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Full text of "Cinquante ans de vie littéraire"

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CINQUANTE ANS 



DE VIE LITTÉRAIRE 



CALMANN LÉVY, ÉDITEUR 



DU MÊME AUTEUR 



Format in-s® 

Le Chbvalibr noir, splendidement illustré par 
Gustave Doré de 20 gravures sur bois tirées à 
part 1 vol. 



Format grand inH8 

La Bande mystérieuse. 1 vol. 

Dans les Pyrénées 1 — 

La Guerre AU COUTEAU 1 — 

La Peste de Marseille 1 — 



PARIS. — IMPRIUBRIE CHAI3L, 20, RUE FJKRaBRE. — 4758-X. 



CINQUANTE ANS 



DE 



VIE LITTÉRAIHE 



PAR 



MARY LAFON 




PARIS 

GALMANN LÉVY, ÉDITEUR 
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉYY FRÈRES 

3, RUE AUBER, 3 

1882 
Droits de reproduction et de traduction réserrés. 



* 
' 9 



UN MOT AU LECTEUR 



La vie apparaît au début comme une allée 
sans fin, bordée d'arbres magnifiques et de 
plates-bandes de roses. Peu à peu, le ciel si 
bleu et si pur, sur lequel se profilaient ces 
longues lignes de verdure, se couvre et s'obs- 
curcit; le souffle du temps, aussi rude et bien 
plus glacial que celui de l'hiver, dépouille les 
arbres, fane les fleurs, et, de cet ombrage si 
frais et si riant, de ces roses si odorantes et 
si vermeilles, il ne reste plus que des feuilles 
jaunies ou desséchées. 

Maintenant, qu'un peintre qui aurait vu une 
allée semblable au printemps vînt pour la 



II UN MOT AU LECTEUR 

ressusciter avec sa palette, elle renaîtrait sous 
son pinceau gracieuse et verte comme aupa- 
ravant. 

Le peintre, ici, c'est le souvenir, qui va 
recommencer les années finies et entraînées, 
comme les pâles feuilles d'automne, dans les 
torrents du siècle, et les reproduira avec les 
idées, les émotions, les événements et les tra- 
vaux qui les remplirent. 

Lorsqu'on a parcouru dans la voie humaine 
les deux tiers d'un siècle, ce n'est pas sans 
une sorte de plaisir mélancolique et doux 
qu'on jette ses regards en arrière et qu'on 
soupire, comme ceux qui, partant pour un 
long voyage, se retournent pour voir encore 
une fois le toit où roula leur berceau. 



CINQUANTE ANS 

DE VIE LITTÉRAIRE 



1 



Je suis né le 26 mai 1810, dans une petite ville 
perchée sur le versant méridional du Bas-Quercy, 
aujourd'hui département du Tarn-et-Garonne. Notre 
maison s'élevait à l'extrémité de cette bourgade 
appelée La Française, parce que sa fondation remon- 
tait aux guerres albigeoises, et qu'elle tenait son 
nom d'une bastille ou fort, en bois, construite par 
les soldats de Philippe-Auguste. Il est impossible 
de trouver un site plus pittoresque et un plus magni- 
fique point de vue. Des fenêtres de la maison 
paternelle, séparée de la ville par un grand jardin, 
on découvrait une plaine immense bornée seulement 
par les Pyrénées, dont on voit, par le temps clair, 
briller, à trois cents kilomètres de distance, les arêtes 
d'argent. C'est dans cette demeure, ombragée d'arbres 



i CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAÎRÉ 

séculaires, que s'écoulèrent, comme les flots d'un 
ruisseau perdu au milieu des bois, les quinze années 
premières de ma vie. Malheureux en naissant, car 
on ne remplapd pas celle qui nous a donné le jour, 
j'avais été confié aux soins d'une étrangère qui, 
par un singulier bonheur, ne vit pas en moi une 
occasion de lucre, mais un nouvel enfant. Je dois 
beaucoup, et la vie peut-être, à cette excellente 
femme, qui m'aimait d'un amour véritablement 
maternel; aussi n'oublierai-je jamais son humble toit 
couvert de tuiles rouges, et la chambrette où je 
me réveillais avec tant de joie au chant joyeux du 
coq. 

Une grand'mère m'attendait dans la maison na- 
tale. Je me rappelle avec une émotion mêlée de 
crainte son aspect digne et imposant. Madame veuve 
Laton, née Maury de Saint-Victor, avait vu Paris, 
le monde et Jean-Jacques Rousseau. Ruinée parla 
Révolution, elle s'était réfugiée dans une dévotion 
austère et priait sans cesse pour demander à Dieu 
de rendre aux siens ce qu'il leur avait enlevé. De 
ce temps lointain, à demi couvert par l'ombre des 
années, ma mémoire n'a gardé qu'un fait, l'écrou- 
lement du premier Empire. 

Mais, celui-là, oh! il est net dans mon esprit, 
comme le premier jour. 1814, ère fatale, avait ren- 
versé le géant. Soult venait de livrer la bataille de 
Toulouse. Ses derniers bataillons refluaient sur 
notre montagne; ils étaient conduits par un chef 



CfifQUÂNTll ANS DB Vil LITTÉRAIRI â 

blessé, portant an l»*as en écharpe, au front un 
l^ndeau sanglant, et qui se désespérait ; car, à chaque 
revue, s'éclaircissaient les rangs et diminuait le 
nombre des hommes. Peu à peu tous l'abandonnèrent ; 
alors, quand il furent partis, qu'il ne resta plus 
d'eux que la paille des bivouacs, çà et là parsemée 
des dâ)ris de leurs plumets rouges, il éclata une 
allégresse que peuvent seuls peindre ceux qui en 
forent les témoins. Ce n'était pas de la joie, c'était 
eu délire. La chute de ^usurpateur, comme on disait 
à cette époque, et le retour des Bourbons avaient jeté 
tous les esprits dans une surexcitation voisine de la 
démence. Le drapeau blanc flottait à toutes les 
fenêtres, les mais aux couleurs bourbonniennes 
élevaient leurs couronnes et leurs guirlandes de 
feuillage devant les maisons royalistes. On ne se 
couchait pas; du déclin du soleil à l'aube, la faran- 
dole échevelée tournoyait dans les rues, les chants 
les remplissaient avec les danses commencées et 
terminées par cette acclamation formidable et una«- 
nime î « Vive le Roi !» 

D'opposants, il n'y en avait guère : deux sur toute 
la population. Mon père et un autre, dont une foule 
furieuse avait abattu le drapeau blanc qu'il avait 
eu Faudace d'arborer. N'en pouvant pénétrer le 
motif, je m'étonnais beaucoup, au milieu de cet 
enthousiasme, de là tristesse de mon père et ne 
eomprenais pas pourquoi les habitants, si dévoués et 
ri Tespeetueun quelques jours auparavant, venaient 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTISrAIHE 

casser nos vitres à coups dé pierre et hurler^ d'un 
air menaçant^ à notre porte, leur farouche « Vive 
le Roi!... i> 

Qui eût dit que ce grand événement allait, par 
contre-coup, atteindre sur les mamelons du Quercy 
un enfant de quatre ans et décider de sa destinée? 
C'est pourtant ce qui arriva. Blessé au vif des 
outrages subis et de la proscription temporaire qui 
en fut la suite, mon père rompit tout comme)*ce avec 
la ville, où je n'allai plus que les dimanches à la 
messe avec ma grand'mère. Gelle-ci, de trempe non 
moins énergique et aussi forte de résolution que 
son fils, ne renoua jamais les relations rompues. 
Il en résulta que, de 1814 à 1825, ma vie s'écoula 
aans une claustration presque monacale. Point 
d'amis, point de fêtes, point de jeux; pour tout 
amusement, les courses dans la campagne et dan» 
les bois; pour unique occupation, le travail; pour 
seuls compagnons, les livres. L'existence de moii. 
père se partageait entre la médecine rurale et la 
chasse; je ne le voyais que le soir à souper. Tout te 
jour, je restais donc sous l'œil sévère et l'immuable 
discipline de ma grand'mère, qui, avec son air grave, 
son austère piété et son front ridé par le^s peines 
plus que par les années, semblait, calme et liautaine 
dans son mantelet noir, l'image de cette noblesse 
proscrite et appauvrie par la Révolution. 

Dans ce grand naufrage, les livres des deux familles 
Maury et Lafou avaient seuls surnagé. Ceux des 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 5 

Maii)7, doctes magistrats, et la bibliothèque des Lafon, 
seigneurs de Feneyrols, qui paraissent avoir eu des 
goûts littéraires, formaient un fonds assez riche et 
des plus variés. Dès que je sus lire, le grand cabinet 
où étaient rangés ces quatre ou cinq mille volumes, 
sur des rayons pleins de poussière et recouverts de 
toiles d'araignée, devinrent ma proie et ma joie. 
Quel bonheur, lorsque j'avais récité mes leçons et 
rempli la tâche imposée par ma grand'mère, quel 
délice de courir à mon eldorado, de m'y enfermer à 
double tour et de lire là, seul, bien seul pendant deux 
ou trois heures. La lumière venait largement par la 
fenêtre ouverte du côté du couchant, un alisier pro- 
filait à demi sur les vitraux ses feuilles délicates, la 
mésange, nichée dans une crevasse du mur, gazouillait 
en caressant ses petits, et les hirondelles, dont les 
nids pendaient aux solives, passaient en volant sur 
ma tête et jetaient des cris effrayés. 

Malgré le long temps écoulé depuis ce début de 
la vie, je me rappelle encore parfaitement l'impres- 
sion produite par ces lectures. L'histoire, représentée 
par RoUin, Crévier, Mézeray, le Père Daniel, dont un 
magnifique exemplaire avait été mutilé sur les plats 
par la main ignare et brutale de 93, qui, en raturant 
les fleurs de lys d'or, croyait effacer à jamais le sou- 
venir de la monarchie, l'histoire, dis-je, me rebutait 
par sa forme aride. Tandis que j'allais, au contraire, 
d'un goût très vif aux chroniques de Froissart, de 
MoDstrelet et du vieil annaliste de Sainl^Denis. J'ai- 



GIlfQtilNTE ANS DE VU LITTÉRAIRB 

mais aussi les mémoires, les Uyres de eheirUerie et 
les Qontes. Quand j'sd)ordai les rayons du théâtre» 
riche collection qui vaudrait aujouni'hui de l'or si 
l'incurie de mon père, Thumidité et les vers ne 
l'avaient à peu près détruite, je goûtai médiocrement 
là plupart des tragiques. Voltaire, Grébillon, LaMothe, 
Racine métne, à Texception de Phèdre et d!lphig&ln0^ 
ne me laissèrent qu'une impression d'ennui. Mais }è 
fus saisi et enthousiasmé par la vigueur et le grand 
style de Corneille. Dois-je l'avouer? te Tartuffe^ chef^ 
d'œuvre universel malgré ses défauts, réservé/ je ne 
trouvai pas grand plaisir à la lecture des pièces de 
Molière. Le fond m'en semblait faux, la trame em<- 
pruatée, la plupart du temps, aux pièces latines, eu 
opposition avec nos mœurs et la réalité, et le comique 
outré ou froid. Pour cette dernière cpialité; la pre^ 
mière au théâtre, je lui préférais de beaucoup l'auteur 
du Légataire, et toujours le Tartuffe excepté, si 
j'avais eu à choisir entre toutes ses autres pièces et 
le Glorieux, je me serais prononcé, sans balancer, 
pour le chef-d'œuvre de Destouches. Le Barbier 4e 
Séville, la Folle Journée de Beaumarchais m'amu^ 
saient infiniment; par contre, il m'était impossible de 
lire trois pages des opéras vieux ou nouveaux. 

Les romans n'étaient pas aussi nombreux que lei 
pièces de théâtre : il yen avait pourtant une centaine 
dont je ne perdis pas une ligne. Ceux de l'abbé 
Prévost, qui ne sont' pas aussi intéressants que Manon 
Lescaut, me passèrent tous sous les yeai; mais U 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 7 

fallut m'y reprendre à plus d'une séance pour 
achever l'interminable Cléveland. Le Sage me ravit 
avec son Gil Blas^ Cervantes avec Don Qutxote; puis 
je passai aux anglais. Ma grand'mère m'ayant appris 
la langue d'outre-mer, que de douces et bodnés 
heures passées avec Clarisse Harlowe et les héros 
de Fielding, Tom Jones surtout, ce ravissant chef- 
d'œuvre, me donna une émotion d'îtitérêt et de 
plaisir que la poussière de soixante longues années 
n*a pu effacer encore. 

Je ne dédaignais pas pour cela les récits d'Anna 
Radcliffe, et, certes, les sombres Mystères du châ- 
teau âHJdolphe ont fait plus d'une fois battre mon 
cœur. Il y avait, dans ce genre, un roman intitulé 
Hinaldo Rinaldini qui, pour la bizarrerie et Tex- 
travagance des aventures, avait précédé d'un siècle 
feu Ponson du Terrail. Trois autres ouvrages, pour- 
tant, outre les Utile et une Nuits, lui faisaient, dans 
mes sympathies, une rude concurrence, Verther^ 
Paul et Virginie et Jérusalem délivrée. Que de larmes 
coulèrent de mes yeux adolescents pour ces per- 
sonnages imaginaires ! pauvre Virginie ! pauvre 
Clorinde l quel chagrin vous m*avez coûté ! cha- 
grin, du reste, qui n'était pas sans douceur et que 
je n'éprouvais jamais aux amplifications semi- 
oratoires de la Nouvelle Hélo'ise, Avouons tout de 
suite que, malgré le culte, qu'on vouait chez nous 
à Jean-Jacques, il ne m'attachait par aucun côté; je 
trouvais son Èmiley que j'avais été forcé de lire. 



8 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

assommant et, comme je connaissais ses Confessions^ 
le mépris que m'inspirait Thomme, rejaillissait à 
grands flots sur Fauteur. 

De Voltaire, je n'avais pris que la partie la plus 
piquante. Écartant, par une lueur de bon sens 
précoce et un sentiment naissant du goût, ses 
tragédies^ ses histoires, ses poésies légères même, 
regardées à cette époque comme des diamants, je 
ne m'étais arrêté qu'à ses écrits antireligieux, à ses 
contes, à ses lettres. Je conviens que la verve en- 
diablée qui les créa, et le prodigieux esprit qui 
s'en dégage m'avaient séduit et me paraissent aussi 
considérables qu'alors. 

J-'ai nommé mes auteurs sympathiques; il reste 
maintenant à dire ceux qui ne l'étaient pas. Voici, 
en effet, mes principales bêtes noires, Boileau, 
Fénélon, Marmontel, Florian, Rousseau le lyrique. 
De Boileau, je n'avais retenu que le Repas ridi- 
cule; les Aventures de Télémaque m'endormaient ; 
je bâillais aussi largement en parcourant les Incas 
et les pastorales en falbalas et rubans roses de 
l'auteur d'Estelle et Némorin^ qu'en apprenant, 
par ordre, YHistoire du Peuple de Dieu du père 
Berrurier, ou en recevant, pour mes récréations, 
la permission de lire les Délassements de Vhomme 
sensible d'Arnaud Baculard, l'écrivain au parapluie 
rouge. 

J'oubliais de noter qu'une collection du Mercure 
accompagnait, dans notre bibliothèque, une autre 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 9 

collection complète des poètes nationaux. C'est 
devant leurs rayons, qu'attiré comme l'abeille sur 
les fleurs, par cet esprit français, si fln^ si gai, si 
franc, je passais la meilleure partie de mon temps. 
Il me souvient encore de ces pièces de vers qui 
pai'taient, en secouant leurs étincelles dans mon 
cerveau comme les fusées du feu d'artifice. C'était 
Saint-Pavin fustigeant à son tour Boileau : 

Boileau, grimpé sur le Parnasse 
Avant que personne en sût rien, 
Trouva Régnier avec Horace 
Et rechercha leur entretien. 

Sans choix et de mauvaise grâce. 
Il pilla presque tout leur hien : 
Il s'en servit avec audace 
Et s*en para comme du sien. 

Jaloux des plus fameux poètes. 

Dans ses satires indiscrètes 

11 choque leur gloire aujourd'hui. 

En vérité, je lui pardonne. 

S'il n'eut mal parlé de personne. 

On n'eût jamais parlé de lui !. . . 

C'était Théophile répondant à un Philistin de 
son temps : 

Oui tous les poètes sont fous ; 
Mais, en sachant ce que vous êtes. 
Vous en conviendrez avec nous. 
Tous les fous ne sont pas poètes. 



I 



lO CINQUANTE ANS DE YIE LITT^RAIÀE 

Puis un baron ruiûé, sauvant ce qu'il avidt pu 
arracher des griffes des vautoui^ légaux et éèfivatit 
sur le mur à la craie : 

GréancierSy maudite canaille ! 
Commissaires, huissiers, recors 
Vous aurez hien le diable au corps 
Si vous emportez la muraille I . . . 

Un amant jaloux ou trahi : 

« A propos vous arrivez là I 
£a votre absence, sans scrupule, 
Madame Ursule que voilà 
Vous prétait un gros ridicule. . • 
— Oh I je connais madame Ursule, 
Elle prête tout ce qu'elle a I )► 

Enfin, un vrai philosophe pratique, par Tépitaphe 
duquel je clos ces réminiscenses du bon et vieil 
esprit français : 

Ci-gît le seigneur de Posquière, 
Qui, philosophe à sa manière, 
Donnait à Toublî le passé. 
Le présent à l'indifférence. 
Et, pour vivre débarrassé, 
L'avenir à la Providence ! . . . 

Quatorze ans s'écoulèrent entre mes lectures et 
les promenades rurales/ si chères à mon cœur par 
les rêves qui les embellisMiehl; souvenirs de la 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 11 

jeune vie qui refleurissent maintenant dorés et 
vermeils comme les roses printanières , et me 
rapportent, avec le bruissement des peupliers argen- 
tés du Tarn, Todeur amère et forte de l'aubépine 
en fleurs et les murmures des graads chênes d 
Parazols secoués par l'autan, les émotions les plu 
heureuses de l'enfance. 

On me mit enfin au collège ; j'y passai cinq ans 
pour apprendre à fond, par exemple, tout ce que 
savaient mes maîtres, le latin et un peu de grec. 
Ce que j'ai dit ailleurs en verS; dans un épttre 
Au Vieux Collège j je peux le répéter ici ; car mes 
impressions n'ont point changé sur ce sujet : 

De la chaîne universitaire 
Je ne redoutais pas le poids. 
Aussi, j'aime, comme autrefois. 
Ta cour herbue et solitaire. 
J'aime ces arbres longtemps verts, 
Et ces tours que ronge la moudse 
Où, quand la fraxineile y pousse. 
Je murmurai mes premiers vers. 
Beaux jours, heureuses promenades 
Sur les coteaux riants du Fau, 
Vers TAveyron, au bord de l'eau, 
A Pomponne, au pré des malades, 
Et sur le chemin de Paris, 
Des amandiers lorsque les branches 
Se paraient de leurs grappes blanches, 
* Quand leâ buissons étaient fleUHs l 



il CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Du renouveau quand les merveilles 
Nous avaient enivrés, le soir 
Nous remontions au vieux dortoir, 
Bruyants comme un essaim d'abeilles. . 
Qui me rendra votre sommeil, 
Nuits dlllusions purpurines 
Que la cloche en sonnant matines 
Faisait envoler au réveil. 

Je sortis chargé de couronnes de ce musée gréco- 
latin en 1829 ; jusque-là, grâce aux soins jaloux de 
mes maîtres, j'étais resté emmailloté dans le berceau 
des lettres classiques. Aussitôt libre, je brisai 
mes langes et me mis avidement en rapport avec 
l'esprit nouveau. Chateaubriand, Lamennais, Victor 
Hugo et Lamartine, voilà mes premiers guides dans 
ce monde inconnu. Qu'on juge de mes émotions et 
de ma surprise. Aux premiers pas sur cet autre 
chemin de Damas, je fus ébloui. L'impression reçue 
fut si forte, que les belles pag^s de ces grands 
écrivains se gravèrent à l'instant dans ma mémoire, 
merveilleuse d'ailleurs, et y restèrent comme des 
formes d'imprimerie. Ainsi, à un demi-siècle de 
distance, je me rappelle mot à mot ce passage de 
Lamennais, inspiration prophétique prise alors pour 
une boutade d'esprit chagrin et qui est aujourd'hui 
une sinistre vérité ! 

« Les doctrines philosophiques, » disait en 1820, 
Tauteur des Paroles d'un croyant^ «* toutes négatives 
» ou, ce qui est.la même chose, toutes destructives^ 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 13 

ont pour principe général la souveraineté de 

l'homme. L'homme qui se déclare souverain se 

^ constitue par cela seul en révolte contre Dieu 

^^ et contre tout pouvoir établi de Dieu. Or qui se 

^ révolte, hait; la haine est dope le sentiment 

^ général qu'enfantent les doctrines philosophiques. 

» Eh I qui pourrait en douter après notre Révo- 

i> Jution ? que s'est-il passé depuis ? qu'apercevons- 

» nous encore? Ces passions qui se remuent, ces 

» soulèvements, ces forfaits inouïs, n'est-ce pas 

» la haine dans ce qu'elle a de' plus violent et 

» de plus atroce? Haine de Dieu, on voudrait 

» abolir non seulement sa religion, son culte, mais 

» jusqu'à' son nom ; haine des prêtres, qu'on 

» calomnie, qu'on insulte, qu'on opprime dans 

» l'exercice de leurs fonctions et que déjà cer- 

» tains hommes, proscrivent en espérance ; haine 

» des rois, des nobles, des institutions établies ; 

» haine de toute autorité et, dès lors, amour de la 

» licence qui n'existe que sous le règne des devoirs 

» lorsque tous les droits sont connus et respectés ; 

» haine des lois, qui nous conservent la paix en 

» réprimant les passions ; haine des magistrats, qui 

» défendent ces lois ; haine dans l'État, dans la 

r> famille ; haine universelle qui se manifeste par 

» la rébellion, par le meurtre et par un désir 

» ardent de destruction *. » 

\, Essai sur Vindiférence en matière de religion, t. II, p. 19; 



14 CINQUANtE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Après Teathousiasme, la réflexion. Celle-ci agit 
sur l'esprit comme Teau froide sur le fer qui sort 
rougissant de la forge. Soumis à une critique im- 
partiale mais sévère, Chateaubriand perdit beaucoup, 
Hugo un peu, Lamartine, toujours égal dans sa poé- 
tique et marmoréenne monotonie, quelque chose, 
Lamennais, seul, rien. Après cette initiation pleine 
de charme, aux lettres nouvelles, je partis pour 
Paris, le front brillant de santé et de jeunesse, le 
cœur battant d'un vaste espoir. C'était vers la fin 
de l'automne; les vignobles du Bordelais que tra- 
versait la diligence retentissaient des cris joyeux 
des vendangeurs et des chansons des jeunes filles. Res- 
pirant à pleine poitrine cet air embaumé des cam- 
pagnes, je roulais vers la moderne Babylone, moins 
connue, moins banale alors qu'aujourd'hui, avec 
une effusion de joie intime d'une douceur inexpri- 
mable. 



II 



Nous arrivons la nuit : la voiture s'arrête dans 
la cour des Messageries. On descend ma malle, un 
grand escogriffe s'en empare, et, moitié de gré, 
moitié de surprise, m'entraîne dans son hôtel. Je 
ne voulus pas sortir ce soir-là. C'est au 'grand 
soleil et bien reposé d'un emprisonnement de quatre 
jours et quatre nuits dans la cellule roulante de 
MM. Laffitte et Gaillard, que j'entendais voir et 
admirer Paris. 

tl parut enfin ce jour si impatiemment attendu. Levé 
à l'aube, je sortis et ne rentrai qu'à minuit. Ce fut mon 
unique occupation pendant les premières semaines; 
comme je n'habitais l^hôtel que pour y coucher et 
que je ne parlais à personne, j'étais à l'abri des 
périls qu'une bourse assez bien garnie aurait pu 
attirer à mon inexpérience. Je dois avouer qu'après 
Vavoir parcouru pendant un mois dans tous les 



16 CINQUANTE A.NS DE VIE LITTÉRAIRE 

sens et à fond pour ainsi dire, car j'étais un rude 
marcheur, Paris ne me sembla pas au-dessus de 
ridée que je m'en étais faite. Il n'avait pas, il est 
vrai, sa physionomie actuelle, Paris a bien changé 
depuis. Ces larges voies, ces magnifiques boulevards 
qui lui versent à flots l'air, la santé et la lumière 
n'existaient pas même en projet. Un espace vague 
et tout à fait primitif séparait le Louvre des Tuile- 
ries et commençait à la place du Carrousel, à l'ex- 
trémité méridionale de laquelle s'élevait seul comme 
une quille l'hôtel de Nantes. Deux rues, quelques 
maisons et un corps de garde enveloppaient le 
théâtre du Vaudeville bâti en face du Palais-Royal. 
Une autre rue abominable d'aspect et d'habitants, 
appelée rue du Chantre, se glissait en rampant comme 
une couleuvre jusqu'à la porte du Louvre qui regarde 
les Tuileries.. Vis à vis l'arcade du pont des Saints- 
Pères, la rue du Doyenné, qui abrita la jeunesse, 
de Théophile Gautier, descendait vers la Seine. 
L'aile des Tuileries terminée par le pavillon Mar- 
san avait en regard, dans toute sa longueur, des 
maisons basses, coupées par des ruelles. Dans la 
principale de ces demeures peu monumentales était 
installé le bureau des gondoles allant de Paris à 
Versailles. Une terrasse à treillages verts, de qua- 
tre à cinq mètres de haut ornait la façade de cette 
maison, dont j'aurai bientôt occasion de parler. 

Comprenant bien que le centre de Paris, fait pour 
le bruit et les affaires ne convient ni aux népphytes 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE il 

des professions libérales, ni aux hommes d'étude, je 
me hâtai de porter mes pénates dans le quartier 
Latin, à deux pas du quai des Âugustins. Là, où 
s'ouvre, dans sa splendeur et sa largeur superbe, 
le boulevard Saint-Michel, se trouvait une rue étroite, 
difficile, boueuse, humide en^tout temps et qui 
grimpait péniblement, sans souci de la ligne droite, 
jusqu'à la place dédiée à l'archange que baigne à 
^'entrée du boulevard la fontaine actuelle. C'est 
dans cette rue appelée de la Harpe, en mémoire de 
quelque enseigne mirifique et parlante, que je cher- 
chai mon campemept. Tout au bout entre le collège 
Saint-Louis et la Sorbonne m'apparut à gauche une 

* 

voie transversale portant le nom de rue Neuve-Ri- 
chelieu. A droite s'élevait un modeste hôtel ayant 
pour vis-à-vis Flicotteaux, l'aquatique Flicotteaux, 
Brébant des dîners à un franc vingt-cinq centimes. 
C'est dans cette maison tenue par un brave et digne 
homme, ex-sergent de la vieille garde, que je m'in- 
stallai avec deux étudiants venus en même temps 
que moi à Paris, Jean-Louis Arnal, mort médecin 
de l'empereur, et Pierre Magne destiné, ce que je 
n'eusse pas alors soupçonné, à devenir ministre des 
finances. 

Une fois établi dans une chambre assez proprette 
du premier étage qui s'ouvrait sur la rue et la place 
de la Sorbonne, je songeai à mes lettres de recom- 
mandation. Les lettres de recommandation ! c'était 
monnaie précieuse en ce temps-là. Sceptique comme 



iB CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

tous les médecins ses confrères, mon père ne croyait 
qu'à ce talisman. C'était pour lui le Sésame ouvre-' 
toi des Mille et une Nuits. Si grande était sa foi, 
qtf il m'avait presque convaincu, et je regardais ces 
missivescomme autant de clefs d'or qui feraient rou- 
ler sur leurs gonds les portes de la célébrité et de 
la fortune; il fallut en rabattre un peu. La première 
que je portai était adressée au docteur Lugol, méde- 
cin de l'hôpital Saint-Louis; ici, l'accueil fut bon 
et franc, l^e futur beau-père du docteur Broca reçut 
à bras ouverts le fils de son vieux camarade, il me con- 
duisit chez Lafon le tragique, mê présenta ensuite à 
mademoiselle Mars sa cliente et m'invita réguliè- 
rement à ses dîners du mardi où se réunissaient des 
savants et quelques gens de lettres de la période 
impériale. Sa bienveillance très sincère et très cordiale 
n'eut pas toutefois de résultats sérieux. De Lafon, 
l'ancien rival de Talma, qui ne parlait que par 
hémistiches, je ne tirai que le conseil d'étudier les 
classiques, et des déclamations sonores et tellement 
ronflantes, que j'en serais devenu sourd en persistant 
à l'écouter. Mademoiselle Mars me montrait de la 
sympathie et vantait avec complaisance la dou- 
ceur de mes regards, la blancheur de mes dents et 
la teinte bleuâtre de mes cheveux noirs. « Voyez, di- 
sait-elle, un jour, en y passant la main^ à son amie 
madame Haudebourg Lescot, peintre de talent, voyez 
si vous avez sur votre palette une teinte pareille ! 
Voilà 'un garçon qui fera son chemin au théâtre, et 



je l'y aiderai l i» Je crois en effet qu'elle aurait tenu 
j^atole; ear elle m'avait dôttué le âujet d'uae pièce que 
je commençai fioùâ ses yeUx: Madame de GhateùU" 
brtand / Les trois premiers actes iinis, elle me donna 
rendéfr-votis pour la lecture à onze heures du matin. 
Qu'on juge si je fus exact ! A onze heures moins 
cinq, j'arrive dans ce charmaht hôtel de la nie de la 
Touîp-des-Dames. Une sémillante soubrette me con- 
duit, le dourii^e aux lèvres, dans la chambre à coucher. 
Ikdemôiâelle Mars m'attendait au Ut, un drap seul 
dessinait ses formes. Dans deux ou trois bouquetiers 
de forme élégante» les violettes, sa fleur favorite, ex- 
halaient un parfum délicieux. Elle me fit asseoir au 
bord de son lit, me prit la main et me la serra 
d'une manière des plus significatives. Il n'y avaif 
pas à s'y méprendre, hélas ! Ce n'était pas une lec- 
ture qu'elle voulait, je ne le compris pas. Absorbé 
tout entier par mon œuvre, je ne voyais que Madame 
de Chateaubriand et ne songeais qu'à mon malheureux 
manuscrit ; longtemps elle éluda et déjoua mes ten- 
tatives de lectures; l'impatience la prit à la fin, et, 
prétextant ime migraine, elle me renvoya avec mon 
drame et ne voulut plus entendre parler ni de l*un 
ni de l'autre. 

Voilà ce que me rapporta ma première lettre de 
recommandation. La seconde était pour le docteur 
Alibert, celui-ci mit sa bibliothèque à ma disposi- 
tion, et, m*invitànt quelquefois à ses dîners, me fit 
faire connaissance avec deux membres de TAcadé- 



20 CINQUANTE ANS DE TIE LITTÉRAIRE 

mie française, mes compatriotes Jay et Tabbé de Fe- 
letz. Il m'en restait une troisième sur laquelle mon 
père fondait de hautes espérances, elle s'adressait à 
un grand dignitaire de la franc-maçonnerie. En 
me la remettant, pour me donner une idée de l'im- 
portance et du pouvoir de la confrérie mystérieuse, 
l'auteur de mes jours m'avait dit : 

— Tu vois bien cette lettre. Elle passerait par les 
flammes, elle serait emportée par les vents, elle 
tomberait dans les flots et arriverait, malgré tout,' à 
son destinataire. 

Mon père avait trop parlé. Après deux voyages 
blancs au fond de Passy, où demeurait le dignitaire, 
son discours me revint en passant le pont d'Iéna, 
et je mis la lettre à la poste dans la Seine, bien 
moins exacte que la mère de nos facteurs, la Seine 
ne la remit pas. L'acacia perdit une feuille et il doit 
peu la regretter, le fils de mon père étant né trop 
indépendant pour se plier au joug des sociétés oc- 
cultes. 

Ces premiers désappointements glissèrent sans lais- 
ser de trace sur la foi robuste des vingt années. J'a- 
vais, d'ailleurs, par devers moi, deux autographes 
d'une valeur bien supérieure à mon sens, à toutes les 
lettres de recommandation ; l'une était une réponse 
des plus flatteuses de Casimir Delavigne, à qui j'avais 
adressé, de Montauban, des vers patriotiques ; l'autre, 
un billet du même genre pour un hommage du même 
goût, et portant une signature qui valait alors des 



CINQUANTE ANS DS VIE LITTÉRAIRE H 

millions : Jacques LafStte. Que de rêves échafaudés 
sur ces deux pages d'écriture ! Tauteur des Messe- 
niennes m'appelait son confrère et trouvait mes vers 
magnifiques; donc, j'étais sûr d'avoir en lui un pro- 
tecteur qui m'ouvrirait toutes les portes littéraires, 
celles du théâtre surtout, but de mon unique am- 
bition. 

Quant au grand banquier du libéralisme, il m'en- 
gageait à venir à Paris, c'était évidemment pour 
m'y créer une situation brillante. Je m'enivrai pen- 
dant trois mois de ce double et doux espoir. La 
seconde semaine de 1830 me vit enfin mettre en 
campagae. 

C'est le poète qui eut ma première visite. On 
m'avait dit d'abord qu'il était absent ou malade 
autant qu'il peut m'en souvenir; mais j'affirmai 
avec tant de confiance, qu'il m'attendait et serait 
charmé de me voir, que le domestique se laissa con- 
vaincre. 11 m'introduisit dans une salle de billard 
d'où je pus entendre la mercuriale qu'il reçut pour 
son imprudence. Ceci me déconcerta un peu; j'en 
avais encore le rouge au front quand je vis entrer 
un petit homme habillé de bleu dont la figure mi- 
gnonne et assez fine était encadrée de cheveux 
bruns et fioltants. La coloration du teint et l'éclat 
fébrile des yeux ne laissaient aucun doute sur la 
maladie qui devait l'emporter bientôt. 

Ému d^admiration etde respect devant cette re- 
nommée, à cette époque nationale, je ne pus trou- 



ià CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 

ver un mot sur mes lèvres et lui tendis la lettre 
qu'il m*ayait écrite et certainement oubliée. A me* 
sure qu'il la lisait, son front, dès Fabord un peu 
sombre, s'éclaircissait visiblement ; il la replia, me 
la rendit en souriant et, m'invitant d'un air gra- 
cieux à m'asseoiri il me demanda ce que je venais 
faire à Paris, si c'était pour étudier le droit ou la 
médecine. Cette question me renversa! à peine 
osai-je balbutier le nom de la carrière où je me laiH 
çais avec tant d'ardeur. A cet aveu, son front se 
rembrunit, et, l'œil sévère, le sourcil fironcé : 

— Avez-vous lu les Mille et une Nuits? me 
dit-il brusquement ? 

— Oui, monsieur, je les sais par cœur. 

— Vous souvenez-vous de cette montagne gravie 
tour à tour par les deux frères d'une princesse qui 
voulaient aller lui conquérir trois merveilles? 

— L'arbre qui chante, l'oiseau qui parle et l'eau 
d'or. 

-^ Précisément ; vous savez combien il était diflS- 
cile d'atteindre le sommet de cette montagne? 

— Oui, on entendait, à chaque pas, derrière soi 
des voix railleuses, des voix furieuses et des voix 
insolentes ! 

— Et l'on finissait, en se retournant, par être 
changé en pierre noire; voilà l'image de la montagne 
que vous voulez gravir ! 

— Qu'importe l repris-je avec feu, car le courage 
me revenait, si Fon trouve en la gravissant le laurier 
et la gloire 1 



tlNOtJÀNTE ÀMS DB VIE LITTÉRAIRE 23 

— La gloire ! murmura-t-il, la gloire ! et ses traits 
exprimèrent un doute si douloureux, que je me 
hâtai d'ajouter : 

— Oui, la gloire des Messéniennes, des Vêpres 
Siciliennes j du Paria^ de la Princesse Auréliel 

— Allons 1 vous êtes perdu, dit-il en me serrant 
la main : Sachez que la carrière où vous allez vous 
jeter avec Fespoir et la chaleur de vos vingt ans, 
est la voie douloureuse qui, dix-neuf fois sur vingt, 
mène au calvaire ; mais, comme je lis dans vos yeux 
que rien ne vous persuadera, allez, marchez, ainsi 
qu'on dit. en Normandie, et revenez me voir I 

Je profitai quelquefois de la permission. Malgré 
sa bonté et l'intérêt qu'il paraissait me témoigner, 
Casimir Delavigne ne me donna que des conseils, 
mais pas le moindre appui. Je lui lus ce fameux 
drame de Madame de Chateaubriand, commencé sous 
les auspices de mademoiselle Mars et que j'avais 
achevé dans les allées du Luxembourg ; il Técouta 
sérieusement, le jugea en critique indulgent, m'en- 
couragea même à persister, mais sans m'aider, ce 
qui lui était si facile. Eh bien, en dépit de cette froi- 
deur et de sa non-intervention, je l'aimais, je m'y 
étais attaché, et tous les jours je rompais des lances 
contre les séïdes barbus de Victor Hugo, qui l'abais- 
saient et le foulaient aux pieds pour exalter leur 
chef, dont le génie si supérieur n'avait nul besoin 
de cette guerre. 

Parmi les chevelus les plus acharnés, se distin- 



24 CINQUANTE ANS DE VIE. LITTEUAIRE 

guait, par ses violences de langage, un ami de Jemma ^ 
Facteur de la Porte- Saint-Martin. C'était un jeunes 
homme pâle, d'une taille médiocre et d'un bloncf 
fade, à qui des sourcils et des cils presque blancs 
donnaient une singulière physionomie. Ce garçon, 
qui semblait très mou et toujours endormi, 
ne sortait de sa somnolence que pour traiter avec un 
suprême dédain tout ce qui n'était pas sorti de la 
plume du maître. Causant un jour de Marino Fa- 
liero, dont l'auteur avait bien voulu me lire quel- 
ques scènes, je disais à Jemma : 

— La pièce est destinée à la Porte-Saint-Martin, et, 
si Casimir Delavigne vous donne le rôle de Bertuccio, 
vous débiterez de beaux vers. 

— Casimir Delavigne ! de beaux vers ! s'écrie le 
jeune énergumène ; c'est un misérable rimailleur ; 
mon portier, mon portier fait des vers comme 
Casimir Delavigne. 

— Il devrait bien faire les vôtres, lui dis-je, en 
demandant son nom à Jemma. 

Il s'appelait Victor Escousse. 

Quelque temps après, grâce aux protecteurs 
d'une sœur aussi blonde mais plus agréable que 
lui, la Porte-Saint-Martin joua son premier drame 
intitulé Farruck le Maure. J'assistai à la première 
représentation. Tout ce qu'on peut se figurer d'igno- 
rance historique et d'incohérence dramatique, écla- 
taient dans cette production sans talent et sans 
goût. Quant au style, un seul vers peut en donner 



\ 



b 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE i5 

11» 

\^^ée. Le maître de Farruck, anticipant sûr le réa- 
"Siïae à venir, l'appelait tout crûment un porc, 
^ quoi Bocage, qui jouait Farruck, répondait avec 
son accent nasillard et d'une voix tonnante : 

Un porc vraiment ! un porc 1 Sais-tu que dans sa rage 
Un porc peut, s'il le veut, te cracher au visage!... 

Associé plus tard à un collaborateur de sa force, il 
lit un autre drame qui fut sifflé, et Torgueil insensé 
qui le gonflait ayant fait éclater sa tète, il mourut 
comme son portier, en allumant un réchaud de 
charbon. 

Si mon espoir avait été déçu chez Casimir Delà- 
vigne, il le fut bien davantage auprès du célèbre 
banquier de la guerre aux Bourbons. Introduit, non 
sans quelques difficultés, dans le cabinet de M. Jacques 
Laffitte, je trouvai un homme correctement vêtu 
d'un habit marron, d'un pantalon gris sur lequel 
tranchait, désagréablement à mon avis, un gilet 
jaune serin. Une cravate blanche et des man- 
chettes complétaient ce costume du matin. Son 
accueil fut assez affable ; je m'étais aguerri dans 
mes visites, et lui expliquai assez nettement le but 
de mon arrivée à Paris ; il le désapprouva haute*- 
ment. 

— Faites de la politique ! la politique seule peut 
vous mener à quelque chose. 

Plus il insistait sur ce point, plus je résistais 
intérieurement; il le comprit et termina l'audiencse 



iê CINQUANTE ANS DE VtB LlTTÉRAtRÊ 

en me donnant au dos de sa carte un mot pour 
Béranger. Il m'aurait donné un million que j'aurais 
été moins content. 

La popularité qui brille sur le nom d'Hugo n*est 
rien en comparaison de celle que le chansonnier 
voyait flamboyer autour du sien en 1830. Béranger 
n'était plus un homme : c'était le peuple français 
vaincu un jour par l'effort de l'Europe entière, et 
qui luttait avec ardeur pour se relever et chasser 
les maîtres imposés par ses vainqueurs. La France 
libérale, la gauche, l'ancienne armée si longtemps 
couverte de gloire, tout cela se personnifiait en 
lui. Âustt, à l'idée de le voir face à face, de lui 
parler, moi petit<-fils d'un républicain, et fils d'un 
libéral proscrit, je perdis à demi la tète. Me jetant 
dans le premier fiacre venu, je courus chez lui, 
ma carte à la main. Tout m'était bonheur, ce 
jour-là : je le rencontrai. J'ai oublié, tant la joie 
m avait étourdi, la position et le nom même de la 
rue; mais ce que je me rappellerai toujours, c'est 
l'homme que j'allais voir. 

Béranger n'était ni petit ni grand, mais la na- 
ture l'avait vigoureusement bâti. J'avais vu cent 
fois son portrait, je ne le reconnus pas. Cela tenait 
à une particularité impossible à rendre en pein- 
ture. L'œil chez lui était froid et le regard ferme 
et même dur. En observant cette tête puissante 
et encadrée par des cheveux flottants et gri- 
sonnants déjà, on devinait que le bon sens, la 



GINQUÀinrB ANS DK VIE LITTÉRAIRE Î7 

volonté, rénergie, couvaient sous ce lai^ge front 
sillonné de rides ; mais on n'y sentait ni la sensi- 
bilité, ni la bonté naturelle ; Faccueil qui me fut 
fait démentait pourtant mes observations psycho- 
logiques. Avec une patience, due sans aucun doute 
au mot de Laffitte, Béranger écouta mes projets, 
quelques-uns de mes vers même ; puis m'interrom^ 
pant tout à coup : 

— Âvez-vous de quoi vivre en dehors de la litté- 
rature ?• . . 

— J'aurai, à ma majorité, cent cinquante mille 
francs. 

Il me sembla que ce chifTre m'élevait d'un degré 
dans Tesprit du grand chansonnier. M'e&aminant 
d'un air moins froid : 

— Que vous a dit M. LaflStte?me demanda-t-il 
après avoir réfléchi un moment. 

— De faire de la politique. 

— Est-ce votre dessein ? 

— Non^ car je n'en ai ni le désir ni le goût. 

— Bravo ! mon enfant, fit-il alors en se levant et 
me tendant la main. Vous avez les traits d'un 
adolescent et les paroles d'un vieillard ; d'où jô 
conclus que la raison mûrit en vous, et que vous 
devez avoir l'amour du travail et de la retraite, 

•— Gela est vrai, monsieur. 

— Je vous conseille, dès lors, de continuer sérieil* 
sèment vos études historiques et de n'appliquer la 
poésie qu'au théâtre, pour lequel il me semble, 



28 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

d'après les scènes que vous m'avez lues, que vous 
avez quelque aptitude. 

Je le remerciai fort ému, et lui demandai, lors- 
qu'il me conduisait doucement vers la porte, s'il 
me permettait de venir quelquefois le voir. 

Il réfléchit encore, jeta un coup d'œil sur une 
personne qui travaillait dans l'embrasure de la 
croisée, et me répondit : 

— Ce que vous me demandez ne servirait qu'à 
vous faire perdre votre temps. Les provinciaux 
viennent tous à Paris avec une idée des plus 
fausses. Ils croient trouver, en débarquant des Mes- 
sageries, un protecteur tout prêt, comme dans les 
contes de fées, à leur donner, en un clin d'œil, ce 
qui ne s'acquiert, en ce pays plus qu'ailleurs, qu'a- 
près une longue série d'efforts, de travaux et de 
luttes. Ne comptez que sur vous pour arriver : 
il faut ici faire son trou soi-même. 

Le bruit sec de la porte qui se fermait sur moi 
grava ces mots dans ma mémoire en traits ineffa- 
çables. 

n me restait quelques lettres de recommanda- 
tion, je les brûlai toutes, à l'exception d'une sans 
français et sans orthographe, que je tenais d'une 
voisine de ma femme de ménage ! Celle-là, par un 
contraste bien étrange, devait m'ouvrir une porte 
d'accès peu facile et me mettre en présence du 
prince de Talleyrand. Je suis, par mes aïeux et 
par vingt ans de domicile, d'une ville où le talent, 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 29 

au lieu, commme ailleurs, d'élever les hommes, 
fait autour d'eux un vide qui les entoure d'un 
cercle de jalouse envie et de haine. Parmi les jeu- 
nes gens partis de Montauban dix ans avant moi, 
il en était un doué de facultés supérieures et qui, 
par son mérite seul, était devenu le secrétaire 
de Talleyrand. Tout le monde le méprisait dans 
son pays, d'abord, parce qu'il était instruit et vrai- 
ment remarquable, et puis, crime capital aux yeux 
d'une aristocratie dont l'élite, date à peine de Napo- 
léon l®'^, et de la bourgeoisie riche issue, pourtant 
fort récemment de la classe ouvrière, parce qu'il 
était le fils d'un fossoyeur. Peu accessible aux idées 
de ce genre, j'allai lui porter la lettre de sa mère, 
et, lorsqu**il vit, dans notre entretien, à quelle dis- 
tance j'étais des sots préjugés de mes compa- 
triotes, il m'accueillit comme un ancien et véritable 
ami. La conversation étant tombée naturellement 
sur le grand seigneur qui lui avait donné toute sa 
confiance, il me dit tout à coup : 

— Il me semble avoir entendu dire, quand je fai- 
sais mes études au séminaire, que vous apparteniez 
à la famille Cazalès. Est-ce vrai ? 

— Oui, oui. et d'assez proche même. 

— C'était un ami du prince, qui m'en parle sou- 
vent, comme je suis de son pays. Je crois que la 
vue d'un de ses parents lui serait agréable ; voulez- 
vous que je vous présente à lui?... 

La réponse n'était pas douteuse. 



30 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

— Eh bien, reprit-il, venez demain au soir, à 
neuf heures, et demandez-moi. 

Je dormis mai cette nuit-là, Tidée de voir un 
personnage aussi considérable me troublait exces- 
sivement. La journée me parut longue, et cepen- 
dant, lorsqu'elle s'acheva, j'aurais voulu, tant je 
me sentais peu rassuré, qu'elle se prolongeât en- 
core. Rappelant tout mon courage, je me rassurai 
de mon mieux et me rendis à l'heure dite rue 
Tronchet. Le cœur me battait fort en entrant dans 
cet hôtel où avaient passé, avec les rois et les em- 
pereurs, toutes les illustrations politiques de trois 
régimes. Le secrétaire m'attendait et me conduisit 
au salon. Il n'y avait devant la cheminée que deux 
personnes, le prince d'un côté, couché à demi dans 
son fauteuil, et une dame belle encore, bien que 
touchant à l'âge mûr, renversée dans le sien. 

Je fus présenté dans les formes ; la dame, tout en 
jetant sur moi ce coup d'œil fixe et assuré des 
femmes du grand monde, répondit par une légère 
inclination de tête à mon profond salut. 

Le prince, lui, indiquant de la main un fauteuil 
que le valet de chambre s'était empressé d'avancer, 
et fermant les yeux sans que sa tête bougeât du 
dossier qui l'appuyait, garda le silence pendant 
quelques minutes. Rassuré par un signe du secré- 
taire, je profitai de ce moment pour l'examiner 
de sang-froid. L'Église frappe ses élus d'un timbre 
indélébile* Malgré sa laïcisation, M^ de Talleyrand, 



CINQUANTE ANS DB YIË LITTÉRAIRE SI 

a\ec ses cbeVeux blancs de vieillesse et de poudre, 
qui flottaient en boucles épaisses sur son cou, et 
la haute cravate du Directoire où plongeait son 
meûtoby ressemblait trait pour trait à un vieux 
curé de campagne. Au bout d'un instant, de retour 
sans doute d'un voyage dans le passé, il m'adressa 
la parole d'un ton affectueux : 

— Vous êtes parent de Cazalès, mon ancien collé- 
gue à l'Assemblée constituante ? 

— Oui, prince : ma grand'mère était sa cousine 
germaine. 

Il m'enveloppa d'un coup d'œii rapide et scruta- 
teur ; puis, comme se parlant à lui-même : 

— Il ne lui ressemble pas exactement ; mais il a sa 
taille, son front, ses yeux, et, si je ne me trompe, sa 
chaleur de cœur et son audace. 

— Oh ! oui, dit alors le secrétaire, c'est une tête 
du Midi. 

— Nous étions très liés avec Cazalès, reprit Tal- 
leyrand, quoique nous tussions assis à la Consti- 
tuante sur des bancs opposés. Êtes-vous avocat? 
Vous devez avoir comme lui la parole facile. 

J'avouai courageusement ma profession. Il sou- 
rit ; mais, reprenant aussitôt son air sérieux : 

— Vous vous préparez bien des chagrins. 

— N'importe ! m'écriai-je avec une vivacité donl, 
une heure après, je m'étonnais moi-même, qu'im- 
porte la longueur et la rudesse du chemin quand 
la gloire est au bout! 



32 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

— Ou le Calvaire ! . . . Ah ! les jeunes gens, les 
jeunes gens ! qui les guérira de Tillusion et do cette 
sirène qu'on appelle espérance ? 

Ici, la dame, sans quitter sa posture voluptueuse, 
intervint pour prendre mon parti. 

— Pourquoi, dit-elle à Talleyrand, décourager ce 
débutant, qui peut devenir... 

— Un martyr de sa chimère! 

— Ne récoutez pas, reprit-elle en se tournant vers 
moi, et suivez votre vocation. Faites- vous des 
vers? 

— Oui, madame ? 

— Moi, j'adore les vers patois. Votre compatriote 
en sait ; mais ce superbe méprise trop, pour me les 
dire, la langue du berceau. 

Je répondis timidement qu'à sa place, je ne les 
ferais pas attendre. Elle me prit au mot. Après 
quelques strophes de Gondonli, qui la charmèrent, 
je me rappelle que je lui récitai, en les traduisant 
à mesure, ces vers de Despourrins : 

Une poumo rougetto, 
A mens de vermillou 
Que sa rare bouquelo 
Q'embaumo de doussou . 

Une petite pomme rose 
A moins de vermillon^ 
Que sa migno7ine bouche 
Qui embauma de douceur é 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 33 

Ni las roses musquates, 
Ni la flou del bruchou, 
N'esgalent tas poupètes 
En aoudou ni blancou. 

Ni les petits muscadets^ 
Ni la fleur di Vaubépine, 
En parfum et blancheur 
N^ égalent 

Là, je m'arrêtai embarrassé de ma traduction. 

— Eh bien, demanda malicieusement le prince, 
quel est l'objet que l'aubépine et les petits mus- 
cadets n'égalent pas ? 

— Dites-le, ajouta la dame en me lorgnant. 

— Les seins de la bergère de Despourrins, dis-je 
à demi-voix. Ma réponse fut couverte par un double 
éclat de rire. 

— Bon, jeune homme ! s'écriait le prince en se 
livrant à son accès d'hilarité, il craignait, ma nièce, 
de vous faire rougir. 

^ On apporta le thé à ce moment, et je bénis cette 
diversion, qui me tirait d'une position, à mes yeux 
même, ridicule. Je remarquai que Talleyrand, nous 
laissant les gâteaux, ne prit qu'une tartine de pain 
beurrée et couverte de poivre. Après le thé, il me 
reparlait de ses relations avec Cazalès; mais un 
incident fort inattendu m'empêcha de suivre le fil 
de sa narration. La princesse de Dino, sa nièce, 
qui, le thé servi, était restée . adossée à la chemi- 



34 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

née, releva tout à coup robe et jupons jusqu'au 
plus haut des reins et se mit à chauffer tranquille- 
ment devant nous ce qui ût surnommer Vénus 
Callypige. J'ouvrais de grands yeux, émerveillé de 
la nouveauté du spectacle, du sans gène de la 
dame et du calme du prinoe, qui continuait la 
conversation comme auparavantt Voyant, cepen- 
dant, ma surprise: 

— Mode russe, dit-il en s'étendant dans son fau- 
teuil, et, s'adressant à la princesse i 

«— Vous oubliez toujours, ma chère, que le maître 
de mes secrets est un ancien séminariste. 

Par de pareils objets les âmes sont blessées ; 
Et cela fait venir de coupables pensées 

à ce jeune homme, qui rougissait tout à rheure^ en 
vous traduisant les vers de Despourrins- 

Nous sortîmes sur ces t)aroles; car mon compa- 
triote n'y tenait plus, et bouillonnait d'indignation 
toutes les fois que la princesse se chauffait à la 
mode russe, prétendant, non sans raison peut-^étre, 
qu'en ayant l'air de ne pas s'apercevoir qu'il fût un 
homme, elle le traitait comme les dames de Saint- 
Pétersbourg traitent leurs moujiks. Je revis plus tard 
le prince dans son château de Valençay. Uuant aii 
secrétaire, dans un accès de désespoir d'amour 
trompé ou d'ambition, il alla se tuer siir les rochers 
de Penne, station de chemin de fer, à quelques 
lieues de Montauban. 



m 



Après cette visite, je me mis au travail d'un 
csœur fenne et bardé du triple airain du poète. 

Passant de ma chambre dans les bibliothèques, 
je ne prêtais qu'une oreille distraite aux bruits 
partis de la Révolution, qui montait en grondant 
comme les fleuves débordés. Elle arriva tout à 
coup, emporta en trois jours la vieille monarchie 
et en jeta aux Tuileries une plus jeune qui ne 
devait pas y rester. Malgré mon mépris pour les 
mouvements populaires excités par des ambitieux 
et exécutés par la lie des classes dangereuses, 
je dois convenir que les journées de juillet se 
distinguent toujours, dans l'histoire, de celles qui 
devaient la suivre. A part le spectacle écœurant de 
cette nuée d'habits noirs sautant par-dessus les 
barricades encore debout pour courir à l'assaut des 
places, et l'importance vraiment comique de ces 



36 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

bon6 épiciers déguisés en gardes nationaux et se 
croyant des héros parce qu'ils portaient la capote 
et les bonnets à poil des soldats de la vieille garde, 
la révolution de juillet offrait un caractère frappant 
de courage et d'abnégation. Le peuple alors fut 
grand et beau, et je ne peux mieux rendre Timpres- 
sion que me laissa sa victoire, pure de tout excès, 
qu'en retranscrivant l'œuvre d'un poète inconnu, 
qui lisait lui-même, le soir, dans les carrefours, à 
la lueur de deux ou trois bouts de bougie, cette 
inspiration du moment, digne par sa vigueur de 
l'immortel auteur de la Curée : 

LE PEUPLE, 

SON NOM, SA GLOIRE, SA FORCE, SA VOIX, SA VERTU, 

SON REPOS. 

Son Nom. 

vous qui célébrez tous les pouvoirs, ainsi 

Que le canon des Invalides, 

Et qui, pendant la lutte aussi, 

N'êtes jamais plus homicides ! 
Les temps sont accomplis, le sort s'est déclaré. 
Des Francs sous les Gaulois Torgueil enfin s'abaisse; 

Le coq du peuple a dévoré 

Les fleurs de lis de la noblessci 
Maintenant, paraissez! à la tête des rangs. 
Cherchez quelques héros à proclamer très grands! 
Mais, entre tous, les noms que le siècle répète 
Un seul reste à chanter. . . . cherchez encore un nom 
Plus noble qu'Orléans, plus beau que Lafayette 

Et plus grand que Napoléon 1 



CINQUANTE ANS D£ VIE LITTÉRAIilE 37 

Sa Gloire, 

peuple ! trop longtemps on n'a vu dans Thistoire, 
ur Toeuvre des sujets, que des rois admirés. 

Les arts dédaignaient une gloire 

Qui n'avait pas d'habits dorés. 
la cour seule étaient l'éclat et le courage, 

Et le bon goût, et le vrai beau ; 
s habits déchirés du peuple et son langage 
lisaient .rougir la muse et souillaient le pinceau: 

Combien ce préjugé s'efface! 
)us avons vu le peuple et la cour face à face : 
le, ameutant encor ses rouges bataillons; 
li, sous leur feu cruel, marchant aux Tuileries; 
le, tremblante et vile avec ses broderies : 

Lui sublime avec ses haillons ! 

Sa Force. 

est que, le peuple aussi, malheur à qui l'éveille ! 
)rsque, paisible, il dort sur la foi des serments, 

Il laisse bourdonner longtemps 

La tyrannie à son oreiile ; 
semble Gulliver environné de nains... 

Voyez par des fils innombrables 

Des milliers de petites mains 

Fixer ses membres redoutables : 
> y montent joyeux, triomphants. . . Le voilà 
en lié!... Que faut-il pour briser tout cela? 
u'il se lève 1 — Déjà, de ses mains désarmées, 
lutte avec les forts où gît la trahison, 
. son pied, en passant, couche à bas les armées^ 

Comme les crins d'une toison. 

3 



38 CINQUÀNtfi ANS DE VIE LltTÉRAlRB 

Sa Voix, 

Et puis, victorieux, il jette un cri sublime 

Dont ceux qu'on a crus morts s'éveillent en sursaut. 

Qui fouille au plus profond abîme, 

Éclate au faîte le plus haut ! 
Un cri de liberté qui gronde et qui dévore, 
Que frontières ni murs n'arrêtèrent jamais ; 
Tonnerre au vol immense, à l'éclair tricolore, 

Qui menace tous les sommets ! 
Cri dont se fait Técho toute poitrine libre. 
Cri qui des nations renverse l'équilibre ; 
Oracle qu'en tous lieux et cultes et partis 
Reconnaissent divin... et comprennent s'ils peuvent, 
Et qui fait que les rois sur leurs trônes s'émeuvent, 

Pour sentir s'ils sont bien assis ! 

« 

Sa Vertu, 

Je crois le voir encor, le peuple, aux Tuileries, 
Alors que sous ses pieds tout le palais trembla ! 

Que de richesses étaient là ! 

Étincelantes pierreries. 
Trône, manteau royal sur la terre jeté. 
Colliers, habits, cordons oubliés dans la fuite, 
Enfin, tout ce qu'avait la famille proscrite 

De grandeur et de majesté ! 
Eh bien, de ces trésors rien pour lui qui le tente; 
De les fouler aux pieds sa fureur se contente; 
Et, dans ce grand château d'où les valets ont fui, 
Partout, sans rien détruire, il regarde, il pénètre ; 
Montrant qu'il est le roi, montrant qu'il est le maître 

Et que tout cela, c'est à lui. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 39 

Son Repos. 

î, rien de ces trésors, qu*il voit avec surprise, 
le tente. Il confie à des princes nouveaux 

Sa couronne qu'il. a reprise 

Et puis retourne à ses travaux, 
intenant, courtisans de tout pouvoir qui règne, 
îourez, battez-vous, traînez-vous à genoux 

Pour ces oripeaux qu'il dédaigne 

Et qui ne sont bons que pour vous ! 
Ls, lorsque des grandeurs vous atteindrez le faîte 
yez point trop d'orgueil d'être assis sur sa tête, 
craignez de peser sur lui trop lourdement ; 
r tranquille au plus bas de l'immense édifice, 
ur que tout; au-dessus, penche et se démolisse 
Il ne lui faut qu'un mouvement ! . . . 

Tel était peint au vrai le peuple de 1830, qui 
ressemblait guère, comme on voit, aux insurgés 
juin en 1848 et aux fédérés de 1871 ; il y a 
)is siècles entre ces trois peuples. Courage, pro- 
té, désintéressement se trouvaient bien en ce 
nps-là sous la veste et la blouse, comme la va- 
té, le ridicule sous l'uniforme de la garde natio- 
►nale ; l'intrigue, l'avidité, Taudace et l'impudence, 
ussées à leurs extrêmes limites, sous l'habit des 
Iliciteurs. 

La Révolution des Trois jours, en ébranlant 
Dlemment les esprits, acheva de jeter à bas le 
3UX temple classique déjà bien -lézardé. C'était 
domination de la désolation dans le camp des 



40 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

littérateurs de TEmpire. La tragédie se mourait, 
la tragédie était morte. La politique elle-même se 
sentait impuissante à la soutenir. On essaya de 
jouer une de ces pièces interdites par la censure 
des Bourbon ; ce qui devait, pensait-on, ramener la 
foule, hélas! si rétive, au Théâtre- Français. Le 
Brutus de M. Andrieux, malgré ses tirades libé- 
rales, ne parvint pas à remplir la moitié des ban- 
quettes et s'éteignit piteusement dans la solitude 
et l'ennui des spectateurs. 
Après avoir écouté cette sorte de testament au 
' théâtre, j'eus la curiosité d'aller entendre l'auteur 
au Collège de France où il professait- la littérature 
française. L'impression produite me consolait peu 
du Brutus, Figurez-vous un singe, petit, vieux, 
au visage plissé de rides et déclamant d'une voix 
aigrelette et cassée des lieux communs contre le 
romantisme et des épigrammes du goût de celle-ci : 
(' Vous croyez, Messieurs, que les romantiques ont 
inventé le vers haché, l'inversion et la coupe ori- 
ginale?., point!.. Il y a longtemps que tout cela 
était connu,., témoin ce vieux distique : 

Enfin dans le palais nous arrivâmes, car 

La porte était ouverte et nous passâmes par 1... » 

Laya, un autre immortel, professeur d'éloquence 
à la Sorbonne, lisait derrière son chapeau un carnet 
antique dont les feuillets, jaunes comme le beurre 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 41 

attestaient Vâge vénérable. Saint-Marc Girardin seul 
cherchait l'esprit dans sa chaire et l'y rencontrait 
quelquefois. Au total, le haut enseignement, veuf 
de la parole éloquente de Guizot, de Villemain et 
de Cousin, qui avaient déserté leur chaire pour les 
hôtels ministériels, n'offrait plus qu'un intérêt mé- 
diocre et qu'une utilité pratique vaine ou douteuse. 
Aussi je Tabandonnai complètement pour les biblio- 
thèques et les théâtres. Ces derniers venaient de se 
transformer en champ de bataille. Lutte ardente de 
tous les soirs, où l'avenir, sous les traits d'une 
jeunesse folle d'enthousiasme et ivre du nouveau, 
disputait énergiquement la victoire au passé repré- 
senté par tous ceux qui l'avaient précédée dans la 
vie et dans le succès. 

Détaché de Casimir Delavigne par l'étude du 
théâtre étranger et, pourquoi ne l'avouerais-je 
pas? par la platitude de la Parisienne^ que de 
maladroits prôneurs comparaient à la Marseillaise, 
j'étais de cœur avec les romantiques, mais sans 
cesser de respecter les fronts et les talents vieillis. 
Ce sentiment qui me suivra jusqu'au tombeau 
m'attira une scène dont le contre-coup devait se 
faire sentir longtemps et fatalement dans ma car- 
rière dramatique. On jouait Hernani, que je venais 
d'applaudir, comme tous nos jeunes contemporains, 
avec frénésie. Dans un entr'acte, je monte au foyer 
des artistes et tombe au milieu d'une discussion 
Tiolente, commencée avant mon arrivée entre le 



42 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

baron Taylor et M. de Jouy. Au moment où j\ 
trais, ce dernier, vieillard des plus respectables par 
son âge et son passé tout littéraire, était grossiè- 
rement apostrophé par son interlocuteur, qui lui 
disait à la figure : 

— Oui, nous triompherons ! ma tête est noire 
et la vôtre blanche, et je verrai longtemps cette 
victoire, que bientôt vous ne verrez plus! 

Ces paroles insolentes me frappèrent comme un 
soufflet. Le sang est chaud dans le Midi, et le mien, 
à vingt ans, bouillonnait comme de la lave. Je vais 
droit à Taylor, et, lui touchant l'épaule : « Ma tête 
lui dis-je en le toisant d'un air significatif, est 
plus noire que la vôtre ! 

— Qu'est-ce que cela veut dire. Monsieur? 

— Qu'on ne parle pas à un homme de l'âge et 
du mérite de M, de Jouy, comme vous venez de 
le faire ! 

Taylor recule alors, et, croisant ses bras sur sa 
poitrine : 

— Savez-vous qui je suis. Monsieur? 

— Parfaitement!.. Vous êtes le commissaire an- 
glais choisi par les alliés pour dépouiller le Musée 
du Louvre des tableaux conquis par nos armes!.., 

— Monsieur, nous nous re verrons. . . 

— J'en doute; mais, si l'envie vous en prend 
jamais, je m'appelle comme monsieur, dis-je, en dé- 
signant l'ex-acteur Lafon, présent à la scène, et je 
demeure rue Neuve-Richelieu, hôtel Richelieu. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 43 

n était déjà sorti, et la plupart des spectateurs 
de ce débat avec M. de Jouy, qui, me serrait cor- 
dialement la main, m'entraînèrent au café Minerve. 

J'ai dit qu'à première vue, j'avais applaudi cha- 
leureusement Hemani. En y regardant de plus près, 
l'enthousiasme se refroidit. Comme drame, Tœuvi'e 
m'apparut telle qu'elle est réellement ; un assem- 
blage de scènes incohérentes, soudées par de beaux 
vers et parfois aussi ridicules, à part la scène des 
tableaux, empruntée à Schiller, que ce roi d'Espagne 
qui se cache dans une armoire, et ce bandit, cari- 
cature du brigand allemand prêt à tout tuer, tirant 
à tout bout de champ son eus tache et ne frappant 
personne. Mis dès lors en défiance, j'observai cu- 
rieusement le mouvement romantique et j'avoue 
que le moyen âge en carton-pâte inventé par nos 
chers confrères m'amusa pendant toute cette période 
comme une bonne comédie. N'ayant fait aucune 
étude sur ce terrain, ils n'en savaient pas le pre- 
mier mot et je ris encore de la colère d'un attaché 
aux Archives de la rue du Chaume, grand déchif- 
freur de manuscrits, lorsque, après une journée 
passée sur les documents et les chartes du xii« ou 
du xni® siècle, nous lisions ensemble les romans et 
les drames du jour. 



IV 



Sur le côté droit de la rue de rAncienne-Comé- 
die et presque en face du café Procope, encore plein 
des ombres de Voltaire et des lettrés du xviii® siè- 
cle, se trouvait le restaurant Edin, tenu par un gros 
bonhomme à face joufflue qu'on appelait Pinson. 
Le teint frais, vermeil, etToreille rouge, Pinson, 
en habit noir, la cravate blanche dès le malin, fai- 
sait, en digne élève de Carême et avec dignité, les 
honneurs de son établissement, fréquenté par Télite 
de la population grecque et latine, artistique, scien- 
tifique et littéraire. Ainsi, près de la table du 
vieux Desprets, professeur de physique, et de l'as- 
tronome Biot, on voyait assis Cliarlet, le dessinateur 
militaire, le peintre Jean Gigoux, quelquefois, 
mais rarement, et les jours d'Institut, Paul Dela- 
roche, et, plus loin, convives assidus, Jules Janin, 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIIIE 4S 

Delaunay, directeur de V Artiste, Téditeur Renduel 
et le jeune fils de mon père. 

C'est là que je vis, pour la première fois, deux 
personnes destinées à une célébrité d'un caractère 
bien divers: George Sand et Taimable et bon 
écrivain qui lui avait cédé la moitié de son nom. 
Comme homme, avec ses doux yeux bleus, ses 
cheveux blonds et sa figure souriante, Jules San- 
deau était charmant; on eût dit une femme habillée 
en homme, et sa célèbre compagne, un homme à 
moitié déguisé en femme. Madame Sand a fait 
d'elle un portrait aussi flatté que celui de Bou- 
langer ; je dois dire, Tayant vue vingt fois avec des 
yeux de vingt ans qui ne diminuaient pas la beauté 
des femmes, qu'elle n'avait rien de bien séduisant. 
Une figure mentonnée, le nez des brebis du Berry 
et trop fort, une bouche trop grande, des yeux 
trop hardis, assez de cheveux, mais d'une longueur 
ordinaire, voilà ce qui frappait en elle. Joignez-y 
la tournure ridicule que, par les jambes et le 
buste, développe une femme sous le costume mas- 
culin, avec une gorge qu'on eût admirée à bon 
droit à la Maternité et vous verrez madame George 
Sand telle qu'elle apparut, sous sa forme plastique, 
à la jeunesse de 1831. 

Si elle avait eu peu d'attraits pour moi comme 
femme, il n'en était pas de même comme écrivain. 
Ce jeune talent, à son lever surtout, m'enchanta ; 
je n'oublierai jamais l'impression que me laissa la 

3. 



46 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

lecture de ses deux premiers romans IndianU et 
Valentine. Lai fraîcheur des descriptions, bien que 
procédant des Études sur la Nature de Bernardin 
de Saint-Pierre, la vérité des personnages et, avant 
tout, ce coloris charmant d'un talent en floraison 
printanière, nous ravissait tous. 

Traduisant cette impression, deux ou trois ans 
plus tard, je disais dans une des pages de Stlvio : 

Comme une aube d'amour qui rayonne dans l'âme. 
Le matin, j'avais vu se lever cette femme 

De loin sur mon chemin : 
Elle venait, ayant, comme deux fraîches roses 
Sur le jeune églantier avant la pluie écloses. 

Deux enfants à la main; 
De ces filles d'un jour qu'en esprit la mort change. 
Que sur ses ailes d'or, en souriant, un ange 

Dans le ciel amena ; 
De ces vierges de Dieu que Raphaël dessine : 
Et disait sa voix douce à l'une Valentine 

A l'autre Indiana. 
D'arôme, de fraîcheur la campagne était pleine, 
A ses pieds, liserons, thym, baume et marjolaine 

Parfumaient le gazon. 
Des blonds acacias les tiges arrosées 
Sur son front s'égouttaient humides des rosées 

Do la tiède saison. 
De plaisir à la voir la foule était ravie, 
Gloire et joie accouraient au devant de sa vie. 

Oh ! bonheur, à ses jours ! 
Puisse le beau soleil qui paraît et la flatte 
De son dôme d'azur à tenture écarlate 

Étinceler toujours ! 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 47 

Mes relations avec Jules Janin datent de cette 
année. J'avais fait connaissance avec lui rue du 
Dragon, chez un de mes compatriotes du Midi, 
Eugène Labat, ancien précepteur du fils de M. de 
Lasteyrie et qui s'occupait de théâtre et de littéra- 
ture avant que, par la protection du père de son 
élève, beau-frère de Lafayette, on lui eût donné le 
poste, qu'il remplit du reste avec honneur et probité 
jusqu'à sa mort, d'archiviste de la préfecture de 
police. C'était, comme Janin, un fanatique du domino. 
Je le jouais passablement, et, avec Burette et Janin, 
qui adorait ce jeu et s'y croyait de première force, 
nous faisions presque tous les jours d'interminables 
parties à quatre au café Voltaire. Janin venait de 
publier un roman qui éclata tout à coup à grand 
bruit comme un obus moins littéraire que politique. 
Barnave, dirigé surtout contre le roi et la famille 
d'Orléans, le rendit suspect au premier chef. Selon les 
us de cette époque, on mit à ses trousses un policier 
chargé de tenir registre de tous ses faits et gestes. Or, 
cette surveillance, par la bêtise de l'agent, amena 
un quiproquo des plus joyeux. Janin usait, en gé- 
néral, d'une grande liberté de langage. A la fin d'une 
de nos parties, il dit un jour en se levant : 

— Allons! maintenant je vais avec ma truie! 

Prenant ces mots à la lettre, le policier se hâte de 
les coucher sur son calepin et court rue de Jérusalem 
annoncer que cet infâme auteur de Barnave avait 
des mœurs plus infâmes encore ! 



48 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉ RAIRE 

Lo préfet en frémit d*horreur. Il s'agissait de 
prendre cet être effréné en flagrant délit. On lance 
une escouade d'agents qui, entourant à l'improviste 
la maison où il se rendait, rue de TOuest, entrent 
tout à coup et surprennent Janin dans les bras de 
mademoiselle Georges, qu'il désignait d'ordinaire 
par ce gracieux qualificatif. On voit d'ici les têtes 
des agents et surtout Tahurissement de l'homme au 
calepin . 

C'est vers le même temps que les fils de Saint-Simon 
firent leur apparition au quartier Latin. Leurs 
jaquettes bleues, serrées à la faille par une ceinture 
de cuir verni; leurs pantalons rouges, leurs barbes, 
que les sapeurs portaient seuls avant eux, et leurs 
toques écossaises, y produisirent un eff*et de curiosité 
et de surprise qui devenait souvent de l'hostilité. 
Ils tenaient leurs conventicules dans une salle de 
danse située à côté de FJicoteaux, le légendaire 
restaurateur de 1830, et qui formait un des angles de 
la place de la Sorbonne. La cage de l'orchestre 
suspendue et clouée au mur leur servait de tribune. 
J'allais quelquefois écouter leurs divagations. Un 
jour, je m'y trouvai assis sur un banc à côté d'une 
jeune femme habillée de bleu des pieds à la tête ; 
costume excentrique au dernier point, mais qui 
s'harmonisait fort bien avec ses yeux doux et ses 
cheveux d'un blond fauve. Nous causâmes très 
librement, et, la séance finie, elle voulut bien me 
demander mon nom et mon adresse: je lui montrai, 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 49 

en sortant, Thôtel où je perchais, et j'avais oublié 
mon luet, lorsque, cinq ou six jours après, le 
domestique, ouvrant ma porte, m'annonça Julie 
Fanfernault. 

— En votre qualité de civilisé , me dit-elle 
en entrant, vous êtes peut-être surpris de ma 
visite... 

J'allais prolester galamment, elle ne m'en laissa 
pas le temps, et, se débarrassant, comme chez elle, 
de son chapeau et de son châle, elle ajouta : 

— J'ai mis ma pudeur au soleil et je l'y ai étendue 
comme un linge qu'on fait sécher. 

Enchanté qu'elle eût pris mon humble logis 
pour séchoir, j'approuvai toutes ses théories et, 
pendant tout le printemps de cette première année 
révolutionnaire, elle put croire avoir gagné un 
disciple à la secte du père Enfantin. 

On rencontrait alors, dans quelques salons de 
l'autre côté de l'eau et dans les réunions littéraires, 
une fille de TArmorique jetée à Paris, comme un 
alcyon de ses mers, par le vent de la poésie. Petite, 
d'un brun presque noir, avec des yeux de jais et 
d'une expression douce et profonde Êlisa Mercœur, 
comme tant d'autres, était venue brûler ses ailes au 
soleil de Paris. Protégée de Chateaubriand, qne de 
beaux rêves elle avait dû faire avec sa mère dans 
la diligence de Nantes à Paris ! Le réveil fut triste 
et crubi ! Tout ce que lui valut le patronage du 
grand écrivain se résuma dans une soirée à l'Abbaye- 



SO CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

siu-Bois, OÙ elle fit bâiller avec ses vers Villêmahl 
et Ballanche, dans rentrée de deux ou trois maisons 
du faubourg où régnait la Bretagne, et dans un 
misérable secours de quatre cents francs par an, 
un morceau de pain vendu assez cher par l'intolé- 
rance de ses jeunes confrères. Ceux, je dis le 
grand nombre, qui professaient des opinions répu- 
blicaines, regardaient comme un crime tout contact 
avec le gouvernement ; ils reprochaient presque à 
Élisa Mefcœur de vendre son talent au pouvoir. Si 
bien que cette obole, sans laquelle elle n'eût pu 
vivre, lui devenait pénible à recevoir et était maudite 
en secret. 

Souvent elle protesta contre cette injustice. 

« Vous ne me connaissiez pas, m'écrivait-elle 
quelque temps avant sa mort, quand vous avez pu 
croire : 



Qu'à ce marché honteux, par l'intérêt forcée, 
Ma Musé pouvait vendre un hommage imposteur. 
Oh ! ne le croyez pas ! Non ! ma libre pensée 
De la vérité seule, au charme inspirateur. 
Subit la puissante influence 
Et, dans sa fîère indépendance. 
Ne sait obéir qu'à mon cœur. » 



J'en étais persuadé, pour mon compte ; mais elle 
n*eut pas le temps de convaincre ceux qui doutaient. 
La vie s'éteignit en elle avant que son talent eût 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 51 

donné sa mesure, et, chose triste à dire, hélas ! ce 
ne fut pas la poésie qui la tua ^ 

Le commencement de Tété de 1833 amena entre un 
étrange personnage et moi un contact que je n'aurais 
certes pas cherché. On jouait à l'Ambigu un drame 
intitulé les Deux Roses dans lequel Montigny, depuis 
directeur du Gymnase, figurait comme acteur et 
comme auteur. Par extraordinaire, le paisible Charles, 
mon oncle, eut envie de voir cette production 
boulevardière, je pris deux stalles de balcon, et, 
après un dîner au Banquet d'Anacréon^ d*où aucun 
de nous ne se leva avec la soif, bien qu'il fit une 
chaleur torride, nous montâmes au théâtre. Le pre- 
mier acte joué; mon oncle, altéré comme un 
sycomore au milieu du désert, propose d'aller se 
rafraîchir ; nous descendons au café, et, en regagnant 
nos places avant la fin de l'entr'acte, je trouve sur 
nos deux stalles où j'avais laissé une carte et un 
Vert'Vertf un chapeau et une paire de gants. Malgré 
les représentations pacifiques de mon compagnon, 
je jettai les gants et le chapeau dans le corridoï* et 
m'assis dans ma stalle. L'oncle seul, agité d'une in- 
quiétude visible, se tenait debout devant la scène. 



l.Dans l'ouvrage intitulé Victor Hugo^ raconté par un témoin 
de sa «te, on dit, t. ii, p. 371, que le grand poète, après avoir 
renoncé à sa pension, pria le ministre de l'intérieur de la 
reporter, en tout ou en partie, sur Élisa Mercœur, mais que 
M. Thiers répondit qu'il ne pouvait rien faire pour sa protégée. 
Le témoin était mal informé. La jeune muse bretonne touchait 
une pension littéraire. 



