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CINQUANTE ANS
DE VIE LITTÉRAIRE
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
DU MÊME AUTEUR
Format in-s®
Le Chbvalibr noir, splendidement illustré par
Gustave Doré de 20 gravures sur bois tirées à
part 1 vol.
Format grand inH8
La Bande mystérieuse. 1 vol.
Dans les Pyrénées 1 —
La Guerre AU COUTEAU 1 —
La Peste de Marseille 1 —
PARIS. — IMPRIUBRIE CHAI3L, 20, RUE FJKRaBRE. — 4758-X.
CINQUANTE ANS
DE
VIE LITTÉRAIHE
PAR
MARY LAFON
PARIS
GALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉYY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1882
Droits de reproduction et de traduction réserrés.
*
' 9
UN MOT AU LECTEUR
La vie apparaît au début comme une allée
sans fin, bordée d'arbres magnifiques et de
plates-bandes de roses. Peu à peu, le ciel si
bleu et si pur, sur lequel se profilaient ces
longues lignes de verdure, se couvre et s'obs-
curcit; le souffle du temps, aussi rude et bien
plus glacial que celui de l'hiver, dépouille les
arbres, fane les fleurs, et, de cet ombrage si
frais et si riant, de ces roses si odorantes et
si vermeilles, il ne reste plus que des feuilles
jaunies ou desséchées.
Maintenant, qu'un peintre qui aurait vu une
allée semblable au printemps vînt pour la
II UN MOT AU LECTEUR
ressusciter avec sa palette, elle renaîtrait sous
son pinceau gracieuse et verte comme aupa-
ravant.
Le peintre, ici, c'est le souvenir, qui va
recommencer les années finies et entraînées,
comme les pâles feuilles d'automne, dans les
torrents du siècle, et les reproduira avec les
idées, les émotions, les événements et les tra-
vaux qui les remplirent.
Lorsqu'on a parcouru dans la voie humaine
les deux tiers d'un siècle, ce n'est pas sans
une sorte de plaisir mélancolique et doux
qu'on jette ses regards en arrière et qu'on
soupire, comme ceux qui, partant pour un
long voyage, se retournent pour voir encore
une fois le toit où roula leur berceau.
CINQUANTE ANS
DE VIE LITTÉRAIRE
1
Je suis né le 26 mai 1810, dans une petite ville
perchée sur le versant méridional du Bas-Quercy,
aujourd'hui département du Tarn-et-Garonne. Notre
maison s'élevait à l'extrémité de cette bourgade
appelée La Française, parce que sa fondation remon-
tait aux guerres albigeoises, et qu'elle tenait son
nom d'une bastille ou fort, en bois, construite par
les soldats de Philippe-Auguste. Il est impossible
de trouver un site plus pittoresque et un plus magni-
fique point de vue. Des fenêtres de la maison
paternelle, séparée de la ville par un grand jardin,
on découvrait une plaine immense bornée seulement
par les Pyrénées, dont on voit, par le temps clair,
briller, à trois cents kilomètres de distance, les arêtes
d'argent. C'est dans cette demeure, ombragée d'arbres
i CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAÎRÉ
séculaires, que s'écoulèrent, comme les flots d'un
ruisseau perdu au milieu des bois, les quinze années
premières de ma vie. Malheureux en naissant, car
on ne remplapd pas celle qui nous a donné le jour,
j'avais été confié aux soins d'une étrangère qui,
par un singulier bonheur, ne vit pas en moi une
occasion de lucre, mais un nouvel enfant. Je dois
beaucoup, et la vie peut-être, à cette excellente
femme, qui m'aimait d'un amour véritablement
maternel; aussi n'oublierai-je jamais son humble toit
couvert de tuiles rouges, et la chambrette où je
me réveillais avec tant de joie au chant joyeux du
coq.
Une grand'mère m'attendait dans la maison na-
tale. Je me rappelle avec une émotion mêlée de
crainte son aspect digne et imposant. Madame veuve
Laton, née Maury de Saint-Victor, avait vu Paris,
le monde et Jean-Jacques Rousseau. Ruinée parla
Révolution, elle s'était réfugiée dans une dévotion
austère et priait sans cesse pour demander à Dieu
de rendre aux siens ce qu'il leur avait enlevé. De
ce temps lointain, à demi couvert par l'ombre des
années, ma mémoire n'a gardé qu'un fait, l'écrou-
lement du premier Empire.
Mais, celui-là, oh! il est net dans mon esprit,
comme le premier jour. 1814, ère fatale, avait ren-
versé le géant. Soult venait de livrer la bataille de
Toulouse. Ses derniers bataillons refluaient sur
notre montagne; ils étaient conduits par un chef
CfifQUÂNTll ANS DB Vil LITTÉRAIRI â
blessé, portant an l»*as en écharpe, au front un
l^ndeau sanglant, et qui se désespérait ; car, à chaque
revue, s'éclaircissaient les rangs et diminuait le
nombre des hommes. Peu à peu tous l'abandonnèrent ;
alors, quand il furent partis, qu'il ne resta plus
d'eux que la paille des bivouacs, çà et là parsemée
des dâ)ris de leurs plumets rouges, il éclata une
allégresse que peuvent seuls peindre ceux qui en
forent les témoins. Ce n'était pas de la joie, c'était
eu délire. La chute de ^usurpateur, comme on disait
à cette époque, et le retour des Bourbons avaient jeté
tous les esprits dans une surexcitation voisine de la
démence. Le drapeau blanc flottait à toutes les
fenêtres, les mais aux couleurs bourbonniennes
élevaient leurs couronnes et leurs guirlandes de
feuillage devant les maisons royalistes. On ne se
couchait pas; du déclin du soleil à l'aube, la faran-
dole échevelée tournoyait dans les rues, les chants
les remplissaient avec les danses commencées et
terminées par cette acclamation formidable et una«-
nime î « Vive le Roi !»
D'opposants, il n'y en avait guère : deux sur toute
la population. Mon père et un autre, dont une foule
furieuse avait abattu le drapeau blanc qu'il avait
eu Faudace d'arborer. N'en pouvant pénétrer le
motif, je m'étonnais beaucoup, au milieu de cet
enthousiasme, de là tristesse de mon père et ne
eomprenais pas pourquoi les habitants, si dévoués et
ri Tespeetueun quelques jours auparavant, venaient
CINQUANTE ANS DE VIE LITTISrAIHE
casser nos vitres à coups dé pierre et hurler^ d'un
air menaçant^ à notre porte, leur farouche « Vive
le Roi!... i>
Qui eût dit que ce grand événement allait, par
contre-coup, atteindre sur les mamelons du Quercy
un enfant de quatre ans et décider de sa destinée?
C'est pourtant ce qui arriva. Blessé au vif des
outrages subis et de la proscription temporaire qui
en fut la suite, mon père rompit tout comme)*ce avec
la ville, où je n'allai plus que les dimanches à la
messe avec ma grand'mère. Gelle-ci, de trempe non
moins énergique et aussi forte de résolution que
son fils, ne renoua jamais les relations rompues.
Il en résulta que, de 1814 à 1825, ma vie s'écoula
aans une claustration presque monacale. Point
d'amis, point de fêtes, point de jeux; pour tout
amusement, les courses dans la campagne et dan»
les bois; pour unique occupation, le travail; pour
seuls compagnons, les livres. L'existence de moii.
père se partageait entre la médecine rurale et la
chasse; je ne le voyais que le soir à souper. Tout te
jour, je restais donc sous l'œil sévère et l'immuable
discipline de ma grand'mère, qui, avec son air grave,
son austère piété et son front ridé par le^s peines
plus que par les années, semblait, calme et liautaine
dans son mantelet noir, l'image de cette noblesse
proscrite et appauvrie par la Révolution.
Dans ce grand naufrage, les livres des deux familles
Maury et Lafou avaient seuls surnagé. Ceux des
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 5
Maii)7, doctes magistrats, et la bibliothèque des Lafon,
seigneurs de Feneyrols, qui paraissent avoir eu des
goûts littéraires, formaient un fonds assez riche et
des plus variés. Dès que je sus lire, le grand cabinet
où étaient rangés ces quatre ou cinq mille volumes,
sur des rayons pleins de poussière et recouverts de
toiles d'araignée, devinrent ma proie et ma joie.
Quel bonheur, lorsque j'avais récité mes leçons et
rempli la tâche imposée par ma grand'mère, quel
délice de courir à mon eldorado, de m'y enfermer à
double tour et de lire là, seul, bien seul pendant deux
ou trois heures. La lumière venait largement par la
fenêtre ouverte du côté du couchant, un alisier pro-
filait à demi sur les vitraux ses feuilles délicates, la
mésange, nichée dans une crevasse du mur, gazouillait
en caressant ses petits, et les hirondelles, dont les
nids pendaient aux solives, passaient en volant sur
ma tête et jetaient des cris effrayés.
Malgré le long temps écoulé depuis ce début de
la vie, je me rappelle encore parfaitement l'impres-
sion produite par ces lectures. L'histoire, représentée
par RoUin, Crévier, Mézeray, le Père Daniel, dont un
magnifique exemplaire avait été mutilé sur les plats
par la main ignare et brutale de 93, qui, en raturant
les fleurs de lys d'or, croyait effacer à jamais le sou-
venir de la monarchie, l'histoire, dis-je, me rebutait
par sa forme aride. Tandis que j'allais, au contraire,
d'un goût très vif aux chroniques de Froissart, de
MoDstrelet et du vieil annaliste de Sainl^Denis. J'ai-
GIlfQtilNTE ANS DE VU LITTÉRAIRB
mais aussi les mémoires, les Uyres de eheirUerie et
les Qontes. Quand j'sd)ordai les rayons du théâtre»
riche collection qui vaudrait aujouni'hui de l'or si
l'incurie de mon père, Thumidité et les vers ne
l'avaient à peu près détruite, je goûtai médiocrement
là plupart des tragiques. Voltaire, Grébillon, LaMothe,
Racine métne, à Texception de Phèdre et d!lphig&ln0^
ne me laissèrent qu'une impression d'ennui. Mais }è
fus saisi et enthousiasmé par la vigueur et le grand
style de Corneille. Dois-je l'avouer? te Tartuffe^ chef^
d'œuvre universel malgré ses défauts, réservé/ je ne
trouvai pas grand plaisir à la lecture des pièces de
Molière. Le fond m'en semblait faux, la trame em<-
pruatée, la plupart du temps, aux pièces latines, eu
opposition avec nos mœurs et la réalité, et le comique
outré ou froid. Pour cette dernière cpialité; la pre^
mière au théâtre, je lui préférais de beaucoup l'auteur
du Légataire, et toujours le Tartuffe excepté, si
j'avais eu à choisir entre toutes ses autres pièces et
le Glorieux, je me serais prononcé, sans balancer,
pour le chef-d'œuvre de Destouches. Le Barbier 4e
Séville, la Folle Journée de Beaumarchais m'amu^
saient infiniment; par contre, il m'était impossible de
lire trois pages des opéras vieux ou nouveaux.
Les romans n'étaient pas aussi nombreux que lei
pièces de théâtre : il yen avait pourtant une centaine
dont je ne perdis pas une ligne. Ceux de l'abbé
Prévost, qui ne sont' pas aussi intéressants que Manon
Lescaut, me passèrent tous sous les yeai; mais U
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 7
fallut m'y reprendre à plus d'une séance pour
achever l'interminable Cléveland. Le Sage me ravit
avec son Gil Blas^ Cervantes avec Don Qutxote; puis
je passai aux anglais. Ma grand'mère m'ayant appris
la langue d'outre-mer, que de douces et bodnés
heures passées avec Clarisse Harlowe et les héros
de Fielding, Tom Jones surtout, ce ravissant chef-
d'œuvre, me donna une émotion d'îtitérêt et de
plaisir que la poussière de soixante longues années
n*a pu effacer encore.
Je ne dédaignais pas pour cela les récits d'Anna
Radcliffe, et, certes, les sombres Mystères du châ-
teau âHJdolphe ont fait plus d'une fois battre mon
cœur. Il y avait, dans ce genre, un roman intitulé
Hinaldo Rinaldini qui, pour la bizarrerie et Tex-
travagance des aventures, avait précédé d'un siècle
feu Ponson du Terrail. Trois autres ouvrages, pour-
tant, outre les Utile et une Nuits, lui faisaient, dans
mes sympathies, une rude concurrence, Verther^
Paul et Virginie et Jérusalem délivrée. Que de larmes
coulèrent de mes yeux adolescents pour ces per-
sonnages imaginaires ! pauvre Virginie ! pauvre
Clorinde l quel chagrin vous m*avez coûté ! cha-
grin, du reste, qui n'était pas sans douceur et que
je n'éprouvais jamais aux amplifications semi-
oratoires de la Nouvelle Hélo'ise, Avouons tout de
suite que, malgré le culte, qu'on vouait chez nous
à Jean-Jacques, il ne m'attachait par aucun côté; je
trouvais son Èmiley que j'avais été forcé de lire.
8 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
assommant et, comme je connaissais ses Confessions^
le mépris que m'inspirait Thomme, rejaillissait à
grands flots sur Fauteur.
De Voltaire, je n'avais pris que la partie la plus
piquante. Écartant, par une lueur de bon sens
précoce et un sentiment naissant du goût, ses
tragédies^ ses histoires, ses poésies légères même,
regardées à cette époque comme des diamants, je
ne m'étais arrêté qu'à ses écrits antireligieux, à ses
contes, à ses lettres. Je conviens que la verve en-
diablée qui les créa, et le prodigieux esprit qui
s'en dégage m'avaient séduit et me paraissent aussi
considérables qu'alors.
J-'ai nommé mes auteurs sympathiques; il reste
maintenant à dire ceux qui ne l'étaient pas. Voici,
en effet, mes principales bêtes noires, Boileau,
Fénélon, Marmontel, Florian, Rousseau le lyrique.
De Boileau, je n'avais retenu que le Repas ridi-
cule; les Aventures de Télémaque m'endormaient ;
je bâillais aussi largement en parcourant les Incas
et les pastorales en falbalas et rubans roses de
l'auteur d'Estelle et Némorin^ qu'en apprenant,
par ordre, YHistoire du Peuple de Dieu du père
Berrurier, ou en recevant, pour mes récréations,
la permission de lire les Délassements de Vhomme
sensible d'Arnaud Baculard, l'écrivain au parapluie
rouge.
J'oubliais de noter qu'une collection du Mercure
accompagnait, dans notre bibliothèque, une autre
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 9
collection complète des poètes nationaux. C'est
devant leurs rayons, qu'attiré comme l'abeille sur
les fleurs, par cet esprit français, si fln^ si gai, si
franc, je passais la meilleure partie de mon temps.
Il me souvient encore de ces pièces de vers qui
pai'taient, en secouant leurs étincelles dans mon
cerveau comme les fusées du feu d'artifice. C'était
Saint-Pavin fustigeant à son tour Boileau :
Boileau, grimpé sur le Parnasse
Avant que personne en sût rien,
Trouva Régnier avec Horace
Et rechercha leur entretien.
Sans choix et de mauvaise grâce.
Il pilla presque tout leur hien :
Il s'en servit avec audace
Et s*en para comme du sien.
Jaloux des plus fameux poètes.
Dans ses satires indiscrètes
11 choque leur gloire aujourd'hui.
En vérité, je lui pardonne.
S'il n'eut mal parlé de personne.
On n'eût jamais parlé de lui !. . .
C'était Théophile répondant à un Philistin de
son temps :
Oui tous les poètes sont fous ;
Mais, en sachant ce que vous êtes.
Vous en conviendrez avec nous.
Tous les fous ne sont pas poètes.
I
lO CINQUANTE ANS DE YIE LITT^RAIÀE
Puis un baron ruiûé, sauvant ce qu'il avidt pu
arracher des griffes des vautoui^ légaux et éèfivatit
sur le mur à la craie :
GréancierSy maudite canaille !
Commissaires, huissiers, recors
Vous aurez hien le diable au corps
Si vous emportez la muraille I . . .
Un amant jaloux ou trahi :
« A propos vous arrivez là I
£a votre absence, sans scrupule,
Madame Ursule que voilà
Vous prétait un gros ridicule. . •
— Oh I je connais madame Ursule,
Elle prête tout ce qu'elle a I )►
Enfin, un vrai philosophe pratique, par Tépitaphe
duquel je clos ces réminiscenses du bon et vieil
esprit français :
Ci-gît le seigneur de Posquière,
Qui, philosophe à sa manière,
Donnait à Toublî le passé.
Le présent à l'indifférence.
Et, pour vivre débarrassé,
L'avenir à la Providence ! . . .
Quatorze ans s'écoulèrent entre mes lectures et
les promenades rurales/ si chères à mon cœur par
les rêves qui les embellisMiehl; souvenirs de la
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 11
jeune vie qui refleurissent maintenant dorés et
vermeils comme les roses printanières , et me
rapportent, avec le bruissement des peupliers argen-
tés du Tarn, Todeur amère et forte de l'aubépine
en fleurs et les murmures des graads chênes d
Parazols secoués par l'autan, les émotions les plu
heureuses de l'enfance.
On me mit enfin au collège ; j'y passai cinq ans
pour apprendre à fond, par exemple, tout ce que
savaient mes maîtres, le latin et un peu de grec.
Ce que j'ai dit ailleurs en verS; dans un épttre
Au Vieux Collège j je peux le répéter ici ; car mes
impressions n'ont point changé sur ce sujet :
De la chaîne universitaire
Je ne redoutais pas le poids.
Aussi, j'aime, comme autrefois.
Ta cour herbue et solitaire.
J'aime ces arbres longtemps verts,
Et ces tours que ronge la moudse
Où, quand la fraxineile y pousse.
Je murmurai mes premiers vers.
Beaux jours, heureuses promenades
Sur les coteaux riants du Fau,
Vers TAveyron, au bord de l'eau,
A Pomponne, au pré des malades,
Et sur le chemin de Paris,
Des amandiers lorsque les branches
Se paraient de leurs grappes blanches,
* Quand leâ buissons étaient fleUHs l
il CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Du renouveau quand les merveilles
Nous avaient enivrés, le soir
Nous remontions au vieux dortoir,
Bruyants comme un essaim d'abeilles. .
Qui me rendra votre sommeil,
Nuits dlllusions purpurines
Que la cloche en sonnant matines
Faisait envoler au réveil.
Je sortis chargé de couronnes de ce musée gréco-
latin en 1829 ; jusque-là, grâce aux soins jaloux de
mes maîtres, j'étais resté emmailloté dans le berceau
des lettres classiques. Aussitôt libre, je brisai
mes langes et me mis avidement en rapport avec
l'esprit nouveau. Chateaubriand, Lamennais, Victor
Hugo et Lamartine, voilà mes premiers guides dans
ce monde inconnu. Qu'on juge de mes émotions et
de ma surprise. Aux premiers pas sur cet autre
chemin de Damas, je fus ébloui. L'impression reçue
fut si forte, que les belles pag^s de ces grands
écrivains se gravèrent à l'instant dans ma mémoire,
merveilleuse d'ailleurs, et y restèrent comme des
formes d'imprimerie. Ainsi, à un demi-siècle de
distance, je me rappelle mot à mot ce passage de
Lamennais, inspiration prophétique prise alors pour
une boutade d'esprit chagrin et qui est aujourd'hui
une sinistre vérité !
« Les doctrines philosophiques, » disait en 1820,
Tauteur des Paroles d'un croyant^ «* toutes négatives
» ou, ce qui est.la même chose, toutes destructives^
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 13
ont pour principe général la souveraineté de
l'homme. L'homme qui se déclare souverain se
^ constitue par cela seul en révolte contre Dieu
^^ et contre tout pouvoir établi de Dieu. Or qui se
^ révolte, hait; la haine est dope le sentiment
^ général qu'enfantent les doctrines philosophiques.
» Eh I qui pourrait en douter après notre Révo-
i> Jution ? que s'est-il passé depuis ? qu'apercevons-
» nous encore? Ces passions qui se remuent, ces
» soulèvements, ces forfaits inouïs, n'est-ce pas
» la haine dans ce qu'elle a de' plus violent et
» de plus atroce? Haine de Dieu, on voudrait
» abolir non seulement sa religion, son culte, mais
» jusqu'à' son nom ; haine des prêtres, qu'on
» calomnie, qu'on insulte, qu'on opprime dans
» l'exercice de leurs fonctions et que déjà cer-
» tains hommes, proscrivent en espérance ; haine
» des rois, des nobles, des institutions établies ;
» haine de toute autorité et, dès lors, amour de la
» licence qui n'existe que sous le règne des devoirs
» lorsque tous les droits sont connus et respectés ;
» haine des lois, qui nous conservent la paix en
» réprimant les passions ; haine des magistrats, qui
» défendent ces lois ; haine dans l'État, dans la
r> famille ; haine universelle qui se manifeste par
» la rébellion, par le meurtre et par un désir
» ardent de destruction *. »
\, Essai sur Vindiférence en matière de religion, t. II, p. 19;
14 CINQUANtE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Après Teathousiasme, la réflexion. Celle-ci agit
sur l'esprit comme Teau froide sur le fer qui sort
rougissant de la forge. Soumis à une critique im-
partiale mais sévère, Chateaubriand perdit beaucoup,
Hugo un peu, Lamartine, toujours égal dans sa poé-
tique et marmoréenne monotonie, quelque chose,
Lamennais, seul, rien. Après cette initiation pleine
de charme, aux lettres nouvelles, je partis pour
Paris, le front brillant de santé et de jeunesse, le
cœur battant d'un vaste espoir. C'était vers la fin
de l'automne; les vignobles du Bordelais que tra-
versait la diligence retentissaient des cris joyeux
des vendangeurs et des chansons des jeunes filles. Res-
pirant à pleine poitrine cet air embaumé des cam-
pagnes, je roulais vers la moderne Babylone, moins
connue, moins banale alors qu'aujourd'hui, avec
une effusion de joie intime d'une douceur inexpri-
mable.
II
Nous arrivons la nuit : la voiture s'arrête dans
la cour des Messageries. On descend ma malle, un
grand escogriffe s'en empare, et, moitié de gré,
moitié de surprise, m'entraîne dans son hôtel. Je
ne voulus pas sortir ce soir-là. C'est au 'grand
soleil et bien reposé d'un emprisonnement de quatre
jours et quatre nuits dans la cellule roulante de
MM. Laffitte et Gaillard, que j'entendais voir et
admirer Paris.
tl parut enfin ce jour si impatiemment attendu. Levé
à l'aube, je sortis et ne rentrai qu'à minuit. Ce fut mon
unique occupation pendant les premières semaines;
comme je n'habitais l^hôtel que pour y coucher et
que je ne parlais à personne, j'étais à l'abri des
périls qu'une bourse assez bien garnie aurait pu
attirer à mon inexpérience. Je dois avouer qu'après
Vavoir parcouru pendant un mois dans tous les
16 CINQUANTE A.NS DE VIE LITTÉRAIRE
sens et à fond pour ainsi dire, car j'étais un rude
marcheur, Paris ne me sembla pas au-dessus de
ridée que je m'en étais faite. Il n'avait pas, il est
vrai, sa physionomie actuelle, Paris a bien changé
depuis. Ces larges voies, ces magnifiques boulevards
qui lui versent à flots l'air, la santé et la lumière
n'existaient pas même en projet. Un espace vague
et tout à fait primitif séparait le Louvre des Tuile-
ries et commençait à la place du Carrousel, à l'ex-
trémité méridionale de laquelle s'élevait seul comme
une quille l'hôtel de Nantes. Deux rues, quelques
maisons et un corps de garde enveloppaient le
théâtre du Vaudeville bâti en face du Palais-Royal.
Une autre rue abominable d'aspect et d'habitants,
appelée rue du Chantre, se glissait en rampant comme
une couleuvre jusqu'à la porte du Louvre qui regarde
les Tuileries.. Vis à vis l'arcade du pont des Saints-
Pères, la rue du Doyenné, qui abrita la jeunesse,
de Théophile Gautier, descendait vers la Seine.
L'aile des Tuileries terminée par le pavillon Mar-
san avait en regard, dans toute sa longueur, des
maisons basses, coupées par des ruelles. Dans la
principale de ces demeures peu monumentales était
installé le bureau des gondoles allant de Paris à
Versailles. Une terrasse à treillages verts, de qua-
tre à cinq mètres de haut ornait la façade de cette
maison, dont j'aurai bientôt occasion de parler.
Comprenant bien que le centre de Paris, fait pour
le bruit et les affaires ne convient ni aux népphytes
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE il
des professions libérales, ni aux hommes d'étude, je
me hâtai de porter mes pénates dans le quartier
Latin, à deux pas du quai des Âugustins. Là, où
s'ouvre, dans sa splendeur et sa largeur superbe,
le boulevard Saint-Michel, se trouvait une rue étroite,
difficile, boueuse, humide en^tout temps et qui
grimpait péniblement, sans souci de la ligne droite,
jusqu'à la place dédiée à l'archange que baigne à
^'entrée du boulevard la fontaine actuelle. C'est
dans cette rue appelée de la Harpe, en mémoire de
quelque enseigne mirifique et parlante, que je cher-
chai mon campemept. Tout au bout entre le collège
Saint-Louis et la Sorbonne m'apparut à gauche une
*
voie transversale portant le nom de rue Neuve-Ri-
chelieu. A droite s'élevait un modeste hôtel ayant
pour vis-à-vis Flicotteaux, l'aquatique Flicotteaux,
Brébant des dîners à un franc vingt-cinq centimes.
C'est dans cette maison tenue par un brave et digne
homme, ex-sergent de la vieille garde, que je m'in-
stallai avec deux étudiants venus en même temps
que moi à Paris, Jean-Louis Arnal, mort médecin
de l'empereur, et Pierre Magne destiné, ce que je
n'eusse pas alors soupçonné, à devenir ministre des
finances.
Une fois établi dans une chambre assez proprette
du premier étage qui s'ouvrait sur la rue et la place
de la Sorbonne, je songeai à mes lettres de recom-
mandation. Les lettres de recommandation ! c'était
monnaie précieuse en ce temps-là. Sceptique comme
iB CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
tous les médecins ses confrères, mon père ne croyait
qu'à ce talisman. C'était pour lui le Sésame ouvre-'
toi des Mille et une Nuits. Si grande était sa foi,
qtf il m'avait presque convaincu, et je regardais ces
missivescomme autant de clefs d'or qui feraient rou-
ler sur leurs gonds les portes de la célébrité et de
la fortune; il fallut en rabattre un peu. La première
que je portai était adressée au docteur Lugol, méde-
cin de l'hôpital Saint-Louis; ici, l'accueil fut bon
et franc, l^e futur beau-père du docteur Broca reçut
à bras ouverts le fils de son vieux camarade, il me con-
duisit chez Lafon le tragique, mê présenta ensuite à
mademoiselle Mars sa cliente et m'invita réguliè-
rement à ses dîners du mardi où se réunissaient des
savants et quelques gens de lettres de la période
impériale. Sa bienveillance très sincère et très cordiale
n'eut pas toutefois de résultats sérieux. De Lafon,
l'ancien rival de Talma, qui ne parlait que par
hémistiches, je ne tirai que le conseil d'étudier les
classiques, et des déclamations sonores et tellement
ronflantes, que j'en serais devenu sourd en persistant
à l'écouter. Mademoiselle Mars me montrait de la
sympathie et vantait avec complaisance la dou-
ceur de mes regards, la blancheur de mes dents et
la teinte bleuâtre de mes cheveux noirs. « Voyez, di-
sait-elle, un jour, en y passant la main^ à son amie
madame Haudebourg Lescot, peintre de talent, voyez
si vous avez sur votre palette une teinte pareille !
Voilà 'un garçon qui fera son chemin au théâtre, et
je l'y aiderai l i» Je crois en effet qu'elle aurait tenu
j^atole; ear elle m'avait dôttué le âujet d'uae pièce que
je commençai fioùâ ses yeUx: Madame de GhateùU"
brtand / Les trois premiers actes iinis, elle me donna
rendéfr-votis pour la lecture à onze heures du matin.
Qu'on juge si je fus exact ! A onze heures moins
cinq, j'arrive dans ce charmaht hôtel de la nie de la
Touîp-des-Dames. Une sémillante soubrette me con-
duit, le dourii^e aux lèvres, dans la chambre à coucher.
Ikdemôiâelle Mars m'attendait au Ut, un drap seul
dessinait ses formes. Dans deux ou trois bouquetiers
de forme élégante» les violettes, sa fleur favorite, ex-
halaient un parfum délicieux. Elle me fit asseoir au
bord de son lit, me prit la main et me la serra
d'une manière des plus significatives. Il n'y avaif
pas à s'y méprendre, hélas ! Ce n'était pas une lec-
ture qu'elle voulait, je ne le compris pas. Absorbé
tout entier par mon œuvre, je ne voyais que Madame
de Chateaubriand et ne songeais qu'à mon malheureux
manuscrit ; longtemps elle éluda et déjoua mes ten-
tatives de lectures; l'impatience la prit à la fin, et,
prétextant ime migraine, elle me renvoya avec mon
drame et ne voulut plus entendre parler ni de l*un
ni de l'autre.
Voilà ce que me rapporta ma première lettre de
recommandation. La seconde était pour le docteur
Alibert, celui-ci mit sa bibliothèque à ma disposi-
tion, et, m*invitànt quelquefois à ses dîners, me fit
faire connaissance avec deux membres de TAcadé-
20 CINQUANTE ANS DE TIE LITTÉRAIRE
mie française, mes compatriotes Jay et Tabbé de Fe-
letz. Il m'en restait une troisième sur laquelle mon
père fondait de hautes espérances, elle s'adressait à
un grand dignitaire de la franc-maçonnerie. En
me la remettant, pour me donner une idée de l'im-
portance et du pouvoir de la confrérie mystérieuse,
l'auteur de mes jours m'avait dit :
— Tu vois bien cette lettre. Elle passerait par les
flammes, elle serait emportée par les vents, elle
tomberait dans les flots et arriverait, malgré tout,' à
son destinataire.
Mon père avait trop parlé. Après deux voyages
blancs au fond de Passy, où demeurait le dignitaire,
son discours me revint en passant le pont d'Iéna,
et je mis la lettre à la poste dans la Seine, bien
moins exacte que la mère de nos facteurs, la Seine
ne la remit pas. L'acacia perdit une feuille et il doit
peu la regretter, le fils de mon père étant né trop
indépendant pour se plier au joug des sociétés oc-
cultes.
Ces premiers désappointements glissèrent sans lais-
ser de trace sur la foi robuste des vingt années. J'a-
vais, d'ailleurs, par devers moi, deux autographes
d'une valeur bien supérieure à mon sens, à toutes les
lettres de recommandation ; l'une était une réponse
des plus flatteuses de Casimir Delavigne, à qui j'avais
adressé, de Montauban, des vers patriotiques ; l'autre,
un billet du même genre pour un hommage du même
goût, et portant une signature qui valait alors des
CINQUANTE ANS DS VIE LITTÉRAIRE H
millions : Jacques LafStte. Que de rêves échafaudés
sur ces deux pages d'écriture ! Tauteur des Messe-
niennes m'appelait son confrère et trouvait mes vers
magnifiques; donc, j'étais sûr d'avoir en lui un pro-
tecteur qui m'ouvrirait toutes les portes littéraires,
celles du théâtre surtout, but de mon unique am-
bition.
Quant au grand banquier du libéralisme, il m'en-
gageait à venir à Paris, c'était évidemment pour
m'y créer une situation brillante. Je m'enivrai pen-
dant trois mois de ce double et doux espoir. La
seconde semaine de 1830 me vit enfin mettre en
campagae.
C'est le poète qui eut ma première visite. On
m'avait dit d'abord qu'il était absent ou malade
autant qu'il peut m'en souvenir; mais j'affirmai
avec tant de confiance, qu'il m'attendait et serait
charmé de me voir, que le domestique se laissa con-
vaincre. 11 m'introduisit dans une salle de billard
d'où je pus entendre la mercuriale qu'il reçut pour
son imprudence. Ceci me déconcerta un peu; j'en
avais encore le rouge au front quand je vis entrer
un petit homme habillé de bleu dont la figure mi-
gnonne et assez fine était encadrée de cheveux
bruns et fioltants. La coloration du teint et l'éclat
fébrile des yeux ne laissaient aucun doute sur la
maladie qui devait l'emporter bientôt.
Ému d^admiration etde respect devant cette re-
nommée, à cette époque nationale, je ne pus trou-
ià CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE
ver un mot sur mes lèvres et lui tendis la lettre
qu'il m*ayait écrite et certainement oubliée. A me*
sure qu'il la lisait, son front, dès Fabord un peu
sombre, s'éclaircissait visiblement ; il la replia, me
la rendit en souriant et, m'invitant d'un air gra-
cieux à m'asseoiri il me demanda ce que je venais
faire à Paris, si c'était pour étudier le droit ou la
médecine. Cette question me renversa! à peine
osai-je balbutier le nom de la carrière où je me laiH
çais avec tant d'ardeur. A cet aveu, son front se
rembrunit, et, l'œil sévère, le sourcil fironcé :
— Avez-vous lu les Mille et une Nuits? me
dit-il brusquement ?
— Oui, monsieur, je les sais par cœur.
— Vous souvenez-vous de cette montagne gravie
tour à tour par les deux frères d'une princesse qui
voulaient aller lui conquérir trois merveilles?
— L'arbre qui chante, l'oiseau qui parle et l'eau
d'or.
-^ Précisément ; vous savez combien il était diflS-
cile d'atteindre le sommet de cette montagne?
— Oui, on entendait, à chaque pas, derrière soi
des voix railleuses, des voix furieuses et des voix
insolentes !
— Et l'on finissait, en se retournant, par être
changé en pierre noire; voilà l'image de la montagne
que vous voulez gravir !
— Qu'importe l repris-je avec feu, car le courage
me revenait, si Fon trouve en la gravissant le laurier
et la gloire 1
tlNOtJÀNTE ÀMS DB VIE LITTÉRAIRE 23
— La gloire ! murmura-t-il, la gloire ! et ses traits
exprimèrent un doute si douloureux, que je me
hâtai d'ajouter :
— Oui, la gloire des Messéniennes, des Vêpres
Siciliennes j du Paria^ de la Princesse Auréliel
— Allons 1 vous êtes perdu, dit-il en me serrant
la main : Sachez que la carrière où vous allez vous
jeter avec Fespoir et la chaleur de vos vingt ans,
est la voie douloureuse qui, dix-neuf fois sur vingt,
mène au calvaire ; mais, comme je lis dans vos yeux
que rien ne vous persuadera, allez, marchez, ainsi
qu'on dit. en Normandie, et revenez me voir I
Je profitai quelquefois de la permission. Malgré
sa bonté et l'intérêt qu'il paraissait me témoigner,
Casimir Delavigne ne me donna que des conseils,
mais pas le moindre appui. Je lui lus ce fameux
drame de Madame de Chateaubriand, commencé sous
les auspices de mademoiselle Mars et que j'avais
achevé dans les allées du Luxembourg ; il Técouta
sérieusement, le jugea en critique indulgent, m'en-
couragea même à persister, mais sans m'aider, ce
qui lui était si facile. Eh bien, en dépit de cette froi-
deur et de sa non-intervention, je l'aimais, je m'y
étais attaché, et tous les jours je rompais des lances
contre les séïdes barbus de Victor Hugo, qui l'abais-
saient et le foulaient aux pieds pour exalter leur
chef, dont le génie si supérieur n'avait nul besoin
de cette guerre.
Parmi les chevelus les plus acharnés, se distin-
24 CINQUANTE ANS DE VIE. LITTEUAIRE
guait, par ses violences de langage, un ami de Jemma ^
Facteur de la Porte- Saint-Martin. C'était un jeunes
homme pâle, d'une taille médiocre et d'un bloncf
fade, à qui des sourcils et des cils presque blancs
donnaient une singulière physionomie. Ce garçon,
qui semblait très mou et toujours endormi,
ne sortait de sa somnolence que pour traiter avec un
suprême dédain tout ce qui n'était pas sorti de la
plume du maître. Causant un jour de Marino Fa-
liero, dont l'auteur avait bien voulu me lire quel-
ques scènes, je disais à Jemma :
— La pièce est destinée à la Porte-Saint-Martin, et,
si Casimir Delavigne vous donne le rôle de Bertuccio,
vous débiterez de beaux vers.
— Casimir Delavigne ! de beaux vers ! s'écrie le
jeune énergumène ; c'est un misérable rimailleur ;
mon portier, mon portier fait des vers comme
Casimir Delavigne.
— Il devrait bien faire les vôtres, lui dis-je, en
demandant son nom à Jemma.
Il s'appelait Victor Escousse.
Quelque temps après, grâce aux protecteurs
d'une sœur aussi blonde mais plus agréable que
lui, la Porte-Saint-Martin joua son premier drame
intitulé Farruck le Maure. J'assistai à la première
représentation. Tout ce qu'on peut se figurer d'igno-
rance historique et d'incohérence dramatique, écla-
taient dans cette production sans talent et sans
goût. Quant au style, un seul vers peut en donner
\
b
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE i5
11»
\^^ée. Le maître de Farruck, anticipant sûr le réa-
"Siïae à venir, l'appelait tout crûment un porc,
^ quoi Bocage, qui jouait Farruck, répondait avec
son accent nasillard et d'une voix tonnante :
Un porc vraiment ! un porc 1 Sais-tu que dans sa rage
Un porc peut, s'il le veut, te cracher au visage!...
Associé plus tard à un collaborateur de sa force, il
lit un autre drame qui fut sifflé, et Torgueil insensé
qui le gonflait ayant fait éclater sa tète, il mourut
comme son portier, en allumant un réchaud de
charbon.
Si mon espoir avait été déçu chez Casimir Delà-
vigne, il le fut bien davantage auprès du célèbre
banquier de la guerre aux Bourbons. Introduit, non
sans quelques difficultés, dans le cabinet de M. Jacques
Laffitte, je trouvai un homme correctement vêtu
d'un habit marron, d'un pantalon gris sur lequel
tranchait, désagréablement à mon avis, un gilet
jaune serin. Une cravate blanche et des man-
chettes complétaient ce costume du matin. Son
accueil fut assez affable ; je m'étais aguerri dans
mes visites, et lui expliquai assez nettement le but
de mon arrivée à Paris ; il le désapprouva haute*-
ment.
— Faites de la politique ! la politique seule peut
vous mener à quelque chose.
Plus il insistait sur ce point, plus je résistais
intérieurement; il le comprit et termina l'audiencse
iê CINQUANTE ANS DE VtB LlTTÉRAtRÊ
en me donnant au dos de sa carte un mot pour
Béranger. Il m'aurait donné un million que j'aurais
été moins content.
La popularité qui brille sur le nom d'Hugo n*est
rien en comparaison de celle que le chansonnier
voyait flamboyer autour du sien en 1830. Béranger
n'était plus un homme : c'était le peuple français
vaincu un jour par l'effort de l'Europe entière, et
qui luttait avec ardeur pour se relever et chasser
les maîtres imposés par ses vainqueurs. La France
libérale, la gauche, l'ancienne armée si longtemps
couverte de gloire, tout cela se personnifiait en
lui. Âustt, à l'idée de le voir face à face, de lui
parler, moi petit<-fils d'un républicain, et fils d'un
libéral proscrit, je perdis à demi la tète. Me jetant
dans le premier fiacre venu, je courus chez lui,
ma carte à la main. Tout m'était bonheur, ce
jour-là : je le rencontrai. J'ai oublié, tant la joie
m avait étourdi, la position et le nom même de la
rue; mais ce que je me rappellerai toujours, c'est
l'homme que j'allais voir.
Béranger n'était ni petit ni grand, mais la na-
ture l'avait vigoureusement bâti. J'avais vu cent
fois son portrait, je ne le reconnus pas. Cela tenait
à une particularité impossible à rendre en pein-
ture. L'œil chez lui était froid et le regard ferme
et même dur. En observant cette tête puissante
et encadrée par des cheveux flottants et gri-
sonnants déjà, on devinait que le bon sens, la
GINQUÀinrB ANS DK VIE LITTÉRAIRE Î7
volonté, rénergie, couvaient sous ce lai^ge front
sillonné de rides ; mais on n'y sentait ni la sensi-
bilité, ni la bonté naturelle ; Faccueil qui me fut
fait démentait pourtant mes observations psycho-
logiques. Avec une patience, due sans aucun doute
au mot de Laffitte, Béranger écouta mes projets,
quelques-uns de mes vers même ; puis m'interrom^
pant tout à coup :
— Âvez-vous de quoi vivre en dehors de la litté-
rature ?• . .
— J'aurai, à ma majorité, cent cinquante mille
francs.
Il me sembla que ce chifTre m'élevait d'un degré
dans Tesprit du grand chansonnier. M'e&aminant
d'un air moins froid :
— Que vous a dit M. LaflStte?me demanda-t-il
après avoir réfléchi un moment.
— De faire de la politique.
— Est-ce votre dessein ?
— Non^ car je n'en ai ni le désir ni le goût.
— Bravo ! mon enfant, fit-il alors en se levant et
me tendant la main. Vous avez les traits d'un
adolescent et les paroles d'un vieillard ; d'où jô
conclus que la raison mûrit en vous, et que vous
devez avoir l'amour du travail et de la retraite,
•— Gela est vrai, monsieur.
— Je vous conseille, dès lors, de continuer sérieil*
sèment vos études historiques et de n'appliquer la
poésie qu'au théâtre, pour lequel il me semble,
28 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
d'après les scènes que vous m'avez lues, que vous
avez quelque aptitude.
Je le remerciai fort ému, et lui demandai, lors-
qu'il me conduisait doucement vers la porte, s'il
me permettait de venir quelquefois le voir.
Il réfléchit encore, jeta un coup d'œil sur une
personne qui travaillait dans l'embrasure de la
croisée, et me répondit :
— Ce que vous me demandez ne servirait qu'à
vous faire perdre votre temps. Les provinciaux
viennent tous à Paris avec une idée des plus
fausses. Ils croient trouver, en débarquant des Mes-
sageries, un protecteur tout prêt, comme dans les
contes de fées, à leur donner, en un clin d'œil, ce
qui ne s'acquiert, en ce pays plus qu'ailleurs, qu'a-
près une longue série d'efforts, de travaux et de
luttes. Ne comptez que sur vous pour arriver :
il faut ici faire son trou soi-même.
Le bruit sec de la porte qui se fermait sur moi
grava ces mots dans ma mémoire en traits ineffa-
çables.
n me restait quelques lettres de recommanda-
tion, je les brûlai toutes, à l'exception d'une sans
français et sans orthographe, que je tenais d'une
voisine de ma femme de ménage ! Celle-là, par un
contraste bien étrange, devait m'ouvrir une porte
d'accès peu facile et me mettre en présence du
prince de Talleyrand. Je suis, par mes aïeux et
par vingt ans de domicile, d'une ville où le talent,
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 29
au lieu, commme ailleurs, d'élever les hommes,
fait autour d'eux un vide qui les entoure d'un
cercle de jalouse envie et de haine. Parmi les jeu-
nes gens partis de Montauban dix ans avant moi,
il en était un doué de facultés supérieures et qui,
par son mérite seul, était devenu le secrétaire
de Talleyrand. Tout le monde le méprisait dans
son pays, d'abord, parce qu'il était instruit et vrai-
ment remarquable, et puis, crime capital aux yeux
d'une aristocratie dont l'élite, date à peine de Napo-
léon l®'^, et de la bourgeoisie riche issue, pourtant
fort récemment de la classe ouvrière, parce qu'il
était le fils d'un fossoyeur. Peu accessible aux idées
de ce genre, j'allai lui porter la lettre de sa mère,
et, lorsqu**il vit, dans notre entretien, à quelle dis-
tance j'étais des sots préjugés de mes compa-
triotes, il m'accueillit comme un ancien et véritable
ami. La conversation étant tombée naturellement
sur le grand seigneur qui lui avait donné toute sa
confiance, il me dit tout à coup :
— Il me semble avoir entendu dire, quand je fai-
sais mes études au séminaire, que vous apparteniez
à la famille Cazalès. Est-ce vrai ?
— Oui, oui. et d'assez proche même.
— C'était un ami du prince, qui m'en parle sou-
vent, comme je suis de son pays. Je crois que la
vue d'un de ses parents lui serait agréable ; voulez-
vous que je vous présente à lui?...
La réponse n'était pas douteuse.
30 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
— Eh bien, reprit-il, venez demain au soir, à
neuf heures, et demandez-moi.
Je dormis mai cette nuit-là, Tidée de voir un
personnage aussi considérable me troublait exces-
sivement. La journée me parut longue, et cepen-
dant, lorsqu'elle s'acheva, j'aurais voulu, tant je
me sentais peu rassuré, qu'elle se prolongeât en-
core. Rappelant tout mon courage, je me rassurai
de mon mieux et me rendis à l'heure dite rue
Tronchet. Le cœur me battait fort en entrant dans
cet hôtel où avaient passé, avec les rois et les em-
pereurs, toutes les illustrations politiques de trois
régimes. Le secrétaire m'attendait et me conduisit
au salon. Il n'y avait devant la cheminée que deux
personnes, le prince d'un côté, couché à demi dans
son fauteuil, et une dame belle encore, bien que
touchant à l'âge mûr, renversée dans le sien.
Je fus présenté dans les formes ; la dame, tout en
jetant sur moi ce coup d'œil fixe et assuré des
femmes du grand monde, répondit par une légère
inclination de tête à mon profond salut.
Le prince, lui, indiquant de la main un fauteuil
que le valet de chambre s'était empressé d'avancer,
et fermant les yeux sans que sa tête bougeât du
dossier qui l'appuyait, garda le silence pendant
quelques minutes. Rassuré par un signe du secré-
taire, je profitai de ce moment pour l'examiner
de sang-froid. L'Église frappe ses élus d'un timbre
indélébile* Malgré sa laïcisation, M^ de Talleyrand,
CINQUANTE ANS DB YIË LITTÉRAIRE SI
a\ec ses cbeVeux blancs de vieillesse et de poudre,
qui flottaient en boucles épaisses sur son cou, et
la haute cravate du Directoire où plongeait son
meûtoby ressemblait trait pour trait à un vieux
curé de campagne. Au bout d'un instant, de retour
sans doute d'un voyage dans le passé, il m'adressa
la parole d'un ton affectueux :
— Vous êtes parent de Cazalès, mon ancien collé-
gue à l'Assemblée constituante ?
— Oui, prince : ma grand'mère était sa cousine
germaine.
Il m'enveloppa d'un coup d'œii rapide et scruta-
teur ; puis, comme se parlant à lui-même :
— Il ne lui ressemble pas exactement ; mais il a sa
taille, son front, ses yeux, et, si je ne me trompe, sa
chaleur de cœur et son audace.
— Oh ! oui, dit alors le secrétaire, c'est une tête
du Midi.
— Nous étions très liés avec Cazalès, reprit Tal-
leyrand, quoique nous tussions assis à la Consti-
tuante sur des bancs opposés. Êtes-vous avocat?
Vous devez avoir comme lui la parole facile.
J'avouai courageusement ma profession. Il sou-
rit ; mais, reprenant aussitôt son air sérieux :
— Vous vous préparez bien des chagrins.
— N'importe ! m'écriai-je avec une vivacité donl,
une heure après, je m'étonnais moi-même, qu'im-
porte la longueur et la rudesse du chemin quand
la gloire est au bout!
32 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
— Ou le Calvaire ! . . . Ah ! les jeunes gens, les
jeunes gens ! qui les guérira de Tillusion et do cette
sirène qu'on appelle espérance ?
Ici, la dame, sans quitter sa posture voluptueuse,
intervint pour prendre mon parti.
— Pourquoi, dit-elle à Talleyrand, décourager ce
débutant, qui peut devenir...
— Un martyr de sa chimère!
— Ne récoutez pas, reprit-elle en se tournant vers
moi, et suivez votre vocation. Faites- vous des
vers?
— Oui, madame ?
— Moi, j'adore les vers patois. Votre compatriote
en sait ; mais ce superbe méprise trop, pour me les
dire, la langue du berceau.
Je répondis timidement qu'à sa place, je ne les
ferais pas attendre. Elle me prit au mot. Après
quelques strophes de Gondonli, qui la charmèrent,
je me rappelle que je lui récitai, en les traduisant
à mesure, ces vers de Despourrins :
Une poumo rougetto,
A mens de vermillou
Que sa rare bouquelo
Q'embaumo de doussou .
Une petite pomme rose
A moins de vermillon^
Que sa migno7ine bouche
Qui embauma de douceur é
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 33
Ni las roses musquates,
Ni la flou del bruchou,
N'esgalent tas poupètes
En aoudou ni blancou.
Ni les petits muscadets^
Ni la fleur di Vaubépine,
En parfum et blancheur
N^ égalent
Là, je m'arrêtai embarrassé de ma traduction.
— Eh bien, demanda malicieusement le prince,
quel est l'objet que l'aubépine et les petits mus-
cadets n'égalent pas ?
— Dites-le, ajouta la dame en me lorgnant.
— Les seins de la bergère de Despourrins, dis-je
à demi-voix. Ma réponse fut couverte par un double
éclat de rire.
— Bon, jeune homme ! s'écriait le prince en se
livrant à son accès d'hilarité, il craignait, ma nièce,
de vous faire rougir.
^ On apporta le thé à ce moment, et je bénis cette
diversion, qui me tirait d'une position, à mes yeux
même, ridicule. Je remarquai que Talleyrand, nous
laissant les gâteaux, ne prit qu'une tartine de pain
beurrée et couverte de poivre. Après le thé, il me
reparlait de ses relations avec Cazalès; mais un
incident fort inattendu m'empêcha de suivre le fil
de sa narration. La princesse de Dino, sa nièce,
qui, le thé servi, était restée . adossée à la chemi-
34 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
née, releva tout à coup robe et jupons jusqu'au
plus haut des reins et se mit à chauffer tranquille-
ment devant nous ce qui ût surnommer Vénus
Callypige. J'ouvrais de grands yeux, émerveillé de
la nouveauté du spectacle, du sans gène de la
dame et du calme du prinoe, qui continuait la
conversation comme auparavantt Voyant, cepen-
dant, ma surprise:
— Mode russe, dit-il en s'étendant dans son fau-
teuil, et, s'adressant à la princesse i
«— Vous oubliez toujours, ma chère, que le maître
de mes secrets est un ancien séminariste.
Par de pareils objets les âmes sont blessées ;
Et cela fait venir de coupables pensées
à ce jeune homme, qui rougissait tout à rheure^ en
vous traduisant les vers de Despourrins-
Nous sortîmes sur ces t)aroles; car mon compa-
triote n'y tenait plus, et bouillonnait d'indignation
toutes les fois que la princesse se chauffait à la
mode russe, prétendant, non sans raison peut-^étre,
qu'en ayant l'air de ne pas s'apercevoir qu'il fût un
homme, elle le traitait comme les dames de Saint-
Pétersbourg traitent leurs moujiks. Je revis plus tard
le prince dans son château de Valençay. Uuant aii
secrétaire, dans un accès de désespoir d'amour
trompé ou d'ambition, il alla se tuer siir les rochers
de Penne, station de chemin de fer, à quelques
lieues de Montauban.
m
Après cette visite, je me mis au travail d'un
csœur fenne et bardé du triple airain du poète.
Passant de ma chambre dans les bibliothèques,
je ne prêtais qu'une oreille distraite aux bruits
partis de la Révolution, qui montait en grondant
comme les fleuves débordés. Elle arriva tout à
coup, emporta en trois jours la vieille monarchie
et en jeta aux Tuileries une plus jeune qui ne
devait pas y rester. Malgré mon mépris pour les
mouvements populaires excités par des ambitieux
et exécutés par la lie des classes dangereuses,
je dois convenir que les journées de juillet se
distinguent toujours, dans l'histoire, de celles qui
devaient la suivre. A part le spectacle écœurant de
cette nuée d'habits noirs sautant par-dessus les
barricades encore debout pour courir à l'assaut des
places, et l'importance vraiment comique de ces
36 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
bon6 épiciers déguisés en gardes nationaux et se
croyant des héros parce qu'ils portaient la capote
et les bonnets à poil des soldats de la vieille garde,
la révolution de juillet offrait un caractère frappant
de courage et d'abnégation. Le peuple alors fut
grand et beau, et je ne peux mieux rendre Timpres-
sion que me laissa sa victoire, pure de tout excès,
qu'en retranscrivant l'œuvre d'un poète inconnu,
qui lisait lui-même, le soir, dans les carrefours, à
la lueur de deux ou trois bouts de bougie, cette
inspiration du moment, digne par sa vigueur de
l'immortel auteur de la Curée :
LE PEUPLE,
SON NOM, SA GLOIRE, SA FORCE, SA VOIX, SA VERTU,
SON REPOS.
Son Nom.
vous qui célébrez tous les pouvoirs, ainsi
Que le canon des Invalides,
Et qui, pendant la lutte aussi,
N'êtes jamais plus homicides !
Les temps sont accomplis, le sort s'est déclaré.
Des Francs sous les Gaulois Torgueil enfin s'abaisse;
Le coq du peuple a dévoré
Les fleurs de lis de la noblessci
Maintenant, paraissez! à la tête des rangs.
Cherchez quelques héros à proclamer très grands!
Mais, entre tous, les noms que le siècle répète
Un seul reste à chanter. . . . cherchez encore un nom
Plus noble qu'Orléans, plus beau que Lafayette
Et plus grand que Napoléon 1
CINQUANTE ANS D£ VIE LITTÉRAIilE 37
Sa Gloire,
peuple ! trop longtemps on n'a vu dans Thistoire,
ur Toeuvre des sujets, que des rois admirés.
Les arts dédaignaient une gloire
Qui n'avait pas d'habits dorés.
la cour seule étaient l'éclat et le courage,
Et le bon goût, et le vrai beau ;
s habits déchirés du peuple et son langage
lisaient .rougir la muse et souillaient le pinceau:
Combien ce préjugé s'efface!
)us avons vu le peuple et la cour face à face :
le, ameutant encor ses rouges bataillons;
li, sous leur feu cruel, marchant aux Tuileries;
le, tremblante et vile avec ses broderies :
Lui sublime avec ses haillons !
Sa Force.
est que, le peuple aussi, malheur à qui l'éveille !
)rsque, paisible, il dort sur la foi des serments,
Il laisse bourdonner longtemps
La tyrannie à son oreiile ;
semble Gulliver environné de nains...
Voyez par des fils innombrables
Des milliers de petites mains
Fixer ses membres redoutables :
> y montent joyeux, triomphants. . . Le voilà
en lié!... Que faut-il pour briser tout cela?
u'il se lève 1 — Déjà, de ses mains désarmées,
lutte avec les forts où gît la trahison,
. son pied, en passant, couche à bas les armées^
Comme les crins d'une toison.
3
38 CINQUÀNtfi ANS DE VIE LltTÉRAlRB
Sa Voix,
Et puis, victorieux, il jette un cri sublime
Dont ceux qu'on a crus morts s'éveillent en sursaut.
Qui fouille au plus profond abîme,
Éclate au faîte le plus haut !
Un cri de liberté qui gronde et qui dévore,
Que frontières ni murs n'arrêtèrent jamais ;
Tonnerre au vol immense, à l'éclair tricolore,
Qui menace tous les sommets !
Cri dont se fait Técho toute poitrine libre.
Cri qui des nations renverse l'équilibre ;
Oracle qu'en tous lieux et cultes et partis
Reconnaissent divin... et comprennent s'ils peuvent,
Et qui fait que les rois sur leurs trônes s'émeuvent,
Pour sentir s'ils sont bien assis !
«
Sa Vertu,
Je crois le voir encor, le peuple, aux Tuileries,
Alors que sous ses pieds tout le palais trembla !
Que de richesses étaient là !
Étincelantes pierreries.
Trône, manteau royal sur la terre jeté.
Colliers, habits, cordons oubliés dans la fuite,
Enfin, tout ce qu'avait la famille proscrite
De grandeur et de majesté !
Eh bien, de ces trésors rien pour lui qui le tente;
De les fouler aux pieds sa fureur se contente;
Et, dans ce grand château d'où les valets ont fui,
Partout, sans rien détruire, il regarde, il pénètre ;
Montrant qu'il est le roi, montrant qu'il est le maître
Et que tout cela, c'est à lui.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 39
Son Repos.
î, rien de ces trésors, qu*il voit avec surprise,
le tente. Il confie à des princes nouveaux
Sa couronne qu'il. a reprise
Et puis retourne à ses travaux,
intenant, courtisans de tout pouvoir qui règne,
îourez, battez-vous, traînez-vous à genoux
Pour ces oripeaux qu'il dédaigne
Et qui ne sont bons que pour vous !
Ls, lorsque des grandeurs vous atteindrez le faîte
yez point trop d'orgueil d'être assis sur sa tête,
craignez de peser sur lui trop lourdement ;
r tranquille au plus bas de l'immense édifice,
ur que tout; au-dessus, penche et se démolisse
Il ne lui faut qu'un mouvement ! . . .
Tel était peint au vrai le peuple de 1830, qui
ressemblait guère, comme on voit, aux insurgés
juin en 1848 et aux fédérés de 1871 ; il y a
)is siècles entre ces trois peuples. Courage, pro-
té, désintéressement se trouvaient bien en ce
nps-là sous la veste et la blouse, comme la va-
té, le ridicule sous l'uniforme de la garde natio-
►nale ; l'intrigue, l'avidité, Taudace et l'impudence,
ussées à leurs extrêmes limites, sous l'habit des
Iliciteurs.
La Révolution des Trois jours, en ébranlant
Dlemment les esprits, acheva de jeter à bas le
3UX temple classique déjà bien -lézardé. C'était
domination de la désolation dans le camp des
40 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
littérateurs de TEmpire. La tragédie se mourait,
la tragédie était morte. La politique elle-même se
sentait impuissante à la soutenir. On essaya de
jouer une de ces pièces interdites par la censure
des Bourbon ; ce qui devait, pensait-on, ramener la
foule, hélas! si rétive, au Théâtre- Français. Le
Brutus de M. Andrieux, malgré ses tirades libé-
rales, ne parvint pas à remplir la moitié des ban-
quettes et s'éteignit piteusement dans la solitude
et l'ennui des spectateurs.
Après avoir écouté cette sorte de testament au
' théâtre, j'eus la curiosité d'aller entendre l'auteur
au Collège de France où il professait- la littérature
française. L'impression produite me consolait peu
du Brutus, Figurez-vous un singe, petit, vieux,
au visage plissé de rides et déclamant d'une voix
aigrelette et cassée des lieux communs contre le
romantisme et des épigrammes du goût de celle-ci :
(' Vous croyez, Messieurs, que les romantiques ont
inventé le vers haché, l'inversion et la coupe ori-
ginale?., point!.. Il y a longtemps que tout cela
était connu,., témoin ce vieux distique :
Enfin dans le palais nous arrivâmes, car
La porte était ouverte et nous passâmes par 1... »
Laya, un autre immortel, professeur d'éloquence
à la Sorbonne, lisait derrière son chapeau un carnet
antique dont les feuillets, jaunes comme le beurre
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 41
attestaient Vâge vénérable. Saint-Marc Girardin seul
cherchait l'esprit dans sa chaire et l'y rencontrait
quelquefois. Au total, le haut enseignement, veuf
de la parole éloquente de Guizot, de Villemain et
de Cousin, qui avaient déserté leur chaire pour les
hôtels ministériels, n'offrait plus qu'un intérêt mé-
diocre et qu'une utilité pratique vaine ou douteuse.
Aussi je Tabandonnai complètement pour les biblio-
thèques et les théâtres. Ces derniers venaient de se
transformer en champ de bataille. Lutte ardente de
tous les soirs, où l'avenir, sous les traits d'une
jeunesse folle d'enthousiasme et ivre du nouveau,
disputait énergiquement la victoire au passé repré-
senté par tous ceux qui l'avaient précédée dans la
vie et dans le succès.
Détaché de Casimir Delavigne par l'étude du
théâtre étranger et, pourquoi ne l'avouerais-je
pas? par la platitude de la Parisienne^ que de
maladroits prôneurs comparaient à la Marseillaise,
j'étais de cœur avec les romantiques, mais sans
cesser de respecter les fronts et les talents vieillis.
Ce sentiment qui me suivra jusqu'au tombeau
m'attira une scène dont le contre-coup devait se
faire sentir longtemps et fatalement dans ma car-
rière dramatique. On jouait Hernani, que je venais
d'applaudir, comme tous nos jeunes contemporains,
avec frénésie. Dans un entr'acte, je monte au foyer
des artistes et tombe au milieu d'une discussion
Tiolente, commencée avant mon arrivée entre le
42 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
baron Taylor et M. de Jouy. Au moment où j\
trais, ce dernier, vieillard des plus respectables par
son âge et son passé tout littéraire, était grossiè-
rement apostrophé par son interlocuteur, qui lui
disait à la figure :
— Oui, nous triompherons ! ma tête est noire
et la vôtre blanche, et je verrai longtemps cette
victoire, que bientôt vous ne verrez plus!
Ces paroles insolentes me frappèrent comme un
soufflet. Le sang est chaud dans le Midi, et le mien,
à vingt ans, bouillonnait comme de la lave. Je vais
droit à Taylor, et, lui touchant l'épaule : « Ma tête
lui dis-je en le toisant d'un air significatif, est
plus noire que la vôtre !
— Qu'est-ce que cela veut dire. Monsieur?
— Qu'on ne parle pas à un homme de l'âge et
du mérite de M, de Jouy, comme vous venez de
le faire !
Taylor recule alors, et, croisant ses bras sur sa
poitrine :
— Savez-vous qui je suis. Monsieur?
— Parfaitement!.. Vous êtes le commissaire an-
glais choisi par les alliés pour dépouiller le Musée
du Louvre des tableaux conquis par nos armes!..,
— Monsieur, nous nous re verrons. . .
— J'en doute; mais, si l'envie vous en prend
jamais, je m'appelle comme monsieur, dis-je, en dé-
signant l'ex-acteur Lafon, présent à la scène, et je
demeure rue Neuve-Richelieu, hôtel Richelieu.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 43
n était déjà sorti, et la plupart des spectateurs
de ce débat avec M. de Jouy, qui, me serrait cor-
dialement la main, m'entraînèrent au café Minerve.
J'ai dit qu'à première vue, j'avais applaudi cha-
leureusement Hemani. En y regardant de plus près,
l'enthousiasme se refroidit. Comme drame, Tœuvi'e
m'apparut telle qu'elle est réellement ; un assem-
blage de scènes incohérentes, soudées par de beaux
vers et parfois aussi ridicules, à part la scène des
tableaux, empruntée à Schiller, que ce roi d'Espagne
qui se cache dans une armoire, et ce bandit, cari-
cature du brigand allemand prêt à tout tuer, tirant
à tout bout de champ son eus tache et ne frappant
personne. Mis dès lors en défiance, j'observai cu-
rieusement le mouvement romantique et j'avoue
que le moyen âge en carton-pâte inventé par nos
chers confrères m'amusa pendant toute cette période
comme une bonne comédie. N'ayant fait aucune
étude sur ce terrain, ils n'en savaient pas le pre-
mier mot et je ris encore de la colère d'un attaché
aux Archives de la rue du Chaume, grand déchif-
freur de manuscrits, lorsque, après une journée
passée sur les documents et les chartes du xii« ou
du xni® siècle, nous lisions ensemble les romans et
les drames du jour.
IV
Sur le côté droit de la rue de rAncienne-Comé-
die et presque en face du café Procope, encore plein
des ombres de Voltaire et des lettrés du xviii® siè-
cle, se trouvait le restaurant Edin, tenu par un gros
bonhomme à face joufflue qu'on appelait Pinson.
Le teint frais, vermeil, etToreille rouge, Pinson,
en habit noir, la cravate blanche dès le malin, fai-
sait, en digne élève de Carême et avec dignité, les
honneurs de son établissement, fréquenté par Télite
de la population grecque et latine, artistique, scien-
tifique et littéraire. Ainsi, près de la table du
vieux Desprets, professeur de physique, et de l'as-
tronome Biot, on voyait assis Cliarlet, le dessinateur
militaire, le peintre Jean Gigoux, quelquefois,
mais rarement, et les jours d'Institut, Paul Dela-
roche, et, plus loin, convives assidus, Jules Janin,
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIIIE 4S
Delaunay, directeur de V Artiste, Téditeur Renduel
et le jeune fils de mon père.
C'est là que je vis, pour la première fois, deux
personnes destinées à une célébrité d'un caractère
bien divers: George Sand et Taimable et bon
écrivain qui lui avait cédé la moitié de son nom.
Comme homme, avec ses doux yeux bleus, ses
cheveux blonds et sa figure souriante, Jules San-
deau était charmant; on eût dit une femme habillée
en homme, et sa célèbre compagne, un homme à
moitié déguisé en femme. Madame Sand a fait
d'elle un portrait aussi flatté que celui de Bou-
langer ; je dois dire, Tayant vue vingt fois avec des
yeux de vingt ans qui ne diminuaient pas la beauté
des femmes, qu'elle n'avait rien de bien séduisant.
Une figure mentonnée, le nez des brebis du Berry
et trop fort, une bouche trop grande, des yeux
trop hardis, assez de cheveux, mais d'une longueur
ordinaire, voilà ce qui frappait en elle. Joignez-y
la tournure ridicule que, par les jambes et le
buste, développe une femme sous le costume mas-
culin, avec une gorge qu'on eût admirée à bon
droit à la Maternité et vous verrez madame George
Sand telle qu'elle apparut, sous sa forme plastique,
à la jeunesse de 1831.
Si elle avait eu peu d'attraits pour moi comme
femme, il n'en était pas de même comme écrivain.
Ce jeune talent, à son lever surtout, m'enchanta ;
je n'oublierai jamais l'impression que me laissa la
3.
46 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
lecture de ses deux premiers romans IndianU et
Valentine. Lai fraîcheur des descriptions, bien que
procédant des Études sur la Nature de Bernardin
de Saint-Pierre, la vérité des personnages et, avant
tout, ce coloris charmant d'un talent en floraison
printanière, nous ravissait tous.
Traduisant cette impression, deux ou trois ans
plus tard, je disais dans une des pages de Stlvio :
Comme une aube d'amour qui rayonne dans l'âme.
Le matin, j'avais vu se lever cette femme
De loin sur mon chemin :
Elle venait, ayant, comme deux fraîches roses
Sur le jeune églantier avant la pluie écloses.
Deux enfants à la main;
De ces filles d'un jour qu'en esprit la mort change.
Que sur ses ailes d'or, en souriant, un ange
Dans le ciel amena ;
De ces vierges de Dieu que Raphaël dessine :
Et disait sa voix douce à l'une Valentine
A l'autre Indiana.
D'arôme, de fraîcheur la campagne était pleine,
A ses pieds, liserons, thym, baume et marjolaine
Parfumaient le gazon.
Des blonds acacias les tiges arrosées
Sur son front s'égouttaient humides des rosées
Do la tiède saison.
De plaisir à la voir la foule était ravie,
Gloire et joie accouraient au devant de sa vie.
Oh ! bonheur, à ses jours !
Puisse le beau soleil qui paraît et la flatte
De son dôme d'azur à tenture écarlate
Étinceler toujours !
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 47
Mes relations avec Jules Janin datent de cette
année. J'avais fait connaissance avec lui rue du
Dragon, chez un de mes compatriotes du Midi,
Eugène Labat, ancien précepteur du fils de M. de
Lasteyrie et qui s'occupait de théâtre et de littéra-
ture avant que, par la protection du père de son
élève, beau-frère de Lafayette, on lui eût donné le
poste, qu'il remplit du reste avec honneur et probité
jusqu'à sa mort, d'archiviste de la préfecture de
police. C'était, comme Janin, un fanatique du domino.
Je le jouais passablement, et, avec Burette et Janin,
qui adorait ce jeu et s'y croyait de première force,
nous faisions presque tous les jours d'interminables
parties à quatre au café Voltaire. Janin venait de
publier un roman qui éclata tout à coup à grand
bruit comme un obus moins littéraire que politique.
Barnave, dirigé surtout contre le roi et la famille
d'Orléans, le rendit suspect au premier chef. Selon les
us de cette époque, on mit à ses trousses un policier
chargé de tenir registre de tous ses faits et gestes. Or,
cette surveillance, par la bêtise de l'agent, amena
un quiproquo des plus joyeux. Janin usait, en gé-
néral, d'une grande liberté de langage. A la fin d'une
de nos parties, il dit un jour en se levant :
— Allons! maintenant je vais avec ma truie!
Prenant ces mots à la lettre, le policier se hâte de
les coucher sur son calepin et court rue de Jérusalem
annoncer que cet infâme auteur de Barnave avait
des mœurs plus infâmes encore !
48 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉ RAIRE
Lo préfet en frémit d*horreur. Il s'agissait de
prendre cet être effréné en flagrant délit. On lance
une escouade d'agents qui, entourant à l'improviste
la maison où il se rendait, rue de TOuest, entrent
tout à coup et surprennent Janin dans les bras de
mademoiselle Georges, qu'il désignait d'ordinaire
par ce gracieux qualificatif. On voit d'ici les têtes
des agents et surtout Tahurissement de l'homme au
calepin .
C'est vers le même temps que les fils de Saint-Simon
firent leur apparition au quartier Latin. Leurs
jaquettes bleues, serrées à la faille par une ceinture
de cuir verni; leurs pantalons rouges, leurs barbes,
que les sapeurs portaient seuls avant eux, et leurs
toques écossaises, y produisirent un eff*et de curiosité
et de surprise qui devenait souvent de l'hostilité.
Ils tenaient leurs conventicules dans une salle de
danse située à côté de FJicoteaux, le légendaire
restaurateur de 1830, et qui formait un des angles de
la place de la Sorbonne. La cage de l'orchestre
suspendue et clouée au mur leur servait de tribune.
J'allais quelquefois écouter leurs divagations. Un
jour, je m'y trouvai assis sur un banc à côté d'une
jeune femme habillée de bleu des pieds à la tête ;
costume excentrique au dernier point, mais qui
s'harmonisait fort bien avec ses yeux doux et ses
cheveux d'un blond fauve. Nous causâmes très
librement, et, la séance finie, elle voulut bien me
demander mon nom et mon adresse: je lui montrai,
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 49
en sortant, Thôtel où je perchais, et j'avais oublié
mon luet, lorsque, cinq ou six jours après, le
domestique, ouvrant ma porte, m'annonça Julie
Fanfernault.
— En votre qualité de civilisé , me dit-elle
en entrant, vous êtes peut-être surpris de ma
visite...
J'allais prolester galamment, elle ne m'en laissa
pas le temps, et, se débarrassant, comme chez elle,
de son chapeau et de son châle, elle ajouta :
— J'ai mis ma pudeur au soleil et je l'y ai étendue
comme un linge qu'on fait sécher.
Enchanté qu'elle eût pris mon humble logis
pour séchoir, j'approuvai toutes ses théories et,
pendant tout le printemps de cette première année
révolutionnaire, elle put croire avoir gagné un
disciple à la secte du père Enfantin.
On rencontrait alors, dans quelques salons de
l'autre côté de l'eau et dans les réunions littéraires,
une fille de TArmorique jetée à Paris, comme un
alcyon de ses mers, par le vent de la poésie. Petite,
d'un brun presque noir, avec des yeux de jais et
d'une expression douce et profonde Êlisa Mercœur,
comme tant d'autres, était venue brûler ses ailes au
soleil de Paris. Protégée de Chateaubriand, qne de
beaux rêves elle avait dû faire avec sa mère dans
la diligence de Nantes à Paris ! Le réveil fut triste
et crubi ! Tout ce que lui valut le patronage du
grand écrivain se résuma dans une soirée à l'Abbaye-
SO CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
siu-Bois, OÙ elle fit bâiller avec ses vers Villêmahl
et Ballanche, dans rentrée de deux ou trois maisons
du faubourg où régnait la Bretagne, et dans un
misérable secours de quatre cents francs par an,
un morceau de pain vendu assez cher par l'intolé-
rance de ses jeunes confrères. Ceux, je dis le
grand nombre, qui professaient des opinions répu-
blicaines, regardaient comme un crime tout contact
avec le gouvernement ; ils reprochaient presque à
Élisa Mefcœur de vendre son talent au pouvoir. Si
bien que cette obole, sans laquelle elle n'eût pu
vivre, lui devenait pénible à recevoir et était maudite
en secret.
Souvent elle protesta contre cette injustice.
« Vous ne me connaissiez pas, m'écrivait-elle
quelque temps avant sa mort, quand vous avez pu
croire :
Qu'à ce marché honteux, par l'intérêt forcée,
Ma Musé pouvait vendre un hommage imposteur.
Oh ! ne le croyez pas ! Non ! ma libre pensée
De la vérité seule, au charme inspirateur.
Subit la puissante influence
Et, dans sa fîère indépendance.
Ne sait obéir qu'à mon cœur. »
J'en étais persuadé, pour mon compte ; mais elle
n*eut pas le temps de convaincre ceux qui doutaient.
La vie s'éteignit en elle avant que son talent eût
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 51
donné sa mesure, et, chose triste à dire, hélas ! ce
ne fut pas la poésie qui la tua ^
Le commencement de Tété de 1833 amena entre un
étrange personnage et moi un contact que je n'aurais
certes pas cherché. On jouait à l'Ambigu un drame
intitulé les Deux Roses dans lequel Montigny, depuis
directeur du Gymnase, figurait comme acteur et
comme auteur. Par extraordinaire, le paisible Charles,
mon oncle, eut envie de voir cette production
boulevardière, je pris deux stalles de balcon, et,
après un dîner au Banquet d'Anacréon^ d*où aucun
de nous ne se leva avec la soif, bien qu'il fit une
chaleur torride, nous montâmes au théâtre. Le pre-
mier acte joué; mon oncle, altéré comme un
sycomore au milieu du désert, propose d'aller se
rafraîchir ; nous descendons au café, et, en regagnant
nos places avant la fin de l'entr'acte, je trouve sur
nos deux stalles où j'avais laissé une carte et un
Vert'Vertf un chapeau et une paire de gants. Malgré
les représentations pacifiques de mon compagnon,
je jettai les gants et le chapeau dans le corridoï* et
m'assis dans ma stalle. L'oncle seul, agité d'une in-
quiétude visible, se tenait debout devant la scène.
l.Dans l'ouvrage intitulé Victor Hugo^ raconté par un témoin
de sa «te, on dit, t. ii, p. 371, que le grand poète, après avoir
renoncé à sa pension, pria le ministre de l'intérieur de la
reporter, en tout ou en partie, sur Élisa Mercœur, mais que
M. Thiers répondit qu'il ne pouvait rien faire pour sa protégée.
Le témoin était mal informé. La jeune muse bretonne touchait
une pension littéraire.
