ARTISTES D'HIER ET D AUJOURD'HUI

ANDRÉ SALMON

L'ART VIVANT

AVEC DOUZE PHOTOTYPIES Sixiètne Edition

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L'ART VIVANT

pu MEME AUTEUR :

FORME ET COULEUR.

La jeune Peinture française (Collection des Trente).

La jeune Sculpture française (Collection des Trente).

Odilon Redon (Kundig edit.).

André Derain (Nouvelle Revue française).

Othon Friesz (Nouvelle Revue française).

En préparalion : Propos d'atelier. Modigliani. La Bible aux Images.

Poésie

L'Age de l'Humanité (Nouvelle Revue française).

Prikaz (La Sirène).

Le Calumet (6o bois gravés de Derain ; Nouvelle Revue française).

Le Livre et la Bouteille (Camille Bloch).

PEINDRE paraître).

Le Calumet (1910).

Les Féeries (1907).

Poèmes (1906).

Le Manuscrit trouvé dans un chapeau (roman poétique ; quarante-six compositions, dont de nombreux hors- texte, par Pablo Picasso ; Société littéraire de France).

ARTISTES D'HIER ET D'AUJOURD'HUI

ANDRÉ SALMON

L'ART VIVANT

AVEC DOUZE PHOTOTTPIES

PARIS

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ÉDITIONS G. CRU

21, RUE IIAUTEFEi;iI,I.E, MCMXX

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Il a été tiré :

Soixante-douze exemplaires (dont dix hors commerce) sur vélin pur fil Lafuma, numérotés.

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Copyright by G. Cres et C". 1920.

Tous droits de traduction, de reproduction «t d'adaptation réserves pour tous pays.

Quelque habile que soit un éclectique, c estun homme faible ; car c'est un homme sans amour. 11 n'a donc pas d'idéal ; il n'a pas de parti pris, ni étoile ni bous- sole.

CHARLES BAUDELAIRE. (Salon de 18/16).

La perdrix se transmuant de femelle en mâle, dément son pre- mier sexe ; par jalousie, le mâle vole l'œuf à la femelle ; mais les petits vont à la vraie mère.

LÉONARD DE VINCI.

VINGTIEME SIECLE

VINGTIÈME SIÈCLE

Nous avons tué la vieille critique.

Elle est morte à jamais. La critique remise aux mains des poètes rend impossible celle des critiques, magistrats improvisés, condamnant ou acquittant.

C'est la critique des poètes qui a délivré le public des plus solides préjugés. Les critiques nouveaux ne se fâchent pas, ne s'indignent pas, ne froncent pas les sourcils ; les œuvres inutiles, manquées, ne les mettent pas en courroux ; ils les ignorent sim- plement.

Les critiques d'aujourd'hui admettent toutes les tentatives, ils admettent les- plus absurdes s'il le faut, car l'art a besoin du ferment de l'absurde.

Les critiques d'aujourd'hui ont prêché une tran- quille férocité : qu'importe que des artistes mal préparés succombent à l'effort, soient vaincus par l'absurde. Les autres seront bien servis par de tels suicides. L'ère des virtuoses est close.

Toutefois, les critiques d'aujourd'hui n'oublieront pas que nous vivons au siècle des grandes décou- vertes, que ce souci de la recherche peut requérir

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L ART VIVANT

uniquement l'artiste et qu'il est urgent de lui rap- peler qu'il lui faut accomplir et qu'il doit tendre à l'unité.

Nous retrouverons longtemps encore, aux Salons, les mêmes badauds ivres qui ne savent que rire et les mêmes sages, par profession, tenant cet étrange langage : « Classiques, nous acceptons le meilleur des plus audacieuses recherches d'hier »,.. tout en défendant de si profitables curiosités à l'avenir

Certes, l'Ordre classique nous satisfait ; mais ce qui prouve la faiblesse des néo-classiques c'est qu'ils n'ont pas eu de critique d'art. Je ne veux point dire la critique d'art moins aisée que la cri- tique littéraire. Je m'étonne seulement que nos classiques soient incapables d'adopter un seul peintre contemporain, incapables de saisir les rap- ports de l'art et de la littérature et de reconnaître qu'enfm, et grâce aux efforts de vingt années de quelques poètes et écrivains^ dans la grande et dans la petite presse, la Peinture qui depuis tou- jours était en retard de dix années sur les Lettres (découvrant le Symbolisme à la mort de Mallarmé) l'a rejoint aujourd'hui. Il fallait une alliance étroite, désintéressée, généreuse, toute d'amour, c'est-à-dire capable de création authentique pour atteindre à cela. Le bénéfice d'une telle rencontre est inestimable. Tous ceux que les préjugés n'en- combrent plus se plairont à l'avouer. C'est une si

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VINGTIEME SIECLE

rare et si complète alliance qui peut vraiment, et seule favoriser l'Ordre classique.

Nous ne voulons être ni des énergumènes, ni des sergents de ville. Nous ne voulons pas confondre La Consigne avec La Discipline.

Les artistes dont on s'inquiète ici sont des plus divers, et parfois encore en pleine effervescence. D'autres sont fixés à jamais. Des uns aux autres, pourtant, ils sont au plus haut point représentatifs de tout ce qui s'éleva pour briser les canons con- ventionnels et, par même, ils s'affirment les seuls peintres dignes de notre tradition.

L'art est libre désormais.

Rencontrerons-nous çà et là, comme au hasard des expositions, les signes de l'absurde ?

Il convient de ne pas s'y tromper ; pour cela, considérons l'œuvre des œuvres, en bloc. Jamais depuis le moyen-âge on ne vit une si riche manifes- tation collective ; il sied d'insister sur ce mot.

Chaque année, le peuple des peintres vivants (c'est-à-dire non académiques) abandonne des tré- sors à la collectivité ; trésors faciles à distinguer parmi les scories (utiles aussi), de même qu'il est aisé de reconnaître les reprises intelligentes et

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L ART VIVANT

nécessaires parmi les stériles et inévitables démar- quations.

L'imitateur de Derain vaut l'imitateur de Lam- bert le peintre des chats, s'il n'est qu'imitateur, et en dépit de son illusion, laquelle peut être noble.

C'est pour cela qu'il ne faut presque rien négliger, pour cela qu'il ne faut même pas craindre quelque excès. Le temps fait les styles et les épure. Il y eut de l'absurde chez les bâtisseurs de cathédrales et il y eut de l'absurde chez les Renaissants. Nous voici après les impressionnistes qui nous pa- raissent si sages (malgré quelque déraison de fait), après Cézanne qu'il faut bien admettre aux pre- miers jours d'une indiscutable renaissance^

Sachons ne pas nous effrayer de la multiplicité des efforts ; multiplicité dont l'unité triomphera ; encourageons tous les appels à la vérité nouvelle et défendons-nous de cette lâche amitié qui nous interdirait d'encourager un artiste riche d'une certi- tude à s'approcher du risque mortel. D'autres récolte- ront. Encore une fois, les derniers seront les premiers.

Ils récolteront aussi abondamment que les plus jeunes d'entre ceux d'aujourd'hui, débiteurs d'aînés immédiats qu'on les voit combattre parfois avec une cruauté nécessaire. C'est grâce aux efforts de ces générations généreuses, volontaires, audacieuses, que l'art est libre enfin et l'ère des virtuoses enfin close.

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VINGTIEME SIECLE

La grande erreur des académiques, des officiels, est de croire à une orthodoxie de l'art, aux canons de l'Ecole.

S'imaginant les gardiens de la tradition, ces con- servateurs — ces hommes immobiles qui ne sont pas même des réactionnaires reprochent notam- ment aux modernes ce qu'ils définissent, avec une grande pauvreté de vocabulaire, leur « parti-pris de déformation ».

N'y a-t-il donc pas toujours eu déformation, chez les anciens comme chez les modernes ? Les gothiques ne sont-ils pas des déformateurs ? Je n'ai jamais pu comprendre l'horreur qu'inspire une statuette cubiste ou un bois sculpté de Gauguin, ou une figure puissante de Bourdelle, aux maniaques encombrant leurs intérieurs de vierges et d'ascètes médiévaux.

Les canons de l'Ecole aussi sont des déforma- tions *,

* Lorsque, pour une consultation ouverte par Le Matin, je demandai son sentiment, sur l'opportunité de reconstituer les monuments (Reims, Soissons, Arras, etc.) détruits par les Allemands, à M. Camille Enlart, le savant Conservateur du Musée de Sculpture comparée, au Trocadéro, l'érudit historien de l'art médiéval, l'artiste très sage qui n'évoque pas sans s'attendrir l'ombre de son « bon patron Bougue-

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l'art vivant

Les académiciens sont des déformateurs, autant que Seurat, Van Gogh, Cézanne, Henri Matisse, André Derain et Picasso. Mais ils déforment servi- lement ; ils déforment en imitant et poussent l'imi- tation jusqu'à l'imitation de soi'même. A priori^ je les condamne pour leur stérilité puisque leur art est sans prolongement possible.

Pour nous, fervents de l'art moderne, qui fondons notre goût d'un tel art sur notre amour de la vie non pas parce que cette vie est aimable, douce, facile, généreuse (hélas !) mais parce qu'elle est le fait de vivre, nous ne prétendrons jamelis que le point dernier à quoi l'art est parvenu quand nous devons nous prononcer soit le terme de cet art.

Nous voulons toujours rompre le cercle à l'instant qu'il va se clore par l'effet de quelque mensongère

reau » me répondit, oubliant que le buste du fâcheux Viollet- Leduc décorait le seuil de son cabinet : « Pas de l'Cdônsti- tution possible ! Elle est indésirable. Nous assistons enfin à la faillite du pastiche. Non seulement nous pouvons, à coup sûr, indiquer dans un ensemble la partie reconstituée, mais encore savons-nous infailliblement dater cette restau- ration. C'est à cause de l'esprit de déformation particulier à chaque époque. L'cufaht de Paris en 1920, l'enfant lui- même, ne dessine pas sur les murs comme le gamin dti xvïii* siècle, lequel n'a pas les tt-aits du gamin romain. »

Mais M. Enlaft s'en tient ; hO légitimant qUe les défor- mations selon la nature et déniant cette prudence à Matisse «envers qui l'on ne saurait se montrer trojî sévère». L'argu- ment de l'érudit n'eu est pas moins bon à retenir.

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VINGTIEME SIECLE

rigueur académique, ou lorsqu'il semble menacé de se dissoudre dans l'amorphe par sa propre con- sommation.

L'impressionnisme nous mit très précisément en face de ces périls. Le génie même de Matisse nous fit redouter l'absolu de cette catastrophe.

Saisi du hautain souci de se rendre maître de la plus grande luminosité en répudiant l'éclairage, qui après tant de virtuosités acquises n'est plus rien qu*un truc méprisable de photographe (puisque Rembrandt laissa une postérité et que nous eûmea les Anglais interprètes de la nature et Delacroix et Courbet et Signac !) il manqua d'être propre- ment envoûté par la couleur, sans autre profit. C'était bien la peine d'avoir tant travaillé, tant appris, tant appris à oublier ! tant interrogé, tant découvert afin d'être à jamais délivré des chaînes de l'esprit décoratif pour aboutir à un idéal à la portée des costumiers. Henri-Matisse est heureu- sernent bien autre chose qu'un Besnard plus impé- tueux, plus racé et plus cultivé ; il est l'un des héros car l'esprit de sacrifice est en lui de l'art contemporain et cette justice doit lui être avant tout rendue de proclamer qu'il fut le premier à reconnaître les signes de l'art qui s'opposait à sa forme créatrice et à favoriser cet art celui de Derain, de Braque, de Picasso et plus tard de leurs élèves schismatiques dont les premiers et les

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LART VIVANT

meilleurs furent Gleizes, Metzingcr et les Duchamp- Villon parce qu'il ne pouvait échapper à sa riche et fine sensibilité, non plus qu'à sa conscience d'artiste, qu'en devait naître l'unique possibilité de survie de la peinture française. On sait, on s'en persuadera ici, quel est aujourd'hui le splendide épanouissement des jeunes rameaux du vieil arbre dont la sève, non point tarie, se répandit un instant hors de ses voies naturelles et secrètes.

J'ai beaucoup combattu naguère Henri-Matisse dont l'œuvre m'avait donné tant de joie. Il y eut une heure où, avant la révolution organique du cubisme, due au sévère et frémissant Picasso, grand entre tous, je vis en ce Matisse un maître dangereux.

Tout, jusqu'à cette guerre cruelle, ne dément-il pas le rêve stérile des académiciens immobiles ? L'ensemble des œuvres réunies au dernier Salon d'Automne non pas le meilleur après cinq ans de carnage est encore une leçon de vie et de liberté.

Leçon de vie, parce que toutes les œuvres sont intimement liées les unes aux autres, parce qu'elles sont, pour ainsi dire, datées, au plus haut point représentatives de leur époque, des inquiétudes

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VINGTIEME SIECLE

passionnées de leur époque (naturalisme et anarchie chez les impressionnistes survivants ; logique fer- vente des cubistes), sans avoir rien à redouter des fugacités de la mode, capables d'aborder l'avenir et par cela même classiques. Leçon de liberté, parce que cet art libre auquel nous vouons tous nos efforts a bien pu n'être prêché et mis en œuvre qu'en France sans ruiner chez les étrangers, nos hôtes à l'école de Monet, de Cézanne, de Matisse ou de Picasso, les vertus nationales. C'est l'art académique, au contraire, qui stérilise (il ne les cristallise même pas) les forces particulières, indi- viduelles, sans jamais atteindre à quelque art européen, lequel réclamerait au moins un don authentique d'humanité dont nos indigents officiels sont singulièrement dépourvus.

Par l'Art Vivant, l'art va vraiment se confondre avec la vie, pour la revanche de ce siècle ensan- glanté.

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HIER DANS AUJOURD'HUI

MAURICE DENIS

L'art de Maurice Denis, créancier des artistes libres d'aujourd'hui, est un art d'efTusion. Mais, mystique, ce maître ne s'égare pas dans les nuées extatiques. Catholique à la façon de Paul Claudel, il puise dans le fonds puissant du catholicisme l'amour de la règle et cette humilité qui s'accom- mode de l'orgueil suprême : l'orgueil de la commu- nion et de l'amour du dieu fait homme. Chaque œuvre de Maurice Denis est une communion.

Son mysticisme n'est jamais fade, parce que sa quête du ciel ne le dérobe point à notre humanité. Même, il y a plus de religiosité poignante dans ses Jeux dans les rochers, d'heureuses créatures recréent un paradis, que dans l'image évidemment arbitraire de Sainte-Efflam. Ainsi préférons-nous VEchange aux « sketchs » édifiants composés par Paul Claudel pour les patronages.

Justement loué d'avoir, savant entre tous, répu- gné à l'habileté, Maurice Denis ne pèche-t-il pas

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L ART VIVANT

par quelque soin trop visible de la naïveté ? Ce n'est plus alors à Paul Claudel qu'il est comparable, mais à Francis Jammes, soucieux d'une naïveté qui se fait pardonner par quelque pédantisme, d'où la Madone aux Tritomas... de la famille des lilia- cées, selon les encyclopédies, les manuels et le catalogue Vilmorin.

La main du peintre nous rend légers ces péchés littéraires. Maurice Denis sut souvent atteindre à la puissance avec un choix avare de formes, de lignes, de tons. La mesure qui gouverne ses compo- sitions est harmonique au premier chef, et de telle sorte que c'est en son obéissance à cette mesure que Maurice, Denis est à la fois si humain et si religieux, plus que par ses intentions morales réduites parfois à d'étroites pratiques de piété.

Economie de lignes et de couleurs, économie au double sens du mot. Telle est la grande vertu de ce peintre dont le génie n'a pas à souffrir de varia- tions vulgaires, qu'il peigne le plafond du Théâtre des Champs-Elysées ou qu'il enlumine les Fioretti de Saint-François d'Assise.

Je ne crois pas au hasard. La couleur, chez Maurice Denis, blesse certaines sensibilités. Il y a loin de la chapelle' du Vésinet à la chapelle de Saint-Sulpice décorée par Delacroix. Maurice Denis composa-t-il sa palette ?

J.-K. Huysmans a demandé au vocabulaire natu-

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HIER DANS AUJOURD HUl

raliste des mots-pierre pour démolir les « bondieu- series » polychromes dont raffolent sacristains et Enfants de Marie. Mais est-ce que la fadeur de cette enluminure ne correspond pas assez bien à ce qui fut une foi ardente, brûlante, dramatique et qu'on a vu dégénérer en un sentiment plus incer- tain, soutenu par de minutieux exercices spirituels ?

Il n'est peut-être pas absurde de croire que Mau- rice Denis a été touché en son cœur de la pauvreté même de ce qui fut toute grandeur. Sa palette n'est guère plus riche que celle d'un barbouilleur fournisseur du diocèse, mais l'économie, l'emploi nouveau des tons indigents leur confère un éclat inespéré et les délivre de l'excessive vulgarité.

Pourquoi ne pas croire cela, si Maurice Denis ne nous permet pas un instant d'oublier qu'il est un artiste religieux ?

Hélas ! M. Maurice Denis demeure aux frontières anciennes de l'art vivant. Il ne se continue qu'à travers ceux qu'il nourrit encore de son enseigne- ment sans doctrine précise. Déjà, il ne représentait plus son temps lorsque M. Astruc s'avisa de lui confier la décoration du grand théâtre des Champs-. Elysées.

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L ART VIVANT

FÉLIX VALLOTTON

Félix Vallotton est une victime.

Pressé de ne pas demeurer en Suisse l'eût immanquablement atteint le simultanéisme élec- toral d'un Holder, il vint à Paris dans le temps que c'était l'anarchie qui gouvernait les beaux esprits. Très intelligent, Félix Vallotton n'eut pas de peipe à comprendre que tout était à refaire et que tout était digne d'être tenté. Peut-être Félix Vallotton était-il trop intelligent, trop « esprit » pour échapper aux séductions, sinon de l'esprit, au moins du tour d'esprit. L'humour manqua l'absorber. C'eût été bien la peine de fuir la dignité, alémanique mais irrécusable, du fraternel Hodler.

Cependant Félix Vallotton se tira du bourbier spirituel avec une extrême élégance. Il dessina dans les petits journaux sans mériter d'être étiqueté humoriste ; il fut un vrai et solide dessinateur ; dessinateur, il eut le bonheur rare d'inventer un trait.

Les amateurs se disputent certaine affiche en trois tons exécutée pour le Concert Européen et qui, valant leurs plus belles, marque aussi bien l'époque (1895) que celles de Forain ou de Henri de Toulouse- Lautrec.

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HIER DANS AUJOURD HUI

Ses illustrations de la Maîtresse de Jules Renard sont une espèce de chef-d'œuvre et, faisant par- donner d'assez médiocres bonshommes, il y a des figures émouvantes parmi tant de portraits au trait répandus à travers les deux Livres des Masques de Rémy de Gourmont et les tomes de la Beinie Blanclie, dont Félix Vallotton fut, avec Pierre Bonnard, l'homme indispensable.

J'ai dit que ces illustrations de la Maîtresse sont une espèce de chef-d'œuvre. Chef-d'œuvre dans la manière de Jules Renard admirablement compris par Félix Vallotton. Or, se souvenant qu'il n'avait pas quitté la Suisse pour ne s'enrichir que d'esprit, fût-il pointu, Félix Vallotton vit, lui aussi, et des premiers, que Renard était un Hugo retourné, un fabricant de petites merveilles narquoises avec la matière réduite des grandes images lyriques.

Et lui aussi serait lyrique, et épique ! Pourquoi pas ?

Tout cela est très sensible à travers les toiles datées de l'époque évoquée ; tout cela pour aboutir aux allégories qui valurent à cet enfant prodigue de l'anarchie d'être nommé le Cabanel du Salon d'Automne.

Pourtant, comment marchander le respect à ce peintre qui n'a pas trahi, à cet artiste intelligent, probe et qui eut le haut mérite de courir au risque de déplaire, anxieux de fuir l'esprit afin d'atteindre au pur esprit ?

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L ART VIVANT

On peut, et l'on doit, être dur pour ce peintre nous présentant, au Salon, dans les galeries, ses dernières œuvres, une à une. Il nous laisse cepen- dant espérer.

Que Félix Vallotton ne s'offense pas. C'est des grands artistes seuls qu'on peut vraiment espérer. Et la volonté, la probité, le tourment permanent^ l'angoisse de la dignité dans le charme, tout cela qui fut le trésor moral de Félix Vallotton le situe très haut toujours, même lorsqu'il déplaît le plus pour d'exactes raisons.

Félix Vallotton doit tout à la patience.

Le souci, jamais abandonné, de la composition l'amène naturellement à affronter la grande pein- ture décorative. On l'a justement accusé de séche- resse. Il faut encore comparer Vallotton à ces écrivains qui, mettant toutes les ressources de l'imagination au service de leur volonté créatrice, préfèrent, devenus maîtres de leur pensée, la can- deur du style le plus dépouillé aux somptueux arti- fices.

Sobre, Vallotton veut l'être jusque dans sa cou- leur. Ses nus rythmiques ont pour cadres des cieux fixes ou des eaux immobiles, mais d'une pureté indéniable.

La grande veitu de Félix Vallotton est la logique. Nous savons qu'il est des logiques ennemies du logicien.

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HIER DANS AUJOURD HUI

Sans oser un insoutenable paradoxe, je veux dire, d'abord, que les artistes qu'un critique de bonne foi peut attaquer, en les discutant longue- ment, comptent parmi les plus intéressants de l'époque. Que l'artiste soit assuré du respect que nous inspire sa haute conscience et tout cela même qui éloigne de son œuvre, La sincérité, la science de Félix Vallotton valent qu'on lui épargne l'inso- lence d'une critique négligente.

L'aventure de Félix Vallotton demeurera singu- lière. Exagérerai-je en la disant dramatique ? S'il est vrai que l'on ait pu un jour écrire de ce peintre savant et robuste, patient, ardent et méditant, qui compta au nombre des révolutionnaires de son âge, qu'il en arriva à s'inquiéter sérieusement d'égaler Cabanel, il reste aussi vrai aujourd'hui que ce jugement, vraiment trop sommaire, ne sauiait pas suffire. Ce qui rend vraiment dramatique l'aven- ture de ce peintre c'est ceci : artiste paiticulière- ment sensible, au lyrisme sans spontanéité par- fait illustrateur de Jules Renard il en arriva à se défier du pittoresque. L'inquiétude de Félix Vallotton fut le fruit d'une sagesse lentement acquise. Je n'ose soutenir qu'il n'eut pas raison de penser que le pittoresque peut bien être quelque 27

L ART VIVANT

chose de très étranger à l'art de peindre ; une Invon- ti©n de gens ignorant tout des moyens plastiques. Les photographes amateurs croient au pittoresque ; ce sont des romantiques dégénérés. Ils croient aussi au « motif », frères en cela de M. Legout-Gérard, qu'on dit propriétaire sur la côte bretonne de « motifs gardés ». Cézanne en partant aux champs disait : « Je vais travailler sur le motif ». C'est vrai, mais les motifs de Cézanne ne sont pas pittoresques. Un sacrifice peut apporter la paix et la paix absolue est l'asile du génie. Félix Vallotton fut en proie à l'inquiétude, au délire des scrupuleux. Parce qu'il avait beaucoup osé, il voulut s'imposer les mesures ét;oites des académiques. Il crut à la nécessité de s'ennuyer, d'être ennuyeux et n'y réussit que trop.

ALBERT MARQUET

Naguère les cinq Années terribles nous forcent- elles à écrire : jadis ? on trouva une place dans la grande cage des Fauves pour ce bel artiste.

Or, Marquet n'est pas de ceux qu'on enferme, fût-ce dans une formule, dans une manière. Il s'évada, se contentant d'être l'un des meilleurs peintres de son temps. Il fut laborieux, esthète

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HIER DANS AUJOURD HUI

parfait avec tout ce que Wilde savait trouver d'admirable dans le travail manuel. Demain, tous devront saluer en lui un maître. Alors, il y aura des banquets, des discours, et nous verrons peut- ttre Marquet s'appuyer sur le bras de M. Besnard, au dessert, ainsi qu'on vit M. Besnard au bras de M. Bonnat. Il sourit déjà en y songeant, de ce sourire pincé mais sensible qui ne l'abandonne jamais. Coiffé d'un immuable feutre méthodiste, les yeux brillants derrière le binocle, ce petit homme va par la ville, et par les villes, rafraîchissant ses sensations. Mais c'est de sa fenêtre ouverte sur le trouble et beau ruban de la Seine que Marquet prend le plus de joie à considérer le monde. C'est aussi qu'il peint le plus volontiers.

Avant d'être un peintre de nus cursifs, ou bien, à l'Estaque, un touriste stendhalien, il est le grand peintre de Paris, vu largement.

Albert Marquet en. explora, il y a une quinzaine d'années, les coins épiques en compagnie du pauvi-e Charles-Louis Philippe, dont il devait illus- trer le Bubu de Montparnasse. Le peintre et le romancier, vêtus à la maigre façon d'employés en congé, myopes clairvoyants, visitèrent les bars à musique du « Sébasto » et de la rue de la Gaîté ; les caveaux nocturnes et les zincs éclatants ainsi que des autels de la Patrie.

Marquet exécuta, au retour de ces promenades,

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L ART VIVANT

d'admirables pastels, hélas ! inutilisés. Les verrons- nous un jour ?

Depuis, sa maîtrise s'est affirmée ; il n'est plus seulement le meilleur peintre d'aspect de villes ; ses nus, s'ils me semblent d'importance seconde dans son œuvre, n'en sont pas moins d'un art à la fois aigu et plein de langueur, comptant parmi les œuvres les plus saisissantes, les plus significa- tives de notre époque dramatique.

La renommée n'a exigé de lui aucun sacrifice. 11 demeure fidèle à son instinct premier tout instinct, aussi bien qu'à ses façons, à son chapeau de quaker et à ce pince-nez de bureaucrate qui est, peut-être, celui de Charles-Louis Philippe.

GEORGES ROUAULT

Il conserve le Musée Gustave-Moreau, et c'est un conservateur modèle Ses soucis administiatifs sont, d'ailleurs, assez minces pour que Georges Rouault îi'ait pas eu à renoncer à la peinture, comme certains de ses collègues.

L'art de Rouault surprend, éloigne souvent ; mais, cependant, il est très raisonnable de l'admirer. Est-il caricaturiste ? Peut-être. A coup sûr, il n'est pas humoriste.

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HIER DANS AUJOURD HUI

Il a de rhumanité une vision assez peu complai- sante. L'humanité paraît donner raison à Rouault.

Ses modèles, c'est aux Enfers, monsieur Ubu et ses cousins de robe, d'épée, de phynance, de cour et de lupanar. Sans écorcher, sans décharner ses personnages, il leur fait danser la plus horrible des danses macabres. Pour nous punir de nos péchés, Rouault, céramiste habile, orne de ses ter- ribles effigies nos assiettes à dessert. Baudelaire eût trouvé bon de méditer ainsi sur les infamies humaines en dégustant la poire et le fromage.

Georges Rouault s'est particulièrement attaché, après Daumier, à synthétiser, par de violentes touches de bleu et de rouge, l'âme du juge. Quelques- uns ont poussé les hauts cris devant ces horrifiques pantins de cour d'assises. Mais le regretté substitut Granié, ce sage magistrat ami des arts, les déclarait tout à fait ressemblants. Pour ce motif, le prévenu fut renvoyé des fins de la poursuite. Mais il ne sera pas mis en liberté ; il demeure prisonnier de Gustave Moreau, en son Musée et hors de son musée. Ou bien tout l'univers sensible devient un vaste Musée Gustave Moreau.

Choisir des modèles bouffons n'est pas toujours faire œuvre d'ironie, et l'on ne peut dire que M. G. Rouault se plaise à secouer les grelots de la morne caricature.

Il a de la vie une vision puissante qui correspond

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L ART VIVANT

à une sensibilité très profonde ; Georges Rouault se contente, bonnement, des modèles que son époque lui propose et il lui suffit d'être un peintre appliqué pour que, sans les juger, il les condamne. Pourtant, cette préoccupation est secondaire chez Rouault, avant tout intéressé par la matière, de la forme à la couleur. C'est un réaliste qui voit large toujours et qui souvent voit juste.

Ses juges sont hideux, ses bourgeois infâmes et ses filles exhalent les pestilences du vice vulgaire. Mais qu'ils sont touchants ces clowns bariolés comme leurs propos fous, ce pierrot disloqué, ces femmes nues, nos simples animaux, et ces paysans, plus que d'autres attachés à la glèbe, car leurs faces ont la couleur même des labours nourriciers.

J'imagine mal que l'avenir puisse s'essayer à définir l'inquiétude contemporaine sans beaucoup devoir à l'art orgueilleux et discret, plébéien et si fier, de Georges Rouault.

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II

TEMOIGNAGE

Impressionnisme... post-impressionnisme... les petit-fils de l'impressionnisme... des mots ! Le vocabulaire des dialogues d'atelier ne convient plus.

L'impressionnisme n'échappe pas à la commune règle de victoire et continue d'être l'impression- nisme, absolument, totalement, jusque dans ses plus aventurés prolongements. Cela est si vrai, comme de la plus forte racine se desséchant à la fleur la plus frêle, la plus haute, qui s'étiole qu'on ne voit enfin l'Impressionnisme trébucher glorieusement dans l'histoire et ses temples, les Musées, qu'à l'instant ses derniers tenants, assouplis à ses façons, (discipline en cette occurence serait impropre), sont poussés, par tout ce qui monte, vers le carrefour d'où les théories d'ombres gravissent à leur tour les degrés du Musée.

Car c'est ainsi qu'on domine, dans le temps, par la mort.

J'ai promis de m'inquiéter des vivants.

L ART VIVANT

Des maîtres de grand talent pourront encore augmenter leur œuvre, ils ne la prolongeront plus dans autrui. Ils sont désormais à moins d'impos- sibles retours sans héritier. Le siècle nouveau ne compte plus avec eux.

D'autres aînés, que j'ai nommés ; d'autres encore que je nommerai, suivant Hier dans Aujourd'hui, ont, comme un Matisse (lui-même), comme Friesz, très nettement, fait un merveilleux vœu de vivre qui leur assure, avec le miracle du renouvellement dans l'entière personnalité, le bénéfice de cette jeu- nesse refusée à Faust usant de maléfice.

Ces peintres seront longtemps encore des phares. On pourra oser, dans levir orbite, toutes les aventures.

En revanche, tout ce que conditionne l'impres- sionnisme appartient désormais à un cycle fermé. Le premier Salon libre d'après-guerre, le Salon d'Automne de 1919, « ce mortel triomphe des valeurs classées », selon l'expression du plus rai- sonnable des peintres sachant écrire, nous en fournit la certitude.

L'impressionnisme a pu rayonner, jusqu'au Fau- visme. Il portait toujours la mort en soi. Je rap- pellerai ici ce que m'en disait Odilon Redon qui, sans qu'on l'en payât autant qu'il convenait, permit précisément aux Fauves les plus assurés du don de vie de croire continuer l'impressionnisme, sans en périr avec lui.

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le^

HIER DANS AUJOURD HUI

Odilon Redon disait :

Les impressionnistes sont petits en ce qu'ils ont nié l'imagination. Réalisme ?

Leur réalité n'est pas la réalité.

C'est maintenant seulement que je rends publique cette confidence de Redon. On n'eut pas besoin d'en posséder la formule exacte pour en arriver, après l'impressionnisme, et en manière de réaction, à la formule fameuse des cubistes légiférant, après Picasso silencieux et solitaire :

La conception l'emporte sur la vision.

Qui plus que Bonnard ou Vuillard, artistes riches de dons si grands, si parfaitement peintres, nia l'imagination ? Ils ouvrirent aussi l'abîme Matisse manqua précipiter toute la peinture.

C'est pour n'avoir pas rendu les armes à de tels aînés que les vivants d'aujourd'hui nous sont si chers.

Que vaut pour autrui la pensée qui mène Maurice Denis ? Qu'était-ce que le pauvre sym- bolisme de Gauguin ?

Bonnard put exalter, au sens double, une époque. Il l'exprima pleinement et il en toucha tous les

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L ART VIVANT

cœurs ; mais c'était une époque de confusion. Bonnard eut un immense talent, un talent dont il ne peut plus que s'amuser puisqu'il ne s'étend pas. L'honnêteté dans la conviction contraint à de dou- loureuses positions. Je ne me défend pas contre certain charme encore reçu d'une toile de Bonnard et je lui chercherai pire querelle qu'à Vallotton dont les ouvrages me causent un si net déplaisir. Je puis parler d'une « composition » de Vallotton ; je ne puis même pas dire un « tableau », parlant d'une des plus importantes toiles du dangereux et plaisant essayiste Bonnard.

Tout cela, qui est assez mélancolique, m'avait assailli peu de temps avant l'ouverture de ce Salon d'Automne de 1919. C'était aux entr'actes d'une présentation cinématographique, et de propagande, du peintre américain Harry B. Lachmann, au Grand Théâtre des Champs-Elysées ; ce bâtiment dont Forain, victime de l'esprit ennemi de l'intelli- gence, décriait exactement ce qu'il en fallait louer, l'architecture relevée des hauts-reliefs de Bour- delle. Vous savez : « Le Zeppelin de l'Avenue Mon- taigne ! »

J'avais considéré avec beaucoup de tristesse le plafond de ce théâtre peint par Maurice Denis. Il n'est, à nos yeux, d'aucun temps, ni de personne. Il ne résiste ni à son époque, ni à la nôtre. Pour- tant, par l'effet d'un certain artifice, ça se main-

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HIER DANS AUJOURD HUI

tenait. Littéralement, ce plafond ne nous tombe pas encore sur la tête.

Au Salon d'Automne, dans la désolation arctique de ce coin de salle, je crus entendre craquer le plafond.

Vuillard aussi participa à la décoration du théâtre des Champs-Elysées. Et ça, c'est une date 1 Et quel lieu ! Que de gloires enterrées !

On s'explique le malheur qui pesa sur cette maison. Par un instinct étrange, le fondateur con- voqua tous les talents consommés, tous ceux dont la destinée était close. Vuillard ! Bonnard ! deux noms liés à ce point, deux talents à ce point confondus qu'on s'y trompe.

Ils me pardonneront d'écrire que leur talent, devant lequel il faut qu'on s'incline, repré- sente le plus, le mieux, tout ce que nous avons scrupuleusement combattu. Nous n'avons com- battu que des artistes dignes de notre sage fureur. Leur œuvre traîne dans le siècle comme un vieux numéro de la Revue Blanche ; numéro de choix, il est vrai, qu'on recherche, qu'on se dispute encore.

UN HUMORISTE

De Bonnard maître de ce temps évoqué, je pus, alors que ses adversaires qui me sont chers naissaient

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L ART VIVANT

à peine à l'art, écrire qu'il était «le plus tendre des humoristes ».

D'abord illustrateur, commentant de lignes essentielles les textes des plus modernes écrivains, c'est un sentimental vraiment élevé à l'école de cette Revue Blanche l'on cultivait aussi l'ironie, très spéciale, de Jules Renard à Max Stirner.

On se souvient des délicieux bonshommes qu'il dessina pour le Solfège de Claude Terrasse. On se souvient des synthétiques culs-de-lampes imaginés pour les Spéculations du pauvre et grand Alfred Jarry, des marges inattendues de VAlmanach du Père Ubu et des parfaites lithographies qu'il fit exprès pour l'édition de Parallèlement, de Paul Verlaine, imprimé avec les poinçons gravés par Garamond sur l'ordre de François I^''.

La Revue Blanche est morte ; Jarry et d'autres sont morts et les vivants s'en sont allés, chacun de son côté. Mais Bonnard n'oublie pas qu'il les a bien aimés.

Ce peintre d'intérieurs médiocrement riches, d'intérieurs à divans intellectuels, cet intimiste, pour parler jargon, est surtout un peintre du sen- timent. Fuyant le joli, il est toujours gracieux et ne s'embarasse pas autrement si l'exigente laideur s'est installée dans un angle parmi des surfaces de beauté reconnue, proclamée au moins et par de très intelligents amateurs. Ceci est bien.

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Hier dans aujourd hui

De cette laideur, Bonnard s'amusera de tirer un parti plaisant ; c'est un peintre du sentiment dont le dessin parut se soutenir par sa correspon- dance avec une émotion profonde, ingénue.

Il y a dans l'œuvre de Bonnard, un Effet de glace qu'on doit tenir pour une des plus heureuses réali- sations de cet art à la fois précis et distrait par la mobilité des choses. Quand il fallait dominer cette mobilité, Bonnard en faune apprivoisé, vaincu, s'est laissé distraire par la ronde des sensations. Bonnard, poussant l'impressionnisme à l'extrême, et l'aggravant d'esprit, tient pour évident que chaque minute modifie chaque i)b]et. Il lui a manqué une toute petite curiosité de la multiplicité de l'unique pour être qui sait ? un précurseur du Futurisme. Le Futurisme aujourd'hui failli est une suprême folie impressionniste.

Il n'y a aucun péril à s'abandonner au charme de certains nus de Bonnard.

Bonnard, parfois, fut attachant paysagiste. Dans un paysage, d'une pureté rare chez ce peintre. Le train et les chalands, parmi les souples ondulations du terrain aux teintes multiples, les arbres épanouis sous le ciel peuplé, c'est le train, cette chose laide en soi, qui donne à l'œuvre sa véritable valeur.

Mais BonnaTd revient vite à des charges d'atelier pour rapins enfin cultivés, à des poèmes bourgeois d'une ironie qui tombe souvent au piège, aux

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L ART VIVANT

tendres jeux impurs des petites Amies jouant à la grande Sapho, comme disait Alfred Jarry.

Vuillard fut un jumeau de Bonnard, avec moins d'esprit et plus de profondeur. 11 est constant qu'on le nomme en second, avec quelque injustice appa- rente.

Est-ce donc qu'un tel art, opposé à toute vraie plasticité, ne se soutient que par l'intellectualité ?

CHARLES GUERIN

Charles Guérin a fréquenté les musées autant que l'a pu faire André Gide qui l'estime. André Gide est poète et théoricien ; se promener dans les galeries vénérables suffit à l'enrichir. Mais Charles Guérin n'a peut-être pas assez copié les maîtres. Doué du sens le plus séduisant de la couleur, il se laisse encore, çà et là, embarrasser par la matière et l'on peut déplorer que dans ses natures mortes, la viole d'amour, la gourde et le bouquet, soient d'une même qualité.

On aimera, comme il faut les aimer, les tendres mascarades, un peu littéraires, qui favorisèrent la

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HIER DANS AUJOURD HUI

fortune de Charles Guérin. Ces scènes au parc ne sont pas d'un Watteau comme on l'a dit ; fêtes galantes d'une sensualité toute moderne, elles allient à la grâce convenue le charme d'un exotisme imprécis, d'une beauté guère plus chinoise que les Chinoises de Boucher. C'est, d'ailleurs, à ce maître, bien mieux qu'à Watteau, que l'on pourrait en appeler de Châties Guérin.

Le rythme de certains nus, Femme Nue, Torse au jupon vert, Torse au collier vert, Torse nu, Le modèle, Buste au sein nu, etc., est évidemment clas- sique et l'art de Guérin demeure mesuré, même en ses fantaisies carnavalesques ; il témoigne, en outre, d'une distinction étudiée, cette forme bour- geoise du goût à quoi n'atteignent que peu des professeurs chamarrés, qu'un mauvais plaisant dénommait les artilleurs du canon académique.

Au fait, Charles Guérin, est, lui aussi, professeur. C'est un prudent maître et qui, selon Ingres, ins- crirait volontiers au fronton de son académie de peinture : Ecole de Dessin. On peut supposer que divers portraits ne sont que d'habiles démonstra- tions à l'usage des dames peintres de la rue Cam- pagne-Première.

Erreur légère et que rachètent tant d'heureuses « réussites » dues uniquement au don appuyé sur la patience et la méthode, dont il parvient à faire oublier qu'elle est courte.

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L ART VIVANT

ET PUIS, VOICI DES FLEURS...

Une œuvre charmante, spontanée en son essence, appuyée avec certitude sur la plus tendre part de notre tradition, complète en soi et n'ayant eu que des influences indirectes, légères comme elle-même. C'est l'œuvre de Pierre Laprade dont la vertu, à nos yeux et selon l'esprit dont on voudrait animer ce livre, est d'avoir vu droit, en classique, Bonnard commençait de prendre l'abîme pour l'infini.

Ce n'est pas rien que pour des raisons d'amitié, et à cause d'intentions propres à quelque marchand bon administrateur des talents, que Pierre Laprade, qui n'a rien d'un farouche solitaire, fit longtemps partie d'un groupe, aujourd'hui désagrégé, dont les expositions collectives, régulières autant que fêtes carillonnées, réunissaient les noms de Maurice Denis, Lebasque, Herman-Paul, Odilon-Redon et Théodore Van Rysseberghe.

Pierre Laprade, même lorsqu'il expose seul, laisse bien voir quel lien l'attache aux artistes de son groupe. C'est un certain goût de Vendécor, s'il est permis d'ainsi dire, pour être vite compris.

D'ailleurs, qu'on n'imagine point théâtral, ce

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HIER DANS AUJOURD HUI

qui serait fâcheux, l'art de Pierre Laprade. Ce peintre se complaît aux somptueuses ordonnances, mais par des moyens volontairement simples. Rien d'autre ne l'unit à ses cinq illustres confrères. On l'a justement loué pour la souplesse et la fermeté des lignes, l'éclat tempéré du coloris. C'est aux mémoires bien écrits des deux derniers siècles qu'on songe en voyageant, sur le tendre chemin classique de ses peintures et aquarelles un des meilleurs instants d'une carrière heureuse de Marseille à Rome, jusqu'à Palerme, sans poser le pied sur le ponton d'où Signac aperçut sa belle Venise que personne ne visite plus, et en reconnaissant que Ziem a menti. Le port d'où il prétend avoir fait voile pour le plus proche Orient n'existe pas. C'est ce dont, avant de nous ramener à Versailles, à Saint-Cloud reconquis par les herbes, aussi, nous persuade la douceur classique de Pierre Laprade aimé des nymphes les moins inhumaines.

