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HISTOIRE

DU

COMMERCE DE BORDEAUX

DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'A NOS JOURS

Cet ouvrage est tiré à cinq cents exemplaires, tous numérotés et signés par Fauteur.

Tout exemplaire non numéroté et signé sera réputé contrefait.

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Théophile MALVEZIN

HISTOIRE

DU

COMMERCE DE BORDEAUX

DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'A NOS JOURS

« L'histoire du commerce est l'hist'.i la communication des Peuples. » Montesquieu. (Esprit des L'as.)

Utriusque n

PREMIER VOLUME

DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'AU MILIEU DU XV* SIÈCLE

BORDEAUX IMPRIMERIE NOUVELLE A. BELLDEB kt <>\ ÉDITEI RS

Imprimeurs de la Chambre de Conimer m

l6, RUE CABIROL. ET RUE PORTE-DIJEAUX. 41

1892

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.4 Monsieur Ad fini Bayssellance,

Officier de la Légion d'Honneur, Maire de Bordeaux;

A Monsieur Henri Brunet,

Chevalier de la Légion d'Honneur, P le la Chambre de C< nei

.1 Messieurs les Membres du Conseil Municipal. Et à Messieurs les Membres de la Chambre de Commerce.

Messieurs,

C'est grâce à votre bienveillant concours que je puis offrir au public mon travail sur l'Histoire du Commerce de noire ville; et je remplis un devoir en venant vous en témoigner ma reconna issance .

Vous avez bien voulu m'accorder, d'abord un encouragement de 4,000 francs ; et, plus tard, pour les frais d'impression, une subvention de 6,200 francs, sommes fournies un tiers par la Ville et les deux tiers par la Chambre de Commerce.

Je désire vivement que mon œuvre soit jugée digne de ces sacrifices. Je me suis efforcé de les mériter par l'étendue de mes recherches, puisées aux sources vives de l'histoire, et surtout dans les documents précieux que renferment nos Archives départementales et municipales.

Je ne méconnais point les imperfections qui i>curcnl exister dans un ouvrage aussi considérable, les controverses auxquelles pourront donner lieu quelques-uns des faits ou quelques-unes des opinions que j'énonce; mais j'ai la confiance que Vensemble du tableau que je présente au public offre une image fidèle de notre commerce pendant près de vingt siècles, et qu'il ne se, -a pas sans intérêt pour nos concitoyens.

Daignez agréer, Messieurs, l'expression de mon profond respect.

Théophile MALVEZIN.

Bordeaux, le 15 avril 1892.

AVA NT-PROPOS

Je me propose d'écrire l'Histoire du Commerce de Bordeaux.

Ce sujet par lui-même offre une vaste étendue, et si l'on a pu dire avec raison que l'histoire d'un grain de blé c'est l'histoire du monde, on pourrait à plus juste droit encore appliquer cette parole à l'histoire du commerce.

Le commerce est en effet la condition nécessaire de l'existence de l'homme. « Ce qui a donné naissance à la société, dit » Platon, c'est l'impuissance nous sommes de nous suffire » à nous-mêmes, et le besoin que nous avons d'une foui'1 de » choses. Ainsi, le besoin ayant engagé l'homme à se joindre » à un autre homme, la société fut établie dans un but d'assis- » tance mutuelle. »

L'échange, c'est-à-dire le commerce, se trouve contemporain de l'origine même de la vie sociale; il apparaît dès le premier âge de l'humanité. A mesure que les familles primitives se groupent, que les tribus se forment et ébauchent leurs premièn ss relations, que les désirs et les besoins de l'homme se multiplient, les échanges portent sur de nouveaux et plus nombreux objHs, et s'étendent à des populations de plus en plus éloignées.

Alors on voit le colporteur commencer ses voyages, la balle sur le dos. Bientôt il charge ses marchandises sur des bêtes de somme, quand il ne peut pas les mettre dans des bateaux, el descendre avec sa barque le cours des rivières, ces chemins qui marchent, comme a si bien dit Pascal ; plus tard, Les caravanes se forment pour amoindrir les dangers des routes déterre; les bateliers aussi voyagent de conserve; 1<' marin commence à diriger sa barque sur la mer elle-même, el timide- ment s'avance en longeant le rivage.

Mais l'homme éprouve le besoin d'améliorer san^ cesse les conditions de son existence. C'est par l'échange, c'est-à-dire par le commerce, qu'il y arrive, qu'il se procure les ol>,i^,s qui

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lui manquent, et qu'il utilise ceux qu'il a en excès. Les produits du sol et ceux de l'industrie naissante ne tardent pas à être distribués par le commerce à des peuplades, à des nations qui naguère ne se connaissaient pas encore. C'est ainsi que le commerce précède et détermine les progrès de la civilisation. Le colporteur, le batelier, la caravane ne suffisent plus aux besoins qui se multiplient. Les routes sont mieux connues et rendues plus accessibles et plus sûres; le voyageur s'enhardit et cherche au loin des ressources nouvelles. Armé de la bous- sole, lisant sa route par le soleil et les étoiles, il s'élance des eaux bleues de la Méditerranée dans les flots tumultueux de l'Océan sans rivages, et le cœur gonflé de courage et d'espoir, dirigeant hardiment sa voile vers l'horizon immense et mystérieux, il vogue à la conquête des mondes nouveaux.

Quand on embrasse d'un large coup d'oeil l'ensemble du tableau que nous offre la marche de l'humanité vers l'amélio- ration des conditions matérielles et morales de la civilisation, on éprouve un sentiment d'admiration et de légitime orgueil, et on ne tarde pas à apprécier combien, clans l'effort général, se révèle, avec toute sa puissance, l'action bienfaisante du commerce.

C'est le commerce qui a fait faire à l'agriculture, à l'in- dustrie, aux sciences, les progrès les plus éclatants. C'est lui qui provoque les plus merveilleuses découvertes et qui sait utiliser les produits qu'elles créent ou qu'elles multiplient. C'est lui qui a successivement découvert et exploré toutes les parties du globe terrestre, et qui le parcourt aujourd'hui en tous sens, transportant et distribuant les richesses de l'univers. C'est lui qui, pour faciliter ses opérations, a créé ces puissants instruments qui s'appellent la monnaie, la banque, la lettre de change, le crédit, l'association. C'est avec les richesses créées par le commerce que le génie de l'homme a rapproché les peuples divers, construit les routes et les ponts, nivelé les chemins pour y poser les rails, percé les montagnes, creusé les canaux et réuni les océans; qu'il a dompté la vapeur, la lumière et l'électricité. Le commerce, impatient des barrières naturelles et artificielles qui séparent les peuples, ne demande pour épancher ses bienfaits que la certitude de la sécurité, de la paix et de la liberté.

Mais, si ce sont les magnifiques lignes d'ensemble que

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nous offre l'histoire du commerce; si, à la distance nous sommes placés des événements du passé, les détails s'amoin- drissent ; si les dissonances s'estompent ou s'effacent pour ne nous laisser percevoir que l'aspect général et le résultat du travail des siècles, que la route parcourue vers le progrès, ce n'est pas que la marche en avant se soit accomplie sans luttes et sans douleurs.

Malgré les erreurs et les souffrances de l'âpre chemin, malgré les arrêts et même les retours en arrière, l'humanité ne roule pas sans trêve et sans résultat le rocher fatal du Sisyphe antique, le voyageur aux pieds souvent meurtris et sanglants continue à travers les siècles une marche incessante qui a toujours pour résultat une nouvelle étape franchie vers la destinée meilleure qui lui est marquée et qu'il poursuit.

Nous aurons souvent l'occasion, dans l'histoire du commerce de Bordeaux, de signaler ces vicissitudes. Nous y trouverons le reflet de ce monde antique, grec et romain, dédaigneux du travail et du commerce, ne vivant que par la guerre et par l'esclavage. Nous verrons les désordres et les barbaries de l'époque féodale : l'action civilisatrice du commerce en butte aux brigandages sur terre et aux pirateries sur mer; les marchands dépouillés et tués; les navigateurs attirés sur les côtes par des feux trompeurs et les naufragés pillés et massacrés.

Plus tard, au servage féodal nous verrons succéder l'escla- vage colonial ; les atrocités et les guerres occasionnées par la soif du gain et par les rivalités commerciales; la destruction des hommes et des richesses; les restrictions de commerce, les prohibitions, les monopoles, avec leur triste cortège de désespoirs, de misères et de famines.

Le cadre du tableau que je vais présenter à mes lecteurs est peut-être trop vaste et trop large; mais il ne m'a pas été possible de faire autrement.

S'il est vrai que je n'ai entrepris que de donner une esquisse de l'histoire du commerce de Bordeaux et non de retracer celle du commerce de l'univers, ou du commerce de la France, sujets qui ont fait l'objet de travaux importants, il n'en est pas moins vrai que l'histoire du commerce de la ville de Bordeaux se rattache d'une manière intime à ces histoires plus gêné-

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raies ; et que, clans un cadre plus étroit, elle en reproduit les lignes principales, et en retrace les vicissitudes. Elle ne peut se comprendre isolée et séparée, pas plus que l'histoire du commerce elle-même, page importante, quoique trop souvent négligée par les historiens, de l'histoire générale, ne peut s'expliquer et se comprendre sans celle-ci.

Elle s'y rattache et en dépend de la manière la plus absolue. Les relations internationales pendant la paix, les changements dans les traités de commerce et les tarifs douaniers; les modifications apportées par la guerre soit entre les belligérants soit avec les neutres; les mouvements politiques intérieurs; les impôts, l'état de l'agriculture et de l'industrie, les progrès des sciences, l'ouverture de nouvelles voies de communication, amènent, non seulement dans le commerce du monde ou d'une nation, mais encore dans la situation spéciale de chaque place de commerce, des variations considérables.

La fonction propre du commerce, c'est le transport, l'échange, la distribution des produits de l'agriculture et de ceux de l'industrie ; il faut donc tenir compte, non seulement des événements politiques qui viennent apporter des modifications à ces opérations, mais aussi des faits qui se rapportent aux marchandises qui font l'objet du commerce.

Ainsi, pour l'histoire générale, l'époque que nous consi- dérons comme celle des origines du commerce bordelais subit l'influence de la domination romaine et de la féodalité. Les trois cents ans de la période anglaise, la réunion de l'Aquitaine à la France, l'ouverture des temps modernes et l'influence de la royauté, les guerres avec l'Angleterre, avec la Hollande, avec l'Espagne, l'Italie et l'Empire, ont eu pour le port de Bordeaux des conséquences commerciales considérables ; de même que l'apparition sur les marchés de l'Europe des marchandises coloniales, du café, du sucre, du cacao, du thé, de l'indigo.

L'esquisse que je présente offrira donc comme une image amoindrie sur certains points du commerce général de la France. C'est à l'écrivain, tout en retraçant les lignes princi- pales, à ne leur donner que le développement nécessaire ; c'est au lecteur à apprécier si des développements trop prolixes ou une sobriété trop concise ne viennent pas nuire parfois à l'ordre et à la clarté du récit.

Pour faciliter la lecture de ce travail, je crois utile d'indiquer

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le plan que j'ai suivi dans mon étude, ainsi que les principaux documents dont je me suis servi.

« L'histoire du commerce, a dit Montesquieu, est l'histoire » de la communication des peuples. » C'est sur l'application de cette formule, choisie par moi comme épigraphe, que j'ai tracé la division de mon sujet. Les relations commerciales des peuples entre eux embrassent trois grandes époques et peuvent se classer sous trois mots dont chacun résume une de ces époques, et dont la succession montre le progrès accompli. Ces trois époques sont celles de la navigation : cabotage, long cours, vapeur et électricité.

A la première époque, sur laquelle nous possédons quelques documents généraux, le commerce maritime, qui paraît avoir pris naissance dans les contrées qui joignent l'Asie et l'Afrique, communiquant avec l'Inde par la mer Rouge, comme le com- merce de terre par les caravanes, se développe graduellement d'abord sur les côtes orientales de la Méditerranée, et s'avance ensuite peu à peu vers l'Occident, en suivant la marche du soleil, et reliant entre eux les rivages de cette mer à peu près seule pratiquée par les peuples de l'antiquité grecque et romaine. C'est la Méditerranée qui est le siège du commerce de Rome. Au centre se trouve la grande ville, urbs, la capitale de l'Empire et du monde connu, le grand marché de l'univers.

Déjà, dans cette première période des origines commerciales de Bordeaux, cette ville est signalée depuis César comme ville de commerce ; mais sa situation, ses institutions, ses relations, auront une influence qui se perpétuera longtemps; et ce serait vouloir ne pas comprendre l'histoire du moyen âge et celle des époques modernes, que d'ignorer celle de la Gaule romaine.

Depuis l'époque j'écrivais ces lignes, M. Pigeonneau a exprimé les mêmes idées ; et, comme nous, il a étudié les origines: « J'ai cru devoir remonter aux origines... Tout se » tient dans l'histoire, et le moyen âge resterait un livre fermé •» pour ceux qui ignoreraient le monde antique (1).»

C'est également dans cette période des origines que nous avons placé l'histoire du commerce bordelais au moyen âge, période qui s'ouvre au moment s'écroule l'Empire romain

(1) Paris, -1887, Hist. du Commerce de la France, t. I.

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et commencent les invasions des barbares. Pendant de longs siècles, nous ne trouverons guère de prospérité pour le commerce que sous la domination puissante, mais de trop courte durée, de l'empereur Charlemagne.

La naissance historique du commerce bordelais ne peut être signalée que lorsque les ducs héréditaires d'Aquitaine sont devenus, par le mariage d'Éléonore, ces Plantagenets qui allaient devenir aussi rois d'Angleterre. Nous pouvons suivre clairement le développement de ce commerce pendant les trois siècles qu'a duré cette domination dans nos contrées. Nous voyons alors se constituer et grandir les relations commerciales par l'Océan avec les côtes d'Espagne et de Portugal ; avec les provinces anglaises à cette époque, comme la Saintonge, l'Anjou, le Poitou, la Normandie ; avec la Bretagne, la Picardie, la Flandre, la Hollande, les villes hanséatiques ; avec l'Angle- terre, l'Irlande et l'Ecosse.

A partir de la réunion de la Guienne à la France, et malgré les nombreuses fluctuations qu'ont occasionnées les événements politiques, la rupture d'anciennes relations ou les obstacles qu'elles rencontrent, les difficultés qu'éprouvent les relations nouvelles, le commerce continue à se développer et à grandir ; mais il offre toujours le même caractère général, et même lorsqu'il relie entre elles les places commerçantes de l'Océan et celles de la mer du Nord et de la Méditerranée, ce n'est encore que le commerce du vieux monde, que le cabotage.

La découverte de l'Amérique, de ce nouveau continent placé au milieu des mers comme le contrepoids de l'ancien, change les conditions de la navigation et fournit en abondance au transport et à l'échange des produits jusque-là rares et peu employés et des marchandises nouvelles. Le coton, le sucre, le café, le cacao, l'indigo, le tabac, vont charger de nombreux navires. La construction de ceux-ci, leur conduite, la réception des marchandises dans les ports, subissent de nombreuses modifications. Une immense révolution commerciale s'est accomplie.

Cette époque de la navigation à voiles pour les lointains voyages vient à peine de s'éteindre; commencée dès la fin du xvne siècle, elle a jeté un grand éclat pour Bordeaux au xvine siècle et s'est continuée presque jusqu'à nos jours.

La période contemporaine s'ouvre par l'application de la

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vapeur et de l'électricité. Elle ,a déjà modifié profondément toutes les conditions du commerce, et éhaque jour se signale par des études et des résultats pratiques nouveaux.

Ces trois grandes époques, celle du cabotage, celle de la navigation à voiles au long cours, et celle de la vapeur et de l'électricité, ont chacune leur caractère propre et distinctif, et forment les trois grandes divisions du cadre que j'ai adopté.

Ce cadre se prête à des subdivisions naturelles.

Le cabotage comprend trois époques ou périodes : celle des origines, sur laquelle nous n'avons que des renseigne- ments généraux, et qui embrasse les temps de la Gaule indé- pendante, de la Gaule romaine et de l'Aquitaine ducale et féodale; V époque historique, qui commence avec les rois aV Angleterre ; Y époque française : c'est-à-dire la fin du xve et tout le xvie siècle jusqu'au développement des relations avec l'Amérique.

L'époque du long cours comprend le xvne, le xvme et les commencements du xixe siècle.

Enfin, l'époque moderne et actuelle.

Dans chacune de ces divisions du sujet, j'ai essayé, afin d'apporter à mon travail le plus de clarté possible, de suivre toujours le même ordre dans mon récit.

Ainsi, je me suis efforcé de classer ainsi le récit de chaque époque :

Histoire générale du commerce de Bordeaux;

Institutions auxiliaires du commerce : Monnaies, bourses, juridiction, foires, banques, courtiers, etc.;

Commerce intérieur : Agriculture, industrie, routes, rivières, péages, marchandises;

Commerce extérieur : Relations internationales, navi- gation, importations, exportations, vignes et vins.

Le lecteur qui désirerait suivre à travers les siècles, par exemple, l'histoire de la culture de la vigne et du commerce du vin de Bordeaux, trouverait à chaque époque le chapitre relatif à ce sujet spécial ; et la réunion de ces chapitres formerait un traité complet et suivi ayant son caractère distinctif à ce point qu'il pourrait être détaché de l'ouvrage et publié séparément.

On m'a demandé d'indiquer les documents dont je me suis servi pour établir mon travail.

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Pour l'époque des origines, d'ailleurs très sommaire, pour l'époque gauloise et pour l'époque romaine, j'ai étudié avec soin tous les auteurs anciens que nous pouvons considérer comme fournissant des documents à peu près contemporains. J'ai trouvé à la Bibliothèque de la Ville les œuvres de Strabon, Jules César, Pomponius Mêla, Diodore de Sicile, Pline, Ausone; et encore celles d'Hérodote, Thucydide, Aristote, Platon, Denys d'Halycarnasse, Ammien Marcellin, Justin, Salluste, Salvien, Tacite, Pline le Naturaliste, Caton, Columelle, Horace, Virgile, Lactance, Lampride; mais encore les Codes Théodosien et Justinien, les Novelles et les Itinéraires romains. Je me suis servi de tous ces ouvrages.

Je me suis servi en outre, pour l'histoire commerciale de la période dont il s'agit, et qui forme le premier volume de mon travail, des nombreux travaux des historiens modernes tels que Augustin et Amédée Thierry, Guillaume Guizot, Michelet, Martin, Duruy, qui dépeignent les institutions et l'histoire générale; des écrivains tels que d'Anville et Desjardins pour la géographie ancienne; de ceux qui ont traité du commerce des peuples dans l'antiquité : Heeren, Hermann Schérer, Huet, Gilbart, Duesberg, Levasseur, Doniol, Fustel de Coulanges, Pigeonneau et bien d'autres.

Je n'ai eu garde de négliger les travaux de nos compa- triotes, soit dans les Actes de l'Académie de Bordeaux, soit dans les manuscrits déposés à la Bibliothèque. L'abbé Bellet, l'abbé Baurein, Rabanis, Sansas, Dom Devienne, O'Reilly; le Bulletin de la Société d'Archéologie, les Revues numisma- tiques, les ouvrages d'économie politique, m'ont fourni de nombreux documents.

Pour l'époque anglaise, aussi comprise dans le premier volume, j'ai tiré peu de profit de YHistoire du Commerce publiée par Francisque Michel, que j'ai considéré comme un guide peu sûr, incomplet, fourmillant d'erreurs. J'ai préféré puiser aux sources vraies et non suspectes que m'offraient les Archives municipales, et notamment les Livres des Bouillons, des Coutumes, des Privilèges et de la Jurade, récemment publiés.

Aux Archives départementales j'ai compulsé les énormes liasses de l'Archevêché et du Chapitre Saint-André.

J'ai puisé dans les Rôles gascons, publiés par Thomas Carte;

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dans les Fœdera, publiés par Thomas Rymer; dans la collection Brequigny, dans les publications de Jules Delpit.