52 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Tout à coup, je le vis pâlir et Tentendis murmurer
d'un air de profonde terreur :
— Ah ! mon Dieu, c'était Charles Maurice !
Je tournai la tête et j'aperçus un homme grand,
osseux, d'assez mauvaise mine qui s'avançait vers
nous en fronçant le sourcil. Arrivé à nos stalles :
— Il y avait là, dit-il d'un ton rude et provo-
cateur, un chapeau et des gants,qui s'est permis d'y
toucher ?
— Ce n'est pas moi, s'écria mon oncle Charles
d'une voix tremblante.
— Je le crois, reprit-il en lui jetant un méchant
regard ; mais qui est-ce ?
— Moi! lui dis-je tranquillement.
— Vous, jeune homme?
— Moi-même !
— Savez-vous qui je suis?
— Non, ni ne m'en soucie 1
— Il faut que vous l'appreniez, cependant. Je
m'appelle Charles Maurice!
Puis, voyant que ce nom, la terreur des comédiens et
des actrices qu'il dominait embusqué dans sa feuille
de chou comme en ses bois un bandit des Abbruzes,
ne semblait pas produire une grande impression :
— Je vous ai dit mon nom, jeune homme, puis-
je à présent savoir le vôtre?. . .
— Le voici avec mon adresse que vous aviez
trouvé€usur nos stalles, quand vous avez cru devoir
vous en emparer en mon absence.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 53
— Si je me suis trompé, vous pouviez me le faire
savoir autrement qu'en jetant mon chapeau et mes
gants dans le couloir ; c'est de cette façon un peu
cavalière d'agir que vous voudrez bien me rendre
raison.
— Ce soir même si vous voulez !
— Demain, vous aurez de mes nouvelles.
— A demain donc !
Ija querelle avait fait du bruit. Dans l'entr'acte,
Charles Maurice alla se renseigner au foyer auprès
de Janin et de Labat, ses anciens collaborateurs,
qu'il avait vus avec moi; l'un et l'autre m'attribuèrent
à l'épée une force dont j'étais fort loin.
— C'est un Bordelais, disait Janin, fils d'un mili-
taire, et né un fleuret à la main.
— Regardez-le, disait Labat quand je passais en
me promenant avec l'oncle, il a des nerfs d'acier,
et quelle élasticité! quelle vigueur!
Ces deux avantiiges, n'étaient pas trop exagérés ;
et quoique mon adversaire eût une réputation bien
étabHe de spadassin, je passai une nuit assez tran-
quille. Le lendemain, Esquiros, mon voisin et mon
commensal, que j'étais allé avertir, vint avec un fils
du Périgord, mon ami, me prendre en fiacre. Le
rendez-vous était chez M. Saint-Hilaire, ancien in-
tendant militaire et régisseur, à cette époque, de la
Portc-Sai n t-Martin .
Là, mes témoins, s'étant abouchés avec ceux du
spadassin qui étaient Janin et Labat, une discussion
54 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE
s'engagea sur le choix des armes. Ces messieurs:, pour
égaliser les chances autant que possible, venaient
d'adopter le pistolet. Voilà qu'une porte latérale s'ou-
vre doucement, Charles Maurice entre à pas comptés
dans l'appartement et me regardant d'un air terrible :
— Messieurs, dit-il, ce jeune homme a besoin
d'une leçon!
— Prenez garde de la recevoir I reprit froidement
Ësquiros.
— Il a besoin d'une leçon! et je vais la lui doxmef
tout de suite.
Montant en même temps sur une chaise, il se mit
à déclamer le récit de Théramène,,que nous le lais-
sâmes, en riant et haussant les épaules, achever
devant ses témoins, aussi surpris que nous de ce
dénouement imprévu.
Quoique je ne l'eusse revu qu'une fois aux Ar-
chives, dont il avait fait donner la direction à son
ami Lebrun^ qu'il visitait de temps en temps, je
suivais, sans en souffler mot à personne, le conseil
de Béranger. Ma journée appartenait aux bibliothè-
ques, mes soirées au théâtre, une partie de mes
nuits aux compositions dramatiques. Outre le drame,
si malheureusement interrompu chez Célimène, rue
de la Tour-des-Dames, j'en avais fait un autre;,
aussi en vers, sur la révolution de juOlet, que,
sur l'excellent conseil de Jemma et de Provost,
acteurs de la Porte-Saint-Martin, je jetai au panier,
moins le dernier acte, joué à Toulouse, l'année sui^
CINQUANTE ANS DB YI^ LITTÉRAIRB 55
vante, au théâtre du Capitole. C'est à cette occa-
sion que je fis connaissance avec Granier de Cassa-
gnac père, Louis de Maynard, Burat de Gurgy,
trois journalistes toulousains que je devais retrouver
l'a^n d'après à Paris.
Chez Lafon, le tragique où, je n'allais plus que
r^^ement, je m'étais lié avec Perrier de la Comédie
Fi^ançaise. Perrier aimait ma gaieté, ma bonne figure^
conime il l'appelait, et ma manière insouciante et
l^^ureuse de mener la vie. Il venait quelquefois dé-
jeuner avec moi chez Serveille, un des bons restau-
rants du quartier Latin, qui s'ouvrait en face de la
nie de l'École-de-Médecine. Dans une de ces agapes
sirtistiques, je lui confiai le plan d'une nouvelle
production théâtrale dans laquelle je me proposais
de ressusciter deux grandes figures du xvi® siècle,
le maréchal de Montluc et Catherine do Médicis.
Encouragé par lui, je me mis à l'œuvre. A mesure
qu'elle avançait, j'allais la lui réciter dans son ap-
partement de la rue du Doyenné, et il n'était pas le
seul qui reçût cette confidence. Les jeunes auteurs
dramatiques sont comme la poule qui chante aus-
sitôt qu'elle a fait son œuf. Eugène de Pradel, le
célèbre inpxovisateur, étant venu me remercier d'un
article que Jules Janin avait fait sur lui à ma solli-
citation , je ne pus m'empêcher de lui débiter quel-
ques tirades de ma pièce. Il les loua, bien plus sans
doute qu'elles ne le méritaient, et m'invita sur-le-
-champ à ses soirées. Je trouvai là, avec deux ou
56 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRB
trois gens de lettres et quelques musiciens peu
connus, Maillon, Jacques Arago, Saint-Arnaud et le
frère du chirurgien de l'Hôtel-Dieu, Samson, mé-
decin lui-même, mais qu'un goût très vif poussait
vers la littérature.
Ma pièce ne fut pas trouvée mauvaise ; mais on
jugea ma diction exécrable, et, soit qu'on eût rai-
son ou que ce fût un parti pris, tous me conseil-
lèrent de faire lire ce drame par l'improvisateur,
qui lisait, en effet, d'une manière remarquable. A
demi convaincu, je me rendis et donnai à Pradel
pour l'étudier, avant la lecture que Perrier m'avait
obtenue à la Comédie française, mon unique ma-
nuscrit.
Le jour venu, je me rends au café Minerve^ où
devait me rejoindre mon lecteur. Une demi-heure
auparavant, voici le billet que m'apporte un de ses
commensaux. C'était.... non, je no le nommerai pas!
«Mon cher ami, il m'arrive un affreux malheur!
je viens d'être arrêté pour dettes, et, si je n'ai pas
dans vingt minutes une somme de cinq cents francs,
le garde du commerce m'emmène à Sainte-Pélagie
avec votre manuscrit qu'il croit m'appartenir. Voyez si
vous pouvez me tirer de là pour ne pas perdre votre
lecture. »
Le porteur du billet me regardait, je levai à mon
tour les yeux sur lui et les siens se baissèrent.
Comme je gardais le silence :
— Que faut-il dire, demanda-t-il à M. de Pradel
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRR 57
— Vous lui direz que je le remercie de la nouvelle
édition qu'il veut bien me donner des Liaisons dafv-
gereuses,
— Que croyez-vous donc ?
— La vérité. Pradel improvise à merveille, seule-
ment, aujourd'hui, il a changé de genre et sa co-
médie a pour titre le Garde du commerce.
— Je vous jure....
— II sufiSt, monsieur; je n'ai besoin pour cette
affaire ni de lui ni de vous, et, payant ma consom-
mation au vieux père Tharin, je me levai et me
dirigeai tranquillement vers le Théâtre Français
plac^ de l'autre côté de la rue. L'ami de Pradel me
suivit jusqu'à la porte et ne se retira, bien désap-
pointé à coup sûr, qu'en me voyant gravir les pre-
mières marches de l'escalier. Dix minutes plus tard,
mon protecteur Perrier me présentait à l'aréopagés
comique réuni pour m'entendre et me juger.
La salle était la même qu'aujourd'hui. Mais le
comité delà vieille Comédie-Française différait de
composition et d'aspect avec le comité moderne. Il
se composait, ce jour-là, de Grandville, un ancien
comédien à perruque noire, sourd comme un pot ;
Desmousseaux et Dunilâtre, deux tragédiens ou plutôt
deux classiques intransigeants ; Monrose, un artiste
de vrai talent, mais nerveux jusqu'à la folie ; Men-
jaud, gravé, comme une écumoire, de petite vérole,
et dont le jeu élégant faisait oublier la laideur; et
enfin de Perrier.
58 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Le côté des femmes, car elles avaient droit égal
au vote, était représenté par madame DesmousseauX:^
grande femme, sèche et longue comme un manche
balai ; par mademoiselle Mante, qui en pesait, ave
ses formes plantureuses, douze au moins comme
doyenne; et par Rose Dupuis, charmante personne
rœil intelligent et noir.
Perrier me présenta, me fit asseoir devant le pii_ —
pitre et le verre d*eau sucrée traditionnel, et m'ia.—
yita en m'encourageant de l^œil à commencer m^
lecture. Je racontai alors, en manière de préface, c^
qui venait de m'arriver et montrai le billet d.^
Pradel. Un murmure d'indignation s*éleva d^s
deux côtés. Ces dames ne parurent pas moias
émues du fait que les hommes. Le plus contraria
semblait Perrier, qui croyait la lecture manquée. II
^fut donc aussi surpris que les autres lorsque je me
déclarai prêt à réciter ma pièce sans manuscrit.
Pour la rareté de Tévénement sans doute, le comité
consentit à m'entendre. Je dis le titre : les Pâques
de la Reine, les noms des personnages, puis je
débitai, sans me tromper ni me troubler, les quinze
cents vers de mon drame. Si j'avais eu moins de
sang-froid et une foi moins ferme dans la sûreté
de ma mémoire, ce tour de force, qui intéressait
sans doute mes auditeurs plus que mon œuvre dra-
matique, se serait peut-être arrêté au troisième
acte. Au moment où je le commençais, eu efiet,
la porte du cabinet directorial s'ouvrit et M. Taylor
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 59
vint s'asseoir au milieu de mes juges. On le mit
au fait de ce mode nouveau de lecture; il ne ré-
pondit pas un mot et ne cessa de me regarder
fixement jusqu'à la fin de Tacte. Espérait-il me
troubler ? Peut-être oui, peut-être non ! Il est cer-
tain quCy sans la scène de M. de Jouy, il m'eût été
plus favorable. Tignore, du reste, et je n'ai jamais
voulu savoir quelle avait été dans le verdict sa part
de responsabilité. Il me fut annoncé, ce verdict
souverain, que j'attendais dans la salle voisine avec
un vif battement de cœur, par mon ami Perrier.
— Lé comité vous reçoit pour vous encourager;
il ne jouera pas votre drame à cause de votre jeu-
nesse ; mais il vous engage à travailler de plus
belle et à lui apporter une autre pièce. En atten-
dant, il m'a autorisé à faire connaître sans réserve
votre réception dans les journaux.
Cette réception ne m'encourageait pas beaucoup;
j'en parlai le soir à Provost, qui me conseilla de
porter la pièce à son directeur. Harel dirigeait alors
la Porte- Saint-Martin. C'était un homme à qui le
goût ne manquait pas, mais qui manquait toujours
d'argent. Il écouta mon drame avec une attention
des plus sympathiques.
— Le premier acte est court, dit-il, mais bien
fait. Voyons l'autre.
Je lus le second.
— Bien ! bien ! Une chose m'étonne, murmu-
rait-il; dans toutes les pièces des jeunes auteurs, il
60 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
faut couper à chaque scène, et ici, rien. Passons
au. troisième.
Le troisième achevé.
— Mon cher Monsieur, dit -il en se levant, je
reçois votre pièce, je la monte immédiatement et
vous donne Georges pour votre reine, à une seule
condition.
— Laquelle ?
— Vous allez m'avancer mille francs que je vous
rendrai à la vingtième représentation.
L'ombre de Pradel m*apparut derrière ce direc-
teur besogneux et sans cesse aux expédients. Je ne
réfléchis pas à ce que sa proposition avait d'avan-
tageux en m'ouvrant à deux battants des portes si
difficiles à faire rouler sur leurs gonds . La seule
impression que je reçus fut, non pas le sacrifice
d'une somme qui se trouvait presque toujours
dans mon bureau, mais Tidée, honteuse à mes yeux,
et des plus blessantes pour mon amour-propre, de
payer pour faire jouer ma pièce.
Je refusai donc, et, comme ne cessa de me le ré-
péter Harel jusqu'à la dernière marche de l'escalier,
j'eus tort.
Perrier avait tenu parole : une des réclames pu-
bliées par la presse du temps tomba sous les yeux
de Charles Malo, directeur de la France littéraire,
et il vint m'offrir la revue des théâtres, que j'ac-
ceptai avec plaisir, dans son recueil. Cela se passait
en mars 1833. A la France littéraire, je trouvai Léon
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 61
Gozlan, Théophile Gautier, Xavier Marmier, Taca-
démicien actuel, et Granier de Cassagnac père ; il
était venu à Paris, par suite d'une mystification
gasconne du plus mauvais goût qu'un sien camarade
nommé Dupau imagina pour se moquer de ses
prétentions un peu gonflées par l'air si vif de la
Garonne, mais que justifiait au fond un mérite réel ;
se procurant je ne sais comment du papier à tête
du ministère des affaires étrangères, il lui adressa
à Toulouse une lettre ainsi conçue :
« Monsieur Granier de Cassagnac.
» J'ai l'honneur de vous informer que, sur la
recommandation de M. Romiguière, pair de France,
vous avez été nommé ofiicier du corps diploma-
tique. »
En recevant cette pièce, dont la signature était
illisible, comme la plupart, du reste, des signatures
officielles des admhiistrations, Granier de Cassagnac
embrasse ses amis, fait sa malle et s'envole, léger
d'argent mais riche d'espérance, vers la capitale des
places et des honneurs. A peine a-t-il touché ce
sol ardemment désiré, qu'il court au ministère des
affaires étrangères et se précipite comme un fou
dans la cour, dont l'entrée était alors dans la rue
Neuve-Saint-Augustin, tout à côté du boulevard
des Capucines.
En voyant cette invasion, le concierge sort de
sa loge ;
— Monsieur ! monsieur ! où allez vous ?. . .
4
62 CINQUÀNTS ANS DE VIE LITTÉHAIRE
— Où je vais ? répond Granier tranquillement,
au bureau des officiers diplomatiques.
— Vous dites ?...
— Je dis au bureau des officiers diplomatiques.
— Vous devez vous tromper, nous n'avons pas
ça ici.
— Voyez si je me trompe, répliqua fièrement
Granier en déployant sa lettre.
— Tiens ! tiens ! après ça, c'est peut-être une nou-
velle fonction qu'ils ont créée; les députés deman-
dent tant de places !
— Justement c'est un pair de France qui me
l'a fait obtenir.
— Bien! bien! voyez au secrétariat, premier cou-
loir, deuxième bureau à gauche. Le cerbère minis-
tériel regagna sa loge, et Cassagnac, après plusieurs
tours et détours dans les couloirs, parvint enfin au
secrétariat. Il renouvelle sa demande et, à la surprise
peinte sur le front de l'employé, le froid du doute
et la triste vérité commencent à glacer son cœur ;
une explication s'ensuit après laquelle Granier sort
convaincu autant que possible qu'il a été la dupe
d'un méchant mystificateur.
Sans répondre au concierge, qui, le voyant reve-
nir la tête basse et l'œil navré, lui criait d'un ton
gouailleur : « Eh bien ! avez-vous trouvé le bureau
des officiers diplomatiques?... » il sortit précipitam-
ment et dut avoir un rude moment d'angoisse en se
trouvant sur le boulevard seul, et la bourse vide,
CINf^UANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 63
dans ce grand désert d*hommes qa'oa appelle Paris.
D'abord atterré, il y avait de quoi, Cassagnac,
nature forte et énergique, se redressa comme un
jeune peuplier violemment courbé par Forage, il
n'hésita pas à jouer sa dernière carte qui consistait
dans une lettre signée Victor Hugo. Granier lui avait
écrit de Toulouse ; Vous êtes le Roi de la littérature,
et, fidèle à son habitude de thuriféraire universel, le
maître se hâta de riposter : Voiis êtes, vous, de ces
sujets qui détrônent leur roi! Venez, mes bras vous
sont ouverts.
Prenant, comme moi pour Casimir Delavigne et
Laffitte, ces banalités au sérieux, Cassagnac se rend
à la place Royale et fait passer sa carte au poète, ne
doutant pas que toutes les portes ne s'ouvrissent
d'elles-mêmes à son nom. Jugez de sa surprise, en
voyant la bonne revenir avec sa carte et ces paroles :
— D y a erreur, probablement, mon maître ne
connaît pas Monsieur.
Atteint cette fois en plein cœur, l'enfant de Tou-
louse chancela. Tirant de sa poche la lettre d'Hugo
il eut à peine la force de la renvoyer au poète.
Celui-ci, qui en avait écrit des milliers depuis et
ne s'en souvenait pas plus que du jour de son
baptême, parut quelques instants après, et, aux
phrases toutes clichées qu'il prononçait en le con-
duisant doucement vers la porte, le pauvre jeune
homme comprit enfin la triste vérité, et, pris d'un
profond découragement, se mit à fondre en larmes.
64 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Ému de cette douleur, Victor Hugo en demanda
la cause, et, lorsqu'il sut la mystification dont il
venait d*être victime et qu'en Tinterrogeant, le vrai
de sa situation lui fut révélé, il en eut pitié et lui
donna une lettre de recommandation pour Anténor
Joly, directeur du Vert-Vert, qui Taccepta immé-
diatement comme rédacteur de celte feuille *.
Les grands hommes ne font rien pour rien, l'au-
teur d'Hernani, bon juge en cette matière, ne tarda
pas à s'apercevoir que son protégé réunissait à une
vigueur de style peu commune un vif et remar-
quable esprit de polémiste et de critique. Aussitôt,
il trouva bon d'en profiter pour lui-même. La célé-
brité d'Alexandre Dumas^ plus éclatante alors dans
le grand public que la sienne, le blessait vivement.
Il la livra non sans colère à Cassagnac en lui ouvrant
les colonnes du Journal des Débats. Le critique avait
bonne poigne et scalpel tranchant; il étendit Du-
mas sur ce nouveau lit de Procuste et l'y disséqua
impitoyablement. Tous les emprunts faits par lui
aux théâtres étrangers furent détachés de son œu-
1. Cet épisode est raconté tout différemment par le témoin de
la vie de Victor Hugo, voir t. 2, p. 377 ; mais il était encore
mal informé. 1" Granier de Cassagnac ne fut jamais professeur
à la Faculté de Toulouse ; 2" au lieu de rédiger le Patriote
et de lavoir fondé, il le combattait, au contraire, tous les
jours dans la France méridionale, journal juste milieu. Quant
à la main qui Tintroduisit aux Débats^ tout le monde la
connaissait.
CHOQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 65
yre et mis à nu. L'impression laissée dans les es-
prits par cette opération rudement accomplie fit
descendre de plusieurs crans la réputation du drama-
turge. Ceux qui savaient eurent beau montrer que
le même reproche pouvait être adressé à Victor
Hugo, le coup était portée et l'attaque atteignit son
but. Quant à Dumas, cœur sans rancune, il ou-
blia si complètement ce bon trait de confrère, que,
vingt-quatre ans après, on lisait dans Vlndépen-
dance belge la lettre suivante adressée à M. Empis :
« Monsieur,
» J'apprends que le Courrier du Figaro, signé
Suzanne, est de mademoiselle Augustine Brohan.
» J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et
une telle admiration, que je désire que la personne
qui l'attaque au fond de son exil, ne joue plus
dans mes pièces.
» Je vous serais, en conséquence, obligé de reti-
rer du répertoire Mademoiselle de Belle-lsle et les
Demoiselles de Saint-Cyr, si vous n'aimez mieux
distribuer à qui vous voudrez les deux rôles qu'y
joue mademoiselle Brohan.
» Veuillez agréer, etc.
» Alexandre Dumas. »
I^es articles des Débats, restés célèbres, furent le
pont qui mena Cassagnac à la Presse, où il entra
A.
66 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
tout de suite, conduit par la même maia^ et déploya
pendant dix ans daiis ce journal, comme polémiste
et comme écrivain, des qualités de premier ordre.
Revenons maintenant à la France littéraire. Une
épreuve m'y attendait^ que je n'avais nullement
prévue. Le 18 mai 1833, Casimir Delavigne fit jouer
au Théâtre-Français les Enfants d'Edouard. Le mo-
ment était mal choisi, en ce qui me touchait du
moins. J'étudiais, avec le secours d*une charmante
Anglaise, son grand poète national ; nous en étions
précisément à Richard III, lorsque la pâle imitation de
Delavigne parut sur la scène française. Je ne pus
retenir ma plume : l'impression qu'elle traduisit
effraya le paisible Charles Malo, ami de Delavigne.
Il s'efforça de m'arracher un autre article, je résis-
tai. De protecteur trop platonique, Casimir Delavigne
devenu, à son tour, protégé, m'écrivit; Scribe, son
Fidus Achates daigna me venir voir, moi chétif . Tout
ce que j'accordai, grâce à une intervention plus
douce, fut un compte rendu mitigé qui me fit l'eflFet
d'une capitulation de conscience.
Après le poète de Louis-Philippe vint l'homme à
succès du Gymnase. C'est avec Bertrand et Ra-
ton que Scribe entra de plein saut à la Comédie-
Française, et qu'il s'y maintint triomphalement
avec des pièces qui étaient moins des comédies que
des vaudevilles, plus longs et sans couplets. Je re-
trouve l'appréciation que je fis alors de cet ouvrage
trop vanté, et, ipalgré les quarante-sept ans tombés
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 67
eomme des grêlons sur ma tête, en ce moment, je
n'y changerais rien. Elle était sévère, mais je la crois
juste. Ce qui m'avait révolté, c'était l'aridité de cet
esprit froid et sec comme un chiffre, cette raillerie
terre à terre de tous les nobles sentiments, des gé-
néreuses illusions de la jeunesse, et ce talent bour-
geois et marchand par tous les pores et si peu sûr
de lui-même dans la voie du gain et des succès fa-
ciles, que cette prétendue comédie était d'abord un
drame. Je vois encore Germain Delavigne, le copain
de Scribe, se précipitant dans la coulisse avec ce
cri :
— Coupe! coupe les tambours l le public prend la
pièce en comédie !
Je jugeai donc l'ouvrage avec la rude franchise
d'un critique de vingt-trois ans..
Inutile de dire que mon directeur ne partageait
pas mon avis. Fatigué enfin de luttes incessantes
et qui ne trouvaient pas une compensation suffisante
dans les appointements, je quittai la France litté-
raire et allai planter ma tente dans la nouvelle
Athènes pour m'y livrer tranquillement, sans com-
pagnon ni maître, à l'étude, au travail et à la
poésie.
J'avais déniché, tout au haut de la rue Blanche
et dans la dernière maison portant le n^ 43, uû
petit appartement de garçon vraiment délicieux. Il
donnait sur des terrains vagues, rampant jusqu'au
mur de la prison pour dettes de Clichy ; de frais
peupliers agitaient leur éventail vert devant mes
fenêtres; j'avais, en face, un élégant hôtel habité par
le duc de Fitz-James, et, au-dessus de moi, l'artiste
populaire et spirituel par excellence, Gavàrni.
Oh! ia bonne, la douce année que je vécus dans
cet Éden ! les vers y naissaient tout seuls comme
les fleurs des champs; l'imagination, dont nul souci
ne gênait Tessor, se promenait déjà dans les plaines
idéales et fantastiques du roman. Que me manquait-
il pour être complètement heureux ? Rien, absolu-
ment rien, et ce bonheur aurait duré longtemps
sans uue fatale connaissance de bibliothèques.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 60
Avant de narrer cet incident, qui me fit verser
Po\jr un temps du côté sérieux conseillé par
^^ranger, il faut que je raconte comment je fus
^'ïiené à rendre ma dernière visite à Tarai du chan-
sonnier célèbre. J'avais souvent pour commensal un
*^s bons caricaturistes du Charivari nommé Tra-
^ïès. Cet artiste, fils d'un Anglais, rappelait bien
Pîir sa taille, une forte allure, la grosseur des
ïûains, son origine britannique. Comme signe par-
Uculier, il possédait un nez exceptionnel . Celui de
M. d'Argout, célèbre à cette époque et proverbial
pour ainsi dire, aurait pu seul lui être comparé.
Traviès ne manquait ni d'observation, ni d'esprit, ni
d'une certaine humour moitié britannique, moitié
française, formant le cachet principal de son
talent. Mais son imagination d'artiste primait la
raison et l'exposait à d'étranges mécomptes.
Un matin, après déjeuner, son repas favori, chez
moi, s'entend, il me pria sans préambule de l'accom-
pagner chez Laf&tte. Ma présence était, me disait-il,
nécessaire. Je me contentai de ce motif et le suivis
à rhôtel du banquier. Sur le vu de la carte d'un
journaliste, le père de la révolution de juillet nous
reçut au bout d'un quart d'heure. Il portait le
même habit marron, le même pantalon gris, le
même gilet jaune serin et les mêmes manchettes
qu'au jour de ma première visite. Seulement, sa
physionomie, d'une expression ferme et joviale
avant 1830, semblait voilée d'une ombre triste
70 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
mais qui n'était pas sans douceur. Traviès, prenant
la parole, lui exposa, sans le moindre embarras, le
but de sa visite. Il s'agissait d'une bagatelle : un
prêt de vingt mille francs. A ces mots, Laffitte l'in-
terrompit, el, lui remettant un papier sur lequel il
venait de tracer des lignes :
— Rien n'est si simple, dit-il de l'air le plus
bienveillant et le plus aimable du monde, portez cela
au chef de mes bureaux.
J'étais ravi, je dois l'avouer, de cette gracieuse
obligeance. Quant à Traviès, il rayonnait, il jubi-
lait, et, dans sa joie et ses remerciements, parlait à
la fois anglais et français. Nous descendîmes quel-
ques marches, conduits par un garçon de bureau,
et nous nous trouvâmes en face d'un personnage
dont le masque ne me plut pas. Arrêtant sur nous
un regard froid et interrogateur, il dit d'un ton
bref:
— Que désirent ces messieurs?...
Traviès lui tendit avec assurance le papier donné
par Lafïitte. Il y jeta les yeux et murmura :
— Un emprunt de vingt mille francs ? Bien l
quelles sont les garanties?...
— Les garanties?... les voici, reprit Traviès avec la
même assurance.
Et, tirant de sa poche un long rouleau de papier
à dessin, charbonné par-ci par-là de quelques fi-
gures bizarres et de coups de crayon hiéroglyphi-
ques ;
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 71
— Je vais, ditril, faire un tableau représentant,
sous la forme allégorique et phalanstérienne, la mar-
che de rhumanité. Regardez-la : elle est au berceau
et l'ombre la couvre; mais bientôt le soleil du pro-
grès se lève ; vous le voyez, il brille, il dissipe les
ténèbres figures par ces hachures ; alors l'huma-
nité grandit, se met en marche et arrive à la con-
quête de ce peuplier, de cet olivier et de cet oran-
ger, c'est-à-dire des trois emblèmes de la liberté,
de la paix et du bonheur universel.
Pendant que Traviès expliquait avec feu le plan
de son tableau futur, je regardais Thomme des
chiffres. D écoutait ces développements d'un air
qui ne présageait rien de bon, et son front, chauve
comme le crâne d'un vautour, se rembrunissait à
mesure que l'artiste déroulait son sujet palingéné-
sique.
Quand il eut fini :
— Autant que je puis le comprendre, dit-il froi-
dement à Traviès, vous vous proposez de faire un
tableau ?
— Oui, un tableau que je vendrai quarante ou
cinquante mille francs à la Russie, qui me vaudra
la croix d'honneur et m'ouvrira toutes grandes les
portes de l'Institut.
— Je le souhaite pour vous. Monsieur; mais, à
moi, il faut des garanties sérieuses.
— Et celle-ci, dit Traviès étonné, en montrant
son esquisse, celle-ci ne vous sufiit pas?...
72 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
T— Non, répondit-il, durement cette fois, nous ix^
prêtons que sur hypothèque bonne et valable.
— Eh bien î j'hypothèque mon tableau !
— C'est-à-dire ces barbouillages !
— Des barbouillages! s'écria Traviès exaspéra.
— Pas autre chose, et, comme on n'a pas de tem|g>s
à perdre ici. J'ai bien l'honneur de vous saluer.
— Ainsi, vous ne voulez pas me donner les viagt
mille francs?
— Je vous les donnerai...
— A la bonne heure !
— Quand vous m'apporterez une garantie hypothé-
caire sur terres ou maisons, situées dans le ressort de
la Cour de Paris, ou bien trois signatures acceptées
par la Banque.
Autant valait dire à l'artiste d'apporter au bureau
les tours de Notre-Dame ! Le pauvre Traviès était
anéanti et son nez allongé du double. Nous remon-
tons chez LaflStte: il était sorti, et devint les jours
suivants inabordable et invisible. Ainsi s'arrêta, sur
une esquisse, la marche de l'humanité.
De Traviès à ma connaissance de la Bibliothèque,
il n'y avait que la main. L'un était un bohème de
l'art, et l'autre de la littérature. Louis Domint de
Rienzi, qui se prétendait issu du Tribun de Rome
au xiv^ siècle, avait eu son jour de célébrité sous
la Restauration. Vingt-quatre duels soutenus pour
un journal libéral, la Renommée, le classèrent parmi ^
les hommes qu'il est dangereux d'offenser. H '^
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 73
savait, et son air grave, son œil toujours en garde,
le rappelaient, non sans un peu d'ostentation.
J'avais aussi le plaisir de le voir assez fréquemment
à ma table, où il m'amusait par le récit de ses duels
et de ses voyages en Océanie. Arrivant un jour
plus tôt que d'habitude, il m'annonça avec solen-
nité que, sur sa présentation, je venais d'être nommé
membre de l'Institut historique, classe des langues
et des littératures. C'était une société nouvellement
fondée à Paris pour encourager, diriger et propa-
ger les études historiques en France et à l'étranger.
Le but de cette institution nouvelle, entrant plei-
nement dans mes goûts, je me rendis au n*^ 14 de
la rue des Saints-Pères, où s'assemblaient ses
membres, et, y trouvant bonne compagnie, j'y
restai.
Il y avait là Michaud, l'historien des Croisades,
son jeune collaborateur Poujoulat, Alexandre et
Albert Lenoir, Casimir Broussais, Bûchez et Roux,
les auteurs de Y Histoire parlementaire de la Révo-
lution; Népomucène Lemercier, de l'Académie
française; le comte de Lasteyrie, beau-frère de
Lafayette et le plus bouillant, malgré ses quatre-
vingts années, le plus jeune de tous. Ma classe,
qui me fit l'honneur de me choisir pour secrétaire,
était présidée par le vénérable Villenave,^ père
de madame Mélanie Waldor, un des cent trente
Nantais envoyés à Paris par Carrier pour y être
guillotinés et que sauva le 9 thermidor. Faisaient
74 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
partie de cette classe : Samuel Cahen, le savant^
traducteur de la Bible, le comte Horace de Viel —
Castel et une douzaine de linguistes parmi le
quels se trouvaient mêlés ou plutôt fourvoyés Ar
sène Houssaye, Ferdinand Dugué et le cbarman
esprit nommé Eugène Labiche, qui prit depuis L
chemin du Palais-Royal pour arriver sous le dôm(
de rinstitut. Des correspondants fort nombreux
j'en citerai deux seulement : Dilkes, rédacteur d
YAtheneum anglais, et le prince Louis-Napoléo
Bonaparte.
J'aurais tiré, à mon entrée, un coup de fusit
sur mes nouveaux confrères, que je n'aurais pas fait
la moitié de la sensation que produisit mon pre-
mier article dans le journal de la Société. Il portait
ce titre piquant aujourd'hui même : Beaumarchais
est-il le seul auteur de ses ouvrages ?
Voici la source d'où était sorti ce travail. La révo-
lution de juillet n'avait pas été un signal de joie pour
tout le monde. Beaucoup l'entendirent avec terreur.
Un vieillard d'opinion royaliste. Saignes, rédacteur en
chef du Drapeau blanc, ne put soutenir ce choc
imprévu. U mourut au bruit de la fusillade du
Louvre. C'était un homme de lettres fort connu,
respectable et digne d'estime. Il laissa un grand
nombre de papiers. Dans ce moment de trouble,
il dut s'en égarer plusieurs. La meilleure partie
revint à sa famille. Deux liasses me tombèrent en-
tre les mains à la vente de ses livres et de ses
CINQUANTE ANS OB VIE LtTTÉRAIEE 75
înanuscrits. Assez longtemps après, je les ouvris
sans curiosité trop vive; car je m'attendais à ne
trouver que des pamphlets politiques, et je lus
•savec étonnemnnt : « Manuscrits de Collé. » Ce titre
tétait trop affriolant pour ne pas m'attirer. Je m'em^
pressai de les parcourir et m'arrêtai à celui-ci inti-
'tulé ; a Beaumarchais f Gudin de la Brenelterie ».
« Beaumarchais, disait le manuscrit que je re-
transcris mot à mot, s'était fait une réputation par
ses mémoires, dans l'affaire* Goesman. Ce que bien
des gens ne savaient pas, c'est qu'il avait un tein-
turier qui lui était aussi utile pour ses œuvres dra-
matiques que pour ses mémoires judiciaires. Gudin
de la Brenellerie était Tancien ami de Beaumar-
chais et le mien. Un jour qu'il m'annonça une
absence de quelques mois, je lui demandai où il
allait et s'il pourrait me donner de ses nouvelles.
» — Oui, me répondit-il, je ne vais pas loin,
mais je serai invisible.
Je lui demandai si la distance et l'invisibilité
me priveraient du plaisir de le voir.
» — Mon ami, me dit-il, je connais votre pru-
dence, votre discrétion Je vais vous confier un secret,
mais vous en serez le seul dépositaire. Ma retraite
est Vieille-Rue-du-Temple, maison de Beaumarchais.
Je vais occuper l'entresol au-dessus de la porte co-
chère. Il y a, sous cette porte, un petit esculier qui
ne sert qu'à cet entresol. Quand vous viendrez me
foir, vous pouvez vous dispenser de parler au
-e
76 CINQUANTE ANS DB ▼!£ LITTÉRÀIRB
portier. Vous monterez avec quelques papiers à 1
main.
» — Pourquoi donc cet incognito ?
)) — Le voici. Pendant que Beaumarchais, dans se
Ut, entouré de papiers, reçoit tous ceux qui ont Tba
bitude de venir le voir, et paraît très occupé de se
travail, je le fais, moi, fort tranquillement. Lorsque
l'heure de fermer la porte de Beaumarchais est arri-
vée, je descends mon travail chez lui et nous y met-
tons ensemble la dernière main. Il en est de mé
pour toutes les pièces de théâtre ; il en fait la mi
nute^ je les lis ensuite, f écris mes observations, j<
les lui communique et nous achevons la pièce ensem-- /'^
ble. Voilà ce que beaucoup de personnes ignorent
encore. »
Avant de publier mon article, j'avais pris des
renseignements sur ce collaborateur anonyme de
Beaumarchais. Le savant Guvier, que j'avais l'hon-
neur de rencontrer quelquefois chez Alibert et sur-
tout dans les salons de M. de Férussac. notre dé- ^^si
puté, qui recevait à l'Abbaye tous les membres de
l'Académie des sciences et la plupart des chefs de
la gauche, m'avait appris, avec sa bienveillance 1 ^
semi-germanique, tout ce que je voulais savoir. 1^
Gudin, mort ox)rrespondant de i'Inslitut et auteur de
plusieurs ouvrages, avait fort bien pu remplir la tâche
que lui imposait son ami. Je n'hésitai donc plus à
lancer la bombe, qui éclata avec un bruit affreux ré-
percuté des colonnes du Journal de r Institut his-
^
CINQUANTE ANS 0£ VIE LITTÉRAIRE 77
borique dans celles de la Gazette et de VImpartial.
Violent émoi chez les classiques. Népomucène
Heinercier vient, en assemblée générale, proteste
solennellement, au nom de f ombre de Beaumar--
€2hais, tandis que Michaud, son frère académique,
sourit de sa colère et m'encourage de Foeil. Les
«réponses, les attaques, les lettres sans signature,
les brochures sans nom d'auteur pleuvent sur
Mnoi conmie grêle. Le plus acharné de tous, VioUet-
le-Duc, ami particulier de la famille Beaumarchais,
s'attira la réponse suivante, après laquelle, s'il ne se
tint pas pour content, il se tint au moins pour
l>attu.
« L'auteur de' la lettre, disais-je dans la quatrième
livraison du Recueil de la Société, page 212, donne
la liste des ouvrages de Gudin. Sauf l'omission de
quelques opuscules, tels que le poème sur la Ser-
vitude abolie dans les domaines du roi, sauf V Essai
sur les Comices de Rome et la Suite du Contrat
social, nous acceptons la liste, nous n'accepterons
pas la conclusion.
» Rien n'est, dit-on, plus dissemblable que le
style de ces compositions diverses et le style de
Beaumarchais : cela se conçoit sans peine pour
les tragédies, les poèmes, les contes en vers, les
œuvres historiques : ils ne peuvent guère être
écrits comme le Barbier de Séville : aussi ne
les prendrons-nous pas pour sujet de compa-
raison. Mais Gudin a laissé de la prcse sur
I
78 CmOUÀNTE ANS DB VIB LITTÉRAIRB
des sujets moins opposés au genre de Timbroglio ^
or, nous soutenons que le faire de Beaumarchais
s'y trahit à chaque ligue, à chaque tournure d^
phrase, à chaque mot, et nous citons. Lecteur im
partial, voyez et jugez !
« Ce qu'il y a de sûr, c'est que la morale de ce^
» contes pieux était fort avantageuse pour les audi —
D teurs et pour les prédicateurs : on prêchait, on s^
» repentait ; on se confessait, on achetait des par —
)) dons et on revenait au péché, pour revenir encor
y> payer des indulgences aux moines : chacun
)) gagnait.
» Ces mœurs sont à peu près celles de toute l
» terre. On se livre au plaisir, on a peur de la mort
» on demande au bonze^ au talapoin, au lama, a
» dervis, au rabbin, au pape grec, au pope russe, ai»
» prêtre catholique, au ministre luthérien, ou cal—
» viniste, ou anglican, les moyens de faire la paix
» avec Dieu. Ainsi on vit le plus gaiement possible,
» et on meurt le plus tranqtrîllement qu'on peut :
» on ne fait guère qu'aller de conte en conte.
» J'allais te dire adieu : mais je ne veux pourtant
» pas te quitter sans t'avoir dit un mot de ta mai-
» tresse et de la mienne, j'entends la Liberté ; car je
» suis sûr que tu l'aimes, que tu la désires, que tu
» la cherches, quels que soient tes opinions^ ton
» pays, ton âge, ta condition.
» Or, il y a des gens, et j'espère, benoît lecteur,
» que tu n'es pas de ce nombre, des gens de bien
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 79
» mauvaise humeur, lesquels s'imaginent que la
» Liberté est une grande et grosse femme, fière, pé-
» dante, passablement bégueule et un peu imperti-
» nente, qui exige qu'on soit toujours grave et morne
n en sa présence. Je t'assure, ami lecteur, moi qui
» l'ai fréquentée toute ma vie, qu'elle n'a ni cette
» figure, ni cette morgue qui ne convient qu'à la
» sottise, lorsqu'elle se rengorge pour se taire consi-
» dérer, parce qu'elle sent qu'elle ne mérite pas de
» l'être.
» La liberté est, au contraire, svelte, vive, légère,
» gaie, amie de la joie et des bons contes et des bons
» mots. Elle permet tous ces badinages qu'on ap-
» pelle de son nom des libertés. Elle se permet et
» elle tolère toutes les folies qu'une femme d'esprit
» peut dire ou entendre, faire ou endurer. »
» Cette définition originale paraîtrait-elle déplacée
dans la bouche de Figaro ?
» Ce n'est pas à dire que nous regardions comme lé-
gers tous les ouvrages de Gudin. Il avait fait des tra-
gédies, Clytemnestre, Hugues le Grand, Coriolan,
aussi mauvaises que ce mauvais genre l'exige. Des
poèmes, V Astronomie, la Saroléïde où l'alexandrin,
comme chez tous ses émules, trace son sillon à pas
lourds. Mais Beaumarchais^ tout aussi faible dans le
genre sérieux, a composé de plus mauvais vers,
des drames plus assommants encore. Rapprochez
Eugénie de Coriolan, les Deux Amis de Valrade, et
ensuite écoutez ce Beaumarchais que vous connais-
80 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
sez si gai, si vif, si spirituel, lorsque Tanvie lui
prend de faire de la poésie :
LA NATURE
C'est assez troubler Tunivers I
Vents furieux, cessez d'agiter Tair et Tonde,
C'est assez I reprenez vos fers,
Que le seul zéphir règne au monde .
LE GÉNIE DU FEU
De Torbe éclatant du soleil
Des cieux admirant la structure
Je vous ai vu belle nature
Disposer sur la terre un superbe appareil.
LA NATURE
Humains non encore existants,
Atomes perdus dans Tespace!
Que chacun de vos éléments
Se rapproche et prenne sa place,
Suivant Tordre, la pesanteur
De toutes les lois immuables
Que Téternel dispensateur
Impose aux êtres nos semblables.
Humains 1 non encore existants,
A mes yeux paraissez vivants ^,
« Nous faisons grâce des vers de Gudiu, bien qu'à
vrai dire ils soient moins détestables dans les tra-
1. Opéra de Tarar9.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 81
gédJes et poèmes et que, toutes les fois qu'il reste
dans le cadre des fabliaux, il en ait de fort bons.
Pourquoi ces deux hommes, si gais de caractère, si
libres de pensée, si pétillants de verve en prose comi-
que sont-ils donc si maussadement ennuyeux en vers
lyrico-tragiques? C'est que, même pour ce qu'on appe-
lait la poésie au xviii® siècle, il fallait un cerveau
d'une structure spéciale; c'est que les meilleurs
prosateurs sont des groupeurs de mots ridicules,
en vers ; c'est qu'en se croyant inspiré par la muse,
on se fourvoie toute sa vie, conmie fit Gudin, qui
préférait probablement sa Guerre de Naples, à sa
part de collaboration dans les œuvres de son
ami.
9 Ayant donc montré que Gudin sur un canevas
léger pouvait broder légèrement, que Dcaumarchais
égale sa lourdeur dans les sujets sérieux, il n'y a
plus raison de contester la possibilité de leur colla-
boration pour ce motif. — Voyons le suivant.
)> En arrangeant l'objection à sa guise, on se pré-
pare un facile triomphe et en même temps une facile
réponse : l'honorable auteur de la lettre, choisit une
preuve morale isolée, il la tronque, il n'emprunte
au manuscrit que les mots qu'il juge nécessaires, et
compose avec tout cela une conclusion foudroyante.
•
Nous viendrons à la véritable; mais il fallait d'abord
une preuve matérielle, complète à peu près, et la
voici :
» Supposons Beaumarchais faisant la minute d'une
5,
/
8^ CIHQUAIITB ANS DR TIB LITTtRÀI&t
pièce, du Barbier, par exemple, c'est ainsi qu*il _
doit procéder :
PERSONNAGES :
le docteur,
sa pupille,
l'amant de la pupille,
LE VALET DE L' AMANT,
t)EUX OU TROIS ROLES SECONDAIRES,
UN NOTAIRE.
SCÈNES PRINCIPALES.
« Le valet chargé d'une lettre pour la pupille,
» celle-ci s'informe de l'amant : il n'a qu'un défaut,
» c'est qu'il est amoureux : est-ce donc un défaut
» que d'aimer?... Non, mais c'est qu'il est fou d'une
» fille qu'il n'épousera jamais, et pourquoi? il me
» semble que. rien ne devrait traverser l'inclination
» d'un si honnête homme. . . A" la fin de la scène,
w la pupille, son portrait ou une lettre... L'amant
» s'introduira ensuite sous deux déguisements, chez
» le docteur, en musicien d'abord, puis avec une
» lettre, priant le docteur de le loger; lazzis du
» valet : il rase le docteur : tout se découvre :
» scène du notaire : dénouement : apprenez de moi
» que la garde d'une femme est de toutes les pré-
» cautions la plus inutile. »
» Voilà tout le fond du Barbier de Séville, pris mot
pour mot dans deux canevas de la comédie italienne :
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 83
On ne s'avise jamais de tout, et la Précaution inu-
tile, joués, Tun en 1692, Tautre en 1761. Mainte-
nant, de cette minute à la pièce, il y a encore une
distance imniense. Supposons même qu'elle ait été
remise à Gudin beaucoup plus développée; il a
écHt ses observations, les a communiquées à Beau-
marchais, et puis, comme l'avait oublié Thonorable
auteur de la lettre, ils ont achevé la pièce ensemble.
Or, ainsi qu'on vient de le prouver, puisque Beau-
marchais prenait si peu de peine à inventer sa
minute, tout porte à croire qu'il ne s'en donnait
guère plus à l'ébaucher, et qu'il restait encore de
la besogne pour Gudin ; d'autre part, puisqu'il est
formellement dit, dans le manuscrit de Collé, que
les pièces s'achevaient ensemble, il en résulte à
coup sûr... que Beaumarchais n'est pas le seul
auteur de ses ouvrages ; le seul, entendons-nous
bien.
» Vaccusation dont il s'agit doit sembler déjà
moins légère à l'honorable collègue : nous conti-
nuons.
» On convient que Beaumarchais a pu demander
avis à Gudin, on va même jusqu'à nous con-
céder des corrections, tandis qu'il mettait Vœuvre
au net. Grand merci ! . . . Ce n'est, il est vrai, que
pour en tirer une conséquence banale, en citant
Corneille, Voltaire, Racine. Allons, au risque probable
d'empiéter sur la naïveté du fameux marquis, il
faut bien lui répondre que Pierre Corneille, non
84 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
pour avoir demandé des rimes à Thomas, mais pou:
avoir traduit le Ci'd de Guilhcm de Castro, et U e
Menteur de Lope de Véga, n'est pas le seul auteu-r^ -^r
de ces deux ouvrages ; ainsi de Racine pour Phèdn
ainsi de Voltaire pour Œdipe ou Mérope. Nou
sommes encore fâché de rencontrer un lieu commun
certes personne plus que nous ne prise ce styl^^^le
étincelant de vivacité et d'esprit exclusivement Bitr^'imni'
bué jusqu'ici à Beaumarchais ; mais trouver le v ^l^îs
comica, défini par lui la chaleur, le nerf, la forc^- -^ce
dans les chansons, dans les drames, dans Tarm
c'est avoir plus que bonne volonté. Nous savons bi(
qu'on ne jetait le vis comica qu'afin deTopposeï
la froideur, à la pesanteur de Gudin; mais en
moment que justice est faite à cet égard, que
deux amis sont reconnus aussi lourds l'un qi
l'autre dans les matières graves ou poétiques, ^t
qu'il appert des preuves de l'esprit facile, déployé ^ê,u
besoin par Gudin, oii s'en va ce grand argumen t ?
» Nous ajouterons, afin de souffler jusque sur l'om-
bre du doute, l'insistance de Voltaire à le détourner
des sujets sérieux auxquels il s'attelait malgré Mi-
nerve ; et l'opinion de Grimm : a Gudin a de l'es-
» prit, de l'imagination, delà verve; ce qui parait
» lui manquer, c'est la faculté d'embrasser fortement
» un sujet. » En sorte que, chose singulière, Gudin
a toute sa vie marché à rebours de sa vraie voca-
tion, et il n'y revenait qu'en travaillant au Barbier
de Séville et à la Folle Journée!
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 85
» Mais Fauteur de la lettre a connu Beaumarchais,
^t il ne lui a rien confié de semblable?... Âh!
Monsieur, c'était dans votre enfance ! Mais il a con-
^^liservé des relations avec les parents et amis, et
^'^ ne lui ont rien confié de semblable!... Le
s^Araient-ils d*abord?. . . et, quand ils l'auraient su,
^^1:— ce d'eux qu'on pouvait l'apprendre? Les révéla-
*^^^Hs de ce genre partent des bouches ennemies,
^^«md Marin crie à la collaboration, en désignant
^"^idemment Gudin, et que, sur tout le reste, Beau-
marchais, écra^nt Marin, noyant Marin de ridicule,
^^ lui dit pas : « Cela est faux ; » je dis cela est vrai !
^On, car Gudin avait trop de sens pour laisser un
^utre jouir du profit de ses ouvrages. . . Nous avons,
t^ous, trop de courtoisie pour insister sur ce point,
alors qu'on oublie ce qui a été allégué, alors surtout
qu'on ferme les yeux à la belle et noble conduite
de Gudin, expliquée par son caractère, résumée par
ces deux mots, amitié et reconnaissance, qui se
sentent et ne se développent pas!
» L'auteur de la lettre passe sur un autre terrain :
// vient nous affirmer^ sans avoir mission pour cela
(je le crois bien, mission de qui ?. . .), il vient affir-
mer, dis-je, que Beaumarchais n'eût pas accepté le
rôle que nous lui prêtons dans l'affranchissement de
l'Amérique. Il serait peut-être temps de s'étonner
de dénégations si intrépidement lancées; car, enfin,
en admettant même qu'il y eût souvenir, on était si
jeune ! mais il vaut mieux s'en rapporter à qui de
4
s
86 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
droit. Debout, illustre Beaumarchais, on vous ha.
bille en avide spéculateur, vous qui jetiez, san
compter, un million pour le piédestal de Voltair»
on nie votre patriotisme, que répondrez-vous ^ ^
« Je prouverai, par un retour sur tous mes ou — --
» vrages connus, que la tyrannie despotique et tou ^^B^
» les grands abus de ces temps monarchiques an
ciens n'ont pas eu d'adversaire plus courageux qu-
» moi ; que ce courage, qui surprenait alors tout
» qui est brave aujourd'hui, m'a exposé sans cesse
» des vexations inouïes; je prouverai qu'après avoi
» efficacement servi la liberté en Amérique, j'ai, san
» ambition personnelle, servi depuis, de toutes me
» facultés, les vrais intérêts de la France ; car il es?
» stupide de croire que celui qui se consacra au ré—
» tablissement des droits de l'homme en Amérique,
» dans l'espoir d'avoir à présenter un modèle à notre
» France, ait pu s'attiédir sur ce point, quand il s'est
» agi de l'exécution. » Le désaveu est clair ; mais on
ne saurait demander raison aux morts ; et si, au
reste, de justes parallèles sont venus d'eux-mêmes
sous notre plume, c'est que nous avions sous les
yeux ce cri de détresse du malheureux vieillard,
déchiré par l'avenir de ses enfants : « Ils auront
» du pain, mais voilà tout ; à moins que l'Amé-
» rique ne s'acquitte envers moi, après vingt ans
» d'ingratitude. »
» Enfin, pour conclusion, il ne s'agit pas d'une
tentative d'anarchie littéraire, il s'agit tout bonne-
CINQUANTE ANS DE YIB LITTÉRAIRE 87
ment de rendre à César ce qui appartient à César,
comme nous espérons l'avoir prouvé. Et maintenant
nous nous arrêtons; peut-être ne nous rétrouve-
rions-nous pas sans amertume avec cette question
d'argent; car il serait par trop impossible de s'en-
tendre; nous avions dit, nous, amitié, reconnais-
saiicCy on parle de quelques écus !
» Des deux membres de l'Académie, nos confrères
dans la Société historique, Tun, Michaud, était en-
tièrement de mon avis, Lemercier niait, au con-
traire ; il m'aurait poignardé avec le fer de Melpo-
mène. Sur le conseil de Villenave, j'allai demander
le dernier mot à deux contemporains de Beaumar-
chais, qui l'avaient l'un et l'autre connu intime-
ment. Le premier que je consultai était Barrère,
l'ex-conventionnel ; cet ancien lauréat des jeux flo-
raux n'avait rien oublié, pas même le patois musi-
cal et doux de ses montagnes, que nous parlâmes
quelques instants dans son logement du Marché des
Innocents, avant d'en venir à l'objet de ma visite,
lorsque je le lui fis connaître.
» — Vous avez raison, me répondit-il, sans hésiter;
Beaumarchais accablé d'affaires employait plusieurs
gens de lettres pour la confection ou la mise au
point de ses ouvrages. Dumont de Genève et moi-
même, avons quelquefois travaillé pour lui.
» Encore plus aflSrmatif que ce régicide, le comte
de Montgaillard, que je finis par déterrer sur les
hauteurs de Chaillot, corrobora son témoignage
88 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
d'une particularité qui prouve que Beaumarchais
laissait tous ceux qui pouvaient le servir mettre la
main dans son ouvrage. — « J'étais, me dit le comte
de Montgaillard, dans la loge de Monsieur, depuis
Louis XVIII, à la première représentation du Mariage
de Figaro. Un peu avant la fin, un homme fit irrup-
tion dans la loge et, s'adressant au Prince avec son
audace ordinaire :
« — Eh bien ! Monseigneur, s*écria-t-il, êtes-vous
» content du succès de notre pièce?... »
» Le Prince sourit et ne démentit pas l'apostrophe
de Beaumarchais. On savait, d'ailleurs, à la Cour
qu'il y avait un peu du sien dans cette préface
aristophanesque de la Révolution, d
C'est pendant qu'on disputait sur l'allégation de
Collé> qu'Arsène Houssaye, ce petit-fils de Watteau
qui se verrait vêtu de satin bien et rose comme un
berger de Florian, s'il pouvait se mirer dans son
stylC; débutait dans le monde littéraire et donnait
ses premières soirées. Il m'en souvient, le salon se
composait d'une mansarde située au-dessus du pas-
sage des Panoramas. Là, autour d'une table boi-
teuse, s'^asseyaient capricieusement quelques glo-
rieux de l'avenir. Esquiros, Gérard de Nerval,
Théophile Gautier. Une actrice à peine habile du
théâtre Comte, la maîtresse de Burat de Gurgy:
un jeune d'alors, mort en route, type du vice na-
turel et inconscient de Paris, y représentait ces cour-
tisanes que notre hôte devait peindre plus tard
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 89
avec tant de complaisance et de succès. Quant à
Houssaye, digne, sérieux et toujours élégant, avec
son habit vert et ses immuables gants blancs, asti-
qués pour la circonstance comme ceux des gendar-
mes, il offrait son cidre, ses marrons, et, dans les
grands jours, sa brioche, plus gracieusement peut-
être encore qu'il n'offre maintenant le punch et
les glaces, dans son hôtel des Champs-Elysées, au
monde artistique et financier de Paris.
Parmi ceux de ce temps-là qui, d'humbles chry-
salides devenus papillons, prirent ensuite tout à
coup un vol inattendu, j'en retrouve un bien petit,
bien petit dans les lointains de ma mémoire. C'était
un jeune surnuméraire du ministère des travaux
publics nommé Duclerc. il fut amené chez moi par
un ancien condisciple et ami et y reçut l'accueil
que tous mes compatriotes méridionaux étaient sûrs
d'y trouver. Il savait peu et brûlait de s'instruire .
Je lui en facilitai les moyens en lui faisant prêter,
sous ma garantie, tous les livres dont il avait be-
soin, à la bibliothèque Mazarine. Or, l'étude lui
profita. Six ans plus tard, je le retrouvai principal
rédacteur au Nationalj dix années encore écoulées,
il occupait l'hôtel de la rue de Rivoli comme mi-
nistre des finances et, de révolution en révolution,
le voilà aujourd'hui au fauteuil présidentiel du Sé-
nat, du haut duquel il ne reconnaîtrait peut-être
plus celui qui lui ouvrit si cordialement les portes,
comme dit Saadi, du jardin de la science.
VI
Depuis mon arrivée à Paris, je n'avais pas en-
core vu Lamartine. Le poète était tout entier dans
ma mémoire ; mais je n'avais aucune idée juste de
l'homme, car rien de menteur comme les portraits
de ce temps. David seul, réaliste par système et
par tempérament, faisait ressemblant dans ses
petits bronzes. Quant à ses grands confrères, les
romantiques surtout, à force d'idéaliser leurs mo-
dèles, ils les rendaient méconnaissables. J'aurais
vécu vingt ans avec Alfred de Vigny, sans recon-
naître dans cet homme petit , un peu lourd et
commun de traits et de figures, l'élégant et vapo-
reux personnage que représentait son portrait.
En voyant Lamartine toutefois, je fus moins
désappointé ; c'était à une réunion générale de la
Société de la morale chrétienne, qu'il présidait. Je
fuyais d'ordinaire les sociétés philotechniques, phl^
CINQUANTE ANS DE TIE LITTÉRAIRE 9f
losophiques, philanthropiques comme la peste, à
cause du profond ennui qu'on respire dans ces
enceintes. Aussi n'avais-je accepté l'invitation du
père Vilienave, une des colonnes de cet institut,
que pour voir face à face l'auteur des Méditations
La séance, ouverte par lui en quelques paroles
prononcées avec la sûreté et l'aisance de l'orateur,
mon vieil ami se leva et lut, sur la mélopée antique
des professeurs de l'Athénée, l'éloge du cardinal de
Cheverus. Je l'écoutais par respect pour son âge,
mais sans grand intérêt, lorsque le passage suivant
me fît dresser l'oreille :
«L'hiver de 1826, disait Vilienave, fut désastreux
à Montauban ; la misère accablait leâ pauvi^es, et le
digne prélat, par ses discours et son exemple, s'ef- •
forçait de tourner les esprits vers la bienfaisance.
Un concours ayant été ouvert par lui au collège de
cette ville, avec promesse d'un prix pour l'élève
qui ferait la meilleure pièce de vers sur la charité,
ce prix fut remporté par un enfant de quinze ans,
qui n'avait fourni au concours qu'un quatrain :
« Donnez à qui prie et demande,
Car, au seuil de réternité,
Il n'est qu'un mot que l'ange entende
Et qui fasse ouvrir : Charité! »
Les applaudissements dont Lamartine donna le
signal couvrirent la voix de Vilienave , qui ajouta
ensuite : « C'est avec ces quatre vers que monsei-
92 CIMQUAIITK ÀM8 DB YIS LITTÉRAIRE
goeur de Cheverus alla glaner pour les pauvres dan
un bal protestant, et qu'il y fit riche récolte. Quan
à rélève de quinze ans, il en a maintenant vingt —
cinq, est toujours fidèle aux lettres et se trouve ai^
milieu de vous. » — En disant ces mots, Torateur^-
m'indiquait du doigt à Lamartine, qui voulut, ab^
solument qu'on me présentât à Sa Gloire, après !»■
séance. Or, jamais homme ne se sentit plus fier d^^
ses éJoges et de ses encouragements, mais, en mém^^
temps, plus confus de les recevoir pour si peu d^s
chose.
Il m'arriva, cette année-là, une aventure asse^
bizarre et que je reprends à cause de son côté ori^
ginal dans ï Histoire du Duel d'Emile Colombey.
« M. Mary Lafon, dit l'auteur, pseudonyme de Lau-
rent, le savant et spirituel bibUothécaire de la Cham-
bre des députés, se baignait un matin, au mois de
juin 1835 ou 1834, dans la Marne, au port de Créteil.
en même temps qu'un commerçant, frère ou parent
de Gandillot, le grand marchand du boulevard des
Capucines. Celui-ci, engagé dans les herbes, dispa-
rut tout à coup. M. Mary Lafon plongea et le ra-
mena sur le bord, et M. Gandillot, revenu à lui,
de se confondre en actions de grâces intermi-
nables.
» — Mon père n'est plus mort, s* écriait-il avec cha-
leur, je le retrouve en vous, et vous ne vous en dé-
fendrez pas : vous êtes bien mon père, puisque je
vous dois la vie!
CINQUANTE ANS DE TIB LITTÉRAIRE 93
j — Allons 1 laissons cela, j'ai une faim d'enfer, et
^cms devez encore plus que moi avoir besoin de
^ous restaurer. Ma maison est sous ces peupliers ;
V'^uez déjeuner avec moi ; je vous invite, mais à
^ine condition, c'est qu'il ne sera plus question de
ïïxortni de sauvetage.
» — Oh ! vous «nurez beau faire, vous ne pourrez
^ous dérober à Teffusion de ma reconnaissance !
» — Prenez garde ! je n'ai pas un grand fonds
de patience, et, pour peu que vous m'y pous-
siez, je suis homme à vous remettre où je vous ai
pris...
» Le commerçant a l'air de s'apaiser ; il suit son
sauveur en silence et s'attable en face de lui comme
un homme qui ne songe plus qu'à manger ; mais,
quelques rasades aidant, sa gratitude ne tarde pas à
faire explosion, et il accable son père adoptif des
témoignages de tendresse les plus bruyants.
r> M. Mary Lafon avait alors vingt-quatre ans ; son
fils malgré lui, un lustre de plus.
ï) — Ah çà I fit le premier, agacé par ce déborde-
ment de piété filiale, est-ce que vous seriez affligé
d'une maladie de cœur?
» Le commerçant parut interdit, soit qu'il ne com-
prît pas la plaisanterie, soit qu'il en fût affecté ;
mais bientôt de s'écrier en larmoyant :
— » mon sauveur ! ô mon père !
» M. Mary Lafon n'y tint plus : on n'est pas du
Bas-Quercy impunément; il se saisit d'un plat de
94 CINQUANTE ANS DE VIE'LITTÉR A IRE
fraises et le laûça à la tête du commerçant. Celui-
ci riposta par une carafe. Bref, une heure après,
le noyé et son sauveteur arrivaient à Paris en fiacre.
M. Mary Lafon fit arrêter son véhicule devant 1^
passage Choiseul, et en revint bientôt avec Dormoy^
directeur du théâtre Italien, qui portait une boît^
de pistolets.
» — Mon cher, dit-il en le faisant monter dansl^
fiacre, je vous présente un honnête marchand d^
toile dont j'ai fait la connaissance au fond de h
Marne, et qui m'accable d'une reconnaissance que J4
ne puis plus supporter.
» — mon père ! soupirait entre temps Je noyé»*
» — Vous l'entendez î II n'a aux lèvres que ce bêle —
ment-là.
» Les fiacres furent dirigés du côté du boulevard
Montmartre et gagnèrent le bois de Romainville,
après s'être lestés d'un second témoin, le docteur
Ducommun, ami du négociant.
» Arrivés dans Ja patrie des lilas, les témoins me-
surèrent viugt-cinq pas, et, après le signal convenu,
les deux adversaires tirèrent ensemble.
» Ni l'un ni l'autre n'était atteint.
» — Continuerez-vous vos démonstrations ridi-
cules? demanda M. Mary Lafon.
» — Oui, jusqu'au dernier soupir, je vous appel-
lerai mon père!
» — Messieurs, rechargez les armes.
» Le commandement exécuté, et les pistolets remis
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 95
âux combattants, le signal fut donné de tirer, et
dô nouveau éclata une double détonation.
^ La chemise seule du commerçant avait été trouée
^u bras par une balle qui effleura la peau.
» — mon père ! s'écria sur le coup le commer-
^ Et, franchissant d'un bond les vingt-<îinq pas, il
^^Ut se jeter au cou de M. Mary Lafon, qui finit par
^re et accepter de guerre lasse cette tendresse aussi
^Bnuyeuse qu'obstinée *. »
Dans cette agréable retraite du Port-de-Créteil,
^oins envahie qu'au temps présent par les visiteurs
tiu dimanche, j'avais tout le loisir de me livrer à
^68 études favorites. C'est là que je conçus l'idée
du Congrès historique européen ; idée que je com-
muniquai à mes collègues dans l'assemblée générale
du 14 juillet 1834, à laquelle assistaient Bûchez,
Roux, Michelet, Bouland, Bory Saint-Vincent, Lau-
rentie, Alexandre de Laborde, Albert Lenoir.
Voici comment fut présentée ma proposition qu'on
adopta le 31 juillet suivant, sur le rapport de Pou-
joulat, et, le 16 novembre 1835, le Congrès, réuni à
l'hôtel de ville de Paris, sous la présidence de
Michaud, de l'Académie française, s'ouvrit par trois
discours du président, de Bûchez et de l'auteur de
la proposition, qui dit après l'historien des Croi-
sades :
1. Emile Colombey^ Histoire anecdotique du duely p. 135-136.
96 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
a Messieurs, ce jour qui nous rassemble doit êtr^
solennel pour nous.
» Les pensées qu'il éveille au fond de nos cœuns
doivent être grandes et sérieuses.
» Dans ces murs, où nos pères tenaient leur parloiï* ,
où ils sont venus tour à tour, avec le chaperon ^t
récharpe municipale, s'occuper des affaires souvent t
orageuses de la cité, vous venez maintenant agiter 1^^
intérêts tout pacifiques et tout moraux de Thi^ —
toire.
y> Quel éclatant témoignage de la marche de I^
civilisation !
» Aux luttes brutales du fer succèdent les luttas
de l'intelligence, non ces niaiseries latines de la rim^
du Fouarre, non ces disputes éphémères que chaque
époque a vu enfanter et mourir dans Tenceinte d'un
cloître, d'une académie ou d'un théâtre, mais de
graves polémiques qui, fortes d'investigations et
d'études, ne tendeat qu'au perfectionnement de
l'humanité et ne s'exercent qu'à son profit.
» Voilà le dessein qui nous amène, et certes vous
pouvez le proclamer hautement, il est noble et
*digne. Dans un siècle de démoralisation et de disso-
lution sociale, rallier les idées au même drapeau, à
l'égoïsme qui nous déborde, opposer le dévouement,
remplacer ces vieux préjugés de nation à nation
par la plus sainte fraternité, c'est faire œuvre
d'hommes de cœur et de conscience, c'est mar-
cher largement au but du Congrès.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 97
^ Vous le connaissez tous, messieurs, vous qui
avez suivi la route tracée par notre institut; mais il
est bon de l'expliquer encore à ceux qui, étrangers
à ses travaux, deviennent aujourd'hui ses collabora-
leurs.
» En vous appelant autour d'elle, notre association,
produit du mouvement qui s'est manifesté depuis
^luelque temps dans les esprits, a voulu signaler ce
lï^ouvement par ime date ;
» Lui donner une impulsion universelle ;
» Fortifier cette impulsion du concours de tous les
Sommes qui ont du zèle et du temps pour l'histoire ;
» Parce que nous avons pensé que, mettre en rapport
pour la première fois ceux qui s'occupent de cette
Science en Europe, était une chose utile au progrès;
que nous croyons l'heure venue d'opérer, en com-
mençant par les plus hautes, la fusion des idées
entre les peuples ; de telle sorte que, pour rendre
étrangers et ennemis les enfants d'un même sol, il
ne suffise plus d'un fleuve ou d'une montagne ;
» Et que nous sommes persuadés que le seul
moyen d'atteindre ces résultats était de rompre le
huis clos et de convier à nos discussions les con-
troverses de tous.
» Si le vœu de notre association se réalisait, les
congrès historiques futurs deviendraient des labo-
ratoires européens.
» Là, préparés d'avance^ et en commun, les maté-
riaux constitueraient , quand il s'agirait de les
98 CINQUANTE ANS DE VIS LITTÉRAIRE
employer, un édifice de plus en plus en harmon
avec les idées progressives de Tépoque.
i> Une voix forte et éloquente va vous dire,
sieurs, les moyens que nous croyons propres â
atteindre ce but.
» Puissions-nous y marcher ensemble? puissioas-
nous trouver dans le passé de nos pères des ensei-
gnements utiles pour l'avenir, et, avant que la tombe
qui les a reçus se ferme sur nos têtes, puissions-
nous redonner à Fhistoire son caractère sévère et
la rendre , comme autrefois , la récompense des
bons, la punition des méchants et la dernière
raison des peuples. »
Je lus dans ce congrès trois mémoires : le premier
sur la formation de la Langue romano-provençale;
le second sur les Origines de la nationalité française;
le troisième sur Uinfluence du théâtre en France, par
rapport à la langue, à la littérature et aux mœurs.
J'y vis pour la première fois, dans son carrik jaune,
Fourier, le chef de Técole phalanstérienne, et pour
la première fois aussi j'entendis Considérant et
Charles Daim, ses disciples, qui furent, de l'aveu de
tous, les plus brillants orateurs du Congrès. La
petite église catholico-démocratique de Bûchez y
échoua au contraire misérablement à la tribune, dans
la personne de son grand prêtre et de ses plus chauds
acolytes Roux et l'anglais Belfield.
Après cette manifestation qui ne manqua point
d'éclat, mais qui, dans un temps passionné d'actualité
CINQUANTE ANS DE TIE LITTÉRAIRE
-^..-
^Ha proie des reporters, comme le nôtre, aurait eu
^u grand retentissement, je m'éloignai d'une société
où commençaient à dominer l'intrigue et le charla-
^nisme. Mais, avant mon départ^ deux faits s'étaient
Passés me concernant qu'il faut que je rapporte
^^î. J'étais chargé de la rédaction du journal. Achille
'■Ubinal m'apporta un jour un article sur le voyage
^ïi France de Nodier et Taylor, débordant d'une
*^lle exubérance d'éloges, que je refusai net de le
{oublier. Jubinal, par caractère autant peut-être que
t^r système, était l'ami univei*sel et se mettait obli-
geamment au- service de tout le monde. Mon refus
ïxe le rebuta pas.
— Demain, me dit-il, je vous amènerai l'auteur, et
ij fera lui-même les modifications que vous désirez.
Le lendemain, en effet, il revint à mon cabinet
^vec l'auteur de l'article, qui n'était autre que
te baron Taylor lui-même. Sans se déconcerter le
moins du monde, le Montyon des comédiens m'ex-
plique devant Jubinal que, s'il a écrit l'article, c'est
par amour pour l'exactitude ; car nul ne sait mieux
que l'auteur ce. qu'il a voulu faire.
— Je le crois, lui dis-je ; mais votre théorie, bien
qu'assez commode, n'est pas généralement adoptée.
— Plus que vous ne croyez, s'écrie le baron de sa
voix de ventriloque, et je puis vous citer...
— Ne citons personne ! et convenez du moins que
les louanges que vous vous donnez dépassent un
peu la mesure.
100
CINQUANTE ANS DE -VIE LITTÉRAIRE
— Je Tavoue ; mais, comme le public ne croit ja-
mais que la moitié du bien qu'on dit^ il faut exagérer
un peu afin de rendre la mesure complète.
J*ai retenu ces paroles, mises en pratique par
bon nombre de mes contemporains.
Vers le même temps, je reçus de Suisse un article
signé Louis-Napoléon Bonaparte. Cétait un extrait
de son livre sur Tartillerie. Ce travail était accom-
pagné d'un billet d*Ârmand Carrel recommandant
chaudement Fauteur. Je connaissais le grand rédac-
teur du National depuis la tenue du Congrès eu-
ropéen. Un jeune et digne confrère que je regret-
terai toute ma vie, Eugène L'Héritier m'avait ame-
né auprès de lui. Talent, esprit, chaleur et délica-
tesse de cœur, tout se trouvait réuni chez ce pau-
vre L'Héritier, dont les facultés supérieures se sont
usées obscurément, avec sa vie, sous les ciseaux du
journal. Accueilli par Carrel, petit homme tout feu
et tout cœur, avec une cordialité qui m'enchanta,
j'allais accepter ses offres et me plonger comme
un nageur dans le torrent quotidien de la presse :
les conseils de L'Héritier me retinrent seuls sur le
bord et me rendirent tout entier à la littérature.
Quoique celle-ci m'ait donné peu en comparaison de
sa rivale, qui donne tout, que la mémoire de L'Hé-
ritier soit bénie pour son bon conseil !
Je ne cessai pas pour cela d'aller au National et
de voir Carrel, que je rencontrais presque tous les
jours dans ma rue, il demeurait au n® 6 de la rue
im
Iwî*
&!&]
tç
i
'4,
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 4(H
Blanche. Sa recommandation seule eût donc suffi
pour faire admettre l'article ; mais il n*en avait pas
besoin, j'entends, pour le fond, car la forme exigeait
quelques modifications. Il y avait au journal
un comité de lecture. Je lui présentai Tarticle
et il ]e refusa d'une voix unanime. Ce refus
Dtt'indigna parce qu'il frappait un exilé pour flatter le
gouvernement. Sans tenir compte dès lors de h déci-
sion du comité, je publiai l'article et pris la liberté de
^^ purger de quelques germanismes et de ces tours
^e phrase vieux d'un ou deux siècles que n'évitent
J^lmais ceux qui apprennent notre langue à l'étranger.
Grand émoi du comité à l'apparition de l'article ;
J*y répondis en envoyant ma démission et revins,
^us mes frais peupliers du Port-de-Créteil, mettre
la dernière main à mon premier livre. Un début!
t^'est chose aussi grave dans la vie qu'au théâtre.
