absolue de commerce pour leurs
vins, leurs sels et autres denrées. Aliénor, redevenue duchesse
d'Aquitaine après la mort de son fils Richard, confirma les
anciennes libertés le 6 avril 1199 (1).
Dès les premières années du xiii6 siècle, Jean-sans-Terre
accordait à tous les marchands du Poitou, du Périgord et de
Gascogne, l'autorisation de faire en Angleterre le commerce
des marchandises de leur pays (2). Le 29 mars 1205 il exemp-
tait les Bordelais de toute maltôte et coutume, c'est-à-dire de
toute redevance à payer au roi sur les marchandises tant à
Bordeaux que sur la Garonne et la Gironde : « per totam
Gyrondam » (3). Et il leur faisait expédier, pour eux et leurs
marchandises , des lettres de protection pour toutes les
possessions anglaises (4).
Henri III recommandait à son sénéchal du Poitou et à celui
de Gascogne de veiller à l'exécution des lettres patentes de son
père.
Cette liberté de commerce était souvent interrompue par des
causes diverses. Une disette, une mauvaise récolte amenaient
immédiatement la défense de sortie des céréales et des comes-
tibles. Tantôt c'était le roi de France, tantôt le roi d'Angleterre,
tantôt les jurats de Bordeaux eux-mêmes, qui prenaient les
mesures les plus sévères pour empêcher la sortie des vivres des
pays de leur possession et pour attirer chez eux les vivres des
pays voisins.
La guerre, — et à cette époque la guerre était l'état normal
des relations des Bordelais avec leurs voisins des provinces
françaises, — la guerre interrompait toutes les relations
commerciales, même pour les objets d'alimentation. « Nos
(1) Cleirac. Us et Coutumes de. la mer. Rymer, t. I, p. 34 et ss.
(2) Rôles gascons. Litt. pat. VI. Johan., 1. 1, p. 45
(3) Arch. munie. Livre des Bouillons, p. 156.
(4) Rôles gascons. Litt. pat. XV. Johan.
— 177 —
» ennemis ne doivent pas profiter de nos vivres, disait le roi
» Philippe le Bel en 1304, et il importe de leur laisser leurs
» marchandises (1).»
On voulait conserver la richesse nationale en l'empêchant
de passer à l'étranger ; aussi ne se bornait-on pas à prohiber
l'exportation des vivres, on cherchait surtout à empêcher
l'exportation de l'or, la plus éclatante condensation de la
richesse.
La sortie de l'or et de l'argent était sévèrement prohibée.
Les pèlerins eux-mêmes obtenaient à grand'peine l'autorisation
d'emporter l'argent nécessaire aux dépenses du voyage. On
essayait de concilier les besoins du commerce avec cette prohi-
bition, qui empêchait le commerçant de payer en espèces les
marchandises qu'il achetait à l'étranger, et de recevoir en
espèces le prix de celles qu'il vendait, et on substituait à la
compensation naturelle qui se serait opérée d'elle-même, une
compensation artificielle; on en était arrivé à défendre de
trafiquer autrement que par des échanges de marchandises.
Aussi les navires qui faisaient le commerce entre l'Angle-
terre, la France et la Guienne, étaient-ils astreints à rapporter
en marchandises l'équivalent en valeur de celles qu'ils y appor-
taient; c'était là une règle à peu près invariable, et à laquelle
il n'était possible de se soustraire qu'avec une autorisation
royale, rarement accordée.
Il n'est pas inutile de remarquer le peu de succès de pareilles
mesures. En 1363, Edouard III prohiba l'exportation des
principaux produits anglais : chevaux, fils de laine, de lin, etc.;
mais dès l'année suivante, sur les plaintes de ses sujets, il permit
aux marchands anglais d'exporter des draps en Guienne pour
acheter des vins, et aux marchands de Guienne d'acheter des
draps partout où il leur plairait pour la valeur des vins qu'ils
apportaient en Angleterre. Il leur permit aussi d'acheter des
poissons secs dans les comtés de Cornouailles et de Devon, pour
les exporter en Guienne.
Obligation était d'ailleurs imposée et maintenue à tout
étranger de rapporter en produits anglais une valeur égale à
celle des marchandises qu'il avait vendues en Angleterre. Et,
comme sanction de cette obligation, Edouard III avait ordonné
(i) Blanqui. Hist. de l'Écon. pol., t. I, p. 215.
— 178 —
qu'il fût tenu dans chaque port un registre constatant l'argent
monnayé apporté par chaque étranger afin qu'il ne pût
emporter une plus forte somme.
La ville de Bordeaux suivait les mômes errements. En 1414,
la jurade défendit le transport hors de Bordeaux de toute
espèce de monnaie. Elle rappela à cette occasion les ordon-
nances des rois d'Angleterre. Elle statua que toute personne
qui ferait sortir de l'or et de l'argent du pays bordelais serait
punie de la confiscation du métal, moitié pour le roi, moitié
pour le dénonciateur (1). En 1415, les jurats défendirent
de faire venir du vin du haut pays, qui tenait alors pour
les Français, à moins que les navires n'apportassent en blé,
dont Bordeaux avait besoin, une valeur égale à celle du
vin.
A une certaine époque, les prohibitions de commerce avec
l'étranger commencèrent à être amenées par une nouvelle
cause, celle de la concurrence industrielle. Quand les Anglais
ne fabriquaient pas encore de draps, ils vendaient avec avantage
leur laine aux Flamands, et recevaient de ceux-ci les draps
façonnés et teints de diverses couleurs. Mais quand ils surent
tisser et teindre leurs draps, ils ne voulurent plus acheter ceux
des Flamands, et les fabricants anglais obtinrent du roi la
défense de laisser entrer les draps étrangers.
Le même phénomène économique se produisait en France
à la même époque. En 1305, Philippe le Bel défendit aux
étrangers, et principalement en vue des Italiens, d'acheter en
Languedoc des laines et des teintures ; ce qui se faisait, disait-il,
au préjudice des métiers, tisserands, drapiers et foulons du
pays. En 1317, Louis le Hutin défendit de transporter hors du
royaume « laine, gaude, garance, pastel, chardons à foulons,
» bois, et étoffes de laines non teintes, tondues ou achevées ».
Nous n'entrerons pas dans le détail des alternatives de prohi-
bitions et de liberté qui eurent lieu à ces époques, tantôt pour
certaines marchandises, tantôt pour d'autres, mais presque
toujours pour les métaux précieux. Ces prohibitions avaient des
causes diverses, l'état de guerre, l'état de disette, la fausse
croyance relative à l'or ; mais nous avons aussi vu poindre
la prohibition pour écarter la concurrence étrangère, nous
(1) Arch. municip. Livre de la Jurade, f° 95, v°.
— 179 —
avons vu naître vers la fin du xme siècle le système écono-
mique d'isolement national et d'exclusion de l'étranger (1).
La Guienne ne souffrait pas à cette époque de ce système,
parce que la nature des marchandises qu'elle tirait de l'étranger
ne faisait pas concurrence à une industrie qui n'existait pas
chez elle, et que l'étranger ne récoltait pas les produits du sol
qu'elle lui apportait en échange. Ses relations avec l'Espagne,
la Bretagne, la Grande-Bretagne, les Flandres, le Nord, se
multipliaient à l'avantage commun des contractants.
Le commerce de Bordeaux avec les possessions anglaises
était d'ailleurs favorisé par les rois d'Angleterre : ceux-ci
intervenaient lorsque des difficultés s'élevaient entre les
marchands et les communes de Londres et de Bordeaux. Nous
aurons occasion d'en parler.
Le port de Bordeaux était largement ouvert aux autres
nations. En 1351, Edouard III recommandait au sénéchal de
Gascogne de faire bon accueil aux marchands qui arrivaient
de Bordeaux avec leurs navires et leurs marchandises. « Il
» faut les recevoir avec civilité et amabilité; agir autrement,
» dit le roi, ce serait obliger ces étrangers à ne plus venir
» dans ce port, où, à raison des denrées qu'ils y apportent, ils
» paient des droits considérables. Cette cessation de commerce
» apporterait un préjudice notable à la ville et à toute la
» contrée. Grave damnum et jacturam (2). »
Même pendant les hostilités avec la France, le roi tenait à
ce que le commerce étranger ne fût pas interrompu. On ne
cessait donc pas le commerce avec les provinces françaises du
bassin de la Gironde et de la Garonne, quoique celles-ci fussent
pour la plupart considérées comme ennemies, et les denrées
continuaient à descendre et à remonter le fleuve; mais elles
étaient assujetties au paiement de certains droits, que le roi
avait abandonnés à la commune de Bordeaux (3).
Nous aurons occasion, quand nous étudierons les impor-
tations, de fournir quelques détails sur les marchandises tour
à tour prohibées ou permises.
(4) Blanqui. Hist. de l'Économie politique.
(2-3) «... Sed mereatores et alios cum navibus et mercadisis suis, ad eamdem
civitatem confluentes amabiliter et civiliter pertraeteris. » Aroh. municip. Livre
des Bouillons, f° 56, v°.
— 180 —
CHAPITRE II
Conditions auxiliaires du Commerce
Article premier. — Juridiction commerciale.
Il n'existait pas de juridiction ni de législation spéciales
pour les litiges commerciaux ; ils étaient soumis aux mêmes
lois et décidés par les mêmes juges que les contestations
civiles.
La loi romaine avait conservé son empire ; à côté d'elle, et
spécialement pour les affaires maritimes, la jurisprudence
avait recueilli les usages, et ce recueil, dont nous aurons
occasion de parler quand nous nous occuperons de la navigation
et des lois maritimes, connu sous le. nom de Rôles ou
Jugements d'Ole'ron, venait compléter les lois romaines.
Quand les lois barbares étaient venues se superposer aux
lois romaines, sans les détruire, elles avaient introduit dans
l'ancien droit une distinction jusqu'alors inconnue et fondée
sur le statut personnel. La loi n'avait plus une application
territoriale et commune à tous les habitants, elle variait avec
la nationalité des individus ; et, en Aquitaine, du temps des
Wisigoths, ce n'étaient ni les mêmes juges qui jugeaient les
Romains et les Wisigoths, ni les mêmes lois qui leur étaient
appliquées. Quand il s'agissait des étrangers, la connaissance
des contestations qu'ils pouvaient avoir entre eux était laissée
à des juges de leur nation. Mais ces dispositions des lois
wisigothes ne s'étaient pas maintenues.
Les marchands étrangers à Bordeaux étaient soumis, pour
les litiges qui s'élevaient entre eux, à la juridiction du duc de
Guienne, exercée par délégation de celle du sénéchal par le
prévôt royal de l'Ombrière, qui représentait l'ancien pretor
peregrinus des Romains.
Les fonctions du prévôt de l'Ombrière relatives aux procès
des étrangers entre eux, étaient déterminées par une
ordonnance du 16 mai 1378 rendue par le Conseil royal de
Gascogne et proclamée par Johan de Newil, lieutenant du roi
— 181 —
en Aquitaine (1). Le prévôt de l'Ombrière doit juger autant
que possible les procès entre étrangers dans le délai de trois
marées. L'ordonnance règle aussi les droits du prévôt sur la
police du fleuve et des navires, et fixe le tarif des frais que le
prévôt et le greffier doivent percevoir.
Lorsque les étrangers ont des difficultés avec les Bordelais,
ils ne dépendent plus de la juridiction royale, mais de celle du
maire et des jurats de Bordeaux. Ceux-ci ont tout droit de
haute et basse juridiction sur les bourgeois de Bordeaux ; et
lorsqu'un procès a lieu entre un bourgeois de Bordeaux et un
étranger, le maire et les jurats ont seuls la haute juridiction ;
quant à la basse juridiction, elle appartient au maire et aux
jurats si l'étranger est demandeur, et, s'il est défendeur, au
prévôt de l'Ombrière (2).
L'hôtel de justice du maire était la maison de la commune
à Saint-Eloi, et son tribunal s'appelait la Cour de Saint-Eloi. La
justice était rendue par le prévôt de la ville. Celui-ci est choisi
parmi les jurats par le maire et les jurats. Il prête serment sur
le Fort Saint-Seurin de bien et loyalement remplir son office;
de rendre bonne justice à chacun des gens de la commune (3).
Le règlement des fonctions du prévôt, et qu'il exerce pour
le maire, a été fait par le maire lui-même. Le 2 août 1376, Jean
de Molton, maire de la ville, décide que les causes ne seront pas
plaidées par avocats, ni par écritures; le demandeur exposera
lui-même sa demande, et le défendeur répondra. Le jugement
sera brièvement rendu, et transcrit sur le livre de la Cour.
Le prévôt ne connaîtra des procès que jusqu'à 50 livres;
il exigera du demandeur la justification de sa demande,
ou le refus de serment fait par le défendeur. Il ne pourra
pas rendre de jugement par défaut avant la fin de l'audience.
Il recevra cinq sols de la partie qui sera condamnée (4).
L'usage était établi qu'à côté du juge de la Cour de Saint-Eloi
siégeaient six ou huit marchands ou bourgeois expérimentés
qu'on appelait prud'hommes, et qui étaient les assesseurs du
juge.
(1) Livre des Bouillons, p. 383.
(2) Livre des Bouillons, 18 juin 1314, f° 359.
(3) Livre des Bouillons, années 1376-1389, f° 510.
(4) Livre des Bouillons, p. 512.
— 182 —
Une fois la sentence rendue définitivement, et sur appel s'il
y avait lieu, et après trois sommations faites au débiteur, les
biens de celui-ci étaient saisis, soit pour être remis en gage au
créancier, soit pour être placés sous la garde du juge, et dans
un certain délai ils étaient vendus publiquement. Le créancier
avait encore le droit de faire emprisonner son débiteur dans
les prisons municipales jusqu'à paiement : et lorsque des
cautions avaient été données, ces cautions pouvaient être saisies
dans leurs biens et dans leurs personnes, comme le débiteur.
Si le débiteur était un marchand étranger ayant un navire
à Bordeaux, le créancier pouvait saisir le navire et les
marchandises qu'il contenait. On emprisonnait le capitaine et
l'équipage. Cependant la coutume de Bordeaux ne permettait
pas de saisir le navire lorsqu'il était à moitié chargé par des
tiers. Le roi Edouard III, par lettres du 14 novembre 1352,
adressées au sénéchal et au connétable de Bordeaux, avait
défendu de saisir les marchandises chargées par des tiers de
bonne foi (1). Cette défense fut renouvelée par Richard II le
10 avril 1382 (2).
On ne saisissait pas seulement le navire et les marchandises
du débiteur et de ses cautions, mais si le débiteur était étranger,
on saisissait aussi les biens et les personnes de ses compatriotes
s'il s'en trouvait à Bordeaux. Ces saisies sur des tiers
constituaient le droit de représailles, dont nous aurons à parler
quand nous nous occuperons de la navigation, droit qui
autorisait le créancier, lorsque les biens du débiteur étaient
hors de la puissance du juge, à les faire saisir et à faire
saisir ceux de ses compatriotes, même à main armée, partout
où ils pourraient être rencontrés.
Ces pouvoirs de juridiction et d'exécution avaient été
reconnus et confirmés en diverses circonstances au maire et
aux jurats de Bordeaux. Nous nous bornons à indiquer les
lettres patentes d'Edouard III du 20 octobre 1354, confirmées
par Richard II le 10 avril 1382 (3) ; et l'arrêt de la cour des
Grands Jours de Guienne du 7 juillet 1366 (4).
Quand l'étranger avait une demande à adresser à un
marchand bordelais, il devait donc s'adresser au maire.
(1-2) Livre des Bouillons, p. 190.
(3-4) Livre des Bouillons, p. 193. p. 127.
— 183 —
Lorsque l'étranger débiteur habitait dans sa patrie, le maire
et les jurats de Bordeaux, protégeant les intérêts du créancier
bordelais, s'adressaient aux maires et aux municipalités de
Londres ou des autres villes, qui le plus souvent faisaient
exécuter les décisions judiciaires commerciales pour lesquelles
elles étaient requises.
Cette intervention de la puissance municipale avait aussi
lieu lorsque la dette était reconnue dans certaines formes
authentiques.
A Bordeaux, comme à Londres, existait encore une antique
institution romaine qui avait pour but de donner aux contrats
une puissante authenticité. Tout bourgeois, tout habitant,
même tout étranger avait le droit de requérir l'enregistrement,
à la mairie, de sa créance. De même que les marchands gascons
faisaient enregistrera Guildhall leurs créances sur les Anglais,
de même à Bordeaux les marchands anglais et flamands
faisaient authentiquer leurs créances. Un des principaux effets
de cet enregistrement était de conférer au créancier le droit de
saisie sur le corps et sur les biens de son débiteur, et de lui
assurer le puissant concours de la ville (1).
Article 2. — Monnaies.
Il est à peu près impossible d'avoir une idée nette du com-
merce, surtout au moyen âge, à celui qui ne possède pas de
notions exactes sur cet instrument qui mesure et termine toutes
ses opérations, sur la monnaie métallique.
Nous avons conservé jusqu'au commencement de notre siècle
un système de monnaies dont les dénominations nous sont
encore familières, et étaient connues depuis des siècles. La
livre, le sou, le denier, ont été remplacés par les francs et les
centimes; mais le franc pour la plupart des gens n'est autre
que la livre et le sou nous est encore bien connu. Un grand
nombre de personnes ne se doutent pas que ces mots de livres
et de sous représentent des valeurs bien différentes suivant les
diverses époques pendant lesquelles ils ont été employés ; et
(\) Delpit. Documents français.
— 184 —
nous avons été souvent témoin de Pétonnement de quelques-
unes d'elles en apprenant par exemple que le roi Richard Cœur-
de-Lion payait 40 sous pour une barrique de vin ou 25 sous
pour un cheval.
Nous n'écrivons pas pour les savants, nous considérons notre
travail comme une œuvre de vulgarisation ayant pour but de
porter à la connaissance du public les faits qui se rapportent
au commerce de Bordeaux, et aussi l'explication de ces faits.
Nous demanderons donc l'autorisation de rappeler quelques
notions générales nécessaires pour comprendre et apprécier la
différence qui caractérise la même dénomination, le même nom,
donné à des choses dont la valeur varie suivant les époques.
Les métaux monétaires, l'or, l'argent, le cuivre, les plus usités,
ont une double valeur, l'une nominale, l'autre d'échange. La
valeur nominale est celle qui lui est attribuée par le gqu vernement
qui fait frapper la monnaie, et qui détermine le poids, le titre et
le nom de chaque pièce d'or, d'argent, de cuivre, ou de tout autre
métal. La valeur d'échange résulte de ce que ces métaux étant
eux-mêmes des marchandises et soumis comme tels aux lois
de la hausse et de la baisse, leur rapport avec la valeur de ces
marchandises est lui aussi variable, mêmequand la monnaie elle-
même ne varie pas, c'est-à-dire conserve son titre et son poids.
Mais lorsque ce titre et ce poids varient, la valeur de la
monnaie, quoique conservant le même nom, varie aussi, non
seulement en elle-même, mais dans ses rapports avec le prix
des marchandises. Ainsi, si nous donnons le nom de livre à
une pièce d'argent du poids d'une livre; et que plus tard nous
réduisions le poids de cette pièce d'argent de moitié, tout en
lui conservant le nom de livre, il est certain que cette livre
nouvelle ne vaudra réellement que la moitié de l'ancienne, et
ne pourra payer que la moitié des mômes marchandises que
payait la première. Il est facile de comprendre le préjudice que
de pareilles différences de valeurs apportent au commerce.
« Rien ne doit être si exempt de variations, a dit Montesquieu,
» que ce qui est la mesure commune de tout. » « Le commerce
» par lui-même, ajoute-t-il, est très incertain ; et c'est un grand
» mal d'ajouter une nouvelle incertitude à celle qui est fondée
» sur la nature de la chose (1). »
(1) Esprit des Lois, 1. XXII, e. m.
— 185 —
La valeur d'échange des monnaies est indépendante des
gouvernements; elle dépend de trois choses : 1° du poids réel
du métal ; 2° de sa valeur actuelle en le considérant comme
marchandise ; 3° de l'abondance ou de la rareté relative des
monnaies sur les diverses places de commerce en relations.
La fixation de la valeur relative des monnaies à un moment
et sur une place donnés s'appelle le change.
Les trois siècles dont nous nous occupons ont été remplis
par des fluctuations monétaires sans cesse renaissantes, parfois
même à quelques jours l'une de l'autre, et qui ont amené
non seulement pour le commerce, mais encore pour toutes les
opérations de ventes, d'achats, de louages, constituant la vie
d'un peuple civilisé, les catastrophes et les souffrances les plus
cruelles. Ces mouvements ont été si brusques, si rapprochés,
si nombreux qu'il serait non seulement difficile, mais presque
impossible d'en faire l'histoire détaillée.
Et cependant nous ne pouvons comprendre et apprécier le
mode d'existence et le caractère particulier du commerce, si nous
négligeons d'étudier l'action de la monnaie, cet instrument
commercial indispensable.
Nous désirerions ne pas nous borner à connaître la monnaie
en elle-même, c'est-à-dire au point de vue du poids, du titre,
de la valeur d'échange avec les autres monnaies de l'époque;
nous voudrions aussi, et autant que possible, arriver à apprécier
le prix et la valeur des marchandises payées par ces monnaies,
et à le comparer avec le prix et la valeur des marchandises de
même nature payées par nos monnaies actuelles.
Ainsi les Rôles gascons nous apprennent que le roi Henri III
avait acheté à Gérard Colomb, bourgeois de Bordeaux, en 1223,
une certaine quantité de vins à raison de 40 sous la barrique.
Pouvons-nous calculer à quelle somme de notre monnaie actuelle
revient cet achat ?
Si nous comparons le prix aux deux époques de la même
quantité de métal, nous trouverons que le marc d'argent en 1225
valait 2 liv. 18 sous; et que la livre de cette époque, com-
parée à notre franc d'argent, vaut en monnaie légale actuelle
18 fr. 97. Mais nous devons encore faire entrer en ligne de
compte un autre élément, que Leber, et après lui tous les
auteurs, ont appelé le pouvoir de V argent, c'est-à-dire la valeur
commerciale de l'argent aux deux époques à comparer, valeur
— 186 —
sujette à la hausse ou à la baisse suivant diverses circonstances,
notamment l'abondance ou la rareté relative de l'or ou celles des
marchandises qu'il paie.
Suivant Leber, le pouvoir de l'argent en 1225 aurait été
de 6, comparé au nôtre, c'est-à-dire six fois plus grand. Mais
Leber calculait vers 1840, et depuis cette époque la baisse des
métaux s'est encore accentuée; et, selon nous, le pouvoir de
l'argent doit être porté à 9. En d'autres termes, il faut un
poids métallique neuf fois plus fort aujourd'hui qu'il ne fallait
en 1225 pour acheter une marchandise de même nature.
Sur ces données, et en multipliant par 9 le chiffre de 18 fr. 97
que nous avons trouvé pour le prix actuel de la livre de l'an
1225 au prix du marc d'argent de 2 liv. 18 sols d'autrefois, nous
voyons que le prix de 2 livres par barrique de vin payé par le
roi Edouard au Bordelais Colomb, serait représenté en monnaie
actuelle par 2 fois 18f,97 x 9, soit par 341 fr. 46.
C'est donc en réalité cette somme qui représente les 40 sous
par barrique payés au xme siècle.
Il est bien entendu que diverses circonstances faisaient
varier la valeur relative des monnaies, et que nos calculs ne
peuvent être qu*approximatifs.
Nous nous proposons d'indiquer, le plus rapidement qu'il
sera possible : 1° Quelles ont été les principales monnaies
frappées en Aquitaine ou en usage dans cette province pendant
la domination des princes anglais ;
2° Quelles ont été les fluctuations si nombreuses des monnaies
à cette époque et les altérations qu'elles ont subies.
3° Nous rechercherons enfin quels renseignements il nous
a été possible d'obtenir sur la valeur comparée de l'argent et
des marchandises à l'époque anglaise et à l'époque actuelle.
% Ier. PRINCIPALES MONNAIES FRAPPÉES EN AQUITAINE.
'Nous avons vu les anciens ducs d'Aquitaine faire frapper
des monnaies dans l'étendue de leurs possessions. Lorsque,
par le mariage d'Éléonore d'Aquitaine avec Henri Plantagenet,
les ducs d'Aquitaine furent devenus les rois d'Angleterre,
ceux-ci firent frapper des espèces dans les diverses villes de
- 187 —
leurs possessions continentales, et principalement à Bordeaux.
Il y eut donc, dans la Guienne notamment, une monnaie locale,
frappée par le roi ou le duc, et qui prit le nom de guyennoise.
La ville de Bordeaux frappait aussi une monnaie municipale
particulière à la province. Il nous est difficile d'indiquer
exactement les attributions de la commune de Bordeaux et celles
des rois anglais dans la fabrication des pièces de Bordeaux.
Toutefois il paraît probable que les rois firent faire celles d'or
et d'argent; et que la commune fit faire une petite partie de la
basse monnaie d'argent, et toute celle de cuivre, c'est-à-dire
celle qu'on appelait alba ou blanche, ou nigra, noire, deux
sortes de peu de valeur, mais très usitées à cette époque.
Nous avons vu qu'en outre des rois, des grands barons et
des grandes cités, c'est-à-dire des principales puissances de
l'époque, le droit de monnayage était aussi exercé parla puis-
sance ecclésiastique : les évèques de Melgueil, d'Albi, d'Arles,
de Beau vais, et bien d'autres, avaient leurs ateliers. Les arche-
vêques de Bordeaux ne paraissent pas avoir exercé ce droit en
nature, et avoir jamais fait frapper une monnaie épiscopale ;
du moins il n'en existe aucun type connu. Mais s'ils n'eurent pas
d'atelier, leur droit n'en fut pas pour cela méconnu, et les ducs
d'Aquitaine consentirent à partager avec eux les produits du
monnayage. La charte de Sanche, de 1027, qui reconnaît à l'église
Saint-André de Bordeaux le tiers de ces profits du souverain, fait
remonter cette donation à Charlemagne et à Pépin.
Nous avons vu cet état de choses confirmé en 1036, en 1088
et en 1097, par Béranger et par Guillaume, ducs d'Aquitaine.
Il ne fut pas modifié pendant la période anglaise, malgré
quelques tentatives faites par les rois d'Angleterre pour s'y
soustraire. Ainsi, en 1275, Philippe le Hardi, roi de France,
intervint comme seigneur suzerain. Par ses lettres patentes il
rappela que le chapitre Saint-André avait droit au bénéfice du
tiers de la monnaie qui se fabriquait à Bordeaux; que le roi
d'Angleterre, duc de Guienne, avait fait transporter l'atelier
des monnaies à Langon pour priver le chapitre de son revenu.
La lettre royale estime ce revenu à 7,000 livres, et condamne
les officiers du duc de Guyenne à payer les arrérages. Ces
ordres furent confirmés en 1283 (1).
(1) Archiv. de la Gironde. Ghap. Saint-André, G 336.
— 188 —
Les rois d'Angleterre reconnurent eux-mêmes et confir-
mèrent à diverses reprises les droits de l'archevêque et du
chapitre.
Une ordonnance de Richard de Havering, connétable de
Bordeaux, fut rendue en 1307, pour faire payer à l'archevêque
et au chapitre leur tiers sur les monnaies, évalué à 3G5 livres
7 sous 6 deniers. Pareille ordonnance fut confirmée en 1309,
par le sénéchal de Gascogne (1).
En 1333, le sénéchal Olivier de Irigham et le connétable
John Travers reconnurent pour le roi les droits du chapitre et
de l'archevêque, et un traité, approuvé par le roi, intervint entre
toutes les parties et fixa à 4,000 livres le chiffre des arrérages.
Le 10 juin 1335, le roi Edouard III ordonna à Olivier de Ingham,
sénéchal, et à Nicolas de Ususmaris, connétable, de commu-
niquer au chapitre les comptes de la monnaie pour fixer le
chiffre du prélèvement du tiers du bénéfice (2).
En 1374, le fils du roi d'Angleterre, Jean, duc de Lancastre,
lieutenant du roi en Aquitaine, s'appuyant sur les chartes et
Ici lies patentes, confirma les droits de l'archevêque et du
chapitre (3).
Il en fut ainsi jusqu'à la fin de cette époque, en 1451, où les
donations précédentes furent confirmées par le roi de France
Charles VII.
La monnaie royale, ou plutôt ducale, et celle de la ville sont
donc les seules qui aient été frappées à Bordeaux.
Nous venons de dire que la monnaie municipale paraît
n'avoir eu d'importance que pour les pièces de peu de valeur
métallique ; nous devons ajouter qu'il ne nous a pas été possible
de fixer l'époque à laquelle avait commencé ce monnayage.
Nous inclinons toutefois à la faire remonter jusqu'aux temps
où après la dissolution de l'Empire romain et pendant les
invasions barbares, l'antique cité, conservant et étendant les
traditions de la municipalité romaine, mais n'ayant plus à
tenir compte du pouvoir central dont les liens étaient dénoués,
avait accentué sa vie propre et indépendante, dont les intérêts
étaient souvent distincts de ceux de ses comtes et de ses ducs,
(1) Archiv. de la Gironde. Chap. Saint-André, G 337.
(2) Gat. Rôles gasc, 1334, 10 avril. Edward III. F° 81. — Rymer, 1335, f° 909.
(3) Archiv. de la Gironde. Chap. Saint-André, G 337.
— 189 —
comme la puissance municipale elle-même était distincte du
gouvernement politique.
Bordeaux, place de commerce dont l'importance croissait
de jour en jour, ne se servait pas seulement des monnaies
locales ou nationales, frappées en Guienne, mais aussi des
monnaies anglaises qui offraient ordinairement le même type,
et qu'imposait d'ailleurs le mouvement commercial, de même
que ce mouvement comprenait les espèces françaises, et celles
de Flandre, d'Espagne et d'Italie.
On a essayé d'apprécier la quantité des métaux précieux
employés à cette époque aux besoins de la monnaie. Nous
renvoyons sur ce sujet aux ouvrages spéciaux. Nous nous
bornons à faire remarquer que sur le stock d'or et d'argent
alors existant, une forte proportion était employée à d'autres
usages. L'orfèvrerie en faisait un grand emploi pour le service
des églises où s'accumulaient des vases, des lampes, des
statues, des ornements d'or et d'argent, des étoffes chargées
de ces métaux. Il n'en était pas fait un moindre emploi pour
les bijoux, la vaisselle et les vêtements des rois et des seigneurs.
La portion des métaux affectée à la monnaie était rare et
souvent insuffisante. Il était difficile de réunir la quantité
de pièces d'or ou d'argent nécessaire pour effectuer de gros
paiements. Lorsqu'il fallut payer la rançon de Richard Cœur-
de-Lion, fait prisonnier en Allemagne; celle du roi saint Louis,
fait prisonnier en Egypte, ou même plus tard celle du roi de
France, Jean, il fut impossible de grouper assez de pièces d'or
et d'argent; et il fallut recourir à la vaisselle et aux joyaux des
nobles, ainsi qu'aux ornements des églises.
Il était peu facile en Guienne de se procurer les métaux
monétaires. Les rivières des Pyrénées ne contenaient dans
leurs sables, mal travaillés d'ailleurs, que de petites parcelles de
paillettes d'or. L'argent, mêlé au plomb et à d'autres alliages
dans quelques mines des Pyrénées ou du Rouergue, était rare
et mal exploité.
La monnaie ne jouait donc pas le rôle prépondérant dans le
mouvement commercial, et ne servait le plus souvent que
comme mesure ou instrument de compte pour faciliter
l'échange. Ainsi voyons-nous dans les documents contemporains
que nous avons étudiés, notamment dans les comptes de
l'archevêché, et même longtemps après clans les actes des
— 190 —
notaires, une quantité considérable de transactions dans les-
quelles par exemple 100 aunes de drap valant tant de nobles
d'or, sont vendues pour telle ou telle quantité de vins valant
le même nombre de nobles d'or.
La monnaie d'or pouvait donc être considérée plutôt comme
une monnaie de compte que comme de circulation réelle. Les
principales de ces monnaies étaient étrangères et avaient été
introduites à la suite des croisades. C'était le besant grec et le
dinar arabe, à peu près du même poids (2 grammes 9032),
valeur intrinsèque 10 francs or fin (1).
A l'exception de l'emploi de la monnaie d'argent courante,
les forts paiements se faisaient en lingots. L'unité de poids de
ces lingots n'était plus la livre de Charlemagne, mais le marc,
la moitié de la livre. La livre ancienne était devenue une
simple monnaie de compte, divisée en 20 sous de 12 deniers
chacun.
Le marc parait avoir été usité en France vers 1075. C'est à
partir du règne de Philippe Ier que son usage est devenu
général. Le nom de cette mesure de pesanteur serait d'origine
germanique, et il se rencontre dans les chartes saxonnes
d'Angleterre dès 857 et 881.
Mais le marc, pas' plus que la livre, n'avait le même poids
et par suite la même valeur d'or ou d'argent dans toutes les
contrées où il était adopté. Les souverains avaient échoué
dans leurs diverses tentatives pour établir une seule mesure,
un seul poids et une seule monnaie. Autrefois Charlemagne et
Charles le Chauve n'avaient pu atteindre ce but. Plus tard en
France saint Louis et Philippe le Long ne furent pas plus
heureux.
En Angleterre et en Aquitaine on n'obtint pas de meilleurs
résultats. L'unité des poids et mesures avait été vainement
promise aux barons anglais par la Grand'Charte. Le roi Jean
fut impuissant. Le 20 février 1317 le roi Edouard III essaya de
nouveau, et ordonna de ne se servir dans tout le royaume que
de la mesure royale (2).
Le poids du marc n'était pas le même dans les contrées qui
formaient l'ancienne Gaule et qui sont aujourd'hui la France.
(1) Pigeonneau. Hist. du Commerce, t. I.
(2) Rymer. 4317, f° 816 : « Quod per totum regnum una mensura habeatur. »
— 191 —
Les registres de la Chambre des comptes de Paris constatent ces
poids différents du marc : « Au royaume souloit avoir 4 marcs,
» c'est assavoir : le marc de Troyes, qui poise 14 sols 2 deniers
» esterlings de pois ; le marc de Limoges, qui poise 13 sols
y> 3 oboles esterlings de pois ; le marc de Tours, qui poise
» 12 sols 21 deniers de pois ; le marc de La Rochelle, dit
» d'Angleterre, qui poise 13 sols 4 deniers esterlings de
» pois. »
En France, le marc de Paris était le même que celui de
Troyes, et était devenu le type auquel on rapporte ordinairement
les prix anciens. Les règles du marc de Paris le divisaient en
8 onces, Fonce en 8 drachmes; la drachme valait 3 deniers et
chaque denier 24 grains ; le marc valait donc 8 onces, ou
64 drachmes, ou 192 deniers ou scrupules, ou 4,608 grains.
Le marc de Troyes. et de Paris était plus grand que le marc
de La Rochelle ou marc anglais, dit Ducange, de 10 esterlings
qui doivent peser 3 oboles qui valent 2 sous 6 deniers.
Ce marc anglais ou de La Rochelle était compté pour 13 sols
et 4 deniers sterling. Mathieu Paris nous donne cette indication
pour l'année 1235 (1 ). Rymer nous donne la même pour 1286 (2).
Le roi de Norwège reçut en prêt du roi Edouard d'Angleterre
2,000 marcs nouveaux comptés en sterlings: « Très decim
» solidis et quatuor denariis pro qualibet marcà computatis. »
En poids actuels, le marc de Paris et celui de Troyes pesaient
244 grammes 752 ; le marc de Tours 223 grammes 39 ; le
marc de Limoges 226 grammes 28; et celui de La Rochelle ou
marc anglais "229 grammes 85.
Ducange expose les variations considérables du prix du
marc d'or et du marc d'argent de 1306 à 1453, pendant
l'époque dont nous nous occupons. Il est impossible de déduire
de ces variations un prix moyen quelconque du marc d'or et
du marc d'argent (3).
Dans ce lingot, marc d'or ou d'argent, poids de Paris ou
poids d'Angleterre, il a été taillé, suivant les époques, une plus
ou moins grande quantité de pièces monétaires. Les registres
de la Chambre des comptes de Paris ont permis de suivre,
1) Mathieu Paris, anno 1235, f<> 286.
2) Rymer, anno 1286, t. II, p. 337.
(3) Ducan»e. f° 273.
— 192 —
depuis le xne siècle, les modifications de poids et de titre de la
monnaie en France, et d'en dresser des tables sur lesquelles
nous aurons occasion de revenir. Nous nous bornons en ce
moment à donner les indications nécessaires pour avoir une
idée générale de la situation monétaire de l'Aquitaine
anglaise.
Nous aurons à nous occuper, pour l'appréciation de la valeur
de ces monnaies, non seulement du poids, mais du titre,
c'est-à-dire de la proportion de métal pur et cl alliage. Le titre
de l'or fin s'estimait au karat, et celui de l'argent au denier.
L'or fin se composait de 24 karats, et l'argent fin, ou argent
de roi, se composait de 12 deniers, chacun de 24 grains. La
valeur réelle de la monnaie variait selon le poids et le titre.
L'or et l'argent étant les deux métaux employés aux
paiements, le rapport de leur valeur éprouvait dès cette
époque certaines variations que nous aurons occasion de
signaler.
Pendant l'époque où les rois d'Angleterre étaient aussi ducs
d'Aquitaine, les monnaies en usage à Bordeaux n'étaient pas
seulement les monnaies locales, frappées en Guienne, mais
aussi les monnaies anglaises qui y avaient cours légal, et les
monnaies étrangères qu'importait un mouvement commercial
toujours croissant, et principalement celles de France, de
Flandre, d'Espagne et d'Italie.
Dans les possessions anglaises situées sur le territoire
de notre France actuelle, on frappait des monnaies non
seulement à Bordeaux, mais à Poitiers, à Limoges, à La
Rochelle, à Bergerac, à Bayonne, quelquefois à Langon ou
à La Réole. Nous ne nous occuperons ici que des monnaies
bordelaises.
Le type de ces monnaies devait d'ailleurs être le même.
Ainsi le 14 décembre 1351 Edouard III avait ordonné que toutes
les pièces frappées en Gascogne fussent semblables aux pièces-
frappées à Bordeaux (1). Il mandait au sénéchal de Gascogne
et au connétable de Bordeaux de faire faire à Bayonne des
(4) Cat. Rôles gasc, f° 127. — Rymer, pars I, 1° 107. — Livre des Bouillons,
f° 151 : « Quod omnes monetae in ducatu Aquitanise sint ejusdem ponderis et
alaiae sicutest moncta nostra Burdigalae. »
— 193 —
monnaies semblables à celles de Bordeaux (1). Il avait permis
en 1349 au comte de Lancastre de fabriquer monnaie à
Bergerac, mais à condition qu'elle serait aussi forte que celle
d'Aquitaine (2).
Le prince de Galles établit des ateliers à La Rochelle, en
Poitou, en Limousin, en Périgord, en Quercy, en Agenais, en
Bigorre, dans les Landes et à Bayonne, comme à Bordeaux.
Les souverains anglais conservaient d'ailleurs avec un soin
jaloux le monopole du monnayage, qui leur rapportait de
beaux bénéfices, et ne consentaient que rarement à le déléguer.
Nous ne connaissons qu'une exception à ce fait, c'est la
concession faite en 1376, renouvelée en 1380, pour un an, au
duc de Lancastre, de faire des monnaies à Bergerac, à Dax et
à Bayonne ; mais il lui était expressément défendu de les
marquer aux coins d'Angleterre et de Guienne (3).
Occupons-nous de la monnaie faite à Bordeaux.
L'atelier de Bordeaux paraît avoir été commun aux deux
autorités qui fabriquaient la monnaie dans cette ville, le roi et
la ville.
Cet atelier, ou hôtel de monnaies, domus in quâ moneta fieri
consuevit, était, au commencement du xme siècle, situé sur la
place Saint-Projeit. Il y était encore en 1262, et appartenait à
la ville (4). Il fut transporté en 1305 sur la place de l'Ombrière,
et construit sur un terrain appartenant à la ville que le maire
et les jurats concédèrent temporairement au connétable John
de Havering, pour y faire une monnaie nouvelle tant pour
compte du roi que pour eelui de la ville (5).
Cet hôtel ou atelier provisoire était en bois couvert de
tuiles. Il existait encore en 1320, époque à laquelle Jean de
Haustède, connétable de Guienne, reconnut le droit de propriété
de la ville, et obtint la prolongation de la concession parce
qu'on était en train de frapper des monnaies (6). Il paraît même
qu'il resta fort longtemps dans le même' local, car Baurein, au
(1-2) Rymer, v. III, pars I, f<« 213, 183.
(3) Delpit. Dorant, français, f° 198.
(4) Livre des Bouillons, fos 368-370 : Enquête sur les propriété; de la ville.
(5) Livre des Bouillons, f" 470 : « Ad decudendum, seu fabricandum...
monetani novam dicti domini régis et ducis, tune per dictum senescallum, et nos
ibidem fabricandum. »
(6) Livre des Bouillons, loc. cit., f° 470.
— 194 —
xvnie siècle, nous parle de la démolition de l'hôtel des monnaies
qui était sur la place de POmbrière, et au-dessus du mur de
l'ancienne enceinte delà ville (1).
L'officier chargé de l'exécution des ordres du roi relatifs aux
monnaies et de la surveillance de la fabrication était le conné-
table de Guienne, qui était spécialement chargé de tout ce qui
regardait les finances. Le roi avait dans ce qu'on appelait
hôtel, chambre ou table de la monnaie de Bordeaux, les coins
sur lesquels se frappaient les pièces de métal. Il nommait
souvent lui-même le gardien spécial de ces coins, ainsi que les
chefs de la fabrication ou maîtres de la monnaie ; quelquefois
il en laissait la nomination au connétable ou au sénéchal.
C'est ainsi que le 4 octobre 1313 le roi Edouard II nommait
Pierre de la Porte, gardien des coins et de la monnaie (2).
Nous ne trouvons pas trace de la participation de la ville
dans ces nominations, tandis que nous trouvons de nombreux
exemples de celles faites directement par le roi, surtout à partir
du xive siècle, c'est-à-dire du moment où la fabrication parait
avoir été le plus active. En l'année 1354, Edouard III nommait
Pierre de la Cropte monétaire pour le duché d'Aquitaine;
en 1357, Pierre Yernhes; en 1358 encore Pierre de la Cropte.
Gérard de Mente était nommé en 1380 par Richard II (3).
A la fin de l'époque anglaise, ces nominations se multiplient.
Le 7 mai 1422, le roi Edouard VI nomme William Parages
comme seul monétaire dans le château de POmbrière et pour la
cité de Bordeaux (4). En 1437, il institue Jean Maucamps (5)
pour être un des monétaires ; mais le maître en titre d'office
était alors noble Jehan de la Tousche, dont l'office fut donné
par le roi le 2 mars 1438 à Johan Amanieu, homme d'armes (6).
Peu après, en 1439, nous voyons Pierre Macanan, seul
monétaire à Bordeaux; en 1447, Baldwing Doddyng, aussi seul
monétaire; et en 1451, encore Pierre Macanan, qui fut le
dernier monétaire anglais.
Ainsi la fabrication à Bordeaux s'opérait sur les coins du
roi, dont la surveillance était confiée à un gardien, et par
(1) Baurein, IV, p. 420.
(2) Cat. Rôles gasc. 4313-14, f° 44. « De custodia cuneorum et monetae
Burdegalee. »
(3) Cat. Rôles gasc, fo« 132, 438. 167.
(4-5-6) Cat. Rôles gasc, (os 204, 218, 221, 231.. 234.
— 195 —
l'œuvre des maîtres ou entrepreneurs des monnaies. Les
conditions de cette fabrication étaient réglées entre le roi ou
ses officiers et les maîtres par des contrats synallagmatiques
ou endentures qui déterminaient la quantité de pièces d'or ou
d'argent qui devaient être taillées dans chaque marc pesant
d'or ou d'argent, l'alliage de métal inférieur, le bénéfice du
monnayeur, et la redevance qu'il avait à payer au roi. Nous
aurons occasion de citer quelques-uns de ces traités.
Les maîtres de ces ateliers obtenaient ordinairement des
bénéfices considérables et arrivaient à de grandes situations.
L'histoire locale a conservé le nom de cette famille des Monadey
ou Moneder qui parait avoir exercé pendant longtemps ces
fonctions de maîtres de la monnaie, qui a compté plusieurs de
ses membres parmi les maires de la ville, et qui, comme les
Vigier, les Solers, les Colomb et quelques autres, figurait parmi
les plus puissantes de ces familles de bourgeois qui s'alliaient
aux plus nobles et aux plus hauts barons de la contrée, et
marchaient de pair avec ces derniers. Les Macanan, qui closent
la liste, avaient une importance presque égale à celle des
Monadey, quoique plus récente.
Les ouvriers monnayeurs eux-mêmes, quoique souvent
étrangers, jouissaient de tous les privilèges, avantages et
exemptions d'impôts des bourgeois de Bordeaux. On leur
accordait des faveurs spéciales, que les rois maintenaient avec
soin. Le 24 novembre 1321, Edouard II ordonnait de les
maintenir dans les libertés qu'ils avaient au duché d'Aquitaine.
En 1354, Edouard III recommandait de les protéger; en 1355,
il écrivait au maire et aux jurats de Bordeaux de veiller à
ce que les ouvriers monétaires de cette ville jouissent de tous
les droits et privilèges des bourgeois (1).
Le 6 mai 1365, il renouvelait ses recommandations.
Il en était de même pour le roi Henri VI, le 23 octobre 1423.
Nous allons indiquer quelles étaient les diverses monnaies
d'or et d'argent frappées en Aquitaine sous la domination
anglaise.
(I) Cat. Rôles gascons, f°s 57, 131, 153. — Kymer, 1355, f° 295.
196 —
MONNAIES D OR
Nous ne connaissons pas de types de monnaies d'or frappées
à Bordeaux sous les premiers rois d'Angleterre, ducs de
Guienne, c'est-à-dire Henri II, Richard Cœur-de-Lion et Jean-
sans-Terre. Il est même probable qu'on se servait dans les
transactions importantes des monnaies d'or d'Angleterre, de
France et d'Espagne, ou des lingots pesés au marc, et pour
les affaires ordinaires des espèces d'argent et de cuivre.
En France, Philippe-Auguste avait ramené la monnaie à
deux types, celui de Paris et celui de Tours. Ces deux sortes
de monnaies n'avaient pas la même valeur; pour faire 1 livre
parisis, il fallait 20 sous parisis et 25 sous tournois. La monnaie
de Tours avait été adoptée dans les contrées voisines de cette
ville, et surtout dans celles situées au sud de la Loire. Elle
était préférée à celle de Poitiers ou de Bordeaux. Une charte
d'Edouard II, citée par Rymer, dit qu'il fallait 30,000 livres
chipotines de Poitiers ou de Bordeaux pour faire 24,000 livres
petites de Tours (1).
Aussi voyons-nous le roi Henri, de crainte que la monnaie
bordelaise subisse une dépréciation, ordonner le 2 août 1228, au
sénéchal de Gascogne, Henri de Trubeville, de veiller à ce
qu'elle eût le même poids et le même titre que celle de Tours (2).
Quelques années plus tard, les monnayeurs de Bordeaux
paraissent avoir altéré le poids et le titre des monnaies.
L'existence de ces mauvaises monnaies amena des plaintes
extrêmement vives adressées au roi Edouard Ier par le clergé,
les nobles et les commerçants de la province. Aussi le roi
ordonna-t-il à son sénéchal de Guienne de mettre un terme à ces
abus (1282) ; et en 1289, il ordonna la suppression de la monnaie
faible et la mise en circulation d'une monnaie plus forte (3).
A cette époque, les souverains eux-mêmes faisaient fabriquer
des monnaies falsifiées, et la Guienne comme l'Angleterre en
(1) Ducange. V° Libra Chipotensis. — Rymer, vol. III, i'° 626.
(2) Rymer, I, f° 192. « Mandamus vobis quod monetam Burdegalœ facialis
de lege et pondère Turonensis. »
(3) Cat. des Rôl. gasc. 4282, M novembre, et I289. « De procJamatione
facienda apnd Burdigalam quod veteres monetae non currebunt ultra festum
Sancti Martini, ratione nova1 monelœ. »
— 19? —
étaient infestées. En 1300, le 26 mars, nouvelle ordonnance du
roi Edouard Ier pour empêcher le cours de ces monnaies
dépréciées qu'on appelait des polardes et des croquardes, et
pour ordonner qu'un denier de ces monnaies ne fût reçu que
pour une obole, et deux deniers pour un sterling, jusqu'à la
fête de Pâques, et qu'à partir de ce jour nulle monnaie autre
que celle des sterlings du coin du roi ne pût être reçue (1).
La Guienne était alors dans les mains du roi de France
Philippe le Bel, qui devait recevoir et mériter le titre de faux-
monnayeur royal. Pendant les premières années de son règne,
il ne s'était pas écarté du système des excellentes monnaies
de saint Louis, qui avaient conquis et devaient longtemps
conserver une grande et légitime réputation. Mais il ne tarda
pas à chercher dans l'altération des espèces un remède au
délabrement des finances. Pendant qu'il occupa la Guienne, de
1295 à 1303, Philippe y introduisit' des mauvaises monnaies
de France, auxquelles il donna cours légal à Bordeaux; et il
interdit celles d'Angleterre et d'Aquitaine qui avaient meilleurs
titres et poids. Même après qu'il eut été obligé de restituer
cette dernière province, il n'en maintenait pas moins, comme
suzerain, ses prohibitions contre la monnaie des rois anglais,
malgré les demandes répétées que lui adressait Edouard (2).