Pour le second volume, comprenant lexvie et le xvne siècle, les registres de plus de quarante notaires ; ceux des comptes de l'archevêché; ceux de la comptablie, ceux du Parlement rela- tifs à l'enregistrement des édits royaux; tous existant aux Archives du département ; les nombreux cartons dos Archives municipales; la correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, publiée par G. Depping; les lettres de Colbert, publiées par P. Clément; la correspondance des contrôleurs généraux, publiée par M. de Boislile. Les manuscrits de la Bibliothèque de la Ville; les registres de l'amirauté, récemment déposés aux Archives, m'ont fourni la plus grande partie des documents dont j'ai fait usage.

Quant au xvme siècle, presque tous les documents ont été puisés dans deux recueils, dans celui de l'Intendance, et dans celui de la Chambre de commerce de Guienne, tous deux existant aux Archives du département.

Pour l'époque actuelle, les publications des ministères, les délibérations de la Chambre de commerce, m'ont fourni les éléments principaux de mon travail.

Ai-je su tirer parti de ces nombreux moyens d'information? Ai-je à présenter au lecteur une œuvre bien conçue dans l'ensemble, claire et coordonnée dans les détails, intéressante à lire malgré les nombreuses imperfections qu'elle peut contenir?

C'est au lecteur à en juger.

Je me suis efforcé de faire connaître au vrai le commerce et les commerçants de Bordeaux aux diverses périodes de leur histoire; je me suis assis à leurs comptoirs; et je les ai vus vendre leurs vins, leur sel, leurs eaux-de-vie, leur pastel, leur miel, leur cire; et acheter les harengs, le bœuf salé, les draps, les toiles, les blés; et plus tard, les sucres, les cafés, l'indigo, le tabac. Je les ai vus cultiver et vendanger leurs vignes, s'approvisionner de barriques, payer leurs courtiers et leurs changeurs; faire construire leurs navires, s'associer pour la pèche de Terre-Neuve, pour la traite des nègres ou pour l'arme- ment des corsaires de guerre ; prêter ou emprunter à la grosse; acheter pour eux-mêmes des fiefs et des terres nobles, et pour leurs fils des charges au Parlement; devenir jurats, citoyens, gentilshommes titrés.

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Je suis entré dans leurs maisons; j'ai pris place à leur table; j'ai su les mets qu'ils mangeaient et j'ai pu faire le compte du boulanger, du poissonnier, du tavernier; j'ai vu comment leurs femmes et eux-mêmes étaient habillés, et j'ai pu compter à l'aune le drap, la soie, le velours de leurs vêtements, et admirer les bijoux dont ils se paraient.

Le rapport qui a été fait sur mon travail m'a adressé quelques reproches, les uns mérités, et j'y ai déféré autant qu'il m'a été possible; les autres mal fondés : j'y ai répondu, et n'y reviendrai pas.

Qu'il me soit permis de citer quelques extraits de ce rapport :

Voici ce qu'il dit sur la première partie qui va jusqu'à la fin du xviie siècle: « Rendons justice aux efforts très sérieux de l'auteur pour traiter le sujet dans toutes ses parties, à l'attention spéciale, et le plus souvent heureuse, qu'il a consa- crée à la production vinicole; à l'utilité qu'il a su tirer des recueils de textes publiés de nos jours; à l'ample moisson qu'il a amassée, pour le xvie siècle surtout, dans les manuscrits de nos Archives départementales. Félicitons-le d'avoir fait un usage profitable des comptes de l'Archevêché, des registres de la comptablie, des papiers des notaires ; et signalons entre autres les indications précieuses qu'il y a trouvées pour la culture de la vigne, les transports commerciaux, les noms des négociants bordelais. Reconnaissons enfin, bien qu'il dépasse plus d'une fois les limites de Bordeaux, les soins qu'il a mis à l'examen délicat des objets monétaires, et à la puissance comparée des instruments d'échange.

» La seconde et dernière partie que nous distinguons dans le Mémoire (xvnr3 et xixe siècles) sollicite toujours l'attention et captive l'intérêt. La rapidité du récit, le choix des renseigne- ments, sans compter une meilleure disposition matérielle du manuscrit, ont facilité notre examen. Le jury est heureux de reconnaître l'originalité des recherches, ainsi que l'étude directe et approfondie du commerce bordelais, de ses agents, de ses instruments, de ses objets.

» A l'aide des documents de l'ancienne et de la nouvelle Chambre de commerce, l'auteur a mis en lumière les indications abondantes que ces documents renferment, et le rôle efficace que la Chambre de commerce a rempli. S'il a fait une part très large à l'examen des théories économiques, c'est que le

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commerce bordelais revendique à bon droit l'honneur d'avoir travaillé à la propagation de ces doctrines et le mérite d'en avoir pris la défense.

» Le sujet est étudié jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la fin de l'année 1886. Nous exprimons toutefois un regret: c'est que l'auteur, sans doute pressé par le temps, n'ait pas rappelé, par une mention spéciale, les pays principaux avec lesquels Bordeaux entretient aujourd'hui des relations ; c'est qu'il n'ait pas exposé avec une plus complète évidence les développements actuels du commerce bordelais dans l'Amérique du Sud et les régions sénégaliennes. Nous aurions voulu à ce sujet plus de détails et plus de chiffres. Ce sont des lacunes qu'il importe de combler, car, pour notre siècle, le Mémoire est digne plus d'une fois de servir de source aux historiens futurs. »

Depuis l'époque de ce rapport, j'ai refondu mon premier travail, profitant des critiques qui m'ont été faites, et y faisant droit dans la mesure qui m'a paru légitime. Je me suis efforcé d'obéir au précepte de La Bruyère et d'échapper au pédantisme de ne vouloir être ni conseillé, ni critiqué sur mon ouvrage. Il faut, dit-il, qu'un auteur reçoive avec une égale modestie les éloges et les critiques.

J'ai aussi eu l'occasion de consulter de nouveaux écrivains, notamment M. Pigeonneau, dans son Histoire du Commerce français, et d'étudier de nouveaux documents, parmi lesquels les plus importants se trouvent dans le dépôt, récemment fait aux Archives départementales, des registres de l'Amirauté.

Je désire vivement que l'ouvrage que j'offre à la Ville, à la Chambre de commerce et au public, puisse leur donner satisfaction.

Il me reste à remercier les personnes qui ont bien voulu m'aider dans mon travail de recherches : MM. Goujet, Brutails, Ducaunnès-Duval et Roborel de Climens, aux Archives dépar- tementales; M. Gaullieur, aux Archives de la Ville ; M. Céleste et M. Boucherie, à la Bibliothèque municipale; M. Durand, à celle de la Chambre de commerce.

Première Époque. LE CABOTAGE

LIVRE PREMIER

Première Période. LES ORIGINES

Première Époque. - LE CABOTAGE

LIVRE PREMIER

Première Période. LES ORIGINES

CHAPITRE Ier.

L'Aquitaine avant la conquête romaine.

Art. 1er.

Description générale du pays.

Art. 2.

L'Aquitaine avant l'arrivée des Romains.

Art. 3.

Rurdigala et les Bituriges Iosques.

CHAPITRE II.

Époque romaine.

Art. 1er.

Bordeaux au ive siècle. Aspect général de la cité.

Art. 2.

Les monnaies.

Art. -3.

Institutions auxiliaires du commerce.

Art. 4.

Commerce du bassin de la Garonne.

Art. o.

De la vigne et du vin.

CHAPITRE III.

Le commerce de Bordeaux, de la chute de l'Empire

AU XIIe SIÈCLE.

Art. 1er.

Le commerce jusqu'à Charlemagne.

Art. 2.

Administration de Charlemagne et de ses successeurs.

Art. 3.

Tableau du commerce de Bordeaux, du xe au xne

siècle.

Art. 4.

Monnaies.

Voir la table-sommaire à la fin du volume.

PREMIÈRE ÉPOQUE

LE CABOTAGE

PREMIÈRE PÉRIODE

LES ORIGINES

CHAPITRE PREMIER L'Aquitaine avant la conquête romaine.

Article premier. Description générale du pays.

Si nous nous plaçons à vol d'oiseau au-dessus de la chaîne de montagnes des Cévennes, entre Toulouse et Carcassonne, de cette ligne de faîte qui partage les eaux, nous apercevons au levant et au sud les bassins jumeaux de l'Aude et de l'Hérault, inclinés vers la Méditerranée, tandis que s'étend à l'ouest et au nord le bassin beaucoup plus considérable de la Garonne, arrosé par un grand nombre d'affluents de ce fleuve, et portant à l'Océan l'ensemble de leurs eaux.

Ce vaste bassin de la Garonne, auquel on peut joindre ceux de l'Adour et de la Leyre, forme un ensemble de territoire se rapportant à la même formation géologique, celle de l'époque tertiaire. Cette contrée, dont les limites sont nettement tracées entre les deux mers, et entre les massifs montagneux des Pyrénées au midi, des Cévennes, de l'Auvergne et de la Sain- tonge à l'est et au nord, semble, par la conformation même de son sol, avoir dû, à l'époque les agglomérations humaines n'avaient pas encore pris les proportions considérables qu'elles affectent de nos jours, être destinée à constituer un Etat indépendant. Elle est séparée, par le bassin de la Loire, de la Bretagne et de la France ancienne. Mais celle-ci, comprise entre le Rhin et la Loire, a toujours cherché à conquérir ces pays au sud de la Loire, et, pour satisfaire autant à

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ses nécessités commerciales qu'à des besoins stratégiques, à s'assimiler ces belles contrées du Midi, riches en produits, qui la complètent et lui servent de barrière défensive par les deux mers et par les Pyrénées et les Alpes.

De l'explication d'une lutte qui a duré près de quinze siècles avant la formation de la magnifique unité de la France, et qui s'est manifestée sous les formes les plus diverses, depuis la guerre sur les champs de bataille jusqu'à celle suscitée par les lois de douanes dans les Parlements.

Ce sont les produits du bassin de la Garonne, qui, descendant avec le fleuve, se centralisent à Bordeaux, leur port de mer, et de sont distribués dans les divers ports maritimes, princi- palement dans ceux de l'Océan.

Le sol végétal présente dans sa formation, et par suite dans son aptitude agricole, les contrastes les plus frappants. Tandis que les grandes vallées de la Garonne et de ses affluents, le Tarn, le Lot, la Dordogne, offrent l'aspect d'une admirable fécondité; que les coteaux qui les bordent sont couverts de vignes ; que les plateaux eux-mêmes sont en cultures diverses ou boisés, une zone considérable, celle du littoral de l'Océan, la région des landes, offre un caractère tout différent. Au lieu des gras pâturages, des champs fertiles, des riches vignobles, des bois magnifiques tels que ceux qui garnissent les contreforts des Pyrénées, on ne trouve plus qu'une plaine immense et sans variation de niveau, formée de sables et de graviers. Le regard s'étend jusqu'à l'horizon sans fin sur la bruyère aride, et ne peut s'arrêter, de loin en loin, que sur quelques maigres bouquets de pins rabougris à la triste verdure.

Les eaux, plus encore que le sol, s'opposent à la culture. Arrêtées à peu de distance de la surface par un sous-sol imperméable, ne trouvant qu'un écoulement lent et difficile sur cette immense surface dont la pente est insensible, elles s'arrêtent avant d'arriver à l'Océan devant la chaîne des dunes, et forment à leur pied une longue suite d'étangs insalubres, parallèles au rivage.

La pente insensible du sol des landes Rabaissant à l'ouest rencontre la ligne d'eau de l'Océan et se prolonge au-dessous, formant une sorte de terrasse se rétrécissant au nord, vis-à-vis Cordouan, un peu moins au sud. et atteignant 160 kilomètres dans sa plus grande largeur

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Le tableau n'a pas changé depuis des siècles; et tout le long de ce rivage désert la mer mugissante brise souvent la barque du marin qui cherche à aborder.

Et cependant, sur ces bords désolés de l'Océan, l'homme paraît avoir existé dès l'époque la plus reculée, et on a retrouvé de nombreux vestiges de sa présence dans nos contrées. Cette longue ligne de côtes inabordables était, dès cette époque, considérée comme une défense favorable qui mettait les habitants à l'abri d'une attaque venue par mer. Sur le rivage, depuis Arcachon jusqu a la pointe du Gurp au nord-ouest du Médoc; sur les rives du bassin d'Arcachon, et sur celles des étangs du littoral, qui communiquaient probablement alors, comme Arcachon, avec la mer, à la Canau, à Hourtin ; sur le versant de la Gironde, le long des petits golfes qui dentelaient la rive gauche du fleuve et entraient dans les terres, à Saint- Germain, à Vertheuil, à Saint-Estèphe, à Pauillac, à Saint- Julien, à Bordeaux même, les archéologues ont découvert les documents de l'existence de l'homme préhistorique, habitant des cavernes ou des palafittes. Une population palustre, signalée en 1867 par M. Delfortrie, existait à Bordeaux, probablement dans le marais ou étang que formait la rencontre des ruisseaux de la Devèze et du Peugue à leur embouchure dans la Garonne.

L'homme existait dans le Bordelais, dans divers lieux du bassin de la Garonne, aux Pyrénées, en Périgord et dans d'autres contrées voisines, comme en Espagne, en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Danemark, et plus loin en Afrique et en Amérique. Partout il a laissé des traces de son industrie et de son commerce : des haches, des flèches, des couteaux en pierre polie, en corne de cerf et en os d'animaux; déjà de véritables ateliers de fabrication existaient. Déjà des étangs du littoral, de Bordeaux, de la Charente, du Périgord, de l'Ariège, du Langue- doc, où grand nombre de ces ateliers ont été signalés, les armes et les ustensiles se répandaient dans un rayon qui s'étendait progressivement, et devenaient l'objet d'échanges. Déjà naissait un grossier rudiment du commerce. Suivant M. de Nadaillac et les écrivains qui ont étudié ces époques préhistoriques, on peut être certain qu'un véritable mouvement commercial se dessinait entre diverses parties de la Gaule; des haches fabriquées avec des matériaux étrangers aux localités dans

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lesquelles elles ont été trouvées; des amas de coquillages de l'Océan et de la Méditerranée et paraissant avoir servi de monnaie primitive, sont les traces et les indices de ce com- merce (1). Ces premières manifestations ne sauraient avoir d'histoire.

Il n'entre pas dans notre sujet de rechercher à quelle race appartenaient ces premiers habitants de notre sol, ni à quel degré de civilisation ils étaient arrivés. Ce n'est qu'à une époque plus rapprochée de nous, que nous pouvons constater dans la contrée l'existence d'une race d'hommes bien caracté- risée, celle des Ibères.

Les historiens racontent que les Ibères, originaires de l'Asie, auraient, à une époque qu'il est impossible de déterminer, traversé l'Afrique de l'est à l'ouest, franchi le détroit, et se seraient répandus en Espagne, en Gaule et dans le nord de l'Italie. Ils se seraient avancés jusqu'à la Loire, et auraient plus tard été repoussés jusqu'au midi de la Garonne par les invasions des Celtes et plus tard encore par celles des Kymris. Ceux-ci, venus aussi de l'Asie, après avoir parcouru le nord de l'Europe, avaient poursuivi leur route de l'est à l'ouest par la Germanie, longé l'Océan brumeux, et franchi le Rhin près de son embouchure, pour se répandre en Gaule le long des côtes de la mer, chassant devant eux les Ibères depuis la Loire jusque derrière la Garonne.

Ces Ibères, venus de si loin, avaient-ils détruit la population qui occupait le sol avant leur invasion et anéanti toute trace de son existence, ou s'étaient-ils mêlés et fondus avec elle? Nous n'en savons absolument rien; nous savons seulement que dès que s'ouvre l'histoire, nous trouvons les Ibères occupant le pays, et que c'est encore leur race qui l'habite.

L'occupaient-ils au moment les Phéniciens apparurent sur les rives de la Garonne, vers l'année 1100 avant Jésus- Christ, non en conquérants, mais en commerçants?

Tyr, la plus ancienne cité de commerce, envoyait ses hardis navigateurs explorer les contrées lointaines. Ils avaient établi des comptoirs sur tout le littoral de la Méditerranée; et, suivant la route du soleil, de l'est à l'ouest, colonisé le sud de

(1) De Nadaillac. Les premiers hommes et les temps préhistoriques.

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la Gaule et la côte orientale de l'Espagne. Pour leurs relations commerciales, ils avaient construit une route qui traversait le midi de la Gaule, reliant l'Espagne à l'Italie. Ils étaient entrés dans le bassin de la Garonne par la voie de terre et par la voie de mer. Remontant l'Aude, et franchissant le col, ils avaient descendu la Garonne jusqu'à l'Océan, et s'étaient avancés au midi jusqu'aux mines des Pyrénées. Plus tard, suivant les côtes d'Espagne, ils avaient dépassé les anciennes colonnes posées au détroit par l'Hercule phénicien, le génie de Tyr déifié, et faisant le tour du golfe Tarbellique, ils entraient dans l'embouchure de la Gironde; de là, continuant leur route par l'Océan, ils allaient chercher l'étain aux îles Cassitérides, et l'ambre sur les côtes de la mer du Nord.

Les Tyriens ne paraissent pas avoir établi de colonies sur les bords de l'Océan, comme ils avaient fait sur ceux de la Méditerranée; ils avaient fondé Utique en Afrique, et Gadès, aujourd'hui Cadix, en Espagne.

Ils nommèrent Armorique, pays maritime, cette vaste contrée baignée par la mer, à l'extrémité du inonde connu, et qui comprenait les côtes de la Gaule, depuis les Pyrénées jusqu'à l'extrémité nord de la Bretagne. Ils divisèrent l'Armo- rique en nomes ou divisions analogues à celles de l'Egypte, selon ce qu'indique Scaliger.

Nous ne connaissons pas de documents authentiques sur les relations commerciales des Phéniciens avec les habitants des bords de la Garonne. Nous ne pouvons les apprécier que par analogie avec celles qu'ils avaient établies, au dire des historiens, avec les contrées du midi de la Gaule et de l'Espagne.

Ils apportaient les articles d'échange, produits de leurs fabriques : du verre et des poteries, des étoffes teintes et des tissus de laine, des métaux travaillés et surtout des armes. Ils achetaient la résine, utile aux navigateurs; les pelleteries, alors abondantes; les jambons, que produisaient les nombreux troupeaux de porcs errants dans les bois; ils recueillaient les paillettes d'or roulées par les rivières, ils fouillaient les mines d'argent et de plomb des Pyrénées, les mines de fer du Périgord; ils enseignaient l'agriculture et les arts utiles (1).

Les Phéniciens cachaient avec un soin jaloux la route qu'ils

(1) Heeren. Idées sur le Commerce des principaux peuples de l'antiquité.

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suivaient sur l'Océan ; aussi, après la décadence de Tyr et la dispersion de la ligue phénicienne, il fallut la retrouver.

Carthage, la plus illustre et la plus importante des colonies de Tyr, devait lui succéder. Placée en Afrique sur la Médi- terranée, à l'occident du monde antique, c'était le port maritime le plus rapproché de l'Océan. Elle avait établi ses comptoirs, comme Tyr, sur les côtes méditerranéennes de la Gaule et de l'Espagne. Ses navires n'abaissèrent point leur voile devant ces deux colonnes de cuivre, qui frappèrent si longtemps d'étonnement les navigateurs de la Méditerranée, et que le roi de Tyr, Hiram, contemporain et allié du roi juif Salomon, avait élevées à Gadès en l'honneur du dieu Baal- Hammon, le Seigneur très ardent, le Soleil, que les Grecs ont identifié avec Hercule.