ILE DE FRANCE

On a dit de Francis Jourdain qu'il était un petit- neveu parisien de saint François d'Assises. Entendez par Parisien homme d'Ile-de-France, comme ces poètes : Gérard de Nerval, Paul Fort. Il aime humai-

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L ART VIVANT

nement et religieusement la nature, et il semble que la nature se fasse toujours belle pour le rece- voir ; belle avec sa robe de tous les jours, sa robe humble et splendide, brodée par les saisons, dorée par la lumière, lavée par les pluies, et que l'orage secoue sans parvenir à la déchirer. Francis Jour- dain ne recherche pas le falbalas des pays ou la nature, frivole, est toujours en habit de fête ; il la veut heureuse, chantant et au labeur, comme une lavandière de Senlis ou de Sannois. Si l'opulence le séduit un instant, il se réfugie en un intérieur tiède et peint deux femmes nues s'amusant d'une étoffe ; de ce chiffon soyeux, il fait la richesse même. Mais c'est le paysagiste qui est vraiment pur, le peintre dont les œuvres ne sont que douceur et franchise, abondance dans la grâce. Peintre enthousiaste et généreux, il œuvre avec d'autant plus d'allégresse qu'esprit réfléchi il a le contrôle de sa joie.

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A LA DÉCOUVERTE

DES VOIES CLASSIQUES

JULES FLANDRIN

Des talents opposés se rencontreront comme se rencontrèrent Livingston et Stanley, l'un traçant, en allant à lui, les voies nouvelles du retour victo- rieux quand le premier était parti en quête de la grande Source, et non plus d'un paradis barbare ainsi que fit Gauguin.

Tout le monde veut être classique ! gronde M. Jacques-Emile Blanche. Chacun ne s'y efforce pas comme il faut.

Entouré par les seconds impressionnistes ses amis, les hommes de sa génération, Jules Flandrin fut des premiers à désirer se nourrir de l'air puis- sant et mesuré qu'on îespire sur les voies classiques.

Des croyances chères à ceux de son âge, Jules Flandrin garde entière la foi en la vertu perma- nente, indestructible du « langage direct », selon l'expression d'André Lhote.

Othon Friesz siège au conseil des Fauves révolu- tionnaires pour méditer, parmi ces démolisseurs

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L ART VIVANT

généreux, ardents à la besogne, sur la vertu de reconstruire.

Raoul Dufy, fidèle aux grâces sœurs de celles qui enchantèrent Henri-Matisse, articule, dans le temps même des grandes recherches de Picasso, et loin de lui, les premières syllabes du « langage indirect ».

André Derain qu'aucune amitié n'a pu fixer, nourrissant sa science de sa sensibilité, apporte de bonne heure à la République des Arts l'espérance de libertés inconnues permises par la force généreuse d'un austère Régulateur.

André Lhote, plus jeune, à l'âge encore des essais, veut être riche de tout l'univers plastique pour atteindre à la santé, à la plénitude par le sacrifice.

Seul, l'aîné, Jules Flandrin, aura des disciples directs, parce que son effort est limité. Picasso, responsable du cubisme qu'il ne patronne même pas, n'a pas de disciples directs.

Jules Flandrin peut, malgré ce qui vient d'être dit, revendiquer la gloire d'avoir gouverné contre le cahos, quand le cahos semblait aimable et sain.

La joie qui ordonne, la sagesse qui édifie, sont les vraies puissances de Jules Flandrin, peintre

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A LA DÉCOUVERTE DES VOIES CLASSIQUES

assez robuste, assez lucide aussi, pour prodiguer tous ses dons sans contrarier la règle nécessaire. Aussi bien, est-ce de cette généreuse discipline qu'est fait le tempérament de ce montagnard épris des altitudes et sensible aux charmes paisibles de la vallée.

La montagne, les arbres, les troupeaux, sont les éléments de la poésie qu'il nous fait chérir.

Apercevra-t-on un moyen ? Le désir d'une certitude classique, solide mais étroite, et par d'autres éprouvées ?

Thèmes éternels ! La grande vertu n'est-elle pas plutôt d'ajouter des thèmes nouveaux au répertoire des thèmes éternels ?

Gardons-nous d'oublier qu'une étude de Flandrin nous ramène aux premiers jours de ce siècle. Tout à l'heure, nous verrons de quoi s'inquiète ce peintre en 1919.

Longtemps il ne peignit rien que de ces paysages tendres et graves d'où s'élèvent des parfums de terre promise. Sous un ciel d'un bleu profond, gonflé, peuplé de nuages blancs, dont le volume correspond aux vallonnements du sol tranquille, des bœufs descendent de la Grande-Chartreuse. Il peint non pas « des bœufs » et c'est alors une grande nouveauté mais « un troupeau » que mène une placide et commune vigueur.

En d'autres toiles, voici, roulant sur la vallée

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L ART VIVANT

qu'on sent déjà humide des pluies prochaines, des nuages de tous les gris s'élevant jusqu'au violet.

Enfin, préoccupé du « tableau » dont deux géné- rations glorieuses avaient enseigné le dédain, et dont les académiciens, les Pompiers, manquèrent de nous donner tout à fait le dégoût, Jules Flandrin voulut et sut composer le difficile drame plastique à personnages.

Regardez l'une de ses toiles les plus fameuses, V Amazone (imitée même par des jeunes gens déjà hors de sa voie) : Vêtue de gris, elle monte une élégante cavale au poitrail blanc éclaboussé de soleil ; la Belle et la Bête expriment la fierté ; le paysage semble reculer, amazone et cheval le péné- trant, mais la lumière descend au-devant des per- sonnages.

Si l'on examine ensuite les Trêis Jeunes bergers dansant, et dont l'un joue de la flûte, on est saisi par l'humaine frénésie de cette composition sans désordre et sans délire. Une Naissance de la Tra- gédie.

Les paysages d'Italie, que Flandrin interprète volontiers, n'ont peut-être pas toute la pureté de ceux du Dauphiné. Sous un climat étranger, il s'efforce ; et ses dons se dispersent un peu. Mais, toutefois, son effort ne va pas sans d'exquises réussites, et l'on peut hasarder le mot comme Flan- drin peut risquer ce hasard, lui dont l'œuvre con-

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A LA DÉCOUVERTE DES VOIES CLASSIQUES

damne cet art défunt uniquement fondé sur la réussite possible.

Dans ses paysages italiens, nous savourons la lumière méridionale s' ébrouant sur les pierres ({u'elle anime jusqu'à la souffrance.

A l'œuvre de Jules Flandrin, il faut ajouter de riches natures-mortes, fortes et légères, célébrant, non sans gravité, l'âme profonde des choses par- ticipant à notre vie.

Je me souviens d'un Trophée champêtre, mêlant flûte, syrinx, violon et guirlande de chêne, entre des meubles familiers, qui évoque doucement la silencieuse volupté d'une chambre de poète. Ce qu'il y manque encore, Flandrin va nous le livrer bientôt.

Avant la guerre, il s'amusa des ballets russes dont il fit une longue suite vantée pour la richesse des couleurs. C'était quelque chose comme la resti- tution de l'enchantement, un peu confus, dont nos yeux étaient emplis. Je ne crois pas qu'on se soit avisé alors, de louer plus justement ces petites toiles pour cette liberté d'expression qui rappro- chait l'aîné Flandrin du centre de la vie actuelle de l'art, sans rien lui faire perdre de ses qualités d'ordre, de mesure.

La dernière œuvre de Jules Flandrin est signi- ficative. Nous ferons sur cette toile un crédit d'au- tant plus grand qu'elle est mauvaise.

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L ART VIVANT

Il manquait à Flandrin de se tromper.

Je veux parler du portrait de M. S..., gros et riche propriétaire de cinémas.

Le personnage du premier plan, M. S..., est indigne de l'adroit portraitiste. Pourtant, d'atta- chantes intentions sont révélées par cette figure. Flandrin a voulu faire « ciné », il a voulu faire « nouveau riche », et il a voulu le traduire plasti- quement, hors de l'esprit impur. Un souci trop direct de réalisation, trop précis, réduisant un désir joyeux à la pire contrainte l'a paralysé. Mais Flandrin triomphe presque avec la figure du second plan, l'officier kaki à la fourragère rouge devant l'établissement cinématographique; ce marcheur qui traduit peut-être le mieux le mouvement de la rue moderne selon le sentiment moderne.

Quel peintre de l'âge de Jules Flandrin, déjà aux portes du Musée, ne contrariant presque plus les sénateurs de l'art, peut à ce point se rajeunir, fut-ce au prix d'une erreur dont ne souffrira même pas M. S..., et dont on peut tout attendre ?

LE VOYAGE EN ITALIE

Pierre Girieud, artiste de bonne culture et remar- quablement doué, manqua d'être le Gustave

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A LA DÉCOUVERTE DES VOIES CLASSIQUES

Moreau du fauvisme. La courbe de son imagination le menaçait de ce danger. Il sut se remettre à temps à l'école des vieux maîtres italiens, et, s'il ne renou- velle pas les plus grands, il fait songer parfois à Palma le vieux qui aimait également à peindre des Saintes familles et des Dianes, des Vénus, des Marsyas.

Semblable à certains poètes symbolistes épurant une imagination fantasmagorique par leur applica- tion à rajeunir les mythes éternels, Pierre Girieud retrempa aux sources antiques ses qualités de peintre allégorique.

Il était lié aux Fauves par ce qui les unissait tous, d'abord : la couleur.

Pierre Girieud se composa une tablette non moins violente que celle d'un Van Dongen ou d'un Henri-Matisse et qui lui appartenait en propre, par un certain choix de jaunes, de bleus, de verts ponctués de vermillon. Mais sur la toile il savait, par la distribution des couleurs, abaisser l'harmonie de plusieurs tons. Quelques-unes de ses premières œuvres, violemment bariolées, sont déjà très sem- blables à des peintures à la détrempe.

Fauve, Pierre Girieud l'était encore au début de sa carrière, par la barbarie de son imagination et du plus mauvais aloi. Les produits de sa fantaisie portaient trop souvent la griffe de la chimère montmartroise : dans ses projets de vitraux, et

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L ART VIVANT

ses tableaux d'alors qui semblent tous être des projets de vitraux, abondent les crapauds verts aux yeux rouges aimés par Jean Lorrain, et les araignées d'or.

Un jour Girieud s'en fut en Italie... L'artiste en revint étrangement renouvelé. Mais ne prolonge- t-il pas à l'excès son second voyage ? Même peut- on dire, car au fait il a quitté l'Italie, qu'il est toujours en Italie, fût-il à Aix, chez Cézanne. Cependant, on doit s'incliner devant la fierté de son œuvre, une fierté qui vise à la majesté et c'est quelque chose d'assez redoutable. Avec une autre liberté d'écriture et une palette plus sincère Girieud, il faut bien le dire, appelle les noms de Bernard et même d'Armand Point. Ce dernier ne le comprendrait certes pas, ceci est un compliment sincère à Girieud, mais il se réjouirait de recon- naître sur sa toile la poussière du Musée.

Je rencontrai Girieud, sur le front, au début de la campagne. Les blessés imploraient ce brancar- dier baudelairien : « Vous m'en donnerez, dites, M'sieur l'abbé, de vos médailles ! »

Destinée l II promet toujours quelque chose de chimériquement important. Depuis qu'il s'est libéré d'un un peu mol fauvisme et de ^on barbare

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A LA DÉCOITVERTE DES VOIES CLASSIQUES

empire, ce peintre de talent ne nous offre le plus souvent que de petits paysages provençaux, mesu- rés, sévères et d'une plénitude qui équivaut à l'émotion. Joachim Gasquet devra écrire là-dessus de jolies choses et M. Xavier de Magallon en tirera peut-être un parti électoral. Il y a des théories toutes prêtes et c'est dans le midi de Charles Maur- ras que ça se passe. Dites, M'sieur l'abbé !... Mais Girieud n'y peut rien qui, des premiers, a senti tout Poussin par Cézanne.

OTHON FRIESZ

A chaque exposition nouvelle, Othon Friesz nous prouve, une fois de plus, avec les maîtres les plus somptueusement français, de quelle discrétion sévère s'accommode l'abondance. Ce n'est pas lui qui la confondra avec je ne sais quel mérionalisme vain et déclamatoire.

C'est l'abondance qui autorise le choix.

Othon Friesz, s' efforçant avec le plus d'heureuse intelligence, à provoquer une renaissance de la composition, quand les critiques pressés le comp- taient parmi les Fauves, entendit mieux qu'aucun pour la bien répéter la leçon *du Poussin.

Sa récompense est notre joie.

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L ART VIVANT

J'ai voulu revoir, avant d'écrire ceci, une de ses toiles dernières et qui résume le mieux sa tranquille puissance.

Une route à la terre d'ocre légère, dans un pay- sage robuste dont la couleur répartie avec une science profonde car il faut tout de même parler simplement du beau métier de peindre assure la réalité des volumes.

Les palmes d'un arbre dans l'espace l

Ce n'est pas le vent qui les agite dont il faut, par une habile supercherie, parodier l'oscillation. C'est leur mouvement dans l'espace qu'il faut rendre sensible, et c'est cette répétition, ce renou- vellement plutôt, du mouvement qui « fait l'arbre » et de l'absorption progressive du mouvement dans le mouvement naîtra toute la forêt, soutenue au terme du plan mobile, si ferme de la route ; une ligne éclatante des vertus de la ligne.

Je pourrais, en variant heureusement les termes n'est-ce pas ? dire des Bouquets ce que j'ai dit de la forêt. Mais c'est peu de « mes exercices » qu'il doit s'agir ici. Parmi les derniers ouvrages accomplis de Friesz, il faut mettre hors pair la Bibliothèque, joyau sévère de l'art moderne.

L'école française compte peu d'ouvrages aussi solides, et solides par la lumière serve des lignes, que cette puissante nature-morte.

L'oi'dre pour lui est le seul « effet » permis à l'art.

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A LA DECOUVERTE DES VOIES CLASSIQUES

Othon Friesz, et j'y reviendrai, a pu, en travail- lant, avec un courage inégalé, à ruiner le vain pitto- resque, satisfaire son goût de l'exotisnne et de l'ima- gerie. C'est par une très particulière inclination de l'esprit, par une rare santé visuelle qu'il y est parvenu. Son exotisme relève d'un goût naturel ; il ne lui fournit que des thèmes plus élargis qu'enri- chis, sans l'encombrer du fardeau mortel de l'ac- cessoire. De l'imagerie, il fait l'inventaire senti- mental des thèmes familiers et les restitue au cadre naturel d'où l'imagier les a tirés.

La belle frégate des pipes malouines vogue à pleines voiles sur la mer d'un franc peintre de marines.

Parvenu à la maîtrise, Othon Friesz a voulu enclore dans une grande toile la tragédie de la guerre. Est-ce de l'immense imagerie ? C'est qu'alors le lien est plus étroit encore qu'on ne l'a dit entre l'art des primitifs et celui d'Epinal.

Il est des œuvres plus pures signées du nom de Friesz. Pourtant, je ne me hasarderai que lente- ment à donner tort à ceux qui tiennent pour capi- tale cette Damnation des bourreaux de la France et de tous les pauvres hommes qui ne demandaient qu'à librement, paisiblement labourer, raboter, marteler, bâtir, écrire, imprimer, peindre, encadrer, acheter, vendre, faire un peu l'usure aussi, tricher quelquefois, mais le plus humainement possible.

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L ART VIVANT

En cette toile géante s'allient les fureurs de Stephan Lochner, le primitif de Cologne, maître des tourments pour l'amour du divin maître, et l'ingénuité de Georgin, l'imagier d'Epinal, mais transportée sans transposition de la façon que j'ai dit.

Qui, avant Othon Pries?:, en son siècle, eut osé attaquer un pareil morceau, vaste opéra populaire, barbare et littéraire un peu ?

Le douanier Rousseau, peut-être, et Friesz qui sait ce que je veux dire en sera content. Inclus en cette composition multiple, mais ne s'en détachant qu'à peine, juste assez pour tenter la « réplique », un chef-d'œuvre. Le paysage de Notre-Dame sous l'arc-en-ciel. Paiis sauvé ! *

Sans doute Friesz a-t-il bien fait de ramasser, une fois, tous ses dons de force, de verve, de mesure en une toile de cette qualité. ovi d'autres voient ces dons dispersés, répandus, je les vois au contraire contractés. Par cette toile, Friesz donne une leçon de courage. Il lance un grand appel. Et, dans sa demi-retraite, le silencieux André Derain achevant

* Se souvient-on de cette rencontre aux Indépendants : face à face le Paradis Perdu d'Othon Friesz et l'Ei>e au Canapé d'Henri Rousseau ? (1910).

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les œuvres peut-être les plus vastes de son temps, approuve, sans rien dire, le militant Othon Friesz.

On peut écouter (je veux dire qu'il a chance qu'on l'écoute) celui qui compte pas mal de dis- ciples et le plus d'élèves unis autour du maître qui leur enseigne la liberté et le respect de leur personnalité, le goût ardent de sa conquête.

Au moins pour qui veut peindre la nature, Friesz est un excellent directeur, si sa vision est l'une des plus parfaitement française.

« A Rome, Nicolas Poussin voyait les Andelys », a dit un commentateur.

Le Normand Othon Friesz aurait été bien capable de voir les Andelys en 0' Tahiti, car, avec deux ou trois autres, il savait recevoir de Gauguin et malgré Gauguin la seule leçon profitable, celle dont la conséquence n'est pas la maigre trouvaille d'un exotisme un peu forain, mais par la franchise du dessin, l'épuration des plans, l'élargissement du décor jusqu'à l'universel.

J'ai dit quel cas heureusement « égoïste » faisait Friesz de l'exotisme, au lieu de le vulgariser trivia- lement, de le rendre public, bassement.

gît la clé de méthode de Friesz, peintre en voyage. Celui qui peut être le plus orgueilleux de son unité de composition dans la variété est un des modernes qui ont le plus mesuré d'horizons.

On connaît ses toiles de La Ciotat, de Cassis,

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L ART VIVANT

d'Italie, du Portugal, de Cassis encore, ce Cassis vint peindre le premier André Derain, que Matisse réclama I et qui échut enfin tout entier, si l'on peut ainsi dire à Friesz.

C'est sous le ciel de Cassis que Friesz s'écriait :

Ce pays toujours .neuf en émotions est admi- rable. Impossible de se satisfaire de morceaux, d'arrangements il est sévèrement composé.

« On y peut voir le Poussin refait sur nature l

« Certains rochers évoquent encore Lippi refait aussi sur nature. »

Friesz a-t-il oublié ce propos dont je me suis souvenu ? A coup sûr, il ne s'en étonnera pas pour être demeuré fidèle à sa voie large, volontairement tracée.

Le Poussin refait sur nature !

Voilà qui épargne au critique, surtout quand il néglige la critique scientifique, de trop longues digressions. Voilà qui rend sensible le souci de voyager qu'eut Friesz parcourant encore l'Alle- magne, revenant à sa Normandie et parlant, à Cassis, d'une incursion au Portugal comme d'une « infidélité ».

Le bénéfice de ce voyage au Portugal fut cepen- dant immense. Friesz en rapporta des toiles et des cartons qui nous réduisirent à la réforme d'un premier jugement. Ce peintre qui traduisit en « costaud intelligent » les belles formes mouvantes

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A LA DÉCOUVERTE DES VOIES CLASSIQUES

tordues sur le tapis ou bondissant dans la poussière lumineuse du cirque, parmi les agrès suspendus ainsi que les étalons de rares mesures, n'atteignit pas, en des compositions d'un ordre plus lent, plus épanoui, à la perfection des chairs dévoilées. En ses premières années, il lui manqua, çà et là, le sentiment du repos, et ses nus ne nous savaient satisfaire que si les muscles en mouvement don- naient à l'œuvre son équilibre.

Au Portugal, d'où Friesz devait rapporter cette œuvre maîtresse, La Fontaine, les croquis et les études qui la préparent, il découvrit le secret des attitudes et la loi d'une statique à son usage. Il la découvrit et pas ailleurs, mais évidemment en soi, à point nommé enfin, par l'effet d'une patiente et multiple et constate confrontation.

Alors, plus rien ne manquait pour se réaliser totalement à Friesz dont l'évolution est la plus aisée à résumer, en sa complexité

Comme Nicolas Poussin, Othon Friesz voulut créer un « paysage historique » et c'est à travers Poussin qu'il rejoignit sans péril Gauguin à peine disparu, si le grand Français romain et si le maître d'O'Tahaïti interprétaient crûment les gestes de jeunes filles baignant un enfant dans le Tibre, ou deux gars de Pont-Aven luttant au Bois d'Amour, pour peindre Moïse sauvé des Eaux et la Lutte de Jacob et de VAnge (Gauguin, 1888).

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L ART VIVANT

Othon Friesz voulait atteindre à la parfaite candeur de sentiment. Ce désir, et cette volonté, le maintinrent en des voies strictement plastiques. Ainsi échappa-t'il, aidé par son tempérament, par certain sourire aussi ! aux billevesées dont s'en- combrait Gauguin, qui le détournèrent de son devoir réel de peintre, le firent voyager avec trop peu de profit et l'empêchèrent de se contrôler. Réalisant littérairement, et en cela très complète- ment, Gauguin manqua de s'apercevoir de la pire indigence : peindre en surface, ne jamais pénétrer la toile. Qu'on songe que, face aux plus beaux Delacroix, des peintres admirateurs fervents de ce géant, nous troublent en lui reprochant de ne la pas pénétrer assez, de n'être, plusieurs fois, qu'un admirable décorateur.

Prévenu d'un si évident péril, Othon Friesz pouvait chérir dans les belles (quand même) inter- prétations des îles Marquises, cette poésie des mythes incertains mieux faite pour le satis- faire que les thèmes antiques ou sacrés du Pous- sin.

Depuis, ces thèmes étaient devenus, amoindris, anémiés, ceux de l'Ecole. La vanité de la gageure proposée éclatait.

Alors il situa des nus dans le paysage vierge qu'il découvrit, sans mettre à la voile, au bord de la Méditerranée, à Cassis même. Mais, comme le

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A LA DECOUVERTE DES VOIES CLASSIQUES

grand ancêtre, il se souvenait des Andelys sous l'azur méditerranéen.

Indifférent à l'aventure cubiste, soucieux d'entre- tenir une émotion dont il a la prudente économie, Friesz aura tout de même préparé sinon les voies au cubisme mais, parallèlement à l'effort de Derain, l'acceptation des lois génératrices issues du cubisme et dont nul, aujourd'hui, ne nie plus la force très sûre de renouvellement.

Est-ce si, en outre, je l'ai, une ou deux fois, fidèlement « traduit », assez dire de cet artiste, volontaire et tendre, qui ne fut pas chef d'école et eut plus d'influence profonde que tant de direc- teurs proclamés, ce guide dont profitèrent plus- sieurs qui ne se souviennent plus ?

RAOUL DUFY

L'un des élus du siècle. Situé assez haut pour être maître mieux que d'une manière, cette misère qui fait la fortune méprisable des génies paresseux, maître d'une volonté de création par quoi furent ouvertes tant de directions à ceux-là même qui, l'entourant, ne sont pas ses disciples.

Par l'effet d'on ne sait quoi qui tient du prodige, Raoul Dufy fut le premier des « réacteurs-révolu-

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L ART VIVANT

tionnaires à qui permission divine vraiment fût donnée de tenter le grand œuvre sans exiler, fût-ce dans le provisoire, la grâce.

Ses ouvrages ont été à peine rendus plus publics que ceux d'André Derain. Ce n'en est pas moins un fait constant que ceux dont l'information est lointaine, ou rien qu'intuitive, ont eux-mêmes adopté depuis longtemps cette vérité que Raoul Dufy, au-dessus du plan mouvant encore, tou- jours ! de la peinture moderne, occupe, et un peu en stylite, un des sommets directeurs.

Aux premières années du siècle, Raoul Dufy fut l'artisan d'un grand malentendu, lequel ne vaut plus aujourd'hui que pour l'histoire.

Peintre, et aussi graveur, il eut, comme tel, souci le premier de retrouver la grâce perdue d'un art populaire qu'on n'avait su que pasticher mala- droitement, à l'occasion de quelques publications poétiques, au temps du symbolisme.

Rien d'intéressant dans ce sens n'avait été essayé avec quelque bonheur, si ce n'est par Emile Ber- nard.

Vraiment, Raoul Dufy sut recréer cet art dans toute son ingénuité, sans pastiche. Il retrouva l'ingénuité pour renouveler l'art hors du procédé.

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A LA DÉCOUVERTE DES VOIES CLASSIQUES

Dufy donna l'une des pièces capitales de la gravure originale moderne : Le Cortège d'Orphée, en collaboration avec Guillaume Apollinaire.

On ne le comprit pas assez bien, on ne le comprit pas du tout. On ignora trop souvent les fortes et souples études d'après nature qui ont précédé ses compositions xylographiques d'un archaïsme cham- pêtre par d'autres si laborieusement imité.

Dufy, sans y rien pouvoir, autorisa, malgré lui, une longue suite de pastiches, de pauvres imageries dont est encore encombrée notre librairie. Tout s'éclaire, peu à peu, et quand les « mineurs » seront en poussière avec leurs petits labeurs, on rangera les cartons de Dufy à côté de ceux des maîtres graveurs du passé.

Raoul Dufy me permettra d'user un peu de sa façon. C'est tard qu'il tira tout grand le rideau d'ombre abritant son œuvre de peintre, rien que peintre.

11 a, plus que tant de décorateurs laborieux, bouleversé le décor moderne. C'est par lui que sont vêtues les Diane et les Vénus et les Junon du jour. Raoul Dufy démontre lumineusement que la mode d'une époque, ses formes, ses lignes ont leur point de naissance, dans la gamme colorée livrée au «iècle par un petit nombre d'artistes. Nul plus que

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L ART VIVANT

Raoul Dufy et Henvi-Matisse ne créèrent Tappa- rence mondaine qui nous satisfait. Même, Raoul Dufy y aida directement, s'amusant de renouveler le tissage, l'impression, l'étoffe déployée ou la rubanerie, dans le sens même de son idéal de peintre, de son « beau idéal », comme disaient les vieux esthéticiens.

C'est lui qui nous donna ce spectacle tellement édifiant d'une luxueuse pintade toute vêtue par Dufy riant de toute son insolence devant une toile de Dufy. Je laisse à d'autres le soin de développer la moralité incluse.

Raoul Dufy passe aux yeux de certains pour le plus complet précurseur. Sans lui, a-t-on dit, le cubisme n'eut pas été. Est-ce trop dire ?

La vérité est qu'il fut plus tôt que d'autres inquiet de déformations logiques, encore que la santé de cette bonne inquiétude fut, d'abord altéré, par l'amour de l'imagerie.

Occupé d'une oeuvre trop personnelle, d'une unité trop absolue en sa fluidité pouy rien revendi- quer des bénéfices universels du moins sont-ils tels aujourd'hui Raoul Dufy ne s'est jamais prononcé et ne nous aidera pas en cette recherche

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A LA DECOUVERTE DES VOIES CLASSIQUES

des glorieuses responsabilités en face des grandes découvertes modernes.

Riche d'un dédain tempéré de sourire, Raoul Dufy laissa faire et laissa dire, permettant qu'on le classât parmi les Fauves quand l'Empereur des Fauves était Henri-Matisse, à la séduisante tyrannie duquel il échappa aussi aisément qu'André Derain sur qui personne ne put jamais « mettre le grappin » (vocabulaire Cézanne), ce cher Matisse, à qui l'on pardonne tout, disant au retour de quelque voyage il avait pu rencontrer deux camarades peignant : « Je viens de tel endroit je corrigeais les travaux de mes élèves. »

Est-ce pas de lui encore que Louis Vauxcelles, le taquinant à des lins toutes opposées aux nôtres, disait : « Son malheur est de ne pouvoir assister à la naissance d'une école sans en vouloir être le chef. »

Après tout, il y aurait à méditer là-dessus, selon la doctrine de VArt vivant^ et, qui sait ? au profit de Matisse.

J'ai condamné la critique distributive, et je ne regrette aucune des petites commodités dont me prive cette condamnation prédéterminante. Peu m'importe de fixer à quel degré Raoul Dufy pos-

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L ART VIVANT

sédait ce don, que possède aussi Picasso, qui fait la puissance d'André Derain par ailleurs l'image de la Raison dans la Force, et qui permet à ces grands artistes l'égoïsme merveilleux de poursuivre leur œuvre propre hors de tout, au-dessus de tout, en conditionnant presque tout, malgré leur silence, leur retraite, leur dédain, leur cruauté et cet égoïsme qu'il faut qu'on admire.

Crève le cubisme ! Picasso dont il est issu le domine toujours, s'en évade du premier moment et se continue logiquement.

Ainsi de Dufy dont j'accorde volontiers qu'il autorisa la révolution cubiste.

Ce don, Raoul Dufy le possède au degré néces- saire à son usage.

Ce don, n'est-ce simplement le Don dont une génération plus intelligente que la précédente acquit presque l'horreur par dévotion à la Raison ; et faut-il remettre en honneur le Génie, au sens second, le plus entendu, et dont certains esthètes philosophes contestèrent la réalité, non sans nous fournir des raisons séduisantes assez pour nous troubler ?

Raoul Dufy fut encore héroïque, et je rends à ce héros amicalement les armes. Il séduisit moins vite que Picasso qui, tout de suite, en un âge encore indigent, nous proposa des pages pleines. L'art plus aigu pourtant plus serein de Dufy nous

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A LA DECOUVERTE DES VOIES CLASSIQUES

permettait de mieux surprendre ses hésitations, ses erreurs, quand justement dépendaient le plus d'elles une renaissance féconde. Rien ne troubla ce tendre dédaigneux.

Maintenant, il touche à la plénitude et je suis tenté de m' essayer à rendre sensible ce que serait à nos yeux mieux instruits, par tant d'exemples, cette exposition générale qu'il n'a pas voulu.

Sa Baigneuse, formidable ! Toute la splendeur physique des volumes humains entre ces deux indéfinis : le ciel et la mer.

Un kiosque, un instrument, des notes jetées sur un cahier. Toute la musique, sa science et sa poésie, son écho double sur le monde, sagesse et volupté.

Les modernes georgiques, les blés coupés, bot- telés par la machine réduite, par son esclavage, à l'humaine mesure.

De telles œuvres supérieures aux toiles de la série de Munich, l'imagerie contrarie encore un peu la recherche des calmes déformations.

Que Raoul Dufy peigne cela ou cela, jamais nous ne le voyons (ainsi qu'on en vît d'autres, dont plusieurs succombèrent pour avoir choisi trop délibérément) déchiré par la vérité quasi-mathé- matique, réfléchie, et la grâce spontanée se le dis- putant.

Pour se délivrer, il n'en combat aucune ; il n'en agenouille aucune aux pieds de l'autre. Leurs

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L ART VIVANT

valeurs confondues, et qu'il peut aisément dissocier, composent la force secrète par quoi il s'affranchit, sans les renier, les dominant de la hauteur déter- minée par leur puissance. Il atteint alors à ce point le peintre éprouve les vérités qui justifient son œuvre quand ces vérités, assujetties à des fins idéalement humaines, pénètrent assez l'œuvre pour se confondre en elles.

Pour avoir usé d'une raisonnable violence, dont a besoin l'Amour, Raoul Dufy justement haï des ignobles dévots du gracieux, nous a restitué, sou- mise et pourtant libre, la Grâce que menaçait nos archi-divines, ou anti-divines, curiosités.

Raoul Dufy sourit de tout savoir et feint de tout ignorer.

D'aujourd'hui pleinement, il demanderait volon- tiers :

En quel siècle sommes-nous ? tandis qu'il vous boucle la culotte de peau d'un jockey d'Auteuil ainsi qu'on réussit un nœud Louis Seize.

Mais ses mains blanches sont fortes, assez pour poser sur la mer tout un vol de frégates robustes et légères. Armada de lia grosse Baigneuse poétique autant qu'un catalogue de nouveauté (Jammes n'a

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A LA DECOUVERTE DES VOIES CLASSIQUES

pas été aussi loin) et, plastiquement, construite avec une vigueur, une certitude telles qu'il faudrait, à l'occasion de l'œuvre d'un peintre pareil, réha- biliter le mot Académisme, s'il n'était à jamais discrédité.

Aujourd'hui qu'on est un peu mieux d'accord, quelle surprise de se rappeler qu'il y eut des yeux blessés par une violence, une disgrâce que je cherche encore, et toujours en vain, dans les ouvrages si calculés en leur abondance, et par si français, comme cette toile riche de vingt roses diverses et qui se multiplient, et qu'on nomme Eloge de la Musique, ainsi qu'il plut à André Lhote, artiste bellement appliqué à concilier ces antinomies : l'amour et la sagesse, de nommer une de ses toiles les plus caractéristiques : Eloge de la géométrie.

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LE RÉGULATEUR

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ANDRÉ DERAIN

L'inoublié Guillaume Apollinaire a écrit d'André Derain ceci qui ne pouvait être écrit sur aucun autre :

« L'art de Derain est maintenant empreint de cette grandeur expressive que l'on pourrait dire antique. Elle lui vient des maîtres et aussi des anciennes écoles françaises, particulièrement celle d'Avignon, mais l'archaïsme de commande est entièrement banni de son œuvre. Dans les lettres, l'art classique d'un Racine, qui devait tant aux Anciens, ne porte pas non plus trace d'archaïsme...

« C'est en encourageant l'audace et en tempé- rant la témérité que l'on réalise l'ordre. Mais il faut pour cela beaucoup de désintéressement. »

Je crois à la haute mission de régulateur de cet artiste. Son art et sa personne commandent à ce point la discrétion qu'on s'interdit les brillantes variations. Derain ici me réduit donc à me citer moi-même.

Il sait la vanité du simulacre humain, maïs il

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L ART VIVANT

sait aussi tous les périls mortels, suicides, d'une fuite aveugle dans l'abstrait dont le malheureux bénéfice serait de remettre en faveur cet art amor- phe qui fut l'aboutissant de l'impressionnisme et contre lequel on a si rudement combatrtu.

Artiste le plus français, André Derain sait défendre sa méditation du pédantisme impur. Il se garde d'un art oratoire, d'un idéal prédicant comme il fuit la rhétorique académique.

Si vous lui dites que des expositions plus fré- quentes, plus complètes, moins discrètes opére- raient de nécessaires révolutions, rendraient à la santé bien des esprits, vous l'entendrez répondre qu'il faut « redouter le succès, que l'on a trop aisé- ment du succès et que rien,^ ri'est moins favorable à la création lucide que les succès spontanés. »

Sa patrie l'entend trop bien. sont les œuvres d'André Derain dans nos musées ?

Par l'éviction d'un tel artiste éclatent l'ignorance et la méchanceté des académiques, des professeurs officiels, des faux gardiens de la Tradition. Ils prouvent en écartant André Derain, en l'ignorant à ce point, qu'ils sont d'indignes serviteurs de l'art, qu'ils n'aiment point cette jeunesse qu'ils proclament en péril. Ils nous démontrent qu'ils ne veulent point la sauver, mais la réduire, la sou- mettre, la caporaliser pour retrouver leur fausse gloire ébranlée et leur misérable fortune d'hier.

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LE REGULATEUR

La large place faite à Derain dans nos musées, à son œuvre, depuis les truculences d'un peu avant Cassis jusqu'aux ouvrages récents de haute méthode, serait du plus puissant enseignement.

L'Europe a fait ce que néglige la France,

Il faut aller en Angleterre, en Russie, en Alle- magne pour confronter l'œuvre de Derain avec celle des maîtres reconnus d'hier et d'aujourd'hui.

C'est vers lui que, dans sa patrie, et de tous les coins du monde, se tourne une jeunesse inquiète et laborieuse, impatiente de santé, d'amour et de raison. Elle sait qu'elle a reçu toutes les indications, d'un usage parfois pernicieux, d'un Matisse et toutes les leçons utiles d'un Picasso qui ne peut la soutenir davantage dans l'avenir et dont les sur- prises possibles, rigoureusement à son usage, ne peuvent plus que ruiner les personnalités.

A ces jeunes gens, André Derain ouvre des voies élargies.

Trop pur pour avoir d'ignobles pitiés, il sera pourtant celui par qui seront sauvés les égarés. Il apporte une souple règle de salut à ceux d'abord, qui, ne sachant pas l'employer, ont avalé la règle de Picasso !

André Derain dont la grandeur sera mieux, plus publiquement, saisie demain, ne voit pas son génie s'élever en spirales. Son génie s'épanouit horizon- talement. Plus certainement qu'à un génie singu-

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& ART VIVANT

lier, très haut et très étroitement juché, le ciel de l'art moderne lui est promis.

Interrogé, André Derain s'emharrasse ; non point que ses certitudes soient en défaut. Mais il se com- porte en catholique aux vues larges qui a, naguère, connu les scrupules de la Réforme et qui, l'âme encore froissée par les repliements huguenots (le Cubisme s'insurgea contre les indulgences acadé- miques et le Paganisme impressionniste) subit la fausse honte d'être si riche d'une si totale sécurité que n'éprouve plus l'examen perpétuel.

Il fut un temps, déjà bien effacé, où, dans les ateliers, on discutait des ouvrages de l'Ecole de Chatou. André Derain et Maurice de Wlaminck étaient toute l'Ecole de Chatou. Deux grands gars très jeunes, deux copains devenus amis par respect d'une égale santé, par le même franc amour de la nature et de la loyauté de peindre. Ils se hélaient et, de fenêtre à fenêtre, d'une tête de pont à l'autre tête, brandissaient pour se les montrer les études à peine fmies, élevant ainsi, religieusement sans le savoir ces costauds ivres de vivre ! dans le beau paysage sequanien la traduction fervente de cette nature solide et délicate, nuancée des fumées de la ville.

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LE REGULATEUR

L'amitié ne devait pas finir ; l'art séparerait pourtant les deux; copains et l'Ecole de Chatou entra tôt dans l'histoire.

André Derain se fit ermite.

Un ermite possédé de créations, impatient lui qui désormais enseigne la patience t— de décou- vertes par la création.

Déjà riche de sa valeur personnelle, André Derain travailla d'abord, par appétit de liberté, dans une voie peu contraire à celle dans quoi s'engageait rienri-Matisse. Les toiles et les aquarelles trucu- lentes, que Derain lui-même, par ses travaux actuels nous donne à croire plus anciennes que le temps de ses débuts, datent de cette époque. Alors. André Derain put reconnaître sa puissance sur les hommes. Il eut, si jeune, la joie d'influencer et comme tout ce qui émane de lui est pur il ne connut pas le tourment de troubler.

Apollinaire a justement noté que cet art, tra- versant les ateliers, influença l'esthétique de la rue, de l'enseigne, de l'affiche, du journal illustré en couleurs, de la gravure sur bois, de la faïence, du mobilier, de la mode même.

Ainsi l'avais-je aussi noté pour Dufy, qui s'y appliqua plus résolument ; cela serait vrai toujours, pou? une part, quant à Wlaminck détenant encore le pouvoir de nous réjouir, délivrés de l'objet d'art, avec de beaux objets familiers.

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L ART VIVANT

Léon Werth, nul ne pouvait mieux savourer, racontait comment Wlaminck ayant cassé une de ses assiettes si largement fleuries, d'un art si réservé en son allégresse, disait : « Tu vas rigoler !... je vais t'en faire une autre. »

Je ne m'éloigne pas tant de Derain en saisissant ce reflet de l'Ecole de Chatou.

Brève fut chez Derain l'ère des truculences.

Vite, ce fut la conquête de la Mesure, la quête de l'Ordre.

De Cassis à Céret, en Avignon, au Louvre, dans la poussière d'or sombre des musées et sur les routes hautes, calcinées, Derain retrouva, prudemment, avec des reprises de soi qu'il faut trouver, le secret perdu de la construction.

Le Cubisme en ses voies secondes alla parfois moins loin que ce grand artiste sur les voies natu- relles.

Fort de sa solitude mais appelant sans se lasser toute la vie à lui, comme il hélait autrefois son copain sur le pont de Chatou, André Derain s'ap- prochait de la nature en amant maître de son amour mais tout livré à lui ; et il copiait au Musée les chefs-d'œuvre du passé, se rendant à ce Musée comme on courrait chercher une leçon de vie, une

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LE REGULATEUR

leçon de création en cet Amphithéâtre le cadavre ressusciterait.

Si « l'audace et la discipline » montrèrent presque également leurs faces dans nombre de ses ouvrages, on peut dire qu'il a atteint enfin à ce que son premier commentateur Apollinaire définissait par avance, certain que cela serait : « une harmonie pleine d'une béatitude réaliste et sublime. »

La vertu en éclate dans le Paysage qui illustre si magnifiquement ce livre, ainsi que dans cette noble toile intitulée Le Samedi et dont, avant la guerre, les Soirées de Paris répandirent la repro- duction.

Je n'ai jamais pu me réjouir du spectacle de ce chef-d'œuvre moderne non plus que je ne sais, en cet instant, en admirer le cliché photographique sans me redire ces paroles d'un des grands artistes actuels, d'un des plus profonds investigateurs :

Ce qui nous manque, c'est la patience !

André Derain lui est soumis. Il a retrouvé cet autre secret, le grand secret de la patience, la plus difficile des vertus à pratiquer quand l'élan est si vif.

Désormais, quand la Patience que Derain recou- ronna vient présider aux travaux des jeunes

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L*AhT VIVANT

hommes, elle ne les trouve plus qu'impatients de sagesse, sans avoir exigé d'eux le sacrifice d'aucune grâce brillante.

Aux funérailles de Jean Moréas, M. Maurice Barrés nous restituant la parole dernière de son àmi, son testament poétique : « Les classiques, lès Romantiques, tout ça c'est des bêtises ! » ajoutait : « Nous acceptons de nous ranger sous les enseignes classiques, mais nous voulons conserver nos. armes et nos riches bannières. »

Telle est la loi de la vraie tradition.