La monnaie d'or de saint Louis, à Vaignel ou mouton d'or,
valait dix sols parisis; mais, malgré l'accord fait en 1303 par
les gens des bonnes villes pour le fait des monnaies, rapporté
par Ducange, et qui avait eu pour but de le ramener à cette
valeur, Philippe le Bel avait, par statut de mars 1310, ordonné
de forger monnaie d'or qui serait « appelée à l'aignel, comme
» du temps du roi saint Louis, notre ayeul », mais qui devait
avoir cours pour 16 sols parisis. Le mouton d'or ou aignel
ne revint à sa véritable valeur que par l'ordonnance de Louis
le Hutin du 15 janvier 1315 : « Parce que c'est notre volonté de
» garder les ordonnances de Mons. saint Louis, nous avons fait
» regarder en nos registres sur le fait de la monnoie de l'or, et
» nous avons trouvé que il fit faire le denier d'or que l'on
» appelle à l'aignel, et le fit adjuster le plus léalement qu'il
» pot, et qu'il eut cours pour 10 sols parisis tant seulement. »
(I) Rymcr, v. I, pars II, f° 919.
(2)Rymer, v 11, pais I, I •* 240, 250.
— 198 —
Outre la monnaie d'or française, un autre type, d'origine
italienne, était usité dans le commerce de Bordeaux. C'était le
florin. Les républiques italiennes, dont les croisades avaient
singulièrement favorisé le commerce, avaient de bonne heure
compris que l'instrument commercial par excellence, le signe
de toutes les valeurs, devait être invariable pour être respecté.
Florence avait fait frapper une monnaie d'or qui portait le
nom de florin. Le florin, à la taille de huit à l'once, fut bientôt
adopté par toutes les nations commerçantes. C'est ce type et
ce nom que les rois anglais allaient adopter pour les pièces
frappées en Aquitaine.
Les mémoires adressés de Bordeaux, en 1325, à Hugues
le Despenser et dont parle M. Delpit, indiquent que le numéraire
d'or était rare, et que pour maintenir les bonnes dispositions
des habitants pour les Anglais, il était urgent de fabriquer des
espèces d'or en quantité suffisante (1). Le 3 juillet 1326, le roi
Edouard en son conseil ordonna qu'il serait frappé une nouvelle
monnaie en Aquitaine, dont la livre contînt 17 deniers de poids.
Ce type, frappéen 1327, prit le nom de florin d'or d'Aquitaine,
et, à l'imitation de celui de Florence, portait la figure de saint
Jean-Baptiste. Cette excellente monnaie, dit Y Anglo-French
Coinage, pesait 65 1/2 Paris marc grains, et était au titre de
23 3/4 carats or fin et 1/4 d'alliage, soit 975 millièmes d'or fin.
Les florins de ce type furent en usage longtemps encore
après qu'on eut cessé d'en frapper pour adopter une marque
nouvelle et des noms nouveaux. Un important mouvement
monétaire s'opérait en effet au milieu du xive siècle.
Le 2 mars 1344, le roi Edouard, de l'avis des grands et des
communes du royaume d'Angleterre, ordonna qu'il serait
frappé une nouvelle monnaie d'or et d'argent. Il en indiqua le
titre et le poids ainsi que son rapport avec le florin qu'elle allait
remplacer. Il décrivit trois types nouveaux de monnaie d'or :
1° celui à deux léopards, courant la pièce pour 6 sols, et du
poids de 2 petits florins de Florence ; 2° un second formant la
demie du premier et à un seul léopard; et 3° un troisième
valant la moitié du second et le quart du premier, et portant
un heaume de chevalier (2).
(1) J. Delpit. Documents français. Introd., p. ccxl, et n° cxii, art. 30.
(2) Runer. 1344, 4 8 ami. Ed\\. 111; éd. 1825, t. 111, f° 7.
— 199 —
Le 10 mars 1344, le roi mandait à Nichol de la Besche,
sénéchal de Gascogne, et à Johan Wawein, connétable de ■
Bordeaux : « Eyons ordonné que trois monoies d'or soient
» faites en notre tour de Londres, savoir : une monoie à
» deux léopards, corante la pièce pour 6 soldz d'esterlings, qui
» sera du pois de 2 petits florins de France de bon pois, dont
» 50 pièces poiseront une livre du pois et mesure de la tour de
» Londres; — et une autre monoie d'or avec un -léopard,
» poisante la moitié de l'autre susdite monoie, corante la
» pièce pour 3 soldz d'esterlings et dont 100 pièces poiseront
» une livre du pois de la tour susdite; — et une autre monoie
» d'or ad un heaume, poisant la quarte partie de la première
» monoie, corante la pièce pour dix et oyt deniers d'esterlings,
» et 200 pièces poiseront une livre du pois de la tour susdite;
» et vaudront chescune livre des dites monoies d'or, 15 livres
» d'esterlings de toutes les pièces avant dites qui seront du
» pois et d'or fin. »
Le roi mande au sénéchal et au connétable d'examiner à
Bordeaux, avec le conseil du duché, s'il ne serait pas utile de
fabriquer de ces monnaies en Guienne et, si cela est jugé bon,
d'en faire frapper. Il envoie deux échantillons de chaque modèle.
Ces types furent frappés à Bordeaux comme à Londres.
Les conditions de fabrication furent réglées par deux contrats
passés par le roi avec les maîtres des monnaies. Rymer cite ces
contrats, en date du 4 novembre 1346 et du 20 juin 1351. Ils sont
utiles pour apprécier la valeur des nouvelles pièces d'or (1).
Nous donnons en note le texte relatif au poids et au titre
de ces pièces d'or, ainsi que le bénéfice du monnayeur et la
redevance due au roi .
Le roi devait en outre mettre gardiens en chaque place où
les monnaies seraient fabriquées; le rôle de ces gardiens
surveillant la bonne fabrication des maîtres monnayeurs, et
toutes les précautions prises pour le contrôle et l'essai des
monnaies, contradictoirement entre les gardiens et les essayeurs,
sont minutieusement formulés.
(1) L'endenture de 1346 est. relative à la monnaie dite maille. Celle de 1351
à la monnaie d'or et d'argent.
Voici un extrait de cette dernière, relatif à la monnaie d'or; le texte est tout-
entier dans Rymer : 1351, 25 ami. Ed. III, 23 juin, f° 222 :
« Endenture entre le roi d'Angleterre et de France, d'une part, et Henri
— 200 —
On y ajoute que « le roy fera crier et défendre par tout son
» royaume que nul ne porte hors du royaume monnaie d'or ou
» d'argent, sauf la nouvelle monnaie d'or qui sera faite, sous
» peine de perdre tout l'or et l'argent, et le corps, à la volonté
» du roi, si ce n'est par spécial congé du roy ; et que nul ne
» porte au royaume nulle autre monnaie fausse ou contrefaite
» d'or ou d'argent de nul autre coin que du coin de notre
» seigneur le roy ».
Nous indiquerons plus tard ce qui est relatif à la monnaie
d'argent et à celle de billon ou monnaie noire.
Cette monnaie nouvelle qui portait le nom de noble n'était
pas seulement destinée à l'Angleterre et à la Guienne. Dès
de Brisèle et Johan de Cicestre, d'autre part ; — tesmoigne — que le roi, par
l'avis de son conseil, a constitué Henri et Johan mestres et averous de sa monoie
en sa tour de Londres; lesquels ont cmpris devent le Conseil de faire la monoie
de la forme que s'ensuyt :
» De faire trois manières de monoie d'or, corante la pièce pour 6 soldz et oct
deniers desterlinges que sera appelé le noble d'or, et seront 40 et 5 telles pièces
en la livre du pois de la tour de Londres; — et une autre monoie d'or, poisant
la moitié de la susdite monoie, corante la pièce par 40 denyers d'esterlinges, et
seront 90 pièces en la livre du pois de la tour susdite; — et une autre tierce
monoie d'or, poisante la quarte partie de la première monoie, corante la pièce
pour 20 denyers d'esterlinges, et seront 180 pièces en la livre dudit pois, et
vaudra chescune desdiles monoies d'or 15 livres d'esterlinges.
» De toutes les pièces avant dites queux seront d'or fyn, ceslassaver de
23 carettes 3 grains et demy, desqueux monoies d'or nostre dit seigneur le roi
aura de chescune livre issint faite, 7 soldz et 3 denyers; et lesdils mestres
prendront pour leur ouveraigne, coignes, damaiges d'or, tailles des ferres, et
amenusement du pois, et pour leur despenses et toutes autres maners des
coustages, sauf les gages des gardeins et changeours et clercs, de chescune livre
2 soldz d'esterlinges et issint overont ils meins par 6 deners, mail et ferling que
les autres mestres pristront devant, par cause que même les mestres pristront
du roi par covenant taille 14 deners au livre; et outre, des marchands 16 deners
mail et ferling par concilement, desqueux 16 deners mail et ferling le Conseil
n'estoit apris et amont en tout ceo que les mestres pristeront à livre à 2 soldz
6 deners mail et ferling, dont 6 deners mail et ferling au livre tornera ore au
profit des marchands, pour les exciter à porter plus d'or au billon, et les
marchands auront le remanant.
» Et averont les mestres pour chescune livre d'or la sezisme partie d'une
carette, que s'estend à \ mail et demy ferling à livre.
» Et s'il aveigne aucune fin que par défaute d'ascunes choses soit trouvé meyns
ou eu pois ou en feblèce d'or, que 22 carettes 3 greyns et demy, et outre la
sizisme partie d'une carette, quale ils averont pur remède comme dessus est dit,
soit la monoie chalange et juge meyins que bone. »
— 201 —
1345, des ordonnances d'Edouard avaient décidé que pour
l'utilité commune des marchands d'Angleterre et de Flandres,
la monnaie d'or appelée le noble, « videlicet oboli, denarii et
» quadrantes vocati nobles », ait cours en Flandre comme en
Angleterre. La même monnaie fut aussi frappée en Flandre au
coin du roi d'Angleterre (1).
La pièce d'or frappée à Bordeaux qui portait en 1327 le nom
de florin d'Aquitaine, qui fut aussi désignée en 1344 sous le
nom de noble d'or et de noble à la rose, portait encore le nom
de léopard, qui appartenait aussi à la monnaie d'argent, ce qui
ne laisse pas que d'occasionner pour nous quelque confusion.
Ainsi le trésorier de l'archevêque accuse ainsi sa recette pour
l'année 1355: Il a reçu 285 livres 18 sous 4 deniers sterling ;
575 écus d'or ancien (de antiquis); 175 léopards d'or; 30 royaux
d'or; 1 denier d'or appelé noble; et 24 livres 9 deniers, obole
d'argent appelée léopard. Ces écus d'or anciens étaient les
écus clincards du roi Philippe le Bel.
Mais bientôt le type de monnaie d'or frappé à Bordeaux prit
le nom de guyennois qui s'appliquait aussi à toute la monnaie
particulière à la Guienne. Nous trouvons cette dénomination
dans les comptes de Richard Filongleye, trésorier du prince
Noir, qui indique le guyennois sterling et le guyennois noir ;
nous voyons à Oléron le guyonnais hardi ou franc guyonnais ;
mais dès 1354, notamment dans les comptes de l'archevêché
et dans d'autres documents, nous voyons figurer le guyennois
d'or. Nous avons rencontré ce mot écrit de diverses manières par
des altérations diverses : guienné, gyoneis, guiane et même
diane. Le guiennois d'or portait la figure d'Edouard III en profil,
armé, trois léopards à ses pieds. Au revers la croix fleurie. Le
guiennois d'or pesait 72 et 73 1/2 Paris marc grains, à 23 3/4
or fin et 1/4 alliage.
C'est là l'origine véritable de la guinée anglaise, désignant
dans les relations commerciales, alors si fréquentes entre les
deux possessions des rois anglais, la monnaie de Guienne. Ce
nom de guienné a fait' croire aux étymologistes fantaisistes,
et a fait répéter dans de nombreux écrits relatifs aux monnaies,
que le nom de la guinée, monnaie anglaise, lui venait de ce
que les premières pièces connues sous ce nom avaient été
(1) Rvrner. 13i5, f°s 59 et 64 ; 13iG f" 77.
13
— 202 —
frappées avec l'or provenant de la côte de Guinée en Afrique.
C'était là une erreur. Le nom de guienné ou guinée ou
gyoneis, pour cette espèce de monnaie de Guienne, se rencontre
dès le milieu du xive siècle ; or les Anglais ne reçurent de l'or
de Guinée que trois siècles plus tard. La découverte positive
de la côte de Guinée n'eut lieu qu'en 1470 par les Portugais
Santarem et Escovar, quoique des navigateurs de Dieppe et de
Rouen aient pu y aborder quelques années auparavant, si l'on
en croit un rapport adressé à Colbert en 1666 par le voyageur
Villaud de Bellefonds ; mais ils n'y avaient pas créé d'établis-
sement. C'est en 1480 que les Portugais s'y établirent. Le roi
Joâo fit construire le fort San Jorge de la Mina. Les Portugais
furent chassés par les Hollandais à la fin du xve siècle, et ceux-ci
conservèrent longtemps cette contrée. Ils achetèrent, pour rester
seuls dans la contrée, un établissement que les Brandebourgeois
y avaient formé en 1682. Les Anglais et les Français ne
parurent qu'au siècle suivant sur ces côtes.
Les principales monnaies d'or que fit frapper le prince de Galles
en Aquitaine furent le hardit, le léopard, la chaise etlepavillon.
Le hardit était une imitation de la monnaie de Philippe le
Hardi, roi de France, dont la bonne réputation l'avait fait
rechercher par les commerçants d'Aquitaine, comme par ceux
du midi de la France et de l'Espagne. Le hardit du prince de
Galles ou hardit gyoneis était à 79 Paris marc grains, et au
titre de 23 3/4 or lin et 1/4 alliage.
Le léopard, au même titre, pesait 64 1/2 Paris marc grains.
La chaise, ainsi nommée parce que le prince était représenté
assis, pesait 66 1/6 Paris marc grains ; le pavillon royal pesait
101 1/4 Paris marc grains. Ces deux pièces avaient le même
titre que les précédentes.
Nous nous arrêterons peu aux monnaies des successeurs du
prince Noir.
Richard II affaiblit le poids du hardit d'or, qu'il réduisit à
72 3/4 ; mais il n'altéra pas son titre.
Henri V créa Vaignel ou mouton d'or, de 40 1/4 Paris marc
grains et au titre de 22 or fin sur 2 d'alloy ; et le salute, au
poids de 73, avec l'ancien titre de 23 3/4 sur 1/4 d'alloy.
Enfin Henri VI réduisit le poids du salute à 66 1/2, et créa
Vangelot, du poids de 44 1/5 Paris marc grains; les deux
pièces au titre précédent.
— 203 —
Remarquons que ces noms d'écus, de moutons, d'aignels,
d'angelots, étaient attribués à des monnaies d'or qui, sous la
même dénomination, représentaient des poids métalliques et
des alliages différents, et par conséquent des valeurs réelles
différentes. Ainsi Edouard III avait fait frapper le mouton
d'or, qui comme l'écu d'or pesait 83 3/4 Paris marc grains,
tandis que celui d'Henri V ne pesait que 40 1/4.
Il y avait aussi des écus d'or de France et des aignels et
moutons de France, ainsi que des angelots, dont la valeur
n'était pas la môme que celles des monnaies anglaises ou
guiennoises de même nom.
Le mouton cVor de France remontait à saint Louis; il portait
l'effigie de VAgnus Dei et était appelé deniers et florins à
l'aignel, au mouton.
Nous avons dit qu'Edouard III, qui prenait le titre de roi de
France, en fit frapper. Au moment de la campagne qui se
termina par la bataille de Poitiers, il en fixa le cours en
Aquitaine du 15 juin 1354 au 15 juin 1355 à 25 sols, « mutoni
» auri fteri cursu 25 solidi ». Froissard dit même qu'il en fit
frapper après la bataille de Poitiers : « Item en cel an, au
» mois de janvier, fit faire le roy, florins de fin or appelez
» florins à l'aignel, pour ce qu'en la pile avait un aignel, et
» estaient de 52 au marc ; et le roy en donnait, quand ils
» furent faicts, 48 pour un marc de fin or. »
Dans les conventions intervenues à Angoulême à la date du
26 janvier 1367 entre le prince de Galles et les trois États,
prélats, nobles et communes de Guienne, il fut stipulé que la
monnaie d'or que le prince ferait frapper ferait valoir le marc
d'or à 61 livres et le marc d'argent à 5 livres 5 sous (1).
Nous essaierons plus loin d'indiquer le rapport de ces diverses
monnaies d'or.
MONNAIES D'ARGENT.
Le rapport légal de la valeur de l'or à celle de l'argent ne
paraît pas avoir beaucoup varié depuis l'éclit de Pistes, en 864,
qui le fixait de 1 à 12. En 1355, une ordonnance du roi de
France prenait l'engagement de faire à la paix une très forte
(I) Livre des Bouillons, p. 172.
— 204 —
monnaie dans laquelle on ramènerait 1 marc d'or fin à 11 marcs
d'argent. Suivant Ducange, les registres de la Chambre des
comptes de Paris mentionnent en 1354 le projet de porter la
valeur du marc d'or, qui ne devait valoir que 10 marcs
d'argent, à celle de 14 marcs. « Ainsi s'emplira le royaume
» d'argent à grand plante, et vuidera de l'or, en confondant ceux
» dehors du royaume, qui par leur cautèle, engin ou soustiveté
» l'ont mis dedans ledit royaume. Item dit que si, comme li
» semble, que, qui aura au dit royaume 14 marcs d'argent pour
» 1 marc d'or, qui ne devrait valoir que 10 marcs d'argent,
» si comme autrefois a valu, l'on pourra lui laisser aller vuider
» hors du royaume ledit or, quar encore y en demeurera-t-il
» assez. »
Nous avons parlé du traité fait pour la monnaie d'or le
23 juin 1351 entre le roi Edouard III et les maîtres de la
monnaie. Voici ce qui a rapport à la monnaie d'argent :
« Et auxint ont emprins lesd. mestres de faire trois manères
» de monoie d'argent, est assaver une, corante la pièce pur
» 4 deners desterlinges, qui sera appelé un gros) une autre pur
» 2 deners qui sera appelé demij-gros, et la tierce pur 1 deners
» qui sera appelé esterling; de Paloye et du coin du vieil
» esterling, dont la taille sera de 25 soldz d'esterlings au livre
» du pois de la tour (de Londres) et devent entrer la livre
» 25 soldz d'esterling par nombre Et le roi aura de chescune
» livre d'argent issint faite 14 deners par pois, desqueux
» 14 deners les mestres averont pur leur averaigne, escale
» et amenusement du pois, tailles de ferre et tous autres
» costaiges, oct deners pur à compt de la livre. . . et averont
» lesd. mestres pur remède de chescune livre d'argent 2 deners
» desterlinge par nombre (1). »
Les monnaies d'argent ont eu, pendant toute la période
anglaise, un poids et un titre extrêmement variables. Nous en
signalons plusieurs types à la marque des souverains ou à
celle de la ville.
Le denier d'argent d'Éléonore d'Aquitaine, de 1190, et celui
d'Henri II, son époux, de 1154 à 1189, sont à très bas titres :
3 d'argent et 9 d'alliage. Le premier pesait 20 3/4 Paris marc
grains; le second 14 1/2 seulement.
(I) Rymer. 1351, fo 222.
— 205 —
Richard Cœur-de-Lion (1189-1199) éleva un peu le titre. Son
penny, du poids de 20 gr. 1/2, avait 8 argent et 4 alliage.
Mais il conservait d'autres pièces à 3 d'argent et 9 d'alliage.
Sous Edouard Ier, le denier appelé au lion pèse 18 gr. 1/2 à
8 de fin et 4 aloi; mais il en fabrique une autre de même nom,
du poids de 16 grains avec 4 de fin et 8 d'alliage.
Edouard III et le prince de Galles font frapper de nombreuses
monnaies d'argent en Aquitaine (1327-1377).
Le denier de Bordeaux, dont un pèse 15 gr. 1/4, l'autre
16 gr. 3/4, n'a que 4 d'argent sur 8 d'alliage. Le sterling de
Bordeaux, qui porte l'exergue Civitas Burdegalœ, est de
meilleur titre : 10 argent sur 2 d'alliage; poids 28 grains.
D'autres deniers frappés à Bordeaux, portant à l'exergue
M. B. (Moneta burdegalensis), n'ont les uns que 3, les autres
que 4 d'argent sur 9 et 8 d'alliage.
D'autres encore, le sterling d'Aquitaine et celui de la muni-
cipalité de Bordeaux, sont à meilleur titre, 10 argent et 2 aloy.
Le premier pèse 24 1/2 ou 21 1/4 grains; le second 64 1/2.
Ils portent le buste du roi, et le second la légende Civitas
Burdegalœ et la croix au revers.
Le prince de Galles a fait aussi frapper de nombreuses
monnaies d'or et d'argent en Aquitaine, à La Rochelle, Poitiers,
Limoges, Périgueux, Cahors, Auch, Dax, Tarbes, Bayonne et
Bordeaux.
Nous en donnons le relevé d'après les comptes de son
trésorier publiés par M. Jules Delpit : ils vont de 1370 à 1377,
sauf pour La Rochelle où ils ne comprennent que les quatre
premières années.
Saintonge et La Rochelle..
Bordeaux, Bazas, Landes.
Poitou-Limousin
MONNAIES D'OR
MONNAIES D'ARGENT
24.723 L-St- 10s- »d
53.934 » 9 10
150.472 » 9 2
1.397 » 5 8
66.252 LSt
45.316 »
7.119 »
25.981 »
18.305 »
13.898 »
9S- 8d-
17 5
)> »
9 9
16 10
19 »
229.927 Lst 14s- 8d-
176.874 L-St-
229.927 »
12s- 8d-
14 8
406.803 L-St-
7s. 4d.
— 206 —
Les comptes de Richard Filongleye indiquant la dépense,
M. Delpit en conclut que le bénéfice s'élevait à quatre fois les
frais de fabrication pour le monnayage de l'or, et à trois fois
pour celui de l'argent (1).
| 2. ALTÉRATION DES MONNAIES.
L'altération de la valeur des monnaies peut avoir lieu de
diverses manières.
La plus vulgaire est celle que l'on a appelée tondre ou
rogner la monnaie, c'est-à-dire enlever à une pièce d'or ou
d'argent une partie du inétal. Une altération moins facile
consiste à fabriquer des monnaies dont le poids et le titre sont
inférieurs à ceux qu'elles devraient avoir. Enfin, un autre mode
consiste à donner cours forcé à une monnaie pour une valeur
arbitraire et supérieure à sa valeur réelle.
Le moyen âge offre de nombreux exemples de ces trois formes :
les Juifs, les Lombards, les marchands, étaient accusés de tondre
et rogner, quelquefois de fabriquer de fausses pièces. Les
princes ne se faisaient faute de frapper de mauvaise monnaie
et de lui attribuer un cours forcé. Les souverains furent les
principaux perturbateurs des valeurs monétaires.
Les malversations commises par les particuliers étaient
fréquentes, et leur répression constamment poursuivie, mais
le plus souvent sans grand succès. Les rois anglo-normands,
quoi qu'on en ait dit, n'avaient pas beaucoup d'indulgence
pour les faux-monnayeurs. Dès 1132, Henri Ier les punissait de
mort ou de mutilations terribles (2). Mathieu Paris dit qu'en
l'an 1247 on poursuivait ces rogneurs de monnaies « quos
» tonsores appellamus ». Edouard Ier, dès 1276, recommandait
aux vicomtes de Londres de surveiller les Juifs et les chrétiens
qui retondent les espèces; en 1279, il renouvelait ses ordres
pour la répression des usures des Juifs. Le 26 mars 1300, il
prohibait l'usage des mauvaises monnaies appelées polardes et
croquardes; il décidait que chaque denier de ce genre courrait
(1) Delpit. Docum. franc., p. 240 et 241.
(2) Rymer. 1132, v. I, f° 12. « Si vero non poterit illum probare se ipso
falsonnario, fiât justicia mea, scilicet de dextro pugno et de testiculis. »
— 207 -
pour une obole, c'est-à-dire deux pour un sterling, jusqu'à la
veille de Pâques, et qu'à partir de là, il ne fût reçu d'autre
monnaie que celle des sterlings marqués au coin du roi (1).
Edouard II reçut en 1317 de nombreuses plaintes de ses
sujets sur les marchands étrangers qui apportaient des
monnaies rognées, « monetas retondas ». Il ordonna de saisir
ces pièces, de les porter au change royal, de les faire
refondre, et de punir sévèrement les coupables (1). Il renouvela
ces défenses en 1348 et en 1351. Il décidait que les coupables
perdraient non seulement l'or et l'argent, mais le corps,
c'est-à-dire la vie (2).
Ces falsifications opérées par des particuliers étaient loin
d'avoir la même importance et de produire les mêmes désastres
commerciaux que celles opérées par les souverains eux-mêmes
devenu s fau x- m o n n ay eu r s .
A diverses époques les souverains avaient cherché, dans
l'altération des monnaies, des ressources financières. Les
empereurs romains avaient précédé les rois du moyen âge
dans cette voie funeste. Vespasien avait porté la proportion du
cuivre dans les pièces d'argent à 18 et à 19 pour cent ; Antonin
à 27; Didius Julianus à 45; Caracalla à plus de 50; Héliogabale
avait dépassé toute proportion, au point que lorsque Alexandre
Sévère réduisit l'alliage à 66 pour cent, on l'appela le
restaurateur des monnaies, « restaurator monetœ » ; sous
Gallien et ses successeurs la monnaie de cuivre existait seule,
car celle d'argent n'était plus que du cuivre étamé.
Le xive siècle plus qu'aucun autre eut à subir les crises
commerciales qu'occasionnait à chaque instant la variation des
monnaies.
Dans le marc d'or ou d'argent on taillait un nombre de
pièces de plus en plus considérable; et on laissait à chacune de
ces pièces le même nom de florin, d'écu, de mouton, de léopard,
de guienné; de livre, de sou, de denier. Et non seulement on
diminuait ainsi le poids métallique de chaque écu ou florin,
mais en outre on diminuait la proportion de métal fin, or ou
argent, et on augmentait celle du cuivre.
(1) Rymer, t. I, 1276, fo 539 ; 1279, fo 570; 1300, fo 919.
(2) Rymer, t. II, 1317, fo 311.
(3) Rymer, t. II, 1348, fo loi ; 1351, t° 222.
— 208 —
On arriva à cet excès rapporté par la tradition et par un
écrivain célèbre, que pendant la captivité du roi Jean, le
royaume de France était en si grande pauvreté qu'il y eut
longtemps une sorte de monnaie faite d'une rondelle de cuir
avec un petit clou d'argent. Si ce que dit ainsi Philippe de
Commines (1) n'est constaté par aucun document monétaire,
son récit n'en reste pas moins comme le témoignage d'un abus
poussé aux dernières limites. Pendant cette captivité du roi
Jean, le régent, qui fut plus tard Charles V, dit le Sage,
recommandait prudemment aux maîtres des ateliers de faire
une jolie monnaie pour qu'elle prît cours plus aisément :
« Soyez curieux et vigilants, leur mandait-il le 27 juin 1360,
» qu'iceux blancs deniers soient bien ouvrés, bien blanchis et
» bien monnayés; par quoy ils en soient plus plaisants au
» peuple. » Philippe le Bel avait été plus explicite en
recommandant aux maîtres des monnaies le secret sur la
fabrication. « Par le serment que vous avez fait au roi, tenez
» cette chose secrète le mieux que vous pourrez. Si aucun
» demande à combien les blancs sont de loy, feignez qu'ils
» sont à 6 deniers . »
Les altérations dans le poids et le titre ou aloi des monnaies
n'étaient pas les plus dangereuses ni les plus usitées.
D'une part une refonte générale est une opération qui
entraîne des difficultés et des lenteurs; il n'était facile ni de se
procurer des lingots de métal, ni de faire rentrer à l'atelier les
pièces que Ton voulait affaiblir. D'autre part il était bien moins
coûteux, moins lent et moins difficile, de rendre une ordonnance
dont l'exécution aurait le même résultat.
Le système monétaire reposait sur le rapport légal entre
les espèces réelles et la monnaie de compte, qui servait à
exprimer la valeur des monnaies de métal.
Les pièces d'or ou d'argent ne portaient aucune dénomination
ni aucune empreinte indicative de leur valeur de compte.
Cette dernière, ou monnaie de compte, était exprimée en livres,
sous et deniers : la livre valant 20 sous et le sou 12 deniers. Il
suffisait d'une ordonnance du prince pour changer le rapport
de la valeur réelle à la valeur de compte. Ainsi le florin valait
13 sous 6 deniers tournois ; mais une ordonnance souveraine
(1) Philippe de Commines, 1. V, ch. xvm.
— 209 —
venait décider qu'à l'avenir le florin vaudrait 25, 30, 32 sous.
Le florin avait bien le même titre et le même poids.
L'abus du droit souverain, c'est-à-dire la diminution du
poids et du titre de la monnaie réelle, et la fixation arbitraire
du rapport entre la monnaie métallique et la monnaie de
compte, entraine sur leur valeur commerciale des variations
qui se traduisent parla hausse du prix nominal des denrées et
marchandises, des fermages, des ventes, et de toutes les
transactions civiles et commerciales, ainsi que par la baisse
des paiements à effectuer pour les obligations antérieures.
Ainsi le prix nominal des marchandises augmentait en
proportion de l'affaiblissement de la valeur réelle de la monnaie.
Nulle ordonnance, nulle pénalité ne pouvait prévaloir contre
la force des choses. Quand une pièce d'or pesant une once a
été réduite au poids d'une demi-once, on n'a pu acheter avec
cette moitié de poids que la moitié des marchandises que l'on
achetait précédemment avec une once tout entière. « Ainsi,
» dit Leber, un bœuf était vendu 4 livres lorsque 4 livres
» étaient taillées dans un marc. Peu de temps après un bœuf
» semblable était payé 8 livres, en une monnaie dont on
» taillait 8 livres dans le marc. Le prix du bœuf n'avait pas
» changé ; il valait un marc de métal, et c'est ce qu'il a été
» vendu dans les deux cas, avec cette différence que dans le
» premier le marc était divisé en 4 livres et dans le second
» en 8 (1). »
Ce n'est pas la marchandise qui change de valeur, c'est la
monnaie.
Il en était de même lorsque le prince ordonnait le haussement
fictif des cours, en édictant que le florin, valant précédemment
13 sous et 6 deniers, en représenterait désormais 25 ou 30.
Outre la perturbation dans les prix des marchandises, les
variations de valeur des monnaies bouleversaient les conditions
des prêts, des paiements à terme, des rentes, des baux, des
fermages; et dès lors personne ne pouvait être assuré de la
valeur de ses créances et de ses revenus.
L'État cherchait alors des remèdes qui n'ont jamais empêché
la catastrophe qu'il voulait prévenir. Il prohibait la sortie de
l'or et de l'argent pour les faire affluer dans les hôtels
(1) Leber, p. 358.
— 210 —
des monnaies ; il rendait des lois somptuaires proscrivant
l'emploi des métaux précieux; il fixait le prix maximum des
marchandises (1).
Des documents nombreux nous donnent les variations du
prix du marc d'or et du marc d'argent. Parmi eux se trouvent
les registres de la Chambre des comptes de Paris. Ducange,
au mot Marca stendata, donne les prix du marc d'or de
1306 à 1507; et du marc d'argent de 1288 à 1424. Leblanc
les donne de 1115 à 1689. M. de Pastoret, dans le tome XX
des Ordonnances des rois de France, Dupré de Saint-Maur, et
d'autres écrivains, indiquent les variations du prix du marc.
Ces tables de prix ont pour base réelle les états de la
Chambre des comptes de Paris ; mais elles ne s'appliquent
qu'indirectement aux monnaies de Guienne. Il est certain que
les rois d'Angleterre ducs de Guienne altéraient les monnaies
tout autant que les rois de France; et la circulation des
monnaies des deux pays entre la France et la Guienne était si
constante qu'il s'était toujours établi une sorte d'équilibre,
sinon de concordance, entre les types et les valeurs des deux
pays.
Nous possédons dans le recueil de Rymer, dans les Rôles
gascons, dans les comptes de Richard Filongleye, dans le
Livre des Bouillons, dans le Livre de la Jurade, dans celui des
Privilèges, et surtout dans les comptes de l'archevêché qui
se trouvent aux Archives de la Gironde, des documents très
intéressants pour l'histoire monétaire de Bordeaux.
Ces documents, les derniers surtout, qui commencent en 1332,
indiquent les variations incessantes du cours des monnaies. Le
registre des comptes de Saint-André nous a conservé la plainte
humble et naïve du trésorier Jean de Crote, qui vit du jour au
lendemain diminuer de 40 0/0 la valeur des espèces qu'il avait
en caisse. Le duc d'Aquitaine, prince de Galles, avait fait faire
une monnaie nouvelle, et la fit proclamer le 1er mai 1368. Il
changea la valeur de la monnaie courant à cette époque, en
sorte que le blanc d'argent qui valait 10 deniers valut alors
6 deniers de la nouvelle monnaie. « Ainsi sur mille livres que
» j'avais devers" moi des revenus de l'archevêché, 400 livres
(4) A. Vitry. Journal des Kconom., 4e série, t. XII, p. 447. « Les monnaies
sous Philippe le Bel. » — Blanqui. Histoire de l'Économ. politique.
— 211 —
» furent perdues. En déduisant les 40 livres reçues du change,
» la perte se trouve réduite à 360 livres (1). »
Ces comptes nous font connaître à des époques diverses mais
rapprochées les différences de valeur attribuées au florin, à l'écu,
au noble, au léopard, au gyoneis ou guiane, et autres monnaies
d'or, ainsi qu'aux monnaies d'argent.
Pour donner une idée de ces variations, nous copions une
note de M. Goujet, archiviste du département de la Gironde :
« La livre de 1343, monnaie faible, valait, d'après ces comptes,
cinq fois moins que celle de 1332 à 1336, deux fois et demie
moins que celle de 1337 à 1341, une fois un tiers moins que celle
de 1342. Il résulte du tableau suivant, tiré de ces comptes, que :
1343, 25
liv
» s.
payaient 5 liv
» s.
■ »
d.
de 1335.
» 10
»
4 »
»
»
42 »
6
»
de 1336.
» 100
»
»
»
21 »
»
»
de 1336.
» 11
»
2 »
»
4 »
13 »
y>
de 1339.
» 50
»
6 »
»
20 »
»
»
de 1337.
» 10
»
»
»
4 »
»
»
de 1341.
» 14
»
»
»
8»
»
»
de 1340-41
» 11
»
»
»
9 »
»
»
de 1342.
» 7
»
»
»
4 »
5 »
»
de 1342.
En 1347, la valeur du florin était
En mars, 17 sous..
Le 15 avril, 22 »
La St-Jean, 24 »
La Toussaint. 27 » 4 den.
Le 10 novembre, 28 sous.
» 16 novembre, 28 » 2 den.
» 2 décembre, 37 » 4 »
» 8 janvier, 39 » 8 »
D'autres époques furent encore plus déplorables. Il s'ensui-
vait des hausses si énormes sur le prix des marchandises que
Froissard dit qu'en l'année 1358 on vendait un tonnelet de
harengs 30 écus d'or, et toutes choses à l'avenant. Ce n'est qu'en
1794, pendant la Révolution française, avec la dépréciation des
assignats, que nous pouvons voir une situation analogue.
Il ne manquait cependant, pas de gens éclairés dont les
conseils parvenaient jusqu'aux princes, et leur faisaient
connaître les vérités financières et économiques que réclamait
(1) Archives de la Gironde. Comptes de l'Archevêché. Compte des dépenses
tenu par Jean de Crote du 1 1 juillet 1367 au 10 juillet 1368, f° 174.
212
l'intérêt commercial. Nicolas Oresme, le précepteur de Charles V,
le Sage, publia un traité spécial pour combattre les abus sur le
fait de la monnaie (1). « Le prince n'est ni maître, ni proprié-
» taire des monnaies, disait-il ; il ne doit pas les changer à
» moins de nécessité ou d'utilité évidente pour l'intérêt
» général. »
C'est au roi lui-même qu'étaient signalées les conséquences
fâcheuses des variations des espèces et de celles tout aussi
arbitraires que les ordonnances établissaient dans les rapports
de l'or et de l'argent. Il faut lire, dans le mémoire adressé au
roi par Oresme, les exemples du danger « de ne pas ajuster l'or
» à l'argent » ; ce qui faisait, selon l'expression énergique de
l'écrivain, que «tantôt l'or mangeait l'argent, et tantôt l'argent
» mangeait l'or ». C'est la question du double étalon monétaire
qui commençait à se poser (2).
« Vos sujets, disait au roi Nicolas Oresme, ont supporté
» récemment et supportent encore, par le changement des
» monnaies, des pertes auxquelles on ne saurait comparer
» celles qu'ils ont faites par la guerre. En "ffet, les revenus en
» argent, pour les nobles comme pour les autres, ne sont pas
» augmentés, car ils reçoivent 1 seul denier au lieu de 2 ; d'un
» autre côté les objets nécessaires pour se nourrir, pour se
» vêtir, sont deux fois plus chers par la raison que ceux qui
» exportaient du numéraire préfèrent maintenant exporter des
» marchandises, qu'ils laissaient autrefois dans le royaume...
» Comment donc réparer les pertes si grandes et si générales
» qui ont frappé la population entière ?
» ... Ceux qui ont des rentes ont perdu d'abord le quart,
» puis le tiers, puis la moitié, enfin le tout. Moi qui écris ces
» choses, j'ai vu mon revenu diminuer de 500 livres depuis
» qu'on acommencé à changer les monnaies. Je crois aussi, tout
» bien considéré, que le roi a perdu et perd encore par cette
» altération bien plus qu'il n'y gagnera jamais. Il faut que le
» roi connaisse dans toute sa vérité cette calamité publique. »
La même plainte se reproduit constamment. Plus tard,
écoutons encore Monstrelet parlant d'une ordonnance sur les
monnaies rendue par Henri VI qui se titrait roi d'Angleterre
(1) Nicolas Oresme. Traité des monnaies, éd. Wolowski, 1861.
(2) Trésor des Chartes. J 450, n° 24. Boutaric, p. 308.
— 213 —
et de France, et qui était maître de Paris et de la plus grande
partie du royaume : « Esquels jours aussi fut ordonné par
» le Conseil royal que les flourettes, qui avoient cours pour
» 4 deniers, seroient remises à 2, et l'escu d'or, qui avoit cours
» pour 9 francs, fut mis à 18 sous parisis ; pour lesquelles
» mutations... furent moult de gens troublés, voyant que leurs
» chevances qu'ils avoient es monnaies dessus dites estoient
» diminuées la huitième partie. Et pour avoir provision d'autre
» monnoie nouvelle qui fust de valeur, furent forgez salus d'or
» qui avoient cours pour 25 sols tournois la pièce. »
Le Journal d'un bourgeois de Paris est rempli de lamen-
tations sur le prix exorbitant des vivres à cette époque. « Lors
» fut la chair si chière , que un bœuf qu'on avoit vu maintes
» fois donner pour huict francs ou dix tout au plus, coustoit
» 50 francs, un veau 4 ou 5 francs, un mouton 60 sols ! »
Monstrelet nous a conservé la complainte du pauvre commun
et des pauvres laboureurs de France : « Sostenir ne nos povons
» plus. »
Ces maux d'ailleurs n'étaient pas particuliers à la Guienne et
à la France ; toute l'Europe occidentale en souffrait, et faisait
entendre les mêmes plaintes.
Article 3. — Appréciation du prix des marchandises.
| 1. VALEUR COMPARÉE DES MONNAIES.
Nous pensons qu'il serait fort intéressant de pouvoir comparer
le prix des marchandises à l'époque dont nous nous occupons
avec les prix des marchandises de même nature aujourd'hui.
Le problème présente il est vrai des difficultés considérables,
et que nous ne cherchons pas à nous dissimuler; il a même été
déclaré insoluble; mais il n'en a pas moins préoccupé de
nombreux savants. Sur cette matière « un livre suffirait à peine,
» a écrit l'érudit A. Leber; il faudrait dix ans pour le faire
» et peut-être n'est-il pas faisable ». Il n'en a pas moins écrit
Y Essai sur V appréciation de la fortune privée au moyen âge,
que nous prendrons pour un de nos guides.
L'appréciation de la valeur intrinsèque du même poids de métal
monétaire à deux époques différentes, exprimée en monnaies des
— 214 —
deux époques, a tenté plusieurs écrivains. Quand les éléments
en sont connus, elle peut donner des résultats satisfaisants.
Ainsi il est certain que le marc d'argent actuel pèse 55 de nos
francs : donc, si à une époque antérieure on a payé une mar-
chandise un marc d'argent, on l'a payée avec le même poids de
métal que nous donnerions pour 55 francs; et si dans ce marc
on taillait autrefois dix pièces appelées livres, nous dirions que
chacune de ces livres vaudrait aujourd'hui, valeur intrinsèque,
dix fois moins que nos 55 francs, soit 5 fr. 50.
Mais nous avons en outre à chercher la valeur commerciale
à deux époques différentes du même poids métallique, c'est-à-dire
la puissance variable de l'or et de l'argent en vertu de laquelle
avec le même poids d'or et d'argent on paiera suivant les
circonstances une plus ou moins grande quantité des mêmes
marchandises. C'est ce qu'on appelle le pouvoir de l'argent,
ainsi que nous l'avons indiqué.
Plusieurs économistes, notamment Rossi, ont déclaré que
cette appréciation est impossible. D'autres, Quesnay, Adam
Smith, Garnier, J.- Baptiste Say, Dupré de Saint-Maur, de
Pastoret, et plus près de nous Guérard, de Wailly, Clément,
Leber, et bien d'autres, nous ont donné leurs calculs.
Plusieurs d'entre eux ont adopté comme élément de mesure
le prix du blé. D'autres, et avec raison selon nous, ont pensé
qu'il faut tenir compte du prix de tous les objets qui servent à
tous les usages de la vie, non seulement celui des objets
d'alimentation, de vêtements, d'ameublement, mais de tous les
objets de consommation même de luxe, et de tous les salaires.
S'il s'agissait d'arriver à une certitude mathématique, de
déterminer un chiffre comme lorsqu'il s'agit de connaître la
mesure du méridien pour fixer la longueur du mètre, tout
calcul serait impossible ou erroné; mais il suffit ici de trouver
des moyennes, et nous posons ainsi la double question :
1° Quel est en poids d'argent la valeur actuelle de notre
monnaie qui serait nécessaire pour représenter une livre, alors
par exemple qu'on taillait 10 livres dans le marc où nous taillons
55 francs ? C'est la valeur intrinsèque.
2° Quelle somme de notre monnaie faudrait-il dépenser
aujourd'hui pour vivre dans les mêmes conditions générales de
logement, d'alimentation, de vêtement, que vivait un homme
dépensant par exemple 1,000 livres par an en 1350 ?
— 215 —
C'est là le pouvoir de l'argent; et s'il faut de nos jours six fois
plus de notre monnaie, nous dirons que ce pouvoir est comme
1 est à 6.
C'est cette proportion de 1 à 6 qu'a adoptée Leber dans son
ouvrage devenu classique sur l'appréciation de la fortune privée
au moyen âge. Mais Leber a pris pour mesure actuelle du
pouvoir de l'argent les prix de la période de temps qui s'écoulait
de 1820 à 1840. Depuis cette époque des faits économiques de
la plus haute importance ont fait baisser la valeur de l'argent,
ou, si l'on préfère, ont fait hausser le prix des denrées et des
services, de telle sorte que le pouvoir de l'argent est aujourd'hui
plus faible.
La découverte des mines d'or de la Californie, de l'Australie
et de Cayenne, le développement considérable de la production
des mines d'argent ; la facilité et la rapidité des communications
dues à la création des chemins de fer et de la navigation à
vapeur; l'emploi, sur une échelle jusqu'alors inconnue, des
valeurs fiduciaires, l'immense accroissement de la production
et de la consommation, sont les causes de ce fait incontestable.
Les discussions de la Société d'économie politique, les mercu-
riales, les statistiques, les publications de la Commission des
valeurs, démontrent que si les prix n'ont pas exactement doublé
depuis 1840, du moins est-il certain qu'ils ont augmenté de
50 pour 100, et que l'on paie aujourd'hui 1 fr. 50 ce qui coûtait
alors 1 franc. Dans ces conditions, et acceptant au surplus le
mode de calcul de Leber, le pouvoir de l'argent n'est pas seule-
ment aux xme, xive et xve siècles comme 1 est à 6, comparé à
son pouvoir actuel, mais comme 1 est à 9.
Nous arrivons ainsi à posséder un moyen qui nous donne,
non une appréciation rigoureusement exacte, mais une approxi-
mation suffisante pour comparer les prix des marchandises.
Pour permettre à nos lecteurs de faire eux-mêmes les calculs
nécessaires, nous avons dressé une table indiquant les prix
moyens du marc d'argent, de la livre, du sou et du denier en
bonne monnaie de l'époque, calculés en livres tournois, et
appréciés en monnaie actuelle.
Voici la manière de s'en servir :
Toutes les monnaies d'or et d'argent, le florin, l'écu, l'aignel,
le léopard, le guiennois, avaient une valeur variable, et cette
valeur s'exprimait en monnaie de compte. Ainsi l'on disait : le
— 216 —
florin vaut 23 sous, 25 sous, 30 sous, suivant le poids et le
titre du florin.
La monnaie de compte était invariable. C'était la livre. Mais
à Bordeaux la livre de compte comprenait trois espèces de
livres : la livre sterling, la livre tournois et la livre bordelaise.
Chacune de ces livres de compte était divisée en 20 sous et
chacun de ces sous en 12 deniers. Pour convertir ces livres l'une
dans l'autre, il faut connaître leur valeur proportionnelle.
La livre sterling, le sou sterling, le denier sterling valaient
4 livres tournois, 4 sous tournois, 4 deniers tournois, c'est-à-dire
4 fois plus que la monnaie tournois; la livre sterling valait
5 livres bordelaises, ou 5 fois plus que la monnaie bordelaise.
Il est donc facile de ramener à la livre tournois les valeurs
exprimées en livres, sous et deniers sterling, en multipliant
cette dernière monnaie par 4 ; et les valeurs exprimées en
monnaies bordelaises en retranchant un cinquième de celles-ci,
livres, sous et deniers, pour avoir les livres, sous et deniers
tournois.
Les comptes de Richard Filongleye sont établis, comme il
l'exprime, en monnaie du pays, c'est-à-dire en livres, sous et
deniers gyennois sterling dont un sterling gyennois vaut
5 deniers petitz gyennois noirs. Il « excepte l'encrue des
» monnaies dudit temps pur ceo qu'ils sont de diverses allaies ».
Il reçoit aussi des livres sterling d'Angleterre, lesquelles ont
sur les livres sterling gyoneis un bénéfice de change variable,
car il est tantôt de 5 pour 100, tantôt de 2.50 pour 100 environ,
au profit du sterling anglais.
Ces comptes nous indiquent encore les rapports entre la
monnaie des gyennois sterling et les diverses monnaies
étrangères, surtout françaises :
Le franc d'or qui valait 4 sous sterling gyoneis;
Le noble d'Angleterre qui valait la moitié d'une livre sterling
gyoneis, et en monnaie française deux écus ou moutons (1).
(1) Delpit. Documents français, p. 175 : Reçu 17,461 1. 18 s. 8 d. sterling
anglais. Avantage de ladite monnaie sur le sterling gyoneis : 434 l. 12 s. en
sterlings gyoneis.
Nr 25. Dédit S. G. de Lacy : 17,947 1. 10 s. 8 d. sterling anglais. Avantage
de ladite monnaie : 9561. 8 s. 9d. en sterlings gyoneis. — 20,000 livres
sterling anglaises. Avantage : 1,2151. 13 s. 10 d. sterling gyoneis.
N° 22. Franc d'or pour IV s. st. gyon.
- 2tf -
Ce rapport important de la monnaie d'or de France avec la
monnaie d'or de Guienne et d'Angleterre est confirmé par de
nombreux documents (1).
Dans les comptes de l'archevêché nous trouvons presque
toujours, lorsqu'il s'agit d'écus, de florins, d'angelots, de
moutons, de léopards, leur valeur exprimée en livres sterling,
tournois ou bordelaises de l'époque.
Ainsi nous lisons clans ces comptes, à l'année 1355, f° 40 :
« Mai 1355, donné à Pierre de Lamothe, frère de l'archevêque,
» 150 royaux d'or, estimés par les changeurs de Bordeaux
» 237 florins d'or neuf du coin de Bordeaux qui, comptés
» chacun pour 24 sterlings, font 23 livres 14 sous sterling. »
Si nous voulons savoir ce que vaudrait cette somme en monnaie
actuelle, nous dirons : 237 florins à 24 sterlings font 23 livres
14 sous sterling, qui donnent un chiffre 4 fois plus fort en
livres, sous et deniers tournois, soit 94 livres tournois
(1) Après la bataille de Poitiers le paiement de la rançon du roi de France et
de celles de plusieurs grands seigneurs faits prisonniers ; plus tard la rançon de
Duguesclin, donnèrent lieu à des opérations financières qui nous indiquent les
corrélations des monnaies d'or françaises avec les monnaies d'or anglaises et
bordelaises.
Le noble d'Angleterre valait 2 écus d'or ou mouthons de France. Ainsi le
prince de Galles, en 1357, promit de payer à Jean de Grailly, captai de Buch, et
à ses compagnons les chevaliers gascons bordelais qui avaient fait prisonnier
Jacques de Bourbon, la rançon de celui-ci fixée à 25,000 écus d'or vieux, en
12,500 nobles payables à Bordeaux.