Vers l'an 360 avant Jésus-Christ, pendant que le Carthaginois Hannon, franchissant le détroit, se dirigeait au sud, longeait la côte occidentale d'Afrique en recherchant les anciennes colonies ou comptoirs des Phéniciens, et poussait son voyage jusqu'au Sénégal; son compatriote Himilcon, remontant au nord, explorait les rives espagnoles et gauloises de l'Océan pour retrouver la route maritime qu'avaient autrefois suivie les Phéniciens, pour arriver comme eux aux îles Cassitérides et se procurer l'étain et l'ambre.

Les deux Carthaginois réussirent dans leurs recherches.

Le secret des vieux Phéniciens avait été bien gardé, car avant la réussite des Carthaginois, nul ne savait d'où venaient l'ambre et l'étain.

Au ve siècle avant Jésus-Christ, Hérodote, le père de l'histoire, disait que personne ne savait si l'Europe à l'occident était limitée par la mer. Il parle vaguement d'un fleuve, « se » dirigeant vers la mer du Nord, et dont on dit que nous vient » l'ambre » ; mais, ajoute-t-il, « quant aux extrémités de » l'Europe à l'occident, je ne puis rien dire de certain. » « Je » ne connais pas non plus, dit-il ailleurs, les îles Cassitérides, » d'où l'on nous apporte l'étain. Ce qu'il y a de certain, c'est » que l'étain et l'ambre nous viennent de cette partie du » monde (1). »

(1) Hérodote. D. Hoffman. Hist. du Commerce, de la Géogr. et de la Navig.; trad. par J. Duesberg. Paris, 1849, p. 79 et ss.

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Nous pensons que les relations commerciales entre les riverains de la Garonne et les Carthaginois, si elles existèrent, durent être analogues à celles que, d'après quelques historiens, nous avons indiquées entre les premiers et les Phéniciens; toutefois nous n'estimons pas qu'on puisse leur attribuer une grande importance. La route de mer était longue, difficile et probablement très peu fréquentée. Quant à la route de terre, pour aller de l'Océan à la Méditerranée, elle était, outre sa longueur et ses difficultés, très dangereuse, à une époque tout étranger était un ennemi, et toute marchandise un butin désirable.

Après la destruction de Carthage par les Romains, des colonies grecques vinrent s'établir sur les côtes méridionales de la Gaule. Elles venaient des îles de l'Asie mineure, colonies elles-mêmes de la grande Grèce. Les trois fédérations des Éoliens, des Doriens, des Ioniens, eurent chacune leurs établis- sements et leurs comptoirs.

Marseille fut fondée par les Phocéens de la ligue ionienne.

Les Doriens vinrent s'établir dans le midi de la Gaule et sur les bords de l'Océan. Ammien Marcellin rapporte cette tradi- tion. Justin ajoute que les Grecs apprirent aux Gaulois des provinces méridionales à cultiver les champs, à planter l'olivier, à tailler la vigne, à entourer leurs villes de murailles, à terminer leurs différends par la voie de la justice. Il dit qu'ils communi- quèrent si bien à ces Gaulois les bienfaits de la civilisation dont ils jouissaient eux-mêmes, qu'on eût dit que ce n'était pas la Grèce qui s'était établie dans cette partie des Gaules, mais plutôt que cette partie des Gaules pouvait être considérée comme la Grèce elle-même (1).

Les relations des Doriens avec les peuples indigènes étaient devenues si étroites que plusieurs écrivains anciens donnaient à ces peuples le nom de Doriens. Suivant saint Jérôme, les Aquitains se prétendaient originaires de la Grèce (2).

Ils s'étaient promptement familiarisés avec la langue grecque qui était devenue la langue usuelle de l'administration et des affaires. Le langage populaire lui-même lui avait fait de nombreux emprunts qu'il avait mélangés à l'idiome ibérique,

(1) Justin, lib. XLIII, cap. iv.

(2) Prolog, in lib. II, Comment, in Apostol. ad Galat., c. m.

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c'est-à-dire au basque. Quand César arriva dans les Gaules, il trouva partout la langue grecque en usage (1). Les divers dialectes de la langue romane ont conservé un grand nombre de dénominations géographiques, de noms d'hommes et d'expressions diverses empruntés au grec ; et de nos jours encore subsistent de nombreux vestiges de cette durable empreinte (2).

Article 2. L' Aquitaine avant l'arrivée des Romains.

Si nous rassemblons les traits divers que les anciens histo- riens ont tracés de nos ancêtres à l'époque dont nous parlons, nous voyons que ceux-ci avaient conservé les caractères prin- cipaux de la race ibérique. Strabon, Ammien Marcellin, Diodore de Sicile, nous ont transmis l'image fidèle de nos pères (3).

D'une taille moins haute, mais plus élégante et plus souple que celle des Celtes, leurs voisins, dont ils étaient séparés par le fleuve, ils laissaient reconnaître à leurs yeux noirs et expressifs, à leur teint pâle, doré par le soleil, les indices de leur origine. Ils étaient sobres, endurcis à la fatigue, intrépides dans les combats ; mais vifs, légers, curieux, amis des plaisirs, du jeu et de la parure, fiers de la beauté de leurs femmes qu'admiraient les étrangers.

Au moment les Romains vont arriver dans leurs contrées, ils fondaient lentement à Burdigala un marché, un emporium, qui était destiné à prendre une importance croissante. Ils étaient déjà en relations avec la Méditerranée par Marseille ; ils allaient l'être avec Narbonne qui venait pour ainsi dire de naître, car sa fondation ne remonte qu'à l'année 118 avant Jésus-Christ, et qui déjà cherchait à rivaliser avec Marseille.

Jusqu'alors le courant commercial entre la Méditerranée et les pays du Nord s'était établi principalement par le cours de la Seine et par celui de la Loire. Jules César nous dit que la navigation maritime était très développée chez les peuples

(4) César. Comment., I, 29, et VI, 44. Am. Thierry. flirt, des Gaulois, I, 538.

(2) H. Ribadieu. Une colonie grecque dans les landes de Gascogne.

(3) Strabon, liv. IV, p. 176-189. Ammien Marcellin, 1. XV, c. xn. Diodore de Sicile, 1. V, c. xxxm.

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de Bretagne et surtout chez ceux placés à l'embouchure de la Loire. Leur marine était très supérieure à celle des Romains. « La navigation est tout autre, dit-il, sur une mer enfermée » au sein des terres, que sur le vaste et immense Océan (1). » Les habitants de Vannes possédaient un grand nombre de vaisseaux avec lesquels ils trafiquaient en Bretagne et sur le littoral ; ils avaient pour tributaires presque tous les naviga- teurs étrangers (2).

César fit construire des navires à l'embouchure de la Loire (3) ; il fit venir des marins et des pilotes de Narbonne.

Il envoya Crassus pour empêcher les Aquitains de venir en aide aux Gaulois ; mais il n'indique pas à l'embouchure de la Garonne un mouvement maritime et commercial analogue à celui qu'il a décrit pour la Loire. Bien plus, quand il raconte l'expédition de Crassus, et qu'il énumère toutes les populations qui habitaient l'Aquitaine, il ne fait mention ni de Burdigala ni des Bituriges. L'opinion générale des historiens en a conclu que Bordeaux n'existait pas à cette époque.

Cependant Strabon qui écrivait au Ier siècle de l'ère chrétienne, c'est-à-dire une centaine d'années après César, parle à la fois de Bordeaux et de la population dont elle était la capitale ; il dit que la place de commerce des Bituriges Iosques est Burdigala, ville située sur une espèce d'anse formée par la Garonne (4).

Strabon fait ressortir la situation remarquable de la Gaule pour le commerce : « Ce qui mérite d'être signalé, c'est » l'heureuse correspondance qui règne dans ces contrées par » les fleuves qui les arrosent et par les deux mers dans » lesquelles ces derniers versent leurs eaux ; correspondance » qui, si l'on y porte attention, constitue en grande partie » l'excellence de ce pays par la grande facilité qu'elle donne » aux habitants de communiquer les uns avec les autres, et de » se procurer mutuellement tous les secours et toutes les » choses nécessaires à la vie. Cet avantage devient surtout » sensible en ce moment où, jouissant des bienfaits de la » paix, ils s'appliquent à cultiver la terre avec plus de soin, » et se civilisent de plus en plus. Une si heureuse disposition

M) César. De bello gall., 1. IV, c. ni, c. ix. (2-3) César. De bello gall. , 1. III, c. vin. (4) Strabon. Géogr., lib. IV, c. n, tit. II.

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» des lieux, par cela même qu'elle semble être l'ouvrage d'un » être intelligent, suffirait pour prouver la Providence (1). »

Arrivant aux relations établies de son temps entre Burdigala et la Méditerranée, Strabon les décrit très exactement.

« 11 y a quatre endroits, dit-il, l'on s'embarque pour » passer du continent aux îles de Bretagne : ce sont les » embouchures du Rhône, de la Seine, de la Loire et de la » Garonne. »

Il est très explicite pour la Garonne : « Après avoir remonté » l'Aude un peu au-dessus de Narbonne, les marchands » arrivent à la Garonne par un chemin de sept à huit cents » stades; ce dernier fleuve les porte à l'Océan (2). » Au retour, les marchandises venant de l'Océan remontaient le fleuve avec la marée jusqu'au pays des Lingones (Langon); et de avec les bateaux à voiles et à rames jusqu'à Toulouse; pour, après la traversée du col par les bêtes de somme, arriver à Narbonne ou à Arles et à Marseille.

Ces marchandises venant de l'Océan pour être distribuées en grande partie dans le bassin de la Garonne ne nous sont pas inconnues.

C'était l'étain de Cornouailles et des îles Cassitérides, des esclaves, des peaux et des cuirs de la Grande-Bretagne, des chiens de chasse et de garde.

Des provinces romaines du sud de la Gaule et de l'Italie, Burdigala recevait dans son emporium des étoffes de laine fine et des vêtements, des tissus teints de diverses couleurs, des poteries, des verroteries, des savons, des huiles, des outils divers, et surtout des armes.

Bordeaux pouvait livrer à l'exportation des produits du sol: le miel, la cire et la résine des Landes; divers métaux : l'or des sables des rivières pyrénéennes et de la Garonne elle-même, le cuivre et le plomb argentifère des Pyrénées, le fer du Périgord, du Rouergue et des Landes; des laines brutes; des toiles et des chanvres; des viandes salées et des jambons de porc renommés.

Depuis longtemps les Aquitains cultivaient la vigne; mais leurs vins, qui n'allaient pas tarder à conquérir une éclatante

(1) Strabon. Géogr., lib. IV. (2) Id.

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renommée, ne sont pas encore mentionnés comme une mar- chandise formant un article important de commerce.

Tel était l'état du commerce de Bordeaux peu après l'arrivée des Romains en Aquitaine. Nous allons étudier le développe- ment qu'il va prendre lorsque la Gaule tout entière sera devenue romaine.

Article 3. Burdigala et les Bituriges Iosques ou Vivisques.

Mais auparavant il nous semble utile de savoir de quelle race étaient ces populations qui occupaient le territoire actuel du Bordelais et du Médoc, formant alors une partie de l'Aquitaine.

Etaient-elles de race ibérique comme les autres populations de l'Aquitaine; appartenaient-elles au contraire à la race celte ou gauloise ?

Les Romains comprenaient sous la désignation collective de Galli tous les peuples qui habitaient le territoire actuel de la France, de la Méditerranée à l'Océan, des Pyrénées aux Alpes et au Rhin. Mais cette dénomination n'avait qu'une acception géographique et s'appliquait des peuples de races différentes.

« La Gaule tout entière, dit César, toujours si admirable- » ment exact, est divisée en trois parties, dont une est habitée > par les Belges-, une autre par les Aquitains; la troisième » par ceux qui, dans leur propre langue, s'appellent Celtes et » que dans la nôtre nous nommons Gaulois. Ces peuples » diffèrent entre eux par le langage, les mœurs et les lois. »

« La Marne et la Seine, ajoute César, séparent les Gaulois » des Belges; le fleuve la Garonne sépare les Gaulois des » Aquitains (1). »

Ces peuplades aquitaines, qui occupaient le territoire entre la Garonne, les Pyrénées et l'Océan, formaient la confédération des Tarhelles et avaient donné leur nom au golfe Tarbellique. Elles étaient ibères d'origine et avaient la même langue, les mêmes mœurs et le même aspect que les peuples ibères et basques qui appartenaient à la même race et habitaient les deux versants des Pyrénées.

(1) César. De iello gall., 1. III.

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Nous avons déjà dit que César, lorsqu'il raconte la guerre des Gaules, ne parle pas des populations qui habitaient le Bordelais actuel, au nord des Vasates (Bazadais) dont il parle longuement.

Moins d'un siècle après, Strabon s'exprimait en ces termes : « La Garonne, après s'être grossie de trois autres rivières, va » se jeter dans l'Océan entre le pays des Bituriges Iosques » et celui des Santones, deux peuples gaulois d'origine. » Il ajoute : « Les Bituriges sont le seul peuple étranger qui habite » parmi les Aquitains, sans en faire partie. Leur place de » commerce est Burdigala, ville située sur une espèce d'anse » formée par la Garonne (1). »

Presque tous les écrivains qui se sont occupés de l'histoire de Bordeaux ont copié renonciation faite par Strabon et l'ont adoptée. Saint Isidore de Séville clans ses Étymologies, Vinet dans ses Commentaires sur Ausone, Hauteserre, dom Devienne, et bien d'autres.

Mais les historiens sont en désaccord lorsqu'il s'agit de savoir à quelle époque et dans quelles circonstances ces tribus gauloises seraient venues s'implanter au nord des tribus aquitaines de race ibérique.

Suivant quelques historiens, ce serait au vie siècle avant Jésus-Christ, que deux peuples d'origine celtique seraient venus s'établir entre la Garonne et l'Océan, dans cette contrée qui portait alors le nom d'Armorique, et au nord de la Confé- dération des Tarbelles Aquitains. C'étaient les Boïens et les Bituriges.

Suivant d'autres historiens, qui sont d'ailleurs muets sur les Boïens ou Boïes, les Bituriges ne se seraient établis en Aquitaine que six siècles plus tard; et ces Gaulois auraient été des fugitifs des Bituriges du Berry, qui, fuyant la colère de Jules César, auraient traversé le centre des Gaules, franchi la Garonne, et se seraient réfugiés dans la contrée située entre la Garonne et l'Océan, ils auraient fondé Bordeaux. C'est l'opinion que développe clom Devienne (2).

Nous croyons ces deux affirmations aussi inexactes l'une que l'autre. Nous pensons que les Bituriges du Bordelais n'étaient

(1) Strabon. Géogr., 1. IV, c. h, t. II.

(2) Hist. de Bordeaux, p. x et ss.

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point venus des bords de la Haute-Loire après la soumission du Berry par Jules César; et nous croyons encore que ces Bituriges Iosques, Vivisques ou Ubisques, n'étaient point de race celte, mais bien de race ibérienne, comme tous les autres habitants de l'Aquitaine.

Nous ne pouvons, dans une étude spécialement consacrée au commerce, entrer dans une longue discussion à ce sujet; nous devons nous borner à indiquer rapidement les principaux motifs de notre opinion. Nous ne le ferions même pas, si les questions d'origine et de race n'avaient pas une importance quelquefois considérable pour expliquer les tendances des peuples et même les événements de leur vie.

Commençons par établir que les Bituriges de Bordeaux n'étaient point des Bituriges du Berry.

Le bénédictin dom Devienne dit expressément : « On ne » connaît point d'autre peuple dans les Gaules qui ait porté » ce nom de Bituriges que ceux du Berry. » Et plus loin : « Saint Isidore dans ses Étyynologies, Vinet, dans ses Notes » sur Ausone, et Hauteserre, ont cru que les Bituriges Vivisques » étaient une colonie des Bituriges Cubes... ; tout concourt » donc à nous persuader que ce fut la terreur des armes de » César qui obligea une partie des Bituriges à se réfugier sur » les bords de la Garonne. »

Cette assertion n'est fondée que sur une similitude de noms; elle ne se justifie par aucune preuve sérieuse, et nous devons remarquer que ni Jules César, ni les auteurs presque contem- porains de Jules César, ni Strabon, ni Ptolémée, ni Pline, n'indi- quent cette migration des peuplades gauloises du Berry vers l'Aquitaine; mais qu'au contraire, les documents historiques les plus incontestables démontrent que nulle colonie de réfugiés du Berry ne s'établit en Aquitaine après la défaite des habitants par Jules César.

L'autorité la plus certaine qui puisse être invoquée sur un fait de cette nature est sans contredit celle de César lui-même. Or, non seulement César ne dit nulle part que les habitants du Berry, fuyant devant lui, se retirèrent en Aquitaine ; mais il dit au contraire très expressément qu'ils restèrent dans leur pays sur les bords de la Loire. Voici comment il s'exprime (1) :

(1) Debellogal!ico,\. VIII.

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César, craignant une prise d'armes, va rejoindre la 13e légion qu'il avait laissée sur la frontière des Bituriges (de la Loire) ; y ajoute la 11e; et conduit l'armée dans le pays fertile des Bituriges. Ce peuple possédait un vaste territoire et un grand nombre de places fortes. César surprit ces hommes dispersés, cultivant leurs champs sans défiance. Ils furent écrasés par la cavalerie, et on fit des milliers de captifs. Ceux des Bituriges qui avaient pu échapper à notre première approche cherchèrent un asile chez les nations voisines avec lesquelles ils étaient unis par des alliances publiques ou par les liens de l'hospitalité. Ce fut en vain: César ne le permit pas. Aussi les Bituriges, voyant que la clémence de César offrait un facile retour à son amitié, et que les villes voisines n'avaient à souffrir d'autre peine que de livrer des otages, imitèrent leur exemple. » Il est donc certain que les Bituriges ne purent trouver un refuge, même chez les nations voisines et amies de même race qu'eux. César ne le permit pas; ils implorèrent sa clémence, livrèrent des otages, ne furent pas dépossédés, et ne quittèrent pas leur pays.

Et comment admettre que si Jules César ne permit pas aux Bituriges de la Loire de chercher un asile chez les nations voisines de même race, quelques débris de ces tribus vaincues et décimées eussent pu accomplir avec succès cette longue émigration à main armée jusque sur la rive gauche de la Garonne, passer sur le corps à toutes ces peuplades guerrières fixées entre la Loire et la Garonne, les Lemovicii, les Cadurci, les Petrocorii ou les Santones, et enfin commencer et réussir une guerre de conquête et d'expropriation contre les habitants du territoire entre la Garonne et l'Océan, les belliqueux Aquitains de race étrangère sinon ennemie?

Un exemple frappant démontre d'ailleurs l'impossibilité à cette époque d'une pareille migration. Quand les Helvétiens voulurent aller se fixer auprès des Santones, sur les bords de l'Océan, ils partirent en bon ordre, sous la conduite de leurs chefs : ils ne formaient pas une troupe de vaincus et de fuyards ; c'étaient les peuples les plus guerriers de la Gaule, et ils étaient alors dans toute leur puissance, n'ayant jamais encore été vaincus. Cependant ils ne purent accomplir leur expédition. Les peuples dont il leur fallait traverser le territoire s'oppo-

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sèrent à leur passage et prirent les armes, les Romains accoururent à leur secours, et les Helvétiens furent battus et dispersés. Comment les Bituriges, qui nous sont représentés comme des fugitifs en désordre, auraient-ils pu surmonter les mêmes obstacles ?

L'abbé Baurein l'a bien compris (1). Les Bituriges de la Garonne n'étaient pas une colonie des Bituriges de la Loire fuyant devant Jules César.

Les Bituriges de la Loire auraient-ils accompli leur migration à une époque plus reculée ?

Amédée Thierry l'indique dans son Histoire des Gaulois et fixe cet événement vers l'an 600 avant Jésus-Christ (2).

Suivant cet historien, deux tribus gauloises s'étaient fixées à cette époque entre l'Océan et la Garonne; l'une, celle des Boïes, aux abords du bassin d'Arcachon, et l'autre, celle des Bituriges, au nord des Vasates et des Boïes, occupant tout le triangle entre le fleuve et la mer. C'est à peu près à la date de la fondation de Marseille par les Phocéens qu' Amédée Thierry place l'invasion des Boïes et des Bituriges en Aquitaine.