Idon insouciance m'en sauva les angoisses, l'indul-
gence de la presse les amertumes, la bonté du
public tous les soucis. Ce recueil de poésies, inti-
tulé Sylvio, valait-il l'honneur qu'on lui fit? je
ne l'ai jamais cru et l'un de mes étonnements, par-
tagé sans doute par l'éditeur, fut de voir avec
quelle facilité il se vendit. Au bout d'un mois, il
n'en restait pas un volume. J'opposai un refus
formel au bon Baudouin, qui voulait le réimprimer,
et, raturant mon exemplaire, je n'épargnai qu'un
petit nombre de pièces, parmi lesquelles celle qui
porte pour titre. Ma mère,
6.
iOi CINQUANTE ANS DE YIE LITTÉRAIRE
Celle-ci me valut un suffrage bien cher et bien
flatteur pour moi, celui de Balzac. Je l'avais rencontré
rue de la Chaise^ chez madame la baronne d'Hervey,
qui était, comme lui, de Tours. Cette dame, la
grâce, Famabiiité et la bonté mêmes, avait bien
voulu recommander vivement mon volume et moi
à Tauteur A'Eugénie Grandet. Balzac avait eu en
ce moment la fantaisie de faire une revue intitu-
lée, je crois, la Chronique de Paris. Cela s'élabo-
rait et s'imprimait dans un entresol de la rue
Garancière. J'y montai quelques jours après avec
Sylvio. Balzac, grand bâtisseur de théories et de
systèmes qu'il développait avec une facilité d'élocu-
tion prodigieuse, commence une longue et piquante
dissertation sur l'inutilité de la poésie; puis, au
milieu de ce discours véritablement éloquent, il
ouvre mon volume, comptant l'appuyer par un
exemple et tombe sur la pièce inspirée par là mé-
moire de ma mère.
Il la lut deux fois, à haute voix d'abord, puis
tout bas et très lentement ; ensuite me prenant la -
main et la serrant en bon et franc Tourangeau :
— Bravo Lafon ! me dit-il ; ceci ne détruit pas-^
ma thèse; mais c'est une heureuse exception ! Nous^
rendrons compte de ton livre.
Très occupé, par malheur, il le confia à l'un.de^
ces fruits secs des lettres qui, impuissants à pro
duire, se réfugient dans la critique et, sous l'ombr^^
des initiales, bavent comme le limaçon sur tout
CINQUANTE ANS DB T IB LITTÉRAIRE 103
qui est jeune ou bon. Balzac était furieux : je ne
fis qu'en rire.
— C'est une autre exception, lui dis-je. Je connais
d'ailleurs (et connaissais trop en eflfet, le critique
masqué) ; il m'a souvent emprunté de l'argent et
me devait bien celte marque de reconnaissance.
Je dus encore à Sylvio de voir de près Alexan-
dre Dumas, que je n'avais aperçu que de loin au
théâtre. Un jour que, sur sa demande, je venais d'ap-
porter mon volume à Michaud dans sa belle mai-
son de Passy, la porte du salon s'ouvre violemment,
un homme de haute taille, au teint de bistre et
aux cheveux touffus comme une forêt et crépus,
s'élance en deux bonds jusqu'au fauteuil de l'au-
teur du Printemps d'un Proscrit, et lui jette ces mots
d'une voix essoufflée :
— Monsieur Michaud, je me porte candidat au
fauteuil de Parseval de Grandmaison et vous de-
mande votre voix !
— Déjà ! répondit le malin vieillard, qui savait
qu'on avait enterré ce jour-là son collègue.
Et il ajouta de sa voix grêle et railleuse :
— Vous êtes donc venu par le corbillard î
Abasourdi, c'est le mot, par cette épigramme,
Dumas nous regarda tous, mit son chapeau, et,
tournant sur ses talons, disparut aussi brusquement
qu'jl était entré, au milieu de nos éclats de rire.
Une autre occasion, tout aussi imprévue, me mit,
vers la même époque, 1836, en présence de M. Gui-
104 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
zot. Un matin que je venais de voir, rue Hillerio.—
Bertin, mon compatriote et ami Lacabane, premier
employé aux manuscrits de la Bibliothèque, aloi*s
Royale, je rencontrai le père Villenave, s*acherri.i-
nant péniblement vers le ministère de Tinstruction
publique. J'avais, en ces occurrences assez fré-
quentes, car nous habitions le même quartier, le
soin de lui clFrir mon bras : le voyant près de
tomber, je m'empressai de lui donner cet appui,'
qui fut accepté avec empressement, et je le coa-
duisis dans Tantichambre du ministre.
Elle n'était pas vide; m^iis, sur le vu de sa lettre
d'audience, au bout de quelques minutes, Thuis-
sier l'appela : '
— Ne me quittez pas, me dit-il à voix basse;
outre que j'ai besoin de votre bras, je ne suis pas
fâché que vous assistiez à mon audience.
Tout le monde a connu M. Guizot. Il portait ce
jour-là une redingote bleue, boutonnée jusqu'au
menton, qui lui donnait l'aspect, avec ses cheveux
tondus, d'un capitaine de voltigeurs en retraite.
Droit et raide derrière son bureau, comme au port
d'armes, et ne présentant que son œil sévère et
son profil à l'emporte-pièce :
— Vous avez désiré me voir, dit-il, d'un lou
bref et glacé, au père Villenave.
— Oui, monsieur le ministre, et je vous remer-
cie de cette faveur.
— Veuillez me dire le but de votre visite le plus
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE lOS
èvement possible; ici, le temps n'est pas à moi,
est au public.
— Le but de ma visite, monsieur le ministre,
as le connaissez ; j'ai eu Thonneur de vous Tex-
ser dans deux suppliques restées sans réponse,
if l'accusé de réception.
— Ne demandiez-vous pas une place?
— Oui, une place dans une des bibliothèques
Paris, place à laquelle cinquante ans de travaux
Praires et bibliographiques me donnent peut-être
elques droits.
— Il n'y en a pas de vacantes dans ce moment.
— Un ministre peut toujours en faire en nom-
int un adjoint.
— Ce serait une laveur qui n*est ni dans mon
•actère, ni dans mes habitudes.
— Ce serait une justice envers l'homme qui n'a
i quitté un seul jour la plume, depuis qu'il
lappa, grâce au 9 thermidor, aux bourreaux de
Tier.
— Nous verrons plus tard, attendez...
— Et que voulez-vous que j'attende à soixante-
ze ans?
— Pardon, dit M. Guizot en se levant, je vous ai
que j'avais peu de temps à moi.
— Vous m'en donnerez pourtant quelques mi-
tes encore, car je n'ai pas fini. D'après votre
gage, la place que je sollicite est impossible à
ienir.
1
106 CINQUANTE ANS DE YIB LITTÉRAIRE
— ^JJe^le'crains !
— Eh bien , monsieur le ministre, écoutez. D
a onze ans, le gouvernement de la Restauratio
ôta sa chaire à un célèbre professeur. On le disait^ 9
comme moi, sans fortune, et cette mesure injust^E3
et brutale me toucha jusqu'au fond du cœur. J'
tais alors rédacteur en chef des Annales françaises^
d'où est sorti le Courrier; mû par un sentiment qu
tout le monde n'éprouve pas aujourd'hui, j'all
trouver le professeur destitué et lui offrir, au noocR
du journal, deux actions, ou leur valeur représen-
tative en argent, soit trois mille francs. Il préféra
l'argent, que je m'empressai de déposer sur son
bureau. f ^
— A quel dessein, dit M. Guizot d'un air su-
perbe, me rappelez -vous ce détail?.,.
— Vous le devinez bien sans doute : c'est afin -^.
que le professeur, devenu ministre, s'il ne peut rien 1^
faire pour celui qui l'a obligé, lui rende du moins
son argent.
M. Guizot se rassit et nous congédia avec un 1^
geste d'empereur, et ces paroles :
— On fera droit à votre réclamation.
— J'y compte bien ! murmura Villenave avec co-
lère.
— Pas moi I dis-je en sortant du cabinet.
— Comment vous croyez qu'il oserait?...
— Jamais vous ne verrez un traître écu de cet
argent.
1
CINQUANTE ANS DE VIB LITTÉRAIRE 107
— Par exemple ! je Tassignerais devanl tous les
^i'ibimaux de Paris.
— Vous perdriez devant tous ceux de Paris et de
France.
— Hais il n'a pas nié et ne peut nier qu'il n'ait
^ۍu cet argent.
— Non, il ne niera pas, mais, ou je suis inau-
"Vais physionomiste ou je pressens le raisonnement
<^u'il va faire. Je l'observais quand vous lui parliez
^t lisais sa pensée dans ses yeux austères. En ce
xnoment il se dit ? a La réclamation de cet indiscret
^st-elle admissible ? Voyons, quel en fut le vrai
caractère : ce n'était point un prêt, puisqu'on n'en
prit pas de reçu, ni une avance, car je ne l'avais pas
demandée. C'était donc un hommage dû et rendu à
l'homme politique, une souscription à sa noble dis-
grâce. Or, comme les dons de cette nature ne se
retirent pas, je ne dois rien à M. Villenave, et ne
lui en payerai pas davantage ! »
— Savez-vous pourquoi cette supposition m'in-
quiète? dit le vieillard, lorsque nous fûmes dans la
rue de Grenelle.
— Non ; pourquoi?
— C'est que j'ai peiu* que vous n'ayez deviné ;
car, en me rappelant son attitude, quand je vins
^ui faire mon oflfre...
— Tout en préférant le comptant aux morceaux
^e papier; il fut magnifique de dignité, je gage ?
— En effet; il semblait m'accordér une grâce 1
i08 CINQUANTE ANS D£ VIE LITTËRAIRB
— Jamais, je le répète, il ne vous donnera utxi
sou.
Malheureusement |X)ur le pauyre Villenave, j e
fus bon prophète';' il eut beau écrire, solliciter, mc3-
nacer, M. Guizpt'ne lui répondit pas.
«
Cette même année, le 9 avril m'ouvrit les portas
de la Société royale des antiquaires de France.
- - - . . . ,
Lorsque je me rendis au lieu des* séances, situé rixe
Taranne, n** 12, dans la maison des Bains ^ tous
mes collègues parurent surpris de voir apparaître
cette tête noire au milieu de leurs têtes blanchos
et de leurs perruques d'un blond accentué. Il y
avait là, gravement assis et un peu rai des sur leurs
fauteuils, Leber, collaborateur de M. Guizot, Allou,
le père du célèbre avocat, auteur d'une excellente
statistique de la Haute- Vienne ; Depping , Berryat,
Saint- Prix, de Martonne, Legonidec, savant philo-
logue breton, et un de ses compatriotes, le baron
de Freminville, que mes études sur les patois méri-
dionaux avaient, à ce qu'il parait, très vivement inté-
ressé. Mon identité, dont ces vénérables confrèressem-
blaient douter, bien établie, M. de Freminville me
pressa beaucoup de venir le voir pour comparer
nos idiomes montagnards du Sud au bas breton. J'y
allai quelques jours après. Il demeurait rue de
rUniversité. Je demande le baron de Freminville,
et un domestique très correctement vêtu me pré-
cède, m'annonce, et qui vois-je au fond du salon
entre les deux croisées? une dame poudrée, les
I
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉUAinE 109
joues badigeonnées de blanc et de rouge avec des
touches, des paniers, et tout l'attirail de la toi-
fette sous Louis XV. Je me crus un moment en pré-
sence de mon aïeule ressuscitée dans ce salon ; mais,
^^raprenant bien que la dame présente n'était pas
^ne illusion, car le volume et le caractère trèsac-
^^^ntué de ses formes suffisait pour repousser cette
^clée, je la saluai fort poliment et lui demandai où
^tait M. le baron de Fréminville.
— Où il est ?. .. Mais ici, me répondit-on en écla-
t-snt de rire.
— Comment ?. . .
— Mais oui, c'est moi, mon cher collègue, le
c^ostume féminin me plaît, et, quand je suis chez
moi, je n'en porte pas d'autre.
— Excusez alors ma surprise, je croyais que
l'abbé de Choisy était le seul qui se fût passé cette
fantaisie.
— Et le chevalier d'Éon ?
— Alors vous êtes le troisième.
— Oui, peut-être... mais n'importe? Mettez-vous
Jà et travaillons,
^- Quand nous serons en carnaval ! dis-je, en re-
mettant mon chapeau et gagnant la porte.
Quelques-uns de mes collègues, à qui je racontai
^^ fait, connaissaient cette mascarade et m'approuvè-
rent d'avoir refusé de m'y prêter. Peu à peu la société
^ rajeunit. La Saussaye, mort membre de l'Académie
^es inscriptions ; Paulin Paris, le savant philologue
110 CINQUANTE ANS DB YIE LITTÉRAIRE
français, Maury Bourquelot, Lacabane, Tun des en
dits les plus vrais de la Bibliothèque, Longperrier"*
notre premier numismate, vinrent successivemeiM^
remplir les vides faits par la mort et transformé —
rent la vieille Société des antiquaires de Franc^^
en proscenium ou vestibule de l'Institut.
Depuis six ans et demi que j'habitais Paris, u :k
ennui profond de la foule et du bruit me ramenam
avec passion à la campagne. Le port de Créteil, o Cj
je passais les trois quarts de Tannée, me parut bier^^
tôt trop près du grand centre, et, au printemps die
1836, j*émigrai dans la Beauce. J'étais si fatigué de
voir des rues, des maisons et des hommes, que les
plaines solitaires, désertes et silencieuses de la
Beauce me semblèrent un Eldorado. Mon domicile
fut établi dans uu petit château entouré d'un parc
vert qu'enfermait un grand mur de pierres grises.
Charmante et douce oasis où allaient s'écouler les
jours les plus beaux de ma vie! Jusque-là, en effet,
conservant une chaste virginité de cœur ^ je n'avais
senti pour aucune femme rien qui ressemblât à de
l'amour. Je ne croyais pas même que ce sentiment
eût plus de douceur et de force que celui que j'é-
prouvais auprès de ma sœur. Comme je me trom-
pais!...
Sur la lisière de la forêt de Dourdan, et à peu
de distance de mon habitation, s'élevait, à demi
cachée sous bois, une maison occupée par des
étrangères. En me promenant à cheval, je rencon^
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE lli
^^^' un jour la plus jeune, amazone élégante autant
Qu'intrépide, devant le château de Sainte-Méme, au-
•
Jourd'hui propriété de notre confrère Maquet. Il y
^ des émotions qu'on ne domine pas. Frappé en
plein cœur, je m'arrêtai, et cette apparition s'im-
prima dans mon àme aussi rapidement et avec au-
tant de fidélité que sur une lame photographique;
les années, les événements, les révolutions ont
coulé à flots sur ma tête et je la vois, je la vois
encore comme ce jour-là!
Son amazone bleue à longs plis bouffait au vent
et battait la croupe de son cheval ; le voile vert de
son chapeau d'homme flottait emporté par la brise
et découvrait son ravissant visage. Jamais, excepté
dans les tableaux de Raphaël, je ne vis front si pur,
ovale si parfait, lèvres plus roses. Ses yeux, d'un
bleu tendre, avaient un regard d'une attraction
indéfinissable et irrésistible. Sa chevelure, d'une
abondance extraordinaire, tombait dénouée sur ses
épaules comme une gerbe d'or. Une chose frappait
en elle qu'on n'aperçoit que dans les physionomies
où la beauté de l'âme se reflète sur la pui*eté des
formes et les éclaire en les animantj comme le jour
éclaire un tableau ; c'est que plus on la regardait)
plus on k trouvait belle, et que, si quelque sou-
daine émotion venait à temuer son coeiurj une
teinte purpurine colorant ses joues, la pensée bril-
lant dans ses prunelles d'azut, le tinlbre ordinaire-
ment si doux de da voix retentissant mélodieux et
il2 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
vibrant d'expression, elle était angélique. A datc^»-'
de ce moment, mes promenades à cheval euren t
toutes pour objectif Sainte-Même et la forêt di
Dourdan. Suivant tous les jours les mêmes chcr^
mins, il était impossible qu'un homme de vingt —
six ans et une femme de dix-neuf ne finissent pa=
par se rapprocher. Un cheval qui se cabre, unz
voile qui s'envole, une cravache qui échappe amè
nent fatalement l'entente désirée des deux part
Aussi naïfs et aussi loyaux en ce genre l'un qu
l'autre, nous fîmes l'amour à cheval pendant to
l'été et tout l'automne de 1836. Ce ne fût qu'e
rentrant l'hiver à Paris, que nous connûmes, mis
Lucy et moi, ce bonheur suprême, immense, infi
de deux cœurs pleins d'une ivresse sans nom
sans bornes, et auxquels il ne manque rien quaa
ils battent près l'un de l'autre.
La Jolie Royaliste, mon premier roman naquit et
se développa comme une rose du printemps dans
cette atmosphère délicieuse. A coup sûr, en par-
courant ses pages, on dut sentir que ce livre aurait
été écrit sous l'œil d'une femme aimée.
Le 22 juillet de cette bienheureuse année, je
m'étais rendu à Paris pour prendre aux Archives
un document inédit utile à mon roman, la Conspi-
ration anglaise à Bordeaux, sous le Consulat. Eq
descendant de voiture, je trouve sur mes pas
Romey, un bohème décoré, avec Fume, que je ne
connaissais pas encore. Us étaient fort émus et
I
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE ii3
Di'apprirent une nouvelle qui avait soulevé Paris.
Armand Carrel, le rédacteur en chef et la gloire
^^ National^ le porte-drapeau du parti républicain,
^ battait en duel avec Emile de Girardin. Us
auraient à Saint-Mandé, je les suivis; car nul ne
Professait pour Carrel plus d'admiration et d'estime.
*J^las! comme tant d'autres, nous devions venir
^Cp tard. En arrivant à Saint-Mandé et à dix pas
^^ l'institution Chevreau, nous voyons un rassem-
Icment ; j'y vole, le cœur battant et traversé par
^^ fatal pressentiment. Carrel était là, porté sur
^Xie chaise^ la tête inclinée et touchant sa poitrine,
fûeil inerte, les bras pendants. Il nous reconnut
^^pendant; à la vue du libraire, il laissa échapper
^^s mots d'une voix saccadée et mourante :
— Ce pauvre Furne!...
Et, fouillant péniblement dans la poche de côté
^e son habit, il en retira des billets souscrits par
Purne pour une histoire d'Espagne qu'il devait lui
faire et les lui rendit, sanglant héritage, qui, après
être tombé dans les mains de Romey, devait m'échoir,
je ne m'en doutais pas alors, vingt-deux ans plus
iard.
L'auteur de ce malheur, car la mort de Carrel
fut un malheur, comme un deuil public, était un
homme de lettres peu estimable appelé Capo de
Feuillide; un de ses articles, dirigé contre Girardin,
avait provoqué une réponse et par suite amené le
duel. Aussi, après la mort de Carrel, il jetait feu
114 CINQUANTB ANS DE VIB tlTTÉRAlBB
et flammes, envoyait des témoins au rédacteur ei
chef de la Presse et voulait tuer tout le monde.
Quelques mois après, Woqué faute d'argent, danj
un hôtel de Toulouse , il sollicitait bassement et
ramassait Taumône que lui jeta, sans daigner lui
répondre, Thomme sur lequel il avait juré de ven-
ger le sang de Carrel. J'évitais cet autre bohème
avec soin. Un jour pourtant, je le reticontrai a
ministère de l'Instruction publique, j'étais dans 1
cabinet de Villemain. Des pleurs et des cri» d'en
fants partant de la salle d'attente s'élèvent tout
coup sur le ton aigu et arrivent, en les déobi
rant, aux oreilles ministérielles. Villemain, impatien
et très nerveux de sa nature» s'élance de son fauteuil
ouvre la porte et demande avec colère ce qu
c'est.
Feuillide, se levant alors et traînant cinq ou si
marmots après lui, répond, d'une voix tonnante e^
mouillée de larmes :
— C'est un homme de lettres malheureux, ur»
père de famille qui vient demander du pain pouf
ses enfants!
Villemain détestait le bruit et ne craignait riefl
tant que le scandale; or, il y avait foule dans la
salle d'attente. Lui faisant signe de se taire, il rentre
précipitamment et lui signe un secours pour s'en
débarrasser* Un chef de division étant venu lui
apporter un travail, quelques minutes s'écoulèrent
après le départ de Feuillide. Dès qu'il fut libre:
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 115
^^ Connaissez- VOUS cet individu î me demanda-
WJ encore ému de cette scène.
--* Oui, comme tout le monde.
•-*- Il a donc un régiment d'enfants?
— Il n'en a pas un .
•*^ Comment?... Tous ces marmots criards...
— Ont été empruntés à ses voisins pour vous
apitoyer.
— Ah! le gredin!...
Il se mit à sonner à tout rompre et envoya
l'huissier à la caisse, trop tard! Feuillide avait
toiiché et se trouvait déjà loin avec sa famille
m
*tti.provisée.
vil
J'en reviens à mon premier roman.
Il parut Tannée suivante chez Gabriel Roux,
l'éditeur de deux débutants de mon âge: Emmanuel
Gonzalès ef- Mole Gentilhomme. Cet essai, qui por-
tait en sous-titre : Mœurs du Midi, et dont Taction
se mouvait dans un cadre d'une époque mal con-
nue, le consulat en province, avait pour but prin-
cipal, dans ma pensée, de me familiariser avec les
sujets historiques. Imitant le peintre, qui crayonne
plusieurs esquisses avant de commencer son tableau,
je jetais des sujets dramatisés sur le papier avant
d'aborder Thistoire du Midi, dont le plan bouillon-
nait depuis des années sous mon front. C'est dans
cet ordre d'idées qu'après la Jolie Royaliste, qui
reçut assez bon accueil, j'écrivis Bertrand de Born
autant pour essayer mes forces que pour plaire à
mon Anglaise en choisissant un sujet qui touche, —
^
^
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 117
^vec iinÎQtérêt égal, à Thistoire de France et à
^'le d'Aûgleterrc. Le livre fait, il fallut songer à
^ éditeur ; l'ambition m'était venue avec le succès
^' j'allai frapper hardiment, rue Vivienne, à la
P^f te du roi de la librairie romanesque.
Ambroise Dupont, dont le ciel garde Tâme en
^^'x ! avait, à son petit lever, Vair gracieux du
^^glier sortant de sa bauge après une mauvaise
^^ît. C'est vous dire, en termes fleuris, Taccueil
■^^ je reçus ; il fut de telle nature, que, si le fils
^ M. Lafon père n'avait eu l'amour de la littérature
^^ué et chevillé dans l'âme, il aurait pris ses
^ï^bes à son cou et se serait enfui. Mais j'avais fait
^ovision de sang-froid et de persévérance, et, après
■^^ir reçu la bordée sans sourciller j'offris au
-touche éditeur mon manuscrit, qu'il s'empressa
^carter comme un calice d'amertume.
Un véritable débat s'engagea sur la question de
i-Xoir si cette liasse menaçante resterait sur le
-t.reau d' Ambroise Dupont ou si l'auteur la rem-
pilerait à l'instant même. Ce débat fut long;
i-^is j'obtins l'avantage, grâce à l'intervention de sa
^^me, belle et blonde Méridionale, qui intervint en
"Veur de son jeune compatriote.
Clongédié avec la promesse que mon manuscrit
^^ait lu, je revins huit jours après, et, pendant
"^is mois, je me présentai à la même heure tous
^^ samedis pour demander quel était le jugement
^^rlé sur l'infortuné manuscrit. On me le lit enfin
7.
I
il8 CINQUANTE ANS DB VIB LITTÉRAIRE
connaître, et, s41 n'était pas très flatteur, Tarr^t
avait, au moins, le mérite de la clarté. Avec molxiM s
d'expérience des hommes et une connaissance plum.^
superficielle des mœurs de Paris, je me serais
courage : il n'en fut rien, et, sans songer à Ohatti
ton qu'on jouait alors avec grand succès, quinze jou
plus tard je repassais chez Dupont et le dialogua e
suivant s'engageait entre nous dans l'anticliambr*^,
AMBROÎSE DUPONT.
Comment, Monsieur, c'est encore vous ! il ncte
.semble pourtant que, la dernière fois, je m'étais
exprimé de façon. ... *
MOI.
A me convaincre, Monsieur, de la bonté de votre
goût ; je suis même si bien guéri de la petite ble^
sure faite à mon amour-propre, que je viens de
livrer mon roman aux flammes.
DUPONT, un peu rassuré et se radoucissant.
Je ne comprends pas bien, dès lors, le motif de
votre visite.
uoi.
Ce n'est pas un motif porscanel, et, si vous pou-
viez Hi'accorder quelques minutes. . .
DUPONT, après m'aroir conduit dans son salon, et se promenant arec n
robe de chambre bleue^ son bonnet de yelours à glands d'or et sei
lunettes noiret. ,
Monsieur, je vous écoute.
> I
fil
S
CINQUANTE ANS DB YIB LITTÉRAIRE 119
MOI.
Connaissez-vous Fauteur des Fiancés ?...
DUPONT»
Manzoni!... Sa réputation est européenne, et, s'il
^^thabité Paris, j'aurais édité son roman, n'importe
^ quel prix ; car j'ai toutes les célébrités contempo-
'^^îiies dans mes catalogues.
MOI.
Eh bien, sans aller à Milan, vous pouvez y in-
^^Tire Manzoni.
DUPONT.
Que voulez-vous dire ?
MOI.
Que je vous apporte, dans le plus grand secret, la
^ï*aductîon du premier volume d'un roman nouveau
^e l'auteur des Fiancés, dont l'existence et le titre
Sont aussi ignorés à Milan qu'à Paris.
DUPONT.
Serait-il possible?..
MOI.
Savez-vous l'italien ? . . .
120 CINQl'ANTK ANS Dli VIE LITTÉRAIRE
DUPONT.
Ma foi, non !
MOI .
Voilà sa lettre et le texte des premiers chapitres.
DUPONT.
Et vous en avez déjà, dites-vous, traduit quelque
chose ?
MOI.
Tout un volume.
DUPONT.
Si vous voulez me laisser. . .
MOI.
Impossible ! l'auteur me défend de m'en dess^^'
sir avant d'avoir traité.
DUPONT.
Et quelles sont vos conditions ?
MOI.
Je vous le dirai quand ma traduction vous sc^
connue.
V
DUPONT.
Avez- VOUS le temps de m'en lire un ou deU^^
chapitres?
k
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉUAIBE
iil
MOI.
e suis à vos ordres.
>upont alla ouvrir une porte latérale, ramena de
chambre voisine un homme jeune encore et re-
rquable par ses yeux et ses sourcils noirs, et,
sseyant avec lui sur le canapé après lui avoir
'lé bas :
— Vous pouvez commencer, me dit-il, nous écou-
is.
ie lus le premier chapitre, en m'excusant à cha-
e page sur mon inexpérience et la pénurie de
Langue française, qui ne permettait pas de rendre
riches couleurs de Toriginal ; j'allais entamer
second chapitre, lorsque Téditeur se leva, échan-
à un coup d*œil d'intelligence avec le nouveau
nu et dit d*un ton bref et décidé :
— Vos conditions ?
— Les voici, répondis-je tranquillement. Vous pa-
trez dans un mois, j^aurai vingt-cinq exemplaires
mille francs le jour de la mise en vente.
— Vous ne plaisantez pas ?
— Si peu, que je suis prêt à signer un traité sur
î bases.
4rabroise Dupont me prit au mot, et, lorsque nos
Lix signatures furent couchées au bas de cet en-
gement fait en double, il laissa éclater sans mè-
re son enthousiasme et son admiration pour ce
*il venait d'entendre.
122 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
— Tenez, Soulié, disait-il au témoin de cette scène,
qui faisait alors fureur avec ses Mémoires du Diable^
vous mettez du drame et de la vie dans vos ro-
mans, vous les touchez avez vigueur et savez nouei
admirablement une intrigue ; mais vous n'avez, moi
cher, ni cet intérêt, ni ce naturel, ni cette vigueur.
On sent là-dessous le reflet vif et chaud du solei
dltalie.
Le traducteur courbait modestement la tête er
paraissait confus de ces éloges.
Le roman s'imprima en dix-huit jours. Chaqu-
feuille nouvelle augmentait l'admiration de l'éditeur— ^
qui dévorait les épreuves. Enfin, vint le momeiM^ t
solennel, celui où il fallut livrer le titre. A iep^f
heures du matin, Dupont entrait dans mon cabine*.
Je lui remets le papier si impatiemment attendui,
il le déplie et lit : Bertrand de Born.
— Vous moquez-vous de moi, s'écria-t-il alors
dans sa brusquerie accoutumée ; c'est là le titre du
premier roman que vous m'aviez porté ?
— C'est vrai !
— Et vous voulez le mettre à votre traduction?
— Je n'ai pas traduit.
— Comment?
— C'est mon pauvre livre que vous aviez refusé
sans le lire et que je vous ai fait accepter et louer j
sous le couvert deManzoni.
La revanche avait du montant ; mais Dupont ei
prit son parti, car il était homme d'esprit, et il refuî
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 123
\l^i aaéme de déchirer le traité^ qu'en conscience je
x^j ^^ croyais obligé de lui rendre.
Ce roman, qui n'était pas écrit pour les cabinets
^ô lecture, remplit le double but que je me pro-
posais. D'une part, il plut à la partie sérieuse du
Public, à laquelle je le destinais, et, de l'autre, il me
*^:rvit, en quelque sorte, de pont pour passer dans
^^ champ de l'histoire.
J'y avais déjà un pied par la philologie : j'étu-
diais, en effet, depuis douze ans, les origines de notre
ngue et surtout nos dialectes méridionaux, si in-
tressante, si riches d'etpression et si mélodieuse-
lent sonores. C'est vers cette époque à peu près
le, par fantaisie ou par genre, quelques délicats
^^i n'en comprenaient pas un mot, firent un cer-
^^iû bruit des prétendues poésies d*un coiffeur Age-
'^lais, nommé Jasmin. Charles Nodier, un de mes
Collègues à la Société de linguistique, qui s'était
^ «iéclaré le champion des patois, me pria de rendre
compte du premier volume du barbier, intitulé
la Papillotos, dans le journal la Langue française,
dont Armand Marrast venait de me céder la direc-
tion. J'ouvtis ce livre, et ce qui me frappa d'abord,
ce fut la forme toute française des phrases et le
grand nombre de mots purement français que je
trouvais à chaque ligne. Notre langue méridionale se*
composant de latin, de grec, de gothique et d'a-
rabe, pour la comprendre â fond et l*écrire conve-
nablement, il est indispensable de connaître ces
124 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
quatre sources principales. Or, figurez-vous uî^
Figaro départemental, pauvre élève des ignoraatitis
du faubourg et qui prend hardiment la plume poixr
écrire dans une langue dont il ignore les premières
éléments ! Cette audace inconsciente me fit sourira
de pitié. Cependant, par égard pour Nodier, dori^t
Tamitié m'était aussi chère qu'aujourd'hui sa mé —
moire, j'adoucis beaucoup les termes de mon juge-
ment, et, dans l'espoir que l'incontestable facilita,
révélée par cet essai informe, pourrait devenir à la
longue un talent de deuxième ou troisième ordro,
j'écrivis à Jasmin et me permis, avec une foule de
ménagements, de lui donner des conseils sur la route
à suivre.
Je croyais, étant du pays, connaître un peu la
vanité gasconne, quelle erreur ! Jasmin me montra
que j'étais loin, de me douter de son exubérance!
Ivre des éloges à lui prodigués par les aristarques
du cru, il m'écrivit une lettre où l'ignorance s'é-
talait avec insolence, où l'orgueil devenait folie !
Justement, je venais, comme je l'ai dit, d'achever
ces études philologiques poursuivies pendant douze
ans. Chartes et poèmes manuscrits, j'avais presque
tout exploré dans nos nécropoles littéraires de Paris
ou des départements. Trente-six mille vers de nos
grands troubadours avaient jailli déjà sous la pio-
che de la traduction. Jugez donc du sentiment de
pitié profonde, plus encore que de mépris, que
j'éprouvai en recevant une lettre où ce pauvi'e
CINQUANTE ANS 1>E VIE LITTÉRAIRE lî?5
ûter d*Agen, qui ne savait rien que rimailler des
3jrs sans prosodie, pleins de tournures et de mots
ançais, et faux pour la plupart, car ils sont cri-
€§s d'hiatus, me criait fièrement : Monsieur, c'est
Oî qui ai régénéré la langue de nos pères !
l'orgueil de cette médiocrité si étrangement sur-
î-te par des hommes qui, tels qu'Augustin Thierry
Lamartine, qui ne pouvaient la juger, puisqu'ils
i ia comprenaient p'%s, m'écœura tellement, qu'après
oir haussé les épaules, je n'y pensai plus et ne
*en serais à coup sûr plus occupé sans un inci-
'lît imprévu. Sainte-Beuve, ayant eu la fantaisie de
iïe un article sur la poésie méridionale, vint me
-mander quelques notes que je m'empressai de
i fournir. II voulut savoir mon opinion sur Jasmin
je ne la lui cachai pas. Aussi jugea-t-il conve-
nue de mettre, en guise de sourdine, a son article
^hlié le 30 avril 1837, dans la Revue des Deux-
^ndeSj une note ainsi conçue :
<ï Depuis que ceci est écrit, nous lisons dans le
'^rnal grammatical, avril et mai 4836, un article
i^ilologique sévère sur le patois de Jasmin par
Mary-Lafon, qui s'est ocjupé, en érudit, de
Uiome provençal. — Nous concevons, en effet, le
Il d'estime que des antiquaires, épris de cette
'lie langue, en ce qu'elle a de pur et de classique,
priment pour le patois, extrêmement francisé,
^'on parle dans une ville du Midi, en 1836. Nous
^ticevons que Goudouli, au commencement du
i
126 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIR1S
xvii° siècle^ ait été plus nourri dans son style deis
purs idiotismes provençaux et que la saveur de
ses vers garde mieux le goût de la vraie langue.
Le jugement de M. Mary-La fon nous parait porter
sur la détérioration inévitable du patois plus que
sur la manière même de Jasmin, qui fait ce qu'il
peut, qui n'a pas lu les troubadours et qui se sert
avec grande correction de son patois d'Agen, tel
qu'il se trouve à la date de sa naissance. La lettre
de Jasmin, que M. Lafon a l'extrême obligeance ie
nous communiquer, vient à l'appui pour nou*
montrer que le poète populaire entend peu la ques-^
tion comme 4*a posée le critique érudit et qu'il
n'est pas, comme il s'en vante presque, à la hau-
teur du système; il reste pourtant à regretter
qu'avec de si heureuses qualités et un art véritable?
d'écrivain, Jasmin n'ait pu cacher sous ce tîtr^
d'homme du peuple, un bon grain d'érudition et
de vieille langue, comme Déranger et Paul-Louis
de ce côtéMîi de la Loire. Mais que voulez^vous!
il est homme du peuple tout de bon *. »
Jusque-là, je ne connaissais du frater d'Agen
que les lignes rimées sans prosodie qu'il appelait
ses vers et sa correspondance ; j'allais avoir l'avan-
tage, sans l'avoir recherché, de connaître sa per-
sonne. Dans l'été de 1837, je regagnais le Midi et
ma chère campagne de Lunel, entourée de peu-
Revue des Deux Mondes, ayril 1837, page 389.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 127
pliers plus grands, plus beaux et plus verts que
ceux du port de Cféteil, et non moins chei*8 à
tnon cœur que les chênes de Dourdan ou les futaies
des parcs de la Beauce. Les chemins de fern'exis-
tant de ce côté de la France que sur le papier,
après avoir quitté \a malle à Bordeaux, on pre-
liait le bateau à vapeur qui remontait la Garonne
jusqu'à Agen. Là, une voiture formant la corres-
pondance nous transportait avec une sage lenteur
dans les vallons du Bas-Quercy. Les départs de
cette machine de locomotion, fort improprement
appelée diligence, étaient assez irréguliers ; car ils
^^pendaient de la marche plus ou moins rapide du
*^^teau. Le jour dont je parle, par extraordinaire,
^® bateau était en avance, si bien qu'à mon arri-
^^, les chevaux ne furent pas prêts ; j'attendais
^otic tranquillement en fumant un cigare à une
^ble en plein air d'un café du Gravier, lorsqu'en
'^vant les yeux, j'aperçus une immense toile bleue
Suspendue aux ormeaux et flottant sur toute la
largeur du boulevard au milieu de laquelle se déta-
chait cette enseigne en majuscules de ma hauteur:
Jasmirif coiffeur des jeunes gens.
Je ne pus m'empêcher de sourire. A ce mouve-
ment, dont il ne remarqua pas sans doute l'expres-
sion moqueuse, un grand gaillard en veste grise
et les cheveux au vent, qui, depuis que j'étais assis,
I
128 CINQUANTE ANS DE VIE LITtIrAIRE
passait et repassait devant ma table,, en s'efforçant,
par son attitude et ses regards hardis, de se faire
remarquer, m'aborda tout à coup et, d'un ton assez
familier :
— Monsieur est étranger sans doute ?
— Vous ne vous trompez pas, lui dis-je.
— Et monsieur regarde l'enseigne du célèbre
Jasmin ?
— Il serait difficile de ne pas la voir, en effet.
— Monsieur ne quittera pas à coup sûr Agen,
sans aller voir le poète?
— J'ai peur que ce malheur n'arrive, dis-je
sérieusement ; car je suis fort pressé, et, quand la
diligence sera prête. . .
— Je comprends, monsieur; mais vous ne parti-
rez pas sans l'avoir vu, celui que tout le monde
admire, Jasmin est devant vous !
— Je m'en doutais, repris-je en éclatant de rire.
— Vous m'aviez reconnu ?. .
— A votre toupet! qui, permettez -moi de vous le
dire, rappelle, sauf la couleur, celui d'un autre
gi'and homme, votre compatriote, M. de Salvandy.
— Je le connais ! Je lui adressai des vers à son der-
nier voyage, pendant qu'il relayait là-bas, devant
l'hôtel Baron. Mais, avec vous aussi, monsieur, il
faut que je fasse connaissance ; car, moi, je suis
physionomiste et je lis cela dans vos yeux, sur
votre front : vous êtes un ami des Lettres !
— Oh! un simple journaliste, dis-je modestement.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE H\)
— Un journaliste, de Paris, peut-être ?
— Oui, de Paris I
A ces mots, ouvrant ses grands bras il se préci-
pita sur moi, et, moitié de gré, moitié de force, il
m'entraîna dans sa boutique, située quelque pas plus
loiQ. Un instant après, j'étais assis au milieu de cette
boutique, dans le fauteuil des clients. Jasmin, criant
Htue-tete, d'une main me montrait ses œuvres,
et, sans cesser de déclamer des vers, de Tautre
entassait sur mes genoux les journaux et les lettres
^audatives, tandis que, postée à la porte, sa femme
Prêtait les passants et les contraignait d'entrer pour
^sister à cette scène. Dans cette foule bigarrée, je
^'^connus l'avocat Baze, d'un abord aimable et gra-
-'Gux comme celui du hérisson.
Jasmin, lui, se multipliait et s'agitait comme s'il
ût rasé cinquante personnes à la fois. Tout en me
ébitant ses patoiseries, il interpellait les auditeurs,
-s prenait à témoin individuellement de ses succès ;
^Uis, se saisissant des journaux louangeurs, il m'en
épétait les textes avec une rapidité qui n'avait
l'égale que sa volubilité de parole. Dans cette apo-
béose personnelle, la Revue des Deux-Mondes devait
voir et eut son tour. Dès les premières lignes de
article de Sainte-Beuve, je l'interrompais poliment,
, lui prenant le volume des mains, je cherchai la
3te atténuante dont j'ai parlé. Introuvable! Un
ipier collé avec soin la rendait invisible.
— Je connais l'auteur, dis-je en lui rendant le
I
130 GINQUAJNTE ANS DE VIB LITTÉRAIRE
volume: j'avais lu son travail et même une certaine
note que je ne revois plus ici.
— Non, monsieur, je Tai fait disparaître, parce
que mon sang bouillait de colère en y voyant le
nom de mon plus grand ennemi i
— Vous avez un ennemi ?
— Un ennemi mortel^ monsieur, et que je déteste
au point que, si jamais je le rencontre, je ferai un
malheur.
— Il ne faut pas dès lors qu'il vienne vous con-
fier sa barbe ?
— Non ! je lui couperais le cou !
■^ Diable! et comment l'appelez- vous?
— 11 s*appelle Mary-Lafon !
— Je le connais I
- Vous?
^-t Intimement.
— Et quel homme est-ce?
-^ Un homme comme tous les autJreSi
-^ C'est impossible! moi^ je me le figure affreail
-^ Il me ressemble^ beaucoup même.
-^ Ohi pcMir cela, monsieur, non, non! je ne le
Croirai jamais ! votre visage eiprime la bonté, vous
avez un sourire d'ange^ la douceur ctou agnihi
(petit agneau) que je veux célébrer en vers et vous
ne pouvez avoir aucun trait de ressemblance avec
ee cannibale que Sainte-Beuve a cité dans sa note.
On vint me chercher à ce moment pour monter
eu voiture. Chevaux, conducteur et pofrtilloD, tout
CINQUANTE AKS DE VIE LITTÉRAIRE 131
ait prêt, on n'attendait plus que moi. Je vais donc
la diligence, escorté par Jasmin à la tête de ses
us. Comme j'allais prendre ma place dans le coupé,
m'arrête et me demande, pour sceller cette amitié
me heure qui doit me valoir la dédicace d'un
ème, la permission de m'embrasser*
■^Volontiers, lui dis-je; mais, avant de me donner
. adieu tout méridional, attendez de connaître
m nom et mon adresse.
le lui tendis ma carte, il la prit avec vivacité, y
rta ses lèvres en signe d^amitié ardente, puis la
lat :
— « Mary-Lafon ! » s'écria-t-il.
Et ce qui prouve bien qu'il n'avait que l'esprit
m frater^ c'est qu'il s'enfuit à toutes jambes^
nme un chien qu'on vient de fouetter.
îuelle différence de 6e faux ouvrier, car Jasmin,
plus que Reboul, le boulanger de Nîmes, u'exerça
gtemps son métier, avec l'ouvrier véritable, le
railleur saisi et possédé du démon de la poésie^
ui-là, je l'avais vu à Rouen, l'année précédente, à
uite d'une séance académique où j'avais lu, devant
immortels de Rouen, une étude vibrante de
n juvénile enthousiasme pour Pierre Corneille.
hommes de valeur dans l'érudition et les arts
s'appelaient Pottier, Deville, Hyacinthe Langlois,
parlèrent d'un ouvrier, imprimeur sur étoffes, et
le présentèrent comme doué d*un vrai tal^t
tique.
13*2 CINQUANTE ANS DE VIE l.ITTÉHAIRE
— Le poète languedocien, me dit un de ces mes-
sieurs, et le poète gascon sont les maîtres de leur
personne et de leur travail. Ils commandent chea
eux et, quand il plaît à l'inspiration de descendra
dans la boutique du boulanger de Nîmes ou le salon
du coiffeur d*Agen, elle est toujours la bienvenue
Mais le pauvre poète normand est esclave de soi
travail et de ses besoins, il n*a pas une heure, pas
un moment. La nécessite le presse, le pousse et lu
crie sans cesse : choisis du travail ou de la faim. 1
est emprisonné, séquestré de toute pensée, oppressé
douze heures par jour dans une atmosphère impure
et brûlante où il est défendu à la science et à 1î
poésie de pénétrer. Aussi, c'est seulement le matin
quand Théodore Lebreton part de chez lui pou
aller au travail, c'est seulement alors que la poési»
vient à lui et l'emporte sur ses ailes d'azur et d'or
Elle est, pour lui, dans le ciel sombre ou bleu, dan
les coteaux lointains, sous ces peupliers verdoyant
et frémissants à la brise de la vallée de Darnetal
et surtout dans cet air doux et balsamique qifil peu
aspirer à pleins poumons ! Puis, quand il arrive !
son atelier, il la laisse à la porte comme l'espéranc
au seuil de celle de l'Enfer et ne l'y retrouve qa<
la nuit en regagnant sa modeste demeure.
Il était de mode, en ce temps-là, de glorifier le
ouvriers poètes : Lamartine avait sacré Reboul
Sainte-Beuve et Nodier, Jasmin; d'autres me van-
taient un tisserand de Dunkerque, un menuisier de
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉHAIRE 133
Fontainebleau... Il y avait de ces étoiles filantes à
Ions les points de riiorizon. Ma première impression,
lorsqu'on me parla de Lebreton, fut la méiiance. Je
consentis pourtant à recevoir l'ouvrier, rue Saint-
Patrice. Il me lut amené un soir par Pottier, le
savant bibliothécaire de la Ville, et par Hyacinthe
^anglois, un esprit charmant doublé d'un cœur
fi'artist^.
A la vue d'un homme chétif, souffreteux, dont les
'ï'aits flétris et pâlis par le travail et la douceur
^^veuse qu'ils respiraient tristement éveillaient la
^ytnpathie, je me sentis à demi gagné. Je l'inter-
'^^geai, il répondit avec une naïveté et une franchise
^^i me ravirent. Il ne savait rien et son ignorance
^^ Ja littérature allait si loin qu'ayant trouvé, dans
^^ Bible, son livre unique, avec une ou deux tra-
S^dies de Corneille, deux sujets qui lui semblèrent
*^^ux, il commença bravement à faire une Esther
^t une Athalie, et fut le plus surpris du monde
'Orsqu'il apprit qu'un certain Racine l'avait
devancé sur ce terrain.
L'adage bête de la province : « Nul n'est prophète
dans son pays, » s'appliquait à Lebreton dans toute sa
rigueur. Il était aussi ignoré dans cette ville manu-
facturière qu'Ebenezer Elliot, l'ouvrier-poète anglais,
que tout le monde intellectuel connaissait en Angle-
terre et dont personne ne savait le nom à Manchester,
son lieu natal. Il m'était facile de lever le voile
resté sur son talent, je n'y manquai pas. Conduit par
8
134 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
moi dans le salon du baroti d'Hervey, l'intendant mi-
litaire, où était réunie l'élite de la société rouennaise,
Lebreton apporta ses poésies inédites. Après l'avoir
fait connaître en peu de mots, je lus la meilleure,
portant pour titre VŒseau captif.
Tout le monde fut ému à la lecture de cette pièce,
où le pauvre ouvrier se peignait si douloureusement
Les femmes applaudissaient, les hommes m'entou-
rèrent. M. Dupont-Delporte, préfet de la Seine-Infé
Heure, et M. Barbet, maire de Rouen, M. Rouland
avocat général, le général Teste, unanimes dan;
leur impression, demandaient ce qu'il fallait faîr<
pour Lebreton.
— Ce qu'il faut faire, répondis-je, le voici : M
Barbet peut donner, dans son administration, à lî
Bibliothèque par exemple, une petite place à ce brav<
homme, équivalente, car il n'est pas ambitieux, ai
prix de sa journée; quant à M. Dupont-Delporte
il n'a qu'à écrire sur une feuille de papier utx*
formule de souscription pour éditer les poésies A
l'auteur de VOiseau captif. Et, en Confiant cett
liste de souscription nationale à une de ces dames
la somme nécessaire pour l'impression sera bientô
trouvée.
Il en fut fait ainsi, le maire.de Rouen pla<?
Lebreton à la Bibliothèque; le préfet dressa une list
qui se couvrit de signatures, chaque patriote noX"
mand tenait à honneur d'y faire figurer son nom, ^
le poète-ouvrier, à la publication de ce livre intitula
CINQUANTE ANS DE VIS LITTÉRAIRE i85
\res de repos d'un ouvrier y me témoigna sa recon-
isance en associant mon nom au nom glorieux
1 autre de ses protecteurs, David d'Angers, et me
iant une des pièces du recueil : le Peuple
nçaU. ,
i mon retour dans les tourelles de la Beauce,
je passai l'automne et une partie de Thiver de
9, je reçus une nouvelle épître du coiffeur âge-
h dans laquelle il me disait fièrement :
' que su soun jouque que lou poul diou canta :
Et quan boli rim asseja,
Jou nou bau pas castelleja
Coumo fan lous poetos d*aro...
l'est que sur son perchoir que le coq doit chantei':
Et lorsque je veux rimailler
Moi je ne vais pas courir les châteaux
Comme font les poètes d'aujourd'hui,
d'autres épigrammes au gros sel du Gravier,
croyait très fines et très mordantes. Sans plus
euper de cette vanité à deux pieds et sans tète,
îpris mes études historiques, qui furent un
ent suspendues par l'arrivée au château de
Boffroy Saînt-Hilaire. Le célèbre rival de Guvier
attiré dans la Beauce par un fait dés plus
3ssants pour lui. Il venait de naître à Prunay,
village sous Ablis, arrondissement de Ram-
let, deux enfants du sexe féminin liés comme
rères Siamois par une membrane ombilicale.
136 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
M. Geoffroy Saint-Hilaire, qui étudiait avec passio
ces bizarreries de la nature, accourut de Paris poiL m-
observer le phénomène, et ce fut moi qui eus l-st
charge de le guider dans les plaines de la Beaucô -
En allant et venant du château du Bréau à Prunay ,
nous fîmes ample connaissance. Sa conversation- ,
pleine d'aperçus neufs, et d'où jaillissaient par mo-
ments des éclairs de génie, m'intéressait vivement ;
la mienne ne lui déplut pas. Si bien qu'à son dé-
part, il insista de la manière la plus affectueu^<î
pour qu'à ma rentrée à Paris, j'allasse le voir ^t
passer, quand je le pourrais, la soirée avec lui.
Je m'y étais rendu un matin, sur son invitatior"»?
pour déjeuner avec un savant étranger. Enthousiaste
de son système, et tout en se faisant la barbe dans
son cabinet, il me montrait, non sans orgueil, ud^
cinquantaine de bocaux renfermant tous des phé-
nomènes plus ou moins curieux, lorsque le domes-
tique lui remit une carte; il la prit et lut à haute
voix :
— « Chaix-d'Est-Ange ! » Qu'est-ce que cela?dil-
il entre ses dents.
— Un des avocats les plus célèbres de Paris ! lui
soufflai-je à demi-voix.
— Un avocat ! Que me veut— il ? Je n'ai pas de
procès, moi.
— Il vient vous faire un cadeau ! ajouta sur le
même ton le domestique.
Absorbé par son idée fixe, M. Geoffroy pensa que
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 137
le Cicéron parisien lui apportait quelque phéno-
mène, et il donna Tordre d'ouvrir une porte qu'on
ne forçait pas facilement. Quelques minutes après,
M. Chaix-d*Est-Ange, tenant en laisse une jeune
lionne, entrait dans le cabinet. A la vue de la fille
<le l'Atlas et de son conducteur, M. Geoffroy Saint-
Bilaire, désappointé, laissa échapper une exclama-
tion de colère. Ce cri, son geste et cette figure
barbouillée de savon et véritablement hétéroclite
<Jans son expression menaçante, firent peur à la
%ne, qui, échappant à l'avocat, se mit à bondir
^ans le cabinet, renversant chaises, fauteuils, et,
^hose bien plus grave, jusqu'aux bocaux des phé-
nomènes. Il fallait voir et entendre M. Geoffroy!
^'ant à lue-tête, ce qui redoublait l'effarement de
'a lionne, il accablait Chaix-d'Est-Ange d'invec-
Wves, l'appelait imbécile, animal, assassin, et cou-
itiit sur lui le rasoir levé, en poussant des hurle-
ments de douleur toutes les fois qu'un bocal cassé
roulait à terre avec son phénomène. L'auteur du
désastre, abasourdi, ahuri, prit la fuite. J'ouvris
enfin une croisée où s'élança la lionne, et le déjeu-
ner fut remis ; car ce dégât inattendu faiillit amener
une attaque et abréger les jours du grand physiolo-
giste.
Il y avait peu de jours que cette scène s'était
passée et j'en riais encore, lorsque le marquis de
Custines, en grand équipage, vint m'ajJporter une
lettre de madame Ancelot, De toutes nos femmes
8.
I
138 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
de lettres, celle-ci, par sa politesse et sa bonté,
m'était la plus sympathique ) aussi je m'empressai
de faire ce qu'elle me demandait. Il s'agissait de
conduire mon noble confrère chez Gustave Planche,
à qui, dans l'espoir d'un article à la Retme dex
Dmcc-MondeSf il voulait offrir son ouvrage sur la
Russie.
J'étais lié avec Gustave Planche autant qu'on peut
l'être avec un homme qui n'a qu'un cerveau
et qu'un estomac. Mon intervention pouvait le
blesser, car il était fort original et d'humeur peu
facile. Je montai dans la voiture du marquis et fis
arrêter à l'entrée de la rue des Cordiers. Planche
habitait alots un de ces hôtels primitifs du quartier
Latin, d'aspect misérable et de propreté plus que
douteuse. Nous gravîmes un escalier dont la rampe
était formée par une corde noire et grasse, et, par-*
venus au troisième étage, je frappai.
— Entrez I cria la voix calme de Planche*
Un lit où il était couché, et une chaise sur la-
quelle pendait son habit, son unique habit, jadis
bronze et destitué de boutons, que remplaçait de
temps en temps une ficelle, tel était l'ameublement de
cette chambre sale et froide. Pendant que j'ouvrais
la fenêtre pour épurer l'atmosphère, il me sembla que
le riche marquis glissait un papier dans son livre. La
présentation faite. Planche prit l'ouvrage et en par-
courut quelques pages. En le feuilletant, ses doigts
rencontrèrent uti billet de banque de mille francs.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 139
-^ Ah I ah I dit-il en souriant, un faiiot I Voilà
ua genre de papier peu connu sous ce toit !
Puisi devenant tout à coup sérieux s
— Monsieur, dit-il au marquis de Custines, je '
•^eux croire à une bonne pensée inspirée sans doute
^^T les splendeurs de mon appartement ; car, dans
^ cas contraire, je vous aurais déjà prié de rega-
^>^er la voie publique. Mais Thospitalité de la Reviiê
^•6 Deux-Mondes est, comme celle des Écossais dans
espéra de M. Scribe: Thospitalité s'y donne et ne se
^iid jamais^ Reprenez le papier de M. Carat ; si
^^tre ouvrage me plaît ou me parait de nature à
^téresser le public, je ferai un article, sinon vous
*>^ serez pour votre visite. J'ai l'honneur de vous
^luer.
k ne crois pas que Tàrtiole ait jamais paru. Je
disais que Planche était un original : voici un trait
(.tii peint au vrai, au naturel, den inneren Menschi
'homme intérieur, comme disent les Allemands.
Planche se présente un jour à la Revue et demande
& son directeur une avance de deux cents francs.
Ce fait inouï, car, malgré sa misère, Planche n'an-
ticipait jamais sur la solde de ses articles, surprit
Buloa. Planche s'en aperçut et dit 2
— L'auteur de mes jours vient de décéder ; il
faut m'équiper pour ses obsèques .
Aussitôt Buloz, homme excellent sous son enve*»-
loppe ua peu brusque, prend une voiture, conduit
K)n rédacteur à la Belle Jardinière^ l'habille de noir
I
UO CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
de pied en cap, lui achète bottes et chapeau neufs,
et Torphelin, mis comme un dandy, va rendre l&s
derniers devoirs à son père. Le soir, il était au.
foyer du Théâtre-Français, où son costume excitai t
la surprise et Tadmiration des habitués. Merle, I^
feuilletoniste dramatique de la Quotidienne, prè^
duquel il avait pris place, crut devoir lui adressa Jf"
quelques paroles de consolation et de sympathie -
— Une cruelle journée, mon pauvre Planche î
Je prends une part bien sincère à votre douleur.
— Oui, répondit Planche Tœil à terre : le pèr^
Planche est mort, nous l'avons inhumé ; un mo»-^
sieur a fait un discours sur sa tombe... dix-sep^
fautes de français!...
Ainsi, tandis qu'un ami célébrait les vertus do —
mestiques et la science du pharmacien de la ra^
Gaumartin, au bord de cette fosse ouverte, le purist^^
primant le fils, comptait les fautes de grammaire i
C'est peu de temps après cette singulière oraisoD
funèbre qu'un autre journaliste de notre pays et de
mes aftnis me mit en rapport avec Cormenin. Il
venait d'obtenir un de ses grands triomphes de
pamphlétaire. Sa lettre au duc de Nemours, et ses
questions scandaleuses d'un jacobin avaient groupé
vingtr-six voix de majorité dans une Chambre toute
monarchique contre la dotation du second fils de
Louis-Philippe. Pour célébrer ce succès vraiment
inespéré et montrer sa reconnaissance aux polé-
mistes qui l'avaient aidé dans la presse, il invita
CINQUANTE ANS DE YIE LITTÉRAIRE i4i
Briffaut à dîner et le pria d'amener un ou deux amis.
•Je fus du nombre. Bon et spirituel écrivain, de toutes
'es douces choses de la vie, Briffaut n'aimait que la
table, les vins et les primeurs ; il était donc facile
d'obtenir de lui un compte rendu, en prenant pour
intermédiaire les Frères-Provençaux. Mais mal-
heur! trois fois malheur à Técrivain assez riche
pour payer sa gloire! Dans ce cas, l'indiscrétion
gastronomique de Briffaut devenait effrayante. Je me
souviendrai longtemps de cette mémorable soirée !
^i l'amphitryon eût osé, je voyais bien, aux regards
<i^rtiour qu'il jetait en passant sur les galeries laté-
l'aîes, que sa politesse ne l'aurait pas ruiné; mais
^ï'iHaut ne l'entendait pas ainsi. S'emparant amica-
^^ïïient de son bras pour lui ôter toute mauvaise
^^utation, il se mit à l'entraîner vers le haut du
Pîilais-Royal. Quand nous passâmes devant le café
^orazza, l'auteur frémit ; mais, voyant Briffaut dou-
bler le pas, une lueur d'espoir vint illuminer son
visage. Bientôt son front parut radieux : Briffaut
ne nous conduisait pas, en effet, il nous entraînait
vers un restaurant à deux francs. Je me creusais la
tête afin de comprendre cette énigme, mais elle ne
tarda pas à m'être expliquée ; c'était un ami que
Briffaut avait entrevu de loin et qu'il courait inviter.
Un nuage passa sur les traits de l'auteur politique ;
ii se résigna cependant, et allait s'arrêter devant le
café de Londres^ mais Briffaut l'entraîna. L'amphi-
tryon crut que nous voulions dîner chez Véfour, et
i42 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
soupira ; mais il se trompait encore, Briflfaut nous
conduisait aux Frères-Provençaux. Avant de mon-
ter, il invita derechef deux personnes qui entraient
au Palais-Royal. L'amphitryon était pâle comme ua
mort ; mais sa pâleur et ses alaimes frappèrent tout
le monde lorsqu'il entrevit mon confrère donner
ses ordres aux garçons. Il avança une main timide
vers la carte, Briffant s'en était déjà emparé.
— Vous ne connaissez pas la maison ; laissez-
moi faire, disait-il, nous aurons un dîner de
princes.
L'avare avait Tair si désespéré de son impra^
dence, qu'il aurait fait pitié à tout autre qu'ui^
gourmand; mais, sans s'inquiéter des grosse^
gouttes de sueur qui perlaient sur son front pàle^
Briffant écrivait lentement le menu, dont le détail
couvrit deux feuilles de papier.
— Nous ne mangerons jamais tout cela, ne put
s'empêcher de s'écrier notre hôte d'une voix alté-
rée.
'— Allons donc ! reprit Briffant, ce n'est que le
premier service.
J'aurais voulu être peintre en ce moment-là, bien
qu'il me paraisse impossiblé^ de donner une idée des
grimaces, des contractions nerveuses, des tristes
impressions qui bouleversaient cette figure.
Ce fut bien pis au second service ; Briffant tenait
parole et nous traitait comme des princes. Le luxe^
qu'on déploya fut si éblouissant, que tous les con^
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 143
• vives durent féliciter le Mécène : « Il fait bien les
choses, » dit-on unanimement. A cet aveu, si
doux pour Briffaut, Thôte restait sourd et les yeux
fixés sur des pois verts (on était au commence-
nient de février), il demandait avec instance à sou
voisin ce que pouvait coûter ce plat.
-^ Mais quelque chose comme dix louis, répondit
'6 Voisin distrait.
•-- Dix louis, monsieur Briffaut ! dix louis un
seul plat!
n fallut, pour ainsi dire, employer la force pour
^e faire rasseoir: il voulait sortir, il se prétendait
^^lade, et protestait par ses gémissements contre
^^ gaieté générale, A partir du second service,
notre gaieté devint de la folie, tandis que sa mau-
^^Se humeur tournait à la rage, et ce contraste
'oi'rïiait la scène la plus plaisante qu'on puisse
''^^^iner. Jugez donc de son exaspération toujours
'^^issante, en voyant arriver une superbe dinde
"^flTée et les vins les plus rares, destinés à lui faire
^ï>^iieur I On fut obligé, cette fois, de retirer la clef
^ la porte, et je me suis bien étonné depuis qu'il
^i t pas sauté par la fenêtre ; du reste, il y songea.
^ tlîner continua sur ce pied jusqu'à trois heures
^ matin. L'infortuné n'avait touché à rien, n'avait
^ <iue de l'eau, et il était ivre, ivre de désespoir et
^ fureur. On lui remit la carte pour lé calmer, ii
^^amina quelques secondes, comme il aurait lu son
"^-•^^t de mort, et, jetant sur la table un billet de
J44 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
banque tout froissé, s'enfuit en laissant pour adieu
à Briffaut un regard terrible !
Un mois plus tard, grâce à Tinitiative du mênae
Briffaut, enfant du Périgord et grand partisan de
Bertrand de Born, je fis connaissance avec David
d'Angers. Mon travail sur Bertrand de Born était allé
à son adresse, le public sérieux s'en occupa. Les
sentiments patriotiques du Périgord se réveillèrent:
on voulut rappeler à la génération présente cette
grande figure de l'histoire, trop longtemps oubliée, et
un comité, où devaient figurer des pairs, des députés,
des notabilités de la Dordogne et l'illustre sculpteur»,
se forma spontanément à Paris pour élever une statu ^
à Bertrand de Born.
Tous croyaient au succès, qui eût été certair^^
sans les divisions survenues dans le comité^
l'accord fut rompu et le projet ajourné à des temp
meilleurs.
Mon livre, tableau militaire poétique et cheva-'
leresque du moyen- âge méridional, était une œuvre
de transition. Commençant à me sentir assez mûr
pour l'histoire, avant de l'aborder de front, j'y
entrai par l'un des côtés les plus intéressants, à
mon avis, et les moins connus: la langue du peuple
dont je me proposais de retracer la vie. Mon travail,
avec soin étudié sur la vieille langue de nos pères,
fut terminé vers la fin de 1839. Admis au concours
Volney, il n'obtint de l'Institut qu'une mentioa
honorable. Sans me décourager, au lieu d'aban-
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIIIE 145
donner la partie, je repris mon mémoire, le déve-
loppant dans la mesure de mes forces et le com-
plétant par de nouvelles recherches et des docu-
Oients inédits, parmi lesquels je n'avais qu*à
choisir, je le représentai au concours de Tannée
sixîvante sous ce titre :
'^ctbleau historique et littéraire de la langue parlée
dans le Midi de la France et connue sous le
nom de langue romano -provençale.
Un concours est comme un procès. Là aussi, là
sviTtout, il importe de voir ses juges. Ce soin que
j*^.vais négligé, je le pris enfin, et je m'en applaudis
ôxxcore; car je lui dus des connaissances précieuses
^t; le meilleur de mes amis. La commission du prix
Volney, qui est décerné par l'Institut entier, se com-
posait, cette année, de MM. Flourens pour l'Académie
^os sciences; Dupin, pour l'Académie française;
*^einaud, pour celle des inscriptions, et Mérimée,
pour l'académie des Beaux-arts.
f^e premier que je visitai fut M. Flourens. Je
trouvai un homme d'un facile abord, d'une politesse
®^?Uise et d'une douceur de manières et de parole
^i séduisait et charmait à la fois. Nous par-
'^^^s pendant deux heures du pays natal, du Midi,
® ^^ziers,de Montpellier, de leurs patois, des écri-
^^iris qui les avaient employés dans leurs œuvres,
®^' lorsque je sortis de son cabinet, la franche et
9
liG CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
cordiale paignée de main qui suivit ce long entre-
tien, grava, comme au burin, dans mon cœur et
pour toujours, Timage et le nom de ce savant et digne
compatriote.
Reinaud, l'orientaliste, que je vis ensuite, ne m^
fit pas moins bon accueil. Destiné d'abord à rÉglise ^
il avait été ravi aux autels par une belle et plan —
tureuse Provençale, dont Tamour fut à, son insu -
pour Reinaud, ardent patriote méridional, Tamou:*
du pays. Il n'en avait pas oublié la langue, et c'es-
dans cet organe, si cher aux enfants du soleil, qui
nous discutâmes le fond et la forme de mon m^ —
moire, aidés, de temps à autre, par la Provençales -»
qui achevait d'une voix sonore dans la pièce à côt
les chants dont nous avions commencé les pre — ■
miers vers.
En quittant Reinaud, logé sous les combles (1 <?
la Bibliothèque nationale, du côté de la rue Riche-
lieu, je quittais plutôt un ami qu'un juge.
Il n'en fut pas de même dans la grande maison,
brûlée par les communards, qui formait le coin de
la rue du Bac et de la rue de Lille. Introduit auprès
de Mérimée, au moment de son déjeuner, que je voyais
tout servi sur une petite table ronde auprès de la
croisée, je voulus me retirer. Il me retint et, pré-,
venant la question qui se formulait sur m(
lèvres 2
— Vous venez me demander si j'ai lu votre
moire? je vous réponds d'avance avec franchise, n(
'■^::.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE i47
t cela {>ar la raison toute simple que je ne lis
unais dans les concours que celui dont le sujet me
lait.
— Mais alors, monsieur, répliquai-je tranquillement,
omment, ne connaissant pas les autres travaux,
K)uvez-vous savoir quel est le meilleur et juger en
K)nscience?...
Cette répoA^e Tétonna. Il se tut un instant, puis
reprit d'un ton insouciant :
— Aux Allemands et aux Anglais la science ; les
l^rançais n'ont que de Tesprit.
— Vous êtes un exemple de la dernière partie de
ette assertion ; mais je me permettrai de contester
i première, attendu que, sur le terrain où je me
ais placé, je défierais tous les érudits d'Allemagne,
îême Dietz l
Surtout Dietz de Bonn, car l'Institut qui s'engoue
facilement des noms étrangers, a cru faire mer-
îille en le nommant correspondant et s'est
ompé.
— Nieriez-vous donc sa compétence dans l'étude
is langues romanes T
^- Absolument! le livre qu'il a publié n'est qu'une
:>pie des copies imparfaites et fautives de l'Arse-
al, exécutées par de mauvais paléographes pour
ainte-Palaye et qui diffèrent autant des manuscrits
ue le soleil du clair de lune.
— Quoi qu'il en soit, dit-il en se levant, j'aime le
lord, et, sans allusion personnelle, peu IcMidi^
148 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
— Est-ce pour cela, répliquai-je en souriant,
vous Tavez choisi pour y faire passer vos meillei
compositions ?
Il ne répondit rien. Ses lèvres minces se p
seront et un double salut, froid et sec de son c<
comme son talent et sa personne, et tant soit
ironique du mien, s'échangea immédiatement
ces paroles.
De là, j'allai chez M. Dupin. Il demeurait
Coq-Héron. La sonnette, agitée plusieurs fois, n
tint pas d'abord de réponse. Bien informé par
concierge, je continuai à carillonner. Des pas
tentissent enfin sur le marbre de l'antichambre
porte s'ouvre violemment et M. Dupin, en robe
chambre grise, serrée par un double corder
glands, et l'œil, de colère enflammé sous ses lui
tes, apparaît tout à coup et me jette d'un air
rieux ces trois mots :
— Que voulez-vous ?...
— Avoir l'honneur de parler à M. Dupin.
— C'est moi; mais je n'ai pas le temps, vous
viendrez une autre fois.
— Monsieur, lui dis-jedu ton le plus respectuei
ce n'est ni pour affaire judiciaire, ni pour affa
politique que je me présente chez vous.
— Que diable venez-vous y faire alors ?
— Ma visite est pour l'académicien, membre d(
commission du prix Volney.
— Eh bien, ce rix, on le donnera 1
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 149
— Je Tespère ; mais, comme il m'importerait assez
qu'on me le donnât, à moi, j'ai pris la liberté de
venir vous demander cinq minutes de votre temps
si précieux, pour vous signaler un fait qui vous in-
téressera, j'en suis certain.
— Cinq minutes?
— Pas davantage !
— Entrez et tenez parole !
En entrant dans son cabinet, je vis mon mémoire
sur le bureau, je l'ouvris, et, tout en expliquant
rapidement l'idée et le but du travail, j'appelai
l'attention de M. Dupin sur un passage de nature à
l'intéresser particulièrement. II venait, en effet, de
publier un ouvrage sur Guy Coquille, un juriscon-
sulte ancien du Nivernais. Or cet estimable légiste
^vait trouvé, en son temps, la véritable origine de
'ïosnoms de lieu en ac. Aussi, dès les premières
l'gûes, M. Dupin dressa l'oreille et adoucissant sa
physionomie, autant que le permettait la rudesse
^6 ses traits taillés à coup de hache :
— Monsieur Mary Lafon, me dit-il, je lirai votre
Mémoire, et, si vous voulez me faire l'amitié de
Venir mardi déjeuner avec moi, nous en reparlerons
^ntre la poire et le fromage.
On n'a pas besoin de demander si je fus exact
^u rendez-vous ; j'y trouvai deux de ses collègues.
Scribe et Jay, l'un des propriétaires du Constitution-
rielj et, au dessert, M. Dupin me donna l'agréable
issurance que mon mémoire semblait plaire à la
i50 CII7QUÀNTE ANS BB VIE LITTÉRÀIRI
commission. Quelques jours après, en effet, vxx
billet de M. Flourens m'appelait au jardin des Plan-
tes. Je m'y rendis avec empressement et reças
là une communication à laquelle j'étais loin de
m'attendre.
— La Commission, me dit M. Flourens, a distingué
deux mémoires : le vôtre en première ligne et
celui de M. Tliommerel sur V anglo-saxon. Je crois
que vous avez pour vous la majorité de mes collè-
gues ; mais votre rival est patronné avec obstina-^
tion par Mérimée, et Villemain, pour des raisons do
lui connues (ces mots soulignés par un sourire) 9
tient vivement à ce qu'il ait le prix Volney. Dans
cette situation, voilà ce que je suis chargé de voas
proposer : Renoncez pour le moment à ce prix.»
retirez votre mémoire et, en dédommagement, voa^
recevrez la croix d'honneur.
Ma délibération ne fut pas longue. Je répondis â.
M. Flourens, et c'était ma conviction sincère, qusy
n'étant pas encore digne de cette distinction, je n^
consentirais jamais à l'accepter sans croire l'avoir
méritée, et qu'elle ne serait, en aucun temps, le pris
d'une capitulation de conscience ou d'un marché.
M. Flourens, qui m'approuvait de tout son cœur,
me serra la main, et je crus tout fini ; mais point.
On employa une influence toute-puissante sur ma
volonté et ce que j'avais refusé à Villemam, je
l'accordai aux prières de lady. . . c'est-à-dire que je
laissai donner une médaille au protégé d'une foule
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 151
de gens, à condition que celle du prix porterait mon
nom seul ce qui fut fait.
Un an plus tard, les deux premiers volumes de
l'Histoire du Midi étaient envoyés au concours
Gobert. Nouvelle course au clocher des prix aca-
démiques, dont je raconterai les péripéties, mais
après une courte halte à TOdéon.
Depuis que l'improvisateur Pradel, n'ayant pu réa-
liser son emprunt forcé, m'avait rendu mon manus-
crit des Pâques de la Reine, ce drame dormait avec
d'autres ébauches dramatiques au fond de mes tiroirs.
Ce n'est pas que le démonde la scène ne me fit sentir
de temps en temps son aiguillon ; mais, absorbé par
des travaux d'un autre genre, j'attendais, en soupi-
rant, des jours meilleurs, je veux dire moins occupés.
Ce moment, dix ans rêvé, vint lorsque je n'y son-
geais guère, en 4842. Un homme de beaucoup
d'esprit, d'Épagny, l'auteur de Luxe et Indigence
^t de Dominique le possédé^ avait eu le courage de
foiivrir l'Odéon. Il me connaissait et me demanda
^î je voulais lui faire une pièce. Je lui proposai mes
^ï*ois actes revus et sévèrement corrigés, et il me
^onna lecture immédiatement. Me voilà donc
devant le comité de lecture, composé en grande
Partie de gens de lettres. Je commence ; mais, à la
Seconde ou troisième scène, sur un signe du prési-
dent, Hippolyte Bonnelier, un des membres de cet
aréopage, s'offre obligeamment pour m'épargner
cette fatigue, et, prenant le manuscrit, lit, fort bien
152 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
du reste, à ma place. Le succès ne fut pas douteux :
le comité me reçut par acclamation, et, à Tunanimité,
demanda pour moi un tour de faveur que d'Épa-
gny, présent à la lecture, se montra heureux d'ac-
corder.
Mais le sort de ce théâtre était alors aussi variable
que le temps. On venait de distribuer les rôles
lorsque d'Épagny se retira tout à coup. II eut
pour successeur Lireux, un rédacteur de la Gazette
des Théâtres. De souche normande et fils d'un
spéculateur qui, en le dotant d'une activité auda-
cieuse et de beaucoup d'esprit, avait cru inutile d€
lui donner un autre viatique, Auguste Lireux,
pour percer la foule et s'ouvrir un chemin, possé-
dait toutes les ressources, sauf la principale. E
n'avait pas un sou vaillant quand il prit la direc
lion de l'Odéon et son crédit était aussi creux qw
sa caisse. C'est dans ces conditions, peu favorables
on le voit, que furent montées les Pâqims de le
Reine, que la censure débaptisa par respect pour U
religion et appela le Maréchal de Montluc. S
Scarron eût vécu en 1842, il aurait sûrement ajouta
un chapitre à son roman comique. Il fallu i
emprunter des toiles pour les décorations ; la veille
de la représentation, impossible de trouver des
meubles pour le salon de Catherine de Médicis :
c'est le jour même, à midi seulement, qu'un tapis-
sier du quartier consentit à les louer sous ma cau-
tion. Quant aux costumes, ce fut bien autre chose:
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 153
la reine seule avait des robes, mais Tingénue et
la folle seraient venues en scène en chemise sans
les magasins de location. Tant bien que mal, on
avait équipé les hommes, à Texception d'une partie
de la toilette indispensable aux courtisans, surtout
du xvi« siècle. Nul de ces pauvres grands seigneurs
Déportait de gants, et le maréchal de Montluc lui-
même aurait montré ses mains un peu rouges au
public si, gagné par sa bonne mine, le municipal
de service ne lui avait prêté les siens.