Le H octobre 1360, Edouard III reconnaît que le roi de France a payé à
Calais, sur sa rançon, 600,000 écus d'or dont les deux valent un noble de la
monnaie d'Angleterre. Le 30 janvier 1361, Edouard III rappelle que la rançon
du roi Jean était payable en florins de Florence de bon or et de bon aloi et
poids et qu'il en a reçu une partie en florins d'écus, dont 2 valent 1 florin de
noble de la monnaie anglaise. (Rymer, 1360, f° 533. — Rymer, t. III, p. 2, f° 37.
« Quod solutio illa fiât de floreins de scuto, de quibus duo valebunt unum florenum
» de noble, de nostra angliae moneta?. »)
L'archevêque de Sens avait lui aussi été fait prisonnier à la bataille de
Poitiers, et mis à rançon par Thomas de Beauchamps, comte de Warwick, pour
48,000 écus, valant 24,000 nobles. (Rymer, 1er avril 1362, f° 57.)
Le 23 octobre 1362, le roi déléguait à Johan Chandos, vicomte de Saint-
Sauveur, sur la rançon du roi de France, 30,000 écus d'or, dont 2 valent
1 noble. Le jour de la Saint-Michel de la môme année, il reçoit des seigneurs
etdes villes de Bourgogne, pour la même rançon, 10,000 deniers d'or ou moutons,
du coin de France, dont 2 valent 1 noble. Le 3 avril 1363, il délègue au prince
de Galles 60,000 écus d'or, dont 2 valent 1 noble. (Rymer, lac. cit., f° 70, f° 75.)
— £18 —
16 sous. En nous reportant au tableau ci-après, nous trouvons
que la livre tournois en 1355 valait 82 fr. 50, et le sou
tournois 4 fr. 13 de notre monnaie. Donc la somme donnée au
frère du pape représente la somme actuelle de 7,785 fr. 78.
"Vers 1332 nous voyons une vente de vins : 17 tonneaux à
115 sous bordelais le tonneau ; 2 tonneaux à 67 sous bordelais
et 1 tonneau à 71 sous bordelais. Il faut réduire ces chiffres en
monnaie tournoise, et pour cela diminuer de 1/5 le chiffre du
sou bordelais pour avoir sa valeur en sous tournois. Le sou
tournois de 1333 valait en monnaie actuelle 8 fr. 25, et il
fallait 92 sous tournois pour équivaloir à 115 sous bordelais.
92 X 8.25 = 759 francs, prix de chacun des premiers tonneaux.
Le tonneau à 67 sous serait payé aujourd'hui 446 francs, et
celui à 71 sous 470 fr. 25.
Pierre de Cabarrus payait, en 1361, 2 sols bordelais pour
une vigne à la Tauga, proche le Palais Gallien. Ces deux
sols bordelais valaient 20 deniers de Tours et paieraient
aujourd'hui 7 fr. 30.
Une paire de souliers achetée 5 sols la paire se paierait
aujourd'hui 18 fr. 35.
Les journées d'hommes et de femmes, pour les vendanges de
1361, sont portées, les premières à 10 gros et les secondes à
5 gros, plus la nourriture, et il est dit : le gros vaut le douzième
d'un sou. Le denier de 1361 valait 0 fr. 36; la journée d'homme
serait donc payée aujourd'hui, en déduisant la différence du
denier bordelais, à raison de 8 gros tournois, 2 fr. 88; et celle
de la femme la moitié, 1 fr. 45 centimes.
Nous donnons le tableau des valeurs de la livre tournois
comparées à celle de la monnaie actuelle, afin de pouvoir
apprécier la valeur réelle des denrées et marchandises. Nous
répétons qu'on n'arrivera qu'à une moyenne sujette à des
écarts, quelquefois importants peut-être, mais en réalité tout
aussi approximativement exacte que celle qui nous est fournie
par les statistiques des douanes et celles de la Commission des
valeurs sur les prix actuels.
— 219
TABLE A U de la valeur actuelle de la livre tournois
de 1198 à 1458.
H
VALEUR ACTUELLE
PRIX DU MARC
2 «
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de la
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°5
LIVRE TOURNOIS
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Cl
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LIVRE
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1198
2M0a-
2200
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3 6
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«
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0 63
1297
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»
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0 52
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3 15
1466
»
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6 59
0 54
1299
1300
4 5
1294
»
116 46
5 87
0 46
1302
5 »
1100
»
99 »
4 40
0 40
1303
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»
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0 35
1305
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58 »
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2 18
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0 71
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2 15
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»
180 »
9 »
0 75
Sept, à avril.
Avril à sept.
3 10
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»
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0 54
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»
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| 2. QUELQUES PRIX DE SALAIRES ET DE MARCHANDISES.
Nous donnons l'indication de quelques prix de salaires ou de
marchandises qui nous paraissent se rapporter à la fin du
xme siècle ou au commencement du xive. Ce tarif est celui
qui est appliqué « quant bona moneda cort», quand la bonne
monnaie court, quand l'esterling va pour 5 deniers bourdelois
ou 4 deniers tournois.
Salaires. — Les ouvriers des vignes sont payés plus cher
dans le Bordelais que dans l'Entre-deux-Mers, et leurs journées
sont plus fortes pendant l'été que de la Saint-Michel à la Chan-
deleur. Ceux du Bordelais reçoivent pour tailler et dresser la
vigne, le podador, saquador et levador, 10 deniers par jour en
hiver, 12 en été. Le probayador, qui fait les provins, 14 deniers
à Bordeaux, 12 deniers au dehors. Les femmes 6 deniers. Les
travailleurs à la houe, fudidors, gagnent une journée d'hiver de
9 deniers et d'été de 12.
— 222 —
Les charpentiers de haute futaie et de navires gagnent : le
maître 2 sous par jour, et l'apprenti, lo massip, 20 deniers. Le
charpentier de barriques gagne la même journée, augmentée
de 6 deniers en été. La façon d'un tonet se paie 2 sous;
12 deniers pour remettre une douelle à une barrique si elle
est à terre; 18 deniers, si elle est sur le navire; 2 sous pour
mettre un fond de tonneau. Le plieur de codre reçoit 3 deniers
par faix de codre du haut pays et 2 deniers 1/2 de codre de
Bayonne.
Les mariniers de Blaye et de Langon reçoivent 5 deniers
par voyageur et 15 deniers s'il est à cheval. Ceux de Cadillac,
Rions, Podensac, 3 deniers ; Langoiran, Portets, Le Tourne,
2 deniers; Beaurech, Cambes,Quinzac, 1 denier; Macau, Bourg,
4 deniers ; Lormont, 1 mailhe.
Le transport des vins du haut de la rivière, de Langon et de
Saint-Macaire à Bordeaux, est réglé à 2 sous 6 deniers par
tonneau ; de Sainte-Croix-du-Mont et Barsac, à 2 sous ; de
Cadillac, Rions, Podensac, à 20 deniers; de Langoiran, Le
Tourne, Portets, à 18 deniers, et des autres ports à 14, 12 et 10
deniers. En aval, de Macau, 2 sous 6 deniers, et des autres ports
jusqu'à Lormont, 20, 16, 14 et 12 deniers.
Le gabarier qui porte le vin du port de la ville à la nau qui
charge pour l'étranger reçoit 6 deniers par chaque tonneau.
Les rouleurs de quai, braymantes, reçoivent 4 deniers pour
rouler les vins du chai au navire, 3 deniers du quai au navire;
4 deniers du vaisseau à terre, 6 deniers du vaisseau au chai;
le tout par tonneau. Les arrimeurs reçoivent 17 deniers par
tonneau.
Le forgeron vend la livre de fer ouvré, serrures, clés, serpes,
pour 6 deniers.
Le maréchal ferrant pour fer neuf, 7 deniers par pied de
cheval, 6 deniers par pied de roussin, 4 deniers par pied d'âne;
pour referrer, 2 deniers.
Les sacquiers pour porter une escarte de blé, 4 deniers ; au
plus long 6 deniers.
Le loyer d'un roussin et d'un âne se paie par jour 2 sous
pour le premier, 16 deniers pour le second; et en temps de
vendanges, 3 sous et 2 sous.
Le loyer d'une paire de bœufs en temps de vendanges,
5 sous.
— 223 —
Habillement. — Le prix de façon de robes, guonet, gaudi-
chon, chaperon d'homme, simples, sans ornements, 3 sous ; si le
gaudichon est fourré, 4 sous; si le guonet est boutonné, 5 sous.
Le guonet ou gaudichon fourrés de velours, la cape de dame
avec cordelière, 8 sous; mante simple ou manteau, 2 sous;
avec collet garni de taffetas, 2 sous 6 deniers; s'il est fourré,
3 sous 6 deniers; manches garnies de boutons, 16 deniers;
fourrées, 20 deniers; la soie, le taffetas et les boutons payés
en sus.
Souliers de bon cuir, grands, 4 sous 6 deniers ; de cuir de
vache, 3 sous 4 deniers; ordinaires, 3 sous; — de femme,
20 deniers.
Marchandises. — Métaux. — Livre de fer ouvré, 6 deniers;
non ouvré, 2 deniers; fer démarre, 2 sous; faussot, 5 sous; sarcle,
15 deniers; fourche ferrée, 2 sous; grande hache de charpentier
de haute fuste; doloyre à doler; à tailler fonds. — Livre d'acier,
4 deniers; serpe avec crête, 3 sous 6 deniers; sans crête, 2 sous.
— Livre de plomb, 3 deniers. — Livre d'étain ouvré, 8 deniers.
Façon pour ouvrer 1 livre, 3 deniers. — Le cent de clous de
gabare, 2 sous ; de gualup, 3 sous ; de fulha, 6 deniers ; de
Rions, 10 deniers.
Bois. — Le bois de bûches de Buch, 4 sous; d'ailleurs,
3 sous; la douzaine de fayssonnats de Dordogne, 18 deniers;
d'ailleurs, 16 ; le faix de paille, 6 deniers.
La douzaine de vime menu de Bourg, 7 sous; vime gros à
refendre, 6 sous; le millier de vime de comande, 3 sous; gerbe
de vime branchu, 10 deniers. Pour fendre le millier de vime,
3 deniers.
La douzaine de lattes de 3 ans, 3 sous ; de carassons,
18 deniers ; de paux, 11 deniers.
Pierres. — Pierre marchande de 1 pied et demi sur 1 pied,
20 sous le cent de la Saint-Michel à Notre-Dame de Mars, et
25 sous ensuite.
Sac de chaux. — 18 deniers.
Poteries. — Tuiles de Sadirac, 12 sous le mille à la tuilerie
et 15 sous à Bordeaux ; de Courréjean, 9 sous et 12 sous ;
de Langoiran, 10 sous et 15 sous — Broc de terre, 6 deniers
le meilleur ; petit broc , 3 deniers ; mortier de terre ,
12 deniers; la douzaine de picheys de terre, 6 deniers; à
eau, 3 deniers.
— 224 —
Divers. — Cendres clavelées, 2 deniers; livre de résine,
3 deniers; de gemme, 3 deniers; de gemme de Born, 2 deniers
et mailhe.
Cires et Chandelles. — Les torches de cire auront au plus
une once de suif par livre. La façon par livre de cire est
de 2 deniers; le prix de la livre de cire 2 sous. Livre de
chandelle avec coton, 8 deniers; sans coton, 6 deniers. Façon de
a chandelle de suif, 3 sous le quintal. Chandelle de gemme,
2 deniers.
Cuirs. — Peaux de bouc blanches de 36 livres poids valent
6 livres bordeloises ; de chevreau blanches de 25 livres,
70 sous bordelois. La douzaine de peaux de cordouan, 25 sous;
de moutons de Navarre, 20 sous; de moutons de Saintonge,
10 sous.
Le tonneau de cuir de Bristol, 30 livres; de Cork, Waterford,
Ross, Limerick, Dublin, 24 livres; de Toulouse, de Gascogne,
de Périgord, de Saintonge, de Morlaas, au plus haut 20 sous
l'esquinas.
Toiles, Draps. — Le tisserand doit prendre pour une aune
de toile 6 deniers. Que nul ne soit si hardi de gagner plus
de 2 sous par livre sur le drap.
Vivres. — Céréales. — Boisseau de froment gros, 12 sous;
d'audet, 14 sous; de seigle, 8 sous; de fèves, 8 sous;
d'avoine, 7 sous; de mil, 7 sous; de panis, 7 sous.
Le fournier ou la fournière ne devront pas prendre plus
de 17 deniers de l'escarte de pain à cuire; de la pâtisserie,
du choine, 2 sous 8 deniers; du gâteau de fougasse, 3 sous
4 deniers.
A cette époque, le blé et le pain étaient très chers. « Assurer
» à leurs administrés du pain était la douloureuse et constante
» préoccupation des jurats. » (2e Livre de la Jurade, introd.,
p. IX.)
Le blé se vendait :
Le 29 juillet 1420 le boisseau. 28 sous.
Le 31 du même mois — 30 »
Le 13 novembre — 25 »
Et en novembre 1421 — 20 »
Ce qui représenterait, suivant nous, 44 fr. 80, 48 francs,
40 francs et 32 francs.
— 225 —
Le prix du pain était calculé sur celui du blé ; mais le mode
de calculer différait du nôtre. La valeur invariable était celle
de la monnaie. On achetait pour 1 sterling ou pour 2 sterlings
de pain; et pour ce prix on obtenait un nombre variable
d'onces.
Ainsi, le 19 mai 1421, on obtenait pour 2 sterlings le poids
de 12 onces de pain blanc, cuit, de première qualité ; de
15 onces de pain ordinaire, et de 19 onces de pain bis ou
barsalon ; et pour un sterling, la moitié.
Si nous calculons ces prix sur la même valeur relative en
monnaie actuelle que nous avons adoptée pour le prix du blé,
nous trouvons que la livre de pain blanc de 16 onces aurait
coûté en notre monnaie 1 fr. 28; celle du pain ordinaire, 1 fr. 04,
et celle du pain brun, 0 fr. 80.
Le 13 août 1421, le prix du pain avait augmenté. Pour
2 sterlings, on n'avait plus que 10 onces de pain blanc.
13 d'ordinaire, et 17 de barsalon; ce qui établirait le prix de
la livre, en notre monnaie, à 1 fr. 54, 1 fr. 18 et 0 fr. 90.
Viandes. — Un bœuf avec le cuir, 100 sous ; sans le
cuir, 4 livres. Porc : le meilleur, 20 sous; le moyen, 15 sous.
Le chevreau, 2 sous 6 deniers. L'agneau du Médoc, 6 deniers
avec le cuir; du haut pays, 8 deniers.
La paire de chapons, 3 sous; de belles poules, 2 sous; de
communes, 18 deniers ; d'oies, 1 sou.
Gibier. — Lièvre, sans la peau, 2 sous; lapin, 20 deniers.
Bécasse, 4 deniers \ biganon, 5 deniers; pé nègre, 6 deniers ;
pé vermeil, 12 deniers; courbageau, 13 deniers; perdrix,
10 deniers; perdrix rouge, 16 deniers; faisan, 3 sous.
Poissons. — Merlus frais, 20 deniers; le meilleur salé,
10 deniers; commun, 6 deniers; hareng, 13 deniers. Congre
salé, 3 sous; lamproie grosse, 5 sous; lamprodons, la douzaine,
6 deniers. Pièce de saumon, 2 sous. Autres poissons, suivant
la taxe.
Sel, Épices. — Sel, 3 deniers. Poivre et épices : le marchand
ne doit gagner que 2 sous par livre, c'est-à-dire 10 pour 100.
Vin. — Ne doit se vendre en taverne plus haut que
30 deniers.
— 226 —
Article 4. — Les Changeurs, les Banquiers, les Courtiers,
les Foires.
Au milieu des fluctuations incessantes du cours des monnaies,
le grand régulateur c'est le change. Le changeur au moyen
âge se retrouve dans toutes les places de commerce, comme à
toutes les foires. Il fréquente les foires de Beaucaire, de Cham-
pagne, du Landit à Saint-Denys. Il accompagne les marchands
dont il facilite les transactions.
« A Laingny, à Bar, à Provins,
» Si i a marchéants de vins,
» De blé, de sel et de hareng,
» Et de soie, d'or et d'argent (1). »
Ces changeurs étaient Lombards, Cahorsins ou Juifs. Comme
les banquiers, dont ils n'étaient souvent que des commis, ils
faisaient le commerce des matières d'or et d'argent, et celui des
espèces métalliques. Un grand nombre de paiements s'effectuait
d'ailleurs en lingots ou marcs d'or et d'argent.
Les grands banquiers d'Italie, de Venise, de Florence, de
Pise, de Lucques étaient les banquiers des princes, et aussi
ceux du commerce. Quelques-uns ont été fermiers des revenus,
ou de quelques branches des revenus d'Aquitaine. Pendant tout
le cours du xive siècle, les documents contemporains nous
montrent l'influence considérable, en Angleterre et en Guienne,
des Spini, des Frescobaldi, des Bardi, des Perucci, des Alberti,
appuyés par les papes. Ils prêtèrent des sommes considérables.
Sismondi dit qu'Edouard III, malgré de nombreux rembourse-
ments, se trouvait débiteur des Bardi de 180,000 marcs sterling,
et des Peruzzi de 135,000 marcs sterling.
En 1301 c'étaient les Spini, de Florence; puis les Frescobaldi.
En 1312, Emeric et Bellino Frescobaldi avaient été fermiers des
recettes d'Ecosse, de Galles, d'Irlande et de Gascogne, et avaient
appliqué ces recettes au paiement des emprunts qu'ils avaient
consentis au roi Edouard II. Celui-ci entendait toucher les
recettes entières; le roi voulut leur demander des comptes; ils
{'\)Le Dict des Marchéants. Y. Bourquelot. Mémoires présentés à l'Institut par
divers savants.
— 227 —
répondirent qu'ils n'étaient justiciables que du pape, et le roi
fit entre les mains du souverain pontife une véritable saisie-
arrêt, priant le Pape de saisir et arrêter tous les biens des
Frescobaldi, en quelques mains qu'ils pussent se trouver (1).
En 1317, Edouard II faisait ses emprunts aux Bardi et les
recommandait vivement au roi de France. En 1343, Edouard III
concédait aux Bardi et aux Peruzzi le commerce des laines, pour
les rembourser, disait-il, des grosses sommes qu'ils lui avaient
prêtées (2). En 1374, les Alberti de Florence figurent parmi les
banquiers du roi.
Les rois d'Angleterre étendaient le monopole royal non
seulement sur les monnaies, mais sur toute transaction relative
aux matières d'or et d'argent. Ils réglaient, en outre des
dispositions prises pour l'intérieur, les relations avec l'étranger
par la prohibition d'entrée ou de sortie des métaux précieux.
Ils se bornaient à réglementer la fabrication des objets d'orfè-
vrerie et rendirent de nombreuses ordonnances sur ce sujet.
A Bordeaux la situation des orfèvres était réglée, à peu de
variations près, par les décisions rapportées dans le Livre des
Bouillons, et datées des 30 décembre 1357 et 6 avril 1358 (3).
Le roi Edouard III avait, par ses ordonnances, édicté pour la
ville de Bordeaux et le duché deGuienne des règles analogues
à celles qu'il avait faites pour le commerce des orfèvres de
Londres. Les objets d'or et d'argent, lingots, vaisselle ou
monnaies, ne pouvaient être vendus que devant les changeurs
ou en l'orfèvrerie devant les maîtres du métier, publiquement
et ouvertement; les orfèvres élisaient des prud'hommes pour
surveiller leur industrie; tout ouvrage d'orfèvrerie devait être
de bon aloi et marqué d'un poinçon. Ce poinçon était remis par
le connétable de Bordeaux et portait une tête de léopard. Sauf
ce règlement, les orfèvres de Bordeaux restèrent soumis à la
juridiction du maire et des jurats.
Le change était une opération d'autant plus nécessaire qu'il
s'exerçait sur toutes les matières d'or et d'argent, et que
d'autre part la diversité des espèces monnayées et les varia-
tions de valeur de ces espèees étaient plus nombreuses et plus
répétées. C'était une source de bénéfices importants; aussi
(1) Rymer, I, fJ 932; II, f° 190, f° 3I6.
(2) Rôles gasc, f°111.
(3) Livre des Bouillons, fo 122.
— 228 —
les rois s'en réservaient-ils le plus possible le monopole. Le
28 septembre 1232, le roi Henri III défendait à tous Juifs ou
chrétiens qui achetaient ou vendaient des matières d'or ou
d'argent de se servir d'autres changeurs que des changeurs de
la Chambre royale des monnaies (3).
Nous voyons les rois d'Angleterre jouir de ce monopole à
Londres pendant toute la période dont nous nous occupons.
En 1335, le 21 septembre, Edouard III prohibait l'exportation
de l'or et de l'argent et défendait aux Anglais de faire aucune
opération de change sur les métaux et monnaies, sauf devant
la table royale du change établie à Londres, ou devant celle
qu'il constituait à Douvres et concédait à William de la Pôle (1).
Plus tard, en 1413, le roi Henri V concédait et affermait le
monopole du change à Londres et à Calais, les deux seules places
où il fût permis d'acheter et vendre l'or et l'argent en lingots,
bijoux ou monnaies, et où était reçu l'argent des voyageurs et
pèlerins auxquels il n'était permis d'importer ou d'exporter
que les sommes nécessaires à leur voyage.
Il n'en était pas ainsi à Bordeaux dans les premières années
de la domination des rois d'Angleterre. La vieille cité romaine
faisait elle aussi frapper sa monnaie ; elle avait ses changeurs
et exerçait le droit exclusif de les nommer et de les surveiller,
probablement aussi d'en recevoir quelque profit. Le roi voulait
avoir seul le monopole et les bénéfices du change, comme à
Londres. En 1275, le connétable de Bordeaux Jean de Labère fit
venir au château de l'Ombrière tous les changeurs de la ville et
les jeta en prison : il en fit conduire quelques-uns à La Réole et
les mit au cachot. Les changeurs furent tellement maltraités
que l'un deux, Hélie Descamps, mourut de misère; quant aux
autres, quoique n'étant convaincus, ni même accusés d'aucun
crime, et que d'ailleurs ils offrissent bonne et suffisante caution
et demandassent à être jugés, le connétable ne consentit à les
relâcher qu'après leur avoir fait payer 2,000 marcs (2).
Le maire et les jurats s'empressèrent de prendre en mains la
cause des changeurs et d'adresser leurs plaintes au sénéchal de
Gascogne, Luc de Tany, qui obligea le connétable à restituer les
(<l) Rymer, t. I, fo 207.
(2) Rymer, v. II, pars II, fo 922.
(3) Baurein, IV, 285.
— 229 —
sommes qu'il avait extorquées. L'intervention du maire et des
jurats revendiquait le droit de la ville à nommer les changeurs
comme elle nommait les courtiers de vins et de marchandises.
Le sénéchal, Luc de Tany, déclara que c'était sur un ordre exprès
du roi qu'il avait fait arrêter les changeurs; mais comme il
croyait que ces changeurs avaient été victimes d'une injustice,
il demanda au roi de la réparer ; et il prit l'engagement de la
reparer lui-même (1). Il ne parait pas pourtant que le sénéchal
restitua à la ville le droit qu'elle réclamait, car pendant plus
d'un siècle nous voyons le monopole du change exercé par les
souverains ou par leurs officiers. Ainsi le prince de Galles
percevait des redevances sur le change. Les comptes de son
trésorier Richard Filongleye portent ces redevances, sous le
nom d'eœitu cambii Burdigal.,h 522 livres sterling pour 1363
et 1364; 432 livres sterling pour 1365; 333 livres sterling
pour 1366; 38 livres sterling pour 1367; et à partir de cette
époque, la mention « nihil », rien (2).
Le prince avait-il restitué à la jurade bordelaise le droit de
nommer les changeurs ? Cela n'est pas probable, car son fils
Richard II concédait, en 1382, à Johan de la Valle, l'office de
comptable et de changeur des monnaies en Aquitaine (3).
Ce n'est qu'en 1394 que le duc de Lancastre, auquel Richard,
son neveu, venait d'octroyer le duché d'Aquitaine, fit au maire
et aux jurats de Bordeaux, entre autres concessions, celle de la
nomination des changeurs. Dans cet acte, daté du 20 mars, il
est dit que de toute antiquité le maire et les jurats avaient été
en possession du droit sur les changeurs, avec pouvoir de les
instituer ou les déposer, suivant l'utilité publique; droit dont
ils ont été dépouillés, et ils demandent à être réintégrés dans
le droit de nommer et de destituer les changeurs, suivant les
anciens usages, ut ab antiquo erat fieri consuetum (4).
Le duc le leur accorda, en se réservant toutefois de nommer
un ou deux de ces changeurs. Le 12 mai 1401, Henri IV, roi
d'Angleterre, duc de Guienne , confirma les Bordelais dans ce
droit, « ainsi qu'ils l'avaient exercé autrefois ». Ils paraissent
l'avoir conservé jusqu'à la fin de la domination anglaise (5).
(1) Livre des Bouillons, f° 416.
(2) Delpit. Documents français.
(3) Cal. Rôl. gasc, I,f°170.
(4-5) Livre des Bouillons, p. 270 et ss; p. 314.
— 230 -
COURTIERS ET JADGEURS DE VINS
Les courtiers exerçaient dès le xir3 siècle leur rôle d'utiles
auxiliaires du commerce. Ils paraissent avoir été institués
principalement pour « conduire les Anglais en graves » pour
acheter des vins; mais il ne nous a pas été possible de savoir à
quelle époque remonte leur institution. Nous les voyons exercer
leurs fonctions officielles sur la nomination faite par le maire
et par les jurats.
La durée de leur office était variable. En 1408, Gautier, de
Londres, était nommé courtier pour sa vie, Pierre deus Claus,
Bernicot de Montz et J. Ramon pour trois ans, Gaufrion de
Sabinhac pour un an seulement. La même année, Arnaud
de Bosc, Bidau de Bonegarde et Pey Baquey étaient aussi
courtiers (1).
L'ordonnance des seigneurs jurats datée de 1408 portait que
nul ne pouvait être courtier sans fournir caution. Les courtiers
payaient à la ville une redevance de 4 francs par an (2).
Cette redevance était affermée par la ville. Elle était affermée
le 1er décembre 1408 à Jean Guassies. Elle le fut aussi à Jehan
Espina pour la somme de 50 livres par an (3). Quelquefois la
ville exemptait quelque courtier du paiement de la redevance.
Elle agit ainsi avec Gautier, de Londres, qui avait rendu
quelques services et qu'elle avait nommé courtier « sia corrater
» por sustentar sa pobra vita » (4).
Il était délivré aux courtiers des lettres de commission
scellées d'un sceau spécial par le trésorier de la ville (5). Ils
devaient prêter le serment accoutumé. Ce serment indiquait leurs
obligations. Le Livre des Bouillons nous les a conservées. La
formule du serment porte la date de 1373 à 1379; mais elle n'est
très probablement que la reproduction d'une formule précédente.
Les courtiers juraient d'être bons et loyaux pour le roi et
la ville; de ne mener hors la ville par le pays nul marchand
(1) Livre de la Jurade, p. 34, 227,235, 240.
(21 Livre des Bouillons, p. 542.
(3) Livre de la Jurade, p. 215.
(4) Livre de la Jurade, p. 337.
(5) Livre de la Jurade, p. 351.
- 231 —
du parti ennemi, sans le congé de Monseigneur le maire; de ne
mener aucun marchand pour goûter vins hors la ville si ce n'est
le vin des vignes des bourgeois de la cité; et cela avec congé
du maire ou de qui il appartiendra; de ne rien faire ni dire qui
puisse déprécier les vins du pays et les faire vendre à vil prix,
ou au rabais ; mais au contraire, de venir en aide à toutes gens
du pays et spécialement aux bourgeois de la ville, et de leur faire
vendre leurs vins à bon prix et au meilleur qu'il se pourra;
De ne prendre et demander pour leur courtage aucun salaire
excédant la taxe et l'ordonnance de la ville, savoir 24 sous
bordelais par tonneau de vin, et 2 deniers et mailhe par livre
de toute autre marchandise ;
De ne prêter la main à aucun marché suspect; de ne pas
aller sur le marché d'autrui, à moins d'en être requis; de
mettre par écrit tous les marchés qu'ils feront et accorderont
entre les parties; de rendre loyalement compte en justice des
conventions qu'ils auront faites ; de dénoncer quiconque se sera
ingéré dans les fonctions de courtier sans avoir prêté serment
et reçu lettre de courtage ;
Enfin de payer 4 francs par an (1).
Les courtiers étaient d'ailleurs sévèrement punis s'ils se
permettaient de contrevenir à l'ordonnance des jurats de 1408.
Ils étaient privés de leur office et condamnés à courir la ville et
au bannissement (2). Courir la ville, c'était être lié à une sorte
de pilori ambulant, avec écriteau, et parcourir les rues sous
l'escorte du bourreau.
Les registres de l'archevêché contiennent plusieurs mentions
relatives au courtage. En 1362, il avait été fait une vente de
30 tonneaux de vin à des marchands bretons. Il fut payé aux
personnes qui avaient procuré la vente un demi-léopard d'or
par tonneau. Le prix du tonneau était de 11 léopards d'or.
Guillaume de Muret, courtier, qui avait procuré, à peu près
à la même époque, la vente de 9 tonneaux, au même prix de
11 léopards le tonneau, reçut pour courtage 4 léopards d'or.
Pontet, courtier, qui fit vendre plus tard 21 tonneaux, reçut
également son droit de courtage. Ces courtages ont varié de
4 à 4,40 pour 100 sur les prix de vente.
(!) Livre des Bouillons, p. 542.
(2) Livre de la Jurade, p. 337.
— 232 —
Les fonctions du jaugeur de vins étaient différentes de
celles des courtiers; elles relevaient du pouvoir royal, qui
nommait les jaugeurs et affermait les redevances payées pour
la jauge par les marchands. Le 16 juin 1344, le roi mandait
aux Bordelais qu'il avait octroyé en fief viager à Ramon
Sompter l'office de jaugeur des vins à Bordeaux et dans tout le
duché. Cet officier devait, pour son salaire, recevoir 1 sterling
bordelais par tonneau de deux pipes de vin, sur tous les vins
exportés du duché, excepté sur ceux qui appartenaient aux
bourgeois de Bordeaux, et comme tels étaient francs d'impôts,
« infrà libertateburgensiumcivitatis nostrœ Burdigalœ » (1).
En 1352, Thomas de Collet exerçait ces fonctions (2).
Le 26 mai 1358, le roi donna cet office à Auger de Montaut,
seigneur de Mucidan, auquel il avait déjà donné à fief et
affermé le droit de grande coutume sur les vins (3). Le prince
de Galles confirma Auger de Montaut dans cet office, le
1er octobre 1365 (4). Nous trouvons successivement les noms de
Johan de Stratton, en 1377 (5); de Henri Bowet, en 1399 (6);
de Nicolas Bowet, chevalier, en 1425.
Ces grands seigneurs, parmi lesquels nous rencontrons le nom
d'Henri Bowet, qui fut archevêque d'York, recevaient du roi en
fief l'office de jaugeur, dont ils percevaient les salaires et dont
les fonctions étaient accomplies par leurs délégués.
KO 1RES
On sait de quelle importance commerciale étaient les foires
au moyen âge. Pendant leur durée les marchandises étaient
exemptes d'impositions. Elles attiraient un grand concours
d'acheteurs et de vendeurs.
Les Bordelais avaient demandé à jouir de ces privilèges, et
avaient adressé leur requête à Edouard II en 1318. Le roi, le
16 septembre 1319, avait ordonné une enquête pour savoir si ces
foires devaient être concédées aux citoyens de Bordeaux (7).
(1) Livre des Bouillons, p. 457. Cat. Rôl. gasc, fo 116.
(2) Cat. Rôl. gasc, fo 128.
(3-4) Liv. des Bouillons, p. 146.
(5-6) Cat. Rôl. gasc. 1377, fo 165; 1399, fo 183.
(7) Cat. Rôl. gasc. 1 31 8-1 9, p. 53 et ss., m. 1 7 dorso. « De inf ormatione habenda
super feria concedenda civibus Burdigalse. »
— 233 —
Ce ne fut qu'une vingtaine d'années plus tard, le 15 juin 1341,
que les foires furent accordées.
Le roi Edouard III, roi de France et d'Angleterre et seigneur
d'Irlande, manda à tous les prélats, comtes, barons, sénéchaux,
connétables et officiers royaux du duché d'Aquitaine, qu'à
raison des services qu'il a reçus du maire, des jurats et de la
commune de Bordeaux, il accorde aux bourgeois de cette ville
à perpétuité, d'avoir dans la ville deux foires chaque année,
d'une durée totale de trente-deux jours; l'une commençant
huit jours avant la fête de l'Ascension et finissant sept jours
après; l'autre commençant huit jours avant la fête de la
Saint-Martin d'hiver, et finissant sept jours après; avec tous
les privilèges, libertés et affranchissements d'impôts habituels
pour les foires; que pendant sept ans les marchands qui se
rendraient à ces foires seraient affranchis de tous droits sur
leurs marchandises; et après ce terme, qu'il ne serait prélevé
au profit du roi que quatre deniers par livre sur le vendeur et
autant sur l'acheteur (1).
Les deux foires de Bordeaux, aujourd'hui fixées en mars et
novembre, existent encore, avec leur durée de quinze jours
chacune.
Article 5. — Budget de la ville au XVe siècle.
A l'époque romaine, la ville et cité de Bordeaux avait une
administration municipale qui prenait à sa charge certaines
dépenses d'intérêt public, et percevait, pour y faire face,
certaines redevances,
Nous n'avons pas trouvé de documents qui nous permettent
d'établir à cette époque le budget de la ville.
Il existe encore moins de documents pour l'époque qui suivit
l'invasion des Wisigoths et des Francs, et s'étendit jusqu'aux
derniers ducs d'Aquitaine.
Nous ne commençons à trouver de documents authentiques
que pour la période anglaise de l'histoire de Bordeaux; ils nous
ont été conservés par ce qui nous reste des registres de la jurade.
(1) Livre des Bouillons, 15 juin 1341, p. 140.
— 234 —
Les recettes de la ville étaient habituellement affermées par
voie d'adjudication publique, annoncée par le cri des trompettes
de la ville.
Elles comprenaient deux sortes de revenus : ceux provenant
des taxes établies au profit de la ville et ceux provenant des
propriétés de la ville elle-même.
Vers 1420, les taxes portaient sur les objets suivants :
1° Droit de 2 deniers et mailhe par livre monnaie sur
l'entrée et la sortie des marchandises.
Ce droit a rapporté, pour les six mois de février à août 1414,
la somme de 499 livres 8 sous 6 deniers, et pouvait être évalué
à 1,000 livres par an.
2° Le droit sur les laines et le pastel.
3° Le droit de marque, de 5 sous par tonneau sur les vins
du haut pays.
4° Le droit sur le vin vendu en taverne, soit en ville, soit
aux Chartreux.
5° Le droit sur les grains, de 2 deniers par escarte (8 bois-
seaux). Il était adjugé, en 1421, pour 100 livres par an.
6" Le droit sur la gemme et la résine.
7° Le droit de 20 sous sur chaque bouvier et charretier. Il
était, à la même époque, affermé 100 livres de la monnaie
courante à Bordeaux.
8° Le droit de l'aune et de la corde, ou droit des mesures
du Pont Saint- Jehan. Il était affermé, en 1414, pour 50 livres
par an.
9° Le droit du treizain du pain sur les marchands forains.
10° Le droit des encans.
Nous ne trouvons pas mentionnés les droits de marché sur
le poisson, les viandes, et sur les bestiaux, qui cependant
existaient probablement.
Les revenus patrimoniaux de la ville se composaient :
1° De ceux delà comté d'Ornon, qu'elle venait d'acheter, et
qui étaient donnés à bail pour 88 livres 5 sols 5 deniers ;
2° De ceux de la banlieue de Bordeaux, ou prévôté du
Médoc ;
3° De la prévôté d'Entre-deux-Mers ;
4° Du produit des fiefs et des immeubles urbains ;
5° Du produit des amendes.
— 235 —
Les dépenses étaient ordinaires ou extraordinaires.
Parmi les premières figuraient :
1° Celles de l'élection des jurats : convocations, repas,
cérémonies ;
2° Les gages du maire, du sous-maire, des officiers de la
ville; sergents, trompettes; médecins; ouvriers; visiteurs et
mesureurs des vins, des grains, des poissons, des viandes, du
pain, du merrain, etc.; des portiers de la ville;
3° Les livrées du maire et des jurats (le drap d'écarlate
coûtait 8 livres l'aune) ; des officiers, sergents, trompettes de
la Ville ;
4° Les salaires des auditeurs des comptes du trésorier, à
6 livres pour chacun ;
5° Les travaux publics: ponts, quais, murs et portes de la
ville; pavages, récurages de la Devèze; voirie des quais ;
6° Les frais de recouvrement des taxes et ceux de justice.
Le bourreau, le pendard, recevait 20 sous par semaine.
Les dépenses extraordinaires étaient surtout celles
occasionnées par la guerre : l'achat de canons à 25 livres
pièce, de boulets en pierre, d'armes diverses; l'achat de navires
et de leurs agrès et avitaillements; l'entretien des officiers et
des hommes des troupes de terre et de mer. Ces dépenses
étaient couvertes par des emprunts dont le service était fait par
la ville.
Les dépenses accessoires de la guerre comprenaient celles
des députations envoyées au roi en Angleterre, envoyées aux
villes ou aux grands seigneurs voisins, aux trois États de
Guyenne réunis à Dax ; de l'envoi de nombreux messagers ; de
la rançon du seigneur de Lesparre, fait prisonnier par les
Français ; de présents de vins au roi et aux grands seigneurs
d'Angleterre.
Les dépenses extraordinaires comprenaient aussi les frais
des procès soutenus par la ville, notamment contre l'archevêque,
les chapitres de Saint-André et de Saint-Seurin, l'abbé de
Sainte-Croix.
Enfin, le paiement de l'achat fait par la ville de la comté
d'Ornon.
Nous ne nous occupons que du budget ordinaire.
— 236 —
Nous en donnons les chiffres d'ensemble, les détails nous
étant inconnus, pour quatre années de la période de 1413 à
1421. Ils sont extraits des livres de la Jurade, seuls documents
conservés de l'époque dont nous nous occupons.
i
Recettes
ANNÉES
141314
1414-15
1419-20
1420-21
3931 »
5503
1572
»
29721
5115
2143
»
52431
4491
»
752
51 701
4966
»
204
Dépenses
Déficit
Excédent de recettes
Si nous ne connaissons pas les budgets postérieurs à 1420
jusqu'à la fin de la domination anglaise, nous pouvons
cependant dire que ces budgets ont progressivement augmenté,
d'une part en chiffres par la dépréciation croissante du titre
nominal des monnaies, d'autre part en réalité par l'extension
des besoins et des services municipaux.
— 237 —
CHAPITRE III
Commerce intérieur.
Article premier. — Voies de communication par terre
et par eau.
Le mouvement commercial de Bordeaux au moyen âge peut
se diviser, comme celui de nos jours, en trois branches : le
commerce intérieur, le commerce étranger, et le transit.
Mais il est difficile de marquer à cette époque les lignes
distinctives de chacune de ces divisions qui empiètent souvent
les unes sur les autres, suivant les variations occasionnées
par des causes diverses, et principalement par les changements
de territoires qu'entraînaient les vicissitudes de la guerre.
Nous ne pouvons indiquer qu'en termes généraux ce que
pouvaient être le commerce de transit, et même le commerce
intérieur et extérieur, pendant les guerres sans cesse renais-
santes entre la France et l'Angleterre. La limite des possessions
de chacune de ces puissances variait avec le sort des armes;
un grand nombre de localités appartenaient tour à tour à l'une
ou à l'autre; et ce que nous appellerions de nos jours la ligne
de douanes se déplaçait constamment.
Nous appellerons donc commerce intérieur, non seulement
celui qui s'opérait à Bordeaux par l'entrée et la sortie des
marchandises circulant dans le Bordelais et la Guienne, ou
dans les possessions anglaises, dont le cercle allait décroissant
autour de Bordeaux; mais encore le mouvement effectué clans
l'ensemble des provinces tour à tour anglaises et françaises
du bassin de la Garonne. Nous considérons ce bassin, dont les
cours d'eau aboutissent à Bordeaux, leur port naturel sur
l'Océan, destiné par sa position à centraliser les produits de
cette région allant à l'étranger, ainsi que ceux reçus en échange
de l'étranger, comme une même contrée dont les échanges
entre ses diverses localités ne constituent qu'un commerce
— 238 —
intérieur. Nous comprenons même dans ce commerce intérieur
les marchandises reçues à Bordeaux de Narbonne et des ports
français de la Méditerranée ou s'y rendant, parce qu'il nous
serait très difficile de distinguer celles destinées à la consom-
mation locale, et s'arrêtant à un point quelconque du parcours,
de celles destinées à se rendre d'une mer à l'autre en transitant
par Bordeaux.
Avant d'étudier les articles de ce commerce intérieur, nous
devons examiner les voies de communication qui le desser-
vaient.
Le commerce par les routes de terre offrait de nombreuses
difficultés. Les anciennes routes romaines n'avaient pas
été détruites; mais elles n'avaient pas été soigneusement
entretenues. Les chemins de moindre importance n'étaient
que des sentiers étroits, sans ponts, le plus souvent rudes ou
défoncés; à grand'peine permettaient-ils le passage des lourdes
charrettes à deux roues traînées par des bœufs. Le marchand
chargeait le plus souvent ses marchandises sur des bêtes de
somme, passant les rivières à gué, quand il ne trouvait pas le
secours du bac. De distance en distance, un poteau armorié
indiquait au voyageur qu'il passait sur le territoire d'un
seigneur, d'un abbé ou d'une communauté municipale,
auxquels il fallait payer le droit de péage pour lui et pour ses
marchandises.
En temps de paix, les marchands avaient soin de se munir
d'un sauf-conduit, que leur accordait à beaux deniers comptants
le sénéchal de Gascogne ou le grand seigneur dont ils avaient
à traverser les domaines ; mais ces sauf-conduits n'étaient pas
toujours respectés. Tantôt ces malheureux marchands devaient
payer des péages exorbitants; tantôt on les dépouillait d'une
partie de leurs marchandises. Souvent ils étaient maltraités;
quelquefois jetés en prison et mis à rançon. Ils avaient à se
garer des bandes de pillards sans aveu qui couraient le pays
et les dévalisaient.
En temps de guerre il était bien difficile d'échapper aux
aventuriers de toutes sortes, à ces bâtards et coureurs d'aven-
tures, tantôt Anglais, tantôt Français, détrousseurs toujours
aux aguets, terrible fléau du commerce.
Et la guerre était alors l'état habituel de ces contrées
d'Aquitaine.
— 239 —
« Nous allons enfin avoir la guerre! » s'écriait Bertrand
de Born, le noble troubadour du château d'Hautefort, l'ami
des princes anglais :
a Les bourgeois seront dans l'épouvante,
» Et par les chemins qui viennent de France,
» Nul ne passera sans être fait prisonnier :
» Voyageur, marchand ou sommier.
» Sera riche celui qui prendra à son gré (1). »
Plus d'un siècle après, pendant la guerre de Cent ans,
pendant les campagnes du prince de Galles, les routes n'étaient
pas plus sûres. Les barons de Gascogne et les chevaliers
anglais pillaient à l'envi tout comme les hommes d'armes de
France.
Froissard nous a dépeint ces hardis aventuriers : « Il n'est
» temps, ébattement ni gloire en ce monde, disait Eméricot
» Marcel, l'un de ces capitaines. Combien étions-nous réjouis,
» quand nous chevauchions à l'aventure, et que nous pouvions
» trouver dans les champs un riche prieur, un marchand, ou
» une route (compagnie) de mules de Montpellier, de Limoux,
» de Narbonne, de Béziers, de Toulouse ou de Carcassonne,
» chargées de draps de Bruxelles ou de Moutier-Villiers, ou de
» pelleteries venant de la foire au Lendit, ou d'épiceries venant
» de Bruges, ou de draps de soie de Damas et d'Alexandrie.
» Tout était nôtre et rançonné à notre volonté. Tous les jours
» nous avions nouvel argent. Les vilains d'Auvergne et du
» Limousin nous pourvoyaient, et amenaient en nostre chastel
» les blés, la farine, le pain tout cuit, l'avoine pour les chevaux,
» la litière, les bons vins, les bœufs, les brebis, les moutons
» tout gras, les volailles et la poulaille. Nous étions gouvernés
» et étoffés comme rois, et, quand nous chevauchions, tout le
» pays tremblait devant nous (2). »
Le sire d'Albret, qui venait de passer au service du roi de
France, ne cachait pas ses regrets : « J'avais plus d'argent, et
» mes gens aussi, quand je faisais la guerre pour le roi
» d'Angleterre, que je n'en ai maintenant; car, quand nous
» chevauchions, nous trouvions toujours quelques riches
(1) Raynouard. Poésies origin. des Troubadours, t. IV, p. I77.
(2) Froissard. Chroniq., t. I, p. 241, 320; t. II, p. 407; t. III, p. 61.
— 240 —
» marchands de Toulouse, de Condom, de La Réole ou de
» Bergerac; il se passait peu de jours que nous ne fassions
» quelque bonne prise. Et maintenant tout est mort (1). »
Les routes de terre n'offraient donc aucune sécurité.
La navigation sur les rivières avait moins à craindre peut-
être; elle offrait, du moins à la descente, une rapidité plus
satisfaisante : mais elle présentait, elle aussi, de graves
difficultés.
La loi des Wisigoths avait permis aux riverains d'occuper
la moitié du lit des rivières navigables et même des grands
fleuves, pourvu que l'autre moitié restât libre pour les filets
des pêcheurs et pour les bateaux. Mais cette moitié de rivière
était généralement d'autant plus insuffisante, qu'elle était
souvent obstruée par des bancs de vase ou de sable (2). Les
barrages destinés à créer des chutes d'eau pour les moulins,
ou pour faciliter la pêche du poisson, apportaient à la navi-
gation des obstacles matériels.
Les droits de péage n'en apportaient pas de moins consi-
dérables.
Ces droits existaient à l'époque romaine; mais ils avaient
eu pour but de pourvoir aux dépenses de construction et
d'entretien des ouvrages nécessaires à la navigation, et de
ceux nécessaires à la traversée par les ponts ou par les
bacs.
Les seigneurs féodaux s'emparèrent des droits de péage et
en créèrent de nouveaux. Les rois les concédèrent ou les
affermèrent; mais les bénéficiaires n'y cherchaient qu'une
source de revenus et négligeaient leurs obligations, malgré
les ordres répétés qu'ils recevaient de l'autorité royale.
Il n'existait pas sur la Garonne de société analogue à celles
qui avaient été formées par les marchands fréquentant les
rivières de la Seine et de la Loire. Cette dernière était fortement
constituée depuis 1344.
Une marchandise transitant de la Méditerranée à l'Océan,
de Leucate à Bordeaux, avait à acquitter soixante-dix fois des
droits de péage (3).
(1) Froissard. Chroniq., t. II, p. 447.
(2) Lois des Wisigoths, lib. VIII, tit. IV, § 9.
(3) Pigeonneau, I, 483.
— 241 —
Un droit, de quotité variable, était exigé pour passer devant,
la terre du seigneur haut-justicier, et devant un grand nombre
de villes. Narbonne, Carcassonne, Toulouse, Agen, Marmande,
La Réole, Cadillac, sur la Garonne; Albi, Montauban, sur le
Tarn; Cahors sur le Lot; Périgueux, Libourne, Bourg, sur la
Dordogne, et beaucoup d'autres villes, imposaient une rede-
vance sur chaque balle de marchandise, chaque barrique de
vin, ou chaque hémine de sel, qui passait devant ces villes en
montant ou en descendant.
Il serait trop long d'entrer dans le détail de ces péages.
Nous nous bornons à indiquer, en amont de Bordeaux, ceux
de La Réole, de Langon, de Cadillac, sur la Garonne ; et celui
de Bourg sur la Dordogne.
Le péage de La Réole appartenait en 1308 à Pierre de Ladils.
Il était estimé 1250 sols de rente (1).
Celui de Cadillac avait été concédé le 10 février 1367 par le
prince de Galles à Jean de Grailly, captai de Buch. Il consistait
en un impôt de 13 deniers par tonneau de vin passant devant
Cadillac, pendant la vie du captai, réduit à 2 deniers et maille
pour ses successeurs (2).
Le comte de Huntington, représentant le roi d'Angleterre,
concéda en 1398 le péage de la Dordogne à Gaston de Foix,
seigneur de Castillon-sur-Dordogne (3).
Nous pouvons considérer comme droits de péage les rede-
vances exigées pour la navigation sur la Garonne, et qui
étaient perçues soit par le souverain, soit par la ville de
Bordeaux elle-même, sur les marchandises venant de Toulouse
ou des autres contrées du haut pays. Nous en dirons quelques
mots en parlant des vins de ces contrées reçus à Bordeaux.
Les droits de péage donnaient lieu à divers abus. On a signalé
notamment les retards que certains receveurs mettaient avant
de laisser circuler la marchandise, et les exagérations des
perceptions. Ainsi, vers la fin du xme siècle, les officiers du
roi d'Angleterre soulevèrent de nombreuses plaintes par leur
âpreté à exiger des droits plus forts que ceux convenus, et
par les sévices qu'ils exerçaient contre les commerçants. Les
marchands de Toulouse, de Montauban, de Moissac, de Gaillac,
(1-2) Arch. histor. de la Gir., t. VI, 371.