Il raconte que les Kymris, descendant du même rameau que les Galls, mais devenus presque distincts et étrangers par l'effet d'une longue séparation, occupaient une vaste étendue de pays, et s'étendaient, nomades et vagabonds, de la Chersonèse Taurique, d'un côté vers l'Asie, et de l'autre sur les bords du Danube. Ce serait de l'an 630 à l'an 590 avant Jésus-Christ que, poussés à leur tour par les populations des Scythes et des Teutons, que refoulaient elles-mêmes d'autres hordes d'envahisseurs, les Kymris franchirent le Rhin et se répandirent en Gaule, le long du littoral de l'Océan. Une de leurs tribus, celle des Boïes, passant la Garonne, et laissant sur la rive droite les Santones, de même race kymrique, serait venue s'établir aux bords de l'Océan, dans les landes des Tarbelles de race aquitanique.

Il ajoute qu'à la même époque, vers l'an 587 avant Jésus- Christ, tandis que le mouvement continu de l'invasion kymrique poussait de l'ouest à l'est les populations celtiques sur leurs voisins les Bituriges, les Edues, les Arvernes, peuples

(1) Baurein. Var. bordel, t. II, p. 163, éd. orig.; t. II, p. 251, éd. Méran.

(2) Am. Thierry. Hist. des Gavlois, l. IV, c. i, p. 431, éd. 1858.

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de même race qui occupaient le centre de la Gaule, une tribu des Bituriges, entraînée par une impulsion contraire, vint de l'est à l'ouest s'établir au-dessus des Boïes entre la Gironde et l'Océan (1).

Nous cherchons vainement les preuves de cette assertion d'Amédée Thierry. Il nous indique lui-même que ce n'est qu'une hypothèse : « Qu'on crie donc tant qu'on voudra à » l'hypothèse, dit-il; je n'ai jamais eu la prétention d'offrir » ici autre chose (2). »

Nous nous demandons comment, si ces deux populations d'origine gauloise eussent été établies depuis plus de cinq cents ans avant Jules César sur la rive gauche de la Garonne, occupant un aussi vaste territoire que celui qui s'étend depuis Langon jusqu'à l'embouchure de la Gironde, comment César, si exact, si précis, si bien renseigné sur tout ce qui avait trait à ses expéditions guerrières et à celles de ses lieutenants, aurait pu dire : « La Garonne sépare les Gaulois des Aquitains », alors que sur près de 150 kilomètres les deux rives du fleuve auraient été occupées par des Gaulois. Il aurait évidemment écrit comme Strabon : « La Garonne coule entre les Bituriges Iosques et les Saintongeois, qui sont deux peuples gaulois. »

Strabon est à vrai dire la seule autorité sérieuse sur laquelle on puisse s'appuyer pour admettre l'origine gauloise des Bituriges Vivisques du Bordelais et de la Garonne. Nous allons indiquer les motifs pour lesquels nous ne partageons pas cette opinion, et nous préférons celle de César.

César parle en homme de guerre, et de choses qu'il a vues.

Strabon est un savant qui parle d'après, autrui. Le nombre des auteurs qu'il cite sur la Gaule est considérable, mais tous ces auteurs ne méritent pas le même degré de confiance. Les noms d'Homère, Eschyle, Aristote, Polybe, Apollodore, Timagène, reviennent à chaque pas dans ses pages ; mais nous ne savons quel est l'auteur qui a pu lui transmettre l'affirmation que les Bituriges de la Garonne étaient de race gauloise. Il puise surtout dans les relations de Posidonius qui avait visité la Gaule quelques années auparavant. Mais est-ce qu'il a

(1) Am. Thierry. Hist. des Gaulois, p. 1 44 et ss. Voir aussi p. 13 etss., 23 45, 75 et ss., 14 3, 453, 428 et ss.

(2) Am. Thierry. Note p. 144 et 145.

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recueilli son affirmation? Les relations de Posidonius sont perdues. C'est donc à l'aide d'autorités étrangères et non sui- des notions personnelles que Strabon a écrit et qu'il se trouve en désaccord avec les assertions de César (1).

Strabon énonce comme un fait que les Bituriges de la Garonne étaient de race gauloise ; il ne fournit aucun document comme preuve. Il ne parle pas des Boïens, leurs voisins. Les auteurs à peu près contemporains, Pomponius Mêla, Pline, Ammien Marcellin, Timagène, ne nous fournissent aucune donnée confirmant le fait dont il s'agit. C'est dans Jules César et dans Strabon lui-même que nous allons trouver les motifs qui nous font admettre l'assertion du premier, et repousser celle du second.

Commençons par bien définir de quel territoire il est question.

Le territoire occupé par les Boïes aux environs du bassin d'Arcachon est bien connu; il forme aujourd'hui le canton do La Teste. Le territoire occupé par lés Bituriges Iosques, au dire de Strabon, comprenait non seulement les environs de Bordeaux, au nord des Vasates, qui occupaient le Bazadais et qui étaient Aquitains, mais s'étendait sur la rive gauche de la Garonne jusqu'à l'embouchure. Strabon le dit expressément : La Garonne, après avoir reçu les eaux de trois rivières, sépare les Bituriges Iosques des Saintongeois.

« Or, il est certain, dit l'abbé Baurein, que ce n'est qu'au » Bec d'Ambès (quatre lieues au-dessous de Bordeaux) que la » Garonne reçoit dans son sein le troisième fleuve; ce n'est » donc qu'en dessous de ce lieu qu'elle coule entre les Santones » et les Bituriges Iosques. Strabon place ainsi les Bituriges » Iosques dans la contrée que nous appelons le Médoc, et qui » était alors occupée par les Medulli. Il fallait donc, continue » Baurein, que les Bituriges Iosques ne formassent qu'un » même peuple avec les Medulli, puisqu'ils habitaient le même » territoire (2). » Ptolémée confirme que le territoire occupé par les Medulli était bien le même que celui des Bituriges, lors- qu'il attribue à ces derniers le port de Noviomagos en Médoc, que l'on présume avoir occupé l'emplacement actuel de Soulac.

Mais les Medulli n'occupaient pas seulement ce que nous

(!) Am. Thierry. Hist. des Gaulois, p. 11.

(2) Baurein. Variétés bordel., édit. orig., t. II, p. 163.

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appelons aujourd'hui le Médoc, et qui s'étend depuis l'embou- chure de la Gironde jusqu'à Blanquefort ; ils remontaient au sud jusqu'aux limites du Bazadais. Eysines, Bruges, Le Taillan, Mérignac, Pessac, le canton de La Brède, le canton de Belin, extrême limite de l'arrondissement de Bordeaux, étaient encore au xvie siècle situés en Médoc ou plutôt, comme on disait alors, en Médoult (1).

Nous n'avons guère de renseignements particuliers s'appli- quant spécialement aux Bituriges Iosques, mais nous en avons de nombreux, émanant de Jules César et de Strabon lui-même, sur les différences considérables distinguant les Aquitains de race ibère, et les Gaulois de race celte. Nous allons constater les caractères de chacune de ces deux races, et nous les appliquerons ensuite aux populations des arrondissements de Bordeaux et de Lesparre, qui comprennent celles des anciens Boïens et des Bituriges Yivisques ou Medulli.

Jules César constate que les Gaulois et les Aquitains diffèrent par le langage, les mœurs et les lois (2). Strabon ajoute la comparaison des caractères physiologiques des races, tels que la conformation du corps. Il conclut que les Aquitains ne ressemblaient pas aux Gaulois, mais aux Ibères.

Le Gaulois était robuste et de haute stature; il avait le teint blanc, les yeux bleus, les cheveux blonds ou châtains qu'il aimait à teindre en rouge en les lessivant à l'eau de chaux, « Il ne pouvait pas, dit Rabanis, être aisément confondu avec » l'Aquitain aux yeux noirs et perçants, au teint brun, aux » formes sveltes et agiles (3). »

Ces différences entre les Gaulois et les Aquitains étaient tellement accentuées et tellement profondes, qu'aujourd'hui encore, après tant de siècles écoulés, après tant de mélanges de races, elles subsistent presque dans toute leur force. Comparez donc la langue, l'allure, la conformation du paysan

(1) Mérignac en Médoc. (Blanchardi, not. 1474; Bosco, not. 1498.) Pessac en Médoc. (Bosco, 1498, plusieurs actes.)

Martillac en Médoc (canton de La Brède). (Blanchardi, not. 1476.) Saint-Magne en Médoc (canton de Belin). V. Coutumes du ressort du Parlement de Bordeaux. Labottière, 1776, t. I, p. 434. Arrêt contre les habi- tants de Saint-Magne en Médoc.

(2) Am. Thierry. Hist. des Gaulois, t. I, p. 452. César. De bello gall., I. III.

(3) Rabanis. Hist. de Bordeaux.

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de la Saintonge et du Berry, avec la langue, l'allure, la conformation du corps et du crâne du paysan du Médoc ou des Landes, de Soulac à Bayonne. Même aujourd'hui, de la rive gauche à la rive droite du fleuve, le Médocain etleSaintongeois diffèrent autant qu'autrefois le Medullus ibérien et le Santon celte; une tradition héréditaire les a toujours empêchés de se considérer autrement que comme étrangers l'un à l'autre. Le Saintongeois ou le Berrichon, aux allures lentes, au parler nonchalant, à la peau blanche, à la taille haute et lourde, à la tête carrée, ne ressemblent en rien au Médocain ni au Testaritain, bruns, petits, maigres, vifs, aux yeux noirs, à la tête pointue.

M. Rabanis a parfaitement retracé ces dissemblances; et s'il a cru retrouver dans les petits ports des bords du fleuve quelques rares spécimens du type celte, il a constaté que ce type ne pénètre pas dans les terres; il est essentiellement comme une alluvion moderne. « L'Aquitain, dit M. Rabanis, conserve » encore dans le Médoc et les Landes les traits saillants de la » race pyrénéenne (1). »

Nous pouvons conclure que si les Médocains ou Medulli sont bien des Aquitains, comme ces Medulli ne sont autres que les Bituriges Iosques ou Vivisques, ces derniers sont aussi des Aquitains et non des Celtes; et nous pouvons répéter hardiment, après Jules César : la Garonne sépare encore les Gaulois des Aquitains. C'est le témoignage incontestable de documents que nous pouvons contrôler encore de nos jours, et qui consti- tuent les caractères essentiels par lesquels se distinguent les races humaines. Nous considérons ces documents comme incomparablement préférables au texte d'un écrivain, fût-il même revêtu de l'autorité que nous accordons à Strabon.

Strabon, qui d'ailleurs n'écrivait que sur les renseignements fournis par d'autres, n'a-t-il peut-être fait que répéter une erreur causée par une ressemblance de noms? L'existence de peuples appelés Bituriges entre l'Allier et la Loire n'a-t-elle pu, dès son époque, amener à croire que les Bituriges de la Garonne étaient de la même race? Disons en passant que la ressemblance des noms est loin d'être une preuve de l'identité des races. M. de Humboldt a constaté que le nom de Bituriges, qui

(I) Rabanis. Hist. de Bordeaux, p. 25 et ss.

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signifie selon lui possesseurs du rivage ou des eaux, s'appliquait à diverses peuplades de races différentes qui habitaient le long des cours d'eau.

Ainsi, les Bituriges des bords de la Loire se distinguaient, suivant leur position géographique, en Bituriges Cubi, Medulli, Boii (1).

Les Bituriges de la Garonne avaient aussi leurs Cubi, à Saint-André de Cubzac ; leurs Medulli en Médoc, et leurs Boii à La Teste.

Il y avait aussi des Medulli en Galice, près de la rivière Mimsius, suivant Ptolémée et suivant Orèse (2).

Un surnom, d'une signification purement géographique, et appliqué à des peuples différents, a fait prendre une désignation territoriale pour l'indication et la preuve d'une communauté de races.

Peut-être serait-on arrivé à un résultat tout différent, si, au lieu de s'arrêter à ce nom de Bituriges, qui s'applique à des populations espagnoles, garonnaises et de la Loire, on avait davantage étudié la dénomination particulière de la peuplade appelée iosque par Strabon, ubisca, vivisca, par Strabon, Pline, Ptolémée et par un monument épigraphique célèbre. Il faut remarquer en effet que Strabon, le plus ancien et le plus autorisé de ces historiens, appelle Iosques ces Bituriges de la Garonne. Or, le véritable nom de la race ibérique a pour radical ausk, osk, eush. Les Basques portent encore dans leur langue le nom d'Eusk-Aldunac. Donc Iosque, comme Osk, Vasque, Gasque, Gascon, sont des formes du même radical, s'appliquant à des peuples de même langue et de même race, c'est-à-dire de race ibérienne ou aquitanique ; et les Bituriges Iosques ne sont autres que les Bituriges de la race iosque, euske, ausque, vasque, basque, gasconne, c'est-à-dire Aquitains et non Gau- lois (3).

(1) De Marca. Hist. du Béarn, p. 67 et 618.

Les Boïens mentionnés par César occupaient la vallée du Cher, près de .Montluçon et de Moulins.

(2) De Marca, loc. cit.

(3) Vascons, une des formes delà racine Eusk.— Rabanis, Hist. de Bordeaux, p. 31.— Améd. Thierry. Hist. des Gaulois, p. 75, 429.

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CHAPITRE II Epoque romaine.

Article premier. Bordeaux au ive siècle. Aspect général

de la cité.

Nous avons retracé d'après les auteurs contemporains, César, Strabon, Pomponius Mêla, Ptolémée, Ammien Marcellin, Pline et d'autres encore, les premiers rudiments du commerce de Bordeaux à l'époque gauloise.

Après la conquête et la soumission de la Gaule et de l'Aqui- taine, lorsque Alésia, le dernier rempart de l'indépendance, fut tombée devant les armes victorieuses de Jules César, non toutefois sans gloire; lorsque les lieutenants de César eurent soumis l'Aquitaine et que la résistance eut cessé, le vainqueur s'appliqua, par la modération habile qu'il apporta dans l'admi- nistration de sa conquête, par le respect relatif qu'il professa pour la religion, les mœurs, les biens des vaincus, par la puissance d'une civilisation supérieure qu'il sut leur faire connaître, à asseoir la domination romaine sur une base solide et durable.

Alors commença dans l'esprit sociable et sympathique des peuples de la Gaule et de l'Aquitaine un travail de transfor- mation sociale qui ne tarda pas, malgré quelques mouvements violents d'insurrection, lorsque la fiscalité impériale se montra trop âpre et trop oppressive, à rendre romaine l'Aquitaine tout entière.

La domination de Rome dura près de cinq siècles.

Le pays se couvrit de routes, de ponts, d'aqueducs, d'arènes, de temples, dont nous admirons encore quelques magnifiques débris. Les relations commerciales avec le bassin de la Garonne, avec l'Océan et avec la Méditerranée, ne tardèrent pas à se multiplier.

Pour bien en apprécier l'importance et le fonctionnement, nous croyons nécessaire d'indiquer rapidement les relations politiques de la cité avec l'État et sa situation administrative;

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le système des impôts, la situation générale du commerce, des classes agricoles, ouvrières et commerçantes.

Nous renvoyons aux savantes études de MM. Guizot, Augustin Thierry, Henri Martin, Victor Duruy et des autres historiens de cette époque, ceux de nos lecteurs qui désireront avoir des renseignements plus nombreux et plus circons- tanciés sur l'organisation sociale et politique des Gaules sous la domination romaine. Nous nous bornons à indiquer ce qui peut être utile à notre Histoire du Commerce. Nous verrons, en effet, les traditions municipales survivre longtemps à Bordeaux à l'Empire romain, et exercer pendant, tout le cours du moyen âge une grande influence non seulement sur le gouvernement de la cité, mais encore sur sa vie commerciale.

Les Romains avaient fait de Bordeaux une ville luxueuse et bien bâtie. Ausone et Paulin nous ont conservé les principaux traits du tableau qu'offrait cette cité à la fin du ive siècle.

« 0 ma belle patrie, s'écriait dans son enthousiasme patrio- » tique le poète-consul, terre aimée de Bacchus et que les » fleuves fertilisent de leurs belles eaux, toi célèbre par tes » vins, tes moeurs, tes grands hommes, le caractère et l'esprit » de tes citoyens, et la noblesse de ton Sénat!... Burdigalaest » le lieu qui m'a vu naître. Burdigala le ciel est clément » et doux; le sol, d'une humidité féconde, prodigue ses » largesses ; sont les longs printemps et les rapides hivers, > les coteaux sont chargés de pampres.

» Son fleuve qui bouillonne imite le reflux des mers.

» L'enceinte carrée de ses murailles élève si haut ses tours » superbes que leurs sommets aériens percent les nues. On » admire au dedans les rues qui se croisent, l'alignement des » maisons et la largeur des places, fidèles à leur nom ; puis les » portes qui répondent en ligne droite aux carrefours; et, au » milieu de la ville, le lit d'un fleuve alimenté par des fontaines. » Lorsque l'Océan, père des eaux, l'emplit du reflux de ses » ondes, on voit la mer tout entière qui s'avance avec ses » flottes. »

Paulin, le neveu d' Ausone, parent aussi de saint Paulin, nous raconte son retour à Bordeaux, sa patrie. Il nous montre son navire entrant de la Garonne dans ce port intérieur à l'embouchure du Peugue, premier exemple connu d'un bassin intérieur créé pour faciliter le chargement et le déchargement

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des marchandises. Nous admirons avec lui la beauté des murs de la ville et celle des édifices.

Les maisons des riches et des patriciens devaient ressembler, pour la construction, la distribution, la décoration et l'ameu- blement, aux maisons de Pompeï et d'Herculanum, ces musées ensevelis pendant des siècles sous les éruptions du Vésuve, et qui nous ont conservé de si précieux spécimens des habitations romaines. Des débris de sculptures, de colonnes, de bas-reliefs, de portiques, de pavages en mosaïque, de tombeaux, de statues, retrouvés dans des fouilles faites à diverses époques, à Bordeaux, nous donnent une idée de ce que pouvaient être, au ive siècle, les demeures aristocratiques, les édifices publics et les temples.

La ville était entourée de marais qui formaient sa défense des trois côtés qui ne confrontaient pas à la Garonne. Au dehors, près de l'élévation de terrain la ville ceinte de tours et de murailles était bâtie, on remarquait le temple de la divinité tutélaire de la cité. En dedans des murs, sur le podium ou colline, se trouvait le palais de Ponce Paulin, le plus noble, le plus riche, le plus important citoyen de Bordeaux à l'époque d'Ausone et de Léonce, et qui mourut évèque de Noie en Italie. Sa famille prétendait descendre de la gens Paulia, qui avait donné à Rome des sénateurs et des consuls. Elle était, au témoignage de saint Ambroise, la plus illustre de toute l'Aquitaine : « Splendore gênerais in partibus Aqui- taniœ nulli secunda. » Ses domaines étaient d'une telle étendue qu'Ausone les appelle des royaumes : « régna Paulini ». Il possédait, outre le Puy Paulin de Bordeaux, tout le pays de Buch, de toute la côte du Médoc jusqu'à Carcans, et, se rapprochant des bords du fleuve, le canton actuel de Castelnau et une partie de celui de Pauillac.

Il possédait, à Pauillac, une élégante villa avec des portiques soutenus par des colonnades, dont Ausone nous a laissé la description.

D'autres villas, appartenant aux nobles familles de la contrée, se rencontraient autour de Bordeaux et jusque dans des campagnes assez éloignées. Ausone en a signalé quelques- unes, et notamment les siennes.

En face de la cité, à l'est du fleuve aux eaux jaunissantes, les hauteurs des collines étaient couvertes par des forêts de

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cyprès et de lauriers, et ont conservé les noms de Cypressat et de Laureus Mons, Lormont.