52 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Tout à coup, je le vis pâlir et Tentendis murmurer 
d'un air de profonde terreur : 

— Ah ! mon Dieu, c'était Charles Maurice ! 

Je tournai la tête et j'aperçus un homme grand, 
osseux, d'assez mauvaise mine qui s'avançait vers 
nous en fronçant le sourcil. Arrivé à nos stalles : 

— Il y avait là, dit-il d'un ton rude et provo- 
cateur, un chapeau et des gants,qui s'est permis d'y 
toucher ? 

— Ce n'est pas moi, s'écria mon oncle Charles 
d'une voix tremblante. 

— Je le crois, reprit-il en lui jetant un méchant 
regard ; mais qui est-ce ? 

— Moi! lui dis-je tranquillement. 

— Vous, jeune homme? 

— Moi-même ! 

— Savez-vous qui je suis? 

— Non, ni ne m'en soucie 1 

— Il faut que vous l'appreniez, cependant. Je 
m'appelle Charles Maurice! 

Puis, voyant que ce nom, la terreur des comédiens et 
des actrices qu'il dominait embusqué dans sa feuille 
de chou comme en ses bois un bandit des Abbruzes, 
ne semblait pas produire une grande impression : 

— Je vous ai dit mon nom, jeune homme, puis- 
je à présent savoir le vôtre?. . . 

— Le voici avec mon adresse que vous aviez 
trouvé€usur nos stalles, quand vous avez cru devoir 
vous en emparer en mon absence. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 53 

— Si je me suis trompé, vous pouviez me le faire 
savoir autrement qu'en jetant mon chapeau et mes 
gants dans le couloir ; c'est de cette façon un peu 
cavalière d'agir que vous voudrez bien me rendre 
raison. 

— Ce soir même si vous voulez ! 

— Demain, vous aurez de mes nouvelles. 

— A demain donc ! 

Ija querelle avait fait du bruit. Dans l'entr'acte, 
Charles Maurice alla se renseigner au foyer auprès 
de Janin et de Labat, ses anciens collaborateurs, 
qu'il avait vus avec moi; l'un et l'autre m'attribuèrent 
à l'épée une force dont j'étais fort loin. 

— C'est un Bordelais, disait Janin, fils d'un mili- 
taire, et né un fleuret à la main. 

— Regardez-le, disait Labat quand je passais en 
me promenant avec l'oncle, il a des nerfs d'acier, 
et quelle élasticité! quelle vigueur! 

Ces deux avantiiges, n'étaient pas trop exagérés ; 
et quoique mon adversaire eût une réputation bien 
étabHe de spadassin, je passai une nuit assez tran- 
quille. Le lendemain, Esquiros, mon voisin et mon 
commensal, que j'étais allé avertir, vint avec un fils 
du Périgord, mon ami, me prendre en fiacre. Le 
rendez-vous était chez M. Saint-Hilaire, ancien in- 
tendant militaire et régisseur, à cette époque, de la 
Portc-Sai n t-Martin . 

Là, mes témoins, s'étant abouchés avec ceux du 
spadassin qui étaient Janin et Labat, une discussion 



54 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 

s'engagea sur le choix des armes. Ces messieurs:, pour 
égaliser les chances autant que possible, venaient 
d'adopter le pistolet. Voilà qu'une porte latérale s'ou- 
vre doucement, Charles Maurice entre à pas comptés 
dans l'appartement et me regardant d'un air terrible : 

— Messieurs, dit-il, ce jeune homme a besoin 
d'une leçon! 

— Prenez garde de la recevoir I reprit froidement 
Ësquiros. 

— Il a besoin d'une leçon! et je vais la lui doxmef 
tout de suite. 

Montant en même temps sur une chaise, il se mit 
à déclamer le récit de Théramène,,que nous le lais- 
sâmes, en riant et haussant les épaules, achever 
devant ses témoins, aussi surpris que nous de ce 
dénouement imprévu. 

Quoique je ne l'eusse revu qu'une fois aux Ar- 
chives, dont il avait fait donner la direction à son 
ami Lebrun^ qu'il visitait de temps en temps, je 
suivais, sans en souffler mot à personne, le conseil 
de Béranger. Ma journée appartenait aux bibliothè- 
ques, mes soirées au théâtre, une partie de mes 
nuits aux compositions dramatiques. Outre le drame, 
si malheureusement interrompu chez Célimène, rue 
de la Tour-des-Dames, j'en avais fait un autre;, 
aussi en vers, sur la révolution de juOlet, que, 
sur l'excellent conseil de Jemma et de Provost, 
acteurs de la Porte-Saint-Martin, je jetai au panier, 
moins le dernier acte, joué à Toulouse, l'année sui^ 



CINQUANTE ANS DB YI^ LITTÉRAIRB 55 

vante, au théâtre du Capitole. C'est à cette occa- 
sion que je fis connaissance avec Granier de Cassa- 
gnac père, Louis de Maynard, Burat de Gurgy, 
trois journalistes toulousains que je devais retrouver 
l'a^n d'après à Paris. 

Chez Lafon, le tragique où, je n'allais plus que 
r^^ement, je m'étais lié avec Perrier de la Comédie 
Fi^ançaise. Perrier aimait ma gaieté, ma bonne figure^ 
conime il l'appelait, et ma manière insouciante et 
l^^ureuse de mener la vie. Il venait quelquefois dé- 
jeuner avec moi chez Serveille, un des bons restau- 
rants du quartier Latin, qui s'ouvrait en face de la 
nie de l'École-de-Médecine. Dans une de ces agapes 
sirtistiques, je lui confiai le plan d'une nouvelle 
production théâtrale dans laquelle je me proposais 
de ressusciter deux grandes figures du xvi® siècle, 
le maréchal de Montluc et Catherine do Médicis. 

Encouragé par lui, je me mis à l'œuvre. A mesure 
qu'elle avançait, j'allais la lui réciter dans son ap- 
partement de la rue du Doyenné, et il n'était pas le 
seul qui reçût cette confidence. Les jeunes auteurs 
dramatiques sont comme la poule qui chante aus- 
sitôt qu'elle a fait son œuf. Eugène de Pradel, le 
célèbre inpxovisateur, étant venu me remercier d'un 
article que Jules Janin avait fait sur lui à ma solli- 
citation , je ne pus m'empêcher de lui débiter quel- 
ques tirades de ma pièce. Il les loua, bien plus sans 
doute qu'elles ne le méritaient, et m'invita sur-le- 
-champ à ses soirées. Je trouvai là, avec deux ou 



56 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRB 

trois gens de lettres et quelques musiciens peu 
connus, Maillon, Jacques Arago, Saint-Arnaud et le 
frère du chirurgien de l'Hôtel-Dieu, Samson, mé- 
decin lui-même, mais qu'un goût très vif poussait 
vers la littérature. 

Ma pièce ne fut pas trouvée mauvaise ; mais on 
jugea ma diction exécrable, et, soit qu'on eût rai- 
son ou que ce fût un parti pris, tous me conseil- 
lèrent de faire lire ce drame par l'improvisateur, 
qui lisait, en effet, d'une manière remarquable. A 
demi convaincu, je me rendis et donnai à Pradel 
pour l'étudier, avant la lecture que Perrier m'avait 
obtenue à la Comédie française, mon unique ma- 
nuscrit. 

Le jour venu, je me rends au café Minerve^ où 
devait me rejoindre mon lecteur. Une demi-heure 
auparavant, voici le billet que m'apporte un de ses 
commensaux. C'était.... non, je no le nommerai pas! 

«Mon cher ami, il m'arrive un affreux malheur! 
je viens d'être arrêté pour dettes, et, si je n'ai pas 
dans vingt minutes une somme de cinq cents francs, 
le garde du commerce m'emmène à Sainte-Pélagie 
avec votre manuscrit qu'il croit m'appartenir. Voyez si 
vous pouvez me tirer de là pour ne pas perdre votre 
lecture. » 

Le porteur du billet me regardait, je levai à mon 
tour les yeux sur lui et les siens se baissèrent. 
Comme je gardais le silence : 

— Que faut-il dire, demanda-t-il à M. de Pradel 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRR 57 

— Vous lui direz que je le remercie de la nouvelle 
édition qu'il veut bien me donner des Liaisons dafv- 
gereuses, 

— Que croyez-vous donc ? 

— La vérité. Pradel improvise à merveille, seule- 
ment, aujourd'hui, il a changé de genre et sa co- 
médie a pour titre le Garde du commerce. 

— Je vous jure.... 

— II sufiSt, monsieur; je n'ai besoin pour cette 
affaire ni de lui ni de vous, et, payant ma consom- 
mation au vieux père Tharin, je me levai et me 
dirigeai tranquillement vers le Théâtre Français 
plac^ de l'autre côté de la rue. L'ami de Pradel me 
suivit jusqu'à la porte et ne se retira, bien désap- 
pointé à coup sûr, qu'en me voyant gravir les pre- 
mières marches de l'escalier. Dix minutes plus tard, 
mon protecteur Perrier me présentait à l'aréopagés 
comique réuni pour m'entendre et me juger. 

La salle était la même qu'aujourd'hui. Mais le 
comité delà vieille Comédie-Française différait de 
composition et d'aspect avec le comité moderne. Il 
se composait, ce jour-là, de Grandville, un ancien 
comédien à perruque noire, sourd comme un pot ; 
Desmousseaux et Dunilâtre, deux tragédiens ou plutôt 
deux classiques intransigeants ; Monrose, un artiste 
de vrai talent, mais nerveux jusqu'à la folie ; Men- 
jaud, gravé, comme une écumoire, de petite vérole, 
et dont le jeu élégant faisait oublier la laideur; et 
enfin de Perrier. 



58 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Le côté des femmes, car elles avaient droit égal 
au vote, était représenté par madame DesmousseauX:^ 
grande femme, sèche et longue comme un manche 
balai ; par mademoiselle Mante, qui en pesait, ave 
ses formes plantureuses, douze au moins comme 
doyenne; et par Rose Dupuis, charmante personne 
rœil intelligent et noir. 

Perrier me présenta, me fit asseoir devant le pii_ — 
pitre et le verre d*eau sucrée traditionnel, et m'ia.— 
yita en m'encourageant de l^œil à commencer m^ 
lecture. Je racontai alors, en manière de préface, c^ 
qui venait de m'arriver et montrai le billet d.^ 
Pradel. Un murmure d'indignation s*éleva d^s 
deux côtés. Ces dames ne parurent pas moias 
émues du fait que les hommes. Le plus contraria 
semblait Perrier, qui croyait la lecture manquée. II 
^fut donc aussi surpris que les autres lorsque je me 
déclarai prêt à réciter ma pièce sans manuscrit. 
Pour la rareté de Tévénement sans doute, le comité 
consentit à m'entendre. Je dis le titre : les Pâques 
de la Reine, les noms des personnages, puis je 
débitai, sans me tromper ni me troubler, les quinze 
cents vers de mon drame. Si j'avais eu moins de 
sang-froid et une foi moins ferme dans la sûreté 
de ma mémoire, ce tour de force, qui intéressait 
sans doute mes auditeurs plus que mon œuvre dra- 
matique, se serait peut-être arrêté au troisième 
acte. Au moment où je le commençais, eu efiet, 
la porte du cabinet directorial s'ouvrit et M. Taylor 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 59 

vint s'asseoir au milieu de mes juges. On le mit 
au fait de ce mode nouveau de lecture; il ne ré- 
pondit pas un mot et ne cessa de me regarder 
fixement jusqu'à la fin de Tacte. Espérait-il me 
troubler ? Peut-être oui, peut-être non ! Il est cer- 
tain quCy sans la scène de M. de Jouy, il m'eût été 
plus favorable. Tignore, du reste, et je n'ai jamais 
voulu savoir quelle avait été dans le verdict sa part 
de responsabilité. Il me fut annoncé, ce verdict 
souverain, que j'attendais dans la salle voisine avec 
un vif battement de cœur, par mon ami Perrier. 

— Lé comité vous reçoit pour vous encourager; 
il ne jouera pas votre drame à cause de votre jeu- 
nesse ; mais il vous engage à travailler de plus 
belle et à lui apporter une autre pièce. En atten- 
dant, il m'a autorisé à faire connaître sans réserve 
votre réception dans les journaux. 

Cette réception ne m'encourageait pas beaucoup; 
j'en parlai le soir à Provost, qui me conseilla de 
porter la pièce à son directeur. Harel dirigeait alors 
la Porte- Saint-Martin. C'était un homme à qui le 
goût ne manquait pas, mais qui manquait toujours 
d'argent. Il écouta mon drame avec une attention 
des plus sympathiques. 

— Le premier acte est court, dit-il, mais bien 
fait. Voyons l'autre. 

Je lus le second. 

— Bien ! bien ! Une chose m'étonne, murmu- 
rait-il; dans toutes les pièces des jeunes auteurs, il 



60 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

faut couper à chaque scène, et ici, rien. Passons 
au. troisième. 

Le troisième achevé. 

— Mon cher Monsieur, dit -il en se levant, je 
reçois votre pièce, je la monte immédiatement et 
vous donne Georges pour votre reine, à une seule 
condition. 

— Laquelle ? 

— Vous allez m'avancer mille francs que je vous 
rendrai à la vingtième représentation. 

L'ombre de Pradel m*apparut derrière ce direc- 
teur besogneux et sans cesse aux expédients. Je ne 
réfléchis pas à ce que sa proposition avait d'avan- 
tageux en m'ouvrant à deux battants des portes si 
difficiles à faire rouler sur leurs gonds . La seule 
impression que je reçus fut, non pas le sacrifice 
d'une somme qui se trouvait presque toujours 
dans mon bureau, mais Tidée, honteuse à mes yeux, 
et des plus blessantes pour mon amour-propre, de 
payer pour faire jouer ma pièce. 

Je refusai donc, et, comme ne cessa de me le ré- 
péter Harel jusqu'à la dernière marche de l'escalier, 
j'eus tort. 

Perrier avait tenu parole : une des réclames pu- 
bliées par la presse du temps tomba sous les yeux 
de Charles Malo, directeur de la France littéraire, 
et il vint m'offrir la revue des théâtres, que j'ac- 
ceptai avec plaisir, dans son recueil. Cela se passait 
en mars 1833. A la France littéraire, je trouvai Léon 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 61 

Gozlan, Théophile Gautier, Xavier Marmier, Taca- 
démicien actuel, et Granier de Cassagnac père ; il 
était venu à Paris, par suite d'une mystification 
gasconne du plus mauvais goût qu'un sien camarade 
nommé Dupau imagina pour se moquer de ses 
prétentions un peu gonflées par l'air si vif de la 
Garonne, mais que justifiait au fond un mérite réel ; 
se procurant je ne sais comment du papier à tête 
du ministère des affaires étrangères, il lui adressa 
à Toulouse une lettre ainsi conçue : 

« Monsieur Granier de Cassagnac. 

» J'ai l'honneur de vous informer que, sur la 
recommandation de M. Romiguière, pair de France, 
vous avez été nommé ofiicier du corps diploma- 
tique. » 

En recevant cette pièce, dont la signature était 
illisible, comme la plupart, du reste, des signatures 
officielles des admhiistrations, Granier de Cassagnac 
embrasse ses amis, fait sa malle et s'envole, léger 
d'argent mais riche d'espérance, vers la capitale des 
places et des honneurs. A peine a-t-il touché ce 
sol ardemment désiré, qu'il court au ministère des 
affaires étrangères et se précipite comme un fou 
dans la cour, dont l'entrée était alors dans la rue 
Neuve-Saint-Augustin, tout à côté du boulevard 
des Capucines. 

En voyant cette invasion, le concierge sort de 
sa loge ; 

— Monsieur ! monsieur ! où allez vous ?. . . 

4 



62 CINQUÀNTS ANS DE VIE LITTÉHAIRE 

— Où je vais ? répond Granier tranquillement, 
au bureau des officiers diplomatiques. 

— Vous dites ?... 

— Je dis au bureau des officiers diplomatiques. 

— Vous devez vous tromper, nous n'avons pas 
ça ici. 

— Voyez si je me trompe, répliqua fièrement 
Granier en déployant sa lettre. 

— Tiens ! tiens ! après ça, c'est peut-être une nou- 
velle fonction qu'ils ont créée; les députés deman- 
dent tant de places ! 

— Justement c'est un pair de France qui me 
l'a fait obtenir. 

— Bien! bien! voyez au secrétariat, premier cou- 
loir, deuxième bureau à gauche. Le cerbère minis- 
tériel regagna sa loge, et Cassagnac, après plusieurs 
tours et détours dans les couloirs, parvint enfin au 
secrétariat. Il renouvelle sa demande et, à la surprise 
peinte sur le front de l'employé, le froid du doute 
et la triste vérité commencent à glacer son cœur ; 
une explication s'ensuit après laquelle Granier sort 
convaincu autant que possible qu'il a été la dupe 
d'un méchant mystificateur. 

Sans répondre au concierge, qui, le voyant reve- 
nir la tête basse et l'œil navré, lui criait d'un ton 
gouailleur : « Eh bien ! avez-vous trouvé le bureau 
des officiers diplomatiques?... » il sortit précipitam- 
ment et dut avoir un rude moment d'angoisse en se 
trouvant sur le boulevard seul, et la bourse vide, 



CINf^UANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 63 

dans ce grand désert d*hommes qa'oa appelle Paris. 

D'abord atterré, il y avait de quoi, Cassagnac, 
nature forte et énergique, se redressa comme un 
jeune peuplier violemment courbé par Forage, il 
n'hésita pas à jouer sa dernière carte qui consistait 
dans une lettre signée Victor Hugo. Granier lui avait 
écrit de Toulouse ; Vous êtes le Roi de la littérature, 
et, fidèle à son habitude de thuriféraire universel, le 
maître se hâta de riposter : Voiis êtes, vous, de ces 
sujets qui détrônent leur roi! Venez, mes bras vous 
sont ouverts. 

Prenant, comme moi pour Casimir Delavigne et 
Laffitte, ces banalités au sérieux, Cassagnac se rend 
à la place Royale et fait passer sa carte au poète, ne 
doutant pas que toutes les portes ne s'ouvrissent 
d'elles-mêmes à son nom. Jugez de sa surprise, en 
voyant la bonne revenir avec sa carte et ces paroles : 

— D y a erreur, probablement, mon maître ne 
connaît pas Monsieur. 

Atteint cette fois en plein cœur, l'enfant de Tou- 
louse chancela. Tirant de sa poche la lettre d'Hugo 
il eut à peine la force de la renvoyer au poète. 
Celui-ci, qui en avait écrit des milliers depuis et 
ne s'en souvenait pas plus que du jour de son 
baptême, parut quelques instants après, et, aux 
phrases toutes clichées qu'il prononçait en le con- 
duisant doucement vers la porte, le pauvre jeune 
homme comprit enfin la triste vérité, et, pris d'un 
profond découragement, se mit à fondre en larmes. 



64 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Ému de cette douleur, Victor Hugo en demanda 
la cause, et, lorsqu'il sut la mystification dont il 
venait d*être victime et qu'en Tinterrogeant, le vrai 
de sa situation lui fut révélé, il en eut pitié et lui 
donna une lettre de recommandation pour Anténor 
Joly, directeur du Vert-Vert, qui Taccepta immé- 
diatement comme rédacteur de celte feuille *. 

Les grands hommes ne font rien pour rien, l'au- 
teur d'Hernani, bon juge en cette matière, ne tarda 
pas à s'apercevoir que son protégé réunissait à une 
vigueur de style peu commune un vif et remar- 
quable esprit de polémiste et de critique. Aussitôt, 
il trouva bon d'en profiter pour lui-même. La célé- 
brité d'Alexandre Dumas^ plus éclatante alors dans 
le grand public que la sienne, le blessait vivement. 
Il la livra non sans colère à Cassagnac en lui ouvrant 
les colonnes du Journal des Débats. Le critique avait 
bonne poigne et scalpel tranchant; il étendit Du- 
mas sur ce nouveau lit de Procuste et l'y disséqua 
impitoyablement. Tous les emprunts faits par lui 
aux théâtres étrangers furent détachés de son œu- 

1. Cet épisode est raconté tout différemment par le témoin de 
la vie de Victor Hugo, voir t. 2, p. 377 ; mais il était encore 
mal informé. 1" Granier de Cassagnac ne fut jamais professeur 
à la Faculté de Toulouse ; 2" au lieu de rédiger le Patriote 
et de lavoir fondé, il le combattait, au contraire, tous les 
jours dans la France méridionale, journal juste milieu. Quant 
à la main qui Tintroduisit aux Débats^ tout le monde la 
connaissait. 



CHOQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 65 

yre et mis à nu. L'impression laissée dans les es- 
prits par cette opération rudement accomplie fit 
descendre de plusieurs crans la réputation du drama- 
turge. Ceux qui savaient eurent beau montrer que 
le même reproche pouvait être adressé à Victor 
Hugo, le coup était portée et l'attaque atteignit son 
but. Quant à Dumas, cœur sans rancune, il ou- 
blia si complètement ce bon trait de confrère, que, 
vingt-quatre ans après, on lisait dans Vlndépen- 
dance belge la lettre suivante adressée à M. Empis : 

« Monsieur, 

» J'apprends que le Courrier du Figaro, signé 
Suzanne, est de mademoiselle Augustine Brohan. 

» J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et 
une telle admiration, que je désire que la personne 
qui l'attaque au fond de son exil, ne joue plus 
dans mes pièces. 

» Je vous serais, en conséquence, obligé de reti- 
rer du répertoire Mademoiselle de Belle-lsle et les 
Demoiselles de Saint-Cyr, si vous n'aimez mieux 
distribuer à qui vous voudrez les deux rôles qu'y 
joue mademoiselle Brohan. 

» Veuillez agréer, etc. 

» Alexandre Dumas. » 

I^es articles des Débats, restés célèbres, furent le 
pont qui mena Cassagnac à la Presse, où il entra 

A. 



66 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

tout de suite, conduit par la même maia^ et déploya 
pendant dix ans daiis ce journal, comme polémiste 
et comme écrivain, des qualités de premier ordre. 
Revenons maintenant à la France littéraire. Une 
épreuve m'y attendait^ que je n'avais nullement 
prévue. Le 18 mai 1833, Casimir Delavigne fit jouer 
au Théâtre-Français les Enfants d'Edouard. Le mo- 
ment était mal choisi, en ce qui me touchait du 
moins. J'étudiais, avec le secours d*une charmante 
Anglaise, son grand poète national ; nous en étions 
précisément à Richard III, lorsque la pâle imitation de 
Delavigne parut sur la scène française. Je ne pus 
retenir ma plume : l'impression qu'elle traduisit 
effraya le paisible Charles Malo, ami de Delavigne. 
Il s'efforça de m'arracher un autre article, je résis- 
tai. De protecteur trop platonique, Casimir Delavigne 
devenu, à son tour, protégé, m'écrivit; Scribe, son 
Fidus Achates daigna me venir voir, moi chétif . Tout 
ce que j'accordai, grâce à une intervention plus 
douce, fut un compte rendu mitigé qui me fit l'eflFet 
d'une capitulation de conscience. 

Après le poète de Louis-Philippe vint l'homme à 
succès du Gymnase. C'est avec Bertrand et Ra- 
ton que Scribe entra de plein saut à la Comédie- 
Française, et qu'il s'y maintint triomphalement 
avec des pièces qui étaient moins des comédies que 
des vaudevilles, plus longs et sans couplets. Je re- 
trouve l'appréciation que je fis alors de cet ouvrage 
trop vanté, et, ipalgré les quarante-sept ans tombés 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 67 

eomme des grêlons sur ma tête, en ce moment, je 
n'y changerais rien. Elle était sévère, mais je la crois 
juste. Ce qui m'avait révolté, c'était l'aridité de cet 
esprit froid et sec comme un chiffre, cette raillerie 
terre à terre de tous les nobles sentiments, des gé- 
néreuses illusions de la jeunesse, et ce talent bour- 
geois et marchand par tous les pores et si peu sûr 
de lui-même dans la voie du gain et des succès fa- 
ciles, que cette prétendue comédie était d'abord un 
drame. Je vois encore Germain Delavigne, le copain 
de Scribe, se précipitant dans la coulisse avec ce 
cri : 

— Coupe! coupe les tambours l le public prend la 
pièce en comédie ! 

Je jugeai donc l'ouvrage avec la rude franchise 
d'un critique de vingt-trois ans.. 

Inutile de dire que mon directeur ne partageait 
pas mon avis. Fatigué enfin de luttes incessantes 
et qui ne trouvaient pas une compensation suffisante 
dans les appointements, je quittai la France litté- 
raire et allai planter ma tente dans la nouvelle 
Athènes pour m'y livrer tranquillement, sans com- 
pagnon ni maître, à l'étude, au travail et à la 
poésie. 



J'avais déniché, tout au haut de la rue Blanche 
et dans la dernière maison portant le n^ 43, uû 
petit appartement de garçon vraiment délicieux. Il 
donnait sur des terrains vagues, rampant jusqu'au 
mur de la prison pour dettes de Clichy ; de frais 
peupliers agitaient leur éventail vert devant mes 
fenêtres; j'avais, en face, un élégant hôtel habité par 
le duc de Fitz-James, et, au-dessus de moi, l'artiste 
populaire et spirituel par excellence, Gavàrni. 

Oh! ia bonne, la douce année que je vécus dans 
cet Éden ! les vers y naissaient tout seuls comme 
les fleurs des champs; l'imagination, dont nul souci 
ne gênait Tessor, se promenait déjà dans les plaines 
idéales et fantastiques du roman. Que me manquait- 
il pour être complètement heureux ? Rien, absolu- 
ment rien, et ce bonheur aurait duré longtemps 
sans uue fatale connaissance de bibliothèques. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 60 

Avant de narrer cet incident, qui me fit verser 
Po\jr un temps du côté sérieux conseillé par 
^^ranger, il faut que je raconte comment je fus 
^'ïiené à rendre ma dernière visite à Tarai du chan- 
sonnier célèbre. J'avais souvent pour commensal un 
*^s bons caricaturistes du Charivari nommé Tra- 
^ïès. Cet artiste, fils d'un Anglais, rappelait bien 
Pîir sa taille, une forte allure, la grosseur des 
ïûains, son origine britannique. Comme signe par- 
Uculier, il possédait un nez exceptionnel . Celui de 
M. d'Argout, célèbre à cette époque et proverbial 
pour ainsi dire, aurait pu seul lui être comparé. 
Traviès ne manquait ni d'observation, ni d'esprit, ni 
d'une certaine humour moitié britannique, moitié 
française, formant le cachet principal de son 
talent. Mais son imagination d'artiste primait la 
raison et l'exposait à d'étranges mécomptes. 

Un matin, après déjeuner, son repas favori, chez 
moi, s'entend, il me pria sans préambule de l'accom- 
pagner chez Laf&tte. Ma présence était, me disait-il, 
nécessaire. Je me contentai de ce motif et le suivis 
à rhôtel du banquier. Sur le vu de la carte d'un 
journaliste, le père de la révolution de juillet nous 
reçut au bout d'un quart d'heure. Il portait le 
même habit marron, le même pantalon gris, le 
même gilet jaune serin et les mêmes manchettes 
qu'au jour de ma première visite. Seulement, sa 
physionomie, d'une expression ferme et joviale 
avant 1830, semblait voilée d'une ombre triste 



70 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

mais qui n'était pas sans douceur. Traviès, prenant 
la parole, lui exposa, sans le moindre embarras, le 
but de sa visite. Il s'agissait d'une bagatelle : un 
prêt de vingt mille francs. A ces mots, Laffitte l'in- 
terrompit, el, lui remettant un papier sur lequel il 
venait de tracer des lignes : 

— Rien n'est si simple, dit-il de l'air le plus 
bienveillant et le plus aimable du monde, portez cela 
au chef de mes bureaux. 

J'étais ravi, je dois l'avouer, de cette gracieuse 
obligeance. Quant à Traviès, il rayonnait, il jubi- 
lait, et, dans sa joie et ses remerciements, parlait à 
la fois anglais et français. Nous descendîmes quel- 
ques marches, conduits par un garçon de bureau, 
et nous nous trouvâmes en face d'un personnage 
dont le masque ne me plut pas. Arrêtant sur nous 
un regard froid et interrogateur, il dit d'un ton 
bref: 

— Que désirent ces messieurs?... 

Traviès lui tendit avec assurance le papier donné 
par Lafïitte. Il y jeta les yeux et murmura : 

— Un emprunt de vingt mille francs ? Bien l 
quelles sont les garanties?... 

— Les garanties?... les voici, reprit Traviès avec la 
même assurance. 

Et, tirant de sa poche un long rouleau de papier 
à dessin, charbonné par-ci par-là de quelques fi- 
gures bizarres et de coups de crayon hiéroglyphi- 
ques ; 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 71 

— Je vais, ditril, faire un tableau représentant, 
sous la forme allégorique et phalanstérienne, la mar- 
che de rhumanité. Regardez-la : elle est au berceau 
et l'ombre la couvre; mais bientôt le soleil du pro- 
grès se lève ; vous le voyez, il brille, il dissipe les 
ténèbres figures par ces hachures ; alors l'huma- 
nité grandit, se met en marche et arrive à la con- 
quête de ce peuplier, de cet olivier et de cet oran- 
ger, c'est-à-dire des trois emblèmes de la liberté, 
de la paix et du bonheur universel. 

Pendant que Traviès expliquait avec feu le plan 
de son tableau futur, je regardais Thomme des 
chiffres. D écoutait ces développements d'un air 
qui ne présageait rien de bon, et son front, chauve 
comme le crâne d'un vautour, se rembrunissait à 
mesure que l'artiste déroulait son sujet palingéné- 
sique. 

Quand il eut fini : 

— Autant que je puis le comprendre, dit-il froi- 
dement à Traviès, vous vous proposez de faire un 
tableau ? 

— Oui, un tableau que je vendrai quarante ou 
cinquante mille francs à la Russie, qui me vaudra 
la croix d'honneur et m'ouvrira toutes grandes les 
portes de l'Institut. 

— Je le souhaite pour vous. Monsieur; mais, à 
moi, il faut des garanties sérieuses. 

— Et celle-ci, dit Traviès étonné, en montrant 
son esquisse, celle-ci ne vous sufiit pas?... 



72 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

T— Non, répondit-il, durement cette fois, nous ix^ 
prêtons que sur hypothèque bonne et valable. 

— Eh bien î j'hypothèque mon tableau ! 

— C'est-à-dire ces barbouillages ! 

— Des barbouillages! s'écria Traviès exaspéra. 

— Pas autre chose, et, comme on n'a pas de tem|g>s 
à perdre ici. J'ai bien l'honneur de vous saluer. 

— Ainsi, vous ne voulez pas me donner les viagt 
mille francs? 

— Je vous les donnerai... 

— A la bonne heure ! 

— Quand vous m'apporterez une garantie hypothé- 
caire sur terres ou maisons, situées dans le ressort de 
la Cour de Paris, ou bien trois signatures acceptées 
par la Banque. 

Autant valait dire à l'artiste d'apporter au bureau 
les tours de Notre-Dame ! Le pauvre Traviès était 
anéanti et son nez allongé du double. Nous remon- 
tons chez LaflStte: il était sorti, et devint les jours 
suivants inabordable et invisible. Ainsi s'arrêta, sur 
une esquisse, la marche de l'humanité. 

De Traviès à ma connaissance de la Bibliothèque, 
il n'y avait que la main. L'un était un bohème de 
l'art, et l'autre de la littérature. Louis Domint de 
Rienzi, qui se prétendait issu du Tribun de Rome 
au xiv^ siècle, avait eu son jour de célébrité sous 
la Restauration. Vingt-quatre duels soutenus pour 
un journal libéral, la Renommée, le classèrent parmi ^ 
les hommes qu'il est dangereux d'offenser. H '^ 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 73 

savait, et son air grave, son œil toujours en garde, 
le rappelaient, non sans un peu d'ostentation. 
J'avais aussi le plaisir de le voir assez fréquemment 
à ma table, où il m'amusait par le récit de ses duels 
et de ses voyages en Océanie. Arrivant un jour 
plus tôt que d'habitude, il m'annonça avec solen- 
nité que, sur sa présentation, je venais d'être nommé 
membre de l'Institut historique, classe des langues 
et des littératures. C'était une société nouvellement 
fondée à Paris pour encourager, diriger et propa- 
ger les études historiques en France et à l'étranger. 
Le but de cette institution nouvelle, entrant plei- 
nement dans mes goûts, je me rendis au n*^ 14 de 
la rue des Saints-Pères, où s'assemblaient ses 
membres, et, y trouvant bonne compagnie, j'y 
restai. 

Il y avait là Michaud, l'historien des Croisades, 
son jeune collaborateur Poujoulat, Alexandre et 
Albert Lenoir, Casimir Broussais, Bûchez et Roux, 
les auteurs de Y Histoire parlementaire de la Révo- 
lution; Népomucène Lemercier, de l'Académie 
française; le comte de Lasteyrie, beau-frère de 
Lafayette et le plus bouillant, malgré ses quatre- 
vingts années, le plus jeune de tous. Ma classe, 
qui me fit l'honneur de me choisir pour secrétaire, 
était présidée par le vénérable Villenave,^ père 
de madame Mélanie Waldor, un des cent trente 
Nantais envoyés à Paris par Carrier pour y être 
guillotinés et que sauva le 9 thermidor. Faisaient 



74 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

partie de cette classe : Samuel Cahen, le savant^ 
traducteur de la Bible, le comte Horace de Viel — 
Castel et une douzaine de linguistes parmi le 
quels se trouvaient mêlés ou plutôt fourvoyés Ar 
sène Houssaye, Ferdinand Dugué et le cbarman 
esprit nommé Eugène Labiche, qui prit depuis L 
chemin du Palais-Royal pour arriver sous le dôm( 
de rinstitut. Des correspondants fort nombreux 
j'en citerai deux seulement : Dilkes, rédacteur d 
YAtheneum anglais, et le prince Louis-Napoléo 
Bonaparte. 

J'aurais tiré, à mon entrée, un coup de fusit 
sur mes nouveaux confrères, que je n'aurais pas fait 
la moitié de la sensation que produisit mon pre- 
mier article dans le journal de la Société. Il portait 
ce titre piquant aujourd'hui même : Beaumarchais 
est-il le seul auteur de ses ouvrages ? 

Voici la source d'où était sorti ce travail. La révo- 
lution de juillet n'avait pas été un signal de joie pour 
tout le monde. Beaucoup l'entendirent avec terreur. 
Un vieillard d'opinion royaliste. Saignes, rédacteur en 
chef du Drapeau blanc, ne put soutenir ce choc 
imprévu. U mourut au bruit de la fusillade du 
Louvre. C'était un homme de lettres fort connu, 
respectable et digne d'estime. Il laissa un grand 
nombre de papiers. Dans ce moment de trouble, 
il dut s'en égarer plusieurs. La meilleure partie 
revint à sa famille. Deux liasses me tombèrent en- 
tre les mains à la vente de ses livres et de ses 



CINQUANTE ANS OB VIE LtTTÉRAIEE 75 

înanuscrits. Assez longtemps après, je les ouvris 
sans curiosité trop vive; car je m'attendais à ne 
trouver que des pamphlets politiques, et je lus 
•savec étonnemnnt : « Manuscrits de Collé. » Ce titre 
tétait trop affriolant pour ne pas m'attirer. Je m'em^ 
pressai de les parcourir et m'arrêtai à celui-ci inti- 
'tulé ; a Beaumarchais f Gudin de la Brenelterie ». 

« Beaumarchais, disait le manuscrit que je re- 
transcris mot à mot, s'était fait une réputation par 
ses mémoires, dans l'affaire* Goesman. Ce que bien 
des gens ne savaient pas, c'est qu'il avait un tein- 
turier qui lui était aussi utile pour ses œuvres dra- 
matiques que pour ses mémoires judiciaires. Gudin 
de la Brenellerie était Tancien ami de Beaumar- 
chais et le mien. Un jour qu'il m'annonça une 
absence de quelques mois, je lui demandai où il 
allait et s'il pourrait me donner de ses nouvelles. 

» — Oui, me répondit-il, je ne vais pas loin, 
mais je serai invisible. 

Je lui demandai si la distance et l'invisibilité 
me priveraient du plaisir de le voir. 

» — Mon ami, me dit-il, je connais votre pru- 
dence, votre discrétion Je vais vous confier un secret, 
mais vous en serez le seul dépositaire. Ma retraite 
est Vieille-Rue-du-Temple, maison de Beaumarchais. 
Je vais occuper l'entresol au-dessus de la porte co- 
chère. Il y a, sous cette porte, un petit esculier qui 
ne sert qu'à cet entresol. Quand vous viendrez me 
foir, vous pouvez vous dispenser de parler au 



-e 



76 CINQUANTE ANS DB ▼!£ LITTÉRÀIRB 

portier. Vous monterez avec quelques papiers à 1 
main. 

» — Pourquoi donc cet incognito ? 

)) — Le voici. Pendant que Beaumarchais, dans se 
Ut, entouré de papiers, reçoit tous ceux qui ont Tba 
bitude de venir le voir, et paraît très occupé de se 
travail, je le fais, moi, fort tranquillement. Lorsque 
l'heure de fermer la porte de Beaumarchais est arri- 
vée, je descends mon travail chez lui et nous y met- 
tons ensemble la dernière main. Il en est de mé 
pour toutes les pièces de théâtre ; il en fait la mi 
nute^ je les lis ensuite, f écris mes observations, j< 
les lui communique et nous achevons la pièce ensem-- /'^ 
ble. Voilà ce que beaucoup de personnes ignorent 
encore. » 

Avant de publier mon article, j'avais pris des 
renseignements sur ce collaborateur anonyme de 
Beaumarchais. Le savant Guvier, que j'avais l'hon- 
neur de rencontrer quelquefois chez Alibert et sur- 
tout dans les salons de M. de Férussac. notre dé- ^^si 
puté, qui recevait à l'Abbaye tous les membres de 
l'Académie des sciences et la plupart des chefs de 
la gauche, m'avait appris, avec sa bienveillance 1 ^ 
semi-germanique, tout ce que je voulais savoir. 1^ 
Gudin, mort ox)rrespondant de i'Inslitut et auteur de 
plusieurs ouvrages, avait fort bien pu remplir la tâche 
que lui imposait son ami. Je n'hésitai donc plus à 
lancer la bombe, qui éclata avec un bruit affreux ré- 
percuté des colonnes du Journal de r Institut his- 



^ 



CINQUANTE ANS 0£ VIE LITTÉRAIRE 77 

borique dans celles de la Gazette et de VImpartial. 
Violent émoi chez les classiques. Népomucène 
Heinercier vient, en assemblée générale, proteste 
solennellement, au nom de f ombre de Beaumar-- 
€2hais, tandis que Michaud, son frère académique, 
sourit de sa colère et m'encourage de Foeil. Les 
«réponses, les attaques, les lettres sans signature, 
les brochures sans nom d'auteur pleuvent sur 
Mnoi conmie grêle. Le plus acharné de tous, VioUet- 
le-Duc, ami particulier de la famille Beaumarchais, 
s'attira la réponse suivante, après laquelle, s'il ne se 
tint pas pour content, il se tint au moins pour 
l>attu. 

« L'auteur de' la lettre, disais-je dans la quatrième 
livraison du Recueil de la Société, page 212, donne 
la liste des ouvrages de Gudin. Sauf l'omission de 
quelques opuscules, tels que le poème sur la Ser- 
vitude abolie dans les domaines du roi, sauf V Essai 
sur les Comices de Rome et la Suite du Contrat 
social, nous acceptons la liste, nous n'accepterons 
pas la conclusion. 

» Rien n'est, dit-on, plus dissemblable que le 
style de ces compositions diverses et le style de 
Beaumarchais : cela se conçoit sans peine pour 
les tragédies, les poèmes, les contes en vers, les 
œuvres historiques : ils ne peuvent guère être 
écrits comme le Barbier de Séville : aussi ne 
les prendrons-nous pas pour sujet de compa- 
raison. Mais Gudin a laissé de la prcse sur 



I 



78 CmOUÀNTE ANS DB VIB LITTÉRAIRB 

des sujets moins opposés au genre de Timbroglio ^ 
or, nous soutenons que le faire de Beaumarchais 
s'y trahit à chaque ligue, à chaque tournure d^ 
phrase, à chaque mot, et nous citons. Lecteur im 
partial, voyez et jugez ! 

« Ce qu'il y a de sûr, c'est que la morale de ce^ 
» contes pieux était fort avantageuse pour les audi — 
D teurs et pour les prédicateurs : on prêchait, on s^ 
» repentait ; on se confessait, on achetait des par — 
)) dons et on revenait au péché, pour revenir encor 
y> payer des indulgences aux moines : chacun 
)) gagnait. 

» Ces mœurs sont à peu près celles de toute l 
» terre. On se livre au plaisir, on a peur de la mort 
» on demande au bonze^ au talapoin, au lama, a 
» dervis, au rabbin, au pape grec, au pope russe, ai» 
» prêtre catholique, au ministre luthérien, ou cal— 
» viniste, ou anglican, les moyens de faire la paix 
» avec Dieu. Ainsi on vit le plus gaiement possible, 
» et on meurt le plus tranqtrîllement qu'on peut : 
» on ne fait guère qu'aller de conte en conte. 

» J'allais te dire adieu : mais je ne veux pourtant 
» pas te quitter sans t'avoir dit un mot de ta mai- 
» tresse et de la mienne, j'entends la Liberté ; car je 
» suis sûr que tu l'aimes, que tu la désires, que tu 
» la cherches, quels que soient tes opinions^ ton 
» pays, ton âge, ta condition. 

» Or, il y a des gens, et j'espère, benoît lecteur, 
» que tu n'es pas de ce nombre, des gens de bien 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 79 

» mauvaise humeur, lesquels s'imaginent que la 
» Liberté est une grande et grosse femme, fière, pé- 
» dante, passablement bégueule et un peu imperti- 
» nente, qui exige qu'on soit toujours grave et morne 
n en sa présence. Je t'assure, ami lecteur, moi qui 
» l'ai fréquentée toute ma vie, qu'elle n'a ni cette 
» figure, ni cette morgue qui ne convient qu'à la 
» sottise, lorsqu'elle se rengorge pour se taire consi- 
» dérer, parce qu'elle sent qu'elle ne mérite pas de 
» l'être. 

» La liberté est, au contraire, svelte, vive, légère, 
» gaie, amie de la joie et des bons contes et des bons 
» mots. Elle permet tous ces badinages qu'on ap- 
» pelle de son nom des libertés. Elle se permet et 
» elle tolère toutes les folies qu'une femme d'esprit 
» peut dire ou entendre, faire ou endurer. » 

» Cette définition originale paraîtrait-elle déplacée 
dans la bouche de Figaro ? 

» Ce n'est pas à dire que nous regardions comme lé- 
gers tous les ouvrages de Gudin. Il avait fait des tra- 
gédies, Clytemnestre, Hugues le Grand, Coriolan, 
aussi mauvaises que ce mauvais genre l'exige. Des 
poèmes, V Astronomie, la Saroléïde où l'alexandrin, 
comme chez tous ses émules, trace son sillon à pas 
lourds. Mais Beaumarchais^ tout aussi faible dans le 
genre sérieux, a composé de plus mauvais vers, 
des drames plus assommants encore. Rapprochez 
Eugénie de Coriolan, les Deux Amis de Valrade, et 
ensuite écoutez ce Beaumarchais que vous connais- 



80 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

sez si gai, si vif, si spirituel, lorsque Tanvie lui 
prend de faire de la poésie : 



LA NATURE 

C'est assez troubler Tunivers I 
Vents furieux, cessez d'agiter Tair et Tonde, 
C'est assez I reprenez vos fers, 
Que le seul zéphir règne au monde . 

LE GÉNIE DU FEU 

De Torbe éclatant du soleil 
Des cieux admirant la structure 
Je vous ai vu belle nature 
Disposer sur la terre un superbe appareil. 

LA NATURE 

Humains non encore existants, 
Atomes perdus dans Tespace! 
Que chacun de vos éléments 
Se rapproche et prenne sa place, 
Suivant Tordre, la pesanteur 
De toutes les lois immuables 
Que Téternel dispensateur 
Impose aux êtres nos semblables. 
Humains 1 non encore existants, 
A mes yeux paraissez vivants ^, 

« Nous faisons grâce des vers de Gudiu, bien qu'à 
vrai dire ils soient moins détestables dans les tra- 

1. Opéra de Tarar9. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 81 

gédJes et poèmes et que, toutes les fois qu'il reste 
dans le cadre des fabliaux, il en ait de fort bons. 
Pourquoi ces deux hommes, si gais de caractère, si 
libres de pensée, si pétillants de verve en prose comi- 
que sont-ils donc si maussadement ennuyeux en vers 
lyrico-tragiques? C'est que, même pour ce qu'on appe- 
lait la poésie au xviii® siècle, il fallait un cerveau 
d'une structure spéciale; c'est que les meilleurs 
prosateurs sont des groupeurs de mots ridicules, 
en vers ; c'est qu'en se croyant inspiré par la muse, 
on se fourvoie toute sa vie, conmie fit Gudin, qui 
préférait probablement sa Guerre de Naples, à sa 
part de collaboration dans les œuvres de son 
ami. 

9 Ayant donc montré que Gudin sur un canevas 
léger pouvait broder légèrement, que Dcaumarchais 
égale sa lourdeur dans les sujets sérieux, il n'y a 
plus raison de contester la possibilité de leur colla- 
boration pour ce motif. — Voyons le suivant. 

)> En arrangeant l'objection à sa guise, on se pré- 
pare un facile triomphe et en même temps une facile 
réponse : l'honorable auteur de la lettre, choisit une 
preuve morale isolée, il la tronque, il n'emprunte 
au manuscrit que les mots qu'il juge nécessaires, et 
compose avec tout cela une conclusion foudroyante. 

• 

Nous viendrons à la véritable; mais il fallait d'abord 
une preuve matérielle, complète à peu près, et la 
voici : 

» Supposons Beaumarchais faisant la minute d'une 

5, 



/ 

8^ CIHQUAIITB ANS DR TIB LITTtRÀI&t 

pièce, du Barbier, par exemple, c'est ainsi qu*il _ 
doit procéder : 

PERSONNAGES : 

le docteur, 
sa pupille, 
l'amant de la pupille, 

LE VALET DE L' AMANT, 

t)EUX OU TROIS ROLES SECONDAIRES, 

UN NOTAIRE. 

SCÈNES PRINCIPALES. 

« Le valet chargé d'une lettre pour la pupille, 
» celle-ci s'informe de l'amant : il n'a qu'un défaut, 
» c'est qu'il est amoureux : est-ce donc un défaut 
» que d'aimer?... Non, mais c'est qu'il est fou d'une 
» fille qu'il n'épousera jamais, et pourquoi? il me 
» semble que. rien ne devrait traverser l'inclination 
» d'un si honnête homme. . . A" la fin de la scène, 
w la pupille, son portrait ou une lettre... L'amant 
» s'introduira ensuite sous deux déguisements, chez 
» le docteur, en musicien d'abord, puis avec une 
» lettre, priant le docteur de le loger; lazzis du 
» valet : il rase le docteur : tout se découvre : 
» scène du notaire : dénouement : apprenez de moi 
» que la garde d'une femme est de toutes les pré- 
» cautions la plus inutile. » 

» Voilà tout le fond du Barbier de Séville, pris mot 
pour mot dans deux canevas de la comédie italienne : 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 83 

On ne s'avise jamais de tout, et la Précaution inu- 
tile, joués, Tun en 1692, Tautre en 1761. Mainte- 
nant, de cette minute à la pièce, il y a encore une 
distance imniense. Supposons même qu'elle ait été 
remise à Gudin beaucoup plus développée; il a 
écHt ses observations, les a communiquées à Beau- 
marchais, et puis, comme l'avait oublié Thonorable 
auteur de la lettre, ils ont achevé la pièce ensemble. 
Or, ainsi qu'on vient de le prouver, puisque Beau- 
marchais prenait si peu de peine à inventer sa 
minute, tout porte à croire qu'il ne s'en donnait 
guère plus à l'ébaucher, et qu'il restait encore de 
la besogne pour Gudin ; d'autre part, puisqu'il est 
formellement dit, dans le manuscrit de Collé, que 
les pièces s'achevaient ensemble, il en résulte à 
coup sûr... que Beaumarchais n'est pas le seul 
auteur de ses ouvrages ; le seul, entendons-nous 
bien. 

» Vaccusation dont il s'agit doit sembler déjà 
moins légère à l'honorable collègue : nous conti- 
nuons. 

» On convient que Beaumarchais a pu demander 
avis à Gudin, on va même jusqu'à nous con- 
céder des corrections, tandis qu'il mettait Vœuvre 
au net. Grand merci ! . . . Ce n'est, il est vrai, que 
pour en tirer une conséquence banale, en citant 
Corneille, Voltaire, Racine. Allons, au risque probable 
d'empiéter sur la naïveté du fameux marquis, il 
faut bien lui répondre que Pierre Corneille, non 




84 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

pour avoir demandé des rimes à Thomas, mais pou: 
avoir traduit le Ci'd de Guilhcm de Castro, et U e 
Menteur de Lope de Véga, n'est pas le seul auteu-r^ -^r 
de ces deux ouvrages ; ainsi de Racine pour Phèdn 
ainsi de Voltaire pour Œdipe ou Mérope. Nou 
sommes encore fâché de rencontrer un lieu commun 
certes personne plus que nous ne prise ce styl^^^le 
étincelant de vivacité et d'esprit exclusivement Bitr^'imni' 
bué jusqu'ici à Beaumarchais ; mais trouver le v ^l^îs 
comica, défini par lui la chaleur, le nerf, la forc^- -^ce 
dans les chansons, dans les drames, dans Tarm 
c'est avoir plus que bonne volonté. Nous savons bi( 
qu'on ne jetait le vis comica qu'afin deTopposeï 
la froideur, à la pesanteur de Gudin; mais en 
moment que justice est faite à cet égard, que 
deux amis sont reconnus aussi lourds l'un qi 
l'autre dans les matières graves ou poétiques, ^t 
qu'il appert des preuves de l'esprit facile, déployé ^ê,u 
besoin par Gudin, oii s'en va ce grand argumen t ? 
» Nous ajouterons, afin de souffler jusque sur l'om- 
bre du doute, l'insistance de Voltaire à le détourner 
des sujets sérieux auxquels il s'attelait malgré Mi- 
nerve ; et l'opinion de Grimm : a Gudin a de l'es- 
» prit, de l'imagination, delà verve; ce qui parait 
» lui manquer, c'est la faculté d'embrasser fortement 
» un sujet. » En sorte que, chose singulière, Gudin 
a toute sa vie marché à rebours de sa vraie voca- 
tion, et il n'y revenait qu'en travaillant au Barbier 
de Séville et à la Folle Journée! 




CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 85 

» Mais Fauteur de la lettre a connu Beaumarchais, 
^t il ne lui a rien confié de semblable?... Âh! 
Monsieur, c'était dans votre enfance ! Mais il a con- 
^^liservé des relations avec les parents et amis, et 
^'^ ne lui ont rien confié de semblable!... Le 
s^Araient-ils d*abord?. . . et, quand ils l'auraient su, 
^^1:— ce d'eux qu'on pouvait l'apprendre? Les révéla- 
*^^^Hs de ce genre partent des bouches ennemies, 
^^«md Marin crie à la collaboration, en désignant 
^"^idemment Gudin, et que, sur tout le reste, Beau- 
marchais, écra^nt Marin, noyant Marin de ridicule, 
^^ lui dit pas : « Cela est faux ; » je dis cela est vrai ! 
^On, car Gudin avait trop de sens pour laisser un 
^utre jouir du profit de ses ouvrages. . . Nous avons, 
t^ous, trop de courtoisie pour insister sur ce point, 
alors qu'on oublie ce qui a été allégué, alors surtout 
qu'on ferme les yeux à la belle et noble conduite 
de Gudin, expliquée par son caractère, résumée par 
ces deux mots, amitié et reconnaissance, qui se 
sentent et ne se développent pas! 

» L'auteur de la lettre passe sur un autre terrain : 
// vient nous affirmer^ sans avoir mission pour cela 
(je le crois bien, mission de qui ?. . .), il vient affir- 
mer, dis-je, que Beaumarchais n'eût pas accepté le 
rôle que nous lui prêtons dans l'affranchissement de 
l'Amérique. Il serait peut-être temps de s'étonner 
de dénégations si intrépidement lancées; car, enfin, 
en admettant même qu'il y eût souvenir, on était si 
jeune ! mais il vaut mieux s'en rapporter à qui de 



4 
s 




86 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

droit. Debout, illustre Beaumarchais, on vous ha. 
bille en avide spéculateur, vous qui jetiez, san 
compter, un million pour le piédestal de Voltair» 
on nie votre patriotisme, que répondrez-vous ^ ^ 
« Je prouverai, par un retour sur tous mes ou — -- 
» vrages connus, que la tyrannie despotique et tou ^^B^ 
» les grands abus de ces temps monarchiques an 
ciens n'ont pas eu d'adversaire plus courageux qu- 
» moi ; que ce courage, qui surprenait alors tout 
» qui est brave aujourd'hui, m'a exposé sans cesse 
» des vexations inouïes; je prouverai qu'après avoi 
» efficacement servi la liberté en Amérique, j'ai, san 
» ambition personnelle, servi depuis, de toutes me 
» facultés, les vrais intérêts de la France ; car il es? 
» stupide de croire que celui qui se consacra au ré— 
» tablissement des droits de l'homme en Amérique, 
» dans l'espoir d'avoir à présenter un modèle à notre 
» France, ait pu s'attiédir sur ce point, quand il s'est 
» agi de l'exécution. » Le désaveu est clair ; mais on 
ne saurait demander raison aux morts ; et si, au 
reste, de justes parallèles sont venus d'eux-mêmes 
sous notre plume, c'est que nous avions sous les 
yeux ce cri de détresse du malheureux vieillard, 
déchiré par l'avenir de ses enfants : « Ils auront 
» du pain, mais voilà tout ; à moins que l'Amé- 
» rique ne s'acquitte envers moi, après vingt ans 
» d'ingratitude. » 

» Enfin, pour conclusion, il ne s'agit pas d'une 
tentative d'anarchie littéraire, il s'agit tout bonne- 



CINQUANTE ANS DE YIB LITTÉRAIRE 87 

ment de rendre à César ce qui appartient à César, 
comme nous espérons l'avoir prouvé. Et maintenant 
nous nous arrêtons; peut-être ne nous rétrouve- 
rions-nous pas sans amertume avec cette question 
d'argent; car il serait par trop impossible de s'en- 
tendre; nous avions dit, nous, amitié, reconnais- 
saiicCy on parle de quelques écus ! 

» Des deux membres de l'Académie, nos confrères 
dans la Société historique, Tun, Michaud, était en- 
tièrement de mon avis, Lemercier niait, au con- 
traire ; il m'aurait poignardé avec le fer de Melpo- 
mène. Sur le conseil de Villenave, j'allai demander 
le dernier mot à deux contemporains de Beaumar- 
chais, qui l'avaient l'un et l'autre connu intime- 
ment. Le premier que je consultai était Barrère, 
l'ex-conventionnel ; cet ancien lauréat des jeux flo- 
raux n'avait rien oublié, pas même le patois musi- 
cal et doux de ses montagnes, que nous parlâmes 
quelques instants dans son logement du Marché des 
Innocents, avant d'en venir à l'objet de ma visite, 
lorsque je le lui fis connaître. 

» — Vous avez raison, me répondit-il, sans hésiter; 
Beaumarchais accablé d'affaires employait plusieurs 
gens de lettres pour la confection ou la mise au 
point de ses ouvrages. Dumont de Genève et moi- 
même, avons quelquefois travaillé pour lui. 

» Encore plus aflSrmatif que ce régicide, le comte 
de Montgaillard, que je finis par déterrer sur les 
hauteurs de Chaillot, corrobora son témoignage 



88 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

d'une particularité qui prouve que Beaumarchais 
laissait tous ceux qui pouvaient le servir mettre la 
main dans son ouvrage. — « J'étais, me dit le comte 
de Montgaillard, dans la loge de Monsieur, depuis 
Louis XVIII, à la première représentation du Mariage 
de Figaro. Un peu avant la fin, un homme fit irrup- 
tion dans la loge et, s'adressant au Prince avec son 
audace ordinaire : 

« — Eh bien ! Monseigneur, s*écria-t-il, êtes-vous 
» content du succès de notre pièce?... » 

» Le Prince sourit et ne démentit pas l'apostrophe 
de Beaumarchais. On savait, d'ailleurs, à la Cour 
qu'il y avait un peu du sien dans cette préface 
aristophanesque de la Révolution, d 

C'est pendant qu'on disputait sur l'allégation de 
Collé> qu'Arsène Houssaye, ce petit-fils de Watteau 
qui se verrait vêtu de satin bien et rose comme un 
berger de Florian, s'il pouvait se mirer dans son 
stylC; débutait dans le monde littéraire et donnait 
ses premières soirées. Il m'en souvient, le salon se 
composait d'une mansarde située au-dessus du pas- 
sage des Panoramas. Là, autour d'une table boi- 
teuse, s'^asseyaient capricieusement quelques glo- 
rieux de l'avenir. Esquiros, Gérard de Nerval, 
Théophile Gautier. Une actrice à peine habile du 
théâtre Comte, la maîtresse de Burat de Gurgy: 
un jeune d'alors, mort en route, type du vice na- 
turel et inconscient de Paris, y représentait ces cour- 
tisanes que notre hôte devait peindre plus tard 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 89 

avec tant de complaisance et de succès. Quant à 
Houssaye, digne, sérieux et toujours élégant, avec 
son habit vert et ses immuables gants blancs, asti- 
qués pour la circonstance comme ceux des gendar- 
mes, il offrait son cidre, ses marrons, et, dans les 
grands jours, sa brioche, plus gracieusement peut- 
être encore qu'il n'offre maintenant le punch et 
les glaces, dans son hôtel des Champs-Elysées, au 
monde artistique et financier de Paris. 

Parmi ceux de ce temps-là qui, d'humbles chry- 
salides devenus papillons, prirent ensuite tout à 
coup un vol inattendu, j'en retrouve un bien petit, 
bien petit dans les lointains de ma mémoire. C'était 
un jeune surnuméraire du ministère des travaux 
publics nommé Duclerc. il fut amené chez moi par 
un ancien condisciple et ami et y reçut l'accueil 
que tous mes compatriotes méridionaux étaient sûrs 
d'y trouver. Il savait peu et brûlait de s'instruire . 
Je lui en facilitai les moyens en lui faisant prêter, 
sous ma garantie, tous les livres dont il avait be- 
soin, à la bibliothèque Mazarine. Or, l'étude lui 
profita. Six ans plus tard, je le retrouvai principal 
rédacteur au Nationalj dix années encore écoulées, 
il occupait l'hôtel de la rue de Rivoli comme mi- 
nistre des finances et, de révolution en révolution, 
le voilà aujourd'hui au fauteuil présidentiel du Sé- 
nat, du haut duquel il ne reconnaîtrait peut-être 
plus celui qui lui ouvrit si cordialement les portes, 
comme dit Saadi, du jardin de la science. 



VI 



Depuis mon arrivée à Paris, je n'avais pas en- 
core vu Lamartine. Le poète était tout entier dans 
ma mémoire ; mais je n'avais aucune idée juste de 
l'homme, car rien de menteur comme les portraits 
de ce temps. David seul, réaliste par système et 
par tempérament, faisait ressemblant dans ses 
petits bronzes. Quant à ses grands confrères, les 
romantiques surtout, à force d'idéaliser leurs mo- 
dèles, ils les rendaient méconnaissables. J'aurais 
vécu vingt ans avec Alfred de Vigny, sans recon- 
naître dans cet homme petit , un peu lourd et 
commun de traits et de figures, l'élégant et vapo- 
reux personnage que représentait son portrait. 

En voyant Lamartine toutefois, je fus moins 
désappointé ; c'était à une réunion générale de la 
Société de la morale chrétienne, qu'il présidait. Je 
fuyais d'ordinaire les sociétés philotechniques, phl^ 



CINQUANTE ANS DE TIE LITTÉRAIRE 9f 

losophiques, philanthropiques comme la peste, à 
cause du profond ennui qu'on respire dans ces 
enceintes. Aussi n'avais-je accepté l'invitation du 
père Vilienave, une des colonnes de cet institut, 
que pour voir face à face l'auteur des Méditations 
La séance, ouverte par lui en quelques paroles 
prononcées avec la sûreté et l'aisance de l'orateur, 
mon vieil ami se leva et lut, sur la mélopée antique 
des professeurs de l'Athénée, l'éloge du cardinal de 
Cheverus. Je l'écoutais par respect pour son âge, 
mais sans grand intérêt, lorsque le passage suivant 
me fît dresser l'oreille : 

«L'hiver de 1826, disait Vilienave, fut désastreux 
à Montauban ; la misère accablait leâ pauvi^es, et le 
digne prélat, par ses discours et son exemple, s'ef- • 
forçait de tourner les esprits vers la bienfaisance. 
Un concours ayant été ouvert par lui au collège de 
cette ville, avec promesse d'un prix pour l'élève 
qui ferait la meilleure pièce de vers sur la charité, 
ce prix fut remporté par un enfant de quinze ans, 
qui n'avait fourni au concours qu'un quatrain : 

« Donnez à qui prie et demande, 
Car, au seuil de réternité, 
Il n'est qu'un mot que l'ange entende 
Et qui fasse ouvrir : Charité! » 

Les applaudissements dont Lamartine donna le 
signal couvrirent la voix de Vilienave , qui ajouta 
ensuite : « C'est avec ces quatre vers que monsei- 



92 CIMQUAIITK ÀM8 DB YIS LITTÉRAIRE 

goeur de Cheverus alla glaner pour les pauvres dan 
un bal protestant, et qu'il y fit riche récolte. Quan 
à rélève de quinze ans, il en a maintenant vingt — 
cinq, est toujours fidèle aux lettres et se trouve ai^ 
milieu de vous. » — En disant ces mots, Torateur^- 
m'indiquait du doigt à Lamartine, qui voulut, ab^ 
solument qu'on me présentât à Sa Gloire, après !»■ 
séance. Or, jamais homme ne se sentit plus fier d^^ 
ses éJoges et de ses encouragements, mais, en mém^^ 
temps, plus confus de les recevoir pour si peu d^s 
chose. 

Il m'arriva, cette année-là, une aventure asse^ 
bizarre et que je reprends à cause de son côté ori^ 
ginal dans ï Histoire du Duel d'Emile Colombey. 
« M. Mary Lafon, dit l'auteur, pseudonyme de Lau- 
rent, le savant et spirituel bibUothécaire de la Cham- 
bre des députés, se baignait un matin, au mois de 
juin 1835 ou 1834, dans la Marne, au port de Créteil. 
en même temps qu'un commerçant, frère ou parent 
de Gandillot, le grand marchand du boulevard des 
Capucines. Celui-ci, engagé dans les herbes, dispa- 
rut tout à coup. M. Mary Lafon plongea et le ra- 
mena sur le bord, et M. Gandillot, revenu à lui, 
de se confondre en actions de grâces intermi- 
nables. 

» — Mon père n'est plus mort, s* écriait-il avec cha- 
leur, je le retrouve en vous, et vous ne vous en dé- 
fendrez pas : vous êtes bien mon père, puisque je 
vous dois la vie! 



CINQUANTE ANS DE TIB LITTÉRAIRE 93 

j — Allons 1 laissons cela, j'ai une faim d'enfer, et 
^cms devez encore plus que moi avoir besoin de 
^ous restaurer. Ma maison est sous ces peupliers ; 
V'^uez déjeuner avec moi ; je vous invite, mais à 
^ine condition, c'est qu'il ne sera plus question de 
ïïxortni de sauvetage. 

» — Oh ! vous «nurez beau faire, vous ne pourrez 
^ous dérober à Teffusion de ma reconnaissance ! 

» — Prenez garde ! je n'ai pas un grand fonds 
de patience, et, pour peu que vous m'y pous- 
siez, je suis homme à vous remettre où je vous ai 
pris... 

» Le commerçant a l'air de s'apaiser ; il suit son 
sauveur en silence et s'attable en face de lui comme 
un homme qui ne songe plus qu'à manger ; mais, 
quelques rasades aidant, sa gratitude ne tarde pas à 
faire explosion, et il accable son père adoptif des 
témoignages de tendresse les plus bruyants. 

r> M. Mary Lafon avait alors vingt-quatre ans ; son 
fils malgré lui, un lustre de plus. 

ï) — Ah çà I fit le premier, agacé par ce déborde- 
ment de piété filiale, est-ce que vous seriez affligé 
d'une maladie de cœur? 

» Le commerçant parut interdit, soit qu'il ne com- 
prît pas la plaisanterie, soit qu'il en fût affecté ; 
mais bientôt de s'écrier en larmoyant : 
— » mon sauveur ! ô mon père ! 
» M. Mary Lafon n'y tint plus : on n'est pas du 
Bas-Quercy impunément; il se saisit d'un plat de 



94 CINQUANTE ANS DE VIE'LITTÉR A IRE 

fraises et le laûça à la tête du commerçant. Celui- 
ci riposta par une carafe. Bref, une heure après, 
le noyé et son sauveteur arrivaient à Paris en fiacre. 
M. Mary Lafon fit arrêter son véhicule devant 1^ 
passage Choiseul, et en revint bientôt avec Dormoy^ 
directeur du théâtre Italien, qui portait une boît^ 
de pistolets. 

» — Mon cher, dit-il en le faisant monter dansl^ 
fiacre, je vous présente un honnête marchand d^ 
toile dont j'ai fait la connaissance au fond de h 
Marne, et qui m'accable d'une reconnaissance que J4 
ne puis plus supporter. 

» — mon père ! soupirait entre temps Je noyé»* 

» — Vous l'entendez î II n'a aux lèvres que ce bêle — 
ment-là. 

» Les fiacres furent dirigés du côté du boulevard 
Montmartre et gagnèrent le bois de Romainville, 
après s'être lestés d'un second témoin, le docteur 
Ducommun, ami du négociant. 

» Arrivés dans Ja patrie des lilas, les témoins me- 
surèrent viugt-cinq pas, et, après le signal convenu, 
les deux adversaires tirèrent ensemble. 

» Ni l'un ni l'autre n'était atteint. 

» — Continuerez-vous vos démonstrations ridi- 
cules? demanda M. Mary Lafon. 

» — Oui, jusqu'au dernier soupir, je vous appel- 
lerai mon père! 

» — Messieurs, rechargez les armes. 

» Le commandement exécuté, et les pistolets remis 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 95 

âux combattants, le signal fut donné de tirer, et 
dô nouveau éclata une double détonation. 
^ La chemise seule du commerçant avait été trouée 
^u bras par une balle qui effleura la peau. 

» — mon père ! s'écria sur le coup le commer- 

^ Et, franchissant d'un bond les vingt-<îinq pas, il 
^^Ut se jeter au cou de M. Mary Lafon, qui finit par 
^re et accepter de guerre lasse cette tendresse aussi 
^Bnuyeuse qu'obstinée *. » 

Dans cette agréable retraite du Port-de-Créteil, 
^oins envahie qu'au temps présent par les visiteurs 
tiu dimanche, j'avais tout le loisir de me livrer à 
^68 études favorites. C'est là que je conçus l'idée 
du Congrès historique européen ; idée que je com- 
muniquai à mes collègues dans l'assemblée générale 
du 14 juillet 1834, à laquelle assistaient Bûchez, 
Roux, Michelet, Bouland, Bory Saint-Vincent, Lau- 
rentie, Alexandre de Laborde, Albert Lenoir. 

Voici comment fut présentée ma proposition qu'on 
adopta le 31 juillet suivant, sur le rapport de Pou- 
joulat, et, le 16 novembre 1835, le Congrès, réuni à 
l'hôtel de ville de Paris, sous la présidence de 
Michaud, de l'Académie française, s'ouvrit par trois 
discours du président, de Bûchez et de l'auteur de 
la proposition, qui dit après l'historien des Croi- 
sades : 

1. Emile Colombey^ Histoire anecdotique du duely p. 135-136. 



96 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

a Messieurs, ce jour qui nous rassemble doit êtr^ 
solennel pour nous. 

» Les pensées qu'il éveille au fond de nos cœuns 
doivent être grandes et sérieuses. 

» Dans ces murs, où nos pères tenaient leur parloiï* , 
où ils sont venus tour à tour, avec le chaperon ^t 
récharpe municipale, s'occuper des affaires souvent t 
orageuses de la cité, vous venez maintenant agiter 1^^ 
intérêts tout pacifiques et tout moraux de Thi^ — 
toire. 

y> Quel éclatant témoignage de la marche de I^ 
civilisation ! 

» Aux luttes brutales du fer succèdent les luttas 
de l'intelligence, non ces niaiseries latines de la rim^ 
du Fouarre, non ces disputes éphémères que chaque 
époque a vu enfanter et mourir dans Tenceinte d'un 
cloître, d'une académie ou d'un théâtre, mais de 
graves polémiques qui, fortes d'investigations et 
d'études, ne tendeat qu'au perfectionnement de 
l'humanité et ne s'exercent qu'à son profit. 

» Voilà le dessein qui nous amène, et certes vous 
pouvez le proclamer hautement, il est noble et 
*digne. Dans un siècle de démoralisation et de disso- 
lution sociale, rallier les idées au même drapeau, à 
l'égoïsme qui nous déborde, opposer le dévouement, 
remplacer ces vieux préjugés de nation à nation 
par la plus sainte fraternité, c'est faire œuvre 
d'hommes de cœur et de conscience, c'est mar- 
cher largement au but du Congrès. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 97 

^ Vous le connaissez tous, messieurs, vous qui 
avez suivi la route tracée par notre institut; mais il 
est bon de l'expliquer encore à ceux qui, étrangers 
à ses travaux, deviennent aujourd'hui ses collabora- 
leurs. 

» En vous appelant autour d'elle, notre association, 
produit du mouvement qui s'est manifesté depuis 
^luelque temps dans les esprits, a voulu signaler ce 
lï^ouvement par ime date ; 

» Lui donner une impulsion universelle ; 

» Fortifier cette impulsion du concours de tous les 
Sommes qui ont du zèle et du temps pour l'histoire ; 

» Parce que nous avons pensé que, mettre en rapport 
pour la première fois ceux qui s'occupent de cette 
Science en Europe, était une chose utile au progrès; 
que nous croyons l'heure venue d'opérer, en com- 
mençant par les plus hautes, la fusion des idées 
entre les peuples ; de telle sorte que, pour rendre 
étrangers et ennemis les enfants d'un même sol, il 
ne suffise plus d'un fleuve ou d'une montagne ; 

» Et que nous sommes persuadés que le seul 
moyen d'atteindre ces résultats était de rompre le 
huis clos et de convier à nos discussions les con- 
troverses de tous. 

» Si le vœu de notre association se réalisait, les 
congrès historiques futurs deviendraient des labo- 
ratoires européens. 

» Là, préparés d'avance^ et en commun, les maté- 
riaux constitueraient , quand il s'agirait de les 



98 CINQUANTE ANS DE VIS LITTÉRAIRE 

employer, un édifice de plus en plus en harmon 
avec les idées progressives de Tépoque. 

i> Une voix forte et éloquente va vous dire, 
sieurs, les moyens que nous croyons propres â 
atteindre ce but. 

» Puissions-nous y marcher ensemble? puissioas- 
nous trouver dans le passé de nos pères des ensei- 
gnements utiles pour l'avenir, et, avant que la tombe 
qui les a reçus se ferme sur nos têtes, puissions- 
nous redonner à Fhistoire son caractère sévère et 
la rendre , comme autrefois , la récompense des 
bons, la punition des méchants et la dernière 
raison des peuples. » 

Je lus dans ce congrès trois mémoires : le premier 
sur la formation de la Langue romano-provençale; 
le second sur les Origines de la nationalité française; 
le troisième sur Uinfluence du théâtre en France, par 
rapport à la langue, à la littérature et aux mœurs. 
J'y vis pour la première fois, dans son carrik jaune, 
Fourier, le chef de Técole phalanstérienne, et pour 
la première fois aussi j'entendis Considérant et 
Charles Daim, ses disciples, qui furent, de l'aveu de 
tous, les plus brillants orateurs du Congrès. La 
petite église catholico-démocratique de Bûchez y 
échoua au contraire misérablement à la tribune, dans 
la personne de son grand prêtre et de ses plus chauds 
acolytes Roux et l'anglais Belfield. 

Après cette manifestation qui ne manqua point 
d'éclat, mais qui, dans un temps passionné d'actualité 



CINQUANTE ANS DE TIE LITTÉRAIRE 



-^..- 



^Ha proie des reporters, comme le nôtre, aurait eu 
^u grand retentissement, je m'éloignai d'une société 
où commençaient à dominer l'intrigue et le charla- 
^nisme. Mais, avant mon départ^ deux faits s'étaient 
Passés me concernant qu'il faut que je rapporte 
^^î. J'étais chargé de la rédaction du journal. Achille 
'■Ubinal m'apporta un jour un article sur le voyage 
^ïi France de Nodier et Taylor, débordant d'une 
*^lle exubérance d'éloges, que je refusai net de le 
{oublier. Jubinal, par caractère autant peut-être que 
t^r système, était l'ami univei*sel et se mettait obli- 
geamment au- service de tout le monde. Mon refus 
ïxe le rebuta pas. 

— Demain, me dit-il, je vous amènerai l'auteur, et 
ij fera lui-même les modifications que vous désirez. 

Le lendemain, en effet, il revint à mon cabinet 
^vec l'auteur de l'article, qui n'était autre que 
te baron Taylor lui-même. Sans se déconcerter le 
moins du monde, le Montyon des comédiens m'ex- 
plique devant Jubinal que, s'il a écrit l'article, c'est 
par amour pour l'exactitude ; car nul ne sait mieux 
que l'auteur ce. qu'il a voulu faire. 

— Je le crois, lui dis-je ; mais votre théorie, bien 
qu'assez commode, n'est pas généralement adoptée. 

— Plus que vous ne croyez, s'écrie le baron de sa 
voix de ventriloque, et je puis vous citer... 

— Ne citons personne ! et convenez du moins que 
les louanges que vous vous donnez dépassent un 
peu la mesure. 



100 



CINQUANTE ANS DE -VIE LITTÉRAIRE 



— Je Tavoue ; mais, comme le public ne croit ja- 
mais que la moitié du bien qu'on dit^ il faut exagérer 
un peu afin de rendre la mesure complète. 

J*ai retenu ces paroles, mises en pratique par 
bon nombre de mes contemporains. 

Vers le même temps, je reçus de Suisse un article 
signé Louis-Napoléon Bonaparte. Cétait un extrait 
de son livre sur Tartillerie. Ce travail était accom- 
pagné d'un billet d*Ârmand Carrel recommandant 
chaudement Fauteur. Je connaissais le grand rédac- 
teur du National depuis la tenue du Congrès eu- 
ropéen. Un jeune et digne confrère que je regret- 
terai toute ma vie, Eugène L'Héritier m'avait ame- 
né auprès de lui. Talent, esprit, chaleur et délica- 
tesse de cœur, tout se trouvait réuni chez ce pau- 
vre L'Héritier, dont les facultés supérieures se sont 
usées obscurément, avec sa vie, sous les ciseaux du 
journal. Accueilli par Carrel, petit homme tout feu 
et tout cœur, avec une cordialité qui m'enchanta, 
j'allais accepter ses offres et me plonger comme 
un nageur dans le torrent quotidien de la presse : 
les conseils de L'Héritier me retinrent seuls sur le 
bord et me rendirent tout entier à la littérature. 
Quoique celle-ci m'ait donné peu en comparaison de 
sa rivale, qui donne tout, que la mémoire de L'Hé- 
ritier soit bénie pour son bon conseil ! 