(3) Arch. histor. de la Gir., t. VI, 329. — Rymer. 1398, t. V, p. 82.
— 242 —
de Rabastens, s'adressèrent à leur souverain le roi de France
Philippe III, et intentèrent à Paris un procès contre le roi
d'Angleterre en sa qualité de vassal. Edouard Ier chargea Jean
de Grailly, captil de Buch, son sénéchal de Gascogne, de
terminer ces contestations. Le sénéchal s'entendit avec les
municipalités, et le roi ayant ratifié le traité, les droits de
grande coutume auxquels les vins de ces contrées étaient
assujettis furent réglés à 5 sols 6 deniers 1 obole de la
monnaie bordelaise; les droits de petite coutume ou d'yssac à
la moitié, et ceux de Royan à 2 deniers et 1 obole par barrique
de vin.
Les droits de péage n'étaient pas seulement perçus sur la
marchandise, mais aussi sur les voyageurs. Les Juifs surtout,
colporteurs infatigables, étaient taxés à plus forte composition
que les autres. Les anciennes coutumes de La Réole portent que
tout Juif passant par la ville payait 4 deniers, et s'il avait un
cheval 4 deniers en plus. Plus tard, à Cadillac, le péage pour
un Juif ne montait qu'à un denier (1).
Article 2. — Articles divers du commerce intérieur.
% 1. OBJETS D'ALIMENTATION.
Il ne nous est pas possible de consacrer quelques dévelop-
pements aux divers articles du commerce intérieur. Ce serait
d'ailleurs peu intéressant. Il est, en effet, facile de comprendre
que le commerce s'exerçait sur tous les objets nécessaires aux
condititions de la vie à cette époque. Il s'étendait par conséquent
sur tous les objets se rapportant à l'alimentation, grains et
farines, viandes et volailles, poissons, légumes, œufs, fromages,
boissons; à ceux se rapportant aux vêtements, tissus divers,
draps, laines, cuirs, peaux; à toutes les industries locales se
servant des bois et des métaux.
* Quant aux grains, suivant les alternatives d'abondance ou
de disette, de paix ou de guerre, ils donnaient lieu à des
mouvements commerciaux qui constituaient plutôt des impor-
tations ou des exportations en dehors du mouvement habituel
(1) Archiv. historiq., t. II, p. 239.
— 243 —
de la consommation locale. Les libertés ou les prohibitions de
transport des grains sont du domaine de l'économie politique.
Nous avons trouvé dans les registres des dépenses de l'arche-
vêché de très nombreux renseignements sur les prix des blés à
diverses époques, de 1339 à 1453.
Les mesures pour le blé variaient beaucoup avec les localités.
Dans les pays appelés d'Entre-deux-Mers, de Cernés, et dans la
sirie de Lesparre, on mesurait par escarte; dans le pays de
Buch et d'Ornon, par conque et grande conque; à Fronsac par
setter; à Bourg par carton; à Blaye par liurail et muid; à
Bordeaux par boisseau.
L'escarte et la grande conque valaient 4 boisseaux, mesure
de Bordeaux, soit 3 hectolitres et demi actuels. La conque valait
la moitié de la grande conque .
Le froment, le seigle, l'avoine, le mil, les gesses, éprouvaient
de grandes variations de prix. En 1332, l'escarte de froment
se payait 23 sols bordelais; en 1339, 43 sols 9 deniers bordelais;
en 1343, 4 livres bordelaises. Aux mêmes époques le seigle
valait 14 sols, 26 sols, et 51 sols l'escarte.
Les boulangers faisaient du pain de diverses qualités, et
étaient soumis à la taxe par les jurats.
Les viandes se vendaient sur les marchés. Les bouchers
avaient leur banc, pour lequel ils payaient une redevance au
seigneur, comme à Lesparre et à Castelnau, ou à la ville. Les
viandes de bœuf et de vache étaient peu abondantes ; celle de
mouton et surtout celle de chevreau étaient en plus grande
quantité. Un grand nombre d'actes indiquent que la chair de
chevreau était de l'usage le plus habituel; dans presque tous
ceux de ces actes qui imposent aux vassaux l'obligation de
nourrir et héberger le seigneur ou ses officiers, il est soigneu-
sement stipulé qu'il aura droit à telle ou telle quantité de viande
de chevreau, bouillie et rôtie, comme à telle ou telle quantité
de volailles.
Le porc figure aussi comme d'un emploi fréquent, surtout à
l'état de salaisons.
Les redevances en gélines ou poules se retrouvent dans
un très grand nombre de baux à fief. La volaille paraissait
abondante et formait un article important de consommation.
Nous trouvons, dans les comptes de l'archevêché, quelques
détails sur des dîners donnés par plusieurs archevêques. Pour
— 244 —
quelques-uns de ces dîners, nous n'avons pas le menu. Ainsi
lorsque, le 7 juillet 1355, WT l'archevêque Pierre de la Motte
invitait à dîner au palais archiépiscopal le sénéchal de Gascogne
et le connétable de Bordeaux, le maire Thomas de Ros, et les
deux envoyés d'Angleterre le seigneur Stefen de Corinton,
chevalier, et le seigneur Wilhem, qui étaient venus pour préparer
le logis du prince de Galles, et avec eux les seigneurs Gérard
du Puy, archidiacre de Blaye, Bertrand de Ferrand, Bergonz
de Lia, et quelques autres nobles personnages, le trésorier se
borne à nous dire que compte fait avec le dépensier, outre le
pain, le vin et le bois, il a payé 65 sous 19 deniers sterling.
Mais lorsque plus tard, le jour de la fête de Saint Seurin,
23 octobre, l'archevêque donne à dînera Lormont au sénéchal,
au maire et à quelques autres grands, le trésorier nous donne
plus de détails.
On mangea 13 perdrix, 13 grives et 12 sarcelles ou canards
sauvages, plus 1 bécasse: voilà pour le gibier; 6 chapons et
14 poulets; 6 cochons de lait et 1 quartier de porc salé: voilà
pour la volaille et la grosse chair. Il y avait aussi un plat de
légumes essentiellement bordelais, de ceps, « ceparum ».
On ne parle pas des vins.
Ailleurs, le trésorier nous parle des confitures servies à dîner:
le manus Christi confit (pâte au sucre), l'anis confit, fournis
par Adhémar Carey, l'apothicaire; de poivre, de gingembre, de
safran.
Le poisson ne figure pas dans ce repas, mais il est énoncé
en d'autres circonstances : au mois de juillet 1354, le trésorier
envoie à la Roqiïetaillade, au frère de l'archevêque, des sardines
ou royans dits alecia, de la merluche de Cornouailles, des
harengs.
Le poisson frais était un article important du commerce
intérieur.
Les étangs du littoral fournissaient une grande quantité de
poissons d'eau douce, qui se vendaient dans les localités
environnantes et sur le marché de Bordeaux. Les étangs de
Carcans et de Cazeaux fournissaient « nombre grand de gros
brochets ». Quant aux carpes, elles étaient fort grosses, mais
sentaient la vase.
Les poissons de rivière, et ceux qui vivent alternativement
dans les eaux de rivières et dans celle de la mer, formaient un
— 245 —
article de commerce notable. L'esturgeon, le saumon, l'alose,
la sole, le muge, la dorade, la sardine, alimentaient le marché
aux poissons, appelé la die. Les lamproies de Langon étaient
renommées à l'égal de celles de Nantes (1).
Les préjugés populaires considéraient comme nuisibles à la
santé de l'homme tous les poissons sans écailles. Une poésie
contemporaine le constate :
« ... Ne usez
» De gros et vieils poissons visqueux,
» De douce eau ; eschevez ceux
» De mer qui ont bestiaux nom :
» Chiens de mer, marsouins, saumons,
» Congres, turboz et leurs semblables
» Qui, sans écailles, sont nuisables .
» Du poisson de mer, pran (prends) soles,
» Plaiz (plies), rogetz, abrics, paroles,
» Et tous autres qui ont escame (2). »
Nos gourmets ne regretteraient peut-être pas beaucoup le
chien de mer, le marsouin et le congre; mais ils n'accepteraient
point l'exclusion prononcée contre le saumon et le turbot. Le
saumon des rivières d'Aquitaine était d'ailleurs, dès le temps
de Pline, préféré à tous les poissons de mer (3).
L'alose au contraire, dès le temps d'Ausone, n'était employée
que pour la consommation du peuple (4). Elle ne fut estimée que
plus tard, mais depuis longtemps son excellence a été reconnue.
A l'embouchure de la Gironde on récoltait ces huîtres du
Médoc, célébrées par Ausone, les moules et divers autres
coquillages.
La pêche fluviale et maritime était libre sur la Garonne
depuis Bordeaux, sur la Gironde et sur l'Océan; mais sur les
rivières et les étangs le droit de pêche appartenait au seigneur
féodal qui le donnait à fief ou l'affermait. Les droits de pêche
(1) Le chapitre de Saint-Seurin de Bordeaux donna en fief en 1170 la
seigneurie de Langon à la charge d'une redevance annuelle de 12 lamproies.
Chroniq. bordel., anno 1170. — Legrand d'Haussy. Hist. de la vie privée des
Français, t. II, p. 70, 135, 136.
(2) Eustache Morel, poésies publiées par Crapelet, p. 164, 166.
(3) Pline. Hist. naturelle, liv. IX, chap. xxxn.
(4) Ausone. Mosella, v. 129.
— 246 —
qu'exerçaient ces seigneurs même sur les grandes rivières,
comme le Lot, le Tarn, la Garonne, la Dorclogne, même sur
certaines parties de la Gironde, leur avaient été concédés
par les souverains, ou résultaient d'antiques usurpations non
réprimées.
Le sire de Lesparre recevait le huitain du poisson qui se
péchait à Soulac, et une redevance sur celui des étangs
d'Hourtin et de Carcans; une autre sur les huîtres et les moules
de l'embouchure du fleuve.
Le captai de Buch recevait le huitain du poisson qui venait
d'Arcachon. L'abbé de Sainte-Croix avait aussi des droits sur
le poisson de Soulac.
LE SEL.
Le sel a de tout temps été employé comme condiment dans
la préparation des aliments. Il était utilisé en Guienne pour
les salaisons de porc; mais il ne paraît pas l'avoir été pour
saler les poissons péchés dans la contrée. Les poissons salés,
dont on faisait grand usage, venaient d'Angleterre ou de
Flandre.
Sur la côte de l'Océan, au nord de l'embouchure, à Brouage,
à Marennes; et auparavant d'avoir franchi cette embouchure,
sur la rive gauche, dans les plaines basses de Soulac, se
trouvaient deux centres de production de sel marin, celui de
Saintonge, et celui du Médoc. Il existait aussi des marais
salants à l'île d'Oléron. Dès 1199, la reine Éléonore et après
elle Jean-sans-Terre accordaient aux habitants d'Oléron la
liberté commerciale la plus entière pour le transport de leurs
sels, comme pour celui de leurs vins (1).
Le sel était compris dans les libertés commerciales accordées
aux Bordelais par Jean-sans-Terre.
Le sel marin était le produit d'une fabrication des plus
simples, et pratiquée depuis les temps les plus reculés. Le
climat donne assez de chaleur pour favoriser Pévaporisation à
l'air libre de l'eau de mer introduite dans les bassins peu
profonds où se dépose le sel.
(1) Rymer. 1199.
— 247 —
A côté de ces bassins, formant la saline proprement dite,
se trouvaient des terrains artificiellement exhaussés avec les
terres des tranchées auxquels on donnait le nom de bosses
des marais salants, et qui portaient de belles cultures de
céréales.
Les salins de Soulac avaient une existence fort ancienne ; ils
occupaient une longue bande sur la rive gauche du fleuve. Ils
paraissent compris, dès l'an 900, dans la donation faite, par le
comte de Bordeaux Guillaume le Bon, au monastère de Sainte-
Croix de Bordeaux. Le comte donna aux abbés le domaine
appelé de Soulac, et « la chapelle de Sainte Marie, mère de Dieu,
» avec les terres douces depuis la mer salée jusques aux eaux
» douces, avec les dunes, les forêts de pins, les pêcheries, les
» prés salés en entier, et les esclaves mâles et femelles qui s'y
» trouvaient (1) ».
L'expression prés salés en entier nous paraît s'appliquer,
comme celle de marais salants encore aujourd'hui usitée, et
celle de terres salées, qui a aussi été employée, à l'ensemble
de terres et bassins à sel, qu'on a aussi appelé bosse de marais
salants. On lit en effet dans le manuscrit portant description
de la terre de Lesparre, écrit sept cents ans après la donation
à Sainte-Croix, renonciation des revenus de la sirie. Il est
dit dans l'hommage rendu par Amanieu d'Albret, comte
d'Orval, auquel Charles VII venait de donner cette seigneurie
après la conquête de 1453, sous la dénomination de terres
salées à Soulac : « Item a et prend mondit seigneur chacun
» an les agrières des terres salées de Soulac, estans en sa
» dite terre et seigneurie de Soulac, lesquelles valent une
» année plus une année moins, et par communes années
» peuvent valoir en sel 12 muyds de sel, apprécié le muid
» 20 sols bordelois, ainsi que se vend chacun an, au lieu de
» Soulac (2). »
De nombreuses énonciations contenues dans l'inventaire
de Lesparre, conservé aux Archives départementales, nous
apprennent que le seigneur de Lesparre percevait en nature
le huitain du sel qui était récolté dans la partie qui dépendait
de lui.
(1) De Marcà. Hist. du Béarn, p. 224.
(2) Sirie de Lesparre. Biblioth. Nationale, Paris. Fonds français, n° 5516.
— 248 —
Le seigneur de Lesparre percevait en outre un droit de
coutume peu élevé sur les sels d'Aunis et de Saintonge qui
remontaient la Gironde (1).
Les agrières des sels de Soulac, c'est-à-dire les redevances
en nature payées par les personnes qui exploitaient les salines
en vertu des baux à fief consentis par les seigneurs, apparte-
naient à l'abbé de Sainte-Croix et à l'archevêque de Bordeaux,
qui les partageaient par moitié.
Les registres de comptes de l'Archevêché font souvent
mention des sels de Soulac. Ils portent notamment, à la date
de 1336, une vente de ces sels indivis entre l'archevêque et
l'abbé. Il est curieux de remarquer en quelle monnaie le prix
en fut payé. On reçut en paiement du drap blanc, des plumes
pour lits et des harengs saurs (2).
En 1341, Johannes et Amalvin Rambaud,père et fils, fermiers
du péage de Bourg et des coutumes appartenant à l'archevêque,
percevaient pour le compte de celui-ci, sur 11 navires portant
21 mines 1/2 de sel, à raison de 14 sous bordelais et 9 deniers
par chaque hémine ; c'était un droit de péage sur des sels
étrangers (3).
Au chapitre des recettes de Soulac en 1346 se trouve
mentionnée une réclamation relative au sel. Le siège archié-
piscopal étant devenu vacant par la mort de l'archevêque, le
connétable de Bordeaux s'était emparé au nom du roi d'une
certaine quantité de sel existant à Soulac, et l'avait fait vendre par
Bernard de Tauriac. Il fut convenu qu'il en restituerait le prix (4).
Les sels voyageant sur la Gironde et ses affluents jouissaient
des privilèges assurés aux bourgeois de Bordeaux par Jean-
sans-Terre le 29 mars 1205, renouvelés en 1295 par le roi de
France Philippe le Bel, en 1331 par Edouard III, et successi-
vement par les rois d'Angleterre. Ils étaient exempts de tout
impôt, maltôte, péage ou coutume (5) .
(1) M. Francisque Michel a écrit que cette coutume a été payée au seigneur
de Carcans en Médoc. Carcans est situé dans les landes, à quelques kilomètres
de l'Océan, dont il est séparé par l'étang et par les dunes, à plus de 50 kilomètres
des marais salants. Le seigneur de Carcans n'avait en cette qualité rien à démêler
avec le sel, ni le péage sur le sel. L'erreur de M. F. Michel provient de ce que
le seigneur de Lesparre était aussi seigneur de Carcans.
(2-3) Comptes de l'Archevêché.
(4) Comptes de l'Archevêché.
(5) Livre des Bouillons, p. 32, 156, 184.
— 249 —
Mais les sels qui n'appartenaient point aux bourgeois de
Bordeaux et qui remontaient le fleuve pour se répandre dans
l'intérieur par les rivières ou les routes de terre, étaient
fortement imposés par le roi.
Ceux qui remontaient la Gironde pour entrer dans laDordogne
s'arrêtaient à Bourg, pour le péage ; ceux qui entraient en
Garonne, à destination des provinces françaises, s'arrêtaient à
Agen, à l'époque où cette ville était soumise à la domination
anglaise; depuis ils s'arrêtèrent à La Réole.
Parfois le roi, pour récompenser quelque service, accordait
à un personnage l'exemption momentanée du droit sur ]e
transport du sel. Ainsi en 1432, Talbot, comte de Warwick,
ayant été fait prisonnier par Pothon de Xaintrailles, le roi
accorda à Talbot, pour l'aider à payer sa rançon, l'exemption
d'impôts pour 2,000 muids de sel, qu'il l'autorisait à prendre à
Guérande, en Bretagne, pour aller le vendre où il lui convien-
drait (1).
Le sel devait aussi subir quelquefois certaines taxes que lui
imposait la ville de Bordeaux. Pour supporter les charges
causées par la campagne du duc d'Orléans, qui avait assiégé
Blaye et Bourg, la ville avait dû chercher des recettes extra-
ordinaires; elle avait, avec le concours du Conseil des Trente,
porté un droit sur les sels de 10 sous par quartière, bientôt
réduit à 5 sous; elle accorda à divers marchands, troublés
par cet impôt inattendu , des décharges partielles. Ainsi
Richard Makanan et Bénédit Espina furent affranchis du tiers
du droit, pour des sels de Brouage qu'ils dirigeaient sur
Cadillac (2).
Quant au commerce du sel, il était libre. En France, au
contraire, l'impôt sur la marchandise elle-même, ordonné
en 1280 par Philippe IV, tantôt supprimé et tantôt rétabli, fut
enfin déclaré perpétuel par Charles V, et a toujours subsisté
depuis cette époque. En Guienne, jusqu'à la conquête française,
et même une centaine d'années après, le commerce du sel
demeura libre, sauf le paiement des droits imposés aux
marchands qui n'étaient pas bourgeois, et entièrement libre et
exempt d'impôts pour les bourgeois de Bordeaux.
(1) Rymer. 1432, 28 mai.
(2) Livre de la Jurade.
— 250 —
| 2. AUTRES ARTICLES DU COMMERCE INTÉRIEUR.
Après le commerce local des denrées alimentaires, nous
pourrions étudier celui des boissons, et notamment du vin;
mais, à cause de son importance, nous lui réserverons la
dernière place.
Nous avons en effet peu de développements à donner sur le
commerce local des bois de construction et d'ameublement; de
ceux employés à la construction des navires, et enfin de ceux
dont on se servait pour les barriques. Ces bois étaient désignés
sous le nom de bois du pays. Les chênes, les châtaigniers et les
pins maritimes servaient à ces différents usages. C'est avec
le pin maritime que les vignerons se procuraient les échalas,
les carrassons et les lattes pour attacher les vignes. Les osiers
donnaient lieu à une importante consommation pour lier les
vignes et pour les cercles de barriques, ainsi que pour la
vannerie.
Les pins des Landes fournissaient la résine et le goudron.
Les moellons, la pierre à bâtir, la chaux, étaient aussi des
articles importants et de provenance locale, ainsi que les tuiles
et la grosse poterie.
L'industrie des tissus employait la laine des moutons des
Landes, et un assez grand nombre de gens s'occupaient de
tisser et de tondre les draps, de les teindre ; d'autres s'occu-
paient de la vente au détail de ces étoffes, ainsi que des toiles
de lin et de chanvre tissées dans le pays; de la mercerie, de
tous les objets de ce genre. Les peaux et les cuirs employaient
quelques ouvriers.
Les métaux ordinaires, le fer, le cuivre, l'étain, étaient
travaillés par les ouvriers bordelais. Les métaux précieux
servaient aux orfèvres, et nous en avons déjà parlé.
Nous donnerons quelques détails sommaires sur ces industries
locales peu importantes, lorsque nous parlerons de l'exportation
à laquelle quelques-unes d'entre elles donnaient lieu.
Nous n'avons pas de renseignements statistiques à donner
sur ce commerce intérieur, proportionné au chiffre de la
population, et augmenté par la consommation des étrangers
qui venaient acheter les vins.
— 251 —
Mais nous avons une observation importante à faire : c'est
que dans le nombre considérable de documents que nous avons
dépouillés, nous n'en avons pas trouvé se rapportant aux
corporations dans la Guienne pendant toute la durée de la
période anglaise. Nous voyons bien les rois, les sénéchaux, les
connétables, le maire et les jurats, rendre des ordonnances,
prendre des mesures d'ordre et de police concernant telle ou
telle profession, les orfèvres, les changeurs, les courtiers, les
taverniers, les boulangers; mais nulle part, ni dans Rymer, ni
dans les Rôles gascons, ni dans les livres des Bouillons, des
Privilèges, de la Jurade, nous ne rencontrons une indication
relative à l'existence des corporations à cette époque.
Nous disons à cette époque, car après 1453, après la conquête
française, les corporations, favorisées par Louis XI, et formées
en imitation des corporations existant en France, prennent un
important développement. Il n'est donc pas suffisant, pour
démontrer l'existence en Guienne, pendant la période anglaise,
des corporations et notamment de celle des merciers, de citer
avec Francisque Michel un acte daté du 1er décembre 1520 (1).
Nous avons relevé l'erreur de M. Pigeonneau, qui sur la foi
de M. F. Michel a pensé que la jurade de Bordeaux était la
corporation des marchands de vins de cette ville (2). Il n'existait
à Bordeaux ni de corporation des marchands de vins en gros,
ni de corporation de marchands de vin au détail ou taverniers.
Il n'y avait pas comme à Paris de corporation des nautes.
L'abbé Baurein n'en a pas retrouvé de traces (3).
Article 3. — Culture de la vigne et commerce du vin
à l'intérieur.
Arrivons au commerce intérieur relatif aux vins.
Nous diviserons notre travail en deux parties.
Dans la première, nous traiterons de la culture de la vigne.
Dans la seconde, de la consommation locale et de la vente
sur le marché intérieur.
(1) Pigeonneau, t. I, p. 34I. — F. Michel, t. I, p. 554.
(2) Pigeonneau, t. I. — V. suprà, p. 167.
(3) Baurein, t. IV, p. 226.
— 252 —
| 1. CULTURE DE LA VIGNE.
Nous avons vu qu'à l'époque romaine Bordeaux était déjà
célèbre par la gloire de ses vins, servis avec honneur sur la
table des empereurs. Ausone les a chantés, et nous a décrit les
vignobles penchés sur les rives de la blonde Garonne. Malgré
les malheurs qu'entraînèrent les invasions barbares, la culture
de la vigne ne cessa pas d'être pratiquée dans nos contrées, et
les auteurs contemporains nous ont à plusieurs reprises
signalé les ravages et les destructions des vignobles, dans les
localités que désolaient la guerre et le pillage. Mais bientôt les
plantations reparaissaient ; quelques années de paix ramenaient
les récoltes de vins. Les plus anciens documents nous montrent
la culture de la vigne dans les diverses parties du Bordelais,
et nous permettent de suivre le mouvement du commerce,
déjà commencé sous la période des premiers ducs d'Aquitaine,
et se développant sans cesse lorsque l'Aquitaine et l'Angleterre
eurent le même souverain.
Dès le xe siècle nous possédons des documents historiques
démontrant l'importance et l'étendue de la culture de la vigne
dans le Bordelais.
L'ancienne coutume de La Réole, qui porte la date de 977,
s'occupe avec détail des vendanges, défend de prendre des
raisins dans les terrains d'autrui; règle les conditions de la
vente et du fermage des vignes; les redevances en nature
dues au prieur de La Réole; les époques et les conditions de
transport des vins, les droits d'entrée dans la ville. Les
nouvelles coutumes de La Réole (1201 à 1305) s'occupent aussi
beaucoup de la vigne et du vin (1).
Nous trouvons des ventes de vignes à Bazas, en 980, à La
Réole en 982 et 990 (2).
Les documents originaux du xe et du xie siècle sont il est
vrai très rares; mais après cette époque, ils deviennent plus
nombreux. Nous avons les règlements faits sur les vins à La
Réole en 1261, qui défendaient de mêler le vin nouveau au vin
(1) Archiv. historiq. de la Gironde, t. II, p. 230 et ss.
(2) Archiv. historiq. de la Gironde, t. V, p. 4 04-108.
— 253 —
vieux et réglaient la manière de crier les vins pour les vendre,
« far cridar lo bin»; les règlements de Monségur, de Meilhan,
de Saint-Macaire. Les Archives historiques de la Gironde, qui
ont inséré ces documents, relatent aussi des ventes de vignes à
la même époque à Cérons, à Sainte-Croix du Mont, à Loupiac,
à Cadillac.
Autour de Bordeaux, dans la contrée qu'on appelait les.
Graves, dans les palus des bords du fleuve, dans le pays
d'Entre-deux-Mers, les vignobles n'étaient ni moins anciens
ni moins nombreux.
Quant à la contrée qui s'étend au nord de Bordeaux, notam-
ment dans les cantons de Blanquefort, de Castelnau, et dans
l'arrondissement de Lesparre, qui comprennent le territoire
habituellement désigné sous le nom de Médoc, elle renfermait
aussi de nombreux vignobles dont l'existence est démontrée dès
le xe siècle. Quelques historiens, il est vrai, ont représenté le
Médoc à cette époque comme à peu près inculte et inhabité.
M. Francisque Michel, entée autres, a écrit, en parlant des
Rôles gascons : «On voudrait enregistrer dans les Rôles gascons
» l'origine de ces vignobles fameux (du Bordelais et du Médoc).
» La recherche serait vaine. Il n'y avait pas encore de vignes
» dans le Médoc (1). »
Pas de vignes dans le Médoc quand finissent les Rôles gascons,
en 1460!
En l'an 900, Guillaume le Bon, comte de Bordeaux, donna à
l'abbaye Sainte-Croix de Bordeaux, les terres, les vignes et
l'église de Saint-Hilaire du Taillan, près Blanquefort. Il lui
donna aussi le lieu de Soulac. Ces donations furent confirmées
par ses successeurs ; et lorsque le comte Bernard Guillaume, fils
de Guillaume Sanche, confirma la donation faite le 3 août 1009
par son père, il accorda aux religieux de Soulac le droit de
pacage tant dans les forêts que dans les vignobles : « tam in
nemorïbus quàm in vineis (2). »
Nous avons lu, analysé, annoté, une foule de documents
originaux dont M. Francisque Michel paraît avoir ignoré
l'existence, et qui étaient à sa disposition comme à la nôtre, aux
Archives départementales de la Gironde.
(1) Fr. Michel. Rôles gascons.
(2) De Marcà. Hist. de Béarn, p. 206-223.
— 254 —
Les terriers et les registres de la série G, comprenant les
papiers de l'archevêché, du chapitre Saint-André, du chapitre
Saint-Seurin ; des églises Saint-Michel, Saint-Pierre ; des
abbayes de Sainte-Croix, de Vertheuil, de l'Isle, de Bonlieu,
et des autres communautés religieuses; les titres de la sirie
de Lesparre; l'Inventaire de Puy-Paulin, pour la seigneurie de
Castelnau, les terriers relatifs aux diverses seigneuries du
Médoc, nous montrent pendant toute la période anglaise la
culture de la vigne en Médoc.
Dans la ville même de Bordeaux, joignant au dehors ses
murailles, couvrant la banlieue, et s'étendant sur toutes les
paroisses du Médoc, la vigne payait la dîme aux églises et aux
communautés religieuses, aux commanderies et aux chevaliers
de Saint- Jean, après celles de l'ordre du Temple; elle payait la
rente ou le huitain des récoltes aux seigneurs locaux. Tous ces
vins, récoltés par l'église, par les barons ou par les bourgeois
de Bordeaux, se vendaient aux taverniers de la ville, aux
marchands bretons, anglais et flamands.
En 1354, les dîmes des vins de Saint-Estèphe et de
Vertheuil donnaient des vins que l'archevêque vendait 12
florins la pipe. La dame de Castillon payait un tonneau de
vin blanc; Pons de Cantemerle, à Macau, un tonneau de vin
clairet; Raymond Gassies, de Malescot, payait les dîmes de
Margaux.
Bien auparavant, en 1239, le sire de Lesparre, en fondant le
couvent des Cordeliers de Lesparre, lui assurait une rente de
deux tonneaux de vin, et une autre d'un tonneau aux Augustins
de Bordeaux. Les titres de la sirie de Lesparre aux Archives
de la Gironde, le manuscrit de Lesparre qui se trouve à la
Bibliothèque nationale (1), nous montrent le sire de Lesparre
percevant des redevances en vins de ses tenanciers de
Cissac, Vertheuil, Saint-Estèphe, Saint-Sauveur, Saint-Seurin,
Lesparre, Saint-Trélody, Queyrac, Civrac, Montignac, Arti-
guillon; de Vensac, du Temple, de Talais, de Soulac. Il reçoit
un droit sur le vin vendu à Lesparre; un autre, ou ban, sur le
vin vendu à Carcans; une coutume de 2 deniers sur chaque
tonneau de vin creu dans les vignes des bourgeois de Lesparre,
et 6 deniers par tonneau sur le vin exporté de la sirie.
(1) Fonds français, n° 5546.
— 255 —
Comme le sire de Lesparre, les seigneurs de Lamarque et de
Castelnau recevaient de grandes quantités de vins pour les
dîmes et pour les rentes seigneuriales. Le 10 septembre 1318,
devant le notaire Jean Duprat, les habitants de Sainte-Hélène,
de La Canau et d'une partie de Listrac prenaient l'engagement
de transporter au port de Lamarque tout le vin, tout le grain
et toute la paille que le seigneur levait sur cette partie de sa
seigneurie.
Et cette quantité devait être considérable. Nous lisons, en
effet, dans l'Inventaire des titres de Puy-Paulin aux Archives
départementales, que le seigneur de Castelnau, Gaston de Foix,
devait 15,000 livres au comte de Huntington , gouverneur et
amiral du duché de Guienne. Ne pouvant se libérer en argent,
il offrit du vin; et, le 30 septembre 1440, le comte de Huntington
écrivit à messire Gaston de Foix, captai de Buch, baron de
Castelnau, son cousin, pour lui dire qu'il acceptait de recevoir
500 tonneaux de vin que le baron lui offrait en paiement des
15,000 livres qu'il lui devait (1). N'attachons donc pas à
l'assertion erronée de F. Michel, si souvent inexact d'ailleurs,
plus d'importance qu'elle n'en mérite.
Quel était le mode de culture des vignes et la manière de
faire le vin pendant l'époque anglaise dans la sénéchaussée de
Bordeaux ?
Nous avons dans les documents contemporains, et surtout
dans les registres des comptes de l'archevêché, des renseigne-
ments suffisants pour répondre à ces questions.
Les registres de recettes et de dépenses commencent à
l'année 1332, et se continuent, avec quelques lacunes, pendant
plusieurs siècles, bien au delà de la réunion de la Guienne à la
France.
L'archevêché possédait deux domaines dans lesquels on
cultivait la vigne. L'un était situé à Lormont, avec quelques
parties de vignoble en Queyries, et est demeuré jusqu'à la
Révolution de 1793 en la possession des prélats de Bordeaux.
Le second, connu encore de nos jours sous le nom de Pape-
Clément, situé à Pessac, avait été donné aux archevêques par
Clément V, le célèbre Bertrand de Goth qui avait été archevêque
de Bordeaux.
(1) Archiv. de la Gironde. Invent, de Puy-Paulin.
— 256 —
Dans ces domaines se rencontraient les types des deux modes
de culture adoptés dans la contrée.
A Lormont, terrain accidenté et argilo-calcaire, la vigne est
plantée par plates-bandes, élevée à une certaine hauteur,
cultivée à main d'homme. A Pessac, terrain de landes sur
fond d'alios, la vigne est plantée en rangs ou règes ; elle est
basse et cultivée à la charrue tirée par des bœufs.
Nous ne connaissons pas exactement le nom des cépages
cultivés à cette époque. C'étaient les représentants de l'antique
vitis biturica, qui portaient le nom de bidure ou vidure, et
offraient plusieurs variétés. Nous avons cité sur ce point
l'opinion du savant Vinet. Quant au cépage blanc, nous n'avons
aucun texte qui nous indique sa nature particulière; tout nous
porte à accepter la tradition que c'était le sauvignon blanc,
qui ressemble tellement à la petite bidure ou cabernet sauvignon
par la feuille et par le bois, qu'il faut presque attendre la
coloration des raisins pour les distinguer, ce qui présente le
caractère d'une communauté d'origine.
Comme de nos jours, la taille de la vigne s'opérait en hiver,
et le trésorier payait en janvier et février le salaire des vigne-
rons qui avaient été employés à tailler la vigne, à la dresser,
à poser les pieux ou échalas à Lormont, les carrassons et les
lattes à Pessac ; celui des femmes qui avaient sorti les sarments
et plié la vigne (1).
L'intendant avait eu soin de s'approvisionner en temps utile
de paux, de lattes et de carrassons secs, ainsi que de gerbes
de vimes pour les liens (2).
A Lormont il faisait travailler les vignes à la main avec la
houe, « perfodi vineas,» du latin fodere, que les paysans ont
conservé en disant encore aujourd'hui qu'il est temps de fudir,
fodir ou hudir la vigne.
Mais à Pessac il en était autrement: les vignes étaient
labourées avec des bœufs, et recevaient quatre façons, culture
conservée encore aujourd'hui de la même manière, et chez
la ! lus grande partie des paysans avec le même instrument,
l'an ique araire romain.
(4) « Ad putandum vineas, ad ievandum, sacandum., ad faciendum latos et
palos, ad plicandum, ad esseyrmentadum... »
(2) « Quantitatem carrassonorum sicceorum. »
— 257 —
Il est impossible de dénier ce fait du labourage par paires
de bœufs que presque tous les écrivains ont ignoré, prétendant
que ce labourage est une amélioration culturale moderne,
et méconnaissant ainsi l'antique tradition romaine. Le trésorier
de l'archevêque se sert toujours pour les vignes de Lormont du
terme perfodire, travailler à la houe ; tandis qu'il emploie
pour les vignes de Pessac l'expression arare, « pro arando
» vineas », ce qui veut dire labourer avec la charrue, avec
l'araire. La langue espagnole, qui a de si grandes analogies
avec le gascon et avec la basse latinité, appelle encore le
laboureur arador, et aradura l'espace de terre qu'une paire
de bœufs peut labourer en un jour, l'ancien jugerum des
Latins. Et l'intendant avait soin de faire son prix avec les
bouviers : « Solvi, pro arandis vineis, facto foro bubulcis,
» quatuor flor. ; payé pour labourer les vignes, prix fait
» avec les bouviers, 4 florins (1). »
Il payait ensuite 2 florins et demi pour faire les cavaillons,
comme nous disons encore (2). Après avoir ouvert la vigne en
février, il fallait la couvrir au mois de mars ; et le régisseur
payait 3 florins et demi (3). Le 25 juin il payait la troisième
façon ou façon de mai (4). Enfin, la quatrième, pour couvrir
les vignes (5).
Ces quatre façons s'exécutent encore aujourd'hui.
Outre ces travaux usuels, on n'oubliait pas de remplacer les
pieds manquant par des provins (6) .
Voici les vendanges.
On commençait par laver et préparer les grandes cuves
de bois entourées de massifs cercles de codres, en bois de
châtaignier. On achetait les cercles, le vime, les douelles pour
réparer les douils (dolia). On examinait le treuil et le pressoir
(trolium, torcularium). On achetait les pipes, les barriques et
les barils neufs, des faussets, desbastes, des bastots, de grandes
(1) 1354. Dépenses pour les vignes de Pessac.
(2) 1354. Dépenses des vignes de Pessac. « Pro faciendo les cavalhones. »
(3) « Pro coperiando, sive arando secundo dictas vineas. »
(4) « Ad esmayescandum vineas ; — arari, seu cavalhonan et fodiendo los
cavalhones. »
(5) « Faciendo quarto, seu coperire. » Le cavaillon (espagnol caballon, terre
élevée entre deux sillons, à cheval) se termine à la pioche ou à la houe.
(6) « Propaginare vineam », provigner.
— 258 —
cannes et des demyes, des desquets, des bondes, des enton-
noirs (1). On lavait à grande eau tous les vaisseaux vinaires.
Dès la seconde ou la troisième semaine de septembre
arrivaient les vendangeurs et les vendangeuses pour les vignes
de Pessac ; pour celles de Lormont on attendait ordinairement
le mois d'octobre. On leur fournissait la nourriture, du pain,
de la viande, des légumes, des poissons salés.
On leur payait un salaire variable, et qu'il est très difficile
d'évaluer avec quelque certitude en notre monnaie actuelle
parce que les erreurs sont d'autant plus faciles à commettre,
que les chiffres à étudier sont plus minimes.
Les raisins venant de la vigne étaient versés dans le treuil pour
être pressés; le moût et les grappes foulées étaient ensuite mis
dans les cuves où s'opéraient la fermentation et la clarification
du vin (2). On portait ensuite le marc au pressoir (3).
On obtenait ainsi des vins plus ou moins fins : le vin de
première goutte foulé par le pied du vendangeur, et le vin
pressé à la presse à bras (4).
Le vin complètement recueilli, le marc était remis dans les
cuves et recevait une certaine quantité d'eau pour produire
les piquettes, qu'on appelait vins lymphatés. On faisait des
piquettes de première et seconde eau. Un manuscrit de l'abbaye
Sainte-Croix de Bordeaux, cité par le glossaire de Carpentier,
dit qu'en 1305 le cellérier avait livré au jardinier deux pipes de
vin de première eau, venant du pressoir, et une demi-pipe de
vin pur (5).
Ces piquettes ne se conservaient pas longtemps. En 1361, le
trésorier de l'archevêque écrit : « Les vins lymphatés sont
» venus à putréfaction; tout le vin lymphaté, quatre tonneaux
» environ, a été répandu et jeté sur le sol. »
On obtenait ainsi diverses espèces de vins rouges qu'on
appelait le vin rouge pur, le clairet, le vin de marc. Les vins
blancs étaient récoltés et logés à part.
(1) Le desquet, disque : coupe de bois ronde, encore en usage pour verser ou
mesurer les vins.
(2) « Ad calcandum vinum. »
(3) « In torcularium. »
(4) « Vinum de prima gult* pede pressa ; — de pressovagio ; — de marcho. »
(5) « Item : horticularius recepit à cellario duas pipas vini primai aquee de
cubiis torculari,... et unamdimidiam vini puri. »
— 259 —
On appelait clairet le vin produit par les vignes où, selon
l'usage alors établi, et qui s'est conservé longtemps, les cépages
rouges et les cépages blancs étaient mêlés, et dont les raisins
étaient cueillis en même temps et vinifiés ensemble. Plusieurs
écrivains, mais qui n'étaient point des viticulteurs, trompés
par des étymologies fantaisistes, ont donné de fausses défini-
tions du clairet : les uns l'ont confondu avec une boisson
composée de vin blanc et de miel, mais le clairet était rouge ;
d'autres ont pensé que le clairet était un vin clarifié, tiré au
fin; cela n'est pas plus exact: les contemporains n'appellent
pas le clairet vinum claratum, expression dont ils se servent
pour les vins clarifiés, mais vinum clarum, vin clair.
Dans les nombreux états des vins nouveaux que nous ont
transmis les trésoriers de l'archevêché, c'est comme vin
nouveau que figure le clairet, et non comme vin ayant subi une
opération. Ainsi le trésorier nous dit qu'en 1356 il avait récolté
à Pessac : « 18 tonneaux et 1 pipe de vin clairet (vint ' clari) ;
» 2 tonneaux de vin rouge pur et 5 pipes de vin mêlé d'eau.
» A Lormont, 2 tonneaux de vin blanc, 11 tonneaux de vin
» clairet, et 2 tonneaux de vin rouge pur, rubeum purum. »
Les premiers soins à donner au vin nouveau consistaient
dans l'ouillage (in avellagio). On savait aussi coller le vin,
vinum collatum. Enfin on avait grand soin de le tirer au fin.
Ainsi « le mardi avant la Madeleine de l'année 1357, nous dit
» le trésorier, nous avons fait tirer au fin, fecimus arrecari,
» 13 tonneaux de vin. » Et pour cela il nous donne le détail des
bondes, des faussets, des entonnoirs, des brocs, des bastots, des
chandelles, et de tous les objets nécessaires ad recandum
vinum.
On avait soin de se procurer des vins rouges foncés en
couleur pour colorer les vins trop faibles. En 1357 on avait
employé un tonneau de vin rouge pur de Pessac pour donner
de la couleur aux vins clairets de graves (f° 516). C'était le
vinu?n tinctum. Une charte de Philippe V, de 1320, dit : « Duo
» dolia vinorum tinctorum quœ solum ad dandum colorcm
» aliis vinis sunt necessaria . »
Le vin devenait alors un article du commerce intérieur et se
vendait à taverne dans des conditions déterminées ; ou un
article du commerce d'exportation. Nous nous en occuperons à
ces deux points de vue.
— 260 —
Les trésoriers des archevêques de Bordeaux nous ont donné
des renseignements sur les industries accessoires de la culture
de la vigne, notamment sur celle de la tonnellerie, très impor-
tante parce qu'il fallait loger le vin de chaque récolte dans des
barriques neuves, les futailles partant pour l'étranger et ne
revenant plus.
La barrique bordelaise avait sa forme et ses dimensions
particulières qui la distinguaient des barriques des pays voisins
et qu'il était interdit à ceux-ci d'imiter. C'était une véritable
marque de fabrique protégée par les lois, et un privilège
auquel les Bordelais attachaient un grand prix.
Le bois servant à la construction des barriques était le bois
de chêne appelé merrain. Les merrains employés à Bordeaux
venaient principalement des contrées situées dans le haut de
la Garonne, du Périgord et de l'Angoumois.
Le merrain était soumis à l'inspection de visiteurs nommés
par la ville, qui faisaient serment de ne pas permettre la vente
de celui qui serait défectueux. En 1046, les jurats nommèrent
des inspecteurs du merrain, chargés aussi de l'inspection du
codre et des vimes (1).
Les charpentiers de barriques avaient une fabrication
importante. Le prix des barriques, comme de toutes choses
subissait des variations diverses, même à des époques peu
éloignées l'une de l'autre. Ainsi, en 1355, le trésorier de
l'archevêché payait la douzaine de barriques 23 léopards d'or,
et en 1361, il ne payait que 14 léopards d'or pour 3 tonneaux
et 7 pipes. Le tonneau comptait pour 4 barriques et la pipe
pour 2. En 1361, la journée du charpentier de barriques
employé à Lormont était de 24 gros, plus du double de la
journée du vigneron.
Cette même année 1361, la journée du vendangeur était
payée 10 gros, et celle de la femme 5 gros, le gros valant
1 denier bordelais, et 3 gros pour un denier sterling, nous
dit le trésorier. A cette époque, le denier tournois valait, de
notre monnaie actuelle, 0 fr. 35, le denier bordelais 0 fr. 28.
Le charpentier recevait donc 6 fr. 72, mais il n'était pas
nourri; le vendangeur et la vendangeuse recevaient : le
premier 2 fr. 80, la seconde 1 fr. 40; mais ils étaient nourris.
(4) Livre de la Jurade.
— 261 —
2. COMMERCE DU VIN A L'INTÉRIEUR.
Bordeaux consommait une grande quantité de vins.
Le vin était la boisson habituelle même des gens du
peuple. Ainsi nous voyons que, dès l'époque des anciens ducs
d'Aquitaine, les Rôles d'Oléron constataient l'obligation pour
les maîtres de navires de fournir du vin aux matelots. Les
comptes de l'archevêché nous montrent que les vignerons, les
jardiniers, et beaucoup d'ouvriers des champs, recevaient pour
boisson une certaine quantité de vin pur, de vin de marc
et de piquette. Les actes de Rymer rappellent que les rois
d'Angleterre recommandaient d'avoir soin que les marchands
de vin et taverniers qui vendaient du vin aux chevaliers et
aux hommes d'armes qui partaient pour faire la guerre en
Gascogne, ne leur vendissent pas à un prix excessif le vin dont
ils avaient besoin pendant la traversée (1). Les rois achetaient
du vin pour leurs expéditions militaires.
Le vin formant l'objet du commerce local provenait d'une
double origine. S'il était le produit des vignes des bourgeois
de Bordeaux, ou des autres habitants de la sénéchaussée de
Bordeaux, il jouissait de divers privilèges ; s'il provenait des
autres parties de la Guienne, ou des provinces françaises
voisines, il était assujetti à diverses taxes et à certaines
conditions de vente.
Le vin des bourgeois était complètement libre de tout impôt.
Il pouvait circuler librement par terre et par eau, entrer dans
la ville, y être vendu en gros ou en détail. Les bourgeois seuls
avaient autrefois ce privilège; mais il fut étendu à plusieurs
autres personnes : à l'archevêque et aux chapitres de Saint-
André et de Saint-Seurin (2) ; aux clercs fils des citoyens de
Bordeaux (3) ; aux nobles et barons habitant la ville.
Les nobles et les bourgeois pouvaient vendre eux-mêmes leur
vin au détail et le faire crier, ou le faire vendre par le tavernier.
(1) Rymer. 1355, fo 303.
(I) 1392, 24 janv. Livre des Bouillons, fo289. — Cat. fiôl. gasc, 1380, f<> 167.
(3) 1289, 2 juin. Livre des Bouillons, fo 144; 1365, 24 février, fo 152. — Cat.
Rôl. gasc, 25 juillet 1355.
— 262 —
Nul autre vin que le vin des bourgeois, provenant de leurs
propres vignes, ne pouvait être vendu depuis la fête de la
Saint-Michel jusqu'à la Pentecôte, c'est-à-dire depuis la fin
de septembre jusqu'au mois de juin (1).
Quant au vin qu'il était permis de vendre de la Pentecôte à
la Saint-Michel, c'est-à-dire pendant le reste de Tannée, il ne
pouvait l'être que par un bourgeois de Bordeaux; nul autre
qu'un bourgeois n'avait le droit de tenir taverne (2).
Ce n'est qu'après la vente de tout le vin bourgeois confié au
tavernier, que celui-ci pouvait mettre en vente les vins
appartenant aux habitants non bourgeois de la ville et de la
sénéchaussée, et les vins du haut pays.
Ces derniers, qu'on appelait vins de haut, étaient destinés
soit à l'exportation, soit à la consommation locale ; dans le
premier cas, ils payaient les droits de coutume ou d'exportation.
Ils payaient aussi des droits à la ville. Le droit d'entrée perçu
par la ville s'élevait à 13 sous 4 deniers par tonneau, lorsque
le prince de Galles s'en empara en 1365, et en porta le
taux à 20 sous. Sur les plaintes réitérées du maire et des
jurats, le prince consentit à prescrire à son trésorier, en 1369,
de reporter le droit à l'ancien taux; mais il continua à se
l'attribuer (3).
Ce droit perçu sur les vins de haut, et qu'on appelait de
petite coutume, ou d'yssac, confisqué par le prince de Galles,
fut rendu à la ville par Henri IV, en 1442 ; il y ajouta
la concession du droit de béguerieu, qu'il percevait sur le
marché, pour être employé aux réparations des fortifications
de la ville (4) .
Les Bordelais percevaient en outre sur les vins de haut, et
après approbation royale, des droits accidentels pour des
motifs temporaires. C'est ainsi qu'ils avaient été autorisés, pour
la réparation des murailles de la ville, de 1340 à 1344, à
percevoir sur ces vins un droit d'entrée de 2 sols petits
tournois par tonneau; mais peu après, de 1354 à 1359, les
habitants de Bourg, de La Réole, de Saint-Macaire, de Bergerac,
(1) 1358, 48 juin. Livre des Bouillons, f° 496.
(2) 4 396, 20 février. Livre des Bouillons, f° 268.
(3) Livre des Bouillons, f° 447.
(4) Gat. Rôl. gasc. 1422, f° 122.
— 263 —
de Libourne, obtinrent des rois d'Angleterre la suppression
de ces redevances (1).
Les vins de haut ne pouvaient d'ailleurs descendre à
Bordeaux qu'après la Saint-Martin (2) ; et s'ils venaient des
pays rebelles, c'est-à-dire des provinces devenues françaises,
ils ne pouvaient descendre qu'après la Noël (3).
Les taverniers ne formaient point de corporation; mais ils
devaient être agréés par les jurats. Ils prêtaient serment
« qu'ils obéiront aux ordres de nos seigneurs les maire,
soubs-maire et jurats ; qu'ils ne vendront en taverne aucun
vin prohibé, et que, tant qu'il y aura à vendre du vin du cru
des bourgeois, ils n'en vendront pas d'autre : « et tant corne y
» aura deu bin deu cru deus borguès, no bendran d'autre
» bin » ; de ne vendre en taverne, depuis la Saint-Michel
jusqu'à la Pentecôte, que du vin de bourgeois ou d'habitant;
et, de la Pentecôte à la Saint-Michel, nul vin qui ne soit de
bourgeois.
Le tavernier, si un bourgeois ou un habitant a commencé sa
vente au détail, ne doit commencer taverne sur lui que trois
jours après.
Il doit vendre, moyennant un salaire de 15 à 20 sols par
tonneau, le vin dont les bourgeois lui confient la vente. Il doit
fournir tout le matériel nécessaire à la vente, mesures, brocs,
cannes, canerons, etc., ainsi que le personnel pour tirer le vin,
et pour le crier par la ville, « lo cridar per la bille » ; il doit
rendre compte d'autant de francs par tonneau que le quarton
de vin se vendra de deniers.