Des routes bien entretenues reliaient Bordeaux avec les principales villes de la Gaule.

Ses écoles étaient célèbres. On comptait en grand nombre dans la cité des hommes d'État, des sénateurs, des personnages consulaires, des orateurs. Le nom de plusieurs d'entre eux est venu jusqu'à nous; quelques-uns, comme Ausone, Paulin, Léonce, sont célèbres, même de nos jours.

Ce sont les côtés lumineux du tableau ; mais nous devons étudier plus profondément les conditions dans lesquelles vivaient les commerçants et s'exerçait le commerce.

L'Aquitaine était divisée en trois provinces : la première Aquitaine, qui avait pour capitale Bourges; la seconde qui avait- pour capitale Bordeaux; et la troisième ou Novem- populanie, qui avait pour capitale Eauze.

La seconde Aquitaine comprenait le Bordelais et le Médoc, le pays des Boïens, celui des Vasates, l'Agenais, le Périgord, la Saintonge et le Poitou.

Depuis l'édit de Caracalla (an 211), Bordeaux, comme les autres villes voisines, Bazas, Agen, Vésone, Saintes, avait droit de cité.

La politique des empereurs s'était attachée à créer le régime municipal chez les Gaulois. Chacune de ces cités municipales eut son Sénat, corps aristocratique, et ses magistratures élec- tives. Chacune eut même son culte local, son génie ou divinité protectrice (1).

L'administration centrale de la Gaule était à Lyon.

Le gouvernement central, dans ses rapports avec lesprovinces, ne semblait préoccupé que de deux choses : faire rentrer l'impôt imposé aux vaincus, et fortifier l'armée qui assurait cette rentrée, souvent difficile, et brisait toute résistance. Les agents de l'empereur, présidents de province, préfets, préteurs, réu- nissaient dans leurs mains l'administration générale, militaire, civile et judiciaire; mais ils laissaient chaque cité s'administrer à sa guise.

Les habitants du territoire étaient divisés en plusieurs

(1) Fustel de Coulanges. La Cité antique, p. 504 et ss.

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classes héréditaires et dont ils ne pouvaient sortir que dans des circonstances déterminées.

En bas de l'échelle c'étaient les esclaves, dont le sort était semblable dans la Gaule à celui qu'ils avaient à Rome ; les personnes libres, mais dont un grand nombre étaient attachées au sol sur lequel elles vivaient; les artisans, réunis en corpo- rations obligatoires sous le nom de collèges ; les affranchis ; les hommes de guerre et les vétérans formés en cohortes; les possesseurs du sol, qui formaient la curie et payaient les impôts, et enfin la noblesse et les nombreux privilégiés exempts des impôts, composant le Sénat.

Le Sénat n'avait guère de fonction politique ni administrative.

Les membres de la curie administraient la cité comme une république indépendante, sous la surveillance très peu gênante du pouvoir central. Sous Auguste et ses premiers successeurs, rien n'entravait le libre jeu des pouvoirs municipaux.

Les membres de la curie élisaient librement un Conseil chargé de toutes les affaires municipales et des propriétés communales ; ce conseil fixait les dépenses et les revenus ; exerçait les attributions de police, celles de la voirie urbaine, et même, en certains cas, de surveillance et d'entretien des routes militaires. Ce conseil jugeait en première instance les affaires de peu d'importance ; il recevait les déclarations des créanciers et des débiteurs; il donnait l'authenticité aux conventions. Enfin, il était chargé par le pouvoir central de la répartition et du recouvrement de l'impôt foncier, dont les membres de la curie étaient personnellement et solidairement responsables.

Les historiens nous montrent les efforts désespérés des curiales pour échapper à cette responsabilité qui les écrasait sous son poids ; mais ils ne pouvaient sortir de leur classe les retenait une impitoyable fiscalité.

La conception que nous avons aujourd'hui de l'impôt est essentiellement moderne, et ne s'est formée que longuement et après de dures épreuves. Nous comprenons l'impôt comme destiné à fournir au gouvernement qui régit la société les ressources nécessaires pour qu'il puisse lui donner l'ordre, la sécurité, le progrès dont elle a besoin. Pour nous, l'impôt ne doit pas seulement être calculé de manière à ne pas trop surcharger le contribuable, et à n'atteindre qu'une portion du revenu sans nuire à l'existence du capital et du travail, mais encore il doit

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être proportionnellement supporté par tous, et personne ne saurait en être exempt ; enfin, destiné aux besoins sociaux, il doit être librement consenti par la nation elle-même ou par ses représentants.

Telle n'était pas la conception de l'impôt chez les nations antiques et surtout chez les Romains.

L'impôt était une redevance imposée aux peuples vaincus au profit du vainqueur. Celui-ci, ou l'empereur qui le repré- sentait, était le maître absolu d'en fixer à son gré la quotité et d'en exempter qui bon lui semblait. Ainsi non seulement l'impôt était intolérable et excessif, mais les exceptions étaient si nombreuses, qu'il pesait de tout son poids écrasant sur les classes laborieuses, au grand détriment du commerce et de la prospérité générale. Suivant l'expression de Lactance, ceux qui recevaient étaient devenus dans l'Empire plus nombreux que ceux qui payaient. Des classes entières de la société jouissaient des faveurs fiscales. Les patriciens, les sénateurs, la noblesse militaire, administrative, judiciaire, ecclésiastique, les vétérans, les grammairiens, les rhéteurs, les jurisconsultes, les médecins, les prêtres et les membres du clergé plus tard, jouissaient d'exemptions nombreuses.

Les historiens nous ont conservé le souvenir des vices et de la cruauté de la fiscalité romaine. Un prêtre de Marseille, Salvien, nous a laissé ses plaintes éloquentes (1). « Le recou- vrement des impôts, dit un contemporain, Lactance, l'ami de l'empereur Constantin, était l'image de la guerre et de l'escla- vage. Les commis du fisc se répandaient partout, furetaient partout... Ce n'étaient que coups de fouets et tortures. La violence des supplices s'employait pour obliger les enfants à déposer contre leurs pères, les esclaves contre leurs maîtres, les femmes contre leur mari ; et quand la douleur avait arraché de leur bouche quelque aveu, il était tenu pour exact. Ni l'âge ni la maladie n'étaient admis pour excuse. On fixait arbitraire- ment l'âge des imposés; on ajoutait des années aux enfants pour les soumettre à l'impôt ; on en ôtait aux vieillards pour ne pas les laisser profiter de l'exemption qui leur était due... tout était rempli de gémissements et de larmes (2). »

(1) Salvien. Traité de la Providence, 1. V.

(2) Lactance. De morte persécuter., c. vu, c. xxxm.

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L'impôt foncier était appliqué à l'agriculture. Les terres étaient soigneusement cadastrées. Nous avons indiqué que cet impôt ruinait les curiales qui étaient collectivement respon- sables de son paiement. Le sol supportait d'autres redevances, dont quelques-unes ont été conservées jusqu'à nous. On percevait la dîme en nature au profit de l'État non seulement sur tous les produits du sol, mais sur le croît des bestiaux. Cette dîme, d'abord variable et proportionnelle aux récoltes, devint bientôt invariable, fixée à un chiffre très élevé, et fut une cause de ruine dans les années disetteuses, et même dans celles peu abondantes.

Les corvées pour l'entretien des routes, qui existent encore sous le nom de prestations, datent de l'Empire romain, ainsi que la capitation.

Des impôts indirects, contenant en germe tous ceux qui ont été appliqués au moyen âge et aux époques modernes, frap- paient tous les objets susceptibles d'être taxés: les métaux, les mines, les carrières; tous les actes de la vie civile: les mariages, les décès, les héritages, les ventes et les contrats; et même le feu, l'ombre des arbres, l'air respirable, jusqu'aux lupanars, aux matières fécales, à l'urine. Le génie fiscal des Romains n'a jamais été dépassé.

Nous nous occuperons ailleurs des impôts spéciaux sur l'industrie et sur le commerce, ainsi que des droits de douanes. Nous n'avons d'autre but en ce moment que de faire connaître d'une manière générale que l'élévation du chiffre de l'impôt, son inégale répartition, constituaient un obstacle puissant au développement naturel du commerce.

Un obstacle plus puissant encore consistait dans le mépris que les Grecs et les Romains professaient pour le commerce et le travail.

Le monde antique vivait de la guerre et de la conquête : l'agriculture, l'industrie, le commerce, méprisés, honnis, pillés, étaient interdits aux classes supérieures et moyennes et aban- donnés aux gens de la dernière condition et aux esclaves.

Les philosophes les plus illustres, les hommes d'Etat les plus expérimentés, professaient et pratiquaient ces idées.

« Les gens qui se livrent au commerce, disait Xénophon, ne » sont jamais élevés aux charges publiques, et c'est avec raison.»

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« La nature n'a pas fait les ouvriers, dit Platon; de pareilles » occupations dégradent les gens qui les exercent, vils mer- » cenaires, misérables sans nom, qui sont exclus par leur état » même des droits politiques. Quant aux marchands, accou- » tumés à mentir et à tromper, on ne les souffrira dans la cité » que comme un mal nécessaire. Le citoyen qui se sera avili » par le commerce de boutique sera poursuivi pour ce délit. » S'il est convaincu, il sera condamné à un an de prison. La » punition sera doublée à chaque récidive. Ce genre de trafic » ne sera permis qu'aux étrangers (1).»

C'est le même préjugé qui existe à Rome.

Dès les premiers temps de la république il n'était pas permis à un citoyen romain d'être marchand ni artisan (2). Des édits proscripteurs du commerce sont contemporains des premières luttes avec Carthage : « Les peuples marchands, disait le Sénat, » doivent travailler pour nous. Notre métier est de les vaincre » et de les rançonner. Continuons donc la guerre qui nous a » faits leurs maîtres, plutôt que de nous adonner au commerce » qui les a faits nos esclaves. »

Cicéron écrit à son fils que le travail est dégradant, et que jamais un sentiment noble ne peut naître dans une boutique. « Le commerce de détail est sordide », dit-il. Il veut bien être moins sévère pour le gros commerce qui se fait par mer. « Il est moins blâmable (3). » « Les commerçants d'ailleurs, ajoute- t-il, ne peuvent faire de profits qu'à l'aide du mensonge (4).»

Sénèque dit que l'institution des arts appartient aux plus vils esclaves (5).

Dans l'Aquitaine, comme dans la Gaule romaine, le com- merce, comme toutes les branches du travail, était défendu aux citoyens et abandonné aux classes les plus infîmes de la population libre, et aux esclaves.

Les esclaves formaient une portion très considérable de la population de l'Empire romain, tandis que le nombre des

(1) Platon. De republicâ.

(2) Denys d'Halycarnasse, ix, 23.

(3) Cicéron. De officiis. « Mercatura autem si tenuis est, sordida putanda est.» « Non est admodùm vituperanda. »

(4) Cicéron. « Nihil enim proficiunt mercatores nisi admodùm mentiantur. »

(5) Sénèque. Epist. ad Luc, 90.

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citoyens et celui des hommes libres allait continuellement en diminuant. A Rome même, du temps de Cicéron, sur 450,000 citoyens inscrits sur les registres, il y en avait à peine 2,000 qui possédaient des moyens d'existence, « qui rem haberent » ; 320,000 étaient portés comme indigents. Cette masse de citoyens, méprisant le travail et le commerce, qui leur étaient défendus, ne vivaient que de l'aumône et de la sportule, et aussi du produit de leurs votes dont ils trafiquaient ouvertement. Les élections procuraient souvent d'assez beaux bénéfices aux membres déguenillés et affamés du peuple souverain. Cicéron nous apprend que Verres, pour une élection à l'édilité, dis- tribua plus de 500,000 sesterces; c'était peu, car en l'année 699 une élection consulaire coûta plus de dix millions de sesterces ; et Appius parle d'élections qui ont coûté le double.

Le nombre des esclaves était énorme, disons-nous. Il était formé par ceux qui étaient nés d'esclaves, et que leur naissance plaçait dans cette classe. Les insolvables parmi les citoyens devenaient esclaves; mais le plus gros chiffre était fourni par la guerre. Après une conquête le vainqueur faisait vendre des populations entières, et à ces enchères on les obtenait pour un prix parfois très modique. Plutarque nous apprend que dans le camp de Lucullus un esclave se vendait couramment 4 drachmes, environ 3 fr. 50 de notre monnaie. Après la prise de Jérusalem, Titus fît vendre aux enchères la popu- lation entière de la Judée. Jules César, après chacune de ses victoires en Gaule, fit vendre aux enchères les peuples vaincus, hommes, femmes et enfants, ou les distribua à ses soldats (1).

Quel était le rôle, la fonction sociale de ces esclaves dans la société aquitano-romaine?

« C'est la nature elle-même qui a créé l'esclavage, disait » Aristote. Il y a dans l'espèce humaine des individus aussi » inférieurs aux autres que le corps l'est à l'âme, que la bête » l'est à l'homme... Ces individus sont destinés par la nature » à l'esclavage... Existe-t-il donc, après tout, une si grande » différence entre l'esclave et la bête ?... La nature crée des » hommes pour la liberté, et d'autres pour l'esclavage... Il est » utile et il est juste que l'esclave obéisse. » Et ailleurs : « La

(1) César. De bello gallico, 1. VII.

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» science du maître se borne à savoir se servir de son esclave : » il est le maître... parce qu'il se sert de sa chose (1). »

Le maître se servait quelquefois cruellement de cette chose ; il s'abritait sous cet axiome de droit romain qui proclame le jus utendi et abutendi. Les esclaves employés à la culture et à l'industrie étaient ordinairement enchaînés la nuit et quelquefois le jour; ils portaient au cou un collier de fer, aux pieds un anneau de fer ; ils en avaient reçu le nom de race enferrée, genus ferratile.

Pour la moindre faute dans leur service, pour le moindre caprice du maître, ils étaient soumis à des châtiments cruels et souvent mis à mort. Le doux et voluptueux Horace, affranchi, descendant d'esclave, s'exprimant avec la prudence financière d'un spéculateur consommé, conseille de ne pas tuer un esclave si on peut le vendre, ou en tirer encore quelque service. « Et quel profit ne rapporte pas quelquefois un esclave? Endurci » à la fatigue, il fera paître nos troupeaux; il labourera nos » champs. Marchand intrépide, il affrontera au milieu de » l'hiver les dangers de la mer pour transporter à Rome du » blé ou d'autres denrées (2). »

Si nous voulons étudier l'organisation du travail pendant la période aquitano-romaine, nous distinguerons parmi les esclaves ceux qui appartenaient aux particuliers et les esclaves publics, c'est-à-dire appartenant au fisc et à l'État.

Le nombre des esclaves privés était énorme, et quelques patriciens en possédaient de véritables troupeaux. Scaurus possédait 4,000 esclaves à Rome et 4,000 dans ses maisons de campagne. Athénée a écrit que plusieurs riches Romains avaient chacun plus de 20,000 esclaves (3).

Ces esclaves travaillaient pour leur maître et sa famille ; ils étaient employés à tous les besoins agricoles : cultivateurs,

(1) Aristote. Polit., c. iv.

(2) Horace, lib. I, epist. 16.

(3) A Rome même, un esclave ordinaire pour la ville se payait 2,240 sesterces, valeur intrinsèque de nos jours, environ 450 francs; les esclaves jeunes et vigoureux employés à l'agriculture et à l'industrie, de 6,000 à 8,000 sesterces (1,200 à 1 ,500 francs). Il y avait des esclaves lettrés et instruits qui se payaient très cher : des gladiateurs, des histrions de théâtre, des gens de lettres. Cicéron parle d'un histrion estimé 100,000 sesterces, environ 20,500 francs, et Pline d'un grammairien vendu 200,000 sesterces, 41,000 francs.

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laboureurs, terrassiers, charretiers, vignerons, tonneliers; ainsi qu'à ceux de la maison : boulangers, bouchers, cuisiniers, cochers, cordonniers, tisseurs de laine et de lin, maçons, charpentiers, forgerons. Quelquefois le maître en tirait parti en les louant à des industriels ou à des entrepreneurs de travaux divers, ou bien en leur imposant une industrie ou un commerce dont les profits lui appartenaient, ou leur étaient laissés moyennant une redevance. Ils devenaient boulangers, taverniers, vendant le blé et le vin de leurs maîtres, ou exerçaient les diverses professions que nécessite le mouvement de la vie sociale, depuis celles des belles-lettres comme rhéteurs, philosophes, écrivains, jusqu'à celles de l'industrie et du commerce, mineurs, forgerons, orfèvres, colporteurs, patrons de barque ou de navire, marchands en détail, marchands en gros, banquiers.

A côté de la somme de travail et du mouvement commercial produits par ces esclaves privés, il faut tenir compte de la production due aux esclaves du fisc ou domaine public.

L'État exploitait directement et par ses propres ouvriers des mines, des salines, des forêts, des manufactures diverses. Dans la Gaule, il avait des fabriques d'armes de guerre à Mâcon, Autun, Strasbourg, Reims, Amiens; des ateliers de monnaies à Lyon et à Arles; des manufactures de tissus à Vienne en Provence; des teintureries à Toulon et à Narbonne; des administrations de roulage et de transport dont le service était affecté non seulement aux mouvements stratégiques de l'armée et du trésor, mais encore au roulage et aux transports des marchandises du public.

Dans ces ateliers se rencontraient avec les esclaves des affranchis et des hommes libres dont la condition n'était guère plus favorisée que celle des premiers. Si le droit de vie et de mort était absolu et sans limites sur l'esclave, l'affranchi et l'homme libre employés par l'État étaient assujettis à la discipline la plus sévère et la plus cruelle. Les moindres fautes étaient punies avec une épouvantable barbarie. Les teinturiers qui brûlaient une étoffe par une fabrication défectueuse ou qui seulement la tachaient étaient décapités (1).

(\) Code Justinien, 1. XI, t. VII, 1. 2 : « Vel si contra hoc fecerint, gladio feriantur. »

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Ces malheureux étaient attachés par le fisc à la plus dure servitude. Ils ne pouvaient abandonner l'atelier qui leur avait été imposé par le hasard de leur naissance ; ils ne pouvaient se marier qu'entre eux, et leurs enfants étaient fatalement enchaînés dans les mêmes liens. Pour éviter toute évasion, ils étaient marqués au bras avec un fer rouge (1). « Ils doivent » être tellement asservis à leur métier, disait la loi, que, même » épuisés par le travail, ils demeurent encore jusqu'à leur » dernier soupir, eux et leur famille, dans la profession ils » sont nés (2). »

Un tableau moins sombre nous est offert quand nous étudions les conditions dans lesquelles d'autres individus, affranchis et hommes libres, exerçaient leurs industries et leur commerce. Ces affranchis devaient la liberté à plusieurs causes, soit à la générosité de leurs maîtres, soit au rachat à prix d'argent à l'aide de petits pécules économisés, gagnés et quelquefois volés. Le nombre de ces affranchis allait grandissant sans cesse, tellement que Tacite déclarait que le peuple romain n'était plus composé que d'affranchis (3).

De bonne heure la communauté des intérêts entre gens exerçant la même industrie et le même commerce dans les mêmes localités avait amené entre eux des sortes d'associa- tions pour mieux assurer la défense de ces intérêts et pour lutter contre la concurrence du travail servile, et du capital aristocratique des possesseurs d'esclaves. Ce mouvement donna naissance à la formation des collèges ou corporations, et fut d'abord entièrement libre. Chaque membre de la corporation versait une cotisation et un droit d'entrée, et leur nombre était limité (4). Plus tard l'Etat intervint pour donner l'autorisation, sans laquelle il ne reconnaissait pas à l'association d'existence légale (5). Bientôt, et surtout à la fin du ne siècle, par des considérations politiques et fiscales, il favorisa la formation de ces corporations (6). Dans le siècle suivant, et jusqu'à la fin de

(1) Code Théodos., 1. X, t. XXII, 1. 4, an0 388.

(2) Code Théodos., Novell., 1. I, c. xm, an° 438.