Je ne cessai pas pour cela d'aller au National et 
de voir Carrel, que je rencontrais presque tous les 
jours dans ma rue, il demeurait au n® 6 de la rue 



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CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 4(H 

Blanche. Sa recommandation seule eût donc suffi 
pour faire admettre l'article ; mais il n*en avait pas 
besoin, j'entends, pour le fond, car la forme exigeait 
quelques modifications. Il y avait au journal 
un comité de lecture. Je lui présentai Tarticle 
et il ]e refusa d'une voix unanime. Ce refus 
Dtt'indigna parce qu'il frappait un exilé pour flatter le 
gouvernement. Sans tenir compte dès lors de h déci- 
sion du comité, je publiai l'article et pris la liberté de 
^^ purger de quelques germanismes et de ces tours 
^e phrase vieux d'un ou deux siècles que n'évitent 
J^lmais ceux qui apprennent notre langue à l'étranger. 
Grand émoi du comité à l'apparition de l'article ; 
J*y répondis en envoyant ma démission et revins, 
^us mes frais peupliers du Port-de-Créteil, mettre 
la dernière main à mon premier livre. Un début! 
t^'est chose aussi grave dans la vie qu'au théâtre. 
Idon insouciance m'en sauva les angoisses, l'indul- 
gence de la presse les amertumes, la bonté du 
public tous les soucis. Ce recueil de poésies, inti- 
tulé Sylvio, valait-il l'honneur qu'on lui fit? je 
ne l'ai jamais cru et l'un de mes étonnements, par- 
tagé sans doute par l'éditeur, fut de voir avec 
quelle facilité il se vendit. Au bout d'un mois, il 
n'en restait pas un volume. J'opposai un refus 
formel au bon Baudouin, qui voulait le réimprimer, 
et, raturant mon exemplaire, je n'épargnai qu'un 
petit nombre de pièces, parmi lesquelles celle qui 
porte pour titre. Ma mère, 

6. 



iOi CINQUANTE ANS DE YIE LITTÉRAIRE 

Celle-ci me valut un suffrage bien cher et bien 
flatteur pour moi, celui de Balzac. Je l'avais rencontré 
rue de la Chaise^ chez madame la baronne d'Hervey, 
qui était, comme lui, de Tours. Cette dame, la 
grâce, Famabiiité et la bonté mêmes, avait bien 
voulu recommander vivement mon volume et moi 
à Tauteur A'Eugénie Grandet. Balzac avait eu en 
ce moment la fantaisie de faire une revue intitu- 
lée, je crois, la Chronique de Paris. Cela s'élabo- 
rait et s'imprimait dans un entresol de la rue 
Garancière. J'y montai quelques jours après avec 
Sylvio. Balzac, grand bâtisseur de théories et de 
systèmes qu'il développait avec une facilité d'élocu- 
tion prodigieuse, commence une longue et piquante 
dissertation sur l'inutilité de la poésie; puis, au 
milieu de ce discours véritablement éloquent, il 
ouvre mon volume, comptant l'appuyer par un 
exemple et tombe sur la pièce inspirée par là mé- 
moire de ma mère. 

Il la lut deux fois, à haute voix d'abord, puis 
tout bas et très lentement ; ensuite me prenant la - 
main et la serrant en bon et franc Tourangeau : 

— Bravo Lafon ! me dit-il ; ceci ne détruit pas-^ 
ma thèse; mais c'est une heureuse exception ! Nous^ 
rendrons compte de ton livre. 

Très occupé, par malheur, il le confia à l'un.de^ 

ces fruits secs des lettres qui, impuissants à pro 

duire, se réfugient dans la critique et, sous l'ombr^^ 
des initiales, bavent comme le limaçon sur tout 



CINQUANTE ANS DB T IB LITTÉRAIRE 103 

qui est jeune ou bon. Balzac était furieux : je ne 
fis qu'en rire. 

— C'est une autre exception, lui dis-je. Je connais 
d'ailleurs (et connaissais trop en eflfet, le critique 
masqué) ; il m'a souvent emprunté de l'argent et 
me devait bien celte marque de reconnaissance. 

Je dus encore à Sylvio de voir de près Alexan- 
dre Dumas, que je n'avais aperçu que de loin au 
théâtre. Un jour que, sur sa demande, je venais d'ap- 
porter mon volume à Michaud dans sa belle mai- 
son de Passy, la porte du salon s'ouvre violemment, 
un homme de haute taille, au teint de bistre et 
aux cheveux touffus comme une forêt et crépus, 
s'élance en deux bonds jusqu'au fauteuil de l'au- 
teur du Printemps d'un Proscrit, et lui jette ces mots 
d'une voix essoufflée : 

— Monsieur Michaud, je me porte candidat au 
fauteuil de Parseval de Grandmaison et vous de- 
mande votre voix ! 

— Déjà ! répondit le malin vieillard, qui savait 
qu'on avait enterré ce jour-là son collègue. 

Et il ajouta de sa voix grêle et railleuse : 

— Vous êtes donc venu par le corbillard î 
Abasourdi, c'est le mot, par cette épigramme, 

Dumas nous regarda tous, mit son chapeau, et, 
tournant sur ses talons, disparut aussi brusquement 
qu'jl était entré, au milieu de nos éclats de rire. 
Une autre occasion, tout aussi imprévue, me mit, 
vers la même époque, 1836, en présence de M. Gui- 



104 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

zot. Un matin que je venais de voir, rue Hillerio.— 
Bertin, mon compatriote et ami Lacabane, premier 
employé aux manuscrits de la Bibliothèque, aloi*s 
Royale, je rencontrai le père Villenave, s*acherri.i- 
nant péniblement vers le ministère de Tinstruction 
publique. J'avais, en ces occurrences assez fré- 
quentes, car nous habitions le même quartier, le 
soin de lui clFrir mon bras : le voyant près de 
tomber, je m'empressai de lui donner cet appui,' 
qui fut accepté avec empressement, et je le coa- 
duisis dans Tantichambre du ministre. 

Elle n'était pas vide; m^iis, sur le vu de sa lettre 
d'audience, au bout de quelques minutes, Thuis- 
sier l'appela : ' 

— Ne me quittez pas, me dit-il à voix basse; 
outre que j'ai besoin de votre bras, je ne suis pas 
fâché que vous assistiez à mon audience. 

Tout le monde a connu M. Guizot. Il portait ce 
jour-là une redingote bleue, boutonnée jusqu'au 
menton, qui lui donnait l'aspect, avec ses cheveux 
tondus, d'un capitaine de voltigeurs en retraite. 
Droit et raide derrière son bureau, comme au port 
d'armes, et ne présentant que son œil sévère et 
son profil à l'emporte-pièce : 

— Vous avez désiré me voir, dit-il, d'un lou 
bref et glacé, au père Villenave. 

— Oui, monsieur le ministre, et je vous remer- 
cie de cette faveur. 

— Veuillez me dire le but de votre visite le plus 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE lOS 

èvement possible; ici, le temps n'est pas à moi, 
est au public. 

— Le but de ma visite, monsieur le ministre, 
as le connaissez ; j'ai eu Thonneur de vous Tex- 
ser dans deux suppliques restées sans réponse, 
if l'accusé de réception. 

— Ne demandiez-vous pas une place? 

— Oui, une place dans une des bibliothèques 
Paris, place à laquelle cinquante ans de travaux 
Praires et bibliographiques me donnent peut-être 
elques droits. 

— Il n'y en a pas de vacantes dans ce moment. 

— Un ministre peut toujours en faire en nom- 
int un adjoint. 

— Ce serait une laveur qui n*est ni dans mon 
•actère, ni dans mes habitudes. 

— Ce serait une justice envers l'homme qui n'a 
i quitté un seul jour la plume, depuis qu'il 
lappa, grâce au 9 thermidor, aux bourreaux de 
Tier. 

— Nous verrons plus tard, attendez... 

— Et que voulez-vous que j'attende à soixante- 
ze ans? 

— Pardon, dit M. Guizot en se levant, je vous ai 
que j'avais peu de temps à moi. 

— Vous m'en donnerez pourtant quelques mi- 
tes encore, car je n'ai pas fini. D'après votre 
gage, la place que je sollicite est impossible à 
ienir. 



1 



106 CINQUANTE ANS DE YIB LITTÉRAIRE 

— ^JJe^le'crains ! 

— Eh bien , monsieur le ministre, écoutez. D 
a onze ans, le gouvernement de la Restauratio 
ôta sa chaire à un célèbre professeur. On le disait^ 9 
comme moi, sans fortune, et cette mesure injust^E3 
et brutale me toucha jusqu'au fond du cœur. J' 
tais alors rédacteur en chef des Annales françaises^ 
d'où est sorti le Courrier; mû par un sentiment qu 
tout le monde n'éprouve pas aujourd'hui, j'all 
trouver le professeur destitué et lui offrir, au noocR 
du journal, deux actions, ou leur valeur représen- 
tative en argent, soit trois mille francs. Il préféra 
l'argent, que je m'empressai de déposer sur son 
bureau. f ^ 

— A quel dessein, dit M. Guizot d'un air su- 
perbe, me rappelez -vous ce détail?.,. 

— Vous le devinez bien sans doute : c'est afin -^. 
que le professeur, devenu ministre, s'il ne peut rien 1^ 
faire pour celui qui l'a obligé, lui rende du moins 
son argent. 

M. Guizot se rassit et nous congédia avec un 1^ 
geste d'empereur, et ces paroles : 

— On fera droit à votre réclamation. 

— J'y compte bien ! murmura Villenave avec co- 
lère. 

— Pas moi I dis-je en sortant du cabinet. 

— Comment vous croyez qu'il oserait?... 

— Jamais vous ne verrez un traître écu de cet 
argent. 



1 



CINQUANTE ANS DE VIB LITTÉRAIRE 107 

— Par exemple ! je Tassignerais devanl tous les 
^i'ibimaux de Paris. 

— Vous perdriez devant tous ceux de Paris et de 
France. 

— Hais il n'a pas nié et ne peut nier qu'il n'ait 
^ۍu cet argent. 

— Non, il ne niera pas, mais, ou je suis inau- 
"Vais physionomiste ou je pressens le raisonnement 
<^u'il va faire. Je l'observais quand vous lui parliez 
^t lisais sa pensée dans ses yeux austères. En ce 
xnoment il se dit ? a La réclamation de cet indiscret 
^st-elle admissible ? Voyons, quel en fut le vrai 
caractère : ce n'était point un prêt, puisqu'on n'en 
prit pas de reçu, ni une avance, car je ne l'avais pas 
demandée. C'était donc un hommage dû et rendu à 
l'homme politique, une souscription à sa noble dis- 
grâce. Or, comme les dons de cette nature ne se 
retirent pas, je ne dois rien à M. Villenave, et ne 
lui en payerai pas davantage ! » 

— Savez-vous pourquoi cette supposition m'in- 
quiète? dit le vieillard, lorsque nous fûmes dans la 
rue de Grenelle. 

— Non ; pourquoi? 

— C'est que j'ai peiu* que vous n'ayez deviné ; 
car, en me rappelant son attitude, quand je vins 
^ui faire mon oflfre... 

— Tout en préférant le comptant aux morceaux 
^e papier; il fut magnifique de dignité, je gage ? 

— En effet; il semblait m'accordér une grâce 1 



i08 CINQUANTE ANS D£ VIE LITTËRAIRB 

— Jamais, je le répète, il ne vous donnera utxi 
sou. 

Malheureusement |X)ur le pauyre Villenave, j e 
fus bon prophète';' il eut beau écrire, solliciter, mc3- 
nacer, M. Guizpt'ne lui répondit pas. 

« 

Cette même année, le 9 avril m'ouvrit les portas 

de la Société royale des antiquaires de France. 

- - - . . . , 

Lorsque je me rendis au lieu des* séances, situé rixe 
Taranne, n** 12, dans la maison des Bains ^ tous 
mes collègues parurent surpris de voir apparaître 
cette tête noire au milieu de leurs têtes blanchos 
et de leurs perruques d'un blond accentué. Il y 
avait là, gravement assis et un peu rai des sur leurs 
fauteuils, Leber, collaborateur de M. Guizot, Allou, 
le père du célèbre avocat, auteur d'une excellente 
statistique de la Haute- Vienne ; Depping , Berryat, 
Saint- Prix, de Martonne, Legonidec, savant philo- 
logue breton, et un de ses compatriotes, le baron 
de Freminville, que mes études sur les patois méri- 
dionaux avaient, à ce qu'il parait, très vivement inté- 
ressé. Mon identité, dont ces vénérables confrèressem- 
blaient douter, bien établie, M. de Freminville me 
pressa beaucoup de venir le voir pour comparer 
nos idiomes montagnards du Sud au bas breton. J'y 
allai quelques jours après. Il demeurait rue de 
rUniversité. Je demande le baron de Freminville, 
et un domestique très correctement vêtu me pré- 
cède, m'annonce, et qui vois-je au fond du salon 
entre les deux croisées? une dame poudrée, les 



I 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉUAinE 109 

joues badigeonnées de blanc et de rouge avec des 
touches, des paniers, et tout l'attirail de la toi- 
fette sous Louis XV. Je me crus un moment en pré- 
sence de mon aïeule ressuscitée dans ce salon ; mais, 
^^raprenant bien que la dame présente n'était pas 
^ne illusion, car le volume et le caractère trèsac- 
^^^ntué de ses formes suffisait pour repousser cette 
^clée, je la saluai fort poliment et lui demandai où 
^tait M. le baron de Fréminville. 

— Où il est ?. .. Mais ici, me répondit-on en écla- 
t-snt de rire. 

— Comment ?. . . 

— Mais oui, c'est moi, mon cher collègue, le 
c^ostume féminin me plaît, et, quand je suis chez 
moi, je n'en porte pas d'autre. 

— Excusez alors ma surprise, je croyais que 
l'abbé de Choisy était le seul qui se fût passé cette 
fantaisie. 

— Et le chevalier d'Éon ? 

— Alors vous êtes le troisième. 

— Oui, peut-être... mais n'importe? Mettez-vous 
Jà et travaillons, 

^- Quand nous serons en carnaval ! dis-je, en re- 
mettant mon chapeau et gagnant la porte. 

Quelques-uns de mes collègues, à qui je racontai 
^^ fait, connaissaient cette mascarade et m'approuvè- 
rent d'avoir refusé de m'y prêter. Peu à peu la société 
^ rajeunit. La Saussaye, mort membre de l'Académie 
^es inscriptions ; Paulin Paris, le savant philologue 



110 CINQUANTE ANS DB YIE LITTÉRAIRE 

français, Maury Bourquelot, Lacabane, Tun des en 
dits les plus vrais de la Bibliothèque, Longperrier"* 
notre premier numismate, vinrent successivemeiM^ 
remplir les vides faits par la mort et transformé — 
rent la vieille Société des antiquaires de Franc^^ 
en proscenium ou vestibule de l'Institut. 

Depuis six ans et demi que j'habitais Paris, u :k 
ennui profond de la foule et du bruit me ramenam 
avec passion à la campagne. Le port de Créteil, o Cj 
je passais les trois quarts de Tannée, me parut bier^^ 
tôt trop près du grand centre, et, au printemps die 
1836, j*émigrai dans la Beauce. J'étais si fatigué de 
voir des rues, des maisons et des hommes, que les 
plaines solitaires, désertes et silencieuses de la 
Beauce me semblèrent un Eldorado. Mon domicile 
fut établi dans uu petit château entouré d'un parc 
vert qu'enfermait un grand mur de pierres grises. 
Charmante et douce oasis où allaient s'écouler les 
jours les plus beaux de ma vie! Jusque-là, en effet, 
conservant une chaste virginité de cœur ^ je n'avais 
senti pour aucune femme rien qui ressemblât à de 
l'amour. Je ne croyais pas même que ce sentiment 
eût plus de douceur et de force que celui que j'é- 
prouvais auprès de ma sœur. Comme je me trom- 
pais!... 

Sur la lisière de la forêt de Dourdan, et à peu 
de distance de mon habitation, s'élevait, à demi 
cachée sous bois, une maison occupée par des 
étrangères. En me promenant à cheval, je rencon^ 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE lli 

^^^' un jour la plus jeune, amazone élégante autant 

Qu'intrépide, devant le château de Sainte-Méme, au- 

• 

Jourd'hui propriété de notre confrère Maquet. Il y 
^ des émotions qu'on ne domine pas. Frappé en 
plein cœur, je m'arrêtai, et cette apparition s'im- 
prima dans mon àme aussi rapidement et avec au- 
tant de fidélité que sur une lame photographique; 
les années, les événements, les révolutions ont 
coulé à flots sur ma tête et je la vois, je la vois 
encore comme ce jour-là! 

Son amazone bleue à longs plis bouffait au vent 
et battait la croupe de son cheval ; le voile vert de 
son chapeau d'homme flottait emporté par la brise 
et découvrait son ravissant visage. Jamais, excepté 
dans les tableaux de Raphaël, je ne vis front si pur, 
ovale si parfait, lèvres plus roses. Ses yeux, d'un 
bleu tendre, avaient un regard d'une attraction 
indéfinissable et irrésistible. Sa chevelure, d'une 
abondance extraordinaire, tombait dénouée sur ses 
épaules comme une gerbe d'or. Une chose frappait 
en elle qu'on n'aperçoit que dans les physionomies 
où la beauté de l'âme se reflète sur la pui*eté des 
formes et les éclaire en les animantj comme le jour 
éclaire un tableau ; c'est que plus on la regardait) 
plus on k trouvait belle, et que, si quelque sou- 
daine émotion venait à temuer son coeiurj une 
teinte purpurine colorant ses joues, la pensée bril- 
lant dans ses prunelles d'azut, le tinlbre ordinaire- 
ment si doux de da voix retentissant mélodieux et 



il2 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

vibrant d'expression, elle était angélique. A datc^»-' 
de ce moment, mes promenades à cheval euren t 
toutes pour objectif Sainte-Même et la forêt di 
Dourdan. Suivant tous les jours les mêmes chcr^ 
mins, il était impossible qu'un homme de vingt — 
six ans et une femme de dix-neuf ne finissent pa= 
par se rapprocher. Un cheval qui se cabre, unz 





voile qui s'envole, une cravache qui échappe amè 
nent fatalement l'entente désirée des deux part 
Aussi naïfs et aussi loyaux en ce genre l'un qu 
l'autre, nous fîmes l'amour à cheval pendant to 
l'été et tout l'automne de 1836. Ce ne fût qu'e 
rentrant l'hiver à Paris, que nous connûmes, mis 
Lucy et moi, ce bonheur suprême, immense, infi 
de deux cœurs pleins d'une ivresse sans nom 
sans bornes, et auxquels il ne manque rien quaa 
ils battent près l'un de l'autre. 

La Jolie Royaliste, mon premier roman naquit et 
se développa comme une rose du printemps dans 
cette atmosphère délicieuse. A coup sûr, en par- 
courant ses pages, on dut sentir que ce livre aurait 
été écrit sous l'œil d'une femme aimée. 

Le 22 juillet de cette bienheureuse année, je 
m'étais rendu à Paris pour prendre aux Archives 
un document inédit utile à mon roman, la Conspi- 
ration anglaise à Bordeaux, sous le Consulat. Eq 
descendant de voiture, je trouve sur mes pas 
Romey, un bohème décoré, avec Fume, que je ne 
connaissais pas encore. Us étaient fort émus et 



I 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE ii3 

Di'apprirent une nouvelle qui avait soulevé Paris. 

Armand Carrel, le rédacteur en chef et la gloire 

^^ National^ le porte-drapeau du parti républicain, 

^ battait en duel avec Emile de Girardin. Us 

auraient à Saint-Mandé, je les suivis; car nul ne 

Professait pour Carrel plus d'admiration et d'estime. 

*J^las! comme tant d'autres, nous devions venir 

^Cp tard. En arrivant à Saint-Mandé et à dix pas 

^^ l'institution Chevreau, nous voyons un rassem- 

Icment ; j'y vole, le cœur battant et traversé par 

^^ fatal pressentiment. Carrel était là, porté sur 

^Xie chaise^ la tête inclinée et touchant sa poitrine, 

fûeil inerte, les bras pendants. Il nous reconnut 

^^pendant; à la vue du libraire, il laissa échapper 

^^s mots d'une voix saccadée et mourante : 

— Ce pauvre Furne!... 

Et, fouillant péniblement dans la poche de côté 
^e son habit, il en retira des billets souscrits par 
Purne pour une histoire d'Espagne qu'il devait lui 
faire et les lui rendit, sanglant héritage, qui, après 
être tombé dans les mains de Romey, devait m'échoir, 
je ne m'en doutais pas alors, vingt-deux ans plus 
iard. 

L'auteur de ce malheur, car la mort de Carrel 
fut un malheur, comme un deuil public, était un 
homme de lettres peu estimable appelé Capo de 
Feuillide; un de ses articles, dirigé contre Girardin, 
avait provoqué une réponse et par suite amené le 
duel. Aussi, après la mort de Carrel, il jetait feu 



114 CINQUANTB ANS DE VIB tlTTÉRAlBB 

et flammes, envoyait des témoins au rédacteur ei 
chef de la Presse et voulait tuer tout le monde. 
Quelques mois après, Woqué faute d'argent, danj 
un hôtel de Toulouse , il sollicitait bassement et 
ramassait Taumône que lui jeta, sans daigner lui 
répondre, Thomme sur lequel il avait juré de ven- 
ger le sang de Carrel. J'évitais cet autre bohème 



avec soin. Un jour pourtant, je le reticontrai a 
ministère de l'Instruction publique, j'étais dans 1 
cabinet de Villemain. Des pleurs et des cri» d'en 
fants partant de la salle d'attente s'élèvent tout 
coup sur le ton aigu et arrivent, en les déobi 
rant, aux oreilles ministérielles. Villemain, impatien 
et très nerveux de sa nature» s'élance de son fauteuil 
ouvre la porte et demande avec colère ce qu 
c'est. 

Feuillide, se levant alors et traînant cinq ou si 
marmots après lui, répond, d'une voix tonnante e^ 
mouillée de larmes : 

— C'est un homme de lettres malheureux, ur» 
père de famille qui vient demander du pain pouf 
ses enfants! 

Villemain détestait le bruit et ne craignait riefl 
tant que le scandale; or, il y avait foule dans la 
salle d'attente. Lui faisant signe de se taire, il rentre 
précipitamment et lui signe un secours pour s'en 
débarrasser* Un chef de division étant venu lui 
apporter un travail, quelques minutes s'écoulèrent 
après le départ de Feuillide. Dès qu'il fut libre: 





CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 115 

^^ Connaissez- VOUS cet individu î me demanda- 
WJ encore ému de cette scène. 
--* Oui, comme tout le monde. 
•-*- Il a donc un régiment d'enfants? 

— Il n'en a pas un . 

•*^ Comment?... Tous ces marmots criards... 

— Ont été empruntés à ses voisins pour vous 
apitoyer. 

— Ah! le gredin!... 

Il se mit à sonner à tout rompre et envoya 
l'huissier à la caisse, trop tard! Feuillide avait 
toiiché et se trouvait déjà loin avec sa famille 

m 

*tti.provisée. 






vil 



J'en reviens à mon premier roman. 

Il parut Tannée suivante chez Gabriel Roux, 
l'éditeur de deux débutants de mon âge: Emmanuel 
Gonzalès ef- Mole Gentilhomme. Cet essai, qui por- 
tait en sous-titre : Mœurs du Midi, et dont Taction 
se mouvait dans un cadre d'une époque mal con- 
nue, le consulat en province, avait pour but prin- 
cipal, dans ma pensée, de me familiariser avec les 
sujets historiques. Imitant le peintre, qui crayonne 
plusieurs esquisses avant de commencer son tableau, 
je jetais des sujets dramatisés sur le papier avant 
d'aborder Thistoire du Midi, dont le plan bouillon- 
nait depuis des années sous mon front. C'est dans 
cet ordre d'idées qu'après la Jolie Royaliste, qui 
reçut assez bon accueil, j'écrivis Bertrand de Born 
autant pour essayer mes forces que pour plaire à 
mon Anglaise en choisissant un sujet qui touche, — 



^ 



^ 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 117 

^vec iinÎQtérêt égal, à Thistoire de France et à 

^'le d'Aûgleterrc. Le livre fait, il fallut songer à 

^ éditeur ; l'ambition m'était venue avec le succès 

^' j'allai frapper hardiment, rue Vivienne, à la 

P^f te du roi de la librairie romanesque. 

Ambroise Dupont, dont le ciel garde Tâme en 
^^'x ! avait, à son petit lever, Vair gracieux du 
^^glier sortant de sa bauge après une mauvaise 
^^ît. C'est vous dire, en termes fleuris, Taccueil 
■^^ je reçus ; il fut de telle nature, que, si le fils 
^ M. Lafon père n'avait eu l'amour de la littérature 
^^ué et chevillé dans l'âme, il aurait pris ses 
^ï^bes à son cou et se serait enfui. Mais j'avais fait 
^ovision de sang-froid et de persévérance, et, après 
■^^ir reçu la bordée sans sourciller j'offris au 
-touche éditeur mon manuscrit, qu'il s'empressa 
^carter comme un calice d'amertume. 

Un véritable débat s'engagea sur la question de 
i-Xoir si cette liasse menaçante resterait sur le 
-t.reau d' Ambroise Dupont ou si l'auteur la rem- 
pilerait à l'instant même. Ce débat fut long; 
i-^is j'obtins l'avantage, grâce à l'intervention de sa 
^^me, belle et blonde Méridionale, qui intervint en 
"Veur de son jeune compatriote. 

Clongédié avec la promesse que mon manuscrit 
^^ait lu, je revins huit jours après, et, pendant 
"^is mois, je me présentai à la même heure tous 
^^ samedis pour demander quel était le jugement 
^^rlé sur l'infortuné manuscrit. On me le lit enfin 

7. 



I 



il8 CINQUANTE ANS DB VIB LITTÉRAIRE 

connaître, et, s41 n'était pas très flatteur, Tarr^t 
avait, au moins, le mérite de la clarté. Avec molxiM s 
d'expérience des hommes et une connaissance plum.^ 
superficielle des mœurs de Paris, je me serais 
courage : il n'en fut rien, et, sans songer à Ohatti 
ton qu'on jouait alors avec grand succès, quinze jou 
plus tard je repassais chez Dupont et le dialogua e 
suivant s'engageait entre nous dans l'anticliambr*^, 

AMBROÎSE DUPONT. 

Comment, Monsieur, c'est encore vous ! il ncte 
.semble pourtant que, la dernière fois, je m'étais 
exprimé de façon. ... * 

MOI. 

A me convaincre, Monsieur, de la bonté de votre 
goût ; je suis même si bien guéri de la petite ble^ 
sure faite à mon amour-propre, que je viens de 
livrer mon roman aux flammes. 



DUPONT, un peu rassuré et se radoucissant. 

Je ne comprends pas bien, dès lors, le motif de 
votre visite. 

uoi. 

Ce n'est pas un motif porscanel, et, si vous pou- 
viez Hi'accorder quelques minutes. . . 

DUPONT, après m'aroir conduit dans son salon, et se promenant arec n 
robe de chambre bleue^ son bonnet de yelours à glands d'or et sei 
lunettes noiret. , 

Monsieur, je vous écoute. 



> I 
fil 



S 



CINQUANTE ANS DB YIB LITTÉRAIRE 119 

MOI. 

Connaissez-vous Fauteur des Fiancés ?... 

DUPONT» 

Manzoni!... Sa réputation est européenne, et, s'il 
^^thabité Paris, j'aurais édité son roman, n'importe 
^ quel prix ; car j'ai toutes les célébrités contempo- 
'^^îiies dans mes catalogues. 

MOI. 

Eh bien, sans aller à Milan, vous pouvez y in- 
^^Tire Manzoni. 

DUPONT. 

Que voulez-vous dire ? 

MOI. 

Que je vous apporte, dans le plus grand secret, la 
^ï*aductîon du premier volume d'un roman nouveau 
^e l'auteur des Fiancés, dont l'existence et le titre 
Sont aussi ignorés à Milan qu'à Paris. 

DUPONT. 

Serait-il possible?.. 

MOI. 

Savez-vous l'italien ? . . . 



120 CINQl'ANTK ANS Dli VIE LITTÉRAIRE 

DUPONT. 

Ma foi, non ! 

MOI . 

Voilà sa lettre et le texte des premiers chapitres. 

DUPONT. 

Et vous en avez déjà, dites-vous, traduit quelque 
chose ? 

MOI. 

Tout un volume. 

DUPONT. 

Si vous voulez me laisser. . . 

MOI. 

Impossible ! l'auteur me défend de m'en dess^^' 
sir avant d'avoir traité. 

DUPONT. 

Et quelles sont vos conditions ? 

MOI. 



Je vous le dirai quand ma traduction vous sc^ 
connue. 



V 



DUPONT. 



Avez- VOUS le temps de m'en lire un ou deU^^ 
chapitres? 



k 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉUAIBE 



iil 



MOI. 



e suis à vos ordres. 

>upont alla ouvrir une porte latérale, ramena de 
chambre voisine un homme jeune encore et re- 
rquable par ses yeux et ses sourcils noirs, et, 
sseyant avec lui sur le canapé après lui avoir 
'lé bas : 

— Vous pouvez commencer, me dit-il, nous écou- 
is. 

ie lus le premier chapitre, en m'excusant à cha- 
e page sur mon inexpérience et la pénurie de 
Langue française, qui ne permettait pas de rendre 
riches couleurs de Toriginal ; j'allais entamer 
second chapitre, lorsque Téditeur se leva, échan- 
à un coup d*œil d'intelligence avec le nouveau 
nu et dit d*un ton bref et décidé : 

— Vos conditions ? 

— Les voici, répondis-je tranquillement. Vous pa- 
trez dans un mois, j^aurai vingt-cinq exemplaires 
mille francs le jour de la mise en vente. 

— Vous ne plaisantez pas ? 

— Si peu, que je suis prêt à signer un traité sur 
î bases. 

4rabroise Dupont me prit au mot, et, lorsque nos 
Lix signatures furent couchées au bas de cet en- 
gement fait en double, il laissa éclater sans mè- 
re son enthousiasme et son admiration pour ce 
*il venait d'entendre. 



122 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

— Tenez, Soulié, disait-il au témoin de cette scène, 
qui faisait alors fureur avec ses Mémoires du Diable^ 
vous mettez du drame et de la vie dans vos ro- 
mans, vous les touchez avez vigueur et savez nouei 
admirablement une intrigue ; mais vous n'avez, moi 
cher, ni cet intérêt, ni ce naturel, ni cette vigueur. 
On sent là-dessous le reflet vif et chaud du solei 
dltalie. 

Le traducteur courbait modestement la tête er 
paraissait confus de ces éloges. 

Le roman s'imprima en dix-huit jours. Chaqu- 
feuille nouvelle augmentait l'admiration de l'éditeur— ^ 
qui dévorait les épreuves. Enfin, vint le momeiM^ t 
solennel, celui où il fallut livrer le titre. A iep^f 
heures du matin, Dupont entrait dans mon cabine*. 
Je lui remets le papier si impatiemment attendui, 
il le déplie et lit : Bertrand de Born. 

— Vous moquez-vous de moi, s'écria-t-il alors 
dans sa brusquerie accoutumée ; c'est là le titre du 
premier roman que vous m'aviez porté ? 

— C'est vrai ! 

— Et vous voulez le mettre à votre traduction? 

— Je n'ai pas traduit. 

— Comment? 

— C'est mon pauvre livre que vous aviez refusé 
sans le lire et que je vous ai fait accepter et louer j 
sous le couvert deManzoni. 

La revanche avait du montant ; mais Dupont ei 
prit son parti, car il était homme d'esprit, et il refuî 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 123 

\l^i aaéme de déchirer le traité^ qu'en conscience je 
x^j ^^ croyais obligé de lui rendre. 

Ce roman, qui n'était pas écrit pour les cabinets 
^ô lecture, remplit le double but que je me pro- 
posais. D'une part, il plut à la partie sérieuse du 
Public, à laquelle je le destinais, et, de l'autre, il me 
*^:rvit, en quelque sorte, de pont pour passer dans 
^^ champ de l'histoire. 

J'y avais déjà un pied par la philologie : j'étu- 
diais, en effet, depuis douze ans, les origines de notre 



ngue et surtout nos dialectes méridionaux, si in- 
tressante, si riches d'etpression et si mélodieuse- 
lent sonores. C'est vers cette époque à peu près 
le, par fantaisie ou par genre, quelques délicats 
^^i n'en comprenaient pas un mot, firent un cer- 
^^iû bruit des prétendues poésies d*un coiffeur Age- 
'^lais, nommé Jasmin. Charles Nodier, un de mes 
Collègues à la Société de linguistique, qui s'était 
^ «iéclaré le champion des patois, me pria de rendre 
compte du premier volume du barbier, intitulé 
la Papillotos, dans le journal la Langue française, 
dont Armand Marrast venait de me céder la direc- 
tion. J'ouvtis ce livre, et ce qui me frappa d'abord, 
ce fut la forme toute française des phrases et le 
grand nombre de mots purement français que je 
trouvais à chaque ligne. Notre langue méridionale se* 
composant de latin, de grec, de gothique et d'a- 
rabe, pour la comprendre â fond et l*écrire conve- 
nablement, il est indispensable de connaître ces 



124 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

quatre sources principales. Or, figurez-vous uî^ 
Figaro départemental, pauvre élève des ignoraatitis 
du faubourg et qui prend hardiment la plume poixr 
écrire dans une langue dont il ignore les premières 
éléments ! Cette audace inconsciente me fit sourira 
de pitié. Cependant, par égard pour Nodier, dori^t 
Tamitié m'était aussi chère qu'aujourd'hui sa mé — 
moire, j'adoucis beaucoup les termes de mon juge- 
ment, et, dans l'espoir que l'incontestable facilita, 
révélée par cet essai informe, pourrait devenir à la 
longue un talent de deuxième ou troisième ordro, 
j'écrivis à Jasmin et me permis, avec une foule de 
ménagements, de lui donner des conseils sur la route 
à suivre. 

Je croyais, étant du pays, connaître un peu la 
vanité gasconne, quelle erreur ! Jasmin me montra 
que j'étais loin, de me douter de son exubérance! 
Ivre des éloges à lui prodigués par les aristarques 
du cru, il m'écrivit une lettre où l'ignorance s'é- 
talait avec insolence, où l'orgueil devenait folie ! 
Justement, je venais, comme je l'ai dit, d'achever 
ces études philologiques poursuivies pendant douze 
ans. Chartes et poèmes manuscrits, j'avais presque 
tout exploré dans nos nécropoles littéraires de Paris 
ou des départements. Trente-six mille vers de nos 
grands troubadours avaient jailli déjà sous la pio- 
che de la traduction. Jugez donc du sentiment de 
pitié profonde, plus encore que de mépris, que 
j'éprouvai en recevant une lettre où ce pauvi'e 



CINQUANTE ANS 1>E VIE LITTÉRAIRE lî?5 

ûter d*Agen, qui ne savait rien que rimailler des 
3jrs sans prosodie, pleins de tournures et de mots 
ançais, et faux pour la plupart, car ils sont cri- 
€§s d'hiatus, me criait fièrement : Monsieur, c'est 
Oî qui ai régénéré la langue de nos pères ! 
l'orgueil de cette médiocrité si étrangement sur- 
î-te par des hommes qui, tels qu'Augustin Thierry 

Lamartine, qui ne pouvaient la juger, puisqu'ils 
i ia comprenaient p'%s, m'écœura tellement, qu'après 
oir haussé les épaules, je n'y pensai plus et ne 
*en serais à coup sûr plus occupé sans un inci- 
'lît imprévu. Sainte-Beuve, ayant eu la fantaisie de 
iïe un article sur la poésie méridionale, vint me 
-mander quelques notes que je m'empressai de 
i fournir. II voulut savoir mon opinion sur Jasmin 

je ne la lui cachai pas. Aussi jugea-t-il conve- 
nue de mettre, en guise de sourdine, a son article 
^hlié le 30 avril 1837, dans la Revue des Deux- 
^ndeSj une note ainsi conçue : 
<ï Depuis que ceci est écrit, nous lisons dans le 
'^rnal grammatical, avril et mai 4836, un article 
i^ilologique sévère sur le patois de Jasmin par 

Mary-Lafon, qui s'est ocjupé, en érudit, de 
Uiome provençal. — Nous concevons, en effet, le 
Il d'estime que des antiquaires, épris de cette 
'lie langue, en ce qu'elle a de pur et de classique, 
priment pour le patois, extrêmement francisé, 
^'on parle dans une ville du Midi, en 1836. Nous 
^ticevons que Goudouli, au commencement du 



i 



126 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIR1S 

xvii° siècle^ ait été plus nourri dans son style deis 
purs idiotismes provençaux et que la saveur de 
ses vers garde mieux le goût de la vraie langue. 
Le jugement de M. Mary-La fon nous parait porter 
sur la détérioration inévitable du patois plus que 
sur la manière même de Jasmin, qui fait ce qu'il 
peut, qui n'a pas lu les troubadours et qui se sert 
avec grande correction de son patois d'Agen, tel 
qu'il se trouve à la date de sa naissance. La lettre 
de Jasmin, que M. Lafon a l'extrême obligeance ie 
nous communiquer, vient à l'appui pour nou* 
montrer que le poète populaire entend peu la ques-^ 
tion comme 4*a posée le critique érudit et qu'il 
n'est pas, comme il s'en vante presque, à la hau- 
teur du système; il reste pourtant à regretter 
qu'avec de si heureuses qualités et un art véritable? 
d'écrivain, Jasmin n'ait pu cacher sous ce tîtr^ 
d'homme du peuple, un bon grain d'érudition et 
de vieille langue, comme Déranger et Paul-Louis 
de ce côtéMîi de la Loire. Mais que voulez^vous! 
il est homme du peuple tout de bon *. » 

Jusque-là, je ne connaissais du frater d'Agen 
que les lignes rimées sans prosodie qu'il appelait 
ses vers et sa correspondance ; j'allais avoir l'avan- 
tage, sans l'avoir recherché, de connaître sa per- 
sonne. Dans l'été de 1837, je regagnais le Midi et 
ma chère campagne de Lunel, entourée de peu- 

Revue des Deux Mondes, ayril 1837, page 389. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 127 

pliers plus grands, plus beaux et plus verts que 
ceux du port de Cféteil, et non moins chei*8 à 
tnon cœur que les chênes de Dourdan ou les futaies 
des parcs de la Beauce. Les chemins de fern'exis- 
tant de ce côté de la France que sur le papier, 
après avoir quitté \a malle à Bordeaux, on pre- 
liait le bateau à vapeur qui remontait la Garonne 
jusqu'à Agen. Là, une voiture formant la corres- 
pondance nous transportait avec une sage lenteur 
dans les vallons du Bas-Quercy. Les départs de 
cette machine de locomotion, fort improprement 
appelée diligence, étaient assez irréguliers ; car ils 
^^pendaient de la marche plus ou moins rapide du 
*^^teau. Le jour dont je parle, par extraordinaire, 
^® bateau était en avance, si bien qu'à mon arri- 
^^, les chevaux ne furent pas prêts ; j'attendais 
^otic tranquillement en fumant un cigare à une 
^ble en plein air d'un café du Gravier, lorsqu'en 
'^vant les yeux, j'aperçus une immense toile bleue 
Suspendue aux ormeaux et flottant sur toute la 
largeur du boulevard au milieu de laquelle se déta- 
chait cette enseigne en majuscules de ma hauteur: 

Jasmirif coiffeur des jeunes gens. 

Je ne pus m'empêcher de sourire. A ce mouve- 
ment, dont il ne remarqua pas sans doute l'expres- 
sion moqueuse, un grand gaillard en veste grise 
et les cheveux au vent, qui, depuis que j'étais assis, 



I 



128 CINQUANTE ANS DE VIE LITtIrAIRE 

passait et repassait devant ma table,, en s'efforçant, 
par son attitude et ses regards hardis, de se faire 
remarquer, m'aborda tout à coup et, d'un ton assez 
familier : 

— Monsieur est étranger sans doute ? 

— Vous ne vous trompez pas, lui dis-je. 

— Et monsieur regarde l'enseigne du célèbre 
Jasmin ? 

— Il serait difficile de ne pas la voir, en effet. 

— Monsieur ne quittera pas à coup sûr Agen, 
sans aller voir le poète? 

— J'ai peur que ce malheur n'arrive, dis-je 
sérieusement ; car je suis fort pressé, et, quand la 
diligence sera prête. . . 

— Je comprends, monsieur; mais vous ne parti- 
rez pas sans l'avoir vu, celui que tout le monde 
admire, Jasmin est devant vous ! 

— Je m'en doutais, repris-je en éclatant de rire. 

— Vous m'aviez reconnu ?. . 

— A votre toupet! qui, permettez -moi de vous le 
dire, rappelle, sauf la couleur, celui d'un autre 
gi'and homme, votre compatriote, M. de Salvandy. 

— Je le connais ! Je lui adressai des vers à son der- 
nier voyage, pendant qu'il relayait là-bas, devant 
l'hôtel Baron. Mais, avec vous aussi, monsieur, il 
faut que je fasse connaissance ; car, moi, je suis 
physionomiste et je lis cela dans vos yeux, sur 
votre front : vous êtes un ami des Lettres ! 

— Oh! un simple journaliste, dis-je modestement. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE H\) 

— Un journaliste, de Paris, peut-être ? 

— Oui, de Paris I 

A ces mots, ouvrant ses grands bras il se préci- 
pita sur moi, et, moitié de gré, moitié de force, il 
m'entraîna dans sa boutique, située quelque pas plus 
loiQ. Un instant après, j'étais assis au milieu de cette 
boutique, dans le fauteuil des clients. Jasmin, criant 
Htue-tete, d'une main me montrait ses œuvres, 
et, sans cesser de déclamer des vers, de Tautre 
entassait sur mes genoux les journaux et les lettres 
^audatives, tandis que, postée à la porte, sa femme 
Prêtait les passants et les contraignait d'entrer pour 
^sister à cette scène. Dans cette foule bigarrée, je 
^'^connus l'avocat Baze, d'un abord aimable et gra- 
-'Gux comme celui du hérisson. 
Jasmin, lui, se multipliait et s'agitait comme s'il 
ût rasé cinquante personnes à la fois. Tout en me 
ébitant ses patoiseries, il interpellait les auditeurs, 
-s prenait à témoin individuellement de ses succès ; 
^Uis, se saisissant des journaux louangeurs, il m'en 
épétait les textes avec une rapidité qui n'avait 
l'égale que sa volubilité de parole. Dans cette apo- 
béose personnelle, la Revue des Deux-Mondes devait 
voir et eut son tour. Dès les premières lignes de 
article de Sainte-Beuve, je l'interrompais poliment, 
, lui prenant le volume des mains, je cherchai la 
3te atténuante dont j'ai parlé. Introuvable! Un 
ipier collé avec soin la rendait invisible. 
— Je connais l'auteur, dis-je en lui rendant le 



I 



130 GINQUAJNTE ANS DE VIB LITTÉRAIRE 

volume: j'avais lu son travail et même une certaine 
note que je ne revois plus ici. 

— Non, monsieur, je Tai fait disparaître, parce 
que mon sang bouillait de colère en y voyant le 
nom de mon plus grand ennemi i 

— Vous avez un ennemi ? 

— Un ennemi mortel^ monsieur, et que je déteste 
au point que, si jamais je le rencontre, je ferai un 
malheur. 

— Il ne faut pas dès lors qu'il vienne vous con- 
fier sa barbe ? 

— Non ! je lui couperais le cou ! 

■^ Diable! et comment l'appelez- vous? 

— 11 s*appelle Mary-Lafon ! 

— Je le connais I 
- Vous? 

^-t Intimement. 

— Et quel homme est-ce? 

-^ Un homme comme tous les autJreSi 
-^ C'est impossible! moi^ je me le figure affreail 
-^ Il me ressemble^ beaucoup même. 
-^ Ohi pcMir cela, monsieur, non, non! je ne le 
Croirai jamais ! votre visage eiprime la bonté, vous 
avez un sourire d'ange^ la douceur ctou agnihi 
(petit agneau) que je veux célébrer en vers et vous 
ne pouvez avoir aucun trait de ressemblance avec 
ee cannibale que Sainte-Beuve a cité dans sa note. 

On vint me chercher à ce moment pour monter 
eu voiture. Chevaux, conducteur et pofrtilloD, tout 



CINQUANTE AKS DE VIE LITTÉRAIRE 131 

ait prêt, on n'attendait plus que moi. Je vais donc 
la diligence, escorté par Jasmin à la tête de ses 
us. Comme j'allais prendre ma place dans le coupé, 
m'arrête et me demande, pour sceller cette amitié 
me heure qui doit me valoir la dédicace d'un 
ème, la permission de m'embrasser* 
■^Volontiers, lui dis-je; mais, avant de me donner 
. adieu tout méridional, attendez de connaître 
m nom et mon adresse. 

le lui tendis ma carte, il la prit avec vivacité, y 
rta ses lèvres en signe d^amitié ardente, puis la 
lat : 

— « Mary-Lafon ! » s'écria-t-il. 

Et ce qui prouve bien qu'il n'avait que l'esprit 

m frater^ c'est qu'il s'enfuit à toutes jambes^ 

nme un chien qu'on vient de fouetter. 

îuelle différence de 6e faux ouvrier, car Jasmin, 

plus que Reboul, le boulanger de Nîmes, u'exerça 

gtemps son métier, avec l'ouvrier véritable, le 

railleur saisi et possédé du démon de la poésie^ 

ui-là, je l'avais vu à Rouen, l'année précédente, à 

uite d'une séance académique où j'avais lu, devant 

immortels de Rouen, une étude vibrante de 

n juvénile enthousiasme pour Pierre Corneille. 

hommes de valeur dans l'érudition et les arts 

s'appelaient Pottier, Deville, Hyacinthe Langlois, 

parlèrent d'un ouvrier, imprimeur sur étoffes, et 

le présentèrent comme doué d*un vrai tal^t 

tique. 



13*2 CINQUANTE ANS DE VIE l.ITTÉHAIRE 

— Le poète languedocien, me dit un de ces mes- 
sieurs, et le poète gascon sont les maîtres de leur 
personne et de leur travail. Ils commandent chea 
eux et, quand il plaît à l'inspiration de descendra 
dans la boutique du boulanger de Nîmes ou le salon 
du coiffeur d*Agen, elle est toujours la bienvenue 
Mais le pauvre poète normand est esclave de soi 
travail et de ses besoins, il n*a pas une heure, pas 
un moment. La nécessite le presse, le pousse et lu 
crie sans cesse : choisis du travail ou de la faim. 1 
est emprisonné, séquestré de toute pensée, oppressé 
douze heures par jour dans une atmosphère impure 
et brûlante où il est défendu à la science et à 1î 
poésie de pénétrer. Aussi, c'est seulement le matin 
quand Théodore Lebreton part de chez lui pou 
aller au travail, c'est seulement alors que la poési» 
vient à lui et l'emporte sur ses ailes d'azur et d'or 
Elle est, pour lui, dans le ciel sombre ou bleu, dan 
les coteaux lointains, sous ces peupliers verdoyant 
et frémissants à la brise de la vallée de Darnetal 
et surtout dans cet air doux et balsamique qifil peu 
aspirer à pleins poumons ! Puis, quand il arrive ! 
son atelier, il la laisse à la porte comme l'espéranc 
au seuil de celle de l'Enfer et ne l'y retrouve qa< 
la nuit en regagnant sa modeste demeure. 

Il était de mode, en ce temps-là, de glorifier le 
ouvriers poètes : Lamartine avait sacré Reboul 
Sainte-Beuve et Nodier, Jasmin; d'autres me van- 
taient un tisserand de Dunkerque, un menuisier de 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉHAIRE 133 

Fontainebleau... Il y avait de ces étoiles filantes à 
Ions les points de riiorizon. Ma première impression, 
lorsqu'on me parla de Lebreton, fut la méiiance. Je 
consentis pourtant à recevoir l'ouvrier, rue Saint- 
Patrice. Il me lut amené un soir par Pottier, le 
savant bibliothécaire de la Ville, et par Hyacinthe 
^anglois, un esprit charmant doublé d'un cœur 
fi'artist^. 

A la vue d'un homme chétif, souffreteux, dont les 

'ï'aits flétris et pâlis par le travail et la douceur 

^^veuse qu'ils respiraient tristement éveillaient la 

^ytnpathie, je me sentis à demi gagné. Je l'inter- 

'^^geai, il répondit avec une naïveté et une franchise 

^^i me ravirent. Il ne savait rien et son ignorance 

^^ Ja littérature allait si loin qu'ayant trouvé, dans 

^^ Bible, son livre unique, avec une ou deux tra- 

S^dies de Corneille, deux sujets qui lui semblèrent 

*^^ux, il commença bravement à faire une Esther 

^t une Athalie, et fut le plus surpris du monde 

'Orsqu'il apprit qu'un certain Racine l'avait 

devancé sur ce terrain. 

L'adage bête de la province : « Nul n'est prophète 
dans son pays, » s'appliquait à Lebreton dans toute sa 
rigueur. Il était aussi ignoré dans cette ville manu- 
facturière qu'Ebenezer Elliot, l'ouvrier-poète anglais, 
que tout le monde intellectuel connaissait en Angle- 
terre et dont personne ne savait le nom à Manchester, 
son lieu natal. Il m'était facile de lever le voile 
resté sur son talent, je n'y manquai pas. Conduit par 

8 



134 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

moi dans le salon du baroti d'Hervey, l'intendant mi- 
litaire, où était réunie l'élite de la société rouennaise, 
Lebreton apporta ses poésies inédites. Après l'avoir 
fait connaître en peu de mots, je lus la meilleure, 
portant pour titre VŒseau captif. 

Tout le monde fut ému à la lecture de cette pièce, 
où le pauvre ouvrier se peignait si douloureusement 
Les femmes applaudissaient, les hommes m'entou- 
rèrent. M. Dupont-Delporte, préfet de la Seine-Infé 
Heure, et M. Barbet, maire de Rouen, M. Rouland 
avocat général, le général Teste, unanimes dan; 
leur impression, demandaient ce qu'il fallait faîr< 
pour Lebreton. 

— Ce qu'il faut faire, répondis-je, le voici : M 
Barbet peut donner, dans son administration, à lî 
Bibliothèque par exemple, une petite place à ce brav< 
homme, équivalente, car il n'est pas ambitieux, ai 
prix de sa journée; quant à M. Dupont-Delporte 
il n'a qu'à écrire sur une feuille de papier utx* 
formule de souscription pour éditer les poésies A 
l'auteur de VOiseau captif. Et, en Confiant cett 
liste de souscription nationale à une de ces dames 
la somme nécessaire pour l'impression sera bientô 
trouvée. 

Il en fut fait ainsi, le maire.de Rouen pla<? 
Lebreton à la Bibliothèque; le préfet dressa une list 
qui se couvrit de signatures, chaque patriote noX" 
mand tenait à honneur d'y faire figurer son nom, ^ 
le poète-ouvrier, à la publication de ce livre intitula 



CINQUANTE ANS DE VIS LITTÉRAIRE i85 

\res de repos d'un ouvrier y me témoigna sa recon- 
isance en associant mon nom au nom glorieux 
1 autre de ses protecteurs, David d'Angers, et me 
iant une des pièces du recueil : le Peuple 
nçaU. , 

i mon retour dans les tourelles de la Beauce, 
je passai l'automne et une partie de Thiver de 
9, je reçus une nouvelle épître du coiffeur âge- 
h dans laquelle il me disait fièrement : 

' que su soun jouque que lou poul diou canta : 
Et quan boli rim asseja, 
Jou nou bau pas castelleja 
Coumo fan lous poetos d*aro... 

l'est que sur son perchoir que le coq doit chantei': 
Et lorsque je veux rimailler 
Moi je ne vais pas courir les châteaux 
Comme font les poètes d'aujourd'hui, 

d'autres épigrammes au gros sel du Gravier, 
croyait très fines et très mordantes. Sans plus 
euper de cette vanité à deux pieds et sans tète, 
îpris mes études historiques, qui furent un 
ent suspendues par l'arrivée au château de 
Boffroy Saînt-Hilaire. Le célèbre rival de Guvier 
attiré dans la Beauce par un fait dés plus 
3ssants pour lui. Il venait de naître à Prunay, 
village sous Ablis, arrondissement de Ram- 
let, deux enfants du sexe féminin liés comme 
rères Siamois par une membrane ombilicale. 



136 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

M. Geoffroy Saint-Hilaire, qui étudiait avec passio 
ces bizarreries de la nature, accourut de Paris poiL m- 
observer le phénomène, et ce fut moi qui eus l-st 
charge de le guider dans les plaines de la Beaucô - 
En allant et venant du château du Bréau à Prunay , 
nous fîmes ample connaissance. Sa conversation- , 
pleine d'aperçus neufs, et d'où jaillissaient par mo- 
ments des éclairs de génie, m'intéressait vivement ; 
la mienne ne lui déplut pas. Si bien qu'à son dé- 
part, il insista de la manière la plus affectueu^<î 
pour qu'à ma rentrée à Paris, j'allasse le voir ^t 
passer, quand je le pourrais, la soirée avec lui. 

Je m'y étais rendu un matin, sur son invitatior"»? 
pour déjeuner avec un savant étranger. Enthousiaste 
de son système, et tout en se faisant la barbe dans 
son cabinet, il me montrait, non sans orgueil, ud^ 
cinquantaine de bocaux renfermant tous des phé- 
nomènes plus ou moins curieux, lorsque le domes- 
tique lui remit une carte; il la prit et lut à haute 
voix : 

— « Chaix-d'Est-Ange ! » Qu'est-ce que cela?dil- 
il entre ses dents. 

— Un des avocats les plus célèbres de Paris ! lui 
soufflai-je à demi-voix. 

— Un avocat ! Que me veut— il ? Je n'ai pas de 
procès, moi. 

— Il vient vous faire un cadeau ! ajouta sur le 
même ton le domestique. 

Absorbé par son idée fixe, M. Geoffroy pensa que 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 137 

le Cicéron parisien lui apportait quelque phéno- 
mène, et il donna Tordre d'ouvrir une porte qu'on 
ne forçait pas facilement. Quelques minutes après, 
M. Chaix-d*Est-Ange, tenant en laisse une jeune 
lionne, entrait dans le cabinet. A la vue de la fille 
<le l'Atlas et de son conducteur, M. Geoffroy Saint- 
Bilaire, désappointé, laissa échapper une exclama- 
tion de colère. Ce cri, son geste et cette figure 
barbouillée de savon et véritablement hétéroclite 
<Jans son expression menaçante, firent peur à la 
%ne, qui, échappant à l'avocat, se mit à bondir 
^ans le cabinet, renversant chaises, fauteuils, et, 
^hose bien plus grave, jusqu'aux bocaux des phé- 
nomènes. Il fallait voir et entendre M. Geoffroy! 
^'ant à lue-tête, ce qui redoublait l'effarement de 
'a lionne, il accablait Chaix-d'Est-Ange d'invec- 
Wves, l'appelait imbécile, animal, assassin, et cou- 
itiit sur lui le rasoir levé, en poussant des hurle- 
ments de douleur toutes les fois qu'un bocal cassé 
roulait à terre avec son phénomène. L'auteur du 
désastre, abasourdi, ahuri, prit la fuite. J'ouvris 
enfin une croisée où s'élança la lionne, et le déjeu- 
ner fut remis ; car ce dégât inattendu faiillit amener 
une attaque et abréger les jours du grand physiolo- 
giste. 

Il y avait peu de jours que cette scène s'était 
passée et j'en riais encore, lorsque le marquis de 
Custines, en grand équipage, vint m'ajJporter une 
lettre de madame Ancelot, De toutes nos femmes 

8. 



I 



138 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

de lettres, celle-ci, par sa politesse et sa bonté, 
m'était la plus sympathique ) aussi je m'empressai 
de faire ce qu'elle me demandait. Il s'agissait de 
conduire mon noble confrère chez Gustave Planche, 
à qui, dans l'espoir d'un article à la Retme dex 
Dmcc-MondeSf il voulait offrir son ouvrage sur la 
Russie. 

J'étais lié avec Gustave Planche autant qu'on peut 
l'être avec un homme qui n'a qu'un cerveau 
et qu'un estomac. Mon intervention pouvait le 
blesser, car il était fort original et d'humeur peu 
facile. Je montai dans la voiture du marquis et fis 
arrêter à l'entrée de la rue des Cordiers. Planche 
habitait alots un de ces hôtels primitifs du quartier 
Latin, d'aspect misérable et de propreté plus que 
douteuse. Nous gravîmes un escalier dont la rampe 
était formée par une corde noire et grasse, et, par-* 
venus au troisième étage, je frappai. 
— Entrez I cria la voix calme de Planche* 
Un lit où il était couché, et une chaise sur la- 
quelle pendait son habit, son unique habit, jadis 
bronze et destitué de boutons, que remplaçait de 
temps en temps une ficelle, tel était l'ameublement de 
cette chambre sale et froide. Pendant que j'ouvrais 
la fenêtre pour épurer l'atmosphère, il me sembla que 
le riche marquis glissait un papier dans son livre. La 
présentation faite. Planche prit l'ouvrage et en par- 
courut quelques pages. En le feuilletant, ses doigts 
rencontrèrent uti billet de banque de mille francs. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 139 

-^ Ah I ah I dit-il en souriant, un faiiot I Voilà 
ua genre de papier peu connu sous ce toit ! 
Puisi devenant tout à coup sérieux s 

— Monsieur, dit-il au marquis de Custines, je ' 
•^eux croire à une bonne pensée inspirée sans doute 
^^T les splendeurs de mon appartement ; car, dans 
^ cas contraire, je vous aurais déjà prié de rega- 
^>^er la voie publique. Mais Thospitalité de la Reviiê 
^•6 Deux-Mondes est, comme celle des Écossais dans 
espéra de M. Scribe: Thospitalité s'y donne et ne se 
^iid jamais^ Reprenez le papier de M. Carat ; si 
^^tre ouvrage me plaît ou me parait de nature à 
^téresser le public, je ferai un article, sinon vous 
*>^ serez pour votre visite. J'ai l'honneur de vous 
^luer. 

k ne crois pas que Tàrtiole ait jamais paru. Je 
disais que Planche était un original : voici un trait 
(.tii peint au vrai, au naturel, den inneren Menschi 
'homme intérieur, comme disent les Allemands. 
Planche se présente un jour à la Revue et demande 
& son directeur une avance de deux cents francs. 
Ce fait inouï, car, malgré sa misère, Planche n'an- 
ticipait jamais sur la solde de ses articles, surprit 
Buloa. Planche s'en aperçut et dit 2 

— L'auteur de mes jours vient de décéder ; il 
faut m'équiper pour ses obsèques . 

Aussitôt Buloz, homme excellent sous son enve*»- 
loppe ua peu brusque, prend une voiture, conduit 
K)n rédacteur à la Belle Jardinière^ l'habille de noir 



I 



UO CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

de pied en cap, lui achète bottes et chapeau neufs, 
et Torphelin, mis comme un dandy, va rendre l&s 
derniers devoirs à son père. Le soir, il était au. 
foyer du Théâtre-Français, où son costume excitai t 
la surprise et Tadmiration des habitués. Merle, I^ 
feuilletoniste dramatique de la Quotidienne, prè^ 
duquel il avait pris place, crut devoir lui adressa Jf" 
quelques paroles de consolation et de sympathie - 

— Une cruelle journée, mon pauvre Planche î 
Je prends une part bien sincère à votre douleur. 

— Oui, répondit Planche Tœil à terre : le pèr^ 
Planche est mort, nous l'avons inhumé ; un mo»-^ 
sieur a fait un discours sur sa tombe... dix-sep^ 
fautes de français!... 

Ainsi, tandis qu'un ami célébrait les vertus do — 
mestiques et la science du pharmacien de la ra^ 
Gaumartin, au bord de cette fosse ouverte, le purist^^ 
primant le fils, comptait les fautes de grammaire i 

C'est peu de temps après cette singulière oraisoD 
funèbre qu'un autre journaliste de notre pays et de 
mes aftnis me mit en rapport avec Cormenin. Il 
venait d'obtenir un de ses grands triomphes de 
pamphlétaire. Sa lettre au duc de Nemours, et ses 
questions scandaleuses d'un jacobin avaient groupé 
vingtr-six voix de majorité dans une Chambre toute 
monarchique contre la dotation du second fils de 
Louis-Philippe. Pour célébrer ce succès vraiment 
inespéré et montrer sa reconnaissance aux polé- 
mistes qui l'avaient aidé dans la presse, il invita 



CINQUANTE ANS DE YIE LITTÉRAIRE i4i 

Briffaut à dîner et le pria d'amener un ou deux amis. 
•Je fus du nombre. Bon et spirituel écrivain, de toutes 
'es douces choses de la vie, Briffaut n'aimait que la 
table, les vins et les primeurs ; il était donc facile 
d'obtenir de lui un compte rendu, en prenant pour 
intermédiaire les Frères-Provençaux. Mais mal- 
heur! trois fois malheur à Técrivain assez riche 
pour payer sa gloire! Dans ce cas, l'indiscrétion 
gastronomique de Briffaut devenait effrayante. Je me 
souviendrai longtemps de cette mémorable soirée ! 
^i l'amphitryon eût osé, je voyais bien, aux regards 
<i^rtiour qu'il jetait en passant sur les galeries laté- 
l'aîes, que sa politesse ne l'aurait pas ruiné; mais 
^ï'iHaut ne l'entendait pas ainsi. S'emparant amica- 
^^ïïient de son bras pour lui ôter toute mauvaise 
^^utation, il se mit à l'entraîner vers le haut du 
Pîilais-Royal. Quand nous passâmes devant le café 
^orazza, l'auteur frémit ; mais, voyant Briffaut dou- 
bler le pas, une lueur d'espoir vint illuminer son 
visage. Bientôt son front parut radieux : Briffaut 
ne nous conduisait pas, en effet, il nous entraînait 
vers un restaurant à deux francs. Je me creusais la 
tête afin de comprendre cette énigme, mais elle ne 
tarda pas à m'être expliquée ; c'était un ami que 
Briffaut avait entrevu de loin et qu'il courait inviter. 
Un nuage passa sur les traits de l'auteur politique ; 
ii se résigna cependant, et allait s'arrêter devant le 
café de Londres^ mais Briffaut l'entraîna. L'amphi- 
tryon crut que nous voulions dîner chez Véfour, et 



i42 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

soupira ; mais il se trompait encore, Briflfaut nous 
conduisait aux Frères-Provençaux. Avant de mon- 
ter, il invita derechef deux personnes qui entraient 
au Palais-Royal. L'amphitryon était pâle comme ua 
mort ; mais sa pâleur et ses alaimes frappèrent tout 
le monde lorsqu'il entrevit mon confrère donner 
ses ordres aux garçons. Il avança une main timide 
vers la carte, Briffant s'en était déjà emparé. 

— Vous ne connaissez pas la maison ; laissez- 
moi faire, disait-il, nous aurons un dîner de 
princes. 

L'avare avait Tair si désespéré de son impra^ 
dence, qu'il aurait fait pitié à tout autre qu'ui^ 
gourmand; mais, sans s'inquiéter des grosse^ 
gouttes de sueur qui perlaient sur son front pàle^ 
Briffant écrivait lentement le menu, dont le détail 
couvrit deux feuilles de papier. 

— Nous ne mangerons jamais tout cela, ne put 
s'empêcher de s'écrier notre hôte d'une voix alté- 
rée. 

'— Allons donc ! reprit Briffant, ce n'est que le 
premier service. 

J'aurais voulu être peintre en ce moment-là, bien 
qu'il me paraisse impossiblé^ de donner une idée des 
grimaces, des contractions nerveuses, des tristes 
impressions qui bouleversaient cette figure. 

Ce fut bien pis au second service ; Briffant tenait 
parole et nous traitait comme des princes. Le luxe^ 
qu'on déploya fut si éblouissant, que tous les con^ 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 143 

• vives durent féliciter le Mécène : « Il fait bien les 
choses, » dit-on unanimement. A cet aveu, si 
doux pour Briffaut, Thôte restait sourd et les yeux 
fixés sur des pois verts (on était au commence- 
nient de février), il demandait avec instance à sou 
voisin ce que pouvait coûter ce plat. 

-^ Mais quelque chose comme dix louis, répondit 
'6 Voisin distrait. 

•-- Dix louis, monsieur Briffaut ! dix louis un 
seul plat! 

n fallut, pour ainsi dire, employer la force pour 
^e faire rasseoir: il voulait sortir, il se prétendait 
^^lade, et protestait par ses gémissements contre 
^^ gaieté générale, A partir du second service, 
notre gaieté devint de la folie, tandis que sa mau- 
^^Se humeur tournait à la rage, et ce contraste 
'oi'rïiait la scène la plus plaisante qu'on puisse 
''^^^iner. Jugez donc de son exaspération toujours 
'^^issante, en voyant arriver une superbe dinde 
"^flTée et les vins les plus rares, destinés à lui faire 
^ï>^iieur I On fut obligé, cette fois, de retirer la clef 
^ la porte, et je me suis bien étonné depuis qu'il 
^i t pas sauté par la fenêtre ; du reste, il y songea. 
^ tlîner continua sur ce pied jusqu'à trois heures 
^ matin. L'infortuné n'avait touché à rien, n'avait 
^ <iue de l'eau, et il était ivre, ivre de désespoir et 
^ fureur. On lui remit la carte pour lé calmer, ii 
^^amina quelques secondes, comme il aurait lu son 
"^-•^^t de mort, et, jetant sur la table un billet de 



J44 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

banque tout froissé, s'enfuit en laissant pour adieu 
à Briffaut un regard terrible ! 

Un mois plus tard, grâce à Tinitiative du mênae 
Briffaut, enfant du Périgord et grand partisan de 
Bertrand de Born, je fis connaissance avec David 
d'Angers. Mon travail sur Bertrand de Born était allé 
à son adresse, le public sérieux s'en occupa. Les 
sentiments patriotiques du Périgord se réveillèrent: 
on voulut rappeler à la génération présente cette 
grande figure de l'histoire, trop longtemps oubliée, et 
un comité, où devaient figurer des pairs, des députés, 
des notabilités de la Dordogne et l'illustre sculpteur», 
se forma spontanément à Paris pour élever une statu ^ 
à Bertrand de Born. 

Tous croyaient au succès, qui eût été certair^^ 
sans les divisions survenues dans le comité^ 
l'accord fut rompu et le projet ajourné à des temp 
meilleurs. 

Mon livre, tableau militaire poétique et cheva-' 
leresque du moyen- âge méridional, était une œuvre 
de transition. Commençant à me sentir assez mûr 
pour l'histoire, avant de l'aborder de front, j'y 
entrai par l'un des côtés les plus intéressants, à 
mon avis, et les moins connus: la langue du peuple 
dont je me proposais de retracer la vie. Mon travail, 
avec soin étudié sur la vieille langue de nos pères, 
fut terminé vers la fin de 1839. Admis au concours 
Volney, il n'obtint de l'Institut qu'une mentioa 
honorable. Sans me décourager, au lieu d'aban- 






CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIIIE 145 

donner la partie, je repris mon mémoire, le déve- 
loppant dans la mesure de mes forces et le com- 
plétant par de nouvelles recherches et des docu- 
Oients inédits, parmi lesquels je n'avais qu*à 
choisir, je le représentai au concours de Tannée 
sixîvante sous ce titre : 

'^ctbleau historique et littéraire de la langue parlée 
dans le Midi de la France et connue sous le 
nom de langue romano -provençale. 

Un concours est comme un procès. Là aussi, là 
sviTtout, il importe de voir ses juges. Ce soin que 
j*^.vais négligé, je le pris enfin, et je m'en applaudis 
ôxxcore; car je lui dus des connaissances précieuses 
^t; le meilleur de mes amis. La commission du prix 
Volney, qui est décerné par l'Institut entier, se com- 
posait, cette année, de MM. Flourens pour l'Académie 
^os sciences; Dupin, pour l'Académie française; 
*^einaud, pour celle des inscriptions, et Mérimée, 
pour l'académie des Beaux-arts. 

f^e premier que je visitai fut M. Flourens. Je 

trouvai un homme d'un facile abord, d'une politesse 

®^?Uise et d'une douceur de manières et de parole 

^i séduisait et charmait à la fois. Nous par- 

'^^^s pendant deux heures du pays natal, du Midi, 

® ^^ziers,de Montpellier, de leurs patois, des écri- 

^^iris qui les avaient employés dans leurs œuvres, 

®^' lorsque je sortis de son cabinet, la franche et 

9 



liG CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

cordiale paignée de main qui suivit ce long entre- 
tien, grava, comme au burin, dans mon cœur et 
pour toujours, Timage et le nom de ce savant et digne 
compatriote. 

Reinaud, l'orientaliste, que je vis ensuite, ne m^ 
fit pas moins bon accueil. Destiné d'abord à rÉglise ^ 
il avait été ravi aux autels par une belle et plan — 
tureuse Provençale, dont Tamour fut à, son insu - 
pour Reinaud, ardent patriote méridional, Tamou:* 
du pays. Il n'en avait pas oublié la langue, et c'es- 
dans cet organe, si cher aux enfants du soleil, qui 
nous discutâmes le fond et la forme de mon m^ — 
moire, aidés, de temps à autre, par la Provençales -» 
qui achevait d'une voix sonore dans la pièce à côt 
les chants dont nous avions commencé les pre — ■ 
miers vers. 

En quittant Reinaud, logé sous les combles (1 <? 
la Bibliothèque nationale, du côté de la rue Riche- 
lieu, je quittais plutôt un ami qu'un juge. 

Il n'en fut pas de même dans la grande maison, 
brûlée par les communards, qui formait le coin de 
la rue du Bac et de la rue de Lille. Introduit auprès 
de Mérimée, au moment de son déjeuner, que je voyais 
tout servi sur une petite table ronde auprès de la 
croisée, je voulus me retirer. Il me retint et, pré-, 
venant la question qui se formulait sur m( 
lèvres 2 

— Vous venez me demander si j'ai lu votre 
moire? je vous réponds d'avance avec franchise, n( 



'■^::. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE i47 

t cela {>ar la raison toute simple que je ne lis 
unais dans les concours que celui dont le sujet me 
lait. 

— Mais alors, monsieur, répliquai-je tranquillement, 
omment, ne connaissant pas les autres travaux, 
K)uvez-vous savoir quel est le meilleur et juger en 
K)nscience?... 

Cette répoA^e Tétonna. Il se tut un instant, puis 
reprit d'un ton insouciant : 

— Aux Allemands et aux Anglais la science ; les 
l^rançais n'ont que de Tesprit. 

— Vous êtes un exemple de la dernière partie de 
ette assertion ; mais je me permettrai de contester 
i première, attendu que, sur le terrain où je me 
ais placé, je défierais tous les érudits d'Allemagne, 
îême Dietz l 

Surtout Dietz de Bonn, car l'Institut qui s'engoue 

facilement des noms étrangers, a cru faire mer- 

îille en le nommant correspondant et s'est 

ompé. 

— Nieriez-vous donc sa compétence dans l'étude 
is langues romanes T 

^- Absolument! le livre qu'il a publié n'est qu'une 
:>pie des copies imparfaites et fautives de l'Arse- 
al, exécutées par de mauvais paléographes pour 
ainte-Palaye et qui diffèrent autant des manuscrits 
ue le soleil du clair de lune. 

— Quoi qu'il en soit, dit-il en se levant, j'aime le 
lord, et, sans allusion personnelle, peu IcMidi^ 



148 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

— Est-ce pour cela, répliquai-je en souriant, 
vous Tavez choisi pour y faire passer vos meillei 
compositions ? 

Il ne répondit rien. Ses lèvres minces se p 
seront et un double salut, froid et sec de son c< 
comme son talent et sa personne, et tant soit 
ironique du mien, s'échangea immédiatement 
ces paroles. 

De là, j'allai chez M. Dupin. Il demeurait 
Coq-Héron. La sonnette, agitée plusieurs fois, n 
tint pas d'abord de réponse. Bien informé par 
concierge, je continuai à carillonner. Des pas 
tentissent enfin sur le marbre de l'antichambre 
porte s'ouvre violemment et M. Dupin, en robe 
chambre grise, serrée par un double corder 
glands, et l'œil, de colère enflammé sous ses lui 
tes, apparaît tout à coup et me jette d'un air 
rieux ces trois mots : 

— Que voulez-vous ?... 

— Avoir l'honneur de parler à M. Dupin. 

— C'est moi; mais je n'ai pas le temps, vous 
viendrez une autre fois. 

— Monsieur, lui dis-jedu ton le plus respectuei 
ce n'est ni pour affaire judiciaire, ni pour affa 
politique que je me présente chez vous. 

— Que diable venez-vous y faire alors ? 

— Ma visite est pour l'académicien, membre d( 
commission du prix Volney. 

— Eh bien, ce rix, on le donnera 1 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 149 

— Je Tespère ; mais, comme il m'importerait assez 
qu'on me le donnât, à moi, j'ai pris la liberté de 
venir vous demander cinq minutes de votre temps 
si précieux, pour vous signaler un fait qui vous in- 
téressera, j'en suis certain. 

— Cinq minutes? 

— Pas davantage ! 

— Entrez et tenez parole ! 

En entrant dans son cabinet, je vis mon mémoire 
sur le bureau, je l'ouvris, et, tout en expliquant 
rapidement l'idée et le but du travail, j'appelai 
l'attention de M. Dupin sur un passage de nature à 
l'intéresser particulièrement. II venait, en effet, de 
publier un ouvrage sur Guy Coquille, un juriscon- 
sulte ancien du Nivernais. Or cet estimable légiste 
^vait trouvé, en son temps, la véritable origine de 
'ïosnoms de lieu en ac. Aussi, dès les premières 
l'gûes, M. Dupin dressa l'oreille et adoucissant sa 
physionomie, autant que le permettait la rudesse 
^6 ses traits taillés à coup de hache : 

— Monsieur Mary Lafon, me dit-il, je lirai votre 
Mémoire, et, si vous voulez me faire l'amitié de 
Venir mardi déjeuner avec moi, nous en reparlerons 
^ntre la poire et le fromage. 

On n'a pas besoin de demander si je fus exact 
^u rendez-vous ; j'y trouvai deux de ses collègues. 
Scribe et Jay, l'un des propriétaires du Constitution- 
rielj et, au dessert, M. Dupin me donna l'agréable 
issurance que mon mémoire semblait plaire à la 



i50 CII7QUÀNTE ANS BB VIE LITTÉRÀIRI 

commission. Quelques jours après, en effet, vxx 
billet de M. Flourens m'appelait au jardin des Plan- 
tes. Je m'y rendis avec empressement et reças 
là une communication à laquelle j'étais loin de 
m'attendre. 

— La Commission, me dit M. Flourens, a distingué 
deux mémoires : le vôtre en première ligne et 
celui de M. Tliommerel sur V anglo-saxon. Je crois 
que vous avez pour vous la majorité de mes collè- 
gues ; mais votre rival est patronné avec obstina-^ 
tion par Mérimée, et Villemain, pour des raisons do 
lui connues (ces mots soulignés par un sourire) 9 
tient vivement à ce qu'il ait le prix Volney. Dans 
cette situation, voilà ce que je suis chargé de voas 
proposer : Renoncez pour le moment à ce prix.» 
retirez votre mémoire et, en dédommagement, voa^ 
recevrez la croix d'honneur. 

Ma délibération ne fut pas longue. Je répondis â. 
M. Flourens, et c'était ma conviction sincère, qusy 
n'étant pas encore digne de cette distinction, je n^ 
consentirais jamais à l'accepter sans croire l'avoir 
méritée, et qu'elle ne serait, en aucun temps, le pris 
d'une capitulation de conscience ou d'un marché. 
M. Flourens, qui m'approuvait de tout son cœur, 
me serra la main, et je crus tout fini ; mais point. 
On employa une influence toute-puissante sur ma 
volonté et ce que j'avais refusé à Villemam, je 
l'accordai aux prières de lady. . . c'est-à-dire que je 
laissai donner une médaille au protégé d'une foule 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 151 

de gens, à condition que celle du prix porterait mon 
nom seul ce qui fut fait. 

Un an plus tard, les deux premiers volumes de 
l'Histoire du Midi étaient envoyés au concours 
Gobert. Nouvelle course au clocher des prix aca- 
démiques, dont je raconterai les péripéties, mais 
après une courte halte à TOdéon. 

Depuis que l'improvisateur Pradel, n'ayant pu réa- 
liser son emprunt forcé, m'avait rendu mon manus- 
crit des Pâques de la Reine, ce drame dormait avec 
d'autres ébauches dramatiques au fond de mes tiroirs. 
Ce n'est pas que le démonde la scène ne me fit sentir 
de temps en temps son aiguillon ; mais, absorbé par 
des travaux d'un autre genre, j'attendais, en soupi- 
rant, des jours meilleurs, je veux dire moins occupés. 
Ce moment, dix ans rêvé, vint lorsque je n'y son- 
geais guère, en 4842. Un homme de beaucoup 
d'esprit, d'Épagny, l'auteur de Luxe et Indigence 
^t de Dominique le possédé^ avait eu le courage de 
foiivrir l'Odéon. Il me connaissait et me demanda 
^î je voulais lui faire une pièce. Je lui proposai mes 
^ï*ois actes revus et sévèrement corrigés, et il me 
^onna lecture immédiatement. Me voilà donc 
devant le comité de lecture, composé en grande 
Partie de gens de lettres. Je commence ; mais, à la 
Seconde ou troisième scène, sur un signe du prési- 
dent, Hippolyte Bonnelier, un des membres de cet 
aréopage, s'offre obligeamment pour m'épargner 
cette fatigue, et, prenant le manuscrit, lit, fort bien 



152 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

du reste, à ma place. Le succès ne fut pas douteux : 
le comité me reçut par acclamation, et, à Tunanimité, 
demanda pour moi un tour de faveur que d'Épa- 
gny, présent à la lecture, se montra heureux d'ac- 
corder. 

Mais le sort de ce théâtre était alors aussi variable 
que le temps. On venait de distribuer les rôles 
lorsque d'Épagny se retira tout à coup. II eut 
pour successeur Lireux, un rédacteur de la Gazette 
des Théâtres. De souche normande et fils d'un 
spéculateur qui, en le dotant d'une activité auda- 
cieuse et de beaucoup d'esprit, avait cru inutile d€ 
lui donner un autre viatique, Auguste Lireux, 
pour percer la foule et s'ouvrir un chemin, possé- 
dait toutes les ressources, sauf la principale. E 
n'avait pas un sou vaillant quand il prit la direc 
lion de l'Odéon et son crédit était aussi creux qw 
sa caisse. C'est dans ces conditions, peu favorables 
on le voit, que furent montées les Pâqims de le 
Reine, que la censure débaptisa par respect pour U 
religion et appela le Maréchal de Montluc. S 
Scarron eût vécu en 1842, il aurait sûrement ajouta 
un chapitre à son roman comique. Il fallu i 
emprunter des toiles pour les décorations ; la veille 
de la représentation, impossible de trouver des 
meubles pour le salon de Catherine de Médicis : 
c'est le jour même, à midi seulement, qu'un tapis- 
sier du quartier consentit à les louer sous ma cau- 
tion. Quant aux costumes, ce fut bien autre chose: 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 153 

la reine seule avait des robes, mais Tingénue et 
la folle seraient venues en scène en chemise sans 
les magasins de location. Tant bien que mal, on 
avait équipé les hommes, à Texception d'une partie 
de la toilette indispensable aux courtisans, surtout 
du xvi« siècle. Nul de ces pauvres grands seigneurs 
Déportait de gants, et le maréchal de Montluc lui- 
même aurait montré ses mains un peu rouges au 
public si, gagné par sa bonne mine, le municipal 
de service ne lui avait prêté les siens. 