Il ne doit pas déprécier le vin des bourgeois ; mais au
contraire il s'efforcera de vendre ce vin le mieux possible et
dans le délai de trois jours pour un tonneau (4).
Il jure de ne pas vendre de vin qui ne soit bon et marchand,
et de ne pas vendre de vin mélangé avec du vin altéré, pourri
ou en travail, « purritz o rebullitz ». Il lui est même interdit de
(1) Cat. Rôl. gase. 1354. « Pro communitate villae de Reula, libéré vendendis
vinae sua apud Burdegalam. » 26 mai, f° 131 ; 1355, fos 133-4, Libourne; 1358,
fo 140, Bourg.
(2-3) 1273. Ordonnance d'Edouard III à Thomas de Felton, maire de Bordeaux.
Livre des Bouillons, f° 180.
(4) Le tonneau doit être pris dans l'acception de futaille, barrique.
— 264 —
mêler et couper ensemble deux espèces de vins, blanc et
rouge, vieux et nouveau, de ville et de haut (1).
Le 2 août 1376, noble homme M%v Jean de Molton, chevalier,
maire de Bordeaux, réglant les fonctions du prévôt de la ville,
établit que ce magistrat devra vérifier les mesures du vin ; il
ne pourra accorder licence de vendre de deux vins mélangés
ensemble; et il doit faire punir les contrevenants. Il lui est
accordé de recevoir, de ceux qui vendent le vin en le criant
par la ville, un pot et un verre de vin : « un pichey et un
» beyre de bin » (2).
Enfin le tavernier doit jurer de faire bonne et loyale mesure
et de se gouverner bien et loyalement. Il lui était en outre
sévèrement défendu d'être en même temps tavernier et
marchand en gros, de même qu'au marchand en gros de tenir
taverne.
Les mêmes règlements existaient d'ailleurs à peu de chose
près pour la vente au détail des vins à Londres et à Paris qu'à
Bordeaux.
A Londres l'ordonnance du 15 janvier 1311 portait que
« nul marchaunt grossour des vyns » ne peut tenir taverne par
lui ni autre et que le tavernier ne peut être marchand en gros.
Le tavernier ne peut vendre qu'après avoir fait essayer son
vin ; et pour cet essai, le maire et les aldermen ont élu 8 ou 12
prud'hommes loyaux « qui miels se connissent en vyns ». Le
fond du tonneau doit recevoir la marque et le prix du vin ; le
vin du bas de la barrique doit être versé sur du vin de moindre
prix et les lies ou dégotailles ne doivent pas être mêlées à
« nul boyre qui doit entrer au corps de homme » (3).
En 1342 il fut ordonné, comme précédemment, aux taverniers
de ne pas mélanger leurs vins ; on défendit même de mettre
dans le même cellier du vin de Gascogne avec du vin du
Rhin (4). L'acheteur devait voir tirer le vin du fût.
En outre le prix du vin était taxé, ce que nous n'avons pas
rencontré à Bordeaux.
En France, vers la même époque, l'ordonnance du roi Jean,
qui concerne la police du royaume, et s'occupe des marchands
(1 ) Livre des Bouillons, f° 544.
(2) Archiv. hist., I, 146.
(3-4) Delpit. Docum. franc., p. 44; p. 69.
— 265 —
de vin, des taverniers et des courtiers de Paris, défend de
mêler deux vins ensemble, de donner à vins d'aucuns pays
nom d'un pays autre que celui où il sera crew, dit que les
taverniers ne pourront refuser à ceux qui iront chercher en
taverne du vin pour le boire ou pour l'emporter, de le laisser
voir tirer en leur cellier (1).
Nous n'avons d'ailleurs aucun document de nature à nous
éclairer sur la quantité du vin vendu en détail dans la ville de
Bordeaux, ni sur sa proportion avec celle du vin exporté pour
Tétranger.
(1) Ordonn. des Rois de France. Paris, 30 janvier 1330, tit. XII, art. 56 etss.
17
— 266 —
CHAPITRE IV
Commerce extérieur.
Article premier. — Navigation maritime.
§ 1. l'embouchure, le fleuve; le port, les navires.
Nous avons indiqué que, dès l'époque romaine, la situation
du port de Bordeaux était favorable au commerce, dont le
centre était alors à Rome, parce que ce marché ou emporium
se trouvait placé sur le parcours d'une de ces lignes naturelles
de communication joignant la Méditerranée à l'Océan. Strabon,
Ptolémée, nous ont dépeint cette heureuse situation (1).
Lorsque les Romains occupèrent les provinces du nord de la
Gaule, la circulation par le bassin de la Garonne, se continuant
par l'Océan vers les provinces gauloises de l'Ouest et de la
Bretagne, ainsi que vers les îles Britanniques, donna naissance
à un mouvement maritime qui devait prendre à l'époque dont
nous nous occupons un notable développement.
Les difficultés de l'entrée et delà sortie de la Gironde étaient
signalées dès ces temps reculés. Le géographe Pomponius Mêla
nous a laissé de précieux détails sur le régime du fleuve : « La
» Garonne, dit-il, se grossit et s'élargit en approchant de la
» mer, si bien que son estuaire forme un vaste détroit ; elle
» porte de très grands navires, et leur fait essuyer de véritables
» tempêtes, surtout quand le vent souffle à l'opposite de son
» cours. A son embouchure est l'île d'Anthros que les habitants
» du pays croient être portée sur les eaux, et s'élever avec elles
» au temps de la crue. Cette fausse opinion tient à ce que les
» rivages, qui paraissent la dominer en temps ordinaire, se
» trouvent couverts pendant les hautes eaux. »
Ausone, comme Mêla, comparait la Gironde à la mer.
(1) Strabon, IV, i, 4 ; IV, n, 2. — Ptolémée, II, vu.
— 267 —
Le nom de Gironde était bien celui que portait dès cette
époque le vaste estuaire du fleuve. C'est le nom que lui donne
le préfet romain Symmaque dans une lettre à Ausone (1).
Cette île d'Anthros, ce massif rocheux de Cordouan, qui
disparaissait à haute mer et flottait à nouveau quand la mer
se retirait, paraissait former, dès cette époque reculée, un
îlot séparé du continent. Une tradition constante, et même
l'opinion de quelques géographes et de quelques géologues,
est qu'à une époque antérieure et dont il est difficile de
déterminer la date, les rochers de Cordouan se joignaient à
ceux de Saint-Nicolas et de Barbe-Grise dont ils étaient le
prolongement vers le nord, et formaient la pointe septentrionale
du Médoc.
Les eaux de la Gironde auraient eu alors leur débouché dans
l'Océan en longeant la côte du Médoc de Barbe-Grise à Cordouan
à l'ouest, et celle de Saintonge jusqu'à la couche de Bonne- Anse
au nord-ouest. Plus tard la mer se serait ouvert un passage
entre Cordouan et Saint-Nicolas, et la passe du Sud aurait pris
naissance, isolant les roches de Cordouan, rongeant et délais-
sant tour à tour le nouveau rivage de la péninsule, et gagnant
toujours sur les terres.
L'Océan, gonflé par la marée, entre dans la Gironde par
les deux passes creusées au nord et au sud de Cordouan, et
jette ses flots le long des falaises crayeuses de la Saintonge
qu'il ronge à la base. Sur la rive gauche, il rencontrait
plusieurs petites baies occupant les intervalles de légères
collines parallèles au fleuve et entrait dans ces baies où
s'adoucissait la violence de sa vitesse, et où des ports avaient
été établis.
L'une de ces baies commençait au sud du rocher de Barbe-
Grise et se dirigeait à l'ouest. Son emplacement est encore
marqué par la dépression du sol et par le ruisseau qui longe
le pied des dunes. Là, à la hauteur de la route qui bifurque à
gauche pour entrer dans la forêt, était le port de Soulac, où
abordaient les navires anglais. Un peu plus loin, à l'ouest,
se trouvaient la ville et le monastère que ne séparaient pas de
la baie le rideau des dunes qui existent aujourd'hui. A l'ouest
encore s'étendait une large bande de terrains qui séparait la
(1) Symmaque, epist. ix, lxxxvii.
— 268 —
ville de l'Océan, et qui ont été depuis en majeure partie enlevés
par la mer, et ce qui en reste a été recouvert par les sables
qui ont enseveli l'antique église. Le port de Soulac n'a jamais
été sur l'Océan, il était sur la Gironde (1).
Plus au sud, les eaux de la mer entraient entre les collines
de Saint-Seurin de Cadourne et de Saint-Estèphe; elles péné-
traient à l'ouest dans la vallée à plusieurs kilomètres entre les
terres, et occupaient les marais actuels de Vertheuil et de Saint-
Germain. Sur le bord de la baie, à l'extrémité ouest, s'élevait
une ville romaine dont il existe encore de nombreux vestiges, et
dont la situation avait la plus grande analogie avec celle de
Soulac. Elle avait un port où s'arrêtaient des navires, dont on
retrouve parfois des débris, ainsi que ceux des anneaux de fer
où on les attachait. Là, sur l'emplacement de cette ancienne ville
qu'on appelle ville de Brion, se trouvait probablement l'antique
Metullium, que les savants cherchent encore. M. Léo Drouyn,
dans sa Guienne militaire, a parfaitement décrit cette intéres-
sante ville de Brion, qui n'est pas seulement curieuse comme
ville romaine, mais aussi comme station préhistorique de la
plus haute importance.
A leur entrée dans la Gironde, les navigateurs du moyen âge
étaient-ils guidés la nuit par un de ces feux dont l'utilité était
connue dès la plus haute antiquité? Il y a plus de vingt siècles,
le pharos, érigé par Ptolémée Philadelphe, éclairait les
écueils d'Alexandrie. Il devait donner son nom à tous les
appareils du même genre.
A l'entrée du [Pirée, port d'Athènes, il y avait une tour
à fanaux. Les Romains connaissaient les tours à feu.
A Boulogne, il existait un phare, construit très probablement
par les Romains, et que Charlemagne fit restaurer en 810,
en ordonnant que le feu, pendant la nuit, fût constamment
entretenu.
Sur le rocher de Cordouan, qui sépare les passes à l'embou-
chure de la Gironde, il existait un phare à l'époque du prince
Noir, vers 1360. Le prince fit élever une tour, une chapelle et
d'autres constructions en pierres de taille. Il établit un gardien
avec mission d'entretenir le feu, et lui affecta pour sa dépense
une redevance sur les navires passant devant la tour. Ce
(1) Manès. «Élud. sur le port de Bord. » Mém. de l' Acad.de B., 1869, p. 4 8.
— 269 —
phare remplaçait-il un autre phare plus ancien ? Cela est
probable.
Quoi qu'il en soit, le 8 août 1409, le roi d'Angleterre Henri IV
donnait une ordonnance dans laquelle il disait : « Sachez que
» comme notre très cher oncle Edouard, de bonne mémoire,
» alors prince de Galles, a fait fonder et construire dans la
» grande mer, au-dessus de l'entrée de la Gironde, une tour
» et une chapelle de la bienheureuse Marie, et certains autres
» édifices, avec des pierres et des matériaux portés à grands
» frais de Bordeaux, afin de conduire et garder les navires
» des périls des roches et des sables; que, cependant, depuis
» cette époque, par la force des vents et de la mer, les
» constructions et même les roches ont été détruites et
» emportées, et que le roi est informé que tout l'établissement
» est en péril de disparaître, le roi ordonne de les mettre en
» bon état. » Le roi ordonna, en outre, que Gotfrid, de
Lesparre, qui occupait en ce moment Notre-Dame de Cordouan,
et qui recevait 2 gros sterling de monnaie d'Aquitaine pour
chaque tonneau de vin que portaient les navires passant devant
la tour, vu l'insuffisance de cette somme, recevrait à l'avenir
le double; et que ces 4 gros par tonneau lui seraient payés par
le connétable de Bordeaux (1).
Jusqu'à cette époque, d'ailleurs, la navigation maritime ne
s'éloignait guère des côtes, et autant que possible, n'avait lieu
que pendant le jour. Selon l'expression d'un vieil auteur, les
navigateurs « n'avaient pas de moyens pour addresser leur
» route sur une chose si vague et si spacieuse comme la mer,
» où il n'y a ni trace ni chemin ».
Mais ce moyen allait être trouvé, et la boussole allait
permettre de connaître la direction des navires. Les Arabes
avaient-ils emprunté la boussole aux Chinois? Toujours est-il
que dès l'an 1100 de notre ère, Vincent de Beauvais, dans son
Miroir de la Nature, désignait par deux mots arabes les deux
pôles de l'aiguille aimantée.
Les Basques, ces hardis navigateurs, voisins des Bordelais,
paraissent avoir fait usage commun de la boussole dès la
fin du xne siècle. Les Catalans s'en servaient aussi dans la
Méditerranée.
(1) Rymer. \ 409, IV, i, 156.
— 270 —
Le plus ancien document que nous connaissions sur l'emploi
de la boussole par les peuples chrétiens est pris d'un poème
satirique de Guillot de Provins :
« Quant la mer est obscure et brune,
» Où l'on ne voit estoile ne lune,
» Dont font à l'aiguille allumer;
» Plus n'ont-ils garde d'esgarer :
» Contre l'estoile va la pointe. »
La boussole était alors de construction grossière. C'était
« un très subtil instrument, formé d'un rond de papier, avec
» certaines lignes marquées, signifiant les vents, et d'une
» aiguille de fer, qui par la seule naturelle vertu que certaine
» pierre lui donne, montre de son propre mouvement, sans
» que nul la touche, où est l'orient, l'occident, le septentrion
» et le midi; et ne les enseigne pas seulement à un endroit,
» mais pareillement en tous les lieux du monde, et si sûrement
» que par elle sont addressés tous ceux qui naviguent (1). »
Au lieu de placer l'aiguille sur un rond de papier, d'autres
marins la posaient sur une mince feuille de liège surnageant dans
un vase plein d'eau. Mais les oscillations de l'eau sur un navire,
et l'absence d'une graduation suffisante, laissaient la boussole •
bien imparfaite, quand, vers l'an 1300, Jehan Gioja d'Amalfi
imagina de fixer l'aiguille sur un pivot, et de tracer autour d'elle
un cercle gradué portant l'indication des points cardinaux.
C'est avec cette boussole imparfaite, et dont on ne soupçonnait
même pas alors les variations, que les marins allaient de
Bayonne et de Bordeaux en Bretagne, aux îles Anglaises, en
Zélande, que la hanse teutonique envoyait ses navires de la
Baltique dans le golfe de Gascogne. Plus tard, et seulement au
xve siècle, les marins ajoutèrent à leur boussole un instrument
tout aussi primitif, qu'ils appelaient Y arbalète, et qui était
destiné à mesurer la hauteur du soleil.
Les navires eux-mêmes, souvent mal joints, non pontés et
ouverts aux lames; mal pontés dans tous les cas, et mal gréés,
portant de faibles mâts et une voilure souvent dangereuse, n'en
bravaient pas moins les orages du golfe, et les rigueurs de la
Manche et des mers du Nord.
(1) P. de Molina. Art de naviguer, 1517.
— 271 —
En remontant le fleuve, de l'embouchure au port de Bordeaux,
nous ne trouvons pas de traces de l'existence de balises ou
bouées destinées à guider le marin dans le trajet. Les navires
n'avaient d'ailleurs qu'un faible tirant d'eau.
Nous arrivons à Bordeaux.
Comme presque tous les ports de France sur l'Océan, le port
se trouve à une assez grande distance de l'embouchure, cent
kilomètres environ. Cette distance offrait alors un avantage
important, une protection contre les pirateries et les guerres
maritimes si fréquentes à cette époque, tout en profitant des
facilités de navigation à la descente et à la remonte apportées
par les eaux descendantes et remontantes.
Le port de Bordeaux, dit Delurbe dans sa Chronique, a été
autrefois désigné sous le nom de port de la Lune, à cause de
sa forme en croissant. Le voyageur Tavernier a dit, en parlant
des ports les plus célèbres connus de son temps, que trois
seulement pouvaient entrer en concurrence pour la beauté de
leur situation et leur forme en arc-en-ciel : Constantinople, Goa
et Bordeaux.
La corde de l'arc était autrefois formée par un bras du fleuve
qui coulait au pied des coteaux, de la rive droite. Les terrains
peu élevés qui se trouvaient entre ce bras du fleuve et la masse
des eaux du bras gauche passant devant la ville, portaient le nom
d'île de Martogue. Cette île, entre Lormont et Bordeaux, ancien
banc d'alluvions fluviatiles, existait encore au xive siècle, et
se trouve mentionnée dans les terriers de l'archevêché (1). Cet
ancien bras droit du fleuve s'est peu à peu chargé d'alluvions,
a été comblé, et la masse des eaux a été rejetée sur le bras
gauche qui est resté seul.
La rade semi-circulaire de Bordeaux offrait deux points
principaux d'atterrissement, deux ports de chargement et de
déchargement : l'un à l'embouchure de la petite rivière du
Peugue, l'autre à celle du ruisseau de la Devèze. Le premier
s'appelait aussi le port du Pont Saint-Jean ou des Pèlerins.
Le second, connu sous le nom de port Saint-Pierre ou des
Anguiles, était probablement situé sur l'emplacement de
l'ancienne porte Navigère qui donnait autrefois entrée dans le
vieux port romain.
[1) « Insula de Martogas, qua est inter Burdigalam et Laureum Montem.
— 272 —
Les navires trouvaient abri dans le chenal de chacun de ces
ports, ouvert il est vrai aux eaux du fleuve, et soumis aux
variations des marées. Tout autour, des magasins, des chais,
des échoppes, des hangars, permettaient non seulement de
recevoir les marchandises à charger ou à décharger, mais même
d'abriter les navires eux-mêmes pendant l'hivernage. C'est ce
que représentait très bien, disait l'ancien archiviste delà Ville
de Bordeaux, M. d'Etcheverry,cité par M. Manès, une ancienne
gravure appartenant aux archives de la Mairie de Bordeaux,
et qui dessine l'estey du Pont Saint-Jean, ainsi que les échoppes,
les hangars et les navires.
La faveur accordée au commerce était telle que les marchands
dont les maisons étaient contiguës aux murailles de la ville
bordant la rivière obtenaient la permission d'avoir un passage
et une ouverture dans cette muraille pour communiquer avec
la rive. Presque tous les négociants de la rue de la Rousselle
avaient cette autorisation. Edouard Ier l'avait accordée dès 1288
à Arnaud Monadey (1) ; nous pourrions en citer de nombreux
exemples, même jusqu'au xvie siècle où nous voyons la famille
des Eyquem de Montaigne jouir de ce privilège (2).
Au devant des principaux mouillages du port se trouvaient
les quais, ou cales inclinées en talus, recouvertes, en partie du
moins, de cailloux et de graviers placés pour soutenir et affer-
mir les terres, et permettre le roulage des marchandises sur
un terrain plus ferme que celui des vases accumulées sur la
rive. Aussi l'ensemble et les' parties de ces quais recevaient le
nom de la grave, quais de la Grave.
En rivière, au nord, stationnaient, les navires à l'ancrage en
chargement ou déchargement; près de la porte du Calhau,
étaient ceux qui hivernaient. A la suite, et devant le Pont Saint-
Jean, étaient les bateaux chargés de blés, de poissons salés,
d'oranges ; ceux chargés de sel se trouvaient (3) aux quais des
Salinières; enfin, au vieux quai de la Grave, vis-à-vis des
chantiers de constructions maritimes, venaient s'échouer les
navires qui avaient à subir des réparations.
(4) Cat. Rôl. gasc. 4288-89, 1° 47. < Pro Arnaldo Monetario, habendo domum
inter portam Rocellam et mare seu fluvium Girundae. »
(2) T. Malvezin. Montaigne, son origine, sa famille. — Note sur la maison
d'habitation de Michel de Montaigne.
(3) Léo Drouyn. Bordeaux vers 1450. Introd.
— 273 —
Les navires pouvaient librement s'approcher du bord pour
charger et décharger à la planche. Cependant il était d'usage
d'en demander l'autorisation au prévôt de l'Ombrière, qui fixait
la place.
Tout navire qui n'était pas à la planche pour charger ou
décharger devait se tenir en rivière à 65 brasses du bord, pour
que les bateaux pussent facilement passer entre eux et la terre.
Le prévôt de l'Ombrière punissait les contrevenants.
Les maîtres des navires devaient encore s'adresser au prévôt
pour déposer les pierres ou le sable qui leur servaient de lest.
Celui-ci leur fixait le lieu où devait se faire le dépôt, de manière
à ce qu'il ne fût pas occasionné de dommage à la navigation
de la « mar ». Si le navire se permettait de jeter son lest dans
le chenal ou dans la rade, il devait payer 65 sols d'amende,
sur la poursuite du prévôt (1).
Il était dû au clerc du prévôt 6 deniers pour l'autorisation
de décharger à quai et à la planche, et autant pour celle du
délestage (2).
Ces règlements avaient été confirmés par ordonnance du
Conseil royal de Guienne, le 16 mai 1378, et promulgués par
Johande Newill, lieutenant du roi Richard II (3).
Le prévôt de l'Ombrière représentait la juridiction royale. Il
avait été prétendu par le maire et les jurats de Bordeaux qu'ils
avaient une juridiction de police sur tous les étrangers tant sur
le fleuve que dans la ville ; mais le roi Edouard Ier avait mandé le
23 septembre 1309 à son sénéchal de Gascogne que le prévôt de
l'Ombrière avait juridiction à Bordeaux sur tous les étrangers,
tant sur eau que sur terre ; et de mettre ordre à ce que le maire et
les jurats, malgré les défenses que le roi leur avait faites, ne se
permissent pas de le troubler dans l'exercice de cette j u r idiction (4) .
Le maire et les jurats, par transaction du 18 juin 1314,
reconnurent que le fleuve était le domaine du roi devant la ville
comme dans la banlieue, et qu'il en avait la garde. Cependant
le roi accorda à la ville, pour les cas d'évidente nécessité, et
pour l'utilité de la ville et de la contrée, l'autorisation pour le
maire, les jurats et le Conseil de ville, de faire des règlements,
sous l'approbation du roi et de son sénéchal.
(1-2-3) Livre des Bouillons, p. 490 et ss. ; p. 389.
(4) Rymer. 1309, f°93.
— 274 —
La plus grande partie des navires qui faisaient le service
maritime du port de Bordeaux étaient étrangers. Bordeaux ne
possédait guère que des bateaux de rivière, destinés pour la
plupart à la navigation fluviale d'amont et transportant les
marchandises sur la Garonne, le Lot et le Tarn. C'étaient les
tilloles, les couralins, les coureaux, les hoquebots, les chalands,
les barges, les anguiles.
Sur la Gironde, les bateaux plus grands se nommaient des
baleiniers, mais nous verrons que peu d'entre eux pouvaient
tenir la mer.
Lorsque, en 1243, le roi Henri III eut besoin de quelques
navires pour les envoyer dans la Dordogne, il s'adressa à l'abbé
de Sainte-Croix qui lui envoya de Macau quatre chaloupes ;
lorsque, au mois d'août suivant, ce prince se trouvant encore
en Guienne voulut se rendre en Bretagne, il ne s'adressa pas,
pour avoir des navires, aux Bordelais, mais aux Basques. Il
écrivit au maire et aux jurats de Bayonne de lui faire équiper
deux bonnes galères, montées par de braves marins, et de lui
procurer quatre des meilleurs pilotes de la ville, versés dans la
connaissance des temps et des routes de mer. Il prescrivit de lui
envoyer ces deux navires à l'embouchure de la Gironde, à la
Pointe de Graves.
Bayonne avait de tout temps armé de nombreux navires; ils
faisaient la grande pêche sur les côtes de l'Océan, et transpor-
taient souvent dans le Nord les vins de Bordeaux.
Les Hanséates et les Flamands avaient précédé les navires
anglais à Bordeaux. Les marins de Lubeck, de Wisby et
de quelques autres villes de la Baltique, ainsi que ceux
de la Hollande, de la Zélande et de la Flandre, étaient,
aux xie et xne siècles, en possession de presque tout le
commerce maritime de l'Angleterre. La Hanse avait obtenu à
Londres d'importants privilèges; elle y avait des établissements
fixes.
Les Flamands, dont l'industrie était alors beaucoup plus
avancée que celle des Anglais, venaient chercher chez ceux-ci
les matières premières pour leurs fabriques de draps renommées.
Ils achetaient la laine dans tous les pays qui la produisaient;
et pour obtenir les laines anglaises, ils les troquaient contre les
vins qu'ils venaient chercher en Gascogne, et qu'ils payaient
avec leurs draps.
— 275 -
Mais bientôt les Anglais commencèrent à fabriquer les draps
et à armer des navires; ils vinrent eux-mêmes à Bordeaux
vendre leurs draps et acheter des vins.
Il ne paraît pas que Bordeaux armât alors un grand nombre
de navires. M. Michel nous a donné une assez longue analyse
d'un registre tenu en 1308 par John Mordaunt, connétable de
Bordeaux, et conservé aux Archives de Londres. Ce registre
mentionne par leur nom et par leur port d'attache tous les
navires qui chargèrent des vins cette année-là dans le port de
Bordeaux. Il indique un très grand nombre de navires des
divers ports anglais, des navires moins nombreux de Normandie,
de Bretagne, de Saintonge, de Bayonne; mais il n'en figure
pas un seul de Bordeaux (1).
Nous aurons occasion de constater jusqu'au xvnr3 siècle le
petit nombre des navires de Bordeaux faisant le commerce
maritime. Pour en être convaincu, quant aux premières années
du xve siècle, il suffit de lire les registres des délibérations de
la Jura de.
Les jurats constatent que les navires anglais venus pour
charger des vins sont encore, le 5 novembre 1406, retenus
dans le port par la crainte d'être capturés par les Français.
Ceux-ci font le siège de Blaye et ont des navires armés devant
cette ville. Le maire et les jurats, réunis au sénéchal et aux
conseillers du Conseil royal de Gascogne, font venir les
marchands anglais et les maîtres des navires d'Angleterre; et
après délibération, le sénéchal ordonne à ces marins d'attendre
pour partir qu'il leur soit donné du renfort.
La ville veut armer une flottille pour envoyer des renforts à
Blaye et à Bourg : elle achète quatre navires baleiniers ; elle
loue une galiote et achète des anguiles. De ces baleiniers,
deux au moins sont achetés à des étrangers et appartiennent,
l'un au port de Londres, l'autre à celui de Royan. Mais quand
il s'agit d'envoyer un messager en Angleterre pour faire
connaître la situation du pays et réclamer des secours, on ne
peut l'envoyer sur un des navires de Bordeaux, le Jorge, le
Miqueu, Y Aigle, le Léon, qui appartiennent à la ville, parce
que l'on est au mois de novembre et que la saison ne leur
permet pas d'accomplir le voyage. Le messager partira sur
(1) F. Michel. Hùt. du Commerce et de la Navigation à Bordeaux.
— 276 —
l'un des navires anglais qui sont dans le port, et qui se
préparent au départ (1).
Les jurats traitent avec Richard Esmer, maître d'un navire
de Londres, pour l'envoyer avec leurs navires à la défense de
Bourg et de Blaye (2). Ils louent une galiote à Bernardon de
Corn et à Bernard de Saint- Avid. Ils achètent à Roger Cau une
anguile, la Tropeyta (3), pour la somme de 10 livres. Ils
engagent des marins de Talmont, des maîtres de navires
d'Angleterre et de Bayonne; des marins anglais, bayonnais
et quelques-uns de la ville, pour leurs baleiniers le Léon,
l'Aigle et le Miqueu (4).
Ils font réparer, armer et avitailler leur flottille. Ils avaient
acheté à Bernard Pelletan et à Bernard Debans le baleinier
le Jorge, de Talmont, pour la somme de 32 livres. Le capitaine
du Jorge resta Bernard Pelletan. Il reçut des avirons, une
ancre, des cordages et des vivres.
Le Jorge avait vingt-cinq hommes d'équipage. Ces marins
recevaient 5 sols de paie par homme et par jour. Il portait
vingt-cinq hommes de renfort pour la garnison de Blaye. Ces
cinquante hommes reçurent chacun par jour trois pains, et
pour tous et par jour, un quart de pipe de cidre, un quartier
de chair, une livre de chandelle; plus un baril de harengs
blancs et du sel.
Il en fut de même pour le Léon, le Miqueu et le Flayn (5).
Le salaire de quelques-uns de ces marins était de 8 esterlings
par jour (6).
Le tonnage des navires qui opéraient les transports entre
Bordeaux et l'Angleterre était habituellement de 30 à 40 ton-
neaux. Ce tonnage est expressément indiqué dans divers ordres
donnés par les rois, lorsqu'ils avaient des troupes à faire
passer en Guienne, et qu'ils faisaient arrêter par l'amiral les
navires se disposant à partir pour aller aux vins à Bordeaux (7).
Ce n'est qu'en 1360 que nous voyons quelques navires de
100 tonneaux. Nous en parlerons ailleurs à propos des charge-
ments de vins.
(1) Livre de la Jurade, p. 136 : « En aquestas naus d'Anglaterra qui sont
assi, que tantost seront prestas, car dobte es en lo baleney ne porra anar,
atendut le temps de l'ibern. »
(2-3-4-5-6) Livre de la Jurade, p. 210, 34, 127, 125, 131, 136, 139.
(7) Rymer. 1345, f"s 65, 57, 68; 1352, f° 238.
— 277 —
Ces navires ne partaient pas isolés, mais en flottes et à des
époques déterminées.
Si les routes de terre étaient peu sûres, la mer offrait encore
plus de dangers. Pendant les guerres incessantes du moyen âge,
la Guienne se trouvait mêlée aux hostilités contre la France,
la Bretagne, les Flandres, l'Ecosse, l'Espagne. A ces ennemis
déclarés, se joignaient des pirates de toutes nations : français,
bretons, normands, flamands, anglais, qui, embusqués dans
les nombreux petits ports de la côte, attendaient et pillaient
les navires isolés.
Pour se prémunir contre ces pirates ou ces ennemis, les
marins devaient obéir aux ordres du roi. En 1301, le roi
recommandait aux gardiens des cinq ports, de prévenir les
capitaines de navires qui vont en Gascogne « pro vinis
» quœrendis », de ne partir qu'en flotte pour se garer des
ennemis (1).
En temps de guerre, la flotte naviguait sous la protection
des vaisseaux armés par le roi, et sous la conduite de l'amiral .
Le roi avait institué deux amiraux : l'un pour la protection
des navires allant et venant à l'est et au nord de l'embouchure
de la Tamise; l'autre, pour la protection de cette partie de la
mer située à l'ouest et au sud de la Tamise, et par laquelle les
navires se rendaient en Normandie, en Bretagne, en Saintonge,
à Bordeaux et à Bayonne.
En 1345, le comte d'Arundel était amiral de la flotte d'Occi-
dent (2). En 1347, Jean de Montgomery le remplaça. En 1355
et 1356, ce furent Jean de Beauchamps et Guy de Brian (3).
La marine royale d'Angleterre commençait à se constituer.
Les avertissements ne manquaient pas aux navigateurs.
Une charte d'Edouard III, du 6 novembre 1336, nous apprend
qu'au mépris des ordres de ce prince plusieurs navires anglais
étaient partis isolément des ports anglais pour la Gascogne,
et qu'ils avaient été pris par les Flamands ou par les Français.
Il ordonna d'organiser en convoi les navires pour aller en
Gascogne porter des marchandises et charger des vins. Ils
devaient naviguer de conserve sous la protection des vaisseaux
du roi. En 1350, le roi Edouard faisait proclamer à Londres que
(1-2-3) Rymer. 1301, f° 936; - 1345, P 34 ; — 1347, f° 109; 1355, f° 296 ;
1356, fo 309.
— 278 —
les vaisseaux se préparant à aller en Gascogne se rendissent
à Plymouth, pour partir de là, accompagnés par la flotte qui
allait porter à Bordeaux le sénéchal et le connétable (1).
Le 14 mars 1352, le capitaine Thomas Cok était préposé par
le roi à la conduite des navires marchands (2).
Le 18 août 1353, le roi Edouard, à raison des Français et des
pirates qui se tenaient sur mer, ordonnait que les navires
voulant aller en Gascogne pour la saison des vendanges, se
réunissent au port de Londres, pour en partir sous la protection
de Robert de Ledredde (3) .
Les mêmes recommandations étaient faites par Richard II
en 1384; par Henri IV en 1404.
Toutes indiquent que les navires partent ensemble dans le
même but, « pro vinis quœrendis », et à la même époque, celle
des vendanges. Il y avait une autre époque de voyage, au
printemps, qu'un ordre d'Edouard du 1er février 1354 appelle
la saison de Reyk. Le roi, s'adressant au sénéchal et au
connétable de Bordeaux, et statuant sur l'avis des prélats,
comtes, barons, et des communes d'Angleterre, pour la vente
et l'achat des vins en Gascogne, défend à tout marchand
anglais et à son serviteur, de se rendre à Bordeaux pour
acheter des vins avant le temps des vendanges ou la saison de
Reyk, c'est-à-dire avant l'époque et la saison habituelle du
passage pour les vins (4).
La protection de la marine royale ne paraît avoir été donnée
aux navires marchands que pour les voyages de ces deux
saisons de l'année. Cette marine elle-même se constituait à
peine comme force permanente. Même à cette époque, lorsque
le roi avait à faire des expéditions maritimes, il ne se procurait
guère des navires et des matelots qu'en réquisitionnant ceux du
commerce.
Aussi, bien avant la naissance de la marine royale, les
navigateurs avaient-ils l'habitude de se réunir pour se défendre
contre les ennemis et les pirates. C'est pour la répression de
la piraterie que s'était formée, vers le milieu du xme siècle, la
(4) Delpit. Docum. franc., p. 76, clix.
(2) Cat. Rôl. gasc. 4 352, p. 428.
(3) Delpit, loc. cit., p. 77, clxv; — Cat. Rôl. gasc. 1356, f° 426.
(4) R y-mer. 4354, f° 272 : « Antè tempus vendemiarum vel seisonam de Reyk,
videlicet antequam commune passagium pro vinis, ibidem tempore et seisona. »
— 279 —
célèbre confédération des villes du Nord. Lubeck et Hambourg
en avaient pris l'initiative dès 1241.
Les marins de Bayonne, de La Rochelle, le petit nombre de
ceux de Bordeaux, et ceux des navires anglais et flamands
qui faisaient la navigation maritime de Bordeaux, groupaient
ensemble leurs vaisseaux, et formaient une flotte dont chaque
navire devait concourir à la défense commune. Cette pratique
était ancienne. Pardessus cite un acte de société remontant
à 1213, entre les marins de Bayonne, pour mettre en commun
le fret de leurs navires et se garantir mutuellement secours et
défense contre les pirates (1).
Cette sorte d'assurance mutuelle contre les risques de guerre
ou des pirates se formait par acte devant notaire et avait une
sanction judiciaire.
En 1341, une flotte ainsi formée partit d'Angleterre pour
Bordeaux. À l'embouchure de la Gironde elle fut rencontrée par
des pirates qui attaquèrent un navire de Bayonne. Celui-ci,
abandonné des navires de conserve, qui avaient pris la fuite,
fut capturé. Son propriétaire, Pèlegrin Daguerre, porta plainte
au sénéchal, au maire et aux jurats de Bordeaux. Ceux-ci
reçurent ordre du roi de faire rendre justice à Daguerre,
suivant les fors et coutumes de Bordeaux (2).
On jugeait de même en Angleterre. En 1415, une flotte de
navires anglais s'était formée à Bordeaux pour porter des vins.
Selon « l'ancien custume de tout temps là usée », les principaux
marchands et maîtres de navires, après avoir élu leurs amiraux
pour la durée du voyage et pour l'intérêt commun, jurèrent
devant le connétable de Bordeaux que nul ne se séparerait de
ses amiraux avant l'arrivée au port. Des pirates espagnols
attaquèrent et capturèrent, malgré sa résistance, un des
amiraux, le Christofre, de Hull, chargé de 65 tonneaux de
vin. Les autres navires prirent la fuite. Sur la plainte adressée
au Parlement, les autres navires du convoi furent déclarés
responsables du dommage, chacun proportionnellement à la
valeur du navire et de la cargaison (3) .
(1) Pardessus. Collect. des lois marit., t. IV.
(2) Cat. Rôl. gasc. 1341, m. 19.
(3) Fr. Michel. Hist. du Comm., p. 56.
— 280
DROITS DE NAVIGATION.
La navigation était soumise au paiement de taxes diverses
au profit du roi et de la ville de Bordeaux, en outre de celles
perçues sur les marchandises.
Nous avons parlé des droits relatifs à l'amarrage et au
délestage. Il était, en outre, perçu un droit de quillage pour
tout navire entrant pour la première fois dans le port, et pour
tout navire qui échouait pour se faire radouber ou réparer. Le
chiffre de ce droit nous est donné par les comptes de Bernard
Angevin, connétable de Bordeaux : il s'élevait en 1425 à 4 sous
sterling guyennois, valant 16 sols tournois.
Les comptes de Bernard Angevin font aussi mention du droit
appelé de la branche de cyprès qui se payait au moment du
départ entre les mains du connétable. Tout capitaine d'un
navire chargé de vins était tenu de prendre au château de
FOmbrière, avant son départ, une branche de cyprès fraîche-
ment coupée, dont le seigneur du Cypressat petite seigneurie
en face de la ville, devait fournir au connétable suffisante
provision. Ce droit était ancien. Il était affermé dès 1282;
en 1450, il l'était pour 10 livres par an. Le maître du navire
payait 18 ardits, dont 6 revenait au roi ou au connétable, et
12 au sire du Cypressat.
Le navire devait encore acquitter un droit de sortie qui
s'appelait la coutume de Royan, et qui devait son origine aux
dépenses nécessaires pour la garde de l'embouchure de la Gironde
contre l'ennemi ou contre les pirates. Les navires devaient
autrefois s'arrêter à Royan, pour payer le droit. Plus tard, pour
leur éviter des retards dans leur traversée, et pour mieux assurer
la perception, le droit fut perçu à Bordeaux par le connétable.
Les navires payaient encore le droit de la tour de Cordouan,
représentant les dépenses faites pour l'entretien du feu de la
tour. Ce feu, brûlant au sommet de la tour sur une plate-forme
en pierre, entretenu par le bois des pins maritimes que
fournissaient abondamment les forêts voisines, était confié à
des ermites depuis l'époque où le prince de Galles avait fait
construire la tour et la chapelle. Le prince accordait au gardien
2 gros sterling ou leur valeur en monnaie guiennoise, sur tout
— 281 —
navire chargé de vins. Nous avons dit qu'une charte de 1409
du roi d'Angleterre Henri IV accorda à Geoffroy de Lesparre,
ermite de Cordouan, et à ses successeurs, 2 autres gros
sterling. Ce droit était payé à Bordeaux entre les mains du
connétable, qui était chargé de payer Termite.
FRET.
Nous avons rencontré peu de documents relatifs au prix du
fret de Bordeaux en Angleterre ou en Flandre. Nous savons
que le prix du fret de Bordeaux était payable après l'arrivée à
Londres; qu'il avait un privilège sur la marchandise, même
lorsqu'elle avait été déposée par les chargeurs dans un magasin
de la ville; nous connaissons, par les documents recueillis par
M. Delpit, le prix du fret d'un seul navire, dont nous ignorons
le tonnage; mais nous trouvons quelques renseignements dans
l'Histoire du Commerce de F. Michel, renseignements qu'il a
lui-même empruntés à sir Harris Nicolas dans son Histoire de
la Marine anglaise.
Le fret de Londres à Bordeaux, au commencement du
xive siècle, aurait été environ de 8 schellings, et le retour de
8 sous par tonneau. Vers 1320, le fret de Bordeaux pour
Waterford, Dublin, Drogheda, Chester, se serait élevé à
14, 15, 16 et 18 schellings, deux pipes comptant pour un
tonneau, payable vingt-un jours ouvrables après l'arrivée du
navire.
En 1380, le fret est le même, 18 schellings de Bordeaux pour
Chester; il est de 22 sols d'esterlings d'Angleterre.
Le prix du fret était d'ailleurs très variable. En 1410, il
était pour Drogheda de 10 schellings le tonneau; de 13, 18, 20
et 20 schell. 10 deniers pour Chester et Dublin. Ces prix
représenteraient environ de 60 à 75 francs de notre monnaie
actuelle (1).
(1) Voy. Harris Nicolas. Hist. de la Marine angL, ch. ix, 1. 1, p. 225etss.—
Fr. Michel. Hist. du Connu., t. I, p. 97 et ss. ; p. 123 et ss.
18
— 282
§ 2. LÉGISLATION" MARITIME.
Nous pouvons étudier la législation maritime à trois points
de vue : à celui du droit international qui comprend le droit
de l»ris el de naufrage et celui de représailles; à celui du droit
public national, qui constituait le droit de réquisition maritime
par le roi ; et, enfin, au point de vue du droit maritime privé.
1° Droit de bris et de naufrage.
Dans les premiers âges de l'humanité, et plus tard, après la
chute de la civilisation romaine et les invasions barbares, les
populations des côtes maritimes regardaient l'étranger comme
un ennemi, et Je naufragé comme un butin. Cette longue côte
déserte de l'Océan, qui s'étend de l'embouchure de la Gironde
jusqu'à l'Espagne, bordée par les dunes, constamment battue
par la mer qui vient en écumant se plaindre et mourir sur ses
larges plages de sable, est perfide aux navires que poussent
les tempêtes du golfe. Il y a quelques siècles, quand un
malheureux navire était jeté par les vents d'ouest sur ces
sables sans profondeur où il allait se 1 iriser, les sauvages
habitants de la lande accouraient joyeux pour s'emparer des
épaves que la mer leur apportait.
C'était le terrible droit de wareck, le droit de bris et de
naufrage. Sur les côtes de Bretagne, le seigneur féodal
s'écriait, en parlant des roches de la baie qui portail le nom
sinistre de baie des Trépassés, que c'étaient là les plus riches
perles de sa couronne ducale.
Et souvent, lorsqu'un navire était en vue des côtes, et
qu'étaient tombées les ombres de la nuit, <\<^ falots menteurs,
attachés aux cornes d'une vache, attiraient dans le piège les
matelots trompés. Trop souvent les naufragés, portés, vivant
encore, par le flot, recevaient la mort par ces paysans féroces
qui pillaient les débris du navire.
Dans le inonde entier, sur toutes les côtes maritimes, ces
faits barbares se sont passés, et ont été considérés comme
— 283 —
l'expression d*un droit naturel. Dès le commencement de la
domination anglaise, les souverains s'efforcèrent d'en adoucir
les effets, et de protéger la vie des naufragés. L'article 25 des
Rooles d'Oléron décide que les seigneurs coupables de ce crime
seraient liés à un poteau dans leur propre maison, et brûlés
avec elle (1). Henri III, par lettres patentes du 26 mai 1236,
de l'avis d'un grand nombre de hauts personnages, parmi
lesquels figurait Henri de Trubeville, sénéchal de Gascogne,
ordonna que lorsqu'un navire viendrait à faire naufrage sur
les côtes anglaises, poitevines ou gasconnes, si un homme
arrivait à terre vivant, nul ne pourrait piller les biens et les
marchandises que contenait le navire; et que dans le cas où
aucun homme vivant n'eût échappé au naufrage, mais qu'un
animal du navire eût survécu, les marchandises et épaves
devaient être confiées par le bailli à quatre hommes de bien, et
pendant trois mois pourraient être réclamées par les véritables
propriétaires. A l'expiration de ce terme, elles étaient la
propriété du roi ou de tout autre qui aurait le droit de varech.
Il en était de même, sans attendre ce terme, si nul homme ou
nul animal n'avait survécu (2).
Le droit de varech, d'avarech, de wrech, était exercé par le
roi, par le seigneur féodal qui l'avait obtenu par concession
royale ou par possession immémoriale, et par les habitants.
La coutume de la petite ville de Mimizan, située sur la côte,
entre Arcachon et Bayonne, nous a conservé le mode de
partage du butin. Les habitants avaient le debvoir et Vusage
d'explorer la côte, depuis La Teste de Buch, du lever du soleil
à la chute du jour. Si cette recherche faisait découvrir un
objet de quelque valeur déposé par les flots sur la plage, le
tiers appartenait au seigneur et le reste au- sauveteur, à moins
que l'objet ne fût réclamé par un sujet du roi. Si l'épave est
un trousseau de draps qui soit lié en pièce entière, celui qui
(1) Cleirac. Rooles d'Oléron. — Pardessus, I, 346. — Hautefeuille. Hist. du
Droit maritime, 112.
(2) Rymer, nouv. édit., t. I, pars I, f° 227, anno 1236, 20e Henri III. Dans
la première édition de Rymer, t. I, pars I, f° 12, cette ordonnance est portée à la
date de 1174. Elle était attribuée par erreur à la 20e année du règne d'Henri II,
-au lieu de sa date véritable, 20e année du règne d'Henri III. La présence à cet
acte du sénéchal Henri de Trubeville et des autres témoins a permis de restituer
à ce document sa date véritable.
— 284 —
l'a trouvé a droit de prendre l'étoffe d'une robe du meilleur
drap; le surplus est au roi; mais si la pièce de drap est déjà
entamée, elle appartient tout entière à celui qui l'a trouvée.
Il en est de môme de tout drap que l'on peut employer à faire
un vêtement, et de tout vêtement déjà fait et cousu.
Par chaque barrique de vin le découvreur a 5 sols, ou le fust
à son choix. Mais il a en outre le droit de boire raisonnablement
et suffisamment à sa soif.
Quant aux épaves, bois et fers, du navire naufragé : « si nef,
» ou bateau, ou aguet », ou tout autre vaisseau se rompait et
touchait à la côte, « la fuste (le bois) et les ferratures sont de
» celuy qui en pourra avoir >.
Sur toute la côte maritime de Guienne, ce droit d'épaves
s'exerçait non seulement sur les débris du navire et sur les
marchandises naufragées, mais sur tout objet que la mer
jetait, comme elle faisait du varech, sur la plage : parmi ces
objets se trouvaient souvent des baleines, de gros poissons
et un objet précieux, l'ambre gris. La baleine et l'ambre
gris appartenaient au roi ou au seigneur; mais l'esturgeon,
le marsouin, ou tout autre poisson, étaient la propriété du
trouveur.
Un mot sur ces épaves. Nous n'avons pas trouvé de docu-
ments se rapportant à l'ambre gris à cette époque : il en existe
plusieurs relatifs aux baleines.
L'existence des baleines dans le golfe de Gascogne, aux
temps dont nous nous occupons, paraît parfaitement établie,
et la pèche en remonte à une époque très reculée. Dès le
vne siècle, les hardis pêcheurs basques de Bayonne se livraient
à la pêche de la baleine et des autres cétacés qui fréquentaient,
le golfe. Peut-être quelques marins bordelais les imitaient-ils,
mais rien ne vient l'affirmer. Cependant, depuis longtemps,
l'huile de baleine, qui s'employait comme huile à brûler,
formait un des articles du commerce de Bordeaux.
Plusieurs écrivains racontent, d'après la biographie de saint
Philibert, premier abbé de Jumièges, et qui fonda plus tard
l'abbaye de Noirmoutiers, que des navires apportaient en
Normandie de l'huile de baleine chargée à Bordeaux, dès
l'année 677 (1).
(4) Acla S. Beuedicti, II, p. 824 et ss.
— 285 —
Le nom de baleine était d'ailleurs appliqué, à cette époque,
non seulement à la baleine franche, mais encore aux cachalots,
épaular Js, souffleurs et marsouins, en un mot à tous poissons
de grande taille à lard ou à couenne (1).
La baleine, portant encore au flanc le harpon du pêcheur,
échouait quelquefois sur la plage de l'Océan, et devenait l'objet
du droit de varech.
Nous trouvons, à l'époque anglaise, ce droit de bris, de
naufrage et d'épaves, exercé sur toute l'étendue des côtes,
depuis Soulac jusqu'en Espagne.
A Soulac, les religieux de l'abbaye Sainte-Croix de Bordeaux
le possédaient sur toute la côte du Prieuré (2).
Les sires de Lesparre, de Soulac à Carcans, prétendaient
l'avoir exercé dès l'époque des anciens ducs d'Aquitaine, et en
obtinrent à diverses reprises la confirmation par les rois
d'Angleterre.
La première de ces confirmations ou concessions aurait été
faite par Jean-sans-Terre. Elle était invoquée en 1291 en faveur
d'Ayquem Guilhem, seigneur de Lesparre, par son tuteur le
seigneur de Mirambeau, à propos d'une baleine échouée avec
le harpon qu'elle portait. Le roi, se trouvant à Bordeaux,
manda à son sénéchal, Maurice de Créon, qu'il confirmait la
concession (3).
Nouvelle confirmation fut faite au sire de Lesparre
Senebrun, par le roi Edouard III, le 13 avril 1353 (4). Mais
quelques années auparavant, le 11 février 1341, le roi avait
mandé à son lieutenant et à son sénéchal qu'au mépris des
privilèges de la ville de Bayonne, le sire de Lesparre et d'autres
seigneurs du littoral, celui d'Albret et le captai de Buch,
retenaient les marchandises appartenant à des marchands de
Bayonne que l'intempérie de la mer jetait sur la côte, et
enjoignait de faire respecter les droits de ces marchands (5),
sujets du roi.
(I ) V. Noël. Hist. des Pêches, I, 1 22. — Delarue. Annales de Caen, II, 208. —
E. de F réville. Mém. sur le Commerce maritime de, Rouen, p. 165 et ss.
(2) Archiv. départem. Série G. État des droits du prieuré dé Soulac.