(3) Vallon. Hist. de l'Esclavage. E. Biot. Recherches sur l'aboi, de l'esclav. en Occident. Naudet. Mémoire sur les secours publics et sur ta police chez les Romains.

(4-5-6) C. Justinien, 1. XI, t. XVII, 1. 2.

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l'Empire romain, toutes ces corporations, vivant de leur propre vie, formaient, non seulement au sein de l'État, mais même de la cité, comme autant de petites républiques isolées, opposées d'intérêts les unes aux autres et quelquefois même à la cité et à l'État.

Mais ces collèges ou corporations ne tardèrent pas à changer de caractère, et de volontaires à devenir obligatoires.

Les édits des empereurs reconnurent aux corporations leur personnalité civile; le droit de posséder des immeubles, des propriétés mobilières et des esclaves; celui de s'administrer elles-mêmes par des magistrats librement élus. Mais la loi imposa à tout chef de famille l'obligation de faire partie d'une corporation, comme tout propriétaire d'un domaine de 25 jugera ou journaux, était obligé de faire partie d'une curie (1). Comme aux curiales, la loi imposa à la corporation un impôt collectif dont chacun de ses membres était solidairement responsable, et dont la perception était laissée aux soins de l'association (2).

Comme aux curiales, la loi interdit aux membres des corpo- rations de pouvoir en sortir ; d'embrasser aucune des professions qui donnaient exemption de l'impôt, telles que l'armée. Il leur fut même interdit de quitter leur corporation et leur cité pour aller vivre ailleurs (3). La corporation n'était plus une asso- ciation, mais une prison.

Si telle était devenue la situation à la fin de l'Empire romain, au moment les besoins de l'État avaient imposé une fiscalité écrasante, et chacun des contribuables, curiales ou membres des corporations, au milieu de la misère publique cherchait à se dégager du fardeau commun, il n'en avait pas toujours été ainsi, et les corporations avaient eu leurs jours de prospérité et même de richesse.

Nous n'avons pas de renseignements complets sur les cor- porations de Bordeaux. Chacune d'elles payait à la ville des redevances, souvent en nature. Elles étaient patronnées par de hauts personnages auxquels elles dédiaient des autels votifs, des tombeaux somptueux, des statues équestres ou plus sim-

(1) Gode Théodos., 1. XII, t. I, 1. 179.

(2) Code Théodos., 1. XIII, t. III, 1. 3 et 47. - Id., 1. XVI, t. II, 1. 15.

(3) Gode Justinien, 1. XII, t. XXXV.

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plement des inscriptions coulées en bronze. M. Rabanis nous a fourni des détails intéressants sur les dendrophores (1). Ils exploitaient les bois qui existaient alors le' long des bords de la Garonne et de la Dordogne. Sur les bords du Peugue, sur remplacement actuel de la prison municipale et sur un terrain ils avaient probablement établi leurs entrepôts, le Peugue communiquant alors librement avec le fleuve et recevant les marées (2), ils avaient élevé un édifice orné de sculptures représentant leurs occupations.

Les archéologues ont retrouvé les débris de peaux de mouton laissés par les tanneurs et les mégissiers dont les ateliers se trouvaient aussi sur les bords du Peugue.

D'autres corporations, que nous trouvons plus tard toutes formées, existaient déjà comme leurs similaires dans d'autres contrées de la Gaule. Les corporations des bateliers de la Durance, du Rhône, de la Saône, de la Loire, de la Seine, font présumer l'existence des naviculaires de Burdigala. Il en est de même pour les autres corporations de métiers.

Les marchands de vin avaient été organisés en collèges par Alexandre Sévère vers l'année 230 (3). Celui des marchands de vin de Lyon paraît avoir tenu le premier rang dans cette ville (4). L'épigraphie ne nous fournit aucun document relatif à ceux de Bordeaux.

Ainsi, comme à Marseille, à Arles, à Narbonne, à Nîmes, à Toulouse, à Lyon, à Nantes, à Paris et dans toutes les villes commerçantes de la Gaule romaine, existaient des collèges de marchands et d'artisans qui avaient leur administration particulière, leurs réunions, leur caisse sociale, leurs biens meubles et immeubles, leurs esclaves ; qui constituaient de véritables personnes civiles vivant sous la protection de per- sonnages puissants, soumis à l'autorisation de l'empereur et se conformant aux règlements faits par lui.

En dehors de ces collèges, quelques citoyens se livraient à des spéculations commerciales, soit sous le nom de leurs affranchis ou d'un esclave, soit par des actes isolés. Déjà on

(1) Rabanis. Recherches sur les Dendrophores.

(2) Peugue, peaulgue, pelagos, mer. A son embouchure était le bassin navigère.

(3) Lampride. Alex. Sévère, 33.

(4) Boissieu. Inscriptions de Lyon, 207, 399.

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commençait à distinguer le gros négoce (les negociatores), qui était représenté par des marchands de vin, de blé, d'huile, de vases d'or et d'argent, d'étoffes, d'esclaves, de gladiateurs pour les combats du cirque, des rouliers, des navigateurs ; et le commerce de détail en boutique, le petit commerce, qui était exercé par ceux qu'on appelait mercatores.

Plusieurs étrangers paraissent aussi avoir exercé le com- merce à Bordeaux, notamment des Syriens. Quelques bustes qui existent au musée de Bordeaux, quelques inscriptions lapi- daires, en donnent l'indication. La physionomie de ces bustes semble rappeler le type des Grecs de Syrie; mais les inscrip- tions sont en petit nombre, quatre seulement, dont une seule donne le nom «euplous, heureux navigateur ». Ausone nous parle de deux négociants grecs, Théon, qui habitait à l'embou- chure de la Gironde et paraissait faire le commerce maritime, et Philon, qui parcourait les routes et les rivières en amont de Bordeaux.

Parmi les inscriptions relatives aux étrangers qu'a étudiées M. C. Jullian, nous trouvons quatre Belges, un Breton, deux Espagnols, puis quatorze personnages de diverses localités de la France actuelle. Et encore y aurait-il lieu d'en contester quelques-uns (1).

Existait-il des Juifs à Bordeaux? Malgré le silence des docu- ments et des historiens, nous pensons qu'il devait s'en trouver quelques-uns. Pompée, après s'être emparé de Jérusalem, avait transporté en Italie, dans les Gaules et en Espagne, une grande quantité de Juifs. Vespasien, Titus, Adrien, agirent de même. Lorsque le dernier Hérocle fut exilé en Espagne, il y amena aussi des Juifs.

Il est probable que des relations commerciales s'établirent entre les Juifs de ces diverses contrées ; et peut-être les deux Espagnols qui figurent dans le travail de M. Jullian étaient-ils de race israélite (2).

Nous avons essayé de décrire les classes commerçantes de l'Aquitaine sous les Romains, c'est-à-dire la condition des

(1) C. Jullian. Inscript, rom. de Bordeaux. Gounouilhou, 1887, t. I.

(2) Grœtz. Hist. des Juifs, t. III, 4-5. J. Fesch. L'Église et l'État dans l'emp. jrank, ch. vi. Vienne, in-8°, 1869.

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travailleurs; occupons-nous maintenant du capital, cet autre facteur de la production et du commerce.

Le capital ne s'était pas créé à Rome par le travail, ainsi que nous avons eu l'occasion de le dire; il était le fruit de la conquête et de la guerre, des rapines et des concussions. Les lois comme les mœurs publiques punissaient et méprisaient le travail : Auguste avait condamné à mort le sénateur Ovinus pour avoir dérogé jusqu'à avoir créé une manufacture (1); aussi fallut-il que l'État se chargeât de nourrir ces illustres citoyens qui ne travaillaient pas, et de leur faire non seule- ment des distributions de blé, mais aussi de parfums précieux ; aussi fallut-il leur offrir les dispendieux spectacles du cirque. L'ivoire, l'ambre, l'encens, tous ces objets de luxe venus de l'Inde et de la Syrie, les mousselines, l'ébène, l'écaillé, la soie, les plumes, les tapis de Perse, devinrent des objets de première nécessité.

Quant au capital, il était presque tout entier dans les mains de l'aristocratie, qui le faisait valoir, par ses affranchis, à des usures énormes.

Ce sont les chefs de l'aristocratie qui ont reçu les produits du pillage de Syracuse, de Tarente, de la Numidie, de l'Asie mineure, de la Lusitanie, de l'Espagne, de la Gaule. Le char de triomphe de Paul-Emile était suivi de deux cent cinquante chariots pleins d'or et d'argent. La prise de Cartilage fournit plus de cinq cents millions de notre monnaie. Les rapines des Scipion, de Lucullus, de Verres, de Salluste, sont restées célè- bres. Brutus, Cassius, Antoine, Caton, Sylla, le grand Pompée lui-même, prêtent à 48 et même à 70 0/0. Cicéron, gouverneur de Cilicie, se considère comme ayant rendu un grand service à cette province parce qu'il a réduit l'intérêt légal à 12 0/0 et une commission. « On tourmente l'argent de toutes manières », disait Salluste. «Nous dévorons les peuples jusqu'aux os >, s'écriait Juvénal (2).

Dès les premières années de la conquête, la Gaule avait été envahie par une foule de déclassés arrivant à la curée. Cicéron, dans son discours pour Fonteius, nous l'affirme nettement : « Je le dis hardiment, et je l'affirme avec certitude, la Gaule

(1) Blanqui. Hist. de l'Écon. polit., p. 79.

(2) Blanqui. Hist. de l'Écon. polit., p. 64.

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» est remplie de négociants et pleine de citoyens romains, et » nul Gaulois ne fait la moindre affaire sans un citoyen » romain ; pas une pièce de monnaie ne circule en Gaule sans » être inscrite sur les registres des citoyens romains (1). » C'est le proconsul romain qui fixe les impôts, les corvées pour les routes, les péages, les octrois. C'est le chevalier romain qui les afferme ; qui prête les fonds pour les acquitter. Au témoignage de Cicéron vient s'ajouter celui de Tacite (2).

Examinons maintenant les conditions dans lesquelles se faisaient les opérations commerciales, les restrictions ou les facilités que leur apportaient le système des impôts spéciaux au commerce, la législation, les institutions telles que les banques, les marchés, les monnaies, les moyens de communication par terre, par la navigation fluviale et maritime.

Nous avons parlé de l'impôt foncier payé par les curiales ; nous ne nous occupons ici que de l'impôt payé par le mar- chand et par la marchandise.

Les commerçants payaient patente. Cette patente était payée par la corporation imposée collectivement et solidairement responsable envers l'Etat. Caligula avait établi cet impôt, mais seulement sur certaines catégories (3). Alexandre Sévère retendit à toutes les corporations (4). On l'appelait chrysargire ou or lustral, parce que cet impôt se payait tous les lustres, c'est-à-dire tous les cinq ans. Tout artisan et tout marchand, dans les villes et jusque dans les plus humbles bourgades, était soigneusement immatriculé et taxé d'après l'estimation de son revenu (5).

La marchandise était soumise à d'autres taxes.

Quand les Romains s'étaient emparés de l'Aquitaine, ils avaient trouvé, comme clans les autres parties de la Gaule, sur tous les points de passage du territoire d'un petit peuple

(1) Cicéron. Pro Fonteio, éd. Panckoucke. Oraisons, t. IV, p. 386.

(2) Tacite. Annales, IV, vi.

(3) Suétone. Caligul, c. xl.

(4) Lampride. Alex. Sév., c. xxiv.

(5) Novel. Théodose et Valent., tit. XX VII. De négociai. Code Théod.,t. VI. Id. XIII, t. I. De lustrali conditione.

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gaulois à celui d'un autre, la perception d'un droit de passage payé par le voyageur et par la marchandise. Quelques-uns de ces droits continuèrent à subsister, soit comme simples péages, soit comme octrois; mais la plupart, à l'entrée comme à la sortie, furent reportés aux frontières considérablement élargies du territoire gaulois, à l'exception peut-être de la Narbonnaise au sud et de la Germanie au nord.

Ce réseau de douanes avait plusieurs stations. On n'en a pas retrouvé les traces entre Bordeaux et Narbonne; mais, du côté des Pyrénées, ces stations étaient placées à Saint-Bertrand de Comminges et Eauze. Cet impôt douanier s'appelait le quaran- tième des Gaules. Il était perçu par une armée d'employés sous la direction d'un procurateur spécial, qui en opérait le versement au trésor. Ce droit de quarantième, ou 2 1/2 pour cent, paraît s'être appliqué seulement dans les rapports des diverses provinces gauloises les unes avec les autres. Quant aux relations commerciales avec les autres provinces de l'Em- pire, elles étaient régies par ce qu'on appelait Yoctava, le huitième (12 1/2 pour cent). Quelques-uns ont pensé que Voctava ne s'appliquait qu'aux relations avec l'étranger, ad hostem. Ils s'appuient sur un texte, peut-être mal compris, de Cicéron dans son plaidoyer pour Fonteius (1). Cet impôt existait tout au moins dès le temps d'Alexandre Sévère (2).

Les lois de douanes contenaient des prohibitions-, mais celles-ci n'avaient point, comme les prohibitions modernes, un but de protection pour les industriels de telle ou telle contrée. L'Empire romain s'étendait sur le inonde industriel et commercial presque tout entier. Les prohibitions avaient pour but d'empêcher la sortie des marchandises qui auraient pu être utiles à l'ennemi. C'est ainsi que l'exportation était sévèrement défendue pour les armes, le fer, le blé, le vin, l'huile, le sel : elle était punie des peines de la haute trahison (3). Mais ces dispositions étaient le plus souvent éludées par la fraude.

La marchandise avait en outre à supporter un droit sur les

(1) Cagnat. Impôts indirects chez les Romains, M à 16. Cicéron. Pro Fonteio, éd. Panckoucke, p. 396. Pigeonneau. Hist. du Comm., p. 43.

(2) Code Justinien, IV.

(3) Digeste, III, iv. 2. Code Justinien, IV, xu, 1 et 2.

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ventes publiques qui, de 1 pour cent, s'éleva à 2, puis à 4. La vente des esclaves supportait 4 pour cent (1).

Des droits spéciaux sur le sel, sur le vin; des péages particuliers pour les routes, les ponts, la navigation des rivières et de la mer, pour l'entrée et la sortie des ports ; des droits d'octroi, venaient encore grever la marchandise de Irais considérables.

Article 2. Les Monnaies.

Nous n'avons pas besoin d'insister sur le rôle important de la monnaie dans le mécanisme des relations commerciales.

Les théories des économistes modernes avaient été précédées des enseignements des écrivains de la Grèce et de Rome, et nous n'avons pas encore trouvé de meilleure définition de la monnaie, considérée comme une marchandise qui intervient dans les transactions au double titre de mesure et d'équivalent, que celle qu'en a donnée Aristote : « On convint de donner et

> de recevoir dans les échanges une matière qui, utile par elle- » même, fût aisément maniable dans les usages habituels de la

> vie. Ce fut du fer, par exemple, de l'argent, ou telle autre » substance analogue, dont on détermina d'abord la dimension » et le poids; et qu'enfin, pour se délivrer des embarras de

> perpétuels mesurages, on marqua d'une empreinte particu- » lière, signe de sa valeur (2). »

Cette belle définition du philosophe grec se trouve complétée par le jurisconsulte romain. Écoutons Paul, dans le Digeste : « La vente commença par l'échange. Jadis il n'y avait pas de » monnaie, et rien ne distinguait la marchandise du prix. » Chacun, suivant la nécessité du temps et des choses, troquait » ce qui lui était inutile contre ce qui pouvait lui procurer de » l'utilité ; car on sait que le plus souvent ce que l'un possède » en trop manque à un autre. Comme il n'arrivait pas toujours » aisément que l'un possédât ce que son voisin désirait, et » réciproquement, on choisit une matière dont la constation » publique et durable permît de subvenir aux difficultés » communes de l'échange par l'identité de l'évaluation. Cette

(1) Tacite. Annales. Suétone. Caligul., xvi.

(2) Aristote, Politiq., liv. I, c. m, §14.

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» matière, revêtue d'une empreinte officielle, ne porte plus le » nom de marchandise, mais de prix (1). »

Cette marchandise, mesure commune des valeurs de toutes les marchandises et d'elle-même, doit remplir certaines conditions essentielles qui ont généralement fait adopter pour cet usage les métaux, et notamment l'or, l'argent et le cuivre. Mais, quelque ancien que soit l'emploi des métaux, nous trouvons, non seulement à l'origine de la civilisation chez tous les peuples, mais encore à des époques presque contemporaines, qu'un grand nombre d'objets, à raison de circonstances particulières, ont servi de monnaie, c'est-à-dire de mesure des choses échangeables.

Le bétail était employé comme monnaie dans l'antiquité grecque; Homère mentionne que le bouclier de Diomède ne valait que neuf bœufs, tandis que celui de Glaucus en avait coûté cent. Le nom de bœuf devint le nom d'une monnaie métallique de la Grèce.

D'autres objets d'usage courant furent à diverses époques employés à l'usage de la monnaie.

La morue sèche à Terre-Neuve, les peaux de castor au Canada, les fourrures en Sibérie, les toiles de guinée en Afrique, ont été et sont encore quelquefois employées comme monnaie. Cet usage existait déjà à une époque bien anté- rieure. Avant la conquête normande, chez les Saxons d'Angle- terre, à défaut de matières d'or et d'argent, on se servait d'une monnaie vivante, living money, monnaie légale autorisant à payer toutes sortes de marchandises non seulement en bétail, mais en esclaves. Cet usage cessa lorsque reparut la circulation des espèces métalliques.

Les esclaves ont ainsi, et pendant longtemps, chez d'autres peuples encore que les Saxons, constitué une monnaie.

Chez l'homme préhistorique de nos contrées, les coquillages d'abord, les armes et les instruments des âges de la pierre polie, du bronze et du fer, quelques autres objets de consommation courante et de conservation facile, des grains de blé, peut-être, purent remplir l'emploi de la monnaie ; mais aucun document ne vient démontrer cette probabilité.

Les premières monnaies métalliques, représentées par un

(1) Digeste, lib. XVIII, t. I.

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poids de métal déterminé, mais dépourvu d'inscriptions, paraissent pour la Gaule avoir été fondues et coulées par les Druides. On sait que les Druides n'écrivaient pas leurs dogmes (1). C'étaient des rouelles de métal de forme grossière (2); en argent, en bronze, en fer ou en potin (3). On en a même trouvé en plomb (4). Soit à raison de leur emploi, soit à raison de leur origine, ces monnaies étaient revêtues d'un caractère religieux et sacerdotal.

Quelques-unes de ces monnaies druidiques nous ont été conservées. Les signes qui y sont inscrits ne nous permettent pas de reconnaître dans quel lieu précis elles ont été coulées, à quelles peuplades elles appartenaient, ni même à quelle époque elles ont été créées. Elles ne devaient avoir qu'une circulation très restreinte à Bordeaux le druidisme n'était pas la religion locale, et qui n'avait encore avec la Bretagne et les contrées dominaient les Druides que des relations peu étendues.

Les relations avec les populations ibériennes d Espagne et du midi de la Gaule étaient plus nombreuses chez les Aquitains qui étaient de même race et de même langue. Les monnaies phéniciennes et ibériennes offraient la plus grande ressem- blance, les secondes paraissant n'être qu'une copie des premières. Les navigateurs de Tyr avaient-ils apporté aux Aquitains leurs monnaies, ou ces peuplades frappèrent-elles des monnaies à l'imitation de celles de Tyr ? Quelques-unes de ces pièces nous ont été conservées. Elles paraissent remonter au me siècle avant Jésus-Christ (5). Elles présentent les attributs et l'image du soleil, divinité phénicienne adoptée parles Ibères. La racine Baal ou Bel du nom tyrien du soleil, a donné aux Ibères d'Aquitaine les noms de Bel, Belenus, Abelio, Belisama (6). Elle se retrouve dans les noms grecs du soleil, Abelios ou Abellion (7), Apollon (8).