Les ahiateurs connaissent ce Portrait du Cheva- lier X..., tjui fâcha tant de gens, ce long personnage tenant éh maihs le journal, occupant au maximum de la puissance plastique tous les plans du tableau, et dont l'équilibre est défini par le rideau, d'une draperie pure, sobrement dessiné, à gauche. Je voudrais que pour le bien comprendre, et subir toute la béatitude du Samedi, on put revoir chez Dei*airt sa co^ie d'après le Ghirlandajo.

De l'uii à l'autre, pour fixer le sens du troisième, resplendit l'uhité de direction, issue des dons mul- tiples capables, hots d'uii contrôle rigoureux, d'engendrer l'anarchie ; cette Unité de direction qui rendit le sceptre à la patience.

C'est en quoi gît l'esprit de sacrifice.

C'est d'où jaillit la fleur dU désintérfessemèilt.

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ART ET CRITIQUE

ANDRE LHOTE

Plus jeune, venu d'ailleurs, André Lhote que le cubisme éprouva, se veut joindre à ces aînés.

Le jargon actuellement en faveur donne à dire à nos critiques et à nos amateurs qu'André Lhote est un esprit inquiet. Entendez par qu'on le veut honorer.

André Lhote n'est pas le seul à se voir décerner ce prix d'inquiétude. Il y a dix ou douze ans, tous ceux qu'on voulait extraire du troupeau étaient réputés calmes. Et il faut voir au miroir de nos souvenirs à quel point cette plaisante époque artis- tique était celle du calme !

Il y avait du calme dans les poissons rouges de Matisse et Van Dongen était cité pour un mira- culeux exemple de calme l Aujourd'hui que nous avons mérité le calme, faut-il être inquiet pour se pousser dans le monde ? Ah ! c'est une bien miri- fique invention que le jargon d'atelier, et tout à fait propre à ce qu'on s'entende tous les jours un peu moins, ce qui, au surplus, n'est fait que pour

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L ART VIVANT

contrarier les esprits clairs et les hommes de bonne foi, lesquels ne sont pas la majorité ainsi que chacun sait.

Je dirai donc, en façon de gageure, qu'André Lhote est calme, parce qu'il est dominé par le hautain, par le lucide, le vivifiant souci de l'Ordre ; et j'ajouterai qu'il est inquiet pour cette foi qui est la sienne qu'on n'atteint à la Connaissance, au terme d'une voie royale tracée par soi-même, qu'après avoir battu les chemins étroits et sinueux de la fantaisie, du caprice, de la surprise désirée. Ainsi Jean Moréas fut-il le maître des Stances pour avoir osé les désarticulations du Pèlerin passionné et des Cantilènes. Ainsi André Lhote dont la gravité est française, inventa-t-il ce totalisme dont il joua gentiment tout un été, rien qu'un été, et dont les nigauds feront bien de se méfier. Au surplus, pour totaliser de la sorte, il n'est pas inutile d'avoir un apport tout tiré de soi à verser à la somme, ce qui laisse André Lhote singulièrement à l'aise devant les badauds mendiant un système.

Assuré de tirer de riches effets immédiats du pittoresque, dont il a le sens le plus noble, André Lhote soumet impitoyablement ce pittoresque et toutes les grâces dont les muses le comblèrent à la plus sévère loi de composition. Il réduit ce pitto- resque, il le domine sans le bannir, justifiant de la sorte son espérance d'atteindre à un classicisme

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A.LHOTt

ART ÇT CRITIQUE

dont l'économie ne serait pas indigence. Savoir reconnaître et fixer l'essentiel, l'absolu selon soi, sans répudier aucune des richesses premières ! Savoir ne les pas gaspiller en vaines parades ! La tâche est délicate mais si enivrante ! C'est dédaigner la fureur romantique sans en méconnaître la puis- sance ; c'est encore le bon moyen de dépasser tous les systèmes et de produire en aspirant toujours à cette sérénité en quoi s'absorbent les plus grands : ceux qui, parvenus à ignorer écoles, méthodes, moyens, niant les oppositions de forme ou de con- ception, croient à un Art unique, le leur, l'Art, dont ils sont les servants. Il ne faut pas vouloir être un peintre classique, un peintre académique, un peintre réaliste, un peintre impressionniste, un peintre fauve, un peintre cubiste, un peintre futu- riste, un peintre riveriste, un peintre metzingeriste, un peintre totaliste ; il faut vouloir être Le Peintre au service de la Peinture.

Tout le reste n'est qu'industrie, mystique ou gymnastique suédoise.

C'est parce que André Lhote nous semble animé de cette volonté tranquille, si naturelle, si fraîche et qui laisse si parfaitement à l'aise ses dons d'abondance au sein de la nature française qu'il nous est si sympathique.

S'il ne l'a point lu, combien cet artiste lettré goûtera le suc de cet autre propos de Maurice

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L ART VIVANT

Barrés : « Devenir classique, c'est décidément détester toute surcharge, c'est atteindre à une déli- catesse d'âme qui rejetant les mensonges, si aimables qu'ils se fassent, ne peut goûter que le vrai ; c'est, en un mot, devenir plus honnête. »

Est-ce à dire qu'on ne saurait dénoncer aucune surcharge dans les ouvrages d'André Lhote ? Je n'en vois que peu dans cette toile connue que j'ap- pellerai V Odalisque, ce nu solide, la lumière décomposée sur le glacis de la peau est modelée avec la chair même, ce robuste et tendre nu féminin coiffé d'un madras aux tons violents et si modestes à la fois. Parlant d'André Lhote, je n'emploie pas le mot modeste à la légère. C'est celui qui convient. Avec déjà les larges façons d'un maître, mais d'un maître qui ne se fait jamais assez confiance pour n'avoir pas toujours à requérir tout son courage, ce peintre s'applique en intelligent écolier amoureux de l'école. Dans ce nu recevant la lumière d'un paysage marin limité, par l'effet du choix (vertu constante chez cet artiste), limité mais profond, rien n'est livré au hasard. Parmi ceux de son âge, d'autres peuvent le dépasser. Aucun ne compose avec plus de fervente méthode. Et tout cela est si simple !

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ART ET CRITIQUE

« TOTALISME »

Par sa position prise à la Nouvelle Revue Fran- çaise, André Lhote, critique, a accumulé de l'orage sur André Lhote, peintre. Advint-il qu'il joua lui- même de cet orage en y ajoutant ?

D'un « port de l'Océan », comme on disait pendant la guerre, André Lhote m'écrivit :

« Il y a des transatlantiques très beaux, recou- rt verts de grandes nappes : noir, bleu, vert, blanc, « détruisant la forme totale et déconcertant l'œil « marin.

« Je puise, bien entendu, dans ces spectacles « la matière de maint tableau les contrastes « entre les teintes plates des bateaux, au premier « plan, et les modelés atmosphériques * produisent « un ensemble assez riche et inattendu, pressenti « par ce Totalisme dont je suis le rougissant inven- « teur. »

J'eus le tort de ne pas reconnaître l'un de l'autre ; le tort de croire à une manifestation directe du peintre, quand c'était un instant du critique au

* La richesse de celte expression : les modelés atmosphé- iques.

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L ART VIVANT

profit du peintre. J'annonçai le totalisme, avec une imprudence accrue de mon peu de satisfaction.

Le peintre et le critique s'entendirent alors pour me répondre :

« J'ai beaucoup travaillé, partant beaucoup « réfléchi ; et, au début de ma saison bordelaise, « j'ai essayé, par fatigue, par dillettantisme et « peut-être aussi par désœuvrement, de travailler « complètement sur nature.

« Le résultat a détruit les tout petits derniers « doutes qui subsistaient en moi et m'ont convaincu « de l'excellence de la méthode de travail classique « qui consistait à dessiner d'après nature et à « peindre par cœur *.

« Les maîtres de tout temps ont réalisé que, « s'il est nécessaire de commencer à travailler « d'après nature, il est aussi nécessaire d'oublier « l'existence du modèle initial dès que le tableau, « seconde réalité, propose les termes du problème « nouveau et inattendu à résoudre **.

* J'ai cité dans mon Odilon Redon, dont Lhote ne con- naissait pas le manuscrit, les paroles de Delacroix à Chena- vard, de qui Redon les tenait : « Je sais mon tableau par cœur avant de le dessiner. »

** Odilon Redon rappelait encore ceci dont il soutenait l'excellence : « Delacroix ne peignait jamais devant le modèle. Il le faisait déshabiller, prenait un croquis rapide et le ren- voyait. »

Pablo Picasso, le plus rare dessinateur moderne (son

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ART ET CRITIQUE

« La faute de tous les mauvais peintres, et notre « propre faute souvent est de trop regarder « dame « nature » et pas assez « dame peinture », sa rivale.

« Nous sommes placés entre ces deux déesses. « Il faut satisfaire simultanément à leurs exi- « gences.

« L'infidélité à la première conduit au pompié- « risme. L'infidélité à la seconde conduit à la pho- « tographie inanimée. La nature fournit les pré- « mices dont il serait fou de vouloir se passer. « C'est sur cette base qu'on doit opérer ensuite « pour rechercher des conclusions picturales.

« Combien de paroles faudra-t-il prononcer ?

« Que d'encre faudra-t-il répandre ?

« Que de mauvais tableaux faudra-t-il tolérer..,

« ... avant de convaincre les peintres et les amateurs de cette Lapalissade :

« Le point éC arrivée n'est pas le point de départ. »

Ayant dit, et comme pour mieux montrer que le totalisme n'était pas une nouvelle machine à décerveler, un nouvel instrument d'école, André Lhote proposait justement, ainsi qu'un grand exemple, André Derain qui n'est pas plus totaliste que lui et que des critiques imprudents classèrent

exposition chez Paul Rosemberg, novembre 1919) a entassé la plus grande somme de croquis. Il ne peint jamais devant le modèle.

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L ART VIVANT

parmi les cubistes, quand il est, seulement, un formidable constructeur.

Donc le Totalisme n'est pas une école. C.Q.F.D. Tant mieux.

Le manifeste qu'André Lhote, n'avait pas le droit d'espérer confidentiel, est miraculeusement libertaire, tendant à l'ordre plastique dans la per- fection spirituelle ; ainsi, en un tel sens, vaut-il mieux être libertaire que libéral.

Cubisme à quoi l'on reprocha d'être un « retour offensif de l'Ecole! »

Cubisme dont je dirai ce que j'ai dit maintes fois, ce que je crois être la vérité, c'est-à-dire du bien et du mal !

Totalisme aujourd'hui 1

Magnifique angoisse d'un classicisme exempt de servitudes !

André Lhote, peintre intelligent, capable d'une étude sur tel confrère qui ne le lui rendra point, doit trembler parfois au souvenir de redoutables curiosités. Picassisme, jadis. D'autres angoisses. Rançon de l'intelligence !

encore, et là-dessus, il y a danger de mort 1

un système à édifier. U Académie Rançon... dirait Max Jacob. Il faudrait c'est une image louisphiliparde qui ne déplaira pas à André Lhote

dire du ton des bonnes dames : « Ce Monsieur Lhote s'est joliment tiré d'affaire ! » Il ne le doit

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ART ET CRITIQUE

qu'à soi-mcme. L'intelligence n'est pas un obstacle au talent ni à l'aflranchissement du talent, fut-ce par la voie du retour aux sentiments naturels, laquelle n'est pas du tout la voie trop encombrée du retour à la nature.

LE PONT DE CHATOU

Sur le pont de Chatou André Derain laissa Wlaminck...

L'émotion est-elle défendue au critique ?

Elle n'est pas marchandée, en revanche, au poète à qui le consentement universel a, peu à peu, livré la critique. Nous serons donc émus. Comment ne pas l'être?... Vlaminck!... Quelle rencontre I... Quel temps!... Quel âge!...

Souvenez-vous que le nom de Maurice de Vlaminck était inséparable de celui d'André Derain et que nous faisions connaissance de l'un et de l'autre dans l'atelier de Picasso, bien avant le cubisme, sous l'œil bleu de Van Dongen venu en voisin, au sens absolu du mot, si j'ose m' exprimer ainsi.

Vlaminck venait de publier deux romans natu- ralistes, à la manière de Mirbeau, croyait-il, et illustrés par André Derain, un Derain devinant fraternellement Vlaminck ; mais c'était, pour nous,

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L ART VIVANT

beaucoup plus que du Mirbeau, et j'écrirai un jour tout ce que comportait de vertus plastiques cette absence de littérature.

Alors, comme je l'ai dit, Vlaminck et André Derain représentaient l'école de Ghatou dont Henri- Matisse reconnaissait la puissance.

André Derain semblait posséder sur Maurice de Vlaminck l'avance du parcQurs, en tous sens, des musées d'Europe. Mais il les avait traversés d'un pas sonore, avec de fortes exclamations et parfois de grands rires, à la façon de Maurice de Vlaminck coureur de routes, conférant au grand chemin la dignité du musée. Je n'abuserai pas de ce ton. Mais, j'ai trop de plaisir pour chercher à me faire mieux cOtliprehdre. Et puis, on me comprendra.

Sans doute, c'est, d'abord, l'amitié, la confiance, qui réunissent les jeunes hommes. Mais il y a autre chose qui conditionne l'amitié. Les jeunes artistes se rencontrent et se reconnaissent aux car- refours un peu à la façon des enfants pauvres qu'on envoie à la même fontaine.

La fontaine, aux envirohs de 1904, c'était Cézanne.

Une fontaine bien cachée.

Mais voici l'instant d'être un critique tout à

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AAT ET CftlTIQUE

fait sérieux Vlaminck que ne devait toucher aucunement le cubisme, fut peut-être le premier à distinguer en Cézanne ce qu'il y avait de pureté, d'absolu, d'éternel, c'est-à-dire de digne d'un pro- longement et ce qiiç le peintre Georges Braque nomme si justement « les tics » du maître d'Aix. Maurice de Vlamick se composa un métier par la mise à l'écart de ces tics.

C'est à cela que fait lointaiiiement allusion, en une préface qui, ailleurs, surprend par le ton gro- gnon, M. Gustave Geffroy, paternel jusqu'à nous laisser la joie de découvrir le plus secret Cézanne, mais qui comprit bien ce que devait être la peinture, au point de justifier par avance, dans la Justice de Clemenceau (en 1886), le cubisme qu'il devait mépriser, lorsqu'il se faisait l'intelligent, le juste, le fraternel apologiste de Seurat.

Car c'est ainsi. Et que M. Gustave Geoffroy ne s'en étonne pas. Je me propose bien de prouver ce sera à l'occasion de Fetnand Léger que M. Louis Dimier me fournit, dans V Action Fran- çaise, des arguments en faveur du cubisme ! . . .

Paysagiste de la banlieue parisienne, Maminck a toujours été enclin à reconnaître le dramatique dès campagnes réputées les plus adoucies. Mais réputées à tort. Les amis et contemporains de Guy de Maupassant, réalistes et impressionnistes, hormis Seurat, furent inaptes à s'apercevoir, malgré Mau-

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L ART VIVANT

passant, qu'ils peignaient des sites de tragédie.

A mesure qu'elles croissent en force, en puissance concentrée, les œuvres de Maurice de Vlaminck gagnent en dramatique.

Il est à l'aise dans le drame, parce que le malheur exige un choix multiple : choix de moyen et choix de circonstances. C'est ainsi que cet homme robuste, c'est ainsi que ce peintre vigoureux a été amené à peindre des ciels de désespoir qui sont parmi les plus beaux de la peinture, non seulement de la contemporaine, mais de toute la moderne.

M. Gustave Gefîroy a noté justement qu'ils pèsent de façon unique sur l'ensemble de la com- position.

Peut-être a-t-il cru Vlaminck trop jeune pour oser lui dire que ces ciels pourront désormais servir de mesure, d'étalon et qu'à côté des ciels de Boudin il y aura demain des ciels le Vlaminck.

Transcripteur plus fidèle de la nature qu'à l'âge de ses débuts, Vlaminck rejoint aujourd'hui ses compagnons de jeunesse par la volonté, si aisée, du choix des moyens.

Une touche brève de carmin adoucie d'ocre sur Técorce d'un bouleau, c'en est assez pour nous imposer la gloire d'un couchant dont les faux maîtres d'avant-hier ne surent tirer qu'une vul- gaire pyrotechnie.

Il faut encore aimer, admirer les premiers plans

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ART ET CRITIQUE

de ce jeune peintre. Un faisceau de touches brèves, qui sont beaucoup plus que d'intelligents « repen- tirs », fournissent tout à coup « et comme par jeu » mais au prix de quelle patiente sagesse ! le secret de toute l'économie des plans et des volumes. Maurice de Vlaminck doit être tenu pour l'un des maîtres actuels du paysage français, mainteneur de la tradition dont les audaces qui « ne vous choquent pas » heureux miracle ! sont, si vous n'y prenez garde, la justification de tout ce que cer- tains d'entre nous tiennent encore, tort, mais à la veille de se rendre) pour des excès.

Chatou devait -avoir son soir rouge

Walminck l'a dénoncé en cent ouvrages l'eau

Comme un couteau... [bouge

L'année qui s'achève quand j'écris nous livre un Wlaminck nouveau qui laisse subsister le pre- mier en sa splendide intégrité. On a pu s'en con- vaincre lors du premier Salon d'Automne d' après" guerre.

Avez-vous lu les i^ers superbement imprimés par François Bernouard : La Santé du Corps ? Parfois, à peine sauté du train, mon vieil ami vient me lire un nouveau poème ; le dernier, toujours le meilleur.

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L ART VIVANT

Ces veis ne ressemblent à rien de connu.

Ils expliquent la peinture de Wlaminck devenu portraitiste.

Aussi bien, Wlaminck a-t-il commencé par peindre l'image d'un poète, d'un poète qui lui res- semble par plus d'un point, un poète que nous pouvons tous aimer, celui des Saisons Douloureuses, le violent sensitif Vanderpyl, flamand comme Wlaminck et comme lui soumis par l'harmonie d'Ile-de-France *.

C'est ce portrait d'une étonnante psycho- logie, et c'est bâti comme les paysages dramatiques. Et quelle couleur ! Ah ! oui, celui-ci peut pratiquer, le choix sans peur ; il a l'abondance !

LE MATELOT ET LES SIRÈNES

Van Dongen, Hollandais venu très jeune parmi nous, et qui n'en a pas uni de scandaliser les per- sonnes modestes par l'audace de ses compositions,

* Vanderpyl, qui est encore l'an leur de Six promenades au Louvre (de Giotto à Puvis de Chavannes) et de lucides critiques, a écrit de Wlaminck : « Si arriver à s'imposer, « sans hésitation, à ceux qui respirent pendant les mômes « 30 à 35 millions de minutes que nous, doit être Tultimc « succès tangible, Wlaminck assiste à i'envjablc iete d'avoir « lu en tous les quotidiens son nom et des louanges, à son

ART ET CRITIQUE

continue, prolonge l'œuvre de Toulouse-Lautrec ; mais le nabot de génie abordait avec aisance des sujets libres quand le naturalisme des gens de lettres l'avait rendu acceptable. Son libertinage n'est pas évident. Lautrec n'aperçoit dans un chahut du Moulin-Rouge qu'une heureuse cadence à traduire plastiquement. C'est absolument le même être sensible qui campe le feutre de Bruant sous le gaz de son cabaret et qui équilibre dans le pay- sage artificiel du Jardin de Paris la longue jambe noire de Jane Avril.

Van Dongen est un libertin plus déterminé. Il l'est autant que le fut Devéria. Il n'a pas à son service la psychologie de Toulouse-Lautrec, Fran- çais « fin de siècle »; mais il raffine davantage. Moins fin que Lautrec, manquant volontairement d'esprit, haïssant Vhuinour, il lui put arriver de raffiner en barbare. Ce fut alors en barbare pas- sionné de civilisation, en barbare « splendidement Européen », le barbare que rêva d'être Arthur Rimbaud. Est-ce à dire qu'il ne faut voir aucune inlellectualitc dans l'œuvre de Van Dongen, l'un

« sujet, en tous les périodiques. En faut-il plus pour le « producteur ?

« Car peu importe, en fin de compte, de durer plus loug- « temps que soi-même, si vraiment on a su être... Et ^Yla- « minck esl, de toute sa personnalité arbitraire, et massive « et généreuse. »

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L ART VIVANT

des bons peintres d'un âge lassé de la seule et trop brève sensation plastique et qui, pour atteindre à une plastique plus haute, eût à se soumettre à la docte Minerve ?

L'intellectualité qui réside dans l'œuvre de Van Dongen est celle qui enfanta la tristesse de l'homme terrassé par sa joie.

Cependant l'art de Van Dongen n'est point triste. Artiste, je devrais dire plutôt homme, sans pudeur, il évite le piège de la pornographie par le sérieux, l'amour et l'importance qu'il donne à ce dont il est encore malséant d'écrire plus avant. Anacréon venu du pays des Kermesses, petit-neveu de Rubens, ignorant des mythologies, matelot ivre fournissant une pacotille galante aux sirènes, Van Dongen est un peut tout cela.

Nous vivons de formules creuses. On nous dit : le nu est toujours chaste, absolument comme on affirme : le noir est toujours habillé. Pourquoi le nu serait-il chaste ? Le cher Van Dongen n'en croit rien. A peine pourrait-on lui reprocher quelque insistance à nous prouver le contraiie, si, en cette insistance, même çà et pénible, n'éclatait sa sincérité faite de bonne santé.

Dessinateur dominé par une recherche de courbes alliées, harmonisées pour réduire à de profonds éléments un monde de volumes divers et par fuyant le pittoresque ; peintre soucieux d'em'

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ART ET CRITIQUE

prunter ses couleurs au prisme capricieux de la vie nouvelle, à l'électricité, ainsi qu'on l'a dit justement ; au maquillage, aux bijoux, aux parures folles, aux violences précipitées des riches carros- series, aux hardiesses des étalages Zola * le pre- mier (et l'on n'attendait pas ça de lui) découvrit une beauté ; à tout cet artificiel à quoi le plaisir moderne, qui s'en empare, confère une surréalité, Van Dongen n'a pas le loisir de raisonner son œuvre et c'est tant riiieux. Le besoin accessoire de scandaliser à froid ne lui vient qu'après-coup,' s'il s'avise d'allonger son catalogue d'un bout de préface personnelle.

Il n'en abusa d'ailleurs pas ; bien inspiré quand il déléguait ce soin au poète Guillaume Apollinaire. Est-ce, comme l'écrivit, à cette occasion, ce der- nier, Van Dongen qui a retrouvé le « ton de carna- tion » ?

Ce fut peut-être sacrilège d'affirmer cela quand le grand Renoir, à demi paralysé, ajoutait encore de si pathétiques mesures à la vaste « symphonie de la chair » que fut son œuvre.

Voyez ces nus entre des voiles opulents ; voyez cette Baigneuse et cette maigre beauté immodeste, ouvrage en quoi l'audace frémissante du peintre

* Maïs Zola gâte tout en faisant corriger par le peintre l'étalage du charcutier. Il n'appartenait au peintre que de bien peindre cet étalage, de le copier sans l'imiter.

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hausse au pathétique ce dont tant d'autres n'eussent obtenu que polissonnerie ou désolation ; scrutez ces pièces aux tons crus, aux lignes sommaires emplissant quand même la toile, et vous vous per- suaderez que Van Dongen vaut d'être loué pour d'autres vertus que celles de Renoir, peintre aris- tocrate des beautés populaires.

Van Dongen surprenant tous les petits secrets d'une féminité vouée au soin de plaire, aboutit à un art viril. N'est-ce pas l'élément de surprise, de jamais vu, que l'œil, avant l'esprit, reconnaît en ses ouvrages ?

Naguère encore, il y eut dans les tableaux de Van Dongen, une part de vulgarité nourrie par un candide étonnement de Iluron ; l'épatement qu'on me pardonne le mot pour son éloquence de l'étranger devant un soir illuminé du Paris qui... s'amusait. Van Dongen a franchi ce stade délicat.

Le voici capable d'atteindre à l'abstrait, comme en cette toile sobre deux nus enlacés dominés par une ombre qui est un religieux poème d'amour terrestre. Il atteint encore à la simplicité avec sa Perruche peinte au moyen de trois tons purs. Eloigné de ses thèmes familiers. Van Dongen est encore lui-même, ce dont il se reconnaissait bien incapable à ses débuts. Un équilibre constant le soutient désormais, qu'il peigne son orgueilleuse

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ART ET CRITIQUE

danseuse espagnole en sa roide robe rouge et blanche, ou sa scabreuse fille du faubourg gaillar- dement troussée.

Du jour cet art me fut révélé dans un petit atelier montmartrois, longtemps avant qu'on vit le peintre de Pilar monter au Bois un cheval de race, je n'ai pu relire certaine nouvelle de Baude- laire (son unique nouvelle) La Fanfarlo, sans penser à Van Dongen. Ses toiles éblouirent, retinrent ou choquèrent bien avant les « hardiesses » des ballets russes, toutes empruntées à plusieurs. J'imagine ce que serait un spectacle de café-concert, une revue montés par Van Dongen... lequel ne méprise point du tout la fantaisie de cette bonne M"i® Rasimi. Et ceci n'est pas un trait final, à pointe double.

Depuis un temps, Van Dongen, congédiant le chœur des humides sirènes, a délaissé les cabarets bleus et rouges les matelots dansaient la maxixe avec de grosses filles. Il ne trousse plus de riches beautés louées, sur des divans d'une Chine de Paris. Le « portrait sérieux » l'a tenté.

Ce ne fut pas la moindre merveille du Salon d'Automne de 1919 (cette revision des grades !)

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que la confrontation des portraits de Van Dongen et des portraits de Wlaminck.

Sans abdiquer rien des qualités profondes, natales, dirai-je, qui firent le Van Dongen qui scandalisa, cet artiste unique, l'un des Fauves assurés de l'avenir, s'est plu, comme Picasso lui- même, au luxe un peu hiératique de certaines images féminines. Bref, il n'a pas eu peur du portrait dont on dira qu'il est classique.

Quelle leçon donne Van Dongen à ceux qui, chaque jour plus nombreux, et souvent tentés sans raison, ont voulu s'aventurer dans cette vole !

Le portrait, qui deviendra fameux, de M™® N... G..., doit être ajouté aux ouvrages capitaux de Van Dongen.

Des portraits de cet artiste, qui signe orgueil- leusement Le Peintre^ on pourrait dire qu'ils sont des caractères.

JjCs œuvres d'hier, celles dont la licence effraya certains, sont des études personnelles de sentiments communs, publics. Le prince de toutes les audaces physiques s'élevait en artiste de haute tradition, de grande race au-dessus des naturalistes capables d'aborder les sentiments généraux au prix de la banalisation de leurs tempéraments ; mensonge fatal à leurs propres formules.

L'œuvre actuelle de Van Dongen mesure sa

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personnalité, toujours un peu secrète, aux Carac- tères les moins prompts à se révéler.

S'il faut ne parler que peinture, celle de Van Dongen demeure éblouissante.

Et l'on entend, et je sais bien qu'il tend l'oreille, toujours l'orchestre des sirènes, et le vent qui conduit le matelot amoureux recule insen- siblement les murs pour la danse, et le vent drape les jupes qu'il va gonfler.

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CUBISME

CUBISME

Je ne fis, au premier jour, aucun crédit au cubisme. Témoin des âpres recherches de Picasso, je n'accordai aucune confiance particulière aux premiers qui mirent en appHcation l'esprit de ses trouvailles. Je crois donc n'être suspect ni de sno- bisme, ni d'indulgence sentimentale.

La rigueur du cubisme, alors même qu'il était entaché d'un parti pris de laideur, astreignit toute une jeunesse à une plus exacte discipline. Cela est si vrai que certains adversaires de ce mouvement, parmi ceux dont l'opinion compte parce qu'elle consent au raisonnement, à la franche discussion, y voulurent voir un retour offensif de l'Ecole.

Certes, il peut naître un académisme aussi fâcheux que l'autre, et jg visitai tel atelier le cubisme s'enseignait en quinze leçons, mais nous n'avons pas le loisir de nous attendrir sur le sort des victimes. L'art, au reste, veut des victimes et on les pourrait tout au plus souhaiter d'une plus belle qualité.

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Le cubisme, alors qu'on me prouverait qu'il doit périr, m'apparaîtrait encore comme la nécessaire révolte contre un art amorphe dont Matisse fut, au-dessus de tous les Fauves, le plus puissant et le plus agréable représentant ; un art amorphe à quoi devait infailliblement aboutir tout ce qui dans l'impressionnisme n'avait pas subi l'influence de Seurat et de Signac éprouvant les premiers, et jusqu'à la violence, le besoin de construire.

Mais, Signac et Seurat, eux-mêmes, le grand Seurat qui ne put achever, au sens absolu, son œuvre, furent peu entendus.

On ne vit dans leurs œuvres que les apports de couleurs ; on les leur déroba ; on alla, il est vrai, plus loin que Signac dans cette voie, et non sans profit, mais il arriva que la ligne fut sacrifiée à la couleur, la forme fut perdue. C'est contre cela que se dressèrent, chacun en son temps et a\ec une admiiable exclusivité, Picasso, Derain, duquel dépend un si rayonnairt avenir, et aussi Friesz, Dufy. Vinrent enfin les cubistes.

Juge sévère de leuis premieis effoits, j'écrivais parce qu'ils avaient beaucoup promis : on se croyait à l'académie et l'on sort du gymnase. N'était-ce pas dire que, s'ils n'avaient encore livré aucune œuvre séduisante, on pouvait beaucoup attendre de la méthode ? Une assemblée de per- sonnages dans l'attitude de l'athlète à l'exercice

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serait une assemblée de grotesques ; il n'en est pas moins vrai que ceux qui passent par le gymnase perfectionnent leur plastique et formeront, ailleurs, des groupes harmonieux. J'ai dit aussi qu'il me plairait assez de défendre le cubisme contre les cubistes. Depuis, plusieurs de ces derniers réalisent des œuvres harmonieuses en soi.

x\u Salon d'Automne de 1913, le Cubisme rem- porta sa première victoire publique.

Une partie du jury le combattit rudement.

Certains artistes dé'jà fameux à l'étranger furent exclus par cet aéropage national ; d'autres, la plu- part, ne furent admis qu'avec les deux toiles aux- quelles leur donnait droit leur titre de sociétaire. Peut-on alors parler de victoire ? Oui certes, et de victoire publique quand la lutte fut ce qu'elle n'avait jarnais été. Pour la première fois, on put écrire que le Salon (1913) était un Salon nettement cubiste. Il le fut, non pas parce que des légions d'imitateurs s'inspiraient de Gleizes ou de Metzin- ger, sinon de Picasso, mais plutôt parce que ceux- mêmes dont l'orthodoxie s'avouait le moins intéressaient par la sévérité de leur composition, par l'économie particulière des lignes et des cou- leurs à quoi ils se soumettaient et qu'aucun des artistes, en faveur avant 1908, date qu'on peut fixer aux origines du cubisme, ne leur auraient pu imposer.

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ORIGINES ET INTENTIONS

C'est donc aux environs de 1908 * qu'il faut faire remonter la révélation du cubisme. Si je ne précise pas davantage, c'est à dessein, et par scrupule. En effet, l'intention de créer de toutes pièces un art dit cubiste ne précéda pas sa découverte. Mais, au contraire, les inquiétudes constantes d'un artiste tourmenté par quelque souci d'absolu précédèrent la reconnaissance de cet art, qui ne dut qu'à un hasard d'être baptisé cubiste. Au surplus, cette dénomination fut-elle toujours très arbitraire.

A l'époque que je dis, le peintre Pablo Picasso, Andalou d'origine, depuis l'adolescence à l'école des maîtres français, commençait d'atteindre au succès public avec les grandes figures depuis cata- loguées : les nus de Vépoque rose. Ces mendiants, ces stropiats qui sont toute la douleur et toute la prière avaient précédé : époque bleue des amateurs et des marchands, et aussi les grandes toiles des saltimbanques en quoi se purifiait, se personnalisait l'intention profonde une première fois exprimée par l'artiste dans ses ouvrages de début, alors qu'il était encore tributaire de Toulouse-Lautrec.

* Picasso, dès 1906, le préparait, sans y trop songer.

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Les peintres modernes chargés par le destin de scandaliser leurs contemporains étaient les Fauves, et ils avaient pour chef reconnu Henri-Matisse, peintre puissant, dessinateur d'une rare souplesse et le continuateur fécond des plus éclatants colo- ristes de l'impressionnisme.

Henri-Matisse fréquentait l'atelier de Picasso, ainsi qu'André Derain, Georges Braque, que l'im- pressionnisme retenait encore et aussi des poètes ; enfin un mathématicien M. Maurice Princet qui seul sait sa véritable part dans ce qu'on appelle bien improprement l'invention du cubisme.

Henri-Matisse, qui avait peint les mêmes pay- sages provençaux, André Derain, anxieux de haute composition, et Picasso, qui avait percé le secret de Cézanne traitant ses personnages comme les éléments de ses natures mortes ainsi que des vo- lumes dans l'espace avant tout commen- çaient, avec leurs amis les poètes, et le mathéma- ticien esthète, si l'on y tient, à rendre au maître d'Aix-en-Provence cette pleine justice que les plus timorés osent à peine lui marchander aujourd'hui.

Dans l'atelier de Picasso figuraient en belle place quelques merveilles égyptiennes d'une assez haute antiquité.

Dans le même temps, André Derain et son ami Maurice de Wlaminck commençaient de s'intéresser, hors de tout souci d'exotisme un peu court, à la

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Statuaire africaine et polynésienne. Dans ces simu- lacres, dans ces fétiches, Henri-Matisse reconnut à son tour d'authentiques œuvres d'art, exemptes d'aucune barbarie, mais encore toutes rayonnantes de pittoresque.

Avec cette étonnante certitude qui fait sa force, Picasso vint à son tour aux négreries et, le premier, osa non seulement les confronter avec les merveilles égyptiennes indiscutées, mais encore osa les opposer à l'art grec.

Alors commencèrent dans le vieil atelier mont- martrois ces examens, ces discussions passionnées d'où devait sortir le cubisme.

Nous aimions l'ignorant qu'on a appelé le Doua- nier Rousseau, parce que ce vieil enfant adoptif des Fauves n'aspirait qu'à peindre le mieux pos- sible, à exposer, comme le rêva Cézanne, au « Salon de Bouguereau » dont les habitués, disait-il, savaient si bien « finir leurs toiles ». Nous l'aimions, parce que cet ignorant qui fréquentait le Louvre, sans avoir retenu les noms des maîtres, possédait avec le don inné de la construction, une fraîcheur d'âme, une pureté, pour tout dire, que n'avaient jamais possédée les gens de la rue Bonaparte et que, par excès d'intellectualité, ceux du post-impressionisme commençaient d'avilir en même temps qu'ils se ruaient aux abîmes de l'amorphe, dominés par la couleur aux dépens de la forme.

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Enfin, M. Maurice Barrés qu'on sera peut- être surpris de retrouver si souvent en cette affaire fournissait à une clientèle de bonne volonté le moyen d'aimer Greco dont, avant que M. Barrés l'aimât, la plupart pensaient qu'il était haïssable.

Les élèves de Barrés, dévots dociles du Greco, devaient honnir les précubistes qui avaient décou- vert le Greco avant que Barrés s'en mêlât. Mais au Greco les cubistes joignaient Ingres. Oui, Monsieur Ingres. Aujourd'hui encore, dans presque tous les ateliers cubistes, vous verrez V Odalisque ou le Bain turc près du Saint- François recevant les stig- mates ou du Julian Romero de las Azanas en prière, et non loin du Chahut de Seurat, le seul maître de 1885 qui ait trouvé grâce devant les cubistes.

Récapitulons : Cézanne, les nègres, le Douanier Rousseau, le Greco, Ingres, Seurat.

Le lien est étroit, et solide, et indestructible et continu entre tout cela qui semble s'opposer. C'est ce que je vais essayer de justifier.

Picasso, André Derain et Georges Braque Henri-Matisse * ne devait décidément pas parti- ciper à la grande révolution prennent (encore

* C'est lui qui aurait baptisé l'école. On dit que, voyant au Salon d'Automne de 1908 des paysages ornés de « fabriques » réduites aux lignes élémentaires, des espèces de cubes, il s'écria : « Mais c'est du cubisme ! » La hâte des échotiers fit la fortune du mot.

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que je vienne d'écrire le mot révolution) position de réactionnaires.

Ils ne reconnaissent plus les signes de la pureté dans ce fugitif qui vient de l'impressionnisme, pas plus que dans l'académisme.

La pureté ? Elle rayonne du noir foyer des sta- tuettes polynésiennes.

Plus que de figuration, les artisans de couleur out eu souci de plasticité, et la plasticité c'est l'harmonie, c'est la perfection des volumes dans l'espace.

Les cubistes voient le post-impressionnisme pré- cipiter la peinture dans l'amorphe l'art ne se soutient que par des jeux arbitraires et équivoques de la couleur abandonnée de toute forme.

Un ignorant, Rousseau, les a précédés dans la voie de la rédemption.

Epris de classicisme mais oui ! ils songent avec angoisse qu'il fallut attendre jusqu'à Cézanne pour que fut continué Grèce, le rigoureux cons- tructeur.

Et ne fallut-il pas qu'eux-mêmes vinssent pour que s'affirmât dans le respect la loi de Cézanne, ce Cézanne dont aujourd'hui encore tant d'artistes ne copient ou n'interprètent que les tics ?

Seurat ? Il fut le seul impressionniste que tour- menta la géométrie, selon Baudelaire. Le fugitif put bien avoir quelque part dans la composition

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de sa palette chatoyante ; mais la rigueur do son dessin tend au perdurable, à l'éternel. Seurat est un classique, au même titre que M. Ingres.

A ce point de leur inquiétude, les futurs peintres cubistes vont être désormais conduits par les seules méditations de Picasso, les méditations actives d'un inspiré cultivé, savant toujours fâché de son ignorance, et qui pense le crayon ou le pinceau à la main.

Je rendrai justice à tous et dirai la part de chacun dans la suite. Mais en 1907 il n'y a que Picasso, Les poètes ne font rien que donner une plastique (eux aussi) à la langue qu'il faut pour se comprendre en face de ces nouveautés, et le mystérieux mathématicien fournit ses amis de pré- cisions raisonnées. Il est une « règle » pensante, pour ainsi dire.

Ce sont les recherches passionnées et souvent douloureuses de Picasso qui permirent, plus tard, à Jean Metzinger, soucieux d'explications publiques quand Picasso les dédaignait, d'écrire ceci qui est juste : « Avant nous, aucun peintre n'avait eu le souci de palper les objets qu'il peignait. »

Ceci a trait à ce désir moderne de rendre sensibles sur la toile toutes les faces d'un objet à la fois.

Méthode de décomposition tendant à une renais- sance de la composition, absolument méconnue depuis le triomphe de ces talents charmants mais

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parfaitement anarcliiques : Bonnard, Vuillard, voire Gauguin, ce qu'on n'a jamais osé écrire.

Je ne prétends ici qu'à l'essentiel. Un gros livre serait nécessaire à la justification du cubisme, dont il ne faut encore tracer, sinon l'histoirie, du moins la courbe historique, en quelques pages.

Ici commence le martyre de Picasso et la grande fureur des honnêtes gens qui ne reculeront devant aucun outrage. Ils feront méchamment et sottement du cubisme, non seulement une fumisterie collec- tive, alors que la sincérité des maudits est incontes- table, mais encore un art boche. Et ce sera vraiment une grande sottise. J'ai nommé Ingres, mais je dois ajouter le nom de Chardin. Si Jean Metzinger a raison devant le fait absolu, Chardin eut souci, avant ce jeune artiste, de palper les objets qu'il peignait. Picasso en conviendrait aisément, et le regretté Guillaume Apollinaire, le plus audacieux défenseur du cubisme, en eût convenu aussi, lui qui chérissait si intelligemment Chardin et qui inventa l'art tactile *.

A l'instant des premières expériences, ainsi que je l'ai dit en 1912 dans ma Jeune Peinture Française, Picasso commença de transformer des figures à demi achevées, à demi conçues, de grands nus res- sortissants encore à l'art de « l'époque rose ».

* Le Poète assassiné.

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Uniquement inquiet de la valeur du volume dans l'espace, conduit pour y parvenir à de violentes décompositions, il dédaigna d'abord tout de cette grâce dont il était le maître. Or, l'homme qui fit Dieu à son image chérit en barbare cette image. Et la hideur des figures de Picasso déchaîna la colère universelle.

Est-ce pour cela que les cubistes s'en tiennent aujourd'hui et avec des thèmes d'école presque toujours identiques à la nature morte ? J'ai été souvent témoin de la naïveté d'amateurs éclairés repoussant un nu cubiste quand ils commençaient d'accepter la représentation cubiste de quelque objet usuel, exactement conçu selon les mêmes lois.

J'ai usé à dessein du verbe concevoir. La grande loi qui domine l'esthétique nouvelle est la suivante : La conception l'emporte sur la vision.

Limitée à ces termes, cette loi pourrait conduire à des excès plus grands que ceux à quoi entraîna le post-impressionnisme et contre quoi s'insurgea la Réforme cubiste. Oui, la Réforme. Il y eut, au début, quelque chose de huguenot dans cette révo- lution qui est aussi une réaction.

Je dois ici essayer de me faire comprendre en peu de mots. Louis Vauxcelles, l'un de nos meilleurs écrivains d'art et qui longtemps fut seul à défendre les peintres nouveaux quand Mirbeau cessait

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L ART VIVANT

d'écrire, passionné de l'art des Bonnard, Vuillard, que je tiens pour anarchisants, est celui qui a dit un jour : « Le Cubisme n'est pas autre chose qu'un retour offensif de l'Ecole. »

Si Yauxcelles veut dire l'Ecole de la rue Bona- parte, il a tort. Mais s'il veut dire l'Ecole en soi, la Règle, alors les défenseurs du cubisme pourront reprendre à leur compte sa déclaration dépouillée de toute intention péjorative et s'en servir en toute bonne foi.