(3) Rymer. 1 291 , 1, 87. — Arch. de la Gironde . Titres de la sirie de Lesparre.
(4) Cat. Rôles gasc. 1353, f° 129.'— Arch. de la Gironde. Titres de la sirie de
Lesparre.
5 Rymer, t. II, pars IV. p. 92.
— 286 —
Les seigneurs de Castelnau, qui étaient aussi captaux de
Buch, jouissaient du droit de bris sur toute la côte depuis
Carcans jusqu'à Lège comme seigneurs de Castelnau, et depuis
le bassin d'Arcachon jusqu'en face de Sanguinet, comme
captaux de Buch (1).
La seigneurie de Lège, qui appartenait au Chapitre Saint-
André de Bordeaux, avait le même droit sur la côte. En 1331,
Edouard III mandait que la donation faite au Chapitre Saint-
André par ses prédécesseurs du droit de varech et de naufrage
au lieu de Lège en Buch était préjudiciable au roi (2).
Au pays de Born, le seigneur d'Uzar ou Uza exerçait aussi
le droit de varech. Cette seigneurie avait appartenu à l'un des
plus notables bourgeois de Bordeaux, Arnaud Raymond de
Solers. Elle comprenait la côte de la mer devant Saint- Julien
et Biscarosse. Le roi revendiqua ce droit de naufrage, de
baleine et d'épaves, après la mort de Raymond de Solers, contre
Yolande de Solers, dame de Belin, sa fille, et transigea avec
elle en 1358 (3).
La même année 1358, le 24 mars, Edouard III déclarait que
les droits de naufrage, de baleine et autres sur la côte de
Biscarosse et de Saint-Julien appartenaient à Guillaume Sans
de Pomiers et à son épouse comme étant soigneurs haut-
justiciers du château d'Uzar (4).
Jusqu'à la frontière d'Espagne s'exerçait le terrible droit.
Nous avons parlé de la coutume de Mimizan. La ville de
Bayonne avait reçu la concession royale, consignée dans ses
chartes. La dernière confirmation est du 4 décembre 1431 (5).
Mais cependant nous voyons en 1405, en 1415, en 1441, les
rois d'Angleterre constituer en faveur de diverses personnes
des rentes payables par le connétable de Bordeaux sur le
revenu de ces épaves (6).
Ce droit de bris s'exerça sur les eûtes maritimes pendant
toute la durée de la domination anglaise. Les seigneurs haut-
justiciers prétendirent l'exercer même sur les côtes fluviales
et sur celles des rivières navigables. Ils ne réussirent pas. Les
(1) Arch. de la Gironde. Invent, de Puy-Paulin.
(2) Arch. de la Gironde. Chap. Saint-André. — Cat. Rôles gasc. 1331, p. 76.
(3-4-5-6) Rymer. 1315, f°s 265-267; 1358, f° 65, v° ; — 1358, fo 140; —
1431. fo 212; — 1441. fo 222.
— 287 —
rois anglais s'opposèrent vigoureusement à ces empiétements.
Le 12 octobre 1357, Edouard III défendit sévèrement aux
comtes, vicomtes, barons, et aux autres nobles de Guienne, de
prendre aucun objet naufragé, sous prétexte de droit de côte,
dans les eaux de la Gironde, de la. Dordogne, de la Garonne,
del'Isleetdu Tarn (1).
Le droit de naufrage ne s'appliquait pas seulement aux
marchandises et aux épaves jetées à la côte, mais aux naufragés
eux-mêmes. Nous nous bornons à en citer trois mémorables
exemples. Harold, iils de Godwin, allant en Normandie en
1 065, fut jeté par la tempête sur la terre de Guy, comte de
Pontbieu, qui le mit en prison et le vendit A Guillaume, duc de
Normandie. Celui-ci ne le mit en liberté qu'après lui avoir fait
jurer de l'aider à conquérir le royaume d'Angleterre, ("est ce
même Harold qui fut tué par les soldats de Guillaume le
Conquérant, à la bataille d'Hastings.
Pareille infortune arriva à un descendant de Guillaume.
Richard Cœur-de-Lion, duc d'Aquitaine, en revenant de la
croisade, lit naufrage sur les côtes de l'Adriatique ; il fut
saisi par le duc d'Autriche, qui le vendit à l'empereur Henri YI ;
celui-ci lui imposa une énorme rançon.
Près de deux siècles après, en 1406, le jeune fils de Robert, roi
d'Ecosse, se rendant en France, en pleine paix entre l'Ecosse et
l'Angleterre, eut l'imprudence, fatigué par la mer, de vouloir
se reposer sur la côte d'Angleterre. Il fut fait prisonnier par
Henri IY, roi d'Angleterre, qui le garda pendant dix-huit ans,
et lui fit payer après ce temps une rançon de 40,000 marcs.
2° Droit de représailles.
Le droit de représailles était encore plus funeste au commerce
que le droit de bris et de naufrage, parce qu'il se pratiquait plus
souvent.
Les représailles n'étaient dans le principe que de véritables
guerres privées qui s'exerçaient sur mer de même que sur
terre. Les gens de mer étaient aussi indépendants que les barons
féodaux.
(I) Rymer. -1357, f° 280.
— 288 —
Chaque bâtiment marchand était armé ; les associations de
maîtres de navires qui formaient leurs bâtiments eu flottes,
sous la conduite d'un chef ou amiral nommé par eux pour le
voyage, afin de se prêter un mutuel secours contre les attaques
des pirates, ne se bornèrent pas toujours à la défense, mais
cherchèrent à se venger des pirateries qu'elles avaient pu
souffrir dans quelque voyage précédent; et, se trouvant en
force, s'emparèrent des navires de l'offenseur, et même de ceux
de ses compatriotes. Ceux-ci armaient à leur tour et exerçaient
eux aussi des représailles. De là d'interminables hostilités (1).
Il ne paraît pas que dans la rudesse de ces guerres privées
aucun des combattants prit conseil que de lui-même et fût
astreint à demander une autorisation à un souverain ou à un
pouvoir public quelconque (2).
Les représailles ne s'exerçaient pas seulement à l'occasion
dos pertes essuyées par suite de pirateries maritimes, elles
avaient lieu également comme moyen d'exécution employé
pour obtenir le paiement d'une dette. Lorsqu'un Bordelais avait
été reconnu créancier d'un étranger, il portait plainte aux
jurats de Bordeaux, et obtenait l'autorisation, si le navire ou
les marchandises de l'étranger se trouvaient à Bordeaux, de
les faire saisir. Mais si ce navire ou ces marchandises se
trouvaient à Londres, le plaignant, avec le concours du maire
et des jurats, s'adressait aux magistrats anglais. Si ceux-ci
ne lui faisaient pas rendre justice, il pouvait alors obtenir
des magistrats de Bordeaux, l'autorisation non seulement
de s'emparer, par voie de représailles, du navire ou des
marchandises de son débiteur partout où il les trouverait,
mais encore des navires et des marchandises de tout compa-
triote de son débiteur.
Les rois s'efforcèrent de réglementer ce droit de représailles
et d'en diminuer les abus.
Dès le commencement du xme siècle, les traités de 1228 et
de 1235 entre la France et l'Angleterre décidaient que le droit
de représailles ne pourrait être exercé qu'après un délai de
deux mois passé sans que le plaignant eût obtenu satisfaction (3).
{]) Hauteieuille. Hist. du Droit maritime, p. 127.
2 Wheaton. Hist. du Droit des gens. '1853, Leipsick, p. 76, 83.
(3) Hautefeuille. p. 128. 4 29 et ss.
— 289 —
On établit en France et en Angleterre une sorte de tribunal
mixte, composé de prud'hommes des deux nations, et qu'on
appela les Conservateurs de la paix. Nul ne pouvait armer
contre son ennemi personnel ou son débiteur, avant d'avoir
soumis ses griefs à ce tribunal. Mais ces conventions, qui
n'étaient appuyées d'aucune sanction pénale, restèrent souvent
sans efficacité (1).
Au commencement du siècle suivant, les souverains se
réservèrent le droit d'autoriser les représailles. En 1305 le roi
d'Angleterre accueillait la demande d'un nommé Bernard
contre les sujets du roi de Portugal (2). Dans une ordonnance
de 1313 de Philippe le Bel, se rapportant à un traité avec le roi
d'Aragon, il est dit que la demande amiable de restitution doit
être faite avant l'obtention des lettres de marque. De son côté
le roi Edouard III se plaignait au roi d'Aragon de ce que celui-
ci avait accordé des lettres à Bérenger de la Torre, pillé par un
corsaire anglais, alors que le souverain anglais avait toujours
été prêt à rendre j ustice (3).
Un acte du Parlement d'Angleterre de 1353 constate que le
roi a le droit d'accorder des lettres de marque ; mais il stipule
que les biens d'un marchand étranger ne seront pas saisis poul-
ies crimes ou les dettes d'un de ses compatriotes (4).
C'est surtout pour obtenir paiement de dettes que les
marchands de Bordeaux s'adressaient au roi d'Angleterre et
à ses officiers. Nous trouvons cependant quelques cas où la
piraterie motive leur demande.
Ainsi le Catalogue des Rôles gascons nous apprend qu'en
1320 des marchands de Bordeaux obtinrent du roi Edouard II,
par le motif qu'ils avaient subi des dommages de la part de
certains Flamands, l'autorisation de faire saisir à Southampton
des navires appartenant à d'autres Flamands.
A la même époque un marchand de Bordeaux, se prétendant
créancier d'un marchand de Dunwich, au pays de Suffblk,
avait obtenu du sénéchal de Bordeaux la saisie de navires
d'autres marchands de Dunwich qui se trouvaient à Bordeaux;
(I) llautefeuille, p. 128, 129 et ss.
(2-3; Wheaton, p. 81, 82.
(4) tlautefeuille, p. 130. — Wheaton, p. 81. — Martens. Prises et reprises.
ch. I. 8 4.
— 290 —
mais le roi défendit au sénéchal de molester les bourgeois de
Dunwich qui venaient à Bordeaux pour faire le commerce 1 ) .
Cette défense d'exercer des représailles n'était probablement
motivée que parce que toutes parties étaient les sujets du roi
d'Angleterre. Lorsque ceux-ci réclamaient des représailles
contre des étrangers, elles étaient presque toujours accordées.
Nous venons de citer les Flamands; il en était de même pour
les Espagnols et les Français. En 1343, des pirates espagnols
ayant pillé un navire de Bayonne, chargé de vins à Bordeaux
pour l'Angleterre, Edouard III ordonna au sénéchal de faire
saisir les navires et les biens de tous les Espagnols qui se
trouvaient alors à Bordeaux (2).
En 1346, le sénéchal de Gascogne fit saisir tous les navires
normands se trouvant à Bordeaux, par représailles pour fait
de piraterie d'un corsaire de Dieppe qui avait pris à Bordeaux
un navire anglais allant en Flandre. En 1352, il s'agissait d'un
pirate breton, et le sénéchal faisait saisir les navires et mar-
chandises des marchands de Saint-Malo alors à Bordeaux (3).
Les commerçants se plaignaient vivement de ces représailles
qui ne leur laissaient aucune sécurité puisqu'ils étaient
constamment exposés à la ruine pour le fait d'autrui. Le roi,
craignant que les marchands étrangers ne vinssent plus à
Bordeaux, ordonna le 14 novembre 1352 au sénéchal de
Gascogne et au connétable de Bordeaux de ne plus saisir que
le navire du débiteur, et non les marchandises chargées de
bonne foi par des tiers étrangers au litige. Défense expresse fut
faite de saisir et arrêter les marchandises, sauf pour le service
du roi; et il fut recommandé au sénéchal comme au connétable
de traiter avec amabilité et civilité les marchands et tous
autres se rendant à Bordeaux avec navires et marchandises,
afin que les étrangers fussent volontiers attirés à fréquenter
cette ville (4). Ces recommandations furent renouvelées le
10 avril 1382 par le roi Richard II (5).
(1) Cat. Rôl. gasc. 1320-21, f°56. « Denonmolestan.domercatoresdeDonevicj<'o
oecasione debiti, in veniendo ad eivitatem Burdegalœ causa negoeiandi. »
(2) Rôl. gasc. ann. 16 Edward III.
(3) Fr. Michel. Hist. du Comm. et de la Naoig. à Bordeaux.
(4-5) Livre des Bouillons, f0s 1 90-1 91 . « Sed mercatores et alios cum navibus et
mercandisissuisad eamdem eivitatem confluentes, amabiliter et civiliter pertracteris
ut libenliores animos exindè altrahant dicta? civitatis limina frequentandi. »
— 291 —
Dans le siècle suivant l'usage des représailles fui beaucoup
restreint. Les conditions pour l'obtention des lettres de marque
par les particuliers devinrent plus sévères ; la peine de mort
fut portée par deux actes du Parlement de 1414 et de 1416
contre tout sujet anglais qui, sans lettre de marque, attaquerait
les sujets d'une nation étrangère en rompant la paix ou la
trêve (1). Les traités de paix entre la France et l'Angleterre
en 1440, renouvelés en 1468, tendent à la restriction et à
l'abolition des représailles. En 1446, on exigea de tout navire
sortant des ports une caution pour répondre des dommages
qu'il pouvait causer aux bâtiments nationaux ou amis (2).
3° Réquisitions maritimes.
Le droit royal de prise ou de réquisition exercé sur les
navires et les marins était une lourde éventualité qui pesai!
sur le commerce.
Ce droit s'exerçait en temps de guerre et en temps de paix.
En temps de guerre, le roi s'emparait des navires soit pour
les armer contre l'ennemi, soit pour le transport des troupes ;
en temps de paix il s'en servait pour le passage de ses officiers
et pour ses autres services. Il n'existait pas de marine de guerre.
Lorsque le roi avait besoin de navires, il s'en emparait, sans
souci des pertes qu'il faisait subir aux propriétaires et aux
chargeurs. Il prenait même les navires chargés et prêts à
mettre à la voile et faisait mettre à terre leur chargement.
Au xme siècle nous en trouvons de nombreux exemples.
En 1207, Jean-sans-Terre fit ramasser tous les navires qu'il
trouva dans les ports ou à proximité des côtes, et les fit
conduire avec leur chargement en Angleterre En 1224, 1225,
1227, nous voyons arrêter quelques navires seulement; mais
en 1242, 1253, 1264, la réquisition s'étend sur tous les navires
se trouvant dans le port de Bordeaux (3).
Dans le siècle suivant les réquisitions sont très nombreuses.
Nous n'en citerons que quelques-unes.
En 1339 Edouard III donna l'ordre d'arrêter dans le port de
i Hautefeuille, p. 130.
2-3 Rvmer. f58 96. 118, 406, 407.
— 292 —
Londres tous les navires grands ou petits qui seraient jugés
propres au transport des troupes (1). C'est avec des navires
ainsi réquisitionnés qu'était composée la flotte anglaise qui
fut victorieuse à la bataille de l'Écluse en 1340.
Il en fut de même de la flotte qui arriva devant Calais le
3 septembre 1346, pour aider au siège, et qui était composée de
737 bâtiments. Bréquigny fait remarquer que le plus grand de
tous ne portait que 51 hommes, et que la plupart n'étaient que
de simples barques dont quelques-unes ne portaient que
6 hommes (2).
En 1344 le roi avait fait arrêter, pour son passage en
Gascogne, les navires qui des ports anglais se préparaient à
aller aux vins à Bordeaux. Puis il les fit arrêter pour le
passage du sénéchal d'Aquitaine Radulph, baron de Stafford;
pour ceux de Hugo de Courtenay, comte de Devon ; du comte
de Derby, lieutenant du roi en Aquitaine; pour le passage
de soldats. Ces navires se rendaient à Bordeaux et à Bayonne;
ils étaient du port de 30 à 40 tonneaux (3).
En 1355 c'est pour le passage du prince de Galles que
sont réquisitionnés les navires de Bayonne se trouvant en
Angleterre (4).
Froissard nous dit qu'en 1371 le roi d'Angleterre fit arrêter
les navires de ses sujets allant en Gascogne, pour le passage
de sir Thomas Felton, sénéchal de Gascogne. Plus tard
Richard II, aux approches des vendanges de 1381, et Henri VI
en 1441, firent également réquisitionner les navires allant aux
vins, pour le passage de grands personnages.
4° Législation maritime commerciale.
La loi maritime en usage à Bordeaux du xieau xve siècle était
formulée dans un recueil d'anciens usages qui porte le nom
de Rôles ou Rooles on Jugements dfOléron que nous avons déjà
eu occasion de mentionner. Ce fort ancien document constate les
usages du commerce qui s'exerçait depuis l'Espagne, Bayonne
(1) Delpit. Docutn. franc. Introd., p. ccxiv.
(2) Bréquigny. Mém. de l'Ac. des Inscript., vol. XXXVII, p. 537.
3) Rymer. 1344 et ss., fos 32, 37, 57, 65, 68.
(4) Rymer. 1355. f° 309. — Cat. Rôl. çasc. 1355.
— 293 —
et Bordeaux jusqu'en Bretagne, en Normandie, et aussi en
Irlande, en Angleterre et en Ecosse.
On présume que ce recueil a été publié vers 1150, par
Éléonore d'Aquitaine, et qu'il l'aurait été dans l'île d'Oléron,
qui faisait alors un commerce assez important, en faveur duquel
Éléonore, et plus tard Jean-sans-Terre, ont donné par leurs
chartes de nombreuses concessions. C'est une pièce française
et native de Gascogne, dit Cleirac; mais la Gascogne n'était
pas alors la France. Selden et Black stone ont essayé en vain
d'attribué)- aux Roolles d'Oléron une origine anglaise, sous le
prétexte que Richard Cœur-de-Lion y aurait ajouté quelques
dispositions (1).
Ce n'était pas une loi, aucune autorité légale n'était attachée
à ses décisions, mais leur sagesse les avait fait adopter par
toutes les nations et les villes maritimes du Nord. Le texte
primitif se composait de 25 articles ; Jean-sans-Terre et Richard
Coeur-de-Lion en ajoutèrent 10 (2).
Pardessus et Cleirac nous en ont conservé les textes ainsi que
d'excellents commentaires (3).
Ces lois ou usages passèrent avec quelques légères variantes
de l'Océan dans les mers du Nord. La Flandre leur donna le
nom de Lois de Westcapelle, ou de Jugements de Damme. Dans
la Baltique elles prirent le nom de Lois de Wisbuy; et plus
tard la Hollande en lit les Coutumes d'Amsterdam, oVEnkuysen
et de Staveren (4).
C'est que toutes les lois maritimes se ressemblent. Si le droit
civil peut varier sous l'influence du climat, des moeurs, de la
religion, de la forme du gouvernement, les lois maritimes ne
varient guère parce qu'elles sont l'expression de besoins qui
sont les mêmes. Les navigateurs, sur l'Océan ou sur la
Méditerranée, ont le môme genre de travail et de vie, et sont
soumis aux mêmes éventualités. C'est ainsi qu'existe la plus
grande ressemblance entre les lois maritimes adoptées sur
l'Océan et dont le type se trouve dans les Rôles d'Oléron, et les
usages adoptés sur les côtes de la Méditerranée, à Marseille et
(1) Selden. De dominio maris, c. xxiv, p. 428. — Blackstone. Lois crimi-
nelles, c. lui, t. II, p. 224.
(2) Hautefeuille, p. 151. — Azuni. Syst. unir, de Dr. maritime, p. 245 et ss.
(3) Pardessus. Collect. des Lois marit. — Cleirac. Us et coutumes de la mer.
(4) Haulefeuille, p. 152; p. 144 et ss.
— 294 —
à Barcelone. Le Consulat de la Me/-, dont les principales
dispositions ont été codiiiées sous Colbert, et transmises à
notre Code de commerce, n'est lui-même que l'écho des
anciennes lois de Trani et d'Amalfi, dont le texte est perdu,
mais qui elles-mêmes conservaient la tradition des codes
romains et de l'antique loi de Rhodes.
Les Rôles d'Oléron s'occupent des droits et des devoirs des
maîtres de navire ou patrons, du pilote, des matelots; des
accidents de mer, et de la responsabilité des marins; du jet
des marchandises à la mer, des avaries qu'elles subissent soit
en cours de voyage, soit au chargement et au déchargement;
du fret; des intérêts divers des patrons et des matelots; du
naufrage.
Mais nous ne trouvons ni dans les Rôles d'Oléron, ni
dans le Consulat de la Mer, la trace de deux opérations
importantes du commerce : le contrat à la grosse aventure, et
l'assurance.
Le prêt à la grosse porte en germe le contrat d'assurance.
Il était parfaitement connu des Romains, et pratiqué par eux.
Comment se fait-il que la tradition ne s'en soit pas conservée
en Aquitaine, ou du moins que les documents de cette époque
ne nous en révèlent pas l'existence ? C'est que le contrat à la
grosse, qui permettait au prêteur de faire un gros bénéfice si
le navire arrivait à bon port, fut englobé dans la proscription
que l'Église catholique portait contre le prêt à intérêt; et la
décrétale de Grégoire IX, datée de 1227 et promulguée en 1234,
le proscrivait absolument.
Nous le verrons cependant très usité à la fin du xve siècle et
dans le xvie; il est possible que si nous avions les actes des
notaires à l'époque anglaise, comme nous avons ceux de leurs
successeurs, nous trouverions quelques traces de prêts à la
grosse.
Quant aux assurances, nous n'en trouvons aucune indication
ni dans les recueils des Rôles d'Oléron ou du Consulat de la
Mer, ni dans d'autres documents. Nous rencontrons il est vrai
certaines conventions : celles de naviguer en flotte pour la
défense commune, et de participer proportionnellement à la
valeur du navire et de la cargaison à la perte que fait subir
l'ennemi ou le pirate, peuvent être considérées comme voisines
du contrat d'assurance proprement dit. Et en combinant ces
— 295 —
conventions de garanties mutuelles d'une part, et les résultats
du prêt à la grosse, on était bien près d'arriver à l'assurance
proprement dite.
Quoi qu'il en soit, ce contrat qui, dit-on, prit naissance en
Italie, et dont le plus ancien document législatif se retrouve
dans l'ordonnance de Barcelone de 1435, ne nous est révélé
en Guienne par aucun vestige avant 1453, fin de la période de
temps dont nous nous occupons.
Article 2.
Importations
Le mouvement du commerce international se traduit par le
double courant de l'importation et de l'exportation, et lorsque
l'importation n'a lieu qu'en vue d'une exportation pour un pays
étranger, cela constitue le transit.
Il nous serait difficile, à l'époque que nous étudions, de
déterminer d'une manière très précise quelles marchandises
donnaient lieu au transit, et, d'autre part, quelles étaient les
marchandises étrangères qui venaient du bassin de la Garonne
et s'exportaient par Bordeaux, ou qui étaient destinées à la
consommation locale, la ligne de douanes entre la Guienne et les
provinces françaises variant avec les vicissitudes de la guerre.
Les relations de Bordeaux avec la Méditerranée par Toulouse
et Narbonne avaient une plus grande importance d'importation
e1 de transit vers l'Océan, que d'exportation et de transit vers
la Méditerranée.
De ce bassin de la Garonne Bordeaux recevait des blés et
des vins, et après avoir gardé ce qui était nécessaire à
sa consommation, exportait l'excédent, quelquefois des blés,
habituellement des vins.
D'autres objets d'alimentation, quelques produits du sol
comme bois ou matériaux de construction, bois merrains, fers,
venaient aussi des provinces françaises. Parmi les produits
du sol qui donnaient lieu à transit, nous ne trouvons guère
que le pastel du Languedoc.
Les épices, le sucre, le poivre, le gingembre, étaient
importés de Marseille, de Narbonne. de Béziers.
— 296 —
Des draps français venaient du Languedoc, de Toulouse, de
Carcassonne, de Béziers, de Narbonne:; Avignon, ville papale
où les Italiens avaient établi leurs comptoirs de banque et de
marchandises, faisait un commerce considérable de draperies
et de toiles. Depuis le pontificat de Clément V, les relations de
Bordeaux avec Avignon avaient pris un grand développement.
Les étoffes de soie et les tissus d'Orient, venant d'Avignon, de
Marseille, de Montpellier, de Narbonne, étaient aussi au nombre
des articles d'importation à Bordeaux, et quelquefois de transit.
Une lettre du roi d'Angleterre Henri III, du 7 septembre 1231,
chargeait Gaillard Colomb, bourgeois et marchand de Bordeaux,
d'acheter pour ce prince, à Montpellier, des étoffes de soie, de
l'écarlate et du gingembre (1).
Nous avons parlé plus haut des péages qui grevaient les
communications.
Nous avons aussi donné quelques renseignements sur le
commerce du bassin de la Garonne, que nous avons considéré
comme commerce intérieur, parce qu'il offre ce caractère
particulier que, malgré l'état de guerre presque constant qui
a existé entre l'Angleterre et la France, il parait avoir été
rarement interrompu.
Les provinces de la Bretagne, qui formaient alors un duché
indépendant, celles de Normandie, reconquises par la France,
fournissaient à Bordeaux des grains, des toiles, du cidre.
Les principales importations venaient d'Angleterre : et
quant à celles qui étaient tirées d'Irlande ou d'Ecosse, de
Flandre et du Nord, il nous est impossible, quand il s'agit de
marchandises communes à ces diverses contrées, de bien faire
la part de chaque pays, parce que les navires flamands
chargeaient souvent un supplément de fret à Londres pour
Bordeaux, et apportaient des draps flamands et des draps
anglais, des harengs de Flandre, et des poissons secs de
Cornouailles.
Nous allons cependant donner quelques indications sur les
principaux articles d'importation.
(-1) Champollion. Lettres des Rois, etc., t. I, p. 39.
297
1° Objets d'alimentation : Grains, viandes salées, poissons salés, beurres,
fromages, boissons.
Nous avons déjà indiqué que Bordeaux recevait des grains
venant des parties françaises du bassin de la Garonne, et que
ce commerce subissait peu d'interruption, même pendant la
guerre. Les Bordelais prétendaient que la guerre ne pouvait
empêcher ni le commerce, ni la navigation, que la Garonne
devait être constamment libre et ouverte à tous : « Que la
» ribeyra sia à tots uberta (1). >
Il en était de même pour les blés de la Saintonge et du
Périgord, provinces devenues françaises.
Mais ces prétentions à la liberté du commerce n'étaient pas
toujours admises par les souverains, soit en cas de guerre, soit
en cas de disette. « Nos ennemis ne doivent pas profiter de nos
» vivres, disait le roi Philippe le Bel, et il importe de leur
» laisser leurs marchandises. > En conséquence, il prohibait
l'exportation des vivres.
Les rois anglais étaient plus tolérants pour les Gascons.
Le 14 novembre 1351, Edouard III déclarait que les habitants
de Bordeaux ne seraient soumis à aucune nouvelle taxe pour
leurs blés et pour leurs vins sur la Garonne, à la condition
qu'ils n'en porteraient pas à l'ennemi (2) ; mais peu après,
il les autorisait à recevoir les blés descendant la Garonne,
c'est-à-dire des provinces françaises (3).
En 1401, le duc de Lancastre autorisait l'importation des
grains et des vins des provinces rebelles, dans la proportion d'un
tiers du chargement en blé, et deux tiers en vin. La même
année le roi Henri IV confirmait cette décision (4) .
Le Livre de la Jurade nous parle des blés du haut pays, dit
pays rebelle, arrivant avec les vins. Ces blés n'étaient pas
reçus s'ils ne se trouvaient sur le navire dans la proportion
d'un tonneau de blé sur deux tonneaux de vin. Il en était ainsi
de 1406 à 1409, par ordonnance du sénéchal rendue sur la
(1) Livre de la Jurade, p. 397.
(2-3) Livre des Bouillons, f° 135. — Gat. Rôl. gasc, f° 127.
4 Livre des Bouillons, f"« 30 ->: 31 0.
19
— 298 —
demande du maire et des jurats. En 1415, la proportion était
modifiée; elle comprenait moitié blé, moitié vin (1).
Le même livre indique l'importation des blés de Saintonge,
de Bergerac, du Fleix, de la Linde et d'autres localités du
Périgord. Comme le haut pays, la Saintonge et le Périgord
étaient devenus français et ennemis (2).
Les grands fournisseurs de blés étaient les navires anglais.
L'exportation des grains d'Angleterre et d'Irlande avait été
défendue à plusieurs reprises des ports d'Angleterre par les
rois anglais; mais ces défenses ne s'appliquaient pas à la
Guienne. La prohibition faite en 1324, à raison de la guerre
avec la France, d'exporter des blés d'Angleterre, ne concernait
pas leur transport en Aquitaine.
La défense d'exportation ne s'appliquait à la Gascogne
qu'en cas de disette de grains en Angleterre, notamment le
23 décembre 1343. Mais le 23 octobre 1346 elle était levée pour
Bordeaux.
Et toutes les fois que la pénurie des récoltes dans cette contrée
nécessitait l'importation des blés étrangers, cette importation
était autorisée. Ainsi en 1359 cette exportation d'Angleterre
était permise pour Bordeaux et La Rochelle, en 1387 pour
Bordeaux.
En 1392, les Bordelais s'étant plaints que les marchands
anglais qui portaient du blé à Bordeaux n'y achetaient plus
de vins, mais allaient en acheter de moins chers à La Rochelle,
le roi Richard II ordonna qu'à l'avenir les marchands anglais
seraient tenus de fournir caution de ne porter leur blé qu'à
Bordeaux, et de revenir en Angleterre soit avec des marchandises
bordelaises, soit avec l'argent, prix de leurs grains (3).
En 1406 et 1407 la ville fit elle-même de grands achats de
blés qui faisaient défaut dans la contrée. Ils avaient été
apportés par des navires anglais mouillés devant Bordeaux.
Ils furent achetés à Hélias Bocher, Harry Bian, Richard
Essmer, Wilhem Saubatze et autres, tous qualifiés Anglais,
marchands et maîtres de navires. Le prix de ces blés était de
12 francs bordelais le tonneau (4) .
(1-2) Livre de la Jurade, p. 332, 387, 396, 397, 399.
(3) Cat. Rôl. gasc, I, 178. — Livre des Bouillons, p. 112.
(4) Livre de la Jurade, p. 157.
— 299 —
Les grains et les farines importés étaient pesés au poids public
de la ville. Ils étaient déposés dans des magasins spéciaux
ou dans ceux delà ville. Richard Cédet était en 1408 le gardien
de ces derniers chais, dans lesquels se faisaient des ventes
publiques de ces marchandises (1).
Au printemps de 1408, le prix des céréales avait baissé par
suite de nombreux arrivages. Puisque le prix du blé, dirent les
jurats, est venu par la miséricorde de Dieu meilleur marché
que d'habitude, ils ordonnèrent que le pain blanc fût du
poids de 16 onces, le pain brun de 20 onces, et le barsalon de
24 onces (2). On voit que, dans le système alors adopté, ce
n'était pas le prix qui augmentait ou diminuait pour le même
poids, mais le poids qui variait, le prix restant le même.
Le blé, à l'exception de toutes les marchandises, était exempt
de tout droit d'entrée. Il en était d'ailleurs de même de toutes
les marchandises anglaises, qui ne payaient aucun droit. «Nous
» voulons, disaient les jurats, que les Anglais aient la franchise
» pour tout ce qu'ils nous portent d'Angleterre (3). »
Nous n'avons pas de renseignements statistiques nous
permettant d'apprécier la quantité des grains, variable d'aillé urs
avec les circonstances, qui pouvait être importée à Bordeaux.
Nous ferons remarquer que cette importation, comme celle
des autres vivres et victuailles, était fort ancienne. Car en 1377,
Richard II, confirmant aux marchands de Guienne le droit de
chargera Londres dans leurs navires diverses marchandises,
et renouvelant la confirmation en 1388, mande aux Bordelais
que le Parlement tenu à Westminster a confirmé deux statuts
de son trisaïeul le roi Edouard Ier, rendus en 1281 et 1297,
permettant aux marchands de Bordeaux de transporter, acheter
et vendre librement dans tout le royaume, savoir : blés, vins,
avoines, chairs, poissons et tous autres vivres et victuailles;
de même que laynes, draps, mercerie, peaux, cuirs et autres
marchandises.
Nous n'avons pas de renseignements sur les chairs, ou
viandes salées, pas plus que sur les beurres et les fromages.
Nous constatons seulement que l'archevêché achetait des
fromages en Angleterre.
(1-2-3) Livre de la Jurade, p. 135, 316, 379, 227, 356; p. 295; p.257 : « Que
los Angles sia franx de tôt so que porteran d'Anglaterra. »
— 300 —
Les indications sont plus nombreuses pour les poissons secs
ou salés.
Ces poissons, surtout les harengs, étaient importés à
Bordeaux par les navires flamands et anglais. Ces navires
apportaient non seulement le poisson de Zélande, d'Anvers,
d'Ecosse, d'Angleterre, d'Irlande, de Bretagne, mais encore
celui qu'ils se procuraient en Norwège.
Le poisson salé était un objet d'échange important au
moyen âge, époque où les jours de jeûne et de nourriture
maigre étaient nombreux, et pendant lesquels l'abstinence de
viande était rigoureusement observée.
Les documents contemporains mentionnent que souvent les
cargaisons de harengs envoyées d'Angleterre en Guienne,
provenaient d'échanges faits avec des marchands de Norwège
et des Pays-Bas pour des blés, de l'orge ou de la bière.
Les harengs, les morues, le stockflsh, étaient troqués à
Bordeaux contre des vins. La règle générale du commerce de
cette époque était le troc, marchandise contre marchandise.
Ainsi Edouard III, qui en 1363 avait prohibé la sortie de
diverses marchandises anglaises, avait dès l'année suivante
levé ces prohibitions, et notamment permis la sortie des poissons
secs des comtés de Cornouailles et de Devon pour les troquer
en Guienne contre des vins.
Les chargeurs, à leur retour en Angleterre, devaient justifier
de l'accomplissement de cette condition par un certificat du
maire de Bordeaux, du connétable et du sénéchal.
Les nobles anglais ne dédaignaient pas plus d'envoyer
vendre à Bordeaux des poissons salés que les nobles gascons
de vendre leur vin en Angleterre. Ce commerce devait être
lucratif, car il avait tenté le prince Noir lui-même, cette fleur
de chevalerie, ce prince fastueux et prodigue, obligé de
chercher tous les moyens de suffire à ses dépenses. Les comptes
de son trésorier, Richard Filongleye, nous montrent le fier duc
d'Aquitaine, faisant à Bordeaux le commerce de la morue, du
stockflsh et du hareng, et nous donne le chiffre de ses bénéfices
sur cet article, qui n'était pas le seul de son commerce (1).
(1) La recette du prince porte aux articles 39, 44 et 46 les sommes de
2601 U32'l sterling, 2311 \ 3s 40*1 sterling et 2281 \$b\a sterling pour stockfische,
pesshon salé et harangsore. Il spéculait aussi sur les harnais et les chevaux
— 301 —
Nous trouvons en effet dans le même document que le prince
recevait par Jes mains de Hugues Le Berton, trésorier de son
hôtel, « en prix de victuailles achetées en Angleterre et envoyées
> en Aquitaine », une première somme de 5551 15s 6d sterling
anglais, et une seconde de 2,533' 19s sterling.
Nous trouvons à diverses reprises dans les comptes de
l'archevêché des achats de poissons salés. En 1385 on achetait
dix milliers de harengs rouges pour le carême au prix de
75 sols le millier (1); à peu près à la même époque on achetait
des merluches de Cornouailles qu'on échangeait contre du vin.
La ville de Bordeaux achetait elle-même des harengs et
d'autres poissons salés à des marchands anglais pour avitailler
les navires qu'elle armait à l'époque où elle avait à défendre
les villes de Blaye et de Bourg, assiégées par les Français. Elle
le payait à Toni Doscor et à Jouffre Barger, marchands anglais,
à raison de 9 francs la barrique de harengs blancs (2).
De Bordeaux ces poissons se répandaient clans l'intérieur et
remontaient jusqu'à Poitiers vers le nord et Toulouse vers
le sud.
L'ensemble des objets d'alimentation importés à Bordeaux
atteignait donc un chiffre important, mais que nous ne pouvons
préciser.
Il en est de même pour les boissons.
Nous avons déjà parlé des vins au chapitre du commerce
intérieur, et de ceux qu'on importait pour la consommation
locale. Malgré l'habitude générale de boire du vin qu'avaient
toutes les classes de la population, les paysans et les ouvriers,
pas plus qu'aujourd'hui, ne pouvaient le faire tous les jours.
Nous avons cité les piquettes, ou vins lymphatés, qui formaient
la boisson journalière du peuple. On apportait aussi de
Normandie du cidre et du poiré, qu'on appelait pomada et
poyreau, parce qu'ils venaient de la pomme et de la poire.
Le livre des comptes de l'archevêché, le Livre de la Jurade,
mentionnent de nombreux achats de cidre pour les domestiques,
d'Angleterre vendus à Bordeaux : « En prix de chivals achatez en Angleterre et
envoyez vers les parties d'Aquitaine, 7721 13s 4d sterling anglois. »
Voy. Delpit. Documents français, p. 176, n° ccxxiv.
1) Comptes de l'Archevêché. Archiv. départ. Série G, ann.1385.
2) Livre, de la Jurade, p. 139, 157, 160.
— 302 —
les vignerons et les marins. La ville en achetait jusqu'à
cent tonneaux à la fois pour les marins de sa flottille. Elle
le payait aux marchands de Bayonne qui l'apportaient de
Normandie à raison de 5 francs bordelais la pipe de deux
barriques, et donnait deux pipes de cidre pour huit jours aux
cinquante hommes, marins et soldats, qui montaient un de
ses navires (1).
2° Métaux : Or, argent, cuivre, fer, plomb, étain.
Les ateliers des monnaies avaient une grande importance en
Guienne, et consommaient une assez forte quantité de métaux
précieux. Les comptes du prince Noir nous font voir qu'il fut
frappé à cette époque pour 230,000 livres sterling de monnaie
d'or, et 177,000 livres sterling de monnaie d'argent.
D'où provenaient ces métaux, ainsi que ceux employés pour
l'orfèvrerie qui était en honneur à Bordeaux?
Nous n'avons pas de documents qui puissent nous renseigner
exactement sur ce point.
On faisait la recherche des paillettes d'or dans le lit des
rivières des Pyrénées, dans l'Ariège près de Pamiers, dans le
Salât près de Saint-Girons, et dans la Garonne en amont de
Toulouse, après la jonction des deux rivières précédentes.
C'était principalement dans les anses de ces rivières, et 'dans
les endroits où le cours d'eau perd de sa vitesse, que les
orpailleurs faisaient leurs recherches. Les petites rivières de
la Cèze et du Gardon, qui se jettent dans le Rhône au-dessus
d'Avignon, fournissaient aussi quelques paillettes. Ces dépôts,
peu riches, donnaient des fragments de métal, ordinairement
de forme lenticulaire, et dont le volume atteignait quelquefois
4 millimètres et demi dans l'Ariège, et ne dépassait pas
3 millimètres dans la Cèze et le Gardon.
L'or pouvait aussi venir du Piémont par Narbonne et Lyon,
des sables du Rhin et de la montagne du Harz en Allemagne
par la Flandre ou l'Angleterre.
Quant à l'argent, il provenait des mines de plomb argentifère
des Pyrénées, et quelque peu de celles du Rouergue. Nous
(1) Livre de la Jurade, p. 139.
— 303 —
voyons le prince Noir percevoir une redevance peu importante
sur les mines de Villefranche (1).
A cette époque les souverains, obéissant à une préoccupation
générale, prohibaient sévèrement l'exportation des métaux
précieux. Il en était ainsi en France d'après une ordonnance
royale en date du 28 juillet 1303. L'exportation d'Angleterre
était aussi prohibée, et cette prohibition des matières en lingots
ou à l'état de monnaies, était souvent renouvelée. Quelquefois,
comme en 1314, quelques circonstances particulières obligèrent
le roi à permettre aux marchands d'emporter les monnaies
nécessaires à payer leurs achats à l'étranger, et encore ce ne
fut pas sans restrictions (2).
Le 24 septembre 1335 la prohibition fut renouvelée (3).
En 1344, il fut fait défense non seulement aux marchands,
mais même aux pèlerins, d'emporter or, argent, vaisselle d'or
et d'argent (4). Et si quelquefois l'autorisation était accordée
à quelque puissaut personnage, cette autorisation même était
la preuve de la prohibition générale. Ainsi le 10 juillet 1432,
Gaston de Foix, comte de Longueville et captai de Buch,
obtenait la licence de transporter dans le duché d'Aquitaine
de la vaisselle d'argent qu'il avait achetée à Londres (5).
De plus hauts personnages n'avaient pas eu besoin d'autori-
sation. Ainsi en 1372 le duc de Lancastre avait fait porter de
Londres à Bordeaux 1,050 marcs d'or. Ce transport fut confié à
William d'Ardène qui l'effectua en traversant la France à dos
de sommiers et avec l'aide de deux valets. La durée de son
voyage fut de cent quarante-sept jours (6).
En traitant des monnaies, nous avons parlé de ce qui
concernait les orfèvres de Bordeaux. Nous remarquerons
que les règlements qui leur étaient imposés étaient à peu
près les mêmes que ceux qui régissaient les orfèvres de
Londres.
Le fer importé à Bordeaux venait du Périgord, des Landes
et d'Espagne. Parmi les industries du fer qui s'exerçaient à
Bordeaux, nous signalerons celle des armes et des armures qui
(1-2) Delpit. Docum. franc, p. 140, n° 164; — Introd. p. ccxxxvn, et texte
n°s 326, 327.
[3-4) Rymer. 1335, f° 922 ; — 1344, fo 4, v. III.
(5) Cat. Rôl. gasc. 1432, fo 215.
(6) Delpit. Docum. franc, p. 187, n° 246.
— 304 —
donnaient lieu à un certain mouvement d'exportation, et que
nous mentionnerons à cette occasion.
Lecuivre, leplomb, Yétain, étaient très employés. Les Livres
de la Juracle à Bordeaux, des documents concernant les taxes
perçues à Libourne, à Blaye, nous indiquent leur importance,
mais sont à peu près muets sur leur provenance.
Un document du 24 août 1275 réglant- entre Jean de Labère,
connétable de Bordeaux, et la famille Andron de Lansac, le
péage du port de Fozéra, qui allait être la ville de Libourne,
fixait à trois deniers par quintal le droit d'entrée pour le cuivre,
Fétain et le plomb (1).
La coutume de Blaye fixait ce droit pour le fer, l'étain et le
cuivre à 10 deniers par millier; il était dit que tout marchand
venant d'Espagne avec sa marchandise était exempt de taxes
pour un an (2).
Le cuivre, l'étain, le plomb, qui venaient à Bordeaux dès
l'époque romaine, étaient affranchis de toute taxe d'entrée.
Une ordonnance d'Edouard III en date du 5 avril 1348 constate
que ces métaux étaient librement importés en Guienne.
Cependant, près de cent ans après, l'étape de Calais ayant
été fixée comme obligatoire pour toutes les exportations
d'Angleterre en France, laines, cuirs, peaux, étains, plombs,
le connétable et la Compagnie des étapes de Calais se plaignirent
au roi Henri V que nonobstant ces dispositions, certains
marchands des îles Normandes, de Bretagne et de Guienne,
achetaient en Cornouailles de l'étain brut, sans passer au
retour par Calais. Henri V rendit en 1414 une ordonnance qui
prescrivait l'étape de Calais (3).
L'emploi de l'étain dans la vie domestique était considérable.
C'est en étain que se fabriquait presque toute la vaisselle de
ménage, brocs, pots, bassins, pintes, canettes, plats, assiettes.
Les potiers d'étain exerçaient une industrie presque artistique,
très recherchée et très lucrative.
Les riches mines de Cornouailles et du Devonshire, qui
fournissaient à la Guienne l'étain, lui fournissaient aussi du
cuivre.
(1) Guinodie. Hist. de Libourne, t. II, p. 391.
(2) Archiv. historiq. de la Gironde, t. XII, p. 217.
(3) Fr. Michel, t. I, p. 256.
— 305 -
Mais Bordeaux recevait aussi des cuivres du Nord. Depuis
le xiie siècle des navigateurs de la Baltique et des villes
hanséatiques avaient commencé à porter dans l'Europe
occidentale, par petites quantités il est vrai, les cuivres des
mines de Falhun en Dalécarlie et de Drontheim en Norwège.
Le plus souvent ces cuivres étaient achetés par les Hollandais
et les Flamands qui les transportaient ensuite en Guienne. Les
Flamands portaient aussi des cuivres de Hanselsberg dans le
Hanovre, et enfin une partie des cuivres anglais à destination
de Bordeaux.
3° Objets manufacturés ou propres a l'industrie : Laines, cuirs, peaux;
draps , toiles . mercerie.
Les statuts d'Edouard Ier de 1281 et 1297, confirmés par
arrêt du Parlement en 1377 et publiés par le roi Richard II, et
dont nous avons déjà parlé, accordaient aux marchands de
Guienne le droit d'acheter en Angleterre, et de charger sur
leurs navires, non seulement les blés, vins, avoines, chairs,
poissons et autres victuailles; mais les laines, cuirs, peaux,
draps et d'autres marchandises.
Bordeaux, qui n'a jamais été une ville industrielle, ne
demandait guère de laines à l'étranger. Elle n'avait, comme
fabriques de draps, que de très petits ateliers locaux utilisant
la laine des moutons du pays. De même elle ne recevait pas de
fils de chanvre ou de lin de l'étranger, ses tisserands se bornant
à l'usage des textiles de la contrée. Mais Bordeaux importait
en grande quantité les étoffes de laine et de fil.
Les Anglais au xme siècle fabriquaient peu de draps ; ils
vendaient leurs laines à l'étranger, quelque peu aux Italiens,
beaucoup aux Flamands. Les laines vendues aux Italiens
passaient quelquefois par Bordeaux. On a conservé des lettres
de la maison Gherardi établie à Londres en 1286, constatant
d'importants achats de laines faits par ces Italiens à diverses
abbayes anglaises (1). Ces laines remontaient la Garonne
jusqu'à Narbonne et à Montpellier, où les navires de Pise et
de Gênes venaient les prendre.
(1) Duesbers:. Histoire de la Navigat., p. 407.
— 306 —
A cette époque les Templiers avaient obtenu depuis 1213
le privilège du transport des laines d'Angleterre à l'étranger;
et ils en usèrent jusqu'à l'extinction de l'ordre en 1309 (1).
En 1341 Edouard III accorda le monopole de l'exportation des
laines aux banquiers italiens les Bardi et les Perucci, en
récompense et pour les couvrir des prêts énormes qu'ils avaient
faits au roi (2).
L'Angleterre, à l'époque dont nous parlons, vendait ses
laines aux Flamands, qui achetaient la laine partout où ils en
trouvaient, et vendaient les draps aux Anglais. La marine
anglaise avant le xive siècle n'était pas plus développée que
son industrie, et tous les transports se faisaient par les navires
de la hanse teutonique qui étaient alors les rouliers des mers
du Nord et de l'Océan.
Le comptoir de la hanse à Bruges était devenu l'entrepôt
universel du commerce du Nord et de l'Occident. Il avait
conquis sur ce marché le monopole de la vente du poisson
salé, des grains, de la toile, de la bière, des métaux bruts et
ouvrés et particulièrement de l'or et de l'argent extraits des
mines de la Bohême et de la Hongrie. A Londres les Hanséates
avaient obtenu sous les trois premiers Edouard, pour leur
comptoir qui existait depuis 1203, les plus précieux avantages.
De 1300 à 1350 ils obtinrent presque constamment le privilège,
même à l'exclusion des Anglais, d'exporter les principaux
produits, tels que la laine, les peaux et l'étain. Comme nous
venons de le dire, la plus grande partie de ces laines étaient
achetées par la Hollande et la Flandre, dont les fabriques de
draps avaient atteint le plus haut degré de prospérité (3).
Mais lorsque l'industrie anglaise eut commencé à fabriquer
ses draps et lorsque sa marine eut pris un certain développe-
ment, des rivalités industrielles ne tardèrent pas à s'élever
entre l'Angleterre et la Flandre, et à plusieurs reprises les
rois anglais défendirent à leurs sujets de commercer avec les
Flamands. Ils restreignirent d'abord le commerce des laines,
des cuirs et des peaux. Le 12 août 1318, Edouard III prohiba
l'exportation des laines, cuirs, peaux, et celle des draps. Le
(1) Rymer. 1213, foi 15.
(2) Cat. Rôl. gasc. 1341, 26 novembre, fo 111.
(3) Guillaumin. Dict. du Comm., v° Hanse, f° 20.
— 307 —
30 avril 1327, il autorisa cette exportation, mais seulement
par quelques ports déterminés : Newcastle, York, Lincoln,
Londres, Dublin, Cork (1). En 1336, l'exportation des laines
fut défendue. Cette défense fut renouvelée le 10 février 1345 et
le 21 novembre 1347 (2).
Pour Bordeaux, l'importation des draps était beaucoup plus
importante que celle des laines. C'était le grand article
d'échange contre les vins ; aussi était-il le plus souvent affranchi
des obstacles apportés à l'importation des laines.
Des difficultés s'élevaient fréquemment entre les marchands
anglais et leurs acheteurs gascons, soit à Londres, soit à
Bordeaux.
Les marchands à Londres avaient la prétention, lorsqu'ils
vendaient des marchandises au poids, d'avoir le droit de faire
pencher la balance en leur faveur. Les marchands étrangers
avaient obtenu du roi, en 1304, une charte par laquelle le
gardien de la balance publique devait, avant de peser les
marchandises, montrer d'abord que les bassins étaient parfai-
tement en équilibre, et ensuite éloigner les mains de la balance
pour ne pas faire pencher injustement l'un ou l'autre bassin.