Comment réussir avec de pareils éléments?... Je 

croyais bien la pièce morte et enterrée d'avance. 

Sa propre force et Ténergie de ses jeunes interprè- 

^ la sauvèrent! Braves artistes! pleins de cou- 

^^ge, d'enthousiasme et de foi ! il fallait les voir 

^ous ces loques, entre ces toiles déchirées et 

^^vant ce public railleur et terrible alors des 

^les, porter leurs rôles fièrement et, comme 

*^^gnon, qui se révéla ce soir-là grand artiste, dans 

^^ peaUf comme il disait lui même, de Montluc, 

^mmander l'attention et faire naître l'émotion où 

^liraient éclaté les rires. 

Au sortir de cette épreuve violente, je sentis un 
^mer regret et une sourde colère contre la Comédie- 
française. Si ma pièce, en cflfet, dans des conditions 
semblables, avait pu toucher le port, quel succès 
n'aurais-je pas obtenu sur la scène et avec les 
grands artistes de la rue Richelieu ! un de ceux- 
là, et des meilleurs, partageait mon sentiment; car, 

9. 



ÏM CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

pendant toute la représentation, Beauvalet ne ces- 
sait de dire dans sa loge : 

— Cette pièce est de chez nous. Les imbéciles, 
pourquoi la lâcher ! Le beau, le magnifique rôle 
que j'aurais eu là!... 

Si j'avais échoué, du reste, j'avais, pour mecoa— 
soler, deux illustres suffrages, celui de Victor Hugo, 
qui avait toujours donné le signal dés afiplaiidiè— 
sements, soutenant de sa grande autorité le drâriife 
qu'une réaction acharnée battait déjà en brècho, 
et celui de Balzac, dont on répétait, sur là mênae 
scène, les Ressources de Quinola, et qui me dit eti 
me serrant la main : 

— Lafon, je me contenterais bien de cette relis- 
site. 

Il disait vrai, sans le croire. Malgré, en effet, son 
immense talent, les Ressources de Quinola ressem- 
blèrent beaucoup trop à celles de Lireux, et ne 
remplirent pas la caisse du théâtre. L'auteur seul 
fit grande recette, le premier jour ; mais ce fut un 
peu en usant de la morale de Vautrin. Il avait 
vendu d'avance ses billets à Porcher. Avant la 
représentation, il s'installa dans un cabinet de 
Duval, le célèbre Ramponneau du coin de la rue 
Racine et dit au garçon : 

— Va me chercher tout ce qui a figure de mar- 
chand de billets. 

Il lui en vint de tous les faciès et de tous les 
costumes; il leur vendit comptant un millier de 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 155 

billets, si bien qu'on peut juger du désordre, du 
vacarme et des réclamations qui éclatèrent à Tou- 
verture des portes quand deux ou trois porteurs 
de biflets se présentaient pour chaque place. Le 
trouble qui en résulta fut fatal à la comédie. 

Après la grande pièce, la petite. Celle-ci qu'on 
représente d'abord, se joua la dernière chez moi 
quelques jours après l'apparition de Montluc. Je 
demeurais alors rue des Saints-Pères, au n® 12. Un 
Pïatin, je vis entrer chez moi Hippolyte Bonnelier, 
^on lecteur ^du comité de l'Odéon : il venait me 
demander à déjeuner, je l'accueillis gracieusement 
^t le traitai en conséquence. Il se montra très sa- 
^^sfait et fut d'une gaieté charmante jusqu'à la fin. 
%is, le café pris et les liqueurs savamment dégus- 
tées, son front s'assombrit tout à coup, ses traits 
exprimèrent une profonde tristesse, et il me dît avec 
des larmes dans la voix : 

— Mon cher confrère, vous voyez en moi un 
liomme bien malheureux! 

— Bah!... Que vous arrive-t-il donc?.. 

— Ma femme, un ange, le seul amour de ma vie, 
se trouve en danger de mort si on ne se hâte pus 
de pratiquer une opération difficile et des plus 
urgentes. 

— Eh bien, il faut la faire tout de suite ! 

— C'est mon ardent désir, hélas!.. Mais je suis 
pauvre et le chirurgien exigeant. 

— Que vous demande-t-il? 



156 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIKB 

— Trois cents francs!... 
Cette requête, autant que sa douleur subite, m'to^ 

spira des soupçons; l'ombre de Timprovisateur ^^ 
dressa derrière mon hôte, et, flairant quelque toi^^ 
pareil je pris mon parti sur-le-champ. 

— Aujourd'hui, lui dis-je, il m'est impossible 
vous donner plus de cent francs, mais revenez aprè 
demain et vous aurez le reste. 

Il se saisit vivement des cinq louis, m'appela, toiE 
jours en larmoyant, son sauveur et celui de 5- 
femme, et partit comme un cerf. 

J'avais à mon service un garçon du pays, intcl 
ligent et vif: lui mettant vingt francs dans l 
main ; 

— Joseph! lui dis-je, prends ta veste, cour 
après ce monsieur et ne le quitte qu'à minuit, j 
veux savoir ce qu'il va faire. 

Je parlais encore, que mon garçon descendait le 
marches quatre à quatre. Il rentra tard, à une heur 
et demie du matin. 

— Eh bien, mon homme?... 

— Monsieur, je l'ai suivi pas à pas. En sorlan * 
de cliez vous, il est allé aux Tuileries. Là, il 
rencontré deux dames, s'est promené quelque temp^ 
avec elles ; puis ils sont allés tous les trois prendra 
le chemin de fer. 

— Quel chemin de fer? 

— Celui de la rive droite. 

— Bon! ensuite?... 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 157 

— Ils sont descendus à Saint-Cloud. On s'est 
promené dans le parc jusqu'à cinq heures. 

— Et après la promenade? 

— • Le monsieur a mené ces dames à la Tête- 
Nozre. 

— Le dîner a été long ? 

Vous pouvez le dire ! je les guignais de la 

petite auberge à côté, et ils m'ont fait attendre jus- 
qu'à huit heures. 

- — Puis?... 

— Us ont pris un fiacre qui revenait à vide et 

Sft sont fait conduire au bois de Boulogne. Le co- 

cheT m'a laissé monter sur le siège avec lui pour 

^^ franc et nous sommes restés dans le bois jus- 

?^*à près de minuit. Ces dames ont pris des bis- 

^^its et du Champagne dans un restaurant, ensuite 

^^ est revenu à Paris. Le monsieur a quitté la 

^^ilure devant un café vis-à-vis de Téfflise de la 
If 
^^eleine ; on a bu des glaces et ensuite ils sont 

*^s se coucher probablement, dans une maison 

^ la rue du Helder. 

^-— C'est bien! va en l'aire autant. 

^ixé dès lors sur le compte du personnage, je 

attendis le surlendemain; il fut exact. En Tenten- 

^Yit, je mis en évidence de l'or et des billets de 

^nque sur lesquels se portèrent aussitôt ses re- 

^^rds ardents, et, tout en feignant de les compter: 

— Eh bien ! dis-je, l'opération? 

— Elle a parfaitement réussi!... 



i^8 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 

— Grâce à Tair de Saînt-Cloud et du bois éLe 
Boulogne ! 

— Que voulez-vous dire?.. 

— Je veux dire, monsieur Bonnelier, qu'avant- 
hier, je vous ai prêté ou donné très probablement 
une petite somme de cent francs, mais qu'aujour- 
d'hui je ne suis pas disposé à la doubler pour vous 
envoyer dîner à la Tête-Noire. 

Il sortit atterré, plié en deux et je ne le revi^ 
plus que sur les planches de TOdéon, où il eut uXi 
jour ridée de jouer le rôle d'Orosmane. Cette ten — 
tative dramatique n'eut pas plus de succès qa^ 
celle de Pontoise, où, pour suppléer le curé refu^^ 
sant son ministère, il avait quitté son costume d^ 
sous-préfet, revêtu Thabit ecclésiastique et béni lui -^ 
même les drapeaux de la garde nationale; à TOdéon -y 
il fut sifflé et destitué à Pontoise. 

De ce bohème, auteur de quelques romans ^^ 
gendre de François de Neufchâteau, ancien ministr^^ 
de rintérieur, aux écrivains que j'allais visiter, il ^ 
avait, pour la vie, Thonorabilité et le nom, un véri- 
table abîme. 



VIII 



CiE Vieille Académie dont je vais esquisser les 
ï'traits les plus saillants, représentait à un degré 
périeur Tamour et la dignité des lettres. Mais, 
"xnée d'hommes appartenant à deux générations, 
^ offrait quelques types de Tancienne, un peu 
"^nges aux yeux de la nouvelle. Ainsi le premier 
^ je visitai, M. Briffant m'étonna d'abord. Intro- 
it dans un entresol de la rue du Bac, où régnait 
^ atmosphère saturée de musc et de bergamote, 

fus reçu par un vieillard en douillette de soie 
<3e, coiffé d'un béguin de dentelles que serrait 
^ le front un ruban rose. Il écrivait à une petite 
^le, et, montrant de la main un fauteuil, me pria 
attendre quelques instants. A la forme des lignes 

à leur espacement, je vis quel était ce travail et 

«cusai d'être venu troubler sa veine poétique. 

— Vous avez raison, me dit M. Briffant avec 



i 



160 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

complaisance, ce sont, en effet, des vers ; mais vous 
ne m'avez ni troublé, ni dérangé même; car c'est fini. 

— Si je ne craignais d'être indiscret... dis-je en 
regardant le papier qu'il parsemait de poudre d or. 

— Vous désireriez les connaître ? Écoutez, jeune 
homme; c'est mon œuvre quotidienne, quatre vers 
tous les matins que j'envoie à mes amies. 

Et M. Briffant, mettant ses lunettes, me lut ce 
madrigal, écrit sur un velin à vignettes : 

Cette saison dont le front se couronne 
De tendres fleurs et de fruits excellents, 
Tu la connais, belle Églé, c'est l'automne 
Qu'en te voyant je préfère au printemps. 

— Églé, ajouta-t-il d'un air heureux, c'est la du^ 
chesse de *** ; elle compte dix lustres, mais soi^ 
visage et son esprit^n'en ont que cinq. 

— Alors, dis-je audacieusement, elle sera contenta ^ 
car votre madigal eût été signé par Boufflers. 

Cet éloge ne déplut pas au classique académi^^ 
cien ; un air de douce bienveillance répandu sur s 
traits m'annonça une déclaration favorable. EU 
m'arriva aussitôt d'une façon aussi surprenant 
qu'inattendue. 

— Êtes-vous marié ? me demanda M. Briffant 
brûle-pourpoint. Non, je le vois ; eh bien, rao 
jeune ami^ si vous me promettez de renoncer a*^ 
célibat, vous aurez ma voix. 

Une promesse de cette nature, valant tout just^ 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE i6i 

3i]let à La Châtre, ne coûtait rien, et enchanta 
Briffant ; il tint parole et moi aussi... quinze ans 
es. 

>e la rue du Bac, je me rendis dans celle des 
►is-Frères, où logeait M. de Jouy. L'auteur de 
''mite en province et de l'Ermite de la Chaussée- 
ntin, me reçut comme un fils. Ma petite scène 
c Taylor lui était restée dans le cœur ; j*étais 
îment confus de Testime et de Tamitié dont 
lonorait ce digne et beau vieillard. 11 fallut 
tager son déjeuner en compagnie de sa fille et 
M. de Norvins, son gendre» et emporter, avec 

cordiales poignées de main, une chaude recom- 
ndation pour son ami Jay. 
ielui-ci, je le trouvai au ConstitutionneL C'était 

petit homme, d'une figure intelligente et calme; 
\lt le billet de Jouy et me tendit la main : 

— Je vous reconnais, dit-il avec bienveillance; 
it vous qui avez défendu mon ami au Théâtre- 
Lnçais ; j'étais au foyer, et je devinai non sans 
isir à la chaleur de votre intervention, que nous 
:Dns compatriotes. 

— Vous êtes du Midi ?. . . 

— Oui, des environs de Bordeaux. Flourens 
avait déjà parlé de votre histoire, qui est la nôtre, 

vous pouvez compter sur moi. 

— Puisse, lui dis-je en me retirant, une occasion 
Ifrir de vous prouver ma reconnaissance pour vos 
Toles et voire bon accueil ! 



1 



162 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Il prit un air malin et répondit : 

— Vous le pourriez si vous vouliez tout de suit0 - 

— Comment cela ? 

— Eh coupant cette vilaine barbe de bouc qui voi*- § 
défigure et vous range, en apparence, parmi l^s^^s 
insulteurs de ftacine et de Voltaire. 

Là, le terrain était glissant. J'en sortis avec m 
plaisanterie et gardai ma barbe, sans perdre Yi 
mitié de Texcellent compatriote. 

En me traçant mon itinéraire académique, M.Floi 
rens avait mis en note ; « Voir surtout Royeir- 
CoUard », mais s'attendre à un coup de boutoir. 

La note ne m'effraya pas ; peu endurant de ca- 
ractère : 

— S'il est trop piquant, me disais-je en gravis- 
sant la rue d'Enfer, il sera piqué ! 

Facilement reçu par ce grand prêtre de la doc- 
trine dont l'air grave et la réputation inspiraient 
le respect, je lui demandai d'une voix timide s'il 
avait lu mon Histoire, que je voyais parmi un 
millier de volumes brochés, sur une table ronde. 

Se tournant alors majestueusement vers moi : 

— Monsieur, me dit Royer-Collard, d'un ton 
d'augure, depuis dix ans, je ne lis rien ! 

— Alors, répliquai-je, en regardant les livres 
épars sur la table vous devez être bien au courant ! 

Il bondit sous ce coup de pointe, prit un de mes 
volumes, l'ouvrit, et, le hasard l'ayant fait tomber 
sur le panégyrique de Pacatus, il le lut, sans qu'un 



CINQUANTE AN.S DE VIE LITTÉRAIRE 463 

muscle de son visage bougeât, d'un bout à l'autre ; 
j'attendais anxieux et Témoi au cœur. Lorsqu'il eut 

fiai : 

— Qui a traduit cette pièce ?.,. 

— Moi, monsieur. 

*^ — Elle est magnifique et sa traduction vous fait 
honneur, Monsieur (et appuyant sur ces mots), je 
lirai votre livre, et j'en dirai mon sentiment à 
l'Académie. 

Je me retirai enchanté et courus de là chez Du- 
Paty. L'auteur des Voitures versées habitait rue de 
La Tour-d'Auvergne un logement charmant précédé 
d'un petit parterre. C'est au milieu des fleurs que 
^ bon vieillard, mis encore, malgré ses cheveux 
^l^^tics, avec la propreté coquette du Directoire, me 
^ÇUt sur un banc de gazon, comme une connais- 
^lice de vingt ans. Après que je lui eus exposé le 
^^t de ma visite, il répondit en me prenant la 

*-— Écoutez, mon ami, vous me parlez là d'une his- 
^Jre ; je n'aime pas les livres sérieux. Avez-vous 
^^it des vers ? 

— Oui, monsieur, j'en ai même publié un volume. 

— Le titre ? 

— . Sylvio et le Boudoir, 

— Fort bien ; pouvez-vous m'en réciter quelques 
fragments ? 

J'en retrouvai, dans ma mémoire, quelques pièces 
légères, mais sans conquérir mon auditeur. Il écou- 



164 CrNQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

tait d'un air poli et attentif, mais froid. En déses*— 
poir de cause, je dis la pièce intitulée : Ma mèr^ , 
et je dus y mettre de Tâme , car M. Dupaty, tournai», 't 
tout d'un coup versmoisonvisage baigné de larmes :, 
me prit les mains, et les serrant énergiquement : 

— Mon ami, vous avez ma voix, descendez ch^^ 
Scribe et annoncez-lui ma visite pour vous; puis 
ensuite allez voir Etienne. 

Je trouvai Scribe dans cette espèce de cage vitrée 
qui surplombe la rue Olivier; il n'aimait pas fes 
journalistes et me gardait personnellement rancua^ 
de quelques articles aussitôt oubliés que paru^^ 
que j'avais laissés tomber au hasard de la pluia^ 
dans le Corsaire, le Dandy et la Gazette des TheS^ ' 
très. Je n'étais donc pas très rassuré sur ses dispc^-* 
sitions, lorsque, fronçant ses gros sourcils noirs qt»- ^ 
lui donnaient un faux air de Molière : 

— Non, cher confrère, je ne lirai pas votre ouvrage?^ -» 
parce que je n'ai pas le temps ; mais Nodier, qi^ * 
le connaît, m'en a parlé jeudi dernier à l'Académï ^ 
et, sur le bien qu'il m'en a dit, je voterai pour vou^ - 
Adieu donc l Bon espoir ! et allez voir Etienne ! 

— Oui, me dit M. Flourens, à qui je communiquât* 
ce double conseil, c'est essentiel. On ne peut patS 
regarder mon cher collègue comme un homm^ 
méchant ; mais il n'est pas précisément bon et a 
surtout des préventions violentes contre les jeunes 
écrivains, en général, et ceux de la nouvelle école, 
en particulier. Tenez-vous beaucoup à votre barbe? 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 165 

— Encore ma barbe ! Ma foi ! j'y tiens plus qu'à la 
voix de M. Etienne ! 

— Essayez! 

Un jeudi matin, m'armant de sang-froid et de 
résolution, j'allai sonner rue de Grammont, à la 
porte de M. Etienne. On m'introduit. Je vois un 
vieillard, grand, sec, et dont le visage, aussi gris 
de teint que ses cheveux, n'exprimait pas la bien- 
veillance. A la demande que je formulai respectueu- 
sement, s'il avait lu mon livre : 

— Non, Monsieur, me répondit-il sèchement, et je 
De le lirai pas. 

— Puis-je savoir pourquoi, monsieur? 

— Parce que je tiens peu à connaître V Histoire 
^^i^gieuse du Midi, 

— Pardon, monsieur, ce n'est qu'une partie du 
^^^^^y il y a aussi : politique et littéraire. 

'-^ Et RELIGIEUSE, TCprit-il en insistant sur ce mot. 
"■-— Croyez-vous donc qu'on puisse faire l'histoire 
^ Un peuple sans parler de sa religion ? 

— Parfaitement! 

• — Voltaire, sans doute, ne partageait pas votre 
^Vis, car il en a, lui, trop parlé. 

— C'est naturel ; vous êtes contre Voltaire? 

— Toutes les fois qu'il ment, c'est-à-dire, ou à 
peu près, toutes les fois qu'il écrit. 

— Monsieur, répliqua Etienne en se levant, Toeil 
dur et la joue enflammée : ce sont les Jésuites qui 
parlent ainsi 1 



166 CIMQpAMtB ANS DB VlB LITTÉRAIRB 

— Non, monsieur, ce sont les historiens de bonne 
foi, les chercheurs sans parti pris, les apôtres de 
la vérité ! 

— Les Jésuites, répéta-t-ii en ricanant. 

— Vous semblez leur en vouloir beaucoup, dis-je, 
à ces Compagnons de Jésus ? 

— Je les exècre!... 

— A tort, ce me semble ; car ils n*ont pas nui à 
votre gloire! 

— Conaxa! s*écria-t-il furieux, écumant, hoi*s de 
lui-même, Conaxa!... 

Je sortis en riant sur ce mot cruel pour son or* 
gueil ; car il lui rappelait ce qu'on n'avait iér 
couveyt qu'après le succès de sa comédie des Deiioc 
Gendres, à savoir qu'il avait pris le sujet, les 
caractères et même parfois les vers de son prétendu 
chef-d'œuvre dans la pièce d'un Jésuite. 

Ceux que j'allai voir ensuite me dédommagèrent 
amplement de ce mauvais accueil. Citons d'abord 
le traducteur d'Ossian et du Tasse. Baour-Lormian^ 
un fils de Toulouse, transplanté depuis des années 
sur les bords de la Seine, me prouva, par une 
réception pleine de sympathie et de cordialité, 
qu'il n'avait oublié ni le Tarn ni la Garonne. Re- 
tiré aux Batignolles, dans un modeste appartement 
de la rue des Dames, ce grand et vigoureux vieil- 
lard avait perdu la vue, mais non l'énergie et la 
verve méridionales. Gai comme un pinson, malgré 
l'âge et la cécité, et consolé de tout par la muse, il se 



-il 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 167 

Qontrapour son jeune confrère d'une bonté et d'une 
mabilité dont je lui serai toujours reconnaissant. 
Autant j'en dirai de M. Mignet, un des hommes 
ue j'aime, que j'estime et honore le plus parmi 
Bux de mon temps; de M. Flourens, ami véritable; 
e Nodier, rare, délicieux esprit et cœur d'or ; de 
•allanche enfin, bon comme le pain, naïf comme 
û enfant, qui n'ignorait rien que son mérite. 
étais très lié avec Viennet, que j'avais connu chez 
ocelot, mais il n'avait ni l'esprit, ni le caractère 
^c et solide de son hôte. Paysan madré, faux, 
fehantdans le fond, Viennet jouait au paysan du 
ïnube pour exhaler sa mauvaise humeur et l'or- 
i^il qui le dévorait. Personne ne pouvait compter 
* lui, car, dans sa médiocrité jalouse, il enviait, 
'hirait tout ce qui lui était supérieur. 
-es amis d'Augustin Thierry voulant fermement, 
quoi je ne les blâmais pas, qu'il conservât le 
5^ Gobert toute sa vie, un accord s'était fait 
f e eux et mes partisans pour retirer mon livre 
ce concours et le porter à celui des prix Mon- 
Q. Mais, ici, nouvel et sérieux obstacle. Un 
Upe d'illustres, Cousin, Tocqueville, auquel 
ait joint Villemain, s'opposait à ce que l'histoire 
ticipât aux récompenses fondées par M. Monlyon, 
lemain, toujours en assez mauvaise disposition 
ir moi, depuis l'incident Thommerel, ne voulait 
1 entendre à cet égard, et Cousin y mettait un 
larnement fort peu académique. 



I 



168 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

— Qu*avez-vous fait à Cousin, me dit un 
M. Floiirens? il vous attaque avec une persisi 
et une âpreté extraordinaires. 

— Lui? 

— C'est au point que Ballanche, cet agneau de 
baye-aux-Bois et son ami, s'en est indigné à la der 
séance. Il faut qu'il ait quelque chose contre v< 

— Il craint peut-être, dis-je en riant, que , 
courtise madame Collet, ou bien il m'aura vu 
Sinner et suppose que je sais qui a fait sa tn 
tion de Platon. Mais, je vous remercie, j'in 
faire une visite. 

Le lendemain, armé de mon Histoire^ je coui 
la Sorbonne, où ce grand sinécuriste était 
gratuitement. Un petit escalier gravi, je sonne 
tement et qui vient m'ouvrir? le philosophe 
même en manches de chemise. 

— M. Cousin ? 

— Il n'y est pas ! 

— J'en suis fâché, car je tiens essentielle 
à le rencontrer; mais vous êtes, sans doute 
domestique et ce sera la même chose : voi 
direz, et je le regardais dans les yeux, que M. 
Lafon est venu pour lui apporter ce livre, qu' 
pas lu, et dont il se permet, m'a-t-on di 
faire une critique acerbe. Comme ce procéc 
le fait d'un faquin, vous lui direz, je vous 
que, s'il continue, je reviendrai le voir ou l'f 
are, mais, cette fois, avec ma canne ! 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 160 

En formulant cette déclaration, j'étais à dix 
itimètres de Thomme, collé au mur et qui ne 
iigeait pas. Sur un regard, dont Fexpression 
tait pas équivoque, il prit l'ouvrage, ferma 
cipitamment la porte et se le tint pour dit ; car, 
jour de la décision prise à la majorité de 29 
i sur 33 volants, il ne manifesta son opposition 
en tirant Ballanche par sa redingote pour To- 
[er à s'asseoir ; celui-ci, indigné, riposta par un 
p de poing, en murmurant, sa grosse joue 
5 gonflée encore : 

- Il voulait m'empêcber de voter pour mon 

I 



orce fut dons à M. Villemain de s'exécuter; il 
ît en ces termes, dans la séance publique : 
Malgré la restriction qu'elle s'est imposée à 
même, l'Académie a continué d'étendre Vappel 
^reux de M. de Montyon à des ouvrages de 
le et de destination très diverses et rappro- 
i seulement par ce caractère d'utilité qui vient 
^ent plutôt de l'auteur que du sujet. A ce titre, 
livre d'histoire lui a paru digne d'un encoura- 
ent spécial. C'est Y Histoire politique, religieuse 
■téraire du Midi de la France, depuis les temps 
)lus reculés jusqu'à nos jours. De belles cita- 
1 et d'heureux souvenirs, empruntés à Tarchéo- 
: et à cette poésie provençale, court et brillant 
ide de la civilisation moderne, jettent un inlé- 
•articulier sur cet ouvrage. M. Mary Lafon se 

10 



170 CINQUANTE ANS DE VIE LiTTÊRAtRB 

sert avec goût du moyen âge ; il n'en abuse pas, 
et, lorsqu'il approche de la lumière des temps 
modernes, il peint avec chaleur et vérité le progrès 
de ces belles provinces du Midi et leur rapide 
union à la patrie française *. » 

Toutes les choses de la vie ont un envers co- 
mique. J'en eus la preuve le jour même de mon succès. 

Parmi les académiciens qui m'étaient le plus 
favorables, j'ai négligé de parler de M. Tissot. 
C'était un petit vieillard que ses cheveux blancs 
semblaient rendre vénérable. Il occupait, au Collège 
de France, la chaire de poésie latine, où il par- 
lait, d'une voix larmoyante, beaucoup moins de Vir- 
gile que de Béranger. Je l'avais vu deux ou trois 
fois chez Dupaty et m'étonnais, en mon particu- 
lier, du zèle ardent qu'il déployait en ma faveui'. 

Comme on est injuste, me disais-je quelquefois. 
Voilà un homme dont la réputation n'exhale pas 
un parfum de vertu et qui se met en quatre pour 
quelqu'un qu'il connaît à peine. J'étais dans 
l'admiration de ce dévouement, si rare en nolr(* 
siècle d'égoïsmC; lorsque, le jour du vote, M. Tissot 
accourt chez moi, monte vivement^ et, entrant tout 
haletant et radieux dans mon cabinet : 

— Enfin ! nous avons triomphé ! 29 voix, mon 
ami, et le prix 1 

1. Rapport de M. Villemain, secrétaire perpétuel de l'Aca- 
démie française^ sur les concours de 1843. Recueil de discours, 
rapports et précis divers, 2« partie, p. 1045. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 171 

J'allais me jeter dans ses bras, qu'il paraissait 
ouvrir après avoir larmoyé ces paroles; il ne m'en 
doDDa pas le temps. 

— Mqn jeune ami, dit-il très vite, je ne dois 
pas vous dissimuler que c'est à moi que vous devez 
votre victoire. Or un service en vaut un autre, et 
je Tiens vous prier de me prêter quinze cents 
francs. Un mot pour Pingard suffira. 

A cette proposition, brève comme un coup d'es* 
copette, je vis que l'opinion ne se trompait pas au- 
tant que je l'avais pensé, le zèle de mon homme se 
dévoilant en même temps, puisque c'était pour lui 
qu'il croyait travailler en me soutenant. Je résolus 
de ne pas être sa dupe. Prenant un air tout at- 
tristé : 

■^Avec quel plaisir, lui dis-je, je ferais ce que 
vous me demandez ; mais, malheureusement ! cela 
^'est impossible. 

— Pourquoi donc ? 

— C'est une confidence que je livre à votre ami- 
tié et à* voire discrétion... J'ai des dettes, une sur- 
ent très menaçante, et je compte sur cet argent 
)our m'en débarrasser. 

— Est-ce qu'on vous poursuit ? 

'— Oui, sans pitié, au tribunal de commerce. 

— Comment s'appelle l'agréé? 

J'en nommai un, charmant garçon que je ren- 
)ntrais les samedis chez un syndic de mon pays. 

— Martinet! s'écria-t-il, je le connais et je vais lui 



172 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉHAI 

demander du temps. Attendez-moi ici, j 
dans une demi-beure. 

Mon appartement delà me des Saints-Pi 
deux escaliers. Tandis que Tissot prenait 1 
je descendis rapidement par celui de servia 
rus me jeter dans un fiacre rue Taranne ei 
en quelques minutes chez Martinet, qui c 
rue Neuve-Vivienne. Mis au fait en deux m 
promit son aide en riant, et, pendant que 
par une porte, Tissot entrait par Fautre. J'è 
moment son discours, il avait des accents 
thétiquc à toucher un huissier. Sachant qi 
ne céderait pas, je regagnai mon cabinet, 
quarts d'heure plus tard, Tissot rentra fui 

— Eh bien. Martinet? 

— Il ne veut rien entendre ! je lui ai < 
caution, je me suis humilié, mis à geno 
vous, comme si je chantais! gommela-t- 
jetant sur le canapé. 

Là, il laissa éclater son désappointement 
suite, sa rage contre moi. 

— Je le croyais un jeune homme sage 
en position de rendre un service dans Te 
point : c'est criblé de dettes ! 

Promenant alors dans Tappartemcnt so 
irrité : 

— Des tapis, des meubles en bois de i 
tableaux, dés reliures de luxe ; pourquoi t( 
je me le demande ? 



CINQUANTE ANS DE VIE, LITTÉRAIRE 173 

— Pour l'huissier de Martinet ! dis-je gaiement, 
car sa colère m'amusait. 

•^ Et moi qui ai fait ce que j'ai pu ! murmurait- 
il d'un air désolé, si j'avais su ! 

Jeluioftis, pour le calmer, un verre d'eau sucrée; 
mais sans me répondre, sans même tourner la tête, 
il partit en maudissant la jeunesse et ses dissipa-* 
tions. 

Hâtons-nous d'ajouter que Tissot était une 
exception dans l'Académie, comme la personnalité 
^ue je vais citer, le fut dans la presse. 

Le troisième volume de mon Histoire du Midi 
terminé, je l'avais envoyé, en compagnie des deux 
Pï'einiers, à l'Académie des inscriptions et belles- 
'ôttres. M. Vitet, rapporteur de la commission du 
P^Jx Gobert, après avoir bien voulu constater que 
^^tait un ouvrage d*une lecture agréable et facile, et 
9^z avait exigé d'immenses recherches , trouva bon, 
P^Ur favoriser un ami, de m'attaquer sur deux 
Points de grande importance aux yeux de l'Académie: 
'^^ sentiments des populations méridionales au 
^"^1® siècle à Fégard des Anglais, et l'influence 
^Miraculeuse de Jeanne d'Arc, que je niais par rap- 
port au Midi . Je répondis à ce rapport, pièces en 
^ains, de façon à dégoûter le Qiiinte-Curce en plâ- 
^fe de la coterie Mérimée de se hasarder de nou- 
veau sur le terrain historique. 

Ma lettre à M. Guigniaut, secrétaire perpétuel de 
l'Académie des inscriptions, fit du bruit, et M. Ar- 

10. 



174 CINQUANTE A.NS DE VIE LITTÉRAIRE 

maud Berlin que je rencontrai un soir à TOpéi 
me dit de lui envoyer mon livre et qu'il e 
ferait rendre compte. 

Je le lui apportai moi-même, et lui dis qi 
Philarète Chasles m'avait proposé de faire Tarticle . 
M. Berlin secoua la tête, et me conseilla de choisir 
un autre rédacteur. Bien que Chasles me fût par- 
faitement connu comme un homme d'une verve 
intarissable, d'un esprit éblouissant de saillies, 
mais un peu léger de probité et de conscience, 
ayant promis je persistai, et M. Berlin lui donna 
le livre. 

Assez longtemps après, à l'apparition du qua- 
trième volume, je reçus le présent billet ; 

« Mais je n'ai pas ce quatrième volume, cher et 

brillant savant ! Envoyez-le-moi donc, je ferai la 

chose. 

» Tout à vous, 

» Ph. Chasles. 
» 1®^ mars. » 

Il se passa du temps encore; enfin, quand je n'y 
songeais plus, Chasles me convoque à la Mazarine 
et me lit, dans son cabinet, un article curieusement 
étudié et où la critique sérieuse, motivant partout 
l'éloge, en doublait la valeur. 

— Êtes-vous content ! më dit-il, en pliant ses 
feuillets. 

— Oui, et ttès l^ècbhnàissattt. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 175 

- Votre article paraîtra mardis mais à une con- 
>n. 

- D'aller revoir M. Armand Bertin, sans doute? 
■^ Non, mais de m'envoyer ce soir quatre cents 

•a somme n'était rien, j'en ai perdu bien d'au- 
• sans regret, avec mes jeunes confrères ; mais, 
fait tant soit peu cynique, de me mettre l'article 

la gorge me révolta. 
■^ A quoi pensez-vous ? demanda-t-il en me 
'ant garder le silence. 
^ Vous voulez le savoir ? 
^ Parbleu ? 

■^ Eh bien, je pensais à une aventure qui rn'esl 
ivée Tan dernier presque jour pour jour. Je 
Lssais, avec un ami, dans les ravins de la Tolfa, 
re Civita-Vccchia et Rome. M'étant un peu 
l'té, je me trouvai inopinément en face d'un de 

messieurs qui exploitent les bois... dans la 
'hedes étrangers. Plus agile et plus fort, je lui 
^chai son fusil, le lui cassai sur les reins et lui 
laissai les morceaux pour sa peine. — Bonsoir ! 
I s pouvez garder votre article ! 
l le garda, ce qui ne l'empêcha pas, pour mfe 
►xiver qu'il était sans rancune, de m'eraprunter 
s tard argent et volumes. 



1 



IX 




^ 

[m,^ 



Tous les gens de lettres heureusement ne resseï^' 
blaient pas à ce type de flibustier faisant de ^ 
plume un tromblon. J*en voyais beaucoup dans ^ 
temps-là dont le souvenir me sera toujours doU^ 
et cher. Louis de Loménie et Charles Labitte. Lom^ 
nie, nature honnête, franche, expansive, esprit fit^^ 
délicat et sagace, vous attirait par sa douceur pre^^ 
que féminine et vous retenait par sa bonté et cet^ 
virilité de sentiment et de caractère qu'on trouV^ 
si rarement chez les amis. Que de fois j'ai pH^ 
plaisir à l'entendre réfuter, avec une haute raisot*- 
et avec une vivacité quasi méridionale, les opiniou^ 
ou plutôt les sophismes d'un bohème assez intelH-' 
gent, nommé Chaudes Aiguës, mais qui, vieilli ava0^ 
l'âge, vivait comme l'acarus dans la gale, dans 
l'indifférence, le scepticisme et la corruption de ca 
demi ou quart de monde littéraire. 



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I CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 477 

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jne conaaissais pas Labitte. Un calembour la- 
bus mit en relations. Auguis, bibliothécaire ou 
ITvateur à la Mazarine, était gravement malade. 
le-Beuve, ami sincère de Labitte, lui réservait, di- 
%n, ce poste. Un article fort louangeur pour le 
MStre de l'instruction publique et signé Labitte 
/ht paru bien à propos dans la Reviie des Deux 
mes, on en parlait devant moi, et Sainte-Beuve 
f demanda comment je le trouvais. 
■^ Parfait! lui dis-je; seulement... 
' — Seulement ? 
-^ Latet Auguis in herbâ ï 
Cetle semi-parodie de Thémistiche virgilien latet 
^guîs in herbâ, le serpent est caché sous Therbe, au 
-Vi de fâcher Labitte comme Sainte-Beuve, prompt 
l'irritation, me valut, au contraire, sa visite. Nous 
>Xjs liâmes d'une amitié qui devait être trop courte, 
'las! car, poitrinaire de naissance, il vécut trop 
•la pour les lettres, ses amis et une aimable jeune 
le qu'il allait épouser. Il se passa même, à ce su- 
-, une scène d'un caractère lugubre et sombre 
ïnme les nuits d'Young. L'année révolue, cette 
tnoiselle fut demandée en mariage. Le futur à ce 
t'il paraît, ne lui déplaisait pas ; mais elle avait 
hangé son anneau avec Labitte et se refusait à 
ïitracter un autre engagement, tant que ce gage 
un serment mutuel serait au doigt du mort. 
Rien ne pouvant vaincre sa résistance, le jeune 
>mme obtint un permis d'exhumation : les fossoyeurs 



'S.'f.' 



178 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

retirèrent du tombeau et rouvrirent la bière; mai^ 
le cadavre était si prodigieusement enflé, que, mal— 
gré tous les efforts du prétendant, qui avait coura.- 
geusement assumé cette violation du repos étem^" 
et cette sorte de sacrilège mortuaire , il ne put jél — 
mais arracher la bague dû doigt gonflé et replia 
qui la retenait. A bout d'efforts, il allait suivre 1< 
conseil de Tun des fossoyeurs et couper le doigt dL^ 
cadavre, un cri de douleur et de colère Tarrêta. ; 
d'un groupe de cyprès, dans lequel elle s'était ca.- 
chée avec sa mère pour s'assurer qu'on ne la trom- 
pait pas, la demoiselle s'élançant tout à coup et 
fondant en larmes : 

— Arrêtez, dit-elle, et ne profanez pas davantage ces 
restes cliers. Ce mort me dicte mon devoir. Tu n^ 
veux pas me rendre mon anneau: eh bien, Charles, 
repose en paix, je garderai le tien toute la vie !... 

Ceux qui, par une nuit froide et sombre, assisté-- 
rent, à la lueur du falot des ouvriers du cimetière, 
à cette scène dramatique, ne l'oublieront pas de 
longtemps. 

J'avais rencontré deux ou trois fois l'illustre au- 
teur de Robert le Diable chez Scribe et chez 
M. Béer, un Israélite, amateur de littérature, son 
frère ou cousin, à ce que je crois; mais je ne le con- 
naissais pas. Une circonstance, qu'on peut appeler 
littéraire, me donna la bonne fortune de le voir 
dans son intérieur. Vers la fin de l'hiver, un mé- 
decin de mes amis d'origine piémontaise et aussi 



CINOtJANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE l79 

vif d'intelligence, aussi frotté d'esprit frauçais 
qu'habile dans son art, vint me trouver un matin 
et m'annonça coup sur coup, av<*-c la pétulance de 
sa nation : 
1® qu'il avait fait un opéra ; 
^ obtenu une audition de Meyerbeer; 
3** qu'il comptait sur moi pour la lecture, l'acceut 
^^ crû l'empêchant de lire lui-même ; 

4° et que le maestro nous attendait à dix heures 
précises. 

La mission n'ayant rien de désagréable, je Tac- 
^Ptai, jetai un coup d'œil rapide sur le manuscrit 
^^i à l'heure dite, nous entrâmes chez Meyerbeer, qui 
^^itait un des hôtels du boulevard. 

l»e gi*and homme, qui se promenait dans son sa- 

^^ en robe de chambre, serra la main du docteur, 

^^ salua de l'œil, et, montrant deux fauteuils, 

^^tinua sa promenade en pressant un foulard sut 

^ bouche. 

"-- Êtes-vous malade? demanda le docteur d'un 
*^ vivement alarmé. 

"^*- Es ist nichtsein rasende, Schmerz dèr Zahne, 
. "-^ Une rage de dents? 
"-— Welche Quai l Welche Quai I Quel martyre ! 
"ie regardai mon ami, pour tâcher de lui faire 
^tendre que le moment me paraissait peu favora- 
^^^ ; mais il tenait à sa lecture, et, s'élançant Éat 
*^oyerbeer: 

— Ouvrez la bouche! 



180 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Le maestro fit un signe énergique de dén 
tion et le repoussa doucement. 

— Montrez la dent malade, criait le docteur, e 
tendez-moi dix minutes, le temps d'aller cher 
une clef de Garengeot chez mon ami Délai tre, qui 
meure à côté et je vous guéris en un tour de n 

— Je crois, dis-je alors en me levant et repliai 
manuscrit, que nous ferons mieux de reveni] 
meilleure heure. 

Meyerbeer regarda le docteur; il avait Tairsi : 
heureux et si désespéré, que, rassemblant, à ce 
me parut, tout son courage : 
iM — Beginnen Sie (commencez) ! me dit le pat 

J'ouvris le poème et me mis à dérouler 
œuvre médico-littéraire, intitulée la Fin du me 
■" A mesure que je lisais, Meyerbeer allait et ve; 

poussant do longs gémissements et s'arrêtant, 
fois, comme s'il allait trépasser. 

— Vous souffrez ? lui criait le docteur. 
11 hochait la tête, et reprenait sa promenade ai 

redoublé. Dans Tintention doublement charii 
d'abréger son supplice et ma tâche, j'essayai, ma 
vain, de sauter quelques scènes, l'auteur attentiJ 
rappelait aussitôt au manuscrit. J'en mesurais 
terreur l'épaisseur, les longues lignes. Un haï 
préparé sans doute, nous délivra tous deux, 
visiteurs étant venus, le maestro nous cong 
poliment avec force gestes, mimant sa doule 
l'arrivée des survenants. Le docteur était désol 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 181 

—- Cumment trouvez-vous mon poème? dit-il 
^n descendant. 

Je ne crus pas devoir lui refuser une fiche de 
consolation et je me damnai pour sûr, si un men- 
songe officieux damne. 

Quelques jours plus tard, je rencontrai le maestro 
^u coin de la rue de la Paix; il me sourit, et, en le 
saluant, je pris la liberté de lui demander des nou- 
^'^lles de sa rage de dents? 

— Partie avec le manuscrit, répondit-il tranquille- 
Client. 

^^ Comment cela?... 

— C'était la Fin du inonde qui me Tavait donnée. 
J^ ne voulais pas désobliger ce bon docteur, qui 
Cfoit qu'un livret est aussi facile à écrire qu'une 
^ï'donnance; mais, en acceptant ce guêpier, je me 
reservais le moyen d'en sortir. 

— Voulez- vous me permettre une question?... 

— Parlez ! parlez ! 

' — Est-ce la première fois que vous avez eu mal 
^^X dents ? 

Non, répondit-il en riant et pressant le pas 
P^Ur rejoindre quelqu'un qui Fattendait, sans 
^^Ute, sur le boulevard. J'en souffre toutes les 
"^^^ que l'importunité ou l'insistance d'un ami 
^ Hrrache une audition, et je laisse alors mes tour- 
^^nieurs, comme j'ai laissé le pauvre Cerise dans 
^ vallée de Josaphat. 

Cette même année, une mystification littéraire 

H 



iSâ CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

mettait en émoi la diplomatie et risquait bien, 
contre mon gré, de troubler Tentente, alojs assez 
peu cordiale, de la France et de la Russie. Voici le 
fait, resté à l'état de mystère à coup sûr quant à son 
auteur, car il ne fut connu que de Buloz et de Mars, 
son secrétaire. Un de mes amis, M. Léon Labat, frère 
de Tarchiviste, était, en sa qualité d*enfant de l'Hé- 
rault, hardi et aventureux à l'excès. Après avoir assez 
longtemps habité lÉgypte, où il était chirurgien du 
pacha, il vint se fixer à Paris. Mais cet amoureux de 
rOrient et des horizons sans limite, étouffait dans 
nos rues. Il quitta donc bientôt la capitale et se ren- 
dit à Téhéran, où l'attendait le poste de premier 
médecin du Schah. 

Il emmenait avec lui sa femme, charmante et 
spirituelle Parisienne, qui me promit, en partant, de 
m'écrire ses impressions de voyage et de séjour. 
Elle tint parole. Buloz venant justement pour tuer, 
dit-on, l'ancienne, de faire paraître une nouvelle 
fleime dePariSy in-4° avec couverture bleue, j'allai 
lui proposer une correspondance de Téhéran. Il l'ac^ 
cepta avec empressement et publia plusieurs lettres 
sur les mœurs, la cour, l'administration, l'arméeetl^ 
politique de la Perse. Le fond de ces articles était sï 
vrai, les détails qui les émaillaient si précis, que 1^ 
diplomatie très ombrageuse et très jalouse quand on 
aFair de se mêler de son métier, se fâcha toute rougc 
et courut demander des explications à H. Guizot* 
CdtiÛH^i, bien empoché, mande Buloz, qu'il trouve 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 183 

muet comme un puits; il écrit à M. de Sartiges, 
notre ambassadeur à Téhéran, et ce brave diplomate 
du Jorkey-Club , envoyé lii-bas pour acheter des 
chevaux, répond, en jurant ses grands dieux, qu'il 
est ianocent du méfait. L'ambassadeur d'Angle- 
terre s'en mêle à son tour, et la question s'em- 
brouille et devient sérieuse ; car on suppose à notre 
premier ministre des idées politiques bien loin de 
sa pensée, M. Guizot n'ayant jamais eu d'autre ob- 
jectif que le pouvoir et d'autre horizon que la 
Chambre des députés. La source de cette corres- 
pondance, aussi cachée pour la diplomatie que les 
sources du Nil; quoiqu'elle lui crevât les yeux, finit 
pourtant par être, non pas découverte, mais soup- 
çonnée. Le inoyen de suppression, dès lors, fut bien- 
tôt trouvé. On empoisonna le docteur, et ce pauvre 
MirzaLabat, qui rêvait pour la Perse une autre expé- 
dition d'Egypte, dont il eût été, au besoin, le Bona- 
parte, revint émacié, pâle et osseux comme un 
squelette, mourir rue Notre-Dame-des-Ghamps. 



\ 



Les occasions naissent parfois du côté où nous les 
attendrions le moins. Celui qui eût dit que Téhéran 
me ramènerait au Théâtre-Français m'aurait nota- 
blement surpris. C'est pourtant ce qui arriva. Je 
venais de terminer le quatrième et dernier volume 
de mon Histoire du Midi; délivré de ce travail, 
cercle de fer brûlant dans lequel mon cerveau se 
sentait serré depuis douze ans, j'étais libre, alerte 
et joyeux comme un enfant. Un jour que j'étais 
allé voir Buloz au Théâtre-Français à propos de 
cette correspondance mystérieuse, qui préoccupait 
si vivement l'ambassade de Russie, il fut frappé 
de ma gaieté et de mon air de bonne humeur. 
Comme il m'en félicitait en secouant la tête, entra 
le régisseur de la Comédie, Charles Desnoyers, 
qu'il venait de faire appeler. 



j 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 18.^) 

- Savez-vous, dit-il à son chef, ce qu'il fau- 
t lui demander à ce joyeux garçon ? 

- Non, dit Buloz toujours sérieux, quoi?... 

- De nous faire une comédie ! 

- Une comédie? 

- Oui, oii pétillât comme la mousse du champa- 
', la bonne gaieté de son pays. 

- Vous rentendez?me dit Buloz en souriant. 

- Parfaitement : promettez-moi une lecture, dans 

• 

ïs semaines, je vous apporte le chef-d'œuvre. 

- Faites la pièce, montrez-la ensuite à Desnoyers, 
s'il l'approuve, vous aurez lecture tout de suite. 
le De me le fis pas dire deux fois : en quittant 
loz je courus rue de Lille, où étaient transportés 
s pénates. En un clin d'œii, mon bagage fut 
K je pris un billet de banque, une main de 
'ier, des crayons et des cigares et allai me 
r dans le premier train en partance : c'était celui 
Bordeaux ; il me déposa dans la capitale des 
rangeaux. Gagnant de là Saint- Avertin, c'est 
s ses prairies arrosées par le Cher et sous les 
es de ses rives que j'écrivis en quinze jours le 
palier de Pomponne . 

1 l'apportai aussitôt à Paris. Voilà Desnoyers 
lanté; j'étais d'avis, et Buloz aussi, délire im- 
iatement. Mais Desnoyers, pour que rien ne 
quât, disait-il, à l'œuvre nouvelle, conseilla quel- 
»-unes de ces retouches insignifiantes qu'on fait 
répétitions. Ce retard me fut fatal ! arriver à 



186 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIfiS 

temps, c'est le grand secret du théâtre. Pendant cpie 
je faisais tranquillement la guerre aux mots, il 
vint d'Amiens, à l'adresse d'un sociétaire influent, 
un pâté et une pièce. Deux circonstances éveillè- 
rent son attention et par suite son intérêt : le pâté 
d'abord et la forme de la pièce écrite à l'encre 
bleue dont on ne se servait guère à cette époque. 
Cette comédie, intitulée la Femme de quarante ans, 
était signée d'un nom inconnu, Galoppe d'Onquaire. | 
Desnoyers l'examine, la trouve de son goût, et, ea 
attendant que j'eusse terminé mes retouches, la 
lit au comité, où elle est reçue. 

Il ne pensait pas, en agissant ainsi, me créer un 
obstacle ; car je dois rendre cette justice à sa sin-^ 
cérité qu'il n'établissait aucune comparaison eûtrt^ 
cette pièce et la mienne ; mais il préparait, à sor*- 
insu, une arme à ceux qui préfèrent la médiocrité 
et le banal dans l'art parce qu'ils ne comprenneu*^ 
pas autre chose. Mon jour vint ; Desnoyers lut mr^^ 
comédie et obtint un succès complet. Le comit^^ 

était unanime; on allait voter d'enthousiasme. Sam 

son, qu'on pouvait bien comparer à la mouche qu^^ 
tombe dans le lait, se chargea d'arrêter cet élan. — 
Tout en me couvrant de fleurs et faisant le plu 
grand éloge de ma comédie, il insinua d'abordé 
finit par soutenir de sa voix grêle et aigrelette que^ 
la pièce était trop gaie pour la Comédie-Française? 
et qu'il fallait demander des modifications à l'au- 
teur. Cette sorte d'eunuque, qui n'avait à son actif 



CINQUANTE ANS DE VIB LITTÉRAIRE 167 

dramatique comme auteur, que deux rapsodles 
aussi vides que mal rimées, à force d*audace et 
d'orgueil s'imposait à ses camarades. Provost, peu 
éclairé lui-même, le regardait comme un oracle ; 
les autres suivaient par intérêt, par crainte, car il 
avait un venin de vipère, et par habitude. On me 
fit rentrer, et Desnoyers me communiqua la motion 
de Samson ; je priai alors ces messieurs de for- 
'nuler leurs desiderata, promettant de m*y confor- 
"?er et de refaire la pièce sur leur patron. 

En vertu de ce traité, je me remis à Toeuvre, et, 
(uatre ou cinq mois après, leur rapportai une pièce 
^'te exactement dans leurs données. Mais, celte 
>is, ils ne la trouvèrent pas trop gaie. Les voyant 
*^ le point de méconnaître leur enfant et de le 
ï^ier peut-être, je les arrêtai par ces paroles : 

— Ce que vous m'aviez demandé, je Tai fait, mes- 
^tirs, pour vous plaire; mais ce n'était pas mon 
tiliment; nous avons, vous et moi, un juge dont 
^1 ne récuse la compétence, je vais lui soumettre 

cause, et il dira qui a raison. 

Reprenant mon premier manuscrit, j'allai de ce 
Ls à rOdéon. Plus d'un nuage s'était élevé depuis 
5 représentations de Montluc, entre Lireux et moi ; 

n'hésitai pourtant pas à franchir le seuil de son 
ibinet. 

— Ce n'est pas Lireux que je viens voir, dis-je en 
dtrant, c'est le directeur du second Théâtre-Fran- 
ds. 



188 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Et, en lui apprenant ce qui m'arrivait au premiei-, 
je posai la pièce sur son bureau. Il Touvre sans 
me rien dire, y jette les yeux ; puis, ôtant la clef de 
son cabinet, après avoir crié d^une voix, de stentor 
dans les couloirs : « Je n'y suis pour personne! » // 
commence sa lecture. Nature spirituelle et vive, 
Lireux s'impressionnait facilement ; j'avais donc pu 
lire son opinion sur sa physionomie bien avant lé 
dernier acte ; la lecture finie : 

— Eh bien ? lui dis-je. 

— Eh bien, nous allons distribuer les rôles ce 
soir et commencer demain les répétitions. 

— Et le comité ?. . . 

— Je lui lirai la pièce la veille... Une seule chose 
me contrarie, c'est le rôle du chevalier; mais on 
m'a parlé d'un acteur de province assez bon et je 
vais à Trustant lui écrire à Marseille. Revenez ce 
soir, pour la distribution des autres. 

Le soir même. Eugénie Sauvage, comédienne de 
race; Emilie Volet, la plus jolie, sans contredit, de? 
ingénues de Pciris et madame Grassot, une de ces 
duègnes comme on non voit plus rue Richelieu, 
entendaient la lecture de la pièce et acceptaient leuTîJ 
rôles avec empressement. L'acteur de Marseille ar- 
rivé, tout marcha comme sur des rails et, le iSmarJ^ 
d84o, au sortir d'un joyeux dîner chez Pinson avec 
Lireux, Emile Augier, François Ducuing, son ami 
et celui de Ponsard, j'assistais à la première repré- 
sentation du Chevalier de Pomponne. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 180 

Bouce cl heureuse soirée qui me dédommagea 
'ien des ennuis éprouvés jusque-là 1 Je reprends 
eulement quelques lignes de la Revue pour rap- 
»eler l'impression du public littéraire. 
« Le Chevalier de Pomponne est une comédie en 
l'Ois acles, taillée dans le xviii® siècle, conduitiî 
aienient et versifiée d'une main preste. Tout y 
larche d'une allure décidée et chacun y parle d'un 
>Q qui, sans être d'un goût irréprochable, est d'une 
>ndeur qui plaît et sent nos vieux comiques, 
action est peu compliquée et les personnages ne 
nt pas trop nombreux. Madame Vadé, une débu- 
Ue de la Comédie-Française, fille de Vadé, une 
^re d'actrice; le fermier général Boursault, une 
pe en amour; la soubrette Louison, qui a du cœur 
cache un noble dessein; enfin, le chevalier de 
cnponne, gentilhomme gascon, mauvaise tête, 
icœur, qui passe sa vie à aimer, à jouer et à se 
tre en duel et qui, capable de loules les étour- 
dies, est pourtant incapable d'une bassesse, voilà 
personnel de l'agréable comédie de M.Mary Lafoo. 
> Nous sommes dans les mœurs faciles, comme on 
t, et quelque peu dans le inonde débraillé de 
rcaret. Il y avait plus d'un danger. M. Mary 
fon s'en est tiré adroitement. Les détails sca- 
îux, s'il y en a, passent sans encombre, parce 
'après tout, le chevalier est un honnête homme, 
qu'un honnête homme, dans une pièce, est 
nme le juste dans une ville : il sauve tout. 

11. 



190 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

» Le Sage ne songea pas à ce moyen de salut; 
car, dans sa comédie, il n'y a que des coquins. ILe 
rôle le plus périlleux du Chevalier de Pomponne était 
le rôle de la mère. Mais madame Vadé est si ridj- 
cule, qu'on n*a pas Je temps de s'apercevoir qu'elie 
est méprisable au premier chef. Madame Vadé est 
amusante, quoiqu'un peu chargée ; ce qui n'empêche 
pas le Chevalier de Pomponne d'avoir de l'entrain , 
d'un bout à l'autre, d'action et de dialogue; cela a 
une véritable saveur du xviii® siècle et un acceat 
comique qui est de bon augure ^ 

» Victor de Mars. » 

Le Chevalier de Pomponne ne fut pas indigne 1^ 
la renaissance de l'Odéon. Ère brillante et litt^ — 
raire, ouverte par la Ciguë, cette première et àéll-^ 
cieuse fleur du talent dramatique d'Emile Augier^^ 
affirmée par le succès de Lucrèce. On peut bieïï 
dire que les pièces ont leur destin comme les livres- 
Qui eût jamais cru qu'une tragédie, écrite asse^ 
pauvrement en province par un débutant et refusée 
au premier et au second Théâtre-Français, finirait 
par forcer tous les obstacles, et, après être à peu 
près tombée le premier jour, se relèverait dans la 
nuit et passionnerait Paris. C'est ce qui arriva 
pourtant, grâce au dévouement d'un ami, à l'habi- 
leté d'un directeur et au caprice d'un journaliste. 

Jean Raynaud, Téminent écrivain, s'était engoué 

1. Revue des Deux MondeSy t. X, p. 387, liv. du 14 avriH845. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 191 

de cet essai tragique : il le prit en revenant à Paris 

6t le patronna chaleureusement. Il y avait en ce 

teoïps-Ià un type assez étrange au journal P Artiste. 

Achille Ricourt, moitié bohème, moitié comédien, 

aïoitié rapin, mais nature ardente, prompte à Ten- 

ihousiasme et récitateur infatigable, fut chargé de 

'a propagande dans le quartier Latin, les foyers et 

'es ateliers. Le café Tabourey, où se réunissait, le 

^oir, la jeunesse lettrée des quartiers d*outre-Seine, 

'^viiit une salle de déclamation remplie des tirades 

'© Lucrèce. Sollicité de toutes parts, Lireux cora- 

^ï*ît vite le parti qu'il pouvait tirer de l'enthou- 

'^sme de Raynaud, qui était riche et généreux, et 

^ dégoût du public, écœuré par les drames de plus 

'^ plus vides et ennuyeux de Técole nouvelle. 

Sans se soucier du verdict de son comité, qui 
^ail refusé Lucrèce, il engage Bocage et madame 
^Orval et monte l'œuvre du protégé de Raynaud. 
*U première représentation, oii j'étais, ressemblait 
^rt à une bataille perdue. Au cinquième acte, lors- 
lue madame Dorval devait venir raconter son acci- 
lent à trois vieillards assis sur un banc, au coin 
iu théâtre, elle hésita et rentra trois fois dans la 
îoulisse ; la toile fut baissée et ne se releva que sur 
'injonction énergique de Lireux. Le sentiment de 
out le monde était que TOdéon comptait une chute 
e plus. Je rencontrai le courageux directeur au 
)yer et commençai un compliment de condoléance. 
1 m'arrêta, et, rayonnant sous ses lunettes : 



i92 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 

— Vous croyez la pièce tombée ? 

— Et vous ?... 

— Atten«ièz à demain et lisez les journaux, vous 
verrez quel succès ! 

Je crus trancbcment qu'il plaisantait. Point ! La 
nuit fut bien employée, et, le lendemain, en effet, 
j'appris, par les réclames abondamment distribuées, 
le triomphe de Ponsard et de sa pièce. Mon ami 
Janin, à Taffût des dispositions du public, s'était 
mis bravement du côté de la réaction. Il ne fît au- 
cune difficulté de brûler avec éclat ce qu'il avait, 
depuis quatorze ans, adoré, et la réaction, encoura- 
gée et conduite par lui, porta aux nues, en haia^' 
du romantisme, un ouvrage pauvre de fond et très 
défectueux de -forme. On dit qu'Alexandre Dumas, 
assistant auprès de Victor Hugo à une représenta- 
tion de Lucrèce, se tourna vers l'illustre confrère 
au moment où la salle semblait crouler sous les 
applaudissements, et qu'il lui glissa ces mots tout 
bas : 

— 11 faut que ces gens-là nous détestent bien 
pour applaudir ces choses-là ! 

Dumas avait raison. De ce retour un peu incon- 
scient vers le passé, naquit l'école du bon sens, qui 
était plutôt l'école du sens commun et de la médio- 
crité. A tort, parmi ses chefs, elle comptait Augier, 
qui est de l'école du talent. Il est probable qu'elle 
eut ses peintres, car le troupeau servile, le sermm 
pecus des imitateurs, ne manque pas plus aux nou- 



f 



CINQUANTE ANS DB Vl£ LITTÉRAIRE 193 



veautés littéraires qu'aux révolutions politiques. 
Mais, un moment, elle crut avoir trouvé son compo- 
siteur. 

Mermet, le futur auteur de Jeanne d'Arc et de Ro- 
^(in4 à honcevaux méditait, depuis longtemps, dans 
'a rue Tailbout, d'innover fortement en musique; il 
fit partager son espoir à Maiefille et à lacadémicicn 
Soumet, qui lui écrivirent un livret biblique intitulé 
^ftvid. Léon Pillet, et non Perrin, comme Tout dit 
^^s biographes tard venus, reçut Tœuvre musicale 
^t le poème et mit tout en répétition. Mais là com- 
^f^ncèrent les difficultés et les débats entre le com- 
P^^siteur et rorchestre. Les parties ne s'accordaient 
P^^s et Mermet, ferme et convaincu, tenait énergique- 
'^^nt à son système que les exécutants ne pouvaient 
'^mprendre. On avait beau lui faire des représen ta- 
rons, Mermet répondait avec une douceur et une 
^^t)stination inébranlables : « Je le veux comme ça ». 
Pour trancher court, Habeneck, le chef légendaire, 
^ï*chestra de nouveau David, qui fit son appari- 
tion, le 3 juillet 4845, sur la scène de l'Opéra. Là, 
^lalgré le talent et le dévouement de madame Stolz, 
^eux rêves s'évaporèrent au soleil de la rampe : celui 
du compositeur et celui de l'école du bon sens, qui 
dut chercher dans l'avenir un autre Rossini. 

Si Je style avait valu la charpente et la conduite 
de la pièce, Latour de Saint-Ybars, avec Virginie, 
aurait donné à cette école un triomphe plus vrai et 
plus éclatant encore que celui de Ponsard. Malheu- 



194 CINQUANIlS ANS DB VIB LITTÉRAIRE 

reusement, l'œuvre péchait trop par la forme, et C54 
succès, comme le dit crûment Chaudesaigues i 
l'auteur, le soir de la première représentation, f tii 
surtout celui de Rachel. 

II y avait, à cette époque, au faubourg Saint-Gor- 
maiu, dans un charmant petit hôtel de la rue de La. 
Chaise, qu'elle occupait avec le comte de Sainte-Su- 
zanne, son propriétaire, une aimable femme, tenant, 
par sa naissance, à la vieille noblesse de Touraine 
et, par son mariage, à celle de l'Empire. Madame 
la baronne d'Hervey, qui avait marqué parmi les 
plus belles de son temps, comme l'attestaient avec 
enthousiasme ses contemporains, et un témoin, aussi 
véridique, son portrait, professait, pour l'auteur de 
Colomba une admiration sans bornes. Un soir que, 
les pieds sur les chenets, elle exaltait son auteur 
favori : 

— Ce pauvre Mérimée ! dit-elle tout à coup, il eut. 
il y a quelques années, un bien grand désappointe- 
ment. 

— Que lui arriva-t-il donc? demandai-je avec cu- 
riosité ; car madame d'Hervey avait beaucoup d'es- 
prit et contait presque aussi bien qu'elle écrivait. 

— Oh ! c'est tout une histoire ! Une des lectrices 
de Mérimée s'était passionnée pour lui sans l'avoir 
jamais vu. Cachée sous le voile de l'anonyme, elle lui 
écrivit; il s'empressa de répondre, et une correspon- 
dance des plus sentimentales s'échangea, pendant 
au moins dix^huit mois, entre la mystérieuse dam« 



CINQUANTE ANS DE VIS LITTÉRAIRi: 195 

et racadémicien ; Tune écrivait avec son cœur, 
l'autre avec son esprit. Tout froid qu'on le dît ce- 
pendant, les lettres de l'inconnue fondirent la glace : 
il la suppliait de se faire connaître, mais on lui 
opposa le refus le plus absolu. Piqué au jeu, et 
par la faiblesse ou Ja cupidité du domestique chargé 
de porter les lettres et qui se laissa gagner, il par- 
vint enfin à savoir le nom de la dame. Paré et par- 
ftïffié, comme s'il allait à la cour, il se présente chez 
^"e un mardi, -son jour de réception. Pendant 
9^'on l'annonçait, son cœur, il l'a dit depuis, bat- 
^^t à se rompre dans sa poitrine, de joie et d'amour. 
" û'y avait que trois dames au salon : la correspon- 
^te, qui est une de mes amies, mais plus âgée 
9^^ô moi, sa lille et sa petite-fille. Tandis que Méri- 
^^% ébahi, laissait errer son œil ardent sur les 
plus jeunes : 

« — Voyons, dit en souriant la grand'mère, qui 
*^tes-vous venu voir? 

» — Madame la marquise de B... 
» — C'est moi, monsieur. 
» — Vous, madame! s'écria involontairement 
Périmée reculant de surprise. 

» — Moi-même, monsieur, qui regarde comme une 
bonne fortune (le mot dut paraître piquant à l'au- 
diteur) une visite qui me permet de présenter à ma 
fille et à ma petite-fille, l'auteur de tant d'écrits 
charmants. » 
— Et que répondit Mérimée ?... 



496 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

— Rien; il était si abasourdi, que, saluant gai 
chement ces dames, il se sauva plutôt qu'il ne 
sortit, et s'en alla, fuyant comme un chien qu'on 
fouette. 

J'ai entendu raconter chez Ambroise Dupont une 
attrape du même genre. J'ignore seulement si elle 
est la première ou la seconde en date. Mérimée, qui 
se croyait très beau, bien que sa taille fût dégingan- 
dée et son visage assez ordinaire, et d'une expres- 
sion glaciale, répondait à toutes les lettres oifrant 
ou simulant un caractère féminin. Son ami Beyle. 
connu sous le pseudonyme de Stendhal, connaissait 
ce faible et s'en amusait quelquefois en lui écrivant 
des billets doux. Un jour que ce consul littérair^^ 
avait quitté son affreux trou de Civita-Vecchia, ce 
qu'il faisait aussi souvent qu'il le pouvait, Mérimée 
se vengea de ses malices, en homme d'esprit cette 
fois. Il recevait depuis quelque temps, tous les jeu- 
dis, des lettres où une Héloïse inconnue épanchait 
pour cet Abélard du scepticisnie des torrents d^ 
sentimentalité. Devenu défiant par l'expérience de 
la vieille marquise, il fît épier la correspondante 
voilée qui venait elle-même déposer furtivement ses 
lettres et prendre les réponses chez son concierge. On 
la suivit; c'était une sous-maîtresse au cœur ambi- 
tieux et ardent, mais d'une laideur peu commune et 
bossue, par-dessus le marché. A sa première visite, 
Mérimée l'attendit, l'aborda dans la rue de Lille, et, 
en l'accompagnant jusqu'à l'établissement d'Alvarès 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE \^1 

tévy, le grand instituteur des demoiselles, il lui 
déclara que, son cœur étant pris, il ne pouvait, à 
son graud regret, répondre à ses tendres sentiments. 
Mais, puisqu'elle aimait les hommes de talent, qu'il 
l'engageait à accueillir les hommages de l'auteur de 
ia Chartreuse de Parme. « Stendhal a lu vos let- 
tres, ajouta-t-il avec son air le plus sournois, en 
s'excusant de celte indiscrétion, et il brûle de voir 
6t d'entendre la femme qui écrit si bien. » La pau-^ 
^e bossue, facile à l'espoir, se laissa persuader et 
accorda un rendez-vous aux Tuileries, sur l'un des 
l>ancs de la terrasse du bord de l'eau. Comme signe 
^e reconnaissance, elle devait porter un chapeau 
''^se, et, quand Beyie, dont Mérimée lui décrivit 
sommairement le costume et les traits, passerait 
^^vant le banc, elle devait se lever et dire : 
— C'est moi ! 

^ petit programme fut rempli à la lettre. Beyle, 

encore plus fat que son ami, batteur quotidien de 

P^vé à la suite des femmes et cour^^ur d'aventure& 

^^Hes, se prit au piège comme un véritable 

^tourneau. Affriolé par la lecture de ces missives 

^îîiovireuses, il endosse son habit grenat, son gilet 

^^c, passe sa plus large cravate brodée, et vole, 

^^me on disait dans les romans d'alors, sous les 

^^ronniers de la terrasse tiui rci^arde la Seine. 

^^ découvrant de loin le chapeau rose, il tressail- 

*** ^t doubla le pas. Arrivé en face du banc, il 

arrête court et croit s'être trompé. Il allait passer 



198 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

outre, la bossue se lève, baisse pudiquement les 
yeux et, de sa voix la plus émue, laisse tomber oes 
mots : 

— C'est moi!... 

— Vous ! s*écria-t-il effrayé. Oh ! non, par exem- 
ple ! ces conquêtes-là, Mérimée peut les garder pour 
lui, je ne les lui dispute pas! 

Et il s'enfuit à toutes jambes. 

J'ai parlé peu, jusqu'ici, des maisons fréquentées 
par les gens de lettres ou les artistes, et la raison 
en est toute simple : c'est que mon giinre de vie ne 
me permettait pas d'y paraître souvent. Au travail, 
hiver ou été, depuis six heures du matin jusqu'à 
neuf heures du soir, il me fallait une soirée en- 
tière de marche et de grand air. Ampère et mo^-* 
excellent ami Loménie m'avaient ouvert le temple 
sacré de l'Abbaye aux Bois, où l'un des homm^^ 
que j'aimais le plus, le naïf et bon Ballanche, eûi^ 
suffi pour me ramener; mais, après avoir contemplé* 
c'est le mot, avec une admiration muette et le plu s 
profond respect les deux ruines superbes du géni^ 
et de la beauté, Chaleaubriand et madame Réca- 
mier, et entendu les vers napoléoniens d'Edgar Qui- 
net, impérialiste alors et catholique, je dus, malgré 
un vif regret, préférer l'air libre et la promenade 
des boulevards au plaisir et à l'attrait de ce cercle 
d'élite. 

Autant j'en dirai des soirées de l'Arsenal, où 
Nodier, par son esprit et sa fille, madame Menne»- 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 199 

sier, par sa beauté et le charme si naturel de sa 
personne, attiraient le haut et le meilleur du monde 
intelligent. Je parus une ou deux fois, par poli- 
tesse, chez madame Achille Comte, et, rue de Vau- 
girard aux réceptions musico-littéraires de madame 
Waldor, autour de laquelle se groupaient une demi- 
douzaine de versificateurs, les deux Lacroix, Jacob 
6tle tragique Moupou avec son éternelle romance : 
^ire dans mes yeux tes yeux! et Méry, le plus 
spirituel des Provençaux devenus Parisiens. H était 
dangereux de s'attaquer à lui ! Un magistrat dépar- 
^^naental, tombé, comme un bœuf de Poissy, dans 
^^ salon littéraire, en fît la triste expérience. Gon- 
"é de l'orgueil de la toge et parlant de haut, il 
^^tait avisé de dire, en l'abordant, à Méry : 
-- C'est vous, monsieur, qui faites des versses? 
— Oui, monsieur, j'en faisse! lui répondit le 
t^Oète en imitant son Ion superbe et sa prononcia- 
tion. 

Le salon de madame Ancelot, peuplé d'académi- 
ciens, parmi lesquels j'aimais à rencontrer surtout 
Soumet et Alfred de Vigny, m'aurait été plus agréa- 
ble, et, s'il y avait eu un fumoir, je l'aurais fré- 
quenté volontiers. Mais il me fallait le cigare et de 
l'air, deux choses indispensables le soir, ce qu'on 
ne trouvait ni rueJoubert, ni rue de Lille. C'est ce 
qui explique pourquoi je renonçai à des réunions 
charmantes comme celles de la rue des Saints- 
Pères, par exemple, dans le salon dont mademoi- 



I 



200 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

selle Martin faisait les honneurs, autant par son arc 
bililé que par son talent, et où j'étais sûr de tro 
ver Rossini. 

Si, pour une heure quelquefois, je dérogeais à m. es 
déambulations nocturnes, c'était pour aller enten- 
dre, chez un digne et bon homme de la rue Bona- 
parte, quelques couplets deNadaudoude Malézieiax, 
une chanson nouvelle de Pierre Dupont, et pour 
serrer la main de Sandeau. J'allais aussi, mais ra- 
rement, passer une heure, de Tautre côté de Teau, 
chez une grande dame que j'avais rencontrée trois 
ans auparavant, à Rome. 

11 y avait une société choisie, et, comme on sait 
tout dans le monde, j'y pénétrai, un jour, un des 
petits mystères de la littérature. M. de Salvandy 
passait, sans qu'un doute se fût jamais élevé à cet 
égard, pour l'auteur d'un charmant petit roman 
intime portant pour titre Natalie, et qui avait 
paru, avec une préface de lui, sans nom d'au- 
teur. Natalie faisait partie de son bagage littéraire 
et rachetait, aux yeux des gens de goût, l'enflure 
par trop castillane A'Alnnzo, Je fus donc assez sur- 
pris lorsqu'on me présenta au double titre de con- 
sœur et de compatriote, madame de Montpezat, 
auteur de Natalie. De l'explication qui suivit, il 
résulta ce fait que, M. de Salvandy ayant lu le ma- 
nuscrit de Natalie, se chargea de le publier, et, grâce à 
son avant-propos et à la modestie de son amie, qui 
n'osait pas se nommer, en recueillit toute la gloire. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIttK 201 

Cette révélation, autant que l'estime inspirée par 
son talent et son caractère, me fit nouer des rela- 
ttons amicales avec madame de Montpezat ; je ren- 
gageai à mettre désormais son nom à ses ouvrages 
6t rendis compte du roman qu'elle publia depuis. 
Cette aimable femme m'en remercia quelques jours 
après dans la lettre suivante : 

a Agen, 11 septembre 1846. 

» Certainement, monsieur, il vous est arrivé 
^'avoir bien le désir d'écrire une lettre, d'avoir tiré 
P'us de vingt exemplaires de cette lettre dans votre 
^ur, et, pourtant, la feuille de papier restait toute 
^'anche! Voilà ce qui s'est passé pour moi. Je suis 
^^rivée du Béani, j'ai trouvé votre article sur Gast07i, 
J^ l'ai lu avec un merveilleux plaisir, j'ai savouré 
^'^s louanges sur Natalie, ma première née, je me 
^^is écriée : « Oh ! monsieur Lafon aura ma plus 
I^^ochaine lettre, car il est ce que je regarde comme 
^^ meilleur type en France ; le Méridional badi- 
geonné de Paris! Eh bien, je ne vous ai rien dit 
encore, et je parais une ingrate ! Certes, je n'ai pas 
été entraînée par le tourbillon d'Agen, mais plutôt 
Saisie par le far nknte. f 

>^ Cependant, je n'ai pas tout à fait perdu mon 
temps : j'ai parlé de vous à M. de Salvandy, je lui 
ai dit tout ce que le Midi vous devait de recon- 
naissance pour votre grande et belle œuvre, et com- 
bien je me félicitais surtout de l'avoir lue, pour 



!202 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

pouvoir rendre un témoignage intime à tout votre 
talent. Je ne doute pas, monsieur, que justice ne 
vous soit faite, mais je ne sais pas combien de temps 
la dignité ministérielle voudra prendre pour se 
raviser. 

» Vous m'engagez à écrire sur le Béarn ; vous ne 
savez pas que j'ai fait Corisande de Mauléon, ouvrage 
anonyme comme Natalie, et Au pied des Pyrénées. 
Corisande, auprès de beaucoup de gens, est la 
rivale heureuse de Natalie ; c'est une œuvre toute 
béarnaise. 

» Vous me promettez que vous n'avez pas dit votre 
dernier mot sur Gaston. Un nouveau nom litté- 
raire, comme le mien, a besoin du vôtre, monsieur, 
pour recevoir son fiât lux. 

» Adieu, monsieur, vous ne passerez plus à 
Agen sans vous arrêter, n'est-ce pas? Avec nos 
lettres et nos livres, nous faisons un dialogue des 
morts. A nous voir, donc ! 

» A. de MONTPEZAT. » 

Cet an de grâce 1846 fut pour moi une période 
de vaillant mais rude labeur. Le 3 mars, d'abord, 
j'avais reparu au théâtre de l'Odéon avec une comédie 
en vers, en trois actes, l'Oncle de Normandie. 

Reçu à l'unanimité, comme les autres fois, je 
n'eus pas le même bonheur quant à la direction; 
elle était, cette aonée-Ià, dans les mains de Bocage» 
qui n'aimait pas la comédie et ne la comprenait 



CINQUANTE ANS DB YIB LITTÉRAIRE 203 

guère. Méditanl déjà de naturaliser sur le second 
Théâtre-Français le drame et les paysaaneries berri- 
chonnes de madame Sand, il y voyait de mauvais 
œil une œuvre d'esprit et de franche gaieté. Il fît 
donc tout ce qu*il put pour empêcher le succès de 
la pièce. Parfaitement secondé dans ce plan par la 
faiblesse de sa troupe, il monta Tœuvre nouvelle 
de façon à préparer la chute qu'il désirait. A Tex- 
cepllonde Delaunay, en effet, une gloire actuelle de 
la Comédie-Française, je n'avais pour interprètes, en 
hommes et en femmes, que des artistes complète- 
"fient incapables de sentir et de remplir leurs 
rôles. 

Dans ces condilions, et devant d'autres specla- 
^urs j'étais perdu; mais Bocage, nouveau venu du 
*^oulevard et qui s'y croyait encore, avait compté 
^ns le public littéraire de l'Odéon. Celui-là vit la 
^niédie à travers l'insuffisance des artistes ; il sup- 
pléa, par son intelligence et son goût, à leur faiblesse, 
^t lOncle de Normandie^ arrivé au port sans encom- 
l^ïe, finit au bruit des applaudissements. Au lieu de 
^'en féliciter. Bocage ne sut pas cacher sa mau- 
vaise humeur ; ne pouvant nier la réussite, il 
'abrégea» contre son intérêt même, et me prouva 
Jue, s'il n était pas le maître du public, il l'était du 
noins de l'affiche. 