Comment réussir avec de pareils éléments?... Je
croyais bien la pièce morte et enterrée d'avance.
Sa propre force et Ténergie de ses jeunes interprè-
^ la sauvèrent! Braves artistes! pleins de cou-
^^ge, d'enthousiasme et de foi ! il fallait les voir
^ous ces loques, entre ces toiles déchirées et
^^vant ce public railleur et terrible alors des
^les, porter leurs rôles fièrement et, comme
*^^gnon, qui se révéla ce soir-là grand artiste, dans
^^ peaUf comme il disait lui même, de Montluc,
^mmander l'attention et faire naître l'émotion où
^liraient éclaté les rires.
Au sortir de cette épreuve violente, je sentis un
^mer regret et une sourde colère contre la Comédie-
française. Si ma pièce, en cflfet, dans des conditions
semblables, avait pu toucher le port, quel succès
n'aurais-je pas obtenu sur la scène et avec les
grands artistes de la rue Richelieu ! un de ceux-
là, et des meilleurs, partageait mon sentiment; car,
9.
ÏM CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
pendant toute la représentation, Beauvalet ne ces-
sait de dire dans sa loge :
— Cette pièce est de chez nous. Les imbéciles,
pourquoi la lâcher ! Le beau, le magnifique rôle
que j'aurais eu là!...
Si j'avais échoué, du reste, j'avais, pour mecoa—
soler, deux illustres suffrages, celui de Victor Hugo,
qui avait toujours donné le signal dés afiplaiidiè—
sements, soutenant de sa grande autorité le drâriife
qu'une réaction acharnée battait déjà en brècho,
et celui de Balzac, dont on répétait, sur là mênae
scène, les Ressources de Quinola, et qui me dit eti
me serrant la main :
— Lafon, je me contenterais bien de cette relis-
site.
Il disait vrai, sans le croire. Malgré, en effet, son
immense talent, les Ressources de Quinola ressem-
blèrent beaucoup trop à celles de Lireux, et ne
remplirent pas la caisse du théâtre. L'auteur seul
fit grande recette, le premier jour ; mais ce fut un
peu en usant de la morale de Vautrin. Il avait
vendu d'avance ses billets à Porcher. Avant la
représentation, il s'installa dans un cabinet de
Duval, le célèbre Ramponneau du coin de la rue
Racine et dit au garçon :
— Va me chercher tout ce qui a figure de mar-
chand de billets.
Il lui en vint de tous les faciès et de tous les
costumes; il leur vendit comptant un millier de
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 155
billets, si bien qu'on peut juger du désordre, du
vacarme et des réclamations qui éclatèrent à Tou-
verture des portes quand deux ou trois porteurs
de biflets se présentaient pour chaque place. Le
trouble qui en résulta fut fatal à la comédie.
Après la grande pièce, la petite. Celle-ci qu'on
représente d'abord, se joua la dernière chez moi
quelques jours après l'apparition de Montluc. Je
demeurais alors rue des Saints-Pères, au n® 12. Un
Pïatin, je vis entrer chez moi Hippolyte Bonnelier,
^on lecteur ^du comité de l'Odéon : il venait me
demander à déjeuner, je l'accueillis gracieusement
^t le traitai en conséquence. Il se montra très sa-
^^sfait et fut d'une gaieté charmante jusqu'à la fin.
%is, le café pris et les liqueurs savamment dégus-
tées, son front s'assombrit tout à coup, ses traits
exprimèrent une profonde tristesse, et il me dît avec
des larmes dans la voix :
— Mon cher confrère, vous voyez en moi un
liomme bien malheureux!
— Bah!... Que vous arrive-t-il donc?..
— Ma femme, un ange, le seul amour de ma vie,
se trouve en danger de mort si on ne se hâte pus
de pratiquer une opération difficile et des plus
urgentes.
— Eh bien, il faut la faire tout de suite !
— C'est mon ardent désir, hélas!.. Mais je suis
pauvre et le chirurgien exigeant.
— Que vous demande-t-il?
156 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIKB
— Trois cents francs!...
Cette requête, autant que sa douleur subite, m'to^
spira des soupçons; l'ombre de Timprovisateur ^^
dressa derrière mon hôte, et, flairant quelque toi^^
pareil je pris mon parti sur-le-champ.
— Aujourd'hui, lui dis-je, il m'est impossible
vous donner plus de cent francs, mais revenez aprè
demain et vous aurez le reste.
Il se saisit vivement des cinq louis, m'appela, toiE
jours en larmoyant, son sauveur et celui de 5-
femme, et partit comme un cerf.
J'avais à mon service un garçon du pays, intcl
ligent et vif: lui mettant vingt francs dans l
main ;
— Joseph! lui dis-je, prends ta veste, cour
après ce monsieur et ne le quitte qu'à minuit, j
veux savoir ce qu'il va faire.
Je parlais encore, que mon garçon descendait le
marches quatre à quatre. Il rentra tard, à une heur
et demie du matin.
— Eh bien, mon homme?...
— Monsieur, je l'ai suivi pas à pas. En sorlan *
de cliez vous, il est allé aux Tuileries. Là, il
rencontré deux dames, s'est promené quelque temp^
avec elles ; puis ils sont allés tous les trois prendra
le chemin de fer.
— Quel chemin de fer?
— Celui de la rive droite.
— Bon! ensuite?...
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 157
— Ils sont descendus à Saint-Cloud. On s'est
promené dans le parc jusqu'à cinq heures.
— Et après la promenade?
— • Le monsieur a mené ces dames à la Tête-
Nozre.
— Le dîner a été long ?
Vous pouvez le dire ! je les guignais de la
petite auberge à côté, et ils m'ont fait attendre jus-
qu'à huit heures.
- — Puis?...
— Us ont pris un fiacre qui revenait à vide et
Sft sont fait conduire au bois de Boulogne. Le co-
cheT m'a laissé monter sur le siège avec lui pour
^^ franc et nous sommes restés dans le bois jus-
?^*à près de minuit. Ces dames ont pris des bis-
^^its et du Champagne dans un restaurant, ensuite
^^ est revenu à Paris. Le monsieur a quitté la
^^ilure devant un café vis-à-vis de Téfflise de la
If
^^eleine ; on a bu des glaces et ensuite ils sont
*^s se coucher probablement, dans une maison
^ la rue du Helder.
^-— C'est bien! va en l'aire autant.
^ixé dès lors sur le compte du personnage, je
attendis le surlendemain; il fut exact. En Tenten-
^Yit, je mis en évidence de l'or et des billets de
^nque sur lesquels se portèrent aussitôt ses re-
^^rds ardents, et, tout en feignant de les compter:
— Eh bien ! dis-je, l'opération?
— Elle a parfaitement réussi!...
i^8 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE
— Grâce à Tair de Saînt-Cloud et du bois éLe
Boulogne !
— Que voulez-vous dire?..
— Je veux dire, monsieur Bonnelier, qu'avant-
hier, je vous ai prêté ou donné très probablement
une petite somme de cent francs, mais qu'aujour-
d'hui je ne suis pas disposé à la doubler pour vous
envoyer dîner à la Tête-Noire.
Il sortit atterré, plié en deux et je ne le revi^
plus que sur les planches de TOdéon, où il eut uXi
jour ridée de jouer le rôle d'Orosmane. Cette ten —
tative dramatique n'eut pas plus de succès qa^
celle de Pontoise, où, pour suppléer le curé refu^^
sant son ministère, il avait quitté son costume d^
sous-préfet, revêtu Thabit ecclésiastique et béni lui -^
même les drapeaux de la garde nationale; à TOdéon -y
il fut sifflé et destitué à Pontoise.
De ce bohème, auteur de quelques romans ^^
gendre de François de Neufchâteau, ancien ministr^^
de rintérieur, aux écrivains que j'allais visiter, il ^
avait, pour la vie, Thonorabilité et le nom, un véri-
table abîme.
VIII
CiE Vieille Académie dont je vais esquisser les
ï'traits les plus saillants, représentait à un degré
périeur Tamour et la dignité des lettres. Mais,
"xnée d'hommes appartenant à deux générations,
^ offrait quelques types de Tancienne, un peu
"^nges aux yeux de la nouvelle. Ainsi le premier
^ je visitai, M. Briffant m'étonna d'abord. Intro-
it dans un entresol de la rue du Bac, où régnait
^ atmosphère saturée de musc et de bergamote,
fus reçu par un vieillard en douillette de soie
<3e, coiffé d'un béguin de dentelles que serrait
^ le front un ruban rose. Il écrivait à une petite
^le, et, montrant de la main un fauteuil, me pria
attendre quelques instants. A la forme des lignes
à leur espacement, je vis quel était ce travail et
«cusai d'être venu troubler sa veine poétique.
— Vous avez raison, me dit M. Briffant avec
i
160 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
complaisance, ce sont, en effet, des vers ; mais vous
ne m'avez ni troublé, ni dérangé même; car c'est fini.
— Si je ne craignais d'être indiscret... dis-je en
regardant le papier qu'il parsemait de poudre d or.
— Vous désireriez les connaître ? Écoutez, jeune
homme; c'est mon œuvre quotidienne, quatre vers
tous les matins que j'envoie à mes amies.
Et M. Briffant, mettant ses lunettes, me lut ce
madrigal, écrit sur un velin à vignettes :
Cette saison dont le front se couronne
De tendres fleurs et de fruits excellents,
Tu la connais, belle Églé, c'est l'automne
Qu'en te voyant je préfère au printemps.
— Églé, ajouta-t-il d'un air heureux, c'est la du^
chesse de *** ; elle compte dix lustres, mais soi^
visage et son esprit^n'en ont que cinq.
— Alors, dis-je audacieusement, elle sera contenta ^
car votre madigal eût été signé par Boufflers.
Cet éloge ne déplut pas au classique académi^^
cien ; un air de douce bienveillance répandu sur s
traits m'annonça une déclaration favorable. EU
m'arriva aussitôt d'une façon aussi surprenant
qu'inattendue.
— Êtes-vous marié ? me demanda M. Briffant
brûle-pourpoint. Non, je le vois ; eh bien, rao
jeune ami^ si vous me promettez de renoncer a*^
célibat, vous aurez ma voix.
Une promesse de cette nature, valant tout just^
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE i6i
3i]let à La Châtre, ne coûtait rien, et enchanta
Briffant ; il tint parole et moi aussi... quinze ans
es.
>e la rue du Bac, je me rendis dans celle des
►is-Frères, où logeait M. de Jouy. L'auteur de
''mite en province et de l'Ermite de la Chaussée-
ntin, me reçut comme un fils. Ma petite scène
c Taylor lui était restée dans le cœur ; j*étais
îment confus de Testime et de Tamitié dont
lonorait ce digne et beau vieillard. 11 fallut
tager son déjeuner en compagnie de sa fille et
M. de Norvins, son gendre» et emporter, avec
cordiales poignées de main, une chaude recom-
ndation pour son ami Jay.
ielui-ci, je le trouvai au ConstitutionneL C'était
petit homme, d'une figure intelligente et calme;
\lt le billet de Jouy et me tendit la main :
— Je vous reconnais, dit-il avec bienveillance;
it vous qui avez défendu mon ami au Théâtre-
Lnçais ; j'étais au foyer, et je devinai non sans
isir à la chaleur de votre intervention, que nous
:Dns compatriotes.
— Vous êtes du Midi ?. . .
— Oui, des environs de Bordeaux. Flourens
avait déjà parlé de votre histoire, qui est la nôtre,
vous pouvez compter sur moi.
— Puisse, lui dis-je en me retirant, une occasion
Ifrir de vous prouver ma reconnaissance pour vos
Toles et voire bon accueil !
1
162 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Il prit un air malin et répondit :
— Vous le pourriez si vous vouliez tout de suit0 -
— Comment cela ?
— Eh coupant cette vilaine barbe de bouc qui voi*- §
défigure et vous range, en apparence, parmi l^s^^s
insulteurs de ftacine et de Voltaire.
Là, le terrain était glissant. J'en sortis avec m
plaisanterie et gardai ma barbe, sans perdre Yi
mitié de Texcellent compatriote.
En me traçant mon itinéraire académique, M.Floi
rens avait mis en note ; « Voir surtout Royeir-
CoUard », mais s'attendre à un coup de boutoir.
La note ne m'effraya pas ; peu endurant de ca-
ractère :
— S'il est trop piquant, me disais-je en gravis-
sant la rue d'Enfer, il sera piqué !
Facilement reçu par ce grand prêtre de la doc-
trine dont l'air grave et la réputation inspiraient
le respect, je lui demandai d'une voix timide s'il
avait lu mon Histoire, que je voyais parmi un
millier de volumes brochés, sur une table ronde.
Se tournant alors majestueusement vers moi :
— Monsieur, me dit Royer-Collard, d'un ton
d'augure, depuis dix ans, je ne lis rien !
— Alors, répliquai-je, en regardant les livres
épars sur la table vous devez être bien au courant !
Il bondit sous ce coup de pointe, prit un de mes
volumes, l'ouvrit, et, le hasard l'ayant fait tomber
sur le panégyrique de Pacatus, il le lut, sans qu'un
CINQUANTE AN.S DE VIE LITTÉRAIRE 463
muscle de son visage bougeât, d'un bout à l'autre ;
j'attendais anxieux et Témoi au cœur. Lorsqu'il eut
fiai :
— Qui a traduit cette pièce ?.,.
— Moi, monsieur.
*^ — Elle est magnifique et sa traduction vous fait
honneur, Monsieur (et appuyant sur ces mots), je
lirai votre livre, et j'en dirai mon sentiment à
l'Académie.
Je me retirai enchanté et courus de là chez Du-
Paty. L'auteur des Voitures versées habitait rue de
La Tour-d'Auvergne un logement charmant précédé
d'un petit parterre. C'est au milieu des fleurs que
^ bon vieillard, mis encore, malgré ses cheveux
^l^^tics, avec la propreté coquette du Directoire, me
^ÇUt sur un banc de gazon, comme une connais-
^lice de vingt ans. Après que je lui eus exposé le
^^t de ma visite, il répondit en me prenant la
*-— Écoutez, mon ami, vous me parlez là d'une his-
^Jre ; je n'aime pas les livres sérieux. Avez-vous
^^it des vers ?
— Oui, monsieur, j'en ai même publié un volume.
— Le titre ?
— . Sylvio et le Boudoir,
— Fort bien ; pouvez-vous m'en réciter quelques
fragments ?
J'en retrouvai, dans ma mémoire, quelques pièces
légères, mais sans conquérir mon auditeur. Il écou-
164 CrNQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
tait d'un air poli et attentif, mais froid. En déses*—
poir de cause, je dis la pièce intitulée : Ma mèr^ ,
et je dus y mettre de Tâme , car M. Dupaty, tournai», 't
tout d'un coup versmoisonvisage baigné de larmes :,
me prit les mains, et les serrant énergiquement :
— Mon ami, vous avez ma voix, descendez ch^^
Scribe et annoncez-lui ma visite pour vous; puis
ensuite allez voir Etienne.
Je trouvai Scribe dans cette espèce de cage vitrée
qui surplombe la rue Olivier; il n'aimait pas fes
journalistes et me gardait personnellement rancua^
de quelques articles aussitôt oubliés que paru^^
que j'avais laissés tomber au hasard de la pluia^
dans le Corsaire, le Dandy et la Gazette des TheS^ '
très. Je n'étais donc pas très rassuré sur ses dispc^-*
sitions, lorsque, fronçant ses gros sourcils noirs qt»- ^
lui donnaient un faux air de Molière :
— Non, cher confrère, je ne lirai pas votre ouvrage?^ -»
parce que je n'ai pas le temps ; mais Nodier, qi^ *
le connaît, m'en a parlé jeudi dernier à l'Académï ^
et, sur le bien qu'il m'en a dit, je voterai pour vou^ -
Adieu donc l Bon espoir ! et allez voir Etienne !
— Oui, me dit M. Flourens, à qui je communiquât*
ce double conseil, c'est essentiel. On ne peut patS
regarder mon cher collègue comme un homm^
méchant ; mais il n'est pas précisément bon et a
surtout des préventions violentes contre les jeunes
écrivains, en général, et ceux de la nouvelle école,
en particulier. Tenez-vous beaucoup à votre barbe?
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 165
— Encore ma barbe ! Ma foi ! j'y tiens plus qu'à la
voix de M. Etienne !
— Essayez!
Un jeudi matin, m'armant de sang-froid et de
résolution, j'allai sonner rue de Grammont, à la
porte de M. Etienne. On m'introduit. Je vois un
vieillard, grand, sec, et dont le visage, aussi gris
de teint que ses cheveux, n'exprimait pas la bien-
veillance. A la demande que je formulai respectueu-
sement, s'il avait lu mon livre :
— Non, Monsieur, me répondit-il sèchement, et je
De le lirai pas.
— Puis-je savoir pourquoi, monsieur?
— Parce que je tiens peu à connaître V Histoire
^^i^gieuse du Midi,
— Pardon, monsieur, ce n'est qu'une partie du
^^^^^y il y a aussi : politique et littéraire.
'-^ Et RELIGIEUSE, TCprit-il en insistant sur ce mot.
"■-— Croyez-vous donc qu'on puisse faire l'histoire
^ Un peuple sans parler de sa religion ?
— Parfaitement!
• — Voltaire, sans doute, ne partageait pas votre
^Vis, car il en a, lui, trop parlé.
— C'est naturel ; vous êtes contre Voltaire?
— Toutes les fois qu'il ment, c'est-à-dire, ou à
peu près, toutes les fois qu'il écrit.
— Monsieur, répliqua Etienne en se levant, Toeil
dur et la joue enflammée : ce sont les Jésuites qui
parlent ainsi 1
166 CIMQpAMtB ANS DB VlB LITTÉRAIRB
— Non, monsieur, ce sont les historiens de bonne
foi, les chercheurs sans parti pris, les apôtres de
la vérité !
— Les Jésuites, répéta-t-ii en ricanant.
— Vous semblez leur en vouloir beaucoup, dis-je,
à ces Compagnons de Jésus ?
— Je les exècre!...
— A tort, ce me semble ; car ils n*ont pas nui à
votre gloire!
— Conaxa! s*écria-t-il furieux, écumant, hoi*s de
lui-même, Conaxa!...
Je sortis en riant sur ce mot cruel pour son or*
gueil ; car il lui rappelait ce qu'on n'avait iér
couveyt qu'après le succès de sa comédie des Deiioc
Gendres, à savoir qu'il avait pris le sujet, les
caractères et même parfois les vers de son prétendu
chef-d'œuvre dans la pièce d'un Jésuite.
Ceux que j'allai voir ensuite me dédommagèrent
amplement de ce mauvais accueil. Citons d'abord
le traducteur d'Ossian et du Tasse. Baour-Lormian^
un fils de Toulouse, transplanté depuis des années
sur les bords de la Seine, me prouva, par une
réception pleine de sympathie et de cordialité,
qu'il n'avait oublié ni le Tarn ni la Garonne. Re-
tiré aux Batignolles, dans un modeste appartement
de la rue des Dames, ce grand et vigoureux vieil-
lard avait perdu la vue, mais non l'énergie et la
verve méridionales. Gai comme un pinson, malgré
l'âge et la cécité, et consolé de tout par la muse, il se
-il
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 167
Qontrapour son jeune confrère d'une bonté et d'une
mabilité dont je lui serai toujours reconnaissant.
Autant j'en dirai de M. Mignet, un des hommes
ue j'aime, que j'estime et honore le plus parmi
Bux de mon temps; de M. Flourens, ami véritable;
e Nodier, rare, délicieux esprit et cœur d'or ; de
•allanche enfin, bon comme le pain, naïf comme
û enfant, qui n'ignorait rien que son mérite.
étais très lié avec Viennet, que j'avais connu chez
ocelot, mais il n'avait ni l'esprit, ni le caractère
^c et solide de son hôte. Paysan madré, faux,
fehantdans le fond, Viennet jouait au paysan du
ïnube pour exhaler sa mauvaise humeur et l'or-
i^il qui le dévorait. Personne ne pouvait compter
* lui, car, dans sa médiocrité jalouse, il enviait,
'hirait tout ce qui lui était supérieur.
-es amis d'Augustin Thierry voulant fermement,
quoi je ne les blâmais pas, qu'il conservât le
5^ Gobert toute sa vie, un accord s'était fait
f e eux et mes partisans pour retirer mon livre
ce concours et le porter à celui des prix Mon-
Q. Mais, ici, nouvel et sérieux obstacle. Un
Upe d'illustres, Cousin, Tocqueville, auquel
ait joint Villemain, s'opposait à ce que l'histoire
ticipât aux récompenses fondées par M. Monlyon,
lemain, toujours en assez mauvaise disposition
ir moi, depuis l'incident Thommerel, ne voulait
1 entendre à cet égard, et Cousin y mettait un
larnement fort peu académique.
I
168 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
— Qu*avez-vous fait à Cousin, me dit un
M. Floiirens? il vous attaque avec une persisi
et une âpreté extraordinaires.
— Lui?
— C'est au point que Ballanche, cet agneau de
baye-aux-Bois et son ami, s'en est indigné à la der
séance. Il faut qu'il ait quelque chose contre v<
— Il craint peut-être, dis-je en riant, que ,
courtise madame Collet, ou bien il m'aura vu
Sinner et suppose que je sais qui a fait sa tn
tion de Platon. Mais, je vous remercie, j'in
faire une visite.
Le lendemain, armé de mon Histoire^ je coui
la Sorbonne, où ce grand sinécuriste était
gratuitement. Un petit escalier gravi, je sonne
tement et qui vient m'ouvrir? le philosophe
même en manches de chemise.
— M. Cousin ?
— Il n'y est pas !
— J'en suis fâché, car je tiens essentielle
à le rencontrer; mais vous êtes, sans doute
domestique et ce sera la même chose : voi
direz, et je le regardais dans les yeux, que M.
Lafon est venu pour lui apporter ce livre, qu'
pas lu, et dont il se permet, m'a-t-on di
faire une critique acerbe. Comme ce procéc
le fait d'un faquin, vous lui direz, je vous
que, s'il continue, je reviendrai le voir ou l'f
are, mais, cette fois, avec ma canne !
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 160
En formulant cette déclaration, j'étais à dix
itimètres de Thomme, collé au mur et qui ne
iigeait pas. Sur un regard, dont Fexpression
tait pas équivoque, il prit l'ouvrage, ferma
cipitamment la porte et se le tint pour dit ; car,
jour de la décision prise à la majorité de 29
i sur 33 volants, il ne manifesta son opposition
en tirant Ballanche par sa redingote pour To-
[er à s'asseoir ; celui-ci, indigné, riposta par un
p de poing, en murmurant, sa grosse joue
5 gonflée encore :
- Il voulait m'empêcber de voter pour mon
I
orce fut dons à M. Villemain de s'exécuter; il
ît en ces termes, dans la séance publique :
Malgré la restriction qu'elle s'est imposée à
même, l'Académie a continué d'étendre Vappel
^reux de M. de Montyon à des ouvrages de
le et de destination très diverses et rappro-
i seulement par ce caractère d'utilité qui vient
^ent plutôt de l'auteur que du sujet. A ce titre,
livre d'histoire lui a paru digne d'un encoura-
ent spécial. C'est Y Histoire politique, religieuse
■téraire du Midi de la France, depuis les temps
)lus reculés jusqu'à nos jours. De belles cita-
1 et d'heureux souvenirs, empruntés à Tarchéo-
: et à cette poésie provençale, court et brillant
ide de la civilisation moderne, jettent un inlé-
•articulier sur cet ouvrage. M. Mary Lafon se
10
170 CINQUANTE ANS DE VIE LiTTÊRAtRB
sert avec goût du moyen âge ; il n'en abuse pas,
et, lorsqu'il approche de la lumière des temps
modernes, il peint avec chaleur et vérité le progrès
de ces belles provinces du Midi et leur rapide
union à la patrie française *. »
Toutes les choses de la vie ont un envers co-
mique. J'en eus la preuve le jour même de mon succès.
Parmi les académiciens qui m'étaient le plus
favorables, j'ai négligé de parler de M. Tissot.
C'était un petit vieillard que ses cheveux blancs
semblaient rendre vénérable. Il occupait, au Collège
de France, la chaire de poésie latine, où il par-
lait, d'une voix larmoyante, beaucoup moins de Vir-
gile que de Béranger. Je l'avais vu deux ou trois
fois chez Dupaty et m'étonnais, en mon particu-
lier, du zèle ardent qu'il déployait en ma faveui'.
Comme on est injuste, me disais-je quelquefois.
Voilà un homme dont la réputation n'exhale pas
un parfum de vertu et qui se met en quatre pour
quelqu'un qu'il connaît à peine. J'étais dans
l'admiration de ce dévouement, si rare en nolr(*
siècle d'égoïsmC; lorsque, le jour du vote, M. Tissot
accourt chez moi, monte vivement^ et, entrant tout
haletant et radieux dans mon cabinet :
— Enfin ! nous avons triomphé ! 29 voix, mon
ami, et le prix 1
1. Rapport de M. Villemain, secrétaire perpétuel de l'Aca-
démie française^ sur les concours de 1843. Recueil de discours,
rapports et précis divers, 2« partie, p. 1045.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 171
J'allais me jeter dans ses bras, qu'il paraissait
ouvrir après avoir larmoyé ces paroles; il ne m'en
doDDa pas le temps.
— Mqn jeune ami, dit-il très vite, je ne dois
pas vous dissimuler que c'est à moi que vous devez
votre victoire. Or un service en vaut un autre, et
je Tiens vous prier de me prêter quinze cents
francs. Un mot pour Pingard suffira.
A cette proposition, brève comme un coup d'es*
copette, je vis que l'opinion ne se trompait pas au-
tant que je l'avais pensé, le zèle de mon homme se
dévoilant en même temps, puisque c'était pour lui
qu'il croyait travailler en me soutenant. Je résolus
de ne pas être sa dupe. Prenant un air tout at-
tristé :
■^Avec quel plaisir, lui dis-je, je ferais ce que
vous me demandez ; mais, malheureusement ! cela
^'est impossible.
— Pourquoi donc ?
— C'est une confidence que je livre à votre ami-
tié et à* voire discrétion... J'ai des dettes, une sur-
ent très menaçante, et je compte sur cet argent
)our m'en débarrasser.
— Est-ce qu'on vous poursuit ?
'— Oui, sans pitié, au tribunal de commerce.
— Comment s'appelle l'agréé?
J'en nommai un, charmant garçon que je ren-
)ntrais les samedis chez un syndic de mon pays.
— Martinet! s'écria-t-il, je le connais et je vais lui
172 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉHAI
demander du temps. Attendez-moi ici, j
dans une demi-beure.
Mon appartement delà me des Saints-Pi
deux escaliers. Tandis que Tissot prenait 1
je descendis rapidement par celui de servia
rus me jeter dans un fiacre rue Taranne ei
en quelques minutes chez Martinet, qui c
rue Neuve-Vivienne. Mis au fait en deux m
promit son aide en riant, et, pendant que
par une porte, Tissot entrait par Fautre. J'è
moment son discours, il avait des accents
thétiquc à toucher un huissier. Sachant qi
ne céderait pas, je regagnai mon cabinet,
quarts d'heure plus tard, Tissot rentra fui
— Eh bien. Martinet?
— Il ne veut rien entendre ! je lui ai <
caution, je me suis humilié, mis à geno
vous, comme si je chantais! gommela-t-
jetant sur le canapé.
Là, il laissa éclater son désappointement
suite, sa rage contre moi.
— Je le croyais un jeune homme sage
en position de rendre un service dans Te
point : c'est criblé de dettes !
Promenant alors dans Tappartemcnt so
irrité :
— Des tapis, des meubles en bois de i
tableaux, dés reliures de luxe ; pourquoi t(
je me le demande ?
CINQUANTE ANS DE VIE, LITTÉRAIRE 173
— Pour l'huissier de Martinet ! dis-je gaiement,
car sa colère m'amusait.
•^ Et moi qui ai fait ce que j'ai pu ! murmurait-
il d'un air désolé, si j'avais su !
Jeluioftis, pour le calmer, un verre d'eau sucrée;
mais sans me répondre, sans même tourner la tête,
il partit en maudissant la jeunesse et ses dissipa-*
tions.
Hâtons-nous d'ajouter que Tissot était une
exception dans l'Académie, comme la personnalité
^ue je vais citer, le fut dans la presse.
Le troisième volume de mon Histoire du Midi
terminé, je l'avais envoyé, en compagnie des deux
Pï'einiers, à l'Académie des inscriptions et belles-
'ôttres. M. Vitet, rapporteur de la commission du
P^Jx Gobert, après avoir bien voulu constater que
^^tait un ouvrage d*une lecture agréable et facile, et
9^z avait exigé d'immenses recherches , trouva bon,
P^Ur favoriser un ami, de m'attaquer sur deux
Points de grande importance aux yeux de l'Académie:
'^^ sentiments des populations méridionales au
^"^1® siècle à Fégard des Anglais, et l'influence
^Miraculeuse de Jeanne d'Arc, que je niais par rap-
port au Midi . Je répondis à ce rapport, pièces en
^ains, de façon à dégoûter le Qiiinte-Curce en plâ-
^fe de la coterie Mérimée de se hasarder de nou-
veau sur le terrain historique.
Ma lettre à M. Guigniaut, secrétaire perpétuel de
l'Académie des inscriptions, fit du bruit, et M. Ar-
10.
174 CINQUANTE A.NS DE VIE LITTÉRAIRE
maud Berlin que je rencontrai un soir à TOpéi
me dit de lui envoyer mon livre et qu'il e
ferait rendre compte.
Je le lui apportai moi-même, et lui dis qi
Philarète Chasles m'avait proposé de faire Tarticle .
M. Berlin secoua la tête, et me conseilla de choisir
un autre rédacteur. Bien que Chasles me fût par-
faitement connu comme un homme d'une verve
intarissable, d'un esprit éblouissant de saillies,
mais un peu léger de probité et de conscience,
ayant promis je persistai, et M. Berlin lui donna
le livre.
Assez longtemps après, à l'apparition du qua-
trième volume, je reçus le présent billet ;
« Mais je n'ai pas ce quatrième volume, cher et
brillant savant ! Envoyez-le-moi donc, je ferai la
chose.
» Tout à vous,
» Ph. Chasles.
» 1®^ mars. »
Il se passa du temps encore; enfin, quand je n'y
songeais plus, Chasles me convoque à la Mazarine
et me lit, dans son cabinet, un article curieusement
étudié et où la critique sérieuse, motivant partout
l'éloge, en doublait la valeur.
— Êtes-vous content ! më dit-il, en pliant ses
feuillets.
— Oui, et ttès l^ècbhnàissattt.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 175
- Votre article paraîtra mardis mais à une con-
>n.
- D'aller revoir M. Armand Bertin, sans doute?
■^ Non, mais de m'envoyer ce soir quatre cents
•a somme n'était rien, j'en ai perdu bien d'au-
• sans regret, avec mes jeunes confrères ; mais,
fait tant soit peu cynique, de me mettre l'article
la gorge me révolta.
■^ A quoi pensez-vous ? demanda-t-il en me
'ant garder le silence.
^ Vous voulez le savoir ?
^ Parbleu ?
■^ Eh bien, je pensais à une aventure qui rn'esl
ivée Tan dernier presque jour pour jour. Je
Lssais, avec un ami, dans les ravins de la Tolfa,
re Civita-Vccchia et Rome. M'étant un peu
l'té, je me trouvai inopinément en face d'un de
messieurs qui exploitent les bois... dans la
'hedes étrangers. Plus agile et plus fort, je lui
^chai son fusil, le lui cassai sur les reins et lui
laissai les morceaux pour sa peine. — Bonsoir !
I s pouvez garder votre article !
l le garda, ce qui ne l'empêcha pas, pour mfe
►xiver qu'il était sans rancune, de m'eraprunter
s tard argent et volumes.
1
IX
^
[m,^
Tous les gens de lettres heureusement ne resseï^'
blaient pas à ce type de flibustier faisant de ^
plume un tromblon. J*en voyais beaucoup dans ^
temps-là dont le souvenir me sera toujours doU^
et cher. Louis de Loménie et Charles Labitte. Lom^
nie, nature honnête, franche, expansive, esprit fit^^
délicat et sagace, vous attirait par sa douceur pre^^
que féminine et vous retenait par sa bonté et cet^
virilité de sentiment et de caractère qu'on trouV^
si rarement chez les amis. Que de fois j'ai pH^
plaisir à l'entendre réfuter, avec une haute raisot*-
et avec une vivacité quasi méridionale, les opiniou^
ou plutôt les sophismes d'un bohème assez intelH-'
gent, nommé Chaudes Aiguës, mais qui, vieilli ava0^
l'âge, vivait comme l'acarus dans la gale, dans
l'indifférence, le scepticisme et la corruption de ca
demi ou quart de monde littéraire.
H
I-
fi
\
r
I CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 477
i
jne conaaissais pas Labitte. Un calembour la-
bus mit en relations. Auguis, bibliothécaire ou
ITvateur à la Mazarine, était gravement malade.
le-Beuve, ami sincère de Labitte, lui réservait, di-
%n, ce poste. Un article fort louangeur pour le
MStre de l'instruction publique et signé Labitte
/ht paru bien à propos dans la Reviie des Deux
mes, on en parlait devant moi, et Sainte-Beuve
f demanda comment je le trouvais.
■^ Parfait! lui dis-je; seulement...
' — Seulement ?
-^ Latet Auguis in herbâ ï
Cetle semi-parodie de Thémistiche virgilien latet
^guîs in herbâ, le serpent est caché sous Therbe, au
-Vi de fâcher Labitte comme Sainte-Beuve, prompt
l'irritation, me valut, au contraire, sa visite. Nous
>Xjs liâmes d'une amitié qui devait être trop courte,
'las! car, poitrinaire de naissance, il vécut trop
•la pour les lettres, ses amis et une aimable jeune
le qu'il allait épouser. Il se passa même, à ce su-
-, une scène d'un caractère lugubre et sombre
ïnme les nuits d'Young. L'année révolue, cette
tnoiselle fut demandée en mariage. Le futur à ce
t'il paraît, ne lui déplaisait pas ; mais elle avait
hangé son anneau avec Labitte et se refusait à
ïitracter un autre engagement, tant que ce gage
un serment mutuel serait au doigt du mort.
Rien ne pouvant vaincre sa résistance, le jeune
>mme obtint un permis d'exhumation : les fossoyeurs
'S.'f.'
178 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
retirèrent du tombeau et rouvrirent la bière; mai^
le cadavre était si prodigieusement enflé, que, mal—
gré tous les efforts du prétendant, qui avait coura.-
geusement assumé cette violation du repos étem^"
et cette sorte de sacrilège mortuaire , il ne put jél —
mais arracher la bague dû doigt gonflé et replia
qui la retenait. A bout d'efforts, il allait suivre 1<
conseil de Tun des fossoyeurs et couper le doigt dL^
cadavre, un cri de douleur et de colère Tarrêta. ;
d'un groupe de cyprès, dans lequel elle s'était ca.-
chée avec sa mère pour s'assurer qu'on ne la trom-
pait pas, la demoiselle s'élançant tout à coup et
fondant en larmes :
— Arrêtez, dit-elle, et ne profanez pas davantage ces
restes cliers. Ce mort me dicte mon devoir. Tu n^
veux pas me rendre mon anneau: eh bien, Charles,
repose en paix, je garderai le tien toute la vie !...
Ceux qui, par une nuit froide et sombre, assisté--
rent, à la lueur du falot des ouvriers du cimetière,
à cette scène dramatique, ne l'oublieront pas de
longtemps.
J'avais rencontré deux ou trois fois l'illustre au-
teur de Robert le Diable chez Scribe et chez
M. Béer, un Israélite, amateur de littérature, son
frère ou cousin, à ce que je crois; mais je ne le con-
naissais pas. Une circonstance, qu'on peut appeler
littéraire, me donna la bonne fortune de le voir
dans son intérieur. Vers la fin de l'hiver, un mé-
decin de mes amis d'origine piémontaise et aussi
CINOtJANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE l79
vif d'intelligence, aussi frotté d'esprit frauçais
qu'habile dans son art, vint me trouver un matin
et m'annonça coup sur coup, av<*-c la pétulance de
sa nation :
1® qu'il avait fait un opéra ;
^ obtenu une audition de Meyerbeer;
3** qu'il comptait sur moi pour la lecture, l'acceut
^^ crû l'empêchant de lire lui-même ;
4° et que le maestro nous attendait à dix heures
précises.
La mission n'ayant rien de désagréable, je Tac-
^Ptai, jetai un coup d'œil rapide sur le manuscrit
^^i à l'heure dite, nous entrâmes chez Meyerbeer, qui
^^itait un des hôtels du boulevard.
l»e gi*and homme, qui se promenait dans son sa-
^^ en robe de chambre, serra la main du docteur,
^^ salua de l'œil, et, montrant deux fauteuils,
^^tinua sa promenade en pressant un foulard sut
^ bouche.
"-- Êtes-vous malade? demanda le docteur d'un
*^ vivement alarmé.
"^*- Es ist nichtsein rasende, Schmerz dèr Zahne,
. "-^ Une rage de dents?
"-— Welche Quai l Welche Quai I Quel martyre !
"ie regardai mon ami, pour tâcher de lui faire
^tendre que le moment me paraissait peu favora-
^^^ ; mais il tenait à sa lecture, et, s'élançant Éat
*^oyerbeer:
— Ouvrez la bouche!
180 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Le maestro fit un signe énergique de dén
tion et le repoussa doucement.
— Montrez la dent malade, criait le docteur, e
tendez-moi dix minutes, le temps d'aller cher
une clef de Garengeot chez mon ami Délai tre, qui
meure à côté et je vous guéris en un tour de n
— Je crois, dis-je alors en me levant et repliai
manuscrit, que nous ferons mieux de reveni]
meilleure heure.
Meyerbeer regarda le docteur; il avait Tairsi :
heureux et si désespéré, que, rassemblant, à ce
me parut, tout son courage :
iM — Beginnen Sie (commencez) ! me dit le pat
J'ouvris le poème et me mis à dérouler
œuvre médico-littéraire, intitulée la Fin du me
■" A mesure que je lisais, Meyerbeer allait et ve;
poussant do longs gémissements et s'arrêtant,
fois, comme s'il allait trépasser.
— Vous souffrez ? lui criait le docteur.
11 hochait la tête, et reprenait sa promenade ai
redoublé. Dans Tintention doublement charii
d'abréger son supplice et ma tâche, j'essayai, ma
vain, de sauter quelques scènes, l'auteur attentiJ
rappelait aussitôt au manuscrit. J'en mesurais
terreur l'épaisseur, les longues lignes. Un haï
préparé sans doute, nous délivra tous deux,
visiteurs étant venus, le maestro nous cong
poliment avec force gestes, mimant sa doule
l'arrivée des survenants. Le docteur était désol
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 181
—- Cumment trouvez-vous mon poème? dit-il
^n descendant.
Je ne crus pas devoir lui refuser une fiche de
consolation et je me damnai pour sûr, si un men-
songe officieux damne.
Quelques jours plus tard, je rencontrai le maestro
^u coin de la rue de la Paix; il me sourit, et, en le
saluant, je pris la liberté de lui demander des nou-
^'^lles de sa rage de dents?
— Partie avec le manuscrit, répondit-il tranquille-
Client.
^^ Comment cela?...
— C'était la Fin du inonde qui me Tavait donnée.
J^ ne voulais pas désobliger ce bon docteur, qui
Cfoit qu'un livret est aussi facile à écrire qu'une
^ï'donnance; mais, en acceptant ce guêpier, je me
reservais le moyen d'en sortir.
— Voulez- vous me permettre une question?...
— Parlez ! parlez !
' — Est-ce la première fois que vous avez eu mal
^^X dents ?
Non, répondit-il en riant et pressant le pas
P^Ur rejoindre quelqu'un qui Fattendait, sans
^^Ute, sur le boulevard. J'en souffre toutes les
"^^^ que l'importunité ou l'insistance d'un ami
^ Hrrache une audition, et je laisse alors mes tour-
^^nieurs, comme j'ai laissé le pauvre Cerise dans
^ vallée de Josaphat.
Cette même année, une mystification littéraire
H
iSâ CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
mettait en émoi la diplomatie et risquait bien,
contre mon gré, de troubler Tentente, alojs assez
peu cordiale, de la France et de la Russie. Voici le
fait, resté à l'état de mystère à coup sûr quant à son
auteur, car il ne fut connu que de Buloz et de Mars,
son secrétaire. Un de mes amis, M. Léon Labat, frère
de Tarchiviste, était, en sa qualité d*enfant de l'Hé-
rault, hardi et aventureux à l'excès. Après avoir assez
longtemps habité lÉgypte, où il était chirurgien du
pacha, il vint se fixer à Paris. Mais cet amoureux de
rOrient et des horizons sans limite, étouffait dans
nos rues. Il quitta donc bientôt la capitale et se ren-
dit à Téhéran, où l'attendait le poste de premier
médecin du Schah.
Il emmenait avec lui sa femme, charmante et
spirituelle Parisienne, qui me promit, en partant, de
m'écrire ses impressions de voyage et de séjour.
Elle tint parole. Buloz venant justement pour tuer,
dit-on, l'ancienne, de faire paraître une nouvelle
fleime dePariSy in-4° avec couverture bleue, j'allai
lui proposer une correspondance de Téhéran. Il l'ac^
cepta avec empressement et publia plusieurs lettres
sur les mœurs, la cour, l'administration, l'arméeetl^
politique de la Perse. Le fond de ces articles était sï
vrai, les détails qui les émaillaient si précis, que 1^
diplomatie très ombrageuse et très jalouse quand on
aFair de se mêler de son métier, se fâcha toute rougc
et courut demander des explications à H. Guizot*
CdtiÛH^i, bien empoché, mande Buloz, qu'il trouve
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 183
muet comme un puits; il écrit à M. de Sartiges,
notre ambassadeur à Téhéran, et ce brave diplomate
du Jorkey-Club , envoyé lii-bas pour acheter des
chevaux, répond, en jurant ses grands dieux, qu'il
est ianocent du méfait. L'ambassadeur d'Angle-
terre s'en mêle à son tour, et la question s'em-
brouille et devient sérieuse ; car on suppose à notre
premier ministre des idées politiques bien loin de
sa pensée, M. Guizot n'ayant jamais eu d'autre ob-
jectif que le pouvoir et d'autre horizon que la
Chambre des députés. La source de cette corres-
pondance, aussi cachée pour la diplomatie que les
sources du Nil; quoiqu'elle lui crevât les yeux, finit
pourtant par être, non pas découverte, mais soup-
çonnée. Le inoyen de suppression, dès lors, fut bien-
tôt trouvé. On empoisonna le docteur, et ce pauvre
MirzaLabat, qui rêvait pour la Perse une autre expé-
dition d'Egypte, dont il eût été, au besoin, le Bona-
parte, revint émacié, pâle et osseux comme un
squelette, mourir rue Notre-Dame-des-Ghamps.
\
Les occasions naissent parfois du côté où nous les
attendrions le moins. Celui qui eût dit que Téhéran
me ramènerait au Théâtre-Français m'aurait nota-
blement surpris. C'est pourtant ce qui arriva. Je
venais de terminer le quatrième et dernier volume
de mon Histoire du Midi; délivré de ce travail,
cercle de fer brûlant dans lequel mon cerveau se
sentait serré depuis douze ans, j'étais libre, alerte
et joyeux comme un enfant. Un jour que j'étais
allé voir Buloz au Théâtre-Français à propos de
cette correspondance mystérieuse, qui préoccupait
si vivement l'ambassade de Russie, il fut frappé
de ma gaieté et de mon air de bonne humeur.
Comme il m'en félicitait en secouant la tête, entra
le régisseur de la Comédie, Charles Desnoyers,
qu'il venait de faire appeler.
j
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 18.^)
- Savez-vous, dit-il à son chef, ce qu'il fau-
t lui demander à ce joyeux garçon ?
- Non, dit Buloz toujours sérieux, quoi?...
- De nous faire une comédie !
- Une comédie?
- Oui, oii pétillât comme la mousse du champa-
', la bonne gaieté de son pays.
- Vous rentendez?me dit Buloz en souriant.
- Parfaitement : promettez-moi une lecture, dans
•
ïs semaines, je vous apporte le chef-d'œuvre.
- Faites la pièce, montrez-la ensuite à Desnoyers,
s'il l'approuve, vous aurez lecture tout de suite.
le De me le fis pas dire deux fois : en quittant
loz je courus rue de Lille, où étaient transportés
s pénates. En un clin d'œii, mon bagage fut
K je pris un billet de banque, une main de
'ier, des crayons et des cigares et allai me
r dans le premier train en partance : c'était celui
Bordeaux ; il me déposa dans la capitale des
rangeaux. Gagnant de là Saint- Avertin, c'est
s ses prairies arrosées par le Cher et sous les
es de ses rives que j'écrivis en quinze jours le
palier de Pomponne .
1 l'apportai aussitôt à Paris. Voilà Desnoyers
lanté; j'étais d'avis, et Buloz aussi, délire im-
iatement. Mais Desnoyers, pour que rien ne
quât, disait-il, à l'œuvre nouvelle, conseilla quel-
»-unes de ces retouches insignifiantes qu'on fait
répétitions. Ce retard me fut fatal ! arriver à
186 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIfiS
temps, c'est le grand secret du théâtre. Pendant cpie
je faisais tranquillement la guerre aux mots, il
vint d'Amiens, à l'adresse d'un sociétaire influent,
un pâté et une pièce. Deux circonstances éveillè-
rent son attention et par suite son intérêt : le pâté
d'abord et la forme de la pièce écrite à l'encre
bleue dont on ne se servait guère à cette époque.
Cette comédie, intitulée la Femme de quarante ans,
était signée d'un nom inconnu, Galoppe d'Onquaire. |
Desnoyers l'examine, la trouve de son goût, et, ea
attendant que j'eusse terminé mes retouches, la
lit au comité, où elle est reçue.
Il ne pensait pas, en agissant ainsi, me créer un
obstacle ; car je dois rendre cette justice à sa sin-^
cérité qu'il n'établissait aucune comparaison eûtrt^
cette pièce et la mienne ; mais il préparait, à sor*-
insu, une arme à ceux qui préfèrent la médiocrité
et le banal dans l'art parce qu'ils ne comprenneu*^
pas autre chose. Mon jour vint ; Desnoyers lut mr^^
comédie et obtint un succès complet. Le comit^^
était unanime; on allait voter d'enthousiasme. Sam
son, qu'on pouvait bien comparer à la mouche qu^^
tombe dans le lait, se chargea d'arrêter cet élan. —
Tout en me couvrant de fleurs et faisant le plu
grand éloge de ma comédie, il insinua d'abordé
finit par soutenir de sa voix grêle et aigrelette que^
la pièce était trop gaie pour la Comédie-Française?
et qu'il fallait demander des modifications à l'au-
teur. Cette sorte d'eunuque, qui n'avait à son actif
CINQUANTE ANS DE VIB LITTÉRAIRE 167
dramatique comme auteur, que deux rapsodles
aussi vides que mal rimées, à force d*audace et
d'orgueil s'imposait à ses camarades. Provost, peu
éclairé lui-même, le regardait comme un oracle ;
les autres suivaient par intérêt, par crainte, car il
avait un venin de vipère, et par habitude. On me
fit rentrer, et Desnoyers me communiqua la motion
de Samson ; je priai alors ces messieurs de for-
'nuler leurs desiderata, promettant de m*y confor-
"?er et de refaire la pièce sur leur patron.
En vertu de ce traité, je me remis à Toeuvre, et,
(uatre ou cinq mois après, leur rapportai une pièce
^'te exactement dans leurs données. Mais, celte
>is, ils ne la trouvèrent pas trop gaie. Les voyant
*^ le point de méconnaître leur enfant et de le
ï^ier peut-être, je les arrêtai par ces paroles :
— Ce que vous m'aviez demandé, je Tai fait, mes-
^tirs, pour vous plaire; mais ce n'était pas mon
tiliment; nous avons, vous et moi, un juge dont
^1 ne récuse la compétence, je vais lui soumettre
cause, et il dira qui a raison.
Reprenant mon premier manuscrit, j'allai de ce
Ls à rOdéon. Plus d'un nuage s'était élevé depuis
5 représentations de Montluc, entre Lireux et moi ;
n'hésitai pourtant pas à franchir le seuil de son
ibinet.
— Ce n'est pas Lireux que je viens voir, dis-je en
dtrant, c'est le directeur du second Théâtre-Fran-
ds.
188 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Et, en lui apprenant ce qui m'arrivait au premiei-,
je posai la pièce sur son bureau. Il Touvre sans
me rien dire, y jette les yeux ; puis, ôtant la clef de
son cabinet, après avoir crié d^une voix, de stentor
dans les couloirs : « Je n'y suis pour personne! » //
commence sa lecture. Nature spirituelle et vive,
Lireux s'impressionnait facilement ; j'avais donc pu
lire son opinion sur sa physionomie bien avant lé
dernier acte ; la lecture finie :
— Eh bien ? lui dis-je.
— Eh bien, nous allons distribuer les rôles ce
soir et commencer demain les répétitions.
— Et le comité ?. . .
— Je lui lirai la pièce la veille... Une seule chose
me contrarie, c'est le rôle du chevalier; mais on
m'a parlé d'un acteur de province assez bon et je
vais à Trustant lui écrire à Marseille. Revenez ce
soir, pour la distribution des autres.
Le soir même. Eugénie Sauvage, comédienne de
race; Emilie Volet, la plus jolie, sans contredit, de?
ingénues de Pciris et madame Grassot, une de ces
duègnes comme on non voit plus rue Richelieu,
entendaient la lecture de la pièce et acceptaient leuTîJ
rôles avec empressement. L'acteur de Marseille ar-
rivé, tout marcha comme sur des rails et, le iSmarJ^
d84o, au sortir d'un joyeux dîner chez Pinson avec
Lireux, Emile Augier, François Ducuing, son ami
et celui de Ponsard, j'assistais à la première repré-
sentation du Chevalier de Pomponne.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 180
Bouce cl heureuse soirée qui me dédommagea
'ien des ennuis éprouvés jusque-là 1 Je reprends
eulement quelques lignes de la Revue pour rap-
»eler l'impression du public littéraire.
« Le Chevalier de Pomponne est une comédie en
l'Ois acles, taillée dans le xviii® siècle, conduitiî
aienient et versifiée d'une main preste. Tout y
larche d'une allure décidée et chacun y parle d'un
>Q qui, sans être d'un goût irréprochable, est d'une
>ndeur qui plaît et sent nos vieux comiques,
action est peu compliquée et les personnages ne
nt pas trop nombreux. Madame Vadé, une débu-
Ue de la Comédie-Française, fille de Vadé, une
^re d'actrice; le fermier général Boursault, une
pe en amour; la soubrette Louison, qui a du cœur
cache un noble dessein; enfin, le chevalier de
cnponne, gentilhomme gascon, mauvaise tête,
icœur, qui passe sa vie à aimer, à jouer et à se
tre en duel et qui, capable de loules les étour-
dies, est pourtant incapable d'une bassesse, voilà
personnel de l'agréable comédie de M.Mary Lafoo.
> Nous sommes dans les mœurs faciles, comme on
t, et quelque peu dans le inonde débraillé de
rcaret. Il y avait plus d'un danger. M. Mary
fon s'en est tiré adroitement. Les détails sca-
îux, s'il y en a, passent sans encombre, parce
'après tout, le chevalier est un honnête homme,
qu'un honnête homme, dans une pièce, est
nme le juste dans une ville : il sauve tout.
11.
190 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
» Le Sage ne songea pas à ce moyen de salut;
car, dans sa comédie, il n'y a que des coquins. ILe
rôle le plus périlleux du Chevalier de Pomponne était
le rôle de la mère. Mais madame Vadé est si ridj-
cule, qu'on n*a pas Je temps de s'apercevoir qu'elie
est méprisable au premier chef. Madame Vadé est
amusante, quoiqu'un peu chargée ; ce qui n'empêche
pas le Chevalier de Pomponne d'avoir de l'entrain ,
d'un bout à l'autre, d'action et de dialogue; cela a
une véritable saveur du xviii® siècle et un acceat
comique qui est de bon augure ^
» Victor de Mars. »
Le Chevalier de Pomponne ne fut pas indigne 1^
la renaissance de l'Odéon. Ère brillante et litt^ —
raire, ouverte par la Ciguë, cette première et àéll-^
cieuse fleur du talent dramatique d'Emile Augier^^
affirmée par le succès de Lucrèce. On peut bieïï
dire que les pièces ont leur destin comme les livres-
Qui eût jamais cru qu'une tragédie, écrite asse^
pauvrement en province par un débutant et refusée
au premier et au second Théâtre-Français, finirait
par forcer tous les obstacles, et, après être à peu
près tombée le premier jour, se relèverait dans la
nuit et passionnerait Paris. C'est ce qui arriva
pourtant, grâce au dévouement d'un ami, à l'habi-
leté d'un directeur et au caprice d'un journaliste.
Jean Raynaud, Téminent écrivain, s'était engoué
1. Revue des Deux MondeSy t. X, p. 387, liv. du 14 avriH845.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 191
de cet essai tragique : il le prit en revenant à Paris
6t le patronna chaleureusement. Il y avait en ce
teoïps-Ià un type assez étrange au journal P Artiste.
Achille Ricourt, moitié bohème, moitié comédien,
aïoitié rapin, mais nature ardente, prompte à Ten-
ihousiasme et récitateur infatigable, fut chargé de
'a propagande dans le quartier Latin, les foyers et
'es ateliers. Le café Tabourey, où se réunissait, le
^oir, la jeunesse lettrée des quartiers d*outre-Seine,
'^viiit une salle de déclamation remplie des tirades
'© Lucrèce. Sollicité de toutes parts, Lireux cora-
^ï*ît vite le parti qu'il pouvait tirer de l'enthou-
'^sme de Raynaud, qui était riche et généreux, et
^ dégoût du public, écœuré par les drames de plus
'^ plus vides et ennuyeux de Técole nouvelle.
Sans se soucier du verdict de son comité, qui
^ail refusé Lucrèce, il engage Bocage et madame
^Orval et monte l'œuvre du protégé de Raynaud.
*U première représentation, oii j'étais, ressemblait
^rt à une bataille perdue. Au cinquième acte, lors-
lue madame Dorval devait venir raconter son acci-
lent à trois vieillards assis sur un banc, au coin
iu théâtre, elle hésita et rentra trois fois dans la
îoulisse ; la toile fut baissée et ne se releva que sur
'injonction énergique de Lireux. Le sentiment de
out le monde était que TOdéon comptait une chute
e plus. Je rencontrai le courageux directeur au
)yer et commençai un compliment de condoléance.
1 m'arrêta, et, rayonnant sous ses lunettes :
i92 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE
— Vous croyez la pièce tombée ?
— Et vous ?...
— Atten«ièz à demain et lisez les journaux, vous
verrez quel succès !
Je crus trancbcment qu'il plaisantait. Point ! La
nuit fut bien employée, et, le lendemain, en effet,
j'appris, par les réclames abondamment distribuées,
le triomphe de Ponsard et de sa pièce. Mon ami
Janin, à Taffût des dispositions du public, s'était
mis bravement du côté de la réaction. Il ne fît au-
cune difficulté de brûler avec éclat ce qu'il avait,
depuis quatorze ans, adoré, et la réaction, encoura-
gée et conduite par lui, porta aux nues, en haia^'
du romantisme, un ouvrage pauvre de fond et très
défectueux de -forme. On dit qu'Alexandre Dumas,
assistant auprès de Victor Hugo à une représenta-
tion de Lucrèce, se tourna vers l'illustre confrère
au moment où la salle semblait crouler sous les
applaudissements, et qu'il lui glissa ces mots tout
bas :
— 11 faut que ces gens-là nous détestent bien
pour applaudir ces choses-là !
Dumas avait raison. De ce retour un peu incon-
scient vers le passé, naquit l'école du bon sens, qui
était plutôt l'école du sens commun et de la médio-
crité. A tort, parmi ses chefs, elle comptait Augier,
qui est de l'école du talent. Il est probable qu'elle
eut ses peintres, car le troupeau servile, le sermm
pecus des imitateurs, ne manque pas plus aux nou-
f
CINQUANTE ANS DB Vl£ LITTÉRAIRE 193
veautés littéraires qu'aux révolutions politiques.
Mais, un moment, elle crut avoir trouvé son compo-
siteur.
Mermet, le futur auteur de Jeanne d'Arc et de Ro-
^(in4 à honcevaux méditait, depuis longtemps, dans
'a rue Tailbout, d'innover fortement en musique; il
fit partager son espoir à Maiefille et à lacadémicicn
Soumet, qui lui écrivirent un livret biblique intitulé
^ftvid. Léon Pillet, et non Perrin, comme Tout dit
^^s biographes tard venus, reçut Tœuvre musicale
^t le poème et mit tout en répétition. Mais là com-
^f^ncèrent les difficultés et les débats entre le com-
P^^siteur et rorchestre. Les parties ne s'accordaient
P^^s et Mermet, ferme et convaincu, tenait énergique-
'^^nt à son système que les exécutants ne pouvaient
'^mprendre. On avait beau lui faire des représen ta-
rons, Mermet répondait avec une douceur et une
^^t)stination inébranlables : « Je le veux comme ça ».
Pour trancher court, Habeneck, le chef légendaire,
^ï*chestra de nouveau David, qui fit son appari-
tion, le 3 juillet 4845, sur la scène de l'Opéra. Là,
^lalgré le talent et le dévouement de madame Stolz,
^eux rêves s'évaporèrent au soleil de la rampe : celui
du compositeur et celui de l'école du bon sens, qui
dut chercher dans l'avenir un autre Rossini.
Si Je style avait valu la charpente et la conduite
de la pièce, Latour de Saint-Ybars, avec Virginie,
aurait donné à cette école un triomphe plus vrai et
plus éclatant encore que celui de Ponsard. Malheu-
194 CINQUANIlS ANS DB VIB LITTÉRAIRE
reusement, l'œuvre péchait trop par la forme, et C54
succès, comme le dit crûment Chaudesaigues i
l'auteur, le soir de la première représentation, f tii
surtout celui de Rachel.
II y avait, à cette époque, au faubourg Saint-Gor-
maiu, dans un charmant petit hôtel de la rue de La.
Chaise, qu'elle occupait avec le comte de Sainte-Su-
zanne, son propriétaire, une aimable femme, tenant,
par sa naissance, à la vieille noblesse de Touraine
et, par son mariage, à celle de l'Empire. Madame
la baronne d'Hervey, qui avait marqué parmi les
plus belles de son temps, comme l'attestaient avec
enthousiasme ses contemporains, et un témoin, aussi
véridique, son portrait, professait, pour l'auteur de
Colomba une admiration sans bornes. Un soir que,
les pieds sur les chenets, elle exaltait son auteur
favori :
— Ce pauvre Mérimée ! dit-elle tout à coup, il eut.
il y a quelques années, un bien grand désappointe-
ment.
— Que lui arriva-t-il donc? demandai-je avec cu-
riosité ; car madame d'Hervey avait beaucoup d'es-
prit et contait presque aussi bien qu'elle écrivait.
— Oh ! c'est tout une histoire ! Une des lectrices
de Mérimée s'était passionnée pour lui sans l'avoir
jamais vu. Cachée sous le voile de l'anonyme, elle lui
écrivit; il s'empressa de répondre, et une correspon-
dance des plus sentimentales s'échangea, pendant
au moins dix^huit mois, entre la mystérieuse dam«
CINQUANTE ANS DE VIS LITTÉRAIRi: 195
et racadémicien ; Tune écrivait avec son cœur,
l'autre avec son esprit. Tout froid qu'on le dît ce-
pendant, les lettres de l'inconnue fondirent la glace :
il la suppliait de se faire connaître, mais on lui
opposa le refus le plus absolu. Piqué au jeu, et
par la faiblesse ou Ja cupidité du domestique chargé
de porter les lettres et qui se laissa gagner, il par-
vint enfin à savoir le nom de la dame. Paré et par-
ftïffié, comme s'il allait à la cour, il se présente chez
^"e un mardi, -son jour de réception. Pendant
9^'on l'annonçait, son cœur, il l'a dit depuis, bat-
^^t à se rompre dans sa poitrine, de joie et d'amour.
" û'y avait que trois dames au salon : la correspon-
^te, qui est une de mes amies, mais plus âgée
9^^ô moi, sa lille et sa petite-fille. Tandis que Méri-
^^% ébahi, laissait errer son œil ardent sur les
plus jeunes :
« — Voyons, dit en souriant la grand'mère, qui
*^tes-vous venu voir?
» — Madame la marquise de B...
» — C'est moi, monsieur.
» — Vous, madame! s'écria involontairement
Périmée reculant de surprise.
» — Moi-même, monsieur, qui regarde comme une
bonne fortune (le mot dut paraître piquant à l'au-
diteur) une visite qui me permet de présenter à ma
fille et à ma petite-fille, l'auteur de tant d'écrits
charmants. »
— Et que répondit Mérimée ?...
496 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
— Rien; il était si abasourdi, que, saluant gai
chement ces dames, il se sauva plutôt qu'il ne
sortit, et s'en alla, fuyant comme un chien qu'on
fouette.
J'ai entendu raconter chez Ambroise Dupont une
attrape du même genre. J'ignore seulement si elle
est la première ou la seconde en date. Mérimée, qui
se croyait très beau, bien que sa taille fût dégingan-
dée et son visage assez ordinaire, et d'une expres-
sion glaciale, répondait à toutes les lettres oifrant
ou simulant un caractère féminin. Son ami Beyle.
connu sous le pseudonyme de Stendhal, connaissait
ce faible et s'en amusait quelquefois en lui écrivant
des billets doux. Un jour que ce consul littérair^^
avait quitté son affreux trou de Civita-Vecchia, ce
qu'il faisait aussi souvent qu'il le pouvait, Mérimée
se vengea de ses malices, en homme d'esprit cette
fois. Il recevait depuis quelque temps, tous les jeu-
dis, des lettres où une Héloïse inconnue épanchait
pour cet Abélard du scepticisnie des torrents d^
sentimentalité. Devenu défiant par l'expérience de
la vieille marquise, il fît épier la correspondante
voilée qui venait elle-même déposer furtivement ses
lettres et prendre les réponses chez son concierge. On
la suivit; c'était une sous-maîtresse au cœur ambi-
tieux et ardent, mais d'une laideur peu commune et
bossue, par-dessus le marché. A sa première visite,
Mérimée l'attendit, l'aborda dans la rue de Lille, et,
en l'accompagnant jusqu'à l'établissement d'Alvarès
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE \^1
tévy, le grand instituteur des demoiselles, il lui
déclara que, son cœur étant pris, il ne pouvait, à
son graud regret, répondre à ses tendres sentiments.
Mais, puisqu'elle aimait les hommes de talent, qu'il
l'engageait à accueillir les hommages de l'auteur de
ia Chartreuse de Parme. « Stendhal a lu vos let-
tres, ajouta-t-il avec son air le plus sournois, en
s'excusant de celte indiscrétion, et il brûle de voir
6t d'entendre la femme qui écrit si bien. » La pau-^
^e bossue, facile à l'espoir, se laissa persuader et
accorda un rendez-vous aux Tuileries, sur l'un des
l>ancs de la terrasse du bord de l'eau. Comme signe
^e reconnaissance, elle devait porter un chapeau
''^se, et, quand Beyie, dont Mérimée lui décrivit
sommairement le costume et les traits, passerait
^^vant le banc, elle devait se lever et dire :
— C'est moi !
^ petit programme fut rempli à la lettre. Beyle,
encore plus fat que son ami, batteur quotidien de
P^vé à la suite des femmes et cour^^ur d'aventure&
^^Hes, se prit au piège comme un véritable
^tourneau. Affriolé par la lecture de ces missives
^îîiovireuses, il endosse son habit grenat, son gilet
^^c, passe sa plus large cravate brodée, et vole,
^^me on disait dans les romans d'alors, sous les
^^ronniers de la terrasse tiui rci^arde la Seine.
^^ découvrant de loin le chapeau rose, il tressail-
*** ^t doubla le pas. Arrivé en face du banc, il
arrête court et croit s'être trompé. Il allait passer
198 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
outre, la bossue se lève, baisse pudiquement les
yeux et, de sa voix la plus émue, laisse tomber oes
mots :
— C'est moi!...
— Vous ! s*écria-t-il effrayé. Oh ! non, par exem-
ple ! ces conquêtes-là, Mérimée peut les garder pour
lui, je ne les lui dispute pas!
Et il s'enfuit à toutes jambes.
J'ai parlé peu, jusqu'ici, des maisons fréquentées
par les gens de lettres ou les artistes, et la raison
en est toute simple : c'est que mon giinre de vie ne
me permettait pas d'y paraître souvent. Au travail,
hiver ou été, depuis six heures du matin jusqu'à
neuf heures du soir, il me fallait une soirée en-
tière de marche et de grand air. Ampère et mo^-*
excellent ami Loménie m'avaient ouvert le temple
sacré de l'Abbaye aux Bois, où l'un des homm^^
que j'aimais le plus, le naïf et bon Ballanche, eûi^
suffi pour me ramener; mais, après avoir contemplé*
c'est le mot, avec une admiration muette et le plu s
profond respect les deux ruines superbes du géni^
et de la beauté, Chaleaubriand et madame Réca-
mier, et entendu les vers napoléoniens d'Edgar Qui-
net, impérialiste alors et catholique, je dus, malgré
un vif regret, préférer l'air libre et la promenade
des boulevards au plaisir et à l'attrait de ce cercle
d'élite.
Autant j'en dirai des soirées de l'Arsenal, où
Nodier, par son esprit et sa fille, madame Menne»-
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 199
sier, par sa beauté et le charme si naturel de sa
personne, attiraient le haut et le meilleur du monde
intelligent. Je parus une ou deux fois, par poli-
tesse, chez madame Achille Comte, et, rue de Vau-
girard aux réceptions musico-littéraires de madame
Waldor, autour de laquelle se groupaient une demi-
douzaine de versificateurs, les deux Lacroix, Jacob
6tle tragique Moupou avec son éternelle romance :
^ire dans mes yeux tes yeux! et Méry, le plus
spirituel des Provençaux devenus Parisiens. H était
dangereux de s'attaquer à lui ! Un magistrat dépar-
^^naental, tombé, comme un bœuf de Poissy, dans
^^ salon littéraire, en fît la triste expérience. Gon-
"é de l'orgueil de la toge et parlant de haut, il
^^tait avisé de dire, en l'abordant, à Méry :
-- C'est vous, monsieur, qui faites des versses?
— Oui, monsieur, j'en faisse! lui répondit le
t^Oète en imitant son Ion superbe et sa prononcia-
tion.
Le salon de madame Ancelot, peuplé d'académi-
ciens, parmi lesquels j'aimais à rencontrer surtout
Soumet et Alfred de Vigny, m'aurait été plus agréa-
ble, et, s'il y avait eu un fumoir, je l'aurais fré-
quenté volontiers. Mais il me fallait le cigare et de
l'air, deux choses indispensables le soir, ce qu'on
ne trouvait ni rueJoubert, ni rue de Lille. C'est ce
qui explique pourquoi je renonçai à des réunions
charmantes comme celles de la rue des Saints-
Pères, par exemple, dans le salon dont mademoi-
I
200 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
selle Martin faisait les honneurs, autant par son arc
bililé que par son talent, et où j'étais sûr de tro
ver Rossini.
Si, pour une heure quelquefois, je dérogeais à m. es
déambulations nocturnes, c'était pour aller enten-
dre, chez un digne et bon homme de la rue Bona-
parte, quelques couplets deNadaudoude Malézieiax,
une chanson nouvelle de Pierre Dupont, et pour
serrer la main de Sandeau. J'allais aussi, mais ra-
rement, passer une heure, de Tautre côté de Teau,
chez une grande dame que j'avais rencontrée trois
ans auparavant, à Rome.
11 y avait une société choisie, et, comme on sait
tout dans le monde, j'y pénétrai, un jour, un des
petits mystères de la littérature. M. de Salvandy
passait, sans qu'un doute se fût jamais élevé à cet
égard, pour l'auteur d'un charmant petit roman
intime portant pour titre Natalie, et qui avait
paru, avec une préface de lui, sans nom d'au-
teur. Natalie faisait partie de son bagage littéraire
et rachetait, aux yeux des gens de goût, l'enflure
par trop castillane A'Alnnzo, Je fus donc assez sur-
pris lorsqu'on me présenta au double titre de con-
sœur et de compatriote, madame de Montpezat,
auteur de Natalie. De l'explication qui suivit, il
résulta ce fait que, M. de Salvandy ayant lu le ma-
nuscrit de Natalie, se chargea de le publier, et, grâce à
son avant-propos et à la modestie de son amie, qui
n'osait pas se nommer, en recueillit toute la gloire.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIttK 201
Cette révélation, autant que l'estime inspirée par
son talent et son caractère, me fit nouer des rela-
ttons amicales avec madame de Montpezat ; je ren-
gageai à mettre désormais son nom à ses ouvrages
6t rendis compte du roman qu'elle publia depuis.
Cette aimable femme m'en remercia quelques jours
après dans la lettre suivante :
a Agen, 11 septembre 1846.
» Certainement, monsieur, il vous est arrivé
^'avoir bien le désir d'écrire une lettre, d'avoir tiré
P'us de vingt exemplaires de cette lettre dans votre
^ur, et, pourtant, la feuille de papier restait toute
^'anche! Voilà ce qui s'est passé pour moi. Je suis
^^rivée du Béani, j'ai trouvé votre article sur Gast07i,
J^ l'ai lu avec un merveilleux plaisir, j'ai savouré
^'^s louanges sur Natalie, ma première née, je me
^^is écriée : « Oh ! monsieur Lafon aura ma plus
I^^ochaine lettre, car il est ce que je regarde comme
^^ meilleur type en France ; le Méridional badi-
geonné de Paris! Eh bien, je ne vous ai rien dit
encore, et je parais une ingrate ! Certes, je n'ai pas
été entraînée par le tourbillon d'Agen, mais plutôt
Saisie par le far nknte. f
>^ Cependant, je n'ai pas tout à fait perdu mon
temps : j'ai parlé de vous à M. de Salvandy, je lui
ai dit tout ce que le Midi vous devait de recon-
naissance pour votre grande et belle œuvre, et com-
bien je me félicitais surtout de l'avoir lue, pour
!202 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
pouvoir rendre un témoignage intime à tout votre
talent. Je ne doute pas, monsieur, que justice ne
vous soit faite, mais je ne sais pas combien de temps
la dignité ministérielle voudra prendre pour se
raviser.
» Vous m'engagez à écrire sur le Béarn ; vous ne
savez pas que j'ai fait Corisande de Mauléon, ouvrage
anonyme comme Natalie, et Au pied des Pyrénées.
Corisande, auprès de beaucoup de gens, est la
rivale heureuse de Natalie ; c'est une œuvre toute
béarnaise.
» Vous me promettez que vous n'avez pas dit votre
dernier mot sur Gaston. Un nouveau nom litté-
raire, comme le mien, a besoin du vôtre, monsieur,
pour recevoir son fiât lux.
» Adieu, monsieur, vous ne passerez plus à
Agen sans vous arrêter, n'est-ce pas? Avec nos
lettres et nos livres, nous faisons un dialogue des
morts. A nous voir, donc !
» A. de MONTPEZAT. »
Cet an de grâce 1846 fut pour moi une période
de vaillant mais rude labeur. Le 3 mars, d'abord,
j'avais reparu au théâtre de l'Odéon avec une comédie
en vers, en trois actes, l'Oncle de Normandie.
Reçu à l'unanimité, comme les autres fois, je
n'eus pas le même bonheur quant à la direction;
elle était, cette aonée-Ià, dans les mains de Bocage»
qui n'aimait pas la comédie et ne la comprenait
CINQUANTE ANS DB YIB LITTÉRAIRE 203
guère. Méditanl déjà de naturaliser sur le second
Théâtre-Français le drame et les paysaaneries berri-
chonnes de madame Sand, il y voyait de mauvais
œil une œuvre d'esprit et de franche gaieté. Il fît
donc tout ce qu*il put pour empêcher le succès de
la pièce. Parfaitement secondé dans ce plan par la
faiblesse de sa troupe, il monta Tœuvre nouvelle
de façon à préparer la chute qu'il désirait. A Tex-
cepllonde Delaunay, en effet, une gloire actuelle de
la Comédie-Française, je n'avais pour interprètes, en
hommes et en femmes, que des artistes complète-
"fient incapables de sentir et de remplir leurs
rôles.
Dans ces condilions, et devant d'autres specla-
^urs j'étais perdu; mais Bocage, nouveau venu du
*^oulevard et qui s'y croyait encore, avait compté
^ns le public littéraire de l'Odéon. Celui-là vit la
^niédie à travers l'insuffisance des artistes ; il sup-
pléa, par son intelligence et son goût, à leur faiblesse,
^t lOncle de Normandie^ arrivé au port sans encom-
l^ïe, finit au bruit des applaudissements. Au lieu de
^'en féliciter. Bocage ne sut pas cacher sa mau-
vaise humeur ; ne pouvant nier la réussite, il
'abrégea» contre son intérêt même, et me prouva
Jue, s'il n était pas le maître du public, il l'était du
noins de l'affiche.