Les marchands de Londres réclamèrent énergiquement,
prétendant que de tout temps ils avaient eu le privilège de
faire pencher la balance du côté qui doit être favorisé, c'est-à-
dire au profit du vendeur (3).
Ils élevaient une prétention analogue pour le mesurage des
draps. Ce mesurage fut réglé à Londres en 1373 par le
Parlement tenu à Northampton ; il le fut à Bordeaux par le
duc de Lancastre vers la même époque. Les Anglais préten-
daient que la mesure en usage à Bordeaux était plus longue
que celle d'Angleterre. On mesurait alors les draps avec
une corde graduée, mesure sujette à variations. Il fut décidé
que le duc ferait venir de Londres une mesure dûment
certifiée (4).
L'introduction des draps anglais n'empêchait pas celle des
draps flamands, bien plus anciennement usitée. Froissard
parle d'une flotte espagnole chargée au port de l'Écluse, de
(1-2) Rymer. 1327, f° 705; — 1336, f° 943; 1345, f° 29; 1347, f° 41.
(3) Delpit. Docum. franc., p. ccxxxv, introd., e» n0& 85 et 86.
(4) Livre des Bouillons, f° 374.
— 308 —
draps, de toiles et d'autres marchandises achetées en Flandre
à destination de Bordeaux.
Les livres de comptes de l'archevêché nous donnent quelques
renseignements sur ces draps et ces toiles d'Angleterre, d'Irlande
et de Flandre, importés à Bordeaux.
En 1355, le trésorier achetait pour les neveux du pape des
draps de Colcester, des draps de Galles et des toiles de
Bretagne, et en 1357, des toiles de lin d'Angleterre. Il payait
deux pièces un quart de drap d'écarlate pour faire une cotte
hardie, une capuce et des chausses à Pierre de la Mothe, frère
du pape, plus une demi-pièce de blanquet pour doubler la
capuce, le tout 17 léopards d'or. Du drap d'or pour un jupon
à Pierre de la Mothe était payé 4 léopards d'or. Du drap
d'Irlande pour faire des cottes hardies à Pierre et Gaillard de
la Mothe, neveux de l'archevêque, 17 florins. Il achetait aussi
du drap de Frise.
Il achetait 44 aunes 3/4 de panne de lin d'Angleterre pour
faire des linceuls de lit.
Plus tard, en 1382, le trésorier achetait du drap rouge et du
drap mesclat pour l'épouse de Bertrand de Roquers, frère de
l'archevêque; et, pour les funérailles de l'archevêque, du drap
de Galles pour faire des vêtements de deuil à Jean de Roquers,
neveu de Monseigneur, à Hugon, médecin, et à quelques
autres; un manteau d'Irlande pour le neveu. Nous voyons
aussi payer 28 livres pour 4 aunes d'écarlate, des toiles de
Flandre pour les vêtements de l'archevêque, des étoffes
d'Irlande pour couvertures de lit, six manteaux d'Irlande pour
le neveu de l'archevêque et sa suite.
Outre les draps et les toiles, Bordeaux importait encore un
grand nombre de ces articles qu'on appelait mercerie, du nom
générique de merœ, marchandise. C'étaient des bas, des gants,
des bourses, des ceintures, des capes et manteaux. Nous
trouvons l'achat par le trésorier de l'archevêque d'une ceinture
doublée de rouge et de gris de Londres; de registres; de papier
à raison de 10 sous pour deux mains de papier, et une autre
fois de 4 livres 10 sous pour dix-huit mains.
— 309 —
Article 3.
Exportations
Parmi les exportations de Bordeaux pendant la période
anglaise, une seule a de l'importance, celle des vins, à laquelle
nous consacrons un article spécial. Les autres produits de
l'agriculture ou de l'industrie de la Guienne ne donnaient lieu
qu'à des affaires restreintes et souvent interrompues.
Nous allons cependant les passer rapidement en revue.
Parmi les produits alimentaires, nous citerons les grains, le
miel, le sel.
La législation économique sur les grains a toujours été
variable chez tous les peuples de l'Europe. D'une part, les rois
et les populations ont toujours poursuivi un double but, celui
de s'assurer un approvisionnement suffisant en empêchant les
blés de sortir, et, en cas de disette, celui de faciliter leur entrée;
d'autre part, en temps de guerre, on voulait empêcher l'ennemi
de profiter de nos vivres, comme disait en 1304 le roi Philippe
le Bel.
L'histoire de la législation sur les grains ne présente qu'une
série alternative de prohibitions à l'entrée ou à la sortie.
Les disettes étant beaucoup plus fréquentes que les années
d'abondance, la règle la plus générale était la prohibition
d'exporter. Les jurats y tenaient rigoureusement la main. Les
exportations n'étaient qu'exceptionnelles, et il nous est
impossible d'en déterminer l'importance.
Le miel était le sucre de cette époque, et Bordeaux chargeait
celui des Landes et de Narbonne, mais en petite quantité,
pour les Flamands et les Hanséates. Le miel avait quelques
usages médicinaux et culinaires; son plus grand emploi était
la fabrication de l'hydromel, liqueur favorite des peuples du
Nord et dont on faisait grande consommation en Pologne, en
Suède, en Norwège et en Russie.
Le sel, assujetti à des impôts en France, était d'un commerce
libre pour la Guienne. Nous avons déjà parlé, comme donnant
lieu au commerce intérieur, des sels qui venant de Brouage ou
de Soulac remontaient la Garonne.
— 310 —
L'exportation de ces sels se faisait aussi par Bordeaux pour
l'Angleterre et pour la Flandre, qui les utilisaient pour les
salaisons de viandes et de poissons. Mais cette exportation
n'eut jamais l'importance de celle faite par La Rochelle des sels
de la Saintonge et de l'Aunis.
Le commerce des résines, brais et goudrons, existait dès
l'époque la plus reculée. Ausone en a fait mention. Le nom
tVarkanson, donné au brai sec ou colophane, était donné aussi
au petit port des landes que nous appelons aujourd'hui
Arcachon. Il est probable que les navires anglais principalement
chargeaient quelques approvisionnements de résine à Bordeaux,
malgré la concurrence que cette marchandise avait à subir des
résines du Nord.
La résine était entreposée à Bordeaux dans des magasins
désignés par les jurats. Elle payait à la ville un droit de sortie
de 12 deniers par livre. Des marchands bretons essayèrent en
vain de s'y soustraire (1).
Ces droits de sortie étaient affermés. En 1407, le fermier
était un Anglais du nom de Lamford ; il payait 10 livres par an ;
ce qui implique le peu d'importance de cette exportation (2).
Bordeaux exportait pour l'Angleterre et surtout pour la
Flandre une matière tinctoriale, la guède, redon ou pastel, qui
servait à la teinture des étoffes et surtout des laines. Le pastel
était cultivé dans les environs de Toulouse, dans la province
de Lauraguais.
Les provinces du nord de la France recevaient dès le
xine siècle les pastels du Languedoc. Leur entrepôt principal
était en Picardie, à Amiens; de là, le pastel se répandait en
Hollande, en Flandre, et par Calais en Angleterre. Mais ce
mouvement s'opérait par Narbonne et le Rhône et non par
Bordeaux (3), ou du moins Bordeaux n'en obtenait-il qu'une
faible partie.
Le commerce d'exportation du pastel se trouvait d'ailleurs
lié avec celui des draps du Languedoc, et les fabricants de cette
contrée demandaient la prohibition de porter à leurs concurrents
du Nord la matière nécessaire à ceux-ci pour teindre leurs
étoffes.
(1-2) Livre de la Jurade, p. 4, 27, 340, 358, 299; p. 209.
(3) Célestin Port. Hist . du Commerce de Narbonne, p. 61 .
— 311 —
Les laines et le pastel ne pouvaient sortir des provinces
françaises. Cette prohibition avait été obtenue en 1303 du roi
Philippe le Bel, par les députés des fabricants de draps de
Languedoc qui se plaignaient de la concurrence que leur
faisaient surtout les draps de Flandre. La défense d'introduire
en France des draps étrangers accompagnait la défense
d'exportation des matières premières propres à cette fabrication,
c'est-à-dire des laines et des teintures (1). Mais douze ans
après, en 1315, une nouvelle ordonnance royale vint lever cette
prohibition.
Cette liberté ne dura pas longtemps. Les députés des
fabriques de Carcassonne, de Bézierset de Narbonne portèrent
au roi leurs plaintes contre la concurrence étrangère, et
réclamèrent le maintien des anciennes prohibitions. Le roi
Philippe le Long, le 24 février 1318, remit en vigueur les
défenses d'exporter les laines, la gaude, la guède, la garance,
c'est-à-dire toutes les matières servant à fabriquer ou à teindre
les étoffes, et, en outre, les draps eux-mêmes. Ces défenses
furent renouvelées en 1333 et en 1349.
Les producteurs de laine et ceux de pastel se plaignirent à
leur tour de ne pouvoir plus vendre leurs récoltes ; les marchands
de draps de Narbonne se plaignaient aussi de ne pouvoir plus
écouler leurs marchandises. Ils obtinrent gain de cause dans
ce conflit avec les fabricants de draps ; et la liberté du commerce
des guèdes et des laines fut rétablie en 1359; mais elle fut
assujettie au paiement d'un droit de sortie (2).
Nous trouvons cependant quelques traces d'arrivée à Bordeaux
de pastels du Languedoc venant par la Garonne; car, en 1345,
le comte de Derby avait accordé à La Réole un droit de péage
sur les marchandises qui descendaient la rivière, et notamment
un droit de 20 deniers sur chaque pipe de pastel (3).
Les registres de la Jurade mentionnent en 1404 l'importation
du pastel à Bordeaux. Il fut permis à Jean de Treulon et à
Jean Carreyre, malgré la guerre qui existait entre la France
et la Guienne, de décharger des coraux (bateaux) français
venant d'amont, et chargés de guaydes (4).
(1) Ordonn. des Rois de France, t. I, p. 423.
(2) Célest. Port. Hist. du Commerce de Narbonne, p. 67.
(3) Archiv. historiq., t. I, p. 302 et ss.
(4) Livre de la Jurade, p. 120.
— 312 —
M. Francisque Michel a fait remarquer à bon droit que ce
commerce n'avait pas une grande importance, car les comptes
de Bernard Angevin, connétable de Bordeaux en 1427, ne
portent l'exportation des guèdes pour un semestre qu'à
13 tonneaux, ayant donné, à raison de 2 deniers noirs par
tonneau, une recette de 2 sous 2 deniers noirs (1).
Le commerce du pastel prendra un développement plus
considérable au xvie siècle lorsque l'industrie des étoffes
demandera une plus grande quantité de matières tinctoriales,
et que Bordeaux pourra les exporter plus librement.
Bordeaux n'exportait pas de fer. Son industrie exploitait
quelques-uns des nombreux gisements du sol des Landes, et
recevait des fers du Périgord très anciennement connus. Mais
ces fers, ainsi que quelques faibles parties venues d'Espagne,
alimentaient la consommation locale, et ne donnaient pas lieu
à exportation.
Ces fers servaient cependant à fabriquer des armes pour
lesquelles l'industrie bordelaise avait acquis une grande
renommée, mais dont l'exportation ne devait pas être consi-
dérable.
Cette renommée était ancienne. Le roman de Gérard de
Roussillon parle d'un guerrier qui portait « lance et écu de
» Bordel » (2).
Les chroniques de messire Jehan Froissard nous parlent
souvent des armes faites à Bordeaux. Les épées avaient le
taillant « si aspre et si dur que plus ne pouvait ». Il nous
montre le chevalier Berkeley combattant avec une épée de
Bordeaux « bonne et légère et roide assez ». Les chevaliers
anglais et français qui prirent part au célèbre combat des
Trente, étaient armés d'épées de Bordeaux « courtes, raides et
aiguës » (3).
Ces épées coûtaient fort cher : un écuyer anglais en avait
une « qui moult chier lui cousta », dit la chronique de Bertrand
Duguesclin (4).
(1) F. Michel, t. I, p. 299.
(2) « Lance porte et escu qui est de Bordel. » (Gérard de Roussillon. p. 345.)
(3) Froissard. Clironiq., 1. II, ch. x. 1377.
(4) Clironiq. rimée de B. Duguesclin. — Guvelier. Vie du vaillant Bertrand
Duguesclin, t. I, p. 222. « Un écuyer y vint qui le comte lança — d'un espoil de
Bordiaux qui moult chier li cousta. »
313
En 1385, l'archevêque de Bordeaux fit don au seigneur de
Limeuil d'une épée qu'il paya 4 liv. 7 s. 6 deniers, somme qui
serait représentée aujourd'hui par celle de 320 fr. 50 (1).
VINS.
Le vin a toujours formé la plus importante branche du
commerce de Bordeaux. C'est le véritable produit d'échange
contre les marchandises étrangères. Il nécessite un nombreux
cortège d'industries accessoires, et emploie un personnel
considérable.
La culture de la vigne, plus exigeante que presque toutes les
autres, demande et occupe des terrassiers, des laboureurs, des
vignerons, des femmes; elle paie, sur la môme étendue de
terrain, des salaires plus élevés et nourrit une population plus
dense que ne peut faire la culture du blé. Elle se contente de
terrains moins fertiles.
La fabrication des vins, les soins qu'ils nécessitent, entraînent
un mouvement commercial important. Il faut des bois merrains
pour construire les barriques; des cercles de bois ou de fer, des
osiers pour les tonneaux; des voitures, des navires, pour les
transports; des courtiers et des marchands pour acheter, des
banquiers pour payer.
Tous ces cultivateurs, ces travailleurs, qui vivent par les
bénéfices et les salaires produits par la culture et la vente du
vin, deviennent à leur tour consommateurs des produits achetés
en échange; et c'est ainsi que se crée le double courant du
commerce.
Nous avons déjà, en étudiant le commerce de Bordeaux à
l'intérieur, donné les détails les plus précis sur la culture de
la vigne en Aquitaine; sur la consommation locale des vins de
Bordeaux. Nous avons suivi le vigneron, le vendangeur dans
leurs cultures et dans leur récolte; le tavernier dans sa buvette;
nous allons maintenant nous occuper du commerce avec
l'étranger; nous suivrons le marchand dans ses ventes, le
marin dans son navire, le Bordelais dans son comptoir de
Flandre ou d'Angleterre.
(1) Comptes de l'Archevêché. Archiv. départem.
20
— 314 —
Le port de Bordeaux, admirablement placé près de l'Océan,
sur un fleuve dont les affluents navigables traversent de riches
contrées où fleurit la culture de la vigne, avait commencé même
avant l'époque anglaise non seulement à exporter les vins
provenant du Bordelais, mais encore une grande quantité de
ceux récoltés dans ces riches provinces que desservent le Tarn,
le Lot, la Garonne et la Dordogne. On distinguait il est vrai
ces vins au point de vue commercial de ceux de la sénéchaussée
de Bordeaux ou des bourgeois de Bordeaux ; ils ne recevaient
pas les mêmes privilèges ou exemptions d'impôts; mais ils
n'en faisaient pas moins partie du mouvement d'exportation.
Ce mouvement s'étendait en éventail sur l'Océan, depuis
l'Espagne et le Portugal où il était peu prononcé, sur les côtes
de France, notamment celles de Bretagne et de Normandie, sur
les villes de Flandre et des Pays-Bas; enfin et surtout sur le
groupe des îles anglaises.
Les contrées dont nous venons de parler, situées au nord,
sur l'Océan, récoltaient peu de vin et en consommaient de
grandes quantités; mais cependant dans quelques-unes la vigne
était cultivée, et d'autres trouvaient dans leur voisinage des
vignobles plus rapprochés que ceux de Bordeaux.
Sur ces marchés étrangers les vins propres à Bordeaux
avaient à lutter non seulement contre les vins du bassin de la
Garonne qui arrivaient avec eux; mais avec les vins d'Espagne,
de La Rochelle et du Poitou; avec ceux de la Touraine et de
l'Anjou, de la Bourgogne et de la Champagne; plus au nord,
avec ceux de la Moselle et du Rhin; et encore avec les vins de
Bretagne, de Normandie et d'Angleterre, peu abondants, il est
vrai, et de mauvaise qualité, mais qui existaient toutefois, et
desservaient dans ces contrées une partie de la consommation
locale.
Paris, déjà grand consommateur de vins, recevait ceux du
centre et surtout ceux de la Bourgogne et de la Champagne,
venant par la Loire, la Seine et la Marne. Quelques vins de
Gascogne, mais peu, lui arrivaient par Rouen. Autour de
Paris se trouvaient de nombreux vignobles, dont Suresnes et
Argenteuil conservent encore la tradition.
En Bretagne, dont le duc était indépendant et traitait de
pair avec le roi de France et le roi d'Angleterre, il existait
aussi quelques vignobles, peu importants d'ailleurs et dont les
— 315 —
raisins mûrissaient difficilement. Les monastères surtout se
livraient à cette culture dont quelques traces se sont même
conservées jusqu'à nos jours. Ainsi en 1848, les documents
statistiques officiels comptaient encore 800 hectares de vignes
cadastrées dans cette ancienne province.
A la même époque il en existait près de 2,000 hectares en
Normandie.
Il est de tradition, assure-t-on, que les vignes qui existaient
autrefois dans cette province auraient été arrachées par les
Anglais au xm° siècle pour favoriser la production des vins
dans la Guienne; cette tradition ne repose sur aucun fondement
historique. Et si le fait eût été exact, dès que la Normandie
fut devenue province française, la culture de la vigne y eût
reparu. Les vignes de Normandie disparurent peu à peu parce
que le climat n'était pas favorable, parce que les récoltes
étaient précaires, que le raisin mûrissait mal, et que lorsque la
Normandie put prendre les vins dont elle avait besoin, soit en
Guienne, soit dans la Touraine, l'Anjou, la Saintonge, elle
trouva plus avantageux de renoncer à une culture ingrate, et
de s'adonner à la propagation du pommier dont le cidre lui
donnait des récoltes plus régulières.
Un fait analogue et produit par la même cause se remarque
en Angleterre.
Lors de la conquête par Guillaume, l'Angleterre comptait
un assez grand nombre de vignobles dont l'existence nous est
attestée par des documents historiques. Le Domesday Book, le
livre de la conquête, démontre que presque tous les monastères
du sud de l'Angleterre possédaient des vignobles. La profession
de vigneron, vinitor, était classée parmi les professions usuelles
dès l'an 1196. Le célèbre William de Malmesbury parle d'une
vigne existant dans son abbaye et qui aurait été plantée par
un moine grec dès le xie siècle. Il est certain que les abbés de
Malmesbury possédaient encore des vignes un siècle plus tard.
Mais, si quelques couvents, quelques grands seigneurs
même, cultivaient quelques rares et petits vignobles avant la
réunion de la Guienne à l'Angleterre, ils les négligèrent et les
laissèrent disparaître lorsque les relations commerciales mieux
établies, les transports moins difficiles et moins coûteux,
permirent, au lieu d'une boisson précaire et en outre acide et
peu agréable, d'obtenir les vins de Gascogne. L'ingrate culture
— 316 —
de la vigne dans le Nord s'éteignit peu à peu. Le peuple se
rejeta sur la bière; les rois, les abbés, les riches seigneurs, les
opulents marchands recherchèrent les vins du Rhin, d'Espagne,
de France et d'Aquitaine.
Ce mouvement d'exportation des vins de Bordeaux avait
commencé même avant la réunion de l'Aquitaine à l'Angleterre.
On sait que la rédaction des Rooles d'Oléron, c'est-à-dire
des coutumes qui régissaient depuis longtemps déjà les relations
maritimes des peuples placés sur les bords de l'Océan à l'ouest
de l'Europe, eut lieu à une époque antérieure au mariage
d'Éléonore d'Aquitaine avec Henri Plantagenet. Ces Rôles
indiquent que déjà, sous les anciens ducs d'Aquitaine, le
commerce par mer des vins de Bordeaux avait pris une impor-
tance considérable pour l'époque. Ils parlent, comme lieux de
destination, de la Bretagne, de la Normandie et de l'Ecosse.
S'ils n'indiquent pas nominalement les îles Britanniques, ils
paraissent cependant les comprendre dans les expressions
générales dont ils se servent.
L'article premier parle d'une nef qui « départ du pays d'où
» elle est, et vient à Bordeaux ou à Rouen, ou en un autre
» pays, et est de là frétée pour aller en Ecosse ou autre pays
» étranger ».
L'article IV parle d'une nef qui part, chargée, de Bordeaux.
L'article VII, d'une nef chargée de vins qui part de Bordeaux
pour aller à Caen, ou en un autre lieu. L'article IX, d'une nef
chargée à Bordeaux pour mener les vins. L'article XIV, de
deux nefs chargées de vins et dont le choc occasionne des
avaries. L'article XVI, d'une nef arrivée avec sa charge à
Bordeaux. L'article XVII, des mariniers de Bretagne, qui
doivent avoir du vin à chaque repas, et de ceux de Normandie,
qui doivent avoir du vin dès que la nef est au port de Bordeaux;
mais à l'aller à Bordeaux, ils n'ont que de l'eau (1).
La Bretagne, la Normandie, la Flandre, les îles Britan-
niques étaient les quatre contrées où s'exportaient les vins de
Bordeaux.
Nous allons indiquer rapidement les principales circonstances
relatives à ces divers pays, et nous insisterons surtout sur les
relations avec l'Angleterre.
(1) Pardessus. — Cleirac. Us et Coutumes de la mer.
— 317 —
Le commerce avec la Bretagne était sujet à de nombreuses
vicissitudes, suivant que l'Angleterre était en paix ou en
guerre avec le duché. En temps de paix, les navires de Nantes,
de Saint-Malo, d'Audierne, et de tous les petits ports bretons,
venaient charger des vins à Bordeaux et y porter des blés, des
seigles et des avoines. En temps de guerre, ils allaient
s'approvisionner en Anjou et en Touraine, à La Rochelle,
lorsque ces contrées cessèrent d'appartenir aux Anglais.
Peu de navires de Bordeaux portaient des vins en Bretagne;
ces transports se faisaient et par les navires bretons et par
'quelques navires basques, flamands et anglais, qui desservaient
toute la côte.
En temps de guerre, et la guerre existait souvent entre le
duc de Bretagne et le roi d'Angleterre; souvent même en pleine
paix, les rudes marins bretons des ports de Vannes, de Redon,
de Morlaix, et surtout ceux de Saint-Malo, corsaires redoutés,
embusqués derrière leurs falaises, couraient sus aux bateaux
chargés de vins et les pillaient. A vrai dire, les actes de
piraterie étaient peut-être aussi fréquents que les chargements
pacifiques de marchandises de la part des vaisseaux bretons.
Ceux-ci furent pendant le moyen âge les plus dangereux
ennemis du commerce maritime de La Rochelle et de Bordeaux.
Les navires anglais et basques, qui dans leurs traversées
entre Bordeaux et le Nord étaient obligés de passer devant ces
repaires de bandits, ne voyageaient guère, comme nous le disons
ailleurs, qu'en flottes assez nombreuses et assez bien armées
pour se défendre, ou sous la protection des vaisseaux du roi;
tout navigateur isolé offrait une proie facile à ces écumeurs de
mer. Si les rochers de Léon, où venaient souvent se briser les
navires poussés par la tempête, formaient au dire d'un des
princes bretons les plus belles perles de sa couronne féodale, les
canaux où faisaient route les navires de commerce n'offraient
pas des lieux moins avantageux pour le pillage.
C'est en vain que les rois d'Angleterre ordonnaient des
représailles contre les navires des paisibles marchands de
Bretagne qui se trouvaient dans les ports d'Angleterre el
d'Aquitaine. Ces représailles, dont les Rôles gascons, le
recueil de Rymer et d'autres documents, nous ont conservé
le souvenir, nous indiquent la continuité des actes de piraterie,
mais ne portaient pas remède aux maux du commerce.
— 318 —
Les pirateries des Bretons ne cessèrent même pas complè-
tement après que les Bordelais et la commune de Bordeaux
eurent pris l'engagement de payer un tribut au duc de
Bretagne, et reconnu le droit de péage qu'il exigeait pour
passer devant ses côtes abruptes. Nous ne savons guère à
quelle époque ce droit fut établi ; ce qui est certain, c'est que
lorsque Edouard III occupa la Bretagne et la tint dans sa main,
il se substitua aux ducs de Bretagne pour la perception du
droit qu'il confirma en 1344, en 1348 et en 1360, ainsi que le
constatent Rymer et le Catalogue des Rôles gascons.
La Normandie, ainsi que nous l'avons indiqué, avait autre-
fois quelques vignes, principalement auprès des monastères :
mais elle entretenait avec Bordeaux d'antiques relations de
commerce, et y envoyait ses navires charger des vins. Les
Rôles d'Oléron nous parlent de Rouen, de Caen et des marins
normands. En 1177, une flotte chargée à Bordeaux pour la
Normandie de vins de Gascogne fut détruite par la tempête.
Ce fait d'une flotte indique des relations considérables et
habituelles.
Partie de ces vins, arrivés à Rouen, remontait la Seine et
se dirigeait sur Paris. Mais lorsque Philippe- Auguste se fut
emparé de la Normandie en 1204, il défendit la circulation des
vins d'Anjou et de Gascogne sur la Seine, et porta un coup
terrible au commerce de ces vins qui venaient de Bordeaux et
de Nantes à Rouen. Le marché de Paris, déjà fort important,
i\\\ alors fermé aux vins venant de la mer, et la Normandie ne
reçut plus les vins de Bordeaux que pour sa consommation
particulière.
M. de Fréville, dans son Histoire du commerce de Rouen,
nous cite Pierre de Cadillac et un autre marchand de Bordeaux
débarquant, en 1227, des vins à Honfleur, et en 1265 des
marchands de vin bordelais établis à Caen. Il parle de convois
de navires normands qui, venant de Bordeaux chargés de
vins, furent à diverses époques coulés bas ou pillés et pris
par les vaisseaux anglais, probablement aussi par des pirates
bretons (1).
(1) Recueil des Historiens de France, t. XIII, p. 321; Ordonnances des Rois
de France, t. XI, p. 317. — E. de Fréville. Mémoire sur le Commerce marit. de .
Rouen, t. I, p. 108; t. II, p. 307. Pièces justif., n° 13. p. IS.
— 319 —
En résumé, nous pouvons signaler l'existence d'un mouve-
ment d'exportation des vins de Bordeaux en Normandie; mais
nous manquons de renseignements détaillés.
Voyons les Pays-Bas :
Les Flandres, comme on disait alors, c'est-à-dire la Flandre
actuellement française, la Belgique, la Zélande, la Hollande,
étaient habituellement en relations avec Bordeaux pour les
vins.
Non seulement les Flamands venaient sur leurs vaisseaux
charger des vins à Bordeaux pour leur propre consommation,
mais ils chargeaient aussi pour l'Angleterre et pour l'Ecosse
où ils allaient les vendre ou les troquer contre d'autres mar-
chandises. Quant à ceux qu'ils déchargeaient dans leurs ports,
ils les vendaient en partie aux villes du Nord de la Ligue
hanséatique, soit qu'ils en opérassent eux-mêmes le transport,
soit que celui-ci fût effectué par les navires de Lubeck, de
Brème ou des autres villes de la hanse.
Ils avaient eux-mêmes possédé quelques vignobles peu
importants; il en est fait mention dans quelques auteurs; mais
ils préféraient les bénéfices du fret et du négoce en transportant
et en spéculant sur les vins de Bordeaux, comme sur ceux du
Rhin.
Dès 1202, nous voyons l'exportation des vins de Bordeaux
pour les Flandres parfaitement dessinée. Marguerite, comtesse
de Flandres et de Haynaut, accordait aux marchands de
Gascogne, ainsi qu'aux marchands de La Rochelle, de Saint-
Jean d'Angély, de Niort et du Poitou, toute protection pour
eux et leurs marchandises venant à Gra vélines, avec liberté
d'aller, venir et commercer par tout le pays. Elle régla parti-
culièrement le commerce des vins, qui devaient être loyaux et
marchands et non mélangés. Il était défendu « d'adjoster vin
» blanc avec vermeil ». Le jaugeur des vins recevait 2 deniers
par tonneau; le courtier percevait 12 deniers par tonneau de
vin qu'il faisait vendre; il ne pouvait avoir d'associé, ni acheter
ou vendre pour son compte, ni loger chez lui et héberger ni les
vendeurs ni les acheteurs (1).
A peu près à la même époque, Savary de Mauléon, qui a été
sénéchal de Gascogne, était envoyé à Damme ou Amsteldainme
(I ) Goujet. Hist. du Commerce de Niort.
— 320 —
par Philippe-Auguste, et y trouvait grand nombre de navires
anglais et flamands chargés de vins de Gascogne, c'est-à-dire
de Bordeaux, et de vins de La Rochelle.
Les marchands de Gravelines, de Bruges, de Gand, d'Ypres,
chargeaient des vins à Bordeaux pour leurs propres ports et
pour ceux de l'Angleterre et de l'Ecosse; quelquefois, au
contraire, ils allaient chercher dans les ports anglais les vins
que les navires de Southampton, Sandwich, Bristol, Londres,
y avaient apportés, et les conduisaient dans les contrées du
Nord. Même en temps d'hostilités, de très grandes tolérances
étaient apportées à ce commerce.
Cependant, en temps de guerre, les Flamands couraient
sus aux navires anglais ou basques chargés de vins, et leurs
corsaires écumaient la mer de la Manche aux atterrages des
ports anglais.
Les marchands bordelais fréquentaient les foires de Flandre,
de Zélande, du Hainaut, du Brabani et de Hollande. Plusieurs
étaient établis dans les ports de commerce de ces contrées. Il
s'y faisait, d'ailleurs, une grande consommation de vins, ainsi
que l'atteste Froissard. En 1382, dans l'armée de Philippe
d'Artewelde, le célèbre brasseur de bière, il y avait des tavernes
et cabarets « aussi bien et aussi plantureusement comme à
» Bruges et à Bruxelles; et vins du Rhin, de Poitou, de France,
» garnaches, malvoisies, et autres vins estrangiers à bon
» marché (1) ».
Citons à l'appui de la réputation en Hollande des vins de
Gascogne et de Bordeaux, car ils étaient connus sous ces deux
dénominations, l'achat fait, en 1408, par Jehan Heerman de
Meus Pinensz, de trente-deux pièces de vin. au prix de 12 nobles
anglais chaque, pour les caves du comte (2).
En résumé, malgré les alternatives de paix et de guerre, les
Pays-Bas achetèrent et transportèrent de grandes quantités de
vins de Bordeaux pendant le moyen âge. L'importance de ces
relations est d'ailleurs démontrée par une ordonnance du roi
Henri VI rendue en 1443, nommant des commissaires pour
régler les relations de commerce et les conditions du trafic des
marchandises entre les États du roi d'Angleterre et la Hollande,
(1) Froissard. Chroniq., livre II, ch. clviii.
(2) F. Michel, p. 149.
— 321 —
la Zélande et la Frise. Le roi notifiait cette ordonnance au
sénéchal, au maire et à la commune de Bordeaux, à raison de
l'intérêt qu'elle avait pour la Guienne (1).
Mentionnons enfin l' Espagne comme une des contrées où
s'exportaient quelques vins ; mais en assez petite quantité.
Edouard III avait accordé au xive siècle à l'Espagne et au
Portugal le droit de commercer librement avec l'Angleterre et
avec la Guienne, en payant les droits et coutumes ordinaires.
La permission de commerce donnée le 13 avril 1332 à tous les
étrangers pour le duché d'Aquitaine comprenait notamment
les Espagnols, Portugais, Navarrais et Catalans, comme les
Toulousains, les Provençaux, les Italiens et les Flamands (2).
Elle confirmait des lettres de 1324 par lesquelles Edouard II
avait autorisé les nobles, les marchands et les sujets du roi
d'Espagne à venir dans le duché d'Aquitaine, avec leurs biens
et marchandises, pour y trafiquer (3).
L'Espagne produisait aussi des vins et faisait concurrence à
Bordeaux sur les marchés d'Angleterre et de Flandre. Elle nous
vendait des épiceries, des soieries, des draps communs, des
cuirs, des chevaux, des armes ; elle achetait des blés, mais ne
consommait guère de nos vins.
Le grand débouché, avec la Flandre, mais plus important
encore, c'est le groupe des îles Britanniques.
Article 3. — Les vins de Bordeaux en Angleterre.
JOURNAL D'UN MARCHAND DE VINS BORDELAIS.
Nous allons vendre nos vins à Londres.
Nous partons en 1362. Le prince de Galles, Edward, fils
aine du roi d'Angleterre, le laineux prince Noir, vient d'être
nommé par son père prince d'Aquitaine. C'est le vainqueur
de Crécy et de Poitiers, qui tenait déjà à Bordeaux une cour
fastueuse. Le luxe va grandir encore. Nous achèterons avec le
(\) Gat. Rôles gasc. 1 143-44, 22" ann. Henri VI, m. 8.
(2) Rymer. 1332, f° 886.
(3) Cat. Rôles gasc. 1324, m. 15, n1-1 33, f° 66.
— 322 —
prix de nos vins des draps de Galles et de Lincoln, des draps
d'écarlate et des draps d'or; des chevaux, des objets de luxe.
Nous partons avec Bernard de Lahens, qui va vendre ses vins
de Guitignan, en Médoc ; avec Jean de Cabarrus qui outre ses
vins de Mérignac a ceux qu'il a récoltés à la Tauga, auprès
du Palais Gallien ; avec Guilhem de Bosco, Nolot du Corau,
Johan de Toscanan, Bertrand du Cailhau, Pierre Vigier de la
Rousselle, avec le drapier Jean de Porte de la rue Saint-Paul,
et le marchand Pierre de Fraissinet qui a souvent vendu en
Angleterre les vins de M%r de la Mothe, archevêque de Bordeaux.
Nous sommes tous bourgeois de Bordeaux et nous jouissons
des privilèges attachés à cette qualité.
Nous emportons des vins bourgeois et des vins du haut pays.
Ces derniers ont payé les droits de coutume ; mais nos vins
bourgeois sont francs.
Nous espérons vendre ces vins à Londres aux mêmes prix que
nous avons obtenus l'année précédente de nos vins de 1361 , dont
le prix sera augmenté du fret, des droits et du bénéfice légitime.
Nous avons vendu nos vins de ville, récoltés à Pessac, pour
le prix de 15 léopards d'or par tonneau, et nos vins de haut
pays, 11 léopards d'or. Sur ce prix nous avons déduit nos frais
de transport au navire, et le courtage payé à ceux qui nous ont
procuré la vente, les courtiers Poncet et Pierre de Muret.
Les bouviers, les routeurs de quai, les bateliers, les arrimeurs,
nous ont coûté pour chacun de ces offices 6 sterlings par
tonneau, le sterling valant 4 deniers tournois (1).
Nous avons payé pour courtage un demi-léopard d'or par
tonneau, soit 3.33 pour cent.
Au départ, nous allons dans les bureaux du connétable pour
obtenir l'autorisation nécessaire au voyage. Nous acquittons
les droits de coutume pour les vins de haut; mais les vins
de ville sont exempts des droits de petite comme de grande
coutume. Le commis du connétable nous raconte que cet
affranchissement de droits sur les vins provenant des vignes
des bourgeois de Bordeaux remonte fort loin.
(I) En 1361 le denier tournois valait, en valeur actuelle, 0 fr. 40 ; le sterling
1 fr. 60 ; le léopard d'or valait 32 sterlings ou 51 fr. 20 actuels. Le prix des vins
de ville (Pessac) était donc de 768 francs le tonneau, et celui des vins de haut
563 fr. 20. Les frais de transport à bord s'élevaient à 51 fr. 20 actuels par
tonneau.
— 323 —
Éléonore de Guienne, par lettres datées du 1er juillet 1189,
avait accordé ce privilège aux marchands de vins de Bordeaux
vendant leurs vins en Angleterre (1). C'était d'ailleurs le même
privilège qu'elle reconnaissait aux Aquitains, et notamment
aux habitants de File d'Oléron, pour leurs vins, leurs sels et
leurs autres marchandises, en 1199; et que confirmait la même
année son fils, Jean-sans-Terre, en reconnaissant que ce privi-
lège existait auparavant, du temps du roi Henri Ier, fils de
Guillaume (2). Jean-sans-Terre, dans une de ses ordonnances,
sanctionnait aussi un règlement de Richard Cœur-de-Lion,
sur la circulation des vins sur la Gironde, affranchissant de
droits les vins des vignes des bourgeois de Bordeaux (3).
Il déclarait lui-même, le 22 mars 1205, les Bordelais exempts
de tous impôts et de toute maltôte pour leurs vins et leurs
autres marchandises, tant à Bordeaux que sur la Gironde (4).
Il accordait d'ailleurs, à la même époque, à tous les marchands
de Gascogne, de Saintonge et du Périgord, l'autorisation de
faire en Angleterre et dans toutes les possessions anglaises le
commerce des marchandises de leur pays.
Cette exemption de l'impôt douanier appelé la grande
coutume a été maintenue par tous les souverains anglais.
Les registres dé la connétablie de Bordeaux rétablissent.
Edouard III, notamment, a rendu de nombreuses ordonnances
à ce sujet. Il serait trop long de les mentionner toutes. Il
recommandait, le 28 septembre 1329, au sénéchal de Gascogne
et au connétable de Bordeaux, de laisser jouir paisiblement les
Bordelais de leurs anciens usages et privilèges. Il renouvelait
cet ordre le 28 mai 1331 ; et peu de jours après, le 8 juin, il
confirmait la charte de Jean-sans-Terre affranchissant les
Bordelais de tout droit et de tout impôt sur leurs marchand ises
tant à Bordeaux que sur la Gironde. Le 25 juin 1358, le roi
Edouard III confirmait au maire et aux jurais de Bordeaux
l'antique liberté du commerce : « libertas mercadisandi », en
ne payant que les anciennes coutumes (5).
(1-2) Delpit. Docum. franc. Inlrod., p. clxxii. — R\mer. 1199, f0' 75. 70.
(3-4) Livre des Bouillons, p. 156.
(5) Nos marchands do 1362 n'avaient donc pas à payer de droit de coutume
pour leurs vins de bourgeois de Bordeaux. Ce privilège, confirmé le 10 août I3S2
par Richard II, continua à subsister pendant toute la domination anglaise el
même longtemps après.
— 324 —
Le registre du connétable pour les voyageurs de 1362 se
borne donc à énumérer nos vins bourgeois ou vins de ville.
Sur ce registre se trouvaient portés les vins récoltés hors de la
sénéchaussée ou vins de haut (pays), sur lesquels nous eûmes
à payer les droits de grande et de petite coutume.
Sur ces registres ne figurait pas un seul navire de Bordeaux;
presque tous étaient anglais, flamands, bretons ou normands.
Les ports anglais de destination étaient Londres, Sandwich,
Teignmouth, Southampton, Warham, Darmouth, Chester,
Bristol, Sidmouth, Leith, Exmouth, Winchelsea, Plymouth,
Lynn.
Ces navires ont un tonnage de 30 à 40 tonneaux chacun.
Nous avions affrété pour nos vins le navire la Gràce-de-Dieu,
de Lynn, à destination de Londres. La charte-partie avait été
dressée par Me Arnold de Cambes, notaire public du duché
d'Aquitaine. Elle stipulait un fret de 20 schellings par tonneau,
deux pipes comptant pour un tonneau, payable vingt-un jours
ouvrables après l'arrivée du navire.
Le connétable nous délivre enfin nos papiers, en percevant
le droit de sortie qui s'appelait la coutume de Royan, et qui
est le prix de l'escorte que le roi doit nous donner pour protéger
notre voyage. Il nous remet la branche de cyprès qui nous
coûte 18 ardits dont 6 reviennent au roi ou à son connétable
et 12 au seigneur du Cypressat, qui a fourni la branche. Nous
la plantons au sommet du mât à côté de la flamme ondoyante.
L'ancre est levée; le vent gonfle les voiles et nous partons
tous ensemble ou à peu près, en flotte, au nombre de près
de trente navires, sous la protection de deux vaisseaux de
guerre choisis par l'amiral de l'Ouest. Sans cette escorte les
navires de commerce ne pourraient obtenir du connétable
pas plus que du maire et des jurats l'autorisation de partir
isolément, au risque de devenr la proie des pirates français,
bretons ou flamands.
Arrivés à l'embouchure de la Gironde, nous laissons à gauche
le rocher de Cordouan, presque en entier submergé par les flots
à chaque marée. Sur sa partie la plus élevée se trouvent quelques
constructions, une chapelle dédiée à Notre-Dame, une tour
habitée par un ermite chargé d'entretenir chaque nuit un feu
destiné à guider les navires entrant ou sortant du fleuve. On
raconte que ce feu existe depuis un temps immémorial, mais
— 325 —
que ce service maritime était souvent interrompu. Le prince de
Galles va faire reconstruire en pierres de taille la tour et la
chapelle; il accorde à Termite chargé d'entretenir le feu de
branches de pin sur la plate-forme de pierre, une redevance de
2 gros sterling par navire chargé de vins passant devant la
tour.
Nous naviguons laissant porter au large de la côte bretonne,
et après dix jours de traversée nous entrons dans la Tamise.
Plusieurs des navires de notre flotte nous ont quittés pour aller
en Irlande ou dans les ports de l'Ouest ; d'autres ont continué
leur route vers le nord-est. Dans le fleuve, quelques lieues
avant Londres, des barques nous accostent et nous demandent
des renseignements sur la qualité et sur le prix de nos vins.
Mais il nous est sévèrement défendu de vendre nos marchan-
dises avant qu'elles aient été débarquées. Les règlements de
1309 et de 1311 sont formels. Le 15 janvier 1311, le roi
Edouard II a ordonné que nul, sauf son propre bouteiller,
n'aille à la rencontre des vins venant à Londres, soit par terre,
soit par eau, pour les acheter; les vins ne peuvent être vendus
avant d'être entrés dans les celliers de la ville. Et après que
les vins auront été rentrés, ils ne pourront être montrés ni
mis en vente, si ce n'est à de grands seigneurs ou autres
bonnes gens pour leur usage particulier, qu'après trois jours
de repos (1).
Le bouteiller du roi est le seul qui ait le droit de goûter et
d'acheter avant et pendant ces trois jours : et le roi lui recom-
mande que « riens n'achiète fors que à nostre oeps », de n'acheter
que pour le roi et pour nul autre. Ce privilège était dérivé du
droit de butlerage, ou prisage. Cet ancien droit, mentionné
dans le grand rôle de l'Échiquier à la huitième année du règne
de Richard Cœur-de-Lion, consistait dans le droit pour le roi
de faire prendre par son bouteiller (butler) deux barriques de
vin sur tout navire abordant en Angleterre et qui en portait
au moins trente. Ce droit est aussi exercé à Londres par le
chambellan, et dans les autres ports du royaume par des
officiers nommés « captores. vinorum régis ». Le roi ne doit
exercer ce droit qu'à la charge de payer la valeur du vin ; mais
nous craignons que ce paiement se fasse longtemps attendre.
(1) Delpit. Docum. français, xcix, p. 44.
— 326 —
et peut-être môme qu'il n'ait jamais lieu, cas qui n'est pas
rare; nous craignons encore que les officiers royaux n'estiment
qu'à des prix dérisoires la valeur de notre vin soumis au
prisage.
L'exercice de ce droit a donné lieu à bien des abus. Les
marchands bordelais se sont plaints à diverses reprises. Et ces
marchands n'étaient pas tous des gens obscurs et impuissants;
c'étaient aussi les plus nobles seigneurs de la Guienne en tête
desquels figuraient l'archevêque de Bordeaux, les seigneurs de
Lesparre, de Blanquefort. le captai de Buch et presque tous les
barons bordelais qui avaient accoutumé d'envoyer vendre leurs
vins en Angleterre ; c'étaient encore ces riches et puissants
bourgeois, les Colomb, les Andron, les Solers, les Vigier, à qui
le roi devait de très fortes sommes; c'était enfin notre commune
de Bordeaux à laquelle le roi empruntait parfois quelques
milliers de marcs. Mathieu Paris nous a fait connaître l'énergie
de ces plaintes.
Ce droit n'existe plus depuis le 2 août 1302. Ce jour-là, le roi
Edouard Ier a adressé de Westminster à tous les archevêques,
évoques, abbés, prieurs, comtes, barons, vicomtes, magistrats,
baillis de son royaume, des lettres contenant les conventions
faites par lui avec les marchands de vins du duché d'Aquitaine
sur les libertés qu'ils doivent avoir au royaume d'Angleterre; et
le maire et les jurats de Bordeaux conservent ce titre clans leurs
archives (1).
Le roi a renoncé à son antique droit de prise de deux
tonneaux de vin, « de duobus doliis vint », qu'il prenait, sur
chaque navire chargé, savoir un en avant du mât et un à
l'arrière.
Il a également réglé les conditions dans lesquelles nous
allons nous trouver à Londres, sauf les modifications qui ont
été apportées par ses successeurs jusqu'à ce jour (1362).
Nous, marchands de vins de Guienne, pouvons importer et
vendre librement nos vins dans tous les lieux qui dépendent de
la couronne d'Angleterre, mais ne pouvons les faire sortir du
royaume qu'avec une permission spéciale.
(1) Livre des Bouillons, f° 160. — Cet acte a été confirmé le 4 2 juin '1388
par Richard II (Livre des Bouillons, fos 4 98, 202, 332), et par Henri IV le
11 février U04 (Livre des Bouillons, f° 338).
— 327 —
Le roi, s'il lui convient d'acheter de nos vins, ne pourra le
faire qu'à la condition d'en payer le prix comptant d'après la
valeur courante, ou de gré à gré, mais jamais sur l'estimation
des officiers royaux.
Nous pouvons séjourner, avec nos marchandises, tout le temps
que nous le voudrons, à Londres et dans les autres villes. Les
difficultés que la commune de Londres nous avait autrefois
suscitées pour faire déclarer que les privilèges que nous ont
octroyés de temps immémorial les rois d'Angleterre, étaient
contraires aux privilèges de la commune de Londres, ont été
aplanies ou assoupies. Dès le 18 janvier 1289, Edouard Ier avait
donné mandat au comte de Cornouailles, son lieutenant général
en Angleterre, d'assembler le Conseil pour avoir son avis sur
ces questions (1). La commune de Londres nous refusait le droit
de demeurer plus de quarante jours dans la ville, d'y avoir
un domicile et d'habiter dans les magasins où sont déposées nos
marchandises .
Nonobstant les conventions de 1302, la ville de Londres a
maintenu longtemps ses exigences, malgré les ordres formels
du roi renouvelés en 1309 au profit des marchands de Gascogne.
Ces querelles avaient été si violentes que les Gascons avaient
résisté par les armes aux exigences de la ville, qui leur avait
imposé une taxe de 2 deniers par tonneau. Edouard II, le
9 mai 1309, a maintenu les libertés qui nous ont été accordées
comme Gascons (2). Le 24 juin 1310, il a ordonné de punir les
gens qui avaient attaqué, blessé et tué les marchands (3). Le
6 juillet 1310, il a ordonné au maire et aux vicomtes de Londres
de nous protéger (4).
Depuis cette époque, nous avons toute liberté de séjour et de
parcours.
Quant à la vente de nos vins, elle a été souvent réglementée,
et souvent aussi les prix de nos vins ont été taxés.
A l'arrivée des navires chargés des vins nouveaux après les
vendanges, les vins de l'année précédente qui se trouvent
encore chez les marchands sont dégustés par des experts
pris moitié parmi les marchands de vins du duché d'Aquitaine
établis à Londres, moitié parmi les prud'hommes de Londres;
(4-2-3-4) Delpit. Documents français, xxxm. p. 9 ; — lxxxix. p. 42 :
xc, p. 43 ; — xci, p. 43.
— 328 —
et, suivant l'usage, les vins altérés doivent être répandus (1).
Cela a été confirmé en 1331 (2).
Arrivés à Londres, nous avons débarqué et mis en magasin
nos marchandises, après avoir payé la coutume ou douane.
Nos vins ont été jaugés, selon l'usage, par le jaugeur public.
Nous avons payé un denier par tonneau, dont l'acheteur nous
remboursera la moitié, c'est-à-dire une obole (3). Chaque
tonneau a été marqué de sa jauge à chaque bout, et les
vendeurs et acheteurs se tiendront compte réciproquement du
plus ou moins de contenance des futailles.
Après quelques jours, nous avons vendu la plus grande
partie de nos vins à trois sortes de personnes, à quelques
grands seigneurs dont les bouteillers sont venus les agréer,
à des marchands en gros, et enfin à des taverniers.
Nous nous sommes conformés aux lettres patentes du roi
Edouard III, datées du 1er février 1354, et adressées au sénéchal
de Gascogne et au connétable de Bordeaux, de l'avis des prélats,
comtes, barons et des communes d'Angleterre, par lesquelles
il est ordonné de ne pas vendre les vins conduits en Angleterre
du duché d'Aquitaine pour plus forte somme que le prix
commun, sous peine de forfaiture de la vie et des membres (4).
Les marchés que nous avons passés ont été conclus par la
remise du denier à Dieu.
Nous avons accordé à nos acheteurs jusqu'à la Saint-Michel
pour nous payer; et, après avoir fait constater leur engage-
ment par un notaire, nous nous sommes transportés à Guildhall,
la maison commune de Londres, et nous avons fait enregistrer
notre créance, afin d'obtenir le droit de contrainte par corps
contre nos débiteurs (5).
Enfin, si nous avons des procès, les enquêtes seront faites
moitié par des négociants bordelais, moitié par des prud'hommes
de Londres (6).
(1)13 août 1302. Edward Ier. Livre des Bouillons, f°s 160 et ss.