Aux relations phéniciennes succéda l'influence grecque venant de la Grèce asiatique. Nous avons dit ailleurs que le midi de

(1) César. De bello gallico, 1. VI, c. xxiv. (2-3-4) Rev. numismatique, XV, 299.

(5) Rev. numism. Huscher, XV, 165.

(6) V. Reinecius.

(7-8) Chaudruc de Crazannes. Rev. numism., XV. 359.

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la Gaule était devenu comme une colonie dorienne. Massilia, fondée par les Phocéens, correspondait avec une ceinture de villes commerçantes, colonies grecques établies sur le littoral de l'Italie, de la Gaule et de l'Espagne.

Marseille apportait dans la circulation sa monnaie parti- culière et celles de la Grèce. Sa monnaie, primitivement marquée d'un marsouin pour rappeler le nom de Phocée (phoque), avait cours de la Méditerranée à l'Océan. Plus tard, les Massaliotes et les colonies grecques introduisirent en Gaule et en Aquitaine la monnaie macédonienne. Elle avait été créée par le roi Philippe après la découverte des mines d'or de la Thessalie. Cette monnaie d'or, magnifique de style, et de métal pur, fut adoptée par tout le monde commercial de l'antiquité pour les paiements importants.

Cette introduction des monnaies de Macédoine dans nos contrées a été faussement attribuée aux Gaulois eux-mêmes dont les bandes, sous .la conduite de Brennus, avaient pillé le temple de Delphes. Ces bandes furent complètement détruites peu de temps après leur victoire, et nul de leurs guerriers ne put regagner, chargé d'or, les lieux de sa naissance.

Ce beau spécimen de monnaie portait aussi le nom de darique. Il a joui pendant plus de dix siècles de la plus grande faveur dans le monde commercial de l'antiquité, aussi bien dans l'Aquitaine que chez les Romains et les Grecs. Les épîtres d'Ausone nous le montrent en usage de son temps (1).

Le poète bordelais avait prêté quatorze philippes d'or à Théon, le négociant du Médoc; il fut chargé par l'empereur Valentinien de remettre six philippes d'or au grammairien Ursulius, de Trêves.

Si la persistance de l'usage de la monnaie d'or des philippes est un fait constant, cela ne doit s'entendre que de celle qui avait conservé son poids et son titre. Mais presque dès son apparition la monnaie grecque fut imitée et falsifiée; elle perdit à la fois l'élégance de son type, le poids et la pureté du métal. Les premières imitations faites par les ateliers gaulois furent

(I) Ausone, epist. v : Bis septem rulilos regale numisma philippos. Ergo, aut praedictos jam nunc rescribe darios. Ausone, ep. xvm : Interceptos regale numisma philippos Accipe tôt munero.

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pratiquées à Marseille, d'où elles se répandirent dans le midi de la Gaule et en Espagne. Elles paraissent remonter au milieu du ive siècle avant Jésus-Christ. L'or est encore de bon titre et de bon poids; l'empreinte est d'un style assez pur. La tête d'Apollon rappelle l'art grec. Le revers offre davantage le caractère gaulois. Il représente tantôt le char ou bige conduit par une Victoire, tantôt un cheval à tête humaine, guidé par un être presque invisible. Souvent, sur le cheval est placée la figure d'un oiseau, aigle ou vautour; quelquefois aux pieds du cheval se trouve un ennemi renversé, une roue, des débris de char.

Les caractères de cette falsification gauloise devinrent de plus en plus grossiers. Le type grec s'altéra au point de devenir méconnaissable; la tête laurée d'Apollon subit par le peu d'habileté du monétaire des dégradations successives telles qu'il devint difficile et quelquefois presque impossible de bien la reconnaître. La roue et le nom de Philippe furent remplacés par le nom gaulois du soleil, Belenus ou Abellio, ou par celui de quelqu'un de ces nombreux petits peuples celtes ou aqui- tains. Bientôt le bige ne fut plus attelé que d'un cheval, le char se réduisit à une seule roue; enfin char, roue et conducteur disparurent pour ne plus laisser que le cheval.

Ces défigurations, d'après Lelewel, étaient soumises à certaines règles mystiques dont il n'était pas permis au moné- taire de s'écarter.

Quant au métal, la quantité d'or allait en diminuant, et l'alliage avec l'argent formait sous le nom d'électrum un alliage qui peu à peu se trouva remplacé par du cuivre.

Nous pouvons indiquer quelques types de ces monnaies d'imitation.

Une pièce a été trouvée en Saintonge, près de Pons. Elle porte sur la face la tête laurée d'Apollon; au revers, un per- sonnage dans un bige tenant les rênes; au-dessous un trident et la légende : Philippos. Elle a été décrite par le baron Chaudruc de Crazannes (1).

M. le marquis de Lagoye a décrit quatre pièces qu'il attribue aux Belindi (Belin), près Bordeaux. Le nom de ces Aquitains fait supposer qu'ils étaient placés sous le patronage de Bel ou

(i) Chaudruc de Crazannes. Rev. numistn.

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Belinos, l'Apollon des Ibères. Elles offrent la tête d'Apollon taiix cheveux bouclés, avec le nom de Belinos, et au revers un cheval en liberté à côté d'une colonne de temple (1).

Une monnaie attribuée aux Élusates, habitants d'Eauze, présente une dégradation marquée du type précédent. C'est grossièrement que sont indiqués les principaux linéaments de la tête et de la chevelure d'Apollon; le cheval du revers est sans forme. La décadence de l'art est très accentuée.

Il en est de même pour une pièce des Auscii, habitants d'Auch, reproduisant le type de Marseille.

Diverses monnaies attribuées aux Volsques Tectosages, aux Petrocorii, aux Santones, même aux Bituriges Vivisques, ont été trouvées dans diverses localités du département de la Gironde, à Bordeaux, à Blaye, à Saint-Sauveur, à Vertheuil, à Soulac. Mais ces attributions sont contestées. M. Camille Jullian, notamment, repousse celle faite aux Belindi de Belin, et celle faite aux Bituriges Vivisques, la première par M. de Lagoye, la seconde par MM. Robert et de Taillebois. Il croit qu'aux temps de l'indépendance gauloise, les Bituriges Vivisques se bornaient à se servir des monnaies des peuples voisins, et n'avaient pas plus de monnaie particulière qu'ils n'avaient de nom qui leur fût propre (2).

Quand les monnaies romaines furent introduites dans les Gaules, les monétaires gaulois s'empressèrent de les imiter et de les falsifier. Il y eut alors trois sortes de monnaies en circu- lation, en ajoutant à celles de la Grèce et de Rome la monnaie nationale.

Malgré notre désir d'éviter les détails, nous allons indiquer quelques symboles inscrits sur ces divers types. Nous avons déjà parlé de la figure d'Apollon et du char; du phoque qui caractérisait la monnaie de Marseille. Ajoutons la chouette des Grecs d'Athènes; le bœuf, la tortue de certaines villes grecques. Les Romains avaient l'aigle et la roue.

Les Aquitains, les Ibères et les Gaulois avaient le cheval et le porc, symbole de la vie sauvage et forestière, et aussi de ce grand commerce de salaisons qui se faisait dans leurs contrées et dont Strabon, Pline, Varron, Athénée, nous ont signalé

(1) Marquis de Lagoye. Rev. numism., t. VII, p. 12.

(2) Camille Jullian. Inscript, rom. de Bordeaux, t. II, p. 69.

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l'importance. D'autres symboles secondaires tels que la, roue et le cercle, dégradations du char grec ; le triangle, forme abrégée du trépied de Delphes, étaient usités.

Le plus remarquable pour les Bordelais de ces symboles qui se trouvent marqués sur les monnaies attribuées aux Ibères et aux Celtibères, c'est le croissant lunaire qui pourrait bien être l'emblème en même temps général à la race, et distinctif de la ville même de Bordeaux dès son origine (1). On sait que les Tyriens associaient au culte de Bel ou Abellio, le soleil, celui de sa soeur Belisama, la lune. Les Aquitains, comme les Ibères d'Espagne, adoraient la lune décroissante, et leurs principales fêtes avaient lieu au moment de la pleine lune. Le croissant, symbole religieux de Belisama, n'était-il pas aussi l'image du fleuve qui se recourbe en arc devant la cité ; et Bordeaux, qui porte encore dans ses armoiries le triple croissant, n'a-t-il pas de temps immémorial porté le nom de Port de la Lune ?

On trouve aussi dans ces monnaies ibériennes, sinon aqui- taniques, la représentation d'une sorte de fleur mystique que les auteurs spéciaux s'accordent à regarder comme le lotus antique apporté de l'Inde (2), personnifiant la puissance créa- trice par excellence (3), et dans laquelle on a vu l'origine de la fleur de lys (4). Cette fleur, lotus, nymphéa ou nénufar, est dans les Indes l'objet d'une vénération séculaire et toujours vivante. Elle est consacrée au Dieu de la lumière, parce qu'elle reste la nuit plongée au-dessous de la surface des eaux dormantes, et qu'elle n'apparaît au-dessus qu'au moment le soleil se lève. C'était la fleur de lotus que les Indiens révoltés en 1857 contre les Anglais se transmettaient mystérieusement de main en main comme le signal de la liberté renaissante.

Avant l'arrivée de César dans l'intérieur de la Gaule, et de ses lieutenants en Aquitaine, les relations commerciales de cette province avec la Narbonnaise et Marseille, comme avec l'Espagne, avaient déjà fait connaître et employer les monnaies romaines ; mais, pour les monnaies d'or, le type grec continuait

(1) Baron Chaudruc de Crazannes. Rev. num., IV, 467.

(2) De la Saussaie. Rev. num., année 1836, p. 305.

(3) Huscher. Rev. num., XV.

(4) Rev. Rev. num., 1, 19.

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à être préféré lorsqu'il était de bon aloi, et malgré les imita- tions de plus en plus grossières qui en étaient faites. L'unique monnaie d'or des Romains, Yaureus, qui avait une valeur à peu près équivalente à notre monnaie d'or de 20 francs, était également d'un grand usage. Quant à la monnaie d'argent, elle était habituellement frappée pour l'usage local et restreint par les diverses peuplades de la Gaule et de la Novempopulanie, qui lui donnaient l'empreinte de leurs signes nationaux et la marquaient du nom de leur cité.

Le rapport de l'or à l'argent donnait à ce dernier une valeur plus élevée parce qu'il était plus rare et plus demandé pour les petites transactions journalières. Ce rapport varia de 9 à 12, l'or étant pris pour unité.

Le type lui-même des espèces fut changé après la conquête romaine, et lors du remplacement de la monnaie grecque et gauloise par la monnaie romaine. La frappe gauloise disparut vers la fin du premier siècle et, sauf l'emploi des philippes d'or de Macédoine qui durait encore au ve siècle, les ateliers romains d'Arles et de Lyon approvisionnèrent l'Aquitaine; les dénominations grecques et les drachmes cédèrent la place aux quinaires et aux noms latins. A peu près à la même époque, les ateliers romains en Gaule ne portèrent plus sur leurs monnaies le nom de la ville elles étaient frappées. Ils adoptèrent un type uniforme imposé par l'État, et portèrent habituellement le nom des empereurs, et quelquefois celui des membres de leur famille.

L'altération des monnaies, surtout celle des pièces d'argent, devint tellement grave qu'elle occasionna la cherté, au moins apparente, du prix des subsistances, par la différence réelle entre le prix nominal et la valeur de la monnaie.

Ces monnaies, qui portaient déjà 20 pour cent d'alliage aux temps de Néron et de Trajan, ne furent plus reçues dans les caisses publiques à partir d'Héliogabale.

Les monnaies romaines en usage en Aquitaine étaient, comme les nôtres, en cuivre, en argent et en or.

La monnaie de cuivre était : Vas, le demi-as et le quart d'as.

La monnaie d'argent : le denier, valant d'abord 10 as; le demi-denier, denarius, valant 5 as ; le quart de denier ou seœtertius, 2 as 1/2.

La monnaie d'or : Yaureus.

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La valeur intrinsèque de ces monnaies, leurs rapports entre elles et avec les nôtres, ont été l'objet de nombreux travaux. Nous indiquons les principaux (1).

Ces monnaies correspondaient à peu près à celles usitées en France avant l'adoption du système métrique : le sou, le double liard, le liard; la pièce de dix sous, le louis.

Leur valeur métallique, comparée à notre monnaie actuelle, et en les supposant régulières de poids et de titre, peut se résumer ainsi : l'as avait le même poids que pèsent 4 centimes 3/8 de centime; le sesterce, le même poids que 17 cent. 50; le quinaire, 35 centimes; le denier, 70 centimes; l'aureus, de 17 à 18 francs.

Peu à peu les altérations des monnaies devinrent si consi- dérables, la proportion d'alliage pour les métaux précieux devint si énorme, que ces falsifications grossières ne rap- pelèrent que nominalement le titre et le poids primitifs, et n'offrirent plus qu'une sorte de placage ou de revêtement de plus en plus mince d'or ou d'argent. Par suite, la valeur nominale des marchandises augmenta dans des proportions effrayantes. Le témoignage nous en a été conservé par un Édit de Dioclétien, en date de l'année 303, retrouvé sur une table de pierre à Stratonice dans l'Asie mineure, et ayant pour objet de fixer législativement le prix des vivres et des salaires en Italie et à Rome (2).

Le savant statisticien Moreau de Jones a dressé d'après cet édit un tableau qui indique le maximum des prix fixés par l'édit en monnaie romaine; le même terme en monnaie fran- çaise, d'après la valeur intrinsèque du denier romain; la valeur représentative du prix maximum, d'après la dépréciation des monnaies; enfin le prix moyen en monnaie actuelle de ces objets en temps ordinaire (3).

Les prix qui résultent de ce travail ne doivent pas cependant, selon nous, être considérés comme exactement vrais, même

(1)Chéruel. Antiquit. grecques et'rom. Letronne. Considér. gêner, sur l'évaluation des monn. grecques et rom. Levasseur. De la valeur des monn. rom. Ch. Lenormant. La monnaie dans l'antiq. Mommsen. Hist. de la monn. rom. Moreau de Jones. Bconom. domest. des Romains. Pigeonneau. Hist. du Comm. de la France, I, 48 et ss.

(2) Waddington. Edit de Dioclétien.

(3) Moreau de Jones. Journal des Économ., t. III, p. 42.

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pour l'époque spéciale dont il s'agit ; il suffît de se rappeler les variations de valeur des assignats comparés à la monnaie d'or, pour comprendre les incertitudes de pareilles évaluations.

Ajoutons, d'ailleurs, que l'édit de Dioclétien, comme tous les actes de l'autorité ayant la prétention de fixer le prix des marchandises, ne reçut pas d'exécution. Il fallut en revenir au seul remède efficace, à la bonne monnaie. Constantin ordonna les réformes nécessaires. La livre pesant d'or fut divisée en soixante-douze sous d'or; chaque sou en deux moitiés ou semis et en trois tiers ou triens, ou en douze deniers.

Le poids de la livre romaine était emprunté, comme chez les Grecs, au poids d'un objet naturel, le grain de blé. Elle pesait 6,144 grains, ce qui donnait 85 grains 1/3 pour le sou d'or romain.

Ce système monétaire fut adopté, sauf quelques légères modifications, jusqu'à Charlemagne.

Pas plus que pendant la période gauloise, nous ne trouvons à Bordeaux, pendant la période romaine, l'indication de l'existence d'un atelier monétaire. Il ne paraît même pas que sous les empereurs de race gauloise, même sous Tétricus, dont on a trouvé dans la Gironde de très nombreuses monnaies, il ait été frappé à Bordeaux des pièces d'or, d'argent ou de cuivre.

Pour avoir une idée juste des conditions économiques de la vie à Bordeaux pendant l'époque ibéro-romaine, du second au cinquième siècle de notre ère, il serait intéressant pour nous, non seulement de connaître les denrées fournies par l'agri- culture, l'industrie et le commerce, à la consommation locale ou étrangère; mais aussi quel était le prix usuel ou moyen des objets nécessaires à la vie, chez ces populations. Nous voudrions savoir entre quelles limites de prix minimum et maximum se comptait le travail agricole ou industriel, le transport, l'action du commerce. Il ne nous suffit pas de connaître le poids exact en notre monnaie actuelle d'une monnaie d'une autre époque. Cela ne nous donnerait, comme le proclament tous les économistes, qu'une idée très fausse de la valeur d'une somme d'argent d'autrefois.

Ce qu'il nous importe de connaître, c'est le pouvoir de l'argent à deux époques différentes, c'est-à-dire la quantité d'objets de même nature, parmi les plus indispensables à la

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vie, qu'un égal poids du même métal précieux eût donnée aux deux époques que nous comparons.

Malheureusement notre désir de savoir se trouve souvent déçu par l'absence à peu près complète de documents contem- porains. Les historiens ne s'occupent pour la plupart que des fastes militaires et restent indifférents et muets lorsqu'il s'agit de la vie domestique.

Nous ne pouvons chercher des arguments dans des lois d'exception comme celle édictée par Dioclétien; et ce n'est d'ailleurs que par une appréciation complètement arbitraire que nous pourrions appliquer à l'Aquitaine des prix de maximum établis surtout pour Byzance et pour l'Italie. A l'exception des objets de grand luxe que Bordeaux pouvait recevoir, et de quelques marchandises des fabriques d'Italie et des provinces gallo-romaines, la difficulté et le haut prix des transports ne permettaient pas aux marchandises d'encombre- ment de voyager au loin. La province s'approvisionnait elle- même en blés, en vins, en laines, en lin, en chanvre, et le principal mouvement du commerce était restreint au bassin de la Garonne. Ce mouvement, sujet à des fluctuations diverses, ne devait pas cependant avoir des conséquences économiques occasionnant des crises financières considérables.

Aussi pouvons-nous adopter l'opinion de plusieurs écrivains et dire que nous possédons sur les prix des données assez nombreuses et assez sûres pour avoir la conviction que les prix moyens des objets de consommation, comparés à ceux de nos jours, n'offraient pas des écarts importants.

Article 3. Institutions auxiliaires du commerce.

Si nous étudions de près le mouvement de l'argent et le mécanisme commercial à Bordeaux et dans le midi de la Gaule romaine, particulièrement du m0 au ve siècle, nous avons à constater un remarquable degré de perfectionnement.

Les commerçants de Burdigala, en rapport avec les places de commerce d'Arles, de Narbonne, de Marseille, de Lyon, avec Rome elle-même, employaient les services de banquiers et de changeurs {argentarii, nummularii). Il est quelquefois difficile de distinguer si tel personnage était plutôt banquier

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que changeur ou même orfèvre, parce que ces trois fonctions étaient souvent exercées par le même individu . Les banquiers avaient en outre une sorte de caractère légal, en ce sens que leurs livres, en cas de contestation, faisaient foi en justice.

Ils recevaient des fonds en dépôt et pratiquaient le compte d'intérêts, le billet à ordre, le paiement au moyen de chèques et de virements, la négociation des valeurs et contrats divers, le prêt à la grosse. On a pensé qu'ils n'étaient pas étrangers aux notions de l'assurance maritime, qui ne diffère du contrat à la grosse qu'en ceci, que dans ce dernier le prêteur fournit avant le voyage de mer un capital remboursable seulement en cas d'heureuse arrivée, tandis que dans l'assurance, l'assureur ne fournit qu'une promesse de payer en cas d'avarie. Le prêt à la grosse est d'ailleurs très ancien. Il était déjà fort usité à Athènes et dans les villes maritimes de la Grèce. On en trouve un exemple dans le plaidoyer de Démosthènes contre Lamitus. 11 était aussi très usité chez les Romains qui appelaient le capital prêté pecunia trajecticia, et le bénéfice nauticum fœnus. C'est ce bénéfice, qui s'élevait parfois à 70 0/0, que l'austère Caton recherchait dans ses placements de capitaux.