Avait-il raison contre tous? non, car VOnde de
VormandeV est une comédie dans toute la vérité du
not et les exigences du genre ; l'idée, d'abord, est
i04 CINQliAME ANS DE VIE LITTÉRAIRE
excellente et, je peux le dire sans encourir le repr\
che de vanité, elle n'est pas de moi : je Tavais om.
pruntée à un chef-d^œuvre espagnol et développée
avec amour et bonheur. Ce qui me prouve, du reste,
que l'assimilation avait été heureuse, c'est que les
scènes les plus vivement applaudies, furent celles
qui m'appartiennent en propre.
La pièce imprimée obtint un succès de lecture si
rapide, qu'au bout de quelques jours, il n'en restait
pas un seul exemplaire.
Après cette comédie, il s'en joua une autre dans
les bureaux de deux grands journaux où je me
trouvai avoir un rôle. Je faisais partie de la rédaction
du Courrier français; mais, peu satisfait de Xavier
Durieu, notre chef; depuis une semaine ou deux,
j'avais cessé d'aller au journal lorsqu'un message
éploré m'y rappela dans un des premiers jours
d'avril. Le teint de Xavier Durieu ne participait en
rien, dans la vie ordinaire, du coloris de la rose;
mais, ce jour-là, il était d'une pâleur cadavéreuse. U
frisson de la peur glaçait ses joues blêmes et poussait
hors de leurs orbites ses yeux eifarés. Dès qu'il eut
fermé au verrou la porte de sou cabinet, me prenant
les mains et les serrant avec effusion :
— Lafon, me dit-il, Lafon, mon ami, je vous ai
fâché, j'ai eu tort; car vous êtes l'homme en qui] ai
lo plus de confiance et le seul qui puisse me sauver
du péril mortel que je cours.
— De quoi s'agit-il?
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 2(K>
— D'im complot tramé contre ma vie!
--^ Allons donc !
— D..., mon rédacteur principal, veut me faire
tuer pour avoir ma place.
— Et comment cela ?. . .
— 11 m*a suscité une querelle avec le National,
(iont vous connaissez les .susceptibilités, et me dé-
clarait tout à l'heure que je ne pouvais me dispenser
de me battre pour l'honneur du Courrier. Je n'ai
pas peur, ajoutait Durieu en tremblant; mais, ne
connaissant le maniement d'aucune arme, un duel
pour moi, c'est la mort.
— Et D. . . vous y pousse ?. . .
^ A tel point qu'il s'était constitué mon témoin
pour me sacrifier; mais je lui ai signifié que j'avais
choisi Paulin Limavrac et vous.
■^Fort bien! Où en est l'affaire?...
■^ Ces messieurs du Nationul doivent venir ce
'^aliû à neuf heures.
A neuf heures moins cinq, en effet, le garçon de
bureau annonça Dornès et Thomas. Je les connaissais
^ousles deux, et, si j'estimais, si j'honorais sincère-
ment le premier pour la droiture de son esprit, la
fermeté de ses opinions et la loyauté de son carac-
^^e, j'accordais au second, remarquable seulement
P^ï" sa taille de carabinier, la considération qu'inspire
^^ grand développement de la force physique privée
^^ moteur intellectuel.
Nous reçûmes cer: messieurs, Paulin et moi, dans
12
206 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
le salon de la rédaction. Ils nous apportaient une.
lettre et un ultimatum. La lettre était une rétracta-
tion humiliante pour le journal, et peu honorable
pour son directeur. Je la lus et, la rendant ensuite
à Dornès :
— Jamais, lui dis-je, ces lignes ne paraîtront
dans le Courrier,
— Alors, dit Dornès, nous demandons une répa-
ration par les armes.
— A qui?
— A Xavier Durieu, naturellement.
— Soit! Quel sera son adversaire?
— Dornès ou moi, répondit Thomas se levant,
comme pour nous effrayer en déployant sa grande
taille.
— Vous? dis-je à Thomas, et en quelle qualité?
— En qualité de gérant du National,
— Pardon, je crois qu'il y a erreur dans vott^
pensée, si le combat doit se livrer entre gérants, j^
vais faire appeler le nôtre.
— Je ne Taccepterais pas, reprit superbemea*
Thomas.
— C'est pourtant un ancien militaire, ex-sous-^
officier, comme vous, je crois.
— J'entends, et Dornès aussi, n'avoir affaire
qu'au rédacteur en chef du Courrier,
— Notre intention est la même, nous ne connais^
sons et ne voulons avoir pour adversaire que I^
rédacteur en chef du National •
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 207
" Jamais nous n'exposerons Armand Marrast à
un péril quelconque, sa vie est trop utile, au parti
et trop précieuse pour le journal.
— Croyez-vous donc que nous tenions moins à
celle de M. Durieu ?
Une fois ce terrain trouvé, je m'y tins sans reculer
d'une semelle. Une seconde réunion fut convenue
pour Taprès-midi. Elle eut lieu au National, et
chacun en devine Tissue. Marrast, dans le fond, ne se
souciait pas plus de se battre que Durieu; ses colla-
borateurs ne voulant à aucun prix exposer une tôte
si chère, l'affaire finit par une note insigniliante et
inoffensive parue le lendemain dans les deux jour-
naux. Et le rédacteur principal, en admettant qu'il
eût formé ce noir complot, ne fut pas rédacteur en
chef. Toute bonne action mérite, dit-on, récompense ;
pour se conformer à cet axiome, Durieu me montra
^a reconnaissance en profitant d'une absence de
l^olques jours pour publier la première partie d'un
^Offian : Jonas dans la baleine, sur le prix duquel
^ous n'étions pas encore d'accord, et, en le faisant
^fûîiner brusquement à mon insu par l'homme
'^^^e qu'il accusait d'avoir prémédité sa mort.
^ qu'il y eut de plaisant, c'est que le tribunal de
^^Cûerce, à qui je demandai justice, me refusa
^^^ment et jugea que Xavier Durieu avait bien
'^- Ce mauvais jugement, par. bonheur, devait
apporter une compensation fort imprévue. Comme
Portais du tribunal, usant et abusant du droit
208 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
laissé aux plaideurs mécontents, je fus abordé par
un monsieur gros, court, à face rose et réjouie, qui,
m'offrant un excellent cigare, me dit d'un air de
grande satisfaction :
— Voilà un singulier jugement !
— N'est-ce pas, monsieur, que c'est inique?
— Inique, c'est le mot ! et, pourtant, j'en suis
enchanté.
— Par exemple l
-• Sans cette audience, oii je me trouve par
hasard, je n'aurais pas mis la main sur vous, et,
sans reproche, il y a huit mois que je vous cherche.
— Vous ?
— Moi-même, continua-t-il tranquillement; en
allumant son cigare.
J'avais, à cette époque, une foule de jugements à
mon passif pour refus de monter ma garde, et je ne
pus m'enapêcher de regarder l'interlocuteur de tra-
vers.
— Non, me dit-il, ce n'est pas cela. Je suis
Coquebert, l'acheteur des Girondins, l'éditeur de /fl
Bretagne illustrée, et je vous cherche pour vous
proposer de me faire le Languedoc ancien et mo-
derne.
Je répondis que je réfléchirais à la proposition.
— Pensez-y cette nuit, me dit-il, avec le calin«
de la Bretagne bretonnante, un volume de trente i
trente-cinq feuilles grand in-8**, prix : dix raille
francs. Où vous trouverai-je demain matin?
CINQUANTE ANS DE VIE LITTKR AIRE 209
*"Chez moi, rue Jacob, S4. C'est la peur de la
irde nationale qui me fait cacher mon adresse.
Coquebert arriva le lendemain à Theure dite,
^ecdeux feuilles de papier timbré. Le traité fut
gné et le livTe commencé le soir même. Entouré
3 cartons pleins jusqu'à la couverture des recher-
les faites sur l'Histoire du Midi, je travaillais sans
'e déplacer ni me presser, quand, au bout d'un
'ois, je reçus la visite de Coquebert. Il venait voir
^i'en étais. Son air préoccupé me frappa. Au lieu
s répondre à une question sympathique :
^ Combien de temps vous faut-il encore, de-
wnda-t-il, pour achever mon livre ?
— Un an.
■^ Un an 1 Et si j'avais un intérêt personnel de
remier ordre à le faire paraître à la fin d'octobre,
ourrions-nous arriver ?
-^ Ce serait un tour de force rude ; mais, avec la
'ûtéetla bonne volonté, il n'est rien d'impossible.
"^Monsieur Mary Lafon, je ne vous cache pas
^G cet ouvrage m'est aussi nécessaire en octobre
^e l'air que je respire. Je comprends les difficultés
' la tâche que vous allez vous imposer ; mais, sans
^rier du prix du livre que vous allez porter à vingt
ille francs, vous pouvez compter sur toute ma
connaissance.
Le traité modifié dans ce sens, je me mis au
ivail tout le jom- et Un peu de la nuit, comme du
nps où, tous ses rédacteurs lui ayant manqué, je
12.
2J0 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
fis marcher seul, pendant un mois, les Villes de
France, de Furne. Bientôt parurent les premières
livraisons illustrées par Marvy, avec de charmantes
eaux-fortes, de Gigoux, de Johannot; puis Torage qui
grondait depuis quelque temps sur la librairie de la
rue Jacob emporta le brave éditeur et mon livre, en
me laissant papier pour papier, vingt billets à ordre
de mille francs chacun, dont je passai la plus
grande partie, grâce aux soins obligeants de IV
guerre.
XI
*^es travaux littéraires, je pouvais dire avec Vir-
*'^, uno avulso non déficit aller, un fini l'autre
'^Orûmeiice. Libre de nouveau, je conçus le projet,
ïUoitié réalisé depuis, de ressusciter, en les pu-
•
*^nt, texte et traduction, les graudes poésies des
^Ubadours. M. de Salvandy accueillit Tidée et en
^fia Texamen à une commission.
Qui dit commission rappelle au vrai la fameuse
le de Pénélope. La plupart du temps, les membres
oes réunions n'ont qu'une vue : défaire ce qui a
' fait la veille. Le comité de l'instruction publique
ti vingt mois à examiner ma proposition et les
^es à l'appui. Le côté plaisant de l'affaire,
^%t que les plus ignorants de notre vieille lan-
^^ se montraient les plus difficiles. De là, quel-
^^s scènes, parfois d'un comique parfait. Ëtant
212 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
allé voir un jour de Tété de 1847 M. Leclerc, à la
Sorbonne, je rencontrai chez lui le secrétaire per-
pétuel de l'Académie des inscriptions. Je savais qu'il
ne m'était pas favorable, et je saisis avec un mali-
cieux plaisir Toccasion de lui donner une leçon sur
le terrain de la philologie méridionale. Ainsi que
je m'y attendais, il y fit les premiers pas, en assurant
qu'il était très facile de comprendre les troubadours
et les patois qui ne sont, à tout prendre, queJes
débris du roman.
Je secouai la tête en souriant.
Guiguiaut s'échauffa et prétendit qu'avec les dic-
tionnaires de Raynouard et deSavages, il traduirait
les pièces les plus obscures à livre ouvert.
C'est là que je l'attendais.
— Monsieur, lui dis-je, il y a, dans le comité, ur^
de vos collègues qui, ayant appris le roman commr*-
vos savants apprennent Y arabe ou le chinois, s^
pavane dans cette science, n'en sachant pas le pre-
mier mot. Pour le rendre un peu plus modeste, j'avais
engagé M. Leclerc à lui communiquer une liste
de vingt mots les plus usuels, avec défi d'en
expliquer un seul. Voilà des dictionnaires; priez
M. Leclerc de vous donner cette liste, et voyez si vous
serez plus heureux.
L'académicien prit la liste d'un air de confiance,
sauta sur les dictionnaires et les feuilleta rapide-
ment pendant vingt minutes ; puis, remettant tran-
quillement les lexiques à leur place :
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE ^13
— Ces mots, dit-il saas s'émouvoir, ii'appar-
tfennent ni au roman vieux ni au nouveau.
— ^Voilà ce qu'a dit, pour excuser son ignorance,
^otre savant confrère; mais je vais vous prouver
non seulement que ces mots appartiennent à la
la.ngue morte, mais qu'ils sont vivants et employés
t^ous les jours.
Je venais d'entendre sur l'escalier le pas lourd
d'un porteur d'eau ; je cours à cet homme, je lui
Aomande d'où il est, et, apprenant qu'il vient de
^*Aveyron, je lui fais déposer ses- seaux et Tem-
■^ïxène dans le cabinet de M. Leclerc. A mesure que
i^ lui lisais un mot, il l'expliquait sans hésita-
^itDn; le premier, je me rappelle^ était caoussic, le
^^ï^rse des champs. Il n'en manqua pas un,
Guigniaut sortit furieux, mais la leçon avait été
^^^mprise. M. Leclerc, désormais, n'écouta plus per-
^t)nne, et, le 24 janvier 1848, il lut au comité des
^^onuments écrits de la langue française un rapport
^ù il concluait à l'adoption de ma proposition,
^t à la publication d'un nouveau choix des poésies
des troubadours en cinq volumes. Dans la même
séance, le comité adopta les conclusions de ce 4 sa-
vant et judicieux rapport, et décida : que les modifi-
cations apportées au plan primitif, les règles et les
limites prescrites au travail de M. Mary-Lafon par
les commissaires, seront transcrites dans le procès-
verbal et transmises à M. Lafon pour lui servir de
loi dans tout le cours d'exécution de la publica-
214 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
tion importante dont il est maintenant chargé * »,
Trois mois avant ce jour, qui devait m'édifier
pour la vie sur la conscience et la loyauté des co-
mités de l'instruction publique, j'avais reçu de
Suisse une proposition que je finis par agréer.
Voici comment le Moniteur parisien du 26 octobre
1847, apprit le fait à ses lecteurs :
« Le Conseil de l'instruction publique du canton
de Vaud (Suisse) a ofifert spontanément et officielle-
ment à M. Mary-Lafon une chaire de littérature
française à l'Académie de Lausanne. Cette démarche
honore tout à la fois le Conseil qui Ta faite et
l'écrivain si distingué qui en est Tobjet. La chaire
offerte à M. Mary-Lafon a été précédemment occu-
pée par M. Sainte-Beuve, de l'Académie française. »
Cette situation étant tout à fait dans mes goûts, je
l'acceptai le 4 novembre suivant, et soumis au
Conseil de l'instruction pubUque et au gouverne-
ment de Vaud trois sujets de Cours. La réponse ne
se fit pas attendre. Elle était ainsi conçue :
4
a Lausanne, le 9 novembre 1845.
^ Monsieur Mary-Lafon, professeur, à Paris,
» Monsieur,
» En réponse à votre lettre du 4 novembre,
nous avons l'honneur de vous informer que nous
1. Procès-verbaux du comité, p. 365, 367, 370.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 215
vons choisi le second des sujets que vous nous
proposez pour votre Cours de littérature française à
'Académie de Lausanne, savoir : De l'Influence de
d déformation, en général, et des écrivains suisses
*n particulier, sur la littérature française au dix-
huitième siècle.
»Nous comprenons, monsieur, que, dans les
circonstances actuelles, vous ne vous sentiez pas
dans toutes les dispositions nécessaires pour com-
Diencer votre Cours ; aussi, comme tout fait espérer
ïu'uQe solution prochaine aura lieu, vous pourriez
irriver dans la prochaine quinzaine de décembre ;
Jors les étudiants n'auront plus de préoccupations
trangères à leurs éludes et pourront donner toute
'^r attention aux Cours des professeurs.
*> Tolre arrivée plus prochaine n'aurait nullement
^ Un embarras, bien au contraire ; mais notre Con-
^l désire que vous puissiez donner vos leçons de la
^nière la plus utile et la plus convenable, sans que
^U en entrave les préparations et la fréquentation*
^> Agréez, monsieur, Tassurance de notre consi-
^î*ation la plus distinguée.
» Le vice-président du Conseil de VInstruction
publique du canton de Vaud,
» Robert Blanghet. d
Je partis donc pour Lausanne, et, quatre ou cinq
urs après mon arrivée^ fis l'ouverture de mon
I
21G CINQUANTE ANS DE VIK LITTÉRAIRE
cours, le 22 décembre. On m'avait laissé jusque-là
dans une ignorance absolue de la situation. Un
quart d'heure avant de monter en chaire, le vice-
président du Conseil de Tinstruction pubhque, un
digne et excellent homme, dont les manières sim-
()les et la bonne humeur voilaient un bon sens
admirable et beaucoup de cœur, M. Robert Blan-
chet,me prit à part et me dit:
— Il faut que je vous prévienne, uu peu
tard peut-être, mais nous n'avons pas osé
le faire plus tôt de peur de vous empêcher de
venir, de ce qui se passe ici. Indépendamment de
m
la guerre du Sonderbund contre les jésuites, qu*
Ment d'être si heureusement terminée, il y a, dans
le canton de Vaud, une autre guerre religieuse
contre les méthodistes, que nous appelons, nous,
momiers. Le gouvernement a été forcé d'interner
dans leur commune d'origine une cinquantaine de
pasteurs dont les enfants vous attendent dans la
salle, dans des dispositions que vous devinez sans
peine: Presque tous les étudiants appartiennent au
parti contraire. Les chefs mêmes de ce parti leur
donnent le signal de l'opposition, et je dois vous
avouer que, depuis le départ de Sainte-Beuve, ils
ont repoussé tous les professeurs que nous avons
nommés.
— Diable ! répondis-je, vous auriez dû me préve-
nir plus tôt.
— Nous n'avons pas osé ; mais il y a dans ce
CINQUANTE ANS DE TIE LITTÉRAIRl 217
momeDt, à Lausanne, un millier de soldats qui
regagaent leurs foyers, et nous allons en mettre
quelques centaines, pour vous soutenir, dans la
grande salle.
— Gardez-vous en bien ! G*est un duel entre les
étudiants et vos ennemis, et moi, j'entends le soutenir
seul. Bien qu'un peu tardif, du reste, merci de l'avis.
Sachant, dès lors, à quoi m'en tenir, j'entre dans
la salle, bondée jusqu'aux derniers bancs. Quel-
ques UQiformes de Farmée fédérale apparaissaient
Çà et là dans la foule. Les étudiants, formant une
niasse compacte, occupaient, comme une avant-
garde le devant de la chaire. Un rapide coup
^'œij, jeté de ce côté, ne me laissa aucun doute
^^ leurs intentions.
te recteur, un vieillard à figure sournoise, à
l'œil faux et au ton mielleux, me présenta aux
^tadiants dans un discours à deux tranchants qui
pouvait se traduire ainsi : <c Le gouvernement, que
'^ous détestons, a fait un meilleur choix cette fois-
^* .' le professeur que je vous présente a des titres
^^ttéraires ; il est connu, mais ce n'est pas une
'*^ison pour l'épargner ; au contraire l car la con-
^ance que lui témoignent nos adversaires ne le
çnd que plus dangereux. »
Après cette petite homélie méthodiste, il m'in-
ita gracieusement à monter en chaire, et son sou-
ire, adressé aux étudiants, semblait leur dire: A
oiis maintenant!
13
t\S CINQUANTE ANS OB VIE LITTÉHAIRI
La lutte ne m'a jamais déplu : mes iacultéi
engourdies s'y retrempent, au contraire; Tesprit
mis au pied du mur, sent qu'il faut combattre e
reprend toute sa vigueur. Je commençai par ui
remerciement des plus ironiques adressé au recteur
je lui dis, à mots couverts, mais transparents pou
tout le monde, que je l'avais parfaitement com-
pris et que sa reconmfiandation muette ne m'el
frayait pas. Me tournant ensuite vers l'auditoire
que ce début paraissait étonner et intriguer ui
peu, je fis mon discours d'ouverture avec une bra
voure qui ne fléchit pas jusqu'au bout.
Si j'avais lu, il est probable que j'aurais perd
la partie. Mais la parole est une épée, dont 1
pointe toujours tendue vers l'auditeur, lui impos
et le maîtrise malgré lui. Là où je voyais de
signes dé rébellion, je nie présentais le fron
calme, et, d'un regard, d'un geste quelquefois, ji
calmais l'orage.
Monté à ce diapason, je ne craignais plus rien
Bientôt je me laissai aller à mon sujet comme ai
courant d'un de nos fleuves et j'entraînai l'auditoir
avec moi. Une faible tentative d'opposition se prc
duisit vers le milieu de mon discours, toute la foui
prolesta. Je n'avais rien entendu, et, continuan
avec la chaleur de l'inspiration, je calmai du gest
les applaudissements. J'avais écrit sur une carte d
visite la division de mon discours ; dans le feu di
débit, je l'avais oubliée ; mais je n'avais pas besoii
CINQUANTB ANS Dl TIE LITTÉIIÀIRI Î19
de ce repère et j'arrivai au port, énergiquement
salué par les applaudissements de rassemblée, des
membres du gouvernement et des étudiants eux-
mêmes.
Voici en quels termes le Nouvelliste VaudoU
rendit compte de la séance * :
Lausanne,
« La séance d'ouverture du Cours de littérature de
M. le professeur Mary-Lafon a eu lieu mercredi
dernier, dans la grande salie de la bibliothèque, au
D^iieu d'un grand concours de public.
* M. le recteur Dufournet a fait entendre quelques
paroles pleines de convenance et de sympathie.
Après cette allocution, M. Marv-Lafon monte en
^iaire et esquisse son cours, en parcourant rapide-
^^nt la position de la France au xvni^ sièole ; il
^ûonlre Voltaire sapant une société vermoulue,
'Rousseau et les écrivains encyclopédistes recon-
struisant le nouvel édifice sur les ruines de l'ancien,
^t la Réformation, planant, par son influence, sur ce
^rarid mouvement.
» Rencontrant les jésuites sur son chemin, l'ora-
teur a montré que le Sonderbund d'autrefois n'était
ni plus éclairé ni plus heureux en guerre que
;elui qui vient de s'évanouir devant les armes de
a Suisse.
1. 34 décembre 1847.
2201 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
y> Puis M. Lafon termina ainsi :
« Il est bien entendu, messieurs, que nous ne
» ferons pas de politique; je n'ai pas besoin de Tin-
» troduire dans mes leçons, on la fait trop bieu au
)) dehors ; d'ailleurs, ce n'est là ni mon rôle ni le
» vœu de ceux qui m'ont appelé ; mais je vous ferai
» ma profession de foi car ce que j'aime le mieux
» au monde, c'est la franchise.
» Je hais avec énergie ce christianisme abâ-
» tardi qui a envahi plusieurs de nos chaires fran-
» çaises et qui corrompt tout ce qu'il touche ; mais
» je hais aussi ces jacobins de la pensée, battant 1^
)) tambour pour attirer la jeunesse et flatter la vanité-
» Nous suivrons franchement la raison, la raison du
» xvni® siècle, et nos trois grands principes seront ^
» la réformation, la philosophie et la liberté. » (Ap^
» plaucUssements.)
» M. Lafon a été écouté avec autant d'attention
que de plaisir. L'élégance de son élocution, la
manière, toute nouvelle pour notre académie, avec
laquelle il aborde soii sujet, sa haute éloquence
promettent d'instructives et intéressantes séances
aux amis delà saine littérature.
» Qu'il soit le bienvenu au milieu de nous! »
L'entente ne fut pas longue à s'établir entre le
professeur et l'auditoire. Dès la deuxième leçon,
celui-ci était conquis, et, à partir de ce moment, il
y eut des deux parts sympathie et confiance réci-
proque. Lausanne étant un peu sur le passage de
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 22i
l'Europe, il m'airivait parfois d'illustres auditeurs
touristes égarés dans les neiges, diplomates en
course, savants étrangers, messagers de Rome filant
comme un trait sur Fribourg. Vers le commence-
flient de janvier, j'eus le plaisir de voir devant moi
sur les bancs, le grand révolutionnaire italien,
Mazziiii avait à Lausanne un petit état-major corn-
®^ndé par M. de Boni, aujourd'hui député à Rome,
^t une imprimerie clandestine. On me le montra,
c^> Ja première fois qu'il vint à mon cours, je m'a-
''^Usai, à propos de la République de Salente, de
^^ixelon, à tourner en ridicule les rêves de nos
utopistes modernes. Dans son groupe, on ne me
c^ïïiprit pas ; mais le sourire qui éclairait sa figure
^^ï^e et spirituelle m'apprit bientôt que je ne par-
^^i§ point à un sourd.
Je l'appris d'ailleurs de sa bouche même, quelques
iours après. Dans l'inter\al]e de mon cours, qui
n'avait lieu que deux fois par semaine, le lundi et
le vendredi, je courais de tous côtés pour voir la
Suisse, singulièrement étrange, pour un Méridional,
sous son manteau de neige. En revenant de Sion,
je m'arrêtai pour déjeuner à Saint-Maurice, et,
ennuyé d'attendre la voiture savoyarde qui corres-
pondait avec notre diligence, je partis en avant à
.pied. Il faisait une matinée d'hiver superbe; l'air
était vif, mais point trop froid, et le soleil lançait
des rayons brillants et doux comme en automne.
En passant sur le pont de Saint-Maurice, je vis un
Î22 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE
homme, en costume d'ouvrier, appuyé sur le parsL—
pet, qui me demanda si la diligence de Sion n'allait
pas venir; je lui dis pourquoi je la devançais et il
prit la même résolution.
Je le reconnus tout de suite, malgré son dégui-
sement. Qui avait vu une fois ce corps élancé et
fluet, cette figure à Tovale délicat, aux traits pleins
de finesse où pétillaient la vivacité et Vesprit ne
pouvait les oublier. Je fis semblant de le prendre
pour C3 qu'il voulait être ce jour-là, un compagaon
chamoiseur, et nous voilà bravement en route sur la
neige compacte et aussi douce qu'un tapis. fîB
marchant, nous causions.
— Je vous reconnais, à présent, me dit tout à
coup le prétendu compagnon chamoiseur : vous êtes
le professeur français de Lausanne!..
— Lui-même!
— Je vous ai entendu, il y a une quinzaine de
jours, en traversant cette ville.
— Bon! que disais- je alors?
— Des malices à l'adresse des pionniers du pro-
grès.
— Non; car, ceux-là, je les honore et ne pourrais
les attaquer, n'ayant jamais fait, depuis que j'ai
cœur à l'ouvrage et plume en main, que oe qu'ils
font ou veulent faire.
— Oui, me dit-il, la ligue des hommes du Midi!
l'idée est bonne mais incomplète.
— Savoir 1 Unir les enfants d'une même race
CINQUANTE ANS DE VIB LITTÉRAIRI 223
û'est pas facile ; mais je crois qu'on le peut. Quant
à ceux qui ont un autre sang aux veines, une autre
pulpe dans le cerveau et qui naquirent sous des
d'eux glacés ou voilés de nuages, chimère de l'es-
P^rer ! Voilà pourquoi j'ai pris la liberté de rire de
^ rêve de république universelle.
— Le temps la fondera !
•^^ C'est possible; mais ni vous ni moi n*en vér-
ins jeter les assises.
— Qui sait? reprit-il Tœil étincelant et le front
^dîeux d'espérance. Sur le sol que nous foulons-
ie révolution vient de s'accomplir; celui de l'Eu-
^Pe tremble partout en ce moment sous les pieds
^ monarques ; au Nord comme au Midi , les trônes
^txt sur le point de s'écrouler. Dans quelques jours
^Ut-être, il n'en restera pas un debout.
Ne regardant pas au delà de mon horizon lit-
étaire, je pris cette sortie pour une illusion d'illu
^\né, il s'en aperçut et me dit simplement :
— En haut! en haut ! regardez vers la montagne,
c'est là que brille la lumière, elle vous éblouira !
Nous arrivions dans la petite ville d'Aigle, cachée,
comme un nid de fauvette, au milieu des peupliers,
le quittai le faux chamoiseur pour aller chercher
ies cigares et le rejoignis dans une vaste hôtelle-
•ie dont le portail et les grandes croisées s'ouvrent
;ur la route. Pour rester dans son rôle, il m'offrit
in verre de vin blanc. Pendant que nous trinquions
lans une salle où deux cents personnes pouvaient
224^ CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
boire à Taise, une vieille femme assise auprès cJ"
poêle se leva, vint lentement vers nous, et, apr^^
nous avoir examinés l'un et l'autre en sileno^i
étendit tout à coup la main en disant d'une voî^i
gutturale :
— « Ce qui a été prédit devait arriver et arriva -
Ainsi a dit le Seigneur éternel à Tyr : « Les il^s
» ne trembJent-elles pas au bruit de ta ruine ^
» Tous les princes de la terre et de la mer des —
» cendront de leurs sièges; ils ôteront leurs maca-
» teaux et dépouilleront leurs vêtements brodfes
» d'or et se vêtiront de frayeur, ils s'assiéront â .
» terre et trembleront plaintifs et désolés. »
— Celte femme est folle, dis-je à l'oreille de mo:^^
compagnon.
— Ne l'interrompez pas, répliqua-t-il avec cha-^"
leur, c'est une inspirée, une voyante.
Et l'interrogeant l'œil ardent :
— r D'où vient l'épée? demanda- t-il dans lé mênm^
style biblique.
— De France!...
— Touchera-t-elle l'Italie?
— Oui, la pointe brille sur Rome !
— Et puis? où la vois-tu?
— A Vienne et à Berlin !
— La prendrai-je en main à mon tour ?
— Oui, tu seras pape et roi à Rome.
— Et moi, dis-je en éclatant de rire à cetU^
prophétie, ne serai-je pas cardinal?...
ï
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 22K
|- Toi, tu iras aussi dans la ville des sept col-
;, la terre t'y engloutira ; mais tu sortiras du
ilcre pour combattre la bête qui a sept têtes et
jt cornes, et, sur ses cornes, dix diadèmes.
jLa diligence arrivait dans ce moment-là, au bruit
ks grelots de Tattelage, je courus reprendre ma
|lace; le chamoiseur vint monter quelques minutes
jlprès;il était rêveur, mais ses yeux brillaient d'un
jiéclat extraordinaire.
Me voyant sourire :
— Vous ne croyez pas aux prédictions de cette
femme?
— Pas plus, monsieur Mazzini, qu'aux garçons
chaiDoiseurs.
— Eh bien, d'ici à peu de temps, vous verrez
flwi aura raison.
13.
f
|r?
X[l
y^
Je ne pensais plus à cette rencontre, ni aux pro^
phéties de la vieille d*Aigle, lorsqu'un mois plu;
tard, ^n entrant dans un cercle démocratique d^^
Lausanne, le président du conseil d'État m'appril
à brûle-pourpoint que la république venait d'être
proclamée à Paris. Le contre-coup de cette révolu^
tion en Allemagne et en Italie, si bien prédit pai^
la voyante, me frappa au point que je ne suis pa*
bien sûr de douter encore de ce pouvoir sur-
naturel .
La secousse inattendue de 1848 avait ébranlé
tous les cerveaux. Pris du vertige universel, je
quittai ma chaire, et, profitant d'un congé gracieu-
sement offert par le gouvernement de Vaud, je ren-
trai à Paris, Là, toutes les illusions patriotiques
que j'apportais des rives du Léman s'envolèrent
aux bords de la Seine comme l'hirondelle en no-
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE ^%1
vembre. Dès le premier jour, je vis la cause de
ces fausses-couches populaires nommées révolu-
tions. Elis sautait aux yeux dans la nullité sotte et
vaniteuse des chefs de Témeute, devenus subite-
'ïîent hommes du pouvoir. Un avocat ignorant
^mme ils le sont tous et gonflé d'importance et
^'orgueil ; un poète sans tête et sans conscience,
Machine à phrases retentissantes qui sortaient se-
'^n l'occasion, avec la cadence et le bruit des orgues
^^ Barbarie; une vipère, Jules Favre, ramassant
Sou venin pour les piquer tous ; un culotteur de
pipes, Flocon ; Louis Blanc, un enfant terrible; mon
^'^î Pagnerre, ex-conducteur de veaux à Poissy,
^^U par hasard libraire et, de sa boutique de la
^Uiî de Seine, jeté d'un bond sur les fauteuils du
gouvernement provisoire; Marrast !.. Armand Mar-
^ast enlin, Fombre chinoise de Carrel et un nommé
Albert, ouvrier ; voilà les hommes qui avaient à
gouverner une grande nation et à contenir ou ré-
volutionner l'Europe. Je ne parle pas d'Arago, qui
Jes repoussait, les haïssait et les maudissait tous.
Au second rang étaient les Cassandres de bonne
foi comme David (d'Angers), les eunuques comme
Bûchez, les intrigants comme mon ancien rédacteur
en chef, Xavier Durieu. Je crois que, si Diogène,
sortant ces jours-là du tombeau, avait eu la fantaisie
de venir se promener à Paris pour chercher son
homme, à part Dornès, au National, pour le civisme
et la bonne intention, et Ribevrolles, hérissé comme
228 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRB
ua sanglier en son bouge, à la Réforme, il n'aurait
pas trouvé grand monde.
Je n'en retiens qu'un souvenir personnel. Lors-
que Furne publia ï Histoire des Villes de France^
pas un membre de l'Institut, pas un écrivain tan
soit peu connu qui ne tînt à se faire l'historié
de sa ville . Marrast réclama et obtint Saint-Bertran
de Comminges. Mais, n'en sachant pas le premic^-r
mot, il fit appel à notre double confraternité méri-
dionale et littéraire. Travaillant moi-même slxi
même ouvrage, dont j'ai écrit la plus grande partie
du tome second, j'eus peu de peine à lui donner les
matériaux de son article. Il m'en remercia cii
termes chaleureux, protestant qu'il reconnaîtrait
ce service dans une note. La note parut en effet.
Elle est ainsi conçue :
« Les belles pages de M. Armand Marrast, pres-
que entièremeri t composées sur des documents inédits^
et écrites d'un style à la fois si ferme, si large, si
brillant, nous font regretter que cette plume, qui
n'a pas d'égale dans les luttes arides de la presse,
ne puisse prendre une plus large part aux travaux
de notre littérature historique ^ »
Je n'aurais pas rappelé ce fait, sans l'insistance de
Kibeyrolles, qui ne pardonna jamais ii Marrast uu
mauvais trait de confrère, de compatriote et de
coreligionnaire politique. Quand Barthélémy se
1. Histoire des Villes de France, t. If, p. SO.j.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉHAIRE 329
vendit, nous eûmes l'idée, Ribeyrolles et moi, de
^^^masser le gantelet d'Entelle et de continuer la
^émésis. Un premier numéro flambant des ar-
feurs de notre âge et de la foi républicaine, fut
imposé à la vapeur et porté par nous au rédacteur
6^ chef de la Tribune, On le lut dans son cabinet et
^^ obtint le suffrage et la vive approbation des per-
^H.nes présentes.
Comment le trouvez- vous? dis-je à Marrast
^•-•^^ je connaissais un peu.
-^- Bon ! me dit-il, il y a là de la verve et du ta-
l^ï^t. •
— Alors, vous allez le publier?
— Non, répondit-il de Tair le plus dégagé du
">^onde.
• — ' Et pourquoi cela ?
— Parce que, ajouta-t-il d'un ton de suprême
insolence, nous sommes las de faire des réputations.
— C'est ce que personne ne te dira jamais, lui
cria Ribeyrolles en lui tournant le dos.
Voilà pourquoi notre Némésis mourut dans son
œuf démocratique et pourquoi l'irascible et fou-
gueux rédacteur de la Réforme n'avait jamais par-
donné à l'ancien rédacteur de la Tribune,
En temps de révolution, chaque jour ajoute au
désappointement de ceux qui rêvaient un état de
choses meilleur. Voyant où allait aboutir l'impéri-
tie des impuissants imposés à la France par la sur-
prise de Février, je me disposais à m'expatrier de
230 CINQUANTB'ANS DE VIE LITTÉRAIRE
nouveau. Une rencontre, faite à Passy, changea
mes projets et me retint définitivement dans la
métropole des lettres et des émeutes.
J'étais allé à Passy voir le grand juge littéraire.
En entrant dans ce délicieux chalet de la rue de la
Pompe, tapissé de beaux livTes, où se reflétait,
dans la grande glace du fond, le portrait de madame
Janin à vingt ans, je trouvai son Jules en grande
conférence avec Rachel.
— Parbleu ! dit-il en me voyant, vous ne pou-
viez arriver plus à propos, teneo lupum aurihus.
Voici riiomme qu'il nous fallait !
Et, faisant signe à Moore, ce bon Anglais à têt^
blonde qui vécut ses plus heureux jours sous c^
toit et mourut, comme le chien fidèle, en reve-
nant de Tenterrement de madame Janin, de me
céder son tabouret :
— Mettez-vous là, me dit-il de sa voix éclatante,
et donnez votre avis.
— De quoi s'agit-il ?
— D'une question de votre compétence. Made-
moiselle Rachel a envie de jouer Médêe et me con-
sulte pour savoir quelle est celle qu'il faut choisir,
de Corneille ou de Longepierre?
— Ni l'une ni l'autre, à mon sens.
— Pourquoi cela ?
— La Médée de Corneille est de tous points in-
digne de ce grand tragique, et, quant à celle de
Longepierre, ce serait un blasphème, une véri-
CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 231
table monstruosité d'employer le magnifique talent
^6 mademoiselle à la résurrection de cette œuvre
3ussi barbare par le fond que par la forme .
— Vous trouvez donc cette tragédie bien mau-
^'aise? me dit en regardant Janin, mademoiselle
fiacliel.
— Détestable ! Et pourtant quel plus admirable
sa jet!
• — Ah ! vous trouvez, n'est-ce pas ?
— Oui, s'il était traite surtout, ce qui n'a jamais
^^ fait selon la vérité historique.
^— Hein ! s'écria Jules Janin, que prétendez-vous,
^On confrère ? voudriez-vous démentir par hasard
^^ tradition et Euripide?
— C'est, en effet, mon intention.
— Ah ! par exemple, je serais curieux d'entendre
<iela !
— Écoutez alors. La légende de Médée est fille
d'ApoUodore et de Diodore. Ces deux très anciens
chroniqueurs racontent que Jason et Médée vinrent
de lolchos à Corinthe, où ils résidèrent dix ans.
Leurs enfants furent, d'après Hésiode : Médeios, que
le Centaure éleva dans les marais de Pelion, Mer-
méros et Phares. Au bout de ces dix ans de paix
et de bonheur, Jason devint amoureux de Glaukè,
fille du roi de Corinthe et répudia Médée, qui reçut
ordre de partir sur-le-champ. Vivement irritée de
cet afifront, Médée prépara une robe empoisonnée et
l'envoya comme cadeau nuptial à sa rivale. Celle-ci
232 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE
la mit sans réflexion, et son corps fut brûlé et en-
tièrement consumé. Rréon, son père, en essayaot
d'arracher du corps de sa fille la robe incendiaire
périt également dans les flammes. Médée, en par-
tant sur uu char traîné par des serpents, avait mis
ses enfants dans le temple d'Héré Akrienne, comp-
tant sur la sainteté du heu pour assurer leur
salut; mais les Corinthiens furent tellement exas-
pérés du double meurtre de Glauké et de leur roi,
qu'ils arrachèrent ces enfants de l'autel et les
massacrèrent. Dégagée de cette atmosphère loin-
taine et fabuleuse, le fait est hors de doute, puisque
les Corinthiens célébraient périodiquement des jeux
funèbres en expiation de ce crime.
— D'où vient alors qu'Euripide en charge Médée
seule ?
— Parméniskos nous l'apprend: il reçut une
forte somme des Corinthiens pour donner ce tour
à la légende.
— Il me semble, dit Rachel qui avait été très
attentive, que la donnée d'Euripide, vraie ou fausse,
est la plus dramatique.
— A cause de la scène des enfants? Mais rien
n'empêcherait de la conserver en la rendant plus
naturelle, mieux amenée et plus pathétique en-
core.
— Comment cela?
— Il suffirait de supposer que Jason, aimant
passionnément ses enfants, veut les garder en
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 233
chassant leur mère et les placer auprès de sa nou-
velle épouse. L'idée seule de les voir confiés à sa
rivale doit inspirer à Médée son dessein sangui-
naire, qu'elle n'aura jamais la force d'exécuter.
■— Enfin, reprit Rachel l'œil étincelant et se
transformant comme au théâtre, comment conce-
vez-vous Médée?
•—Comme une femme Iraliie froidement, lâche-
"û^nt par l'homme pour qui elle a tout fait, chassée
^ns pitié, privée même de ses enfants et qui,
poussée à bout par tous, se redresse et se venge !
— Mais, dans ce cas, le personnage n'est plus si
adieux.
— Il est très intéressant, au contraire, et je m'é-
tonne que le grand Corneille ne l'ait point vu sous
Cet aspect. Il ne pouvait aller, du reste, au delà de
l'érudition de son siècle, arrêté, comme aux colon-
ï)es d'Hercule, devant les auteurs latins.
— J'aimerais, murmura Rachel, une Médée taillée
sur ce patron.
— Rien de plus facile, dit Janin. Et notre ami
peut parfaitement vous la faire.
— Vraiment?...
— A une seule condition, mademoiselle.
— Quelle condition?
— Que vous vous engagerez à la jouer.
— Je le jure devant M. Janin.
— Alors je peux me mettre à l'œuvre?
— Quand vous voudrez, vous avez ma parole !
i34 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Cet engagement mutuel rompit le faible et
dernier lien qui me rattachait à Lausanne. Je ne
songeai plus qu'à Médée ; les balles de Juin eurent
beau siflBler dans nos rues et le canon de ces jour-
nées sinistres tonner dans le lointain ; j'avais vu
passer, sans ouvrir mes fenêtres, l'émeute triom-
phante du 15 mai ; je ne sortis de mon cabinet que
pour assister, en qualité de membre du comité de
la Société des gens de lettres, aux funérailles
triomphales des morts vainqueurs sur la place de
la Concorde et repartir ensuite dans notre cher
Midi.
Le- premier acte avait été fait à Paris. Trois
personnes seulement en reçurent la confidence: le
sculpteur Préault , Planche et Jules Janin. Tous
m'engagèrent vivement à poursuivre Texécution de
cet ouvrage, conçu dans une forme et un style com-
plètement différents des tragédies et de nos drames.
Je suivis leur conseil ; mais, la pièce achevée sur
les collines du Quercy, un soupçon trop juste,
hélas! me traversa l'esprit. Je me dis que Rachel,
comme toutes les femmes de théâtre très en vue,
donnent plus au monde qu'à l'art ; que mon
manuscrit courait le risque d'être oublié, égaré ou,
ce qui eût été plus fâcheux encore, livré à des
mains étrangères. Le troisième acte étant le plus
difficile à trouver, je résolus de le garder et de
n'envoyer que les deux premiers. C'est le jeune
marquis Léon d'Hervey, de Saint-Denis, aujourd'hui
CINQUANTE ANS Dl VIS LITTÉRÀIRI 235
lïaembre de l'Institut, qui voulut bien se charger
de cette mission. Or ma précaution ne fut pas
inutile; car Rachel se souvenait à peine de notre
engagement réciproque, et j'ai tout lieu de croire
que ces deux actes qu'elle égara ne furent pas
Perdus pour tout le monde ; quant au troisième, je
r^efusai constamment de le lui remettre et je fis
bien.
Rappelé dans mes chers pénates du Tarn, auprès
fie mon père, qui se croyait aux portes du tombeau
et se trompait heureusement, car elles ne devaient
s'ouvrir pour lui que vingt et un ans plus tard,
j'ai passé toute l'année de 1830 et une bonne partie
de i8M, à la campagne, sous le ciel le plus doux du
monde. Quelle est bonne, saine et fortifiante, la vie
écoulée jour à jour dans le calme de la nature et
la solitude des bois ! Jamais je n'ai été plus heu-
reux. Parti le matin après déjeuner avec un
crayon, du papier et des cigares, je ne rentrais qu'à
la nuit pour souper et goûter jusqu'au lendemain
un sommeil d'enfant. Un pavillon rustique me
servait de cabinet de travail l'hiver ; dans la belle
saison, j'avais pour abri la voûte verdoyante des
platanes, pour promenade, une terrasse naturelle
bordée de peupliers et de vignes , pour horizon, la
plaine immense qui, des derniers mamelons du
Quercy, se déroule à perte de vue jusqu'aux sommets
neigeux des Pyrénées.
Aussi comme ce Paris politique, tournant toujours
236 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
autour d'une situation, de même que le mulet
aveugle qui tourne sans cesse la roue de son
moulin, me paraissait de loin petit et ridicule ! Les
grands discours s'éventent à distance, les systèmes
ruolzés vus de loin se dédorent, hors de ce tour-
billon vertigineux qui grise, éblouit et entraîne; on
réfléchit et le bon sens reprend ses droits. Toutes
les insanités de ce temps, triste semence, hélas ! du
nôtre, au lieu de m'indigner me faisaient rire. Elles
m'amusaient beaucoup et je me fis Un théâtre à moi
pour les y traduire ; il n'y en a pas en France pour
l'esprit et les œuvres fortes. Dans cette pièce inti-
tulée les Fous de la Maison, je personnifiais l'homme
du progrès à outrance, le progressiste raisonnable,
le conservateur égoïste et incorrigible, le libéral
indifférent, l'avocat prêt à tout pour l'ambition et
la fortune et la femme clubiste et aspirant à la
députation. La comédie était vive, et gaie ; aurait-
elle du succès devant un public qui a vu reparaître,
sans les siffler, les mêmes pasquins? Je n'ai pas
voulu le savoir.
Tout a sa fin en ce monde. Mon bonheur cham-
pêtre, si doux par son repos après le travail inces-
sant et les agitations fiévreuses de la vie moderne,
cessa de me charmer. Mes yeux et mon cœur se
tournant de nouveau vers Paris, je remontai en
diligence, mais en passant par Montpellier, où m'at-
tendaient un ami d'enfance et un autre poète
ouvrier qui désirait vivement me voir. C'était un
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE ^7
potier des environs de Montpellier, avec lequel
j'étais en correspondance depuis huit ans. Jean-
Antoine Peyrottes, né en 18iS, à Clermont-rHérault,
avait alors trente-quatre ans. D'après ses vers et ses
lettres, je me le figurais, trait pour trait, tel qu'il
ffi'apparut lorsque mon ami Tamena. Frêle de taille
et de constitution, pâle et triste, mais les yeux
noirs qui éclairaient ce visage souffrant, vifs et
brillants d'intelligence. 11 avait réellement du talent
et de l'âme. Celui-là était resté peuple, ouvrier cl
Méridional, car il écrivait eu patois.
Peyrottes était un vrai poète, aussi supérieur
à Jasmin que Lamartine l'était à Pongerville ou à
Monsieur Viennet. Et, à propos de Lamartine, notre
poète patois avait fait une ode sur la mort que je
traduisis en vers français et lus un soir dans un
salon, comme œuvre récente de Lamartine. Tout le
inonde l'applaudit et l'admira. Soumet, qui était
présent, et à qui je l'avais donnée, en fit quelques
jours après compliment à Lamartine, et le grand
poète, après l'avoir lue, dit, en louant beaucoup
l'auteur, qu'il ne la désavouerait pas. Cette ode est
un chef-d'œuvre qui vaut tout ce qu'a produit le
coiffeur agenais.
J'ai oublié de dire que mon poète, ouvrier de Rouen ,
avait été nommé député à la Constituante ; or vous
jugez du rôle qu'il dut y jouer. On voulait faire le
même honneur à Peyrottes ; mais, plus sage que
Théodore Lebreton, il répondit par un refus
^38 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIHK
exprimé dans une charmante chanson aux amis
trop zélés.
Je ne peux quitter Montpellier sans noter quelques
souvenirs qui renaissent dans le passé comme les
fleurs d*hiver, toutes les fois que je traverse cette ville.
Le recteur de ce temps-là, nommé Gergonne^
était un des types complets de la vieille Université-
Son visage, orné d'un grand nez en forme de bec
corbin, ne se déridait jamais, ses lèvres serrées e
dédaigneuses ne s'ouvraient que pour laisser passeï
la critique, le reproche ou des mots piquants. Mal-
heur au professeur qui osait s'écarter des bornes d
programme ou quitter les routes battues ! Jubinal ^
titulaire du cours de littérature étrangère, en il^
répreuve à ses dépens. Instruit de la forme un peLB
légère et de la désinvolture de son enseignement,
le vieux Gergonne vint l'entendre un jour; puis, te
faisant appeler, le réprimanda vertement et le somma
de devenir plus sérieux, sous peine de suspension.
Jubinal ayant répondu, pour s'excuser, qu'il y avait
beaucoup de monde à son cours ;
— Monsieur, dit Gergonne de sa voix'aigre et mor-
dante comme des tenailles, Zozo, le charlatan du
Peyrou en a encore plus que vous!
Ce fut un mot malheureux pour le professeur de
littérature étrangère, que les étudiants n'appelèrent
plus que Zozo.
La boutade de Gergonne était toute fraîche,
quand, venant de Nîmes, j'eus l'idée de faire une
CINQUANTE ANS Dl Vil LITTARAIRE iSO
visite à madame Latarge. Les portes de sa cellule
s'ouvrirent immédiatement devant une lettre du
préfet. Elle n'était pas seule : sa cousine, je crois,
6tune religieuse, qui sortit aussitôt, lui tenaient
compagnie,
ie m'approchai de son lit et dis en la saluant :
— Me reconnaissez-vous?
— Parfaitement, vous êtes le cavalier de la forêt
de Dourdan.
--Et vous la dame au châle bleu, assise, avec un
livre, au bord des sentes!
•^ Saviez-vous qui j'étais ?
^ Oui, la sœur de madame de Violaine.
— Qui vous l'avait dit ?
— M. Diard,
— Le bon docteur de Dourdan ! Vit-il toujours ?
— Toujours et je le crois même encore honoré de
i'écharpe municipale.
Un triste sourire glissa comme un rayon du pâle
^leil d'hiver sur les lèvres de la malade.
Elle me regarda fixement et me dit :
— Je suis bien changée, n'est-ce pas ?. . .
— Vous êtes malade...
— Oui, du mal dont on meurt.
Sa maigreur était eflfrayante, et l'éclat funeste de
la fièvre brillait dans ses yeux enfoncés ; j'eus
cependant le courage de lui donner un espoir que
je ne partageais pas ; elle m'interrompit en disant ;
— Pourquoi êtes- vous venu me voir ?
■JN
â40 CINQUANTE ANS DS VIE LITTÉRAIRE
— Pour VOUS donner une consolation, si c'es
possible, et une marque de sympathie.
— Vous croyez donc à mon innocence ?,.,
J*éludai la question : elle y revint et insista.
— Pour vous répondre, dis-je en(in, il aura :
fallu que je fusse votre juge. »
— Plût à Dieu,, monsieur Mary-Lafon! je xm
serais pas ici!
— Il est de fait que bien des choses ont pu influea
cer les jurés de la Creuse qui ne m'auraient pei
impressionné. Le témoignage de Denis, par exem-
ple ! et la parade de ce ténor espagnol, appelé Or-
iila, né pour rouler le pays dans une voiture d*
charlatan plutôt que pour diriger, comme doyen
l'École de médecine. Les savants, du reste, ou pré
tendus tels, d'aujourd'hui, ne prennent pas k
science pour but, mais pour tremplin ou pour pié
destaJ. Ceux d'autrefois, enfermés dans leur cabi-
net, fuyaient le profane vulgaire, ceux de mainte-
nant, au contraire, avides de réclames voudraieni
être toujours en scène. Quant aux circonstances at-
ténuantesj elles abondaient dans ce fatal procès:
l'être indigne d'abord auquel on vous avait liée, les
mensonges qui formèrent cette union contre na-
ture, la famille de ce malheureux, et ce GJandier si-
nistre, dont l'image avec ses toits noirs et délabrés,
ses chambres pavées de cailloux et ses murs lé-
zardés et bouchés de paille, ra*a suivi longtemps
comme un cauchemar.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 24i
— Voilà de bonnes paroles ! dit-elle en me tendant
sa main tremblante et décharnée. Vous ne croyez
pas encore, mais vous êtes sur le chemin de Da-
mas. Restez-y et souvenez-vous du châle bleu !
Je la quittai sur ces paroles; car son médecin
arrivait en grondant déjà contre les visiteurs qui
fatiguaient sa chère malade. En sortant de cette pri-
son, je n'étais pas ce qu'on peut dire convaincu de
Tinnocence de la condamnée de Tulle; mais j'avoue
que la sympathie qu'elle inspirait et que tout le
lûonde, derrière ces verrous, éprouvait pour elle,
laissa un grand doute dans mon esprit.
14
XIII
Cela se passait trois ans avant ma dernière ea ^^
trevue avec le potier de CJermont-l'Hérault. Mo^^
intention, après avoir très cordialement serré I
main de ce brave homme, était de gagner Pari
par Lyon. Une lettre de mou père me rappela dan
la blanche ville du Tarn, où m'attendaient deu>^
visiteurs aimés, Ligier et Emile Souvestre. Le roraaa-^
cier passant à Montauban s'y était arrêté pour mt^
voir; quant à Ligier, il venait y jouer Louis XJ e/
s'informer du degré d'éclosion de certain drame
dont je lui destinais le premier rôle. J'eus le plai-
sir de garder ces amis huit jours. La veille de
notre départ, — car je les suivais jusqu'à Bordeaux,
où ils comptaient s'arrêter l'un et l'autre, — je dis
à Souvestre :
— Groyez^vous que Voltaire soit mort ? . . .
*— Quelle question !.. .
\
\
CFNQUÀNTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE ^U3
—le VOUS l'adresse, parce qu'il y a ici un vieillard
qui m'en fait douter quelquefois.
-- Vous voulez plaisanter.
- Nullement, je vous assure ; il a bien changé de
ûom et de visage; son château ne s'appelle plus Fer-
ney, mais Beauséjour, et, à ces modifications près,
c'est le même personnage.
■^ Parbleu ! dit Souvestre. je serais curieux de le
voir.
^ Vous aurez ce bonheur ce soir même : son car-
rosse doit venir nous prendre à cinq heures. Voici
'invitation, pour Ligier et pour nous, du seigneur
châtelain, et je leur remis une carte au dos de la-
quelle étaient écrits ces petits vers, forme de l'autre
siècle :
De Beauséjour l'octogénaire
Par le plus heureux des hasards,
A sa table, ce soir, espère
Réunir ce qu'on n'y voit guère.
Le talent, Tesprit et les arts.
— Lézard loi-même, s'écria Ligier incapable de
négliger un calembour. C'est égal je ne suis pas fâ-
ché de voir Voltaire !
Le carrosse vint à Thcure dite et nous porta au
trot de deux magnifiques chevaux au château de
Beauséjour, situé sur une hauteur à six kilomètres
de Montauban. Là grille était toute grande ouverte,
et, en descendant du carrosse, arrêté devant le por-
244 CINQUANTE ANS DE YIE LITTÉRAIRE
taiI,nous trouvâmes Toctogénaire dans un costume
tenant le milieu entre les modes de 89 et celles
du Directoire, qui nous attendait sur le perron et
reçut ses hôtes avec cette aisance de bonne compa-
gnie et cette politesse exquise de la vieille Fraucfet
dont la tradition se perd tous les jours. On se ren —
dit au Salon, puis le châtelain nous fit monter dani
sa superbe bibliothèque, et, jusqu'au dîner, nous
tint, comme dit l'orateur antique, attentifs et sus-
pendus à ses lèvres d'où coulaient, avec des apprécia-
tions littéraires très justes, des flots d'anecdotes e
de souvenirs curieux ou piquants'.
Souvestre était émerveillé :
— Eh bien , lui dis-je tout bas en descendan 1
à la salle à manger, est-ce Voltaire?
— Si la métempsycose a du vrai, c'est son ombr^ —
Le festin répondit largement au désir et à h for-
tune de l'amphitryon : il coula même trop de cham.-
pagne, car, en passant au salon, bien que la tempéra-
ture fût assez frOide,les têtes semblaient fort échauf-
fées. A part Souvestre, froid comme un marbre,
et moi qui ne me suis jamais grisé, le châtelain,
Ligier et les autres convives parmi lesquels étaient
un homme de lettres du cru, bibliothécaire de la ville,
et un général mexicain d'origine française, nommé
Woll, se trouvaient dans cet état de béatitude et
d'épanchement qui précède l'ivresse. Elle vint à de-
mi, avec le café et les liqueurs, pour notre hôte et
Ligier. Nous en fûmes avertis par le timbre de
CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 245
plus en plus éclatant de leur voix ; il s'agissait d'une
comparaison entre Corneille et Racine : le poète
de Beauséjour tenait chaleureusement pour celui-ci ;
Ligier défendait, avec non moins de passion, l'au-
teur du Cid et des Horaces,
Ce duel, commencé par des citations, se continua
pendant quelque temps à coups d'hémistiches. Les
adversaires opposaient tirade à tirade et triomphaient
ensuite chacun de son côté en se croyant vain-
queur. Ligier en appelait au général, qui, hochant
^^ tête en signe d'approbation^ lui versait un petit
"^erre de chartreuse; l'autre prenait à témoin le
^bibliothécaire, dont le Champagne et le cognac
empourpraient les joues et qui, sans savoir ce dont
^J était question, car, plongé voluptueusement dans
^n fauteuil, il n'écoutait pas, criait à pleine voix :
^ Vous avez raison ! » Cette approbation inconsciente
^t l'encouragement muet et bachique du général
eurent les conséquences qu'on en devait attendre.
Des railleries, ils en vinrent aux démentis, aux
injures, et au pugilat. Sans qu'on eût le temps d'inter.
venir pour mettre un frein à leur colère, le tenant
de Racine et celui de Corneille,
L'un l'autre s'accrochant, se prirent aux cheveux.
Ce fut le début et la fin du combat t tous deux
portaient perruque; en se voyant le crâne nu comme
un genou, dans la glace de la cheminée, ils éclatè-
14.
246 CINQUANTE ANS DB VIB LITTÉRAIRB
rent de rire et se donnèrent la main ; puis, sans y
songer, dans les affusions du raccommodement, cha-
cun remit sur son chef le gazon qu'il tenait en
main. Celui de Ligier était noir, blond celui du
sosie de Voltaire, mais nul d'eux n'y prit garde. Mi-
nuit sonnait, sur cet échange sentimental; les deux
ennemis s'embrassèrent et nous regagnâmes Mon —
tauban, puis, de là, Bordeaux et Paris.
J'y arrivai une semaine après le coup d'État. Sau
les politiciens et les parlementaires, deux racei
d'hommes nés pour l'ennui, le tourment, et la ruim
des nations, Paris était loin de se plaindre du cou
d'État. Pour dix visages sombres, il y en avait di
mille de riants. Ceux qui ont écrit le contrair
mentaient sciemment; pour moi quiai vu, je l'aflSrmi
et peux dire la vérité dans des conditions excellen
tes, car je n'étais ni pour le vainqueur, ni pour 1
vaincus.
Eu descendant, pour ainsi dire, de la diligence,
je fus invité à un déjeuner que donnait Achille
Jubinal, chez le père La Thuile, ce Bignon focain
des Batignolles. Je trouvai là Pierre Dupont, Latour-
Dumoulin, Pierre Lachambeaudie, l'armurier Devis-
me et un de ses confrères de Mons, Antoine
Clesse, poète à ses heures, très connu par ses
chansons en Belgique, où ses compatriotes le com-
parent à Déranger. Le déjeuner fut assez gai et
tout à fait littéraire, au dessert surtout. Dupont
chanta ses Bœufs, Lachambeaudie récita une fable
CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE t47
nouvelle, la Cigale, la Fourmi et la Colombe, dont
la morale coiTige avec bonheur le côté par trop
égoïste de celle de Lafontaine. Au fabuliste popu-
laire succéda le chansonnier ouvrier, ou plutôt
patron, car je crois bien qu'Antoine Clesse, riche
armurier et chevalier de Tordre de Léopold, ne
maniait guère l'outil que dans ses vers. Il nous
chanta plusieurs chansons, dont une seule, le Vieil
^tdu, justifiait les éloges que nous lui prodiguâmes.
^n lui fît surtout répéter ce couplet :
Laissons l'ambitieux avide
Peu jaloux d'être homme de bien,
Au sein de TOcéan du vide
Voguer vers un immense rien I
Comme aux bords la vague profonde
Se brise et retombe à la mer,
Le flot des vanités du monde
Se brise sur ton pied de fer !
Ne t'use pas mon vieil étau :
Le sort nous rassemble.
Travaillons ensemble !
Sous ma lime et sous mon marteau
Ne t'use pas mon vieil étau!...
L amphitryon et ses convives me pressèrent en-
suite de dire quelque chose ; j'y étais peu disposé,
n'ayant nul goût pour les récitations publiques ;
mais, Pierre Dupont, que j'avais critiqué parfois
avec Scudo dans le salon de M. Catalan, où reten-
tirent ses premières chansons, insista d'un air si
24$ CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉKAIRB
étrange et ressemblant presque au défi, que j
m'exécutai et leur débitai cette fable :
LES BULLES DE SAVON
Demandez- VOUS des noms par les armes fameux ?...
Du fond des temps, Técho dit : « César, Alexandre !.. ^ »
Maintenant, que reste-t-il d'eux?...
Rien! pas même un cercueil, pas même un peu decend:m^e.
Un des aspirants au desliu
Comme à la gloire du grand homme,
Sous son diadème enfantin,
Vit en songe le roi de Rome
Soufflant, dans un vase d'argent,
Ces tourbillons légers qu'enfle et porte le vent.
L'aspirant, comme lui, souffle... mais, ô prodige!
Sur chaque globe qui voltige,
11 voit rayonner tour à tour
Ces deux mots : Boulogne ! Strasbourg !
En détournant les yeux, tristement il soupire
Mais ne perd pas courage encor...
Sur un globe nouveau, brillant d'azur et d'or
Apparaît tout à coup ce mot magique : « Empire ! i>
L'enfant lui dit alors : « Louis Napoléon,
Vous faites, comme moi, des bulles de savon ! »
L'effet de cet apologue qui, devait se réaliser^
mais fort longtemps après, fut bien différent su^
les convives : tandis que Dupont, Clesse et La-
chambeaudie applaudissaient des deux mains, La^
tour-Dumoulin et Jubinal échangeaient un regard
qui m'aurait appris, si je ne Tavais soupçonné
déjà, que le but de l'amphitryon du père La Thuile
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRB 249
tait pas exclusivement littéraire. Il essaya de
ipliquer ; mais je ne voulus pas comprendre,
je revenais à Paris pour travailler et non pour
rir après les honneurs et les places. Comme les
nés intentions portent quelquefois fruit, en ce
ide, la pluie me donna le lendemain ce que je
irais.
I
XIV
Surpris sans rifflard, par une averse formidabï^;
dans la rue Saint-André-des-Arts, je me réfugia/
chez Fume. Il était six heures du soir, et le gran^
éditeur venait de rentrer, selon son habitude à peu
près invariable. Fume avait de Tesprit, un goût
inné, Tintuition du beau en littérature comme dans les
arts et un jugement mûri par Texpérience. Prompt
à Tenthousiasme, il Tétait aussi au découragement.
Souvent le marchand^ en lui, retenait et corrigeait
l'artiste; mais^ lorsqu'il s'enflammait pour une idée,
rien ne l'arrêtait avant sa réalisation. Nous étions
bien ; il avait confiance en moi et, de mon côté, je
ne cachais ni l'estime que m'inspirait sa capacité,
ni les sympathies méritées par son honorabilité el
son caractère.
Nous ne nous étions pas vus depuis deux ans; il
m'accueillit à bras ouverts — comme l'enfant pro-
digue, — et voulut absolument me retenir à dincr.
/
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 25i
Sachant qu'il n'avait, ce soir-là, que sa femme, ai-
mable et charmante Bordelaise, et son ami RafFet,
j'acceptai. Au café, et quand brûlèrent les cigares,
<^n parla naturellement librairie et beaux-arts.
— Êtes-vous content ? dis-je à Furne.
— Oui et non. Le coup de force de Napoléon, que,
pour mon compte, j'approuve de toute mon âme, ga-
^ntit Tordre et rend aux affaires le terrain solide
^u'il leur faut pour marcher; de ce côté-là, donc,
^^tifaction pleine et entière, mais il manque toujours
quelque chose à l'homme le plus heureux...
-^ Et le plus fort; dis-je en riant. Napoléon I®^
^u faîte de sa grandeur et de sa puissance, ne put
pas trouver à Paris, le jour du sacre, un mulet
ponr le caméricr du pape.
— Mon mulet à moi, reprit Fume, est un livre
que nous méditons Raflet et moi depuis dix ans et
qui semble impossible.
— Impossible?
— Hélas î oui, je l'ai fait essayer par divers au-
teurs; Henri Martin lui-même y mit la main et
déclara l'ouvrage infaisable.
Henri Martin, c'était pour Fume ce que sont^
pour les avocats, Sirey et Dalloz réunis. Raifet^
silencieux comme d'habitude, opinait dans le même
sens d'un signe de tête en allumant sa pipe.
— Mais quel est donc cet ouvrage impossible?
— Rome ancienne et moderne, répondit Furne eu
soupirant»
i^'i CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
— Dans quel format et dans quelles limites ?
— Un petit in-quarto de cinquante feuilles au plu^
— Cet ouvrage n'est pas de construction facil
mais on peut le faire, pourtant.
— Voudriez-vous l'entreprendre?
— Pourquoi pas?...
— Je vous prends au mot, cria Furne.
— Soit ! venez demain chez moi et nous
causerons à fond.
— Le matin, comme toujours ?
— A la même heure.
Sept heures sonnaient à Thorloge dès Tuileries
lorsque Furne entra dans mon cabinet, situé aw
quatrième étage du numéro 1, rue du Dauphiii.
Il me trouva devant mon bureau, je venais de tracer
Je plan par époques et par chapitres de l'ouvrage
en projet. Furne prit ce papier, le lut deux fois,
réfléchit pendant cinq minutes et dit ensuite leate-
ment :
— Ce plan me va, je l'adopte tel qu'il est, el
vous prie de n'y rien changer. Il ne reste plus que
J'épreuve sous laquelle tous ont succombé.
— Quelle épreuve ?
— Je vous donne trois feuilles pour les Rois de
Rome ! Si vous pouvez faire entrer leur histoire
dans ces quarante-huit pages, nous traitons immé-
diatement, et vous signerez un beau livre; car c'est
mon rêve et, pour le réaliser, je dépenserai cent mille
francs.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE !253
— J'accepte Tépreuve, lui dîs-je. Quel est votre
imprimeur ?
— Claye, rue Sain (/-Benoît.
— Dites-lui de faire composer la copie que je
^ui enverrai, de ne retourner Tépreuve qu'à moi
^t revenez dans dix jours.
Dix jours après, à sept heures du matin, Fume
^^trait chez moi. Je lui tendis l'épreuve corrigée ;
^1 compta rapidement Jes pages, et me dit :
— Mais, tout n'est pas là ?
■- Tout !
-- Comment ! vous avez mis l'histoire des Rois
^^nsune demi-feuille? mais c'est impossible I
*- Lisez l
Plongé et immobile dans un fauteuil, il lut cette
épreuve mot à mot, en quelque sorte, et avec une
tieJle attention, que pas un muscle de son visage
^e bougeait. Se levant brusquement après cette
lecture :
— C'est CQ qu'il me fallait, dit-il, je vois mainie-
ïiantque le livre est possible comme je le conçois.
— Vos conditions ?
— Fixez-les vous-même, lui dis-je, nous avons
toujours été d'accord.
— Deux cents francs la feuille ?
— Ce n'est pas assez.
— Trois -cents alors ?
— Mettons trois cents. Il me faudra beaucoup
d'ouvrages étrangers.
TIB LlTTtltJLlftB ISS
1, entra, un matin, dans
orisé, ce que je n'eus au-
frirune situation brillante
vues qu'on avait sur moi .
l'aiTÈtai.
)pie, lui dis-je avec feu,
â'un ouvrage pour lequel
i on me l'offrit. Je suis
désire qu'une chose : le
l'écria Duclos; ]amÙ3 votre
le vous Mpporlera le cen-
urriez avoir, sans ce labeur
s heures et de tous les
lis, pendant deus ou trois
i plus heureux du monde.
L reprendre celte chaino sans
i vécu 6 ma guise, libre et
! traitant dp i
mon ceuvre, gai comme le
l'aube un beau matin de
i plein gosier. Lourde pour-
es jours bientôt ne suffirent
c, une volonté moins énergique
iUe fois; doué d'un corps de
256 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
fer et d'une ténacité à toute épreuve, je résistai
ce travail qu'on pouvait dire herculéen. Fume, d
son côté, y déployait la même ardeur et appliquai
au choix et à Texécution des illustrations, ses
coup d'œil juste d'amateur et son bon goût d'ar-^
tiste. Stimulé, d'ailleurs, parle succès, — la vente
livraisons dépassait le chiffre de S,000, — il ne passa^î t
pas un jour sans venir s'assurer par lui-même (3^
rÉtat du livre et de l'auteur.
Fortement intrigué de rencontrer chez moi, toias
les samedis, un homme en costume d'ouvrier ^
qui je remettais devant lui une page ou deux d'é-
criture, et redoutant un autre travail latéral de na-
ture à nuire à son livre, il finit par me demander
quel était cet homme et ce qu'il venait faire toutes
les semaines chez moi.
— Vous ne le devineriez jamais, lui dis-je en
riant de ses soupçons !
— Quelque article pour un journal ou pour
quelque revue ?
— Oh ! du tout, ce brave garçon vient exclusive-
ment pour Rome 1
— Pour Rome ! Vous plaisantez ?
— Non, certes ; dans tous les ateliers du faubourg
Saint- Antoine vous avez des souscripteurs. Ces
braves ouvriers payent un de leurs camarades
pour leur faire la lecture pendant le travail. Mais,
il se trouve parfois des passages qu'ils ne com-
prennent pas , faute d'études suffisantes ; alors, ils les
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 257
notent et, tous les samedis, le lecteur vient m'en
demander Texplicalion, que je lui donne avec le
plus grand plaisir..
Cet échange sympathique et tout cordial entre
l'auteur et les lecteurs de Tatelier dura jusqu'à la
fin de Rome ancienne, qui parut en volume dans
les derniers jours de septembre 18S2. Dix jours
après je prenais, à Marseille, l^Oronte, paquetjpt des
Messageries nationales, en partance pour Rome.
11 y avait, sur ce paquebot, M. Herold, sa mère et
sa sœur, un jeune avocat d'Évreux, plus grand
ami des arts que des cinq codes, un général autri-
chien que je devais retrouver dans la ville éternelle,
des évoques, et l'archevêque des Champenois.
XV
Après quatre jours et trois nuits d'une navigation
agitée, le 12 octobre 1853, au matin, nous arri-
vâmes à Civita-Vecchia. La mer battait violemment
les deux jetées circulaires que vit construire Pline,
et la nacelle qui vint nous prendre au paquebot
dansait comme une plume sur les vagues, lorsqu'il
nous fut enfin donné de toucher le quai de la
Douaue. Malgré son titre pompeux de premier port
de Tancienne marine papale et d'entrepôt de Rome,
Civita-Vecchia n*a conservé de sa vieille splendeur
que le môle de Trajan où s'élèvent le phare, et la
citadelle construite par Michel-Ange sur la jetée
de TEst. Cet amas de pierres, colorées par le temps
de cette teinte d'un blanc sale qui distingue les
ports d'Italie et comme perdu là sur la plage, entre
une campagne déserte et la mer, est d'un aspect
désespérant. Un sentiment de tristesse inexplicable
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 259
serre le cœur en y abordant, et Ton ne souhaite
qu*une chose avec plaisir : c'est d'en sortir au plus
vite. Malheureusement, voilà le difficile. Les Italiens,
considérant les étrangers comme des oiseaux de
passage qu'il faut plumer au vif, ne veulent pas
lâcher leur proie ; et, comme ils sont passés maîtres
^îi fait de ruse, vous avez beau essayer de leur
échapper et combattre, la victoire leur reste
'^^ujours.
L'habileté qu'ils déploient pour vous forcer à
passer sous ces fourches caudines de nouvelle
^pèce, est inépuisable. Si vous n'allez retenir, en
personne, votre place à la diligence, elle est toujours
au grand complet. La poste n'a pas de chevaux, et
il n'est pas rare de voir le batelier qui porte votre
bagage à bord se tromper sciemment de paquebot,
ou bloquer sa barque au milieu de ces vaisseaux à
l'ancre, entre lesquels les barcajoli circulent avec
tant d'adresse, pour vous faire manquer le départ,
gagner un double salaire et s'assurer du travail pour
le lendemain. On cite un brave Brésilien qui, indo-
lent comme la plupart de ses compatriotes, attendit
un mois le bateau à vapeur au grand hôtel de la
piazza Trajana. Tous les matins, le cameriere se
rendait au port et revenait lui annoncer, d'un air
efiTaré, qu'un grand sinistre avait eu lieu certaine-
ment, car le bateau n'était pas arrivé. Tant qu'il
eut des cigarettes, le Brésilien prit patience ; mais,
sa provision épuisée, il finit par se décider à se
260 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
rendre lui-même au quai, et la première chose qu*^ d«
aperçut fut une escadre de bateaux à vapeur. Depuis
un mois, il en partait quatre par jour.
Bien au fait de ces habitudes, je pris mes pr«^
cautions, et, trois heures après, grâce à des lutt^«
énergiques et à la buona manda (rétrenne), m ^
malles étaient visitées et plombées par la douaft^ ^
mon passeport visé, et je sortais de cette ville mort^^
escorté par une foule de mendiants au teint ^rfi
safran, épouvantable personnification de la fièvr!"<
qui, accrochés à la voiture et aux traits des ch^
. vaux, ne lâchent le voyageur que lorsqu'il ne lu/
reste plus un quatrino. Au temps de Pline, Civita-
Vecchia alors appelée Centum Cellœ (les cent grottcsj
était, à ce qu'il paraît, entourée de champs ver-
doyants, viridissimi agri» Les lieux sont bien
changés.
En prenant la vieille voie Aurélia, on tombe
brusquement dans une campagne muette, déserte
et complètement nue. Pas une maison, pas un
habitant, pas un arbre. Quelques ravins grisâtres
et hérissés de ronces, interrompent seuls de temps
en temps l'uniformité du paysage, et vous n'enten-
dez d'autre bruit, sur cette route désolée, que le cla-
potis de la mer, qui bat la plage à droite, une
plage qu'on prendrait pour un lac de boue infecte
et noire.