Avait-il raison contre tous? non, car VOnde de 
VormandeV est une comédie dans toute la vérité du 
not et les exigences du genre ; l'idée, d'abord, est 



i04 CINQliAME ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

excellente et, je peux le dire sans encourir le repr\ 
che de vanité, elle n'est pas de moi : je Tavais om. 
pruntée à un chef-d^œuvre espagnol et développée 
avec amour et bonheur. Ce qui me prouve, du reste, 
que l'assimilation avait été heureuse, c'est que les 
scènes les plus vivement applaudies, furent celles 
qui m'appartiennent en propre. 

La pièce imprimée obtint un succès de lecture si 
rapide, qu'au bout de quelques jours, il n'en restait 
pas un seul exemplaire. 

Après cette comédie, il s'en joua une autre dans 
les bureaux de deux grands journaux où je me 
trouvai avoir un rôle. Je faisais partie de la rédaction 
du Courrier français; mais, peu satisfait de Xavier 
Durieu, notre chef; depuis une semaine ou deux, 
j'avais cessé d'aller au journal lorsqu'un message 
éploré m'y rappela dans un des premiers jours 
d'avril. Le teint de Xavier Durieu ne participait en 
rien, dans la vie ordinaire, du coloris de la rose; 
mais, ce jour-là, il était d'une pâleur cadavéreuse. U 
frisson de la peur glaçait ses joues blêmes et poussait 
hors de leurs orbites ses yeux eifarés. Dès qu'il eut 
fermé au verrou la porte de sou cabinet, me prenant 
les mains et les serrant avec effusion : 

— Lafon, me dit-il, Lafon, mon ami, je vous ai 
fâché, j'ai eu tort; car vous êtes l'homme en qui] ai 
lo plus de confiance et le seul qui puisse me sauver 
du péril mortel que je cours. 

— De quoi s'agit-il? 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 2(K> 

— D'im complot tramé contre ma vie! 
--^ Allons donc ! 

— D..., mon rédacteur principal, veut me faire 
tuer pour avoir ma place. 

— Et comment cela ?. . . 

— 11 m*a suscité une querelle avec le National, 
(iont vous connaissez les .susceptibilités, et me dé- 
clarait tout à l'heure que je ne pouvais me dispenser 
de me battre pour l'honneur du Courrier. Je n'ai 
pas peur, ajoutait Durieu en tremblant; mais, ne 
connaissant le maniement d'aucune arme, un duel 
pour moi, c'est la mort. 

— Et D. . . vous y pousse ?. . . 

^ A tel point qu'il s'était constitué mon témoin 
pour me sacrifier; mais je lui ai signifié que j'avais 
choisi Paulin Limavrac et vous. 

■^Fort bien! Où en est l'affaire?... 

■^ Ces messieurs du Nationul doivent venir ce 
'^aliû à neuf heures. 

A neuf heures moins cinq, en effet, le garçon de 
bureau annonça Dornès et Thomas. Je les connaissais 
^ousles deux, et, si j'estimais, si j'honorais sincère- 
ment le premier pour la droiture de son esprit, la 
fermeté de ses opinions et la loyauté de son carac- 
^^e, j'accordais au second, remarquable seulement 
P^ï" sa taille de carabinier, la considération qu'inspire 
^^ grand développement de la force physique privée 
^^ moteur intellectuel. 

Nous reçûmes cer: messieurs, Paulin et moi, dans 

12 



206 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

le salon de la rédaction. Ils nous apportaient une. 
lettre et un ultimatum. La lettre était une rétracta- 
tion humiliante pour le journal, et peu honorable 
pour son directeur. Je la lus et, la rendant ensuite 
à Dornès : 

— Jamais, lui dis-je, ces lignes ne paraîtront 
dans le Courrier, 

— Alors, dit Dornès, nous demandons une répa- 
ration par les armes. 

— A qui? 

— A Xavier Durieu, naturellement. 

— Soit! Quel sera son adversaire? 

— Dornès ou moi, répondit Thomas se levant, 
comme pour nous effrayer en déployant sa grande 
taille. 

— Vous? dis-je à Thomas, et en quelle qualité? 

— En qualité de gérant du National, 

— Pardon, je crois qu'il y a erreur dans vott^ 
pensée, si le combat doit se livrer entre gérants, j^ 
vais faire appeler le nôtre. 

— Je ne Taccepterais pas, reprit superbemea* 
Thomas. 

— C'est pourtant un ancien militaire, ex-sous-^ 
officier, comme vous, je crois. 

— J'entends, et Dornès aussi, n'avoir affaire 
qu'au rédacteur en chef du Courrier, 

— Notre intention est la même, nous ne connais^ 
sons et ne voulons avoir pour adversaire que I^ 
rédacteur en chef du National • 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 207 

" Jamais nous n'exposerons Armand Marrast à 
un péril quelconque, sa vie est trop utile, au parti 
et trop précieuse pour le journal. 

— Croyez-vous donc que nous tenions moins à 
celle de M. Durieu ? 

Une fois ce terrain trouvé, je m'y tins sans reculer 
d'une semelle. Une seconde réunion fut convenue 
pour Taprès-midi. Elle eut lieu au National, et 
chacun en devine Tissue. Marrast, dans le fond, ne se 
souciait pas plus de se battre que Durieu; ses colla- 
borateurs ne voulant à aucun prix exposer une tôte 
si chère, l'affaire finit par une note insigniliante et 
inoffensive parue le lendemain dans les deux jour- 
naux. Et le rédacteur principal, en admettant qu'il 
eût formé ce noir complot, ne fut pas rédacteur en 
chef. Toute bonne action mérite, dit-on, récompense ; 
pour se conformer à cet axiome, Durieu me montra 
^a reconnaissance en profitant d'une absence de 
l^olques jours pour publier la première partie d'un 
^Offian : Jonas dans la baleine, sur le prix duquel 
^ous n'étions pas encore d'accord, et, en le faisant 
^fûîiner brusquement à mon insu par l'homme 
'^^^e qu'il accusait d'avoir prémédité sa mort. 

^ qu'il y eut de plaisant, c'est que le tribunal de 
^^Cûerce, à qui je demandai justice, me refusa 
^^^ment et jugea que Xavier Durieu avait bien 
'^- Ce mauvais jugement, par. bonheur, devait 
apporter une compensation fort imprévue. Comme 
Portais du tribunal, usant et abusant du droit 



208 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

laissé aux plaideurs mécontents, je fus abordé par 
un monsieur gros, court, à face rose et réjouie, qui, 
m'offrant un excellent cigare, me dit d'un air de 
grande satisfaction : 

— Voilà un singulier jugement ! 

— N'est-ce pas, monsieur, que c'est inique? 

— Inique, c'est le mot ! et, pourtant, j'en suis 
enchanté. 

— Par exemple l 

-• Sans cette audience, oii je me trouve par 
hasard, je n'aurais pas mis la main sur vous, et, 
sans reproche, il y a huit mois que je vous cherche. 

— Vous ? 

— Moi-même, continua-t-il tranquillement; en 
allumant son cigare. 

J'avais, à cette époque, une foule de jugements à 
mon passif pour refus de monter ma garde, et je ne 
pus m'enapêcher de regarder l'interlocuteur de tra- 
vers. 

— Non, me dit-il, ce n'est pas cela. Je suis 
Coquebert, l'acheteur des Girondins, l'éditeur de /fl 
Bretagne illustrée, et je vous cherche pour vous 
proposer de me faire le Languedoc ancien et mo- 
derne. 

Je répondis que je réfléchirais à la proposition. 

— Pensez-y cette nuit, me dit-il, avec le calin« 
de la Bretagne bretonnante, un volume de trente i 
trente-cinq feuilles grand in-8**, prix : dix raille 
francs. Où vous trouverai-je demain matin? 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTKR AIRE 209 

*"Chez moi, rue Jacob, S4. C'est la peur de la 
irde nationale qui me fait cacher mon adresse. 
Coquebert arriva le lendemain à Theure dite, 
^ecdeux feuilles de papier timbré. Le traité fut 
gné et le livTe commencé le soir même. Entouré 
3 cartons pleins jusqu'à la couverture des recher- 
les faites sur l'Histoire du Midi, je travaillais sans 
'e déplacer ni me presser, quand, au bout d'un 
'ois, je reçus la visite de Coquebert. Il venait voir 
^i'en étais. Son air préoccupé me frappa. Au lieu 
s répondre à une question sympathique : 
^ Combien de temps vous faut-il encore, de- 
wnda-t-il, pour achever mon livre ? 
— Un an. 

■^ Un an 1 Et si j'avais un intérêt personnel de 
remier ordre à le faire paraître à la fin d'octobre, 
ourrions-nous arriver ? 

-^ Ce serait un tour de force rude ; mais, avec la 
'ûtéetla bonne volonté, il n'est rien d'impossible. 
"^Monsieur Mary Lafon, je ne vous cache pas 
^G cet ouvrage m'est aussi nécessaire en octobre 
^e l'air que je respire. Je comprends les difficultés 
' la tâche que vous allez vous imposer ; mais, sans 
^rier du prix du livre que vous allez porter à vingt 
ille francs, vous pouvez compter sur toute ma 
connaissance. 

Le traité modifié dans ce sens, je me mis au 
ivail tout le jom- et Un peu de la nuit, comme du 
nps où, tous ses rédacteurs lui ayant manqué, je 

12. 



2J0 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

fis marcher seul, pendant un mois, les Villes de 
France, de Furne. Bientôt parurent les premières 
livraisons illustrées par Marvy, avec de charmantes 
eaux-fortes, de Gigoux, de Johannot; puis Torage qui 
grondait depuis quelque temps sur la librairie de la 
rue Jacob emporta le brave éditeur et mon livre, en 
me laissant papier pour papier, vingt billets à ordre 
de mille francs chacun, dont je passai la plus 
grande partie, grâce aux soins obligeants de IV 
guerre. 



XI 



*^es travaux littéraires, je pouvais dire avec Vir- 
*'^, uno avulso non déficit aller, un fini l'autre 
'^Orûmeiice. Libre de nouveau, je conçus le projet, 

ïUoitié réalisé depuis, de ressusciter, en les pu- 

• 

*^nt, texte et traduction, les graudes poésies des 
^Ubadours. M. de Salvandy accueillit Tidée et en 
^fia Texamen à une commission. 
Qui dit commission rappelle au vrai la fameuse 
le de Pénélope. La plupart du temps, les membres 
oes réunions n'ont qu'une vue : défaire ce qui a 
' fait la veille. Le comité de l'instruction publique 
ti vingt mois à examiner ma proposition et les 
^es à l'appui. Le côté plaisant de l'affaire, 
^%t que les plus ignorants de notre vieille lan- 
^^ se montraient les plus difficiles. De là, quel- 
^^s scènes, parfois d'un comique parfait. Ëtant 



212 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

allé voir un jour de Tété de 1847 M. Leclerc, à la 
Sorbonne, je rencontrai chez lui le secrétaire per- 
pétuel de l'Académie des inscriptions. Je savais qu'il 
ne m'était pas favorable, et je saisis avec un mali- 
cieux plaisir Toccasion de lui donner une leçon sur 
le terrain de la philologie méridionale. Ainsi que 
je m'y attendais, il y fit les premiers pas, en assurant 
qu'il était très facile de comprendre les troubadours 
et les patois qui ne sont, à tout prendre, queJes 
débris du roman. 

Je secouai la tête en souriant. 

Guiguiaut s'échauffa et prétendit qu'avec les dic- 
tionnaires de Raynouard et deSavages, il traduirait 
les pièces les plus obscures à livre ouvert. 

C'est là que je l'attendais. 

— Monsieur, lui dis-je, il y a, dans le comité, ur^ 
de vos collègues qui, ayant appris le roman commr*- 
vos savants apprennent Y arabe ou le chinois, s^ 
pavane dans cette science, n'en sachant pas le pre- 
mier mot. Pour le rendre un peu plus modeste, j'avais 
engagé M. Leclerc à lui communiquer une liste 
de vingt mots les plus usuels, avec défi d'en 
expliquer un seul. Voilà des dictionnaires; priez 
M. Leclerc de vous donner cette liste, et voyez si vous 
serez plus heureux. 

L'académicien prit la liste d'un air de confiance, 
sauta sur les dictionnaires et les feuilleta rapide- 
ment pendant vingt minutes ; puis, remettant tran- 
quillement les lexiques à leur place : 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE ^13 

— Ces mots, dit-il saas s'émouvoir, ii'appar- 
tfennent ni au roman vieux ni au nouveau. 

— ^Voilà ce qu'a dit, pour excuser son ignorance, 
^otre savant confrère; mais je vais vous prouver 
non seulement que ces mots appartiennent à la 
la.ngue morte, mais qu'ils sont vivants et employés 
t^ous les jours. 

Je venais d'entendre sur l'escalier le pas lourd 
d'un porteur d'eau ; je cours à cet homme, je lui 
Aomande d'où il est, et, apprenant qu'il vient de 
^*Aveyron, je lui fais déposer ses- seaux et Tem- 
■^ïxène dans le cabinet de M. Leclerc. A mesure que 
i^ lui lisais un mot, il l'expliquait sans hésita- 
^itDn; le premier, je me rappelle^ était caoussic, le 
^^ï^rse des champs. Il n'en manqua pas un, 

Guigniaut sortit furieux, mais la leçon avait été 
^^^mprise. M. Leclerc, désormais, n'écouta plus per- 
^t)nne, et, le 24 janvier 1848, il lut au comité des 
^^onuments écrits de la langue française un rapport 
^ù il concluait à l'adoption de ma proposition, 
^t à la publication d'un nouveau choix des poésies 
des troubadours en cinq volumes. Dans la même 
séance, le comité adopta les conclusions de ce 4 sa- 
vant et judicieux rapport, et décida : que les modifi- 
cations apportées au plan primitif, les règles et les 
limites prescrites au travail de M. Mary-Lafon par 
les commissaires, seront transcrites dans le procès- 
verbal et transmises à M. Lafon pour lui servir de 
loi dans tout le cours d'exécution de la publica- 



214 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

tion importante dont il est maintenant chargé * », 
Trois mois avant ce jour, qui devait m'édifier 
pour la vie sur la conscience et la loyauté des co- 
mités de l'instruction publique, j'avais reçu de 
Suisse une proposition que je finis par agréer. 
Voici comment le Moniteur parisien du 26 octobre 
1847, apprit le fait à ses lecteurs : 

« Le Conseil de l'instruction publique du canton 
de Vaud (Suisse) a ofifert spontanément et officielle- 
ment à M. Mary-Lafon une chaire de littérature 
française à l'Académie de Lausanne. Cette démarche 
honore tout à la fois le Conseil qui Ta faite et 
l'écrivain si distingué qui en est Tobjet. La chaire 
offerte à M. Mary-Lafon a été précédemment occu- 
pée par M. Sainte-Beuve, de l'Académie française. » 
Cette situation étant tout à fait dans mes goûts, je 
l'acceptai le 4 novembre suivant, et soumis au 
Conseil de l'instruction pubUque et au gouverne- 
ment de Vaud trois sujets de Cours. La réponse ne 
se fit pas attendre. Elle était ainsi conçue : 

4 

a Lausanne, le 9 novembre 1845. 
^ Monsieur Mary-Lafon, professeur, à Paris, 

» Monsieur, 

» En réponse à votre lettre du 4 novembre, 
nous avons l'honneur de vous informer que nous 

1. Procès-verbaux du comité, p. 365, 367, 370. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 215 

vons choisi le second des sujets que vous nous 
proposez pour votre Cours de littérature française à 
'Académie de Lausanne, savoir : De l'Influence de 
d déformation, en général, et des écrivains suisses 
*n particulier, sur la littérature française au dix- 
huitième siècle. 

»Nous comprenons, monsieur, que, dans les 
circonstances actuelles, vous ne vous sentiez pas 
dans toutes les dispositions nécessaires pour com- 
Diencer votre Cours ; aussi, comme tout fait espérer 
ïu'uQe solution prochaine aura lieu, vous pourriez 
irriver dans la prochaine quinzaine de décembre ; 
Jors les étudiants n'auront plus de préoccupations 
trangères à leurs éludes et pourront donner toute 
'^r attention aux Cours des professeurs. 
*> Tolre arrivée plus prochaine n'aurait nullement 
^ Un embarras, bien au contraire ; mais notre Con- 
^l désire que vous puissiez donner vos leçons de la 
^nière la plus utile et la plus convenable, sans que 
^U en entrave les préparations et la fréquentation* 
^> Agréez, monsieur, Tassurance de notre consi- 
^î*ation la plus distinguée. 

» Le vice-président du Conseil de VInstruction 
publique du canton de Vaud, 

» Robert Blanghet. d 

Je partis donc pour Lausanne, et, quatre ou cinq 
urs après mon arrivée^ fis l'ouverture de mon 



I 



21G CINQUANTE ANS DE VIK LITTÉRAIRE 

cours, le 22 décembre. On m'avait laissé jusque-là 
dans une ignorance absolue de la situation. Un 
quart d'heure avant de monter en chaire, le vice- 
président du Conseil de Tinstruction pubhque, un 
digne et excellent homme, dont les manières sim- 
()les et la bonne humeur voilaient un bon sens 
admirable et beaucoup de cœur, M. Robert Blan- 
chet,me prit à part et me dit: 

— Il faut que je vous prévienne, uu peu 
tard peut-être, mais nous n'avons pas osé 
le faire plus tôt de peur de vous empêcher de 
venir, de ce qui se passe ici. Indépendamment de 

m 

la guerre du Sonderbund contre les jésuites, qu* 
Ment d'être si heureusement terminée, il y a, dans 
le canton de Vaud, une autre guerre religieuse 
contre les méthodistes, que nous appelons, nous, 
momiers. Le gouvernement a été forcé d'interner 
dans leur commune d'origine une cinquantaine de 
pasteurs dont les enfants vous attendent dans la 
salle, dans des dispositions que vous devinez sans 
peine: Presque tous les étudiants appartiennent au 
parti contraire. Les chefs mêmes de ce parti leur 
donnent le signal de l'opposition, et je dois vous 
avouer que, depuis le départ de Sainte-Beuve, ils 
ont repoussé tous les professeurs que nous avons 
nommés. 

— Diable ! répondis-je, vous auriez dû me préve- 
nir plus tôt. 

— Nous n'avons pas osé ; mais il y a dans ce 



CINQUANTE ANS DE TIE LITTÉRAIRl 217 

momeDt, à Lausanne, un millier de soldats qui 
regagaent leurs foyers, et nous allons en mettre 
quelques centaines, pour vous soutenir, dans la 
grande salle. 

— Gardez-vous en bien ! G*est un duel entre les 
étudiants et vos ennemis, et moi, j'entends le soutenir 
seul. Bien qu'un peu tardif, du reste, merci de l'avis. 
Sachant, dès lors, à quoi m'en tenir, j'entre dans 
la salle, bondée jusqu'aux derniers bancs. Quel- 
ques UQiformes de Farmée fédérale apparaissaient 
Çà et là dans la foule. Les étudiants, formant une 
niasse compacte, occupaient, comme une avant- 
garde le devant de la chaire. Un rapide coup 
^'œij, jeté de ce côté, ne me laissa aucun doute 
^^ leurs intentions. 

te recteur, un vieillard à figure sournoise, à 

l'œil faux et au ton mielleux, me présenta aux 

^tadiants dans un discours à deux tranchants qui 

pouvait se traduire ainsi : <c Le gouvernement, que 

'^ous détestons, a fait un meilleur choix cette fois- 

^* .' le professeur que je vous présente a des titres 

^^ttéraires ; il est connu, mais ce n'est pas une 

'*^ison pour l'épargner ; au contraire l car la con- 

^ance que lui témoignent nos adversaires ne le 

çnd que plus dangereux. » 

Après cette petite homélie méthodiste, il m'in- 
ita gracieusement à monter en chaire, et son sou- 
ire, adressé aux étudiants, semblait leur dire: A 
oiis maintenant! 

13 



t\S CINQUANTE ANS OB VIE LITTÉHAIRI 

La lutte ne m'a jamais déplu : mes iacultéi 
engourdies s'y retrempent, au contraire; Tesprit 
mis au pied du mur, sent qu'il faut combattre e 
reprend toute sa vigueur. Je commençai par ui 
remerciement des plus ironiques adressé au recteur 
je lui dis, à mots couverts, mais transparents pou 
tout le monde, que je l'avais parfaitement com- 
pris et que sa reconmfiandation muette ne m'el 
frayait pas. Me tournant ensuite vers l'auditoire 
que ce début paraissait étonner et intriguer ui 
peu, je fis mon discours d'ouverture avec une bra 
voure qui ne fléchit pas jusqu'au bout. 

Si j'avais lu, il est probable que j'aurais perd 
la partie. Mais la parole est une épée, dont 1 
pointe toujours tendue vers l'auditeur, lui impos 
et le maîtrise malgré lui. Là où je voyais de 
signes dé rébellion, je nie présentais le fron 
calme, et, d'un regard, d'un geste quelquefois, ji 
calmais l'orage. 

Monté à ce diapason, je ne craignais plus rien 
Bientôt je me laissai aller à mon sujet comme ai 
courant d'un de nos fleuves et j'entraînai l'auditoir 
avec moi. Une faible tentative d'opposition se prc 
duisit vers le milieu de mon discours, toute la foui 
prolesta. Je n'avais rien entendu, et, continuan 
avec la chaleur de l'inspiration, je calmai du gest 
les applaudissements. J'avais écrit sur une carte d 
visite la division de mon discours ; dans le feu di 
débit, je l'avais oubliée ; mais je n'avais pas besoii 



CINQUANTB ANS Dl TIE LITTÉIIÀIRI Î19 

de ce repère et j'arrivai au port, énergiquement 
salué par les applaudissements de rassemblée, des 
membres du gouvernement et des étudiants eux- 
mêmes. 

Voici en quels termes le Nouvelliste VaudoU 
rendit compte de la séance * : 

Lausanne, 

« La séance d'ouverture du Cours de littérature de 
M. le professeur Mary-Lafon a eu lieu mercredi 
dernier, dans la grande salie de la bibliothèque, au 
D^iieu d'un grand concours de public. 

* M. le recteur Dufournet a fait entendre quelques 
paroles pleines de convenance et de sympathie. 
Après cette allocution, M. Marv-Lafon monte en 
^iaire et esquisse son cours, en parcourant rapide- 
^^nt la position de la France au xvni^ sièole ; il 
^ûonlre Voltaire sapant une société vermoulue, 
'Rousseau et les écrivains encyclopédistes recon- 
struisant le nouvel édifice sur les ruines de l'ancien, 
^t la Réformation, planant, par son influence, sur ce 
^rarid mouvement. 

» Rencontrant les jésuites sur son chemin, l'ora- 
teur a montré que le Sonderbund d'autrefois n'était 
ni plus éclairé ni plus heureux en guerre que 
;elui qui vient de s'évanouir devant les armes de 
a Suisse. 

1. 34 décembre 1847. 



2201 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

y> Puis M. Lafon termina ainsi : 

« Il est bien entendu, messieurs, que nous ne 
» ferons pas de politique; je n'ai pas besoin de Tin- 
» troduire dans mes leçons, on la fait trop bieu au 
)) dehors ; d'ailleurs, ce n'est là ni mon rôle ni le 
» vœu de ceux qui m'ont appelé ; mais je vous ferai 
» ma profession de foi car ce que j'aime le mieux 
» au monde, c'est la franchise. 

» Je hais avec énergie ce christianisme abâ- 
» tardi qui a envahi plusieurs de nos chaires fran- 
» çaises et qui corrompt tout ce qu'il touche ; mais 
» je hais aussi ces jacobins de la pensée, battant 1^ 
)) tambour pour attirer la jeunesse et flatter la vanité- 
» Nous suivrons franchement la raison, la raison du 
» xvni® siècle, et nos trois grands principes seront ^ 
» la réformation, la philosophie et la liberté. » (Ap^ 
» plaucUssements.) 

» M. Lafon a été écouté avec autant d'attention 
que de plaisir. L'élégance de son élocution, la 
manière, toute nouvelle pour notre académie, avec 
laquelle il aborde soii sujet, sa haute éloquence 
promettent d'instructives et intéressantes séances 
aux amis delà saine littérature. 

» Qu'il soit le bienvenu au milieu de nous! » 

L'entente ne fut pas longue à s'établir entre le 
professeur et l'auditoire. Dès la deuxième leçon, 
celui-ci était conquis, et, à partir de ce moment, il 
y eut des deux parts sympathie et confiance réci- 
proque. Lausanne étant un peu sur le passage de 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 22i 

l'Europe, il m'airivait parfois d'illustres auditeurs 

touristes égarés dans les neiges, diplomates en 

course, savants étrangers, messagers de Rome filant 

comme un trait sur Fribourg. Vers le commence- 

flient de janvier, j'eus le plaisir de voir devant moi 

sur les bancs, le grand révolutionnaire italien, 

Mazziiii avait à Lausanne un petit état-major corn- 

®^ndé par M. de Boni, aujourd'hui député à Rome, 

^t une imprimerie clandestine. On me le montra, 

c^> Ja première fois qu'il vint à mon cours, je m'a- 

''^Usai, à propos de la République de Salente, de 

^^ixelon, à tourner en ridicule les rêves de nos 

utopistes modernes. Dans son groupe, on ne me 

c^ïïiprit pas ; mais le sourire qui éclairait sa figure 

^^ï^e et spirituelle m'apprit bientôt que je ne par- 

^^i§ point à un sourd. 

Je l'appris d'ailleurs de sa bouche même, quelques 
iours après. Dans l'inter\al]e de mon cours, qui 
n'avait lieu que deux fois par semaine, le lundi et 
le vendredi, je courais de tous côtés pour voir la 
Suisse, singulièrement étrange, pour un Méridional, 
sous son manteau de neige. En revenant de Sion, 
je m'arrêtai pour déjeuner à Saint-Maurice, et, 
ennuyé d'attendre la voiture savoyarde qui corres- 
pondait avec notre diligence, je partis en avant à 
.pied. Il faisait une matinée d'hiver superbe; l'air 
était vif, mais point trop froid, et le soleil lançait 
des rayons brillants et doux comme en automne. 
En passant sur le pont de Saint-Maurice, je vis un 



Î22 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 

homme, en costume d'ouvrier, appuyé sur le parsL— 
pet, qui me demanda si la diligence de Sion n'allait 
pas venir; je lui dis pourquoi je la devançais et il 
prit la même résolution. 

Je le reconnus tout de suite, malgré son dégui- 
sement. Qui avait vu une fois ce corps élancé et 
fluet, cette figure à Tovale délicat, aux traits pleins 
de finesse où pétillaient la vivacité et Vesprit ne 
pouvait les oublier. Je fis semblant de le prendre 
pour C3 qu'il voulait être ce jour-là, un compagaon 
chamoiseur, et nous voilà bravement en route sur la 
neige compacte et aussi douce qu'un tapis. fîB 
marchant, nous causions. 

— Je vous reconnais, à présent, me dit tout à 
coup le prétendu compagnon chamoiseur : vous êtes 
le professeur français de Lausanne!.. 

— Lui-même! 

— Je vous ai entendu, il y a une quinzaine de 
jours, en traversant cette ville. 

— Bon! que disais- je alors? 

— Des malices à l'adresse des pionniers du pro- 
grès. 

— Non; car, ceux-là, je les honore et ne pourrais 
les attaquer, n'ayant jamais fait, depuis que j'ai 
cœur à l'ouvrage et plume en main, que oe qu'ils 
font ou veulent faire. 

— Oui, me dit-il, la ligue des hommes du Midi! 
l'idée est bonne mais incomplète. 

— Savoir 1 Unir les enfants d'une même race 



CINQUANTE ANS DE VIB LITTÉRAIRI 223 

û'est pas facile ; mais je crois qu'on le peut. Quant 
à ceux qui ont un autre sang aux veines, une autre 
pulpe dans le cerveau et qui naquirent sous des 
d'eux glacés ou voilés de nuages, chimère de l'es- 
P^rer ! Voilà pourquoi j'ai pris la liberté de rire de 
^ rêve de république universelle. 

— Le temps la fondera ! 

•^^ C'est possible; mais ni vous ni moi n*en vér- 
ins jeter les assises. 

— Qui sait? reprit-il Tœil étincelant et le front 
^dîeux d'espérance. Sur le sol que nous foulons- 
ie révolution vient de s'accomplir; celui de l'Eu- 
^Pe tremble partout en ce moment sous les pieds 
^ monarques ; au Nord comme au Midi , les trônes 
^txt sur le point de s'écrouler. Dans quelques jours 
^Ut-être, il n'en restera pas un debout. 

Ne regardant pas au delà de mon horizon lit- 
étaire, je pris cette sortie pour une illusion d'illu 
^\né, il s'en aperçut et me dit simplement : 

— En haut! en haut ! regardez vers la montagne, 
c'est là que brille la lumière, elle vous éblouira ! 

Nous arrivions dans la petite ville d'Aigle, cachée, 
comme un nid de fauvette, au milieu des peupliers, 
le quittai le faux chamoiseur pour aller chercher 
ies cigares et le rejoignis dans une vaste hôtelle- 
•ie dont le portail et les grandes croisées s'ouvrent 
;ur la route. Pour rester dans son rôle, il m'offrit 
in verre de vin blanc. Pendant que nous trinquions 
lans une salle où deux cents personnes pouvaient 



224^ CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

boire à Taise, une vieille femme assise auprès cJ" 
poêle se leva, vint lentement vers nous, et, apr^^ 
nous avoir examinés l'un et l'autre en sileno^i 
étendit tout à coup la main en disant d'une voî^i 
gutturale : 

— « Ce qui a été prédit devait arriver et arriva - 
Ainsi a dit le Seigneur éternel à Tyr : « Les il^s 
» ne trembJent-elles pas au bruit de ta ruine ^ 
» Tous les princes de la terre et de la mer des — 
» cendront de leurs sièges; ils ôteront leurs maca- 
» teaux et dépouilleront leurs vêtements brodfes 

» d'or et se vêtiront de frayeur, ils s'assiéront â . 
» terre et trembleront plaintifs et désolés. » 

— Celte femme est folle, dis-je à l'oreille de mo:^^ 
compagnon. 

— Ne l'interrompez pas, répliqua-t-il avec cha-^" 
leur, c'est une inspirée, une voyante. 

Et l'interrogeant l'œil ardent : 
— r D'où vient l'épée? demanda- t-il dans lé mênm^ 
style biblique. 

— De France!... 

— Touchera-t-elle l'Italie? 

— Oui, la pointe brille sur Rome ! 

— Et puis? où la vois-tu? 

— A Vienne et à Berlin ! 

— La prendrai-je en main à mon tour ? 

— Oui, tu seras pape et roi à Rome. 

— Et moi, dis-je en éclatant de rire à cetU^ 
prophétie, ne serai-je pas cardinal?... 



ï 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 22K 



|- Toi, tu iras aussi dans la ville des sept col- 
;, la terre t'y engloutira ; mais tu sortiras du 
ilcre pour combattre la bête qui a sept têtes et 
jt cornes, et, sur ses cornes, dix diadèmes. 
jLa diligence arrivait dans ce moment-là, au bruit 
ks grelots de Tattelage, je courus reprendre ma 
|lace; le chamoiseur vint monter quelques minutes 
jlprès;il était rêveur, mais ses yeux brillaient d'un 
jiéclat extraordinaire. 
Me voyant sourire : 

— Vous ne croyez pas aux prédictions de cette 
femme? 

— Pas plus, monsieur Mazzini, qu'aux garçons 
chaiDoiseurs. 

— Eh bien, d'ici à peu de temps, vous verrez 
flwi aura raison. 



13. 



f 



|r? 



X[l 



y^ 



Je ne pensais plus à cette rencontre, ni aux pro^ 
phéties de la vieille d*Aigle, lorsqu'un mois plu; 
tard, ^n entrant dans un cercle démocratique d^^ 
Lausanne, le président du conseil d'État m'appril 
à brûle-pourpoint que la république venait d'être 
proclamée à Paris. Le contre-coup de cette révolu^ 
tion en Allemagne et en Italie, si bien prédit pai^ 
la voyante, me frappa au point que je ne suis pa* 
bien sûr de douter encore de ce pouvoir sur- 
naturel . 

La secousse inattendue de 1848 avait ébranlé 
tous les cerveaux. Pris du vertige universel, je 
quittai ma chaire, et, profitant d'un congé gracieu- 
sement offert par le gouvernement de Vaud, je ren- 
trai à Paris, Là, toutes les illusions patriotiques 
que j'apportais des rives du Léman s'envolèrent 
aux bords de la Seine comme l'hirondelle en no- 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE ^%1 

vembre. Dès le premier jour, je vis la cause de 
ces fausses-couches populaires nommées révolu- 
tions. Elis sautait aux yeux dans la nullité sotte et 
vaniteuse des chefs de Témeute, devenus subite- 
'ïîent hommes du pouvoir. Un avocat ignorant 
^mme ils le sont tous et gonflé d'importance et 
^'orgueil ; un poète sans tête et sans conscience, 
Machine à phrases retentissantes qui sortaient se- 
'^n l'occasion, avec la cadence et le bruit des orgues 
^^ Barbarie; une vipère, Jules Favre, ramassant 
Sou venin pour les piquer tous ; un culotteur de 
pipes, Flocon ; Louis Blanc, un enfant terrible; mon 
^'^î Pagnerre, ex-conducteur de veaux à Poissy, 
^^U par hasard libraire et, de sa boutique de la 
^Uiî de Seine, jeté d'un bond sur les fauteuils du 
gouvernement provisoire; Marrast !.. Armand Mar- 
^ast enlin, Fombre chinoise de Carrel et un nommé 
Albert, ouvrier ; voilà les hommes qui avaient à 
gouverner une grande nation et à contenir ou ré- 
volutionner l'Europe. Je ne parle pas d'Arago, qui 
Jes repoussait, les haïssait et les maudissait tous. 
Au second rang étaient les Cassandres de bonne 
foi comme David (d'Angers), les eunuques comme 
Bûchez, les intrigants comme mon ancien rédacteur 
en chef, Xavier Durieu. Je crois que, si Diogène, 
sortant ces jours-là du tombeau, avait eu la fantaisie 
de venir se promener à Paris pour chercher son 
homme, à part Dornès, au National, pour le civisme 
et la bonne intention, et Ribevrolles, hérissé comme 



228 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRB 

ua sanglier en son bouge, à la Réforme, il n'aurait 
pas trouvé grand monde. 

Je n'en retiens qu'un souvenir personnel. Lors- 
que Furne publia ï Histoire des Villes de France^ 
pas un membre de l'Institut, pas un écrivain tan 
soit peu connu qui ne tînt à se faire l'historié 
de sa ville . Marrast réclama et obtint Saint-Bertran 
de Comminges. Mais, n'en sachant pas le premic^-r 
mot, il fit appel à notre double confraternité méri- 
dionale et littéraire. Travaillant moi-même slxi 
même ouvrage, dont j'ai écrit la plus grande partie 
du tome second, j'eus peu de peine à lui donner les 
matériaux de son article. Il m'en remercia cii 
termes chaleureux, protestant qu'il reconnaîtrait 
ce service dans une note. La note parut en effet. 
Elle est ainsi conçue : 

« Les belles pages de M. Armand Marrast, pres- 
que entièremeri t composées sur des documents inédits^ 
et écrites d'un style à la fois si ferme, si large, si 
brillant, nous font regretter que cette plume, qui 
n'a pas d'égale dans les luttes arides de la presse, 
ne puisse prendre une plus large part aux travaux 
de notre littérature historique ^ » 

Je n'aurais pas rappelé ce fait, sans l'insistance de 
Kibeyrolles, qui ne pardonna jamais ii Marrast uu 
mauvais trait de confrère, de compatriote et de 
coreligionnaire politique. Quand Barthélémy se 

1. Histoire des Villes de France, t. If, p. SO.j. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉHAIRE 329 

vendit, nous eûmes l'idée, Ribeyrolles et moi, de 

^^^masser le gantelet d'Entelle et de continuer la 

^émésis. Un premier numéro flambant des ar- 

feurs de notre âge et de la foi républicaine, fut 

imposé à la vapeur et porté par nous au rédacteur 

6^ chef de la Tribune, On le lut dans son cabinet et 

^^ obtint le suffrage et la vive approbation des per- 

^H.nes présentes. 

Comment le trouvez- vous? dis-je à Marrast 

^•-•^^ je connaissais un peu. 

-^- Bon ! me dit-il, il y a là de la verve et du ta- 
l^ï^t. • 

— Alors, vous allez le publier? 

— Non, répondit-il de Tair le plus dégagé du 
">^onde. 

• — ' Et pourquoi cela ? 

— Parce que, ajouta-t-il d'un ton de suprême 
insolence, nous sommes las de faire des réputations. 

— C'est ce que personne ne te dira jamais, lui 
cria Ribeyrolles en lui tournant le dos. 

Voilà pourquoi notre Némésis mourut dans son 
œuf démocratique et pourquoi l'irascible et fou- 
gueux rédacteur de la Réforme n'avait jamais par- 
donné à l'ancien rédacteur de la Tribune, 

En temps de révolution, chaque jour ajoute au 
désappointement de ceux qui rêvaient un état de 
choses meilleur. Voyant où allait aboutir l'impéri- 
tie des impuissants imposés à la France par la sur- 
prise de Février, je me disposais à m'expatrier de 



230 CINQUANTB'ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

nouveau. Une rencontre, faite à Passy, changea 
mes projets et me retint définitivement dans la 
métropole des lettres et des émeutes. 

J'étais allé à Passy voir le grand juge littéraire. 
En entrant dans ce délicieux chalet de la rue de la 
Pompe, tapissé de beaux livTes, où se reflétait, 
dans la grande glace du fond, le portrait de madame 
Janin à vingt ans, je trouvai son Jules en grande 
conférence avec Rachel. 

— Parbleu ! dit-il en me voyant, vous ne pou- 
viez arriver plus à propos, teneo lupum aurihus. 
Voici riiomme qu'il nous fallait ! 

Et, faisant signe à Moore, ce bon Anglais à têt^ 
blonde qui vécut ses plus heureux jours sous c^ 
toit et mourut, comme le chien fidèle, en reve- 
nant de Tenterrement de madame Janin, de me 
céder son tabouret : 

— Mettez-vous là, me dit-il de sa voix éclatante, 
et donnez votre avis. 

— De quoi s'agit-il ? 

— D'une question de votre compétence. Made- 
moiselle Rachel a envie de jouer Médêe et me con- 
sulte pour savoir quelle est celle qu'il faut choisir, 
de Corneille ou de Longepierre? 

— Ni l'une ni l'autre, à mon sens. 

— Pourquoi cela ? 

— La Médée de Corneille est de tous points in- 
digne de ce grand tragique, et, quant à celle de 
Longepierre, ce serait un blasphème, une véri- 



CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 231 

table monstruosité d'employer le magnifique talent 
^6 mademoiselle à la résurrection de cette œuvre 
3ussi barbare par le fond que par la forme . 

— Vous trouvez donc cette tragédie bien mau- 
^'aise? me dit en regardant Janin, mademoiselle 
fiacliel. 

— Détestable ! Et pourtant quel plus admirable 
sa jet! 

• — Ah ! vous trouvez, n'est-ce pas ? 

— Oui, s'il était traite surtout, ce qui n'a jamais 
^^ fait selon la vérité historique. 

^— Hein ! s'écria Jules Janin, que prétendez-vous, 
^On confrère ? voudriez-vous démentir par hasard 
^^ tradition et Euripide? 

— C'est, en effet, mon intention. 

— Ah ! par exemple, je serais curieux d'entendre 
<iela ! 

— Écoutez alors. La légende de Médée est fille 

d'ApoUodore et de Diodore. Ces deux très anciens 

chroniqueurs racontent que Jason et Médée vinrent 

de lolchos à Corinthe, où ils résidèrent dix ans. 

Leurs enfants furent, d'après Hésiode : Médeios, que 

le Centaure éleva dans les marais de Pelion, Mer- 

méros et Phares. Au bout de ces dix ans de paix 

et de bonheur, Jason devint amoureux de Glaukè, 

fille du roi de Corinthe et répudia Médée, qui reçut 

ordre de partir sur-le-champ. Vivement irritée de 

cet afifront, Médée prépara une robe empoisonnée et 

l'envoya comme cadeau nuptial à sa rivale. Celle-ci 



232 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 

la mit sans réflexion, et son corps fut brûlé et en- 
tièrement consumé. Rréon, son père, en essayaot 
d'arracher du corps de sa fille la robe incendiaire 
périt également dans les flammes. Médée, en par- 
tant sur uu char traîné par des serpents, avait mis 
ses enfants dans le temple d'Héré Akrienne, comp- 
tant sur la sainteté du heu pour assurer leur 
salut; mais les Corinthiens furent tellement exas- 
pérés du double meurtre de Glauké et de leur roi, 
qu'ils arrachèrent ces enfants de l'autel et les 
massacrèrent. Dégagée de cette atmosphère loin- 
taine et fabuleuse, le fait est hors de doute, puisque 
les Corinthiens célébraient périodiquement des jeux 
funèbres en expiation de ce crime. 

— D'où vient alors qu'Euripide en charge Médée 
seule ? 

— Parméniskos nous l'apprend: il reçut une 
forte somme des Corinthiens pour donner ce tour 
à la légende. 

— Il me semble, dit Rachel qui avait été très 
attentive, que la donnée d'Euripide, vraie ou fausse, 
est la plus dramatique. 

— A cause de la scène des enfants? Mais rien 
n'empêcherait de la conserver en la rendant plus 
naturelle, mieux amenée et plus pathétique en- 
core. 

— Comment cela? 

— Il suffirait de supposer que Jason, aimant 
passionnément ses enfants, veut les garder en 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 233 

chassant leur mère et les placer auprès de sa nou- 
velle épouse. L'idée seule de les voir confiés à sa 
rivale doit inspirer à Médée son dessein sangui- 
naire, qu'elle n'aura jamais la force d'exécuter. 

■— Enfin, reprit Rachel l'œil étincelant et se 
transformant comme au théâtre, comment conce- 
vez-vous Médée? 

•—Comme une femme Iraliie froidement, lâche- 
"û^nt par l'homme pour qui elle a tout fait, chassée 
^ns pitié, privée même de ses enfants et qui, 
poussée à bout par tous, se redresse et se venge ! 

— Mais, dans ce cas, le personnage n'est plus si 
adieux. 

— Il est très intéressant, au contraire, et je m'é- 
tonne que le grand Corneille ne l'ait point vu sous 
Cet aspect. Il ne pouvait aller, du reste, au delà de 
l'érudition de son siècle, arrêté, comme aux colon- 
ï)es d'Hercule, devant les auteurs latins. 

— J'aimerais, murmura Rachel, une Médée taillée 
sur ce patron. 

— Rien de plus facile, dit Janin. Et notre ami 
peut parfaitement vous la faire. 

— Vraiment?... 

— A une seule condition, mademoiselle. 

— Quelle condition? 

— Que vous vous engagerez à la jouer. 

— Je le jure devant M. Janin. 

— Alors je peux me mettre à l'œuvre? 

— Quand vous voudrez, vous avez ma parole ! 



i34 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Cet engagement mutuel rompit le faible et 
dernier lien qui me rattachait à Lausanne. Je ne 
songeai plus qu'à Médée ; les balles de Juin eurent 
beau siflBler dans nos rues et le canon de ces jour- 
nées sinistres tonner dans le lointain ; j'avais vu 
passer, sans ouvrir mes fenêtres, l'émeute triom- 
phante du 15 mai ; je ne sortis de mon cabinet que 
pour assister, en qualité de membre du comité de 
la Société des gens de lettres, aux funérailles 
triomphales des morts vainqueurs sur la place de 
la Concorde et repartir ensuite dans notre cher 
Midi. 

Le- premier acte avait été fait à Paris. Trois 
personnes seulement en reçurent la confidence: le 
sculpteur Préault , Planche et Jules Janin. Tous 
m'engagèrent vivement à poursuivre Texécution de 
cet ouvrage, conçu dans une forme et un style com- 
plètement différents des tragédies et de nos drames. 
Je suivis leur conseil ; mais, la pièce achevée sur 
les collines du Quercy, un soupçon trop juste, 
hélas! me traversa l'esprit. Je me dis que Rachel, 
comme toutes les femmes de théâtre très en vue, 
donnent plus au monde qu'à l'art ; que mon 
manuscrit courait le risque d'être oublié, égaré ou, 
ce qui eût été plus fâcheux encore, livré à des 
mains étrangères. Le troisième acte étant le plus 
difficile à trouver, je résolus de le garder et de 
n'envoyer que les deux premiers. C'est le jeune 
marquis Léon d'Hervey, de Saint-Denis, aujourd'hui 



CINQUANTE ANS Dl VIS LITTÉRÀIRI 235 

lïaembre de l'Institut, qui voulut bien se charger 
de cette mission. Or ma précaution ne fut pas 
inutile; car Rachel se souvenait à peine de notre 
engagement réciproque, et j'ai tout lieu de croire 
que ces deux actes qu'elle égara ne furent pas 
Perdus pour tout le monde ; quant au troisième, je 
r^efusai constamment de le lui remettre et je fis 
bien. 

Rappelé dans mes chers pénates du Tarn, auprès 
fie mon père, qui se croyait aux portes du tombeau 
et se trompait heureusement, car elles ne devaient 
s'ouvrir pour lui que vingt et un ans plus tard, 
j'ai passé toute l'année de 1830 et une bonne partie 
de i8M, à la campagne, sous le ciel le plus doux du 
monde. Quelle est bonne, saine et fortifiante, la vie 
écoulée jour à jour dans le calme de la nature et 
la solitude des bois ! Jamais je n'ai été plus heu- 
reux. Parti le matin après déjeuner avec un 
crayon, du papier et des cigares, je ne rentrais qu'à 
la nuit pour souper et goûter jusqu'au lendemain 
un sommeil d'enfant. Un pavillon rustique me 
servait de cabinet de travail l'hiver ; dans la belle 
saison, j'avais pour abri la voûte verdoyante des 
platanes, pour promenade, une terrasse naturelle 
bordée de peupliers et de vignes , pour horizon, la 
plaine immense qui, des derniers mamelons du 
Quercy, se déroule à perte de vue jusqu'aux sommets 
neigeux des Pyrénées. 

Aussi comme ce Paris politique, tournant toujours 



236 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

autour d'une situation, de même que le mulet 
aveugle qui tourne sans cesse la roue de son 
moulin, me paraissait de loin petit et ridicule ! Les 
grands discours s'éventent à distance, les systèmes 
ruolzés vus de loin se dédorent, hors de ce tour- 
billon vertigineux qui grise, éblouit et entraîne; on 
réfléchit et le bon sens reprend ses droits. Toutes 
les insanités de ce temps, triste semence, hélas ! du 
nôtre, au lieu de m'indigner me faisaient rire. Elles 
m'amusaient beaucoup et je me fis Un théâtre à moi 
pour les y traduire ; il n'y en a pas en France pour 
l'esprit et les œuvres fortes. Dans cette pièce inti- 
tulée les Fous de la Maison, je personnifiais l'homme 
du progrès à outrance, le progressiste raisonnable, 
le conservateur égoïste et incorrigible, le libéral 
indifférent, l'avocat prêt à tout pour l'ambition et 
la fortune et la femme clubiste et aspirant à la 
députation. La comédie était vive, et gaie ; aurait- 
elle du succès devant un public qui a vu reparaître, 
sans les siffler, les mêmes pasquins? Je n'ai pas 
voulu le savoir. 

Tout a sa fin en ce monde. Mon bonheur cham- 
pêtre, si doux par son repos après le travail inces- 
sant et les agitations fiévreuses de la vie moderne, 
cessa de me charmer. Mes yeux et mon cœur se 
tournant de nouveau vers Paris, je remontai en 
diligence, mais en passant par Montpellier, où m'at- 
tendaient un ami d'enfance et un autre poète 
ouvrier qui désirait vivement me voir. C'était un 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE ^7 

potier des environs de Montpellier, avec lequel 
j'étais en correspondance depuis huit ans. Jean- 
Antoine Peyrottes, né en 18iS, à Clermont-rHérault, 
avait alors trente-quatre ans. D'après ses vers et ses 
lettres, je me le figurais, trait pour trait, tel qu'il 
ffi'apparut lorsque mon ami Tamena. Frêle de taille 
et de constitution, pâle et triste, mais les yeux 
noirs qui éclairaient ce visage souffrant, vifs et 
brillants d'intelligence. 11 avait réellement du talent 
et de l'âme. Celui-là était resté peuple, ouvrier cl 
Méridional, car il écrivait eu patois. 

Peyrottes était un vrai poète, aussi supérieur 

à Jasmin que Lamartine l'était à Pongerville ou à 

Monsieur Viennet. Et, à propos de Lamartine, notre 

poète patois avait fait une ode sur la mort que je 

traduisis en vers français et lus un soir dans un 

salon, comme œuvre récente de Lamartine. Tout le 

inonde l'applaudit et l'admira. Soumet, qui était 

présent, et à qui je l'avais donnée, en fit quelques 

jours après compliment à Lamartine, et le grand 

poète, après l'avoir lue, dit, en louant beaucoup 

l'auteur, qu'il ne la désavouerait pas. Cette ode est 

un chef-d'œuvre qui vaut tout ce qu'a produit le 

coiffeur agenais. 

J'ai oublié de dire que mon poète, ouvrier de Rouen , 
avait été nommé député à la Constituante ; or vous 
jugez du rôle qu'il dut y jouer. On voulait faire le 
même honneur à Peyrottes ; mais, plus sage que 
Théodore Lebreton, il répondit par un refus 



^38 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIHK 

exprimé dans une charmante chanson aux amis 
trop zélés. 

Je ne peux quitter Montpellier sans noter quelques 
souvenirs qui renaissent dans le passé comme les 
fleurs d*hiver, toutes les fois que je traverse cette ville. 

Le recteur de ce temps-là, nommé Gergonne^ 
était un des types complets de la vieille Université- 
Son visage, orné d'un grand nez en forme de bec 
corbin, ne se déridait jamais, ses lèvres serrées e 
dédaigneuses ne s'ouvraient que pour laisser passeï 
la critique, le reproche ou des mots piquants. Mal- 
heur au professeur qui osait s'écarter des bornes d 
programme ou quitter les routes battues ! Jubinal ^ 
titulaire du cours de littérature étrangère, en il^ 
répreuve à ses dépens. Instruit de la forme un peLB 
légère et de la désinvolture de son enseignement, 
le vieux Gergonne vint l'entendre un jour; puis, te 
faisant appeler, le réprimanda vertement et le somma 
de devenir plus sérieux, sous peine de suspension. 
Jubinal ayant répondu, pour s'excuser, qu'il y avait 
beaucoup de monde à son cours ; 

— Monsieur, dit Gergonne de sa voix'aigre et mor- 
dante comme des tenailles, Zozo, le charlatan du 
Peyrou en a encore plus que vous! 

Ce fut un mot malheureux pour le professeur de 
littérature étrangère, que les étudiants n'appelèrent 
plus que Zozo. 

La boutade de Gergonne était toute fraîche, 
quand, venant de Nîmes, j'eus l'idée de faire une 



CINQUANTE ANS Dl Vil LITTARAIRE iSO 

visite à madame Latarge. Les portes de sa cellule 
s'ouvrirent immédiatement devant une lettre du 
préfet. Elle n'était pas seule : sa cousine, je crois, 
6tune religieuse, qui sortit aussitôt, lui tenaient 
compagnie, 
ie m'approchai de son lit et dis en la saluant : 

— Me reconnaissez-vous? 

— Parfaitement, vous êtes le cavalier de la forêt 
de Dourdan. 

--Et vous la dame au châle bleu, assise, avec un 
livre, au bord des sentes! 
•^ Saviez-vous qui j'étais ? 
^ Oui, la sœur de madame de Violaine. 

— Qui vous l'avait dit ? 

— M. Diard, 

— Le bon docteur de Dourdan ! Vit-il toujours ? 

— Toujours et je le crois même encore honoré de 
i'écharpe municipale. 

Un triste sourire glissa comme un rayon du pâle 
^leil d'hiver sur les lèvres de la malade. 
Elle me regarda fixement et me dit : 

— Je suis bien changée, n'est-ce pas ?. . . 

— Vous êtes malade... 

— Oui, du mal dont on meurt. 
Sa maigreur était eflfrayante, et l'éclat funeste de 

la fièvre brillait dans ses yeux enfoncés ; j'eus 
cependant le courage de lui donner un espoir que 
je ne partageais pas ; elle m'interrompit en disant ; 

— Pourquoi êtes- vous venu me voir ? 

■JN 




â40 CINQUANTE ANS DS VIE LITTÉRAIRE 

— Pour VOUS donner une consolation, si c'es 
possible, et une marque de sympathie. 

— Vous croyez donc à mon innocence ?,., 
J*éludai la question : elle y revint et insista. 

— Pour vous répondre, dis-je en(in, il aura : 
fallu que je fusse votre juge. » 

— Plût à Dieu,, monsieur Mary-Lafon! je xm 
serais pas ici! 

— Il est de fait que bien des choses ont pu influea 
cer les jurés de la Creuse qui ne m'auraient pei 
impressionné. Le témoignage de Denis, par exem- 
ple ! et la parade de ce ténor espagnol, appelé Or- 
iila, né pour rouler le pays dans une voiture d* 
charlatan plutôt que pour diriger, comme doyen 
l'École de médecine. Les savants, du reste, ou pré 
tendus tels, d'aujourd'hui, ne prennent pas k 
science pour but, mais pour tremplin ou pour pié 
destaJ. Ceux d'autrefois, enfermés dans leur cabi- 
net, fuyaient le profane vulgaire, ceux de mainte- 
nant, au contraire, avides de réclames voudraieni 
être toujours en scène. Quant aux circonstances at- 
ténuantesj elles abondaient dans ce fatal procès: 
l'être indigne d'abord auquel on vous avait liée, les 
mensonges qui formèrent cette union contre na- 
ture, la famille de ce malheureux, et ce GJandier si- 
nistre, dont l'image avec ses toits noirs et délabrés, 
ses chambres pavées de cailloux et ses murs lé- 
zardés et bouchés de paille, ra*a suivi longtemps 
comme un cauchemar. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 24i 

— Voilà de bonnes paroles ! dit-elle en me tendant 
sa main tremblante et décharnée. Vous ne croyez 
pas encore, mais vous êtes sur le chemin de Da- 
mas. Restez-y et souvenez-vous du châle bleu ! 

Je la quittai sur ces paroles; car son médecin 
arrivait en grondant déjà contre les visiteurs qui 
fatiguaient sa chère malade. En sortant de cette pri- 
son, je n'étais pas ce qu'on peut dire convaincu de 
Tinnocence de la condamnée de Tulle; mais j'avoue 
que la sympathie qu'elle inspirait et que tout le 
lûonde, derrière ces verrous, éprouvait pour elle, 
laissa un grand doute dans mon esprit. 



14 



XIII 



Cela se passait trois ans avant ma dernière ea ^^ 
trevue avec le potier de CJermont-l'Hérault. Mo^^ 
intention, après avoir très cordialement serré I 
main de ce brave homme, était de gagner Pari 
par Lyon. Une lettre de mou père me rappela dan 
la blanche ville du Tarn, où m'attendaient deu>^ 
visiteurs aimés, Ligier et Emile Souvestre. Le roraaa-^ 
cier passant à Montauban s'y était arrêté pour mt^ 
voir; quant à Ligier, il venait y jouer Louis XJ e/ 
s'informer du degré d'éclosion de certain drame 
dont je lui destinais le premier rôle. J'eus le plai- 
sir de garder ces amis huit jours. La veille de 
notre départ, — car je les suivais jusqu'à Bordeaux, 
où ils comptaient s'arrêter l'un et l'autre, — je dis 
à Souvestre : 

— Groyez^vous que Voltaire soit mort ? . . . 

*— Quelle question !.. . 



\ 



\ 



CFNQUÀNTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE ^U3 

—le VOUS l'adresse, parce qu'il y a ici un vieillard 
qui m'en fait douter quelquefois. 

-- Vous voulez plaisanter. 

- Nullement, je vous assure ; il a bien changé de 
ûom et de visage; son château ne s'appelle plus Fer- 
ney, mais Beauséjour, et, à ces modifications près, 
c'est le même personnage. 

■^ Parbleu ! dit Souvestre. je serais curieux de le 
voir. 

^ Vous aurez ce bonheur ce soir même : son car- 
rosse doit venir nous prendre à cinq heures. Voici 
'invitation, pour Ligier et pour nous, du seigneur 
châtelain, et je leur remis une carte au dos de la- 
quelle étaient écrits ces petits vers, forme de l'autre 
siècle : 

De Beauséjour l'octogénaire 
Par le plus heureux des hasards, 
A sa table, ce soir, espère 
Réunir ce qu'on n'y voit guère. 
Le talent, Tesprit et les arts. 

— Lézard loi-même, s'écria Ligier incapable de 
négliger un calembour. C'est égal je ne suis pas fâ- 
ché de voir Voltaire ! 

Le carrosse vint à Thcure dite et nous porta au 
trot de deux magnifiques chevaux au château de 
Beauséjour, situé sur une hauteur à six kilomètres 
de Montauban. Là grille était toute grande ouverte, 
et, en descendant du carrosse, arrêté devant le por- 



244 CINQUANTE ANS DE YIE LITTÉRAIRE 

taiI,nous trouvâmes Toctogénaire dans un costume 
tenant le milieu entre les modes de 89 et celles 
du Directoire, qui nous attendait sur le perron et 
reçut ses hôtes avec cette aisance de bonne compa- 
gnie et cette politesse exquise de la vieille Fraucfet 
dont la tradition se perd tous les jours. On se ren — 
dit au Salon, puis le châtelain nous fit monter dani 
sa superbe bibliothèque, et, jusqu'au dîner, nous 
tint, comme dit l'orateur antique, attentifs et sus- 



pendus à ses lèvres d'où coulaient, avec des apprécia- 
tions littéraires très justes, des flots d'anecdotes e 
de souvenirs curieux ou piquants'. 
Souvestre était émerveillé : 

— Eh bien , lui dis-je tout bas en descendan 1 
à la salle à manger, est-ce Voltaire? 

— Si la métempsycose a du vrai, c'est son ombr^ — 
Le festin répondit largement au désir et à h for- 
tune de l'amphitryon : il coula même trop de cham.- 
pagne, car, en passant au salon, bien que la tempéra- 
ture fût assez frOide,les têtes semblaient fort échauf- 
fées. A part Souvestre, froid comme un marbre, 

et moi qui ne me suis jamais grisé, le châtelain, 
Ligier et les autres convives parmi lesquels étaient 
un homme de lettres du cru, bibliothécaire de la ville, 
et un général mexicain d'origine française, nommé 
Woll, se trouvaient dans cet état de béatitude et 
d'épanchement qui précède l'ivresse. Elle vint à de- 
mi, avec le café et les liqueurs, pour notre hôte et 
Ligier. Nous en fûmes avertis par le timbre de 



CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 245 

plus en plus éclatant de leur voix ; il s'agissait d'une 
comparaison entre Corneille et Racine : le poète 
de Beauséjour tenait chaleureusement pour celui-ci ; 
Ligier défendait, avec non moins de passion, l'au- 
teur du Cid et des Horaces, 

Ce duel, commencé par des citations, se continua 
pendant quelque temps à coups d'hémistiches. Les 
adversaires opposaient tirade à tirade et triomphaient 
ensuite chacun de son côté en se croyant vain- 
queur. Ligier en appelait au général, qui, hochant 
^^ tête en signe d'approbation^ lui versait un petit 
"^erre de chartreuse; l'autre prenait à témoin le 
^bibliothécaire, dont le Champagne et le cognac 
empourpraient les joues et qui, sans savoir ce dont 
^J était question, car, plongé voluptueusement dans 
^n fauteuil, il n'écoutait pas, criait à pleine voix : 
^ Vous avez raison ! » Cette approbation inconsciente 
^t l'encouragement muet et bachique du général 
eurent les conséquences qu'on en devait attendre. 
Des railleries, ils en vinrent aux démentis, aux 
injures, et au pugilat. Sans qu'on eût le temps d'inter. 
venir pour mettre un frein à leur colère, le tenant 
de Racine et celui de Corneille, 

L'un l'autre s'accrochant, se prirent aux cheveux. 

Ce fut le début et la fin du combat t tous deux 
portaient perruque; en se voyant le crâne nu comme 
un genou, dans la glace de la cheminée, ils éclatè- 

14. 



246 CINQUANTE ANS DB VIB LITTÉRAIRB 

rent de rire et se donnèrent la main ; puis, sans y 
songer, dans les affusions du raccommodement, cha- 
cun remit sur son chef le gazon qu'il tenait en 
main. Celui de Ligier était noir, blond celui du 
sosie de Voltaire, mais nul d'eux n'y prit garde. Mi- 
nuit sonnait, sur cet échange sentimental; les deux 
ennemis s'embrassèrent et nous regagnâmes Mon — 
tauban, puis, de là, Bordeaux et Paris. 

J'y arrivai une semaine après le coup d'État. Sau 
les politiciens et les parlementaires, deux racei 
d'hommes nés pour l'ennui, le tourment, et la ruim 
des nations, Paris était loin de se plaindre du cou 
d'État. Pour dix visages sombres, il y en avait di 
mille de riants. Ceux qui ont écrit le contrair 
mentaient sciemment; pour moi quiai vu, je l'aflSrmi 
et peux dire la vérité dans des conditions excellen 
tes, car je n'étais ni pour le vainqueur, ni pour 1 
vaincus. 

Eu descendant, pour ainsi dire, de la diligence, 
je fus invité à un déjeuner que donnait Achille 
Jubinal, chez le père La Thuile, ce Bignon focain 
des Batignolles. Je trouvai là Pierre Dupont, Latour- 
Dumoulin, Pierre Lachambeaudie, l'armurier Devis- 
me et un de ses confrères de Mons, Antoine 
Clesse, poète à ses heures, très connu par ses 
chansons en Belgique, où ses compatriotes le com- 
parent à Déranger. Le déjeuner fut assez gai et 
tout à fait littéraire, au dessert surtout. Dupont 
chanta ses Bœufs, Lachambeaudie récita une fable 



CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE t47 

nouvelle, la Cigale, la Fourmi et la Colombe, dont 
la morale coiTige avec bonheur le côté par trop 
égoïste de celle de Lafontaine. Au fabuliste popu- 
laire succéda le chansonnier ouvrier, ou plutôt 
patron, car je crois bien qu'Antoine Clesse, riche 
armurier et chevalier de Tordre de Léopold, ne 
maniait guère l'outil que dans ses vers. Il nous 
chanta plusieurs chansons, dont une seule, le Vieil 
^tdu, justifiait les éloges que nous lui prodiguâmes. 
^n lui fît surtout répéter ce couplet : 

Laissons l'ambitieux avide 
Peu jaloux d'être homme de bien, 
Au sein de TOcéan du vide 
Voguer vers un immense rien I 
Comme aux bords la vague profonde 
Se brise et retombe à la mer, 
Le flot des vanités du monde 
Se brise sur ton pied de fer ! 
Ne t'use pas mon vieil étau : 

Le sort nous rassemble. 

Travaillons ensemble ! 
Sous ma lime et sous mon marteau 
Ne t'use pas mon vieil étau!... 

L amphitryon et ses convives me pressèrent en- 
suite de dire quelque chose ; j'y étais peu disposé, 
n'ayant nul goût pour les récitations publiques ; 
mais, Pierre Dupont, que j'avais critiqué parfois 
avec Scudo dans le salon de M. Catalan, où reten- 
tirent ses premières chansons, insista d'un air si 



24$ CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉKAIRB 

étrange et ressemblant presque au défi, que j 
m'exécutai et leur débitai cette fable : 

LES BULLES DE SAVON 

Demandez- VOUS des noms par les armes fameux ?... 

Du fond des temps, Técho dit : « César, Alexandre !.. ^ » 

Maintenant, que reste-t-il d'eux?... 
Rien! pas même un cercueil, pas même un peu decend:m^e. 

Un des aspirants au desliu 

Comme à la gloire du grand homme, 

Sous son diadème enfantin, 

Vit en songe le roi de Rome 

Soufflant, dans un vase d'argent, 
Ces tourbillons légers qu'enfle et porte le vent. 
L'aspirant, comme lui, souffle... mais, ô prodige! 

Sur chaque globe qui voltige, 

11 voit rayonner tour à tour 

Ces deux mots : Boulogne ! Strasbourg ! 
En détournant les yeux, tristement il soupire 

Mais ne perd pas courage encor... 
Sur un globe nouveau, brillant d'azur et d'or 
Apparaît tout à coup ce mot magique : « Empire ! i> 
L'enfant lui dit alors : « Louis Napoléon, 
Vous faites, comme moi, des bulles de savon ! » 

L'effet de cet apologue qui, devait se réaliser^ 
mais fort longtemps après, fut bien différent su^ 
les convives : tandis que Dupont, Clesse et La- 
chambeaudie applaudissaient des deux mains, La^ 
tour-Dumoulin et Jubinal échangeaient un regard 
qui m'aurait appris, si je ne Tavais soupçonné 
déjà, que le but de l'amphitryon du père La Thuile 






CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRB 249 

tait pas exclusivement littéraire. Il essaya de 
ipliquer ; mais je ne voulus pas comprendre, 
je revenais à Paris pour travailler et non pour 
rir après les honneurs et les places. Comme les 
nés intentions portent quelquefois fruit, en ce 
ide, la pluie me donna le lendemain ce que je 
irais. 



I 



XIV 



Surpris sans rifflard, par une averse formidabï^; 
dans la rue Saint-André-des-Arts, je me réfugia/ 
chez Fume. Il était six heures du soir, et le gran^ 
éditeur venait de rentrer, selon son habitude à peu 
près invariable. Fume avait de Tesprit, un goût 
inné, Tintuition du beau en littérature comme dans les 
arts et un jugement mûri par Texpérience. Prompt 
à Tenthousiasme, il Tétait aussi au découragement. 
Souvent le marchand^ en lui, retenait et corrigeait 
l'artiste; mais^ lorsqu'il s'enflammait pour une idée, 
rien ne l'arrêtait avant sa réalisation. Nous étions 
bien ; il avait confiance en moi et, de mon côté, je 
ne cachais ni l'estime que m'inspirait sa capacité, 
ni les sympathies méritées par son honorabilité el 
son caractère. 

Nous ne nous étions pas vus depuis deux ans; il 
m'accueillit à bras ouverts — comme l'enfant pro- 
digue, — et voulut absolument me retenir à dincr. 



/ 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 25i 

Sachant qu'il n'avait, ce soir-là, que sa femme, ai- 
mable et charmante Bordelaise, et son ami RafFet, 
j'acceptai. Au café, et quand brûlèrent les cigares, 
<^n parla naturellement librairie et beaux-arts. 

— Êtes-vous content ? dis-je à Furne. 

— Oui et non. Le coup de force de Napoléon, que, 

pour mon compte, j'approuve de toute mon âme, ga- 

^ntit Tordre et rend aux affaires le terrain solide 

^u'il leur faut pour marcher; de ce côté-là, donc, 

^^tifaction pleine et entière, mais il manque toujours 

quelque chose à l'homme le plus heureux... 

-^ Et le plus fort; dis-je en riant. Napoléon I®^ 
^u faîte de sa grandeur et de sa puissance, ne put 
pas trouver à Paris, le jour du sacre, un mulet 
ponr le caméricr du pape. 

— Mon mulet à moi, reprit Fume, est un livre 
que nous méditons Raflet et moi depuis dix ans et 
qui semble impossible. 

— Impossible? 

— Hélas î oui, je l'ai fait essayer par divers au- 
teurs; Henri Martin lui-même y mit la main et 
déclara l'ouvrage infaisable. 

Henri Martin, c'était pour Fume ce que sont^ 
pour les avocats, Sirey et Dalloz réunis. Raifet^ 
silencieux comme d'habitude, opinait dans le même 
sens d'un signe de tête en allumant sa pipe. 

— Mais quel est donc cet ouvrage impossible? 

— Rome ancienne et moderne, répondit Furne eu 
soupirant» 



i^'i CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

— Dans quel format et dans quelles limites ? 

— Un petit in-quarto de cinquante feuilles au plu^ 

— Cet ouvrage n'est pas de construction facil 
mais on peut le faire, pourtant. 

— Voudriez-vous l'entreprendre? 

— Pourquoi pas?... 

— Je vous prends au mot, cria Furne. 

— Soit ! venez demain chez moi et nous 
causerons à fond. 

— Le matin, comme toujours ? 

— A la même heure. 

Sept heures sonnaient à Thorloge dès Tuileries 
lorsque Furne entra dans mon cabinet, situé aw 
quatrième étage du numéro 1, rue du Dauphiii. 
Il me trouva devant mon bureau, je venais de tracer 
Je plan par époques et par chapitres de l'ouvrage 
en projet. Furne prit ce papier, le lut deux fois, 
réfléchit pendant cinq minutes et dit ensuite leate- 
ment : 

— Ce plan me va, je l'adopte tel qu'il est, el 
vous prie de n'y rien changer. Il ne reste plus que 
J'épreuve sous laquelle tous ont succombé. 

— Quelle épreuve ? 

— Je vous donne trois feuilles pour les Rois de 
Rome ! Si vous pouvez faire entrer leur histoire 
dans ces quarante-huit pages, nous traitons immé- 
diatement, et vous signerez un beau livre; car c'est 
mon rêve et, pour le réaliser, je dépenserai cent mille 
francs. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE !253 

— J'accepte Tépreuve, lui dîs-je. Quel est votre 
imprimeur ? 

— Claye, rue Sain (/-Benoît. 

— Dites-lui de faire composer la copie que je 
^ui enverrai, de ne retourner Tépreuve qu'à moi 
^t revenez dans dix jours. 

Dix jours après, à sept heures du matin, Fume 
^^trait chez moi. Je lui tendis l'épreuve corrigée ; 
^1 compta rapidement Jes pages, et me dit : 

— Mais, tout n'est pas là ? 
■- Tout ! 

-- Comment ! vous avez mis l'histoire des Rois 
^^nsune demi-feuille? mais c'est impossible I 

*- Lisez l 

Plongé et immobile dans un fauteuil, il lut cette 

épreuve mot à mot, en quelque sorte, et avec une 

tieJle attention, que pas un muscle de son visage 

^e bougeait. Se levant brusquement après cette 

lecture : 

— C'est CQ qu'il me fallait, dit-il, je vois mainie- 
ïiantque le livre est possible comme je le conçois. 

— Vos conditions ? 

— Fixez-les vous-même, lui dis-je, nous avons 
toujours été d'accord. 

— Deux cents francs la feuille ? 

— Ce n'est pas assez. 

— Trois -cents alors ? 

— Mettons trois cents. Il me faudra beaucoup 
d'ouvrages étrangers. 



TIB LlTTtltJLlftB ISS 

1, entra, un matin, dans 
orisé, ce que je n'eus au- 
frirune situation brillante 
vues qu'on avait sur moi . 
l'aiTÈtai. 

)pie, lui dis-je avec feu, 
â'un ouvrage pour lequel 
i on me l'offrit. Je suis 
désire qu'une chose : le 

l'écria Duclos; ]amÙ3 votre 
le vous Mpporlera le cen- 
urriez avoir, sans ce labeur 
s heures et de tous les 

lis, pendant deus ou trois 
i plus heureux du monde. 
L reprendre celte chaino sans 

i vécu 6 ma guise, libre et 



! traitant dp i 
mon ceuvre, gai comme le 
l'aube un beau matin de 
i plein gosier. Lourde pour- 
es jours bientôt ne suffirent 

c, une volonté moins énergique 
iUe fois; doué d'un corps de 




256 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

fer et d'une ténacité à toute épreuve, je résistai 
ce travail qu'on pouvait dire herculéen. Fume, d 
son côté, y déployait la même ardeur et appliquai 



au choix et à Texécution des illustrations, ses 
coup d'œil juste d'amateur et son bon goût d'ar-^ 
tiste. Stimulé, d'ailleurs, parle succès, — la vente 
livraisons dépassait le chiffre de S,000, — il ne passa^î t 
pas un jour sans venir s'assurer par lui-même (3^ 
rÉtat du livre et de l'auteur. 

Fortement intrigué de rencontrer chez moi, toias 
les samedis, un homme en costume d'ouvrier ^ 
qui je remettais devant lui une page ou deux d'é- 
criture, et redoutant un autre travail latéral de na- 
ture à nuire à son livre, il finit par me demander 
quel était cet homme et ce qu'il venait faire toutes 
les semaines chez moi. 

— Vous ne le devineriez jamais, lui dis-je en 
riant de ses soupçons ! 

— Quelque article pour un journal ou pour 
quelque revue ? 

— Oh ! du tout, ce brave garçon vient exclusive- 
ment pour Rome 1 

— Pour Rome ! Vous plaisantez ? 

— Non, certes ; dans tous les ateliers du faubourg 
Saint- Antoine vous avez des souscripteurs. Ces 
braves ouvriers payent un de leurs camarades 
pour leur faire la lecture pendant le travail. Mais, 
il se trouve parfois des passages qu'ils ne com- 
prennent pas , faute d'études suffisantes ; alors, ils les 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 257 

notent et, tous les samedis, le lecteur vient m'en 
demander Texplicalion, que je lui donne avec le 
plus grand plaisir.. 

Cet échange sympathique et tout cordial entre 
l'auteur et les lecteurs de Tatelier dura jusqu'à la 
fin de Rome ancienne, qui parut en volume dans 
les derniers jours de septembre 18S2. Dix jours 
après je prenais, à Marseille, l^Oronte, paquetjpt des 
Messageries nationales, en partance pour Rome. 
11 y avait, sur ce paquebot, M. Herold, sa mère et 
sa sœur, un jeune avocat d'Évreux, plus grand 
ami des arts que des cinq codes, un général autri- 
chien que je devais retrouver dans la ville éternelle, 
des évoques, et l'archevêque des Champenois. 



XV 



Après quatre jours et trois nuits d'une navigation 
agitée, le 12 octobre 1853, au matin, nous arri- 
vâmes à Civita-Vecchia. La mer battait violemment 
les deux jetées circulaires que vit construire Pline, 
et la nacelle qui vint nous prendre au paquebot 
dansait comme une plume sur les vagues, lorsqu'il 
nous fut enfin donné de toucher le quai de la 
Douaue. Malgré son titre pompeux de premier port 
de Tancienne marine papale et d'entrepôt de Rome, 
Civita-Vecchia n*a conservé de sa vieille splendeur 
que le môle de Trajan où s'élèvent le phare, et la 
citadelle construite par Michel-Ange sur la jetée 
de TEst. Cet amas de pierres, colorées par le temps 
de cette teinte d'un blanc sale qui distingue les 
ports d'Italie et comme perdu là sur la plage, entre 
une campagne déserte et la mer, est d'un aspect 
désespérant. Un sentiment de tristesse inexplicable 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 259 

serre le cœur en y abordant, et Ton ne souhaite 
qu*une chose avec plaisir : c'est d'en sortir au plus 
vite. Malheureusement, voilà le difficile. Les Italiens, 
considérant les étrangers comme des oiseaux de 
passage qu'il faut plumer au vif, ne veulent pas 
lâcher leur proie ; et, comme ils sont passés maîtres 
^îi fait de ruse, vous avez beau essayer de leur 
échapper et combattre, la victoire leur reste 
'^^ujours. 

L'habileté qu'ils déploient pour vous forcer à 
passer sous ces fourches caudines de nouvelle 
^pèce, est inépuisable. Si vous n'allez retenir, en 
personne, votre place à la diligence, elle est toujours 
au grand complet. La poste n'a pas de chevaux, et 
il n'est pas rare de voir le batelier qui porte votre 
bagage à bord se tromper sciemment de paquebot, 
ou bloquer sa barque au milieu de ces vaisseaux à 
l'ancre, entre lesquels les barcajoli circulent avec 
tant d'adresse, pour vous faire manquer le départ, 
gagner un double salaire et s'assurer du travail pour 
le lendemain. On cite un brave Brésilien qui, indo- 
lent comme la plupart de ses compatriotes, attendit 
un mois le bateau à vapeur au grand hôtel de la 
piazza Trajana. Tous les matins, le cameriere se 
rendait au port et revenait lui annoncer, d'un air 
efiTaré, qu'un grand sinistre avait eu lieu certaine- 
ment, car le bateau n'était pas arrivé. Tant qu'il 
eut des cigarettes, le Brésilien prit patience ; mais, 
sa provision épuisée, il finit par se décider à se 



260 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

rendre lui-même au quai, et la première chose qu*^ d« 
aperçut fut une escadre de bateaux à vapeur. Depuis 
un mois, il en partait quatre par jour. 

Bien au fait de ces habitudes, je pris mes pr«^ 
cautions, et, trois heures après, grâce à des lutt^« 
énergiques et à la buona manda (rétrenne), m ^ 
malles étaient visitées et plombées par la douaft^ ^ 
mon passeport visé, et je sortais de cette ville mort^^ 
escorté par une foule de mendiants au teint ^rfi 
safran, épouvantable personnification de la fièvr!"< 
qui, accrochés à la voiture et aux traits des ch^ 
. vaux, ne lâchent le voyageur que lorsqu'il ne lu/ 
reste plus un quatrino. Au temps de Pline, Civita- 
Vecchia alors appelée Centum Cellœ (les cent grottcsj 
était, à ce qu'il paraît, entourée de champs ver- 
doyants, viridissimi agri» Les lieux sont bien 
changés. 