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I

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II

GEORGES BRAQUE

Comment Georges Braque, qui occupe une place si ambitieuse et si particulière dans la famille des peintres cubistes, nous apparaît-il à la fois le plus dogmatique et le plus spontané ?

On a écrit de lui qu'il était « le plus pur des hommes ». L'hyperbole, après tout, n'est qu'un instant de lyrisme, et le lyrisme dont l'absurdité ne choque rien que les cœurs secs, n'est qu'une façon passionnée de dire la vérité, au delà des frontières vulgaires de l'usage.

Pour le soin d'une vérité historique vers laquelle on s'efforce en tâtonnant, les témoins, les moins récusables étant sujets à des défaillances de mé- moire, il serait trop injuste de ne pas faire, dans l'organisation de ce grand mouvement, très large la part à Georges Braque.

Nous ne contrarierons même pas ceux qui le tiennent pour le chef véritable de l'école. Jamais Picasso n'eut souci d'entreprendre autrement qu'à

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L ART VIVANT

son seul bénéfice et, je l'ai dit, il se dépasse aujour- d'hui ; il est au delà de la doctrine, sinon hors des voies de l'école.

Le cas de Braque est différent.

Georges Braque est un esprit beaucoup plus spéculatif que Picasso, d'une part, et, d'autre part, ils diffèrent encore par ceci que Picasso, « inspiré » selon l'antique conception, celle qui admet la vertu aujourd'hui contestée du « génie * » a, évidemment tenté par tous les arts à la fois, de la Poésie à la Musique dont il feint le dédain, choisi d'être peintre.

Georges Braque, lui, est peintre, de nature. 11 a des mains de peintre. Il parle peintre et pense peintre, dirai-je en jargon pour me faire mieux comprendre.

Une tradition de métier l'a, de plus, "toujours dirigé.

Avec passion, avec spontanéité, jeune artiste éveillé à la traduction des formes par ceux qui en perdaient conscience, les impressionnistes, il pro- duisait allègrement encore, en homme bien portant, mais chaque jour un peu moins satisfait. C'est alors que la splendide rébellion de Pablo Picasso, dont un jour on reconnaîtra unanimement qu'il a aidé à sauver l'Art de la banqueroute frauduleuse, remit toutes choses en question.

* Maurice Raynal fut son premier négateur.

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CUBISME

Georges Braque n'eut à être le disciple de per- sonne *, L'audace de son ami le persuada seulement de la vérité, de la santé, de tout ce qui, depuis longtemps, le sollicitait, A l'inquiétude, à l'angoisse succédèrent la paix, une immense satisfaction, un repos moral salutaire.

On vit Georges Braque travailler évidemment dans le même esprit que le jeune père du cubisme ; mais point dans le même sens. Quand Pablo Picasso, peu soucieux de faire école, poussa le dédain d'en- seigner jusqu'à hasarder des boutades que ne négli- gèrent point les critiques ennemis, on vit Georges Braque codifier, légiférer. Ce qu'écrivirent Jean Metzinger et Albert Gleizes a converti plus d'ama- teurs que d'artistes. Le véritable instituteur du cubisme fut vraiment Georges Braque**.

L'injustice serait grande de ne pas insister sur toutes les richesses que Georges Braque, instruit

* Au surplus, il hésita, disant à Picasso do ses essais cubistes : « C'est comme si tu buvais du pétrole et man- geais de l'étoupe enflammée ! »

** Il serait imprudent d'en conclure ceci que Braque, peintre plus laborieux, moins prompt, est un esprit plus méditant que Picasso, seul capable de conduire a aux rives du futur » ce que prépara le grand Malaguene. Car on pourrait s'en autoriser pour dire aussi bien que Braque a

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L ART VIVANT

des ressources de l'artisan, livra à tous les peintres sainement préoccupés de peinture en soi, d'abord. C'est lui qui enseigna les secrets du bon compagnon aux peintres que leurs maîtres n'avaient encore instruits que dans les belles manières.

Hugo tirait orgueil d'avoir mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire ; Georges Braque fit culbuter la boîte à pouce aux couleurs fines sous le poids du camion du peintre en bâtiment.

A ce propos, et avant de tenter, non pas le juge- ment (ce qui n'est l'affaire d'aucun critique) mais l'expression de la dernière exposition de Georges Braque, je veux essayer de rapporter une anecdote, doublement pittoresque, qui fixe un point d'histoire et renseigne sur l'heureuse contradiction des es- prits.

Dès 1913, j'écrivais, au cours d'un ouvrage dont la guerre et ses effets retardèrent la mise au jour :

« Qu'on ne s'inquiète pas exagérément de l'at-

diminué l'art impétueux de Picasso en le domestiquant. Ce serait injuste pour tous les deux.

Picasso vit en état presque permanent de méditation. Lorsqu'il crée le pinceau à la main, c'est un repos splendide. Il peut alors laisser croire à ceux qui ne perçoivent qu'une sensation, qui n'enregistrent qu'une émotion à la fois, qu'il ne fit jamais rien que s'abandonner fémininement à l'intui- tion bergsonienne en des minutes splendides dont le total, quelle que soit l'étendue de l'œuvre, ne correspondrait pas à la courbe parfaite d'une authentique vie d'artiste.

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CUBISME

traction exercée par le génie civil, l'industrie et ses procédés sur les artistes modernes. »

Ce qui apparaît aux esprits superficiels ainsi qu'une funeste contrainte n'est, au contraire, que le signe de la plus extrême liberté.

Georges Braque tient, par ses origines, à la classe des riches artisans, des grands entrepreneurs. Les siens ont peint ou fait peindre presque tous les murs intérieurs élevés au Havre à la fin du siècle dernier. Je suis persuadé que Georges Braque doit à cette ascendance quelques-unes de ses plus bril- lantes qualités.

Il discutait un jour avec M. Picasso aux envi- rons de 1910 de Vinimitable en peinture. C'était un thème favori des artistes nouveaux. Faut-il, si l'on peint une gazette aux mains d'un personnage, s'appliquer à reproduire les mots le journal ou réduire l'entreprise à coller proprement la gazette sur la toile ? On en vint à vanter l'habileté des peintres en bâtiment qui tirent tant de marbre et tant de bois précieux de carrières et de forêts imaginaires.

Naturellement, Georges Braque apporta d'utiles éclaircissements, ne ménageant pas les savoureux détails de métiers.

Il en vint à dire quels services rendait aux peintres du bâtiment, pour l'exécution du faux marbre et du faux bois, un certain peigne d'acier que l'on

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L ART VIVANT

promène sur la surface peinte, dans le but d'obtenir le dessin simulant les nervures et les persillages.

On peut sourire du sérieux apporté à une dis- cussion de cet ordre. C'est qu'on sera encombré des plus fades préjugés ; c'est qu'on ne voudra pas prendre garde au bénéfice certain que trouve l'ar- tiste à se pencher sur les beautés du travail do l'ouvrier.

Enfin, ceux qui rient de nous ne cessent de se corrompre l'entendement par la communication des plus misérables recettes académiques : « L'em- bus, mon cher Monsieur, l'embus ! »

Bref, Picasso et ses hôtes convenaient de l'utilité du peigne ; mais remarquez que personne ne son- geait, toutefois, à imiter ces adroits artisans.

Ceci est d'une importance extrême. Un artiste se grandit de songer à ces choses ; il peut désirer même cet outillage qui le séduit, mais c'est assez. Il ne doit s'approprier ni l'outil, ni le procédé, au moins directement. Mieux vaut, comme fit * l'un d'entre eux (le peintre Marcoussis) imiter V imi- tation.

Mais un Mécène qui se trouvait ne pensa pas ainsi.

Il descendit au plus proche café consulter le Bo1;tin, sauta dans un taxi et se fit conduire- chez

* Salon de la Section d'Or.

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CUBISME

un taillandier du Marais qui fabriquait le fameux peigne à peindre le bois et le marbre.

Frémissant, comme s'il portait le radium de l'art nouveau, Mécène se refit véhiculer jusque chez Picasso entre les mains habiles de qui il remit son emplette.

Les yeux du peintre brillèrent alors de cet éclair de joie enfantine que connaissent bien ses fami- liers.

Il promit de se mettre au travail, content de posséder un jouet neuf, lui qui n'aspire qu'à créer, qu'à détenir des formes nouvelles, et donna rendez- vous à l'amateur pour le lendemain matin.

Or, quand le matin fut venu, le Mécène ne vit rien qu'un portrait de sapeur bien soigné.

Avec le peigne à peindre le bois et le marbre, Picasso avait peint, avait ondulé les cheveux et la barbe do son personnage * !

Le temps est passé de ces expériences, pour l'un, et de ces jeux pour l'autre. Georges Braque a des droits acquis au titre de chef d'école qu'il reven- dique brutalement. Son œuvre cubiste est d'une

* J'ai cité, une fois, cette anecdote qui vaut, je crois, d'être répandue,

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richesse, d'une puissance inégalées. On songe à des nourritures terrestres choisies, préparées selon une si irréductible raison qu'elles ont toute la saveur du divin. «

Admet-on maintenant que Georges Braque soit à la fois le plus spontané et le plus dogmatique ?

FERNAND LÉGER

Le cubisme irritait le plus grand nombre et char- mait quelques-uns lorsque parut Fernand Léger. C'était à peu près vers le temps que Jacques Rivière, qui depuis s'est lassé et qui pourtant ne songe pas à renier ces paroles, disait : « Les peintres auront enfin le droit de n'être plus des simples d'esprit. » Guillaume Apollinaire, tout de suite, compara Léger aux « petits maîtres galants, du xviii® siècle ». Il écrivit aussi : « Quand j'ai vu un Léger je suis content ! » On imagine quel parti tirèrent de telles affirmations, pour ne citer que d'honorables adversaires, les critiques amis de Bonnard, de l'amorphe post-impressionniste, n'ai- mant en Matisse rien que ce qui était périssable, au moins incapable de prolongement.

Je m'efforcerai d'expliquer leur erreur, et quel charme immédiat, moins dangereux que les efforts

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I

CUBISME

vers la grâce plus tard condamnés par Metzinger, se dégageait des œuvres de Fernand Léger qu'on retrouve désormais plus riche en sa simplifica- tion.

Fernand Léger, cubiste, est-il demeuré fauve, ainsi que je l'ai, non point lu, mais entendu dire ? Pour mémoire : les fauves dépassaient l'impres- sionnisme, mais alors qu'ils le laissaient loin der- rière, ils demeuraient sur la route dont l'oeuvre des impressionnistes avait déterminé la largeur. Le cubisme apparaît, dès 1907, en réaction.

Je ne pense pas que Fernand Léger soit un fauve attardé. Allant au-devant d'autres reproches que certains seront tentés de lui faire, je ne pense pas davantage qu'on le puisse soupçonner de futurisme ou d'unanimisme, le futurisme étant entaché de vulgarité (et pas seulement de vulgarité anecdo- tique) et l'unanimisme qui a pourtant donné en poésie des œuvres fortes entaché d'une sorte de badauderie primaire.

Ces reproches sont, furent ou pourraient être adressés à Fernand Léger à cause de sa couleur et pour le goût qu'il a récemment montré pour les choses de la mécanique moderne.

L'argument critique ne vaut rien.

S'en tenir là, ce serait trop oublier que ce peintre dès son éclatante entrée au royaume du cubisme, affirma autant qu'un amour de la couleur semblable

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L ART VIVANT

à celui qui relie Odilon Redon à Delacroix, un amour de l'air dont le cubisme scientifique en réaction contre l'impressionnisme avait si grand besoin après quelques inévitables, et je dirai nécessaires, excès de doctrine.

C est à cause de la couleur que Guillaume Apol- linaire put dire de Fernand Léger qu'il s'appa- rentait aux maîtres du xviii® siècle, et c'est après avoir respiré en homme sain l'air qui circule dans l'œuvre de M. Fernand Léger qu'on compiend, sans besoin de traduiie, la ferme, la franche excla- mation d'Apollinaire : « Quand je vois un Léger je suis content. »

A quoi, le sage, le grave, l'austère Picasso, avait- il réduit sa palette ? A quelques verts, à quelques gris, à un peu d'ocre... couleurs pathétiques qu'on devait, le lendemain, reconnaître' dans une épou- vante sacrée pour les couleurs de la guerre ! les exactes couleurs du front, de la ligne de feu.

Il est vrai que Picasso, ange ou démon comme disaient les gens de 1840, maître des enchante- ments,, savait l'art de multiplier ces couleurs et d'en barioler, multipliées, un gai vêtement d'Arle- quin.

L'inquiétude était née. Retrouver la couleur, à présent qu'on ne craignait plus le fugitif lumineux de l'impressionnisme. L'école orphiste s'y essaya. Robert Delaunay aussi las que ses camarades du

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CUBISME

trop long esclavage de la forme sujette de la couleur tenta, non sans un éclat qui força l'attention res- ])ectueuse, d'ordonner des formes de couleur. Je ne cherche qu'à me faire bien comprendre en peu de mots.

D'abord le plus indigent coloriste d'entre les cubistes, Juan Gris, qu'un emploi imprudent de médiocres couleurs toutes préparées faisait plus indigent encore, a singulièrement élargi sa palette, bien que ce ne soit qu'en ouvrant sa boîte avec moins d'avarice.

Georges Braque, fidèle aux tonalités brèves choi- sies par Picasso, parvient souvent, et selon son désir raisonné, à les faire chanter çà et plus haut même que Picasso d^abord constructeur et dessi- nateur. J'ai insisté sur le juste orgueil de M. Braque qui livra à l'art moderne les beaux secrets de métier des peintres artisans.

Le plus prompt à souhaiter, à vouloir la renais- sance de la couleur, le salut de la forme étant assuré, et l'un des plus heureux dans cette voie fut, à coup sûr,. Fernand Léger. N'est-ce que parce qu'il était naturellement coloriste et patce que le don existe, quoi qu'on en ait ?

Soucieux de forme, œuvrant dans le respect et l'amour du volume, asservissant sans la ruiner la couleur hier tyrannique^ Fernand Léger ne se con- tenta pas de rendre l'espace sensible par la plus

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profonde, la plus plastique traduction du volume dans l'espace. Il entreprit glorieusement de faire, selon le vieil argot d'atelier « chanter l'air » dans cet espace, comme d'autres avant lui, et gens aux vues plus courtes firent avec bonheiir quelquefois « chanter la lumière ».

J'emploierai à dessein le mot réussite si l'œuvre de ce peintre, précisément, le réhabilite ; Fernand Léger doit à cette parfaite réussite d'humaniser l'une de ses plus récentes et plus vastes œuvres, la grande toile qui s'appelle Les Joueurs. Il humanise, le premier après Picasso, des figures plus éloignées de la nature que celles qu'osa tranquillement cons- truire Picasso, quand Metzinger lui-même renon- çait, pour un temps, à ses images de grâce comme pour permettre à Juan Gris d'écrire que les cubistes auraient l'humilité de primitifs ambitieux seule- ment d'une noble descendance.

Il est vrai que Fernand Léger nous soumit, et pour la dernière fois dans l'hiver de 1918 des thèmes très directement empruntés à la méca- nique ; je dirai même trop directement peut-être. Pourtant la leçon est bonne. C'est chez lui comme un élan du cœur, un poème du dynamisme aussi franc, aussi prompt qu'une chanson à boire.

Sans doute... je ne puis tout de même pas vous parler des toiles de mon ami Fernand Léger comme d'un nu de M. Caro-Delvaille.

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JEAN METZINGER

Metzinger est un cubiste des premiers jours.

D'entre les plus ou moins avoués disciples de Picasso, le premier, le plus exact et en même temps le plus personnellement dogmatique, étant le pre- mier, c'est Georges Braque. Impressionniste désan- chanté qui, déjà, interrogeait le grand Seurat en son anxiété d'échapper à l'amorphe à quoi entraî- nait le génie redoutable de Matisse.

J'admire Matisse il m'y faut revenir. Il a le don sacré, cette chose qui échappe au jugement ; j'admire ce peintre intelligent qui pouvait se passer de tout contrôle spirituel, possédant le goût le plus sûr, et qui est la grâce même au sens divin du mot. Je ne l'ai jamais attaqué qu'en tant que directeurs des consciences artistiques. De même j'ai combattu le grand Rodin. Aujourd'hui, le péril n'existe plus. Il m'est permis d'aimer Matisse et de le dire sans remords, sans contrainte.

Qui, plus que Metzinger, menacé d'être envoûté par une certaine féminité, pouvait redouter d'être absorbé par Matisse ? Son honneur est de l'avoir pressenti pour se réaliser, harmonieusement selon la raison autoritaire.

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Après Georges Braque, vinrent Metzinger et Gleizes, le second mené par le premier.

Avant que Braque résumât son Art pictural en quelques aphorismes qu'hébergea Nord-Sud, Met- zinger, poète autant que peintre, et poète dont la place n'est pas secondaire, s'affirma le théoricien du cubisme.

Picasso répugnait à cet emploi. Qu'on le vînt consulter, il répondait par des boutades qui firent croire aux esprits étroits que le cubisme n'était qu'une farce d'atelier.

C'est qu'il faudra encore bien des commentaires pour faire entendre que l'art moderne (peinture et poésie) répugne à la mystification mais réclame le droit au « comique » introduit dans le pathétique. Il n'y a plus d'intermèdes burlesques, comme dans Shakespeare ou les drames de William Busnach et de d'Ennery, mais le vulgaire, qui est le burlesque, est accepté par les artistes modernes au même titre que le noble.

Metzinger codifia donc le cubisme, seul, puis en collaboration avec Glcizes, en un livre devenu rare, édité par Figuière.

Metzinger put être accusé de pédantisme, lui qui groupa ses amis, rue La Boétie, sous le vocable de La Section d'Or, familière à des mathématiciens comme, cet esprit rare, Maurice Princet, et aux tailleurs de pierre, savants en leur métier.

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Toujours est-il que le sérieux de Metzinger balança l'esprit nonchalamment narquois de Picasso, et ainsi fut utile.

Au Salon d'Automne, en 1913, c'est encore à la volonté, à la gravité de Metzinger que fut le succès (de bon et de mauvais aloi) qu'obtint la salle VIII réservée aux cubistes. Il n'y avait eu, jusqu'alors, aucune exposition d'ensemble des œuvres hérétiques de Picasso.

L'école cubiste se signala par son austérité. Aucune école n'eut au plus haut point l'esprit d'école. Ses adeptes peignaient les mêmes objets : paquet de tabac, journal, pipe, litre, siphon et, à la suite directe de Picasso : le violon et la gui- tare.

Seul, Picasso s'offrit le luxe d'échapper à cotte rigueur et nous donna, par exemple, à chérir les pigeons de Notre avenir est dans Vair. Son Arlequin bien-aimé fut aussi traduit selon la loi cubiste.

C'est Metzinger qui tenta et que tenta la liberté.

Savant en la grâce, il exposa une toile qu'on baptisa la Joconde du cubisme. Gleizes alors se hasarda au portrait. Les figures cubistes éloignaient ; Metzinger prouva qu'elles pouvaient séduire, faci- lement.

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Précisément, cette facilité devait, longtemps après, le ramener à l'austérité première.

C'est elle qui apparaît en la présente exposition ; mais l'œuvre de ce peintre, qui eût pu aisément conquérir une vaste renommée, s'est enrichie par la concentration. Et s'il fallait, si l'on daignait fournir une preuve de la sincérité des peintres cubistes qu'il est bien permis de ne pas aimer, on la trouverait dans cet abandon, après dix ans de rechercbes douloureuses, des moyens immédiats de séduction.

Si Georges Braque précisa le mouvement cubiste, s'il augmenta les possibilités plastiques du cubisme, avec tant de rigueur et de bon sens à la fois qu'il fournit d'un coup tous les éléments solides sur quoi se peut fonder une école, on peut dire que c'est Metzinger, après que Georges Braque eut pris contact avec le public, qui, seul, codifia le cubisme.

Que de malentendus épargnés si le public de bonne foi avait mieux ouvert, plus largement, le livre de Metzinger et Gleizes !

On a reproché aux cubistes de ne point daigner s'expliquer, et pour cause, mais c'est le renouvel- lement inopportun d'un reproche qu'on put jus- tement faire aux symbolistes. Tout se trouve dans l'ouvrage précité et dans les propos constants, maintes fois recueillis, de Metzinger disant : « Ja- mais, jusqu'à ce jour, les peintres n'avaient eu la

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curiosité de toucher les objets dont ils prétendaient traduire l'apparence. »

Ce fut le cubisme scientifique.

Or, pour qu'un tel art n'éloignât pas, Metzinger y introduisit un « joli », absent totalement des pre- mières figures cubistes de l'initiateur, du fondateur Picasso, avant que Georges Braque ramenât sévè- rement l'art nouveau aux thèmes limités de la nature morte. C'est ainsi que Gris considérera que lui et ceux de sa famille sont des primitifs et que la vie trop brève ne leur permettra sans doute pèts d'atteindre à la figure. Mais s'il peut dire cela c'est seulement parce que Metzinger, qui en produisit de si séduisantes, les a héroïquement bannies. Je puis bien parler d'héroïsme si, touché par le charme évident et fécond de ces images, je m'imposai, dès 1908, de fuir leur agrément pour crier : casse-cou ! C'était quand Metzinger peignait la Joconde du cubisme, ou la douce figure qu'on a ainsi nommée.

Depuis, seul Picasso continue de bâtir des per- sonnages ; mais, si singulier que cela paraisse, et il y faut insister, ce fondateur du cubisme, est de plus en plus éloigné de la famille. Une famille dont le nom grandit parmi les divisions intestines.

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J'avais, dès l'origine, me contrariant moi-même si je contrariais ceux qui m'étaient chers, dénoncé un autre péril.

Hors des voies personnelles à Picasso, le cubisme pouvait n'être qu'une sorte de jeu parnassien. Braque et Metzinger ont triomphé de ce péril. Le « beau en soi » qui les occupe aujourd'hui les éloigne autant de cetteé motion publique (le sentimental du commun) que de cette impossibilité qui, par néga- tion, par refus trop facile, n'est encore que la recon- naissance de cette émotion publique.

Les thèmes limités, profonds, que nous propose maintenant Metzinger sont toute l'émotion inté- rieure d'où nait la plasticité même. Lorsque des avocats maladroits cesseront de proclamer que c'est au moins « très décoratif.», on sera bien près d'y voir tout à fait clair. J'ai fâché Metzinger en affirmant devant lui que le cubisme pouvait bien n'être pas le but unique, ni une fin, ni la meilleure façon de peindre. Il ne m'a pas fâché en s'insur- geant.

Quelle autre attitude pouvait-il adopter, lui qui a enrichi le cubisme de toutes les vertus de prolon- gement !

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JUAN GRIS

Dans l'œuvre cubiste, Juan Gris occupe auprès de Picasso qu'il n'a point renié une place aussi considérable que celle de Braque. Je n'écris pas cela pour les comparer l'un à l'autre. Jean Moréas que la jeune littérature comprend si mal, sans soupçonner ce que perdurait de force révolutionnaire chez ce constructeur rigoureux Jean Moréas disait : « Je ne me compare à personne ». C'était sa façon de dire ; cela signifiait exactement : « Il ne faut comparer personne à personne. » On ne peut même pas comparer à Picasso ses plus serviles imitateurs. L-orsque le grand Andalou cons- truisit ce monstre de tôle qui eût pu être (il l'aban- donna) un chef- d œuvre d'harmonie plastique el guitare * il en suspendit le « patron » découpé au mur de son atelier et confia alors à ses amis : « Chacun peut refaire le même. » C'était faux. Tu comptais, Pablo, sans la faiblesse, sans la mala- dresse, sans l'erreur de calcul, sans l'impatience funeste ou magnifique et qui, toi-même ! te libéra. Je veux seulement rendre ceci sensible :

* La Jeune Sculpture française.

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Braque et Juan Gris (qui n'est pas des tout pre- miers venus) pour s'être mis le plus strictement à l'école de Picasso sont les deux peintres du groupe cubiste qui, à côté de l'initiateur, ont le plus de « certitude en soi ».

J'ai dit, d'autre part, l'apport considérable de Braque, lorsque, las des moyens (déjà académiques) empruntés à l'école de Collioure, il se souvint de ses pères les peintres en bâtiment et rajeunit à propos l'art de peindre par le secret transmis des artisans.

On connaît moins le riche apport de Juan Gris.

Soumis à des conditions d'une extrême modestie qui, un instant, firent de lui le plus humble des artistes modernes, il voulut que cette heure de sa vie fût une longue interrogation. Dans la sim- plicité de son cœur et la pureté de son esprit, il répondit à cette interrogation. Lui aussi s'imposa une morale des lignes, avec tant de soin, avec tant de rigueur qu'il a mieux renforcé d'absolues connais- sances l'art cubiste que ne le firent les jeunes maîtres impatients de la Section (Tor, ses immédiats prédé- cesseurs.

Juan Gris a une personnalité telle qu'il peut être imité sans profit pour le renom vulgaire de Picasso. C'est parce qu'il fixa des directions, d'autres n'aboutirent qu'à d'ingénieuses justifi- cations.

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Peintre savant, il n'est cependant pas entière- ment dominé par la seule logique. Une pureté morale très profonde lui tient lieu d'imagination. Il est le seul qui, demeurant enfermé dans un cercle étroit de conditions plastiques, toutes définies, choisies par lui, a donné, d'années en années, le sentiment immédiat d'un épanouissement par l'élar- gissement.

S'il faut s'évader de soi pour apparaître grandi, faut-il renier la morale première qui a pris la forme de frontières ? Juan Gris ne le pense pas. Il redoute une telle libération qui ramènerait ce sage, ce méditant à la misère des expédients haïe et con- damnée du premier jour. Il se désenchaînera tou- tefois .mais par l'accès aux sommets, par l'ascen- sion, par le vol en spirales, par la conquête ordonnée d'un infini calculé, chef-d'œuvre de la règle.

Ainsi, Picasso s'est évadé lui-même, avec plus d'audace sans doute, un goût plus vif du risque et une confiance plus grande dans sa puissance d'im- provisation, tel l'as osant le pire sur un appareil réglé pour un effort moindre.

De Juan Gris, nous savons déjà que son respect plus froid, plus lent de la méthode ne le dépossède pas de cette fantaisie qui fut la parure de sa jeu- nesse et dont il eût pu se contenter.

Les dernières manifestations de Juan Gris nous l'ont montré enrichi à ce point de biens purement

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L ART VIVANT

picturaux forme et couleur que j'y veux voir la justification de ce que j'avançais en commençant. Sera-t-il emporté au delà du cubisme même, lui qui eut la loyauté de se dire représentant d'un art primitif dont ceux de son âge ignoraient l'accom- plissement ?

Je sais seulement qu'il a choisi la voie propice à cet accomplissement.

Plus rigoureux que les plus impatients législa- teurs de ce nouveau Parnasse, il demeure au centre d'un monde baigné, nourri de l'air toujours d'en haut, d'où qu'il souffle, alors que tant d'autres (qui par une étrange contradiction étaient les plus impatients de réalisations post-scolastiques) se sont depuis le premier jour enfermés sous une cloche pire que celle des poèmes sous-marins de Maeterlinck.

Ainsi, Gris, ange sombre, apprendrez-vous le bonheur encore interdit, à cette hauteur de votre vol en spirale la spirale prend la forme du sou- rire.

ALBERT GLEIZES

Quand on a redouté le péril de la systématisation et tous les dangers pouvaient s'abîmer des

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CUBISME

peintres dont l'un disait à la plus tendre, la plus impulsive sœur des Fauves, ce n'est pas Marie Laurencin : « Quand tout de ce fier Caprice com- mencera de faiblir, regretterez-vous pas alors de ne point posséder quelque certitude ? », on trouve un ferme motif de réconfort dans la profonde diver- sité des œuvres cubistes, après dix ans de travaux soutenus.

Albert Gleizes est un de ceux dont la personnalité s'est le mieux gardée.

Les circonstances même lui furent favorables; l'égoïsrae, l'ingratitude des esprits, la frivolité des cœurs servirent son haut dessein qui le défendirent, au besoin dans la retraite imposée, de ce que le poète latin définissait « les frénésies de la secte ».

Encore une fois (c'est bien le lieu, enhardi par Pascal engendrant Péguy, de ne pas craindre lés répétitions) je ne compare personne à personne. Qu'on m'entende donc bien et foin, toujours de la critique distributive si je dis qu'Albert Gleizes possédait, au plus haut point, dès les ori- gines de sa vie de peintre, cet « esprit de sacrifice » pour quoi André Derain mérita qu'on l'honore.

La ferme conscience du méditant qui s'incline devant l'évidence, reconnue devant que proclamée, plus qu'un cœur chaud de partisan.

Tel fut Albert Gleizes acceptant Ja révélation cubiste.

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Il ne l'avait pas attendue pour se situei selon cette certitude que d'autres quêtaient encore.

Il ne s'abandonna pas dans la fièvre.

Lorsqu'il vint à ceux que son effort isolé soutient toujours, appelés, désirés par eux, peut-être était-il foncièrement persuadé devant ceux-là qui avant lui s'étaient ralliés.

Rien ne serait plus vain que s'attarder à recher- cher si Albert Gleizes, hors du cubisme qu'il accepta sans se soumettre, sans se démettre, n'eut pas été maître et directeur l'édificateur d'un système plus abondant, plus prompt dirai-je en tournant court, certain d'être compris de tous ceux (si rares !) qui, aimant la peinture comme les mélo- manes se donnent à la musique, ont suivi l'œuvre collectif cubiste depuis le premier jour.

C'est ici l'instant de répéter que Picasso ne désira pas Vécole, dont il se désintéresse absolument quelques-uns le lui rendent bien et n'édifia rien, froidement, qu'à son usage.

Bien avant les manisfetations qui vont de 1908 à 1910, Albert Gleizes, ainsi qu'on l'avait justement noté, entreprenait de rendre à la peinture la vertu dramatique dont l'avait dépouillée les impression- nistes et leurs derniers successeurs ralliés autour d'une oritique anarchique.

Quand un poète accompli, mais critique frivole, Emile Henriot (il croit à une farce immense dont

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CUBISME

nous sommes les impitoyables metteurs en scène) ne pouvait pas encore écrire et pour cause 1 que Cézanne « était un peintre pour marchands », Albert Gleizes recevait la leçon de Cézanne.

Georges Braque piquait au mur de son atelier, voici plus de quinze ans, une photographie du Chahut de Seurat, merveille d'ordre possédée par l'amateur allemand G... qui promit de la léguer au Louvre, et qui tiendra peut-être parole.

Picasso a pour icône VOdalisque de Monsieur Ingres.

On admire chez Derain ses copies des Italiens, et l'on trouve encore des Courbet voisinant avec des Grecs chez plusieurs.

J'imagine que Gleizes eut été jaloux de posséder ce Jeune Philosophe ^e Cézanne que l'Allemagne encore nous a pacifiquement ravi.

J'y ai trop songé en étudiant la formation de Gleizes pour ne pas la décrire ici, si l'on peut décrire cela.

Vous vous souvenez de ce grand adolescent en méditation devant une tête de mort, au regard si puissamment chargé de foi, d'amour, d'austère pas- sion et aussi de toute la naïveté d'un jeune philo- sophe de seize ans méditant sur la mort et ne sachant de la vie que ce qu'en devine son cœur.

Méditant sur la fin en son angoisse du commen- cement.

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■^.

L ART VIVANT

Il y a beaucoup du regard de l'aïeul Cézanne dans le regard de cet enfant. Même foi ! même aus- térité ! même honnêteté laborieuse ! même igno- rance des conventions funestes qui, souvent, tiennent lieu de science!

Mais î'admire, et voici qui pour inoi caractérise Cézanne, d'un trait, j'admire que, toujours dédai- gneux de l'effet, le peintre paysan, l'artiste religieux ait traité le crâne dépouillé, le crâne de j)Oor Yorick, le crâne romantique (qui l'est devenu si peu) abso- lument comme ses pommes.

Ou bien est-ce le Jeune Italien qu'a désiré Albert Gleizes ?

Le moutard aux allures sournoises de maraudeur a belle perruque, mais il louche désespérément. Cézanne devait goûter puissamment ce regard, et peut-être jamais peintre traduisit-il mieux les vertus de la lumière armant le plus humble miroir incliné sur l'univers grandiose et misérable.

La couleur. Le rouge du gilet. Un rouge unique dont Cézanne extrait tous les degrés. Plus : toutes les couleurs du prisme.

Ceux qui devaient délibérément qualifier le cubisme d'impasse, pour en faire, sept ou huit ans plus tard un passage, quand les suiveurs essoufflés de mal suivre revinrent à tous les hasards de la sensation nue, ceux qui, sensibles à l'art charmant et funeste des post-impressionnistes anarchisants,

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CUBISME

devaient le plus décrier le cubisme et les peintres cubistes les mieux doués, ne purent se défendre de louer en Albert Gleizes cette richesse cézanienne de constructeur et de coloriste sans fureur.

C'était, sans l'écrire, vanter son dramatisme.

Albert Gleizes eut encore sur ses camarades une influence salutaire et très féconde et dont on n'a pas assez souligné l'évidence. Il engraissa de bonne terre le Jardin de l'Abstrait. Mieux, il pernait ces œuvres de vie, humaines, l'on voit aujoiird'hui briller Fernand Léger.

Lefauconnier, dont nous ne savons plus rien que par la Gazette de Hollande, mais envers qui je ne serai pas injuste, fut aussi, pour une part moindre, méritoire quand même, artisan de ce salut. Il y a souvent entre ses dons et ses acquêts un désaccord que la plus sévère critique ne relève point chez Albert Gleizes, martyr, fervent et satisfait, de l'Unité.

Les portraits de Gleizes, dominant ceux de Met- zinger éloigné du point initial par une certaine forme d'invention, qui manque à Gleizes, poète plus rude, compteront parmi les portraits « authen- tiques » du début de ce siècle. Si quelque amateur compose une galerie logique du mouvement cubiste,

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L ART VIVANT

le Portrait du libraire F , par Albert Gleizes,

n'en saurait être éloigné sans que le sens de la col- lection soit altéré.

Courbet n'était pas satisfait de son réalisme. Ce qu'il livre à la postérité est immense ; son enseignement strict est funeste. Dans l'abandon d'une conversation d'atelier, comme on tournait les pages d'un album jauni, rempli de reproduc- tions d'ouvrages de Courbet, le peintre F... s'écria : « Faut-il qu'il y ait là-dedans de la peinturai... » On entend le reste.

Courbet avait assez de génie pour souffrir de ce qui se traînait de crapuleux dans son œuvre. De cette sourde angoisse naquit L'Atelier du Peintre, expliqué dans cette lettre d'homme inquiet, adressée à Champfleury et dans laquelle l'homme brave qui fit « la Commune de la Peinture » exprime son souci de réaliser un grand accord classique. Il ne le dit pas expressément, mais on le devine assez. C'est en mariant le nu à l'habit moderne, et la seconde réalité, dont parle aujourd'hui André Lhote, à l'étude directe.

Je demande si Albert Gleizes, favorisé par cin- quante précédentes années emplies autant que deux siècles, armé de fine culture, réalisant selon Cézanne l'accord justifié, étroit, de la figure au cœur du paysage qu'elle gouverne, ne fût pas le moins contestable héritier d'une si féconde inquiétude.

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CUBISME

Certains trouveront à s'étonner qui, ayant pro- visoirement accepté les termes de cet essai, iront à Gleizes pour ne connaître que ses ouvrages les plus récents.

Et pourtant !... harmonieux par la méthode qui permit les compositions des Indépendants d'avant- guerre et de la Section d'Or, ne prouvent-ils pas, au moins, de quelles exactes passions humaines demeurera l'interprète ce langage indirect de la peinture, en faveur duquel toute la jeunesse moderne semble s'être fervemment prononcée.

HENRY HAYDEN

JACQUES VILLON, FERAT, SÉVERINI

IRENE LAGUT, MARIE BLANCHARD

LAURENS

ET LE CAS DE M. RIVERA

Jacques Villon n'a pas joué un rôle décisif dans la révolution cubiste. Il n'a pas pris part aux grandes discussions, aux luttes verbales ; surtout, il a peu produit. Mais il n'a presque rien donné que d'heu-

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L ART VIVANT

reux. Il est le régent d'une force aiguë et il applique des moyens presque illimités à des thèmes singu- lièrement limités.

Si brève, son œuvre de peintre et de graveur ne fait pas qu'ajouter à l'œuvre collectif ; il aide encore à démontrer l'inanité futuriste. La vie de Jacques Villon est l'une des moins publiques ; il se confie peu. Je ne sais rien de lui, hors ses -œuvres achevées. Le souvenir que l'on garde de son Acro- bate et de son Atelier de Mécanique permet d'espérer le tableau concentré qui serait le poème de fer, l'ode à la vie moderne qu'un instant promit Del Marie, futuriste par persuasion, justement évincé par les Futuristes.

De Jacques Villon, je dirai encore que, venu des régions les plus incertaines du pittoresque, de V artistique, il adhéra des premiers au cubisme, à peu près dans le même temps que Duchamp, rempli de dons, intelligent, mais encombré d'em- phase encore symboliste, se défendant contre soi- même par de réelles qualités de peintre. Il y eut aussi Marcoussis qui eut très bien pu avoir cette chance de provoquer, quelques années plus tôt, en faveur du cubisme l'élan des snobs qu'il ne faut mépriser qu'avec prudence. Je partage les vues de l'ami peintre soutenant que snobisme et spéculation travaillent heureusement à la formation du goût.

Il y^ eut Valensi que tenta et qui tenta la féerie

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CUBISME

cubiste, et qu'on ne voit plus guère parmi les militants.

Henry Hayden et Severini adhérèrent tardive-» ment au cubisme.

L'adhésion de Severini eut assez d'importance pour qu'on puisse aujourd'hui prétendre qu'elle consomma la ruine du Futurisme, cet enfant perdu de l'impressionnisme plébéïen.

L'erreur de Severini fut, renouvelée, de se perdre en explications trop congrues, verbalement ce qu'on lui eut passé et plastiquement ce qui est plus fâcheux, possédé du démon de la justi- fication, quand on ne lui demandait rien que de soumettre la fleur de son tempérament à la culture qu'il avait, en pleine gloire avortée, cru la mieux propre.

Dans ses bons moments, c'est-à-dire quand son vice le délaisse, Severini est un peintre très pur qu'il faut aimer pour la promesse d'infini qu'ap- portent ses ouvrages.

Lorsqu'il était futuriste, Severini nous a retenus par une fougue assez fluide pour qu'on soit sensible à des dons de composition, au moins d'ordonnance, digne d'un fils lointain des Florentins.

La volonté depuis confessée et prouvée de réduire tout cela à l'essentiel, selon une esthétique

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L ART VIVANT

dont on trouverait les éléments en cette trop inconnue Morale des Lignes de feu Mécislas Golberg, ne peut que toucher les cœurs dévoués à l'Art.

Je suis assuré que l'Italien Severini, lié par sa volonté à l'immense effort français, et qui déjà réalise son espérance, accomplira l'œuvre dont le siècle devra tenter l'étude, à notre profit.

Le respect doit payer le sacrifice de cet artiste, blessé en esprit par une éclatante rupture décidée en toute intégrité.

Pour Henry Hayden il n'y eut jamais rien de pareil à l'une de ces tragiques ruptures qui, long- temps après le coup d'audace de Picasso, amenèrent au cubisme des artistes déjà profondément engagés dans une voie opposée.

Henry Hayden adhéra au cubisme, ayant déjà produit beaucoup, pour avoir beaucoup acquis sur soi-même. Il y adhéra quand son esprit méditant lui démontra que le cubisme n'était, en somme, que l'aboutissement un peu plus prompt, de ses propres recherches.

Ayant suivi la préparation des travaux essentiels de cet artiste, rien ne me sembla plus naturel (je n'use pas du mot par négligence) que son évolution. Henry Hayden n'a rien à renier et il ne laisse rien

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CUBISME

à regretter au critique de ses débuts caractérisant sa première suite d'ouvrages (1908-1912) en une préface demeurée inédite :

... Hayden offre à notre attention une œuvre virile, une et multiple. Non point pourtant Vœuvre déflnilive quil nous donnera ; simplement celle édifiée au rhtyme des premiers enthousiasmes réfléchis...

Après sept années, mûri, nous reconnaissons tou- jours possédé d'un « enthousiasme réfléchi » celui dont alors on pouvait justement prévoir qu'il attein- drait « quelque jour à la plénitude, par des étapes dont

capable aujourd'hui de juger son effort d'hier,

s'est-il, sans doute, assigné déjà la première ». Quand, présentant le peintre au public français,

j'écrivais cela, Hayden, qui pouvait déjà regarder derrière soi, exposait quelques toiles de sa première manière. Dans ces témoins de prime jeunesse, l'influence de Gauguin apparaissait discrète, mais évidente. Bientôt cette autorité se fait plus légère, rend la main, pour ainsi dire, au disciple enfin digne de la liberté.

Celui-ci ne retient de la leçon que l'essentiel ; à savoir que l'artiste peut et doit, pour être libre et être lui-même, se chercher une patrie idéale hors du temps et des lieux ne l'a pas situé sa seule volonté. L'échec particulier à Gauguin, empêtré dans le pittoresque, dans l'exotisme, dans la pacotille, ne prouve rien contre la doctrine.

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L*ART VIVANT

Si j'écrivais avec minutie une Histoire anecdotique de la peinture moderne, je rapporterais comment, un soir, au bal public, Hayden, ayant d'abord goûté sans joie une menthe à l'eau, m'invita, indi- rectement, à visiter son atelier, par ces mots : « Maintenant je fais du cubisme. » D'un autre, une déclaration si catégorique m'eût donné à sourire. Mais je connaissais Hayden. Sans doute, il a subi des influences, de Gauguin à Picasso, par Friesz, un instant, peut-être ; il sut les subir au profit de l'originalité ; il a le droit d'attendre non seulement pour demain une belle part de création, mais il est encore fondé à espérer restituer avec de gros intérêts à ceux qui lui consentirent des avances. Ce jeune peintre venu de l'est de l'Europe pour être des nôtres, si pleinement, avec un si raisonnable aban- don, illustre au mieux les vers que Kipling déploie pour peindre à longs traits l'image seconde de la France : « La première à admettre les mérités nou- i^elles, la dernière à rejeter les i^ieilles vérités. »

Il n'est pas téméraire d'écrire : Ce n'est pas en vain que Henry Hayden est venu le derniev étant le plus spéculatif des peintres cubistes et le moins prompt à renier une œuvre d'humanité pure.