(2) Rymer. 18 novembre 1331, fo 828 : « Quod nullus sibi audacia assumât
vina vendere nisi pro rationali pretio... Omnia vina quae corrupta fuerint
effundantur et dolia frangantur. »
(3) 13 août 1302, loc. cit.
(4) Rymer. 1354, 1er février, f° 272.
(5) Delpit. Docum. franc. Intr.
(6) Livre des Bouillons. fos 160 et ss
— 329 —
Nous avons alors procédé à l'achat des draps, des harengs,
des merluches, de l'étain, que nous vendrons à notre retour
à Bordeaux; mais ayant perdu le sceau dont nous nous servons
habituellement, nous avons fait crier par les trompettes de
la ville que désormais nous ne serions plus obligés par ce
sceau (1).
Nous laissons à Londres quelques vins que nous avons
confiés à des taverniers pour les vendre à notre compte. Ils
devront se conformer aux règlements spéciaux et aux prix fixés
par ordonnances royales.
Nul marchand en gros ne peut être tavernier, et nul tavernier
ne peut vendre en gros. Le tavernier ne peut vendre son vin
en détail qu'après l'avoir fait déguster par les essayeurs
assermentés auprès du maire et des aldermen. Ces essayeurs
marqueront le prix du vin suivant trois types à des prix
conformes à la taxe. La marque sera inscrite au bout devant de
la barrique afin que chaque acheteur puisse voir le prix marqué.
Il doit aussi voir tirer de la barrique le vin qu'il achète. Le
fond et la lie ne doivent pas être vendus (2).
C'est un antique usage en Angleterre de taxer le prix des
vins.
Le roi Jean-sans-Terre, en 1199, avait décidé que nulle
barrique de vin de Poitou ne pourrait être vendue à Londres
plus de 20 schellings; de vin d'Anjou, plus de 24, et de vin
français, plus de 25.
Au détail, le prix du setier du vin de Poitou était fixé à
4 deniers; le setier de vin blanc, à 6 deniers. Les marchands
s'étaient plaints de ne pouvoir vendre à des prix si peu élevés,
et bientôt le roi les autorisa à vendre le setier de vin rouge
à 6 deniers et celui de vin blanc à 8 (3).
Un siècle plus tard, en 1290, le gallon de vin avait été taxé
à 3 deniers.
L'ordonnance du 15 janvier 1311 taxait le gallon du meilleur
vin à 5 deniers, du meilleur après à 4, et du reste à 3 deniers.
La taxe n'était que pour l'année. Chaque vin devait avoir son
(\) Delpit, loc. cit.
(2) Delpit. Docum. franc. Ordonnance d'Edward II, H--15 janv. 1311, f° 45,
n° 94.
(3) Fr. Michel, t. I, p. 39.
ai
— 330 —
prix, et être sans mélange d'autre vin. En 1320, la taxe était
revenue au prix de 1290, 3 deniers, malgré les vives plaintes
des taverniers.
Il est, d'ailleurs, expressément défendu de couper ou mêler
les vins, non seulement le blanc au vermeil, mais le vieux au
nouveau. Ces mélanges sont sévèrement réprimés.
Le 2 novembre 1352, le roi Edouard a mandé au maire et
aux vicomtes de Londres de faire proclamer que plusieurs
marchands de vin, tant en gros qu'en taverne, se permettaient
de mêler les vins vieux avec les nouveaux, et de vendre ces
vins ainsi mélangés comme vins nouveaux, à la grande trom-
perie et danger manifeste pour le roi et le peuple. Il a fait
défense de vendre à l'avenir ces vins mélangés (1).
Le 5 décembre 1354, une nouvelle ordonnance a fixé le prix
du vin au détail à 6 deniers pour les ports au nord de Londres,
à 5 deniers pour ceux à l'ouest. Cette ordonnance a été modifiée
par celle du 30 janvier 1355 qui ajoutait à ces prix, pour les
villes de l'intérieur, le prix du transport depuis le port de mer,
fixé à 1 obole jusqu'à vingt-cinq milles, et à 1 denier au delà
de cette distance.
Le 1er mars 1356, l'ordonnance portait les mêmes prix:
6 deniers le gallon à Londres, 5 dans les ports de mer, 1 obole
de transport par vingt-cinq milles.
Ainsi finit le voyage de Bordeaux à Londres en 1362, que
nous venons de reconstituer à l'exemple des juges d'instruction;
nous avons, comme ceux-ci, invoqué des témoignages. C'est
dans les Archives de la Gironde, dans la série G, Comptes de
l'archevêché, que nous avons pris les noms et les chiffres pour
Bordeaux ; dans Rymer, et un peu dans les Rôles gascons de
Thomas Carte, dans le Livre des Bouillons, dans celui des
Privilèges et dans celui de la Jurade, dans les documents français
publiés par M. Jules Delpit, que nous avons rassemblé les autres
éléments de notre récit. Nous ne nous sommes servi que de peu
des documents cités par Francisque Michel; et nous en avons
emprunté quelques-uns à la Société des Archives historiques.
Le prince de Galles, devenu prince d'Aquitaine, ne se montra
pas moins favorable que l'avait été son père aux marchands
(1) Rymer. 4352, f° 249.
— 331 —
de vins de Bordeaux. Ceux-ci jouissaient du droit que leur
accordait, le 16 novembre 1364, une ordonnance du roi de France
Charles V ; ils pouvaient librement acheter dans les provinces
soumises à la France les vins et marchandises qu'ils expédiaient
ensuite en Angleterre (1). Les prélats, nobles et communes,
formant les trois Etats delà principauté d'Aquitaine, obtenaient
du prince de Galles, le 26 janvier 1367, la déclaration de la liberté
du commerce, notamment pour l'exportation du vin et du miel (2) .
Quelque temps après, les Bordelais s'étant plaints au prince
de Galles de ce que l'impôt de 13 sous 4 deniers, qu'ils payaient
autrefois à l'entrée des vins achetés par eux en dehors de la
ville, avait été depuis cinq ans élevé à 20 sous par tonneau;
le prince, qui était alors à Angoulème, ordonna à son trésorier,
le 28 janvier 1369, de revenir aux anciens droits (3).
Quant aux vins achetés dans les provinces devenues fran-
çaises et que le roi qualifiait de pays rebelles, ils ne pouvaient
être admis à Bordeaux qu'après la Noël, suivant l'antique
usage dont Edouard III recommandait l'observation, le
15 mars 1373, à son sénéchal Thomas Felton, et à Robert de
Wicfort, connétable du château de Bordeaux (4).
La situation générale que nous avons indiquée pour les relations
entre Bordeaux et l'Angleterre n'éprouva pas de modifications
sensibles j usqu'en 1 453, époque où prit fin la domination anglaise.
Richard II, né à Bordeaux, se montra très bien disposé pour
ses compatriotes. Il leur accorda, le 28 septembre 1379, le
droit, lorsqu'ils revenaient de Flandres ou s'y rendaient et
relâchaient dans les ports d'Angleterre, de n'être soumis au
paiement des droits d'entrée dans ces ports, sur leurs marchan-
dises, que lorsqu'elles seraient vendues ou échangées, eussent-
elles même été débarquées (5).
Il mandait aux Bordelais, le 13 juin 1388, qu'il avait fait
confirmer par le dernier Parlement, tenu à Westminster, deux
statuts de son trisaïeul, Edouard Ier, en date l'un de l'année
1281, l'autre de l'année 1297, permettant aux marchands de
Bordeaux de porter et vendre leurs marchandises librement
dans toute l'étendue du royaume (6).
(1) Delpit. Domm. franc., p. -123, n° -196.
(2) Livre des Bouillons.
(3-4-5-6) Livre des Bouillons, p. 147, 180, 207, 200.
— 332 —
Il accueillit les plaintes des marchands bordelais sur ce que
les marchands anglais qui portaient des blés à Bordeaux,
après les avoir vendus, allaient avec le prix acheter des vins à
La Rochelle qui appartenait alors aux Français, au lieu de les
acheter à Bordeaux. Il ordonna que ces marchands seraient
tenus, sous caution, de ne porter leurs blés qu'à Bordeaux, et de
revenir en Angleterre, soit avec des marchandises bordelaises,
soit avec l'argent qu'ils auraient reçu pour prix de leur blé (1).
Le 26 mars 1382, Richard confirma aux Bordelais tous les
privilèges que lui et ses prédécesseurs leur avaient concédés,
ou dont ils jouissaient depuis un temps immémorial (2). Le
10 avril suivant, il confirmait spécialement ceux accordés par
Edouard III (3). Le 12 juin 1388, il confirmait à nouveau les
conventions passées en 1302 entre le roi Edouard Ier et les
marchands de vins de Guienne (4).
Après lui, Jean, duc de Guienne et de Lancastre, proclama
de nouveau tous les droits des Bordelais (5). Une nouvelle
reconnaissance de ces privilèges eut lieu par Henri IV le
11 février 1401, et notamment de la convention passée en
1302 (6). Henri V suivit cet exemple le 22 mars 1420 (7) et le
4 juillet 1424 (8); Henri VI en 1441 (9).
Le mouvement commercial entre Bordeaux et l'Angleterre
pour l'exploitation des vins n'avait pas lieu seulement avec
Londres, mais avec un grand nombre d'autres ports anglais,
de ports d'Irlande, soumis au même roi, et de ports d'Ecosse,
étrangers à l'Angleterre.
De nombreux documents nous indiquent comme ports de
destination Londres, Southampton, Teymouth, Washam, Leith,
Darmouth, Chester, Bristol, Sidinouth, Exmouth, Wenchelsea,
Lime, Okeley, Plimouth, Harwick, York, Porsmouth, Lynn,
Greenwich, Yarmouth, Douvres, Exeter, Hull sur l'Humber.
Il est inutile d'indiquer que tous ces ports étaient loin d'avoir la
même importance.
En Irlande, Dublin et Cork étaient en relations suivies avec
Bordeaux.
(1) 4 juillet 4392. Livre des Bouillons, f° 212.
(2-3-4) Livre des Bouillons, p. 219 ; p. 182 ; p. 202, 232.
(5-6) Livre des Bouillons, 4 septembre 1391, f° 293; 24 juillet 1392, f<>302; —
f°s 324, 328.
(7-8-9) Cat. Rôl. gasc. 1420, fo 203 ; —1424, fo 207 ; — 1441, f° 222.
- 333 —
V Ecosse, formant alors un royaume non seulement séparé,
mais encore souvent ennemi de l'Angleterre, n'avait avec
Bordeaux, du moins directement, que des relations alternatives,
suivant qu'elle était en état de paix ou de guerre avec sa
voisine du sud. Ces relations n'étaient cependant pas complète-
ment interrompues, même pendant la guerre ; elles se
continuaient par l'intermédiaire d'une nation neutre, la
Flandre, qui se chargeait d'approvisionner l'Ecosse.
Les Écossais ne se bornaient pas à boire l'aie et l'usquebau,
ils faisaient grande consommation des vins de Gascogne. Dans
l'antique ballade écossaise du bon sir Patrick Spence, « le
» meilleur marin qui eût jamais navigué sur la mer », on parle
de ces vins . Lorsque le vieux marin périt par ordre du roi qui
l'obligea de mettre à la voile au plus fort de la tempête, et
qu'il se coucha au fond des flots par cinquante brasses de
fond, à Abendoor, avec les lords écossais, ses compagnons, la
ballade nous montre le roi, au moment où il donna l'ordre fatal,
tenant table dans la ville de Dumferling, et buvant joyeusement
le vin couleur de pourpre :
« The king sit in Dumferlin town ,
» Drinking the blude-rey wine. »
4.
APPRECIATION DES QUANTITES DE VINS EXPORTEES A DIVERSES EPOQUES.
Quelque intéressants que puissent être les documents relatifs
au commerce des vins de Bordeaux avec les îles Britanniques,
nous manquons de ceux qui nous seraient nécessaires pour
connaître les quantités de vins exportées pendant les trois
siècles du mouvement commercial que nous étudions.
Pendant le xme siècle nous voyons de nombreux achats
de vins faits par les souverains anglais. Le roi Jean- sans-Terre
avait acheté aux Bordelais des quantités considérables de vins.
Il devait à sa mort, pour cet objet, à divers marchands et à la
commune de Bordeaux, la somme de 1,080 marcs d'argent.
Nous connaissons les prix de quelques-uns de ces achats et
le nom des vendeurs. En 1203, le roi payait 18 schellings la
barrique; en 1213, 1 liv. 8 schellings.
— 334 —
Henri III ne paya qu'un dividende sur les dettes de son père.
La commune de Bordeaux ne reçut que 600 marcs. Il acheta
de grandes quantités de vins pour sa maison, et quelquefois
aussi pour les revendre à bénéfice. Il avait soin, dans ce
dernier cas, d'envoyer l'ordre à tous les baillis et officiers en
Angleterre, de ne pas permettre qu'aucun vin fût mis en vente
avant que le sien fût entièrement vendu. Il achetait à Londres
vers 1222 à raison de 38 à 40 sous la barrique; en 1225, il
ne payait plus que 35 et 36 sous; en 1243, il payait 270 livres
pour 302 barriques. A la même époque, il devait à l'archevêque
de Bordeaux pour achat de vins, la somme de 1,110 marcs
11 sous 4 deniers. Il achetait à l'archevêque, aux seigneurs du
Bordelais, aux riches bourgeois, parmi lesquels nous notons
les noms de Rostang de Solers, Gérard Colomb, Jean du Soley,
Guilhem Colomb, Arnaud Cailhau, Guilhem Chiquet. Il devait
à ce dernier 1,200 livres sterling, environ 800,000 francs,
valeur en notre monnaie actuelle (1).
Le commencement du xive siècle vit grandir le mouvement
commercial. Mais les documents statistiques nous font encore
défaut pour en préciser l'importance. Le règne des Edouard
fut avantageux au commerce. Edouard Ier achetait en 1300 la
quantité de 1,411 barriques à Arnaud Cailhau pour 4,393 liv.
17 schellings. Il concluait les conventions de 1302 qui ont fait
loi jusqu'en 1453. Son successeur Edouard II chargeait le
sénéchal de Gascogne et le connétable de Bordeaux de lui
expédier 1,000 tonneaux de vin pour les fêtes de son couron-
nement (2). Ces mille tonneaux devaient être payés par les
Frescobaldi, alors receveurs du duché d'Aquitaine.
M. Francisque Michel a eu entre les mains un document qui
aurait pu nous donner des renseignements précieux, le registre
du connétable de Bordeaux, John Moraunt(3). Mais M. Michel
a négligé, ce qui lui eût été si facile, de faire deux additions,
l'une du nombre de ces navires, l'autre de la quantité des vins
chargés, en distinguant, ainsi que l'avait fait le connétable, le
vin bourgeois et le vin de haut pays.
(4) Francisque Michel donne de longs détails sur ces achats. Jules Delpit
indique les noms d'un grand nombre de marchands qui firent enregistrer leurs
créances à Guildhall ; mais la quantité et le prix des vins ne sont pas mentionnés.
(2) Cat. Rôl. gasc. 1309; 4310, 20 octobre, f° 37.
(3) Francisque Michel, t. I, p. 172 et ss.
- 335 —
Cette négligence est profondément regrettable; mais elle est
habituelle à M. Michel. Il ne nous a pas donné davantage le
chiffre du registre de la douane de Hull qui renferme le détail
de tous les vins de Gascogne arrivés dans ce port en 1444.
Nous n'avons, pour baser une appréciation de la quantité des
vins exportés en Angleterre à ces époques, que trois documents
fort incomplets ; le premier est renonciation faite par Bréquigny
d'un registre de la douane de Bordeaux à la date de 1350;
l'autre, une indication donnée par Froissard sur l'année 1372;
le dernier est fourni par les comptes de l'archevêché.
Nous regrettons, avec M. Delpit, que Bréquigny n'ait pas
cru devoir transcrire, ou tout au moins analyser fidèlement
un document qui n'était propre, selon lui, « qu'à satisfaire
» une vaine curiosité », et qui aurait, en effet, satisfait la nôtre.
Voici le texte de Bréquigny : « En dépouillant un gros registre
» de la douane de Bordeaux en 1350, je vis qu'il était sorti de
» ce port, dans le cours d'un an, 141 navires, chargés de 13,429
» tonneaux de vin ayant produit de droits 5,104 livres 16 sous
» monnaie bordelaise (1). »
Avant d'étudier ce document nous devons rappeler que
Froissard, en 1372, nous parle d'une flotte de 200 navires allant
aux vins à Bordeaux.
Froissard n'avait pas l'intention de fournir un renseignement
parfaitement exact, et ces 200 voiles allant chercher des vins
pourraient parfaitement se réduire à 140 ou 150 navires,
revenant chargés. Le document cité par Bréquigny est plus
digne de confiance. Nous n'avons trouvé pour cette époque,
disons-nous, qu'un seul autre document, qui figure dans les
comptes de l'archevêché.
L'archevêque de Bordeaux recevait du connétable, avec le
tiers du produit net du monnayage, le tiers de la petite coutume,
fixée à 2 deniers par tonneau, et le tiers de la grande coutume,
fixée au même taux. En 1341 son trésorier recevait d'Amalvin
et Jean Rambaud, ses fermiers, qui avaient perçu ces redevances
au château de l'Ombrière, la tierce partie de 2 deniers par
tonneau sur 690 tonneaux, d'une part; et la tierce partie de
2 deniers sur 2,658 tonneaux 1 pipe de vin, d'autre part (2).
(1) Mèm. de l'Acad. des Inscript, et Belles-Lettres, vol. XXXVII, p. 350.
(2) Comptes de l'Archevêché. Arch. départ., série G. 1341 1
— 336 —
Le chiffre du trésorier de l'archevêque n'est pas d'accord
avec celui de la citation faite par Bréquigny, et nous sommes
porté à croire que Bréquigny a commis une erreur relative à
l'expression tonneau.
Le mot tonneau avait une double acception : tantôt il signifiait
un vaisseau vinaire, un fût, une barrique. Ainsi dans l'ordon-
nance d'Edouard II du 15 janvier 1311, il est dit que « chescun
» tonel » sera marqué à un bout et à l'autre de la marque du
jaugeage; tantôt il signifiait le tonneau de mer, mesure idéale
représentant 2 pipes ou 4 barriques. Dans le premier cas, si le
chiffre donné par Bréquigny s'applique à la futaille, à la
barrique, il est d'accord avec celui de l'archevêché.
En effet, 13,429 barriques représentent en tonneaux de mer
3,357 tonneaux, chiffre à peu près égal à celui de l'archevêché :
690 + 2,658 = 3,348 tonneaux. L'archevêché parle bien de
tonneaux de mer, car il ajoute : « et 1 pipe ».
En outre, si les tonneaux de Bréquigny sont des tonneaux de
mer, le chiffre de 13,429 tonneaux nous paraît trop élevé pour
141 navires de cette époque. Les navires de commerce étaient
de petites dimensions. Pour porter la quantité de tonneaux
indiquée, les 141 navires auraient dû être chargés réellement
de 95 tonneaux chacun, et avoir un tonnage bien supérieur.
Mais "il n'en était pas ainsi : Bréquigny lui-même nous dit que
la flotte anglaise arrivant devant Calais, le 3 septembre 1346,
pour aider au siège, était composée de 737 bâtiments. « Je
» remarquerai, ajoute-t-il, que ces bâtiments n'étaient que de
» simples barques : il y en avait qui ne portaient que 6 hommes ;
» le plus grand de tous n'en portait que 51 (1). »
Le tonnage des navires marchands qui fréquentaient alors le
port de Bordeaux paraît avoir été habituellement, et cela
jusqu'au xve siècle, tout au plus de 30 à 40 tonneaux. Rymer
nous apprend, en effet, qu'en 1345 le roi Edouard, voulant
envoyer des troupes à Bordeaux, donna l'ordre au comte
d'Arundel, amiral de la flotte d'Occident, de faire retenir tous
les navires de 30 tonneaux et au delà et de les faire conduire
à Portsmouth. Il donnait le même ordre pour les navires se
disposant à aller à Bayonne (2).
(1) Mém. de l'Acad. des Inscript, et Belles-Lettres, t. XXXVII, p. 537.
(2) Rymer. 1345, f°s 57, 65, 68.
— 337 —
Des ordres semblables furent donnés le 4 janvier 1352. Cette
fois il s'agit de navires de 40 tonneaux, « naves de quadragintei
» dolia » (1). Le Livre de la Jurade n'indique pas de navires
d'un plus fort tonnage. C'est en 1360 que nous trouvons pour
la première fois mention de navires de 100 tonneaux, « naves
» portagii centum doliorum ». Mais il devait en exister bien
peu, car le roi ordonne de saisir, pour les armer en guerre, tous
les navires, grands et petits, « parvas et magnas ».
En supposant à ces navires de 30 à 40 tonneaux de jauge
un chargement effectif de 25 tonneaux de quatre barriques,
nous arrivons au total de 3,525 tonneaux, qui concorde avec
celui de l'archevêché, et avec le chiffre rectifié de Bréquigny.
Nous pouvons encore chercher un renseignement dans les
comptes du trésorier du prince de Galles. Le chiffre de recette
de la coutume des vins à Bordeaux, indiqué par Bréquigny,
était, pour 1350, de 5,104 livres 16 sous monnaie bordelaise.
Les chiffres indiqués par Richard Filongleye, concordant avec
celui de Bréquigny, sont :
Pour 4364... à Bordeaux, 4,885! -12s 14dsterl. gyon. — Libourne, 386M2s
» 1365... » 5,900 » » » — » 883 14
» 1366... » 4,764 9 10 » — » 620 »
» 1367... » 4,724 46 10 » — » 698 18
Nous concluons en évaluant à 3 ou 4,000 tonneaux de mer,
soit de 12 à 16,000 fûts l'exportation moyenne pour l'Angleterre,
l'Irlande et l'Ecosse. Nous ajoutons 5,000 tonneaux environ
pour les Flandres, la Hollande et le Nord, qui prenaient un peu
plus que les îles Britanniques; et un chiffre sensiblement égal
pour la Bretagne, la Normandie et la Picardie.
Nous arrivons ainsi au total de 14,000 à 15,000 tonneaux,
que nous donnons comme moyenne annuelle de l'exportation
des vins de Bordeaux dans la première moitié du xve siècle.
FIN DU PREMIER VOLUME.
(1) Rymer. 1360.
TABLE SOMMAIRE DU PREMIER VOLUME
LIVRE PREMIER
AVANT-PROPOS
Pages
Étendue du sujet. Origine du commerce. Son influence sur la civilisation. Ses
vicissitudes. — Plan de l'ouvrage. Division du sujet. Epoques du commerce
et de la navigation : le cabotage, le long cours, la vapeur. Subdivisions : Les
trois périodes du cabotage : les origines; la domination anglaise; la Guienne
française jusqu'à la naissance du commerce avec l'Amérique. Les trois périodes
du long cours aux xvne, xvme et xixe siècles. La période actuelle et la vapeur.
Ordre suivi pour l'étude de chaque période.
Indication des documents étudiés. Rapport de la Commission d'examen.
Remerciements aux personnes qui m'ont aidé dans mes recherches 7
Première Époque : LE CABOTAGE
Première Période : LES ORIGINES
CHAPITRE PREMIER. — L'Aquitaine avant la conquête romaine.
Article 4er. — Description générale du pays.
Le bassin de la Garonne et ses affluents. Les vallées et les landes. Premiers
vestiges du séjour de l'homme dans ces contrées. — Premiers rudiments du
commerce. — Les Ibères; les Phéniciens; les Carthaginois. — Les colonies
grecques
Article 2. — L'Aquitaine avant l'arrivée des Romains.
Occupation de la contrée par les Aquitains. Lente formation de l'emporium de
Rordeaux. Relations avec la Méditerranée. Absence du mouvement maritime
sur l'Océan. Situation favorable du port de Rordeaux décrite par Strabou.
Détails sur quelques marchandises d'importation et d'exportation
Article 3. — Rurdigala et les Rituriges Iosques.
Les Bituriges Iosques ou Vivisques étaient Aquitains et non Gaulois. Textes de
Jules César et de Strabon. Opinions de divers historiens sur l'origine des
Bituriges du Bordelais. Réfutation. Les Rituriges du Rordelais ne sont pas
venus du Berry après la conquête de Jules César. Ils ne sont pas venus du
Berry 600 ans auparavant. Les Bituriges Vivisques et les Medulli étaient de
même race. Caractères qui distinguaient l'Aquitain du Gaulois
•>\
28
34
— 340 —
Pages
CHAPITRE II. — Époque Romaine.
Article 1er. — Bordeaux au IVe siècle. Aspect général de la cité.
Influence de la civilisation romaine. Description de la cité par Ausone et saint
Paulin. Administration. Le Bordelais l'ait partie de la seconde Aquitaine.
Gouvernement central. Les diverses classes de la population : les patriciens, les
curiales. Les impôts et le régime fiscal. Mépris des Romains pour le commerce
et le travail. Le commerce dévolu aux esclaves. Ateliers de l'État. Formation
des corporations. Les négociants et les marchands. Les étrangers. Les Juifs.
Les Grecs. Les capitalistes romains. Diverses institutions relatives au commerce.
Les patentes, les péages, les douanes, les octrois 41
Article 2. — Les Monnaies.
Rôle important de la monnaie. Les premières monnaies. Les monnaies d'or de
Macédoine introduites dans le midi de la Gaule. Elles sont en usage à Bordeaux
au ive siècle. Ausone. Imitation des monnaies grecques par les Gaulois. Falsifi-
cations. Monnaies attribuées aux Aquitains. Le croissant lunaire et la fleur de
lotus. Les monnaies romaines en Gaule et en Aquitaine ; leur valeur métallique ;
leurs altérations. Édit de Dioclétien. Appréciation sur la valeur de l'argent au
ive siècle 59
Article 3. — Institutions auxiliaires du commerce.
Les banquiers et changeurs. Le prêt à la grosse; la lettre de change; les lois
commerciales.
Voies de communication par terre : routes de Bordeaux à Lyon ; à Narbonne,
Marseille et l'Italie ; à Toulouse, à Bayonne, à Nantes ; routes moins importantes.
— Navigation fluviale. Navigation maritime. Le port de Bordeaux 69
Article 4. — Commerce du bassin de la Garonne.
Produits du sol ; marchandises de transit ; industrie locale. Situation générale ... 73
Article 5. — De la vigne et du vin à l'époque romaine.
Origine de la vigne en Aquitaine. Elle existait avant l'apparition de l'homme sur la
terre. L'homme des temps préhistoriques mangeait des raisins. Savait-il faire le
vin? Antiquité du vin; les vendanges et le vin dans l'ancienne Egypte, 4000 ans
avant Jésus-Christ. Les vins d'Egypte, de la Palestine, de la Grèce.
La vigne et le vin chez les Romains. Plantation des vignes; culture à la charrue;
taille ; greffe ; fumées artificielles contre la gelée. Variétés des cépages de vignes.
Quantité des récoltes. Tonneaux et amphores. Soins donnés aux vins : plâtrage,
clarification, mélanges et bouquets ; vieillissement par la chaleur ; coupages ;
caves; vins vieux. Glace. Gourmets. Falsifications. Prohibition pour les femmes
de boire du vin.
La vigne et le vin à Bordeaux. Les Phéniciens, les Grecs, les Doriens apprennent
aux Aquitains l'art de tailler la vigne. Antiquité du cépage appelé vidure ou
bidure. Obstacles apportés par les Romains à la culture de la vigne dans le midi
des Gaules. Impôt sur les vins. Édit de Dioclétien ordonnant d'arracher la moitié
des vignes. Il n'a pas été mis à exécution. Erreur de divers historiens sur ce point.
Importance de la culture de la vigne à Bordeaux au iv« siècle. Commerce des vins
de Marseille et de Narbonne avec l'Italie. Grande réputation des vins de Bordeaux
dès cette époque 75
341
CHAPITRE III. — Le Commerce de Bordeaux de la chute
de l'Empire Romain jusqu'au XII9 siècle.
Article 1er. — Le Commerce jusqu'à Charlemagne.
Décadence de l'Empire Romain. Prohibitions de commerce avec les barbares. Impor-
tance prise par les commerçants. Arrivée des Wisigoths en Aquitaine ; ravages
qu'ils commettent. Leurs rois, après la conquête, rétablissent l'ordre. Les évêques
catholiques appellent les Franks. Conquêtes et invasions de Clovis; leur carac-
tère. Les Mérovingiens. Luttes nationales contre leur domination. Invasions des
Sarrasins. Luttes des ducs d'Aquitaine contre les Franks.
État de l'Aquitaine au moment de la conquête par Charlemagne. Administration ;
routes ; péages; impôts; corporations. Peu de variations dans l'état du commerce
de Bordeaux 94
Article 2. — Administration de Charlemagne et de ses successeurs.
Les Capitulaires. Lois économiques. Tentatives pour l'unité des poids et mesures ;
réforme des monnaies ; protection de la navigation ; tentatives de commerce avec
l'Orient; projets de canaux; phares. Les commerçants étrangers: Syriens, Juifs.
Invasions des Sarrasins et des Normands; ravages des Normands.
Dissensions des successeurs de Louis le Débonnaire. Naissance de la féodalité. La
fin du monde prédite pour l'an 1000. Désordres. Les comtes de Bordeaux 97
Article 3. — Tableau du commerce de Bordeaux du Xe au XIIe siècle.
Situation dans les campagnes ; le paysan, le serf, le seigneur, l'abbé. Le commerce
dans la ville. Persistance probable des corporations. La Jurade de Bordeaux. Le
commerce dans le bassin de la Garonne. Le commerce extérieur et maritime. Les
négociants étrangers. Abbayes et monastères. Les pèlerinages ; les croisades.
Mariage de l'héritière des ducs d'Aquitaine avec le roi de France. Divorce d'Aliénor
et de Louis 1 02
Article 4. — Monnaies.
Continuation du système des poids et mesures et des monnaies des Romains. Perma-
nence de l'organisation sociale. Les rois barbares ont le caractère de lieute-
nants de l'empereur. Les rois wisigoths font frapper des monnaies; types de ces
monnaies. Elles ne sont pas conformes au type légal de Constantin. La livre
de Constantin, le sou d'or, le semis, le triens. Monnaies des Mérovingiens
d'Aquitaine. Rapport de l'or et de l'argent. Altérations des monnaies.
Monnaies seigneuriales. Les monétaires. Pièces mérovingiennes frappées à Bordeaux.
Réformes de Pépin et de Charlemagne. Monnaies de Waïfer; monnaies arabes;
monnaies de Charlemagne, de Louis le Débonnaire et de leurs successeurs, frap-
pées en Aquitaine. Ateliers monétaires d'après l'édit de Pistes.
Monnaies des comtes de Béarn ; des comtes de Bordeaux. Concession par Sanche,
comte de Bordeaux, au chapitre de l'église Saint-André, du tiers du bénéfice du
monnayage. Date de cette concession. Monnaies des comtes de Bordeaux, de
Léonore d'Aquitaine et du roi de France 440
— 342
LIVRE DEUXIÈME
Page»
Deuxième Période ; ÉPOQUE ANGLAISE
AVANT-PROPOS. — Division du sujet 123
CHAPITRE PREMIER. — Situation générale.
Article 1er. — Histoire générale de la contrée.
Amour des Aquitains pour l'indépendance ; luttes contre le roi d'Angleterre et contre
le roi de France. Faveurs accordées aux Bordelais par les Plantagenets ; charte
de 1156. État de désordre de l'Aquitaine, défavorable au commerce. Règlements
du roi Richard.
Les croisades en Orient : les Albigeois; les Pastoureaux.
Luttes intestines de la cité : Philippe le Bel, Bertrand de Goth, les Templiers.
Prétentions des rois anglais au trône de France. Philippe de Valois.
Relations commerciales de Bordeaux avec l'Angleterre sous Edouard III et le prince
de Galles. Continuation des guerres avec la France.
Influence favorable des croisades sur le commerce. Ignorance des croisés.
Agriculture et industrie de l'Orient : le sucre, le maïs, les étoffes, les verreries, les
moulins à vent.
Progrès de la navigation et du commerce. La hanse. Les républiques italiennes;
naissance du commerce anglais; ses relations avec Bordeaux 127
Article 2. — Aspect du pays et ses institutions.
\ 1. LA CAMPAGNE.
Aspect général de la contrée. Les habitants : le clergé, le seigneur, l'homme libre,
le vilain, le serf. Affranchissement du serf: serfs refusant la liberté, hommes
libres demandant la servitude. Habitation, vêtement, nourriture. Industrie.
Produits du sol 142
\ 2. LA VILLE : ASPECT PHYSIQUE.
Entrée dans la ville par la Garonne : l'île de Matorque, le port, les navires, les quais,
le palais de l'Ombrière, le Peugue. Agrandissements de la ville. La Maison de
ville et Saint-Éloi. Le blason de Bordeaux : le léopard de Guienne réuni par
Richard Cœur-de-Lion aux deux léopards de Normandie. Saint-André. Le palais
Gallien. Puy-Paulin. Piliers de Tutelle. Habitations. Architecture. Rues commer-
çantes ; rue de la Rousselle. Mouvement de la rue pendant le jour. Couvre-feu. . 153
LA VILLE I INSTITUTIONS.
Persistance à Bordeaux des traditions municipales romaines.
Relations de la Jurade de Bordeaux avec le duc de Guienne. Le pouvoir du duc et
les privilèges des bourgeois de Bordeaux. Le sénéchal, le connétable, le chancelier,
le Conseil royal de Gascogne.
Le maire et les jurats; les Trente, les Trois Cents, l'assemblée du peuple; les trois
États du duché.
Indépendance de la cité ; son action au dedans et au dehors.
Les bourgeois; les habitants: les étrangers; les pèlerins; les juifs 157
343 —
Article 3. — Libertés et prohibitions commerciales .
Libertés de commerce entre la Guienne et l'Angleterre, reconnues par Aliénor
d'Aquitaine, Richard Cœur-de-Lion, Jean-sans-Terre, Henri III.
Restrictions du commerce avec la France en temps de guerre. Philippe le Bel :
vivres; or et argent.
Prohibition d'exportation des produits anglais en 1363; prohibition par les jurats de
Bordeaux de la sortie des métaux précieux.
Prohibitions amenées par la concurrence industrielle entre la France et l'Angle-
terre : laines, draps, matières tinctoriales. La Guienne souffre peu de cet état
de choses. Son commerce avec l'Angleterre n'est pas atteint ; son commerce avec
la France subsiste même en temps de guerre 175
CHAPITRE II. — Conditions auxiliaires du commerce.
Article 1 er. — Juridiction commerciale.
Juridiction du prévôt royal de l'Ombrière sur les étrangers; juridiction du maire et
du prévôt de la ville sur les Bordelais et sur les procès entre Bordelais et étran-
gers. Procédure. Voies d'exécution des jugements : saisies par corps et sur biens.
Étrangers. Cautions. Droits de représailles.
Intervention de la municipalité. Enregistrement des créances à l'hôtel de ville ... 180
Article 2. — Monnaies.
Valeur nominale et valeur d'échange des monnaies. Variations de la valeur d'échange.
Utilité de connaître l'action commerciale de la monnaie. Utilité d'apprécier la
valeur comparée à diverses époques ^ 83
\ 1. PRINCIPALES MONNAIES FRAPPÉES EN AQUITAINE PENDANT LA PÉRIODE ANGLAISE.
Monnaies ducales, municipales. Absence de monnaies épiscopales. Confirmation à
l'archevêque et au chapitre de Saint-André du tiers du bénéfice sur le monnayage.
Origine de la monnaie municipale ; monnaies étrangères.
Stock des métaux précieux. Substitution du poids du marc à celui delà livre. Divers
poids du marc en France. Variations considérables du prix du marc d'or et du
marc d'argent. Monnaies en usage à Bordeaux ; unité du type des monnaies
frappées en Guienne ; hôtel des monnaies à Bordeaux, commun au duc et à la
ville ; officiers royaux de la monnaie; maîtres et ouvriers
186
Monnaies d'or.
Monnaie de France de Philippe-Auguste : Monnaies de Bordeaux sur le type de
Tours. Falsification des monnaies. Philippe le Bel à Bordeaux.
Monnaie à l'aignel de saint Louis. Le florin de Florence. Nécessité de frapper des
monnaies d'or à Bordeaux en 1326. Florin d'or d'Aquitaine. Nouvelle monnaie
d'or en 1344. Le léopard, le noble, le guiennois. Véritable origine de la dénomi-
nation de guinée.
Principales monnaies d'or que fit frapper le prince de Galles en Guienne ; monnaies
d'or frappées par ses successeurs
196
Monnaies d'argent.
Rapport de l'or à l'argent. Endenture de 1351 pour la fabrication de la monnaie
d'argent. Monnaies d'Éléonore, de Richard Cœur-de-Lion, d'Edouard I«r. Deniers
et sterlings de Bordeaux; monnaies municipales. Statistique des monnaies d'or et
d'argent frappées en Aquitaine par le prince de Galles ^U3
-*■ 344 —
Pages
§ 2. ALTÉRATION DES MONNAIES.
Divers modes d'altération des monnaies. Monnaies rognées; pénalités. Altération du
poids et du titre par les souverains. Fixation arbilraire par les souverains de la
valeur de compte des monnaies. Augmentation du prix nominal des marchan-
dises; perturbations commerciales. Tables des variations du prix du marc d'or
et du marc d'argent. Variations incessantes du cours des monnaies.
Les véritables principes en matière de monnaies : Oresme. Plaintes sur les varia
tions des monnaies : Monstrelet 206
Article 3. — Appréciation du prix des marchandises.
§ 1. VALEUR COMPARÉE DES MONNAIES.
Difficultés du problème. Opinion des économistes. Possibilité d'une approximation
non mathématique, mais suffisante. Valeur intrinsèque. Pouvoir de l'argent : le
coefficient donné par Leber est aujourd'hui trop faible.
Tableaux de réduction de la livre, du sou et du denier tournois en monnaie actuelle.
Moyen de se servir de ces tableaux : rapport de la livre tournois avec la monnaie
bordelaise et avec la monnaie anglaise. Rapport de ces monnaies avec les
monnaies françaises de la même époque. Quelques applications 213
\ 2. QUELQUES PRIX DE SALAIRES ET DE MARCHANDISES.
Salaires : Ouvriers des vignes, charpentiers, tonneliers, mariniers, gabariers,
forgerons, maréchal ferrant, sacquiers, etc. — Habillement. — Marchandises :
Métaux, bois, pierres, chaii^, poteries, cires, chandelles, cuirs, toiles, draps. —
Vivres : Céréales, pain, viande, gibier, poisson, sel, épices 221
Article 4. — Les Changeurs, les Banquiers, les Courtiers, les Foires.
Utilité de l'office de changeur. Les banquiers italiens : les Spini, les Frescobaldi, les
Bardi, les Perucci, les Alberti.
Monopole royal pour le change et pour la vente des matières d'or et d'argent. Les
changeurs de la ville. En 1275 ils sont saisis et emprisonnés par le sénéchal.
Intervention du maire et des jurats qui revendiquent le droit de nomination des
changeurs. Le prince de Galles perçoit des droits sur le change. Le duc de
Lancastre restitue à la ville le droit de nommer les changeurs 226
Les courtiers sont nommés par le maire et les jurats. Ils fournissent caution et
paient une taxe. Serment; fonctions ; salaires ; pénalités.
Jaugeurs de vins; nommés parle roi; office, salaires; noms de plusieurs grands
seigneurs qui reçoivent en fief l'office de jaugeur de vins 230
Foires : Enquête pour la création des foires en 1318; institution de deux foires par
an le 15 juin 1841 232
Article 5. — Budget de la ville au XVe siècle.
Recettes et dépenses de 1413 à 1421 233
CHAPITRE III. — Commerce intérieur.
Article 1 er. — Voies de communication par terre et par eau.
Difficultés des communications par les routes de terre ; absence de sécurité en temps
de guerre. Difficultés pour la navigation des rivières. Nombreux droits de péage.
Droits perçus par le roi 237
— 345 —
Tages
Article 2. — Articles divers du commerce intérieur.
g 1. OBJETS D'ALIMENTATION.
Grains, pain, viande, volaille; dîners donnés par l'archevêque. Poissons d'ean
douce; poissons de mer ; poissons préférés; huîtres; droit de pacte 2'\'±
Sel. Liberté de ce commerce. Les salins de Souîac ; leur ancienneté ; l'abbé de Sainte-
Croix; l'archevêque. Circulation dos sels dans le bassin de la Garonne; taxes sur
le sel 2i(>
g 2. AUTRES ARTICLES DU COMMERCE INTÉRIEUR.
Bois et merrains. Pierres, tissus, métaux. Absence de documents relatifs aux
corporations 250
Article 3. — Culture de la vigne et commerce du vin à l'intérieur.
\ 1. CULTURE DE LA VIGNE.
Etendue de la culture de la vigne dans le Bordelais, dès la fin du xe siècle. Erreur
de M. F. Michel disant qu'il n'existait pas de vignes en Médoc pendant l'époque
anglaise. Nombreux vignobles en Médoc. Gaston de Foix et le comte de
Huntington.
Mode de culture des vignes d'après les comptes de l'archevêché. Vignes de l'arche-
vêque à Lormont et à Pessac; deux modes différents de culture : celle à bras et
celle, à la charrue. Cépages; façons diverses; taille; provignage; vendanges;
salaires.
Vinification : Foulage, marcs, piquettes. Diverses espèces de vin : Clairet, vins
rouges, vins blancs. Soins donnés aux vins : clarification, ouillages, coupages.
Barriques ; merrains ; tonneliers 251
% 2. COMMERCE DU VIN A L'INTÉRIEUR.
Bordeaux consommait une grande quantité de vins. Usage du vin pour les expé-
ditions militaires. Privilèges des vins des bourgeois de Bordeaux. Défense pour
les vins étrangers d'entrer en ville avant des époques déterminées. Vins de haut.
Coutume d'yssac; autres taxes; époques d'entrée en ville des vins de haut.
Les taverniers : doivent être bourgeois ; leurs obligations relatives aux vins des
bourgeois. Bèglements à Londres, à Paris et à Bordeaux; taxe des vins vendus
à taverne 261
CHAPITRE IV. — Commerce extérieur.
Article 1er. — Navigation maritime et législation maritime.
§ \. L'EMBOUCHURE, LE FLEUVE, LE PORT, LES NAVIRES.
Situation favorable du port de Bordeaux. Difficultés de l'entrée et de la sortie de
la Gironde. Les passes ; l'île d'Anthros. Soulac. La ville de Brion. Le phare de
Cordouan.
Progrès de la navigation : la boussole, l'arbalète.
Arrivée au port de Bordeaux. L'île de Martogue ; le port, les magasins, les quais,
le mouillage. Juridiction du prévôt de l'Ombrière; juridiction du maire et des
jurats.
Petit nombre des navires de Bordeaux; leur peu d'aptitude à tenir la mer; flottille de
la ville; armement, avitaillement, salaires.
22
— 346 —
Pages
Tonnage des navires de commerce ; navigation en temps de guerre. Précautions
contre les ennemis et contre les pirates. Les navires partent en flotte; protection
donnée par le roi; amiraux de la flotte d'Occident. Ancienneté de la réunion en
flotte ; elle constituait une assurance mutuelle 2oo
Droits de navigation : Amarrage, quillage, délestage; droits de la branche de cyprès,
de la coutume de Royan, de Cordouan.
Fret 280
§ 2. LÉGISLATION MARITIME.
N° 1. Droit de bris et de naufrage.
Antiquité des concessions de ce droit faites par les souverains aux seigneurs féodaux
et des usurpations de ceux-ci. Restrictions apportées par les Rôles d'Oléron, et
par Henri III en 1236. La coutume de Mimizan. Les haleines. Le droit de varech
est exercé sur toute la côte de l'Océan de Soulac à Rayonne. Les seigneurs
essaient de l'appliquer aux fleuves et rivières. Ce droit est appliqué aux étrangers
qui abordent sur les côtes 28,4
N° -'. Droit de représailles.
Ce droit représente la guerre privée sur mer. Il s'exerçait contre l'ennemi et les
pirates, et aussi pour obtenir le paiement d'une dette. Les souverains se réservent
d'accorder des lettres de représailles ; elles s'accordaient même contre des tiers.
État du droit public sur ce point au xive siècle. Plaintes du commerce.
Restrictions apportées à ce droit par les rois de France et d'Angleterre 287
No 3. Réquisitions maritimes.
Droit royal de requérir les navires marchands pour les armer en guerre, pour les
transports de troupes ou de fonctionnaires ~->^
N° 4. Législation maritime commerciale.
Les Rôles d'Oléron publiés vers 1150. Leur influence sur le commerce de l'Océan et
des mers du Nord. Les lois maritimes se ressemblent parce qu'elles répondent
aux mêmes besoins. Ces lois ne parlent ni du prêt à la grosse, ni du contrat
d'assurances 2J2
Article 2. — Importations.
g 1. CONDITIONS GÉNÉRALES DE L 'IMPORTATION.
Relations de Rordeaux avec les provinces françaises du bassin de la Garonne; avec
la Rretagne et la Normandie; avec les iles anglaises et les Flandres. Les impor-
tations se faisaient par navires étrangers au port de Rordeaux 295
N° 1. Articles divers d'importation. Objets d'alimentation : Grains, viandes salées,
poissons salés, beurres, fromages, boissons 297
N° 2. Métaux : Or, argent, cuivre, fer, plomb, étain ->02
N° 3. Objets manufacturés ou propres à l'industrie : Laines, cuirs, peaux, draps,
toiles, mercerie 300
Article 3. — Exportations.
\ 1. OBJETS DIVERS.
Grains, miel, sel, résines, brais, pastel, laines, armes 309
§ 2. VINS.
Importance du commerce du vin et situation favorable de Bordeaux pour l'expor-
tation par l'Océan des vins du bassin de la Garonne.
Existence de vignobles en Bretagne, en Normandie, en Angleterre.
Origine du commerce des vins de Bordeaux, constatée par les Rôles d'Oléron.
Exportations en Bretagne.
— 347 —
Page*
Pirateries des Bretons. Tribut au duc de Bretagne. Le roi Edouard III se substitue
au duc de Bretagne pour la perception de la taxe.
Exportations en Normandie.
Exportations dans les Pays-Bas.
Les Flamands chargeaient aussi pour le Nord, pour l'Angleterre et pour l'Ecosse.
Ce mouvement commercial est constaté dès 1202. Les corsaires flamands. Les
Bordelais aux foires de Flandres. Le camp d'Artewelde.
Exportations peu importantes en Espagne 313
§ 3. LES VINS DE BORDEAUX EN ANGLETERRE.
JOURNAL D'UN MARCHAND DE VINS BORDELAIS.
But de l'opération commerciale : vendre des vins à Londres, et y acheter des draps.
Noms des chargeurs : Bernard de Lahens, Jean de Cabarrus, Guilhem de Bosco,
et autres bourgeois de Bordeaux.
Nature des vins exportés : vins bourgeois et vins du haut pays.
Prix des vins de graves vendus à Bordeaux ; bordereau de vente.
Paiement des courtiers; frais de chargement; paiement des droits sur les vins de
haut. Les vins de ville sont francs de droits: origine de cette franchise. Elle
existait déjà en 1189. Elle a été maintenue par tous les souverains anglais.
Le registre du connétable. Destination et nationalité des navires qui partent avec
nous. Charte-partie; fret; prix; coutume de Boyan; branche de cyprès.
Départ en flotte ; protection des vaisseaux du roi.
Le phare de Cordouan; l'ermite. Le prince de Galles.
Arrivée dans la Tamise. Bèglements relatifs à la vente de nos vins : le droit de
butlerage est aboli. Conditions réglées par le roi Edouard I»r en 1302 avec les
marchands de vins bordelais à Londres. Prétentions et exigences de la commune
de Londres. Intervention des rois d'Angleterre favorable aux marchands de
Bordeaux.
Dégustation et expertise des vins vieux. Jaugeage des vins nouveaux. Droits.
Marque de jauge.
Vente de partie de nos vins en gros et partie aux taverniers. Règlements sur la
vente en gros. Conclusion du marché. Terme pour le paiement. Enregistrement
à Guildhall; contrainte par corps. Expertises.
Achat de marchandises anglaises ; perte de notre sceau.
Vins confiés à des taverniers pour la vente ; conditions auxquelles ces derniers sont
assujettis. Examen des vins. Taxe des prix. Fin du voyage. Documents dont nous
nous sommes servi 321
Faveurs accordées par le prince de Galles au commerce de Bordeaux.
Confirmations par Richard II, par le duc de Lancastre, les rois Henri IV, Henri V,
Henri VI.
Commerce de Bordeaux avec divers ports d' Angleterre et d'Irlande.
Commerce avec l'Ecosse.
§ 4. APPRÉCIATION DES QUANTITÉS DE VINS EXPORTÉES A DIVERSES ÉPOQUES.
Nombreux achats de vins faits par les souverains anglais, Jean-sans-Terre,
Henri III. Quelques prix et noms de quelques vendeurs.
Achats d'Edouard 1er et d'Edouard II. Registres du connétable de Bordeaux de 1308
et de la douane de Hull en 1444. Regret de ce que M. Francisque Michel ait
négligé de donner le nombre des navires et la quantité des vins chargés. Indi-
cation donnée par Bréquigny pour l'année 1350; par Froissard pour l'année 1372.
Indication donnée par le registre des recettes de l'archevêché.
Examen de ces documents. Comptes du trésorier du prince de Galles.
Résumé de l'exportation des vins «•"«
FIN
Bordeaux. — Imprimerie Nouvelle A. Bellier et C'«, 16, rue Cabirol.
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HC Malvezin, Théophile
278 Histoire du commerce
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