En prenant la vieille voie Aurélia, on tombe 
brusquement dans une campagne muette, déserte 
et complètement nue. Pas une maison, pas un 
habitant, pas un arbre. Quelques ravins grisâtres 
et hérissés de ronces, interrompent seuls de temps 
en temps l'uniformité du paysage, et vous n'enten- 
dez d'autre bruit, sur cette route désolée, que le cla- 
potis de la mer, qui bat la plage à droite, une 
plage qu'on prendrait pour un lac de boue infecte 
et noire. 

Trois misérables- villages , Santa -Marinella, 
Santa-Severa et Palo peuplent la plaine jusqu'au 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 261 

pied des pentes des Alumière et de la Tolfa, sur 
une distance de sept lieues. A Palo, qui fut con- 
struit sur remplacement de l'ancien Alsium, ville des 
Cérites, la diligence s'arrête invariablement. Je des- 
cendis, comme tout le monde, et entrai dans un 
vieux bâtiment que j'aurais pris pour une caserne 
ou une forteresse, à ses gros murs et aux grilles 
qui en barraient toutes les issues, sans l'obligeance 
d'ua voyageur de l'impériale. Cet aimable compa- 
guoa de voyage, porteur d'une barbe d'ermite, 
^'uae canardière qui dépassait son épaule d'un 
^ètre, et d'une mine aussi mauvaise pour le moins 
que son costume, daigna m'apprendre que la halte 
de Palo était destinée au rafraîchissement, rin^ 
fresco, non des chevaux mais des signori. En con- 
séquence, cet officieux me fit servir d'autorité deux 
portions de veau aux carottes, qu'on lui passa pai* 
un judas grillé comme ceux des changeurs; il man- 
gea les deux sans fourchette, avec cet appétit qu'on 
ne puise que dans les bois, but deux bicchieroni 
(grands verres) d'orvieto, et poussa la complaisance 
jusqu'à débattre pour moi le prix de cette consom- 
mation avec l'hôte du judas. Je me sentais peu dis- 
posé à régaler ce singulier individu : un coup d'œil 
significatif du conducteur m'avertit de mon im- 
prudence ; tirant alors une quinzaine de baïoques 
(gros sous) de ma poche, je les tendis vers le judas 
grillé. Mais mon convive, les interceptant lestement, 
compta la somme, en remit six à l'hôte, qui les reçut 

15. 



262 GINQUilNTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

sans murmurer, et, empochant le reste, me dit e: 
m'offrant un verre de Forvieto que je venais 

payer : 

— Vous n'êtes donc pas riche, signor? 

— Non, par malheur, lui répondis-je, et ce n'(*— st 
pas faute d'envie. 

— Je m'en suis douté, reprit-il, en voyant q~^«e 
vous n'aviez ni oriuolo (montre), ni chaîne. 

— N'a pas ces ornements qui veut. 

— A qui le dites- vous, amico, s'écria-t-il gaiem^^ii^ 
en me frappant sur l'épaule ; moi qui vous parle, 
j'en trouve par-ci par-là quelques-uns sur la rou t^e; 
mais, per Jïacco/ je ne sais comment cela se fait 
je ne peux en garder aucun. 

Ces paroles me dispensèrent de demander la 
profession de mon convive, mais, lui, tint à savoir 
la mienne. 

— lo sono un povero pittore (je suis un pauvre 
peintre) lui dis-je avec humilité. 

— Va bene^ signor JRa/ae/e, dit-il tout réjoui. El un 
signe impératif qu'il adressa au conducteur fit 
partir la voiture. A partir de ce moment, comme 
si les chevaux étaient fâchés de n'avoir pas parti- 
cipé au rinfresco, ils ralentirent leur allure et 
n'allèrent bientôt qu'au pas. Ce changement eûti 
pour résultat de me faire arriver à la nuit tonH| 
bante dans les noirs ravins et les vallées profonde 
de la Tolfa. Ce n'était point sans intention, 
peine dans ce coupe-gorge, la voiture fut arrêt 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 263 

par une denii-douzaiiie de gaillards de la mine et 
de la laille du coaunensal de Palo. Pour lui, ar- 
tnant à grand bruit sa canardière, il avait sauté 
sur la route en dirigeant l'expédition, qui s'accom- 
plit, du reste, sans la moindre violence et avec une 
grande rapidité. Ces messieurs fouillèrent les voya- 
geurs en gens experts, éventrèrent les sacs de nuit, 
forcèrent les malles, prirent ce qu'ils trouvèrent 
bon et partirent sans dire adieu. Le moins maltraité 
ce fut moi. Je tendais fort tranquillement les clefs 
de mes malles et une poignée de baïoques; mon 
commensal les refusa et me donna un cigare volé 
à un Anglais. Galants avec les dames, ils ne prirent 
à celles que nous avions que leurs bagues et leur 
porte-monnaie. 

Ce petit accident, qui se renouvelait à chaque 
pas dans les États romains, donna le temps aux 
voyageurs de méditer l'article 7 délie avvertenzey 
ou avis général imprimé en ces termes, au dos du 
bulletin délivré par les Messageries ; 

Gli equipaggi non vengono garantiti dalV intra- 
presa per casi forluiti e di foraa maggiore. 

Ces cas fortuits et cette force majeure, dont l'admi- 
nistration de la place Nicosia ne répond pas, n'étant 
plus à craindre, ce soir-là, il nous fut permis d'at- 
teindre Rome. Après avoir franchi les défilés 
sombres et boisés des Alumière et traversé la 
plaine arrosée par l'Aone, la voie Aurélia coupe 
tout à coup le plateau du Vatican, dont le Janî- 



!264 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

cule forme le renflemeat méridional. Là cesse ^ 
le désert qui entoure Rome comme une ceinture -s 
maudite contenant dans ses plis la fièvre et ia mal- — 

aria. On commence à voir des maisons; les vi 

gnobles, fermés par des murs ou des haies, et les^ 
grands pins en éventail couronnent les collines.-^ 
Une pente douce mène à la porte Cavalleggieri, où^ 
je m'arrêtai. 

Vue de ce point, la nuit, Rome présente un as — 
pect étrange. A droite s'allonge, en remontant le^ 
Janicule, la ligne sévère du rempart ; dans la petit^= 
vallée creusée au pied de la colline où ce rempart 
s'élève, brillent, comme des vers luisants, des my — - 
riades de lumières, et l'on aperçoit à gauche un^ 
masse imposante et sombre : c'est la basilique de 
Saint-Pierre, qui se confond avec le Vatican. Pauvre 
vestibule de la ville des Césars et des Papes, la 
porte Cavalleggieri consiste dans une simple voûte 
au-dessus de laquelle surplombe, du côté de Saint- 
Pierre, l'humble toit d'une masure perchée sur 
le mur. Vers le Janicule, un abreuvoir, alimenté 
par une source qui jaillit du rempart, est sa plus 
grande décoration. Au moment où j'allais en fran- 
chir le seuil, le clairon des chasseurs d'Afrique qui 
la gardaient, fil retentir de ses fanfares les vieux 
échos du Janicule et réveilla vivement dans mou 
cœur le souvenir de la, patrie. . 

Mon logement était retenu d'avance, et je m'ia- 
stallai au palais Ruspoli, sur le Corso ; il suffit de jeter 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRB 265 

les yeux sur un plan de Rome pour reconnaître que 
ia rue actuelle a été bâlie sur la voie Flaminienne, à 
laquelle se rattachait la voie large (via lata), conti- 
nuant la ligne droite jusqu'à la porte des Triomphes, 
sous le Capitole. Des monuments qui bordaient la 
rue primitive, il ne reste que la colonne Antonine, 
debout encore sur la place Golonna, malgré les 
siècles et la foudre. Vers le fond de l'ancien champ 
rte Mars, entre le Tibre et la porte du Peuple, s'éle- 
vait un magnifique mausolée qu'Auguste fit pour y 
dormir durant l'éternité, imitation grandiose du 
^mbeau qu'Artémise dédiait à son époux. La der- 
rière demeure d'Augusle dominait le champ de Mars 
^tse présentait comme une colossale tour ronde à 
quatre étages, soutenue par des colonnes de marbre, 
^e jaspe, de porphyre, entourée d'une ceinture de 
cyprès et de lauriers verts, et couronnée par la 
statue d'Auguste. 

On y entrait par une seule porte, après avoir tra- 
versé le bois qui l'environnait, et trois enceintes. 
Deux obélisques, trophées de la guerre d'Egypte, 
allongeaient leurs mystérieuses pyramides devant la 
porte principale. Des urnes d'or y renfermaient les 
cendres du grand empereur, que le Marcellus de 
Virgile y précéda. Étrange vicissitude des choses 
humaines! Le mausolée du pacificateur de l'univers 
est devenu un repaire de saltimbanques. La dernière 
voûte en s'écroulant, a formé un amphithéâtre qui 
sert aujourd'hui d'arène pour la joute des taui'eaux 



266 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

et, pour un demi paul, le derniei* facchino de Ripent 
peut à présent fouler aux pieds la cendre des Gé8ar*s 
Indépendamment des jours de comices et d'élec- 
tion, les anciens Romains passaient une grande pairtie 
de leur vie au champ de Mars. De la sixième heujfe 
à la huitième, c'est-à-dire de midi à deux heures, 
ils s'y rendaient pour assister aux exercices gymnas- 
tiques. Conduits par une de ces mystérieuses et 
instinctives fidélités de la tradition qui guide le* 
générations nouvelles et les ramène dans la voie des 
générations mortes, les Romains modernes viennent 
deux fois par jour, à midi et à quatre heures, se 
promener au Corso sur ce vieux sol battu pendant 
quinze cents ans par les pieds de leurs pères. La 
physionomie des lieux et des hommes a bien changé 
pourtant; l'élégant palais Doria, chef-d'œuvre de 
Valvastori ; le palais Sciarra, le palais Torlonia, aussi 
riche que son propriétaire; les palais Chigi et Rus- 
poli ont remplacé les portiques d'Europe, de Pola, 
de Constance. Aux temples de Minerve, d'Isis, de 
Sérapis ont succédé les églises de Sainte-Marie in 
monte, de Jésus et Marie, de Saint-Charles, de Sainte- 
Marie inviolala. Au lieu de ces Quirites énergiques, , 
luttant demi-nus sur le gazon ou retrempant leur 
vigueur dans l'eau jaune du Tibre, on ne trouve plus 
qu'une race énervée, effacée, étriquée dans son habit 
noir, ayant à peine la force de fumer le cigare et 
de se traîner, en saluant de la tête et du bout des 
doigts, de la porte del Popolo au palais de Venise. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 267 

Le peuple, lui, n'est pas dégénéré, et, non moins 
fidèle à la tradition, mais avec plus d'activité et d'in- 
telJigence, il recompose quelquefois l'histoire de ses 
fêtes, comme j'en eus la preuve en descendant au 
Corso le second jeudi d'octobre. 

A cette époque de l'année, les anciens Romains 
célébraient les féeries de Vertumne, dieu des jar- 
dins. On le couronnait de fleurs, on en couvrait 
les puits et les fontaines, et des courses de chars, 
des bouquets donnés par les pontifes en l'honneur 
de l'hiver, signalaient ce mois le plus heureux 
pour Rome; car il ramène les jours sans canicule 
et sans malaria. Reproduisant encore les mythes 
t)oétiques du paganisme, tous les lundis et les jeudis 
d'octobre, les Transtévérines courent joyeusement la 
ville. Parées de leur plus frais costume, qui d'or- 
dinaire consiste en une sorte de basquine de 
velours vert ou amaranthe, un jupon de couleur 
et un chapeau de castor orné dé roses ou de 
plumes, elles se promènent quatre à quatre en legno 
découvert, en chantant, agitant des bouquets et 
accompagnant leurs chansons du ronflement sourd 
et des grelots du tambour de basque. 

Assis devant le cambio monete du changeur Bal- 
dinl, le fougueux verdiano S je suivais de l'œil ces 
pimpantes Transtévérines, si gaies et si roses sous 



1. L'épi thète ne signiûait pas partisan de Verdi, mais de 
Victor-Emmanuel. V.-E.-R.-D.-l. Victor-Emmanuel, roi d'Italie. 



268 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

leurs chapeaux fleuris, lorsqu'un énorme bouquet 
lancé par une des plus folles, vint s'effeuiller su — 
mes genoux. Je me levai, croyant à une mépris - 
et cherchant à qui s'adressait la provocation ; ma^B 
le legno d'où elle partait s'était arrêté et celle qa^r- 
occupait, comme la plus belle, la place d'honnei 
à côté du cocher m'appelait évidemment en criant 
Signor Francese ! signor, ecco mi I C'est, moi c'es 
moi, seigneur français! Je m'avançai; mais j'avaî 
beau consulter mes souvenirs, je n'y trouvais ri( 
de près ou de loin qui se rattachât à la bel 
Transtéverine. Ce fut elle qui illumina ma mémoin 
après avoir joui quelque temps de naon embarras. 

— Comment ! s'écria-t-elle avec l'accent plein e/ 
vibrant de son taubourg, comment, seigneur Français, 
vous avez oublié la petite Severinade la Longara?.,. 

Je poussai un cri de surprise. A mon premier 
voyage à Rome, en 1843, la plus agréable de mes 
courses quotidiennes commençait par le palais 
Corsini. Ce palais renferme l'une des meilleures 
bibliothèques de la ville, que son noble propriétaire 
ouvre gracieusement aux savants et aux étrangers. 
Attiré par la richesse du fonds et la courtoisie des 
custodes, je m'y rendais tous les jours et j'avais 
coutume d'aller me reposer jusqu'à V Angélus à côté 
du tombeau du Tasse, sous les tilleuls de la plate- 
forme de Sant-Onofrio. Tout près du palais Corsiai 
se tenait une marchande de limons et de sigarri 
dont la petite fille m'attendait chaque jour à trois 



riNQUÀMTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 269 

heures au bas de l'escalier de la bibliothèque pour 
ûiapporter uq cigare et du feu. Deux baïoques, 
^'*ois quelquefois, payaient cette attention. Or neuf 
^s s'étaient écoulés, Tcnfant, qui avait des traits 
charmants, était devenue une des plus ravissantes 
feaimes de Rome, et jamais, dans la reine des 
fêtes d'octobre dé 1852, je n'aurais certes reconnu 
Ja bambina du Transtévère. 

— Signor, me dit-elle en riant de mon étonne- 
ïïient, je me marie après-demain et veux vous 
ïïxontrer mon promis. 

— Volontiers, Severina; mais quand? 
■— Tout de suite, si vous voulez ! 

— Où est-il? 

— A San-Paolo, oii vous allez manger la frittata, 

— Je vais prendre un legno. 

— En voici un ! Venez avec nous! 

— Oui, oui, crièrent les trois autres, venez avec 
nous! 

— Au fait, me dis-je, pourquoi non? Nous serons 
bien un peu serrés; mais le proverbe a raison ; Non 
è miel senza moschel il n'y a pas de miel sans 
mouches! puis Saint-Paul esta deux pas. 

— Via cocchierey à San-Paolo ! 

Une allée de deux milles de long, bordée à droite 
et à gauche par deux lignes de robiniers aux feuil- 
les découpées à jour comme de la dentelle, conduit 
de l'ancienne porte Ostiense à la basilique du Grand- 
Apôtre. Cinq ou six cahutes qu'entourent des 



270 CINQUANTE ANS DB TIB LITTÉRAIRE 

cabinets courerts de roseaux s'élèvent un peu en 
avant du portique de l'église, sur le bord du Tibre. 
C'est là que nous nous arrêtâmes. Ce gai pèleriflâge 
est un des amusements nationaux de Rome moderne. 
Les gens du peuple et ceux de la classe aisée même 
ne conçoivent pas déplaisir plus doux. Aller manger 
l'omelette à l'huile à Saint-P^ul, c'est couronner une 
journée de fête; après la frittata, il n'y a plus rien 
à désirer. 

La nôtre nous attendait, préparée d'avance parles 
soins des parents des jeunes filles et du fiancé de 
Severina, robuste tailleur de pierre («carpe/Ittw), 
dont le visage se rembrunit singulièrement à }noa 
aspect. Pour chasser ce nuage qui sentait son coup 
de couteau d'une lieue, la Transtévérine n'eut qu'à 
lui jeter deux mots à l'oreille ; alors sa physionomie 
s'éclaircit un peu, il daigna me faire une inclination 
de tête, et nous nous assîmes. Je crus devoir, toute- 
fois, me ménager ses sympathies en annonçant très 
haut que je ne comptais pas rester longtemps à Rome, 
et puis que je né toucherais pas à la frtttata, à moins 
que Scipione, tel était le nom du promis^ ne m'auto- 
risât à ofifrir à sa fiancée, comme cadeau de noces, 
une paire à'orecchini (boucles d'oreilles d'or); cette 
double déclaration amena le sourire sur toutes les 
lèvres, je me trouvai aussitôt de la famille, et le 
festin fut joyeux. 

En ces occasions, il n'est pas de bonne fête sans 
danse. Le tambour de basque frémissait déjà sous 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 271 

l^s doigts impatients de nos belline ; mais ces pré- 
ludes cessèrent tout à coup à l'apparition d'un autre 
groupe de Transtéverines. Elles dansaient toutes au 
son du tambour que frappait avec une sorte de 
frénésie la plus âgée de la bande. 

Celle-ci pouvait avoir de vingt à vingt-deux 
^s; mais qui l'avait vue une fois, ne devait jamais 
l'oublier. Avec une taille et une physionomie de 
statue antique, elle avait une pose un peu théâ- 
trale, mais pleine de grâce et de majesté. Ses yeux 
noirs lançaient des éclairs et elle déployait, dans sa 
danse sauvage, une ardeur, un abandon et une 
fougue dont rien ne saurait donner l'idée. A 
mesure qu'elle allait, tournant avec une rapidité 
vraiment vertigineuse, le tambour volait dans ses 
mains et tournovait au-dessus de sa tête, versant, à 
travers ses grondements sourds, des flots de 
notes frénétiques. Tant que dura cet étrange ballet, 
je gardai le silence comme les autres ; mais, lorsque 
la danseuse tomba hors d'haleine à mon côté : 

— Severina, dis-je à voix basse, quelle est cette 
femme pâle? 

— Une pauvre fille bien malheureuse, signor î 

— Eh quoi ! aurait-elle perdu la raison ? 

— Cela vaudrait mieux, signor amico, murmura 
le tailleur de pierres. 

— Que lui est-il donc arrivé?... 

— Un malheur et une terrible aventure qu'elle 
va vous conter elle-même; car parler aux autres 



272 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

de son chagrin soulage. — Franceschina, ajouta-t 
elle, bois ce verre d'orvielo et dis à ce forestiers 
(étranger) ce qui t'arriva la veille de la Toussaint à 
San ta-MaTia-Transpontina . 

— Esl-ce par simple curiosité qu'il veut savoir 
cela, lui ? me demanda Franceschina ? 

— Non, répondis-je avec émotion, c'est par sym- 
pathie vraie et cordiale. 

— Écoute, me dit-elle en me serrant la maio, 
j'avais, il y a trois ans, un promis, comme Severina, 
qui allait m'épouser, avec la permission de ma 
mère et du padre mon confesseur ; je lui avais 
donné mon cœur de bonne foi. Quelques jours 
avant le mariage, auquel mon père, qui aurait pré- 
féré pour gendre un cousin de Marino, ne consen- 
tait qu'à regret, on fit la révolution. Ah! signor, quel 
désastre pour nous 1 Mon père, qui savait bien que 
Sebastiano deviendrait soldat, ne voulait pas qu'on 
parlât de noces. « Après la guerre, disait-il toujours, 
après la guerre ! » Tes compatriotes vinrent à la 
villa Panfili. On se battait tous les jours et, l'on eût 
beau dire, je ne quittai pas la porte San-Pancra- 
zio ; car mon promis était au Vascello avec les sol- 
dats de Garibaldi. Hélas! hélas! je ne devais pas 
le revoir vivant! Le 2J juin au soir, on rapporta 
beaucoup de blessés et beaucoup d'autres qui ne 
souffraient plus. Parmi ces derniers, était Sebas- 
tiano. . . J'avais perdu connaissance et ne revins à 
moi qu'à la maison . 



, CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 273 

i 

— Je vous plains bien, Jui dis-je touché de ses 
larmes. 

- Le lendemain, — entendez-vous, sigiior, le len- 
demain, ils ne laissaient pas même passer un jour, — 
mon père m'ordonna d'épouser le cousin de Marino, 
et, comme je fondais en larmes, ma mère me dit 
d'obéir, et chacun parla comme ma mère. Éper- 
due, désespérée, je tombai à leurs pieds ; ils furent 
inflexibles. « Eh bien! leur dis-je, sacrifiez-moi, 
tuez-moi, marchez-moi sur le cœur! j*y consens 
pour ne pas être, devant Dieu, une fille rebelle ; 
mais Sebastianc n'est pas enseveli et tant que je ne 
l'aurai pas revu et que sa tombe ne sera pas fer- 
mée, je ne puis me donner à un autre. » Mon 
père convint que j'avais raison et le cousin aussi. 
Les parents se consultèrent et il fut décidé que, la 
nuit, j'irais revoir le cadavre de Sebastiano. Mon 
père, ma mère, le padre confesseur et le cousin 
devaient m'accompagner. Celui-ci pâlit, hésita et 
finit par refuser de nous suivre. Son trouble me 
donnait des soupçons; j'insistai et il fallut bien 
qu'il vînt ; mais il était encore plus troublé et plus 
pâle que moi. 

— Je le conçois sans peine, et vous trouvâtes 
le malheureux fiancé?. . . 

— Dans l'église de Santa-Maria Transpontina. Il 
était là raide et glacé parmi un tas de morts. Le 
padre dit une prière, mes parents se mirent à 
genoux, et, tandis que je sanglotais, le cousin de 



274 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Marino s'évanouit ; ce qui me surprit d'autant \^ ^us 
qu'il était dur de cœur et passait pour avoir véc^^wà 
la Macchia avec les brigands. 

— Pauvre fille, vous eûtes besoin d'un graaJîd 
courage! 

— Oui, oui ; on avait beau m'encourager, // 
m'était impossible de coudre le linceul et de ne pâs 
baigner le cadavre de larmes. Enfin, ils me près* 
saient tant à voix basse, que je l'essayai, mais 
en vain. Une nouvelle tentative de ma part ne réus- 
sit qu'à déplacer le cadavre qui tomba sur les mains. 
Un cri s'échappa dé ma poitrine. Je ne pleurais 
plus, je ne soufirais plus, j'étais folle d'indignation, 
de colère. Sebastiano avait été frappé par derrière, 

à bout portant, et la bourre, restée dans ses habits, 
la bourre qui avait poussé la balle du traditore 
était une lettre que le malheureux m'écrivait la 
veille et qu'on m'avait volée. . . Je saisis le bras de 
mon père, l'entraînant de force, je lui montrai ce 
papier. 

— Assassiné ! dit^il en reculant ; ce n'est pas 
moi î 

— Jurez-le, mon père, devant la mort et la 
madone l 

Il le jura ! Je me tournai aussitôt vers le cousin; 
il venait de disparaître. 

— Le misérable avait tué son rival... - 

— Comme un lâche qu'il est, oui sign(»rS mais 
s'il revient jamais à Rome. . . 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 275 

— Je comprends maintenant la danse et la musi- 
le de tout à Theure. Mais savez- vous ce qu'il 
ut faire, Franceschina ? 

— Oui, signor ! aller rejoindre Sebastiano le 
us tôt qu'il plaira à Dieu ! 



I 



XVI 



C'est peu de jours après cette promenade à Saint- 
Paul qu'il ru'arriva un accident que rindi^pendai^cc 
belge, qui a des correspondants partout, fit connaî- 
tre à ses nombreux lecteurs de Paris et de l'étranger. 

J'habitais Rome depuis le commencement de 
l'automne. N'ayant fait le voyage que pour complé- 
ter mes études sur fliistoire de la ville moderne, 
je passais une grande partie de mes journées dans 
les Calacombes, où le tableau, des premiers temps 
du christianisme est encore enfoui. J'avais visité 
plusieurs fois les plus curieux de ces cimetières 
souterrains, qui sont au nombre de soixante-douze 
et enveloppent Rome comme un réseau immense. 
Partout, grâce aux courtoises recommandations du 
savant Volpicelli, les gardiens s'étaient montrés 
pleins d'empressement et de complaisance. Le seul 
cimetière qui me fût resté fermée était celui de 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉKAIKE 277 

Sainte-Agnès, que je tenais particulièrement à voir. 
Malheureusement, pour y descendre, il fallait une 
permission du sous-secrétaire d'État de Tintérieur 
qui se trouvait à la campagne. J'ignore si les choses 
sont bien changées sous ce rapport ; mais je pense 
que le mois d'octobre est toujours le mois du repos. 
Tant qu'il durait, à cette époque, les princes de 
'État et ceux de l'Église se livraient corps et âme 
^ la villégiature et ils n'auraient pas perdu une heure 
^e ce bon et doux plaisir des champs pour la gloire 
^6 leurs aïeux. Voyant que ma permission ne 
tiendrait qu'avec le ministre, je résolus de m'en 
Passer; à la rigueur, c'était possible. Quoique 
bien changée à son avantage, la ville de Romulus 
njérite encore un peu les reproches de Jugurtha. 
Elle ne se vendrait pas très certainement elle- 
même, mais elle vend sans peine tout ce qu'on 
veut lui acheter. Employant donc un moyen dont 
l'expérience me démontrait à chaque instant la 
toute-puissance, dans l'après-midi du dernier 
dimanche d'octobre 1832, j'allégeai mon porte- 
monnaie de deux écus romains et, une heure après 
cette otfrande au couvent des Augustins, un legno 
à quatre places, dont j'occupais le fond, ayant pour 
vis-à-vis un bon moine et un caporal des Cata- 
combes, roulait au galop vers Sainte-Agnès. 

Le soleil baissait d'une manière alarmante, mais 
on n'a pas besoin de lui pour visiter les Catacom- 
bes. Je pressai pourtant le cocchiere, qui allait com- 

16 



/ 



278 CINQUANTE ANS DB YIB LITTÉRAIftl 

me le vent, et s'arrêta court sur l'ordre du moine, 
au bout de vingt ou vingt-cinq minutes. Nous 
étions arrivés. Je mis pied à terre, à gauche de la 
route, devant une haie vive, au milieu de laquelle 
est une porte que je n'oublierai de ma vie. Le 
moine tire ses clefs ; nous entrons et je me trouve 
dans une vigne qui s'étend à perte de vue en^e 
TégUse de Sainte-Agnès, bâtie assez loin sur le 
plateau, et un petit village perdu sur la route. 
Cette vigne, appartenant, je crois, par moitié au 
marquis Lepri et aux Pères augustins de Santa 
Maria del Popolo, est coupée du sud au notd par 
un profond ravin qui va toujours s'élargissant à 
mesure que le terrain baisse et s'éloigne de la rouie^ 
Nous gravîmes la pente qu'il borde à gauche, et 
un étroit sentier nous conduisit à une sorte de 
cabane semblable à celle que les Moissagais cou»* 
truisent dans leurs vignes pour déposer les éehalaf 
l'hiver. C'était l'entrée des catacombes de Sainte- 
Agnès. Pendant que le moine luttait avec une 
énorme clef contre la rouille de la serrure et qoe 
le caporak allumait silencieusement son cerinOy pe- 
tite bougie qu'on déroule à mesure qu'elle brûle 
comme un paquet de ficelle, je leur signifiai mes 
intentions. 

Venant pour recueillir une impression neuve, je 
ne voulais pas être troublé par l'insupportable bour- 
donnement d'un sot, qui vous lance à la tête comme 
un pavé un mot absurde, au moment où tous rê- 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 379 

viez avec délices yingt siècles plus loin. En consé- 
quence, le caporal devait nous attendre à la porte, 
et j'imposai au moine le silence le plus absolu . 
Qu'il marchât devant moi sans proférer une parole 
où je lui dirais de marcher, qu'il s'arrêtât et at- 
tendît mes ordres quand je m'arrêterais, voilà tout 
ce que j'exigeais de lui. Il accepta ces conditions 
avec une seule réserve, qu'à Y Ave Maria, si je vou- 
lais continuer mes explorations, le caporal viendrait 
prendre la place. VAve Maria ou VAngelus étant 
l'heure du dîner à Rome, je consentis de bonne 
grâce à sa demande et l'autorisai même à se faire 
reconduire au couvent par mon legno, dont je 
croyais, mais sans savoir combien cette opinion 
était fondée, pouvoir me passer plus tard. 

Ce pacte conclu, nous descendîmes vingt-qua- 
tre marches roides et humides. La dernière touche 
au fond d'un couloir obscur, d'abord assez bas, 
mais qui se relève bientôt. Avant d'aller plus loin, 
j'eus une longue conférence avec le moine, qui ne 
pouvait jamais comprendre quel était le lieu que je 
tenais à voir d'abord. A force de périphrases, je 
parvins pourtant à m'expliquer; allumant alors 
une moitié de cierge à mon cerino, il s'engagea 
dans le dédale de voies ténébreuses qui s'ouvraient 
devant nous et me conduisit où je voulais aller, aux 
arenariœ anciennes. Les arenariae étîûent, sous la 
République et l'Empire, les sabUères de Rome. 
C'est avec la pouzzolane extraite de leurs flancs 



280 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

que rimmense cité avait fait le ciment de tous "^^ 
édifices. Il y en avait sous les quatorze voies ^^ 
Rome, et, comme leurs galeries sont nombreuses & *se 
prolongent à plusieurs milles de distance, les éruc:3Jts 
modernes prétendent qu'elles devinrent le preff^^er 
refuge des chrétiens, quand on les poursuivait a^^^ec 
tant de rage, que toutes les prisons étaient pleiiafô 
de proscrits et les places débuchers en flammes. 
Cette opinion est particulièrement celle du savant 
père Marchi, Thomme qui, pour les avoir étudiés 
trente ans, connaît le mieux les cimetières souter- 
rains. Elle présente un intérêt d'autant plus sé- 
rieux qu'en l'adoptant, on arrive, en pleine lumière, 
à l'origine des Catacombes. Il n'est pas difficile, en 
effet, de concevoir que les chrétiens, fuyant leurs 
bourreaux, purent d'abord disparaître en foule dans 
les galeries des sablières. Mais, si l'espace ne man- 
quait pas, la sécurité leur manqua bien vite ; ou- 
vertes de toutes parts et composées de voûtes assez 
larges pour que les bêtes de somme eussent la faci- 
lité de s'y mouvoir en venant chercher la pouzzo- 
lane, ces carrières ne tardèrent pas à devenir d'au- 
tant plus dangereuses que les païens pouvaient les 
parcourir sans obstacle et en fermer les issues. 
Pressés alors par l'urgence et la grandeur du pé- 
ril, et dirigés sans doute par ceux de leurs frères 
condamnés avec les esclaves aux travaux souter- 
rains, les chrétiens se mirent à creuser secrète- 
ment un nouveau refuge sous les arenarîse. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 28i 

ie père Marchi m'avait beaucoup vanté les sa- 
^iières de Sainte-Agnès et ne m'avait pas trompé. 
*^s galeries percées dans le tuf de dix à douze 
Mètres d'élévation et larges de quatre mètres se 
déroulent dans tous les sens avec une symétrie ar- 
chitecturale. A la hardiesse de ces voûtes fière- 
'ïient campées depuis dix-huit siècles, sur leurs 
piliers de pouzzolane, on reconnaît sur-le-champ 
i^ grande main de Rome, celle qui a bâti le Co- 
tisée. J'étais dans le ravissement et je courais de tous 
côtés, croyant voir dans l'ombre de l'histoire les 
esclaves des arenariae avec leur chaîne, les assas- 
sins dont parle Cicéron avec leur poignard, et les 
chrétiens avec leur croix sanglante. 

Au plus fort de mon enthousiasme, qui m'avait 
entraîné plus loin que je ne pensais, le fraie, me 
présentant une grosse montre d'argent, réclama 
l'exécution de notre traité. UAve Maria allait son- 
ner, il était dans son droit; je lui permis de se 
retirer, en lui ordonnant de m'envoyer le caporale, 
que j'attendrais à la même place. Puis, dé- 
barrassé de cette ombre incommode, je com- 
mençais à me demander comment j'aurais fait, dans 
la situation des chrétiens, pour creuser une re- 
traite impénétrable sous le sol des galeries. Au 
moment où j'étudiais un système nouveau, le ter- 
rain manque tout à coup sous mes pieds et je 
tombe dans une fosse. La chute avait été si brus- 
que et la surprise si grande, qu'en me trouvant au 

16. 



S82 OINOUANTB ANS DE VIE LITTÉRAIRI 

fond dans la plus effrayante obscurité, car ma 
bougie s'était éteinte, je demeurai quelques minu- 
tes interdit, respirant à peine et sans faire un mou- 
vement. Peu à peu je m'enhsurdis moi-même. Ma 
plus grande crainte était de m'être brisé quelque 
membre. Pour me rassurer à cet égard, je me 
tâtai en tremblant, je remuai un bras, puis Tautre, 
j'étendis les jambes, et n'y sentant que TélMranle- 
ment nerveux causé par la commotion, je me mis 
doucement sur mon séant et me relevai bientôt 
après avec une des plus douces satisfactions que j'aie 
éprouvées de ma vie. Mes poches étaient bourrées 
d'allumettes et de cerino. J'en allumai un autre 
paquet et, le promenant autour de moi, je vis que 
j'étais tombé précisément sur un des points ereu- 
sés par les chrétiens pour construire sous les sa- 
blières leur cimetière souterrain. Ce puits avait 
tout au plus deux mètres et demi de haut; de 
chaaue côté s'ouvrait un des couloirs étroits et 
sombres des catacombes. 

Évidemment un de ces couloirs menait à la sortie 
de droite* ou de gauche. On en comptait deux dans 
tous les cimetières. Mais lequel prendre ? l'avais 
beau recueillir mes souvenirs, assez confus da 
reste, sur l'itinéraire suivi au-dessus de ma tête 
par le moine, je ne pouvais parvenir à m'orienter. 
Après une assez longue hésitation et après avoir 
poussé du fond de mon puits plusieurs cris de dé^ 
tresse qui ne furent pas entendus, je me décidai^ 



CINQUANTE ANS DE VIE JiITTÉRAIRB 283 

. par une probabilité topographique, à prendre le cou- 
loir de gauche. Au bout d'une demi-heure, je 
ni'aperçus que j'avais fait fausse route; mais, comme 
je me croyais assez familier avec le plan des ré- 
gions cimetériales pour être certain de retrouver 
Ut ou tard Tune des issues, je ne m'en inquiétai 
pas et me laissai entraîner à visiter le cimetière de 
Saint^Agnès comme si le caporale eût marché sur 
mes pas. 

Les Catacombes of&ent un tableau magnifique de 
couleur et de grandeur lugubre. C'çst le sublime 
de la mort qui vous entoure et vous glace le cœur 
d'un religieux respect. Figurez-vous des galeries 
ténébreuses et muettes oii il ne peut passer qu'un 
homme de front, présentant de chaque côté, comme 
les rayons d'une bibliothè*que, jusqu'à treize rangs de 
tombes superposées horizontalement, et qui s'éten- 
dent sans fin sous toutes les collines de Rome, car les 
voies de soixante-douze régions catacombales unis- 
sent leurs réseaux. Bien que travaillant dans les 
ténèbres, les chrétiens observèrent en les creusant 
une merveilleuse régularité.. Quatre ou cinq voies 
principales, tracées en forme de croix grecque, 
formaient en général le plan de la cité souterraine. 
Sur ces quatre ou cinq grandes lignes, tirées pour 
ainsi dire au cordeau, se croisaient, en se rattachant 
l'une à l'autre, cinquante ou soixante voies secon- 
daires qui se communiquaient toutes et composaient 
une superficie de plusieurs milles* 



284 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIUR 

Lorsque les bourreaux avaient fait leur office et 
que les restes mutilés des confesseurs gisaient dans le 
sang, abandonnés aux chiens, des hommes, qu'at- 
tendaient les mêmes supplices, venaient chercher la 
dépouille mortelle de leurs frères et les portaient 
dans leur retraite ténébreuse. A la lueur d'une lampe 
de terre cuite, illustrée du monogramme du Christ, 
ils ouvraient sur la paroi d'une galerie une tombe 
de la longueur du cadavre, Ty déposaient en le 
baignant de larmes, et muraient ensuite l'ouverture 
avec des briques posées debout et revêtues de 
chaux, ou un morceau de marbre offert par la 
pitié des riches. Là, le martyr était distingué du 
simple catéchumène, couché à côté, au-4essus ou 
au-dessous de lui. Mais la distinction ne consistait 
ni dans ces vases cinéraires de cristal ou d'albâtre 
des patriciens qui insultaient par leur magnificence 
à la pauvreté des urnes de terre du peuple. Un 
petit vase de la forme la plus modeste, rempli de 
son sang, uue palme gravée sur la chaux fraîche, 
avec la pointe du compas qui avait mesuré la 
tombe, voilà le monument du martyr; dans ce 
lieu de repos commun, nul autre signe ne blessait 
l'égalité chrétienne. 

Les hommes héroïquement dévoués qui bravaient 
cent fois la mort pour rapporter et ensevelir dansées 
corridors sombres les corps déjà putréfiés des saints, 
formaient à juste titre la première classe des 
clercs. Chaque église en avait une douzaine qui, à 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 285 

''exemple de Tobie, rendaient les derniers devoirs 
^ux morts du Seigneur. Dès que la persécution 
^vait commencé, ces fossoyeurs ne voyaient plus 
'a lumière du jour. La nuit, ils erraient au péril de 
'eur vie au pied des croix et des bûchers : le jour, 
'uttant, aux faibles lueurs de leur lampe, contre 
^'horrible puanteur des galeries mortuaires et leurs 
ténèbres, ils bouchaient celles qui étaient pleines 
^t allaient plus loin en creuser de nouvelles. Grâce 
à ce dévouement d'autant plus admirable qu'il de- 
vait être ignoré, les morts chrétiens trouvèrent 
<iafin un asile contre les profanations du paganisme, 
ils reposèrent en paix. 

Tous les tombeaux, excavés régulièrement et me- 
surés au compas, présentent la même hauteur et la 
même longueur. En parcourant avec le cerino ces 
noirs couloirs, dont le silence et Téternelle nuit gla- 
çaient le cœur de saint Jérôme, je m^arrêtais de 
temps à autre pour visiter ces cryptes ou chambres 
funèbres que les antiquaires italiens nomment eu- 
bvicoli. Il y en a deux cents à Sainte-Agnès. Ce 
sont des réduits creusés comme les galeries dans le 
tuf et pouvant contenir une dizaine de personnes. 
Arqués à la partie supérieure et de forme tantôt 
carrée, tantôt ovale, tantôt hexagone ou octogone, 
ces réduits offrent à Fintérieur trois arcades taillées 
dans le vif du terrain lithoïde, une en face de la 
porte et les deux autres à droite et à gauche. Sous 
ces arcades, fermées, à la moitié de leur hau- 



286 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

teur, par un mur naturel de tuf, reposaient les corps 
des martyrs les plus courageux. Les voûtes, les 
parois et renfoncement des arcades des cubvicolis 
furent peints à fresque du m® au v® siècle. A la 
vérité, ces peintures n'ont pas une grande valeur 
au point de vue de Tart. Mais, conmie je n'étais pas 
venu là pour les comparer aux fresques des loges 
du Vatican ou de la Sixtine, elles m'intéressaient par 
leur date, et je perdis à les examiner un temps 
considérable. Ma surprise fut donc grande en con- 
sultant ma montre, de voir qu'elle marquait dix 
heures. J'avais perdu un temps précieux à prendre 
des notes ou à copier rapidement, à coups de crayon, 
les sujets qui me frappaient ; puis l'heure de mon 
dîoer sonnant cinq heures plus tard que celle du 
dîner de Rome, je m'étais oublié. Je me dis alors 
qu'il fallait songer à sortir et me mis à cher- 
cher un escalier. Mes idées se détachèrent com- 
plètement de l'intérêt de curiosité, qui m'avait 
conduit à Sainte-Agnès ; pour la première fois je 
m'étonnai de l'absence de caporale. Pourquoi ne 
m'avait-il pas cherchent retrouvé? Cette circon- 
stance, qui devait s'expliquer très naturellement le 
lendemain, me causa une certaine inquiétude. Mais 
je m'efforçai de l'écarter et continuai ma recherche. 
Malheureusement, plus je marchais, plus une conric- 
tion que j'aurais repoussée le matin, comme une 
insulte, pénétrait malgré moi dans mon esprit et en 
chassait l'amour-propre. Le matin, je me croyais 



CINQVÀNTB ANS DB YIB LITTÉBAllIB 287 

capable de me diriger sans guide dans la partie la 
plus compliquée des Catacombes. D'abord je oom* 
iQODçai par douter de cette infaillibilité, puis j'en 
vins à m'avouer bien bas que je ne pouvais plus 
compter que sur le hasard ou sur mon guid6. 

Minait était arrivé pendant que je me traînais de 
cooloir en couloir, dans cette nuit profonde et ce 
silenee toujours plus glacial, entouré de tombes et 
par moment effrayé malgré moi de ma solitude et de 
ce calme solennel du sépulcre. La prédiction de la 
voyante d'Aigle me revint tout à coup en mémoire et je 
frémis. Une autre idée me piqua subitement au cœur 
comme une vipère. Tous ces cimetières souterraine 
se communiquent et ils ont avec leurs voies entre- 
misées une longueur de douze cents kilomètres ! A 
celui de Sainte-Agnès vient aboutir celui de Saint» 
Nicodème, lequel s'embranche dans le labyrinthe 
inextricable de Saint-Cyriaque, rattaché lui-même 
à tous ceux des voies Appienne et Prénestine. Je 
m'arrêtai avec une véritable terreur et me réfugiai 
dans la première crypte qui se trouva sur mon 
passage. 

Assis sur le rebord d'un tombeau vide, entre xm 
Moïse ébauché à l'ocre, et un Jonas aussi cruelle- 
ment captif que moi dans la baleine, je me livrais 
à de cruelles réflexions lorsque le sommeil me gagna 
insensiblement. Ma bougie m'échappe, roule à terre, 
et s'éteint. Mes yeux restent fermés quelques in- 
stants, puis ils se rouvrent tout à coup, je m'éveille 



288 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

en sursaut sous une vive impression de froid, ftt, 
me trouvant dans Tobscurité, j'éprouve un moment 
de trouble et de terreur inexprimables. Je ne savais 
plus où j'étais et ne pouvais respirer. Sortir de 
ce lieu, sortir tout de suite, voilà le sentiment que 
je démêlais en moi. J'étends les bras, et, à tâtons, 
hors d*haleine, j'arrive enfin à la porte et sors de 
la crypte, où j'étouffais. Dans la galerie, par bonheur 
très élevée en cet endroit, je repris mes sens, fl 
me sembla presque aussitôt que je sentais comme 
un souffle d'air frais. Je rallumai un nouveau pa- 
quet de cerino, et, après avoir, par précaution, 
ramassé l'autre dans la crypte, je cours droit au 
point d'où venait une brise dont je reconnaissais la 
fraîcheur matinale. Le cœur me battait vivement en 
approchant, car je me croyais au terme de mes 
angoisses. Elles ne devaient pas finir encore: ce 
que je prenais pour l'entrée du cimetière était 
l'antique soupirail ouvert par les chrétiens pour 
descendre les cadavres et donner un peu d'air à 
l'église qui s'ouvre en face. 

Fort désappointé, je partis du soupirail, qui forme 
aujourd'hui un éboulement épouvantable, pour 
recommencer mes rechercjies, en ayant soin de ne 
jamais m'écarter de cette'^ direction et de m'arrêter 
toutes les fois que je ne retrouvais pas ou quelque 
.morceau de papier, laissé comme indication, ou 
des marques précédemment faites. J'allais lentement, 
épuisé de fatigue, les yeux clos et comme noyé dans 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 289 

Uû mirage continuel qui me monlrait, à chaque pas, 

le frate, mon appartement et surtout cet escalier 

iotrouvable, dont les marches m'apparaissaieut et 

me fuyaient sans cesse. Au milieu de cette halluci- 

Qation due à la fatigue, au besoin de sommeil, et, 

comme je perdais même la conscience de mon 

^tat, il me semble entendre une voix qui dit : Eccolo ! 

(le voilà !) j'ouvre les yeux et me crois encore le 

jouet d*un rêve en voyant le caporale dont le 

cerino m'éblo'uit. Cette fois pourtant je ne me 

trompais pas. C'était bien lui, il venait un peu 

^rd, mais par ma faute. En priant le moine de 

'avertir de me rejoindre, je n'avais oublié qu'une 

chose, de m'exprimer en italien. Il en résulta que 

le bon frate, ne m'ayant pas compris, ne lui dit rien, 

et le digne homme, après avoir lait une courte 

station à la tratoria voisine, et attendu toute la nuit 

autour d'un bracciere ardent dans la vigne du mar- 

juis Lepri, ne s'était décidé à rompre sa consigne 

3t à venir savoir où j'en étais de mes recherches 

ju'à sept heures du matin. 

Cette nuit, qui avait failli me coûter si cher, 
m'apprit, je ne l'aurais pas cru, que les Catacombes 
romaines étaient aussi pçu connues de notre temps 
qu'au xviii® siècle, et aussi ignorées à Rome qu'à 
Paris. Qui ne se rappelle, en fouillant ses souvenirs 
de collège, la description que fit Delille de l'accident 
du peintre Robert, qui prétendit s'être égaré dans 
les Catacombes. Eh bien, chaque vers de cette des- 

17 



290 CINQUANTE ANS D£ Vl£ LITTÉRAIRE 

cription terrible contient une idée fausse ou un faS_ t 
inexact, et prouve jusqu'à l'évidence que ni le poèt-^B 
ni le peintre n'avaient vu ce dont ils parlaient. 
D'après le digne abbé Delille : 

Sous les remparts de Rome et sous ses vastes plaine^^ 
Sont des antres profonds, des routes souterraines 
Qui, durant deux mille ans, creusés par les humaine ^ 
Donnèrent leurs rochers aux palais des Romains. 

Les Catacombes d'abord ne sont pas creusées daa^ 
les vastes plaines, ou pour mieux dire en pros^^ 
dans la campagne de Rome, mais dans les flancs de^^ 
collines qui l'entourent. Elles n'ont pas donné leur^ 
rochers, comme les carrières de Montrouge, avec^ 
lesquelles les confondait l'auteur du poème de Vlma^ 
ginatiori, par l'excellente raison qu'il n'y en eut ja^ 
mais un pied cube dans leurs antres profonds î 
le sol des catacombes se compose d'un tuf granulaire 
de nature très tendre et bon seulement à fournir la 
pouzzolane pour le ciment. 

Jaloux de tout connaître^ un jeune amant des arts. 

Brûlait de visiter cette demeure obscure. 

De notre antique foi vénérable berceau. 

Un fil dans une main et de l'autre un flambeau, 

Il entre et se confie à ces voûtes nombreuses... 

Ici, de mon autorité privée^ je coupe ce fil poé- 
tique. Ce rapin de l'ancien régime qu'on appelait 
Robert se moqua sans pudeur de ses oontempo* 



CiNQUÀMTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 291 

l'ains. Son fil, renouvelé des Grecs, avait été pris 
sur le peloton de Thésée à la chasse du Miuotaure. 
Un fil dans les catacombes, il le faudrait de vingt 
i trente kilomètres de long, et, en admettant cette 
première impossibilité, au bout d'un quart d'heure 
de marche, ce fil conducteur serait si bien replié 
sur lui-même et mêlé, que je défierais le caporale 
le plus expérimenté de s'y reconnaître ; donc le fil 
est apocryphe, et le jeune amant des arts de 1808 
ou 1809, s'il les a visitées, ne Ta pas perdu dans 
les Catacombes. 



XVII 



II n'y avait pas huit jours que j'avais revu 1* 
douce lumière des cieux dans la vigne du marquis 
Lepri, lorsque, ayant trouvé chez moi la carte de 
M. Alaux, directeur de notre école de peinture, 
j'allai lui rendre sa visite à la villa Médicis. Après 
avoir un peu causé de Paris et de Rome, il me 
montra un tableau en cours d'exécution dont le 
sujet, me dit-il à propos de mon aventure qu'il 
avait lue dans V Indépendance, était emprunté aux 
Catacombes. Je m'approche du chevalet et vois au 
sommet d'un paysage aussi vert qu'un plat d'épi- 
nards, un trou noir commme une bouche de four, 
devant lequel, au lever du soleil, un archevêque 
en grand costume recevait une procession escor 
tant un cercueil . 

Je me tournai du côté du peintre classique qu. 
me croyait plongé dans l'admiration et lui dis ; 



CINQUANTE ANS DR VIE LITTÉRAIRE 293 

""^Vous n'avez donc jamais vu les Catacom- 

• • ( • 
•*— Non, répondit-il tranquillement, pour quoi 
^"^îre?... C'était inutile. 

l'art inutile, en effet, pour des peintres de son 
'^libre. Cet évêque en habits pontificaux et ce 
^^^sage vert ne placèrent pas M. Alaux très haut 
ï^ns mon estime. Une autre expérience qu'il pro- 
voqua lui-même, acheva de me fixer sur ses facul- 
^^ artistiques. Me supposant ignorant en peinture 
^omme ces braves confrères qu'on voit cependant, 
sans avoir touché de leur vie ni crayon ni pinceau, 
juger hardiment au Salon comme des maîtres, le 
directeur de l'école fi*ançaise au Pincio voulut 
me montrer lui-même les tableaux du Vatican. En 
arrivant dans le salon carré, il me met devant le 
chef-d'œuvre de Raphaël et s'écrie d'un ton triom- 
phant : 

— Eh bien , homme de lettres ?. . . 

— Eh bien, dis-je froidement, c'est la Transfigu- 
ration. 

— Et voilà tout?... 

Je m'étais tourné sans lui répondre, pour contem- 
pler, en silence et dans le plus profond recueille- 
ment, la toile immortelle du Dominiquin. 

— Oui, marmottait-il alors derrière moi, la 
Communion de saint Jérôme a du mérite, mais quelle 
diférence avec la Transfiguration. 

Je ne répondais pas et n'écoutais plus, absorbé 



294 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

par mon admiration. Un sculpteur, Tenerani, 
véritable artiste, celui-là, me prend la main, la serre 
avec effusion, en me disant d'une voix tremblante 
d'ëmotion : 

— Ah ! vous la sentez, vous, la sublimité et la 
magnificence de cette page immortelle ! Je ne vous 
connais pas ; mais, de ce jour, vous êtes mon 
ami. 

Je ne sais comment cela se fit, mais il passa son 
bras sous le mien,je sortis avec lui sans plus songer à 
Âlaux que s'il n'avait pas existé et que je ne revis 
plus ni à Rome ni à Paris. Je n'avais pas plus de 
chance avec cet académicien que lui avec les Cata- 
combes. 

L'aventure de Sainte-Agnès, en me rendant un 
peu plus prudent, ne me corrigea point cependant 
des courses souterraines. Huit jours plus tard, je 
descendais de nouveau dans le cimetière de Saint- 
Calixtc en compagnie du père Marchi. Ce jésuite, 
un des plus savants de son ordre, avait consacré 
trente ans de sa vie à l'étude des Catacombes; il 
les connaissait comme un pilote ses cartes marines; 
tout ce que je savais, je le devais à son obligeance 
et je lui en étais et lui en serai toujours sincère- 
ment reconnaissant. La seule chose qui me con- 
trariât, c'était son insistance à m'entraîncr sur le 
terrain ultramonlain. Il essayait sans cesse et à pro- 
pos de tout de me sonder sur mon plan de Rome 
moderne et de tâcher de savoir dans quel esprit je 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 295 

concevais mon livre. Voyant toutes ses ruses 
déjouées, il résolut sans doute de me donner une 
'eçon, et voici comment il s'y prit. Sous prétexte 
^6 me montrer des peintures fort curieuses et 
^^montant au iv® ou v® siècle, il me conduisit à 
^int-Calixte dans une de ces catabatîques ou cha- 
pelles souterraines. Nous étions seuls en y mar- 
chant ; mais, à peine arrivés, une vingtaine de 
^^minaristes anglais, en soutane rouge, que je 
^'avais pas aperçus, parurent tout à coup et se 
^^ngèrent en silence contre les parois de la cha- 
ï^lle; au même instant, je vis la porte bouchée 
l^ar un dominicain d'une taille colossale. 

Le père Marchi, élevant alors son cerino et me 
Montrant une fresque de la voûte à moitié déteinte, 
^e dit de sa voix la plus douce : 

— C'est le bon pasteur et la brebis égarée. 11 
l'appelle d'abord con la zampogna, avec la flûte ; 
mais, si elle ne revient pas, ' et, à ces paroles, son 
visage prit une expression farouche et menaçante, 
imitée par les physionomies de tous ceux qui l'en- 
touraient, si elle est sourde à sa voix et aux doux 
sons de la zampogna, alors il la force de revenir 
col bastone, avec le bâton, ajouta- t-il durement en 
français. 

Comme pour me préparer peut-être à cette 
scène, Volpicelli, le savant secrétaire perpétuel des 
Lynceï, tout dévoué aux jésuites, m'avait raconté 
la veille l'histoire d'un docteur soupçonné de litté- 



W6 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

ralisme et qui avait disparu pendant dix ans, sans 
que personne pût savoir ce qu'il était devenu. Ce 
récit me revint en mémoire à Tinstant et, durant 
quelques minutes, j*eus en perspective les cellules 
inflexibles de San-Michele ; mais, affectant le plus 
grand calme, je pris du papier et mon crayon et 
me mis à dessiner ce bon pasteur, que j'envoyais, 
du fond de Tâme, à tous les diables. 

— Cette fresque te plaît ? me dit enfin le père 
Marchi. 

— Bien moins encore que la leçon qu'elle contient. 

— Ah! tu juges la zampogna suffisante?... 

— Et vous serez de mon avis en lisant les pre- 
miers chapitres de mon livre, que je vous demande 
la permission de vous communiquer demain. 

— Va bene ! (c'est bien !) je t'attendrai à neuf 
heures au Gèsu. 

Il fit un signe : à ces mots — les séminaristes rou- 
ges disparurent ; le colossal dominicain débloqua la. 
porte, et nous sortîmes de cette espèce d'm pace. Il 
était temps : le peu d'air qu'il contient avait été si 
rapidement absorbé par nos poumons et les lumiè- 
res, qu'un moment plus tard, j'étouffais. Le lende- 
main, ce n'est pas au Gèsu que j'allai, mais à 
l'ambassade. M. de Reyneval reçut la confidence du 
fait et, tout en me promettant de me retirer des 
cachots de San-Michele, s'il arrivait qu'on m'y 
plongeât, il m'engagea paternellement à cacher 
avec soin mes idées anti-ultramontaines tant que 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE ^97 

infesterais à Rome. Je suivis le conseil. Mais ceux 
î^elle devait toucher n'avaient pas renoncé à 
^Voir dans quel sens mon histoire serait écrite. Le 
s^&nor Volpicelli, mis encore en avant, plus osten- 
^*t>lement cette fois, vint un jour m'annoncer que 
'^ pape, ayant entendu parler de Rome ancienne, 
^^Ulait bien m'accorder Thonneur d'une audience 
Particulière, d'où je reviendrais, disait-il en enflant 
^ voix, commandeur de saint Grégoire le Grand. 

Je déclinai l'invitation, sous deux prétextes : lèpre- 
ïûier que j'aspirais bien àrhonneur dont ilme parlait, 
^ais que je voulais le mériter et ne l'obtenir qu'en 
présentant au saint-père Rome moderne ; le second, 
que je m'étais promis de ne porter aucune décoration 
avant celle de mon pays. Il eut beau refuser mes 
raisons, je m'y tins obstinément. Paraissant céder 
alors de bonne grâce, il ne m'en parla plus, et je ne 
le revis que huit ou dix jours avant Noël. Un mardi 
oii je ne l'attendais pas, il entra tout joyeux dans 
ma chambre et me dit que le cardinal Mai lui 
avait témoigné un grand désir de me voir pour 
causer avec moi des poésies du moyen âge. 

Ce savant, pour qui j'avais une lettre de M. Leclerc 
de l'Institut, jouissant d'une réputation européenne, 
je répondis à Volpicelli que nous irions dans son 
palais quand il voudrait. 

— Tout de suite, si tu n'as pas d'autres, affaires. 

— Me voilà prêt. 

— Ah! fit- il négligemment, il faut te mettre 

17. 



298 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

en noir, (tutto nero) ; c'est Tusage quand on visite 
un cardinal. 

J'endossai Thabit noir ; il avait un legno en bas 
et nous partîmes. Pendant le trajet, il me parlait de 
tant de choses avec la volubilité italienne, que je 
n'avais fait aucune attention au chemin qu'il pre- 
nait. Ce ne fut donc pas sans suprise qu'en des- 
cendant, je me trouvai au Vatican. 

— Le cardinal demeure ici? lui demandai-je en 
montant l'escalier. 

— Ficuro, dit-il d'un air très dégagé. 

Nous traversons une antichambre pleine de suis- 
ses, habillés comme le valet de carreau et la pertui- 
sane à l'épaule, et nous voilà dans une immense salle 
en forme d'équerre. En tournant à gauche j'aperçois 
un petit vieillard en robe blanche assis derrière une 
table et mon introducteur, courbé, jusqu'à terre, lui 
jette allègrement ces mots : 

— Santo Padre, ecco il signor Mary-Lafon ! 

Je m'inclinai avec respect, et Pie IX, riant de bon 
cœur comme un enfant qui vient de faire une 
espièglerie : 

— Ah! tu ne voulais pas venir voir le pape!... 
Je m'excusai de mon mieux ; le saint-père eut 

l'air d'accepter mes raisons, me dit quelques mots 
d'éloge pour mon premier volume, dont quelques 
livraisons, rehées en belle basane rouge, étaient ou- 
vertes sur sa table ; puis, abordant la question immé- 
diatement : 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 299 

Ceci est Rome pa:ienne, dit-il, mais j'attends 
"^^yie chrétienne, 

" — Votre Sainteté pourra la lire vers la fin de 
^^ïlîiée prochaine. 

^^ J'espère que j'y trouverai les sentiments d'un 
^tholique et d'un vrai fils de l'Église? 

— Votre Sainteté y trouvera le respect de tout ce 
^î est bon, grand et saint, et la vérité cherchée avec 
^tiscience et dite sans système préconçu et sans 
Passion. 

11 eut beau me tourner et me retourner, je ne 
^riis pas de ce programme. Restait un point sca- 
breux : le pouvoir temporel. Sur un signe du pape, 
^^oIpicelli y fit allusion; je répondis simplement que 
je n'en étais pas encore là et que je ne me formais 
Une opinion qu'après l'étude attentive et réfléchie 
des faits. 

Le surlendemain, je vis le vrai Maï, et la conversa- 
tion ne roula que sur la littérature latine, et sa 
bouture la littérature provençale. Il eut la bonté de 
me dire que la lettre de recommandation de 
M. Leclerc était inutile, et, pour le prouver, il m'en 
donna une à son tour pour le conservateur de la 
bibliothèque du Vatican^ qui, sous ses auspices, permit 
à ses custodes de mè communiquer les cartons et 
les manuscrits. Une seule condition m'était imposée; 
je pouvais lire, mais non copier les pièces. Ce n'est 
qu'à force d'instances et sur une nouvelle lettre du 
cardinal que j'obtins l'autorisation de prendre quel- 



300 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

ques notes, ceci me sauvait. Mon écriture un peu 
hâtée devenant illisible, le custode avait beau écar- 
quillerles yeux, il n'y voyait goutte; grâce à cette 
défectuosité, transformée pour moi en qualité pré- 
cieuse, il me fut possible de copier des documents 
tenus secrets depuis des siècles, tels que le procès 
de Galilée, par exemple, et une foule de pièces desti- 
nées à former plus tard le recueil de pasquinades 
intitulé Pasquin et Marforio. 

En dehors du cardinal Mai et du conservateur 
des archives du Capitole, un comte romain dont je 
regrette d'avoir oublié le nom, je rencontrai à Rome 
d'utiles auxiliaires. Mais le plus important comme 
le plus savant fut le bibliothécaire du palais Corsini. 
L'abbé Luigi Maria Rezzi, un des meilleurs biblio- 
graphes de l'Italie, m'épargna, par son immense éru- 
dition et par sa complaisance, des années de re- 
cherches. Tous les jours, à une heure, je trouvais 
sur les vastes tables de la bibliothèque princière 
cinquante ou soixante volumes ouverts à la page 
où il fallait puiser; quand l'auteur avait écrit en 
allemand, que je ne savais alors que sous bénéfice 
de dictionnaire, une note de la main de Rezzi me 
donnait le sens* du passage utile. Par sa grande 
science, ses qualités personnelles, son caractère ser- 
viable et sa bonne humeur, ce digne homme était 
le type des abbés érudits de Rome. Naïf comme 
un enfant et jouant comme un jeune chat, il était 
heureux lorsqu'il pouvait faire quelque malice; ainsi, 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 301 

*ous les jours, en se promenant, il passait devant 

^'iorloge et l'avançait d'un quart d'heure, et c'est 
^Q riant dans son rabat et se frottant les mains de 
Plaisir qu'il me criait. 

■ — Sino le quatro, (quatre heures !) 

Kn se rendant un jour à la bibliothèque par la 
I^ngara, car, flâneur de naissance, il prenait toujours 
lô moins court chemin, il rencontra une noce trans- 
^verine. C'était un cordonnier nommé César qui 
épousait une fileuse appelée Roma. Rezzi, en ar- 
pentant la belle salle du palais et se bourrant le 
liez de tabac, ruminait son espièglerie quotidienne, 
l'horloge fut avancée d'une demi-he.ure ce jour-là ; 
puis l'abbé de son pied léger se dirige vers la bou- 
tique du marié et trace ces mots à la craie sur la 
devanture : 

Cave ne Roma fiai respublical Prends garde que 
Rome ne devienne chose publique ! 

Il se trouva, par hasard, que le disciple de saint 
Crépin, ce qui n'est pas très rare à Rome, sa- 
vait le latin; il écrivit donc au-dessus de l'avis 
anonyme cette fière réponse : 

César imperat ! César est empereur ! 

Défi superbe, auquel le malin Rezzi répondit à 
son tour par cette conclusion : 

Ergo coronabiturî (Donc il sera couronné!..) 

Ces jeux de mots font les délices des Romains. 
Ces grands enfants, amollis par le climat et élevés 
par des prêtres, ne sentent et n'aiment rien que le 



302 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

far niente et la musique. Sur ce dernier chapitre 
nous étions rarement d'accord, les fils de Romulus 
et moi ; ils se moquaient de nous assez spirituel- 
lement du reste. Ainsi, oubliant trop qu'ils tenaient 
garnison chez un peuple de dilettantes, nos régi- 
ments donnaient tous les soirs des concerts sur la 
place Colonna. Quelque Daumier de la via del Ba- 
buino exprima, dans une caricature, qu'on se passait 
sous le manteau l'opinion de ses concitoyens. Il 
avait représenté un pifferaro aveugle soufflant de 
toute sa force dans cette horrible clarinette des 
Abruzzes qui déchire l'oreille, et Pasquin écrivant 
sur son dos d'un air gracieux : « musique française ». 
De mon côté, je n'épargnais ni leurs chanteurs 
efféminés ni leurs compositeurs, sauf bien entendu 
Rossini.Bellini et Donizetti, trois anges mélodieux. 
L'expression de ce sentiment, fort libre et piquante 
parfois, faillit me coûter cher. J'assistais un soir, au 
théâtre Valle, à la première représentation d'un 
opéra de Verdi ayant pour titre : Buondelmonte. hn- 
possible de rien imaginer de plus plat et de plus 
bête que le poème. On sait que les Italiens vont 
loin dans ce genre idiot ; mais l'auteur du livret 
les dépassait. La musique était à l'avenant ; beau- 
coup de tapage, des cuivres grinçants, des violons 
déchirant l'oreille et des insanités sans nom s'échap- 
pant de temps en temps de cet ouragan de notes 
plus assourdissant qu'harmonieux, voilà l'opéra 
de Buondelmonte. Agacé jusqu'au dernier point, je 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 303 

sifflai : quel forfait ! Je crus que la salle allait 
crouler sous les imprécalions ; toutes ces lêtes 
tournées vers ma loge, furieuses et menaçantes, ces 
yeux étincelants, ces bras tendus, ces voix trem- 
Mantes de colère, il y avait là de quoi faire battre 
'6 coeur. Accoutumé aux tumultes dramatiques, je 
û'cn étais pas le moins du monde ému et ne son- 
geais guère au danger qui m'attendait hors du 
théâtre. Je sortis comme d'habitude dans Tentr'acte ; 
^ peine mon pied avait-il touché le pavé de la 
P^azza Valle, que je me vis entouré et pressé par 
^ne foule de furieux dont les intentions n'étaient 
^ien moins que bienveillantes. Au moment oii les 
stylets allaient briller, — car en raison de l'occupation, 
l^s Français possédaient peu de sympathies à Rome, 
^ une voix qui me parut plus mélodieuse que celle 
^u ténor, s'élève : Fate alto, fate altot Les rangs 
s'ouvrent à ce cri, Baldini, l'aimable etjspirituel chan- 
geur du Corso s'élance dans le groupe et dit d'un 
accent de reproche et d'autorité en me montrant : 
— E un verdiano! C'est un partisan du roi 
Victor-Emmanuel ! 
Coup de théâtre féerique à ces paroles. 
Il leur dit rapidement ce que je suis venu faire 
à Rome, que la première partie de mon livre a été 
envoyée à Victor-Emmanuel avec cette dédicace : 
Au roi futur de Vltalie, que je suis un vrai pa- 
triote aussi Méridional et Romain que Français. 
Alors éclate la mobilité du caractère italien : les 



304 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

mêmes qui m'auraient poignardé, dix minutes aupa- 
ravant, me serrent les mains, m'embrassent et me 
ramènent en triomphe dans ma loge, où la pré- 
sence des deux frères Baldini et de la belle signon 
Galetti, femme d'un exilé, avec l'épithète de ver- 
diano que j'entendis circuler sur tous les bancs m( 
valut ime ovation au lever du rideau.' 

Malheureusement, — car les choses de la vie, comm( 
le Janus du pont Sixte, ont toujours deux faces, 
cette révélation de mes sentiments patriotiques eu 
moins de succès auprès de l'autorité pontificale.^ 
Merle, le libraire français du coin de la place Ce — 



lonna, s'empressa de me conseiller en ami d'abrégei 
mon séjour à Rome. Ses relations assez étroites= 
avec le cardinal Antonelli donnaient un grand poid^ 
à cet avis. 

— Croyez-vous, lui dis-je, que l'air de ce pays 
soit encore sain pour moi pendant trois semaines ? 

— Oui ; mais, passé ce terme, il pourrait devenir 
dangereux. 

— Je partirai le 1®"^ mars. 

— Et vous ferez bien. 

Des symptômes significatifs confirmèrent la com- 
munication de Merle ; m'étant présenté aux archives 
du Vatican, on me dit que l'autorisation avait be- 
soin d'être renouvelée ; quelques jours après, l'abbé 
Rezzi m'écrivit qu'on venait de fermer sa biblio- 
thèque pour cause de réparations. Volpicelli ne 
parut plus chez moi, et, par une coïncidence pré- 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 305 

^^^, le cardinal Maï se trouva malade toutes les 
f^^îs que je passai à son palais et ne put me recevoir. 
J'en conclus qu'il fallait hâter mon départ et je 
^nsacrai mes derniers huit jours à la visite des 
'ï^onuments et à mes promenades à cheval dans la 
^mpagne et à Ponte-Molle. J'y allais presque tous 
Ibs jours avec un baron autrichien, le général de 
Haahn, un aimable et spirituel compagnon de 
"Voyage. Après avoir conté un soir une anecdote 
qui, même aujourd'hui, peint assez bien les mœurs 
des pensionnaires de la Villa Médicis, le baron 
profita d'un moment où nous étions seuls avec 
nos chevaux pour me dire d'un air sérieux : 

— Avez vous fait ou écrit quelque chose contre 
le gouvernement de ce pays? 

— Non ; pourquoi me demandez-vous cela? 

— Parce que j'ai entendu murmurer votre nom ce 
matin à l'ambassade, et, autant que' j'ai pu le com- 
prendre, il s'agissait d'une arrestation. 

— Je vous remercie; mais, si vous m'aviez averti 
plus tôt... 

— Je ne le pouvais pas, nous étions suivis; je 
ne vous ai même conté cette histoire que pour 
tromper comme on dit l'espion ; car, en vous voyant 
rire, on a été persuadé que vous ne vous doutiez 
de rien. 

— Merci de nouveau ; mais comment faire pour 
échapper aux prisons de San-Michele et sauver 
mes papiers? 



306 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

— Il n'y a qu'un moyen : voici la nuit, vous 
allez me donner vos clefs, votre maître de maison, 
bien qu'instruit probablement du complot, me sa- — 
chant votre ami, me verra entrer sans défiance, je^ 
prendrai tous vos manuscrits, les emporterai *che2 
moi et viendrai vous rejoindre ici avec une calèch( 
et deux bons chevaux qui nous conduiront à Viterb( 
où se trouve un poste français. De là par le courriel 
qui pass^ à minuit, vous gagnerez Sienne et Fl( 
rence. 

— Et mon cheval ? 

— Mon domestique le ramènera en disant qu^ 
vous couchez à Tivoli. 

Nous exécutâmes ce plan le plus heureusemeik ^ 
du monde. Le baron retira mes papiers, vint m^ 
prendre où je l'attendais, et me rendit sain et sau-f 
à Viterbo. J'y pris le courrier, et, bien que la rup- 
ture d'une roue m'eût retenu trois ou quatre heu- 
res à Radicofani, le calesso que j'avais frété pour 
aller à Sienne, — car le courrier romain s'arrêtait â 
Aquapondente, — limite postale des États du pape, 
j'arrivai le lendemain au soir dans la ravissante 
patrie de Sainte-Catherine. 

Il est peu de villes aussi agréables cpie Sienne. 
Pour moi, j'y passerais ma vie. J'y restai une se- 
maine, jouissant avec délices du temps doux mal- 
gré la saison et d'un repos assez chèrement acheté. 
Je n'y connaissais personne, bien que ce ne fût ni 
mon premier ni mon second séjour; aussi, en 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 307 

Passant un soir devant le casino des Nobles, la 
^gure d'an autre promeneur me frappa. Il causait 
à voix basse dans l'ombre avec un jeune homme 
îuî paraissait lui prêter une sérieuse attention. 
Celui-ci l'ayant quitté peu après, je m'approchai 
^t reconnus Mazzini ; il portait, cette fois, le cos- 
tume ecclésiastique. Je l'abordai en lui disant : 
•— Buona sera, signor abate; corne sta il lavo- 
"^cnte di San-Maurizto? (Bonsoir, seigneur abbé; 
^mment va le compagnoh du devoir de Saint- 
Maurice?) 

Il vint sous la lanterne, et, me reconnaissant à 
^on tour, me serra la main. 

— Vienil dit-il en m'entraînant dans les rues peu 
éclairées de Sienne. 

Je le suivis jusqu'à une promenade où une allée 
t)ordée de lauriers-thym et très solitaire à cette 
heuTQ offrait un lieu fait pour les rendez-vous et les 
confidences. 

— Eh bien, lui dis-je lorsque nous n'eûmes 
plus pour témoins -que la lune et la taupe-grillon, 
la voyante d'Aigle n'était pas aussi folle que je le 
croyais 1 

— Pour moi, non; car j*ai eu, en effet, à Rome, 
le pouvoir d'un pape et d'un roi ! 

— Et pour moi également; car elle avait prédit 
que je serais enterré et que je ressusciterais. Or, j'ai 
passé sous terre une nuit qui aurait bien pu être 
étemelle, et me voici sous la voûte des cieux. 



308 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 



— Et la seconde partie de la prophétie, Tacco 
pliras-tu?... Ce gouvernement temporel inique 
absurde, oseras-tu Tattaquer et en flétrir les tyra 
nies ? 

— Through andthrough, comme disent les Amé^i— y_ 
cains, et quoi qu*il arrive ; car c'est un devoir cf^ 
conscience historique. 

Nous causâmes jusqu'à une heure du matio. 
L'éloquence de cet homme si bien doué entraîiia/ï 
et charmait à la fois. En nous séparant, il m'ap- 
prit, ce dont je ne doutais pas, que j'avais couru 
un danger sérieux à Rome, et que Baldini, I'ud de 
ses fidèles, avait déjà envoyé mes malles à Flo- 
rence, où je les trouvai, en effet, à VÉcu-de- 
France, 



XVIII 



Je ne passai dans la cité de3 fleurs que le 
temps nécessaire pour examiner quelques manu- 
scrits et pourvoir quatre ou cinq fois la Ristori, qui 
jouait la comédie au théâtre du Cocomero (melon 
d*eau). Il me tardait de revoir la France. Je m'em- 
barquai donc le plus tôt possible à Liyourne, et le 
Darite^ vapeur italien qui semblait partager mon 
impatience, car il volait sur les flots bleus de la 
Méditerranée, me laissa le surlendemain sur le 
auai de Marseille. 

On m'attendait. J*y fus reçu, en débarquant, par 
les principaux de TAthénée ouvrier. 

C'était, comme le dit son titre, une association 
d'ouvriers aimant les lettres et les cultivant en com- 
mun après le travail. Us m'avaient écrit à Rome 



310 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

pour m'ottVir la présidence de .leur académie, eU^-^^ * 
leur répondis, le 1®' janvier 18S3 : 

« Messieurs, 

» Je viens de recevoir la lettre dans laquel ^ 
vous m'annoncez que V Athénée de Provence a bie^^ 
voulu me choisir pour son président honoraire, 
vous remercie et je vous prie de remercier la Se 
ciété de cette marque de sympathie. Depuis vingl 
cinq ans, je travaille avec courage et espérance ==s 
déchirer le voile que Tenvie et les vieilles haine^^ 
du Nord ont étendu sur le front jadis si haut et s- -^ 
brillant de la patrie méridionale ; j'ai fait reverdir^ 
en ce siècle, les lauriers et les rameaux d'(H* de s5i 
couronne, et, en réveillant dans leurs tombes ses 
glorieux troubadours, qui ont dormi huit siècles^ 
mais qui ne sont pas morts, j'ai eu le bonheur de 
montrer que jamais nation n'avait moissonné plus 
largement que la Provence dans le champ da 
génie. 

» Voilà les titres qui m'ont (Msigné à votte 
choix et dont je suis fier ; Oar ils m'oai fait flrap^ 
per d'ostracisme sous tous les gouvememenis. Ai-» 
mer, honorer et louer le Midi aux yeux des hocn-^ 
mes qui le haïssent par intérêt; par envie et pat 
tradition et des renégats qui le vendent pour une 
croix ou une place, est un crime que j'ai expié 
jusqu'ici, par un déni de justice complet» mais que 



ÈtNQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 311 

J^ continuerai à commettre jusqu'au dernier balle- 
^ent de mon cœur. 

» J'accepte donc, avec une reconnaissance que 
^otre sympathie me rend plus douce encore, le 
titre que vous m'offrez et je fais les vœux les plus 
sincères pour l'avenir et la prospérité de l'Athénée 
de Provence. 

» Mary-Lafon, 
» Président honoraire de C Athénée de Provence* 

» Rome, le !«' janvier 1883. » 

Je leur devais de la reconnaissance pour l'hon- 
neur qu'ils m'avaient fait en me nommant en com- 
pagnie de Lamartine et deux autres membres de 
l'Académie française, et je payai leur confiance 
avec cette sympathie chaude et vive que j'eus tou- 
jours pour le vrai peuple. 

Ces braves gens voulaient réuail' l'Athénée en as- 
semblée générale pour me faire fête ; je les remerciai 
de tout cœur; mais, pour rester, ne fûtHie que vingts 
quatre heures, à Marseille, il me tardait trop 
d'arriver à Paris et de reprendre ce que les mé* 
chants travailleurs appellent le collier de misère et 
qui pour moi fui toujours un colher de plaisir. 

Je ne passai donc qu'un jouir dans cetle ïnagni- 
fique reine de la Méditerranée pour répondre à 
l'invitation d'un très riche négociant qttl, sans l'a- 
voir jamais vu et par un sentiment de pur patrio- 



312 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

tisme, envoyait tous les ans une caisse de vraisE 
havanes à Thistorien du Midi. 

Je fus reçu par cet ami comme un bâtiment 
chargé de produits d'Orient et emmené en triom- 
phe dans sa bastide, charmante habitation d'oC 
l'on découvrait à la fois Marseille et la mer. En mv 
promenant, avant le dîner, dans une allée de pla- 
tanes bordée d'orangers en fleurs et de lauriei 
roses, je dis aux personnes invitées avec moi coi 
bien notre hôte me semblait gracieux et aimabb 

— Il a toutes les qualités, me répondit un coi 
merçant à tête blanche, et je ne lui connais qu'i 
défaut. 

— Un défaut? 

— Oui, qui agace quelquefois : c'est la passioJ 
du calembour; il ne peut pas dire deux mots saos 
essayer d'en forger un. 

— Petite manie, à tout prendre. 

— Insupportable, comme vous le verrez bientôt 
L'amphitryon arrivait en ce moment. 

— Pasire, cria-t-il de dix pas à mon interlocu- 
cuteur, devine ce que ce coquin de Baptiste avait 
oublié ? 

— Et quoi? 

— Tron, tron, tron, tron, tron, tron ! 

— Six tron ! Un citron ! dit d'un air triom- 
phant un petit homme noir que j'avais pris pour 
un huissier. C'était un agréé au tribunal de com- 
merce. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 313 

"^ Il a deviné ! s'écria mon homme- Allons, 
ïïi^ieurs, le couvert est couvert. 