Trois misérables- villages , Santa -Marinella,
Santa-Severa et Palo peuplent la plaine jusqu'au
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 261
pied des pentes des Alumière et de la Tolfa, sur
une distance de sept lieues. A Palo, qui fut con-
struit sur remplacement de l'ancien Alsium, ville des
Cérites, la diligence s'arrête invariablement. Je des-
cendis, comme tout le monde, et entrai dans un
vieux bâtiment que j'aurais pris pour une caserne
ou une forteresse, à ses gros murs et aux grilles
qui en barraient toutes les issues, sans l'obligeance
d'ua voyageur de l'impériale. Cet aimable compa-
guoa de voyage, porteur d'une barbe d'ermite,
^'uae canardière qui dépassait son épaule d'un
^ètre, et d'une mine aussi mauvaise pour le moins
que son costume, daigna m'apprendre que la halte
de Palo était destinée au rafraîchissement, rin^
fresco, non des chevaux mais des signori. En con-
séquence, cet officieux me fit servir d'autorité deux
portions de veau aux carottes, qu'on lui passa pai*
un judas grillé comme ceux des changeurs; il man-
gea les deux sans fourchette, avec cet appétit qu'on
ne puise que dans les bois, but deux bicchieroni
(grands verres) d'orvieto, et poussa la complaisance
jusqu'à débattre pour moi le prix de cette consom-
mation avec l'hôte du judas. Je me sentais peu dis-
posé à régaler ce singulier individu : un coup d'œil
significatif du conducteur m'avertit de mon im-
prudence ; tirant alors une quinzaine de baïoques
(gros sous) de ma poche, je les tendis vers le judas
grillé. Mais mon convive, les interceptant lestement,
compta la somme, en remit six à l'hôte, qui les reçut
15.
262 GINQUilNTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
sans murmurer, et, empochant le reste, me dit e:
m'offrant un verre de Forvieto que je venais
payer :
— Vous n'êtes donc pas riche, signor?
— Non, par malheur, lui répondis-je, et ce n'(*— st
pas faute d'envie.
— Je m'en suis douté, reprit-il, en voyant q~^«e
vous n'aviez ni oriuolo (montre), ni chaîne.
— N'a pas ces ornements qui veut.
— A qui le dites- vous, amico, s'écria-t-il gaiem^^ii^
en me frappant sur l'épaule ; moi qui vous parle,
j'en trouve par-ci par-là quelques-uns sur la rou t^e;
mais, per Jïacco/ je ne sais comment cela se fait
je ne peux en garder aucun.
Ces paroles me dispensèrent de demander la
profession de mon convive, mais, lui, tint à savoir
la mienne.
— lo sono un povero pittore (je suis un pauvre
peintre) lui dis-je avec humilité.
— Va bene^ signor JRa/ae/e, dit-il tout réjoui. El un
signe impératif qu'il adressa au conducteur fit
partir la voiture. A partir de ce moment, comme
si les chevaux étaient fâchés de n'avoir pas parti-
cipé au rinfresco, ils ralentirent leur allure et
n'allèrent bientôt qu'au pas. Ce changement eûti
pour résultat de me faire arriver à la nuit tonH|
bante dans les noirs ravins et les vallées profonde
de la Tolfa. Ce n'était point sans intention,
peine dans ce coupe-gorge, la voiture fut arrêt
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 263
par une denii-douzaiiie de gaillards de la mine et
de la laille du coaunensal de Palo. Pour lui, ar-
tnant à grand bruit sa canardière, il avait sauté
sur la route en dirigeant l'expédition, qui s'accom-
plit, du reste, sans la moindre violence et avec une
grande rapidité. Ces messieurs fouillèrent les voya-
geurs en gens experts, éventrèrent les sacs de nuit,
forcèrent les malles, prirent ce qu'ils trouvèrent
bon et partirent sans dire adieu. Le moins maltraité
ce fut moi. Je tendais fort tranquillement les clefs
de mes malles et une poignée de baïoques; mon
commensal les refusa et me donna un cigare volé
à un Anglais. Galants avec les dames, ils ne prirent
à celles que nous avions que leurs bagues et leur
porte-monnaie.
Ce petit accident, qui se renouvelait à chaque
pas dans les États romains, donna le temps aux
voyageurs de méditer l'article 7 délie avvertenzey
ou avis général imprimé en ces termes, au dos du
bulletin délivré par les Messageries ;
Gli equipaggi non vengono garantiti dalV intra-
presa per casi forluiti e di foraa maggiore.
Ces cas fortuits et cette force majeure, dont l'admi-
nistration de la place Nicosia ne répond pas, n'étant
plus à craindre, ce soir-là, il nous fut permis d'at-
teindre Rome. Après avoir franchi les défilés
sombres et boisés des Alumière et traversé la
plaine arrosée par l'Aone, la voie Aurélia coupe
tout à coup le plateau du Vatican, dont le Janî-
!264 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
cule forme le renflemeat méridional. Là cesse ^
le désert qui entoure Rome comme une ceinture -s
maudite contenant dans ses plis la fièvre et ia mal- —
aria. On commence à voir des maisons; les vi
gnobles, fermés par des murs ou des haies, et les^
grands pins en éventail couronnent les collines.-^
Une pente douce mène à la porte Cavalleggieri, où^
je m'arrêtai.
Vue de ce point, la nuit, Rome présente un as —
pect étrange. A droite s'allonge, en remontant le^
Janicule, la ligne sévère du rempart ; dans la petit^=
vallée creusée au pied de la colline où ce rempart
s'élève, brillent, comme des vers luisants, des my — -
riades de lumières, et l'on aperçoit à gauche un^
masse imposante et sombre : c'est la basilique de
Saint-Pierre, qui se confond avec le Vatican. Pauvre
vestibule de la ville des Césars et des Papes, la
porte Cavalleggieri consiste dans une simple voûte
au-dessus de laquelle surplombe, du côté de Saint-
Pierre, l'humble toit d'une masure perchée sur
le mur. Vers le Janicule, un abreuvoir, alimenté
par une source qui jaillit du rempart, est sa plus
grande décoration. Au moment où j'allais en fran-
chir le seuil, le clairon des chasseurs d'Afrique qui
la gardaient, fil retentir de ses fanfares les vieux
échos du Janicule et réveilla vivement dans mou
cœur le souvenir de la, patrie. .
Mon logement était retenu d'avance, et je m'ia-
stallai au palais Ruspoli, sur le Corso ; il suffit de jeter
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRB 265
les yeux sur un plan de Rome pour reconnaître que
ia rue actuelle a été bâlie sur la voie Flaminienne, à
laquelle se rattachait la voie large (via lata), conti-
nuant la ligne droite jusqu'à la porte des Triomphes,
sous le Capitole. Des monuments qui bordaient la
rue primitive, il ne reste que la colonne Antonine,
debout encore sur la place Golonna, malgré les
siècles et la foudre. Vers le fond de l'ancien champ
rte Mars, entre le Tibre et la porte du Peuple, s'éle-
vait un magnifique mausolée qu'Auguste fit pour y
dormir durant l'éternité, imitation grandiose du
^mbeau qu'Artémise dédiait à son époux. La der-
rière demeure d'Augusle dominait le champ de Mars
^tse présentait comme une colossale tour ronde à
quatre étages, soutenue par des colonnes de marbre,
^e jaspe, de porphyre, entourée d'une ceinture de
cyprès et de lauriers verts, et couronnée par la
statue d'Auguste.
On y entrait par une seule porte, après avoir tra-
versé le bois qui l'environnait, et trois enceintes.
Deux obélisques, trophées de la guerre d'Egypte,
allongeaient leurs mystérieuses pyramides devant la
porte principale. Des urnes d'or y renfermaient les
cendres du grand empereur, que le Marcellus de
Virgile y précéda. Étrange vicissitude des choses
humaines! Le mausolée du pacificateur de l'univers
est devenu un repaire de saltimbanques. La dernière
voûte en s'écroulant, a formé un amphithéâtre qui
sert aujourd'hui d'arène pour la joute des taui'eaux
266 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
et, pour un demi paul, le derniei* facchino de Ripent
peut à présent fouler aux pieds la cendre des Gé8ar*s
Indépendamment des jours de comices et d'élec-
tion, les anciens Romains passaient une grande pairtie
de leur vie au champ de Mars. De la sixième heujfe
à la huitième, c'est-à-dire de midi à deux heures,
ils s'y rendaient pour assister aux exercices gymnas-
tiques. Conduits par une de ces mystérieuses et
instinctives fidélités de la tradition qui guide le*
générations nouvelles et les ramène dans la voie des
générations mortes, les Romains modernes viennent
deux fois par jour, à midi et à quatre heures, se
promener au Corso sur ce vieux sol battu pendant
quinze cents ans par les pieds de leurs pères. La
physionomie des lieux et des hommes a bien changé
pourtant; l'élégant palais Doria, chef-d'œuvre de
Valvastori ; le palais Sciarra, le palais Torlonia, aussi
riche que son propriétaire; les palais Chigi et Rus-
poli ont remplacé les portiques d'Europe, de Pola,
de Constance. Aux temples de Minerve, d'Isis, de
Sérapis ont succédé les églises de Sainte-Marie in
monte, de Jésus et Marie, de Saint-Charles, de Sainte-
Marie inviolala. Au lieu de ces Quirites énergiques, ,
luttant demi-nus sur le gazon ou retrempant leur
vigueur dans l'eau jaune du Tibre, on ne trouve plus
qu'une race énervée, effacée, étriquée dans son habit
noir, ayant à peine la force de fumer le cigare et
de se traîner, en saluant de la tête et du bout des
doigts, de la porte del Popolo au palais de Venise.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 267
Le peuple, lui, n'est pas dégénéré, et, non moins
fidèle à la tradition, mais avec plus d'activité et d'in-
telJigence, il recompose quelquefois l'histoire de ses
fêtes, comme j'en eus la preuve en descendant au
Corso le second jeudi d'octobre.
A cette époque de l'année, les anciens Romains
célébraient les féeries de Vertumne, dieu des jar-
dins. On le couronnait de fleurs, on en couvrait
les puits et les fontaines, et des courses de chars,
des bouquets donnés par les pontifes en l'honneur
de l'hiver, signalaient ce mois le plus heureux
pour Rome; car il ramène les jours sans canicule
et sans malaria. Reproduisant encore les mythes
t)oétiques du paganisme, tous les lundis et les jeudis
d'octobre, les Transtévérines courent joyeusement la
ville. Parées de leur plus frais costume, qui d'or-
dinaire consiste en une sorte de basquine de
velours vert ou amaranthe, un jupon de couleur
et un chapeau de castor orné dé roses ou de
plumes, elles se promènent quatre à quatre en legno
découvert, en chantant, agitant des bouquets et
accompagnant leurs chansons du ronflement sourd
et des grelots du tambour de basque.
Assis devant le cambio monete du changeur Bal-
dinl, le fougueux verdiano S je suivais de l'œil ces
pimpantes Transtévérines, si gaies et si roses sous
1. L'épi thète ne signiûait pas partisan de Verdi, mais de
Victor-Emmanuel. V.-E.-R.-D.-l. Victor-Emmanuel, roi d'Italie.
268 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
leurs chapeaux fleuris, lorsqu'un énorme bouquet
lancé par une des plus folles, vint s'effeuiller su —
mes genoux. Je me levai, croyant à une mépris -
et cherchant à qui s'adressait la provocation ; ma^B
le legno d'où elle partait s'était arrêté et celle qa^r-
occupait, comme la plus belle, la place d'honnei
à côté du cocher m'appelait évidemment en criant
Signor Francese ! signor, ecco mi I C'est, moi c'es
moi, seigneur français! Je m'avançai; mais j'avaî
beau consulter mes souvenirs, je n'y trouvais ri(
de près ou de loin qui se rattachât à la bel
Transtéverine. Ce fut elle qui illumina ma mémoin
après avoir joui quelque temps de naon embarras.
— Comment ! s'écria-t-elle avec l'accent plein e/
vibrant de son taubourg, comment, seigneur Français,
vous avez oublié la petite Severinade la Longara?.,.
Je poussai un cri de surprise. A mon premier
voyage à Rome, en 1843, la plus agréable de mes
courses quotidiennes commençait par le palais
Corsini. Ce palais renferme l'une des meilleures
bibliothèques de la ville, que son noble propriétaire
ouvre gracieusement aux savants et aux étrangers.
Attiré par la richesse du fonds et la courtoisie des
custodes, je m'y rendais tous les jours et j'avais
coutume d'aller me reposer jusqu'à V Angélus à côté
du tombeau du Tasse, sous les tilleuls de la plate-
forme de Sant-Onofrio. Tout près du palais Corsiai
se tenait une marchande de limons et de sigarri
dont la petite fille m'attendait chaque jour à trois
riNQUÀMTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 269
heures au bas de l'escalier de la bibliothèque pour
ûiapporter uq cigare et du feu. Deux baïoques,
^'*ois quelquefois, payaient cette attention. Or neuf
^s s'étaient écoulés, Tcnfant, qui avait des traits
charmants, était devenue une des plus ravissantes
feaimes de Rome, et jamais, dans la reine des
fêtes d'octobre dé 1852, je n'aurais certes reconnu
Ja bambina du Transtévère.
— Signor, me dit-elle en riant de mon étonne-
ïïient, je me marie après-demain et veux vous
ïïxontrer mon promis.
— Volontiers, Severina; mais quand?
■— Tout de suite, si vous voulez !
— Où est-il?
— A San-Paolo, oii vous allez manger la frittata,
— Je vais prendre un legno.
— En voici un ! Venez avec nous!
— Oui, oui, crièrent les trois autres, venez avec
nous!
— Au fait, me dis-je, pourquoi non? Nous serons
bien un peu serrés; mais le proverbe a raison ; Non
è miel senza moschel il n'y a pas de miel sans
mouches! puis Saint-Paul esta deux pas.
— Via cocchierey à San-Paolo !
Une allée de deux milles de long, bordée à droite
et à gauche par deux lignes de robiniers aux feuil-
les découpées à jour comme de la dentelle, conduit
de l'ancienne porte Ostiense à la basilique du Grand-
Apôtre. Cinq ou six cahutes qu'entourent des
270 CINQUANTE ANS DB TIB LITTÉRAIRE
cabinets courerts de roseaux s'élèvent un peu en
avant du portique de l'église, sur le bord du Tibre.
C'est là que nous nous arrêtâmes. Ce gai pèleriflâge
est un des amusements nationaux de Rome moderne.
Les gens du peuple et ceux de la classe aisée même
ne conçoivent pas déplaisir plus doux. Aller manger
l'omelette à l'huile à Saint-P^ul, c'est couronner une
journée de fête; après la frittata, il n'y a plus rien
à désirer.
La nôtre nous attendait, préparée d'avance parles
soins des parents des jeunes filles et du fiancé de
Severina, robuste tailleur de pierre («carpe/Ittw),
dont le visage se rembrunit singulièrement à }noa
aspect. Pour chasser ce nuage qui sentait son coup
de couteau d'une lieue, la Transtévérine n'eut qu'à
lui jeter deux mots à l'oreille ; alors sa physionomie
s'éclaircit un peu, il daigna me faire une inclination
de tête, et nous nous assîmes. Je crus devoir, toute-
fois, me ménager ses sympathies en annonçant très
haut que je ne comptais pas rester longtemps à Rome,
et puis que je né toucherais pas à la frtttata, à moins
que Scipione, tel était le nom du promis^ ne m'auto-
risât à ofifrir à sa fiancée, comme cadeau de noces,
une paire à'orecchini (boucles d'oreilles d'or); cette
double déclaration amena le sourire sur toutes les
lèvres, je me trouvai aussitôt de la famille, et le
festin fut joyeux.
En ces occasions, il n'est pas de bonne fête sans
danse. Le tambour de basque frémissait déjà sous
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 271
l^s doigts impatients de nos belline ; mais ces pré-
ludes cessèrent tout à coup à l'apparition d'un autre
groupe de Transtéverines. Elles dansaient toutes au
son du tambour que frappait avec une sorte de
frénésie la plus âgée de la bande.
Celle-ci pouvait avoir de vingt à vingt-deux
^s; mais qui l'avait vue une fois, ne devait jamais
l'oublier. Avec une taille et une physionomie de
statue antique, elle avait une pose un peu théâ-
trale, mais pleine de grâce et de majesté. Ses yeux
noirs lançaient des éclairs et elle déployait, dans sa
danse sauvage, une ardeur, un abandon et une
fougue dont rien ne saurait donner l'idée. A
mesure qu'elle allait, tournant avec une rapidité
vraiment vertigineuse, le tambour volait dans ses
mains et tournovait au-dessus de sa tête, versant, à
travers ses grondements sourds, des flots de
notes frénétiques. Tant que dura cet étrange ballet,
je gardai le silence comme les autres ; mais, lorsque
la danseuse tomba hors d'haleine à mon côté :
— Severina, dis-je à voix basse, quelle est cette
femme pâle?
— Une pauvre fille bien malheureuse, signor î
— Eh quoi ! aurait-elle perdu la raison ?
— Cela vaudrait mieux, signor amico, murmura
le tailleur de pierres.
— Que lui est-il donc arrivé?...
— Un malheur et une terrible aventure qu'elle
va vous conter elle-même; car parler aux autres
272 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
de son chagrin soulage. — Franceschina, ajouta-t
elle, bois ce verre d'orvielo et dis à ce forestiers
(étranger) ce qui t'arriva la veille de la Toussaint à
San ta-MaTia-Transpontina .
— Esl-ce par simple curiosité qu'il veut savoir
cela, lui ? me demanda Franceschina ?
— Non, répondis-je avec émotion, c'est par sym-
pathie vraie et cordiale.
— Écoute, me dit-elle en me serrant la maio,
j'avais, il y a trois ans, un promis, comme Severina,
qui allait m'épouser, avec la permission de ma
mère et du padre mon confesseur ; je lui avais
donné mon cœur de bonne foi. Quelques jours
avant le mariage, auquel mon père, qui aurait pré-
féré pour gendre un cousin de Marino, ne consen-
tait qu'à regret, on fit la révolution. Ah! signor, quel
désastre pour nous 1 Mon père, qui savait bien que
Sebastiano deviendrait soldat, ne voulait pas qu'on
parlât de noces. « Après la guerre, disait-il toujours,
après la guerre ! » Tes compatriotes vinrent à la
villa Panfili. On se battait tous les jours et, l'on eût
beau dire, je ne quittai pas la porte San-Pancra-
zio ; car mon promis était au Vascello avec les sol-
dats de Garibaldi. Hélas! hélas! je ne devais pas
le revoir vivant! Le 2J juin au soir, on rapporta
beaucoup de blessés et beaucoup d'autres qui ne
souffraient plus. Parmi ces derniers, était Sebas-
tiano. . . J'avais perdu connaissance et ne revins à
moi qu'à la maison .
, CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 273
i
— Je vous plains bien, Jui dis-je touché de ses
larmes.
- Le lendemain, — entendez-vous, sigiior, le len-
demain, ils ne laissaient pas même passer un jour, —
mon père m'ordonna d'épouser le cousin de Marino,
et, comme je fondais en larmes, ma mère me dit
d'obéir, et chacun parla comme ma mère. Éper-
due, désespérée, je tombai à leurs pieds ; ils furent
inflexibles. « Eh bien! leur dis-je, sacrifiez-moi,
tuez-moi, marchez-moi sur le cœur! j*y consens
pour ne pas être, devant Dieu, une fille rebelle ;
mais Sebastianc n'est pas enseveli et tant que je ne
l'aurai pas revu et que sa tombe ne sera pas fer-
mée, je ne puis me donner à un autre. » Mon
père convint que j'avais raison et le cousin aussi.
Les parents se consultèrent et il fut décidé que, la
nuit, j'irais revoir le cadavre de Sebastiano. Mon
père, ma mère, le padre confesseur et le cousin
devaient m'accompagner. Celui-ci pâlit, hésita et
finit par refuser de nous suivre. Son trouble me
donnait des soupçons; j'insistai et il fallut bien
qu'il vînt ; mais il était encore plus troublé et plus
pâle que moi.
— Je le conçois sans peine, et vous trouvâtes
le malheureux fiancé?. . .
— Dans l'église de Santa-Maria Transpontina. Il
était là raide et glacé parmi un tas de morts. Le
padre dit une prière, mes parents se mirent à
genoux, et, tandis que je sanglotais, le cousin de
274 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Marino s'évanouit ; ce qui me surprit d'autant \^ ^us
qu'il était dur de cœur et passait pour avoir véc^^wà
la Macchia avec les brigands.
— Pauvre fille, vous eûtes besoin d'un graaJîd
courage!
— Oui, oui ; on avait beau m'encourager, //
m'était impossible de coudre le linceul et de ne pâs
baigner le cadavre de larmes. Enfin, ils me près*
saient tant à voix basse, que je l'essayai, mais
en vain. Une nouvelle tentative de ma part ne réus-
sit qu'à déplacer le cadavre qui tomba sur les mains.
Un cri s'échappa dé ma poitrine. Je ne pleurais
plus, je ne soufirais plus, j'étais folle d'indignation,
de colère. Sebastiano avait été frappé par derrière,
à bout portant, et la bourre, restée dans ses habits,
la bourre qui avait poussé la balle du traditore
était une lettre que le malheureux m'écrivait la
veille et qu'on m'avait volée. . . Je saisis le bras de
mon père, l'entraînant de force, je lui montrai ce
papier.
— Assassiné ! dit^il en reculant ; ce n'est pas
moi î
— Jurez-le, mon père, devant la mort et la
madone l
Il le jura ! Je me tournai aussitôt vers le cousin;
il venait de disparaître.
— Le misérable avait tué son rival... -
— Comme un lâche qu'il est, oui sign(»rS mais
s'il revient jamais à Rome. . .
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 275
— Je comprends maintenant la danse et la musi-
le de tout à Theure. Mais savez- vous ce qu'il
ut faire, Franceschina ?
— Oui, signor ! aller rejoindre Sebastiano le
us tôt qu'il plaira à Dieu !
I
XVI
C'est peu de jours après cette promenade à Saint-
Paul qu'il ru'arriva un accident que rindi^pendai^cc
belge, qui a des correspondants partout, fit connaî-
tre à ses nombreux lecteurs de Paris et de l'étranger.
J'habitais Rome depuis le commencement de
l'automne. N'ayant fait le voyage que pour complé-
ter mes études sur fliistoire de la ville moderne,
je passais une grande partie de mes journées dans
les Calacombes, où le tableau, des premiers temps
du christianisme est encore enfoui. J'avais visité
plusieurs fois les plus curieux de ces cimetières
souterrains, qui sont au nombre de soixante-douze
et enveloppent Rome comme un réseau immense.
Partout, grâce aux courtoises recommandations du
savant Volpicelli, les gardiens s'étaient montrés
pleins d'empressement et de complaisance. Le seul
cimetière qui me fût resté fermée était celui de
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉKAIKE 277
Sainte-Agnès, que je tenais particulièrement à voir.
Malheureusement, pour y descendre, il fallait une
permission du sous-secrétaire d'État de Tintérieur
qui se trouvait à la campagne. J'ignore si les choses
sont bien changées sous ce rapport ; mais je pense
que le mois d'octobre est toujours le mois du repos.
Tant qu'il durait, à cette époque, les princes de
'État et ceux de l'Église se livraient corps et âme
^ la villégiature et ils n'auraient pas perdu une heure
^e ce bon et doux plaisir des champs pour la gloire
^6 leurs aïeux. Voyant que ma permission ne
tiendrait qu'avec le ministre, je résolus de m'en
Passer; à la rigueur, c'était possible. Quoique
bien changée à son avantage, la ville de Romulus
njérite encore un peu les reproches de Jugurtha.
Elle ne se vendrait pas très certainement elle-
même, mais elle vend sans peine tout ce qu'on
veut lui acheter. Employant donc un moyen dont
l'expérience me démontrait à chaque instant la
toute-puissance, dans l'après-midi du dernier
dimanche d'octobre 1832, j'allégeai mon porte-
monnaie de deux écus romains et, une heure après
cette otfrande au couvent des Augustins, un legno
à quatre places, dont j'occupais le fond, ayant pour
vis-à-vis un bon moine et un caporal des Cata-
combes, roulait au galop vers Sainte-Agnès.
Le soleil baissait d'une manière alarmante, mais
on n'a pas besoin de lui pour visiter les Catacom-
bes. Je pressai pourtant le cocchiere, qui allait com-
16
/
278 CINQUANTE ANS DB YIB LITTÉRAIftl
me le vent, et s'arrêta court sur l'ordre du moine,
au bout de vingt ou vingt-cinq minutes. Nous
étions arrivés. Je mis pied à terre, à gauche de la
route, devant une haie vive, au milieu de laquelle
est une porte que je n'oublierai de ma vie. Le
moine tire ses clefs ; nous entrons et je me trouve
dans une vigne qui s'étend à perte de vue en^e
TégUse de Sainte-Agnès, bâtie assez loin sur le
plateau, et un petit village perdu sur la route.
Cette vigne, appartenant, je crois, par moitié au
marquis Lepri et aux Pères augustins de Santa
Maria del Popolo, est coupée du sud au notd par
un profond ravin qui va toujours s'élargissant à
mesure que le terrain baisse et s'éloigne de la rouie^
Nous gravîmes la pente qu'il borde à gauche, et
un étroit sentier nous conduisit à une sorte de
cabane semblable à celle que les Moissagais cou»*
truisent dans leurs vignes pour déposer les éehalaf
l'hiver. C'était l'entrée des catacombes de Sainte-
Agnès. Pendant que le moine luttait avec une
énorme clef contre la rouille de la serrure et qoe
le caporak allumait silencieusement son cerinOy pe-
tite bougie qu'on déroule à mesure qu'elle brûle
comme un paquet de ficelle, je leur signifiai mes
intentions.
Venant pour recueillir une impression neuve, je
ne voulais pas être troublé par l'insupportable bour-
donnement d'un sot, qui vous lance à la tête comme
un pavé un mot absurde, au moment où tous rê-
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 379
viez avec délices yingt siècles plus loin. En consé-
quence, le caporal devait nous attendre à la porte,
et j'imposai au moine le silence le plus absolu .
Qu'il marchât devant moi sans proférer une parole
où je lui dirais de marcher, qu'il s'arrêtât et at-
tendît mes ordres quand je m'arrêterais, voilà tout
ce que j'exigeais de lui. Il accepta ces conditions
avec une seule réserve, qu'à Y Ave Maria, si je vou-
lais continuer mes explorations, le caporal viendrait
prendre la place. VAve Maria ou VAngelus étant
l'heure du dîner à Rome, je consentis de bonne
grâce à sa demande et l'autorisai même à se faire
reconduire au couvent par mon legno, dont je
croyais, mais sans savoir combien cette opinion
était fondée, pouvoir me passer plus tard.
Ce pacte conclu, nous descendîmes vingt-qua-
tre marches roides et humides. La dernière touche
au fond d'un couloir obscur, d'abord assez bas,
mais qui se relève bientôt. Avant d'aller plus loin,
j'eus une longue conférence avec le moine, qui ne
pouvait jamais comprendre quel était le lieu que je
tenais à voir d'abord. A force de périphrases, je
parvins pourtant à m'expliquer; allumant alors
une moitié de cierge à mon cerino, il s'engagea
dans le dédale de voies ténébreuses qui s'ouvraient
devant nous et me conduisit où je voulais aller, aux
arenariœ anciennes. Les arenariae étîûent, sous la
République et l'Empire, les sabUères de Rome.
C'est avec la pouzzolane extraite de leurs flancs
280 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
que rimmense cité avait fait le ciment de tous "^^
édifices. Il y en avait sous les quatorze voies ^^
Rome, et, comme leurs galeries sont nombreuses & *se
prolongent à plusieurs milles de distance, les éruc:3Jts
modernes prétendent qu'elles devinrent le preff^^er
refuge des chrétiens, quand on les poursuivait a^^^ec
tant de rage, que toutes les prisons étaient pleiiafô
de proscrits et les places débuchers en flammes.
Cette opinion est particulièrement celle du savant
père Marchi, Thomme qui, pour les avoir étudiés
trente ans, connaît le mieux les cimetières souter-
rains. Elle présente un intérêt d'autant plus sé-
rieux qu'en l'adoptant, on arrive, en pleine lumière,
à l'origine des Catacombes. Il n'est pas difficile, en
effet, de concevoir que les chrétiens, fuyant leurs
bourreaux, purent d'abord disparaître en foule dans
les galeries des sablières. Mais, si l'espace ne man-
quait pas, la sécurité leur manqua bien vite ; ou-
vertes de toutes parts et composées de voûtes assez
larges pour que les bêtes de somme eussent la faci-
lité de s'y mouvoir en venant chercher la pouzzo-
lane, ces carrières ne tardèrent pas à devenir d'au-
tant plus dangereuses que les païens pouvaient les
parcourir sans obstacle et en fermer les issues.
Pressés alors par l'urgence et la grandeur du pé-
ril, et dirigés sans doute par ceux de leurs frères
condamnés avec les esclaves aux travaux souter-
rains, les chrétiens se mirent à creuser secrète-
ment un nouveau refuge sous les arenarîse.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 28i
ie père Marchi m'avait beaucoup vanté les sa-
^iières de Sainte-Agnès et ne m'avait pas trompé.
*^s galeries percées dans le tuf de dix à douze
Mètres d'élévation et larges de quatre mètres se
déroulent dans tous les sens avec une symétrie ar-
chitecturale. A la hardiesse de ces voûtes fière-
'ïient campées depuis dix-huit siècles, sur leurs
piliers de pouzzolane, on reconnaît sur-le-champ
i^ grande main de Rome, celle qui a bâti le Co-
tisée. J'étais dans le ravissement et je courais de tous
côtés, croyant voir dans l'ombre de l'histoire les
esclaves des arenariae avec leur chaîne, les assas-
sins dont parle Cicéron avec leur poignard, et les
chrétiens avec leur croix sanglante.
Au plus fort de mon enthousiasme, qui m'avait
entraîné plus loin que je ne pensais, le fraie, me
présentant une grosse montre d'argent, réclama
l'exécution de notre traité. UAve Maria allait son-
ner, il était dans son droit; je lui permis de se
retirer, en lui ordonnant de m'envoyer le caporale,
que j'attendrais à la même place. Puis, dé-
barrassé de cette ombre incommode, je com-
mençais à me demander comment j'aurais fait, dans
la situation des chrétiens, pour creuser une re-
traite impénétrable sous le sol des galeries. Au
moment où j'étudiais un système nouveau, le ter-
rain manque tout à coup sous mes pieds et je
tombe dans une fosse. La chute avait été si brus-
que et la surprise si grande, qu'en me trouvant au
16.
S82 OINOUANTB ANS DE VIE LITTÉRAIRI
fond dans la plus effrayante obscurité, car ma
bougie s'était éteinte, je demeurai quelques minu-
tes interdit, respirant à peine et sans faire un mou-
vement. Peu à peu je m'enhsurdis moi-même. Ma
plus grande crainte était de m'être brisé quelque
membre. Pour me rassurer à cet égard, je me
tâtai en tremblant, je remuai un bras, puis Tautre,
j'étendis les jambes, et n'y sentant que TélMranle-
ment nerveux causé par la commotion, je me mis
doucement sur mon séant et me relevai bientôt
après avec une des plus douces satisfactions que j'aie
éprouvées de ma vie. Mes poches étaient bourrées
d'allumettes et de cerino. J'en allumai un autre
paquet et, le promenant autour de moi, je vis que
j'étais tombé précisément sur un des points ereu-
sés par les chrétiens pour construire sous les sa-
blières leur cimetière souterrain. Ce puits avait
tout au plus deux mètres et demi de haut; de
chaaue côté s'ouvrait un des couloirs étroits et
sombres des catacombes.
Évidemment un de ces couloirs menait à la sortie
de droite* ou de gauche. On en comptait deux dans
tous les cimetières. Mais lequel prendre ? l'avais
beau recueillir mes souvenirs, assez confus da
reste, sur l'itinéraire suivi au-dessus de ma tête
par le moine, je ne pouvais parvenir à m'orienter.
Après une assez longue hésitation et après avoir
poussé du fond de mon puits plusieurs cris de dé^
tresse qui ne furent pas entendus, je me décidai^
CINQUANTE ANS DE VIE JiITTÉRAIRB 283
. par une probabilité topographique, à prendre le cou-
loir de gauche. Au bout d'une demi-heure, je
ni'aperçus que j'avais fait fausse route; mais, comme
je me croyais assez familier avec le plan des ré-
gions cimetériales pour être certain de retrouver
Ut ou tard Tune des issues, je ne m'en inquiétai
pas et me laissai entraîner à visiter le cimetière de
Saint^Agnès comme si le caporale eût marché sur
mes pas.
Les Catacombes of&ent un tableau magnifique de
couleur et de grandeur lugubre. C'çst le sublime
de la mort qui vous entoure et vous glace le cœur
d'un religieux respect. Figurez-vous des galeries
ténébreuses et muettes oii il ne peut passer qu'un
homme de front, présentant de chaque côté, comme
les rayons d'une bibliothè*que, jusqu'à treize rangs de
tombes superposées horizontalement, et qui s'éten-
dent sans fin sous toutes les collines de Rome, car les
voies de soixante-douze régions catacombales unis-
sent leurs réseaux. Bien que travaillant dans les
ténèbres, les chrétiens observèrent en les creusant
une merveilleuse régularité.. Quatre ou cinq voies
principales, tracées en forme de croix grecque,
formaient en général le plan de la cité souterraine.
Sur ces quatre ou cinq grandes lignes, tirées pour
ainsi dire au cordeau, se croisaient, en se rattachant
l'une à l'autre, cinquante ou soixante voies secon-
daires qui se communiquaient toutes et composaient
une superficie de plusieurs milles*
284 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIUR
Lorsque les bourreaux avaient fait leur office et
que les restes mutilés des confesseurs gisaient dans le
sang, abandonnés aux chiens, des hommes, qu'at-
tendaient les mêmes supplices, venaient chercher la
dépouille mortelle de leurs frères et les portaient
dans leur retraite ténébreuse. A la lueur d'une lampe
de terre cuite, illustrée du monogramme du Christ,
ils ouvraient sur la paroi d'une galerie une tombe
de la longueur du cadavre, Ty déposaient en le
baignant de larmes, et muraient ensuite l'ouverture
avec des briques posées debout et revêtues de
chaux, ou un morceau de marbre offert par la
pitié des riches. Là, le martyr était distingué du
simple catéchumène, couché à côté, au-4essus ou
au-dessous de lui. Mais la distinction ne consistait
ni dans ces vases cinéraires de cristal ou d'albâtre
des patriciens qui insultaient par leur magnificence
à la pauvreté des urnes de terre du peuple. Un
petit vase de la forme la plus modeste, rempli de
son sang, uue palme gravée sur la chaux fraîche,
avec la pointe du compas qui avait mesuré la
tombe, voilà le monument du martyr; dans ce
lieu de repos commun, nul autre signe ne blessait
l'égalité chrétienne.
Les hommes héroïquement dévoués qui bravaient
cent fois la mort pour rapporter et ensevelir dansées
corridors sombres les corps déjà putréfiés des saints,
formaient à juste titre la première classe des
clercs. Chaque église en avait une douzaine qui, à
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 285
''exemple de Tobie, rendaient les derniers devoirs
^ux morts du Seigneur. Dès que la persécution
^vait commencé, ces fossoyeurs ne voyaient plus
'a lumière du jour. La nuit, ils erraient au péril de
'eur vie au pied des croix et des bûchers : le jour,
'uttant, aux faibles lueurs de leur lampe, contre
^'horrible puanteur des galeries mortuaires et leurs
ténèbres, ils bouchaient celles qui étaient pleines
^t allaient plus loin en creuser de nouvelles. Grâce
à ce dévouement d'autant plus admirable qu'il de-
vait être ignoré, les morts chrétiens trouvèrent
<iafin un asile contre les profanations du paganisme,
ils reposèrent en paix.
Tous les tombeaux, excavés régulièrement et me-
surés au compas, présentent la même hauteur et la
même longueur. En parcourant avec le cerino ces
noirs couloirs, dont le silence et Téternelle nuit gla-
çaient le cœur de saint Jérôme, je m^arrêtais de
temps à autre pour visiter ces cryptes ou chambres
funèbres que les antiquaires italiens nomment eu-
bvicoli. Il y en a deux cents à Sainte-Agnès. Ce
sont des réduits creusés comme les galeries dans le
tuf et pouvant contenir une dizaine de personnes.
Arqués à la partie supérieure et de forme tantôt
carrée, tantôt ovale, tantôt hexagone ou octogone,
ces réduits offrent à Fintérieur trois arcades taillées
dans le vif du terrain lithoïde, une en face de la
porte et les deux autres à droite et à gauche. Sous
ces arcades, fermées, à la moitié de leur hau-
286 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
teur, par un mur naturel de tuf, reposaient les corps
des martyrs les plus courageux. Les voûtes, les
parois et renfoncement des arcades des cubvicolis
furent peints à fresque du m® au v® siècle. A la
vérité, ces peintures n'ont pas une grande valeur
au point de vue de Tart. Mais, conmie je n'étais pas
venu là pour les comparer aux fresques des loges
du Vatican ou de la Sixtine, elles m'intéressaient par
leur date, et je perdis à les examiner un temps
considérable. Ma surprise fut donc grande en con-
sultant ma montre, de voir qu'elle marquait dix
heures. J'avais perdu un temps précieux à prendre
des notes ou à copier rapidement, à coups de crayon,
les sujets qui me frappaient ; puis l'heure de mon
dîoer sonnant cinq heures plus tard que celle du
dîner de Rome, je m'étais oublié. Je me dis alors
qu'il fallait songer à sortir et me mis à cher-
cher un escalier. Mes idées se détachèrent com-
plètement de l'intérêt de curiosité, qui m'avait
conduit à Sainte-Agnès ; pour la première fois je
m'étonnai de l'absence de caporale. Pourquoi ne
m'avait-il pas cherchent retrouvé? Cette circon-
stance, qui devait s'expliquer très naturellement le
lendemain, me causa une certaine inquiétude. Mais
je m'efforçai de l'écarter et continuai ma recherche.
Malheureusement, plus je marchais, plus une conric-
tion que j'aurais repoussée le matin, comme une
insulte, pénétrait malgré moi dans mon esprit et en
chassait l'amour-propre. Le matin, je me croyais
CINQVÀNTB ANS DB YIB LITTÉBAllIB 287
capable de me diriger sans guide dans la partie la
plus compliquée des Catacombes. D'abord je oom*
iQODçai par douter de cette infaillibilité, puis j'en
vins à m'avouer bien bas que je ne pouvais plus
compter que sur le hasard ou sur mon guid6.
Minait était arrivé pendant que je me traînais de
cooloir en couloir, dans cette nuit profonde et ce
silenee toujours plus glacial, entouré de tombes et
par moment effrayé malgré moi de ma solitude et de
ce calme solennel du sépulcre. La prédiction de la
voyante d'Aigle me revint tout à coup en mémoire et je
frémis. Une autre idée me piqua subitement au cœur
comme une vipère. Tous ces cimetières souterraine
se communiquent et ils ont avec leurs voies entre-
misées une longueur de douze cents kilomètres ! A
celui de Sainte-Agnès vient aboutir celui de Saint»
Nicodème, lequel s'embranche dans le labyrinthe
inextricable de Saint-Cyriaque, rattaché lui-même
à tous ceux des voies Appienne et Prénestine. Je
m'arrêtai avec une véritable terreur et me réfugiai
dans la première crypte qui se trouva sur mon
passage.
Assis sur le rebord d'un tombeau vide, entre xm
Moïse ébauché à l'ocre, et un Jonas aussi cruelle-
ment captif que moi dans la baleine, je me livrais
à de cruelles réflexions lorsque le sommeil me gagna
insensiblement. Ma bougie m'échappe, roule à terre,
et s'éteint. Mes yeux restent fermés quelques in-
stants, puis ils se rouvrent tout à coup, je m'éveille
288 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
en sursaut sous une vive impression de froid, ftt,
me trouvant dans Tobscurité, j'éprouve un moment
de trouble et de terreur inexprimables. Je ne savais
plus où j'étais et ne pouvais respirer. Sortir de
ce lieu, sortir tout de suite, voilà le sentiment que
je démêlais en moi. J'étends les bras, et, à tâtons,
hors d*haleine, j'arrive enfin à la porte et sors de
la crypte, où j'étouffais. Dans la galerie, par bonheur
très élevée en cet endroit, je repris mes sens, fl
me sembla presque aussitôt que je sentais comme
un souffle d'air frais. Je rallumai un nouveau pa-
quet de cerino, et, après avoir, par précaution,
ramassé l'autre dans la crypte, je cours droit au
point d'où venait une brise dont je reconnaissais la
fraîcheur matinale. Le cœur me battait vivement en
approchant, car je me croyais au terme de mes
angoisses. Elles ne devaient pas finir encore: ce
que je prenais pour l'entrée du cimetière était
l'antique soupirail ouvert par les chrétiens pour
descendre les cadavres et donner un peu d'air à
l'église qui s'ouvre en face.
Fort désappointé, je partis du soupirail, qui forme
aujourd'hui un éboulement épouvantable, pour
recommencer mes rechercjies, en ayant soin de ne
jamais m'écarter de cette'^ direction et de m'arrêter
toutes les fois que je ne retrouvais pas ou quelque
.morceau de papier, laissé comme indication, ou
des marques précédemment faites. J'allais lentement,
épuisé de fatigue, les yeux clos et comme noyé dans
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 289
Uû mirage continuel qui me monlrait, à chaque pas,
le frate, mon appartement et surtout cet escalier
iotrouvable, dont les marches m'apparaissaieut et
me fuyaient sans cesse. Au milieu de cette halluci-
Qation due à la fatigue, au besoin de sommeil, et,
comme je perdais même la conscience de mon
^tat, il me semble entendre une voix qui dit : Eccolo !
(le voilà !) j'ouvre les yeux et me crois encore le
jouet d*un rêve en voyant le caporale dont le
cerino m'éblo'uit. Cette fois pourtant je ne me
trompais pas. C'était bien lui, il venait un peu
^rd, mais par ma faute. En priant le moine de
'avertir de me rejoindre, je n'avais oublié qu'une
chose, de m'exprimer en italien. Il en résulta que
le bon frate, ne m'ayant pas compris, ne lui dit rien,
et le digne homme, après avoir lait une courte
station à la tratoria voisine, et attendu toute la nuit
autour d'un bracciere ardent dans la vigne du mar-
juis Lepri, ne s'était décidé à rompre sa consigne
3t à venir savoir où j'en étais de mes recherches
ju'à sept heures du matin.
Cette nuit, qui avait failli me coûter si cher,
m'apprit, je ne l'aurais pas cru, que les Catacombes
romaines étaient aussi pçu connues de notre temps
qu'au xviii® siècle, et aussi ignorées à Rome qu'à
Paris. Qui ne se rappelle, en fouillant ses souvenirs
de collège, la description que fit Delille de l'accident
du peintre Robert, qui prétendit s'être égaré dans
les Catacombes. Eh bien, chaque vers de cette des-
17
290 CINQUANTE ANS D£ Vl£ LITTÉRAIRE
cription terrible contient une idée fausse ou un faS_ t
inexact, et prouve jusqu'à l'évidence que ni le poèt-^B
ni le peintre n'avaient vu ce dont ils parlaient.
D'après le digne abbé Delille :
Sous les remparts de Rome et sous ses vastes plaine^^
Sont des antres profonds, des routes souterraines
Qui, durant deux mille ans, creusés par les humaine ^
Donnèrent leurs rochers aux palais des Romains.
Les Catacombes d'abord ne sont pas creusées daa^
les vastes plaines, ou pour mieux dire en pros^^
dans la campagne de Rome, mais dans les flancs de^^
collines qui l'entourent. Elles n'ont pas donné leur^
rochers, comme les carrières de Montrouge, avec^
lesquelles les confondait l'auteur du poème de Vlma^
ginatiori, par l'excellente raison qu'il n'y en eut ja^
mais un pied cube dans leurs antres profonds î
le sol des catacombes se compose d'un tuf granulaire
de nature très tendre et bon seulement à fournir la
pouzzolane pour le ciment.
Jaloux de tout connaître^ un jeune amant des arts.
Brûlait de visiter cette demeure obscure.
De notre antique foi vénérable berceau.
Un fil dans une main et de l'autre un flambeau,
Il entre et se confie à ces voûtes nombreuses...
Ici, de mon autorité privée^ je coupe ce fil poé-
tique. Ce rapin de l'ancien régime qu'on appelait
Robert se moqua sans pudeur de ses oontempo*
CiNQUÀMTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 291
l'ains. Son fil, renouvelé des Grecs, avait été pris
sur le peloton de Thésée à la chasse du Miuotaure.
Un fil dans les catacombes, il le faudrait de vingt
i trente kilomètres de long, et, en admettant cette
première impossibilité, au bout d'un quart d'heure
de marche, ce fil conducteur serait si bien replié
sur lui-même et mêlé, que je défierais le caporale
le plus expérimenté de s'y reconnaître ; donc le fil
est apocryphe, et le jeune amant des arts de 1808
ou 1809, s'il les a visitées, ne Ta pas perdu dans
les Catacombes.
XVII
II n'y avait pas huit jours que j'avais revu 1*
douce lumière des cieux dans la vigne du marquis
Lepri, lorsque, ayant trouvé chez moi la carte de
M. Alaux, directeur de notre école de peinture,
j'allai lui rendre sa visite à la villa Médicis. Après
avoir un peu causé de Paris et de Rome, il me
montra un tableau en cours d'exécution dont le
sujet, me dit-il à propos de mon aventure qu'il
avait lue dans V Indépendance, était emprunté aux
Catacombes. Je m'approche du chevalet et vois au
sommet d'un paysage aussi vert qu'un plat d'épi-
nards, un trou noir commme une bouche de four,
devant lequel, au lever du soleil, un archevêque
en grand costume recevait une procession escor
tant un cercueil .
Je me tournai du côté du peintre classique qu.
me croyait plongé dans l'admiration et lui dis ;
CINQUANTE ANS DR VIE LITTÉRAIRE 293
""^Vous n'avez donc jamais vu les Catacom-
• • ( •
•*— Non, répondit-il tranquillement, pour quoi
^"^îre?... C'était inutile.
l'art inutile, en effet, pour des peintres de son
'^libre. Cet évêque en habits pontificaux et ce
^^^sage vert ne placèrent pas M. Alaux très haut
ï^ns mon estime. Une autre expérience qu'il pro-
voqua lui-même, acheva de me fixer sur ses facul-
^^ artistiques. Me supposant ignorant en peinture
^omme ces braves confrères qu'on voit cependant,
sans avoir touché de leur vie ni crayon ni pinceau,
juger hardiment au Salon comme des maîtres, le
directeur de l'école fi*ançaise au Pincio voulut
me montrer lui-même les tableaux du Vatican. En
arrivant dans le salon carré, il me met devant le
chef-d'œuvre de Raphaël et s'écrie d'un ton triom-
phant :
— Eh bien , homme de lettres ?. . .
— Eh bien, dis-je froidement, c'est la Transfigu-
ration.
— Et voilà tout?...
Je m'étais tourné sans lui répondre, pour contem-
pler, en silence et dans le plus profond recueille-
ment, la toile immortelle du Dominiquin.
— Oui, marmottait-il alors derrière moi, la
Communion de saint Jérôme a du mérite, mais quelle
diférence avec la Transfiguration.
Je ne répondais pas et n'écoutais plus, absorbé
294 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
par mon admiration. Un sculpteur, Tenerani,
véritable artiste, celui-là, me prend la main, la serre
avec effusion, en me disant d'une voix tremblante
d'ëmotion :
— Ah ! vous la sentez, vous, la sublimité et la
magnificence de cette page immortelle ! Je ne vous
connais pas ; mais, de ce jour, vous êtes mon
ami.
Je ne sais comment cela se fit, mais il passa son
bras sous le mien,je sortis avec lui sans plus songer à
Âlaux que s'il n'avait pas existé et que je ne revis
plus ni à Rome ni à Paris. Je n'avais pas plus de
chance avec cet académicien que lui avec les Cata-
combes.
L'aventure de Sainte-Agnès, en me rendant un
peu plus prudent, ne me corrigea point cependant
des courses souterraines. Huit jours plus tard, je
descendais de nouveau dans le cimetière de Saint-
Calixtc en compagnie du père Marchi. Ce jésuite,
un des plus savants de son ordre, avait consacré
trente ans de sa vie à l'étude des Catacombes; il
les connaissait comme un pilote ses cartes marines;
tout ce que je savais, je le devais à son obligeance
et je lui en étais et lui en serai toujours sincère-
ment reconnaissant. La seule chose qui me con-
trariât, c'était son insistance à m'entraîncr sur le
terrain ultramonlain. Il essayait sans cesse et à pro-
pos de tout de me sonder sur mon plan de Rome
moderne et de tâcher de savoir dans quel esprit je
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 295
concevais mon livre. Voyant toutes ses ruses
déjouées, il résolut sans doute de me donner une
'eçon, et voici comment il s'y prit. Sous prétexte
^6 me montrer des peintures fort curieuses et
^^montant au iv® ou v® siècle, il me conduisit à
^int-Calixte dans une de ces catabatîques ou cha-
pelles souterraines. Nous étions seuls en y mar-
chant ; mais, à peine arrivés, une vingtaine de
^^minaristes anglais, en soutane rouge, que je
^'avais pas aperçus, parurent tout à coup et se
^^ngèrent en silence contre les parois de la cha-
ï^lle; au même instant, je vis la porte bouchée
l^ar un dominicain d'une taille colossale.
Le père Marchi, élevant alors son cerino et me
Montrant une fresque de la voûte à moitié déteinte,
^e dit de sa voix la plus douce :
— C'est le bon pasteur et la brebis égarée. 11
l'appelle d'abord con la zampogna, avec la flûte ;
mais, si elle ne revient pas, ' et, à ces paroles, son
visage prit une expression farouche et menaçante,
imitée par les physionomies de tous ceux qui l'en-
touraient, si elle est sourde à sa voix et aux doux
sons de la zampogna, alors il la force de revenir
col bastone, avec le bâton, ajouta- t-il durement en
français.
Comme pour me préparer peut-être à cette
scène, Volpicelli, le savant secrétaire perpétuel des
Lynceï, tout dévoué aux jésuites, m'avait raconté
la veille l'histoire d'un docteur soupçonné de litté-
W6 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
ralisme et qui avait disparu pendant dix ans, sans
que personne pût savoir ce qu'il était devenu. Ce
récit me revint en mémoire à Tinstant et, durant
quelques minutes, j*eus en perspective les cellules
inflexibles de San-Michele ; mais, affectant le plus
grand calme, je pris du papier et mon crayon et
me mis à dessiner ce bon pasteur, que j'envoyais,
du fond de Tâme, à tous les diables.
— Cette fresque te plaît ? me dit enfin le père
Marchi.
— Bien moins encore que la leçon qu'elle contient.
— Ah! tu juges la zampogna suffisante?...
— Et vous serez de mon avis en lisant les pre-
miers chapitres de mon livre, que je vous demande
la permission de vous communiquer demain.
— Va bene ! (c'est bien !) je t'attendrai à neuf
heures au Gèsu.
Il fit un signe : à ces mots — les séminaristes rou-
ges disparurent ; le colossal dominicain débloqua la.
porte, et nous sortîmes de cette espèce d'm pace. Il
était temps : le peu d'air qu'il contient avait été si
rapidement absorbé par nos poumons et les lumiè-
res, qu'un moment plus tard, j'étouffais. Le lende-
main, ce n'est pas au Gèsu que j'allai, mais à
l'ambassade. M. de Reyneval reçut la confidence du
fait et, tout en me promettant de me retirer des
cachots de San-Michele, s'il arrivait qu'on m'y
plongeât, il m'engagea paternellement à cacher
avec soin mes idées anti-ultramontaines tant que
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE ^97
infesterais à Rome. Je suivis le conseil. Mais ceux
î^elle devait toucher n'avaient pas renoncé à
^Voir dans quel sens mon histoire serait écrite. Le
s^&nor Volpicelli, mis encore en avant, plus osten-
^*t>lement cette fois, vint un jour m'annoncer que
'^ pape, ayant entendu parler de Rome ancienne,
^^Ulait bien m'accorder Thonneur d'une audience
Particulière, d'où je reviendrais, disait-il en enflant
^ voix, commandeur de saint Grégoire le Grand.
Je déclinai l'invitation, sous deux prétextes : lèpre-
ïûier que j'aspirais bien àrhonneur dont ilme parlait,
^ais que je voulais le mériter et ne l'obtenir qu'en
présentant au saint-père Rome moderne ; le second,
que je m'étais promis de ne porter aucune décoration
avant celle de mon pays. Il eut beau refuser mes
raisons, je m'y tins obstinément. Paraissant céder
alors de bonne grâce, il ne m'en parla plus, et je ne
le revis que huit ou dix jours avant Noël. Un mardi
oii je ne l'attendais pas, il entra tout joyeux dans
ma chambre et me dit que le cardinal Mai lui
avait témoigné un grand désir de me voir pour
causer avec moi des poésies du moyen âge.
Ce savant, pour qui j'avais une lettre de M. Leclerc
de l'Institut, jouissant d'une réputation européenne,
je répondis à Volpicelli que nous irions dans son
palais quand il voudrait.
— Tout de suite, si tu n'as pas d'autres, affaires.
— Me voilà prêt.
— Ah! fit- il négligemment, il faut te mettre
17.
298 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
en noir, (tutto nero) ; c'est Tusage quand on visite
un cardinal.
J'endossai Thabit noir ; il avait un legno en bas
et nous partîmes. Pendant le trajet, il me parlait de
tant de choses avec la volubilité italienne, que je
n'avais fait aucune attention au chemin qu'il pre-
nait. Ce ne fut donc pas sans suprise qu'en des-
cendant, je me trouvai au Vatican.
— Le cardinal demeure ici? lui demandai-je en
montant l'escalier.
— Ficuro, dit-il d'un air très dégagé.
Nous traversons une antichambre pleine de suis-
ses, habillés comme le valet de carreau et la pertui-
sane à l'épaule, et nous voilà dans une immense salle
en forme d'équerre. En tournant à gauche j'aperçois
un petit vieillard en robe blanche assis derrière une
table et mon introducteur, courbé, jusqu'à terre, lui
jette allègrement ces mots :
— Santo Padre, ecco il signor Mary-Lafon !
Je m'inclinai avec respect, et Pie IX, riant de bon
cœur comme un enfant qui vient de faire une
espièglerie :
— Ah! tu ne voulais pas venir voir le pape!...
Je m'excusai de mon mieux ; le saint-père eut
l'air d'accepter mes raisons, me dit quelques mots
d'éloge pour mon premier volume, dont quelques
livraisons, rehées en belle basane rouge, étaient ou-
vertes sur sa table ; puis, abordant la question immé-
diatement :
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 299
Ceci est Rome pa:ienne, dit-il, mais j'attends
"^^yie chrétienne,
" — Votre Sainteté pourra la lire vers la fin de
^^ïlîiée prochaine.
^^ J'espère que j'y trouverai les sentiments d'un
^tholique et d'un vrai fils de l'Église?
— Votre Sainteté y trouvera le respect de tout ce
^î est bon, grand et saint, et la vérité cherchée avec
^tiscience et dite sans système préconçu et sans
Passion.
11 eut beau me tourner et me retourner, je ne
^riis pas de ce programme. Restait un point sca-
breux : le pouvoir temporel. Sur un signe du pape,
^^oIpicelli y fit allusion; je répondis simplement que
je n'en étais pas encore là et que je ne me formais
Une opinion qu'après l'étude attentive et réfléchie
des faits.
Le surlendemain, je vis le vrai Maï, et la conversa-
tion ne roula que sur la littérature latine, et sa
bouture la littérature provençale. Il eut la bonté de
me dire que la lettre de recommandation de
M. Leclerc était inutile, et, pour le prouver, il m'en
donna une à son tour pour le conservateur de la
bibliothèque du Vatican^ qui, sous ses auspices, permit
à ses custodes de mè communiquer les cartons et
les manuscrits. Une seule condition m'était imposée;
je pouvais lire, mais non copier les pièces. Ce n'est
qu'à force d'instances et sur une nouvelle lettre du
cardinal que j'obtins l'autorisation de prendre quel-
300 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
ques notes, ceci me sauvait. Mon écriture un peu
hâtée devenant illisible, le custode avait beau écar-
quillerles yeux, il n'y voyait goutte; grâce à cette
défectuosité, transformée pour moi en qualité pré-
cieuse, il me fut possible de copier des documents
tenus secrets depuis des siècles, tels que le procès
de Galilée, par exemple, et une foule de pièces desti-
nées à former plus tard le recueil de pasquinades
intitulé Pasquin et Marforio.
En dehors du cardinal Mai et du conservateur
des archives du Capitole, un comte romain dont je
regrette d'avoir oublié le nom, je rencontrai à Rome
d'utiles auxiliaires. Mais le plus important comme
le plus savant fut le bibliothécaire du palais Corsini.
L'abbé Luigi Maria Rezzi, un des meilleurs biblio-
graphes de l'Italie, m'épargna, par son immense éru-
dition et par sa complaisance, des années de re-
cherches. Tous les jours, à une heure, je trouvais
sur les vastes tables de la bibliothèque princière
cinquante ou soixante volumes ouverts à la page
où il fallait puiser; quand l'auteur avait écrit en
allemand, que je ne savais alors que sous bénéfice
de dictionnaire, une note de la main de Rezzi me
donnait le sens* du passage utile. Par sa grande
science, ses qualités personnelles, son caractère ser-
viable et sa bonne humeur, ce digne homme était
le type des abbés érudits de Rome. Naïf comme
un enfant et jouant comme un jeune chat, il était
heureux lorsqu'il pouvait faire quelque malice; ainsi,
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 301
*ous les jours, en se promenant, il passait devant
^'iorloge et l'avançait d'un quart d'heure, et c'est
^Q riant dans son rabat et se frottant les mains de
Plaisir qu'il me criait.
■ — Sino le quatro, (quatre heures !)
Kn se rendant un jour à la bibliothèque par la
I^ngara, car, flâneur de naissance, il prenait toujours
lô moins court chemin, il rencontra une noce trans-
^verine. C'était un cordonnier nommé César qui
épousait une fileuse appelée Roma. Rezzi, en ar-
pentant la belle salle du palais et se bourrant le
liez de tabac, ruminait son espièglerie quotidienne,
l'horloge fut avancée d'une demi-he.ure ce jour-là ;
puis l'abbé de son pied léger se dirige vers la bou-
tique du marié et trace ces mots à la craie sur la
devanture :
Cave ne Roma fiai respublical Prends garde que
Rome ne devienne chose publique !
Il se trouva, par hasard, que le disciple de saint
Crépin, ce qui n'est pas très rare à Rome, sa-
vait le latin; il écrivit donc au-dessus de l'avis
anonyme cette fière réponse :
César imperat ! César est empereur !
Défi superbe, auquel le malin Rezzi répondit à
son tour par cette conclusion :
Ergo coronabiturî (Donc il sera couronné!..)
Ces jeux de mots font les délices des Romains.
Ces grands enfants, amollis par le climat et élevés
par des prêtres, ne sentent et n'aiment rien que le
302 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
far niente et la musique. Sur ce dernier chapitre
nous étions rarement d'accord, les fils de Romulus
et moi ; ils se moquaient de nous assez spirituel-
lement du reste. Ainsi, oubliant trop qu'ils tenaient
garnison chez un peuple de dilettantes, nos régi-
ments donnaient tous les soirs des concerts sur la
place Colonna. Quelque Daumier de la via del Ba-
buino exprima, dans une caricature, qu'on se passait
sous le manteau l'opinion de ses concitoyens. Il
avait représenté un pifferaro aveugle soufflant de
toute sa force dans cette horrible clarinette des
Abruzzes qui déchire l'oreille, et Pasquin écrivant
sur son dos d'un air gracieux : « musique française ».
De mon côté, je n'épargnais ni leurs chanteurs
efféminés ni leurs compositeurs, sauf bien entendu
Rossini.Bellini et Donizetti, trois anges mélodieux.
L'expression de ce sentiment, fort libre et piquante
parfois, faillit me coûter cher. J'assistais un soir, au
théâtre Valle, à la première représentation d'un
opéra de Verdi ayant pour titre : Buondelmonte. hn-
possible de rien imaginer de plus plat et de plus
bête que le poème. On sait que les Italiens vont
loin dans ce genre idiot ; mais l'auteur du livret
les dépassait. La musique était à l'avenant ; beau-
coup de tapage, des cuivres grinçants, des violons
déchirant l'oreille et des insanités sans nom s'échap-
pant de temps en temps de cet ouragan de notes
plus assourdissant qu'harmonieux, voilà l'opéra
de Buondelmonte. Agacé jusqu'au dernier point, je
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 303
sifflai : quel forfait ! Je crus que la salle allait
crouler sous les imprécalions ; toutes ces lêtes
tournées vers ma loge, furieuses et menaçantes, ces
yeux étincelants, ces bras tendus, ces voix trem-
Mantes de colère, il y avait là de quoi faire battre
'6 coeur. Accoutumé aux tumultes dramatiques, je
û'cn étais pas le moins du monde ému et ne son-
geais guère au danger qui m'attendait hors du
théâtre. Je sortis comme d'habitude dans Tentr'acte ;
^ peine mon pied avait-il touché le pavé de la
P^azza Valle, que je me vis entouré et pressé par
^ne foule de furieux dont les intentions n'étaient
^ien moins que bienveillantes. Au moment oii les
stylets allaient briller, — car en raison de l'occupation,
l^s Français possédaient peu de sympathies à Rome,
^ une voix qui me parut plus mélodieuse que celle
^u ténor, s'élève : Fate alto, fate altot Les rangs
s'ouvrent à ce cri, Baldini, l'aimable etjspirituel chan-
geur du Corso s'élance dans le groupe et dit d'un
accent de reproche et d'autorité en me montrant :
— E un verdiano! C'est un partisan du roi
Victor-Emmanuel !
Coup de théâtre féerique à ces paroles.
Il leur dit rapidement ce que je suis venu faire
à Rome, que la première partie de mon livre a été
envoyée à Victor-Emmanuel avec cette dédicace :
Au roi futur de Vltalie, que je suis un vrai pa-
triote aussi Méridional et Romain que Français.
Alors éclate la mobilité du caractère italien : les
304 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
mêmes qui m'auraient poignardé, dix minutes aupa-
ravant, me serrent les mains, m'embrassent et me
ramènent en triomphe dans ma loge, où la pré-
sence des deux frères Baldini et de la belle signon
Galetti, femme d'un exilé, avec l'épithète de ver-
diano que j'entendis circuler sur tous les bancs m(
valut ime ovation au lever du rideau.'
Malheureusement, — car les choses de la vie, comm(
le Janus du pont Sixte, ont toujours deux faces,
cette révélation de mes sentiments patriotiques eu
moins de succès auprès de l'autorité pontificale.^
Merle, le libraire français du coin de la place Ce —
lonna, s'empressa de me conseiller en ami d'abrégei
mon séjour à Rome. Ses relations assez étroites=
avec le cardinal Antonelli donnaient un grand poid^
à cet avis.
— Croyez-vous, lui dis-je, que l'air de ce pays
soit encore sain pour moi pendant trois semaines ?
— Oui ; mais, passé ce terme, il pourrait devenir
dangereux.
— Je partirai le 1®"^ mars.
— Et vous ferez bien.
Des symptômes significatifs confirmèrent la com-
munication de Merle ; m'étant présenté aux archives
du Vatican, on me dit que l'autorisation avait be-
soin d'être renouvelée ; quelques jours après, l'abbé
Rezzi m'écrivit qu'on venait de fermer sa biblio-
thèque pour cause de réparations. Volpicelli ne
parut plus chez moi, et, par une coïncidence pré-
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 305
^^^, le cardinal Maï se trouva malade toutes les
f^^îs que je passai à son palais et ne put me recevoir.
J'en conclus qu'il fallait hâter mon départ et je
^nsacrai mes derniers huit jours à la visite des
'ï^onuments et à mes promenades à cheval dans la
^mpagne et à Ponte-Molle. J'y allais presque tous
Ibs jours avec un baron autrichien, le général de
Haahn, un aimable et spirituel compagnon de
"Voyage. Après avoir conté un soir une anecdote
qui, même aujourd'hui, peint assez bien les mœurs
des pensionnaires de la Villa Médicis, le baron
profita d'un moment où nous étions seuls avec
nos chevaux pour me dire d'un air sérieux :
— Avez vous fait ou écrit quelque chose contre
le gouvernement de ce pays?
— Non ; pourquoi me demandez-vous cela?
— Parce que j'ai entendu murmurer votre nom ce
matin à l'ambassade, et, autant que' j'ai pu le com-
prendre, il s'agissait d'une arrestation.
— Je vous remercie; mais, si vous m'aviez averti
plus tôt...
— Je ne le pouvais pas, nous étions suivis; je
ne vous ai même conté cette histoire que pour
tromper comme on dit l'espion ; car, en vous voyant
rire, on a été persuadé que vous ne vous doutiez
de rien.
— Merci de nouveau ; mais comment faire pour
échapper aux prisons de San-Michele et sauver
mes papiers?
306 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
— Il n'y a qu'un moyen : voici la nuit, vous
allez me donner vos clefs, votre maître de maison,
bien qu'instruit probablement du complot, me sa- —
chant votre ami, me verra entrer sans défiance, je^
prendrai tous vos manuscrits, les emporterai *che2
moi et viendrai vous rejoindre ici avec une calèch(
et deux bons chevaux qui nous conduiront à Viterb(
où se trouve un poste français. De là par le courriel
qui pass^ à minuit, vous gagnerez Sienne et Fl(
rence.
— Et mon cheval ?
— Mon domestique le ramènera en disant qu^
vous couchez à Tivoli.
Nous exécutâmes ce plan le plus heureusemeik ^
du monde. Le baron retira mes papiers, vint m^
prendre où je l'attendais, et me rendit sain et sau-f
à Viterbo. J'y pris le courrier, et, bien que la rup-
ture d'une roue m'eût retenu trois ou quatre heu-
res à Radicofani, le calesso que j'avais frété pour
aller à Sienne, — car le courrier romain s'arrêtait â
Aquapondente, — limite postale des États du pape,
j'arrivai le lendemain au soir dans la ravissante
patrie de Sainte-Catherine.
Il est peu de villes aussi agréables cpie Sienne.
Pour moi, j'y passerais ma vie. J'y restai une se-
maine, jouissant avec délices du temps doux mal-
gré la saison et d'un repos assez chèrement acheté.
Je n'y connaissais personne, bien que ce ne fût ni
mon premier ni mon second séjour; aussi, en
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 307
Passant un soir devant le casino des Nobles, la
^gure d'an autre promeneur me frappa. Il causait
à voix basse dans l'ombre avec un jeune homme
îuî paraissait lui prêter une sérieuse attention.
Celui-ci l'ayant quitté peu après, je m'approchai
^t reconnus Mazzini ; il portait, cette fois, le cos-
tume ecclésiastique. Je l'abordai en lui disant :
•— Buona sera, signor abate; corne sta il lavo-
"^cnte di San-Maurizto? (Bonsoir, seigneur abbé;
^mment va le compagnoh du devoir de Saint-
Maurice?)
Il vint sous la lanterne, et, me reconnaissant à
^on tour, me serra la main.
— Vienil dit-il en m'entraînant dans les rues peu
éclairées de Sienne.
Je le suivis jusqu'à une promenade où une allée
t)ordée de lauriers-thym et très solitaire à cette
heuTQ offrait un lieu fait pour les rendez-vous et les
confidences.
— Eh bien, lui dis-je lorsque nous n'eûmes
plus pour témoins -que la lune et la taupe-grillon,
la voyante d'Aigle n'était pas aussi folle que je le
croyais 1
— Pour moi, non; car j*ai eu, en effet, à Rome,
le pouvoir d'un pape et d'un roi !
— Et pour moi également; car elle avait prédit
que je serais enterré et que je ressusciterais. Or, j'ai
passé sous terre une nuit qui aurait bien pu être
étemelle, et me voici sous la voûte des cieux.
308 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
— Et la seconde partie de la prophétie, Tacco
pliras-tu?... Ce gouvernement temporel inique
absurde, oseras-tu Tattaquer et en flétrir les tyra
nies ?
— Through andthrough, comme disent les Amé^i— y_
cains, et quoi qu*il arrive ; car c'est un devoir cf^
conscience historique.
Nous causâmes jusqu'à une heure du matio.
L'éloquence de cet homme si bien doué entraîiia/ï
et charmait à la fois. En nous séparant, il m'ap-
prit, ce dont je ne doutais pas, que j'avais couru
un danger sérieux à Rome, et que Baldini, I'ud de
ses fidèles, avait déjà envoyé mes malles à Flo-
rence, où je les trouvai, en effet, à VÉcu-de-
France,
XVIII
Je ne passai dans la cité de3 fleurs que le
temps nécessaire pour examiner quelques manu-
scrits et pourvoir quatre ou cinq fois la Ristori, qui
jouait la comédie au théâtre du Cocomero (melon
d*eau). Il me tardait de revoir la France. Je m'em-
barquai donc le plus tôt possible à Liyourne, et le
Darite^ vapeur italien qui semblait partager mon
impatience, car il volait sur les flots bleus de la
Méditerranée, me laissa le surlendemain sur le
auai de Marseille.
On m'attendait. J*y fus reçu, en débarquant, par
les principaux de TAthénée ouvrier.
C'était, comme le dit son titre, une association
d'ouvriers aimant les lettres et les cultivant en com-
mun après le travail. Us m'avaient écrit à Rome
310 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
pour m'ottVir la présidence de .leur académie, eU^-^^ *
leur répondis, le 1®' janvier 18S3 :
« Messieurs,
» Je viens de recevoir la lettre dans laquel ^
vous m'annoncez que V Athénée de Provence a bie^^
voulu me choisir pour son président honoraire,
vous remercie et je vous prie de remercier la Se
ciété de cette marque de sympathie. Depuis vingl
cinq ans, je travaille avec courage et espérance ==s
déchirer le voile que Tenvie et les vieilles haine^^
du Nord ont étendu sur le front jadis si haut et s- -^
brillant de la patrie méridionale ; j'ai fait reverdir^
en ce siècle, les lauriers et les rameaux d'(H* de s5i
couronne, et, en réveillant dans leurs tombes ses
glorieux troubadours, qui ont dormi huit siècles^
mais qui ne sont pas morts, j'ai eu le bonheur de
montrer que jamais nation n'avait moissonné plus
largement que la Provence dans le champ da
génie.
» Voilà les titres qui m'ont (Msigné à votte
choix et dont je suis fier ; Oar ils m'oai fait flrap^
per d'ostracisme sous tous les gouvememenis. Ai-»
mer, honorer et louer le Midi aux yeux des hocn-^
mes qui le haïssent par intérêt; par envie et pat
tradition et des renégats qui le vendent pour une
croix ou une place, est un crime que j'ai expié
jusqu'ici, par un déni de justice complet» mais que
ÈtNQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 311
J^ continuerai à commettre jusqu'au dernier balle-
^ent de mon cœur.
» J'accepte donc, avec une reconnaissance que
^otre sympathie me rend plus douce encore, le
titre que vous m'offrez et je fais les vœux les plus
sincères pour l'avenir et la prospérité de l'Athénée
de Provence.
» Mary-Lafon,
» Président honoraire de C Athénée de Provence*
» Rome, le !«' janvier 1883. »
Je leur devais de la reconnaissance pour l'hon-
neur qu'ils m'avaient fait en me nommant en com-
pagnie de Lamartine et deux autres membres de
l'Académie française, et je payai leur confiance
avec cette sympathie chaude et vive que j'eus tou-
jours pour le vrai peuple.
Ces braves gens voulaient réuail' l'Athénée en as-
semblée générale pour me faire fête ; je les remerciai
de tout cœur; mais, pour rester, ne fûtHie que vingts
quatre heures, à Marseille, il me tardait trop
d'arriver à Paris et de reprendre ce que les mé*
chants travailleurs appellent le collier de misère et
qui pour moi fui toujours un colher de plaisir.
Je ne passai donc qu'un jouir dans cetle ïnagni-
fique reine de la Méditerranée pour répondre à
l'invitation d'un très riche négociant qttl, sans l'a-
voir jamais vu et par un sentiment de pur patrio-
312 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
tisme, envoyait tous les ans une caisse de vraisE
havanes à Thistorien du Midi.
Je fus reçu par cet ami comme un bâtiment
chargé de produits d'Orient et emmené en triom-
phe dans sa bastide, charmante habitation d'oC
l'on découvrait à la fois Marseille et la mer. En mv
promenant, avant le dîner, dans une allée de pla-
tanes bordée d'orangers en fleurs et de lauriei
roses, je dis aux personnes invitées avec moi coi
bien notre hôte me semblait gracieux et aimabb
— Il a toutes les qualités, me répondit un coi
merçant à tête blanche, et je ne lui connais qu'i
défaut.
— Un défaut?
— Oui, qui agace quelquefois : c'est la passioJ
du calembour; il ne peut pas dire deux mots saos
essayer d'en forger un.
— Petite manie, à tout prendre.
— Insupportable, comme vous le verrez bientôt
L'amphitryon arrivait en ce moment.
— Pasire, cria-t-il de dix pas à mon interlocu-
cuteur, devine ce que ce coquin de Baptiste avait
oublié ?
— Et quoi?
— Tron, tron, tron, tron, tron, tron !
— Six tron ! Un citron ! dit d'un air triom-
phant un petit homme noir que j'avais pris pour
un huissier. C'était un agréé au tribunal de com-
merce.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 313
"^ Il a deviné ! s'écria mon homme- Allons,
ïïi^ieurs, le couvert est couvert.