Nulle part plus que chez Hayden le dogme n'éclate en sa rigueur. Personne n'a absorbé cet art avec une plus absolue passion de bon métaphy- sicien. C'est à cause de cela même que, sans cher-

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CUBISME

cher l'issue par quoi Léger aère le cubisme, Henry Hayden, bénéficiant d'un renversement des pro- positions ordinaires, peint désormais « plus humain » que Braque, cela va sans dire ; « plus terrestre » qu'Albert Gleizes, ce qui est beaucoup dire.

Les belles choses pensées, dites (et parfois tra- duites plastiquement) sur les « volumes dans l'es- pace », ne mèneraient pas loin nos « inquiets impa- tients de calme », si l'on négligeait le problème plus précis du « volume coloré ». André Derain, hors du cubisme, avance d'un seul coup la question, avec des trouvailles qui eussent réclamé la quête de deux générations ; Picasso, à sa propre poursuite, découvre quelques lois durables à l'instant bref qu'il se rejoint. C'est l'honneur d'Henry Hayden, lui presque le dernier venu, lui dont on a complai- samment marqué toutes influences subies, de pou- voir nous présenter aujourd'hui des œuvres confir- mant les trouvailles de Derain et de Picasso, et qui sont l'aboutissant d'une suite de prises, de reprises, de luttes avec les choses et leur figuration, les êtres et les nombres, dans l'air dense de l'univers méta- physique, sur le plan de la passion terrestre.

La découverte, un peu avant la guerre, de l'un peu mystérieux M. Ferat fut tout à fait charmante.

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L ART VIVANT

Certains n'allèrent-ils pas jusqu'à soupçonner D... ou M... d'avoir inventé et réalisé Férat ?

Ferat recommençait, avec trop de tendresse pour que Ferat n'existât pas, les natures mortes ovales de Picasso ; celles dans lesquelles on trouvait des pipes éteintes et des fragments de journaux morts, collés et retouchés. J'écrivis alors : « M. Ferat est sans doute très jeune. Un départ sur Picasso peut n'être pas un mauvais départ. » Ferat n'abuse pas de l'attention. Il pourrait renouveler notre curiosité *.

Les sculpteurs Lipsitz et Laurens sont des aqua- rellistes qu'on aime à retrouver, avec M""® Marie Blanchard, parmi les peintres cubistes en leurs manifestations d'école. On y voit aussi la charmante Irène Lagut.

J'eus beaucoup de plaisir à attendrir ce mur du Salon d'AïUin de certain oiseau de romance dans une cage de théâtre, et ce rideau dont Rousseau eut envié la délicatesse !

Irène Lagut a dessiné des clowns, des jongleurs, des écuyères aux jambes longues, pareilles à des fleurs savantes, et un hommage d'une tendresse écolière bon point angélique au bon poète céleste ! pour notre Guillaume mort : J^ entends votre voix, ô mon Poète !

* Ferat a composé une excellente couverture pour les Mamelles de Tirésias, de Guillaume Apollinaire.

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CUBISME

Et puis elle est cubiste, aisément, sincèrement, gentiment. La Parisienne fait ce qu'elle veut.

Il n'est plus pesant « volume dans l'espace » que celui de Diego M. Rivera. Il n'en est pas de plus suspendu.

Fut-ce pour conférer de l'autorité au peintre de valeur qu'est Diego M. Rivera (dont la première participation à nos salons français retint justement l'attention) qu'on organisa, rue Richepanse, cette exposition à l'occasion de quoi le cubisme maudit et garanti impasse, durant plusieurs années, fût complaisamment promu à la dignité de passage ?

La vérité, c'était que tenté par le cubisme scien- tifique, Diego Rivera s'en était lassé ; lassé de ne s'en pas satisfaire et de n'y point briller au premier plan. De telles erreurs sont les plus excusables du monde, voire la seconde.

Pourtant Ortiz de Zarrate, pour ne citer que ce compatriote de langue de Diego M, Rivera, renonça avec plus de fierté et plus de civilité.

L'intéressant insurgé mexicain, Courbet abstrait de la Savane, n'a pas l'élégante mollesse de l' arrière- petit- fils des inquisiteurs.

Diego M. Rivera fit une affaire. Je veux dire qu'il y eut une affaire Rivera.

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Diego M. Rivera en son amour premier et absolu du cubisme tenta-t-il pas de le confisquer à son profit ? Venu après Picasso, cela va sans dire, après Braque, après Gleizes, Metzinger, voire Mar- coussis, il s'affirmait le seul détenteur du secret. Aussi, ses derniers avocats nous feront-ils croire difficilement que Diego M. Rivera, suffisamment entraîné, se soit dit : « Maintenant, soyons sérieux ! »

Vaine fut sa tentative, aidée, de « mettre le grappin » sur Gabriel Fournier, ce jeune peintre aux qualités si promptes, sur André Favory qui mérite d'être loué et qu'on conseille trop. Pourquoi pas sur Durey éclairé par Derain ?

Sorti du passage cubiste, Diego M. Rivera a comme un regret, sympathique, du mystère impé- nétré. Il s'en console avec un secret à lui, bien secret et qui est « la chose », qui est chose parfai- tement respectable.

D'ailleurs, Diego M. Rivera peut fort bien avoir sans l'avouer capitulé sur le terrain cubiste sans avoir perdu son talent. Même on dirait qu'il a gagné en décision. Son Usine, sa Lisière de Forêt, tableaux récents, sont œuvres fortes et délicates, ainsi que ses figures, d'une esthétique un peu joufflue, si j'ose dire.

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CUBISME

CUBISME ET CAMOUFLAGE

Il est bien permis de goûter modérément les joies que le cubisme prétend procurer à l'amateur. On peut s'intéresser aux recherches intelligentes, aux investigations géométriques et plastiques d'un ou deux artistes responsables du cubisme, sans tirer son chapeau devant toutes les productions de tous ces messieurs de l'école.

J'ai défendu, en lui rendant hommage, Picasso qui avait fait, longtemps avant le cubisme, ses preuves de grand artiste. Braque m'est apparu un disciple conscient. Mais je me suis refusé à prendre en charge toute la famille cubiste.

En une conférence publique, j'ai dit, devant des représentants qualifiés du cubisme, que ledit cubisme ne pouvait être le dernier mot de l'art parce que le cubisme ne valait, précisément, que par la faculté de renouvellement, de prolongement qu'il apportait à l'art.

J'admets donc tout cela. Mais comment accepter qu'on puisse nier ce qui est ? Après quelques mois de silence, les critiques pout qui la critique n'est pas tout amour de l'art reviennent à la charge et, montrant un objet palpable, s'écrient :

Ceci n'existe pas !

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L ART VIVANT

On a voulu bassement ruiner le cubisme en dés- honorant ses adeptes, en les traitant de boches. Les viles injures vomies de l'intérieur n'atteignirent point ceux qui se faisaient crânement meurtrir aux premières lignes.

Il est établi que le cubisme n'est pas boche. Si les boches peignaient en cubes (pour parler comme certains critiques) ou s'ils achetaient ces « hor- reurs », ils n'étaient que nos élèves ou nos clients. Nos maîtres, jamais.

C'est démontré. Mais est-ce qu'une démonstration logique a jamais pu triompher de ce qu'on fonde sur la mauvaise foi ?

Mon ami Louis Vauxcelles n'a pas toujours été tendre envers le cubisme. Il n'a même pas toujours été juste envers Picasso. Il le représente volontiers comme un petit garçon venu de Barcelone pour imiter Toulouse-Lautrec, sans avoir pressenti en quel trouble le jetterait Cézanne. Mais Louis Vauxcelles est un honnête homme. Adversaire, c'est un adversaire passionné qui pratique ce que j'ai défini la critique d'amour. Or l'amour, fut-ce l'amour de l'art, peut très bien conduire à l'injus- tice. Le jour vint que Louis Vauxcelles écrivit : « Le cubisme est un retour offensif de l'école ».

Nous commençâmes dès lors à nous retrouver d'accord. Ma fièvre première était tombée. Les suiveurs derniers venus me lassaient. Cependant,

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CUBISME

je demeurais inquiet de logique, de composition, de reconstruction, alors que Louis Vauxcelles res- tait attaché aux formules un peu anarchistes da bon temps de la Revue Blanche, des frères Nathanson et de l'agonie de Carrière.

Mais tout arrive. Et le temps s'écoule assez vite dans la bataille quand on est assuré, sinon de la victoire, du moins de sa foi en un drapeau.

Louis Vauxcelles (Critias) vient de faire un grand pas vers nous lorsqu'il a récemment écrit quel bénéfice régulateur des artistes tels que MM. Lhote, Marchand, Dunoyer de Segonzac, Luc-Albert Mo- reau avaient pu tirer de leur passage à travers la zone cubiste ; ce cubisme auquel ils avaient « enfin renoncé ».

Vraiment, mon cher Vauxcelles, pourqu'il vous soit donné de louer ces artistes comme vous le fites, fallut-il pas qu'ils eussent suivi l'austère leçon de Picasso ? Et cela vaut-il pas à ce dernier quelque respect ?

Quoi qu'il en soit, on s'estimerait heureux pour la dignité de la critique, que l'exemple du critique qui fut, avant nous, toide V extrême- gauchey ait chance qu'on le suive.

Hélas!... C'était à propos de camouflage que Louis Vauxcelles entretenait du cubisme ses lec- teurs. Or, j'avais écrit peu avant, en donnant mes raisons, que le camouflage devait tout au cubisme.

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Franchement on pouvait accepter cela sans aimer le cubisme. Les critiques haineux ne l'ont pas voulu. Pour eux, le camouflage ne doit rien qu'àl'impression- nisjne. Mais ils ne donnent pas, eux, leurs raisons.

Ça dut bien vous faire rire, mon cher et grand Paul Signac, maître du néo-impressionnisme, bâtis- seur celui-là ! qui, de votre atelier méditerranéen, suiviez le départ et la rentrée des torpilleurs et des chalutiers, camouflés comme on camoufle dans la marine, le chef-d'œuvre du genre l

Tout le principe repose sur la théorie des plans et des volumes, mais appliqués de telle sorte avec une rigueur à rebours, dirai-je qu'il devient impossible de savoir quelle est la face que le navire présente à l'œil.

Tous les combattants qui surent voir, vous diront que de la première à la seconde ligne, les plans sont plus sobrement confondus, tout est aux cou- leurs choisies, réservées, si graves, qui font la palette de Picasso ou de Georges Braque.

Mais nous avons aujourd'hui une critique hai- neuse et qui nie l'évidence. Pour avoir traité loya- lement le thème-cube, M. Chavenon, dont l'ouvrage sur le Cubisme est précieux à t«us ceux que préoc-" cupe la recherche de la vérité, s'est entendu traiter de bolchevik. Boche est déjà démodé. La critique est aisée quand elle ne sait que renouveler l'injure, et peut-être non... sans méprise.

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CUBISME

L'ART EN DEUIL

L'Art français, ceux qui luttent, et, je n'hésite pas à l'écrire se sacrifient à sa gloire, à sa gloire vivante, portent ton deuil, Guillaume Apollinaire !

Qu'on me permette, à moi son compagnon de vingt ans, de dire ce que fut la belle bataille menée par le cher et grand poète disparu.

Dès 1903, après nous être connus au caveau des Soirées de la Plume, l'on célébrait un peu les rites funèbres du symbolisme expirant, impatients d'un art vivant, vivace, vivifiant, tout neuf et nourri de fortes traditions, un art capable d'un prolongement indéfini, nous nous retrouvions dans l'atelier de Picasso. Picasso en était à Vépoque bleue.

Guillaume Apollinaire publia alors dans La Plume, l'on avait fait l'éloge des De Groux, Le Sidaner, Henri Martin, une étude précise et lumineuse sur Picasso. Elle fut le premier acte de cette révolution picturale qu'on voit durer encore.

Il faudra republier ces pages ignorées de trop de peintres de 1918 et qui, je le répète, sont le commencement de tout.

Auprès de Picasso, Guillaume Apollinaire se lia

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L ART VIVANT

avec Henri-Matisse, Braque, Maurice de Wlamînck, Van Dongen, André Derain et c'est en leur com- pagnie que nous allâmes chercher, en son réduit de Montrouge, le vieux douanier Rousseau, non point pour le mystifier, comme des imbéciles intéressés l'ont écrit, mais pour payer son effort ingénu, profondément utile, d'un peu de gloire méritée.

Certes, Guillaume Apollinaire, poète, érudit, savant, voyait au delà de l'art qui s'affirmait parallèlement à celui de Picasso se découvrant encore, tragiquement.

Il fallait pourtant entrer dans la bataille, courir à la défense des plus immédiatement attaqués et Guillaume Apollinaire, dont le goût attendri pour Part de Matisse ne se démentit jamais, fut de ceux qui assurèrent, au prix de plusieurs années de lutte, le succès des Fauves tant honnis.

Tandis que le sort me réservait de forcer les portes de la grande presse et d'y installer des rubriques d'art, oubliées depuis, il faut le dire, la Justice de Clemenceau écrivait Gefîroy, Apollinaire publiait dans les revues (qu'il fondait au besoin) des éloges raisonnes qui étaient des poèmes. Par des lectures, des conférences, par des conversations brillait sa parole d'enchanteur, il nourrissait d'idées les jeunes artistes, cependant que Pablo Picasso trouvait sa voie terrible et magni-

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CUBISME

llque, secrètement lumineuse, et ce furent les beaux jours du Cubisme.

Guillaume Apollinaire soutint l'héroïsme inves- tigateur des jeunes peintres apercevant la beauté de l'art africain et polynésien, leur livrant en poète les raisons profondes de leur propre exaltation, les éclairant sur leur passion.

Quelle pauvre chose, ténorisation de maçon italien retour d'Amérique, eut été le Futurisme de Marinetti, si Guillaume Apollinaire n'avait daigné par jeu ennoblir cet art décadent et barbare de toute sa puissance lyrique, de toute sa raison !

Guillaume Apollinaire a non seulement voulu tout comprendre, ne rien dédaigner, non seulement il se pencha sur toutes les œuvres fortes de vie authentique, mais son génie de critique inséparable de son génie de poète suscita des artistes ! Des artistes ne se fussent pas reconnus, n'eussent pas saisi le pinceau ou l'ébauchoir sans le secours du verbe ardent de ce critique ! De combien a-t-on pu dire cela ?

Destructeur et créateur comme le feu, abattant et construisant, Guillaume Apollinaire a pétri les vieilles et nobles pierres comme de l'argile humide.

Il a su, n'en doutez pas, sourire de tentatives dérisoires. Il savait de quels ferments veut s'enri- chir le sol avare ; il savait que la moisson serait

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L ART VIVANT

belle ; elle le sera. A d'autres de brûler l'herbe mauvaise.

Le nom de Guillaume Apollinaire demeure pour les âges à venir, uni à ceux des peintres outragés encore et parmi lesquels les apprentis de demain voudront choisir leurs maîtres.

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L'ANIMATEUR

PICASSO

Son nom est partout dans ces pages.

On l'y retrouve plus souvent encore que ceux de Matisse ou de Derain qui ont, comme lui, de grands rôles directeurs.

Une étude sur Picasso ?

Elle est ici constante.

L'inventaire serait vain, et, après ces chapitres derniers, indigne des uns et des autres, de tout ce qu'a livré à l'art, en prodigue, ce grand égoïste.

Il a suscité les fortes haines qui font plus beau ce ciel où, blanc, plane l'Eloge.

En ce temps que l'ouvre l'ère cubiste, Picasso mène une existence admirable. Jamais l'épanouis- sement de son libre génie n'a été aussi radieux.

Il a interrogé les maîtres dignes de régner sur les âmes troublées et éprises de ferveur, du Grèce à Toulouse-Lautrec. Maintenant, vraiment lui-

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L ART VIVANT

même, il se laisse conduire, certain de soi, par une fantaisie frémissante, à la fois shakespearienne et néo-platonicienne.

Picasso, déjà couronné, peut vivre et travailler ainsi heureux, justement satisfait de soi. Rien ne lui permet d'espérer, par un autre effort, plus de louanges ni le développement d'aucune plus prompte fortune.

Pourtant Picasso connaît le tourment.

Il retourne ses toiles et jette ses pinceaux.

Durant de longs jours, et tant de nuits, il dessine, concrétisant l'abstrait et réduisant à l'essentiel le concret. Jamais labeur ne fut moins payé de joies évidentes, et c'est sans le juvénile enthousiasme de naguère que Picasso entreprend la première appli- cation de ses recherches.

Il a courbé sous la froide Raison son génie.

Lorsqu'il lui rend les ailes, voici Picasso au centre d'un univers transfiguré.

L'époque bleu«.

Les stropiats, les vagabonds se faisant une patrie du porche d'une église ; les mères sans lait ; le Corbeau centenaire.

Toute la douleur et toute la prière. Les Saltim- banques.

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L ANIMATEUR

Le gros homme rouge, les minces acrobates ado- lescents, l'Arlequin mage, les grelots tristes et le tambour funèbre, la fille au châle et le Cheval blanc du manège éternel, deux fois encore célébré par Max Jacob.

L'époque rose.

Tous les miroirs, toutes les sources, toutes les vitres, toutes les nudités.

Te souviens-tu, Pablo... Te souviens-tu, Guil- laume ?

« ... Sur la limite de la vie, aux confins de l'art ... sur la limite de l'art, aux confins de la vie. »

Autodafé.

Résurrection.

Ceux qui résistent à l'amitié de feu qui incline vers ce peintre, s'épargnent la bassesse du dédain en confessant qu'il est notre dessinateur.

Après vingt ans de travaux, d'exemples immé- diats ou seconds, et vingt ans de silence, Picasso fit un choix de ses plus beaux dessins et les exposa en une galerie parisienne.

Fraternellement prié, j'ai tenté de rendre sensible, avec peu de mots, la courbe du génie :

Amples et blanches, les manches du Pierrot ne sont pas celles du prestidigitateur.

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L ART VIVANT

Elles ne contiennent que deux bras nus.

La reine de cet Opéra de toile dont V arène est une pro- jection du monde, se renverse alors sur sa chaise carrée et, la tête inclinée comme une sphère, rit au miroir sus- pendu entre ses bras levés. Le miroir qui absorbe et renvoie son image, à la fois le ciel, Vair, Veau, le feu, la lumière et la terre avec son humanité dont le rire et les douleurs sont parfois aussi parfaitement inimitables que ces mots LE JOURNAL, cUchés dans la fournaise et qui, tirés à un million et demi d^ exemplaires, ne se ressemblent jamais.

Cest une scène de comédie foraine, ou le repos des grâces du ballet.

Niché entre les plis gra^ de la paume, le fourneau de la pipe chauffe la main autant qu'un petit oiseau. Avec la première plume venue, tire mieux quavec un tire-ligne un trait parfaitement droit au long du tuyau dont la chaleur t'enseigne la mesure. Voici la guitare toute sonore de toute la musique recréée parce que ce que vous nommez VHarmonie est aussi inimitable que la manchette du quo- tidien.

Picasso est tout seul entre le ciel et la terre, suivi de ceux dont ses pas ont tracé la route et précédé de V homme qu'il fut.

La vie de ce grand artiste ne sera pas assez longue pour parcourir tout le chemin que son œuvre éclaire.

UArt présent et l'Art futur relèvent de sa bienfaisante tyrannie.

Picasso a tout inventé.

Pour échapper à un si impérieux guide, il n'est de refuge que dans le passé, dans les grottes du passé Pair se cristallise ; la moindre halte y précipite et Picasso est toujours seul ayant fait largesse de vérités nouvelles ;

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^•'

L ANIMATEUR

seul, précédé de cet adolescent de jadis, couronné par la grâce.

Tous les dessins qu'on a réunis sont de la main de Vadolescent merveilleux. Mais, tandis quaux premiers jours de cette création, V adolescent accumulait des simu' lacres en se réjouissant d'imiter Dieu sans même se prouver la réalité du monde, le voici, toujours aussi joyeux, plus libre ! obéissant au second Picasso, celui qui a tout mesuré et dont il a semblé parfois qu'il pourrait assurer la chute universelle par une plaisanterie concertée, face à face avec les nombres, ces étoiles du ciel intérieur.

Marcel Schwob a réussi un conte ingénieux. Il na rien compris à la religion de Paolo Uccello et a gâté d'humour automatique ce qui eut pu toucher à l'œuvre de foi. L'exposition des dessins ne peut laisser à personne à contrefaire l'écrivain des Vies imaginaires.

Picasso n'assure pas de repos à nos impatiences con- tradictoires. Maître des formes, l'homme d'une seule vérité les situe à sa guise sur des plans justifiés. A sa guise ! ainsi que fit l'adolescent de jadis docile aujourd'hui à la sagesse de celui qui, riche des dons de ce monde à définir, le plus vieux et le plus neuf, vierge de reflets et d'apparences, l'imagination non plus traditionnelle gisait en des abîmes de solitude, en des océans de lumière froide.

Le miracle à présent est pleinement réalisé. Les dessins de Picasso iious seront mieux qu^une justification dont n'a que faire un artiste si grand.

Voici ouverts pour la première fois les cartons du

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L ART VIVANT

silencieux par qui fût renouvelé, selon son essence même^ le verbe de Vart. Saint Jean Bouche d'Or Close,

Sur Vœuvre infinie de Picasso, et au profit de l'œuvre la plus vivante de notre âge, les traits de son crayon s'épandent droits ou s'élargissent, se diluent en fine non des puissantes, pareils à la lumière du jour sur ce que notre intelligence peut, à travers Vart, percevoir à! une nature pleine encore de mystères concrets.

MAX JACOB

situer, sinon près de Picasso, celui qui, le premier, le connut, le comprit, l'aima et, s'oubliant, proclama la richesse de cet avenir en lequel il croyait ?

Max Jacob est mon ami, mon frère d'élection. J'en suis bien peu gêné pour l'asseoir parmi les plus grands de son âge.

Poète et peintre, cet admirable artiste qui a si peu reçu a beaucoup donné aux hommes des géné- rations dernières. Puisse-t-il leur livrer aussi l'exemple de sa vie incomparable, la vie d'un saint moderne dont la sainteté eut pour mesure la calom- nie des gens mal nés.

L'humour de Max Jacob est la tendresse même ; celle des anges qu'il nous apprend à connaître personnages de bonne compagnie faisant des mots,

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L ANIMATEUR

des mots ouvTagés comme les fleurs d'où jaillira l'amour.

La peinture de Max Jacob est à sa poésie ce que le ciel est au-dessus d'un lac très pur. Parfois, des enfants jettent une pierre dans l'eau et l'on voit alors se gonfler et frissonner le poitrail céleste ; ou bien de très bons bourgeois touristes, en toilette du dimanche, font une partie de barque et un nuage comique, déformation de la voUe maniée sottement, se dessine au ciel, toujours très pur, toujours d*azur vierge, même si les gestes d'en bas l'obscur- cissent.

Mais je sais le péril des transpositions et mon cher Max dût-il se fâcher, je tiens beaucoup à soutenir ici qu'il n'est pas un écrivain qui s'amuse. Son œuvre peinte n'est pas pour poil et plume.

Max Jacob est un dessinateur savant ; un peintre riche de très anciens secrets et de la plus moderne fraîcheur. Il peint Le Théâtre, La Rue, des Natures mortes et des Figures qu'un lien étroit nous fait aimer plus encore. Ce grand artiste à l'œil pro- fond voit tout sur le plan d'un unique rayon qui n'éclaire que certains cœurs égaillés par toute la terre.

Dieu ne défend pas les saints contre les voleurs, et l'Ange gardien ne garde pas les clés de la maison. L'époque doit beaucoup à Max Jacob.

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L*ART VIVANt

Voici venue l'heure des restitutions et de la pleine justice *.

Bientôt on se disputera ses gouaches, ses aqua- relles, cette admirable série des Ponts de Paris, déjà guettée de façon telle qu'il nous faudra faire qui sait ? violence à notre ami pour l'arracher, un peu, à trop de fêtes officielles l

* Si Max Jacob n'étant pas à proprcnacnt parler un peintre, n'usant pas de toiles ni de couleurs à l'huile, est présenté trop brièvement ici, je lui consacre l'étude com- plète qui lui est duc dans La Bible aux Images, examen de l'œuvre moderne des graveurs et dessinateurs français.

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DES PEINTRES DE LA GUERRE

DES PEINTRES DE LA GUERRE

Je tiens en héritage d'un mien aïeul un passe- port. Il est daté du bel âge romantique. Mon aïeul peignait des moutons et leurs gardeuses ; il con- serva Versailles, il rassembla, pour la seconde République, des portraits de Conventionnels que la troisième République s'empressa à disperser si bien qu'on n'en retrouve plus aucun aujourd'hui. Sur le passeport de mon grand-père, on lit : peintre de batailles. Caprice d'artiste romantique ? Idée de gendarme issu de la grande armée ? Qui le saurait 1

Nous avons, malheureusement, remis les passe- ports à la mode. Les peintres de bataille connaî- tront-ils la même faveur ? Les livres de guerre, romans ou carnets de route, ne sont pas des œuvres sj'nthétiques, des vues d'ensemble. C'est l'histoire d'une batterie ou le journal d'une escouade, c'est l'épopée d'un bataillon. Il en va de même des productions des peintres combattants, puisqu'aussi bien l'on ne saurait rien dire des « rapports truqués «

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L ART VIVANT

des peintres officiels en mission aux armées. Les meilleurs artistes, parmi les combattants, furent, incontestablement, les collaborateurs du Crapouil- loty ce Chat Noir d'épopée.

Ceux-là aussi nous livrèrent des coins de bataille, des instants de la vie aux tranchées. L'un d'eux marqua qu'il souhaitait entreprendre au delà, je veux parler de Luc-Albert Moreau.

Fraye, un nouveau venu, suit avec bonheur des voies parallèles à celles choisies par Luc-Albert Moreau ; mais, lui non plus, n'est pas un peintre de batailles.

11 y aurait pour un écrivain patient, d'âge mûr, que la cruelle vie de notre temps n'empoignerait pas trop rudement, un monsieur à lunettes, à loupe, à fiches et à bibliothèque, qui serait demeuré clair- voyant et sensible, une précieuse étude à nous léguer sur le paysage dans la peinture militaire. Dans ces sortes d'ouvrages, le conventionnel n'est peut-être pas tout à fait le convenu coutumier. Gardons-nous d'oublier que ce ne sont pas les artistes mais les généraux qui choisissent alors les paysages. Dans la Bataille de Wagram d'Horace Vernet, c'est Napoléon et non pas Vernet qui éta- blit le premier plan. Baudelaire, profond critique d'art, écrit de Vernet qu'il haïssait justement : « Il fait des Meissonier grands comme le monde » (Salon de 1846). Mais Napoléon aussi!.,. Et Bau-

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delaire n'estimait pas plus Napoléon qu'Horace Vernet.

Ce qui précède explique pourquoi, longtemps encore après l'époque d'influence « bonap... artiste », on retrouve dans les tableaux de batailles, soit le gué, soit le cimetière d'Eylau, soit le « petit moulin à vent ici présent » dans lequel se tient Monsieuye Ubu, en général soucieux de conserver un chef à ses braves palotins.

Le paysage ne se transforme qu'avec l'interpré- tation des jours terribles de l'hiver de 1870-1871. Peintre vulgaire, Alphonse de Neuville a gâché, a manqué ce qu'il paraît avoir justement, et peut-être amoureusement entrevu : le décor de guinguettes de guingois, les champs qui fleurent encore la ville, l'aigre poésie des environs de Paris dans l'horreur du carnage. Ceci fut exprimé au moins une fois, dans une toile de faibles dimensions, et peu ou point connue, de Courbet : deux mobiles dans une tranchée du bois de Meudon.

Or, en 1914-1918, il n'y a plus de bataille. La Marne c'est dix batailles incertaines et Verdun c'en est trente, dont aucune n'est pittoresque. Mais au front moderne, et j'en fus ébloui du premier jour, c'est le paysage qui domine tout.

Et quel est-il ce paysage ? Il se réduit à l'essen- tiel de la ligne de feu elle-même, à la morne ligne des tranchées avec ses sapes, ses postes d'écoute,

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L ART VIVANT

ses boyaux, ses pare-éclats. Le clocher abattu, le beffroi tronqué et la cathédrale fi'appée au cœur, elle-même, n'y comptent absolument pour rien.

C'est ce qu'on profondément ressenti Luc- Albert Moreau d'abord, et ensuite Fraye, qui lui doit ses moyens d'expression, mais qui semble avoir poussé plus loin ses recherches, sans toutefois nous avoir encore rien donné d'aussi complet que ce que nous connaissons de son chef de file.

Fraye est très jeune. N'étant pas encore en pos- session de moyens personnels, il nous laisse cepen- dant surprendre une personnalité réelle, faite de sensibilité mesurée et de culture harmonieuse. Comme La Fresnaye, comme Luc- Albert Moreau, comme André Mare (qui lui aussi a découvert le vrai visage de la guerre moderne). Fraye, moins assoupli par l'épreuve que ses devanciers, doit à l'initiateur Picasso. Le cubisme-école est une ins- titution dont Picasso doit accepter quand même un peu du bénéfice. Il ne peut fuir tout l'hon- neur d'avoir, aux sages trop rares qui l'écoutèrent sans souhaiter l'esclavage ni vouloir lui ravir la couronne, dicté le dégoût de l'amorphe post- impressionniste et le respect de l'organisation plas- tique, organisation étant prise ici selon sa valeur biologique.

Un soldat spirituel écrivait au feu Bulletin des Armées : « C'est au Salon de 1834 que Rafïet pro-

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duisit le type immortel du grognard ; j'irai voir le Poilu au Salon de 1944. »

Nous n'aurons pas à attendre si longtemps pour reconnaître, en des œuvres durables, le paysage de la ligne de feu, pressenti, pourrait-on croire, par la génération qui s'y est si splendidement sacrifiée, sans effets, sans pittoresque, selon Vesthétique moderne I

Après qu'eurent paru mes premières notes sur la peinture de guerre, jetées au hasard des expo- sitions et des petits salons, Luc-Albert Moreau m'écrivit de l'hôpital on l'avait couché, le corps criblé d'éclats :

« Notre écueil était en ces notes de guerre, si rapides, de ne pas sombrer dans le pittoresque et le genre. Très justement, vous écriviez que les images du front, pour avoir quelque intérêt, doivent être des vues d'ensemble, et viser à l'œuvre syn- thétique. Nos chers peintres en mission aux armée» se sont attaqués aux ruines et villages mutilés et c'est bien peu le « front », tout juste le témoignage d'une mentalité romantique.

« La guerre fait plutôt penser à un film de cinéma ou une infinité d'éléments et de spectacles viennent se juxtaposer pour créer une image. »

Oui, nos Flameng et autres, pour ne rien dire

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L ART VIVANT

des Scott, furent vraiment les G. V. C. du plus vain romantisme, doyens d'un art de seconde ligne. Luc- Albert Moreau dit juste et c'est une trouvaille sous sa plume que ce rapprochement éloquent de mots : « infinité dUléments et de spectacles ! » On bâtirait là-dessus une doctrine solide.

Ces dernières lignes et l'œuvre de Luc- Albert Moreau durant la guerre, en absolue conformité avec l'œuvre qui se peut dater de 1905 à 1914, obligeront l'honnête homme à une revision de juge- ment, N'a-t-on pas dit de l'art de Moreau qu'il était baudelairien ? Cela fut vrai et le demeure si l'on admet, assez raisonnablement, que le dit rap- port d'éléments et de spectacles correspond au plus intime du vrai Baudelaire en réaction contre la dispersion romantique ; l'épithète est mauvaise si l'on rapproche Moreau du Baudelaire de la légende, enclin à nous introduire, frauduleusement, en pire chalands des pires maisons, en une nouvelle Chambre double l'alcôve se change en une portion d'amphithéâtre.

Si ce peintre n'est pas chaste, il témoigne de bonne santé. Il ne s'embarrasse aucunement de théologie et de littérature autant à peine qu'il est naturel à un artiste lettré. S'il effleure la perversité

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DES PEINTRES DE LA GUERRE

c'est beaucoup moins par satanisme que par l'effet d'une très humaine ironie, laquelle ne va pas chez ce peintre du nu féminin jusqu'à la mysoginie. Son inquiétude d'une sorte d'androgynat n'a rien que de parfaitement classique, et si nous voulons être si bref sur ce point c'est par terreur de nous appa- raître pédant. On reste ici parmi les vivants et nous allons seul au musée.

Enfin, s'il faut au sujet de Luc-Albert Moreau citer quand même et une fois Baudelaire, ce sera pour interroger le critique impatient de santé, de vérité, de métier, celui qui a écrit :

« Le nu, cette chose si chère aux artistes, cet élément nécessaire de succès, est aussi fréquent et aussi nécessaire que dans la vie ancienne : au lit, au bain, à l'amphithéâtre (Baudelaire aujour- d'hui dirait au théâtre, tout court). Les moyens et les motifs de la peinture sont également abondants et variés ; mais il y a un élément nouveau qui est la beauté moderne *. »

Quand tant de peintres n'osaient plus, trompés sur la bonne ou la mauvaise qualité d'un tel art, par les sottises d'académiques à prétentions réa-

* Ces lignes de Baudelaire étaient précédées de cette héroïque déclaration :

« La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux. Le nncrvcilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l'atmosphère ; mais nous ne le voyons pas. »

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L ART VIVANT

listes, bas anecdo tiers ; quand des peintres aussi fortement doués que Jean Puy, paralysés par une peur amorphe, usaient leur talent à des études de nu dans l'atelier qui ne pouvaient pas être des tableaux Luc- Albert Moreau eut le mérite de retrouver, le premier, la vérité baudelairienne.

DUNOYER DE SEGONZAC

Je n'hésite pas à rapprocher ces dessins de guerre que fit Dunoyer de Segonzac pour le Cra- pouillot de Jean Galtier-Boissière, et ceux qu'on vit en une galerie de la rue de Seine, pendant et depuis la guerre, des suites de croquis captant en leur mobilité rendue impérissable les formes diverses de la danse d'Isadora Duncan.

Dunoyer de Segonzac nous fournit, par ce rap- prochement arbitraire rien qu'en apparence, si rai- sonnable à l'épreuve, le meilleur argument moderne en faveur de l'art au-dessus de la sensibilité, au plus grand bénéfice de l'émotion, de la passion par quoi tout sera continué sur le plan mobile.

Je ne nie pas plus le déchirement de M. Georges Scott ou de M. Jonas devant ses sanglants modèles de l'ambulance que je ne nie la joie sensuelle de M. Carrier-Belleuse au foyer de l'Opéra. Pourtant

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ri'.

DES PEINTRES DE LA GUERRE

je "songe déjà que c'est Degas, bougon, cœur sec, ermite qui traduit bien la volupté de la danse, la perfection et la salacité des jambes instruments de cette volupté.

Dunoyer de Segonzac traduit avec la même cons- cience supérieure l'horreur et la joie en soi, et son émotion de témoin par surcroît, parce qu'il n'a voulu que dessiner le mieux, selon sa foi en un art discuté, réfléchi, les attitudes du guerrier harassé ou de la ballerine dont le bond élargit l'univers.

Dessinateur ou peintre, Dunoyer de Segonzac atteint notre sensibilité, la provoque pour la retenir, par la rigueur de la construction. Il nous montre alors ce qu'est la vraie discipline, consentie, faite de choix qui se garde de réduire à rien les violences heureuses de la passion.

Cet architecte subtil a d'immenses gaietés de maçon, ivre de lever son verre au faite du monu- ment dans une lumière solide comme la pierre de l'édifice.

Poète, il a de hautes vertus d'ouvrier ; on se souvient d'Oscar Wilde reconnaissant la perfection de l'art à ce point l'art rejoint le travail manuel.

La fréquentation des Hollandais n'a pas enseigné un système à Dunoyer de Segonzac. Elle l'a con- firmé dans ses certitudes acquises ; acquises par sa raison sur sa passion.

M. Dunoyer de Segonzac est, d'abord, un ordon-

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L ART VIVANT

nateur, âpre, violent, se colletant avec la matière. Il témoigne encore de singuliers dons d'humanité. Sa poésie n'est celle d'aucun poète de style. S'il peint un repas de gueux errants, c'est aux couleurs de la terre et du pain, elles-mêmes et, dans ces ombres, joue le soleil dorant le pain et la terre et les visages durcis sur l'oreiller de la route. Ses scènes de guerre sont aux couleurs de la boue qui, dans la guerre, l'emporte sur le sang.

Un prince de l'Eglise qui reviendrait de Rome au vieux village français, sous un climat instable, pour y bâtir en terre la mieux propre, aux accents d'anciennes voix rustiques, la chapelle harmonieuse et riche toute construite en son esprit, et pour laquelle il faut la pierre, le limon du pays et les nuages, et les pluies du pays sur les vitraux aux couleurs puissantes.

On a rendu ridicule le mot progrès. L'art de Dunoyer de Segonzac se développe, horizontale- ment (avec un rien d'excès en ce sens) sans qu'on ait à modifier le jugement initial porté sur cet artiste.

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DES PEINTRES DE LA GUERRE

Dunoyer de Segoiizac a-t-il triché avec le cu- bisme ? Ses dons l'apparentent à des artistes très éloignés des cubistes mais dont l'art va s'immobi- liser, se cristalliser.

Il a eu conscience de ce péril et, sans se soumettre aux épreuves ascétiques que s'imposèrent un Met- zinger ou un Lefauconnier, il a appliqué à la pein- ture traditionnelle tout ce qui dans leurs recherches pouvait retarder interdire la solution de con- tinuité.

Sa personnalité s'éprouve par la variété des sujets. Peintre de figures, il semble aspirer à la grande décoration et dépend encore des Fauves d'hier par la violence du trait, tout en faisant des emprunts à la plus sombre palette du Picasso des premiers jours cubistes. L'emploi brutal, mais amoureusement, qu'il fait de la pâte n'est qu'à lui et la confusion, sur ce point, n'est pas même possible avec les intentions de Georges Bouche dont il faut renvoyer plus loin l'étude, afin de laisser Dunoyer de Segonzac au centre d'un groupe d'amis spirituels dont n'est point Bouche.

Plus souvent, avec plus de bonheur, il s'attache à des sujets traités par quelques contemporains, tels que Laprade dont il n'a point la virtuosité. Toutefois, il a plus d'ordre, un plus réfléchi amour de la matière et un sentiment, très profond, du luxe dans la beauté (la plus rude, voire) assez

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L ART VIVANT

puissant pour nous faire songer devant plusieurs de ses natures mortes à celles de Fantin-Latour.

Un instant, encore aux environs de 1911, quand j'écrivais Jeune Peinture Française, on put redouter qu'un désordre des sensations, par la violence de leur perception, retarda l'épanouisse- ment d'un talent abondant et d'essence aristocra- tique. La raison l'emporte et le péril est conjuré.

... Si Courbet s'était, dès l'adolescence, donné une culture littéraire très fine et si, du vUlage, il n'avait pas ignoré le Château ?...

R. F. N. DE LA FRESNAYE

Fut-ce par jeu que, plusieurs années avant la guerre, R. F. N. de La Fresnaye remit en honneur, un instant, la peinture militaire ?

Je pouvais dire alors' à propos de ces brillants essais : « Dans son Cuirassier *, dans ses Artilleurs **,

* Une robuste figure au premier plan, en grand harnois ; la dextre ferme tenant court le bridon de la bête de bataille, fouettée des fanfares devinées, à demi-cabrée, meublant toute la toile.

** Une pièce lancée au galop, au centre du mouvement universel qu'elle a créé, avec ses conducteurs et ses servants coiffes de la bourguignotte André.

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chevaux, hommes, canons sont, si on les isole, immobiles parfaitement. Mais l'artiste ne les empri- sonne point dans des nuages de poussière *, accessoires indispensables à E. Détaille. R. F. N. de La Fresnaye anime ses personnages par la puis- sance du mouvement qu'ils ont créé.

« La nécessité de traduire cela donne aux oeuvres de ce jeune peintre notre dernier peintre mili- taire (1912) d'exceptionnelles qualités de pro- fondeur. Elles sont telles qu'on peut se convaincre vite que le tableau de chevalet n'est qu'un pis- aller pour celui à qui le mur est promis.

« J'ai déjà demandé pour R. F. N. de La Fresnaye un mur de caserne, celui d'un réfectoire de prytanée, le plafond d'une salle du Conseil supérieur de la Guerre aux Invalides. Quel ministre voudra tenter cela ? Nulle crainte. Les murailles que le pinceau pourrait gâter sont si humbles qu'on les peut sacrifier à cette expérience.

« Mais le pinceau de La Fresnaye ne gâterait rien ;^ la sollicitude de l'Etat libérerait ce jeune ai'tiste qui, plus tôt, que les meilleurs de ceux avec lesquels il partage un trésor d'idées fécondes, nous a donné, par des moyens neufs, la promesse du tableau composé. »

* L'un des mensonges académiques au réalisme hypo- critement confessé.

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Pourquoi trouver aujourd'hui dans cette page quelque chose qui nous fait horreur ? Hélas ! la fresque guerrière, nous en fûmes les artisans et le sujet la plaiç et le couteau ! le soufflet et la joue ! nous la peignîmes de notre sang, de notre sueur, nous l'animâmes de notre souffle, le sang, la sueur, les larmes, le souffle de nos frères ; et la guerre horrible nous rend R. F. N. de La Fresnaye si blessé qu'il n'en a rien retracé en même temps que ses amis Luc-Albert Moreau et Dunoyer de Segonzac, lui, le précurseur... qui ne savait pas!