Ce méchant jeu de mots signifiait que le cou- 
^^rt était servi sous un acacia séculaire dont les 
Jaunes feuilles, formant comme une tente ver- 
doyante, nous enveloppaient tous de leur gracieux 
ombrage. La fête était délicieuse, la chère parfaite, et 
^c banquet aurait été charmant, sans la malheu- 
reuse manie de notre original, qui calembourisait à 
f^ire perdre patience à un Turc. Je m'étais armé 
^e courage; mais, au dessert, les vins mousseux ai- 
dant, cette verve intempérante s'échauffa au point 
C|ue j'allais, sous le premier prétexte venu, me 
lever et prendre congé, quand, s'adressant à ses 
fîonvives : 

— Messieurs, dit-il d'une voix de stentor, savez- 
\ous pourquoi les Provençaux sont les meilleurs 
antiquaires? 

Tous gardent le silence. 

— Vous ne le savez pas, reprit-il d'un air satis- 
fait; mais notre cher commensal, M. Mary-Lafon, 
va vous le dire. 

— Moi ? m'écriai-je ; de ma vie je n'ai compris 
un calembour. 

A ces mots, le front du commerçant se rem- 
brunit d'une manière étrange. 

— Et vous n'entendez pas celui-là peut-être ? me 
dit-il ironiquement. 

— Non, je l'avoue en toute humilité. 

18 



314 CINQUANTE ANS D£ VIE LITTÉRAIRE 

— Ceci est trop fort, par exemple! s'écria 
Marseillais d'une voix furieuse, c'est vous 
l'avez fait! 

— Moi ! je peux avoir bien des péchés sur mc^a 
conscience, mais du moins elle est pure de 
celui-là. 

— Voyez, messieurs, voyez ! 

Et, tirant de sa poche la Physiologie du Calet/h 
bou7\ il montra, l'œil menaçaut, à ses convives e( 
mit sous mes yeux ces deux lignes : 

a Pourquoi les Provençaux sont-ils les meilleurs 
antiquaires? c'est qu'ils aiment les mets d'ail 
(médailles). » 

Mary-Lafon. 

*^ Eh bien, monsieur, que dites-vous mainte- 
nant? 

— Je dis que, si je connaissais l'auteur de cet 
opuscule, je l'attaquerais en diffamation ; car, sans 
allusion personnelle, je ne connais rien de plus sot 
qu'un calembour, si ce n'est celui qui le fait. 

Là-dessus, je pris congé de mon ex-anii, qui ne 
se fâcha point, mais n'envoya plus de cigares. 

Le joui* mêmci je repris le chemin de f^ en disant 
un adieu cordial aux chefs de l'Athénée ouvrier^ 
et emportant cette dédicacé , cousue , selon son 
expression, par un des leurs, à son volume pr(H 
vençal : 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 3i5 

A M. MARY-LAFON 

Auteur de VHistoire du Midi de la France, 

DEDIGAÇO 

Moud chier Mary-Lafon, s'avieou Tesquis talen 

^e vous escrieoure en vers un pichot quaouquaren, 

Segurament pourrieou de vouestro ben vengudo, 

fis souares d'Apouloun li demandar adjudo ; 

I*ourieou gracieousament de flour et de loourier, 

Courounar dignament votre frount prinlanier. 

Voudrieou que leis enfans d'eslou riche ribagi, 

Ce ce que v'es degu v'en rendessoun hooumagi ; 

Que veguessoun en vous, lou nôblé défenseur 

Deis nacieounalitas mourentos doou mîejour. 

Voudrieou li far saber : que vouletz far revieoure 

La linguo que Courtet sabiet tant bien escrieoure; 

Qu'aribant à Marsilho anatz senso façoun 

Sarrar dins l'alelier la man d'un forgeïroun, 

Et qu'en nous anounçant que leis francès siani fraïres, 

^amenalz de bouquets sus lou soou deis Trobaïres... 

^.ilteratour, savent, antîquari, hislourien, 

Jue lou ciel, d'esteïs douns v'en fet largeo pourcien, 

it pueïs rajustarieou que souto aquelo science, 

legno imperieousa ment la pus netto counscienço 

]oumplesent per cadun, que sabetz en censeur 

Juan pesatz un escrit n'en dire la valeur 

ifaï moun esprit bourna mi fourço de ren dire? 
) s'ero pas tapa n'en souartirieou de pire! 
^a puro verita toutjours presidariet 
Ht Fartisto aou savent, simple s'adreïssariet.... 
liai franquament parlant, sage home de cabesso, 
la source taririet, tendrieou pas ma proumesso ; 



316 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Ensin, aïmî ben mies incapable que sîeou, 
Leissar voueslre mérite à la gardi de Dieou ; 
Soulament, coumo fieou de la belle Prouvenço 
Reclamaraï de vous plus qu*uno coumplesenço : 
Aquelo que vouguelz cordurar vouestre noum 
Sus Todo counsacrado à l'ouvrier forgeïroun. 

A.-L. Granier. 

Membre de V Athénée de Provence. 



Mon cher Mary Lafon, si j'avais le rare talent 
De vous écrire en vers quelque chose de gentil, 
Je pourrais assurément, pour votre bienvenue, 
Demander aux sœurs d'Apollon aide et appui 
Et couronner de fleurs et de lauriers 
Votre front brillant encore de fraîcheur printanièro. 
Je voudrais que les enfants de ce riche rivage 
Vous rendissent l'hommage qui vous est dû ; 
Qu'ils vissent en vous le noble défenseur 
Des nationalités mourantes du Midi. 
Je voudrais leur apprendre que vous faites revivre 
La langue que Cour;ct écrivait si bien ; 
Qu'en passant à Marseille vous allez sans façon 
Serrer dans râtelier les mains du forgeron, 
Et qu'en nous redisant que les Français sont frère 
Vous semez des fleurs sur le vieux sol des Troubndi 
Que littérateur, savant, antiquaire, historien. 
Vous reçûtes du ciel de dons large portion. 
J'ajouterais ensuite que, sous cette science. 
Règne impérieusement une conscience pure. 
Et que, plein de franchise, quand vous censurez 
Vous en dites avec vérité le mal et le bien. 
Mais mon esprit borné me force de me taire. 
Oh ! s'il n'était pas bouché, que de paroles ! 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 317 

*-^ vérité m'inspirerait toujours 

^t le simple artisan au savant s'adresserait sans crainte. 

^^is à parler franchement, homme de tête sage, 

^^ source tarirait et ma promesse ne serait pas tenue. 

-^Ussi j'aime bien mieux, incapable que je suis, 

*-^îsser vos mérites à la garde de Dieu ; 

Seulement, comme fils de la belle Provence 

^"^ réclamerai de vous plus qu'une faveur 

^^ me laisser coudre votre nom 

^ l'ode consacré à l'ouvrier forgeron. 

Réinstallé rue du Dauphin, à la grande joie de 
^Ume qui m'écrivait depuis trois mois des lettres 
désespérées pour hâter mon retour, je me remis à 
l'oeuvre et, bientôt, les livraisons reparurent aux 
étalages des libraires. Je ne songeais plus aux habi- 
tants du Vatican : une lettre de Volpicelli, écrite sur le 
ton majeur, vint me les rappeler encore. J'ai dit sans 
doute que le pape, dans notre entrevue non officielle, 
m'avait demandé Rome ancienne, dont il ne possé- 
dait que les premières livraisons ; je lis part de ce 
désir à Fume qui s'empressa de lui adresser un 
exemplaire magnifiquement relié, aux armes ponti- 
ficales. Or, ce ne fut pas lui, c'est moi que remercia, 
au nom de Pie IX, le secrétaire perpétuel des Lyncéi. 

<r Rome, ce 23 avril 1853. 

» Mon cher monsieur, 

» J'ai tardé à vous écrire, parce que je voulais, 
avant, avoir présenté au Saint-Père votre excellent 

18. 



318 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

ouvrage très joliment relié. Cette présentation a eu 
lieu dimanche 17 de ce mois. A peine le Saint- 
Père a vu l'ouvrage, m'a dit : « C'est un livre qui -^J 
vient de Paris, je le connais à la segatura I » Alors^^^ *s 
j'ai répondu, etc, etc, etc. 

» Enfin le Saint-Père m'a ordonné de vous remer — ^■^' 
cier, et de vous communiquer qu'il a agréé votre^^^^c 
ouvrage, même parce qu'il sera suivi d'un secon(E:^ d 
volume, qui traitera de Rome moderne, et paoBT-^r 
conséquence chrétienne; ce sont ces paroles qu^^ Je 
vous adresse le Saint-Père par moi. 

» J'ai tardé à faire votre commission, faute l c=^ a 
quantité d'étranges, qui ont demandé audienc c^^ 6 
au Pape ; mais je l'ai faite parfaitement bien. 

i> J'ai reçu la livraison première de Rome modem^^ 
que vous avez voulu m'envoyer. Vous avez com- 
mencé très bien, et très spirituellement ; j'ai passi 
cette livraison à une dame pieuse, et qui a beaucouj 
d'esprit, et j'espère de recevoir les livraisons sui- 
vantes. 

» Faites, je vous en prie, une foule d'expressions 
d'amitié et de respect à M. Flourens, pour lequeJ 
j'ai des sentiments de gratitude éternelle. 

Votre affectionné, 

PAUL VOLPICELLI. 

Ni les compliments officieux de Volpicelli, ni les 
insinuations caressantes du prince romain venu, 
à l'en croire, à Paris tout exprès pour m'inviter à 



V 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 319 

Passer rautomno sous les orangers de sa villa, — 
*^oiineur dangereux que je m'empressai de décliner, 
— ■ ne me firent modifier une ligne de mon plan, et 
Malgré mon éditeur lui-même, fortement poussé 
par une influence inconnue, mon second volume 
Parut tel que je l'avais conçu et portant le pre- 
mier coup au pouvoir temporel. 

Son succès, dû surtout au sujet et à la nom- 
l^reuse clientèle de la maison Fume, fut rapide et 
ti*ès grand ; je Tappris en touchant la prime promise 
si on vendait huit mille livraisons. La presse 
l'^accueillit aussi favorablement que le public. 

L'Italie elle-même voulut s'associer à mon iffuccès, 
^t, le 16 décembre 1853, je reçus de son royal repré- 
sentant une marque^ d'estime et de sympathie 
d'autant plus précieuse qu'elle n'avait pas été solli- 
citée. 

LÉGATION « Paris, le 16 décembre 1853. 

DE SARDAI6NE. 

» Monsieur, 

» J'ai reçu de mon gouvernement, et j'ai Thon- 
neur de vous transmettre ci-joint un pli contenant 
le titre et les insignes de chevalier de l'ordre des 
SS. Maurice et Lazare, qui vous a été conféré motu 
proprio par le Roi M. A. P. 

1. Revue de Paris^ p. 806^et suivantes. 



320 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRB 

» Je me félicite, monsieur, d'avoir à vous fi 
connaître une nouvelle aussi agréable, et je sa 
cette occasion pour vous prier d'agréer les as 
rances de ma considération distinguée. 



» Le Ministre de Sardaigne, 

» DE VILLA-MARINA. » 



XIX 



A la fin de 1853, j'entrai au Moniteur universel^ 
^Vec Mérimée, Augier, Sandeau, Alfred de Musset, 
^inte-Beuve, Haiévy. Mais je ne me liai à nouveau, 
^9ds ce journal, qu'avec deux de mes collabora- 
^urs : Rapetti, ancien suppléant de Lerminier au 
Collège de France, et Fromental-Élie Haiévy, Fau- 
teur de la Juive. Rapetti, esprit fin et sérieux à la 
fois, possède un fonds d'études variées si riche, que 
%a conversation toujours piquante, amuse autant 
qu'elle instruit. Son jugement droit et sûr touche 
vivement le but et ne le dépasse jamais. Mais, 
quand il s'agit des hommes, il est armé de cette 
pointe d'ironie italienne qui blesse, en riaçt, jus- 
qu'au sang. Il fallait l'entendre parler du chef donné 
par M. Fould à cette rédaction d'élite : un élève 
pharmacien, mort, du reste, par la puissance féerique 
du favoritisme, président de la Cour des comptes. 



322 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Halévy n'était pas tout à fait un inconnu poui 
moi ; je l'avais vu, en 1833, dans les coulisses d( 



rOpéra-Comique, et rencontré quelquefois chez u 
ami commun, Samuel Cahen, Téminent traducteu 
de la Bible. Mais nos relations s'étaient bornées 
un échange de politesses. Plus rapprochés au Mo — 
niteur, car nous remettions l'un et l'autre no^ 
articles au chef du cabinet, nous nous liâmes cor — 
dialement. Presque toutes les semaines, en sortan^* 
du ministère des beaux-arts, et de l'Institut, j^ 
l'attendais, en bouquinant, sur le quai. Plus âgé qu^ 
moi, il était né un an avant le siècle, il me racontai ^ 
les études musicales de son enfance, sous la tutelles 
de Chérubin! et deMéhul; ses succès au Conserva- 
toire, à l'époque où je dormais encore paisiblement 
dans mon berceau ; ses trois ans de Rome, de Na- 
ples et de Venise; enfin ses débuts, âpres et diffici- 
les pour tous ceux qui aspirent à conquérir le ra- 
meau d'or. Ses premiers opéras étaient restés 
en portefeuille ; aussi quel collaborateur ! le grec 
M. Patin ! Oui, ce Patin que nous avons connu, 
avec son foulard jaune, sa tabatière et ses lunettes. 
Je l'escortais souvent jusque dans la rue de Provence, 
et, dans ces promenades délicieuses, nous avions 
même prémédité de faire un grand opéra avec une 
assez longue nouvelle que je publiais alors sous le 
titre de la Vierge de Constantinople. A mon très 
grand regret, il emporta ce projet dans la tombe et, 
à la place de cette illustre collaboration, je tombai 



î 



- 1 



CINQUANTE AN» D£ VIE LITTÉRAIRE 3â3 ' 

^'^ijs la coulpe du ministre de rinstructioii pu- 
^-ïique, 

Bippolyte Fortoul m'était counu depuis loug- 
^^imps, et voici à quelle occasion. Un digne et ex- 
^^ lient homme de lettres nommé Laverpilière avait 
*^ux pièces reçues au Théâtre-Français. On les garda 
^^•^^nte ans dans les cartons, et, lorsque la main 
^^■^<lignée de la justice les en retira pour les mettre 
^^ï:àfin au jour de la rampe, il fut abîmé dans la 
^^^bune, journal où, en raison de ses opinions ré- 
t^Viblicaines, il avait le droit de s'attendre à être 
*^ien traité. 

C'était Fortoul qui avait fait Tarticle. Le vieux 

patriote avec qui j'avais dîné quelquefois chez Lugol 

^t chez Âlibert, entre à Timproviste chez moi après 

lecture du journal et me dit à brûle-pourpoint : 

— Connaissez-vous Hippolyte Fortoul ? 

— De vue seulement, et quand on Ta dévisagé, on 
ne l'oublie plus; car il ressemble à un fœtus de 
Geoffroy-Saint-Hilaire conservé longtemps en bocal é 

— Savez-vous qui Ta fait entrer à la Tribune ? 

— Son titre probablement de cousin ou neveu de 
Manuel. 

— N'importe 1 c'est un traître, mais je le 
saurai . 

Huit jours plus tard, le vieillard revenait triom- 
phant. 

— Je vous l'avais bien dit ! cria-t-il de la porfCi 

— Avez-voUs trouvé quelque chose ? 



3i4 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

— Ceci tout simplement: c'est que ce collaborateur 
de la Tribune^ si dur aux démocrates, est, en même — • 
temps, vous ne l'auriez jamais deviné, secrétaire de^ 
Persil. 

— Le procureur général si acharné sur la Tri — 
bum. 

— Oui ! que dites-vous du cumul ? 

— Il me surprend... 

Vingt ans après ce fait, partout divulgué par La — 
verpilière, j'entrais, à mon tour, dans le cabinet d( — :3 
M. Fortoul, devenu ministre. Il s'agissait de cetl^^î 
publication des poèmes des Troubadours, enrayé€3 
par les événements, l'ignorance ou le mauvais vou- 
loir de quelques membres des comités de l'Instruc- 
tion publique. Ces commissions se composent, en 
général, de trois classes d'individus : ceux qui sa- 
vent et qui forment une infime minorité ; les inca- 
pables, très nombreux et très assidus, et les indiffé- 
rents, entrés là pour le titre et non pour la fonc- 
tion. La section de philologie, où ressortissait le 
travail dont j'étais chargé, contenait ces trois grou- 
pes avec une exactitude mathématique ; il y avait 
trois savants, deux aujourd'hui morts, Leclerc et 
Pastoret, et un vivant, Paulin Paris; une tourbe 
de gens sans valeur et sans nom et des indiflférents 
comme Nisard, qui verrait crouler le ciel, sans sour- 
ciller, sur la têted'autrui. D'hommes spéciaux, il n'y 
avait que le doyen de la Faculté des Lettres et 
Paulin Paris; et pas un, pas un seul qui comprit 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 3^ 

^os vieux idiomes méridionaux et qui Sût même en 
^'re une page sans faire rire. 

^*avais, de plus, dans cette brillante section, des 

^'îocmis personnels : le secrétaire, un de mes col- 

^%ues à la Société des Antiquaires de France, 

^^Ht ]a nullité et l'esprit tartuffique m'écœuraient, 

^^ ]e chef des travaux historiques, à qui je n'avais 

^^tdais cru nécessaire de faire la cour. Ces mes- 

^^eurs, joints aux incapables, toujours prêts à ac- 

^^pter tout ce qu'on veut leur faire croire, ce qui 

^^to était, dans ce cas, d'autant plus facile, que 

Personne, personne absolument, n'entendait un 

ïïiot de la langue des Troubadours, ces messieurs, 

^s-je, visaient ardenunent à m'enlever cette grande 

publication; jusqu'en 18S3, ils n'avaient osé que 

l'ajourner sous toute sorte de prétextes et de 

mensonges. A l'arrivée au ministère d'Hippolyte 

Fortoul, ils devinrent plus hardis; je sus bientôt 

pourquoi en causant avec le ministre. 

Fortoul, qui ne vous regardait jamais en face, 
commença par m'enguirlander de lauriers et d'éloges 
à propos de mes travaux sur le Midi ; je Fécoutais 
froidement pour voir où aboutirait ce préambule. 
Sa pensée, voilée d'abord, ne tarda pas à se déga- 
ger des nuages de Pexorde. 

— Vous êtes chargé, me dit-il, d'une grande 
publication. Elle est fort importante au point de 
vue de la philologie, de la littérature et de l'his- 
toire ; mais croyez-vous que cinq volumes suffisent? 

19 



326 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

— J'en avais proposé dix. 

— Oui, dix, douze et même quinze au besoin 

J'étais- ravi, quand il ajouta, d'un air grave : 

— Un seul homme ne peut accomplir cette tâcta:^ 

— J'en ai déjà fait la moitié, et, avec ce qui 
préparé. . . 

— Non, non, c'est impossible! 
Je commençais à comprendre, Fortoul, comi 

un des paléographes des comités me l'avait, i^ 
de jours avant, iusinué, voulait se réserver la dir 
tion et l'honneur de cette publication nationale. 
J'allai donc droit au fait et lui demandai nettement 
si son intention était de m'enlever le travail dont 
j'étais chargé. Il protesta vivement contre l'idée de 
violer des droits si justement, c'étaient ses expres- 
sions, et si laborieusement acquis, et me dit que 
je verrais le lendemain, au Moniteur, la confirmation 
de ses paroles. Le lendemain, effectivement, en 
ouvrant le Journal officiel du 8 septembre 1884» 
j'y trouvai un rapport adressé au ministre de l'in- 
struction publique, sur les travaux du Comité de 
la langue, de l'histoire et des arts de la France 
pendant l'année 1852-18S3. Ce rapport, signé du 
président Pastoret et du secrétaire des comités por 
tait, sous la rubrique : Ouvrages dont la publication 
avait été projetée par les anciens comités^ ce passage 
que j'en détache : 

a Conformément à vos intentions, monsieur lé 



Cinquante ans de vie littéraire 327 

ministre, le comité s'est livré à un nouvel examen 
cJes ouvrages adoptés par ses devanciers et qui 
xi'avaient pas encore reçu un commencement d'exé- 
C3ution. Ces ouvrages étaient au nombre de vingt- 
liuit. Les décisions primitives ont été maintenues à 
l'égard de vingt et un d'entre eux. En voici Tindi- 
cation, suivant Tordre des sections auxquelles en 
revenait la revision. 

section de philologie. 

» 2** Notweau choix de poésies originales des trou- 
hadoursy par M. Mary-Lafon. Le comité, sans prendre, 
quant à présent, de décision définitive relativement 
au recueil dans son entier, a été d'avis, cependant, 
qu'il fallait commencer immédiatement la publica- 
tion par le roman de Gérard de Roussillon. Le 
comité a écarté la proposition de joindre à ce roman 
une traduction en français moderne; mais il a 
reconnu qu'il y aurait un véritable intérêt dans la 
comparaison du texte provençal du poème avec le 
texte en français du Nord. Il a décidé, en consé- 
quence, que ces deux textes seraient imprimés en 
regard l'un de l'autre. Le volume sera complété par 
le roman de Fierabtas^ imprimé également dans les 
deux dialectes du nord et du midi de la France. » 

Deux mois avant cette décision, et bien qu'une 
ordonnance ministérielle, en date du 10 juin 1853, 
eût maintenu l'artèté des anciens comités et en fixant 



328 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Tordre de la publication eût prescrit Timpressi- 
immédiate du" poème de Gérard de Roussillon, i 
section, dans Tespoir peut-être de me prendre -^i 
défaut, m'avait fait écrire celte lettre : 

MINISTÈRE « Paris, le 8 juin 1854. 

DE l'instruction PUBLIQUE 
ET DES CULTES. 

» Monsieur, vous avez, à diverses reprises, expri mé 
le désir d'obtenir une mission en Angleterre pour 
compléter, à l'aide des copies d'Oxford et du HiMsée 
Britannique, votre manuscrit du roman de Gérard 
de Roussillon, 

» La section de philologie du Comité, que j'ai con- 
sultée sur l'utilité d'une semblable mission, ne 
saurait émettre lin avis avant d'avoir pris une 
connaissance approfondie de l'état de votre travail 
préparatoire. Je vous invite, en conséquence, mon- 
sieur, à me faire remettre immédiatement votre 
manuscrit du roman de Gérard de Roussillon, Je 
désire également que vous me fassiez parvenir toutes 
les transcriptions de poèmes et poésies diverses que 
vous avez déjà préparées, et qui doivent être publiées 
successivement. Vous voudrez bien y joindre les 
traductions dont vous vous proposez d'accompagaer 
ces poésies, les notices biographiques qui doivent 
les suivre, en un mot, toutes les pièces indiquées 
dans votre premier rapport, et celles que vous 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 329 

auriez pu réunir depuis cette époque. L'examen dé 
^^s documents. doit être fait par MM. Le Clerc, Gues- 
^^d et Paulin Paris, membres du Comité, et vous 
^^udrez bien vous entendre avec eux pour leur four- 
ni' toutes les indications qui pourront leur être utiles. 
3> Agréez, monsieur, l'assurance de ma considé- 
ration distinguée. 

» Le ministre 
de l'instruction publique et des cultes 

» H. FORTOUL. » 

Tout ce qu'on demandait fut déposé le jour même ; 
alors Fortoul leva le masque, et, lorsqu'il n'y eut 
plus, les cinq volumes étant prêts, qu'à mettre 
sous presse, deux mois après la décision parue offi- 
ciellement au Moniteur y je reçus la lettre qui suit: 

MINISTÈRE <r Paris, le 27 décembre 1854. 

DE l'instruction PUBLIQUE 
ET DES CULTES. 

» Monsieur, j'ai l'honneur de vous faire connaître 
que, dans sa dernière réunion, le Comité de la lan- 
gue^ de l'histoire et des arts de la France, a décidé, 
conformément à l'avis de la section de philologie, 
qu'il y avait lieu de renoncer au projet de publica- 
tion du Nouveau choix des poésies originales des 
Troubadours, la plus grande partie des documents 
qui devaient entrer dans la composition de ce 



330 CINQUANTE ANS DE VIE hmMtf9&^- — _ 

volume ayant déjà été publiée ou étant sur le poîrr^t 
de l'être. 

» Toutefois, monsieur, en présence des divers^^^s 
décisions dont ce projet a été l'objet de la pai^^t 
de l'ancien comité des monuments écrits, et qui on=:^^ 
pu, pendant longtemps, vous faire considérer comnKi=3e 
chargé de sa publication, j'ai pensé qu'il y avait lie^^2ii 
de vous indemniser, pour les travaux de rechenHKir- 
ches et de transcriptions que vous avez exécutés poi_.^Bur 
la préparation de cet ouvrage. J'ai décidé, en cok — n- 
séquence, qu'une somme de quinze cents fran- es 
serait mise à votre disposition pour cet objet. MI^ 
chiffre de cette allocation est celui qu'on accor«:::îe 
d'habitude aux éditeurs pour la publication d*umii 
volume terminé. 

» Agréez, monsieur, l'assurance de ma considé- 
ration distinguée. 

» Le Ministre 
de l'instruction publiqtie et des cultes, 

» H. FORTOUL. » 

Ma réponse ne se fit pas attendre. Aussitôt rentré, 
car j'étais absent, j'écrivis à M. Fortoul et je lui dis; 

a 2 février 1855. 

» Monsieur le ministre, 

» J'ai attendu d'être à Paris pour répondre à 
lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'éci 



r 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 331 

^ 27 décembre. Comme précédemment, je proteste 

^^€c respect, mais de toutes mes forces, contre Favis 

^^ la section de philologie, et j'appelle, monsieur 

^ ministre, à votre équité quant à l'indemnité qui 

^'est ofiferte au bout de huit ans de recherches et 

^^ travaux préliminaires ayant pour objet une 

Ptiblication commencée en suite de deux décisions 

^îue vous aviez bien voulu confirmer vous-même 

^ans vos lettres des 9 mars, 10 juin 1853, 3 février 

et 8 juin 1854. 

» N'eussé-je fait que fournir au Comité les tables 
des pièces inédites qui exigèrent cinq mois de tra- 
vail assidu, j'aurais dû avoir plus de quinze cents 
francs ; mais il n'en est point ainsi. Malgré toutes les 
entraves qu'on m'a opposées et quoique l'on ait 
répondu à toutes mes demandes par des ajourne- 
ments, à votre première mise en demeure, je 
vous ai apporté, monsieur le ministre, trois volumes 
complets ; car, en dépit d'objections sans fondement, 
comme je me fais fort de le démontrer pièces en 
main, devant Votre Excellence ou devant le Comité, 
» Gérard de Roussillon est prêt à être mis sous 
presse ; 

» Le Roman de Jaufre • (texte et traduction) est 
prêt à être mis sous presse ; 

» Le volume des Poésies religieuses (vies de plu- 
sieurs saints) est prêt à être mis sous presse. 

x> Il m'est donc légitimement et incontestablement 
dû quinze cents francs pour chacun de ces volumes. 



332 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

prêts et complets, si vous ne voulez plus 1 
publier; et, en recevant ce prix qui n'est poi 
élevé, je perds tout le temps que j'ai consacré à 
préparation des deux autres. 

» Il est, monsieur le ministre, une autre cons 
dération qui ne saurait vous trouver indiffère 
Sans parler des copies, qui ne sont pas toutes 
ma main, j'ai dépensé, en 1849, six cents fran 
pour aller consulter le manuscrit roman, petit in- 
ancien, 207, aujourd'hui n® 10, deGrenève; 
18S3, à défaut de votre aide que j'avais réclam 
sept cents francs pour aller à Florence copier 
manuscrit du chanoine Ricardi et voir à TurSx? 
celui de Blandinde Comouailles; en 1851, enviroo 
dix-sept cents francs pour revoir à Carcassona^ 
Flamenca^ copier à Montauban et collationner â 
Aix le roman de Saint-Honorat, qui a plus de 9,000 
vers et qui m'a pris quatre mois en dehors de 
la traduction. 

» En aucun état de cause, je ne pourrais supporter 
ce dommage et la perte de mes avances et vous êtes 
trop juste. Monsieur le ministre, pour vouloir me 
les imposer. 

» Agréez l'hommage de ma considération respec- 
tueuse, 

» MARY-LAFON. » 

Sur la question d'indemnité le Fortoul eût été 
coulant ; quand c'est l'État qui paye, les ministres 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 333 

^^Ht généreux ; il daigna me le faire savoir par un 
^^ ses familiers ; je repoussai avec mépris la main qui 
^^rait et ne voulus accepter que mes déboursés, 
hissant à ceux qui me liraient plus tard le soin 
^« qualifier, selon leur œuvre. Fauteur et les compil- 
as vivants ou morts de cette lâche et inique spolia- 
tion. 

La vengeance, qu'ils ne prévoyaient pas si prompte, 

Suivit et talonna la mauvaise action. Fortoul et ses 

acolytes ne pouvaient être prêts avant quatre ou 

cinq ans; je pouvais donc, moi qui n'avais qu'à 

envoyer les manuscrits à l'impression, leur couper 

l'herbe sous le pied, à mon tour. Ce fut leur premier 

châtiment. J'allai d'abord à la Revue de Paris, alors 

dirigée par un vaillant triumvirat : Loiiis Uibach, 

piquant journaliste et romancier intéressant; Laurent- 

Pichat et Maxime du Camp, deux poètes de cœur et 

de verve énergique, et je leur donnai ce brillant et 

rare joyau du moyen âge appelé le Roman de Jauf- 

fre, dont Gustave Doré devait faire un chef-d'œuvre 

d'illustration. Le Fier-à-bras-^ idéalisé également par 

ce merveilleux crayon, qui semble taillé par la main 

des fées du moyen âge, et la Dame de Bourbon^ 

enrichie de délicieuses gravures de Morin, parurent 

aussi, à peu de distance, à la Librairie nouvelle. Quel 

éclat auraient jeté ces trois diamants du génie de nos 

pères, au temps où le moyen âge en carton-pâte des 

romantiques passionnait le public. 

Vers le même temps, j'avais fait une introduc- 

19. 



\ 



334 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

tioa aux œuvres d'un poète provençal qui m****^^ 
remercia en terràes hyperboliques. 



« Le brave Gueydoh, éditeur du Plutarque pi^^^^o^ 
vençal, vient do me dire que vous désiriez recev^ 'oir 
par la poste uû autre exemplaire de mon livi^^^re. 
Vous savez bien que je vous ai dit dans ma let-^^tre 
qu'ils étaient tous à votre service ; donc, par k 

courrier d'aujourd'hui, je vous expédie trois voluim=3es 
de cette œuvre que votre noniy maître, va ren^:^re 
immortelle. (Bellot se flattait trop pour tous deu_^x.j 
Oui, brave monsieur, la première édition est pres- 
que épuisée et a fait grand bruit à Marseille, cpjiol" 
que nos journaux n'en aient pas encore blague; 
cela viendra pliis tard. 

» Comme je n'ai pas l'adresse de M. Léon Gozlan, 
je vous prie d'avoir la bonté de lui faire parvenir 
le volume qui lui est destiné. 

» Tout à vous, de cœur et d'âme, 

» PIERRE BELLOT. )) 



Le poète de la Cannebière s'adressait mal pour 
son message. Depuis quelques années, j'étais brouillé 
avec Gozlan, charmant esprit, d'une vivacité, d'un 
brio tout méridional et qui semblait parfois re- 
fléter comme un prisme les rayons de notre soleil. 
Nous avions toujours été bien de sympathie et 
d'affection et nous vivions en douce paix, comme 



I 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 335 

les coqs de la Fontaine, quand la poule survint, vers 
4844, et la guerre fut allumée. Il était tombé amou- 
reux fou d'une comtesse italienne, vrai type de 
beauté de son pays. Les affaires, il le croyait du 
moinS; n'étaient pas en mauvais état ; on le re- 
cevait tous les soirs, mais, le mari restant toujours 
en tiers, devenait un fâcheux obstacle à l'établis- 
sement et à la couleur du dialogue. D'autant que 
l'époux, comme sa moitié, n'entendaient et ne par- 
laient que les langues maternelles. Dans cette si- 
tuation embarrassante, Gozlan vint me demander 
un acte de dévouement. Il s'agissait de se sacrifier, 
pendant quelques soirées, pour détourner et occuper 
l'attention du mari . Quoique ce rôle ne fût pas de 
mon goût, j'acceptai pour aider Gozlan ; mais la 
chose tourna autrement que nous ne pensions l'un 
et l'autre. J'ai toujours été fort gai; l'Italien se 
trouvant d'un caractère jovial, pour me dédom- 
mager de l'ennui de ma position, je m'en donnais 
à cœur joie. Les éclats de rire de son conjoint 
attirèrent bientôt l'attention de l'Italienne, qui 
cessa, pour nous écouter, d'entendre Gozlan. 
Il prit de l'humeur, elle le planta là et vint s'asseoir 
<lans notre coin et se mêler à la conversation et à 
nos rires. Que vous dirais-je ? il avait fait un 
mauvais choix dans son adjudant, et, sans qu'il y 
eût, le moins du monde, trahison de ma part, il 
s'éloigna et je restai. C'est un succès qu'il ne m'a 
jamais pardonné. Par un hasard assez étrangle, 



336 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

dans les premiers jours de janvier 1856, une av^^fl- 
ture du même genre me mit en rapport a^^ec 

Labarre, sous-chef de la musique de chapelle ^ ^ux 

Tuileries et auteur de plusieurs ballets très estiok es. 

J'étais à rOpéra à côté d'une loge où se trouvai^^nt 
trois personnes, un monsieur et deux dames, Tizzane 
de moyen âge et assez, laide, l'autre jeune et cl^^ar- 
mante. Dans l'entr'acte, je causais avec Mailla^_rd, 
l'auteur des Dragons, et la conversation était ^^^ive 
et joyeuse, car nous parlions de nos faits et gfefif/es 
à Parme et à Florence. La dame aux yeux îLoJrs 
paraissant y prendre de l'intérêt, me mit en verve, 
ses sourires achevèrent de m'enflammer, et les 
anecdotes durent être vives et amusantes. 

Dès le second entr'acte, le monsieur, quelque 
chef de division ou colonel, car il portait la rosette 
de la Légion d'honneur, manifesta sa mauvaise 
humeur par des signes non équivoques. Il invita 
la dame à faire un tour au foyer, elle refusa, sous 
prétexte de lassitude. Il en parut très contrarié, lui 
dit quelques mots à voix basse et, à l'entr'acte 
suivant, l'emmena sans doute de force, car elle ne 
revint pas, et la loge resta vide avec la femme 
laide, dont les regards fulminants ne me laissèrent 
aucun doute sur la cause de ce départ. 

Le lendemain, je demeurais alors rue Saint-Roch, 
Labarre arrive chez moi et me dit en posant sur 
mon étagère un superbe éventail. 

— Rendons à César ce qui appartient à César. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 337 

Je fus tout surpris et demandai ce qu'il voulait 

^ La dame d'hier au soir, vous savez bien celle 
^ïW rappelle ma romance : 

**€une fille, aux yeux noirs, tu règnes sur mon âme,.., 



^ laissé tomber, en partant, cet objet de votre côté ! 
^ous ne l'avez pas vu, car votre lorgnon était bra- 
cjué sur la porte du corridor pour la suivre encore; 
moi, je l'ai recueilli, et, comme je pense bien 
cju'il n'est pas tombé à mon intention, je vous 
rapporte votre bien. 

— Grand merci, Labarre; mais comment pourrais- 
je le lui rendre ? 

— En allant à cette adresse, que j'ai trouvée au 
bureau de location. 

— Nouveau remerciement; mon cher, vous êtes 
un homme adorable. Vous me rendez là un service... 

— Qui en vaut un autre, n'est-ce pas ? 

— Oh! certainement, et, si je puis jamais le recon- 
naître.... 

— Oui, vous le pouvez, et même incontinent, 
comme disait le vieux Chérubini. 

— Expliquez- vous, me voilà prêt. 

— J'ai toujours eu l'idée de vous demander un 
livret d'opéra, voulez-vous me le faire ? 

- — Avec plaisir; mais dans quel genre ? 

— Un acte ou deux pour l'Académie impériale de 



338 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

musique, quelque chose de vif et de gai surtout. 
Vous êtes en fonds, il me semble. 

— Et libre, ce mois-ci, comme Tair! Revenez 
dans deux ou trois jours, je vous soumettrai le 
sujet. 

II fut exact, contre son habitude, je lui lis le scé- 
nario d'un opéra en deux actes, intitulé, à son 
choix, le Meunier de Barbaste ou le Fermier de 
Beau-Soleil. 11 préféra le premier titre, m'indiqua 
le nombre et la place des morceaux et j'écrivis cet 
opéra. La pièce finie, par une précaution très sage, 
mais qu'il devait regretter plus tard, avant de faire 
la musique, il voulut que le poème fût reçu à 
rOpéra. J'y consentis et demandai lecture à Cros- 
nier qui m'envoya immédiatement cette réponse ; 

« Parts, le dimanche 8 février 4856. 
ACADÉxMIE IMPÉRIALE 

DE MUSIQUE 

» Monsieur, 

» M. Crosnier me charge de vous prévenir qu'il 
sera heureux de vous recevoir, mardi à deux 
heures. 

» Croyez, monsieur, à la nouvelle assurance de 
mes sentiments dévoués. 

» Le Secrétaire^ 

» A. DUPEUTY. » 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 339 

Je connaissais un peu cet administrateur^ qui 
^vait déjà dirigé la Porte-Saint-Martiri et TOpéra- 
Comique, lorsque ce théâtre était place de la Boui'se, 
^t j'avais eu même un commencement de liaison 
svec Certain, un Béarnais, quasi compatriote. Par 
"tous ces motifs, comme ils disent au tribunal, 
Crosnier mè fit un accueil très gracieux. Je lus la 
^ièce, elle lui plut et il la reçut sous la réserve 
cl*une ou deux modifications au second acte. 

Se levant, en même temps, et, s'adossant à la che- 
minée ; 

— Avez- vous, dit-il, un compositeur ? 

— Oui, Laban*e. 

— Labarre?... Je n'en veux à aucun prix. Ce 
n*est pas son genre, d'ailleurs : il ne pourrait faire 
cela. 

Le cas était embarrassant ; je racontai à Crosnier 
comment la pièce était née et lui dis franchement 
qu'étant engagé d'honneur avec Labarre, je ne pou- 
vais m'en séparer. 

— Pourquoi, répliqua-t-il, n'est- il pas venu avec 
vous? 

— Je l'ignore, mais il m'attend dans le passage 
de l'Opéra. 

— Eh bien , allez lui porter ma réponse et reve- 
nez m'apprendre l'effet qu'elle lui produira. 

Je descendis dans le passage ; Labarre, qui s'y 
promenait depuis deux heures, vint avec empresse- 
ment à moi, et, se méprenant à mon air contrarié : 



340 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

— Eh bien, me cria-t-il à cinq pas, refusé? 

— Non, lui dis-je, reçu. 

— Et c'est pour cela que vous êtes triste? 

— Je suis vivement contrarié, en effet, non 5>a,s 
de la réception, mais d'une résolution de Crosni^r. 

— Il ne veut pas de moi ? 

— Non, et je ne sais vraiment pourquoi? 

— Je m'en doutais bien, et voilà pourquoi je 
vous ai laissé marcher seul. Mais que compt:,oz- 
vous faire? 

— Rester avec vous, et renoncer, s'il le faut, à 
ma réception. 

— Vousyperdrieztropet je n'y gagnerais rien; car 
on ne jouerait plus même mes ballets à l'Opéra. Re- 
montez chez mon ennemi, je vous rends votre liberté. 

J'insistai inutilement, pour changer sa détermina- 
tion, il fut inflexible, et je remontai chez Crosnier. 

— Il a bien fait, dit-il sèchement quand je lui ren- 
dis compte de notre entrevue. Maintenant, je vous 
donne le choix entre Adam ou Grisar; qui préférez- 
vous? 

— Si vous n'y voyez pas d'obstacle, l'auteur 
de Monsieur Pantalon, 

— Grisar? Soitl portez-lui ce mot de ma part. Il 
n'est que quatre heures, vous le trouverez chez lui, 
hôtel Montmorency, sur le boulevard, en face du 
passage des Panoramas. 

Il y était ; c'est, j'ose le dire, avec un véritable 
enthousiasme qu'il lut lui-même devant moi le 



S 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 341 

Tet qui lui arrivait sous les auspices du direc- 

ir de r Opéra. 

Quelques jours après, il emportait le manuscrit 
Italie, me laissaot un espoir bien doux, celui 
le revoir orné d'une délicieuse musique. 



XX 



Paris a des types étranges qu'on ne rencontre que 
chez lui et qui, à force d'imprudence ou d'excen- 
tricité, finissent par s'imposer à la badauderie luté- 
cienne. Au-dessus, par son argent seul, des excen- 
triques de la rue tels que Duclos, l'homme à la 
longue barbe, l'arpenteur en haillons du Palais- 
Royal; le Père Turlututu, le vieillard habillé de 
rouge, surnommé carnaval; Mangin, le marchand de 
crayons, et le saltimbanque, en costume de marquis, 
dont le violon grinçait sous nos fenêtres, se classait 
le docteur Véron. Son histoire était courte, mais 
peu édifiante. Médecin sans malades, il avait acheté 
à une pauvre veuve, pour un morceau de pain, le 
brevet de la pâte de Regnaud, comprenant, comme 
tous les charlatans, le pouvoir magique de la réclame, 
il en recula les limites aux quatre coins de l'horizon 
pour la vente de son spécifique ; puis, le docteur, rais 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 343 

^nsses meubles, se fait directeurde spectacle ; jaloux 
^^ justifier encore une fois Faxiome de Beaumarchais : 
^^ Il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui Tob- 
^int»; le gouvernement de Louis-Philippe donna à 
^e charlatan, qui ne connaissait pas une note, la 
direction de TOpéra. Il y débuta par une double escro- 
querie. Robert le Diable, grâce aux subventions répé- 
t-ées de la Restauration, qui ne les chicanait pas aux 
-fteaux-Arts, était prêt à faire son apparition. Sachant 
îMeyerbeer riche, le médecin-directeur lui déclare 
<iu'il ne peut jouer son chef-d'œuvre, faute d'argent. 
.^— Et que vous faudrait-il, répond le compositeur 
lialetant. 

— Cent mille francs. 

Meyerbeer les donna. C'était un acte d'une mora- 
lité douteuse; il en avait commis, à ce qu'on prétend, 
un plus considérable et plus audacieux, grâce à la 
légèreté de M. Thiers, alors ministre de l'intérieur. 
En venant lui faire signer son privilège, au moment 
du déjeuner. 

— Il y a, lui dit-il, en magasin, quelques vieilles 
toiles qui ont besoin d'être repeintes, donnez-les-moi, 

M. Thiers octroya ce don sans difficulté; or, il 
s'agissait d'une masse de décors valant de cinq à six 
cent mille francs et qui lui furent remboursés sur 
ce pied à son départ de l'Opéra. 

Fortune faite, ce théâtre ne suffit plus au char- 
latan : il lui fallut le tremplin élastique et retentis- 
sant de la presse, pour s'annoncer lui-même avec 



Ma CINQUANTE ANS D« VIE LITTÉRAIRE 

sa pâte de Régaaud. La presse, qui peut tout, en fit 
un député et même un auteur ; car ce produit banal 
de rintrigue et de la réclame, gonflé de vanité, visait 
haut, et, en vrai bourgeois de Paris, se croyait propre 
à tout. Scribe, du reste, Favait admirablement peint 
dans l'opérateur Fontanarose du Philtre^ et Nounit, 
avec son dos rond, la haute cravate du Directoire 
où il enfouissait ses écrouelles et son air important, 
le personnifiait à ravir. 

Je devais éprouver peu de sympathie pour un 
tel homme; aussi, quand il vint, fier des millions si 
bien gagnés, jouer au Mécène et continuer la réclame 
à la Société des gens de lettres, je me mis en 
travers de ses fatuités et l'arrêtai net. 

L'assemblée générale des genç de lettres était 
réunie, le 19 mai 1856, au foyer du théâtre du Vau- 
deville. Le comité, au grand complet, entourait le 
docteur tout prêt à savourer sa gloire. Un garçon 
naïf et bègue, Arthur Ponroy, qui se croyait le talent 
de Démosthènes, bien qu'il n'eût pas, comme l'orateur 
athénien, corrigé ce défaut labial avec les cailloux 
de la Seine, venait d'exalter en style tragique, dans 
son rapport de l'année, la munificence du fondateur 
du prix fort mal distribué; Véron se rengorgeait 
déjà, je me levai et pris la parole en ces termes : 

(( Messieurs, 

» Je prie l'assemblée de m'accorder toute son 
attention ; car je me propose de traiter, en peu de 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 345 

mots, une question qui intéresse au plus haut point 
la dignité, Tindépendance et même rhonneur de 
la Société des gens de lettres. 

» Je viens au fait sans circonlocutions. 

» Vous savez par les journaux ce qui s'est passé 
dans notre maison. Un nouveau membre, que les 
lauriers de M. de Montyon empêchaient, sans doute, 
de dormir, sous un voile délicat et dont je respecte le 
mystère, comme tout le monde, un anonyme a témoi- 
gné son estime à la Société par une fondation de 
prix, fondation à laquelle était attachée une prime 
de dix mille francs. Je ne demanderai point dans 
quel but a pu être faite cette libéralité et ne répé- 
terai aucune des insinuations malignes qu'elle a 
suggérées au public et à la presse ; je ne veux pas, 
quant à présent du moins, car on pourra y revenir 
tout à l'heure, je ne veux pas examiner davantage 
la question de savoir si le concours, forme usée, 
rendue ridicule même par certaines académies, était 
le meilleur moyen pour atteindre le but que se pro- 
posait, sans doute, le donateur, but qui n'a pu être 
qu'un simple encouragement et, passez-moi l'expres- 
sion triviale, un coup de fouet d'argent donné à 
l'émulation littéraire. Je me borne à ces faits. Une 
somme est oiferte à la Société des gens de lettres, 
quel était alors le devoir du Comité? Le Comité, 
nommé par nous pour remplir une tâche limitée 
d'avance, devait comprendre ce que nous avons tous 
compris : qu'un acte qui change la constitution 



346 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

même de notre société et qui en viole, par consé- 
quent, les statuts de la façon la plus éclatante, car 
il transforme une association de garantie mutuelle 
en académie de province, en succursale plus ou 
moins ridicule des Jeuic Coraux ou des sociétés dépar- 
tementales, ne pouvait être pris en notre absence et 
à notre insu, Coonnent, pour la plus légère, pour la 
plus insignifiante des modifications à introduire dans 
la lettre de nos statuts, il /aut une foule de forma- 
lités, et, à rimproviste, sans consulter personne que 
Tenthousiasme né au son de$ écus de. dix mille 
francs, le Comité s*arroge tout à coup le pouvoir 
suprême, tranche et décide seul, et, non content de 
décider pour le présent, il décide pour l'avenir I Eh 
bien, messieurs, cela ne peut passer ainsi ! et per- 
sonne ici, excepté ceux qui ont osé prendre sur eux 
la responsabilité de cet acte autocratique, personne, 
je Tespère, n'hésitera, vivement blessé dans sa dignité 
et ses droiiS; à demander compte au Comité de sa 
façon d^agir illégale et dédaigneuse* ' 

» J (ignore ce qu'il pourra répondre ; en tout cas» f 
il ne peut vous proposer de monter au Capitole, en I 
montrant les palmes de son concours ; car^ alors» 
nous jugerions, à notre tour, et le verdict serait f 
juste et sévère. En attendant la justification qu'il I 
lui plaira de présenter, je le préviens loyalement, é 
que mon intention, la cause entendue et gagnée j 
par la Société, je l'espère, est de proposer un blâoje f 
contre lui, pour que nos délégués ne s'habituent r 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 347 

point à fouler aussi fièrement aux pieds les droits 
et Topinion de quatre «ents membres ; qu'ils ne 
croient pas, eux qui n'existent que par nos suf- 
frages, qu'ils sont tout et nous rien, et qu'ils ne 
se figurent pas que cette Société, qui devrait être 
une institution pure, élevée et fraternelle, sera 
toujours un chantier d'amoiir-propre où les habiles 
nous exploitent et nous traitent comme des bûches. 
Voilà, je pense, ce que vous ne souffrirez pas ! » 

La discussion s'engagea sur ce terrain, elle fut 
longue et animée. Frédéric Thomas, le bibliophile 
Jacob et Vitu y combattirent vaillamment. Il fallut 
deux votes : le premier était décisif, si l'on eût bien 
compté ; au second^ il se trouva une voix de majo- 
rité, quarante-neuf contre cinquante. Le coup était 
porté, il atteignit l'homme au défaut de l'orgueil et 
les journaux l'achevèrent. Accablé par la grêle des 
traits piquants que le Figaro, le Messager, la Revue 
des Théâtres^ la Gazette de Paris, la Chronique, la 
Pranee théâtrale et le Charivari lui lancèrent p^n* 
dant cinq jours, comme les banderilleros, quand 
ils plantent leurs dards enflammés dans le cou du 
taureau, le docteur, aussi furieux que l'animal 
cornu, donna sa démission de Mécène et d'homme 
de lettres . 

Tout le reste de cette année et les premiers six 
mois de la suivante^ je les employai à des tra- 
vaux d'un genre bien différent. Ainsi, tandis que, 
d'une main, je composais pour Nnstitot un Glos- 



348 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

saire néo-latin en deux volumes in-folio^ de Tautre, 
j'écrivais, dans un chalet du bois de Boulogne, deux 
romans au Journal pour tous : la Bande mystérieuse 
et la Peste de Marseille ; l'idée du premier m'était 
venue en feuilletant les archives du Sénéchal de 
Montauban ; le feuiiletonniste de la Patrie apprit, 
quand il parut, à ses lecteurs, où j'avais trouvé le 
sujet du second. 

a M. Mary-Lafon publie, sous le titre de la Peste 
de Marseille, un roman dont l'origine est curieuse. 

» Le bisaïeul de l'auteur se nommait Maury de 
Saint-Victor. Il exerçait à Montauban les fonctions 
de grand prévôt de la maréchaussée. En 17S0, un 
ministre du saint Évangile, atteint et convsdncu 
d'avoir prêché et marié au désert, fut condamné à 
la hart par arrêt du parlement de Toulouse. Maury 
de Saint-Victor fut chargé de conduire la victime 
à quelque distance de Toulouse, pour y subir sa 
peine. 

i) Les protestants, dès lors très nombreux dans les 
campagnes d'alentour, avertis du départ de leur 
ministre, résolurent de le délivrer. Un millier d'hom- 
mes, armés^de fusils et de faux, s'attroupèrent sur la 
route de Toulouse et barrèrent le passage à la maré- 
chaussée. Le grand prévôt n'avait avec lui que trois 
brigades, c'est-à-dire douze cavaliers ; il vit bien 
qu'il né pouvait lutter contre ses adversaires ; mais, 
pour rester fidèle à son devoir, il prit un parti dés- 
espéré. Appuyant un pistolet sur la poitrine du 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 349 

ministre, il le menaça de Je brûler sur place s'il 
n'adressait sur-le-champ une harangue à ses libé- 
rateurs, pour ]es exhorter à rentrer chez eux pai- 
siblement, La harangue de cet orateur malgré lui 
parut produire son effet; les mutins se retirèrent, 
mais ils coururent un peu plus loin reformer leurs 
rangs. Cependant, le prévôt, arrivé à Grisolles, n'y 
trouva point le grand prévôt de Toulouse, auquel il 
devait remettre le prisonnier. Aussitôt l'idée lui vint 
que son collègue avait été arrêté par les paysans 
auxquels il venait lui-même d'échapper. 

» Alors, appelant un de ses archers parfaitement 
3onnu pour son dévouement secret à la cause du 
protestantisme, il lui confia la garde du ministre et 
partit en jurant qu'en cas d'évasion le délinquant 
n'en serait pas quitte pour... quatre jours d'arrêts 
m moins. 

» Et, le sabre au poing, il courut au galop vers le 
lieu où il supposait que le grand prévôt de Tou- 
ouse devait se trouver en péril. Il arriva à temps, 
iégagea son collègue et revint avec lui à Grisolles. 

» Là, on sut que le ministre avait pris la clef des 
champs, laissant sa valise en gage; Maury de Saint- 
irlctor s'empara de cette valise, et, outre une liste 
les gens mariés au désert et une liasse de ser- 
mons sur Tancien et le nouveau Testament, il y 
trouva un manuscrit qui attira son attention. C'était 
m dramatique récit de la Peste de Marseille; dont 
le ministre, ramant alors sur les galères du roi, 

20 



3b0 CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 

avait vu de près les terribles ravages. C'est dans 
ce manuscrit, tombé par de si étranges aventures 
en la possession de sa famille, que M. Mary-La- 
fon a puisé les matériaux de son intéressant ou- 
vrage *. » 

Un de nos confrères de la Presse^ M. Boue de 
Villiers, formulait ainsi son appréciation des deux 
romans : 

« Parlerai-je de la Peste de Marseille^ de M. Mary- 
Lafon? Le talent de l'aimable romancier est connu 
de tous. Qui n'a lu sa Bande mystérieuse, ses 
Aventures de la belle Brunisseuse ? Ce nouveau ro- 
man est digne des anciens. Comme eux, il est élé- 
gamment écrit, heureusement imaginé, et suscep- 
tible d*être confié aux mains les plus pures. Cest 
là un compliment que nous ne pouvons pas tou- 
jours faire aux livres qui nous arrivent, et nous 
ne croyons pas faire tort à M. Mary-Lafon en lui 
décernant un brevet de moralité, si rarement oc- 
troyé aujourd'hui. » 

Le dernier semestre de 1837 me ramena dans le 
champ historique* C'était l'Espagne, cette fois, 
dont j'allais dérouler les annales. En traitant, pour 
ce nouvel ouvrage, avec Fume, je ne sortais pas 
de mon horizon ni du cercle qu'un ami bien re^ 
gretté, Godefroy Cavaignac, avait trac^ à mes études, 
en y enfermant toute l'Europe méridionale, je me 

1 . Henry d'Audigier. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 351 

plongeai, plein d'enthousiasme, dans ce passé si riche 
en souvenirs et en faits éclatants et ne mis pas, 
selon mon usage, de bornes au travail. Une nuit, 
où complètement isolé de mon milieu, je suivais 
sous les tours de Cordoue les étendards verts du 
prophète, un cheval battant au grand trot les pa- 
vés delà rue s'arrête court devant ma porte. On 
sonne fort, le concierge s'éveille enfin ; il ouvre et, 
du balcon, où je m'étais penché par curiosité , j'en* 
tends mon nom massacré par une bouche alsa- 
cienne. Que peut me vouloir « l'autorité » à deux 
heures du matin? Cette question se posa toute 
seule et laissa une ombre sur mon esprit. Quand la 
conscience n'est pas nette, on se fait des monstres 
de tout. Je n'étais pas trop bien dans les papiers de 
Piétri, le préfet de police, que j'avais connu très 
intimement à l'hôtel de Bristol, tenu dans la rue 
Traversière-Saint-Honoré, par sa belle-mère : la 
veille, Avond, l'ancien constituant, et moi avions 
soupe à Suresnes, et, comme en sa qualité d'avocat 
et d'ex-député, il parlait beaucoup et mal du gou- 
vernement, il avait tenu des discours criminels ; 
enfin, le soir même, dans mes promenades noc- 
turnes à travers Paris, avec Philibert Audebrand, 
qui a beaucoup de l'esprit de Timon et un peu de 
son humeur caustique, nous avions passé au lami- 
noir quelques-uns des puissants du jour. Cette vi- 
site à une heure indue pouvant être une consé- 
quence de nos coups de. fronde, je n'étais pas 



3S2 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

absolument tranquille. Mon concierge, pendant ces * 
réflexions, montait en tremblant, il entre d'un air^ 
effaré et jette ce pli sur ma table : 



« M 



» Vous êtes invité à assister aux Service et Enterre- 
ment de M. BÉRANGER, décédé le 16 de ce mois 
dans sa soixante-dix-septième année, en son domi- 
cile, rue de Vendôme. 

» Le Service aura lieu dans Téglise Sainte-Elisa- 
beth, rue du Temple, à midi très précis. » 

» DE PROFUNDIS. >. 

L'avouerai~je ? Ma foi oui, puisque c'est la vérité. 
Malgré les regrets qu'inspirait une si fatale nouvelle, 
je me sentis déchargé d'un certain poids ; aussi, 
moitié par devoir, moitié par une sorte de recon- 
naissance, j'arrivai le lendemain des premiers à 
l'église Sainte-Elisabeth. 

La maison mortuaire, située rue de Vendôme, S, 
avait été décorée avec simplicité. L'initiale de Bé- 
ranger surmontait la porte cochère, tendue de 
noir ; aux deux extrémités pendaient des couronnes 
d'immortelles. Une croix se détachait en blanc sur 
le fond noir de la décoration. La spéculation pa- 



CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 353 

risîenne, toujours à Taffût de l'actualité, s'était déjà 
emparée de la rue. Des colporteurs vendaient, en 
criant à pleine voix, de petits bustes de Béranger, 
et une médaille populaire à son effigie avec cette 
légende frappée au revers : 
A Béranger y le poète national^ Vhonnéte citoyen. 
Les abords de l'église Sainte-Elisabeth, qui s'élève 
rue du Temple, «n face du marché, étaient occupés 
par des détachements de la garde de Paris à cheval. 
La circulation des voitures était interdite. Les pié- 
tons, des ouvriers pour la plupart, portant à la 
boutonnière des bouquets d'immortelles, s'étouffaient 
sur les trottoirs. A toutes les fenêtres et sur tous 
les toits, on ne voyait que des têtes; jamais une 
foule plus sympathique et plus immense n'attendit 
le passage d'un mort. Il arriva un char funèbre orné 
d un trophée de verdure et de couronnes d'immor- 
telles, vers midi et demi. L'église était tendue de 
noir. Six grandes couronnes d'immortelles étaient 
appendues aux murs; de chaque côté, on voyait des B 
hauts d'un mètre dans des cartouches. Depuis un 
quart d'heui*e, on entendait défiler la cavalerie. Tout 
à coup éclate un formidable roulement de tambour 
et le cercueil apparaît couvert de lauriers. On le 
posa sur des tréteaux à l'entrée de l'église, sous 
l'orgue. Là, les prêtres, avec une trentaine d'acolytes, 
sacristains, chantres et bedeaux vinrent faire la 
levée du corps. Le curé demanda au Seigneur, en 
latin, pitié et miséricorde pour Pierre-Jean (pas 

20, 









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CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 355 

loin. Les invités seuls suivirent alors et virenl 
déposer le corps du grand chansonnier dans le tom- 
beau de Manuel. 

Depuis ma première visite, j'avais rencontré Bé- 
ranger, parfois aux premiers temps, dans un res- 
taurant de la rue du Mont-Thabor, où il dînait avec 
sa compagne ; rarement au spectacle, assez souvent 
chez M. de Lasteyrie et, en dernier lieu, à la Revue 
indépendante. Les pavés étaient chauds encore des 
lampions de 1848 ; je causais avec Lamennais, qui 
rugissait comme un lion contre la tiédeur, qu'il 
appelait lâcheté, de ces avocats, de ces rimeurs, de 
ces soldats de la Vierge Marie, qui, au lieu de 
mener la France au pas de course, s'efforçaient par 
tous les moyens d'amortir son élan. Bien moins ému 
et plus vieux d'expérience historique, je lui disais, 
je me le rappelle, pour calmer sa fureur : 

— Le gâteau des révolutions est rarement pour 
ceux qui l'ont pétri; en revanche,* il brise les 
dents des premiers qui le croquent. 

Béranger entrait sur ces paroles. 

— Voilà, dit-il, une maxime qui pourrait bientôt 
être vraie. 

— Par la bêtise, l'incurie, la faiblesse et la 
trahison de vos amis ! s'écria Lamennais avec sa 
véhémence ordinaire. 

— La î la ! reprit doucement Béranger, ne vous em- 
portez pas et songez aux difficultés de la tâche im- 
posée si subitement à ceux qu'avec juste raison 



356 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

VOUS nommez mes amis. Croyez-vous que Dupont 
(de TEure), Arago et le frère de Godefroy ne soient 
pas de bons patriotes? 

— Ce sont des aveugles .qui ne voient rien, empê- 
chant les autres d'aller en avant ! Des nains, tentant, 
avec leurs petits bras, d'arrêter, dans sa marche 
irrésistible, le peuple qui va les abattre et les fouler 
aux pieds ! 

— Je crois, en effet, qu'ils tomberont, dit d'un 
air triste Béranger ; mais leur chute sera due à 
une autre cause. 

— Que voulez-vous dire?... 

— Je veux dire que la route où ils sont engagés 
n'est pas faite encore et n'est viable qu'à moitié; 
au delà s'ouvrent des trous béants et des fondrières 
où ils rouleront sans les voir. 

— Voilà bien, s'écria impétueusement l'auteur 
des Paroles d'un croyant, eu s'agitant sur sa chaise, 
un vrai langage de portier ! 

— Il y a souvent, dit Béranger de sa voix calme, 
plus de bon sens dans la cervelle d'un portier que 
sous le crâne des hommes de génie, surtout lors- 
qu'il s'agit, comme à présent, de choses tangibles, 
vulgaires et tout à fait du domaine du sens commun, 
la seule qualité dont je suis peut-être «n peu fier, 
ajouta-t-il en souriant et prenant son chapeau. 

Il sortit et je le suivis ; à la porte de la Revue, 
rue Jacob,» il s'arrêta un instant pour me dire : 

— Il ne faut pas faire attention aux paroles de 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 357 

Lamennais quand ses nerfs le tourmentent. C'est le 
meilleur homme du monde et nous sommes intimes. 

— Son humeur ne m'étonne pas, répondis-je au 
poêle; le hasard m'a déjà rendu témoin d'un éclat 
semblable, chez Renduel, l'éditeur des Paroles d'un 
croyant ; il disputait avec le général Paixhans, aide 
de camp, je crois, de Louis-Philippe, et soutenait 
Texcellence des républiques et leur supériorité sur 
les monarchies. * 

— Moi, dit Paixhans, je n'aime pas tant de maîtres. 
Un seul me suffit. 

— C'est plus commode, riposta aigrement La- 
mennais, pour les solliciteurs ! 

— Et moins humiliant, fit observer un troisième 
interlocuteur, qui était, autant qu'il m'en souvient, 
Alphonse Royer, l'auteur de Venezia la bella. 

L'immortel défroqué s'en alla furieux et ne remit 
plus les pieds chez Renduel. 

Lamennais me rappelle une entrevue que j'eus, 
l'an d'après, à Sorrèze avec son ancien coopérateur 
Lacordaire. J'avais re transcrit et traduit, avant les 
bons procédés de la section de philologie, un poème 
du XIV® siècle contenant la vie et les miracles de 
saint Honorât, en son vivant, fondateur de l'abbaye 
de Lérins et archevêque d'Arles. Ce poème, remis 
le jeudi 10 mai 1835 à M. Charles Fortoul, qu'il ne 
faut pas confondre avec son frère, dont il était le 
loyal ch.ef de cabinet, fut adopté, le lundi 6 août, 
par le comité, qui ne craignit pas plus tard de nier 



dt>8 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

impudemment mie réception, consignée dans ses 
registres et suivie de cette condition : « Y joindre un 
glossaire et les vies de sainte Enymie, de saint 
Trophyme et de saint Alexis. » 

Ce vieux poème, monument unique peut-être de 
Tart chrétien dans le moyen âge méridional, reflète, 
avec une couleur si vive, Tidée dominante du siècle 
où il fut écrit, que j'étais curieux de savoir ce 
qu'en penseraient les chefs du catholicisme moderne. 

De Burgos, où m'appelèrent les études de l'his- 
toire d'Espagne, j'envoyai le manuscrit traduit à 
Lacordaire, et, à mon retour, voulant me reposer 
quelques jours à ma campagne, je tournai vers la 
Montagne-Noire et m'arrêtai à Sorrèze. Le célèbre 
conférencier de Notre-Dame dirigeait l'école fondée 
par Ferlus dans la vieille abbaye du Sor et connue 
surtout par Je talent de ses maîtres d'équitation. Je 
le trouvai dans une vaste chambre aux murs blan- 
chis à la chaux et complètement nus, et pavée de 
petits cailloux. Assis sur une chaise de paille, il 
offrait un contraste étrange dans son costume blanc 
d'une finesse extraordinaire, avec cette vaste pièce 
rustique et dénudée. 

Je pris, sur son invitation, un siège de même 
forme, et nous parlâmes, ou plutôt il parla du 
poème méridional. Les hommes éminents d'Église, 
je lai constamment remarqué, ont tous le verbe 
haut, le ton tranchant et le geste, comme le regard, 
autoritaire. Lamennais, Lacordaire, TévêqUe d'Or- 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 359 

ms se ressemblaient exactement par ce côté. En 
tendant l'un, vous auriez cru entendre Taulre. 
[ême dans la conversation, Lacordaire était élo- 
cjuent et un peu apprêté; mais ce qui gâtait le tour 
brillant de sa pensée et l'élégante facilité de son 
discours, c'était son ton tranchant et la chute impé- 
rieuse et brusque, sèche même parfois, de sa phrase. 
Après ravoir écouté quelque temps, je m'aperçus 
avec surprise que nous étions à cinq siècles de 
distance l'un de Tautre. Moi, je restais dans le moyen 
âge sous le porche gothique de Tabbaye de Lérins, 
écoutant les récits naïfs et poétiques du vieux 
moine ; lui, qui n'avait pas fait un pas vers le passé, 
jugeait, en 18S8, cette production de 1400, comme 
un livre publié la veille et vendu rue du Bac» 

Il s'aperçut vite de mon impression, et, pour jus- 
tifier sa froideur pour l'œuvre qu'il ne comprenait 
pas, il se jeta dans une voie scabreuse; car elle le 
menait tout droit à la négation des miracles. Je le 
lui fis remarquer un peu malicieusement, je l'avoue. 
Alors, le feu de la colère empourprant ses joues 
roses, Lacordaire se dévoila tel qu'il était, un artiste 
admirable, mais qui ne croyait qu'à son talent. 
Tous les arguments qu'il développait et prodiguait 
avec un art merveilleux pour me prouver ce qu'on 
ne peut voir qu'avec les yeux de la foi, me laissant 
très indifférent, il s'emporta et me dit en me quittant 
sur le seuil de l'antique abbaye : 
— Adieu, monsieur, je vous plains l 



360 CINQUANTE ANS DB VIB LITTÉRAIRE 

— Et moi aussi» lui dis-je; car, dans ces murs 
chrétiens^ il y avait autrefois une âme, la foi 1 et 
maintenant... 

— Maintenant? s'écria-t-il en me lançant un 
regard plein de déli et de menace. 

— II n'y a plus que de Téloquence inutile et de 
la logique perdue. 



XXI 



Tout le monde, heureusement, n'avait pas pour 
mon Saint Honorât les yeux deLacordaire. Un autre 
artiste, non plus en religion, mais en peinture, 
Ingres, quoique d'un esprit très borné, ne pouvait 
écouter sans enthousiasme les légendes du vieux 
poème. A mon retour, je lui en apportai quelques- 
unes, li en choisit trois dont il aurait probablement 
lait des tableaux si la mort, qui frappe en aveugle 
et ne respecte rien, lui en avait laissé le temps. 

J'avais rencontré Ingres chez David. II était mon 
compatriote ; aussi, en sortant de l'atelier du sculp- 
teur, situé rue d'Assas, nous allâmes faire un tour 
au Luxembourg et nous causâmes longuement de 
Montauban et de Rome. Il avait quitté sa ville natale 
à huit ou neuf ans pour étudier le dessin à Toulouse, 
et, bien qu'il y eût laissé deux sœurs, il n'y revint 
qu'une fois en sa vie et n'y passa qu'un jour. 

21 



36:2 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Comme il aimait à en parler et à ressaisir ces pre- 
miers souvenirs dont la traînée lumineuse remontait 
à 1793, je lui demandai pourquoi il avait changé 
Torthographe de son nom. Dans son acte de bap- 
tême, en effet, et dans tous les papiers de famille, 
ce nom est écrit Ingre. II ignorait les motifs de ce 
changement. Son dessein était d'abord de venir, 
comme le bon lièvre, mourir au gîte et de consa- 
crer ses dernières années à Tornementation de sa 
patrie. Un événement domestique, la séduction et 
la mort prématurée d'une nièce, le détourna de ce 
projet. De Montauban, nous passâmes à Rome et je 
le fis bondir de surprise en lui adressant cette 
question : 

— Pourquoi n'épousiez-vous pas la bella Gio^ 
vanna de la via del Bambino ? 

— Zoèga l s'écria-t-il, comme touché par la pile 
électrique, comment savez-vous que je connaissais 
Zoèga ? 

— J'ai habité Rome vingt-sept mois, mais le fait 
m'était connu avant d'y aller. 

— Comment cela ? 

•^ De la manière la plus simple. Un notaire 
m'avait donné, comme autographe, votre lettre et la 
procuration de votre père. Plus tard, j'appris d'autres 
détails à Rome« 

— Et qui put vous parler de Zoèga ? 

— Nibbyj l'archéologue* 

— Son voisin 1 



CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 363 

— Et le libraire français. 

— Merle! Ah! le bavard! et que vous dit-on ? 

— Que vous étiez amoureux fou de cette bohé- 
mienne ! 

— C'est vrai et je songeai sérieusement à Tépouser. 

— Serais-je indiscret en vous demandant pourquoi 
la procuration devint inutile? 

— Pas le moins du monde. Je venais de recevoir 
ce papier et me préparais à conduire Zoèga à 
l'autel ; en attendant, elle posait pour une vierge 
donnant le sein au divin enfant. En reculant le 
tabouret où était jeté son corset, un objet vint à 
glisser à terre avec un bruit sec. Je tournai les yeux 
et vis un buse en frêne d'une forme singulière. 
Zoèga s'élança pour le ramasser, mais point assez 
vite pour m'empêcher d'y apercevoir deux cœurs 
traversés d'une flèche et un nom, Félictano, tracé 
avec du sang. Zoèga était rouge comme du feu ; 
bien que ma main tremblât un peu, je ne fis sem- 
blant de rien et j'attendis le jeudi avec impatience. 
Ce jour-là, Zoèga ne manquait jamais d'aller à 
Ripetta, sous prétexte de voir sa tante. Je m'y 
rendis vers les quatre heures et la trouvai dans 
un bal public dansant avec Féliciano. Vous pensez 
bien qu'après cette constatation, il n'y eut ni amour 
ni mariage. 

Je ne revis Ingres que peu d'années avant sa mort 
dans son appartement de la rue de faille, lors de la 
publication de YBistoire des villes de France^ où 



■^■3 



364 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRB 

j'avais signé celle de Moiitauban; il m'avait apporté sa 
carte pour me remercier de la place donnée à son 
nom ; j'allai le voir à mon tour, et ce fut ma der- 
nière visite. Dans cette conversation in extremis^ il 
m'annonça qu'il destinait ses tableaux, ses esquisses 
et tous les objets d'art de son cabinet au musée de' 
Montauban. Il n'y mettait qu^une condition, inspirée 
par un doux souvenir d'enfance et un pieux senti- 
ment d'aifection paternelle; c'est que ce musée serait 
établi dans une salle de l'ancien évêché, devenu, en 
93, rhôtel de ville, salle décorée par son père et 
dans laquelle, à l'âge de huit ans, il avait chanté 
avec lui devant monseigneur de Breteuil, un duo de 
la Fausse Magie. 

Ses réminiscences enfantines et les récits de 
l'ermite do Beauséjour, M. Saint-Cyr Poncet-Del- 
pech, formèrent plus tard le fond de l'article que 
je publiai, à sa mort, dans le Moniteur, sous ce 
titre : le Baptême d'un grand peintre. Toute cette 
année, à part quelques articles çà et \3 de mince 
importance, fut consacrée à l'histoire d'Espagne. 
Je ne m'en détournai un instant que pour écrire 
à la volée, pour me distraire des travaux sérieux ^ 
un petit roman : Madelaine Angély. Encore, fut-ce le 
hasard qui le fit mettre au jour. Je me promenais 
au bois de Boulogne. Sur un des bancs qui bordent 
l'allée du lac, étaient assis un monsieur et une dame. 
Toujours préoccupé de mon grand travail et la tête 
lourde, je passais sans les reconnaître i L*bomme 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 3()ri 

m'appela. C'était Amédée Renée, le rédacteur eu 
chef du Constitutionnel, Je Tavais connu à l'Institut 
historique et le tenais en grande estime; car il y 
avait en lui Tétoffe d'un vérit3ble homme de lettres. 
Bien des années auparavant, j'avais été assez heu- 
reux pour lui être utile auprès de M. Jay, direc- 
teur du Grand Journal^ dont il était devenu le chef. 
Je m'assis sur son banc; il commença par me 
présenter à sa femme, et, de propos en propos, la 
conversation tombant naturellement sur la littéra- 
ture; il finit par me demander un roman que je 
lui promis. Pauvre Renée! La vie avait été dure 
longtemps pour lui. Quand des confrères, dont la 
plupart n'avaient pas le centième de son talent, 
vivaient avec luxe ou se prélassaient dans de grosses 
sinécures, il n'avait pas de domicile, couchait dans 
un magasin à fourrages dans la rue de Ménilmon- 
tant et ne s'asseyait à une bonne table que lorsqu'il 
rencontrait un ami. Je me souviens d'un mardi 
gras, celui de 1834, où je l'aperçus errant, souffre- 
teux, pâle et peu vêtu dans la rue Neuve-des- 
Petits-Champs. J'allais diner chez un Crésus de%»la 
finance. M'emparant de son bras, je le conduisis 
chez Serveille. Puis la cène du carnaval finie, nous 
rentrâmes chez moi, et, là, près d*un bon feu, je 
passai une soirée délicieuse à écouter des vers excel- 
lents et le récit d'un amour du grand monde, courte 
et fugitive illusion qui avait éclairé un moment 
sa jeunesse comme un rayon de soleil du printemps. 



366 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Bien moins pressé que le malheur, le bonheur 
lui vint tard et ne dura guère. La dernière fois que 
je le vis, il était installé aux Tuileries, dans le 
pavillon de Flore, et occupait là l'emploi de secré- 
taire de la maison militaire de l'empereur. 

L'an de gloire 1859 s'ouvrit modestement pour 
moi par la publication des Mœurs de la vieille 
France, L'éditeur, homme de goût et d'esprit pour- 
tant, paraissait oublier un peu ce livre, depuis 
longtemps épuisé; mais il vient de se décider à lui 
donner un pendant : Récits du vieux Parts et de 
Vancienne France. 

Cette année s'était ouverte avec les Mœurs de la 
vieille France, elle se ferma sur une querelle avec 
le journal l'Univers, Son rédacteur en chef, M. Louis 
Veuillot, m'avait déjà fait l'honneur de s'occuper de 
moi dans son factum sur le Droit du seigneur. 
Il l'avait fait dans ce style, à lui personnel, qui 
mélange si agréablement, pour les oreilles soi-disant 
religieuses, l'argot poli du cabaret aux métaphores 
de la halle. Instruit trop tard de cette éclaboussure, 
je n'avais pu répondre à son pamphlet, complète- 
ment oublié lorsque j'eil appris l'existence. Je me 
bornai à lui écrire d'ouvrir le livre, sur lequel sa 
plume poissarde avait craché, au tome II, page 29d, 
et de voir ce qu'il aurait dû vérifier avant d'inju- 
rier; que loin d'admettre le droit du seigneur dans 
le passé de Montauban, je le regardais comme un 
bruit ridicule et sans preuves. 



r 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE .367 

Quel était alors le devoir de Tinsulteur? De 
reconoaitre et de réparer cette bévue calomnieuse. 
On n'a pas besoin d*être ou de se dire religieux 
pQur cela. II ne faut que de la conscience et de la 
bonne foi, deux jumelles qu'on devrait toujours voir 
ensemble, mais qui ne logeaient pas, en ce moment, 
chez M. Louis Veuillot. Il garda le silence, et, sans 
le rompre de mon côté, je me promis bien d'être 
moins palient s'il recommençait. La fin de K9 m'ap- 
porta l'occasion que je ne souhaitais pas, car tout ^ 
le monde n'aime pas à se colleter en public. Un abbé 
de V Univers, de ceux qui font de la fortune une 
cuirasse et de leur plume un goupillon trempé 
dans la boue et le fiel, s'était permis de m'attaquer 
au sujet de Rrnie moderne. Voici les deux lettres 
que je forçai ce moniteur de l'outrage à insérer 
dans ses colonnes : 



A M. Chantrel, rédacteur de V Univers religieux. 

« Monsieur, 

ï> On m'apporte votre journal dans lequel je lis : 
a Le Messager, qui a étudié la question romaine 
« dans la Rome moderne, de M. Mary Lafon, eto. » 

» Que voulez-vous dire par là ? Est-ce un coup de 
pied en passant ou un signe de dédain? Dans les 
deux cas, vous vous trompez ou vous voulez trom- 
per votre lecteur. Si le Messager a puisé ses docu- 



368 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

meiits chez moi, ils sont exacts et je vous mets au 
défi d'en infirmer un seul. Je vous défie également 
de contester les laits éclatants comme la lu- 
mière sur lesquels j'ai basé la conclusion de mon 
livre. 

» A celte légèreté d'appréciation, trop communtî 
aujourd'hui, je vois que vous parlez d'une œuvre 
qui vous est inconnue. Prenez-y garde : pareille 
chose est arrivée, pour son plus grand dam, à votre 
rédacteur en chef. Il attaqua nagu^Ve, avec l'urba- 
nité qui le caractérise, mon Histoire du midi de la 
France, Je fus mordu, dit-on, k belles dents el 
traîné au plus épais de son ruisseau, pour avoir 
soutenu l'existence des droits du seigneur. Or, ce 
qu'il y a de plaisant, c'est que, dans ce livre si 
véhémentement mis à l'index par l'Univers, je 
refuse précisément d'admettre, faute de preuves, le 
droit dont il s'agit. 