Ce méchant jeu de mots signifiait que le cou-
^^rt était servi sous un acacia séculaire dont les
Jaunes feuilles, formant comme une tente ver-
doyante, nous enveloppaient tous de leur gracieux
ombrage. La fête était délicieuse, la chère parfaite, et
^c banquet aurait été charmant, sans la malheu-
reuse manie de notre original, qui calembourisait à
f^ire perdre patience à un Turc. Je m'étais armé
^e courage; mais, au dessert, les vins mousseux ai-
dant, cette verve intempérante s'échauffa au point
C|ue j'allais, sous le premier prétexte venu, me
lever et prendre congé, quand, s'adressant à ses
fîonvives :
— Messieurs, dit-il d'une voix de stentor, savez-
\ous pourquoi les Provençaux sont les meilleurs
antiquaires?
Tous gardent le silence.
— Vous ne le savez pas, reprit-il d'un air satis-
fait; mais notre cher commensal, M. Mary-Lafon,
va vous le dire.
— Moi ? m'écriai-je ; de ma vie je n'ai compris
un calembour.
A ces mots, le front du commerçant se rem-
brunit d'une manière étrange.
— Et vous n'entendez pas celui-là peut-être ? me
dit-il ironiquement.
— Non, je l'avoue en toute humilité.
18
314 CINQUANTE ANS D£ VIE LITTÉRAIRE
— Ceci est trop fort, par exemple! s'écria
Marseillais d'une voix furieuse, c'est vous
l'avez fait!
— Moi ! je peux avoir bien des péchés sur mc^a
conscience, mais du moins elle est pure de
celui-là.
— Voyez, messieurs, voyez !
Et, tirant de sa poche la Physiologie du Calet/h
bou7\ il montra, l'œil menaçaut, à ses convives e(
mit sous mes yeux ces deux lignes :
a Pourquoi les Provençaux sont-ils les meilleurs
antiquaires? c'est qu'ils aiment les mets d'ail
(médailles). »
Mary-Lafon.
*^ Eh bien, monsieur, que dites-vous mainte-
nant?
— Je dis que, si je connaissais l'auteur de cet
opuscule, je l'attaquerais en diffamation ; car, sans
allusion personnelle, je ne connais rien de plus sot
qu'un calembour, si ce n'est celui qui le fait.
Là-dessus, je pris congé de mon ex-anii, qui ne
se fâcha point, mais n'envoya plus de cigares.
Le joui* mêmci je repris le chemin de f^ en disant
un adieu cordial aux chefs de l'Athénée ouvrier^
et emportant cette dédicacé , cousue , selon son
expression, par un des leurs, à son volume pr(H
vençal :
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 3i5
A M. MARY-LAFON
Auteur de VHistoire du Midi de la France,
DEDIGAÇO
Moud chier Mary-Lafon, s'avieou Tesquis talen
^e vous escrieoure en vers un pichot quaouquaren,
Segurament pourrieou de vouestro ben vengudo,
fis souares d'Apouloun li demandar adjudo ;
I*ourieou gracieousament de flour et de loourier,
Courounar dignament votre frount prinlanier.
Voudrieou que leis enfans d'eslou riche ribagi,
Ce ce que v'es degu v'en rendessoun hooumagi ;
Que veguessoun en vous, lou nôblé défenseur
Deis nacieounalitas mourentos doou mîejour.
Voudrieou li far saber : que vouletz far revieoure
La linguo que Courtet sabiet tant bien escrieoure;
Qu'aribant à Marsilho anatz senso façoun
Sarrar dins l'alelier la man d'un forgeïroun,
Et qu'en nous anounçant que leis francès siani fraïres,
^amenalz de bouquets sus lou soou deis Trobaïres...
^.ilteratour, savent, antîquari, hislourien,
Jue lou ciel, d'esteïs douns v'en fet largeo pourcien,
it pueïs rajustarieou que souto aquelo science,
legno imperieousa ment la pus netto counscienço
]oumplesent per cadun, que sabetz en censeur
Juan pesatz un escrit n'en dire la valeur
ifaï moun esprit bourna mi fourço de ren dire?
) s'ero pas tapa n'en souartirieou de pire!
^a puro verita toutjours presidariet
Ht Fartisto aou savent, simple s'adreïssariet....
liai franquament parlant, sage home de cabesso,
la source taririet, tendrieou pas ma proumesso ;
316 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Ensin, aïmî ben mies incapable que sîeou,
Leissar voueslre mérite à la gardi de Dieou ;
Soulament, coumo fieou de la belle Prouvenço
Reclamaraï de vous plus qu*uno coumplesenço :
Aquelo que vouguelz cordurar vouestre noum
Sus Todo counsacrado à l'ouvrier forgeïroun.
A.-L. Granier.
Membre de V Athénée de Provence.
Mon cher Mary Lafon, si j'avais le rare talent
De vous écrire en vers quelque chose de gentil,
Je pourrais assurément, pour votre bienvenue,
Demander aux sœurs d'Apollon aide et appui
Et couronner de fleurs et de lauriers
Votre front brillant encore de fraîcheur printanièro.
Je voudrais que les enfants de ce riche rivage
Vous rendissent l'hommage qui vous est dû ;
Qu'ils vissent en vous le noble défenseur
Des nationalités mourantes du Midi.
Je voudrais leur apprendre que vous faites revivre
La langue que Cour;ct écrivait si bien ;
Qu'en passant à Marseille vous allez sans façon
Serrer dans râtelier les mains du forgeron,
Et qu'en nous redisant que les Français sont frère
Vous semez des fleurs sur le vieux sol des Troubndi
Que littérateur, savant, antiquaire, historien.
Vous reçûtes du ciel de dons large portion.
J'ajouterais ensuite que, sous cette science.
Règne impérieusement une conscience pure.
Et que, plein de franchise, quand vous censurez
Vous en dites avec vérité le mal et le bien.
Mais mon esprit borné me force de me taire.
Oh ! s'il n'était pas bouché, que de paroles !
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 317
*-^ vérité m'inspirerait toujours
^t le simple artisan au savant s'adresserait sans crainte.
^^is à parler franchement, homme de tête sage,
^^ source tarirait et ma promesse ne serait pas tenue.
-^Ussi j'aime bien mieux, incapable que je suis,
*-^îsser vos mérites à la garde de Dieu ;
Seulement, comme fils de la belle Provence
^"^ réclamerai de vous plus qu'une faveur
^^ me laisser coudre votre nom
^ l'ode consacré à l'ouvrier forgeron.
Réinstallé rue du Dauphin, à la grande joie de
^Ume qui m'écrivait depuis trois mois des lettres
désespérées pour hâter mon retour, je me remis à
l'oeuvre et, bientôt, les livraisons reparurent aux
étalages des libraires. Je ne songeais plus aux habi-
tants du Vatican : une lettre de Volpicelli, écrite sur le
ton majeur, vint me les rappeler encore. J'ai dit sans
doute que le pape, dans notre entrevue non officielle,
m'avait demandé Rome ancienne, dont il ne possé-
dait que les premières livraisons ; je lis part de ce
désir à Fume qui s'empressa de lui adresser un
exemplaire magnifiquement relié, aux armes ponti-
ficales. Or, ce ne fut pas lui, c'est moi que remercia,
au nom de Pie IX, le secrétaire perpétuel des Lyncéi.
<r Rome, ce 23 avril 1853.
» Mon cher monsieur,
» J'ai tardé à vous écrire, parce que je voulais,
avant, avoir présenté au Saint-Père votre excellent
18.
318 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
ouvrage très joliment relié. Cette présentation a eu
lieu dimanche 17 de ce mois. A peine le Saint-
Père a vu l'ouvrage, m'a dit : « C'est un livre qui -^J
vient de Paris, je le connais à la segatura I » Alors^^^ *s
j'ai répondu, etc, etc, etc.
» Enfin le Saint-Père m'a ordonné de vous remer — ^■^'
cier, et de vous communiquer qu'il a agréé votre^^^^c
ouvrage, même parce qu'il sera suivi d'un secon(E:^ d
volume, qui traitera de Rome moderne, et paoBT-^r
conséquence chrétienne; ce sont ces paroles qu^^ Je
vous adresse le Saint-Père par moi.
» J'ai tardé à faire votre commission, faute l c=^ a
quantité d'étranges, qui ont demandé audienc c^^ 6
au Pape ; mais je l'ai faite parfaitement bien.
i> J'ai reçu la livraison première de Rome modem^^
que vous avez voulu m'envoyer. Vous avez com-
mencé très bien, et très spirituellement ; j'ai passi
cette livraison à une dame pieuse, et qui a beaucouj
d'esprit, et j'espère de recevoir les livraisons sui-
vantes.
» Faites, je vous en prie, une foule d'expressions
d'amitié et de respect à M. Flourens, pour lequeJ
j'ai des sentiments de gratitude éternelle.
Votre affectionné,
PAUL VOLPICELLI.
Ni les compliments officieux de Volpicelli, ni les
insinuations caressantes du prince romain venu,
à l'en croire, à Paris tout exprès pour m'inviter à
V
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 319
Passer rautomno sous les orangers de sa villa, —
*^oiineur dangereux que je m'empressai de décliner,
— ■ ne me firent modifier une ligne de mon plan, et
Malgré mon éditeur lui-même, fortement poussé
par une influence inconnue, mon second volume
Parut tel que je l'avais conçu et portant le pre-
mier coup au pouvoir temporel.
Son succès, dû surtout au sujet et à la nom-
l^reuse clientèle de la maison Fume, fut rapide et
ti*ès grand ; je Tappris en touchant la prime promise
si on vendait huit mille livraisons. La presse
l'^accueillit aussi favorablement que le public.
L'Italie elle-même voulut s'associer à mon iffuccès,
^t, le 16 décembre 1853, je reçus de son royal repré-
sentant une marque^ d'estime et de sympathie
d'autant plus précieuse qu'elle n'avait pas été solli-
citée.
LÉGATION « Paris, le 16 décembre 1853.
DE SARDAI6NE.
» Monsieur,
» J'ai reçu de mon gouvernement, et j'ai Thon-
neur de vous transmettre ci-joint un pli contenant
le titre et les insignes de chevalier de l'ordre des
SS. Maurice et Lazare, qui vous a été conféré motu
proprio par le Roi M. A. P.
1. Revue de Paris^ p. 806^et suivantes.
320 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRB
» Je me félicite, monsieur, d'avoir à vous fi
connaître une nouvelle aussi agréable, et je sa
cette occasion pour vous prier d'agréer les as
rances de ma considération distinguée.
» Le Ministre de Sardaigne,
» DE VILLA-MARINA. »
XIX
A la fin de 1853, j'entrai au Moniteur universel^
^Vec Mérimée, Augier, Sandeau, Alfred de Musset,
^inte-Beuve, Haiévy. Mais je ne me liai à nouveau,
^9ds ce journal, qu'avec deux de mes collabora-
^urs : Rapetti, ancien suppléant de Lerminier au
Collège de France, et Fromental-Élie Haiévy, Fau-
teur de la Juive. Rapetti, esprit fin et sérieux à la
fois, possède un fonds d'études variées si riche, que
%a conversation toujours piquante, amuse autant
qu'elle instruit. Son jugement droit et sûr touche
vivement le but et ne le dépasse jamais. Mais,
quand il s'agit des hommes, il est armé de cette
pointe d'ironie italienne qui blesse, en riaçt, jus-
qu'au sang. Il fallait l'entendre parler du chef donné
par M. Fould à cette rédaction d'élite : un élève
pharmacien, mort, du reste, par la puissance féerique
du favoritisme, président de la Cour des comptes.
322 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Halévy n'était pas tout à fait un inconnu poui
moi ; je l'avais vu, en 1833, dans les coulisses d(
rOpéra-Comique, et rencontré quelquefois chez u
ami commun, Samuel Cahen, Téminent traducteu
de la Bible. Mais nos relations s'étaient bornées
un échange de politesses. Plus rapprochés au Mo —
niteur, car nous remettions l'un et l'autre no^
articles au chef du cabinet, nous nous liâmes cor —
dialement. Presque toutes les semaines, en sortan^*
du ministère des beaux-arts, et de l'Institut, j^
l'attendais, en bouquinant, sur le quai. Plus âgé qu^
moi, il était né un an avant le siècle, il me racontai ^
les études musicales de son enfance, sous la tutelles
de Chérubin! et deMéhul; ses succès au Conserva-
toire, à l'époque où je dormais encore paisiblement
dans mon berceau ; ses trois ans de Rome, de Na-
ples et de Venise; enfin ses débuts, âpres et diffici-
les pour tous ceux qui aspirent à conquérir le ra-
meau d'or. Ses premiers opéras étaient restés
en portefeuille ; aussi quel collaborateur ! le grec
M. Patin ! Oui, ce Patin que nous avons connu,
avec son foulard jaune, sa tabatière et ses lunettes.
Je l'escortais souvent jusque dans la rue de Provence,
et, dans ces promenades délicieuses, nous avions
même prémédité de faire un grand opéra avec une
assez longue nouvelle que je publiais alors sous le
titre de la Vierge de Constantinople. A mon très
grand regret, il emporta ce projet dans la tombe et,
à la place de cette illustre collaboration, je tombai
î
- 1
CINQUANTE AN» D£ VIE LITTÉRAIRE 3â3 '
^'^ijs la coulpe du ministre de rinstructioii pu-
^-ïique,
Bippolyte Fortoul m'était counu depuis loug-
^^imps, et voici à quelle occasion. Un digne et ex-
^^ lient homme de lettres nommé Laverpilière avait
*^ux pièces reçues au Théâtre-Français. On les garda
^^•^^nte ans dans les cartons, et, lorsque la main
^^■^<lignée de la justice les en retira pour les mettre
^^ï:àfin au jour de la rampe, il fut abîmé dans la
^^^bune, journal où, en raison de ses opinions ré-
t^Viblicaines, il avait le droit de s'attendre à être
*^ien traité.
C'était Fortoul qui avait fait Tarticle. Le vieux
patriote avec qui j'avais dîné quelquefois chez Lugol
^t chez Âlibert, entre à Timproviste chez moi après
lecture du journal et me dit à brûle-pourpoint :
— Connaissez-vous Hippolyte Fortoul ?
— De vue seulement, et quand on Ta dévisagé, on
ne l'oublie plus; car il ressemble à un fœtus de
Geoffroy-Saint-Hilaire conservé longtemps en bocal é
— Savez-vous qui Ta fait entrer à la Tribune ?
— Son titre probablement de cousin ou neveu de
Manuel.
— N'importe 1 c'est un traître, mais je le
saurai .
Huit jours plus tard, le vieillard revenait triom-
phant.
— Je vous l'avais bien dit ! cria-t-il de la porfCi
— Avez-voUs trouvé quelque chose ?
3i4 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
— Ceci tout simplement: c'est que ce collaborateur
de la Tribune^ si dur aux démocrates, est, en même — •
temps, vous ne l'auriez jamais deviné, secrétaire de^
Persil.
— Le procureur général si acharné sur la Tri —
bum.
— Oui ! que dites-vous du cumul ?
— Il me surprend...
Vingt ans après ce fait, partout divulgué par La —
verpilière, j'entrais, à mon tour, dans le cabinet d( — :3
M. Fortoul, devenu ministre. Il s'agissait de cetl^^î
publication des poèmes des Troubadours, enrayé€3
par les événements, l'ignorance ou le mauvais vou-
loir de quelques membres des comités de l'Instruc-
tion publique. Ces commissions se composent, en
général, de trois classes d'individus : ceux qui sa-
vent et qui forment une infime minorité ; les inca-
pables, très nombreux et très assidus, et les indiffé-
rents, entrés là pour le titre et non pour la fonc-
tion. La section de philologie, où ressortissait le
travail dont j'étais chargé, contenait ces trois grou-
pes avec une exactitude mathématique ; il y avait
trois savants, deux aujourd'hui morts, Leclerc et
Pastoret, et un vivant, Paulin Paris; une tourbe
de gens sans valeur et sans nom et des indiflférents
comme Nisard, qui verrait crouler le ciel, sans sour-
ciller, sur la têted'autrui. D'hommes spéciaux, il n'y
avait que le doyen de la Faculté des Lettres et
Paulin Paris; et pas un, pas un seul qui comprit
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 3^
^os vieux idiomes méridionaux et qui Sût même en
^'re une page sans faire rire.
^*avais, de plus, dans cette brillante section, des
^'îocmis personnels : le secrétaire, un de mes col-
^%ues à la Société des Antiquaires de France,
^^Ht ]a nullité et l'esprit tartuffique m'écœuraient,
^^ ]e chef des travaux historiques, à qui je n'avais
^^tdais cru nécessaire de faire la cour. Ces mes-
^^eurs, joints aux incapables, toujours prêts à ac-
^^pter tout ce qu'on veut leur faire croire, ce qui
^^to était, dans ce cas, d'autant plus facile, que
Personne, personne absolument, n'entendait un
ïïiot de la langue des Troubadours, ces messieurs,
^s-je, visaient ardenunent à m'enlever cette grande
publication; jusqu'en 18S3, ils n'avaient osé que
l'ajourner sous toute sorte de prétextes et de
mensonges. A l'arrivée au ministère d'Hippolyte
Fortoul, ils devinrent plus hardis; je sus bientôt
pourquoi en causant avec le ministre.
Fortoul, qui ne vous regardait jamais en face,
commença par m'enguirlander de lauriers et d'éloges
à propos de mes travaux sur le Midi ; je Fécoutais
froidement pour voir où aboutirait ce préambule.
Sa pensée, voilée d'abord, ne tarda pas à se déga-
ger des nuages de Pexorde.
— Vous êtes chargé, me dit-il, d'une grande
publication. Elle est fort importante au point de
vue de la philologie, de la littérature et de l'his-
toire ; mais croyez-vous que cinq volumes suffisent?
19
326 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
— J'en avais proposé dix.
— Oui, dix, douze et même quinze au besoin
J'étais- ravi, quand il ajouta, d'un air grave :
— Un seul homme ne peut accomplir cette tâcta:^
— J'en ai déjà fait la moitié, et, avec ce qui
préparé. . .
— Non, non, c'est impossible!
Je commençais à comprendre, Fortoul, comi
un des paléographes des comités me l'avait, i^
de jours avant, iusinué, voulait se réserver la dir
tion et l'honneur de cette publication nationale.
J'allai donc droit au fait et lui demandai nettement
si son intention était de m'enlever le travail dont
j'étais chargé. Il protesta vivement contre l'idée de
violer des droits si justement, c'étaient ses expres-
sions, et si laborieusement acquis, et me dit que
je verrais le lendemain, au Moniteur, la confirmation
de ses paroles. Le lendemain, effectivement, en
ouvrant le Journal officiel du 8 septembre 1884»
j'y trouvai un rapport adressé au ministre de l'in-
struction publique, sur les travaux du Comité de
la langue, de l'histoire et des arts de la France
pendant l'année 1852-18S3. Ce rapport, signé du
président Pastoret et du secrétaire des comités por
tait, sous la rubrique : Ouvrages dont la publication
avait été projetée par les anciens comités^ ce passage
que j'en détache :
a Conformément à vos intentions, monsieur lé
Cinquante ans de vie littéraire 327
ministre, le comité s'est livré à un nouvel examen
cJes ouvrages adoptés par ses devanciers et qui
xi'avaient pas encore reçu un commencement d'exé-
C3ution. Ces ouvrages étaient au nombre de vingt-
liuit. Les décisions primitives ont été maintenues à
l'égard de vingt et un d'entre eux. En voici Tindi-
cation, suivant Tordre des sections auxquelles en
revenait la revision.
section de philologie.
» 2** Notweau choix de poésies originales des trou-
hadoursy par M. Mary-Lafon. Le comité, sans prendre,
quant à présent, de décision définitive relativement
au recueil dans son entier, a été d'avis, cependant,
qu'il fallait commencer immédiatement la publica-
tion par le roman de Gérard de Roussillon. Le
comité a écarté la proposition de joindre à ce roman
une traduction en français moderne; mais il a
reconnu qu'il y aurait un véritable intérêt dans la
comparaison du texte provençal du poème avec le
texte en français du Nord. Il a décidé, en consé-
quence, que ces deux textes seraient imprimés en
regard l'un de l'autre. Le volume sera complété par
le roman de Fierabtas^ imprimé également dans les
deux dialectes du nord et du midi de la France. »
Deux mois avant cette décision, et bien qu'une
ordonnance ministérielle, en date du 10 juin 1853,
eût maintenu l'artèté des anciens comités et en fixant
328 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Tordre de la publication eût prescrit Timpressi-
immédiate du" poème de Gérard de Roussillon, i
section, dans Tespoir peut-être de me prendre -^i
défaut, m'avait fait écrire celte lettre :
MINISTÈRE « Paris, le 8 juin 1854.
DE l'instruction PUBLIQUE
ET DES CULTES.
» Monsieur, vous avez, à diverses reprises, expri mé
le désir d'obtenir une mission en Angleterre pour
compléter, à l'aide des copies d'Oxford et du HiMsée
Britannique, votre manuscrit du roman de Gérard
de Roussillon,
» La section de philologie du Comité, que j'ai con-
sultée sur l'utilité d'une semblable mission, ne
saurait émettre lin avis avant d'avoir pris une
connaissance approfondie de l'état de votre travail
préparatoire. Je vous invite, en conséquence, mon-
sieur, à me faire remettre immédiatement votre
manuscrit du roman de Gérard de Roussillon, Je
désire également que vous me fassiez parvenir toutes
les transcriptions de poèmes et poésies diverses que
vous avez déjà préparées, et qui doivent être publiées
successivement. Vous voudrez bien y joindre les
traductions dont vous vous proposez d'accompagaer
ces poésies, les notices biographiques qui doivent
les suivre, en un mot, toutes les pièces indiquées
dans votre premier rapport, et celles que vous
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 329
auriez pu réunir depuis cette époque. L'examen dé
^^s documents. doit être fait par MM. Le Clerc, Gues-
^^d et Paulin Paris, membres du Comité, et vous
^^udrez bien vous entendre avec eux pour leur four-
ni' toutes les indications qui pourront leur être utiles.
3> Agréez, monsieur, l'assurance de ma considé-
ration distinguée.
» Le ministre
de l'instruction publique et des cultes
» H. FORTOUL. »
Tout ce qu'on demandait fut déposé le jour même ;
alors Fortoul leva le masque, et, lorsqu'il n'y eut
plus, les cinq volumes étant prêts, qu'à mettre
sous presse, deux mois après la décision parue offi-
ciellement au Moniteur y je reçus la lettre qui suit:
MINISTÈRE <r Paris, le 27 décembre 1854.
DE l'instruction PUBLIQUE
ET DES CULTES.
» Monsieur, j'ai l'honneur de vous faire connaître
que, dans sa dernière réunion, le Comité de la lan-
gue^ de l'histoire et des arts de la France, a décidé,
conformément à l'avis de la section de philologie,
qu'il y avait lieu de renoncer au projet de publica-
tion du Nouveau choix des poésies originales des
Troubadours, la plus grande partie des documents
qui devaient entrer dans la composition de ce
330 CINQUANTE ANS DE VIE hmMtf9&^- — _
volume ayant déjà été publiée ou étant sur le poîrr^t
de l'être.
» Toutefois, monsieur, en présence des divers^^^s
décisions dont ce projet a été l'objet de la pai^^t
de l'ancien comité des monuments écrits, et qui on=:^^
pu, pendant longtemps, vous faire considérer comnKi=3e
chargé de sa publication, j'ai pensé qu'il y avait lie^^2ii
de vous indemniser, pour les travaux de rechenHKir-
ches et de transcriptions que vous avez exécutés poi_.^Bur
la préparation de cet ouvrage. J'ai décidé, en cok — n-
séquence, qu'une somme de quinze cents fran- es
serait mise à votre disposition pour cet objet. MI^
chiffre de cette allocation est celui qu'on accor«:::îe
d'habitude aux éditeurs pour la publication d*umii
volume terminé.
» Agréez, monsieur, l'assurance de ma considé-
ration distinguée.
» Le Ministre
de l'instruction publiqtie et des cultes,
» H. FORTOUL. »
Ma réponse ne se fit pas attendre. Aussitôt rentré,
car j'étais absent, j'écrivis à M. Fortoul et je lui dis;
a 2 février 1855.
» Monsieur le ministre,
» J'ai attendu d'être à Paris pour répondre à
lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'éci
r
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 331
^ 27 décembre. Comme précédemment, je proteste
^^€c respect, mais de toutes mes forces, contre Favis
^^ la section de philologie, et j'appelle, monsieur
^ ministre, à votre équité quant à l'indemnité qui
^'est ofiferte au bout de huit ans de recherches et
^^ travaux préliminaires ayant pour objet une
Ptiblication commencée en suite de deux décisions
^îue vous aviez bien voulu confirmer vous-même
^ans vos lettres des 9 mars, 10 juin 1853, 3 février
et 8 juin 1854.
» N'eussé-je fait que fournir au Comité les tables
des pièces inédites qui exigèrent cinq mois de tra-
vail assidu, j'aurais dû avoir plus de quinze cents
francs ; mais il n'en est point ainsi. Malgré toutes les
entraves qu'on m'a opposées et quoique l'on ait
répondu à toutes mes demandes par des ajourne-
ments, à votre première mise en demeure, je
vous ai apporté, monsieur le ministre, trois volumes
complets ; car, en dépit d'objections sans fondement,
comme je me fais fort de le démontrer pièces en
main, devant Votre Excellence ou devant le Comité,
» Gérard de Roussillon est prêt à être mis sous
presse ;
» Le Roman de Jaufre • (texte et traduction) est
prêt à être mis sous presse ;
» Le volume des Poésies religieuses (vies de plu-
sieurs saints) est prêt à être mis sous presse.
x> Il m'est donc légitimement et incontestablement
dû quinze cents francs pour chacun de ces volumes.
332 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
prêts et complets, si vous ne voulez plus 1
publier; et, en recevant ce prix qui n'est poi
élevé, je perds tout le temps que j'ai consacré à
préparation des deux autres.
» Il est, monsieur le ministre, une autre cons
dération qui ne saurait vous trouver indiffère
Sans parler des copies, qui ne sont pas toutes
ma main, j'ai dépensé, en 1849, six cents fran
pour aller consulter le manuscrit roman, petit in-
ancien, 207, aujourd'hui n® 10, deGrenève;
18S3, à défaut de votre aide que j'avais réclam
sept cents francs pour aller à Florence copier
manuscrit du chanoine Ricardi et voir à TurSx?
celui de Blandinde Comouailles; en 1851, enviroo
dix-sept cents francs pour revoir à Carcassona^
Flamenca^ copier à Montauban et collationner â
Aix le roman de Saint-Honorat, qui a plus de 9,000
vers et qui m'a pris quatre mois en dehors de
la traduction.
» En aucun état de cause, je ne pourrais supporter
ce dommage et la perte de mes avances et vous êtes
trop juste. Monsieur le ministre, pour vouloir me
les imposer.
» Agréez l'hommage de ma considération respec-
tueuse,
» MARY-LAFON. »
Sur la question d'indemnité le Fortoul eût été
coulant ; quand c'est l'État qui paye, les ministres
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 333
^^Ht généreux ; il daigna me le faire savoir par un
^^ ses familiers ; je repoussai avec mépris la main qui
^^rait et ne voulus accepter que mes déboursés,
hissant à ceux qui me liraient plus tard le soin
^« qualifier, selon leur œuvre. Fauteur et les compil-
as vivants ou morts de cette lâche et inique spolia-
tion.
La vengeance, qu'ils ne prévoyaient pas si prompte,
Suivit et talonna la mauvaise action. Fortoul et ses
acolytes ne pouvaient être prêts avant quatre ou
cinq ans; je pouvais donc, moi qui n'avais qu'à
envoyer les manuscrits à l'impression, leur couper
l'herbe sous le pied, à mon tour. Ce fut leur premier
châtiment. J'allai d'abord à la Revue de Paris, alors
dirigée par un vaillant triumvirat : Loiiis Uibach,
piquant journaliste et romancier intéressant; Laurent-
Pichat et Maxime du Camp, deux poètes de cœur et
de verve énergique, et je leur donnai ce brillant et
rare joyau du moyen âge appelé le Roman de Jauf-
fre, dont Gustave Doré devait faire un chef-d'œuvre
d'illustration. Le Fier-à-bras-^ idéalisé également par
ce merveilleux crayon, qui semble taillé par la main
des fées du moyen âge, et la Dame de Bourbon^
enrichie de délicieuses gravures de Morin, parurent
aussi, à peu de distance, à la Librairie nouvelle. Quel
éclat auraient jeté ces trois diamants du génie de nos
pères, au temps où le moyen âge en carton-pâte des
romantiques passionnait le public.
Vers le même temps, j'avais fait une introduc-
19.
\
334 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
tioa aux œuvres d'un poète provençal qui m****^^
remercia en terràes hyperboliques.
« Le brave Gueydoh, éditeur du Plutarque pi^^^^o^
vençal, vient do me dire que vous désiriez recev^ 'oir
par la poste uû autre exemplaire de mon livi^^^re.
Vous savez bien que je vous ai dit dans ma let-^^tre
qu'ils étaient tous à votre service ; donc, par k
courrier d'aujourd'hui, je vous expédie trois voluim=3es
de cette œuvre que votre noniy maître, va ren^:^re
immortelle. (Bellot se flattait trop pour tous deu_^x.j
Oui, brave monsieur, la première édition est pres-
que épuisée et a fait grand bruit à Marseille, cpjiol"
que nos journaux n'en aient pas encore blague;
cela viendra pliis tard.
» Comme je n'ai pas l'adresse de M. Léon Gozlan,
je vous prie d'avoir la bonté de lui faire parvenir
le volume qui lui est destiné.
» Tout à vous, de cœur et d'âme,
» PIERRE BELLOT. ))
Le poète de la Cannebière s'adressait mal pour
son message. Depuis quelques années, j'étais brouillé
avec Gozlan, charmant esprit, d'une vivacité, d'un
brio tout méridional et qui semblait parfois re-
fléter comme un prisme les rayons de notre soleil.
Nous avions toujours été bien de sympathie et
d'affection et nous vivions en douce paix, comme
I
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 335
les coqs de la Fontaine, quand la poule survint, vers
4844, et la guerre fut allumée. Il était tombé amou-
reux fou d'une comtesse italienne, vrai type de
beauté de son pays. Les affaires, il le croyait du
moinS; n'étaient pas en mauvais état ; on le re-
cevait tous les soirs, mais, le mari restant toujours
en tiers, devenait un fâcheux obstacle à l'établis-
sement et à la couleur du dialogue. D'autant que
l'époux, comme sa moitié, n'entendaient et ne par-
laient que les langues maternelles. Dans cette si-
tuation embarrassante, Gozlan vint me demander
un acte de dévouement. Il s'agissait de se sacrifier,
pendant quelques soirées, pour détourner et occuper
l'attention du mari . Quoique ce rôle ne fût pas de
mon goût, j'acceptai pour aider Gozlan ; mais la
chose tourna autrement que nous ne pensions l'un
et l'autre. J'ai toujours été fort gai; l'Italien se
trouvant d'un caractère jovial, pour me dédom-
mager de l'ennui de ma position, je m'en donnais
à cœur joie. Les éclats de rire de son conjoint
attirèrent bientôt l'attention de l'Italienne, qui
cessa, pour nous écouter, d'entendre Gozlan.
Il prit de l'humeur, elle le planta là et vint s'asseoir
<lans notre coin et se mêler à la conversation et à
nos rires. Que vous dirais-je ? il avait fait un
mauvais choix dans son adjudant, et, sans qu'il y
eût, le moins du monde, trahison de ma part, il
s'éloigna et je restai. C'est un succès qu'il ne m'a
jamais pardonné. Par un hasard assez étrangle,
336 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
dans les premiers jours de janvier 1856, une av^^fl-
ture du même genre me mit en rapport a^^ec
Labarre, sous-chef de la musique de chapelle ^ ^ux
Tuileries et auteur de plusieurs ballets très estiok es.
J'étais à rOpéra à côté d'une loge où se trouvai^^nt
trois personnes, un monsieur et deux dames, Tizzane
de moyen âge et assez, laide, l'autre jeune et cl^^ar-
mante. Dans l'entr'acte, je causais avec Mailla^_rd,
l'auteur des Dragons, et la conversation était ^^^ive
et joyeuse, car nous parlions de nos faits et gfefif/es
à Parme et à Florence. La dame aux yeux îLoJrs
paraissant y prendre de l'intérêt, me mit en verve,
ses sourires achevèrent de m'enflammer, et les
anecdotes durent être vives et amusantes.
Dès le second entr'acte, le monsieur, quelque
chef de division ou colonel, car il portait la rosette
de la Légion d'honneur, manifesta sa mauvaise
humeur par des signes non équivoques. Il invita
la dame à faire un tour au foyer, elle refusa, sous
prétexte de lassitude. Il en parut très contrarié, lui
dit quelques mots à voix basse et, à l'entr'acte
suivant, l'emmena sans doute de force, car elle ne
revint pas, et la loge resta vide avec la femme
laide, dont les regards fulminants ne me laissèrent
aucun doute sur la cause de ce départ.
Le lendemain, je demeurais alors rue Saint-Roch,
Labarre arrive chez moi et me dit en posant sur
mon étagère un superbe éventail.
— Rendons à César ce qui appartient à César.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 337
Je fus tout surpris et demandai ce qu'il voulait
^ La dame d'hier au soir, vous savez bien celle
^ïW rappelle ma romance :
**€une fille, aux yeux noirs, tu règnes sur mon âme,..,
^ laissé tomber, en partant, cet objet de votre côté !
^ous ne l'avez pas vu, car votre lorgnon était bra-
cjué sur la porte du corridor pour la suivre encore;
moi, je l'ai recueilli, et, comme je pense bien
cju'il n'est pas tombé à mon intention, je vous
rapporte votre bien.
— Grand merci, Labarre; mais comment pourrais-
je le lui rendre ?
— En allant à cette adresse, que j'ai trouvée au
bureau de location.
— Nouveau remerciement; mon cher, vous êtes
un homme adorable. Vous me rendez là un service...
— Qui en vaut un autre, n'est-ce pas ?
— Oh! certainement, et, si je puis jamais le recon-
naître....
— Oui, vous le pouvez, et même incontinent,
comme disait le vieux Chérubini.
— Expliquez- vous, me voilà prêt.
— J'ai toujours eu l'idée de vous demander un
livret d'opéra, voulez-vous me le faire ?
- — Avec plaisir; mais dans quel genre ?
— Un acte ou deux pour l'Académie impériale de
338 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
musique, quelque chose de vif et de gai surtout.
Vous êtes en fonds, il me semble.
— Et libre, ce mois-ci, comme Tair! Revenez
dans deux ou trois jours, je vous soumettrai le
sujet.
II fut exact, contre son habitude, je lui lis le scé-
nario d'un opéra en deux actes, intitulé, à son
choix, le Meunier de Barbaste ou le Fermier de
Beau-Soleil. 11 préféra le premier titre, m'indiqua
le nombre et la place des morceaux et j'écrivis cet
opéra. La pièce finie, par une précaution très sage,
mais qu'il devait regretter plus tard, avant de faire
la musique, il voulut que le poème fût reçu à
rOpéra. J'y consentis et demandai lecture à Cros-
nier qui m'envoya immédiatement cette réponse ;
« Parts, le dimanche 8 février 4856.
ACADÉxMIE IMPÉRIALE
DE MUSIQUE
» Monsieur,
» M. Crosnier me charge de vous prévenir qu'il
sera heureux de vous recevoir, mardi à deux
heures.
» Croyez, monsieur, à la nouvelle assurance de
mes sentiments dévoués.
» Le Secrétaire^
» A. DUPEUTY. »
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 339
Je connaissais un peu cet administrateur^ qui
^vait déjà dirigé la Porte-Saint-Martiri et TOpéra-
Comique, lorsque ce théâtre était place de la Boui'se,
^t j'avais eu même un commencement de liaison
svec Certain, un Béarnais, quasi compatriote. Par
"tous ces motifs, comme ils disent au tribunal,
Crosnier mè fit un accueil très gracieux. Je lus la
^ièce, elle lui plut et il la reçut sous la réserve
cl*une ou deux modifications au second acte.
Se levant, en même temps, et, s'adossant à la che-
minée ;
— Avez- vous, dit-il, un compositeur ?
— Oui, Laban*e.
— Labarre?... Je n'en veux à aucun prix. Ce
n*est pas son genre, d'ailleurs : il ne pourrait faire
cela.
Le cas était embarrassant ; je racontai à Crosnier
comment la pièce était née et lui dis franchement
qu'étant engagé d'honneur avec Labarre, je ne pou-
vais m'en séparer.
— Pourquoi, répliqua-t-il, n'est- il pas venu avec
vous?
— Je l'ignore, mais il m'attend dans le passage
de l'Opéra.
— Eh bien , allez lui porter ma réponse et reve-
nez m'apprendre l'effet qu'elle lui produira.
Je descendis dans le passage ; Labarre, qui s'y
promenait depuis deux heures, vint avec empresse-
ment à moi, et, se méprenant à mon air contrarié :
340 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
— Eh bien, me cria-t-il à cinq pas, refusé?
— Non, lui dis-je, reçu.
— Et c'est pour cela que vous êtes triste?
— Je suis vivement contrarié, en effet, non 5>a,s
de la réception, mais d'une résolution de Crosni^r.
— Il ne veut pas de moi ?
— Non, et je ne sais vraiment pourquoi?
— Je m'en doutais bien, et voilà pourquoi je
vous ai laissé marcher seul. Mais que compt:,oz-
vous faire?
— Rester avec vous, et renoncer, s'il le faut, à
ma réception.
— Vousyperdrieztropet je n'y gagnerais rien; car
on ne jouerait plus même mes ballets à l'Opéra. Re-
montez chez mon ennemi, je vous rends votre liberté.
J'insistai inutilement, pour changer sa détermina-
tion, il fut inflexible, et je remontai chez Crosnier.
— Il a bien fait, dit-il sèchement quand je lui ren-
dis compte de notre entrevue. Maintenant, je vous
donne le choix entre Adam ou Grisar; qui préférez-
vous?
— Si vous n'y voyez pas d'obstacle, l'auteur
de Monsieur Pantalon,
— Grisar? Soitl portez-lui ce mot de ma part. Il
n'est que quatre heures, vous le trouverez chez lui,
hôtel Montmorency, sur le boulevard, en face du
passage des Panoramas.
Il y était ; c'est, j'ose le dire, avec un véritable
enthousiasme qu'il lut lui-même devant moi le
S
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 341
Tet qui lui arrivait sous les auspices du direc-
ir de r Opéra.
Quelques jours après, il emportait le manuscrit
Italie, me laissaot un espoir bien doux, celui
le revoir orné d'une délicieuse musique.
XX
Paris a des types étranges qu'on ne rencontre que
chez lui et qui, à force d'imprudence ou d'excen-
tricité, finissent par s'imposer à la badauderie luté-
cienne. Au-dessus, par son argent seul, des excen-
triques de la rue tels que Duclos, l'homme à la
longue barbe, l'arpenteur en haillons du Palais-
Royal; le Père Turlututu, le vieillard habillé de
rouge, surnommé carnaval; Mangin, le marchand de
crayons, et le saltimbanque, en costume de marquis,
dont le violon grinçait sous nos fenêtres, se classait
le docteur Véron. Son histoire était courte, mais
peu édifiante. Médecin sans malades, il avait acheté
à une pauvre veuve, pour un morceau de pain, le
brevet de la pâte de Regnaud, comprenant, comme
tous les charlatans, le pouvoir magique de la réclame,
il en recula les limites aux quatre coins de l'horizon
pour la vente de son spécifique ; puis, le docteur, rais
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 343
^nsses meubles, se fait directeurde spectacle ; jaloux
^^ justifier encore une fois Faxiome de Beaumarchais :
^^ Il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui Tob-
^int»; le gouvernement de Louis-Philippe donna à
^e charlatan, qui ne connaissait pas une note, la
direction de TOpéra. Il y débuta par une double escro-
querie. Robert le Diable, grâce aux subventions répé-
t-ées de la Restauration, qui ne les chicanait pas aux
-fteaux-Arts, était prêt à faire son apparition. Sachant
îMeyerbeer riche, le médecin-directeur lui déclare
<iu'il ne peut jouer son chef-d'œuvre, faute d'argent.
.^— Et que vous faudrait-il, répond le compositeur
lialetant.
— Cent mille francs.
Meyerbeer les donna. C'était un acte d'une mora-
lité douteuse; il en avait commis, à ce qu'on prétend,
un plus considérable et plus audacieux, grâce à la
légèreté de M. Thiers, alors ministre de l'intérieur.
En venant lui faire signer son privilège, au moment
du déjeuner.
— Il y a, lui dit-il, en magasin, quelques vieilles
toiles qui ont besoin d'être repeintes, donnez-les-moi,
M. Thiers octroya ce don sans difficulté; or, il
s'agissait d'une masse de décors valant de cinq à six
cent mille francs et qui lui furent remboursés sur
ce pied à son départ de l'Opéra.
Fortune faite, ce théâtre ne suffit plus au char-
latan : il lui fallut le tremplin élastique et retentis-
sant de la presse, pour s'annoncer lui-même avec
Ma CINQUANTE ANS D« VIE LITTÉRAIRE
sa pâte de Régaaud. La presse, qui peut tout, en fit
un député et même un auteur ; car ce produit banal
de rintrigue et de la réclame, gonflé de vanité, visait
haut, et, en vrai bourgeois de Paris, se croyait propre
à tout. Scribe, du reste, Favait admirablement peint
dans l'opérateur Fontanarose du Philtre^ et Nounit,
avec son dos rond, la haute cravate du Directoire
où il enfouissait ses écrouelles et son air important,
le personnifiait à ravir.
Je devais éprouver peu de sympathie pour un
tel homme; aussi, quand il vint, fier des millions si
bien gagnés, jouer au Mécène et continuer la réclame
à la Société des gens de lettres, je me mis en
travers de ses fatuités et l'arrêtai net.
L'assemblée générale des genç de lettres était
réunie, le 19 mai 1856, au foyer du théâtre du Vau-
deville. Le comité, au grand complet, entourait le
docteur tout prêt à savourer sa gloire. Un garçon
naïf et bègue, Arthur Ponroy, qui se croyait le talent
de Démosthènes, bien qu'il n'eût pas, comme l'orateur
athénien, corrigé ce défaut labial avec les cailloux
de la Seine, venait d'exalter en style tragique, dans
son rapport de l'année, la munificence du fondateur
du prix fort mal distribué; Véron se rengorgeait
déjà, je me levai et pris la parole en ces termes :
(( Messieurs,
» Je prie l'assemblée de m'accorder toute son
attention ; car je me propose de traiter, en peu de
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 345
mots, une question qui intéresse au plus haut point
la dignité, Tindépendance et même rhonneur de
la Société des gens de lettres.
» Je viens au fait sans circonlocutions.
» Vous savez par les journaux ce qui s'est passé
dans notre maison. Un nouveau membre, que les
lauriers de M. de Montyon empêchaient, sans doute,
de dormir, sous un voile délicat et dont je respecte le
mystère, comme tout le monde, un anonyme a témoi-
gné son estime à la Société par une fondation de
prix, fondation à laquelle était attachée une prime
de dix mille francs. Je ne demanderai point dans
quel but a pu être faite cette libéralité et ne répé-
terai aucune des insinuations malignes qu'elle a
suggérées au public et à la presse ; je ne veux pas,
quant à présent du moins, car on pourra y revenir
tout à l'heure, je ne veux pas examiner davantage
la question de savoir si le concours, forme usée,
rendue ridicule même par certaines académies, était
le meilleur moyen pour atteindre le but que se pro-
posait, sans doute, le donateur, but qui n'a pu être
qu'un simple encouragement et, passez-moi l'expres-
sion triviale, un coup de fouet d'argent donné à
l'émulation littéraire. Je me borne à ces faits. Une
somme est oiferte à la Société des gens de lettres,
quel était alors le devoir du Comité? Le Comité,
nommé par nous pour remplir une tâche limitée
d'avance, devait comprendre ce que nous avons tous
compris : qu'un acte qui change la constitution
346 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
même de notre société et qui en viole, par consé-
quent, les statuts de la façon la plus éclatante, car
il transforme une association de garantie mutuelle
en académie de province, en succursale plus ou
moins ridicule des Jeuic Coraux ou des sociétés dépar-
tementales, ne pouvait être pris en notre absence et
à notre insu, Coonnent, pour la plus légère, pour la
plus insignifiante des modifications à introduire dans
la lettre de nos statuts, il /aut une foule de forma-
lités, et, à rimproviste, sans consulter personne que
Tenthousiasme né au son de$ écus de. dix mille
francs, le Comité s*arroge tout à coup le pouvoir
suprême, tranche et décide seul, et, non content de
décider pour le présent, il décide pour l'avenir I Eh
bien, messieurs, cela ne peut passer ainsi ! et per-
sonne ici, excepté ceux qui ont osé prendre sur eux
la responsabilité de cet acte autocratique, personne,
je Tespère, n'hésitera, vivement blessé dans sa dignité
et ses droiiS; à demander compte au Comité de sa
façon d^agir illégale et dédaigneuse* '
» J (ignore ce qu'il pourra répondre ; en tout cas» f
il ne peut vous proposer de monter au Capitole, en I
montrant les palmes de son concours ; car^ alors»
nous jugerions, à notre tour, et le verdict serait f
juste et sévère. En attendant la justification qu'il I
lui plaira de présenter, je le préviens loyalement, é
que mon intention, la cause entendue et gagnée j
par la Société, je l'espère, est de proposer un blâoje f
contre lui, pour que nos délégués ne s'habituent r
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 347
point à fouler aussi fièrement aux pieds les droits
et Topinion de quatre «ents membres ; qu'ils ne
croient pas, eux qui n'existent que par nos suf-
frages, qu'ils sont tout et nous rien, et qu'ils ne
se figurent pas que cette Société, qui devrait être
une institution pure, élevée et fraternelle, sera
toujours un chantier d'amoiir-propre où les habiles
nous exploitent et nous traitent comme des bûches.
Voilà, je pense, ce que vous ne souffrirez pas ! »
La discussion s'engagea sur ce terrain, elle fut
longue et animée. Frédéric Thomas, le bibliophile
Jacob et Vitu y combattirent vaillamment. Il fallut
deux votes : le premier était décisif, si l'on eût bien
compté ; au second^ il se trouva une voix de majo-
rité, quarante-neuf contre cinquante. Le coup était
porté, il atteignit l'homme au défaut de l'orgueil et
les journaux l'achevèrent. Accablé par la grêle des
traits piquants que le Figaro, le Messager, la Revue
des Théâtres^ la Gazette de Paris, la Chronique, la
Pranee théâtrale et le Charivari lui lancèrent p^n*
dant cinq jours, comme les banderilleros, quand
ils plantent leurs dards enflammés dans le cou du
taureau, le docteur, aussi furieux que l'animal
cornu, donna sa démission de Mécène et d'homme
de lettres .
Tout le reste de cette année et les premiers six
mois de la suivante^ je les employai à des tra-
vaux d'un genre bien différent. Ainsi, tandis que,
d'une main, je composais pour Nnstitot un Glos-
348 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
saire néo-latin en deux volumes in-folio^ de Tautre,
j'écrivais, dans un chalet du bois de Boulogne, deux
romans au Journal pour tous : la Bande mystérieuse
et la Peste de Marseille ; l'idée du premier m'était
venue en feuilletant les archives du Sénéchal de
Montauban ; le feuiiletonniste de la Patrie apprit,
quand il parut, à ses lecteurs, où j'avais trouvé le
sujet du second.
a M. Mary-Lafon publie, sous le titre de la Peste
de Marseille, un roman dont l'origine est curieuse.
» Le bisaïeul de l'auteur se nommait Maury de
Saint-Victor. Il exerçait à Montauban les fonctions
de grand prévôt de la maréchaussée. En 17S0, un
ministre du saint Évangile, atteint et convsdncu
d'avoir prêché et marié au désert, fut condamné à
la hart par arrêt du parlement de Toulouse. Maury
de Saint-Victor fut chargé de conduire la victime
à quelque distance de Toulouse, pour y subir sa
peine.
i) Les protestants, dès lors très nombreux dans les
campagnes d'alentour, avertis du départ de leur
ministre, résolurent de le délivrer. Un millier d'hom-
mes, armés^de fusils et de faux, s'attroupèrent sur la
route de Toulouse et barrèrent le passage à la maré-
chaussée. Le grand prévôt n'avait avec lui que trois
brigades, c'est-à-dire douze cavaliers ; il vit bien
qu'il né pouvait lutter contre ses adversaires ; mais,
pour rester fidèle à son devoir, il prit un parti dés-
espéré. Appuyant un pistolet sur la poitrine du
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 349
ministre, il le menaça de Je brûler sur place s'il
n'adressait sur-le-champ une harangue à ses libé-
rateurs, pour ]es exhorter à rentrer chez eux pai-
siblement, La harangue de cet orateur malgré lui
parut produire son effet; les mutins se retirèrent,
mais ils coururent un peu plus loin reformer leurs
rangs. Cependant, le prévôt, arrivé à Grisolles, n'y
trouva point le grand prévôt de Toulouse, auquel il
devait remettre le prisonnier. Aussitôt l'idée lui vint
que son collègue avait été arrêté par les paysans
auxquels il venait lui-même d'échapper.
» Alors, appelant un de ses archers parfaitement
3onnu pour son dévouement secret à la cause du
protestantisme, il lui confia la garde du ministre et
partit en jurant qu'en cas d'évasion le délinquant
n'en serait pas quitte pour... quatre jours d'arrêts
m moins.
» Et, le sabre au poing, il courut au galop vers le
lieu où il supposait que le grand prévôt de Tou-
ouse devait se trouver en péril. Il arriva à temps,
iégagea son collègue et revint avec lui à Grisolles.
» Là, on sut que le ministre avait pris la clef des
champs, laissant sa valise en gage; Maury de Saint-
irlctor s'empara de cette valise, et, outre une liste
les gens mariés au désert et une liasse de ser-
mons sur Tancien et le nouveau Testament, il y
trouva un manuscrit qui attira son attention. C'était
m dramatique récit de la Peste de Marseille; dont
le ministre, ramant alors sur les galères du roi,
20
3b0 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE
avait vu de près les terribles ravages. C'est dans
ce manuscrit, tombé par de si étranges aventures
en la possession de sa famille, que M. Mary-La-
fon a puisé les matériaux de son intéressant ou-
vrage *. »
Un de nos confrères de la Presse^ M. Boue de
Villiers, formulait ainsi son appréciation des deux
romans :
« Parlerai-je de la Peste de Marseille^ de M. Mary-
Lafon? Le talent de l'aimable romancier est connu
de tous. Qui n'a lu sa Bande mystérieuse, ses
Aventures de la belle Brunisseuse ? Ce nouveau ro-
man est digne des anciens. Comme eux, il est élé-
gamment écrit, heureusement imaginé, et suscep-
tible d*être confié aux mains les plus pures. Cest
là un compliment que nous ne pouvons pas tou-
jours faire aux livres qui nous arrivent, et nous
ne croyons pas faire tort à M. Mary-Lafon en lui
décernant un brevet de moralité, si rarement oc-
troyé aujourd'hui. »
Le dernier semestre de 1837 me ramena dans le
champ historique* C'était l'Espagne, cette fois,
dont j'allais dérouler les annales. En traitant, pour
ce nouvel ouvrage, avec Fume, je ne sortais pas
de mon horizon ni du cercle qu'un ami bien re^
gretté, Godefroy Cavaignac, avait trac^ à mes études,
en y enfermant toute l'Europe méridionale, je me
1 . Henry d'Audigier.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 351
plongeai, plein d'enthousiasme, dans ce passé si riche
en souvenirs et en faits éclatants et ne mis pas,
selon mon usage, de bornes au travail. Une nuit,
où complètement isolé de mon milieu, je suivais
sous les tours de Cordoue les étendards verts du
prophète, un cheval battant au grand trot les pa-
vés delà rue s'arrête court devant ma porte. On
sonne fort, le concierge s'éveille enfin ; il ouvre et,
du balcon, où je m'étais penché par curiosité , j'en*
tends mon nom massacré par une bouche alsa-
cienne. Que peut me vouloir « l'autorité » à deux
heures du matin? Cette question se posa toute
seule et laissa une ombre sur mon esprit. Quand la
conscience n'est pas nette, on se fait des monstres
de tout. Je n'étais pas trop bien dans les papiers de
Piétri, le préfet de police, que j'avais connu très
intimement à l'hôtel de Bristol, tenu dans la rue
Traversière-Saint-Honoré, par sa belle-mère : la
veille, Avond, l'ancien constituant, et moi avions
soupe à Suresnes, et, comme en sa qualité d'avocat
et d'ex-député, il parlait beaucoup et mal du gou-
vernement, il avait tenu des discours criminels ;
enfin, le soir même, dans mes promenades noc-
turnes à travers Paris, avec Philibert Audebrand,
qui a beaucoup de l'esprit de Timon et un peu de
son humeur caustique, nous avions passé au lami-
noir quelques-uns des puissants du jour. Cette vi-
site à une heure indue pouvant être une consé-
quence de nos coups de. fronde, je n'étais pas
3S2 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
absolument tranquille. Mon concierge, pendant ces *
réflexions, montait en tremblant, il entre d'un air^
effaré et jette ce pli sur ma table :
« M
» Vous êtes invité à assister aux Service et Enterre-
ment de M. BÉRANGER, décédé le 16 de ce mois
dans sa soixante-dix-septième année, en son domi-
cile, rue de Vendôme.
» Le Service aura lieu dans Téglise Sainte-Elisa-
beth, rue du Temple, à midi très précis. »
» DE PROFUNDIS. >.
L'avouerai~je ? Ma foi oui, puisque c'est la vérité.
Malgré les regrets qu'inspirait une si fatale nouvelle,
je me sentis déchargé d'un certain poids ; aussi,
moitié par devoir, moitié par une sorte de recon-
naissance, j'arrivai le lendemain des premiers à
l'église Sainte-Elisabeth.
La maison mortuaire, située rue de Vendôme, S,
avait été décorée avec simplicité. L'initiale de Bé-
ranger surmontait la porte cochère, tendue de
noir ; aux deux extrémités pendaient des couronnes
d'immortelles. Une croix se détachait en blanc sur
le fond noir de la décoration. La spéculation pa-
CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 353
risîenne, toujours à Taffût de l'actualité, s'était déjà
emparée de la rue. Des colporteurs vendaient, en
criant à pleine voix, de petits bustes de Béranger,
et une médaille populaire à son effigie avec cette
légende frappée au revers :
A Béranger y le poète national^ Vhonnéte citoyen.
Les abords de l'église Sainte-Elisabeth, qui s'élève
rue du Temple, «n face du marché, étaient occupés
par des détachements de la garde de Paris à cheval.
La circulation des voitures était interdite. Les pié-
tons, des ouvriers pour la plupart, portant à la
boutonnière des bouquets d'immortelles, s'étouffaient
sur les trottoirs. A toutes les fenêtres et sur tous
les toits, on ne voyait que des têtes; jamais une
foule plus sympathique et plus immense n'attendit
le passage d'un mort. Il arriva un char funèbre orné
d un trophée de verdure et de couronnes d'immor-
telles, vers midi et demi. L'église était tendue de
noir. Six grandes couronnes d'immortelles étaient
appendues aux murs; de chaque côté, on voyait des B
hauts d'un mètre dans des cartouches. Depuis un
quart d'heui*e, on entendait défiler la cavalerie. Tout
à coup éclate un formidable roulement de tambour
et le cercueil apparaît couvert de lauriers. On le
posa sur des tréteaux à l'entrée de l'église, sous
l'orgue. Là, les prêtres, avec une trentaine d'acolytes,
sacristains, chantres et bedeaux vinrent faire la
levée du corps. Le curé demanda au Seigneur, en
latin, pitié et miséricorde pour Pierre-Jean (pas
20,
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CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 355
loin. Les invités seuls suivirent alors et virenl
déposer le corps du grand chansonnier dans le tom-
beau de Manuel.
Depuis ma première visite, j'avais rencontré Bé-
ranger, parfois aux premiers temps, dans un res-
taurant de la rue du Mont-Thabor, où il dînait avec
sa compagne ; rarement au spectacle, assez souvent
chez M. de Lasteyrie et, en dernier lieu, à la Revue
indépendante. Les pavés étaient chauds encore des
lampions de 1848 ; je causais avec Lamennais, qui
rugissait comme un lion contre la tiédeur, qu'il
appelait lâcheté, de ces avocats, de ces rimeurs, de
ces soldats de la Vierge Marie, qui, au lieu de
mener la France au pas de course, s'efforçaient par
tous les moyens d'amortir son élan. Bien moins ému
et plus vieux d'expérience historique, je lui disais,
je me le rappelle, pour calmer sa fureur :
— Le gâteau des révolutions est rarement pour
ceux qui l'ont pétri; en revanche,* il brise les
dents des premiers qui le croquent.
Béranger entrait sur ces paroles.
— Voilà, dit-il, une maxime qui pourrait bientôt
être vraie.
— Par la bêtise, l'incurie, la faiblesse et la
trahison de vos amis ! s'écria Lamennais avec sa
véhémence ordinaire.
— La î la ! reprit doucement Béranger, ne vous em-
portez pas et songez aux difficultés de la tâche im-
posée si subitement à ceux qu'avec juste raison
356 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
VOUS nommez mes amis. Croyez-vous que Dupont
(de TEure), Arago et le frère de Godefroy ne soient
pas de bons patriotes?
— Ce sont des aveugles .qui ne voient rien, empê-
chant les autres d'aller en avant ! Des nains, tentant,
avec leurs petits bras, d'arrêter, dans sa marche
irrésistible, le peuple qui va les abattre et les fouler
aux pieds !
— Je crois, en effet, qu'ils tomberont, dit d'un
air triste Béranger ; mais leur chute sera due à
une autre cause.
— Que voulez-vous dire?...
— Je veux dire que la route où ils sont engagés
n'est pas faite encore et n'est viable qu'à moitié;
au delà s'ouvrent des trous béants et des fondrières
où ils rouleront sans les voir.
— Voilà bien, s'écria impétueusement l'auteur
des Paroles d'un croyant, eu s'agitant sur sa chaise,
un vrai langage de portier !
— Il y a souvent, dit Béranger de sa voix calme,
plus de bon sens dans la cervelle d'un portier que
sous le crâne des hommes de génie, surtout lors-
qu'il s'agit, comme à présent, de choses tangibles,
vulgaires et tout à fait du domaine du sens commun,
la seule qualité dont je suis peut-être «n peu fier,
ajouta-t-il en souriant et prenant son chapeau.
Il sortit et je le suivis ; à la porte de la Revue,
rue Jacob,» il s'arrêta un instant pour me dire :
— Il ne faut pas faire attention aux paroles de
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 357
Lamennais quand ses nerfs le tourmentent. C'est le
meilleur homme du monde et nous sommes intimes.
— Son humeur ne m'étonne pas, répondis-je au
poêle; le hasard m'a déjà rendu témoin d'un éclat
semblable, chez Renduel, l'éditeur des Paroles d'un
croyant ; il disputait avec le général Paixhans, aide
de camp, je crois, de Louis-Philippe, et soutenait
Texcellence des républiques et leur supériorité sur
les monarchies. *
— Moi, dit Paixhans, je n'aime pas tant de maîtres.
Un seul me suffit.
— C'est plus commode, riposta aigrement La-
mennais, pour les solliciteurs !
— Et moins humiliant, fit observer un troisième
interlocuteur, qui était, autant qu'il m'en souvient,
Alphonse Royer, l'auteur de Venezia la bella.
L'immortel défroqué s'en alla furieux et ne remit
plus les pieds chez Renduel.
Lamennais me rappelle une entrevue que j'eus,
l'an d'après, à Sorrèze avec son ancien coopérateur
Lacordaire. J'avais re transcrit et traduit, avant les
bons procédés de la section de philologie, un poème
du XIV® siècle contenant la vie et les miracles de
saint Honorât, en son vivant, fondateur de l'abbaye
de Lérins et archevêque d'Arles. Ce poème, remis
le jeudi 10 mai 1835 à M. Charles Fortoul, qu'il ne
faut pas confondre avec son frère, dont il était le
loyal ch.ef de cabinet, fut adopté, le lundi 6 août,
par le comité, qui ne craignit pas plus tard de nier
dt>8 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
impudemment mie réception, consignée dans ses
registres et suivie de cette condition : « Y joindre un
glossaire et les vies de sainte Enymie, de saint
Trophyme et de saint Alexis. »
Ce vieux poème, monument unique peut-être de
Tart chrétien dans le moyen âge méridional, reflète,
avec une couleur si vive, Tidée dominante du siècle
où il fut écrit, que j'étais curieux de savoir ce
qu'en penseraient les chefs du catholicisme moderne.
De Burgos, où m'appelèrent les études de l'his-
toire d'Espagne, j'envoyai le manuscrit traduit à
Lacordaire, et, à mon retour, voulant me reposer
quelques jours à ma campagne, je tournai vers la
Montagne-Noire et m'arrêtai à Sorrèze. Le célèbre
conférencier de Notre-Dame dirigeait l'école fondée
par Ferlus dans la vieille abbaye du Sor et connue
surtout par Je talent de ses maîtres d'équitation. Je
le trouvai dans une vaste chambre aux murs blan-
chis à la chaux et complètement nus, et pavée de
petits cailloux. Assis sur une chaise de paille, il
offrait un contraste étrange dans son costume blanc
d'une finesse extraordinaire, avec cette vaste pièce
rustique et dénudée.
Je pris, sur son invitation, un siège de même
forme, et nous parlâmes, ou plutôt il parla du
poème méridional. Les hommes éminents d'Église,
je lai constamment remarqué, ont tous le verbe
haut, le ton tranchant et le geste, comme le regard,
autoritaire. Lamennais, Lacordaire, TévêqUe d'Or-
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 359
ms se ressemblaient exactement par ce côté. En
tendant l'un, vous auriez cru entendre Taulre.
[ême dans la conversation, Lacordaire était élo-
cjuent et un peu apprêté; mais ce qui gâtait le tour
brillant de sa pensée et l'élégante facilité de son
discours, c'était son ton tranchant et la chute impé-
rieuse et brusque, sèche même parfois, de sa phrase.
Après ravoir écouté quelque temps, je m'aperçus
avec surprise que nous étions à cinq siècles de
distance l'un de Tautre. Moi, je restais dans le moyen
âge sous le porche gothique de Tabbaye de Lérins,
écoutant les récits naïfs et poétiques du vieux
moine ; lui, qui n'avait pas fait un pas vers le passé,
jugeait, en 18S8, cette production de 1400, comme
un livre publié la veille et vendu rue du Bac»
Il s'aperçut vite de mon impression, et, pour jus-
tifier sa froideur pour l'œuvre qu'il ne comprenait
pas, il se jeta dans une voie scabreuse; car elle le
menait tout droit à la négation des miracles. Je le
lui fis remarquer un peu malicieusement, je l'avoue.
Alors, le feu de la colère empourprant ses joues
roses, Lacordaire se dévoila tel qu'il était, un artiste
admirable, mais qui ne croyait qu'à son talent.
Tous les arguments qu'il développait et prodiguait
avec un art merveilleux pour me prouver ce qu'on
ne peut voir qu'avec les yeux de la foi, me laissant
très indifférent, il s'emporta et me dit en me quittant
sur le seuil de l'antique abbaye :
— Adieu, monsieur, je vous plains l
360 CINQUANTE ANS DB VIB LITTÉRAIRE
— Et moi aussi» lui dis-je; car, dans ces murs
chrétiens^ il y avait autrefois une âme, la foi 1 et
maintenant...
— Maintenant? s'écria-t-il en me lançant un
regard plein de déli et de menace.
— II n'y a plus que de Téloquence inutile et de
la logique perdue.
XXI
Tout le monde, heureusement, n'avait pas pour
mon Saint Honorât les yeux deLacordaire. Un autre
artiste, non plus en religion, mais en peinture,
Ingres, quoique d'un esprit très borné, ne pouvait
écouter sans enthousiasme les légendes du vieux
poème. A mon retour, je lui en apportai quelques-
unes, li en choisit trois dont il aurait probablement
lait des tableaux si la mort, qui frappe en aveugle
et ne respecte rien, lui en avait laissé le temps.
J'avais rencontré Ingres chez David. II était mon
compatriote ; aussi, en sortant de l'atelier du sculp-
teur, situé rue d'Assas, nous allâmes faire un tour
au Luxembourg et nous causâmes longuement de
Montauban et de Rome. Il avait quitté sa ville natale
à huit ou neuf ans pour étudier le dessin à Toulouse,
et, bien qu'il y eût laissé deux sœurs, il n'y revint
qu'une fois en sa vie et n'y passa qu'un jour.
21
36:2 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Comme il aimait à en parler et à ressaisir ces pre-
miers souvenirs dont la traînée lumineuse remontait
à 1793, je lui demandai pourquoi il avait changé
Torthographe de son nom. Dans son acte de bap-
tême, en effet, et dans tous les papiers de famille,
ce nom est écrit Ingre. II ignorait les motifs de ce
changement. Son dessein était d'abord de venir,
comme le bon lièvre, mourir au gîte et de consa-
crer ses dernières années à Tornementation de sa
patrie. Un événement domestique, la séduction et
la mort prématurée d'une nièce, le détourna de ce
projet. De Montauban, nous passâmes à Rome et je
le fis bondir de surprise en lui adressant cette
question :
— Pourquoi n'épousiez-vous pas la bella Gio^
vanna de la via del Bambino ?
— Zoèga l s'écria-t-il, comme touché par la pile
électrique, comment savez-vous que je connaissais
Zoèga ?
— J'ai habité Rome vingt-sept mois, mais le fait
m'était connu avant d'y aller.
— Comment cela ?
•^ De la manière la plus simple. Un notaire
m'avait donné, comme autographe, votre lettre et la
procuration de votre père. Plus tard, j'appris d'autres
détails à Rome«
— Et qui put vous parler de Zoèga ?
— Nibbyj l'archéologue*
— Son voisin 1
CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 363
— Et le libraire français.
— Merle! Ah! le bavard! et que vous dit-on ?
— Que vous étiez amoureux fou de cette bohé-
mienne !
— C'est vrai et je songeai sérieusement à Tépouser.
— Serais-je indiscret en vous demandant pourquoi
la procuration devint inutile?
— Pas le moins du monde. Je venais de recevoir
ce papier et me préparais à conduire Zoèga à
l'autel ; en attendant, elle posait pour une vierge
donnant le sein au divin enfant. En reculant le
tabouret où était jeté son corset, un objet vint à
glisser à terre avec un bruit sec. Je tournai les yeux
et vis un buse en frêne d'une forme singulière.
Zoèga s'élança pour le ramasser, mais point assez
vite pour m'empêcher d'y apercevoir deux cœurs
traversés d'une flèche et un nom, Félictano, tracé
avec du sang. Zoèga était rouge comme du feu ;
bien que ma main tremblât un peu, je ne fis sem-
blant de rien et j'attendis le jeudi avec impatience.
Ce jour-là, Zoèga ne manquait jamais d'aller à
Ripetta, sous prétexte de voir sa tante. Je m'y
rendis vers les quatre heures et la trouvai dans
un bal public dansant avec Féliciano. Vous pensez
bien qu'après cette constatation, il n'y eut ni amour
ni mariage.
Je ne revis Ingres que peu d'années avant sa mort
dans son appartement de la rue de faille, lors de la
publication de YBistoire des villes de France^ où
■^■3
364 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRB
j'avais signé celle de Moiitauban; il m'avait apporté sa
carte pour me remercier de la place donnée à son
nom ; j'allai le voir à mon tour, et ce fut ma der-
nière visite. Dans cette conversation in extremis^ il
m'annonça qu'il destinait ses tableaux, ses esquisses
et tous les objets d'art de son cabinet au musée de'
Montauban. Il n'y mettait qu^une condition, inspirée
par un doux souvenir d'enfance et un pieux senti-
ment d'aifection paternelle; c'est que ce musée serait
établi dans une salle de l'ancien évêché, devenu, en
93, rhôtel de ville, salle décorée par son père et
dans laquelle, à l'âge de huit ans, il avait chanté
avec lui devant monseigneur de Breteuil, un duo de
la Fausse Magie.
Ses réminiscences enfantines et les récits de
l'ermite do Beauséjour, M. Saint-Cyr Poncet-Del-
pech, formèrent plus tard le fond de l'article que
je publiai, à sa mort, dans le Moniteur, sous ce
titre : le Baptême d'un grand peintre. Toute cette
année, à part quelques articles çà et \3 de mince
importance, fut consacrée à l'histoire d'Espagne.
Je ne m'en détournai un instant que pour écrire
à la volée, pour me distraire des travaux sérieux ^
un petit roman : Madelaine Angély. Encore, fut-ce le
hasard qui le fit mettre au jour. Je me promenais
au bois de Boulogne. Sur un des bancs qui bordent
l'allée du lac, étaient assis un monsieur et une dame.
Toujours préoccupé de mon grand travail et la tête
lourde, je passais sans les reconnaître i L*bomme
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 3()ri
m'appela. C'était Amédée Renée, le rédacteur eu
chef du Constitutionnel, Je Tavais connu à l'Institut
historique et le tenais en grande estime; car il y
avait en lui Tétoffe d'un vérit3ble homme de lettres.
Bien des années auparavant, j'avais été assez heu-
reux pour lui être utile auprès de M. Jay, direc-
teur du Grand Journal^ dont il était devenu le chef.
Je m'assis sur son banc; il commença par me
présenter à sa femme, et, de propos en propos, la
conversation tombant naturellement sur la littéra-
ture; il finit par me demander un roman que je
lui promis. Pauvre Renée! La vie avait été dure
longtemps pour lui. Quand des confrères, dont la
plupart n'avaient pas le centième de son talent,
vivaient avec luxe ou se prélassaient dans de grosses
sinécures, il n'avait pas de domicile, couchait dans
un magasin à fourrages dans la rue de Ménilmon-
tant et ne s'asseyait à une bonne table que lorsqu'il
rencontrait un ami. Je me souviens d'un mardi
gras, celui de 1834, où je l'aperçus errant, souffre-
teux, pâle et peu vêtu dans la rue Neuve-des-
Petits-Champs. J'allais diner chez un Crésus de%»la
finance. M'emparant de son bras, je le conduisis
chez Serveille. Puis la cène du carnaval finie, nous
rentrâmes chez moi, et, là, près d*un bon feu, je
passai une soirée délicieuse à écouter des vers excel-
lents et le récit d'un amour du grand monde, courte
et fugitive illusion qui avait éclairé un moment
sa jeunesse comme un rayon de soleil du printemps.
366 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Bien moins pressé que le malheur, le bonheur
lui vint tard et ne dura guère. La dernière fois que
je le vis, il était installé aux Tuileries, dans le
pavillon de Flore, et occupait là l'emploi de secré-
taire de la maison militaire de l'empereur.
L'an de gloire 1859 s'ouvrit modestement pour
moi par la publication des Mœurs de la vieille
France, L'éditeur, homme de goût et d'esprit pour-
tant, paraissait oublier un peu ce livre, depuis
longtemps épuisé; mais il vient de se décider à lui
donner un pendant : Récits du vieux Parts et de
Vancienne France.
Cette année s'était ouverte avec les Mœurs de la
vieille France, elle se ferma sur une querelle avec
le journal l'Univers, Son rédacteur en chef, M. Louis
Veuillot, m'avait déjà fait l'honneur de s'occuper de
moi dans son factum sur le Droit du seigneur.
Il l'avait fait dans ce style, à lui personnel, qui
mélange si agréablement, pour les oreilles soi-disant
religieuses, l'argot poli du cabaret aux métaphores
de la halle. Instruit trop tard de cette éclaboussure,
je n'avais pu répondre à son pamphlet, complète-
ment oublié lorsque j'eil appris l'existence. Je me
bornai à lui écrire d'ouvrir le livre, sur lequel sa
plume poissarde avait craché, au tome II, page 29d,
et de voir ce qu'il aurait dû vérifier avant d'inju-
rier; que loin d'admettre le droit du seigneur dans
le passé de Montauban, je le regardais comme un
bruit ridicule et sans preuves.
r
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE .367
Quel était alors le devoir de Tinsulteur? De
reconoaitre et de réparer cette bévue calomnieuse.
On n'a pas besoin d*être ou de se dire religieux
pQur cela. II ne faut que de la conscience et de la
bonne foi, deux jumelles qu'on devrait toujours voir
ensemble, mais qui ne logeaient pas, en ce moment,
chez M. Louis Veuillot. Il garda le silence, et, sans
le rompre de mon côté, je me promis bien d'être
moins palient s'il recommençait. La fin de K9 m'ap-
porta l'occasion que je ne souhaitais pas, car tout ^
le monde n'aime pas à se colleter en public. Un abbé
de V Univers, de ceux qui font de la fortune une
cuirasse et de leur plume un goupillon trempé
dans la boue et le fiel, s'était permis de m'attaquer
au sujet de Rrnie moderne. Voici les deux lettres
que je forçai ce moniteur de l'outrage à insérer
dans ses colonnes :
A M. Chantrel, rédacteur de V Univers religieux.
« Monsieur,
ï> On m'apporte votre journal dans lequel je lis :
a Le Messager, qui a étudié la question romaine
« dans la Rome moderne, de M. Mary Lafon, eto. »
» Que voulez-vous dire par là ? Est-ce un coup de
pied en passant ou un signe de dédain? Dans les
deux cas, vous vous trompez ou vous voulez trom-
per votre lecteur. Si le Messager a puisé ses docu-
368 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
meiits chez moi, ils sont exacts et je vous mets au
défi d'en infirmer un seul. Je vous défie également
de contester les laits éclatants comme la lu-
mière sur lesquels j'ai basé la conclusion de mon
livre.