Car La Fresnaye n'exaltait pas la guerre qu'avant ce voyage que je fis, à l'occasion d'expositions en Allemagne, je croyais impossible !

La Fresnaye peintre audacieux de « petits sol- dats » participait seulement à la curiosité très vaillante, si utile, si neuve de son époque en réha- bilitant des thèmes discrédités, tous les thèmes dis- crédités par les crapuleuses prudences des officiels de 1875 à 1900, Georges Ohnets de la peinture offi- cielle. On niait, au nom de la noblesse des moyens, au nom de la sainteté des fins, la vulgarité initiale, un peu comme le père Hugo, jadis, démo- cratisait le vocabulaire de la poésie ; mais avec moins de naïveté, moins d'impétuosité étourdie, avec plus de science ; avec moins de foi charbon- nière et beaucoup plus de religion.

Dans ce sens tout ne fut pas heureux ; tout fut

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louable. La Fresnaye s'y essaya avec un bonheur particulier.

Ce n'est, au surplus, qu'un instant de sa carrière, interrompue, qu'on est impatient de le voir con- tinuer et qui, d'autre part, se poursuit malgré sa retraite momentanée, par lui et hors de lui, de la façon que je dirai plus loin.

R. F. N. de La Fresnaye, dont le joli visage pré- maturément mûri souriait si bien hier, fut de ceux qui eurent le courage d'introduire dans Vart sérieux un élément neuf, quelque chose comme un nouvel esprit d'aventure et qui était de gaieté propre. Je me suis déjà expliqué là-dessus, brièvement, dans la Jeune Sculpture française ; mais on continue, chez trop d'amateurs éclairés, à prendre pour basse mystification de rapins périmés cela qui est pro- prement épique.

On ne sait pas bien encore ce que tentait Picasso ni comment, en quel état moral, en quelle merveil- leuse allégresse il l'osait, quand il édifiait sa gigan- tesque guitare en tôle. El guitare * !

De tels artistes sont bien loin d'être des fantai- sistes. La fantaisie (selon la valeur commune du mot) n'est que du plaqué ; mais ils sont ce que devraient être tous les artistes : des capricieux de la passion. Ils s'amusent enfin 1 et leur amu-

* La Jeune Sculpture française.

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sèment, leur caprice passionné, va parfois jusqu'à une apparente espièglerie en des œuvres qui ne tendent pas à TefTet comique. La rigueur mathé- matique reçue du cubisme laisse encore place à Vinvention pure. Ce qui scandalise si fort est d'une importance extrême ; cette hardiesse ouvre des portes, rudement closes, sur des horizons insoup- çonnés. C'est par ces voies, entre autres, que se renouvellent tous les arts. On rira des personnages assis qui n'ont pas de chaise, sans prendre garde qu'on a accepté sans trop de résistance méchante, ennemie, d'autres hardiesses en musique; et ceci est déjà d' avant-hier.

Liberté me soit donnée d'user une fois de termes populaciers pour rendre d'un seul coup, très vite, plusieurs choses bien sensibles : Léonard de Vinci a fait des blagues !

Rembrandt et Ingres ont fait des blagues !

L'absurde Murillo n'en fit pas une seule.

Les impressionnistes en avaient rendu impossible la féconde audace.

Il y eut, au début de la carrière de La Fresnaye, une très émouvante volonté de grande peinture ; elle nous valut des œuvres de haute qualité, telles que le fameux Homme hw'ant et chantant qu'on voudrait voir au salon carré du musée qui nous manque et dont l'enseignement serait si direct et si rayonnant à la fois : le Musée des Jeunes ou le

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Muséum des Jeunesses. On réunirait les ouvrages caractéristiques, non pas chaque génération à son aurore, mais de ces nouvelles familles d'artistes qui apparaissent à peu près, en France, tous les vingt- cinq ans et pour une période de dix ans. Quelle leçon pour les élus eux-mêmes ! Quelle con- frontation.

A une pièce de la veine de VHomme buvant et chantant la gaieté du vin rouge au verre taillé dans la lumière ; la chemise rose sur la raideur du torse plébéien ! il ne manqua qu'une paiure de théorie pour que beaucoup pussent se rallier autour de cet ouvrage comme autour d'une enseigne pro- mise à de grands combats.

La théorie ? La Fresnaye s'inquiétait, il est vrai, ainsi que je l'ai indiqué, d'inscrire sur la toile les courbes vibrantes forme et couleur du mou- vement ; il y réussissait assez pour que son désir soit sensible, en traduisant par un phantasme colorigène les vibrations de l'atmosphère.

C'est plus tard, un peu avant la guerre, quand on lui accordait le plus grand droit à beaucoup oser, que La Fresnaye, inquiet à son toUr de réalités scientifiques, se replia sur soi-même et médita sévèrement. Pour avoir étreint librement cette Abondance, dont Lefauconnier peignit l'allégorie, il pénétra dans les voies étroites s'accomplit, pour assurer d'autres provendes, le sacrifice du choix.

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Ce fut l'époque et la dernière dont les amateurs aient le souvenir ou des témoignages des natures mortes au livre, ou plutôt à Valbum, au verre, à la pipe, en lesquelles le blanc l'emporte, mis en ses valeurs multiples par un emploi économe et pur de bleu franc et de carmins légers ; l'un des premiers essais de réalisation d'un art neuf des volumes colorés. Au premier regard, la priorité du choix portait sur les lignes, leur cadence, leurs mouvements étroitement associés. Par excès d'in- tellectualité, un peu de sécheresse technique. Mais la grâce, trésor du peintre né, résistait à la froide raison. On devinait l'intention formelle, à peine dissimulée, de revenir par ces voies strictes aux grandes compositions lyriques, sensuelles, l'ima- gination avait si large part.

Il semble bien que de cette période soient tirés les éléments dont M. Ozenfant assura l'artificielle pro- duction de ce Purisme, opposé avec une fureur toute mondaine au Cubisme, et, il faut le dire, au milieu de l'indifférence générale.

Ce que permettent ces éléments s'accomplira par la seule énergie de celui qui les tira de soi et du monde à travers soi, et dont on attend le beau retour, comme j'ai dit, à l'ambition de sa jeunesse.

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BOUSSINGAULT, VALDO BARBEY GALTIER-BOISSIERE

Lamy, Constantin Guys, John Lewis-Brown, Seurat aussi, et puis Matisse tourmenté par les cubistes, et la charmante Marie Laurencin.

L'autorité de l'ami, à peine l'aîné, Raoul Dufy.

Une curiosité neuve des spectacles qui avaient retenu tous ceux-là : les courses, chevaux, jockeys, jeunes femmes ; le bal et son orchestre et ses lumières et puis, jouer au berger en robes de gala : Trianon ! et jusqu'au drame de la guinguette toute proche.

Tout cela, et fuir la mode en inventant des modes, fuir la vanité mondaine et peindre tout de même pour la belle société, sans la servir en ses basses manies.

Des fêtes galantes, mais prendre « la vie au sérieux » sous peine d'aider à la ruine systématique de l'art qu'il n'est pas permis à ceux-là de tenir pour la cause et la fin.

Dufy a été plus loin ; beaucoup plus loin. Il n'est pas d'essence mondaine ; il n'a pas de sensualité mondaine. L'intention est méritoire d'extraire des fêtes frivoles le maximum de gravité plastique,

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quand Raoul Dufy cherchant une mesure au luxe nécessaire à son art, reconnaît du turf au salon des points de touche.

Boussingault d'abord, ensuite Valdo Barbey dont la sympathie pour Van Dongen doit être plus vive, voulurent, et ce fut sans contrainte, être ces peintres. ,

La part qu'ils prirent à la composition du Cra- pouillot permet de les compter parmi les peintres de la guerre ; mais ce serait trop les ignorer que méconnaître les raisons de bon sens qui font ajouter immédiatement leurs noms à ceux de Luc- Albert Moreau et de La Fresnaye. Les placeurs du Salon ne s'y trompent pas.

Ils ne les situeront pas trop loin non plus des cubistes. Les temps que se font les hommes sont peu propices à l'édification de salles de fête. Pour- tant !... Boussingault, l'un des quelques jeunes peintres ils ne sont pas dix capables d'achever une vaste composition nous illustrerait la plus joyeuse, délivrant toute joie de toute vulgarité.

Cet élégant trop fin pour être dandy décorerait même, hors des misères de la décoration des cuistres de l'art décoratif combien sont-ils à le pouvoir, à la suite de leur grand frère Friesz ? quelque jardin d'hiver, une vaste salle de danse, ou do musique, de la seule Maison du Peuple qu'on puisse offrir au peuple si on en a l'amour.

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DES PEINTRES DE LA GUERRE

Pour Valdo Barbey, il faut rappeler encore Tou- louse-Lautrec. Ni sa main, ni son œil ne lui doivent rien. Valdo Barbey ne se rencontre pas du tout avec le flamand Van Houten le plus appliqué, le plus « méritant » des élèves posthumes du nabot de génie. C'est l'esprit de Valdo Barbey qui m'ap- paraît révolutionnaire à la façon dont s'accommoda de la critique insurrectionnelle des hommes et de leurs choses, Lautrec qu'un bond impossible par-dessus la frontière impressionniste eut situé, déserteur, dans sa vraie patrie de gloire.

Valdo Barbey n'est cependant pas plus le Lautrec du cubisme que Boussingault n'en fut jamais le Boldini, quoi qu'on l'ait dit en un de ces jours de vernissage l'on a trop d'esprit, l'esprit de foule, le pire.

Valdo Barbey commence sa tâche et, déjà, je me reprocherais de ne le point situer parmi les siens en un ouvrage rigoureusement daté, qui m'accable d'autant de scrupules que de peine effective et dont je n'imagine ni la revision, ni la refonte, ni surtout l'appendice.

Sur la passerelle de Passy, à distance égale du logis de M. Marcel Proust et de l'horrible bureau américain de M. Citroen ; entre le Trocadéro et Javel aux usines béantes, aux hôtels mystérieux, avec les mouvements de la camionnette et du lévrier courant sus à la sentinelle du dépôt des

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L ART VIVANT

vivres ; des bruits ennemis et des odeurs contraires, et des visages de femmes dont les robes de misère ou de fête appartiennent au peintre qui leur impose celle de son caprice concerté, on écrirait à l'aise le petit poème en prose propre à caractériser un art encore à définir, impitoyablement, par le peintre lui-même.

Les Fêtes Foraines de Jean Galtier-Boissière rapprocher de ses Relèi^es grasses de boue et de sang, comme je fis plus haut, pour d'autres) font claire et toute sonore une galerie ; elles la peuplent de drames contenus. Un pédant écrirait une étude pleine d'enseignement sur le chemin parcouru du grand Daumier dessinant au Corsaire à ces jeunes gens écrivant et dessinant en un journal de « poilus », organe d'un groupe soucieux de viriliser les élé- gances, hier un peu molles, peut-être, pour sauver ce qui se peut sauver du snobisme absurde et char- mant *.

La tranchée n'est pas l'Ecole Normale. Jean

* Le Crapouillot dont Morcau, Segonzac sont les grands invités et aucunement les éditeurs responsables peut jouer, plus généreux, le rôle du Courrier Français d'antan. Qu'on songe chez ses fondateurs à lui épargner d'être rien qu'un Chat Noir ou quelque Bon Ton pour demi- solde. On ne sait quoi des deux serait pour lui le pire.

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DES PEINTRES DE LA GUERRE

Galtier-Boissière peut être, réhabilitant « le genre », Jean Béraud avec du talent, condisciple du fils Forain, le peintre et le poète du Groupe, autant que son ami le poète Drieu La Rochelle, sans con- fesser la foi unanimiste. Mais il semble avoir au moins trouvé la plasticité du petit groupe popu- laire, et j'entends le louer ce disant.

Peut-être doit-on préciser : ce peintre de Fêtes (et hier des Relèves) a le sens direct du tragique intérieur, grâce à quoi il nous impose un sentiment d'humour pathétique, le seul, d'un tel ordre, con- venant à cet âge sublime et désolé.

MONDZAIN

Un nom nouveau, ou presque. Un talent qui s'affirme avec la brutalité à peine de la der- nière hésitation : Mondzain. Lui aussi a fait la guerre, mais on l'admit, et du coup, au Salon d'Automne de 1919, hors de la section martiale, pour son talent seul et à la plus belle place, non loin d'Othon Friesz, des cézanniens, de Matisse et de Bonnard malgré tout palpitant d'humanité.

Mondzain, artiste passionné et conscient, assiste vraiment à sa propre formation.

Cézanne ? Parbleu ! Mais Courbet aussi, et surtout

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il apparaît que Mondzain sait recevoir des maîtres le seul enseignement : pour ne la pas calquer en brute, apprendre à regarder la vie. Lui aussi, comme Friesz dont il écoute fraternellement la leçon, comme André Derain devant lequel il s'in- cline, comme Matisse dont on peut dire ce qu'on a dit de Verlaine « il a ouvert les fenêtres », il a osé un vrai tableau. Mondzain est peut-être le seul artiste de trente ans, parmi les indépendants qui l'ait osé, après Kisling.

UErmite de Mondzain qu'on vit en 1919 méri- terait d'être gardé en ce Musée des Jeunesses si nécessaire. Il restera discutable, mais précisément offrira longtemps à la discussion des bases solides et fécondes. Ne criez pas : Greco ! Ça n'est pas ça du tout. Si V Atelier de V Artiste acquis par le Louvre trahit l'insatisfaction du réaliste Courbet, on songe parfois à ce à quoi pouvait atteindre un Courbet cultivé. Mondzain, nourri de cette culture peut, lui, se pencher sans péril sur l'œuvre du peintre Courbet.

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VIE NOUVELLE

VIE NOUVELLE

Pourquoi ne faut-il pas diie que le cubisme est un passage ? Parce qu'il faudrait dire aussi que le fauvisme et l'impressionnisme furent des passages, qui pourtant furent pour les créateurs responsables de larges places^ des carrefours, de beaux boule- vards, voire des impasses, ainsi que l'écrivirent, à propos du cubisme, ceux-là mêmes qui nous parlent aujourd'hui du fameux passage.

Tout alors est passage.

Considérons plutôt que, depuis l'impressionnisme, il n'y eut qu'un seul mouvement jusqu'à la veille de la guerre : le mouvement révolutionnaire à tendance constructive, dont le cubisme fut le plus net rayonnement, et à quoi le mot Fauvisme ne convenait pas mal, puisqu'il y avait quelque chose à dévorer.

Aujourd'hui, sans que les révolutionnaires de la veille soient devenus conservateurs, la volonté de construction se précise et hors de la doctrine étroite ; elle s'humanise, même au sein de la famille

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L ART VIVANT

cubiste dont les étrangers n'ignorent pas toujours les déchirements intérieurs.

Le cubisme n'est pas exactement un passage. de Cézanne, et pas de Cézanne seul, il permet de « mieux lire » Cézanne, et le reste.

Des peintres non moins audacieux, sans revenir au langage direct ne correspondant plus à notre esprit, ni à nos sens, travaillent à la traduction plastique de la vie nouvelle.

Il semble que le xx® siècle commence à l'armistice et qu'il y ait eu, depuis l'exposition universelle, vingt ans d'entre-siècles.

MAURICE ASSELIN

Artiste volontaire, épris de solidité, soumis à une règle austère et quand même voluptueuse, Maurice Asselin n'a point eu de hâte ; il a, tout jeune et déjà sûr de sa force, dédaigné l'un de ces beaux éclats par quoi ses dons lui -permettaient de s'affirmer du premier coup. Durer est autre chose.

Son effort patient (et parfois dirigé même contre l'impatience du riche créateur qu'il contient, au sens double) l'a conduit, avant la quarantaine, à cet instant qu'enfin il va nous donner « le Tableau », la grande œuvre ordonnée, composée qu'il nous doit,

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VIE NOUVELLE

le Tableau de l'Epoque que l'on espéra de dix peintres (de Jean Puy à Lombard) déjà hors d'haleine, l'œuvre oserai-je que tant d'impa- tients (venus d'un autre pôle) satisfaits d'une courte certitude, refusent à leur vanité même.

Je ne sais pas de tempérament plus classique que celui de Maurice Asselin ; classique de ce classi- cisme, le vrai, que la fougue gouverne alors que l'esprit la soumet : activité de création contrôlée, disciplinée et non pas réduite. Se renouvelant par son mariage avec l'intelligence, obéissante et obéie et d'où naît l'ordre prolifique.

Je ne rapproche pas les termes au hasard, comme le pourraient croire tant de gens dont l'esprit est gâté par les esprits, ou simplement le manque de cœur, c'est-à-dire le manque de foi, l'absence de toute fougue, et qui confondent malthusianisme et eugénisme. Selon ces gens, en effet, la vertu proli- fique serait, socialement, le signe le plus évident d'anarchie, alors qu'au contraire l'amour créateur est la plus raisonnable des puissances humaines. Mais, encore une fois, pour augmenter heureuse- ment la vie ou pour prolonger l'art, l'amour est nécessaire.

Asselin inflige encore aux faux esprits un autre démenti. Il est l'artiste complet, absolu et rien ne ressemble moins à cette vie d'artiste que ce que les sots étourdis croient être la vie artistique.

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D'ailleurs, tous ceux à qui le jargon, commode, des ateliers est familier me comprendront si je dis que Maurice Asselin n'est jamais artistique.

Dans un livre depuis longtemps médité, que je voudrais plaisant comme un roman et plus riche en « enseignements », tirés des peintres eux-mêmes, que le manuel le plus sérieux *, j'essaierai de « peindre » ce peintre de figures et de paysages, tel qu'il m' apparut, un été, en Bretagne, dans le coin de nature opulente, d'une sauvagerie d'où il savait reconnaître, extraire les éléments classiques sans ruiner une spontanéité égale à celle de cette nature,

entouré de ses modèles d'une grâce sévère ; ceux qu'il peut chérir.

Pour bien soutenir cette image, il faudrait retenir tous les propos de Maurice Asselin, l'artiste moderne qui se défendant d'écrire quand il en est si digne

s'exprime sur son art avec le plus d'intelligente éloquence, parce que, chez lui, le discours ne précède pas la création plastique encore qu'il ne doive pas répugner à admettre avec les cubistes de sa géné- ration, dont les résultats n'eurent pas le pouvoir de le troubler, que la conception Vernporte sur la vision. Formule classique tirée du Poussin lui- même.

Maurice Asselin n'a souci que de perfection. La

* Propos d'Atelier.

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perfection assurée autant par la sensibilité que par la science contrôlée. Il n'attend rien que de ce choix constant dont j'ai dit souvent la puissante vertu. Or, le choix n'est que sacrifice et si certains ont, naguère, pu injustement accuser ce peintre de froideur, quand la flamme l'anime, c'est qu'il est malaisé à celui qui n'y participe qu'en témoin de reconnaître sans maladresse, sans iniquité, de fixer le degré de ce sacrifice.

C'est un drame nécessaire à beaucoup de sincères amis de l'art, qu'ils n'aperçoivent pas toujours comme il faut, le drame qu'il leur faut pour être en humeur d'aimer et qu'ils n'ont point tellement tort de réclamer.

Défions-nous des artistes trop heureux.

La mer ; un arbre ; une digue ; le foyer, sa tié- deur, sa lumière, son infini limité par des murs qui sont de beaux volumes lumineux dans l'espace, et ainsi traités comme l'objet accessoire ; tout cela que traduisent cette eau profonde et fluide, ce bouquet de branches nourries de vent, ce môle gris, cette blanche liseuse au lit dans la lumière décomposée, tout cela c'est de vastes thèmes, des sujets importants parce qu'ils sont achevés.

Maurice Asselin possède le don le plus rare à

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notre époque d'inventions éblouissantes, de créa- tions se bousculant, ce don qu'un maître s'affligeait un jour, devant moi, de reconnaître si rare : la patience.

Il n'y a pas chez Maurice Asselin une époque de préparation, non plus que « des époques ». Héritier d'un riche canton de l'art le plus classique et le plus français, plein d'une vertueuse énergie à faire valoir cet héritage en recréant (l'esprit même de l'art français, quoi qu'on en ait, charmé par d'agui- chantes barbaries), il est le plus certain de son destin. J'entends non pas bassement confiant en une banale réussite, mais assuré du but et brave devant les drames de la poursuite.

D'où l'unité d'une œuvre déjà importante ; d'où la pureté d'une courbe qu'on est bien aise de n'apercevoir qu'au début encore de sa descrip- tion.

Œuvres du peintre le mieux à l'abri de toute littérature, parde qu'il est vrai peintre et bon lettré, les moindres toiles de Maurice Asselin fourniraient d'excellents sujets à l'écrivain. Elles peuvent toutes se décrire, aussi aisément que se décrivent selon la manière des historiens d'art d'hier les ouvrages des grandes époques classiques. Quelle page d'émo-

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tion éternelle, et si moderne, ne permettrait pas ce Wagon dont on voit ici la reproduction !

Les dormeurs du premier plan, les douces figures, patientes et tendres des deux permissionnaires, debout, suivant à travers la grande glace cet admirable morceau de peinture, la lumière fluide, mouvante, retenue, non pas fixée, dans le cadre de la forme solide qu'elle vivifie suivant le panorama poignant des nudités de la plaine beau- ceronne que notre œil devine, par des associations purement plastiques.

Celui qui a réalisé cela, sans se connaître, dans ses limites choisies, aucun rival peut n'avoir d'autre hâte.

S'il est patient, il est hardi, d'une patience et d'une hardiesse garantes d'un identique courage. Il n'est pas attardé par quelque horrible tare de vaine modestie, cette indigence. « La timidité, disait Marcel Schwob à un jeune homme, est la mère de toutes les erreurs. » Il prit même le soin de le lui écrire.

Maurice Asselin, comprenons bien sa prudence française, n'est pas un petit épargniste de l'art. Il n'est pas non plus, étant si Français, ce Français qu'un esthéticien anglais, M. B. .., croit apercevoir si souvent parmi nous : celui qui par délicatesse nationale, en hommage à l'intelligence répandue parmi ceux de notre patrie, par une pudeur de

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civilisé trop civilisé, par hypercourtoisie recule devant le tumulte, la singularité antinationale du génie.

Maurice Asselin satisfait plutôt sa raison en ne croyant pas au génie tel qu'il apparaît aux septen- trionaux, aux germaniques surtout. Il a vu, dans le plus favorable état de scrupule et dans le plus sain abandon d'amour, tour à tour, les Musées d'Europe, des Offices au British Muséum ; les cri- tiques qu'il adresse, pour se fortifier, aux phares les plus hauts révèlent assez sa certitude excellente que rien n'est sans toutes les vertus du parfait ouvrier. N'est-ce pas Asselin qui reprochait à Delacroix, dont il parle mieux que tant de ses dévots incertains, de ne demeurer trop souvent qu'un décorateur, un peintre de surface, dont les volumes colorés perdent de leur valeur pour ne pas pénétrer assez la toile ?

Qu'on rapproche cette critique passionnée de certaines recherches, parmi les dernières, d'André Derain et l'on aura la clé la plus facile de l'inquié- tude moderne, de l'œuvre collective contemporaine rejoignant, pour la première fois depuis cinquante ans *, la grande Tradition.

* J'entends collectivement. Seul parmi les impression- nistes, Renoir, par exemple, renouant la chaîne n'a point d'élève. Seurat n'est compris que depuis dix ans et moins sûrement analysé encore que Cézanne.

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Maurice Asselin dont l'œuvre est un hommage à la sagesse n'est pas un « peintre méritant ». Il a tout fait pour se casser le cou et s'il « arrive » ; c'est un peu comme on arrive à un sommet.

L'ascension n'est que prudence, méthode, sou- mission chez le voyageur fou du sommet à la sage règle du guide, peut-être rustique, qui a déjà passé par là. Et pourtant elle n'est que téméiité folle du départ à l'arrivée, dans son essence et dans son projet même.

Parvenu au sommet, tout est à recommencer sur un plan nouveau ; on peut bien braver le soleil ; il faut consulter, avec son intelligence, l'état en quoi la hauteur conquise, et non pas l'escalade, a laissé le cœur.

Ce sensible auditeur des maîtres n'a rien d'un naïf candidat au Musée. Mieux, ce naturaliste atteint, sur les plans les plus fermes, à une haute spiritualilé.

Ne découvre-t-on pas dans son art, au delà d'un premier jansénisme plastique, le reflet d'un quié- tisme nouveau ?

Jacques Blot, paysagiste heureux, ne s'embarrasse que de bien peindre. Et c'est admirable si l'on

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songe à l'inévitable de son éducation ; à ses pre- miers pas sur le tapis d'une galerie fameuse ; aux bons conseils du vieux Guillaumin. Jacques Blot a foi en sa jeunesse. Qui sait si, plus tard, quelqu'un ne systématisera pas sur du Jacques Blot.

DE GEORGIN A CEZANNE

Marins Borgeaud fait le plus grand tort à Lucien Simon. Nuit-il pas un peu à Charles Cottet ? Marius Borgeaud n'a pas rencontré le fantôme de Gauguin sur les routes de Bretagne, ce maigre fantôme donnant le bras aux deux maîtresses du Mathurin, sa payse en coiffe et la négresse jaune aux che- veux alourdis de fleurs madréporiques.

Marius Borgeaud n'est pas sorti premier, ni second de l'Ecole de Pont- Aven. S'il va faire un tour de messe, le dimanche, la chapelle n'est pas décorée par Maurice Denis.

Marius Borgeaud est l'ami de l'aubergiste et de la bonne, du secrétaire de la mairie et des pompiers, de tous les personnages chers aux caricaturistes d'hier, Lavrate par exemple ; hier, quand la naïveté rustique avait été tuée par le bon genre. Sans effort, Marius Borgeaud nous campe un pompier de village,

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épique, et tendre, qui nous émeut autant que Clara d' EUebeuse.

La peinture de Marius Borgeaud est solide. Elle n'est pas naïve. Le peintre d'enseignes n'est pas un naïf. Il a appris laborieusement son état et il peint de son mieux pour flatter le commerçant son ami et lui attirer bonne clientèle. Le client, la bonne, la patronne, le sonneur, se reconnaîtront dans les •cènes d'auberge de Marius Borgeaud.

Et la nature réduite de ses natures mortes se reconnaîtra aussi. Et que c'est peu naïf ! Quel comble de l'art et de la perversité rustique !

Avez-vous jamais songé à cet abîme de poésie qu'est le cœur de la jeune servante ou de la vieille épicière villageoise qui, végétal elle-même parmi les végétaux, brin d'herbe humain parmi les arbres et les jardins, réduit toute la nature à l'expression mesurée d'un bouquet baignant dans un vase de verre bleu ?

C'est l'art de Marius Borgeaud. C'est l'art de Georgin d'Epinal au siècle de Cézanne.

PEINDRE, ÉCRIRE...

Georges Bouche a conquis le respect de ses pairs et n'aura pas de disciples. Esprit tourmenté de

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curiosité, il aspire à l'unité et s'est sans doute engagé dans une voie la moins favorable à la réa- lisation.

Il écrit beaucoup ; il doit écrire même en secret ; on imagine qu'il peint d'après des notes entassées comme Delacroix dont l'ombre le visite pei- gnait d'après des croquis accumulés. Il faut pré- férer les croquis aux notes.

Ou bien ces notes brèves doivent être recueils de consignes qu'on se passe à soi-même, de « mots » qu'on se donne pour conjurer les périls de la soli- tude. Georges Braque, plus bref que Metzinger, a ainsi enrichi ce numéro de Nord-Sud qui n'est jamais hors de la portée de sa main et sur quoi il essaie parfois ses pinceaux. « Fuyez la silhouette ! »

Georges Bouche est un romantique en quête de classicisme et empêtré dans toutes les contre-vérités impressionnistes.

L'usage abondant de la pâte, qui me faisait rapprocher son nom de celui de Dunoyer de Segon- zac, n'est chez lui qu'une satisfaction de l'instinct, alors que chez Segonzac il est si visible qu'elle aide à l'organisation des volumes.

La pâte de Georges Bouche répond, dans un Salon, en clartés aux masses sombres de Segonzac. On voudrait Georges Bouche prisonnier de la nature, privé de livres, exclu des musées il s'égare. Il se reconnaîtrait. Il écrit :

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VIE NOUVELLE

« La passion de la peinture est un dérèglement de l'esprit qui se manifeste entre la quinzième et la vingtième année, puberté du peintre.

« Un jour, tout prend à ses yeux une signification nouvelle : les nuages ne sont plus des masses d'eau condensée ; les branches d'arbre ne sont plus du bois ; les visages, les corps ne sont plus des os revêtus de chair.

« Le décor terrestre, les êtres semblent s'élancer de la terre vers le ciel en un hymne à vibrations matérielles les misères, les tares n'existent plus : c'est un éblouissement.

« Ce jour-là l'éphèbe est ou se croit artiste ; et la vie s'ouvrira devant lui comme une allée triom- phale vers le soleil levant ;

il sera aveuglé ;

il ne verra pas les obstacles ;

il trébuchera.

« Alors l'âge racornira son cœur et son âme.

« A sa générosité, à son élan primesautiers suc- céderont la pondération, le calcul, le souci de cons- truire, de jouir, de se mettre à l'alignement de la société ;

il ne s'extériorisera plus en œuvres pures, désin- téressées ;

il s'assignera un travail ;

il lui donnera une forme, une dimension utili- sables ;

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L ART VIVANT

il se répétera ;

il dépècera sa production en pièces capables d'acquérir une valeur.

« Ne devrait-il pas persévérer jusqu'à la fin dans le recueillement ?

« Pourquoi exhiber ainsi, irapudiquement, ce qui vient du plus profond de soi-même ?

« Pourquoi se mettre tout nu au balcon ?

« Mais l'homme est faible, vain : il faut qu'il affronte le jugement des autres hommes, quitte à en gémir il ne peut passer outre.

« Le peintre expose ses peintures. »

Georges Bouche respecté a reçu des éloges de « circonstances » qui le peuvent tromper sur la pos- sibilité de prolongement de ses ouvrages. Il a tout à recommencer ; ce qui ne lui est pas impossible.

LE LONG DES MOLES ET DES QUAIS

Une exécrable affiche a fait, au cours de la guerre, populaire le nom de Verdilhan : une mouette au rythme d'une vague conviant, en un brutal accord véronèse et garance, à visiter l'Esposition de la Ligue maritime. Si je rappelle cela ce n'est pas pour le mauvais plaisir d'insister sur une eireur. C'est pour dénoncer une fois de plus les périls de la

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popularité, désirable certes, mais qu'il faut dominer. Surtout il faut savoir la reconnaître.

On aurait tort de le juger sur la mauvaise affiche de la Ligue maritime qui ne le découvrit pas, qui savait seulement, et vaguement, que ce monsieur Verdilhan que nous fîmes connaître aux élites de 1908 peignait volontiers les « entrées et sor- ties », les « mouvements du port » et auties incidents méditerranéens. Pour les autorités de la Ligue, Verdilhan était quelque chose comme le directeur d'un bureau Veritas de la peinture. Verdilhan leur en donna pour leur argent. Mais grâce à Dieu, il s'est repris tout entier et son exposition de chez Marseille nous l'a restitué avec toutes ses violences pathétiques de jadis, aussi riches, aussi abondantes, mais plus contenues par une armature solide qui doit tout à la raison.

Ce jeune homme qui commença de peindre en docker inspiré, en anarcho de l'Océan, en chasseur de mouettes, en pilleur d'épaves sentimental ; ce fauve naval, ce presque Van Gogh maritime qui taillait son crayon sur le roc des récifs et préférait l'embrun à l'embu a fini par découvrir pour l'ho- norer cette perfection raisonnée qui s'oppose à celle de la nature, celle qui fait la grandeur des ouvrages classiques. Du port au musée, Verdilhan sans le capter encore reconnut le secret de Claude Lorrain et, fuyant le musée, courut s'enivrer encore

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L ART VIVANT

des beautés puissantes du port que ses yeux mesu- rent désormais avec plus de rigueur, une rigueur capable d'établir de plus justes rapports entre les divers éléments de ces ports Moréas voyait

De grands i^ieillards qui travaillaient aux felouques Le long des môles et des quais.

Mais il peint toujours à touches brutales, plus rudes que larges et hanté d'une « volonté de puis- sance » un peu ingénue, il frappe souvent sans élargir. J'ai montré les pièges que devait éviter ce peintre extrêmement bien doué et qui a plus que le don, une remarquable vertu d'application égale à son amour de la plasticité. Verdilhan devien- dra grand, si les messieurs des Ligues navales ne le mangent pas.

Ils ne le mangeront pas. Sa chair est coriace aux dents des sauvages pas mêmes nus, coiffés du ter- rible casque à chenille.

L'UNIVERS DE CÉZANNE

Robert Lotiron a déjà échappé aux dangers que M. L. Verdilhan doit vaincre encore. Comme lui il a la fougue du trait et le don du coloris impétueux ;

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mais sa raison, plus forte, le met en posture de choisir sa discipline.

Lentement et sagement, Lotiron a appris à construire. On ne saurait lui reprocher de s'être contenté du morceau peint. Lotiron est capable de réaliser, avec brio, un tableau suffisamment établi. Mais il se réserve, sachant soumettre son imagination à une contrainte salutaire.

L'art de Robert Lotiron procède évidemment de l'art de Cézanne qui lui apprend à contempler la nature avec une magnifique humilité. C'est-à-dire avec le respect d'un perpétuel inconnu et la certi- tude d'en extraire une parcelle de beauté, non plus anonyme, mais conforme aux élans de l'âme et des sens ; est le grand effort : parvenir au con- trôle exact de ces élans jumeaux et parfois ennemis pour atteindre à la mesure.

Naturellement impétueux, Robert Lotiron se contraint assez pour que, parfois, nous soyons cho- qués, par une austérité un peu appliquée dans l'édifice des lignes, attitude que nous ne sentons pas capable de satisfaire le plus secret désir de l'artiste et qui vient encore démentir la générosité de son coloris. En se contraignant ainsi, il a pu lui arriver de paraître pasticher trop directement Cézanne.

Il faut maintenir cette confiance du premier jour consentie à l'artiste qui, si souvent, sut regarder

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avec la candeur avide de l'enfant, si émerveillé du monde qu'il tend pour le saisir une main dont l'étreinte surprend, conduite par une résolution royale.

LA CONSCIENCE ET LA FLAMME

C'est au foyer du Vieux-Colombier, ainsi qu'au romantique « hangar » de Peinture et Musique (alias Lyre et Palette), rue Huygens, que se pro- duisit maintes fois un jeune peintre de qui l'on peut suffisamment attendre, René Durey.

Cézanien, certes, mais qui se libérera d'autant mieux qu'il a su se soumettre à la discipline la plus favorable à toutes les libertés filles de la maturité. Cézanien, il l'est comme le fut André Derain à vingt-cinq ans, et il a vécu aussi dans la lumière qui anime l'œuvre de Paul Signac, ce maître dont c'est l'honneur de n'avoir enseigné jamais rien que l'émancipation.

René Durey a eu, très tôt, après les essais en des cénacles amis, les honneurs d'une grande galerie. C'est presque la trop complète consécration d'un talent que notre sympathie veut voir encore en pleine formation. Il est extrêmement désirable

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que René Durey qui a, si vite, appris, et si bien, tant de choses, doive encore tout découvrir.

Cézannien frappé de l'impuissance magnifique de Cézanne que strangulait l'angoisse de se réaliser, René Durey livre le secret de sa foi très pure en l'ordre. L'influence de Derain, ce puissant régu- lateur, est toujours visible. Mais André Derain, bien avant que ne parut René Durey, disait que la conscience n'est que la seconde vertu de l'ar- tiste.

On doit exiger de lui, d'abord, la passion.

L'œuvre de René Durey peintre de vingt- cinq ans qui, déjà, a droit à une belle place dans les annales et chroniques de l'Art Vivant est une des plus importantes, l'une des meilleures du der- nier jour. On voudrait trouver le secret de ne la point décrier, ce qui serait criminel, et d'être dur par amitié profonde, en toute espérance, pour provoquer le drame moral capable d'allumer au cœur de l'artiste la flamme haute de la passion au-dessus de la raison mathématique.

Savez-vous, René Durey, qu'il faut une foi solide en votre destin pour vous tourmenter de la sorte ?

Cette flamme ! Cette passion ! Cette certitude au- dessus de la raison mathématique, et cette espèce

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de génie qui n'est tout de même pas celui de l'illu- miné, Maurice Utrillo en entretient l'amour.

Ce peintre de Montmartre et des banlieues pelées a traduit la beauté de la misère. Ce paysagiste a inventé plus de catastrophes qu'aucun poète tra- gique. Il a aussi trouvé son trait et sa couleur ; il nous persuade que l'audace extrême est soumise à la tradition, à la tradition qui ne peut être sauvée sans l'audace.

Comparez, authentiques dévots de la bonne pein- ture, un Rafïaëlli à un Maurice Utrillo et nous nous comprendrons en nous épargnant de longs discours. Après, nous pourrons, hors des débats inutiles, paisiblement revoir, pour les mieux chérir, ces diames plastiques et sentimentaux : Notre-Dame, Le Lapin Agile, Sous la Neige, Rue des Abbesses, Sartrouville, etc.

Par quelle perversité mondaine l'élégant préfa- cier de V innocent Utrillo installe-t-il une « Infante » à la fenêtre d'un des garnis peints par celui à qui Rousseau sourit, du haut de la Montgolfière d'azur il est allé rejoindre « sa dame » environnée d'un val éternel de colombes !

Montmartre, qu'il ne faut pas regretter malgré son charme pour tout le mal qu'il fît, Montmartre s'en va.

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VIE NOUVELLE

L'ayant affranchi de l'esprit et de la sentimen- talité, pour n'en reconnaître que la misère, cette nudité qui le remet en face du naturel, un seul peintre aura bien compris Montmartre.

Le peintre Pavil, dit-on, est Russe. Des biblio- thécaires m'ont bien juré que Tourguéneff, lui aussi, était Russe. Pavil est peintre de Paris et ce Russe à Montmartre est tout aussi bon peintre de bonne foi à Montmartre que Marins Borgeaud, citoyen Suisse, en Bretagne. Pourtant Montmartre est une faisandaille et, candidement, Pavil croit être naïf à l'école des roublards.

Ne dites jamais trop tôt d'un peintre de Mont- martre qu'il use du conventionnel à l'excès, et que son art date fâcheusement. C'est Montmartre qui date et n'existe que par la convention.

Les décors dans lesquels vivent, d'une vie assez riche, les personnages de Pavil sont ce qui touche le plus profondément. 11 y a entre autres une vue du boulevard extérieur à travers les vitres du café qui évoque Mirbeau découvrant Maufra. La Dan- seuse endormie est une pièce « de genre » si parfaite qu'elle gagne le pardon de ceux qui chérissent en Montmartre tout ce qu'il y faut haïr.

Un seul peintre a pu peindre Montmartre hors de ses misérables proportions d'atelier et de cabaret désuets. C'est Utrillo. Et il en est devenu fou !

Légitime £st la place f^ite à l'art d'Utrillo, miracle

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L ART VIVANT

prolongé de l'impressionnisme *. Rien que la grâce,

peut-être.

Pas plus que le don, sans doute. '

Le goût encore, plus que l'intelligence. Avons-nous jamais voulu que l'une assassinât

les autres ?

Corneau n'a pas été souvent à l'honneur des pal- marès rédigés par les critiques solennels, tirant de leurs barbes de pontifes les numéros gagnants de la loterie nationale qu'ils patronnent. Au cours de la guerre, Corneau produisit une grande composition allégorique ce pourrait bien être la paix témoignant d'assez vives qualités d'ordonnance et d'une personnalité plastique réelle. Toutefois, la jeunesse de Corneau est dominée encore, ainsi qu'il advient à plusieurs de son âge, par des sou- venirs pas assez absorbés.

Il voit les maîtres qu'on peut suivre en toute sécurité à travers les aînés immédiats et il songe

* M. Albert Flament écrit sans rire : « Utrillo est un Sisley, qui serait fils de Courbet et petit-fils de Decamps ! » Procédé renouvelé du déplorable Mendès. Avions-nous, nous autres, jamais écrit : « M. Albert Flament est un Nain Jaune qui serait fils d'Eugène de Mirecourt et petit-fils de la reine Hortense » ?

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VIE NOUVELLE

trop au Girieud retour d'Italie. Audacieux, il nous laisse trop aisément deviner qu'il acquit le goût de la liberté par la fréquentation de Marchand qui, lui-même, doit beaucoup à Othon Friesz. Loin de moi la pensée d'attrister Corneau. On le sent inquiet de la plus intelligente, de la plus favorable façon. Cet artiste est certainement en perpétuelle discus- sion avec soi-même et, là, est, pour lui, le salut.

Gabriel-Fournier était à peine adolescent quand on bataillait pour ou contre Picasso. On ne peut citer de lui aucune toile influencée par notre ter- rible Pablo-le-Magnifique. Il est à peine plus Cézan- aien que Francis Jourdain, impressionniste ayant éventé les pièges du fugitif, de l'instantané ; on pourrait aussi rappeler Lacoste. Mais Gabriel Fournier, coloriste loyal, a la plus jolie âme de poète français. Il ne nous a pas encore livré tout son secret et ne débouche point du fameux passage, hier impasse.

Des portraits, relativement nombreux dans une œuvre encore peu abondante, témoignent d'un peu plus que d'une intelligente fréquentation des pri- mitifs français. L'âme fraîche de Gabriel Fournier est une âme à leur ressemblance. Retour émouvant

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L ART VIVANT

de jadis dans nos dures fêtes, assez pareilles à celles des âges de fer *.

PEINDRE, SE TAIRE...

Henry de Waroquier aime Cézanne et les Chi- nois.

Il y a plus de dix ans que je signalais Henry de Waroquier aux lecteurs de Paris-Journal, ainsi qu'un décorateur puissant et tendre. Un déco- rateur 1

Je me souviens qu'à mon retour des lignes s'élaborait sur un plan infernal... la Société des Nations, un avisé marchand de tableaux voulant me faire honneur tint à me régaler de ce dont, apparemment, le destin dernier m'avait le plus strictement privé : un peu de beauté lucide.