» C'était une légèreté blâmable au moins, n'est-il 
pas vrai? Elle ne tarda pas à recevoir son châti- 
ment. M. Veuillot se punit de ses propres mains en 
insérant quelque temps après et en le couvrant 
d'éloges, un extrait de ce même livre sur le procès 
Calas, qu'un M. Hue, professeur à la faculté de 
droit de Toulouse, avait eu la bonté de m'emprunter 
à peu près textuellement et d'adresser sous son nom 
à r Univers, 

» Ces deux exemples suffiront, je l'espère, pourj 
vous prouver, monsieur, qu'il ne faut pas pli 



CINQUANTE ANS DE ?IE LITTÉRAIRE 369 

damner les livres que les gens sans les connaître, 
et qu'il avait grandement raison celui qui a dit : 
'Ne juge point si tu ne veux être jugé» 

» Agréez, Monsieur, l'assurance de ma considé- 
ration. 

» Mary Lafon. » 



LUnivers, selon sa coutume, n'ayant inséré de 
ma lettre qu'une partie tronquée, je l'obligeai à 
publier cette réponse adressée à M. Veuillot : 

« A M. le Rédacteur en chef de l'Univers. 

» Monsieur, 

» Dans la lettre dont vous avez cru devoir n'in- 
sérer qu'une partie, décision un peu arbitraire, mais 
que j'accepte par respect pour la liberté de la 
presse, je mettais votre collaborateur au défi de 
signaler un document contestable, un fait inexact, 
en mon histoire de Rome moderne. Il n'a pu en 
trouver un seul, ce qui ne l'empêche pas d'accu- 
ser, aujourd'hui encore, le Messager, d'ignorance, 
pour s'être renseigné dans ce livre. Ne pouvant donc 
nier l'exactitude des faits, il se rejette sur les inten- 
tions et m'attaque sur ce nouveau terrain d'une 
façon que je ne qualifierai pas, mais qui me force, 
pour rétablir la vérité, à user du droit de légitime 
défense. 

2U 



370 CINQUANTE ANS DS YIE LITTÉRAIRE 

» i'écarle comme inutile tout ce qui m'est person* 
nel, et je vais au fait sans ambages; car il faudrait 
être bien petit d'esprit pour s'occuper de soi dans 
des questions de cette importance. 

» Votre collaborateur, pour édifier compl^tepaeni 
son public sur le mérite et Tespril de mon livre, 
cite un passage relatif à Grégoire Vil, et, après 
s'être écrié : « Voilà les pr©/bnrfs jugements qui bril- 
lent dans Rome moderne I » il ajoute : « Saint Gré- 
» goire eût été un grand homme complet s'il eût 
)) prêché la guerre sociale et s'il eût amené les 
» boucheries de paysans qui ont suivi les prédica- 
ii tions de Luther. » 

a Ce n'est pas précisément ce que j'ai écrit. Mais 
croit-on que ce grand pape eût été moins méritant 
devant Dieu et l'humanité si, au lieu de chercher 
à fonder sur les nuées d'un rêve la théocratie uni- 
verselle, en mettant les rois aux pieds des pontifes, 
il eût vu les larmes des pauvres chrétiens et en- 
tendu cet appel désespéré d'un saint évoque ? 

« Si Rome ne lui ouvre pas une voie nouvelle, 
» le monde est perdu. Il faut que la réforme parte 
)) de Rome comme de la pierre angulaire du salut 
» de l'humanité. Contre la tempête qui menace d'en* 
» gloutir l'univers, il n'est qu'un seul port : l'Église 
» romaine. Oui, cette réforme doit commencer par 
» le haut clergé; car le mal n'est jamais plus conta- 
» gieux que lorsqu'il dévore la tête du sacerdoce. Il 
» faut des actes et non des mots ; il faut que les suo- 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 371 

» cesseurs de saint Pierre tracent la voie nouvelle et 
» Téclairent de leurs vertus *. » 

n Les protestants, » continue mon contradicteur, 
après avoir trouvé le moyen de glisser Robespierre 
dans sa phrase où Grégoire VII ne Tattendait sû- 
rement pas, (( les protestants, qui ont étudié de nos 
» jours la grande figure d'Hildebrand Tout certaine- 
» ment mieux comprise. » 

» Votre critique en est-il bien sûr? Pense-t-il,par 
exemple, que Tadmiràble lettre de Grégoire à ses 
compagnons de Cluny, que j'ai traduite le premier, 
le présente, comme homme, sous un jour défavo- 
rable? Si j'ai blâmé son rêve, Vun des plus grands 
qu'ait enfantés Vesprit humain *, n'est-ce point à 
cause du terrible réveil qui le suivit et de la ruine 
de Rome qui en lut la conséquence. 

» Nos vieux historiens, quoiqu'àussi orthodoxes 
que les rédacteurs de V Univers, l'avaient traité avec 
bien moins de révérence. 

C'estoit, éqrit Pasquier/ l'un des plus hardis 
» propugnateurs du siège de Rome, qui n'oublia rien 
» ni par les armes, ni par la plume, ni par la cen- 
» sure de ce qu'il pensoit appartenir à l'avantage de 
» la papauté et au désavantage des princes souve- 
» rains ^. 



1. Pierre Damien, Rome moderne^ p. 151. 

2. Rome moderne, p. 152. 

3. Recherches sur la France, liv. III, ch. Vii. 



37i CINOUÀNTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

» Rapprochez de ce jugement, où éclate, dans sa 
verdeur, la franchise gauloise, les lignes suivantes 
du chapitre ix de mon livre, et demandez-vous 
ensuite en conscience si j*ai été injuste pour celui 
qui était venu sur les abîmes de la mer et que la 
tempête engloutit : 

<x On a beau descendre dans la tombe les restes 
» d'un grand homme, ce qu'on entoure d'aromates 
» n'est que l'enveloppe périssable de la vie. Le corps 
» seul est scellé sous le marbre, et, tandis qu'il y 
» devient poussière, son esprit continue à briller parmi 
» les vivants comme l'éclatant rayonnement qu'où 
» voit encore après le coucher du soleil. Du fond de 
» sa tombe, Grégoire Vil régnait toujours. » 

)> Passant ensuite à Jules II, votre collaborateur 
assure que le protecteur de Michel-Ange « n'a 
» pour moi que le souffle ardent et fiévreux d*uu 
» énergique vieillard ». Or voici comment je le pré- 
sente au lecteur en le trouvant sur le seuil de la 
Renaissance : 

(( Jules II avait soixante ans quand il fut sacré 
» à Saint-Pierre. Porté par acclamation au troue 
» pontifical, où les passions sont mortes, il sut faire 
» oublier les scandales d'Alexandre et purifier TÉ- 
» glise, comme ces appartements des Borgia où il ne 
» voulut jamais mettre le pied *. » 

» Ce n'est point un préambule insultant à coup 

1. Rome moderne^ p. 277, id. p. 278. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 373 

sûr. « Mais votre phrase ! » me crie le lecteur. — Ma 
phrase?. .. Eh bien! elle contient tout le contraire 
de ce que lui fait dire en Tarn pu tant, par un pro- 
cédé bien connu, le rédacteur de V Univers. La 
voilà, 9u reste : jugez ! 

« Ce fut pourtant le souffle ardent et fiévreux de 
» cet énergique vieillard qui fit éclore la renaissance 
» des arts à Rome. » 

Je n'avais pas été sévère pour ce pape batailleur, 
qui, selon Texpression des théologiens de Loni s XII, 
oubliait souvent le glaive de la parole pour celui 
de la guerre, et qui fit frapper des médailles où on 
le représentait chassant les Français d'Italie à 
coups de fouet; mais, puisqu'on trouve que je pas- 
sais trop vite, je veux réparer cette faute. Il suffit 
pour cela de me tourner et de prendre dans un 
carton une page dont je n'avais pas voulu nie 
servir précisément à cause de son actualité. 

» L'inconvénient que je craignais n'étant pas aussi 
grand dans un journal que dans un livre ; voici 
cette page, à laquelle les circonstances donnent un 
intérêt étrange et digne de réflexion : 

« Jules II étant tombé en défaillance quelques 
» jours avant sa fin, on le crut môrt. Deux nobles 
» convoquèrent alors le peuple au Capitole et s'effor- 
» cèrent de ranimer dans les cœurs, par le dis- 
» cours suivant, l'amour de l'indépendance et de la 
» liberté. 

» — La noble nation romaine, » disaient-ils, <( est 



374 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

» depuis assez longtemps esclave ; assez longtemps elle 
« a plié sous le joug de ces esprits superbes qui vou- 
)) laient dominer le monde. Cette servitude, qu on 
» pouvait comprendre au temps où brillaient les 
» vertus chrétiennes, n'a plus d'excuse et rien n'en 
» rachète l'ignominie. Les prêtres ne donnent plus de 
» saints exemples et ne font plus de miracles. Est-il 
» une génération plus perverse et plus perdue de 
» mœurs? 11 y a deux pouvoirs, dans le monde, ab- 
» solument semblables, le principat des pontifes ro- 
» mains et le principat des soudans du Caire. Encore 
fi la servitude des Romains est-elle plus avilissante 
)) que celle des peuples de la Syrie et de l'Egypte; 
» car les mameluks sont du moins des maîtres vail- 
j> lants, rudes à la fatigue et aux armes, tandis que 
i> les Romains obéissent à qui?... à des oisifs et à 
» des énervés ! Le temps est donc venu de secouer 
» cette torpeur et de se souvenir du nom romain, 8i 
«glorieux quand on mérite de le porter, mais qui 
» double la honte de ceux qui oublient les grandes 
» actions de leurs pères. L'occasion ne saurait être 
» meilleure : la discorde va sortir du tombeau du 
» pape^ les puissances sont loin de s'entendre, l'Italie 
» est pleine d'af mes et de désordres, et la tyrannie 
To sacerdotale devient plus que jamais insupportable 
x> aux rois, 7> 

» Savez-vous maintenant quels sont les révolotion- 
uaircs qui tenaient ce langage au peuple rûoiain 
il y a trois cent quarante-six ans? Antimo Savello^ 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 375 

rua des nobles les plus illustres de la ville éter- 
nelle et Pompeo Colonna, évêque de Rieti. Oadoit 
voir que mes appréciations auraient paru bien mo- 
dérées aux. contemporains de Jules. 

» En parlant de son successeur, Fauteur de l'ar- 
ticle en question se plait à lancer contre moi une 
autre accusation aussi dénuée de vérité. J'ai dit 
que Léon X était un oppresseur de la liberté hu- 
maine 1 Pourquoi? Parce que, insinue doucement 
votre lévite, « il a signalé les malheurs qui pou- 
» valent résulter de l'invention de Timprimerie et 
» qu'il a voulu prévenir le mal tout en rendant Tin- 
» vention utile ». 

» Oh ! pardon, mon doux juge 1 il y a autre chose 
sous roche que vous ne dites pas. Ce n'est point 
pour l'intention paternelle que vous lui prêtez, que 
je blâme Léon X c'est — mais non pas avec le gros 
mot que vous poussez sous ma plume — parce qu'il 
voulait enchaîner l'essor de l'esprit humain en dé- 
fendant à l'homme de penser autrement que l'É- 
glise romaine. «Nous ordonnons», disait-il dans la 
confirmation du S^ canon du concile de Latran 
(6 avril 1513), « et statuons que dorénavant, >/ dans 
» tous les temps futurs, personne n'ose iinprimer ni 
» faire imprimer un livre -quelconque à Rome, ou 
)i dans quelque diocèse que ce soilj qui n'ait été 
) examiné avec soin, approuvé et contresigné à 
» Rome. » 

»Que peut-on répondre à cela?... Rien, je pense^ 



376 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

si Ton n'altère pas mon texte. Votre rédacteur 
daigne ensuite, en haussant ]es épaules de ma 
naïveté, me laisser croire que la liberté religieuse 
et la liberté politique sont sorties de la réforme de 
Luther. 

» Dût mon ignorance sur ce point faire pitié à 
tout le monde, j'avoue le péché. Oui, j'ai depuis 
longtemps la conviction qu'il me le reproche, et mon 
aveuglement sur ce point va si loin, que je crois 
l'Angleterre, et même l'Amérique, pays protestani<t, 
néanmoins aussi libres que Rome et Vienne. 

» Mais, si je n'hésite pas à me reconnaître coupable 
quand l'accusation est fondée, il doit m'être permis 
de protester lorsqu'elle est mensongère. Ainsi, votre 
collaborateur s'exprime en ces termes, quelques 
lignes plus bas : 

« Forcé d'avouer que Rome avait énormément 
» perdu à n'être plus le séjour des papes, et qu'Dr- 
» bain V, en 1367, n'y avait plus trouvé que 17.000 
» habitants, M. Mary Lafon eût dû reconnaître que 
» la souveraineté pontificale n'avait pas été trop 
» funeste à une ville qui comptait près de 200,000 
» habitants à la fin du siècle dernier ; mais ce fait 
» ne le i'rappe pas. » 

û Ah! vraiment? Allez, pour répondre à cet 
homme de bonne foi qui a lu mon histoire d'un 
bout à l'autre, à la page 286 : 

« De cette époque (14S3) date sérieusement lado- 
» mination temporelle des papes sur Rome. Jis y 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 377 

^> aspiraient depuis six cents ans ; mais elle leur avait 
* toujours échappé. -^ De ces trois ennemis qui la 
^ tinrent si longtemps en échec, l'empereur, la féo- 
» daUté et le peuple, les papes n'en voyaient plus un 
» seul sur leur chemin. Leur action pouvait donc se 
» déployer librement. Ils allaient montrer, comme 
» souverains temporels, si leur gouvernement valait 
» mieux que ceux sous lesquels avait vécu Rome 
» moderne depuis Ja chute du pouvoir impérial. 
» Arrivés à cette hauteur dans l'histoire, les papes 
» devinrent pour Rome nouvelle ce que les Césars 
«avaient été pour Rome aucienne : ils la tirèrent 
9 des ruines, et, s'ils ne la firent pas aussi grande, 
» ils la firent comme la première, noble, illustre. 
» belle et sans rivale encore. 

«C'est dans cette œuvre de fondation et d'embel- 
M lissement que nous allons suivre les papes, en élar- 
» gissant notre point de vue pour peindre leur 
» influence sur les affaires de l'Europe, nous plaçant 
» dans ces hautes sphères où l'esprit de secte et de 
» système n'altère point la sérénité de l'histoire, 
» jugeant les actes et non les mœurs des hommes, 
» et considérant la papauté comme un chêne à l'im- 
» mense ombrage qui, malgré la mousse et les rugo- 
» sites d'un tronc chstrgé de siècles, plane sur tout 
» ce qui l'entoure, superbe de verdure, de majesté et 
y. de vigueur. » 

» Qu'en dit le lecteur impartial ? Ai-je oublié ou 
peint d'une main malveillante l'action de la pa- 



878 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

paulé? Il est vrai que le temps, qui change toute 
chose, modifie forcément plus loin cette opinion. 
Après quatre siècles d'existence, car le pouvoir 
temporel, repoussé avec une énergie farouche pen- 
dant six cents années, ne date que de 1433, le grand 
chêne, de vétusté chancelle et tombe. Il faut donc, 
pour le sauver et le rajeunir, le délivrer des bran- 
ches mortes, le replanter sur le terrain apostolique 
et purement spirituel de Torigine, et faire droit 
enfin aux réclamations de ce peuple qui se débat et 
proteste depuis mille ans!. . . 

» Ici s'ouvre probablement un abîme entre nous. 
Vous êtes convaincu, je n'en doute pas, que ce vain 
droit de souveraineté sur deux millions d'hommes 
qui ne cessent de repousser et de maudire leur 
joug, et qu'il faut contenir avec des baïonnettes, 
garantit et relève la grandeur du pontificat. Moi, 
je crois le contraire avec les deux tiers de l'Eu- 
rope. [1 vous semble que tout serait perdu si le 
successeur de saint Pierre quittait le tririgne 
éblouissant de pierreries; moi je crois qu'il serait 
mille fois plus grand avec la pauvre couronne d'ér 
pines. Enfin, comme je l'ai dit dans ma conclusion 
que je vous demande la permission de répéter en 
finissant : 

a Si Rome so gouvernait elle-même, sous la pro- 
» tection des puissances européennes, les papes se 
» trouveraient replacés sur la chaire apostolique, an 
y> sommet de la chrétienté. Ils seraient véritablement 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 379 

» alors les souverains du monde, car la souveraineté 
x> ne consiste pas dans la domination de la matière, 
» mais dans celle des esprits et des cœurs ; et, comme 
» il n'y a qu'une voix dans ce siècle pour laisser 
» Rome capitale de TÉglise universelle, et Théritier 
» de saint Pierre chef suprême de cette Église, le 
M jour oit il ne couvrirait pi us un seul sujet, le man- 
» teau pontifical «ouvrirait cent millions de fils ca- 
)) tholi^ues. » 

» Agréez l'assurance de ma considération distin- 
guée. 

» Mary Lafon.. 

» Paris, le 27 décembre. » 

Le proverbe basque a raison : Ne montrez pas, 
s^il e$t couché^ cape rovge au taureau. Malgré de 
vives sollicitations, je n'avais pas voulu prendre 
part à l'ardente polémique engagée sur la question 
du gouvernement temporel. L'attaque de V Univers 
me décida. Comme s'il eût deviné ma pensée, Dentu, . 
étant venu me demander un travail sur ce sujet 
qui passionnait tout le monde, nous convînmes de 
couper l'arbre au pied en prouvant par l'histoire 
que le gouvernement temporel de la papauté n'avait 
jamais été accepté par les Romains. De là le livre 
intitulé Mille ans de guerre entre Rome et Us papes, 
qui eut trois éditions coup sur coup et du retentis- 
sement* Il fut suivi, au commencement de 1860, par 
un autre ouvrage qui éclata comme un obus dans 



380 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉKAIilR 

le champ des polémiques religieuses ; je veux parler 
de Pasquin et Marforio; recueil des satires contre 
les papes, placardées sur le vieux torse de la place 
Navone, que, par une fiction cinq fois séculaire, on 
sqpposait sorties de ses lèvres de pierre ou de celles 
du fleuve capitolin nommé Marforio. 

Ce long cri de l'opposition romaine fut entendu 
en France : il trouva un écho sonore dans les jour- 
naux et les revues, et alla jusque dans le» palais» 
épiscopaux blesser Toreille ultramontaine des pré- 
lats. Dans les premiers jours de juin 1860, je reçu^ 
une lettre du ministre de Tinslruction publique 
qui m'invitait à passe/à son cabinet vers les quatre 
heures. M. Rouland, que je connaissais depuis 1836, 
quand il était avocat général à Rouen, m'avait déjà 
convoqué pour m'oifrir la tâche, déclinée d'avance, 
de préparer les matériaux de l'histoire de César. 
Je pensais qu'il s'agissait du même objet et comme 
ma résolution était bien arrêtée sur ce point, je 
me rendis, l'âme tranquille, au ministère. 

En entrant dans l'étroit salon d'attente de l'hôtel 
de la rue de Grenelle, j'y aperçus deux . évoques, un 
ou deux membres du conseil de l'instruction publi- 
que et le procureur général. Comptant bien ne 
passer qu'après tous ces dignitaires, j'avertis l'huis- 
sier et descendis dans la cour pour fumer un 
cigare. Mais, à ma grande surprise^^à peine au bas 
de l'escalier, l'homme à la chaîne accourt tout 
essoufflé : « Monsieur, monsieur le ministre vous 



/ 



CIMUUANTË ANS DE VIE LITTÉRAIRE 381 

demande ! » Je remonte un peu contrarié et, dans ce 
cabinet, donnant sur le jardin d'où la lumière coule 
à tlots par deux grandes fenêtres, derrière ce même 
bureau où j'avais vu successivement Guizot, avec 
sou profil à l'emporte pièce, Villemain, roulé sur 
lui-même comme un serpent et Salvandy au toupet 
rutilant, je trouve un petit homme en redingote, 
ligure rasée, air matois sous ses lunettes, qui, après 
m'avoir prié très gracieusemeot de m'asseoir, dit 
en enflant sa voix : 

— Eh ! bien, monsieur Mary Lafon, vous nous 
ferez donc toujours des affaires dans les journaux ? 

— Moi ! m'écriai-je avec une surprise des plus 
naïves et des plus vraies ! Mais, sauf quelques feuil- 
letons au Moniteur universel et dans le Musée des 
Famillçs que vous ne croyez pas capables de s'in- 
surger, je pense, depuis certaines correspondances 
qui ont mis en émoi, il y a seize ans, le ministre 
des aflaires étrangères, je n'ai pas écrit une ligne 
dans les journaux ! 

— Vous l'affirmez'? 

— Sur l'honneur, monsieur le ministre. 

— Comment appelez-vous cela? reprit-il d'un ton 
goguenard en me tendant un grand journal barré à 
Tencre rouge. 

Celait nndépendant de la Charente-Inférieure, 
rédigé par un digne et brave soldat de la presse, 
nommé Vallein, un de ces. patriotes éprouvés dont 
l'âme est à l'unisson de la plume. 



38i CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Je jette les yeux sur la page encadrée d'une ligne 
rouge et vois un long article vari<^tés intitulé k 
Ciel des papes^ et portant ma signature. 

— Eh bien, dit le ministre triomphant, nierez- 
vous à présent ? . . . 

— Plus que jamais, parbleu ! 

— Votre signature est donc fausse ? . . . 

— Oui et non, dis-je à mon tour, en riant. 

— Ah! petit-flls de mon peuple! voîlà un mol 
qui sent bien le terroir originel! mais prenez 
garde ! . . . à Normand, Normand et demi ! 

— Dieu me préserve de vous contester cet avan- 
tage deux fois supérieur, moi surtout qui n*ai dans 
mes veines que quelques flots de sang neustrien 
puisés, en nSO, au sein de mon aïeule, mademoi- 
selle Thérèse de la Balue, native d'Alençon. 

— Expliquez-vous alors? 

— Ce ne sera pas difficile. L'article publié par 
V Indépendant est bien de moi ; mais il a été pris 
dans un livre que, très probablement, vous ne con- 
naissez pas. 

— Comment est-il intitulé? 

— Pasquin et Marforio, 

— Un mauvais ouvrage, en effet, au point de 
vue religieux, qui fait crier et qu'un de nos plus 
saints prélats appelait dernièrement, ici même, « lé 
livre terrible ». Vous avez bien raison de dire que 
je ne le connais pas... et c'est un fragment de 
ce volume qu'a publié Y Indépendant? 



CINQUANTE ANS DE VtB LITTÉRAIHE 388 

— Oui, monsieur le ministre. 

— A quelle page se trouve-t-il?. . . 

— Je ne me rappelle pas exactement, mais c'est 
vers les 160. 

M; Rouland allongea le bras et, non sans m*étou- 
ner un peu, prit sur son bureau un Pasquin et se 
mit à le feuilleter en silence. Arrivé à la page 169. 

— Voilà, dit-il, le Ciel des papes. Vous disiez vrai. 
S'il s'était agi d'un journal, j'étais forcé de vous 
poursuivre. Mais l'extrait d'un livrb, c'est diffé- 
rent; je n'y peux rien. 

— Vous aviez donc à mon égard quelques inten- 
tions judiciaires? 

— Oui, mon cher issu de Normand. L'évêque 
d'Angoulême et celui de la Rochelle, que vous avez 
vus en passant, vous ont dénoncé pour cet article 
et appelaient sur votre tête toutes les foudres du 
parquet, plus redoutables aujourd'hui que celles de 
l'Église. 

— C'est peut-être pour cela que vous aviez dé- 
rangé le procureur général ? 

— Précisément. Quant à Nos Seigneurs de ia 
Rochelle et d'Angoulême, ils auront fait un voyage 
blanc. 

Moins de deux mois après, cependant, je repa- 
raissais dans son cabinet, non plus comme accusé, 
mais comme un homme venant payer l'intérêt d'un 
service. Le 11 du mois d'août, j'avais ^encontre 
Sandeau devant le Théâtre-Français. L'auteur de 



384 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIKE 

Mademoiselle de LaSeiglière, loyal comme son talent, 
el aussi bon ami que bon écrivain, m'aborda le front 
rembruni, et, me serrant énergiquement la main : 

— Mon cher Lafon, je suis au désespoir ! 

— Pourquoi donc ? lui dis-je surpris et triste de 
sa tristesse. 

— Eh bien ! les efforts de vos amis ont encore 
échoué malgré vos droits et nos instances, vous 
n^aurez pas la croix cette année. 

— N'est-ce que cela ? Je craignais qu'un malheur 
ne vous fût arrivé ! 

— Je Taimerais mieux, dit Sandeau avec sa bonté 
ordinaire. 

— Diable ! pas moi l 

Je le remerciai chaudement et regagnai, eu com- 
pagnie d'Auguste Avond, notre ami commun, mon 
cabinet, où m'attendaient les Walis et les Khalifes 
do Grenade. A la porte, le digne avocat, me suppo- 
sant plus affligé que je n'étais, me proposa d'aller 
dîner et passer la soirée à Saintr-Cloud ; il fut con- 
venu qu'il viendrait me prendre à sept heures 
dans une voiture découverte, et que nous irions à 
Saint-Qoud par le bois de Boulogne. Nous nous 
séparâmes sur ces mots ; je monte, et, à la cinquième 
ou sixième marche, le concierge court après moi 
et me remet un pli qu'on venait d'apporter. J'ai 
pour habitude de lire les lettres à tête reposée. 

Ce ne fut donc qu'après avoir mis en ordre les 
aotes prises à la bibliothèque de la rue Richelieu 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRA-IRE 385 

et préparé le travail du soir ou plutôt de la nuit, 
<[ue j'ouvris la lettre remise; elle ne contenait que 
trois lignes: 

« Monsieur, 

» J*ai rhonneur de vous annoncer que, sur ma 
propositioû, rEj}]pereur vous a nommé chevalier 
tJo la Légion d'honneur. » 

» Le Ministre des Beaux-ArUj 

» ACHILLE FOULD. » 

-— Sandeau était mal informé, dis-je en remet- 
tant la lettre dans son enveloppe. 

Je repris la plume , et , au bout d'une heure, 
lorsque j'étais plongé dans les querelles san- 
glantes des Mozlems se déchirant sur le sol espa- 
gnol comme des loups furieux et à onze siècles 
du 11 août 1860, un cheval, lancé au grand trot 
s'arrête à ma porte, et me fait tressaillir en bat- 
tant le pavé de ses fers. Justement j'étais à la date 
où Je khalife Hescham vient d'étoutter la révolte 
des Émirs et force Abdallah de baiser humble- 
ment la mam du maître de la promesse. Quel 
était ce cavalier arrêté à ma porte au moment 
où le faucon de Merida venait dans mon livre 
apporter à Hescham la victoire des chefs de 
Tolède?... Ce n'était qu un municipal porteur d'un 

i2 



386 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

nouveau pli officiel. Celui-là excita ma curiosité ; je 
rouvris tout de suite. Il y était dit, dans les mê- 
mes termes que le premier: 

« Monsieur, 

» J*ai l'honneur de vous annoncer que, sur ma 
proposition, TEmpereur vous a nommé chevalier 
de la Légion d'honneur. » 

» ROULAND, 

» Ministre de V Instruction publique* » 

J'allai passer la soiréa avec mon ami et son ne- 
veu, M. Chauvy, secrétaire de M. Rouher, sans 
leur rien dire, et, le lendemain, je fis les visites 
dues. M. Fould s'excusa très obligeamment de 
m*avoir si longtemps oublié. — « Mais, me dit-il, en 
me serrant la main, je vous croyais officier depuis 
dix ans. Grande émotion au ministère de l'instruc- 
tion publique, où je trouvai le ministre lisant fe 
Moniteur qui portait ma nomination. 

— Ah ! mon compère, s'écria M. Kouland, en me 
voyant, vous couriez donc deux lièvres à la fois? 

— Vous savez mieux que personne, monsieur le 
ministre, que je n'avais chargé mon fusil ni poui* 
l'un ni pour l'autre. 

— C'est vrai, dit-il, et je ne suis fâché que d'une 
chose: c'est que mon collègue, qui a dans ses 
attributions le Moniteur ^ m'ait devancé. 

Nous nous quittâmes sur ces mots dans les meil- 



CINQUANTE ANS DB VIE LITTÉRAIRE 387 

leurs termes où se puissent trouver le ministre 
d'un grand empire et un homme de lettres, qui 
généralement n'est pas en France, comme en Chine, 
un mandarin de première classe. 

Je publiai cette année-là, chez Amyot, VHistoire 
(Tune ville protestante^ page détachée d'un grand 
travail sur nos guerres religieuses. 

Pour écrire cette histoire d'une ville oii mes pères, 
dès 1733, rendaient la justice sous leurs volumineuses 
perruques de magistrats, portaient le chaperon mu- 
nicipal et commandaient à la maréchaussée en qualité 
de prévôts généraux, j'avais été forcé de revenir au 
pays natal. Brisé par trente-trois années de travaux 
continus, j'allai reprendre haleine dans la vieille 
maison. Elle s'élevait sur un des sommets les plus 
ardus de cette chaîne secondaire des Cévennes qui 
traverse le Quercy pour aller se plonger à Bor- 
deaux dans rOcéan. Bien connue du pauvre et des 
hirondelles, mais défendue avec trop d'insou- 
ciance, depuis un siècle, par ses maîtres, tous cou- 
reurs du monde ou rêveurs, contre les attaques du 
temps, elle se lézardait aux quatre coins, tremblait 
au sifflement des vents de l'hiver et semblait n'at- 
tendre que la mort du dernier possesseur pour 
tomber en ruine. En me retrouvant sur la terrasse 
ombragée par un acacia séculaire et dans ce sa- 
lon, où ne m'attendaient, graves et muets, que des 
portraits de famille, le souvenir de ma grand'mère, 
ma première et unique institutrice, fut celui qui 



t 



388 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

me frappa le plus fortement. C'était une femme 
pleine de cœur, d'un goût excellent, d'un esprit 
supérieur et d'une austérité presque monacale. La 
première partie de sa vie s'était passée dans le 
bruit et les fêtes. Pensionnaire au couvent des 
clarisses de Millau quand madame de Saint-Vincent 
y contrefit la signature du maréchal de Richelieu, 
alors gouverneur de la Guienne, elle figura comme 
témoin dans ce procès célèbre, où il s'agissait de 
trois ou quatre cent mille écus. Et son témoignage 
fit pencher la balance en faveur du maréchal, qui 
lui en garda, bien qu'elle n'eût dit que la vérité, 
la plus vive reconnaissance et fut en liaison et 
correspondance avec elle jusqu'à son dernier jour. 
En parcourant, quelques jours après mon arrivée, 
ces liasses de papiers jaunis dans lesquelles se trouve 
à moitié effacée par l'humidité ou le temps, Thistoii'e 
intime de sa vie, le hasard mit sous ma main un pa- 
quet de lettres se rapportant toutes à ce procès fa- 
meux. Je les lus : elles éveillèrent si vivement ma 
curiosité qu'aussitôt à Paris je courus aux archives 
de l'Empire et à celles du Parlement, compulsant 
une à une toutes les pièces judiciaires. L'impres- 
sion qui m'en resta étant la même que j'avais 
éprouvée à la lecture des lettres, je crus que le 
récit de cette- cause, célèbre dans l'autre siècle, 
pourrait offrir de l'intérêt dans le nôtre comme 
tableau de mœurs, et je fis le livre intitulé le 
Maréchal de Richelieu et madame de Saint-Vincent. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 389 

Le manuscrit achevé, je le proposai à Didier, 
Cet éditeur académique réfléchit quelques instants ; 
puis il me dit : 

— Est-ce que madame de Saint-Vincent n'était 
pas parente de madame de Sévigné? 

— C'était son arrière-petite-fille. 

— En ce cas, répondit-il sérieusement, je ne peux 
traiter avec vous avant de savoir si cette publication 
ne la blesserait pas. 

Je le regardai pour voir s'il plaisantait ou voulait 
se moquer de moi, mais lui gardait son sérieux : 

— Je vais lui écrire — ajouta-t-il ; dans trois ou 
quatre jours j'irai vous porter sa réponse. Si elle 
n'y voit pas d'inconvénient, l'affaire est faite. 

Je sortis de la librairie du quai des Augustins 
fort alarmé sur le moral de l'éditeur, dont Ja phy- 
sionomie, au reste, avait un caractère étrange. Un 
de ses collègues, que je rencontrai au pont Neuf, 
me rassura. 

— Non, me dit Dumoulin, Didier n'est pas fou, 
il est spirite. 

Tout en pensant à part moi qu'il n'y avait pas 
de différence, j'attendis le disciple d'Allan-Kardek. 
Le samedi suivant, il entrait en effet chez moi, l'air 
tout joyeux. 

— Eh ! bien, lui criai-je non sans effort pour 
rester grave, que dit madame de Sévigné? 

— Elle est satisfaite. 

— Et moi aussi. 



390 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Mon livre parut donc, en 1863, avec la permis- 
sion et l'approbation de madame de Sévigné. 

Je croirais, si j'étais spirite, que ce consentement 
d'outre-tombe lui porta bonheur et m'obtint la 
faveur de la presse. 

Il était surtout jugé en maître, dans la Revm 
Critique, par M, Campenon, ce digne magistrat qui 
vient de quitter si noblement sa toge d'avocat général 
à la Cour de Paris pour ne pas paraître sanctionner, 
par son silence, la violation de l'inviolable domicile. 

Une intervention bien inattendue mit au jour, 
l'année suivante, la France ancienne et moderne. 
J'avais souvent rencontré, en province et chez 
Fume, le libraire Morizot. C'était un homme char- 
mant, d'une douceur exceptionnelle, d'une poli- 
tesse exquise et d'une parfaite honorabilité. Au 
commencement de l'année 1864, il vint un jour 
m'inviter à dîner. Je le remerciai d'abord, car il 
n'a jamais été facile de m'arracher à mes travaux 
et à mes livres. Il insista chaleureusement, et, pour 
me décider, me promit que nous ne serions que 
trois à table. Je demandai le nom du troisième; 
mais il me dit, avec son bon sourire, qu'il me ré- 
servait une surprise dont je ne serais pas fâché. 
Je me rendis à l'heure dite rue Séguier et fus, en 
effet, très surpris de trouver dans le salon mon- 
seigneur Darboy. Intime ami de Morizot, l'arche- 
vêque de Paris ne dédaignait pas d'être parfois le 
commensal de son compatriote. Je ne connaissais 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 391 

point ce prélat et ne Tavais même jamais vu, mais 
je fus frappé de cette figure fine et rayonnante de 
vivacité et d*esprit. Sa conversation augmentait 
encore Timpression vive et favorable qu'au premier 
abord produisait sa physionomie. On parla de beau- 
coup de choses; puis, par une pente naturelle, la 
conversation tomba sur Rome, Bien qu'il ne fût pas 
ultramontain, Tami de Morizot me laissa très clai- 
rement entendre que, s'il me pardonnait Rome et ma 
publication contre le pouvoir temporel, il n'en était 
pas de même pour Mille ans de guerre et surtout 
pour Pasquin et Marforio, « le livre terrible », selon 
l'expression de monseigneur Landriot. Ce terrain 
était dangereux. J'avertis Morizot d'un coupd'œil, et, 
dans son amour illimité de la concorde, il se hâta 
d'ouvrir ime autre discussion. Mais, à ma grande 
surprise, la divergence de nos opinions s'accusa 
plus grande encore sur le terrain politique. Par 
une illusion qu'il devait, hélas I payer bien cher, 
monseigneur Darboy s'était fait un idéal des plus 
faux des vertus et de la magnanimité du peuple. 
Nous avions beau lui dire, Morizot et moi, que, 
sauf quelques misérables comme les fous sanglants 
de la Montagne et les égorgeurs du Comité du 
salut public, les crimes, en révolution, ne sont 
pas commis par les hommes intelligents, mais par 
la tourbe populaire, ignare et sans pitié pour tout 
ce .qui vit au-dessus d'elle, il s'obstinait à soutenir 
qu'on peut la dompter avec la raison, le senti* 



39Î CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

ment et Téloquence, et nous citait, comme un argu- 
ment sans réplique, Texemplede Lamartine en 1848. 

— Monseigneur, lui dis-je en me levant, mon 
m'eul, quand j'étais enfant, me racontait un fait 
que je n'ai jamais oublié et qui me revient sur- 
tout quand le peuple de ce siècle a des armes. 
Un montreur de bêtes féroces attirait la foule à 
Marseille, par un spectacle nouveau et périlleux. 
Il mettait tranquillement sa tête dans la gueule 
d'un lion et la retirait ensuite à volonté. Or, un 
jour, elle y fut retenue, les crocs du fauve s'abais- 
sèrent, et le public, terrifié, n'entendit qu'un hor- 
rible craquement d'os broyés et sanglants et vit 
retomber de la cage du lion un cadavre sans tête. 

J'allais me retirer, Morizot me fit rasseoir en disant : 

— Parlez d'autre chose. J'ai besoin d'un livre 
pour mon expédition annuelle en Russie, et, quoi- 
que vous ne vous entendiez sur aucune question 
avec mon ami, c'est lui qui m'a conseillé de vous 
demander ce livre. 

— Je le remercie de sa confiance en moi comme 
écrivain; mais quel serait ce genre d'ouvrage? 

— Un tableau de l'histoire de France, peint à 
grands traits, dit l'archevêque, dans le genre de 
Rome ancienne et moderne. 

Je répondis qu'en eussé-je la volonté , le temps 
me manquerait pour cette œuvre ; car Rome re- 
présentait, avec les recherches antérieures, cinq 
années de travail. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 393 

— Mais vous devez avoir des cartons pleins sur 
le sujet que vous propose Morizot. 

— J*ai, en effet, un abrégé manuscrit de Y His- 
toire du Midi, un récit à peu près complet de nos 
guerres religieuses, quelques études latérales sur 
les villes du sud et du nord. 

— Eh bien! fondez tout cela pour le livre de 
Morizot, la Russie sera très contente. 

— Et moi aussi, ajouta de sa voix sympathique 
le doux et brave Morizot. 

Les journaux du temps apprécièrent avec beau- 
coup d'indulgence, à son apparition, ce nouvel 
ouvrage, né sous Tinspiration de monseigneur 
Darboy et publié, en quelque sorte, sous ses auspices. 

Vers le même temps, je fondai avec Ernest Alby, 
mort récemment, Mahias, aujourd'hui. préfet, Ghamp- 
fleury et quelques autres, le dîner mensuel de la 
Société des gens de lettres. Cette première agape 
littéraire se tint le 16 avril 1864, chez Lemardelay. 
Elle réunit plus de cent membres et fut présidée par 
Alexandre Dumas père à qui j'adressai ce toast 
pour bien préciser le caractère de la fête : 



A l'esprit 



« Messieurs, 

» Los premiers chrétiens trouvèrent, un jour, dans 
une ville grecque un autel portant cette inscription : 

Au Dieu inconnu! 



394 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

9 Si Tautel était debout encore, il n'y aurait qi 
deux lettres à changer à Tinscription pour la rei 
dre actuelle : 

» Au Dieu méconnu I 



» Jamais, en effet, société n*a dédaigné Tesp^-zzi 
comme la nôtre; c'est la matière qui triomphe t 
nous maîtrise; la matière dont on s'occupe a^r^ec 
amour et qu'on honore presque exclusivement. 

» L'Industrie, le Commerce, la Banque, la Boar^e 
et l'Agriculture, voilà les puissances du jour. 

» Et cependant toutes les cours de l'Empire auraieui 
décidé le contraire que je croirais toujours que 
celui qui fait un beau livre a mérité plus noble- 
ment de sa patrie que l'homme qui engraisse un 
bœuf. 

» Car — il faut le dire bien haut et sans crainte, à 
la matière — le but de la destinée humaine n'est pas 
seulement de brûler du charbon, de gagner de l'ar- 
gent, de primer les bestiaux, et de faire courir 
quelques rosses entre deux cordes. 

i) Une nation intelligente comme la France a de 
meilleures, de plus hautes aspirations. 

)i Que la race austro-germanique se contente de la 
vie animale, je le conçois : chaque peuple obéit à 
sa nature; mais, malgré la mauvaise pente du siècle, 
la France aura toujours le cœur plus grand que 
l'estomac. 

» Protestant donc avec chaleur et unanimité contre 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 395 

îs tendances matérialistes de ce temps, buvons, 
ous, les fidèles dévoués de l'esprit : 

» Au vrai dieu méconnu ! 
D Au dieu de Rabelais! 
» De Molière, de Pascal, de Voltaire! 
► Et de notre fécond et trois fois glorieux Président ! » 



j 



XXII 



Depuis le 18 juin 18S8, je travaillais à VHisloire 
d'Espagne, Elle parut à la librairie Furne eu 186S. 

Jusque-là, et pendant plus d'un demi-siècle, j'avais 
marché seul dans la vie. Le peu de temps écoulé 
dans la maison paternelle s'était évaporé, comme 
en cellule, au milieu des livres. Le collège avait 
tenu closes dans ses murs les années de radoles- 
cence ; celles de la jeunesse et de l'âge mûr, je les 
avais passées avec tes morts, dans mon cabinet ou 
dans les bibliothèques. Endormi depuis dix-huit ans, 
mon cœur se réveilla tout à coup avec un impé- 
rieux et doux besoin d'affection intime, de la vie à 
deux. Il était temps d'y songer! Plus heureux que 
sage, ce bonheur, feu follet qui n'avait jamais 
brillé au loin que pour s'évanouir, je le trouvai tout 
près de moi. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 397 

Lamartine avait bien raison en disant : 

Comme Ton choisit une rose 
Sous les ombrages de Sarons, 
Choisissez une vierge éclose. 
Parmi les lys de vos vallons. 

Je suivis ce conseil poétique, et, par une faveur 
singulière du hasard, le 26 février 1867, j'épousai, 
au château de Beauséjour, autant d'esprit, de con- 
naissances solides et de talents que de jeunesse, de 
vertus et de grâces, dans la personne de mon ai- 
mable et chère femme Nancy Bonhonmie. 

Il y a de ces hasards dans la vie qui, même en 
y réfléchissant, paraissent des prédestinations. J'ai 
dit que ma famille était ancienne à Montauban. Or 
la maison de ma future avait appartenu autrefois 
à l'un de mes aïeux, M. Maury, prévôt général de 
la maréchaussée. Cette étrange circonstance éveilla 
en moi un sentiment d'une expression particulière. 
Je suis un des fermes croyants à l'immortalité de 
l'âme. En traversant ce corridor voûté et montant 
ces marches, jadis de pierre, foulées par les ancê- 
tres, il me sembla que leur voix, s'élevant de la 
tombe, murmurait à mon cœur : « C'est ici que tu 
trouveras la compagne des derniers jours. » 

C'est dans un salon simplement mais conforta- 
blement meublé que je trouvai celle que j'allais 
voir. Elle travaillait sous la lampe, auprès de sa 
mère, mise avec une simplicité de bon goût, et un 

23 



39$ CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

peu émue. Nous causâmes jusqu'à minuit. Quand 
la douzième heure sonna, j'étais décidé. Heureuse 
détermination qui m'a donné à plein tout ce qui 
m'avait manqué depuis ma naissance, la joie intime 
du foyer, un cœur battant des mêmes sentiments 
et l'écho d'une intelligence pour le moins égale à 
la mienne. 

Les doux ravons de ma lune de miel et ceux des 
seize mois suivants éclairèrent l'achèvement d'un 
ouvrage que je n'aurais jamais fait dans les condi- 
tions de la vie académique. Il était en préparation 
depuis 1847, et, pendant cette longue période, pas 
un jour peut-être ne s'était passé sans qu'il vînt 
comme un accès de fièvre irriter une heure mon 
cerveau. Courageusement entrepris, abandonné de 
lassitude, repris enfin avec ardeur, je finis, par un 
violent effort de volonté et une lutte énergique et 
constante pendant seize moiy, à le terminer au com- 
mencement de 1868 é 

Pour avoir une idée de la tâche que je m'étais 
volontairement imposée, il faut savoir que ce poème 
compte près de neuf mille vers monorimes et ren- 
ferme des tirades sur la même rime de deux cents 
vers. 

Cet ouvrage, qu'on n'aurait dû envisager qu'au 
point de vue historique et littéraire, fut jugé saine- 
ment par la critique; mais, sauf d'illustres exceptions, 
il ne trouva pas dans les sphères académiques l'ac- 
cueil qu'il méritait. Les superficiels, comme l'aca- 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 399 

démioien Lebrun, n'y virent qu'un tour de force; 
les religieux, qu'une atteinte bien rétrospective 
pourtant au pouvoir de l'Église ; les bons esprits 
seuls l'apprécièrent sans parti pris. Il me valut, et 
j'en suis heureux et reconnaissant, le suffrage de 
M. Mignet, qui m'écrivit d'Aix une lettre charmante, 
et celui de M. Thiers, qui ne dédaigna pas de venir 
me féliciter et me remercier lui-même pour le vo- 
lume que je lui avais adressé. 

J'étais absent; mais il me laissa ce souvenir de 
sa visite et ce témoignage en faveur de mon livre : 

a Pour M. Mary-Lafon 

» Monsieur Thiers, 

» Avec mille remerciements pour l'envoi de sa 
belle traduction. » 

Notre esprit tient beaucoup de la nature de l'oi- 
seau qui s'éveille et chante quand le temps est beau 
et la saison clémente. Vivant depuis mon mariage 
dans une douce atmosphère de bonheur, mes in- 
stincts poétiques se réveillèrent au souffle du prin- 
temps de 1869. Je songeai à ce premier livre publié 
trente-cinq ans auparavant. Fleurs hâtives et trop 
précoces, comme celles de l'amandier, ces poésies, 
malgré de nombreuses demandes, n'avaient jamais 
été rééditées. Je m'y étais refusé constamment. 
Après une révision sévère, quelques additions et 



4(H) CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

le retraDchement de tout ce qui me semblait trogf^^v 
faible, je me décidai à remettre Sylvio. ainsi rema--^^a- 
nié et corrigé, sous les yeux du public, avec uiMr.«cjn 
titre nouveau : Mes Primevères, 

Aussi heureux que Sylvio, sous sa nouvelle formées .Mue, 
ce livre s'écoula si rapidement, qu'on n'eut pas M Je 
temps de faire le service de la presse. Il n'er^^ e/j 
tomba, par les soins d'une amie, qu'un exemplair:Kri>g 
dans les mains de Banville, qui lui souhaita, au iV^''^, 
tional, une gracieuse bienvenue. La sympathie d^^^es 
maîtres égala si elle ne surpassa même la faveur c:^/ 
public; un grand poète, l'auteur des ïambes, L u/ 
fit un accueil presque fraternel ; les philosophes 
eux-mêmes y trouvèrent du charme. 

« Monsieur, m'écrivait le 24 octobre 1869, de son 
château de LaflStte, le grave historien d'Abélard, 
nous avons reçu vos fleurs du printemps, qui 
prouvent que votre muse n'a pas d'hiver et qui 
nous donnent l'illusion de rajeunir en vous lisant. 
Je vous remercie au nom de madame de Rémusat 
et au mien. Nous sonames très touchés de votre 
souvenir et très reconnaissants du plaisir que vous 
nous donnez, plaisir rare, de lire des vers pleins 
de fraîcheur et de grâce. 

» Veuillez, Monsieur, agréer l'expression de ma 
sincère gratitude et de ma haute considération. 

» CH. DE RÉMUSAT. » 



\ 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 401 

Après la philosophie, le génie poétique : 

« Lyon, !••' novembre 1861^. 

» Monsieur, 

» J'ai trouvé un charme bien vif dans le gracieux 
volume que vous avez bien voulu m'envoyer : je 
devrais ne vous parler que de celui qui tient à 
votre talent, à Tesprit distingué, au noble cœur 
qui vous . ont dicté ces vers ; mais il y en a un 
autre qui m*est tout personnel et qui cependant 
constitue entre nous un lien que je suis heureux de 
resseiTer encore : le souvenir sympathique que vous 
gardez à Psyché m'a profondément flatté ; mais c'est 
dans Tensemble de votre volume que j'ai respiré ce 
parfum qui m'a saisi. 11 y a dans le ton général, 
dans les intervalles, dans tout ce qui est l'empreinte 
de l'âme, quelque chose qui appartient uniquement 
à notre génération et qui me rappelle ma jeunesse 
Vous me l'avez rendue tout entière pendant plusieurs 
soirées. Je vous en remercie de tout cœur. 

» Nos successeurs valent-ils mieux que nous? ils 
en sont convaincus. Dans tous les cas, ils sont fort 
différents, et ils parlent une langue que je ne com- 
prends guère. Elle ne vient jamais du cœur. 

» Au moment de fermer ce billet, je reçois trois 
lignes d'Emile Deschamps m'annonçant la mort 
d'Antony. Encore une belle, bonne et vraiment 
grande âme bien éprouvée et qui méritait mieux» 



i02 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

» Pardonnez ce griffonnage tout familier à une 
plume qui n'a pas l'honneur d'être celle d'un de 
vos intimes, mais qui est conduite par un esprit 
plein de sympathie pour le vôtre, et tenue par 
une main qui se tend vers vous bien cordiale- 
ment. 

» V. DE I.APRADE. » 

Enfin après le génie, l'esprit, si bien représenté à 
l'Académie par son secrétaire perpétuel. Voici 
comment il s'exprimait le iO septembre de la 
même année ; 

« Palais des Tuileries, le 10 septembre 1869. 

» Oui certainement, mon cher ami, j'ai lu votre 
Camée et je vous remercie d'avoir placé mon nom 
en tête de cette charmante fantaisie. Vos fleurs du 
Midi auront beaucoup de succès dans le Nord, et, 
pour ma part, j'ai eu grand plaisir à en lire plus 
de la moitié; je ne m'arrêterai pas en si bonne voie, / 
à bientôt le reste ! / 

» J'ai traversé deux fois Montauban, le mois der- ; 

r 

nier, dans l'un des deux voyages que j'ai faits enf 
quinze jours de Paris à Luchon. Quatre fois la route 
s'il vous plait : une fois par ftfarseille, une foi 
par Bordeaux, deux fois par Toulouse, Montaubaf 
Capdenac et Périgueux. â 

» J'ai pensé à vous en regrettant de passetf 



/ 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 403 

• 

vite devant votre jardin , et surtout devant votre 
famille. 

» Merci encore pour les Primevères, pour les 
Camées et pour toutes vos gracieuses attentions. 

» Votre bien dévoué 

» CAMILLE DOUCET. » 

A cette date, on m'engagea de divers côtés à me 
présenter à l'Académie. J'avais souvent refusé de 
franchir, à cause des visites, le Rubicon, assez 
effrayant pour un travailleur, de la candidature. 

Voyant cependant que la mort, en fauchant mes 
amis, m'enlevait chaque jour des chances, je finis 
par m'y décider ; mais, avant de commencer cet 
assaut quotidien bien plus pénible qu'on ne pense 
je voulus m'assurer des dispositions de celui qui de 
l'aveu de tous était alors regardé comme le grand 
électeur de l'Institut. J'écrivis donc à M. Guizot 
pour lui annoncer mon dessein, il me répondit le 
4 septembre 1869 : 

« Je sais le mérite de vos travaux, Monsieur, et 
ils m'ont plus d'une fois vivement intéressé. Je 
suis, en ce moment, trop loin de l'Académie et nous 
sommes encore trop loin de l'élection pour qu'on 
puisse apprécier les chances des candidats, et je ne 
veux vous donner ni paroles légères, ni vaines espé- 
rances. Je rentrerai à Paris au mois de novembre 



404 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

rélection sera prochaine alors et je pourrai vous 
dire au Ire chose que des banalités. 

» Recevez, je vous prie, l'assurance de ma consi- 
dération distinguée, 

» GUIZOT. 
» Val Richer, 4 septembre 1869. » 

Je Vis à son retour à Paris M. Guizot qui ne 
s'était pas engagé dans sa lettre, parce que les écrits 
restent; mais, comme les paroles volent, il fut 
beaucoup plus explicite dans la conversation. La 
nomination d'Olivier me prouva, en 1870, le cas 
qu'il fallait faire de ses promesses ; il est vrai que 
je n'étais pas ministre et ne pouvais donner à 
son fils une place de 25,000 francs. 

Ne devant plus compter sur lui, je cherchai des 
appuis ailleurs. Monseigneur Dupanloup exerçait 
une influence sérieuse sur une partie de l'Académie. 
Malheureusement, j'avais contre moi des ouvrages 
tels que Pasquin et Marforio, Mille ans de guerre 
entre Rome et les papes, la Croisade contre les Albi- 
geois, que je n'aurais pas reniés pour un fauteuil 
académique. De plus, en ce moment même, je venais 
de terminer, pour un éditeur italien, un tableau his- 
torique et critique sur l'infaillibilité. C'eût été le 
coup de grâce. Avant de l'envoyer à Florence, 
l'idée me vint de consulter monseigneur Dupan- 
loup sur l'opportunité de cette publication, et j'en- 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 405 

voyai ce travail à Orléans. Voici la réponse que je 
reçus : 

ÊVÊCHÉ « Orléans, le 2 août 1870. 

d'Orléans. 

» Monsieur, 

» Je suis formellement d'avis que vous n'impri- 
miez pas ce que vous avez bien voulu me commu- 
niquer. 

» Si vous traversiez quelque jour Orléans, je 
serais heureux de l'honneur de vous voir, et de 
causer avec vous. 

» Veuillez agréer tous mes bien dévoués senti- 
ments en N. S. 

» F.-E. d'Orléans. » 

J'allai à Orléans; l'éloquent prélat' n'y était pas; 
Je le trouvai à Paris dans un couvent de la rue 
Barbet-de-Jouy. La réception dont il m'honora, fut 
des plus cordiales. Était-il plus sincèreque M. Guizot? 
M. Duvergier de Hauranne ne le pensait pas; la 
suite devait me prouver qu'il avait raison. Je pour- 
suivais cette course au fauteuil très mollement et 
avec une grande répugnance, lorsqu'éclata sur notre 
malheureux pays l'épouvantable coup de foudre de 
1870. 

L'écroulement de l'Empire me toucha peu, bien 
que des pierres détachées vinssent me blesser jusqu'au 



406 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

sang ; mais celui de la France, si grande et si glorieuse 
la veille, m'atterra, me brisa le cœur. Je peux le 
dire avec vérité, pendant six mois, je ne sais comment 
j'ai vécu. Sous lo poids de ces grands désastres, 
l'esprit comme le corps avait fléchi. Il me fallut du 
temps pour me remettre de ce choc. La sympathie 
d'amis bien chers, tels que Jules Janin et sa fenmie, 
M. et Madame Arnol et le frère de celle-ci, le général 
Lefèvre, Jules Sandeau, les bons soins dont j'étais 
entouré et les courses de l'aube au soir sur nos 
montagnes du Quercy, finirent par dissiper le sombre 
nuage qui voilait mon esprit et mon cœur, et je 
recommençai le labeur quotidien vers la fin de T2. 

L'an 74 me vit continuant, sans m'essouffler, mon 
excursion vers l'Académie. J'allai d'abord voir 
Jules Favre, à qui je m'étais contenté d'envoyer une 
c^rte, comme à plusieurs de ses confrères que je 
me souciais peH de voir. L'avocat-tribun ne m'était 
pas tout à fait inconnu. Trente-trois ans auparavant, et 
lorsque son nom ne brillait ni de la gloire du barreau 
ni de celle delà tribune, il m'avait été présenté par 
un de ses compatriotes, H. Hippolyte Peut, esprit 
sagace, hardi et persistant, à qui le Midi doit le 
canal du Khône ; car c'est lui qui mit cette idée au 
monde et qui la développa et la soutint avec une 
ardeur que rien n'a pu décourager. 

Je dînai, dans l'été de 1841, chez cet infatigable 
propagateur, avec le jeuae avocat de Lyon, qui s'en 
souvint parfaitement lors de ma visite en 1874. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 407 

— Me reconnaissez-vous, lui dis-je en entrant 
dans son cabinet, rue d'Amsterdam. 

— * Oui, vous êtes Tauteur de ces livres. 
Et il me montrait Rome et Y Histoire d'Espagne^ 
cette dernière sur son bureau. 

— Vous rappelez-vous notre première entrevue 
chez Hippolyte Peut. 

— Et le dîner rue de Clichy ? . . . 

— Parfaitement I 

— IjCs projets, faits comme les bulles de savon des 
enfants au souffle de la jeunesse, se sont réalisés 
pour vous deux. Vous êtes sénateur, vous avez été 
député et ministre, et Peut va avoir son canal ; il n'y 
a que moi dont le rêve alors exprimé flotte encore 
dans les nuées de l'avenir. 

— Quel rêve formiez-vous donc ? Je ne m'en 
souviens pas. 

— De vous donner un jour la voix que je viens 
vous demander. 

— Ah! je me rappelle, l'Académie! Vous en sem- 
bliez plus près que moi en effet: lauréat de l'In- 
stitut, le chemin était tout tracé, pourquoi ne Tavez- 
vous pas fait plus tôt? 

— Parce que je suis de ces naïfs qui, avant d'ob- 
tenir une chose, tiennent à la mériter. 

— Et vous vous présentez maintenant ? Les con- 
currents sont nombreux... 

— Treize ! sans compter les princes et les méde- 
cins ! 



408 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

Je le regardais pendant qu'il parlait. Quelle trans- 
formation opèrent les années sur Thomme ! qui aurai 
reconnu dans ce corps lourd et affaissé, dans cette 
tête et cette barbe grises, le jeune avocat rasé comme 
un prêtre, de 1841. Une ligne presque imperceptible 
dessinait alors sa bouche aux lèvres à cette heure 
gonflées et pendantes. La pâleur était la même, 
moins mate cependant que dans la jeunesse; 1 
lunettes seules n'avaient pas changé. 

Après ces compliments d'usage qui flattent e 
illusionnent parfois le candidat, sans [engager Taca- 
démicien, Jules Favre me dit obligeamment qu'i 
serait heureux de voter pour une connaissance de 
trente-trois ans. 

L'expérience rend défiant, le sourire dont il 
soulignait ces paroles ne me plut pas et je repris - 

— Si se connaître depuis longtemps était u» 
titre dans l'espèce, comme vous dites, messieurs les 
avocats, j'en invoquerais un d'une date bien plus 
ancienne. 

— Bah! m'aviez-vous déjà vu à Lyon? 

— Non; car je n'y suis allé pour la première fois 
qu'en 1852. 

— Où donc^ alors? 

— La petite ville où je suis né surplombe la 
route, en ce temps-là postale, de Toulouse à Bor- 
deaux. Un jour, qui devait se trouver dans Talma- 
nachdel818 ou 1819, le docteur Lafon, mon père, 
en allant voir ses malades, rencontra sur cette 



V 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 409 

route un jeuue fugitif de la maison paternelle ; il le 
ramena dans la nôtre, où je raccueillis comme un 
frère aîné; car il était plus âgé et surtout plus 
sérieux que moi. Comme ce précoce voyageur était 
de Lyon, j'ai idée que vous connaissez peut-être 
son nom et sa famille. 

— Ainsi, me dit Jules Favre en me prenant la 
main et me la serrant franchement cette fois, ce 
bon docteur était votre père? il doit être mort de- 
puis longtemps?. . 

— Depuis votre siège seulement. 

— Comment! il était à Paris?.. 

— Et c'est le 17 décembre 1870 qu'il a cessé de 
vivre. 

— Je n'oublierai jamais sa douce hospitalité e 
ses bons conseils, et vous verrez le jour de l'élection 
si j'ai bonne mémoire. 

Je pense qu'il tint parole ; mais, malheureusement 
pour moi, sous le dôme de l'Institut, Jules Favre 
n'avait que sa voix. Sentant bien qu'il me fallait 
un autre appui, je me rendis chez M. Thiers. 

Je ne me rappelle pas bien exactement ou je le 
trouvai, il me semble qu'il habitait provisoirement 
un grand hôtel du faubourg Saint-Honoré, dans 
les environs de l'ambassade d'Angleterre. Reçu 
aussitôt, sur le vu de ma carte, je montai et l'en- 
tendis, avant d'entrer, donner Tordre à son domes- 
tique de porter un billet à la princesse Troubetskoï. 
Il s'assit au coin d'une immense cheminée, et, pen- 



440 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAlkt ^ ' 

daut que je pi*enais place sur le fauteuil placé à 
l'autre bout, il me demanda quel était l'objet de ma 
visite. 

— Je viens,, lui dis-je, vous demander, non ce 
([ue vous avez donné tant de fois, des places, des 
honneurs, mais une chose d'un prix bien supérieur 
à mes yeux, votre voix dans les prochaines élections 
académiques. 

— Je vous l'ai déjà dit, répondit-il, de cette voiît 
aiguë comme une chanterelle, votre candidature est 
plausible, et vous arriverez, seulement, je ne sais 
pas si ce sera pour cette fois. Avez -vous vu Guizot? 
Croyez-vous qu'il vous portera?... 

— Non, car il l'a promis à Saulcy. 

Je supprime, par respect pour la tombe, l'épi- 
ihète accolée par M. Thiers au nom de son ancien * 
rival. Se renversant dans son fauteuil, il ajouta : 

— Vous lui aviez pourtant rendu service, ce me 
semble, à propos des affaires suisses. 

— Je le crois, car je l'empêchai de faire une 
grande faute en s'alliant à l'Autriche pour combattre 

le Sunderbund. J 

M. Thiers à ces mots se redressa sur son fauteuil / 
comme un ressort. f 

— Vraiment, dit-il,. il rêvait une intervention f 
combinée, je m'en étais toujours douté ! mais com- f 
ment le savez-vous? if 

— Je l'appris à Berne de la bouche de Muller, le 
Landamman d'Uri ! 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 411 

— Et qui Tempêcha de commettre cette faute 
malheureuse? 

— Une lettre dans laquelle, mieux informé de 
visu que MM. dePontois et Bois-le-Comte, je lui fis 
connaître au vrai l'état des choses. 

— Il aurait dû être reconnaissant. 

— Il n'en aurait pas eu le temps, s'il en avait eu 
la pensée, ce dont je doute, malgré ses lettres de 
Vompton, puisque, trois mois après, éclatait le mou- 
vement de 48. 

— Qui ne dut pas vous déplaire, car vous étiez 
républicain et l'ami de Carrel, ce me semble. 

— Oui, Monsieur, j'avoue que ma jeunesse pou- 
vait mériter ce titre auprès du grand patriote. 

Ici, M. Thiers détourna brusquement la conver- 
sation et la mit sur un autre terrain. Je peux me 
tromper, mais je crois que cette évolution eut pour 
cause un souvenir désagréable. Quelque temps 
avant sa mort, Carrel se promenait sur le boule- 
vard avec Romey et moi. A la hauteur des an- 
ciens bahis chinois, nous rencontrâmes M. Thiers. 
Il portait un habit bleu, un pantalon gris, un 
gilet de couleur, le tout trop large et trop long pour 
sa taille et un chapeau blanc à grands poils. Il 
prit la droite de Carrel, que je m'empressai de lui 
céder, en formant avec Romey Tarrière-garde, et la 
promenade continua. Mais la conversation des 
anciens collaborateurs tourna bientôt en polémique. 
Elle s'échaufiàit de plus en plus ; arrivé enfin à la 



412 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

rue de la Paix, M. Thiers s'arrêta et dit à son 
interlocuteur : 

— Oui^ oui, je sais bien que si les républicains 
arrivent, je mourrai sur Téchafaud ! . . 

— Toi? reprit Carrel, avec un geste d'une élo- 
quence intraduisible, toi? tu mourras d'un coup 
de pied au c. . .1 

Qui nous eût dit alors qu'il mourrait fondateur de la 
République et, à ce titre, honoré de plusieurs statues! 

Passant vite sur ce souvenir qui, évidemment, lui 
était revenu : 

— Vous avez été journaliste, me dit-il d'un air 
malicieux, m' avez- vous beaucoup attaqué?... 

— Jamais ! 

— Bah ! pas même pour les noyaux d'olives ? 
Lorsqu'il était président du conseil, M. Thiers 

différait souventd'avis avec Louis-Philippe et on assu- 
re, du moins me l'avait dit un de ses collègues, que 
le premier ministre qui grignotait assez souvent des 
olives, en lançait, quand la discussion l'ennuyait, 
les noyaux dans les mollets du roi; or j'avais 
raconté cette gaminerie, qui exaspérait le père du 
juste-milieu, dans une Revue étrangère dont un ex- 
trait avait été mis sous les yeux de' M. Thiers. 

La conversation se prolongeant, je me levai pour 
me retirer; il me fît rasseoir, et, quittant Paris pour 
Bordeaux, revint sur une lettre que je lui avais 
écrite en 1870. Je venais de Poitiers; en traversant 
Bordeaux, j'appris que M. Thiers était à l'hôtel 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 413 

de France^ et je m'empressai d'aller lui offrir mes 
hommages. Il recevait à partir de dix heures du soir, 
et m'accueillit très gracieusement. Après un long 
entretien dans l'embrasure de la croisée, il me dit 
de lui écrire, en lui développant l'opinion que je 
venais d'exprimer. Je le fis en arrivant à Montau- 
ban, mais M. Thiers ne me répondit pas. La raison 
qu^il me donna de son silence, dans le salon du 
faubourg Saint-Honoré, sortant de l'ordre littéraire, 
doit mourir où elle naquit et je n'ai plus à rappor- 
ter que la fin de mon audience académique. Avec 
une franchise qu'on ne trouve pas toujours sur ce 
terrain, M, Thiers me dit qu'il avait deux candi- 
dats à faire entrer avant moi dans l'auguste sénat 
des lettres, Louis Blanc et Jules Simon. Mais il me 
promit, et je suis certain qu'il ne m'eût pas trompé, 
qu'après ces deux élections, je pouvais compter sur 
sa voix et son influence. 

Je dus encore à cette candidature une fort agréa- 
ble soirée passée dans un couvent de Ville-d'Avray, 
entre monseigneur Dupanloup et son grand vicaire. 
Avec M. Thiers, la visite eût tourné à la politique; 
avec l'évêque d'Orléans il ne fut question que de Rome 
et de la liberté d'enseignement, que j'avais absolu- 
ment défendue en 1842. Bien qu'éloigné de l'Aca- 
démie par sa démission, lors de l'élection de Littré, 
monseigneur Dupanloup y exerçait une action sé- 
rieuse ; j'emportai sa promesse d'agir auprès de ses 
amis; il l'oublia ou sa recommandation ne fut pas 

23. 



4i4 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

très vive, car aucun des siens ne me porta. San 
Loménie, Camille Rousset et probablement' Sandeau 
qui me donnèrent leurs voix, j'en étais, comme l 



perroquet d'Auguste, pour mon temps et pour mes 
courses. 

Je dois cependant un souvenir reconnaissant à 
Auguste Barbier qui, dans la discussion des ti- 
tres, fit valoir les miens avec une chaleureuse élo- 
quence ap])laudie de tous, et au pauvre Janin, qui 
s'évanouit dans la voiture en voulant se faire porter 
à l'Académie, afin de voter pour son ami de 1829. 
Janin était un ami fidèle et sincère, comme le 
prouve cette lettre qu'il m'écrivait six ans aupara- 
vant dans une pareille occasion : 

(( Mon cher ami, 

» 11 nous semble, en efiet, que nous sortons d'un 
rêve funeste. A mon réveil, j'ai retrouvé en bon 
état nos livres, nos tableaux et tous les bibelots de 
ma chère femme, au miheu d'une ville en cen- 
dres. 

» Ce qui met le comble à ma désolation, c'est le 
chagrin de mes amis. Vous n'avez pas été épargné, 
vous avez perdu la juste récompense de tant de 
travaux excellents ; vous perdez votre chère biblio- 
thèque, en un mot, tous les désastres. Mais vous 
avez sauvé le bonheur domestique et la science la 
plus rare. On se console avec moins que cela. 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE Wt 

)) Je suis tout à fait de cet avis que vous veniez 
^-ourir la fortune académique. En ce moment, TAca- 
cïémie (on ne compte pas les espérances) peut 
clisposer de trois ou quatre places; elle a déjà nom- 
mé in petto le jeune Alexandre Dumas, John Le- 
moine et Son Altesse monseigneur le duc d'Aumale. 
Arrivez cependant avec votre aimable femme ; il 
est toujours bon de se mettre en position ; vous 
avez tous les droits du monde ; enfin, rappelez-vous 
que je n'ai pas le droit de vote avant d'avoir pro- 
noncé mon discours. Le discours est fait. Il repose 
en ce moment dans le sein académique jusqu'à 
l'heure où l'on pourra dire : Requiescat in pace I 

» Dites, je vous prie, à madame Lafon, bonne et 
charmante, que nous avons bien passé les journées 
douloureuses et que nous Tembrassons de tout notre 
cœur. 

» Votre ami et confrère tout dévoué. 

» J . J A N I N . 
» Samedi, 24 juin 1871. » 

C'est en 1876 que je publiai la seconde édition 
de Pasquin et Marforio, chez l'éditeur Lacroix, 



XXIII 



Dans les deux années qui suivirent, je terminai 
enfin ma traduction du grand poème provençal de 
Gérard de Roussillon, qui ne compte pas moins de 
neuf raille vers, et fis représenter, à Paris, la Bellt' 
Sœur y comédie en trois actes, en vers. Le public 
Taccueillit avec faveur et la Presse avec une sym- 
pathique indulgence, dont je remercie de cœur 
mes confrères Vitu, Caraguel, Bourgeat, Edouard 
Fournier et ceux qui me sont inconnus, tels que le 
remarquable auteur de laUevue littéraire de V Uni- 
vers, Quant aux deux ou trois exceptions qui se 
produisirent, elles ne me surprirent pas. La comé- 
die est une œuvre d'esprit, il faut en avoir pour la 
comprendre et surtout pour la juger. 

J'en dirai autant du Roman d*un Méridional, joué 
en 1879, et qui m'a laissé, entre autres bonnes im- 
pressions, le souvenir des articles de Monselet et du 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 417 

charmant auteur du Nabah et de Fromont, Rislei* 
et C\ 

Comme j'achevais ces ligaes, ma femme, une 
fanatique du talent de Vieuxtemps, entre, un jour- 
nal à la main, et m'annonce, tout éplorée, la mort 
du virtuose. Notre connaissance datait de la pre- 
mière année de l'Empire et s'était faite d^ façon 
assez singulière. Je me promenais, un soir de mai, 
aux Champs-Elysées, avec Bessems, mon compatriote, 
ami et émule du grand artiste. Nous venions de 
passer devant un pauvre aveugle, dont le violon, 
grinçant faux et horriblement agaçant, n'obtenait 
qu'un résultat, celui de déchirer l'oreille et d'accé- 
lérer, pour échapper à ce supplice, le pas des pro- 
meneurs. Tout à coup, de l'arbre où se tenait 
l'aveugle, qui était sur l'emplacement maintenant 
couvert par les cafés chantants, une mélodie s'éleva 
si douce, si attrayante, si plaintive, que la foule 
pressée sur l'asphalte du côté droit s'arrêta pour 
écouter. Les plus éloignés rebroussèrent chemin 
pour mieux entendre. Nous fimes comme eux, et, 
entrant dans le cercle qui s'était formé autour de 
l'aveugle, Bessems, me montrant l'homme qui tenait 
un violon : 

— Je m'en doutais, dit-il en riant, c'est Vieux- 
temps ! Attendez ! je vois sa pensée et vais la 
compléter. 

Prenant aussitôt son chapeau, il parcourut les 
rangs épais desi auditeurs en disant : 

24 



( 



i18 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

— Musique de Vieuxtemps ! Pour le pauvre 
aveugle ! 

La quête fut des plus fructueuses et éraaillée de 
pièces blanches. L'aveugle reprit son archet en 
comblant son bienfaiteur de bénédictions, et Vieux- 
temps, se joignant à nous, continua sa promenade. 
Je m'empressai de le féliciter sur sa bonne action, 
en m'étonnant de lui trouver le visage un peu 
sombre. 

— Je suis vivement contrarié, répondit-il, et la 
tristesse qu'a dû exprimer mon archet, m'entoure le 
cœur depuis hier comme un nuage. 

— Que vous est-il donc arrivé ? s'écria Bessems. 
Est-ce qu'un chagrin peut vous atteindre, vous qui 
laissez partout une traînée lumineuse de plaisir et 
de gloire et qui n'entendez que le bruit des accla- 
naations ? 

— Tout le monde, mon cher Bessems, ne m'appré- 
cie pas comme vous ! 

— Allons donc ! 

— Croiriez-vous qu'on vient de me donner congé 
d'un appartement qui me plaisait beaucoup, à cause 
de sa vue sur les Tuileries, sous prétexte que mon 
violon agaçait et empêchait de travailler un autre 
locataire ? 

— Non ! non ! je ne crois pas qu'il y ait, dans le 
Paris vivant, un homme si barbare. 

— Allez rue du Dauphin n® i, et vous l'y trou- 
verez ! . 



\ 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 419 

— Rue du Dauphin, n** 1, dit Bessems en me re- 
gardant. 

— Ceci est de ma compélence alors. 
Et, m'adressant à Vieuxtemps ; 

— Savez-vous le nom du barbare? 

— Mary Lafon ! un homme de lettres. 

— Qui sera enchanté de faire plaisir à un artiste. 
Dormez en paix sur votre bonne action de ce soir, 
vous ne déménagerez pas. 

Huil ans après cette soirée, nous nous rencon- 
trâmes encore, Vieuxtemps et moi. Je revenais 
d'une excursion dans la montagne Noire. A Revel, 
la patache antédiluvienne prit un naturel du pays, 
gros fabricant de draps et millionnaire qui, après 
m'avoir, selon Tusage des voyageurs méridionaux, 
conté ses afiaires et ses plans que je ne lui deman- 
dais pas, m'assourdît durant toute la route de ce 
refrain chanté sur tous les tons : 

— Mon Dieu ! qu'il me tarde d'arriver à Tou- 
louse l 

— Vous y avez sans doute des affaires graves ? 

— Oh ! oui. Mais la plus importante est de me 
coucher après souper. Figurez-vous qu'il y a trois 
jours que je n'ai fermé Tœil ! 

Le hasard nous ayant réunis au même hôtel, je 
lui demandai en sortant de table s'il voulait venir 
faire un tour au théâtre. 

— Je n'irais pas, répondit-il énergiquement, 
quand vous me donneriez la moitié de Toulouse. 



420 CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 

J'allai donc seul au théâtre du Capitole, et, dans 
Tentr'acte, en me promenant sur la pJace, je ren- 
contrai Vieuxtemps. Il me reconnut, m'accosta 
aussitôt avec la cordialité franche des artistes en 
voyage, et m'apprit que, le lendemain, il donnait un 
concert. A cette annonce, il eut la gracieuseté de 
joindre l'offre d'un billet, que je refusai, mais en 
lui demandant son adresse pour le remercier en per- 
sonne. 

— Je loge là-bas, me dit-il en étendant la maia 
vis-à-vis, vers le fond de la place du Capitole. 

— A l'hôtel des Ambassadeurs ? 

— Précisément. 

— Le sort nous y rassemble encore, lui dis-je en 
riant ; mais j'espère ^ue vous y serez plus heureux 
qu'au n** 1 de la rue du Dauphin. 

— J'en suis certain, parbleu! C'est ici un pays 
musical, mélomane par excellence, où personne, à 
coup sûr, ne se plaindra, comme là- bas, de mon 
violon. 

Après la pièce, nous rentrâmes ensemble ; il faisait 
chaud et je fumai à la croisée avant de me coucher, 
quand retentirent les préludes de l'archet de Vieux- 
temps. Les premiers sons réveillèrent le naturel de 
la montagne Noire, qu'une mince cloison de bois 
séparait seule de l'artiste. Une minute il écouta en 
maugréant, puis se mit à ébranler la cloison sous 
ses coups de poing formidables. Vieuxtemps n'en 
ayant tenu compte, et les variations éclatant plus 



CINQUANTE ANS DE VIE LITTÉRAIRE 421 

vives, plus rapides et plus sûres , notre fabri- 
cant n'y tint pluSi Sautant de son lit en che- 
mise, il appelle à tue-tête Thôte, le garçon et tout 
le monde. 

— Voilà dix sous! criait-il d'une voix furieuse, 
donnez-les à ce saltimbanque et qu'il me laisse en 
repos ; j'ai besoin de dormir, moi ! 

Impossible de lui faire entendi*e raison. De guerre 
lasse, on lui donna de la lumière , il se leva, prit sa 
valise sous le bras, et à une heure et demie du matin, 
courut chercher un autre hôtel. 

Une troisième et dernière fois, en 1867, j'entendis 
Vieuxtemps; mais, cette fois, je ne me plaignis ni du 
bruit de son archet ni de la longueur de ses varia- 
tions ; car vis-à-vis de la loge où je l'écoutais, se 
trouvait celle qui, deux mois plus tard, devait être 
ma femme. 

L'année qui a fini le 31 octobre 1880, et qui 
complète la huitième période décennale du siè<;le 
et la septième de mon âge, a été remplie tout en- 
tière par l'achèvement d'un tableau historique de la 
littérature nationale du midi de la France, et l'éla- 
boration de quelques scènes qui verront peut-être le 
jour si le vent qui souffle au théâtre leur est pro- 
pice et doux. 

Arrivé d'un pas ferme encore à cette halte de 
la vie où l'espérance pâlit peu à peu comme 
la lumière au couchant, j'ai imité le mois- 
sonneur qui, après avoir coupé les épis sous le 



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