» A celte légèreté d'appréciation, trop communtî
aujourd'hui, je vois que vous parlez d'une œuvre
qui vous est inconnue. Prenez-y garde : pareille
chose est arrivée, pour son plus grand dam, à votre
rédacteur en chef. Il attaqua nagu^Ve, avec l'urba-
nité qui le caractérise, mon Histoire du midi de la
France, Je fus mordu, dit-on, k belles dents el
traîné au plus épais de son ruisseau, pour avoir
soutenu l'existence des droits du seigneur. Or, ce
qu'il y a de plaisant, c'est que, dans ce livre si
véhémentement mis à l'index par l'Univers, je
refuse précisément d'admettre, faute de preuves, le
droit dont il s'agit.
» C'était une légèreté blâmable au moins, n'est-il
pas vrai? Elle ne tarda pas à recevoir son châti-
ment. M. Veuillot se punit de ses propres mains en
insérant quelque temps après et en le couvrant
d'éloges, un extrait de ce même livre sur le procès
Calas, qu'un M. Hue, professeur à la faculté de
droit de Toulouse, avait eu la bonté de m'emprunter
à peu près textuellement et d'adresser sous son nom
à r Univers,
» Ces deux exemples suffiront, je l'espère, pourj
vous prouver, monsieur, qu'il ne faut pas pli
CINQUANTE ANS DE ?IE LITTÉRAIRE 369
damner les livres que les gens sans les connaître,
et qu'il avait grandement raison celui qui a dit :
'Ne juge point si tu ne veux être jugé»
» Agréez, Monsieur, l'assurance de ma considé-
ration.
» Mary Lafon. »
LUnivers, selon sa coutume, n'ayant inséré de
ma lettre qu'une partie tronquée, je l'obligeai à
publier cette réponse adressée à M. Veuillot :
« A M. le Rédacteur en chef de l'Univers.
» Monsieur,
» Dans la lettre dont vous avez cru devoir n'in-
sérer qu'une partie, décision un peu arbitraire, mais
que j'accepte par respect pour la liberté de la
presse, je mettais votre collaborateur au défi de
signaler un document contestable, un fait inexact,
en mon histoire de Rome moderne. Il n'a pu en
trouver un seul, ce qui ne l'empêche pas d'accu-
ser, aujourd'hui encore, le Messager, d'ignorance,
pour s'être renseigné dans ce livre. Ne pouvant donc
nier l'exactitude des faits, il se rejette sur les inten-
tions et m'attaque sur ce nouveau terrain d'une
façon que je ne qualifierai pas, mais qui me force,
pour rétablir la vérité, à user du droit de légitime
défense.
2U
370 CINQUANTE ANS DS YIE LITTÉRAIRE
» i'écarle comme inutile tout ce qui m'est person*
nel, et je vais au fait sans ambages; car il faudrait
être bien petit d'esprit pour s'occuper de soi dans
des questions de cette importance.
» Votre collaborateur, pour édifier compl^tepaeni
son public sur le mérite et Tespril de mon livre,
cite un passage relatif à Grégoire Vil, et, après
s'être écrié : « Voilà les pr©/bnrfs jugements qui bril-
lent dans Rome moderne I » il ajoute : « Saint Gré-
» goire eût été un grand homme complet s'il eût
)) prêché la guerre sociale et s'il eût amené les
» boucheries de paysans qui ont suivi les prédica-
ii tions de Luther. »
a Ce n'est pas précisément ce que j'ai écrit. Mais
croit-on que ce grand pape eût été moins méritant
devant Dieu et l'humanité si, au lieu de chercher
à fonder sur les nuées d'un rêve la théocratie uni-
verselle, en mettant les rois aux pieds des pontifes,
il eût vu les larmes des pauvres chrétiens et en-
tendu cet appel désespéré d'un saint évoque ?
« Si Rome ne lui ouvre pas une voie nouvelle,
» le monde est perdu. Il faut que la réforme parte
)) de Rome comme de la pierre angulaire du salut
» de l'humanité. Contre la tempête qui menace d'en*
» gloutir l'univers, il n'est qu'un seul port : l'Église
» romaine. Oui, cette réforme doit commencer par
» le haut clergé; car le mal n'est jamais plus conta-
» gieux que lorsqu'il dévore la tête du sacerdoce. Il
» faut des actes et non des mots ; il faut que les suo-
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 371
» cesseurs de saint Pierre tracent la voie nouvelle et
» Téclairent de leurs vertus *. »
n Les protestants, » continue mon contradicteur,
après avoir trouvé le moyen de glisser Robespierre
dans sa phrase où Grégoire VII ne Tattendait sû-
rement pas, (( les protestants, qui ont étudié de nos
» jours la grande figure d'Hildebrand Tout certaine-
» ment mieux comprise. »
» Votre critique en est-il bien sûr? Pense-t-il,par
exemple, que Tadmiràble lettre de Grégoire à ses
compagnons de Cluny, que j'ai traduite le premier,
le présente, comme homme, sous un jour défavo-
rable? Si j'ai blâmé son rêve, Vun des plus grands
qu'ait enfantés Vesprit humain *, n'est-ce point à
cause du terrible réveil qui le suivit et de la ruine
de Rome qui en lut la conséquence.
» Nos vieux historiens, quoiqu'àussi orthodoxes
que les rédacteurs de V Univers, l'avaient traité avec
bien moins de révérence.
C'estoit, éqrit Pasquier/ l'un des plus hardis
» propugnateurs du siège de Rome, qui n'oublia rien
» ni par les armes, ni par la plume, ni par la cen-
» sure de ce qu'il pensoit appartenir à l'avantage de
» la papauté et au désavantage des princes souve-
» rains ^.
1. Pierre Damien, Rome moderne^ p. 151.
2. Rome moderne, p. 152.
3. Recherches sur la France, liv. III, ch. Vii.
37i CINOUÀNTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
» Rapprochez de ce jugement, où éclate, dans sa
verdeur, la franchise gauloise, les lignes suivantes
du chapitre ix de mon livre, et demandez-vous
ensuite en conscience si j*ai été injuste pour celui
qui était venu sur les abîmes de la mer et que la
tempête engloutit :
<x On a beau descendre dans la tombe les restes
» d'un grand homme, ce qu'on entoure d'aromates
» n'est que l'enveloppe périssable de la vie. Le corps
» seul est scellé sous le marbre, et, tandis qu'il y
» devient poussière, son esprit continue à briller parmi
» les vivants comme l'éclatant rayonnement qu'où
» voit encore après le coucher du soleil. Du fond de
» sa tombe, Grégoire Vil régnait toujours. »
)> Passant ensuite à Jules II, votre collaborateur
assure que le protecteur de Michel-Ange « n'a
» pour moi que le souffle ardent et fiévreux d*uu
» énergique vieillard ». Or voici comment je le pré-
sente au lecteur en le trouvant sur le seuil de la
Renaissance :
(( Jules II avait soixante ans quand il fut sacré
» à Saint-Pierre. Porté par acclamation au troue
» pontifical, où les passions sont mortes, il sut faire
» oublier les scandales d'Alexandre et purifier TÉ-
» glise, comme ces appartements des Borgia où il ne
» voulut jamais mettre le pied *. »
» Ce n'est point un préambule insultant à coup
1. Rome moderne^ p. 277, id. p. 278.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 373
sûr. « Mais votre phrase ! » me crie le lecteur. — Ma
phrase?. .. Eh bien! elle contient tout le contraire
de ce que lui fait dire en Tarn pu tant, par un pro-
cédé bien connu, le rédacteur de V Univers. La
voilà, 9u reste : jugez !
« Ce fut pourtant le souffle ardent et fiévreux de
» cet énergique vieillard qui fit éclore la renaissance
» des arts à Rome. »
Je n'avais pas été sévère pour ce pape batailleur,
qui, selon Texpression des théologiens de Loni s XII,
oubliait souvent le glaive de la parole pour celui
de la guerre, et qui fit frapper des médailles où on
le représentait chassant les Français d'Italie à
coups de fouet; mais, puisqu'on trouve que je pas-
sais trop vite, je veux réparer cette faute. Il suffit
pour cela de me tourner et de prendre dans un
carton une page dont je n'avais pas voulu nie
servir précisément à cause de son actualité.
» L'inconvénient que je craignais n'étant pas aussi
grand dans un journal que dans un livre ; voici
cette page, à laquelle les circonstances donnent un
intérêt étrange et digne de réflexion :
« Jules II étant tombé en défaillance quelques
» jours avant sa fin, on le crut môrt. Deux nobles
» convoquèrent alors le peuple au Capitole et s'effor-
» cèrent de ranimer dans les cœurs, par le dis-
» cours suivant, l'amour de l'indépendance et de la
» liberté.
» — La noble nation romaine, » disaient-ils, <( est
374 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
» depuis assez longtemps esclave ; assez longtemps elle
« a plié sous le joug de ces esprits superbes qui vou-
)) laient dominer le monde. Cette servitude, qu on
» pouvait comprendre au temps où brillaient les
» vertus chrétiennes, n'a plus d'excuse et rien n'en
» rachète l'ignominie. Les prêtres ne donnent plus de
» saints exemples et ne font plus de miracles. Est-il
» une génération plus perverse et plus perdue de
» mœurs? 11 y a deux pouvoirs, dans le monde, ab-
» solument semblables, le principat des pontifes ro-
» mains et le principat des soudans du Caire. Encore
fi la servitude des Romains est-elle plus avilissante
)) que celle des peuples de la Syrie et de l'Egypte;
» car les mameluks sont du moins des maîtres vail-
j> lants, rudes à la fatigue et aux armes, tandis que
i> les Romains obéissent à qui?... à des oisifs et à
» des énervés ! Le temps est donc venu de secouer
» cette torpeur et de se souvenir du nom romain, 8i
«glorieux quand on mérite de le porter, mais qui
» double la honte de ceux qui oublient les grandes
» actions de leurs pères. L'occasion ne saurait être
» meilleure : la discorde va sortir du tombeau du
» pape^ les puissances sont loin de s'entendre, l'Italie
» est pleine d'af mes et de désordres, et la tyrannie
To sacerdotale devient plus que jamais insupportable
x> aux rois, 7>
» Savez-vous maintenant quels sont les révolotion-
uaircs qui tenaient ce langage au peuple rûoiain
il y a trois cent quarante-six ans? Antimo Savello^
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 375
rua des nobles les plus illustres de la ville éter-
nelle et Pompeo Colonna, évêque de Rieti. Oadoit
voir que mes appréciations auraient paru bien mo-
dérées aux. contemporains de Jules.
» En parlant de son successeur, Fauteur de l'ar-
ticle en question se plait à lancer contre moi une
autre accusation aussi dénuée de vérité. J'ai dit
que Léon X était un oppresseur de la liberté hu-
maine 1 Pourquoi? Parce que, insinue doucement
votre lévite, « il a signalé les malheurs qui pou-
» valent résulter de l'invention de Timprimerie et
» qu'il a voulu prévenir le mal tout en rendant Tin-
» vention utile ».
» Oh ! pardon, mon doux juge 1 il y a autre chose
sous roche que vous ne dites pas. Ce n'est point
pour l'intention paternelle que vous lui prêtez, que
je blâme Léon X c'est — mais non pas avec le gros
mot que vous poussez sous ma plume — parce qu'il
voulait enchaîner l'essor de l'esprit humain en dé-
fendant à l'homme de penser autrement que l'É-
glise romaine. «Nous ordonnons», disait-il dans la
confirmation du S^ canon du concile de Latran
(6 avril 1513), « et statuons que dorénavant, >/ dans
» tous les temps futurs, personne n'ose iinprimer ni
» faire imprimer un livre -quelconque à Rome, ou
)i dans quelque diocèse que ce soilj qui n'ait été
) examiné avec soin, approuvé et contresigné à
» Rome. »
»Que peut-on répondre à cela?... Rien, je pense^
376 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
si Ton n'altère pas mon texte. Votre rédacteur
daigne ensuite, en haussant ]es épaules de ma
naïveté, me laisser croire que la liberté religieuse
et la liberté politique sont sorties de la réforme de
Luther.
» Dût mon ignorance sur ce point faire pitié à
tout le monde, j'avoue le péché. Oui, j'ai depuis
longtemps la conviction qu'il me le reproche, et mon
aveuglement sur ce point va si loin, que je crois
l'Angleterre, et même l'Amérique, pays protestani<t,
néanmoins aussi libres que Rome et Vienne.
» Mais, si je n'hésite pas à me reconnaître coupable
quand l'accusation est fondée, il doit m'être permis
de protester lorsqu'elle est mensongère. Ainsi, votre
collaborateur s'exprime en ces termes, quelques
lignes plus bas :
« Forcé d'avouer que Rome avait énormément
» perdu à n'être plus le séjour des papes, et qu'Dr-
» bain V, en 1367, n'y avait plus trouvé que 17.000
» habitants, M. Mary Lafon eût dû reconnaître que
» la souveraineté pontificale n'avait pas été trop
» funeste à une ville qui comptait près de 200,000
» habitants à la fin du siècle dernier ; mais ce fait
» ne le i'rappe pas. »
û Ah! vraiment? Allez, pour répondre à cet
homme de bonne foi qui a lu mon histoire d'un
bout à l'autre, à la page 286 :
« De cette époque (14S3) date sérieusement lado-
» mination temporelle des papes sur Rome. Jis y
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 377
^> aspiraient depuis six cents ans ; mais elle leur avait
* toujours échappé. -^ De ces trois ennemis qui la
^ tinrent si longtemps en échec, l'empereur, la féo-
» daUté et le peuple, les papes n'en voyaient plus un
» seul sur leur chemin. Leur action pouvait donc se
» déployer librement. Ils allaient montrer, comme
» souverains temporels, si leur gouvernement valait
» mieux que ceux sous lesquels avait vécu Rome
» moderne depuis Ja chute du pouvoir impérial.
» Arrivés à cette hauteur dans l'histoire, les papes
» devinrent pour Rome nouvelle ce que les Césars
«avaient été pour Rome aucienne : ils la tirèrent
9 des ruines, et, s'ils ne la firent pas aussi grande,
» ils la firent comme la première, noble, illustre.
» belle et sans rivale encore.
«C'est dans cette œuvre de fondation et d'embel-
M lissement que nous allons suivre les papes, en élar-
» gissant notre point de vue pour peindre leur
» influence sur les affaires de l'Europe, nous plaçant
» dans ces hautes sphères où l'esprit de secte et de
» système n'altère point la sérénité de l'histoire,
» jugeant les actes et non les mœurs des hommes,
» et considérant la papauté comme un chêne à l'im-
» mense ombrage qui, malgré la mousse et les rugo-
» sites d'un tronc chstrgé de siècles, plane sur tout
» ce qui l'entoure, superbe de verdure, de majesté et
y. de vigueur. »
» Qu'en dit le lecteur impartial ? Ai-je oublié ou
peint d'une main malveillante l'action de la pa-
878 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
paulé? Il est vrai que le temps, qui change toute
chose, modifie forcément plus loin cette opinion.
Après quatre siècles d'existence, car le pouvoir
temporel, repoussé avec une énergie farouche pen-
dant six cents années, ne date que de 1433, le grand
chêne, de vétusté chancelle et tombe. Il faut donc,
pour le sauver et le rajeunir, le délivrer des bran-
ches mortes, le replanter sur le terrain apostolique
et purement spirituel de Torigine, et faire droit
enfin aux réclamations de ce peuple qui se débat et
proteste depuis mille ans!. . .
» Ici s'ouvre probablement un abîme entre nous.
Vous êtes convaincu, je n'en doute pas, que ce vain
droit de souveraineté sur deux millions d'hommes
qui ne cessent de repousser et de maudire leur
joug, et qu'il faut contenir avec des baïonnettes,
garantit et relève la grandeur du pontificat. Moi,
je crois le contraire avec les deux tiers de l'Eu-
rope. [1 vous semble que tout serait perdu si le
successeur de saint Pierre quittait le tririgne
éblouissant de pierreries; moi je crois qu'il serait
mille fois plus grand avec la pauvre couronne d'ér
pines. Enfin, comme je l'ai dit dans ma conclusion
que je vous demande la permission de répéter en
finissant :
a Si Rome so gouvernait elle-même, sous la pro-
» tection des puissances européennes, les papes se
» trouveraient replacés sur la chaire apostolique, an
y> sommet de la chrétienté. Ils seraient véritablement
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 379
» alors les souverains du monde, car la souveraineté
x> ne consiste pas dans la domination de la matière,
» mais dans celle des esprits et des cœurs ; et, comme
» il n'y a qu'une voix dans ce siècle pour laisser
» Rome capitale de TÉglise universelle, et Théritier
» de saint Pierre chef suprême de cette Église, le
M jour oit il ne couvrirait pi us un seul sujet, le man-
» teau pontifical «ouvrirait cent millions de fils ca-
)) tholi^ues. »
» Agréez l'assurance de ma considération distin-
guée.
» Mary Lafon..
» Paris, le 27 décembre. »
Le proverbe basque a raison : Ne montrez pas,
s^il e$t couché^ cape rovge au taureau. Malgré de
vives sollicitations, je n'avais pas voulu prendre
part à l'ardente polémique engagée sur la question
du gouvernement temporel. L'attaque de V Univers
me décida. Comme s'il eût deviné ma pensée, Dentu, .
étant venu me demander un travail sur ce sujet
qui passionnait tout le monde, nous convînmes de
couper l'arbre au pied en prouvant par l'histoire
que le gouvernement temporel de la papauté n'avait
jamais été accepté par les Romains. De là le livre
intitulé Mille ans de guerre entre Rome et Us papes,
qui eut trois éditions coup sur coup et du retentis-
sement* Il fut suivi, au commencement de 1860, par
un autre ouvrage qui éclata comme un obus dans
380 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉKAIilR
le champ des polémiques religieuses ; je veux parler
de Pasquin et Marforio; recueil des satires contre
les papes, placardées sur le vieux torse de la place
Navone, que, par une fiction cinq fois séculaire, on
sqpposait sorties de ses lèvres de pierre ou de celles
du fleuve capitolin nommé Marforio.
Ce long cri de l'opposition romaine fut entendu
en France : il trouva un écho sonore dans les jour-
naux et les revues, et alla jusque dans le» palais»
épiscopaux blesser Toreille ultramontaine des pré-
lats. Dans les premiers jours de juin 1860, je reçu^
une lettre du ministre de Tinslruction publique
qui m'invitait à passe/à son cabinet vers les quatre
heures. M. Rouland, que je connaissais depuis 1836,
quand il était avocat général à Rouen, m'avait déjà
convoqué pour m'oifrir la tâche, déclinée d'avance,
de préparer les matériaux de l'histoire de César.
Je pensais qu'il s'agissait du même objet et comme
ma résolution était bien arrêtée sur ce point, je
me rendis, l'âme tranquille, au ministère.
En entrant dans l'étroit salon d'attente de l'hôtel
de la rue de Grenelle, j'y aperçus deux . évoques, un
ou deux membres du conseil de l'instruction publi-
que et le procureur général. Comptant bien ne
passer qu'après tous ces dignitaires, j'avertis l'huis-
sier et descendis dans la cour pour fumer un
cigare. Mais, à ma grande surprise^^à peine au bas
de l'escalier, l'homme à la chaîne accourt tout
essoufflé : « Monsieur, monsieur le ministre vous
/
CIMUUANTË ANS DE VIE LITTÉRAIRE 381
demande ! » Je remonte un peu contrarié et, dans ce
cabinet, donnant sur le jardin d'où la lumière coule
à tlots par deux grandes fenêtres, derrière ce même
bureau où j'avais vu successivement Guizot, avec
sou profil à l'emporte pièce, Villemain, roulé sur
lui-même comme un serpent et Salvandy au toupet
rutilant, je trouve un petit homme en redingote,
ligure rasée, air matois sous ses lunettes, qui, après
m'avoir prié très gracieusemeot de m'asseoir, dit
en enflant sa voix :
— Eh ! bien, monsieur Mary Lafon, vous nous
ferez donc toujours des affaires dans les journaux ?
— Moi ! m'écriai-je avec une surprise des plus
naïves et des plus vraies ! Mais, sauf quelques feuil-
letons au Moniteur universel et dans le Musée des
Famillçs que vous ne croyez pas capables de s'in-
surger, je pense, depuis certaines correspondances
qui ont mis en émoi, il y a seize ans, le ministre
des aflaires étrangères, je n'ai pas écrit une ligne
dans les journaux !
— Vous l'affirmez'?
— Sur l'honneur, monsieur le ministre.
— Comment appelez-vous cela? reprit-il d'un ton
goguenard en me tendant un grand journal barré à
Tencre rouge.
Celait nndépendant de la Charente-Inférieure,
rédigé par un digne et brave soldat de la presse,
nommé Vallein, un de ces. patriotes éprouvés dont
l'âme est à l'unisson de la plume.
38i CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Je jette les yeux sur la page encadrée d'une ligne
rouge et vois un long article vari<^tés intitulé k
Ciel des papes^ et portant ma signature.
— Eh bien, dit le ministre triomphant, nierez-
vous à présent ? . . .
— Plus que jamais, parbleu !
— Votre signature est donc fausse ? . . .
— Oui et non, dis-je à mon tour, en riant.
— Ah! petit-flls de mon peuple! voîlà un mol
qui sent bien le terroir originel! mais prenez
garde ! . . . à Normand, Normand et demi !
— Dieu me préserve de vous contester cet avan-
tage deux fois supérieur, moi surtout qui n*ai dans
mes veines que quelques flots de sang neustrien
puisés, en nSO, au sein de mon aïeule, mademoi-
selle Thérèse de la Balue, native d'Alençon.
— Expliquez-vous alors?
— Ce ne sera pas difficile. L'article publié par
V Indépendant est bien de moi ; mais il a été pris
dans un livre que, très probablement, vous ne con-
naissez pas.
— Comment est-il intitulé?
— Pasquin et Marforio,
— Un mauvais ouvrage, en effet, au point de
vue religieux, qui fait crier et qu'un de nos plus
saints prélats appelait dernièrement, ici même, « lé
livre terrible ». Vous avez bien raison de dire que
je ne le connais pas... et c'est un fragment de
ce volume qu'a publié Y Indépendant?
CINQUANTE ANS DE VtB LITTÉRAIHE 388
— Oui, monsieur le ministre.
— A quelle page se trouve-t-il?. . .
— Je ne me rappelle pas exactement, mais c'est
vers les 160.
M; Rouland allongea le bras et, non sans m*étou-
ner un peu, prit sur son bureau un Pasquin et se
mit à le feuilleter en silence. Arrivé à la page 169.
— Voilà, dit-il, le Ciel des papes. Vous disiez vrai.
S'il s'était agi d'un journal, j'étais forcé de vous
poursuivre. Mais l'extrait d'un livrb, c'est diffé-
rent; je n'y peux rien.
— Vous aviez donc à mon égard quelques inten-
tions judiciaires?
— Oui, mon cher issu de Normand. L'évêque
d'Angoulême et celui de la Rochelle, que vous avez
vus en passant, vous ont dénoncé pour cet article
et appelaient sur votre tête toutes les foudres du
parquet, plus redoutables aujourd'hui que celles de
l'Église.
— C'est peut-être pour cela que vous aviez dé-
rangé le procureur général ?
— Précisément. Quant à Nos Seigneurs de ia
Rochelle et d'Angoulême, ils auront fait un voyage
blanc.
Moins de deux mois après, cependant, je repa-
raissais dans son cabinet, non plus comme accusé,
mais comme un homme venant payer l'intérêt d'un
service. Le 11 du mois d'août, j'avais ^encontre
Sandeau devant le Théâtre-Français. L'auteur de
384 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIKE
Mademoiselle de LaSeiglière, loyal comme son talent,
el aussi bon ami que bon écrivain, m'aborda le front
rembruni, et, me serrant énergiquement la main :
— Mon cher Lafon, je suis au désespoir !
— Pourquoi donc ? lui dis-je surpris et triste de
sa tristesse.
— Eh bien ! les efforts de vos amis ont encore
échoué malgré vos droits et nos instances, vous
n^aurez pas la croix cette année.
— N'est-ce que cela ? Je craignais qu'un malheur
ne vous fût arrivé !
— Je Taimerais mieux, dit Sandeau avec sa bonté
ordinaire.
— Diable ! pas moi l
Je le remerciai chaudement et regagnai, eu com-
pagnie d'Auguste Avond, notre ami commun, mon
cabinet, où m'attendaient les Walis et les Khalifes
do Grenade. A la porte, le digne avocat, me suppo-
sant plus affligé que je n'étais, me proposa d'aller
dîner et passer la soirée à Saintr-Cloud ; il fut con-
venu qu'il viendrait me prendre à sept heures
dans une voiture découverte, et que nous irions à
Saint-Qoud par le bois de Boulogne. Nous nous
séparâmes sur ces mots ; je monte, et, à la cinquième
ou sixième marche, le concierge court après moi
et me remet un pli qu'on venait d'apporter. J'ai
pour habitude de lire les lettres à tête reposée.
Ce ne fut donc qu'après avoir mis en ordre les
aotes prises à la bibliothèque de la rue Richelieu
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRA-IRE 385
et préparé le travail du soir ou plutôt de la nuit,
<[ue j'ouvris la lettre remise; elle ne contenait que
trois lignes:
« Monsieur,
» J*ai rhonneur de vous annoncer que, sur ma
propositioû, rEj}]pereur vous a nommé chevalier
tJo la Légion d'honneur. »
» Le Ministre des Beaux-ArUj
» ACHILLE FOULD. »
-— Sandeau était mal informé, dis-je en remet-
tant la lettre dans son enveloppe.
Je repris la plume , et , au bout d'une heure,
lorsque j'étais plongé dans les querelles san-
glantes des Mozlems se déchirant sur le sol espa-
gnol comme des loups furieux et à onze siècles
du 11 août 1860, un cheval, lancé au grand trot
s'arrête à ma porte, et me fait tressaillir en bat-
tant le pavé de ses fers. Justement j'étais à la date
où Je khalife Hescham vient d'étoutter la révolte
des Émirs et force Abdallah de baiser humble-
ment la mam du maître de la promesse. Quel
était ce cavalier arrêté à ma porte au moment
où le faucon de Merida venait dans mon livre
apporter à Hescham la victoire des chefs de
Tolède?... Ce n'était qu un municipal porteur d'un
i2
386 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
nouveau pli officiel. Celui-là excita ma curiosité ; je
rouvris tout de suite. Il y était dit, dans les mê-
mes termes que le premier:
« Monsieur,
» J*ai l'honneur de vous annoncer que, sur ma
proposition, TEmpereur vous a nommé chevalier
de la Légion d'honneur. »
» ROULAND,
» Ministre de V Instruction publique* »
J'allai passer la soiréa avec mon ami et son ne-
veu, M. Chauvy, secrétaire de M. Rouher, sans
leur rien dire, et, le lendemain, je fis les visites
dues. M. Fould s'excusa très obligeamment de
m*avoir si longtemps oublié. — « Mais, me dit-il, en
me serrant la main, je vous croyais officier depuis
dix ans. Grande émotion au ministère de l'instruc-
tion publique, où je trouvai le ministre lisant fe
Moniteur qui portait ma nomination.
— Ah ! mon compère, s'écria M. Kouland, en me
voyant, vous couriez donc deux lièvres à la fois?
— Vous savez mieux que personne, monsieur le
ministre, que je n'avais chargé mon fusil ni poui*
l'un ni pour l'autre.
— C'est vrai, dit-il, et je ne suis fâché que d'une
chose: c'est que mon collègue, qui a dans ses
attributions le Moniteur ^ m'ait devancé.
Nous nous quittâmes sur ces mots dans les meil-
CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 387
leurs termes où se puissent trouver le ministre
d'un grand empire et un homme de lettres, qui
généralement n'est pas en France, comme en Chine,
un mandarin de première classe.
Je publiai cette année-là, chez Amyot, VHistoire
(Tune ville protestante^ page détachée d'un grand
travail sur nos guerres religieuses.
Pour écrire cette histoire d'une ville oii mes pères,
dès 1733, rendaient la justice sous leurs volumineuses
perruques de magistrats, portaient le chaperon mu-
nicipal et commandaient à la maréchaussée en qualité
de prévôts généraux, j'avais été forcé de revenir au
pays natal. Brisé par trente-trois années de travaux
continus, j'allai reprendre haleine dans la vieille
maison. Elle s'élevait sur un des sommets les plus
ardus de cette chaîne secondaire des Cévennes qui
traverse le Quercy pour aller se plonger à Bor-
deaux dans rOcéan. Bien connue du pauvre et des
hirondelles, mais défendue avec trop d'insou-
ciance, depuis un siècle, par ses maîtres, tous cou-
reurs du monde ou rêveurs, contre les attaques du
temps, elle se lézardait aux quatre coins, tremblait
au sifflement des vents de l'hiver et semblait n'at-
tendre que la mort du dernier possesseur pour
tomber en ruine. En me retrouvant sur la terrasse
ombragée par un acacia séculaire et dans ce sa-
lon, où ne m'attendaient, graves et muets, que des
portraits de famille, le souvenir de ma grand'mère,
ma première et unique institutrice, fut celui qui
t
388 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
me frappa le plus fortement. C'était une femme
pleine de cœur, d'un goût excellent, d'un esprit
supérieur et d'une austérité presque monacale. La
première partie de sa vie s'était passée dans le
bruit et les fêtes. Pensionnaire au couvent des
clarisses de Millau quand madame de Saint-Vincent
y contrefit la signature du maréchal de Richelieu,
alors gouverneur de la Guienne, elle figura comme
témoin dans ce procès célèbre, où il s'agissait de
trois ou quatre cent mille écus. Et son témoignage
fit pencher la balance en faveur du maréchal, qui
lui en garda, bien qu'elle n'eût dit que la vérité,
la plus vive reconnaissance et fut en liaison et
correspondance avec elle jusqu'à son dernier jour.
En parcourant, quelques jours après mon arrivée,
ces liasses de papiers jaunis dans lesquelles se trouve
à moitié effacée par l'humidité ou le temps, Thistoii'e
intime de sa vie, le hasard mit sous ma main un pa-
quet de lettres se rapportant toutes à ce procès fa-
meux. Je les lus : elles éveillèrent si vivement ma
curiosité qu'aussitôt à Paris je courus aux archives
de l'Empire et à celles du Parlement, compulsant
une à une toutes les pièces judiciaires. L'impres-
sion qui m'en resta étant la même que j'avais
éprouvée à la lecture des lettres, je crus que le
récit de cette- cause, célèbre dans l'autre siècle,
pourrait offrir de l'intérêt dans le nôtre comme
tableau de mœurs, et je fis le livre intitulé le
Maréchal de Richelieu et madame de Saint-Vincent.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 389
Le manuscrit achevé, je le proposai à Didier,
Cet éditeur académique réfléchit quelques instants ;
puis il me dit :
— Est-ce que madame de Saint-Vincent n'était
pas parente de madame de Sévigné?
— C'était son arrière-petite-fille.
— En ce cas, répondit-il sérieusement, je ne peux
traiter avec vous avant de savoir si cette publication
ne la blesserait pas.
Je le regardai pour voir s'il plaisantait ou voulait
se moquer de moi, mais lui gardait son sérieux :
— Je vais lui écrire — ajouta-t-il ; dans trois ou
quatre jours j'irai vous porter sa réponse. Si elle
n'y voit pas d'inconvénient, l'affaire est faite.
Je sortis de la librairie du quai des Augustins
fort alarmé sur le moral de l'éditeur, dont Ja phy-
sionomie, au reste, avait un caractère étrange. Un
de ses collègues, que je rencontrai au pont Neuf,
me rassura.
— Non, me dit Dumoulin, Didier n'est pas fou,
il est spirite.
Tout en pensant à part moi qu'il n'y avait pas
de différence, j'attendis le disciple d'Allan-Kardek.
Le samedi suivant, il entrait en effet chez moi, l'air
tout joyeux.
— Eh ! bien, lui criai-je non sans effort pour
rester grave, que dit madame de Sévigné?
— Elle est satisfaite.
— Et moi aussi.
390 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Mon livre parut donc, en 1863, avec la permis-
sion et l'approbation de madame de Sévigné.
Je croirais, si j'étais spirite, que ce consentement
d'outre-tombe lui porta bonheur et m'obtint la
faveur de la presse.
Il était surtout jugé en maître, dans la Revm
Critique, par M, Campenon, ce digne magistrat qui
vient de quitter si noblement sa toge d'avocat général
à la Cour de Paris pour ne pas paraître sanctionner,
par son silence, la violation de l'inviolable domicile.
Une intervention bien inattendue mit au jour,
l'année suivante, la France ancienne et moderne.
J'avais souvent rencontré, en province et chez
Fume, le libraire Morizot. C'était un homme char-
mant, d'une douceur exceptionnelle, d'une poli-
tesse exquise et d'une parfaite honorabilité. Au
commencement de l'année 1864, il vint un jour
m'inviter à dîner. Je le remerciai d'abord, car il
n'a jamais été facile de m'arracher à mes travaux
et à mes livres. Il insista chaleureusement, et, pour
me décider, me promit que nous ne serions que
trois à table. Je demandai le nom du troisième;
mais il me dit, avec son bon sourire, qu'il me ré-
servait une surprise dont je ne serais pas fâché.
Je me rendis à l'heure dite rue Séguier et fus, en
effet, très surpris de trouver dans le salon mon-
seigneur Darboy. Intime ami de Morizot, l'arche-
vêque de Paris ne dédaignait pas d'être parfois le
commensal de son compatriote. Je ne connaissais
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 391
point ce prélat et ne Tavais même jamais vu, mais
je fus frappé de cette figure fine et rayonnante de
vivacité et d*esprit. Sa conversation augmentait
encore Timpression vive et favorable qu'au premier
abord produisait sa physionomie. On parla de beau-
coup de choses; puis, par une pente naturelle, la
conversation tomba sur Rome, Bien qu'il ne fût pas
ultramontain, Tami de Morizot me laissa très clai-
rement entendre que, s'il me pardonnait Rome et ma
publication contre le pouvoir temporel, il n'en était
pas de même pour Mille ans de guerre et surtout
pour Pasquin et Marforio, « le livre terrible », selon
l'expression de monseigneur Landriot. Ce terrain
était dangereux. J'avertis Morizot d'un coupd'œil, et,
dans son amour illimité de la concorde, il se hâta
d'ouvrir ime autre discussion. Mais, à ma grande
surprise, la divergence de nos opinions s'accusa
plus grande encore sur le terrain politique. Par
une illusion qu'il devait, hélas I payer bien cher,
monseigneur Darboy s'était fait un idéal des plus
faux des vertus et de la magnanimité du peuple.
Nous avions beau lui dire, Morizot et moi, que,
sauf quelques misérables comme les fous sanglants
de la Montagne et les égorgeurs du Comité du
salut public, les crimes, en révolution, ne sont
pas commis par les hommes intelligents, mais par
la tourbe populaire, ignare et sans pitié pour tout
ce .qui vit au-dessus d'elle, il s'obstinait à soutenir
qu'on peut la dompter avec la raison, le senti*
39Î CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
ment et Téloquence, et nous citait, comme un argu-
ment sans réplique, Texemplede Lamartine en 1848.
— Monseigneur, lui dis-je en me levant, mon
m'eul, quand j'étais enfant, me racontait un fait
que je n'ai jamais oublié et qui me revient sur-
tout quand le peuple de ce siècle a des armes.
Un montreur de bêtes féroces attirait la foule à
Marseille, par un spectacle nouveau et périlleux.
Il mettait tranquillement sa tête dans la gueule
d'un lion et la retirait ensuite à volonté. Or, un
jour, elle y fut retenue, les crocs du fauve s'abais-
sèrent, et le public, terrifié, n'entendit qu'un hor-
rible craquement d'os broyés et sanglants et vit
retomber de la cage du lion un cadavre sans tête.
J'allais me retirer, Morizot me fit rasseoir en disant :
— Parlez d'autre chose. J'ai besoin d'un livre
pour mon expédition annuelle en Russie, et, quoi-
que vous ne vous entendiez sur aucune question
avec mon ami, c'est lui qui m'a conseillé de vous
demander ce livre.
— Je le remercie de sa confiance en moi comme
écrivain; mais quel serait ce genre d'ouvrage?
— Un tableau de l'histoire de France, peint à
grands traits, dit l'archevêque, dans le genre de
Rome ancienne et moderne.
Je répondis qu'en eussé-je la volonté , le temps
me manquerait pour cette œuvre ; car Rome re-
présentait, avec les recherches antérieures, cinq
années de travail.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 393
— Mais vous devez avoir des cartons pleins sur
le sujet que vous propose Morizot.
— J*ai, en effet, un abrégé manuscrit de Y His-
toire du Midi, un récit à peu près complet de nos
guerres religieuses, quelques études latérales sur
les villes du sud et du nord.
— Eh bien! fondez tout cela pour le livre de
Morizot, la Russie sera très contente.
— Et moi aussi, ajouta de sa voix sympathique
le doux et brave Morizot.
Les journaux du temps apprécièrent avec beau-
coup d'indulgence, à son apparition, ce nouvel
ouvrage, né sous Tinspiration de monseigneur
Darboy et publié, en quelque sorte, sous ses auspices.
Vers le même temps, je fondai avec Ernest Alby,
mort récemment, Mahias, aujourd'hui. préfet, Ghamp-
fleury et quelques autres, le dîner mensuel de la
Société des gens de lettres. Cette première agape
littéraire se tint le 16 avril 1864, chez Lemardelay.
Elle réunit plus de cent membres et fut présidée par
Alexandre Dumas père à qui j'adressai ce toast
pour bien préciser le caractère de la fête :
A l'esprit
« Messieurs,
» Los premiers chrétiens trouvèrent, un jour, dans
une ville grecque un autel portant cette inscription :
Au Dieu inconnu!
394 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
9 Si Tautel était debout encore, il n'y aurait qi
deux lettres à changer à Tinscription pour la rei
dre actuelle :
» Au Dieu méconnu I
» Jamais, en effet, société n*a dédaigné Tesp^-zzi
comme la nôtre; c'est la matière qui triomphe t
nous maîtrise; la matière dont on s'occupe a^r^ec
amour et qu'on honore presque exclusivement.
» L'Industrie, le Commerce, la Banque, la Boar^e
et l'Agriculture, voilà les puissances du jour.
» Et cependant toutes les cours de l'Empire auraieui
décidé le contraire que je croirais toujours que
celui qui fait un beau livre a mérité plus noble-
ment de sa patrie que l'homme qui engraisse un
bœuf.
» Car — il faut le dire bien haut et sans crainte, à
la matière — le but de la destinée humaine n'est pas
seulement de brûler du charbon, de gagner de l'ar-
gent, de primer les bestiaux, et de faire courir
quelques rosses entre deux cordes.
i) Une nation intelligente comme la France a de
meilleures, de plus hautes aspirations.
)i Que la race austro-germanique se contente de la
vie animale, je le conçois : chaque peuple obéit à
sa nature; mais, malgré la mauvaise pente du siècle,
la France aura toujours le cœur plus grand que
l'estomac.
» Protestant donc avec chaleur et unanimité contre
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 395
îs tendances matérialistes de ce temps, buvons,
ous, les fidèles dévoués de l'esprit :
» Au vrai dieu méconnu !
D Au dieu de Rabelais!
» De Molière, de Pascal, de Voltaire!
► Et de notre fécond et trois fois glorieux Président ! »
j
XXII
Depuis le 18 juin 18S8, je travaillais à VHisloire
d'Espagne, Elle parut à la librairie Furne eu 186S.
Jusque-là, et pendant plus d'un demi-siècle, j'avais
marché seul dans la vie. Le peu de temps écoulé
dans la maison paternelle s'était évaporé, comme
en cellule, au milieu des livres. Le collège avait
tenu closes dans ses murs les années de radoles-
cence ; celles de la jeunesse et de l'âge mûr, je les
avais passées avec tes morts, dans mon cabinet ou
dans les bibliothèques. Endormi depuis dix-huit ans,
mon cœur se réveilla tout à coup avec un impé-
rieux et doux besoin d'affection intime, de la vie à
deux. Il était temps d'y songer! Plus heureux que
sage, ce bonheur, feu follet qui n'avait jamais
brillé au loin que pour s'évanouir, je le trouvai tout
près de moi.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 397
Lamartine avait bien raison en disant :
Comme Ton choisit une rose
Sous les ombrages de Sarons,
Choisissez une vierge éclose.
Parmi les lys de vos vallons.
Je suivis ce conseil poétique, et, par une faveur
singulière du hasard, le 26 février 1867, j'épousai,
au château de Beauséjour, autant d'esprit, de con-
naissances solides et de talents que de jeunesse, de
vertus et de grâces, dans la personne de mon ai-
mable et chère femme Nancy Bonhonmie.
Il y a de ces hasards dans la vie qui, même en
y réfléchissant, paraissent des prédestinations. J'ai
dit que ma famille était ancienne à Montauban. Or
la maison de ma future avait appartenu autrefois
à l'un de mes aïeux, M. Maury, prévôt général de
la maréchaussée. Cette étrange circonstance éveilla
en moi un sentiment d'une expression particulière.
Je suis un des fermes croyants à l'immortalité de
l'âme. En traversant ce corridor voûté et montant
ces marches, jadis de pierre, foulées par les ancê-
tres, il me sembla que leur voix, s'élevant de la
tombe, murmurait à mon cœur : « C'est ici que tu
trouveras la compagne des derniers jours. »
C'est dans un salon simplement mais conforta-
blement meublé que je trouvai celle que j'allais
voir. Elle travaillait sous la lampe, auprès de sa
mère, mise avec une simplicité de bon goût, et un
23
39$ CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
peu émue. Nous causâmes jusqu'à minuit. Quand
la douzième heure sonna, j'étais décidé. Heureuse
détermination qui m'a donné à plein tout ce qui
m'avait manqué depuis ma naissance, la joie intime
du foyer, un cœur battant des mêmes sentiments
et l'écho d'une intelligence pour le moins égale à
la mienne.
Les doux ravons de ma lune de miel et ceux des
seize mois suivants éclairèrent l'achèvement d'un
ouvrage que je n'aurais jamais fait dans les condi-
tions de la vie académique. Il était en préparation
depuis 1847, et, pendant cette longue période, pas
un jour peut-être ne s'était passé sans qu'il vînt
comme un accès de fièvre irriter une heure mon
cerveau. Courageusement entrepris, abandonné de
lassitude, repris enfin avec ardeur, je finis, par un
violent effort de volonté et une lutte énergique et
constante pendant seize moiy, à le terminer au com-
mencement de 1868 é
Pour avoir une idée de la tâche que je m'étais
volontairement imposée, il faut savoir que ce poème
compte près de neuf mille vers monorimes et ren-
ferme des tirades sur la même rime de deux cents
vers.
Cet ouvrage, qu'on n'aurait dû envisager qu'au
point de vue historique et littéraire, fut jugé saine-
ment par la critique; mais, sauf d'illustres exceptions,
il ne trouva pas dans les sphères académiques l'ac-
cueil qu'il méritait. Les superficiels, comme l'aca-
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 399
démioien Lebrun, n'y virent qu'un tour de force;
les religieux, qu'une atteinte bien rétrospective
pourtant au pouvoir de l'Église ; les bons esprits
seuls l'apprécièrent sans parti pris. Il me valut, et
j'en suis heureux et reconnaissant, le suffrage de
M. Mignet, qui m'écrivit d'Aix une lettre charmante,
et celui de M. Thiers, qui ne dédaigna pas de venir
me féliciter et me remercier lui-même pour le vo-
lume que je lui avais adressé.
J'étais absent; mais il me laissa ce souvenir de
sa visite et ce témoignage en faveur de mon livre :
a Pour M. Mary-Lafon
» Monsieur Thiers,
» Avec mille remerciements pour l'envoi de sa
belle traduction. »
Notre esprit tient beaucoup de la nature de l'oi-
seau qui s'éveille et chante quand le temps est beau
et la saison clémente. Vivant depuis mon mariage
dans une douce atmosphère de bonheur, mes in-
stincts poétiques se réveillèrent au souffle du prin-
temps de 1869. Je songeai à ce premier livre publié
trente-cinq ans auparavant. Fleurs hâtives et trop
précoces, comme celles de l'amandier, ces poésies,
malgré de nombreuses demandes, n'avaient jamais
été rééditées. Je m'y étais refusé constamment.
Après une révision sévère, quelques additions et
4(H) CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
le retraDchement de tout ce qui me semblait trogf^^v
faible, je me décidai à remettre Sylvio. ainsi rema--^^a-
nié et corrigé, sous les yeux du public, avec uiMr.«cjn
titre nouveau : Mes Primevères,
Aussi heureux que Sylvio, sous sa nouvelle formées .Mue,
ce livre s'écoula si rapidement, qu'on n'eut pas M Je
temps de faire le service de la presse. Il n'er^^ e/j
tomba, par les soins d'une amie, qu'un exemplair:Kri>g
dans les mains de Banville, qui lui souhaita, au iV^''^,
tional, une gracieuse bienvenue. La sympathie d^^^es
maîtres égala si elle ne surpassa même la faveur c:^/
public; un grand poète, l'auteur des ïambes, L u/
fit un accueil presque fraternel ; les philosophes
eux-mêmes y trouvèrent du charme.
« Monsieur, m'écrivait le 24 octobre 1869, de son
château de LaflStte, le grave historien d'Abélard,
nous avons reçu vos fleurs du printemps, qui
prouvent que votre muse n'a pas d'hiver et qui
nous donnent l'illusion de rajeunir en vous lisant.
Je vous remercie au nom de madame de Rémusat
et au mien. Nous sonames très touchés de votre
souvenir et très reconnaissants du plaisir que vous
nous donnez, plaisir rare, de lire des vers pleins
de fraîcheur et de grâce.
» Veuillez, Monsieur, agréer l'expression de ma
sincère gratitude et de ma haute considération.
» CH. DE RÉMUSAT. »
\
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 401
Après la philosophie, le génie poétique :
« Lyon, !••' novembre 1861^.
» Monsieur,
» J'ai trouvé un charme bien vif dans le gracieux
volume que vous avez bien voulu m'envoyer : je
devrais ne vous parler que de celui qui tient à
votre talent, à Tesprit distingué, au noble cœur
qui vous . ont dicté ces vers ; mais il y en a un
autre qui m*est tout personnel et qui cependant
constitue entre nous un lien que je suis heureux de
resseiTer encore : le souvenir sympathique que vous
gardez à Psyché m'a profondément flatté ; mais c'est
dans Tensemble de votre volume que j'ai respiré ce
parfum qui m'a saisi. 11 y a dans le ton général,
dans les intervalles, dans tout ce qui est l'empreinte
de l'âme, quelque chose qui appartient uniquement
à notre génération et qui me rappelle ma jeunesse
Vous me l'avez rendue tout entière pendant plusieurs
soirées. Je vous en remercie de tout cœur.
» Nos successeurs valent-ils mieux que nous? ils
en sont convaincus. Dans tous les cas, ils sont fort
différents, et ils parlent une langue que je ne com-
prends guère. Elle ne vient jamais du cœur.
» Au moment de fermer ce billet, je reçois trois
lignes d'Emile Deschamps m'annonçant la mort
d'Antony. Encore une belle, bonne et vraiment
grande âme bien éprouvée et qui méritait mieux»
i02 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
» Pardonnez ce griffonnage tout familier à une
plume qui n'a pas l'honneur d'être celle d'un de
vos intimes, mais qui est conduite par un esprit
plein de sympathie pour le vôtre, et tenue par
une main qui se tend vers vous bien cordiale-
ment.
» V. DE I.APRADE. »
Enfin après le génie, l'esprit, si bien représenté à
l'Académie par son secrétaire perpétuel. Voici
comment il s'exprimait le iO septembre de la
même année ;
« Palais des Tuileries, le 10 septembre 1869.
» Oui certainement, mon cher ami, j'ai lu votre
Camée et je vous remercie d'avoir placé mon nom
en tête de cette charmante fantaisie. Vos fleurs du
Midi auront beaucoup de succès dans le Nord, et,
pour ma part, j'ai eu grand plaisir à en lire plus
de la moitié; je ne m'arrêterai pas en si bonne voie, /
à bientôt le reste ! /
» J'ai traversé deux fois Montauban, le mois der- ;
r
nier, dans l'un des deux voyages que j'ai faits enf
quinze jours de Paris à Luchon. Quatre fois la route
s'il vous plait : une fois par ftfarseille, une foi
par Bordeaux, deux fois par Toulouse, Montaubaf
Capdenac et Périgueux. â
» J'ai pensé à vous en regrettant de passetf
/
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 403
•
vite devant votre jardin , et surtout devant votre
famille.
» Merci encore pour les Primevères, pour les
Camées et pour toutes vos gracieuses attentions.
» Votre bien dévoué
» CAMILLE DOUCET. »
A cette date, on m'engagea de divers côtés à me
présenter à l'Académie. J'avais souvent refusé de
franchir, à cause des visites, le Rubicon, assez
effrayant pour un travailleur, de la candidature.
Voyant cependant que la mort, en fauchant mes
amis, m'enlevait chaque jour des chances, je finis
par m'y décider ; mais, avant de commencer cet
assaut quotidien bien plus pénible qu'on ne pense
je voulus m'assurer des dispositions de celui qui de
l'aveu de tous était alors regardé comme le grand
électeur de l'Institut. J'écrivis donc à M. Guizot
pour lui annoncer mon dessein, il me répondit le
4 septembre 1869 :
« Je sais le mérite de vos travaux, Monsieur, et
ils m'ont plus d'une fois vivement intéressé. Je
suis, en ce moment, trop loin de l'Académie et nous
sommes encore trop loin de l'élection pour qu'on
puisse apprécier les chances des candidats, et je ne
veux vous donner ni paroles légères, ni vaines espé-
rances. Je rentrerai à Paris au mois de novembre
404 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
rélection sera prochaine alors et je pourrai vous
dire au Ire chose que des banalités.
» Recevez, je vous prie, l'assurance de ma consi-
dération distinguée,
» GUIZOT.
» Val Richer, 4 septembre 1869. »
Je Vis à son retour à Paris M. Guizot qui ne
s'était pas engagé dans sa lettre, parce que les écrits
restent; mais, comme les paroles volent, il fut
beaucoup plus explicite dans la conversation. La
nomination d'Olivier me prouva, en 1870, le cas
qu'il fallait faire de ses promesses ; il est vrai que
je n'étais pas ministre et ne pouvais donner à
son fils une place de 25,000 francs.
Ne devant plus compter sur lui, je cherchai des
appuis ailleurs. Monseigneur Dupanloup exerçait
une influence sérieuse sur une partie de l'Académie.
Malheureusement, j'avais contre moi des ouvrages
tels que Pasquin et Marforio, Mille ans de guerre
entre Rome et les papes, la Croisade contre les Albi-
geois, que je n'aurais pas reniés pour un fauteuil
académique. De plus, en ce moment même, je venais
de terminer, pour un éditeur italien, un tableau his-
torique et critique sur l'infaillibilité. C'eût été le
coup de grâce. Avant de l'envoyer à Florence,
l'idée me vint de consulter monseigneur Dupan-
loup sur l'opportunité de cette publication, et j'en-
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 405
voyai ce travail à Orléans. Voici la réponse que je
reçus :
ÊVÊCHÉ « Orléans, le 2 août 1870.
d'Orléans.
» Monsieur,
» Je suis formellement d'avis que vous n'impri-
miez pas ce que vous avez bien voulu me commu-
niquer.
» Si vous traversiez quelque jour Orléans, je
serais heureux de l'honneur de vous voir, et de
causer avec vous.
» Veuillez agréer tous mes bien dévoués senti-
ments en N. S.
» F.-E. d'Orléans. »
J'allai à Orléans; l'éloquent prélat' n'y était pas;
Je le trouvai à Paris dans un couvent de la rue
Barbet-de-Jouy. La réception dont il m'honora, fut
des plus cordiales. Était-il plus sincèreque M. Guizot?
M. Duvergier de Hauranne ne le pensait pas; la
suite devait me prouver qu'il avait raison. Je pour-
suivais cette course au fauteuil très mollement et
avec une grande répugnance, lorsqu'éclata sur notre
malheureux pays l'épouvantable coup de foudre de
1870.
L'écroulement de l'Empire me toucha peu, bien
que des pierres détachées vinssent me blesser jusqu'au
406 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
sang ; mais celui de la France, si grande et si glorieuse
la veille, m'atterra, me brisa le cœur. Je peux le
dire avec vérité, pendant six mois, je ne sais comment
j'ai vécu. Sous lo poids de ces grands désastres,
l'esprit comme le corps avait fléchi. Il me fallut du
temps pour me remettre de ce choc. La sympathie
d'amis bien chers, tels que Jules Janin et sa fenmie,
M. et Madame Arnol et le frère de celle-ci, le général
Lefèvre, Jules Sandeau, les bons soins dont j'étais
entouré et les courses de l'aube au soir sur nos
montagnes du Quercy, finirent par dissiper le sombre
nuage qui voilait mon esprit et mon cœur, et je
recommençai le labeur quotidien vers la fin de T2.
L'an 74 me vit continuant, sans m'essouffler, mon
excursion vers l'Académie. J'allai d'abord voir
Jules Favre, à qui je m'étais contenté d'envoyer une
c^rte, comme à plusieurs de ses confrères que je
me souciais peH de voir. L'avocat-tribun ne m'était
pas tout à fait inconnu. Trente-trois ans auparavant, et
lorsque son nom ne brillait ni de la gloire du barreau
ni de celle delà tribune, il m'avait été présenté par
un de ses compatriotes, H. Hippolyte Peut, esprit
sagace, hardi et persistant, à qui le Midi doit le
canal du Khône ; car c'est lui qui mit cette idée au
monde et qui la développa et la soutint avec une
ardeur que rien n'a pu décourager.
Je dînai, dans l'été de 1841, chez cet infatigable
propagateur, avec le jeuae avocat de Lyon, qui s'en
souvint parfaitement lors de ma visite en 1874.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 407
— Me reconnaissez-vous, lui dis-je en entrant
dans son cabinet, rue d'Amsterdam.
— * Oui, vous êtes Tauteur de ces livres.
Et il me montrait Rome et Y Histoire d'Espagne^
cette dernière sur son bureau.
— Vous rappelez-vous notre première entrevue
chez Hippolyte Peut.
— Et le dîner rue de Clichy ? . . .
— Parfaitement I
— IjCs projets, faits comme les bulles de savon des
enfants au souffle de la jeunesse, se sont réalisés
pour vous deux. Vous êtes sénateur, vous avez été
député et ministre, et Peut va avoir son canal ; il n'y
a que moi dont le rêve alors exprimé flotte encore
dans les nuées de l'avenir.
— Quel rêve formiez-vous donc ? Je ne m'en
souviens pas.
— De vous donner un jour la voix que je viens
vous demander.
— Ah! je me rappelle, l'Académie! Vous en sem-
bliez plus près que moi en effet: lauréat de l'In-
stitut, le chemin était tout tracé, pourquoi ne Tavez-
vous pas fait plus tôt?
— Parce que je suis de ces naïfs qui, avant d'ob-
tenir une chose, tiennent à la mériter.
— Et vous vous présentez maintenant ? Les con-
currents sont nombreux...
— Treize ! sans compter les princes et les méde-
cins !
408 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
Je le regardais pendant qu'il parlait. Quelle trans-
formation opèrent les années sur Thomme ! qui aurai
reconnu dans ce corps lourd et affaissé, dans cette
tête et cette barbe grises, le jeune avocat rasé comme
un prêtre, de 1841. Une ligne presque imperceptible
dessinait alors sa bouche aux lèvres à cette heure
gonflées et pendantes. La pâleur était la même,
moins mate cependant que dans la jeunesse; 1
lunettes seules n'avaient pas changé.
Après ces compliments d'usage qui flattent e
illusionnent parfois le candidat, sans [engager Taca-
démicien, Jules Favre me dit obligeamment qu'i
serait heureux de voter pour une connaissance de
trente-trois ans.
L'expérience rend défiant, le sourire dont il
soulignait ces paroles ne me plut pas et je repris -
— Si se connaître depuis longtemps était u»
titre dans l'espèce, comme vous dites, messieurs les
avocats, j'en invoquerais un d'une date bien plus
ancienne.
— Bah! m'aviez-vous déjà vu à Lyon?
— Non; car je n'y suis allé pour la première fois
qu'en 1852.
— Où donc^ alors?
— La petite ville où je suis né surplombe la
route, en ce temps-là postale, de Toulouse à Bor-
deaux. Un jour, qui devait se trouver dans Talma-
nachdel818 ou 1819, le docteur Lafon, mon père,
en allant voir ses malades, rencontra sur cette
V
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 409
route un jeuue fugitif de la maison paternelle ; il le
ramena dans la nôtre, où je raccueillis comme un
frère aîné; car il était plus âgé et surtout plus
sérieux que moi. Comme ce précoce voyageur était
de Lyon, j'ai idée que vous connaissez peut-être
son nom et sa famille.
— Ainsi, me dit Jules Favre en me prenant la
main et me la serrant franchement cette fois, ce
bon docteur était votre père? il doit être mort de-
puis longtemps?. .
— Depuis votre siège seulement.
— Comment! il était à Paris?..
— Et c'est le 17 décembre 1870 qu'il a cessé de
vivre.
— Je n'oublierai jamais sa douce hospitalité e
ses bons conseils, et vous verrez le jour de l'élection
si j'ai bonne mémoire.
Je pense qu'il tint parole ; mais, malheureusement
pour moi, sous le dôme de l'Institut, Jules Favre
n'avait que sa voix. Sentant bien qu'il me fallait
un autre appui, je me rendis chez M. Thiers.
Je ne me rappelle pas bien exactement ou je le
trouvai, il me semble qu'il habitait provisoirement
un grand hôtel du faubourg Saint-Honoré, dans
les environs de l'ambassade d'Angleterre. Reçu
aussitôt, sur le vu de ma carte, je montai et l'en-
tendis, avant d'entrer, donner Tordre à son domes-
tique de porter un billet à la princesse Troubetskoï.
Il s'assit au coin d'une immense cheminée, et, pen-
440 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAlkt ^ '
daut que je pi*enais place sur le fauteuil placé à
l'autre bout, il me demanda quel était l'objet de ma
visite.
— Je viens,, lui dis-je, vous demander, non ce
([ue vous avez donné tant de fois, des places, des
honneurs, mais une chose d'un prix bien supérieur
à mes yeux, votre voix dans les prochaines élections
académiques.
— Je vous l'ai déjà dit, répondit-il, de cette voiît
aiguë comme une chanterelle, votre candidature est
plausible, et vous arriverez, seulement, je ne sais
pas si ce sera pour cette fois. Avez -vous vu Guizot?
Croyez-vous qu'il vous portera?...
— Non, car il l'a promis à Saulcy.
Je supprime, par respect pour la tombe, l'épi-
ihète accolée par M. Thiers au nom de son ancien *
rival. Se renversant dans son fauteuil, il ajouta :
— Vous lui aviez pourtant rendu service, ce me
semble, à propos des affaires suisses.
— Je le crois, car je l'empêchai de faire une
grande faute en s'alliant à l'Autriche pour combattre
le Sunderbund. J
M. Thiers à ces mots se redressa sur son fauteuil /
comme un ressort. f
— Vraiment, dit-il,. il rêvait une intervention f
combinée, je m'en étais toujours douté ! mais com- f
ment le savez-vous? if
— Je l'appris à Berne de la bouche de Muller, le
Landamman d'Uri !
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 411
— Et qui Tempêcha de commettre cette faute
malheureuse?
— Une lettre dans laquelle, mieux informé de
visu que MM. dePontois et Bois-le-Comte, je lui fis
connaître au vrai l'état des choses.
— Il aurait dû être reconnaissant.
— Il n'en aurait pas eu le temps, s'il en avait eu
la pensée, ce dont je doute, malgré ses lettres de
Vompton, puisque, trois mois après, éclatait le mou-
vement de 48.
— Qui ne dut pas vous déplaire, car vous étiez
républicain et l'ami de Carrel, ce me semble.
— Oui, Monsieur, j'avoue que ma jeunesse pou-
vait mériter ce titre auprès du grand patriote.
Ici, M. Thiers détourna brusquement la conver-
sation et la mit sur un autre terrain. Je peux me
tromper, mais je crois que cette évolution eut pour
cause un souvenir désagréable. Quelque temps
avant sa mort, Carrel se promenait sur le boule-
vard avec Romey et moi. A la hauteur des an-
ciens bahis chinois, nous rencontrâmes M. Thiers.
Il portait un habit bleu, un pantalon gris, un
gilet de couleur, le tout trop large et trop long pour
sa taille et un chapeau blanc à grands poils. Il
prit la droite de Carrel, que je m'empressai de lui
céder, en formant avec Romey Tarrière-garde, et la
promenade continua. Mais la conversation des
anciens collaborateurs tourna bientôt en polémique.
Elle s'échaufiàit de plus en plus ; arrivé enfin à la
412 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
rue de la Paix, M. Thiers s'arrêta et dit à son
interlocuteur :
— Oui^ oui, je sais bien que si les républicains
arrivent, je mourrai sur Téchafaud ! . .
— Toi? reprit Carrel, avec un geste d'une élo-
quence intraduisible, toi? tu mourras d'un coup
de pied au c. . .1
Qui nous eût dit alors qu'il mourrait fondateur de la
République et, à ce titre, honoré de plusieurs statues!
Passant vite sur ce souvenir qui, évidemment, lui
était revenu :
— Vous avez été journaliste, me dit-il d'un air
malicieux, m' avez- vous beaucoup attaqué?...
— Jamais !
— Bah ! pas même pour les noyaux d'olives ?
Lorsqu'il était président du conseil, M. Thiers
différait souventd'avis avec Louis-Philippe et on assu-
re, du moins me l'avait dit un de ses collègues, que
le premier ministre qui grignotait assez souvent des
olives, en lançait, quand la discussion l'ennuyait,
les noyaux dans les mollets du roi; or j'avais
raconté cette gaminerie, qui exaspérait le père du
juste-milieu, dans une Revue étrangère dont un ex-
trait avait été mis sous les yeux de' M. Thiers.
La conversation se prolongeant, je me levai pour
me retirer; il me fît rasseoir, et, quittant Paris pour
Bordeaux, revint sur une lettre que je lui avais
écrite en 1870. Je venais de Poitiers; en traversant
Bordeaux, j'appris que M. Thiers était à l'hôtel
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 413
de France^ et je m'empressai d'aller lui offrir mes
hommages. Il recevait à partir de dix heures du soir,
et m'accueillit très gracieusement. Après un long
entretien dans l'embrasure de la croisée, il me dit
de lui écrire, en lui développant l'opinion que je
venais d'exprimer. Je le fis en arrivant à Montau-
ban, mais M. Thiers ne me répondit pas. La raison
qu^il me donna de son silence, dans le salon du
faubourg Saint-Honoré, sortant de l'ordre littéraire,
doit mourir où elle naquit et je n'ai plus à rappor-
ter que la fin de mon audience académique. Avec
une franchise qu'on ne trouve pas toujours sur ce
terrain, M, Thiers me dit qu'il avait deux candi-
dats à faire entrer avant moi dans l'auguste sénat
des lettres, Louis Blanc et Jules Simon. Mais il me
promit, et je suis certain qu'il ne m'eût pas trompé,
qu'après ces deux élections, je pouvais compter sur
sa voix et son influence.
Je dus encore à cette candidature une fort agréa-
ble soirée passée dans un couvent de Ville-d'Avray,
entre monseigneur Dupanloup et son grand vicaire.
Avec M. Thiers, la visite eût tourné à la politique;
avec l'évêque d'Orléans il ne fut question que de Rome
et de la liberté d'enseignement, que j'avais absolu-
ment défendue en 1842. Bien qu'éloigné de l'Aca-
démie par sa démission, lors de l'élection de Littré,
monseigneur Dupanloup y exerçait une action sé-
rieuse ; j'emportai sa promesse d'agir auprès de ses
amis; il l'oublia ou sa recommandation ne fut pas
23.
4i4 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
très vive, car aucun des siens ne me porta. San
Loménie, Camille Rousset et probablement' Sandeau
qui me donnèrent leurs voix, j'en étais, comme l
perroquet d'Auguste, pour mon temps et pour mes
courses.
Je dois cependant un souvenir reconnaissant à
Auguste Barbier qui, dans la discussion des ti-
tres, fit valoir les miens avec une chaleureuse élo-
quence ap])laudie de tous, et au pauvre Janin, qui
s'évanouit dans la voiture en voulant se faire porter
à l'Académie, afin de voter pour son ami de 1829.
Janin était un ami fidèle et sincère, comme le
prouve cette lettre qu'il m'écrivait six ans aupara-
vant dans une pareille occasion :
(( Mon cher ami,
» 11 nous semble, en efiet, que nous sortons d'un
rêve funeste. A mon réveil, j'ai retrouvé en bon
état nos livres, nos tableaux et tous les bibelots de
ma chère femme, au miheu d'une ville en cen-
dres.
» Ce qui met le comble à ma désolation, c'est le
chagrin de mes amis. Vous n'avez pas été épargné,
vous avez perdu la juste récompense de tant de
travaux excellents ; vous perdez votre chère biblio-
thèque, en un mot, tous les désastres. Mais vous
avez sauvé le bonheur domestique et la science la
plus rare. On se console avec moins que cela.
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE Wt
)) Je suis tout à fait de cet avis que vous veniez
^-ourir la fortune académique. En ce moment, TAca-
cïémie (on ne compte pas les espérances) peut
clisposer de trois ou quatre places; elle a déjà nom-
mé in petto le jeune Alexandre Dumas, John Le-
moine et Son Altesse monseigneur le duc d'Aumale.
Arrivez cependant avec votre aimable femme ; il
est toujours bon de se mettre en position ; vous
avez tous les droits du monde ; enfin, rappelez-vous
que je n'ai pas le droit de vote avant d'avoir pro-
noncé mon discours. Le discours est fait. Il repose
en ce moment dans le sein académique jusqu'à
l'heure où l'on pourra dire : Requiescat in pace I
» Dites, je vous prie, à madame Lafon, bonne et
charmante, que nous avons bien passé les journées
douloureuses et que nous Tembrassons de tout notre
cœur.
» Votre ami et confrère tout dévoué.
» J . J A N I N .
» Samedi, 24 juin 1871. »
C'est en 1876 que je publiai la seconde édition
de Pasquin et Marforio, chez l'éditeur Lacroix,
XXIII
Dans les deux années qui suivirent, je terminai
enfin ma traduction du grand poème provençal de
Gérard de Roussillon, qui ne compte pas moins de
neuf raille vers, et fis représenter, à Paris, la Bellt'
Sœur y comédie en trois actes, en vers. Le public
Taccueillit avec faveur et la Presse avec une sym-
pathique indulgence, dont je remercie de cœur
mes confrères Vitu, Caraguel, Bourgeat, Edouard
Fournier et ceux qui me sont inconnus, tels que le
remarquable auteur de laUevue littéraire de V Uni-
vers, Quant aux deux ou trois exceptions qui se
produisirent, elles ne me surprirent pas. La comé-
die est une œuvre d'esprit, il faut en avoir pour la
comprendre et surtout pour la juger.
J'en dirai autant du Roman d*un Méridional, joué
en 1879, et qui m'a laissé, entre autres bonnes im-
pressions, le souvenir des articles de Monselet et du
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 417
charmant auteur du Nabah et de Fromont, Rislei*
et C\
Comme j'achevais ces ligaes, ma femme, une
fanatique du talent de Vieuxtemps, entre, un jour-
nal à la main, et m'annonce, tout éplorée, la mort
du virtuose. Notre connaissance datait de la pre-
mière année de l'Empire et s'était faite d^ façon
assez singulière. Je me promenais, un soir de mai,
aux Champs-Elysées, avec Bessems, mon compatriote,
ami et émule du grand artiste. Nous venions de
passer devant un pauvre aveugle, dont le violon,
grinçant faux et horriblement agaçant, n'obtenait
qu'un résultat, celui de déchirer l'oreille et d'accé-
lérer, pour échapper à ce supplice, le pas des pro-
meneurs. Tout à coup, de l'arbre où se tenait
l'aveugle, qui était sur l'emplacement maintenant
couvert par les cafés chantants, une mélodie s'éleva
si douce, si attrayante, si plaintive, que la foule
pressée sur l'asphalte du côté droit s'arrêta pour
écouter. Les plus éloignés rebroussèrent chemin
pour mieux entendre. Nous fimes comme eux, et,
entrant dans le cercle qui s'était formé autour de
l'aveugle, Bessems, me montrant l'homme qui tenait
un violon :
— Je m'en doutais, dit-il en riant, c'est Vieux-
temps ! Attendez ! je vois sa pensée et vais la
compléter.
Prenant aussitôt son chapeau, il parcourut les
rangs épais desi auditeurs en disant :
24
(
i18 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
— Musique de Vieuxtemps ! Pour le pauvre
aveugle !
La quête fut des plus fructueuses et éraaillée de
pièces blanches. L'aveugle reprit son archet en
comblant son bienfaiteur de bénédictions, et Vieux-
temps, se joignant à nous, continua sa promenade.
Je m'empressai de le féliciter sur sa bonne action,
en m'étonnant de lui trouver le visage un peu
sombre.
— Je suis vivement contrarié, répondit-il, et la
tristesse qu'a dû exprimer mon archet, m'entoure le
cœur depuis hier comme un nuage.
— Que vous est-il donc arrivé ? s'écria Bessems.
Est-ce qu'un chagrin peut vous atteindre, vous qui
laissez partout une traînée lumineuse de plaisir et
de gloire et qui n'entendez que le bruit des accla-
naations ?
— Tout le monde, mon cher Bessems, ne m'appré-
cie pas comme vous !
— Allons donc !
— Croiriez-vous qu'on vient de me donner congé
d'un appartement qui me plaisait beaucoup, à cause
de sa vue sur les Tuileries, sous prétexte que mon
violon agaçait et empêchait de travailler un autre
locataire ?
— Non ! non ! je ne crois pas qu'il y ait, dans le
Paris vivant, un homme si barbare.
— Allez rue du Dauphin n® i, et vous l'y trou-
verez ! .
\
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 419
— Rue du Dauphin, n** 1, dit Bessems en me re-
gardant.
— Ceci est de ma compélence alors.
Et, m'adressant à Vieuxtemps ;
— Savez-vous le nom du barbare?
— Mary Lafon ! un homme de lettres.
— Qui sera enchanté de faire plaisir à un artiste.
Dormez en paix sur votre bonne action de ce soir,
vous ne déménagerez pas.
Huil ans après cette soirée, nous nous rencon-
trâmes encore, Vieuxtemps et moi. Je revenais
d'une excursion dans la montagne Noire. A Revel,
la patache antédiluvienne prit un naturel du pays,
gros fabricant de draps et millionnaire qui, après
m'avoir, selon Tusage des voyageurs méridionaux,
conté ses afiaires et ses plans que je ne lui deman-
dais pas, m'assourdît durant toute la route de ce
refrain chanté sur tous les tons :
— Mon Dieu ! qu'il me tarde d'arriver à Tou-
louse l
— Vous y avez sans doute des affaires graves ?
— Oh ! oui. Mais la plus importante est de me
coucher après souper. Figurez-vous qu'il y a trois
jours que je n'ai fermé Tœil !
Le hasard nous ayant réunis au même hôtel, je
lui demandai en sortant de table s'il voulait venir
faire un tour au théâtre.
— Je n'irais pas, répondit-il énergiquement,
quand vous me donneriez la moitié de Toulouse.
420 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE
J'allai donc seul au théâtre du Capitole, et, dans
Tentr'acte, en me promenant sur la pJace, je ren-
contrai Vieuxtemps. Il me reconnut, m'accosta
aussitôt avec la cordialité franche des artistes en
voyage, et m'apprit que, le lendemain, il donnait un
concert. A cette annonce, il eut la gracieuseté de
joindre l'offre d'un billet, que je refusai, mais en
lui demandant son adresse pour le remercier en per-
sonne.
— Je loge là-bas, me dit-il en étendant la maia
vis-à-vis, vers le fond de la place du Capitole.
— A l'hôtel des Ambassadeurs ?
— Précisément.
— Le sort nous y rassemble encore, lui dis-je en
riant ; mais j'espère ^ue vous y serez plus heureux
qu'au n** 1 de la rue du Dauphin.
— J'en suis certain, parbleu! C'est ici un pays
musical, mélomane par excellence, où personne, à
coup sûr, ne se plaindra, comme là- bas, de mon
violon.
Après la pièce, nous rentrâmes ensemble ; il faisait
chaud et je fumai à la croisée avant de me coucher,
quand retentirent les préludes de l'archet de Vieux-
temps. Les premiers sons réveillèrent le naturel de
la montagne Noire, qu'une mince cloison de bois
séparait seule de l'artiste. Une minute il écouta en
maugréant, puis se mit à ébranler la cloison sous
ses coups de poing formidables. Vieuxtemps n'en
ayant tenu compte, et les variations éclatant plus
CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 421
vives, plus rapides et plus sûres , notre fabri-
cant n'y tint pluSi Sautant de son lit en che-
mise, il appelle à tue-tête Thôte, le garçon et tout
le monde.
— Voilà dix sous! criait-il d'une voix furieuse,
donnez-les à ce saltimbanque et qu'il me laisse en
repos ; j'ai besoin de dormir, moi !
Impossible de lui faire entendi*e raison. De guerre
lasse, on lui donna de la lumière , il se leva, prit sa
valise sous le bras, et à une heure et demie du matin,
courut chercher un autre hôtel.
Une troisième et dernière fois, en 1867, j'entendis
Vieuxtemps; mais, cette fois, je ne me plaignis ni du
bruit de son archet ni de la longueur de ses varia-
tions ; car vis-à-vis de la loge où je l'écoutais, se
trouvait celle qui, deux mois plus tard, devait être
ma femme.
L'année qui a fini le 31 octobre 1880, et qui
complète la huitième période décennale du siè<;le
et la septième de mon âge, a été remplie tout en-
tière par l'achèvement d'un tableau historique de la
littérature nationale du midi de la France, et l'éla-
boration de quelques scènes qui verront peut-être le
jour si le vent qui souffle au théâtre leur est pro-
pice et doux.
Arrivé d'un pas ferme encore à cette halte de
la vie où l'espérance pâlit peu à peu comme
la lumière au couchant, j'ai imité le mois-
sonneur qui, après avoir coupé les épis sous le
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