Il souleva pour moi le rideau d'une collection qu'il augmente chaque jour dans le mystère, pri- vant ainsi la foule intelligente du bonheur de retrou- ver un trop grand nombre de ces jeunes peintres

" Gabriel Fournier participa au mouvement des Trois- lioacs, en Dauphiné ; il fut l'une des plus claires lumières de ce foyer dont le rayonnement se fût prolongé et que dis- persa, dans la paix précaire, la mort qui poursuit les rescapés de la bataille.

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VIE NOUVELLE

que nous aimions à rencontrer dans nos expositions collectives.

X... était présent. C'est un redoutable témoin. X..., dont l'œuvre a tournibulé tant de jeunes têtes ! Le bon marchand nous présenta aussi un Henri-Matisse d'une grande beauté. A cette époque déjà lointaine trois ans dont deux de guerre le fameux marchand procédait encore d'un éclectisme relatif que son actuelle orthodoxie lui fait répudier.

Bref, notre hôte n'était sans doute pas, alors, aussi « fort » qu'aujourd'hui.

De l'attachante toile de Matisse, intitulée, je crois, les Poissons rouges, ce titre en tout cas est un rappel suffisant pour les initiés, le bon marchand eut le soin jaloux, pervers, presque criminel, de dire exactement tout ce qui ne convenait point.

Ayant épuisé toutes les fleurs de sa rhétorique artistique et commerciale, il s'écria enfin :

Est-ce assez décoratif !...

Or, tandis qu'il replongeait la toile dans le mys- tère ténébreux du cagibi, tandis qu'il remballait sa marchandise, ce marchand, X..., le redoutable X..., mon ami, me coulait à l'oreille :

Et nous qui avons pris tant de peine pour que la peinture ne soit jamais décorative !

Cependant, Henry de Waroquier trouve sa place chez les décorateurs et chez les jeunes néo-natura- listes constructeurs.

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L ART VIVANT

Si Henry de Waroquier, que je n'ai pas hésité à situer très au-dessus de l'ingénieux Grasset, donne chaque jour d'inoubliables « leçons de goût » à de jeunes artisans d'entre qui surgira peut-être un véritable artiste, il n'est pas seulement un ouvrier inspiré. Mais il a du « métier » une concep- tion noble. Il réhabilite ce métier avili par les académiques au point que nous n'osions plus pro- noncer ce mot, l'un des plus dignes de notre respect. C'est par que Henry de Waroquier a rejoint, sans hâte, sans concession, lui leur aîné, ces jeunes réalistes qui, lors d'un Salon où, dispersés, je les rassemblais en esprit, me parurent constituer le groupe du Naturalisme organisé.

« JEUNE PEINTURE FRANÇAISE »

Marcel Gaillard n'est plus inconnu ; toutefois, il n'est parvenu encore ni à la célébrité, ni à la fortune. Admirons qu'il mette au service de sa génération cette énergie qui l'empêcha de succom- ber. Par amour de l'art qu'il sert avec passion, avec talent, dans un magnifique esprit de solidarité, il veut épargner à ceux dont il est à peine l'aîné, les disgrâces qui l'accablèrent sans l'abattre.

J'ai dit, dans les revues, dans la presse, la con-

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VIE NOUVELLE

tinuité d'un effort si durement contrarié par la vie. Je dois répéter que l'organisation même de la Jeune Peinture française dénonce, dans toute sa générosité, un vrai tempérament d'artiste. Ce sont des énergies pareilles à celles de Marcel Gaillard, qui pourront redonner vie aux Indépendants.

Le démon qui me visite dans nos bons jours me souffle à l'oreille :

Tu n'aimes point tant que cela les garçons méritants !

Sans doute. Mais je crois Marcel Gaillard un artiste de forte race, vraiment français, et je le vois parvenu à un degré de culture exceptionnel d'où il tire cette sagesse qui n'est pas ennemie de la spontanéité, la véritable audace.

Présentant les résultats avoués de ses recherches, Marcel Gaillard nous soumettait moins des témoins de ses diverses manières de faire qu'il nous aidait à surprendre les sollicitations contraires que l'art lui réserva. C'est le paysage que nous retiendrons. Il semble bien que le paysage ait tout entier conquis Marcel Gaillard.

Trop de son siècle, trop de son âge pour n'être point un spéculatif, ce peintre nouveau ne se -con- tente point du fugace dont l'impressionnisme sût tirer un parti éclatant. D'un paysage il veut saisir l'essentiel, l'essence, l'esprit, pour le reconstruire sur un plan demeuré naturaliste. Ajoutez à cela

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L ART VIVANT

des dons de coloriste puissant, à quoi sa raison pourra apporter quelque tempérament, et vous commencerez de connaître ce jeune homme impa- tient de lutte, comme si le moins favorisé estimait encore qu'on l'a trop épargné.

UNE CELLULE DU TRAGIQUE MODERNE

Peintre d'une inspiration limitée, Tobeen célébra le pays basque par la consécration du jeu de la pelote, et, vraiment, la peinture de Tobeen est de la peinture de pelotari.

On reconnaît bien l'ouvrage d'un homme à qui l'horizon le plus familier fut longtemps celui du fronton blanc et nu que heurtent durement les balles des joueurs, beaux comme des athlètes clas- siques.

L'obsession est si grande que Tobeen, s'il peint une scène de moisson, prête à ses paysans armés de la faux les courbes de bras de pelotaris, et c'est à tout ce qui se meut, à tout ce qui vit dans l'espace inscrit entre les deux frontons qu'il emprunte ses coideurs : jaune du sol et des faces cuirassées de lumière crue, blanc des pierres et des habits, bleu du ciel et des bonnets basques.

A toutes les actions d'une multitude, Tobeen

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VIE NOUVELLE

donne la vertu particulière d'un jeu, et d'un jeu brutal et compliqué. Pour ce très personnel artiste, la vie est une éternelle partie de pelote *.

La déformation n'est donc pas réelle dans ses ouvrages. L'artiste a fait, une fois pour toutes, un choix de mouvements et d'attitudes, véridiques parce que les uns et les autres lui sont familiers et qu'il en refait chaque jour la découverte.

ORIENT, OCCIDENT

Le Hollandais Verhoeven doit être classé parmi les artistes vivants de la France retrouvant sa tradition, puisque, au même titre que son compa- triote Van Dongen et plusieurs autres, c'est parmi nous qu'il se forma et se développa.

Verhoeven demeure, et désormais pour toute sa carrière, le type accompli de ce que put être, en 1910, le Fauve. Il n'a même pas évolué dans le sens choisi par les disciples de Matisse. Son inspi- ration vient de l'Inde et de l'Extrême-Orient.

Ses modèles sont des bayadères, Leui apparente immobilité n'est que la capture d'un bref instant

* L'idée courte de « jeu » doit être chassée. Un sportif, tué en combattant, écrivait sérieusement en 1913 : « La guerre, cette pâle image du rugby... »

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L ART VIVANT

de la plus vertigineuse des danses. Et n'est-ce, cela, toute la splendeur du Nirvana ?

L'univers tourmenté, frénétique, contemplé sous un angle unique, qui nous le fait entrevoir parfai- tement immobile.

Mais de cette agitation demeure un déchirement de l'attitude la plus hiératique. Les lignes et les masses colorées sont, chez Verhoeven, déchirées, déchiquetées ; lignes et couleurs se réduisent à des faisceaux de fibres et, sans doute, faut-il voir dans cette manière l'ultime application du néo-impres- sionnisme.

Toutefois le mouvement qu'on doit reconnaître chez Seurat, chez Cross, chez Signac, chez Luce est toujours absent de l'œuvre de Verhoeven.

Il ne compose pas. Il y a de la torpeur, de la paresse dans ses créations. Ses figures, arbitraire- ment isolées, souffrent d'être arrachées au groupe qu'elles dénoncent.

D'autres que moi ont songé à établir une filiation d'Odilon Redon à Verhoeven. Pourtant, ce qui les unit est d'ordre littéraire chez Redon et, à mon regard, parfaitement plastique chez Verhoeven.

Des lectures inspirèrent à Redon le thème boud- dhique. Le peintre ne doit rien ; c'est l'Extrême- Orient qui, dans un port de Hollande, livra, altérés un peu par le voyage à fond de cale, tous ses trésors au batave Verhoeven.

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VIE NOUVELLE

NÉCESSITÉ DE L'ABONDANCE

Pierre Brune pouvait bien inventer, lui aussi, quelque beau piège brillant.

Surtout, il eut été excusable de prendre pour du courage ce qui n'est parfois que de la ruse ou de l'aveuglement. Il n'a pas cru que l'audace dépendait d'un point de direction, et il s'est sagement défié de ces étranges guides, fous de liberté comme ce malfaiteur du conte de Morrow qui met en liberté le singe enragé, le nouveau-né, l'idiot « pt autres gens », ivres du mot, incapables de rien comprendre à la chose et qui, aux voyageurs incertains, ne savent que répondre : « Toujours à gauche ! »

Pierre Brune, comme tant d'autres, anxieux de certitude, veut avant tout reconnaître sa route. Il ne craint pas de retarder ce grand voyage, afin de se tracer, sinon un plan formel du beau royaume à conquérir, du moins l'harmonieuse carte céleste nécessaire à son orientation.

C'est au Salon des Indépendants de 1911 que je remarquai, pour la première fois, les ouvrages de Pierre Brune. Peut-être n'avait-il encore rien exposé.

Il manifesta, dès l'adolescence, eussent dit les

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L ART VIVANT

critiques d'hier, un « goût très vif pour les arts », mais qui fut violemment contrarié ; ainsi ne put-il forcer les portes des académies. Faut-il s'en réjouir ? Peut-être. J'éprouverais une profonde répugnance à reprendre à mon compte les facéties faciles et vulgaires qu'inspira l'enseignement de l'Ecole des Beaux-Arts. On peut, à la vérité, apprendre à l'académie beaucoup de choses utiles. Le péril de l'enseignement officiel ne se manifeste qu'au delà de la troisième année, lors de la préparation du Prix de Rome. A l'Ecole, comme ailleurs, la pré- paration d'un Concours est œuvre suicide.

Pierre Mille fait peu cas de l'enseignement uni- versitaire britannique. Soutenant qu'un jeune Anglais sort du collège parfaitement ignorant, il ajoute qu'à cela tient la supériorité des Anglo- Saxons ! Les esprits d'élite mis en face de la vie entreprennent alors, virilement, leur éduca- tion. C'est une heureuse défense de l'antodidac tisme.

Toutefois, nulle tutelle ne put tenir Pierre Brune complètement éloigné de l'art. Il apprit à voir avant d'apprendre à peindre et lorsqu'il sut dessiner il savait composer.

Ainsi s'explique, sans doute, le caractère un peu schématique de ses premiers ouvrages.

Depuis, séduit, sans se laisser accabler, par la richesse des paysages méridionaux, Pierre Brun»

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VIE NOUVELLE

fit la conquête d'une qualité redoutable mais pré- cieuse : l'abondance.

Balzac, à l'aurore du règne de Louis-Philippe, établissait un parallèle piquant entre la grande dame et la femme comme il faut. Seule la grande dame peut se permettre des pieds de grenadier et une voix de harangère.

L'abondance, dont j'ai rappelé, parce qu'on ne voit pas toujours ce qui aveugle, qu'elle permet le choix, c'est le sang riche de l'art ; l'abondance sera la peinture grande dame. La peinture comme il faut est d'un exercice plus aisé.

Par quel sortilège l'abondance ne se confondra-t- elle pas avec la vulgarité ?

Enrichi, augmenté, Pierre Brune peut, sans danger, revenir à sa rigueur première. 11 s'emploie ainsi à tout mettre en harmonie par une sévère économie de lignes, de plans, de masses, sans rien rejeter, parvenant à concilier science et sensibilité, la plus juvénilement épanouie des sensibilités.

S'il persévère, et je tiens pour certain qu'il s'obstinera avec bonheur, il pourra s'enorgueillir d'avoir réalisé une peinture grande dame, parce qu'il aura, ce jour-là, situé enfin, en un ordre propice, chaque élément de vie plastique, n'en sacrifiant aucun.

Alors, Pierre Brune devra se tourner vers une autre puissance : l'Invention. Quelques artistes du

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L ART VIVANT

premier ordre parmi les plus nouveaux vont me permettre d'en écrire encore avant d'achever cette étude.

Auparavant, je veux présenter deux artistes dont le caractère même permet qu'on les situe, que ce soit en ce livre, sans arbitraire.

CRITIQUES

Abandonnés et ce fut un bienfait ! des critiques à mission, les peintres tels que Henri- Matisse, Picasso, Dufy, Derain et Braque per- sonnel auprès de Picasso, et ceux qui alors naquirent à l'art, furent aimés et compris des poètes. Oh ! certes, après une autre, cette critique a bien pu avoir son compte d'erreurs mais elle fut féconde quand l'autre était stérile. On nous a assez injuriés (on nous traita de boches quand nous étions à Arras ou à Verdun) pour qu'on nous permette aujourd'hui ces « cinq minutes d'orgueil ». Orgueil bref, limité : celui d'avoir remis en honneur la critique vivante dont Baudelaire fut le maître au xix^ siècle.

Aux poètes se joignirent deux esprits pleins de sagesse, Bissière et Roland Chavenon. Ils eurent la singularité d'exposer d'intéressants travaux aux

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VIE NOUVELLE

côtés des peintres dont il leur plut d'être les com- pagnons plus que les juges professionnels.

A VOpinioriy il soutint cette tentative hardie en pleine guerre que fut le Salon d'Antin (1916) qu'on me pria d'organiser, Bissière achève chaque semaine en des articles trop courts, de détacher l'élite de la critique des experts dont Daumier commença l'exécution. Roland Chavenon a gagné à l'art libre un quotidien politique, V Information. Ceux qui ont mené le grand combat dans la presse savent qu'on n'est jamais certain de la victoire. Mon « bon patron » de Paris-Journal, Gérault- Richard, tolérait sans plus et je ne sais pas s'il y a deux Pierre Mortier, ni un second Louis Vauxcelles (ami des poètes et qui plus est des poètes critiques) pour tolérer mes incartades du Gil Blas. Ça n'est pas non plus sans peine que Roger Allard obtint de faire la leçon aux hommes en or de la Cote. A V Intransigeant je fus heureux, en 1908, de succéder à M. Flament ; Apollinaire m'y remplaça quand je fondai le Courrier des Ateliers de Paris-Journal mais fut écrasé sous une statuette d'Archipenko.

Pourtant des portes s'ouvrent chaque jour. Francis Carco qui célébra Utrillo et Maurice de Wlaminck à VHomme Libre, je fis admettre des éloges de Cézanne (Clemenceau se souvenait-il de la généreuse rubrique de Gefïroy à la Justice ?) a fondé un courrier d'art à Oui. Il y en a d'autres.

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L ART VIVANT

Mais je le répète : on n'est jamais certain de la victoire et nulle part ailleurs je ne trouverais les aises qu'à mon indépendance accorde VEurope Nouvelle. A l'étroit dans ses formes actuelles, le Matin accueille, en 1920, de libres essais, des enquêtes comme celle à l'occasion du quatrième Centenaire de Raphaël, et qui fût un événement. A Comœdia, Jacques-Emile Blanche figure un Socrate en habits britanniques.

La peinture de Bissière est bien celle d'un critique épris des peintres qu'il défend. Peut-être lorsqu'il se souvient de Picasso le revoit-il trop à travers l'interprétation qu'il en a donnée, mais c'est encore d'un art justifiant la parole de Jacques Rivière * : « Les peintres ne seront plus des seuls artistes con- damnés à demeurer des pauvres d'esprit ». Et ça n'est pas « littéraire » au sens donné à ce mot par les critiques aussi indignes de servir les belles- lettres que les beaux-arts. Deux titres, au surplus, commandent la confiance respectueuse : Recherclies.

Tel Jean Royère, apôtre du vers libre prati- quant l'alexandrin mallarméen, Roland Chavenon avocat illuminé du cubisme, est à peine Cézan- nien. Belle occasion de se manifester pour le per- sonnage cher à feu de Gourmont : Celui qui Ne Comprend Pas.

* Nouvelle Revue Française, 1912. 240

VIE NOUVELLE

UNE PIERRE MANQUERA...

Nulle allégorie n'est utile à prolonger dans les esprits l'horreur de la mort du peintre. Ou bien alors ce sera une « allégorie réelle », selon Courbet ; mais la dernière, hélas !

Voici la brosse sur quoi les doigts n'ont pu se refermer, les tubes enflés d'une couleur moins pré- cieuse si elle ne valait que par l'économie de l'ar- tiste ; voici la palette qui déjà se désagrège, la lyre désaccordée quand l'âme se rend. Les études éparses; le feu préparé pour le modèle, étouffé dans un tour- billon épais, désordonné ; des pastels tendres qu'un talon a réduit en poudre. Pêle-mêle avec la monnaie du dernier billet, le dernier souper, un carnet de croquis ; une carte postale, humble cliché d'un grand exemple du passé.

Incomparable désastre !

Il faudrait que, d'un seul coup, les gouffres infinis s'ouvrissent pour absorber l'atelier mort avec l'artiste foudroyé.

Après le Maître, tel que les hommes en connurent peu, notre grand Renoir, voici disparaître le Jeune

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1- ART YIVANT

Homme qu'on eût voulu choisir pour champion de la plus noble manière française d'être artiste ; un peintre de cette génération torturée dans la guerre et hors la guerre, et dès avant la guerre ; un créateur de moins de quarante ans, assuré du respect, promis à la gloire, et dont la présence suffisait à purifier l'atmosphère d'un souffle de sympathie.

Nous nous désolons d'avoir perdu notre ami Pierre Fajiconnet, le peintre dont les envois aux Indépendants étaient remarqués depuis quinze ans ; rinv«nrteur des masques et ^des costumes du Dict des Jeux du Monde, le peintre-poète de cet Actéon et de plusieurs autres ballets merveilleux qu'il faudra produire au jour. Ce ne fut pas sous la direction de Jacques Copeau, alors en Amérique, que Pierre Fauconnet et le poète Paul Méral firent représenter le Dict sur la scène du Vieux-Colombier. Mais Jacques Copeau, qui ouvre une sorte de labo- ratoire de recherches scéniques, eût appelé auprès de lui Fauconnet.

L'art de ce dessinateur de costumes, de ce déco- rateur nourri du plus pur esprit architectonique et de la plus haute poésie ; ce rénovateur du masque de théâtre qui chérissait l'antique et entendait fraternellement l'intention religieuse des imagiers africains et polynésiens (mais incapable de con- fondre et de fondre, comme on fait au Cirque

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VIE NOUVELLE

Gémi^r) surprit autant cfue la musique de Stra- vinsky, celle du Sacre du Printemps *.

Pierre Fauconnet était de ceux (dont dix poètes écartés systématiquement des théâtres parisiens) par qui le théâtre français pouvait êtr« sauvé. Sa disparition est grave. Maxime Dethomas coliaboro intelligemment à des ouvrages qui parfois réclament moins que son talent ; Dresa n'est que supérieur à M"^® Rasimi, couturière effrontée «t Cora Lapar- cerie avec Jacques Richepin et Darzens, premier éditeur de Rimbaud, qui fait venir à grands frais des Russes, nos élèves ingrats, n'ont eu encore que des velléités heureuses.

Ce n'est pas sans raison que Pierro Fauconnet, admiré, était choyé par les jeunes princes de la nouvelle musique française : Poulenc, Georges Auric, Darius Milhaud, Honneger, Roland Manuel, etc. M. Jacques Rouché aussi devait-il pas lui demander un ballet ?

Peintre authentique, compagnon des poètes de tous les siècles, sous un unique climat, Pierre Fau- connet eût restitué de la noblesse à la scène fraa- çaise par un ouvrage majeur, après tant de pro- ductions mineures. Il n'eût pas seulement appri- voisé les snobs en leur donnant du Max Reinhardt ou du Stanislawsky de seconde main, quand l'Alle-

* Je veux ici dire la joie divine de la mrprise.

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L ART VIVANT

mand et le Russe sont déjà des gens habiles, et rien de plus, à réduire aux proportions de la Mode l'art profond de nos peintres français surgis depuis l'impressionnisme.

André Derain, Picasso et Henri-Matisse, ont donné hier au théâtre des instants de noble éclat. Ils ne pensent pas « théâtre » d'une façon continue et leur devoir se situe ailleurs. Ce n'est pas d'eux que le Théâtre peut attendre sa renaissance, sa réhabilitation. Pierre Fauconnet s'était tendrement tracé un plan rigoureux.

Il eût été bien au delà du ballet et ne se fût pas même contenté des commodités de la féerie shakes- pearienne ; c'est-à-dire selon Shakespeare et non pas du grand Will ; donc, « à la manière de... ». Fauconnet pouvait soutenir de tous ses dons, virilement tendres, la comédie moderne. J'ai souvent imaginé quel spectacle eût constitué la comédie réaliste, quelque suite à 7Voi5 Nouveaux Figurants au Théâtre de Nantes de notre cher Max Jacob, plantée et habillée par Pierre Fau- connet.

Le mort gracieux qui, dans la vie, promenait, nonchalant et passionné, la légèreté d'une ombre, était riche d'assez de présents des fées pour con- cevoir quelque cycle dont il eût été le poète et le décorateur. Wagner souligna de son texte ses har- monies. Fauconnet eût illustré de poèmes ses

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VIE NOUVELLE

fresques vivantes. Auric ou Poullenc eussent été ses décorateurs.

L'âpre effort, la rude volonté de Copeau justi- fiaient voici peu de mois, une page Un-ique sur l'épaisse maçonnerie, nue encore, de la nouvelle scène du Vieux-Colombier. Puisque Pierre Fau- connet est mort, ne manquera-t-il pas une pierre à ce monument de la volonté moderne ?

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LE NATURALISME ORGANISÉ

LE NATURALISME ORGANISÉ

C'est peut-être parce que tout à l'encontre de la pseudo-critique scientifique, et répudiant aussi la sentimentale, j'aurai procédé égoïstement que ce livre bénéficiera d'un peu de cet ordre, de cette clarté si désirable et si rare. C'est pour l'apaisement de ma raison que je me suis évertué léger de remords si j'en oublie plusieurs dont les noms n'assaillent plus ma mémoire à situer aussi logiquement qu'il se peut les artistes vivants. Mais c'est à peine si j'ai établi des filiations, tout à fait indifférent à ce souci actuel qui est une barbarie scolaire. Ai-je même reconnu des précurseurs ? Il m'a toujours paru plus urgent de rechercher ceux qui, hier comme aujourd'hui, mettent au jour des œuvres par quoi l'art est susceptible de se conti- nuer. Ceux-là sont dans la tradition. On ne se lie pas à la tradition par un seul côté. Les fleurs de la tradition sont identiques à ses racines. La tra- dition ramène à la vie présente ce qui, dans le passé, fut vivant et elle prépare encore la vie de l'avenir.

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L ART VIVANT

Sur ce plan d'autres, naguère, campaient leurs bonshommes de précurseurs, j'ai situé aussi des artistes sans héritiers ingrats ou reconnaissants, mais dont la production, isolée, nous assurait de la lente naissance de certains sentiments. Des artistes de second ordre, pas même exonérés de très évidents ridicules, vinrent témoigner parfois, et longtemps à l'avance, d'impatiences qui étaient la promesse des plus fécondes patiences.

Il y eut pas mal de ces peintres parmi le bloc des Fauves ; plusieurs ne méritent plus qu'on les nomme. Ils annonçaient, en bégayant, un désir d'œuvre. Voici que se réalisent, sagement, ces oeuvres désirées confusément, à peine entr'aperçues par ces bégayants annonciateurs. Trop faibles pour doter l'avenir, leur noblesse est faite d'insa- tisfaction, du mépris de l'indépendance vite repue inclinant à s'officialiser. Je répète qu'ils furent le plus nombreux au temps que peignait encore le Douanier Henri Rousseau, retrouvant candidement, sans rien inventer, toute la tradition (jusqu'à Giotto) en ses profondeurs. Eux, plus impétueux et plus faibles, entr'apercevaient au delà, mais déjà assurés contre la hongrerie de la seule rêverie.

Ils exposaient leurs ouvrages titubants pas loin des Fauves encore anarchistes et des cubistes (d'alors) un peu huguenots. Ils ne savaient rien du secret de Matisse ni de la passion constructive

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LE NATURALISME ORGANISE

d'André Derain. Ignorants du sens absolu de l'Economie, lourds comme des gens de labour tour- nant avec respect autour d'un laboratoire d'oii s'évadent des gaz enivrants, ces inelassés me mirent en tête la foi en l'œuvre que voici déjà gaillarde ; ils firent, à d'autres sans doute, attendre quelque chose qui fut ce que je me suis hasardé à définir eux qui n'organisaient pas le « naturalisme organisé. »

L'un des meilleurs, des plus entiers, fut Chabaud qui peint toujours et peut (la reprise de perfection- nement n'est pas humiliante et est de vraie tradition française) bénéficier des travaux d'artistes plus jeunes, qu'il n'a pas préparé, qu'il n'a pas annoncé, mais que son trouble d'hier nous a, malgré tout, mis en posture de mieux comprendre dès leur venue parmi nous.

M. Jacques-Emile Blanche va s'effarer de ces détours et retours de pensée. Au moins qu'il con- vienne que c'est, précisément, par dessein d'éviter ici tout effet de la littérature.

Par sa continuité laborieuse (au sens le moins péjoratif), l'œuvre de Chabaud, en ses gages d'hier et d'aujourd'hui, permet qu'on en parle au pré- sent.

Lorsqu'il n'était qu'un amuseur, certain critique conservateur de nos mœurs sociales chanta, en vers libres, les mille usages du coaltar, oubliant

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L ART VIVANT

qu'ils étaient mille et un comme les nuits de la sultane.

Le coaltar est d'un usage courant à la caserne.

Cette riche matière sombre sert, au nom d'une religion primaire de l'hygiène, à l'ornement des murs intérieurs. Sans doute Auguste Chabaud, qui nous apprit par quelles ruses, inscrites au code secret du soldat, il dessinait au régiment « entre deux eng... », a découvrir l'utilisation du coaltar dans les beaux-arts.

Certains de ses paysages en sont écrasés. Mais pourtant l'art de Chabaud est des plus intéressants par la volonté de synthétisation édificatrice qu'elle exprime. Tels de ses personnages rudimen- taires réalisent un maximum de mouvement qu'il faut louer. Des ciels plombés dominent durement tous les paysages, villages de titans rustiques. L'œuvre de Chabaud n'a rien de social, au sens politique du mot, et qui eut pu être tout avitre ; mais elle est nourrie des violences, des entêtements, des appétits, de la faim, de l'espoir, de l'âpreté et aussi des grossières, des énormes allégresses de la plèbe des villes et des campagnes. Sans y songer, Chabaud a peint de grands tableaux symboliques.

Dessinateur brutal, mais sûr de soi, coloriste irritant, mais savant de la science unique des soli- taires, Chabaud, malgré ses défauts roturiers, vaut d'être placé parmi les créateurs courageux de son

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LE NATURALISME ORGANISE

temps. L'un des Fauves les moins soucieux d'être domptés. Son parti-pris même l'identifie aujour- d'hui aux sages. Je ne crois pas qu'on lui ait jamais rendu justice. '

EXIGENCES PARTICULIERES DE LA PEINTURE

Marchand répondait, au début de sa carrière, c'est-à-dire un peu avant 1908 *, à toutes les espé- rances des pires solliciteurs littéraires.

Réduisant trop le rôle du peintre à la tâche du décorateur, il souriait aux anges, comme dit le peuple, c'est-à-dire à rien, au néant puisqu'il s'agit des nouveaux-nés qui ne voient rien et n'imaginent pas. Marchand rêvait consciencieusement la naï- veté. Ignorant vraisemblablement l'échec hono- rable du graveur de talent que fut, dans l'ère sym- boliste, le peintre Emile Bernard devenu si lugu- brement « museal », comme on dit chez Meïer-Graef, Marchand voulut être un peintre imagier ; il fut de ceux qui, sans en avoir été priés, suivirent Dufy avec une fidélité si incongrûment têtue qu'on en vint à rendre le fier, le dédaigneux, le distant Dufy

* L'année du plus libre, du plus éclatant, du plus « scan- daleux » salon de l'Automne.

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responsable de toutes les bondieuseries démocra- tiques d'une troupe égarée sur la route d'Epinal par une conception chansonnière du moyen-âge « énorme et délicat ».

Toutefois, certains traits, la vérité réservée de son coloris prouvaient assez que Marchand péchait seulement par intention, par obéissance à des sug- gestions étrangères au beau métier de peindre et dont triompherait son tempérament.

Encore empêtré dans l'image, il parut proposer à la dévotion des imagiers « naïfs professionnels » les agréments pervers d'un schisme, quand il com- mençait, à son insu même, de se rendre en toute simplicité naïf enfin et de la meilleure sorte, à la bonne santé picturale.

La naïveté est un don. Le <ion d'enfance I a dit un Belge.

La naïveté aux couleurs médiévales est interdite à i'homme du xx^ siècle civilisé par la mécanique, le civisme germano-l^tin et le confort anglo-saxon. Il y a faiblesse coupable pour l'homme cultivé à mimer l'innocent tendant sa sébille, sous un porche roman, comme s'il quêtait dans sa boîte crânienne. Les personnages de Marchand furent, d'abord, de très artistes « carabonhommes ».

Marchand démentant à ses heures de vraie foi naïve sa naïveté Littéraire et de commande s'inquiéta d'une neuve expression du mouvement.

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Les principes de déformation admis en son cei*cle limité lui parurent insuffisants. Il imagina la multiplication des personnages. Il était sauvé, cessant d'être obsédé par Georgin et ceux des Danses macabres, n'ayant plus que des soucis de peintre.

Je voudrais qu'on fit place en ce Musée des Jeunesses, dont j'ai soutenu l'utilité scolaire, à la première réalisation de Marchand dans cet ordre de choses, enfin, au-dessus de l'idée brève. C'est Labours : quatre personnages peinent sur une unique charrue. Ces quatre personnages sont un seul laboureur en mouvement. La charrue est une. Elle n'a pas encore obéi à l'efîort individuel que traduit une figuration collective.

Il y a bien de la candeur et bien de la présomp- tion dans un tel essai. Qu'on en considère cependant la noblesse, la v^^tu toute plastique et, surtout, qu'on se souvienne qu'il précède la révélation parmi nous du dynamisme futuriste, bien plus puéril et tout de suite gâté par l'emphase et des vulgarités ténorines.

La recherche cinématographique de Marchand fut séduisante ; elle ne comportait rien d'absurde en soi ; elle suffisait à distinguer le peintre malgré la grossièreté de réalisation. Elle le rendait à toute humanité. Marchand commençait d'apercevoir son vrai destin de bon réaliste seulement dédaigneux

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du langage trop direct que le faux éclat de l'impres- sionnisme fit à ce point indigent.

On s'est accoutumé à placer, sur la cimaise des Salons, Marchand et Lhote dans un voisinage presque immédiat. Ce ne fut pas sans respect d'une logique qui, désormais, commanderait d'éloigner de plus en plus ces deux artistes.

Voici leur point initial de rencontre. André Lhote le précise qui possède amoureusement son imagerie lorsqu'il dit : « L'imagerie soutient avec la peinture des rapports étroits. Cette alliance satisfait * au besoin urgent de recouvrer un certain style vraiment français, en prenant les éléments du tableau dans la réalité quotidienne **. »

Cest ici qu'il faut montrer les graveurs de Vues d'Optique copiant Claude Lorrain et Georgin, et d'autres, s'inspirant de David Gros, Vernet, etc., et les interprètes populaires du Poussin qui par la couleur et la systématisation du modèle, « renou-

* C'est en 1909 que Lhote s'exprimait ainsi.

** M'étant soigneusement tenu éloigné du moindre pédan- lismc, je voudrais qu'on entendit bien, sans plus de mots, mon vrai dessein à retrouver aux dernières pages de cet ouvrage, que j'espère intelligible à cause d'un souci d'ordre, l'expression de volontés, individuelles ou collectives, carac- térisées au début de mon livre.

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velés des peintres primitifs », me disait Lhote, annoncent toute la peinture moderne, de Matisse aux cubistes.

Mais Marchand méconnaissait en esprit « les exigences particulières de la peinture » quand déjà sa main obéissait à la seule loi, le libérant de sa fausse rêverie d'innocence, le rapprochant des jeunes directeurs qu'il faut nommer encore, de Raoul Dufy à Othon Friesz.

Marchand travailla opiniâtrement ; la gravure sur bois dont il apprit en honnête artisan les finesses lui fut un utile exutoire. Sa peinture établie sur un plan réaliste fut ordonnée, composée, grâce à de belles cadences évoquant à la fois la complainte de folk-lore et le chœur orchestré. Son premier tableau complet réalisant son intention seconde, les Lavandières, quatre figures en harmonie avec un paysage choisi, vaut par la plénitude, un peu lente, des rapports de ligne et de volume. A cette sobriété correspond l'économie des couleurs. Ces couleurs sont fortes, hautes, choisies pour un emploi qui exige la conquête de la profondeur, par Marchand évite le piège du décoratif.

La dernière œuvre qu'il a présentée au public, les Femmes à la Fontaine, nous montre l'artiste aug- mentant la valeur des éléments requis par l'élar- gissement du thème simplifié.

Marchand se satisfait par l'épreuve. Il ne nous

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contente point par la surprise. L'invention, qu'il ne redoutait pas à ses débuts, le placerait au-dessus de la perfection sommaire vers laquelle il s'applique. C'est d'elle qu'il a besoin pour obéir a la conscience qu'il eut de l'insuffisance du fauvisme, au temps que le Douanier * retrouvant la Tradition (et inventant merveilleusement) éclairait des feux de sa pureté la i'érité corrompue par les gens de l'Ins- titut et la inanité révérée par les anarchistes de 1895-1900. Ces anarchistes si près de confesser, aujouid'hui, leur dépit, leur indignation surbour- geoise à voir s'ouvrir le règne des démolisseurs- constructeurs, des classiques à la Proudhon, dévoués à une « création de l'ordre », dont André Derain, régulateur, eut, le premier, le sentiment éprouvé.

* Cézanne entretint l'ambition raisonnable d'exposer au « Salon de Bouguereau ». Henri Rousseau n'avait aucune curiosité contemporaine. Des Indépendants de l'année, il ne connaissait bien que sa toile. Mais il visitait régulièrement ce Louvre, se disciplinait ce don de création qui lui faisait envelopper de colombes planant le portrait de sa femme morte, en montgolfière. Mais Rousseau ne manqua pas un seul salon des Artistes Français. Il y goûtait Singulièrethent la patience de Courtois, et la révérait justemetit si, ce faisant, l'innocent croyait honorer la conscience. S'il n'y avait, comme la raison le voudrait, rien que deux salons, les Artistes Français et les Indépendants, on se comprendrait mieux. Des indépendants siégeraient vite au conseil des Artistes français. D'honnêtes anciens transporteraient, par exemple, aux Indépendants leurs ouvrages situés entre l'œuvre de Stevens et celui de Maximilien Luce.

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LA PASSION REINE ET SERVANTE DE LA RAISON

L'épreuve permanente fait à Kisling un destin magnifique. La passion entretient sa lucidité ; artiste en possession de se 'renouveler jusqu'au terme de l'œuvre par la profondeur du regard accordé à l'univers qu'il s'est choisi.

Si l'on en est venu, au début de ce siècle, chez les plus audacieux investigateurs, à nier le génie dans sa conception constante, c'est par une hono- rable répugnance à rien révérer du hasard. Il faut cependant, à l'origine des talents, reconnaître cette petite part du hasard, tout de même définitive, qui veut qu'on soit peintre ou qu'on ne le soit pas. La providence épargna à Kisling d'être un enfant prodige.

Rimbaud lui-même, châtié par celles qui illu- minèrent son berceau, se tait à dix-huit ans. A dix-huit ans, Picasso, prodige de Barcelone, l'est de si bonne façon qu'il décide de venir « faire à Paris ses études ». Ce cas pourtant demeure excep- tionnel.

Kisling s'était soumis aux lois anciennes des maîtres dans la tiédeur de la plus provinciale des

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académies. Les révolutionnaires contemporains n'agissaient que médiocrement sur son fort tem- pérament. Trop jeune pour être, si tôt, riche de trop d'esprit critique (qui peut stériliser les plus fraîches consciences), j'imagine qu'il ne méprisait ni les Artistes français, ni leurs « associés étrangers ». Les académiques accumulent des caricatures de la tradition, mais ils ont souvent la patience, l'illusion de composer et le respect (encore que dévoyé) de la grande composition ; incapables de i^oir par thèmes, ont-ils au moins (encore que corrompu) le souci du thème. Si tous leurs exemples qu'ils proposent sont propres à pervertir la main et les yeux, tout n'est pas méprisable de leur enseigne- ment oral. Lorsqu'il est voué à les fuir assez tôt, un adolescent peut ne pas se corrompre parmi eux, et même tirer bénéfice de leurs velléités. Le respect qu'il eut de leurs intentions est honorable.

Je ne sais pas trop si, des deux, le plus rapin n'est pas l'élève de Matisse ou le cubiste de dix-sept ans devant l'élève de Cormon ou de Luc-Olivier Merson.

Et nous vîmes Kisling à une heure redoutable. Et il eut ce fier et élégant courage de ne dire ni « Qui suivre ? » ni « Tout est fait I » quand, en effet, rien ne semblait, à plusieurs, qu'esquissé ; quand tout se proposait comme à parachever selon l'ordre français de civilisation prudente ; état qui ouvrait d'assez belles carrières encore aux paresseux et à

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ces laborieux pires. Et Kisling affirma : « Tout est à refaire ».

C'est à l'occasion de ses envois aux Indépendants, les premiers résumant cette reprise de soi, et de la vie et des œuvres, que fut reconnue la réalité propre de ce naturalisme organisé. Bien qu'on ait galvaudé l'expression, « voilà qui marque une date ». Il ne l'a pas suivi, lui qui n'a suivi personne, mais on ne s'étonne pas que, sachant ce que doit la jeunesse à Picasso, de tous ses aînés ce soit André Derain qu'il ait élu pour ami.

Le hasard, par d'autres nié absolument, n'inter- vient pas quand nous voyons l'atelier de Kisling s'emplir de poètes, d'écrivains, de musiciens, de peiatres qui ne sont pas ses disciples et pourraient être ses rivaux. Cet atelier est le centre d'attraction que connaît chaque époque artistique. C'est un centre de vie.

Si de grands exemples n'invitaient Kisling à l'humilité mondaine, il lui faudrait peindre sans délai V Atelier de V Artiste dont il ne pourra toujours différer la promesse qu'on exige. Ce jeune homme, dont l'œuvre commence, et que je crois me souvenir d'avoir entendu confesser sa terreur des réussites trop promptes, est singulièrement représentatif, de tout ce qui est authentiquement la vie, non seule- ment au regard de ceux de son âge, mais aussi à celui des aînés de la génération immédiatement

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précédente et dont plusieurs ont, dans les ténèbres, ouvert les voies dans le sens de l'orient.

Ayant encore à tirer de soi la vraie richesse, ce peintre qui ne participa point aux grandes luttes du début de ce siècle, nous convainot mieux qu'un autre qu'une époque de réalisation commence.

Avec les grands audacieux qui la dominent et qui, dans la révolte, appelèrent la sagesse, je veux que ce soit celle de la passion reine et servante de la raison.

En possession de dons immédiats et éclatants . dont l'illusion du peintre (impétueuse et un peu lâche) et du public se peut contenter le plus aisé- ment, Kisling ne triche pas.

Ayant avoué, avec les peintres braves, la néces- sité de construire aux lumières de la raison, sa passion lui enseigna de reconnaître les pédants d'entre ces audacieux, et sa passion encore lui défendit de rien sacrifier de ce qui le personnalisait avant toute réalisation définitive. Kisling, de l'aveu même de ceux qui le suivent avec le moins d'incli- nation naturelle, sera reconnu pour celui qui, venu après les restaurateurs du volume, s'aperçut de l'indigence à quoi se trouvait réduite la couleur, par la faute initiale de ceux qui, sacrifiant le volume à la ligne, ruinèrent la couleur en la confondant

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avec la ligne, alors qu'ils se croyaient le plus colo- ristes.

L'explication paraîtra laborieuse ; d'autres la fixeront par les discussions provoquées.

Assoupli d'abord par l'étude du paysage français qui lui livra les ressources de la plus fine dialectique et conditionna sa fougue sans anémier son terapé- rament, peintre de natures-mortes fortes et tem- pérées comme une aube d'automne, peintre de nus sensuels bien que réduits aux éléments non pas les plus simples mais les plus profonds, por- traitiste, appliqué sans les joies du triomphe per- manent et trivial, sans austérité suicide, à définir le mouvement par l'équilibre naturel des volumes colorés, Kisling retarde^ par gourmandise raffinée mieux que par extrême prudence, l'instant qu'il va, sans craindre, se livrer, peu à peu, au don le plus rare et dont il nous a livré plus d'un signe : l'invention.

Une illustration. Une illumination.

Kisling peignait des oranges dans un panier. Il n'en pouvait représenter que les dix fruits appa- raissant à la surface.

Et tu as acheté un panier plein ? lui demanda, choqué un peu, certain confrère bon ménager.

Le panier était plein. Un habile calfeutrage de

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vieux journaux ne soutenait pas les dix oranges. Kisling ne triche pas plus avec la vie qu'avec l'art.

La séance achevée, Kisling vide le panier, offrant à ses amis les fruits d'or sphériques pareils à des mondes, avec leurs vallées et leurs cratères, gonflés d'un suc amer comme les larmes et chaud comme le plaisir.

L'art de Kisling veut être le plus neuf et le plus digne de rejoindre les grandes époques. Instruit du haut exemple des peintres de ces âges, et pas- sionné pour la vie qu'il mène en son temps, Kisling aspire au luxe, à la richesse et à la force aussi que conditionne la raison. Les vrais artistes savent que la fantaisie même doit être une fleur de logique.

Ainsi de la nature tout est concerté. Ne rien mépriser et nêtre jamais dupe.

Tout aimer et réserver sa soumission. Pour s'être si bien animé et gardé, Kisling éveillé à la voix des maîtres à la fois les plus sombres et les plus éclatants sût nourrir de fortes réalités son intelli- gence ; pour n'être pas dévasté par le nombre, il découvrit à son tour et à son usage la forme dans l'espace.

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Parce qu'encore le nombre éclairait son univers et qu'il avait su, à la faveur de ce feu défini mais infini, situer la forme dans une harmonieuse dépen- dance, la matière ne put vaincre sa jeune et prompte intelligence.

S' épargnant la fin misérable de plusieurs réa- listes, Kisling, dès ses débuts, assigne à la matière un rôle nouveau ; il la soumet en renouvelant le vieux mythe poétique. Alors on peut commencer d'essayer une formule à sa taille, et c'est : ce natu- ralisme organisé que j'ai dit.

Pour appartenir à la grande famille occidentale, il ne suffit pas de rompre avec aucune discipline étrangère et d'accepter les vérités qui, en un certain temps, sont ici les mieux reçues. Il faut attendre des heureuses vertus de ce climat, en y aidant opiniâtrement, non pas une métamorphose, mais une évidente reconnaissance de soi.

C'est à ce prix seul qu'on peut, comme Kisling, espérer d'alimenter enfin le fonds auquel on a puisé.

Kisling est ainsi des nôtres.

Il est remarquable que la jeunesse de Kisling ait été peu sensible aux exemples trop immédiats. Et il y a une rare élégance dans ce refus, hors du dédain, d'accepter les « certitudes » que se parta- geaient les dignitaires, compagnons et apprentis de la dernière Ecole dont on reconnut l'autorité.

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Kisling n'a pas leurs façons de « méditer sur la géométrie ».

L'œil de ce peintre est un miroir noir rien ne se déforme arbitrairement.

Fille nue ou cité millénaire, le jardin ou la cor- beille de fruits, l'œil surprend en réaliste tous les rapports, toute la vérité plastique du modèle pour que, du foyer concentrant ces rapports, s'élève en son unité l'harmonie de la forme.

Comment mieux justifier, quand on leur donne leur prix, la variété des travaux de Kisling et leur riche continuité ?

Courbet eut bien aimé, je crois, ce jeune peintre dont l'audace raisonnable le dément çà et là.

Précisément parce que je crois en leur avenir, je me résigne mieux à différer, pour laisser à «e livre le plus de légèreté anti-encyclopédique, le plaisir d'étudier plusieurs autres peintres dignes de figurer au titre de l'Art vivant. André Uter, troublé en sa prime jeunesse, par les plus aventu- reuses spéculations, possédé d'une passion toute cérébrale et qui, dévot sensible des personnes bien nées, s'interdit de tousser et de cracher comme elle, se mettant à l'école la plus naturelle et déjà en posture de survivre à la fièvre première. Mains-

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sieux, qui fera figure de personnage singulier, nourri de bonnes lettres autant que de grands exemples plastiques, retardé dans son accomplis- sement par le respect, peut-être mal situé, de l'œuvre grande qu'il aperçoit. Peintres ou poètes, d'autres en vinrent à se taire. Mainssieux a réuni quelques pures fleurs d'ambitieuse logique ; j'en nommai d'autres, naguère, séduisants de jeunesse, et qu'on retrouve déjà diminués. On en aperçoit d'autres avec des promesses nouvelles : Heuzé, Gromaire, Bischoff, paysagiste docile au juste esprit d'ordon- nance rigoureuse et qui a, dès ses premières mani- festations, traduit un peu plus que le regret des couleurs claires de l'abandon impressionniste ; Thiesson, l'auteur du beau portrait de Romain Rolland, soutenu par l'intelligence délicate de son art, critique verbal, et furtif, et dont on serait surpris de connaître l'influence confidentielle sur certains.

Depuis qu'il réalisa cette œuvre de sympathie, solide par la fermeté du sentiment, un de ces l'ares ouvrages par quoi l'émotion, la sensibilité s'égalent à la raison constructive, Portrait de Romain Rol- land, Thiesson a grandi dans sa retraite. Des per- sonnages participant à l'équilibre des paysages, des portraits de petit format donnent à penser qu'il mariera la volonté de Cézanne à la grâce du Corot des figures, en accentuant sa personnalité.

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Ces reprises qui garantissent la perfection ne sont peut-être permises que par l'art français ; c'est à proprement dire : l'Intelligence française de l'Art. *

André Favory, fortement peintre, intelligent, créateur, confronta sa jeune méditation à celle de son aîné André Lhote ; il fut cubiste dans le même temps qu'Ortiz de Zarate et s'esquiva de l'ancienne « impasse » à la suite du mexicain Rivera. Portrai- tiste appliqué, s'est-il sans espoir livré à l'ennemie, la femme du monde au jour choisi par le quadra- génaire Camoin ?

Camoin demeure, même s'il succombe aux ten- tations mondaines, l'artiste qu'il fut toujours, employant sa gravité naturelle à l'épanouissement de thèmes assez minces. Libertinage de musée. Une ou deux fois, il approche du chemin des som- mets. On le retrouve dans la vallée, en possession pourtant de beaux moyens de conquête. Charles Guérln l'emporte sur lui par une faconde littéraire, naturiste ; Camoin, incertain de ses lins, lui est supérieur par son respect passionné de la matière. C'est peut-être un peintre du premier ordre qui n'a pas su clairement discerner l'emploi de ses dons, même ceux acquis par la méditation. Je ne pense pas que l'avenir oublie Camoin.

* Thicrson, quand je revois ces lignes, vient, de s'clcindrc, épuisé.

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L'Italien Georges de Chirico, créateur, inventeur au moins, qui n'est plus parmi nous. Survage qui lie en quelque sorte l'art du Russe Chagal au cu- bisme français. Simon Levy, ambitieux de jeter un. pont du Rhône au Rhin, et dont la sensible énergie peut favoriser une jeune Ecole de Stras- bourg ; Gimmi, près de La Fresnaye et de Derain.

D'autres encore.

Hélas ! quelles étaient vos pensées, Charles Vildrac, cher poète, quand, à la veille du vernissage du Salon d'Automne de 1919, le premier « d'après- guerre », je vous surpris, triste et seul, rendant l'hommage de votre attention fraternelle aux œuvres de cet artiste de trente ans à peine, qui brillerait aujourd'hui parmi les meilleurs, Henri Doucet, tué d'une balle au front, étant soldat de deuxième classe ?

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DEPUIS RENOIR

APRÈS BERTHE MORISOT

DEPUIS RENOIR APRÈS BERTHE MORISOT

Le peintre Albert André qui, par un effort naturel, spontané, réfléchi aussi, sut ajouter viri- lement à la tradition française de la grâce, ou, pour être net : à la tradition de la grâce française, a enrichi notre littérature critique d'une étude excellente, filiale, lucide, sur le grand Renoir. Rien qu'une traduction de l'allemand de Meïer- Graef, c'était vraiment trop peu pour la France.

Dans son livre, Albert André a recueilli, avec scrupule, les plus caractéristiques propos de Renoir touchant l'Art, et son art.

Donc, le grand Renoir disait :

« Lorsqu'on regarde les œuvres des anciens, on n'a vraiment pas à faire les malins. Quels ouvriers admirables avant tout étaient ces gens-là. Ils savaient leur métier 1 Tout est là. La peinture n'est pas de la rêvasserie. C'est d'abord un métier manuel et il faut le faire en bon ouvrier. Mais on a tout chambardé. Les peintres se croient vraiment des êtres extraordinaires, ils s'imaginent qu'en mettant du bleu à la place du noir ils vont changer la face du monde. »

J'ai cité Oscar Wilde reconnaissant la perfection

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de l'Art à cet instant qu'il rejoint la noblesse du travail manuel.

Aujourd'hui, champion selon le cœur du grand Renoir, de la « tradition ouvrière * », Maurice de Wlaminck confie à un alerte meneur d'enquête :

« La science me fait mal aux dents. J'ignore les maithématiques, la quatrième dimension, la section d'or. L'uniforme cubiste est pour moi très militariste et vous savez combien je suis peu « genre soldat ». La caserne me rend neurasthénique et la discipline cubiste me rappelle ces paroles de mqn père : Le régiment te fera du bien ! Ça te donnera du caractère 1 »

« Je déteste le mot « classique » dans le sens le public l'emploie. Les fous me font peur. La folie raisonnée, mathématique et scientifique de 1914 nous a cruellement démontré la fausseté du résul- tat. »

Autre argument de cet « enfant de la nature » qui, on le voit, ne répugne cependant pas au rai- sonnement et qui, au fond, nous paraît appliqué dialecticien, tout comme un autre :

* De combien de traditions adverses, ennemies (il y a même en cette France, royaume de la clarté, une tradition d'obscurité : poésie populaire et jusqu'au boniment du char- latan, à l'éloquence conventionnelle du commis- voyageur), de combien de traditions est donc faite cette Tradition parfois si imprudemment évoquée ?

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« Plus que jamais je m'efforce de peindre avec mon cœur et mes reins, en ne*me préoccupant pas du style. »

Autres aphorismes vlaminciens :

« J'aime comme un homme et non comme un collégien ou un professeur.

« Je n'ai à faire plaisir à personne qu'à moi- même.

« Je ne vais jamais au musée. J'en fuis l'odeur, la monotonie et la sévérité. J'y retrouve les colères de mon grand-père quand je faisais l'école buis- sonnière. »

Vlaminck, poète encore ainsi que j'ai dit, grif- fonnait cela, les yeux embués de larmes de joie, dans le même temps qu'il composait et récitait à ses amis :

Les pois de consente sont fades

La boîte de conserve est américaine

Le corset sans i^entre est finançais

Il y avait des poules dans le vieux poulailler

Les couveuses artificielles sont aphones

Elles n appellent pas les poussins

Peut-on remplacer la douce chaleur du ventre de sa mère

Et les seins

Que j^appelle nichons aujourd'hui

Que faime *.

* Ce petit poème fut recueilli dans le fascicule d'une revue qui, rapprochement intéressant, contenait encore ces vers de Guy-Charles Cros, fils de l'auteur du Coffret de Santal

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Sans doute, Vlaminck ne va jamais au musée et, s'il quitte sa vallée de l'Oise, c'est plus volon- tiers pour une soirée à l'Olympia. Mais à vingt ans, quand sa main tremblait encore assez, au vent qui souffle sur le pont de Chatou, pour n'être pas si certain de peindre avec son cœur et ses reins, se laissait-il entraîner à Paris par son copain Derain, l'artiste de France le mieux en possession des maîtres, et dès la prime jeunesse leur plus parfait en même temps que leur plus souple traducteur ?

Pour être un authentique sauvage il faudrait, d'aboi d, ne pas le savoir.

Et si M. Albert André rapporte les propos anti- intellectuels du grand mort, et si je coUige ceux du bon vivant, n'est-ce pas parce que nous leur trouvons une valeur d'enseignement ?

Certes on doit soutenir que l'homme de génie qu'on peut se proposer pour modèle c'est le bon ouvrier. Le seul qu'on puisse imiter !

L'ouvrier créant avec une matière vaincue par des moyens traditionnels et des ressources person- nelles, grâce à de bons outils, c'est-à-dire choisis

et neveu de Henri Cross, le peintre ami de Signac dont il s'approche et de Seurat qui les dépasse tous deux : Picasso, vol plané d'au delà les techniques, arabesque cendreuse inscrite sur la nuit, jaugeur des litres bus, algébriste des pipes, jardin taillé pleure un parfum noir de buis.

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pour leur trempe excellente, « bien en mains », c'est-à-dire éprouvés ; l'ouvrier réduisant cette matière pour en faire des objets toujours harmo- nieux dans leurs rapports exacts, des objets rare- ment utiles en eux-mêmes mais toujours absorbés logiquement dans l'ensemble, dans la série des choses nécessaires à l'homme, instruments de trans- formation à leur tour.

La force.

La science.

La patience.

La conscience.

La lumière, le feu lui sont indispensables, et aussi la saine certitude d'un salaire équitable et la bonne humeur née des heureuses conditions de tra- vail et d'un grand espoir tout proche.

Il chante, chantant pour soi et son œuvre ; il invente jusqu'au chant appris.

Il est poète, peintre, statuaire, architecte et musicien.

Il est l'artisan qui dressa les cathédrales sous le ciel d'Occident et qui, sans rompre l'unité du pathé- tique sacré, augmentait le chef-d'œuvre de farces sublimes divinement dans ses jours les meil- leurs.

Vlaminck se compose une attitude dont il n'y a pas lieu de discuter l'excellence, quand c'est à son usage.

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Le grand Renoir se permit un peu plus qu'il ne le voulut bien dire de cette « rêvasserie », qui est en français plus net : la pensée.

De cela, je trouve encore la preuve dans le pré- cieux volume d'Albert André.

« Ecoutez, je vais vous confier mon secret... ne le racontez à personne. Oui, je vais vous dire j'ai trouvé le secret de la peintuie... C'est dans un bureau de tabac ! Un jour que j'achetais des cigares en pensant à cette sacrée peinture et que la buraliste me présentant deux boîtes me deman- dait :

« Colorado ? claro ? »

« Colorado ! claro ! me dis- je, mais c'est ça la peinture... je la tiens, et j'emporte les deux boîtes. »

Expliquer gâterait tout ; et c'est tellement lumi- neux !

J'ai déjà rappelé les préoccupations d'ordre physique, d'ordre manuel des plus intellectuels des peintre modernes, raffinant sur la leçon du peintre en bâtiment.

Renoir a dit aussi :

« On m'a fait prendre en horreur une de mes toiles en la baptisant la Pensée. » Renoir a raison. Mais il ne faut pas exiler la Pensée.

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Jt J '

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C'est elle qui fait le ménage, qui met de l'ordre dans l'atelier du peintre.

Après, une belle fille bien animale peut monter toute nue sur la planche à modèle.

La sensualité de Renoir est^elle à jamais perdue ? Parmi les modernes, on n'aperçoit qu'un seul « peintre de la Femme », selon la nature (ce qui écarte Van Dongen) et c'est l'Italien Modigliani ; un peintre de nu qu'on eut encore moins admis que Renoir, s'il eut pu exister en ce temps, quand, parallèlement au Livre d'Or des A. F., on publiait le Nu au Salon.

Depuis plus de dix ans, Modigliani, qui débuta bourgeoisement, expose entre les F^auves et les Cubistes. Mais s'il faut, à son propos, prononcer un autre grand nom après celui de Renoir, je dirai que, fidèle à cette leçon de Cézanne, il ne se laisse pas facilement mettre le grapin,

Modigliani est notre seul peintre de nu, si l'on tient absolument à ce que nous reconnaissions parmi les modernes un peintre de nu. Un commis- saire de police, ou bien un inspecteur des Beaux- Arts, fit un jour décrocher les envois de Modi- gliani, à je ne sais plus quel Salon. Pourtant, quelle spiritualité se dégage de tant de belle et riche, et

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grasse matière amenuisée par cet éclat tempéré dont l'artiste va chercher loin le raffinement, lui qui admire à la fois la naïveté et les ressources des peintres artisans d'Italie, enfants de ce peuple gardien de pures traditions tombées en France aux mains bourgeoises.

Je consacrerai ailleurs une étude à Modigliani, ainsi qu'à d'autres peintres étrangers qui, mêlés à nos entreprises sans en gouverner aucune part absolument, conservent un caractère national évi- dent. C'est qu'un peintre comme Per Krohg, dont j'ai soutenu joyeusement le départ, aura sa place.

Et puis, comment écrire de Modigliani pour le satisfaire ?

Il n'y a pas longtemps que ce grand artiste me repoussait amicalement, comme je lui témoignais mon désir de consacrer dans une revue des pages à son œuvre. Modigliani s'écria : « On n'explique pas la peinture ; on écrit n'importe quoi ; on écrit des f... taises ! »

Par f... taises, Modigliani qui déclame, pour se mettre en goût, des Chants de la Divine Comédie, et qui sait par cœur tous les beaux poèmes, entend, précisément, un poème.

Je suis d'accord, presque, avec Modigliani. La critique, telle qu'on la comprend généralement, n'existe pas. Pourtant, l'erreur des modernes serait

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DEPUIS RENOIR APRES BERTHE MORISOT

de croire qu'ils ont vaincu. Ils ont encore besoin de propagande. Mais c'est vrai qu'un poème con- viendrait pour célébrer l'art profond et délié, à la fois cérébral et sensuel, de Modigliani. * A moins qu'on ne me retorque qu'un poème de cette sorte ne serait qu'une transposition et qu'alors, mieux vaut un autre tableau de Modigliani.

Ce poème, reflet d'une œuvre de peintre, m'a plus d'une fois tenté. Pour Renoir :

Cagnes

Cône tronqué flanqué (Tun château de Cocagne, Ses cubes d'ocré rose, masures au soleil mûries Sur la colline avec sa tour au-dessus de la route de la mer Comme dans les paysages d^Omhrie ; Un alo'és V enveloppe de ses langues amères ; Renoir au jardin de roses devant la femme nue, Paralytique,

Son pinceau noué bat le poul, Au centre du foyer solaire assoupli en portique, Regardant au delà de l'avenue le modèle aux lèvres fortes sourit, debout, Renoir peint des roses aux fesses dures et des femmes aro- matiques.

* Modigliani est mort à son tour. Affreux anéantissement de jeunesse et de talents !

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L ART VIVANT

Dans l'œuvre sensuelle de M'^^ Marval, c'est la Mélancolie qui ouvre les portes des jardins de la Volupté elle n'a point accès.

Marceline Desbordes-Valmore, l'ardente Marce- line, disait de l'amour :

// savait tant de mots pour me rendre sensible !

Le peintre, lui, n'use pas de mots, mais de tons, de formes, d'une évidente Téalité ; un mot est une valeur à venir, il n'est rien en soi, un beau rouge sera d'abord du rouge.

C'est la damnation des poètes de ne donner naissance à rien d'absolument concret ; le peintre, au contraire, trouve son salut dans l'orgueil de créer avec certitude.

Pitoyable aux vœux de toutes les faiblesses, ]\|me Marval fait de la joie avec le désespoir de Mar- celine.

D'éducation littéraire, cette artiste est réaliste comme un artisan. Son raffinement extrême n'est peut-être qu'un éblouissant aboutissement de la coquetterie féminine la plus physiologique. Il arrive que M°^^ Marval peigne un peu comme on se ma- quille.

Si elle doit beaucoup à Manet, à Berthe Morisot,

282

DEPUIS RENOIR APRES BERTHE MORISOT

à Toulouse-Lautrec ; si elle a interrogé Matisse, c'est parce qu'elle est assez femme pour se prodi- guer, et qu'elle ignorera cet orgueil, souvent into- lérable, de quelques maîtres, qui est, malgré tout, une forme supérieure de l'ascétisme à quoi son sexe tie peut atteindre. L'ascétisme absolu, c'est le cérébralisme même, la pire et la plus haute forme d'intellectualité ; c'est se priver d'aimer hormis Dieu délivré de l'apparence humaine. Sainte Thérèse aimait éperduement.

^me Marval, secrètement, intimement conseillée par les précurseurs, n'a demandé d'authentiques leçons qu'à ses sœurs de toutes les conditions. RafTmée, elle ne peut choir dans le maniérisme, par l'effet de son entière soumission aux décrets de la nature, qui lui commande de répéter les gestes les plus simples et les plus éternels.

Sa féminité ne sera jamais celle de la marchande de frivolités trop aimée des littérateurs, mais celle de la bouquetière aux belles hanches, qui est aussi l'esclave joyeuse ou la prêtresse semant des fleurs sur le passage des héros ou des dieux païens.

En elle rien d'une bachelière qui raisonne, mais qui est myope. M"^® Marval se prodigue, s'aventure même. Toutefois, elle voit droit et clair ; ainsi cvite-t-elle les dangers qu'on aperçoit, car le plus bel élan n'est pas l'art qui, semble-t-il, nous vou- drait méditants.

283

L ART VIVANT

J'ai parlé tout à l'heure des compositions de Mme Marval, et on fut jusqu'à lui contester le don de la composition. J'accorde qu'on n'aperçoit pas bien l'économie d'aucun de ses tableaux les mieux venus notamment Le Chant d' Advienne, Daphnis et Cloé, qui représenta heureusement la peinture féminine française dans l'ère infernale à l'exposi- tion de Christiania (1917) et conçus depuis Les Odalisques, « chef-d'œuvre » au sens corporatif du mot, et qui ne nous révèle pas l'artiste toute entière.

A défaut d'une science acquise par des épreuves critiques, M°^® Marval a le sens de l'abondance ; elle le possède à ce point qu'elle ne peut jamais faillir à l'équilibre. C'est à ce don miraculeux que nous devons le spectacle harmonieux, aux ardeurs d'un Orient adouci de caprices occidentaux, que fait se dérouler pour nous, de saison en saison, la plus libre des autodidactes, qui ne sait pas toutes les ruses de l'art, mais n'ignore rien de ce qui peut donner une forme durable à la fugacité des rêves et des sentiments.

]yime Marval est idéalement matérielle.

Marie Laurencin ! Sœur de Narcisse... Geneviève de Brabant...

L'arabesque qui, ainsi que l'a bien noté Guil-

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DEPUIS RENOIR APRES BEP.THE MORISOT

laume Apollinaire, est le signe évident de sa ma- nière, a fixé l'attention judicieuse de nos archi- tectes-décorateurs.

J'écris : le signe évident de sa manière. Je vou- drais pouvoir écrire, sans cesser d'être bien com- pris : le signe de son caprice. Rien ne serait plus juste. Marie Laurencin est moins une fantaisiste qu'une capricieuse. On a beaucoup, ces temps derniers, usé des mots : fantaisie, fantaisistes ; ce fut souvent avec méprise. La fantaisie est déjà, alors qu'elle ne fleurit qu'en esprit, une forme d'art. Le caprice demeure miraculeusement humain ; c'est un ordre aimable et qui vient des sens. La fantaisie, si souple soit-elle, a quelque chose d'aigu, de volontaire. Le caprice incline jusqu'à la belle courbe, la courbe des plus pures formes humaines.

Il aurait été pénible que Marie Laurencin n'eut d'autre rôle à tenir que celui d'auxiliaire de nos décorateurs.

Que le public, rassuré sur la moralité artistique, si j'ose dire, la sachant si fragilement associée aux méchants démolisseurs de systèmes commodes, aux terroristes de l'art moderne, daigne prendre mieux garde à elle et regarder, enfin, ses toiles, sans idées préconçues ; comme l'artiste regarde, je n'écrirai point la nature, mais la vie.

Voici le point important. Marie Laurencin adop- terait volontiers l'axiome des derniers venus, si

285

L ART VIVANT

elle se passait si aisément de formules : « La con- ception l'emporte sur la vision ». Axiome dont je ne saurais contester la valeur.

Cependant, esprit soumis aux lois humaines de l'harmonie, cœut ouvert aux émotions terrestres, cette jeune fille ne va pas jusqu'au mépris des formes reconnues, à la négation des apparences animales.

Elle évite l'autre piège, plus ancien et toujours redoutable. Elle ne croit pas à la Nature, On pour- rait dire de la Nature ce que notre maître Anatole France a dit de la caserne, à savoir qu'elle est : « la plus odieuse invention des temps modernes ». La Nature, due au génie malade d'un littérateur suisse, la Nature de Rousseau (Jean-Jacques, pas le Douanier), adoptée par les peintres, n'existe pas. Qu'on m'accorde au moins qu'elle ne saurait exister en soi. L'homme n'est jamais placé devant elle, puisqu'il est une part et un instant de cette Nature.

Dédaigneuse de la Nature, Marie Laurencin ne fait point fi de la Vie. Ainsi se sépare-t-elle nette- ment, et comme malgré elle, des ses amis compro- mettants, et rejoint-elle les maîtres oh ! certes, par le chemin des écoliers, de la meilleure tra- dition.

Habile, de par le don, et déjà savante, elle est assez légère d'années pour qu'on lui permette

286 --

DEPUIS RENOIR APRES BERTHE MORISOT

quelques curiosités allant, parfois, jusqu'à de témé- raires tentatives. Comment une jeune âme d'artiste pourrait-elle repousser, sans s'y soumettre un ins- tant, les plus redoutables propositions des beaax esprits tourmentés ? Et de quelle sévérité ne l'accablerait-on pas, justement, pour un tel excès de prudence ?

Ayant, sainement, apaisé sa soif de connaissance, Marie Laurencin, après de brefs écarts, revient à elle-même. Ainsi, à ses débuts, se laissa-t-elle admirons cette docilité de son instinct éblouir par la fête des couleurs qu'ordonnait alors Henri- Matisse, maître de l'amorphe.

telles expériences n'encombrent point le trésor artistique de Marie Laurencin de richesses étrangères. Elle gagne en liberté d'avoir satisfait son intelligence de tout effort vers une nouvelle ordonnance des formes et des tons et sait, avec une dévote patience, achever son œuvre initiale, lente- ment, sans esquiver une étape par quelque brillant subterfuge.

Comme M'"^ Marval dont elle se distingue par une plus étroite rigueur du dessin, autant que par l'économie des couleurs elle se plait à peindre la femme, à grouper des jeunes filles dans un parc. Dans ses toiles comportant des figures masculines, ce sont les effigies de ses sœurs qui, qu'elle les situe, occupent les places nobles du tableau,

287 ~

L ART VIVANT

Il arrive que ses modèles, ainsi groupées, se res- semblent étrangement. Alors l'œuvre se déroule comme un poème, voluptueux de sentiment, et d'un rythme profondément religieux ; chaque figure est un geste à elle seule, et définitif ; un geste com- mun à ces figures multipliées et qui sont une.

Ainsi que je le disais plus haut, la palette de Marie Laurencin est peu chargée. Jamais elle n'use des teintes pures. Il ne serait pas tout à fait exact de dire qu'elle peint en grisailles. Mais elle sait, avec une délicatesse qui confère à ses ouvrages leur authentique noblesse, extraire du gris le plus modeste, d'un carmin peu prodigué, atténué toutes les modulations du prisme. La nuance ! disait Verlaine, Le ton ! disait Jean Moréas qui affectait de mépriser les peintres, pour des raisons dont on pourrait sourire, mais qui, un compagnon des derniers jours en peut répondre, les aimait secrè- tement, et qui crut à l'heureuse destinée de Marie Laurencin.

L'auteur de ce Bal élégant, qu'on daigna tenir pour l'une des œuvres capitales d'un Salon des Indépendants, a le goût de ronsardiser. Elle aime aussi à laisser vagabonder son esprit au delà du siècle des Renaissants ; au delà de la Vielle Europe même, sans cesser d'être très moderne ni parfai- tement ^européenne. Son art vaut par la grâce noble, par une majesté des attitudes qui ne dément

288

DEPUIS RENOIR APRES BERTHE MORISOT

pas la frivolité de rintention. C'est d'un art de Décaméron, peut-on dire. Cela suffit-il à expliquer qu'on n'ait pas assez généralement pris garde à CCS ouvrages galants et fiers ? L'épreuve est salu- taire aux vrais artistes, mais un peu de justice publique ne messiérait pas aujourd'hui.

La douleur, les rigueurs d'un incomparable hiver qui régna sur tant de saisons, ont sin- gulièrement grandi Marie Laurencin qui semble entrer au jardin de la gloire par le portique delà Légende.

Au fait, cette grande artiste, sœur des poètes, sans faillir à l'œuvre commune de rendre force, d'abord, à toute plasticité, est seule à avoir enri- chi d'une Fable, de mythes d 'Hcieusement incer- tains, notre âge haïssable et merveilleux. L'avenir comptera Marie Laurencin parmi les grands sur- vivants.

Patiente par discipHne, patiente par hygiène, M'"e G. Agutte sait que l'àme moderne pour s'épa- nouir dans son modernisme a besoin de l'impro- visation dont il n'est pas fou de soutenir qu'elle

- 289 - ,,

l'art vivant demaude do la vigueur. Mais M-^ G. Agutle, créatrice douée de raison, après avoir été la plus intelligente, la plus religieuse des « appreuUes >>, ne s'y trompe pas. Et elle sait, par exemple, ce que vaut l'apparente improvisation de son cama- rade Henri-Matisse et quelle longue patience a préparé la floraison de ce génie, de ce géme de

l'immédiat.

U^^^ G. Agutte fut le jargon d'atelier a de^ces brutalités classée parmi les faui>es. Elle ne s'est point inciuiétée des entreprises cubistes. Pour elle, c'est comme si le cubisme n'avait pomt existe et les peintres dont on peut écrire cela (même les Fauves de 1904) commencent d'être rares. Matisse, lui s'est penché sur l'œuvre la plus troublante do son époque à la façon des très grands maîtres qui ne peuvent rien ignorer du temps sur lequel ils régnent et qui sont si certains de leur don divin d'animateurs qu'ils peuvent, un jour étude ou ^eu - suivre l'exemple de leurs cadets. Ces artistes -n'ignorent rien, même s'ils s'enferment dans l'ab- , solu d'une formule contradictoire, ennemie. HugôB se fit présenter Arthur Rimbaud; il nommait» Alallarmé « son cher poète impressionmste .. Or découvrirait sans trop de peine dans la foret Hug^ quelques jeunes arbres plantés de la façon qu.

^ ^Les' critiques inventeurs de l'aimable formule 290

DEPUIS RENOIR APRES BERTHE MORISOT

cubisme-impasse devenu passage par la force que crée la panique quand les élèves mal doués commen- cèrent d'y étouffer, ces critiques, dis-je, reconnaissent quelles vertus d'ordre le cubisme livra à la peinture désagrégée par le génie impressionniste, si riche, si séduisant et cependant fatal.

C'est par d'autres voies que M*^® G. Agute atteint à l'ordre, à la mesure, à l'harmonie, au secret retrouvé de la composition.

Combien de fois dûmes-nous nous plaindre do ne nous voir proposer rien que des essais, rien que des études, rien que des ouvrages-programmes, rien que des œuvres-manifestes, des tableaux conçus comme des proclamations, des « morceaux-peints », et... « rien de plus ! »

Lorsqu'on examine l'ensemble des œuvres de jyjme Agutte, l'œil, un instant, croit ne reconnaître qu'une sélection d'études. Puis, aussitôt, tout s'harmonise, tout s'organise. Enfin on reconnaît là, marquées du signe d'un temps, des ouvrages composés, achevés, tels que La Dame sur Fond or, La jeune fille aux mains jointes, la Belle Italienne, solide et tendre, plus souple qu'un Charles Guérin ; V Inondation dans Vile, ce paysage digne de la survie et, enfin. Dans V Atelier et Pose pour la Statue. Ces deux toiles, en effet, apparaîtront au distrait comme des études très poussées. C'est plus que cela, s'il s'agit d'un thème d'étude haussé jusqu'à

291

L ART VIVANT

la composition, à l'ordonnance harmonieuse qui fait « le tableau ».

Tout le secret de M'"*^ Agutte est là. Intelligence aiguë et modestie, mais modestie qui ne ruine pas l'audace. Souci de tempérer par un effort continu les effets incertains de la spontanéité.

L'art de M"^^ Agutte remet à tout moment en question la règle et la fantaisie. Virile par la sûreté de ses vues, par sa volonté d'ordonnance, par la fermeté de son trait et le choix même de ses cou- leurs (richesse dans l'économie), M^^^ G. Agutte demeure femme par le sentiment. Qui, malgré le goût actuel marqué pour certaines attitudes, l'ose- rait blâmer de n'avoir pas banni le sentiment ? C'est pour y être demeuré soumise pas même prudemment mais gardé par de forts dons acquis qu'on la voit dépasser Jean Puy qui manque d'effusion et réaliser pleinement, deux ou trois fois, les formes d'un art défendu désormais à l'intellectuel Vallotton et en quoi Marquet, le plus humain des peintres, est si heureusement à l'aise.

]yjme Agutte a pu, deux fois, nous offrir en nous satisfaisant un portrait de M"^ Marguerite Matisse, quand existe du grand Matisse un portrait de Mar- guerite qui marque une date décisive.

La Femme appuyée est, avec le Buste de M^^ Mal- çy, le signe certain de l'avenir promis à M"^^ Agutte, sculpteur. De telles œuvres rendent sensible l'écart,

292 ~

DKPUIS RENOIR APRES BERTHE MORISOT

trop souvent méconnu, qu'il y a du caprice à la fantaisie. La fantaisie admet l'ordre, l'économie, l'équilibre logique.

Des rivaux, des critiques que séduit à demi seu- lement le talent de M^^ Agutte ont été longuement retenus par sa sculpture.

Je n'admets aucune de leurs raisons, et, retour- nant à Pose pour la Statue ou Dans le jardin, je me persuade d'assister au plus beau pi*intemps d'un art profondément français et qui tend à donner, dans l'atmosphère terrestre (on situa d'abord le Paradis sur terre), la liberté consciente aux volumes restitués dans leur prestige.

Mais restitués hors des voies inhumaines du cubisme, art raisonnable dont j'ai soutenu la légi- timité sans en jamais recommander la pratique.

La charmante Marie Wassilieff composa sa palette dans le voisinage de Matisse. Léger, par son influence seconde, y mit de l'ordre. Marie Wassilieff peut païaître sujette de la pire fantaisie ; elle a pourtant sans débats dramatiques accepté l'ordre cubiste et sut se faire une person- nalité en rejoignant la tradition au point De- camps la fixe.

Decamps prêta des caprices humains aux singes.

293

L ART VIVANT

Marie Wassiliefî invente des mystères sentimentaux joués, avec des jouets pour accessoires, par des poupées sommaires vêtues comme des personnages de ballets. Les mannequins animés de Georges de Chirico vivent et souffrent les lois d'une philosophie stricte qui construit encore le décor aux profon- deurs florentines. Les poupées de Marie Wassiliefî ne prétendent (pareilles, peintes, à celles qu'elle modèle, étonnant portraitiste) qu'à une poésie sans contrôle.

Au prochain livre j'étudierai Suzanne Valadon ; à cette date, Charmy se sera imposée.

DADA

Dans le premier essai publié, le premier volume, assez mince, ouvrant cette suite d'études sous la rubrique Forme et Couleur, et que j'augmenterai et reviserai, tant que mes yeux verront, tant que battra mon cœur et aussi longtemps que mes nerfs favoriseront de fortes réactions, j'éreintais Francis Picabia (La Jeune Peinture Française), médiocre impressionniste. Or, il cessait d'être cet impres- sionniste quand paraissait mon ouvrage.

Nous n'étions point de mèche. Picabia se con- damnait plus durement en reniant l'œuvre de la

294

^ y\i

DEPUIS REMOIR APRES BERTHE MORISOT

veille pour entrer dans cette voie il devait .rencontrer le poète international Tristan Tzara pour que, de cette rencontre, naquit le Mouvement Dada, absurde apparemment et pourtant plus logique que le Futurisme de Marinetti, ce futurisme destructeur qui, se détruisant d'abord, devait mourir d'être dogmatique.

Alors, encore que parfaitement indépendant du Dadaïsme, dont les tenants doivent blâmer la tiédeur de mon allure, et non pas seulement à leur endroit, je fus conduit, naturellement, à défendre Picabia (jusqu'à son Dada ?) quand l'assaillaient les gorges déployées du public dominical et les barbes à l'huile de la critique officielle, patentée et distributive ; la même qui ciselait des médaillei de bronze et calligraphiait des mentions honorables au nom de Francis Picabia, impressionniste zélé, du temps que je condamnais ce zèle suicide.

L'art présent de Picabia, physique intégralement, mécanique et sexuel, un peu celui d'un enfant poète qui ferait servir le jouet connu le Meccano à des constructions erotiques, échappe, peut-être, aussi bien à l'éloge qu'au blâme.

Je l'ai défendu contre la colère des gens. Cet art, absurde si l'on veut, est dans la vie et source de vie. Dada aussi. Entre Cormon et Dada, je vote pour la liste Dada, sans panachage.

Picabia, au surplus, serait bien fâché qu'un

295

L ART VIVANT

concert unanime d'éloges saluât chacune de ses « scandaleuses expositions ».

Que dire d'exact, à mon tour, si je suis secrète- ment persuadé que Francis Picabia partage le sentiment de Modigliani : « Ecrivez des f...ichaises ! » c'est-à-dire un poème, ou bien une symphonie ; exécutez un roulement de tambour, ce qui serait encore plus Dada... tout en ramenant à l'âge de Henri Heine :

J'ai bu de la cymbale

Et mangé du tambour.

Je tournerai donc la difficulté (une fois n'est pas coutume) en décrétant Francis Picabia d'utilité publique. Il enseigne tout simplement, et particu- lièrement au centre des salons collectifs, et quoi qu'on puisse penser de ses ouvrages, qu'il ne faut jamais s'arrêter, que rien ne vaut, ne vit, hors de ce qui est susceptible de prolongement, de recom- mencement.

Des amis avec qui je me trouve presque toujours en accord ont condamné sévèrement les « facéties du Mouvement Dada » parce qu'elles compromet- taient l'art moderne au regard des gens graves. Sans doute il y a de la facétie, et la pire, dans le Dadaïsme. Je ne suis pas Dadaïste, on peut le croire. Pourtant, qu'on y songe : le sacrifice de Picabia ne libérerait ni Matisse, ni André Derain, ni Picasso, ni Friesz, ni Lhote, ni Van Dongen,

296

DEPUIS RENOIR APRES BERTHE MORISOT

ni Wlaminck, ni Marie Laurencin, ni personne de l'impertinence des gens résolus à se moquer.

Au contraire.

Et si, c'est une supposition qui va, d'abord, donner trop de plaisir aux méchants, si un des artistes actuels, dont les ouvrages se rencontrent le plus souvent et provoquent l'un des bons scan- dales du moment, si cet artiste était fou, indubita- blement, irrémédiablement fou * ?

S'il était fou, le critique n'aurait pas licence de l'abandonner sous le prétexte qu'il est fou. L'écri- vain d'art n'aurait pas à penser même à la folie de l'artiste.

Il l'ignorerait, pour ne reconnaître rien que ce qui peut errer de raison vivante dans l'œuvre de ce fou, écartant de l'avenir tout ce qui est malsain, c'est-à-dire faux.

Au regard du critique d'art, la folie, qu'il n'a pas à juger en soi, n'est qu'un instant du désordre ; elle n'en est pas immanquablement le pire.

* Ail début fie la guerre, les ânes assermentés, plus un hardi poète d'avant-garde, ont eu de la gaieté, malgré nos grandes douleurs, parce que Henri-Matisso venait d'être impitoyablement réformé pour myopie.

Quelles misérables calembredaines n'écrivit-on pas sur les yeux anormaux de Cézanne !

FIN

207

p*

TABLE

Pages.

Vingtième siècle 9

HIER DANS AUJOURD'HUI

I

Maurice Denis 21

Félix Vallotton 24

Albert Marquet 28

Georges Rouault ' 3o

II

Témoignage 33

Un humoriste 37

Charles Guérin l\Q

Et puis, voici des fleurs 42

Ile de France 43

299

L ART VIVANT

A LA DÉCOUVERTE DES VOIES CLASSIQUES

I

Jules Flandrin 47

Le Voyage en Italie 52

Othon Friesz * 55

Raoul Dufy 63

LE RÉGULATEUR

André Derain 75

ART ET CRITIQUE

André Lhoto 8.j

Totalisme 89

Le Pont de Chatou ()3

Le Matelot et les Sirènes 98

CUBISME

I

Cubisme 109

Origines et Intentions 112

II

Georges Braque 121

Fernand Léger 128

Jean Metzinger 1 33

Juan Gris 139

Albert Gleizes 142

300

TABLE

Henry Ilayden, Jacques Villon, Ferat, Severini, Irène Lagut, Marie Blanchard, Laurens, et le

cas de M. Rivera i^g

Cubisme et Camouflage 169

L'Art en deuil 1 63

L'ANIMATEUR

Picasso 1 6g

Max Jacob 17^

DES PEINTRES DE LA GUERRE

Des Peintres de la Guerre 17g

Dunoyer de Segonzac 186

R. F. N. de la Fresnaye igo

Boussingault, Valdo Barbey, Galtier-Boissière . 197

Mondzain 301

VIE NOUVELLE

Vie nouvelle 2o5

Maurice Asselin 20G

De Georgin à Cézanne 2 1 'i

Peindre, Écrire 210

Le long des môles et des quais 318

L'Univers de Cézanne 220

La Conscience et la Flamme 223

Peindre, se taire 228

« Jeune peinture française » aSo

Une cellule du tragique moderne 2S3

301

L ART VIVANT

Orient, Occident 233

Nécessité de l'Abondance 235

Critiques 238

Une pierre manquera a^i

LE NATURALISME ORGANISÉ

Le naturalisme organisé 2^9

Exigences particulières de la peinture 203

La passion reine et servante de la raison 269

DEPUIS RENOIR APRÈS BERTIIE MORISOT

Depuis Renoir après Berthe Morisot 278

Dada 294

302

TABLE DES ILLUSTRATIONS

Hekhi-Matisse : Nature morte , jrontispice

Raoul Dufy : Les Courses 65

André Derain : Paysage 8i

André Lhote : Escale 87

Wlaminck : Banlieue 97

Van Doxgen : Portrait io3

Fernand Léger : Composition (dessin) 139

Pablo Picasso : Nature morte 171

Luc-Albert Moreau : La Conquête de l'Air i83

Maurice Asselin : Le Wagon 209

KiSLiNG : Nature morte a63

Marie Laurencix : La Belle 280

BlglfDTHECA )

ACHEVE D I M I' R 1 M E R ,

LE TUENTE-UN JUILLET MCMNX, PAR F. PAILLART, A ABBEVILLE, POUR LES ÉDITIONS G. CRKS ET C'*.

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