Les anciens n'étaient pas étrangers à ce que nous pourrions appeler la forme élémentaire de la lettre de change. Le trapézite ou banquier d'Isocrate nous fournit un exemple d'une opération commerciale comprenant tous les éléments de notre lettre de change (1).

Les lois commerciales et maritimes avaient une origine déjà fort ancienne. C'étaient celles de Tyr, successivement adoptées par les Rhodiens, les Carthaginois, les Grecs et les Romains. Ces lois, qui étaient connues sous le nom de lois des Rhodiens, et qui ont joui d'une grande célébrité, ont passé en grande partie dans la législation romaine. Elles n'ont été, il est vrai, officiellement codifiées que dans les Pandectes de Justinien,

(1) Voyez. Pardessus. Us et coutumes de la mer. Pair. Recherch. philosoph. sur les Grecs, t. II, p. 101. Gourcelles-Seneuil. Dictionnaire de l'Économ. politiq., tit. II, p. 40, 2°, Lettre de ch. Dupont de Nemours. De la Banque de France, p. 9. G. F. Schœman. Antiq. jur. publ. grecor., p. 353. De Kontourga. Acad. des Scienc. moral, et polit., 25 septembre 1859. Egger. Soc. des Antiq., 13 juin 1860. Mém. d'hist. ancienne et de philos. Paris 1863, p. 130. A. Bernadaki. Journ. des Économ. « La lettre de change dans l'antiq. » 4e série, t. IX, p. 365.

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publiées le 16 décembre 533, mais les Pandectes n'étaient que la constatation d'une législation pratiquée depuis plusieurs siècles. Le droit international n'existait pas. Rome seule commandait à toutes les populations commerçantes. Quant aux Barbares, les uns entraient peu à peu dans l'orbe du monde romain, et devenaient des auxiliaires; les autres restaient encore étran- gers, ennemis, hostes; mais l'étranger n'avait pas de droits et contre lui la revendication était éternelle.

Dans les conditions que nous venons d'indiquer, il est difficile de distinguer le commerce intérieur du commerce extérieur, comme nous le faisons de nos jours. Nous pouvons cependant considérer comme commerce intérieur celui qui s'exerçait dans la zone douanière dans laquelle Bordeaux était compris. Cette zone, formant l'union douanière des Gaules, comprenait les provinces d'Aquitaine, de Lyonnaise et de Belgique : pro- bablement aussi la Narbonnaise, quoique cette province eût une administration séparée de celle des Gaules.

Pour les facilités de ce commerce il existait des voies de communication nombreuses par les routes de terre et par les rivières.

Bordeaux était relié à Lyon, la capitale administrative des Gaules, le siège d'un atelier des monnaies et d'un commerce important, par une route bien entretenue passant par Vayres, Coutras et Périgueux. La Table théodosienne nous donne sur cette route des indications qui ont suscité diverses controverses.

Sur la Narbonnaise, Marseille et l'Italie, se dirigeait une route passant par Agen et Toulouse, par Narbonne et par Marseille, et mettant ainsi l'Océan en rapport avec la Méditer- ranée. Cette route, mentionnée dans l'Itinéraire d'Antonin, se continuait vers l'Italie.

Une autre route, décrite 'dans l'Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, se rendait de Bordeaux à Toulouse par Bazas.

Les communications avec l'Espagne étaient desservies par une route qui traversait les Landes, et passait à Dax, et que nous trouvons mentionnée dans l'Itinéraire d'Antonin.

Cet itinéraire nous fait encore connaître la route de Bordeaux vers Nantes et le littoral de l'Océan, passant par Blaye, Saintes et Royan. Elle se trouve aussi marquée dans la Table théodosienne, mais avec des différences sensibles.

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D'autres voies, moins importantes, ne sont pas mentionnées dans les itinéraires, notamment le camin roumain, qui passait par Belin; un embranchement du chemin de Bordeaux à Dax, qui commençait à Boïes, et suivait les étangs des Landes jusqu'à Bayonne; enfin une voie, connue encore sous le nom de Lebade, et qui conduisait de Bordeaux à la pointe du Médoc (1).

Les routes construites par les Romains, sur le territoire qui leur était soumis, l'avaient été dans un double but, stratégique et fiscal. Si des relais de poste existaient, l'usage n'en était pas permis aux particuliers. Toutefois, ceux-ci pouvaient s'en servir pour leurs transports de marchandises, et il est même probable que de véritables services de roulage y avaient été établis. Mais nous en sommes réduits aux conjectures sur l'utilité commerciale des voies romaines de terre (2).

La navigation fluviale reliait Bordeaux avec tout le bassin de la Garonne, navigable jusqu'à Toulouse. Ausone nous parle de son ancien intendant Philon, Grec d'origine, et nous le montre trafiquant sur le Tarn et sur la Garonne.

La navigation maritime n'existait guère; du moins le port de Bordeaux ne paraît pas avoir possédé des navires et des marins faisant les traversées sur l'Océan vers Bayonne au sud, ou vers le littoral du nord. Ses barques ne dépassèrent pas de longtemps l'embouchure de la Gironde; et tout nous fait pré- sumer que c'étaient les navires de Bretagne et de Vannes, comme ceux de Bayonne, qui faisaient le transport des mar- chandises pour l'Espagne d'un côté, et les ports du nord de la Gaule et ceux de la Grande-Bretagne de l'autre.

Le port de Bordeaux offrait le bassin intérieur dont parle Ausone. Mais ce bassin n'était pas écluse, et les navires s'éle- vaient et s'abaissaient suivant les variations des marées. Le fleuve avait devant la ville une largeur beaucoup plus consi- dérable qu'aujourd'hui, et sa profondeur devait être moindre; mais elle était suffisante pour la petite capacité des navires dont on faisait alors usage.

(1) Itinéraire d'Antonin. Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem. Table théodosiemie. Jouanet. Statistique de la Gironde. D'Anville. Géographie ancienne. Desjardins. Géographie de la Gaule rom. Table de Peutinger. De Fortia. Recueil des itinéraires anciens.

(2) Pigeonneau, p. 37.

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Article 4. Commerce du bassin de la Garonne.

Bordeaux exportait les produits de son territoire : le suif, les peaux, le miel, la résine, le sel, le blé, le vin, auquel nous con- sacrerons un article spécial. Dioscoride, Ausone, les énoncent. « Fais-tu le commerce? » écrivait Ausone à son ami Théon qui habitait l'extrémité du Médoc, au bout du monde, près des lieux s'arrête l'Océan, le soleil se couche. « A l'affût des » bons marchés, achètes-tu pour les revendre ensuite avec un » bénéfice considérable de blanches mottes de suif, de gros » pains de cire, la poix de Narycie, les feuilles de papyrus, et » ces torches fumeuses et pesantes qui servent aux paysans » pour leur éclairage ? »

Et à l'autre extrémité de la contrée, dans le sud, il nous peint aussi son intendant Philon, se livrant à un commerce actif : « Il brocante sur tous les lieux de marchés. Il fait des » échanges avec la bonne foi habituelle des Grecs. Il troque du » vieux sel contre du froment. C'est un marchand consommé. » Il parcourt les fermes, les villes, les campagnes, et négocie » sur la terre et sur l'eau. Des bateaux de toutes formes le » promènent sur le Tarn et sur la Garonne. »

L'industrie locale offrait aussi quelques produits; il existait un grand nombre de petites fabriques d'étoffes de laine, de feutres, de tanneries, de poteries communes, de produits résineux.

Bordeaux servait aussi d'entrepôt aux marchandises des contrées voisines : les fers des Petrocorii, des habitants des Landes; les métaux et les toiles des Cadurci; l'or des Pyrénées, ainsi que l'argent et le plomb; l'étain de la Grande-Bretagne; les jambons et les viandes salées des Cantabres; les laines et les manteaux ou cueillies de la Saintonge ; les marchandises de Lyon, de Narbonne, de Marseille, d'Arles, d'Italie, d'Espagne.

Nous ne notons toutefois que des traces de commerce avec l'Espagne et les Iles Britanniques.

Nous avons essayé de reproduire à grands traits le tableau que nous offre Bordeaux sous la domination romaine.

Dans cette cité, ornée de splendides édifices, au milieu d'une campagne fertile par l'abondance de quelques-uns de ses produits ou par le haut prix de quelques autres, nous avons

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rencontré une population patricienne riche et élégante, aimant les jouissances de la littérature et des arts; une organisation municipale à peu près indépendante de l'État, élisant elle-même ses magistrats; une culture et une industrie fournissant des marchandises à l'échange, un transit d'une certaine importance, un mouvement commercial déjà bien dessiné et vivant dans le bassin de la Garonne, dans l'intérieur des Gaules, et reliant la Méditerranée à l'Océan.

Faisant ombre aux charmes de ce riant tableau, nous aper- cevons le commerce méprisé et honni ; le colon asservi la terre, l'industriel à sa corporation, le marchand à sa boutique, comme le curiale à l'impôt; le travailleur libre, lui-même misérable et enchaîné ; et bien au-dessous encore l'esclave, qui n'a pas même de nom, dont la loi ne reconnaît même pas le droit à l'existence : non tant vilis quàm nullus.

Toutes ces classes de travailleurs agricoles, industriels, commerçants, sont exploités sous toutes les formes par l'affranchi ou par le chevalier romain, qui les écrase sous des usures énormes ; et nous voyons engloutir dans les dépenses excessives faites par le patron, le patricien, pour les jeux publics, les luttes électorales, le luxe des parfums, des vête- ments, des palais et des jardins, les bénéfices qu'ont rapportés l'usure, les concussions, les extorsions, la mise au pillage des nations.

Ces richesses des patriciens bordelais ne vont pas tarder à être anéanties ; les Barbares approchent, ils vont s'emparer de la Gaule et de tout l'Empire; ils dévasteront les villes et les campagnes; et il ne restera guère plus dans les champs désolés que quelques rejetons de ce modeste arbuste, que quelques pieds de cette vigne chantée par Ausone; mais ces rejetons sont destinés à faire revivre la prospérité de Bordeaux.

Article 5. La vigne et le vin en Aquitaine à l'époque romaine.

La vigne était cultivée en Aquitaine, pendant la période de temps cette contrée fut soumise à la domination romaine. Le vin de Bordeaux avait déjà conquis une illustration qu'il a conservée depuis cette époque. Au point de vue commercial, c'est le vin qui a fourni à l'antique Burdigala, comme plus tard à Bordeaux sous la domination anglaise, sous celle des rois de France, et encore de nos jours, le principal article d'échanges, et qui, depuis des siècles, a été la base fondamentale de son commerce et de sa richesse.

Nous regrettons de ne pouvoir raconter ici l'histoire de la vigne et du vin de Bordeaux avec les développements qu'elle mérite ; mais nous estimons cependant que cet article de com- merce a une importance si considérable pour Bordeaux qu'on nous pardonnera si nous nous laissons aller au désir de donner quelques détails qui, s'ils ne sont pas strictement indispensables, ont cependant leur incontestable utilité.

On a en effet si souvent écrit et répété des légendes erronées à propos de la vigne et du vin, on fait preuve encore de nos jours, même dans des écrits spéciaux, et surtout dans les jour- naux, dans les discussions des Chambres, dans les lois elles- mêmes, d'une telle ignorance sur ces sujets, qu'il ne nous paraît pas inutile d'indiquer la fausseté de ces légendes, et d'essayer d'arrêter leur propagation. « Il y a des choses que tout le » monde dit parce qu'elles ont été dites une fois », écrit Mon- tesquieu . L'erreur, souvent répétée, finit par être acceptée pour vérité : «pro veritate habetur »; l'erreur de tout le monde passe pour vérité : « error communis facit jus », disent encore les jurisconsultes.

De nombreux historiens, et même des naturalistes, ont écrit que la vigne était originaire des plateaux de l'Asie, l'on a aussi placé le berceau du monde ; qu'elle se serait propagée chez les peuples voisins, et aurait ainsi, par étapes successives, été portée dans l'Inde, la Perse, l'Assyrie, l'Egypte, et plus tard dans les régions européennes de la Grèce et de l'Italie.

Elle aurait été introduite dans nos contrées par les Phéni- ciens, par les colonies grecques et par les Romains.

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Il faut distinguer la vigne et le vin ; l'arbuste lui-même, et l'art de le cultiver et de tirer parti de ses fruits. Il est possible qu'à l'état de barbarie, les hommes se soient contentés de manger les raisins qui mûrissaient à leur portée, et que plus tard ils aient appris de nations plus avancées dans la civili- sation à cultiver, à tailler cette vigne, à choisir ses meilleures variétés, et à faire le vin.

Mais l'arbuste lui-même existait dans nos contrées bien avant l'apparition de l'homme sur la terre, et nous pouvons répéter, avec M. Romuald de Gernon : « La vigne est fille de » France. »

Des découvertes géologiques récentes ont démontré que la vigne existait en Champagne dès le commencement de l'époque tertiaire, qui a eu une durée extrêmement longue, et qu'elle est contemporaine de la faune primordiale des mammifères de cette contrée.

Une délicate empreinte de feuille de vigne, en état parfait de conservation, et dessinant les graciles nervures du limbe et des denticules du pourtour, a été découverte dans les calcaires de Cézanne (1), renommés pour les admirables empreintes qu'ils nous ont conservées de feuilles, de fruits, et même de fleurs et d'insectes. Malgré l'antiquité prodigieuse de la feuille de vigne si étonnamment moulée dans le calcaire, M. Lemoine, M. Bal- biani et d'autres ont pu comparer cette délicate et fragile empreinte aux feuilles de nos vignes actuelles. Ils ont constaté des caractères identiques et diverses analogies avec des types de vignes européennes et américaines. On a même cru y reconnaître certaines saillies arrondies et mamelonnées dont la forme extérieure a paru offrir quelque vague ressemblance avec les galles phylloxériques de quelques types américains.

Si le terrain paléocène de Cézanne nous a conservé une feuille de vigne entière, dentelée sur les bords, condiforrne à la base, ' avec tendance à devenir lobée, sans l'être encore complètement, offrant l'apparence des vignes sauvages d'Amérique, notam- ment du Rotondifolia, les terrains moins anciens des montagnes de l'Ardèche et des cinérites du Cantal nous fournissent des feuilles fossiles qui rappellent les formes des vignes du sud de l'Asie et du Japon.

(1) Chef-lieu de canton, arr. d'Épernay (Marne).

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La vigne une fois apparue prend un rapide essor, et dès la fin du terrain tertiaire s'est diversifiée en nombreuses variétés se rapprochant de la vigne actuelle. Il est certain que lorsque l'homme s'est montré sur la terre, c'est-à-dire vers le milieu de l'époque quaternaire, il a trouvé la vigne produisant le raisin à l'état sauvage. Des vestiges de vignes se montrent en abon- dance dans les tufs pliocènes de la Provence, à Montpellier et à Meyrargues, dans le département des Bouches-du-Rhône. Ces types, probablement produits par une hybridation naturelle, ne s'écartent plus que par quelques nuances de celui de notre vigne cultivée.

L'homme préhistorique faisait usage de ces raisins, contem- porains des premiers âges de son existence ; on en a retrouvé les pépins, offrant tous les caractères de ceux de notre vigne cultivée, dans les habitations lacustres de Castione, près de Parme, et dans une station de palafitte du lac de Varèse en Italie (1).

Nous pourrions, par un examen plus étendu, étudier l'origine indigène de la vigne dans presque toutes les contrées de l'univers les conditions du climat permettent la végétation de cet arbuste. On sait que les premiers navigateurs européens qui abordèrent en Amérique y trouvèrent des vignes sauvages et couvertes de raisins en si grande quantité qu'ils donnèrent à la terre qui les portait le nom de Vineland, le pays de la vigne.

L'art de travailler la vigne pour en obtenir des fruits plus nombreux et plus savoureux que ceux qu'elle produit à l'état sauvage, et celui de faire fermenter le raisin pour en obtenir une boisson, paraissent aussi anciens que l'humanité. Lorsque s'ouvre l'histoire, une foule de légendes, datant de la plus haute antiquité, et adoptées dans diverses contrées, nous montrent l'art de faire le vin comme contemporain de l'homme lui-même. C'est Noé pour les Hébreux, Dyonisios pour les Indiens, Osiris pour les Egyptiens, Bacchus et Deucalion pour les Grecs.

(1) « La vigne en Champagne aux époques géolog. » Lemoine. Rev. scientif., 7 mars '1885. Rev. des Deux-Mondes, 1er déc. 1884, 7 mars, 15 mars 4885. Portes et Ruyssen. Traité de la vigne et de ses produits. Paris, Doin, 1889, grand in-8°. De Candolle. Orig. des plantes cultiv. Paris, C. Baillère, 1883.

On a constaté, pour l'Egypte, des scènes de vendanges et de vinification sculptées sur le tombeau du roi Phtah-Hotep qui mourut à Memphis 4,000 ans avant Jésus-Christ.

Il est probable en effet que si les hommes de l'époque préhis- torique avaient appris à polir et tailler le silex, à se servir du feu, et à forger et fondre leurs instruments métalliques, ils avaient apprendre à faire fermenter le jus du raisin.

Quoi qu'il en soit, et avant de nous occuper du vin de Bur- digala, nous demandons la permission de dire quelques mots de la culture de la vigne et du vin chez quelques peuples anciens. Cette digression ne sera pas, d'ailleurs, inutile, car elle servira d'introduction et d'éclaircissement à l'histoire du vin dans nos contrées.

Nous venons de dire que des scènes de vendanges et de fabrication du vin étaient sculptées sur le tombeau d'un roi d'Egypte, et nous indiquent l'ancienneté de la culture de la vigne dans ces contrées. Les vins d'Egypte étaient, d'ailleurs, très renommés, surtout les vins blancs de la l>asse-Egypte, que Virgile cite avec éloges. Si nous en croyons le médisant Horace, la belle reine Cléopâtre aimait beaucoup ces vins mareo/icles, et en abusait quelquefois.

La vigne est l'objet de nombreuses mentions dans les livres saints des Hébreux. Elle était ordinairement plantée sur des coteaux. Moïse interdit de mélanger les variétés de vigne dans le même champ (1). On taillait la vigne au printemps : « Les » fleurs naissent sur la terre, dit le Cantique des Cantiques, » le temps de tailler la vigne est venu (2). »

Le roi David et le sage Salomon faisaient, comme les autres propriétaires, soigneusement garder leurs vignobles. Cette coutume existait encore au temps de Jésus-Christ (3). Au milieu du champ s'élevait une tour pour le gardien. La loi permettait d'entrer dans la vigne d'autrui et d'y manger quelques raisins, mais elle défendait sévèrement d'en em- porter (4). Les vendanges étaient l'occasion de danses, de chants et de fêtes joyeuses (5). Les étrangers, les veuves, les

(1) Deutéronome, xxn, '.).

(2) Cant., 11.

(3) Saint Marc, Êvang., xn, i.

(4) Deutéron., xxm, 24.

(5) Isaïe, xvi, 10. Jérémie, xlviii, 33.

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orphelins, pouvaient grappiller dans les vignes aussi bien que glaner dans les blés (1).

Le pressoir était habituellement placé au milieu du vignoble, à côté de la tour de garde. Le raisin foulé était mis à fer- menter dans des cuves, et le vin était conservé dans des outres de peau de bouc.

Les Hébreux faisaient des vins rouges et des vins blancs, et distinguaient différents crus. Les vins de Gaza, d'Ascalon, de Sarepta, d'Hébron, de Bethléem, d'Ephraïm, étaient fort célèbres.

L'Ancien Testament renferme un assez grand nombre de plaintes contre les diverses maladies et contre les insectes qui nuisaient aux récoltes.

La Grèce, l'Archipel étaient fertiles en vins excellents. Les médecins vantaient leurs qualités hygiéniques : le savant Hippocrate recommandait l'usage du vin comme étant la meilleure des médecines, et en usait largement lui-même. Un médecin célèbre de Pruse, Asclépiades, contemporain de César et de Pompée, a exalté les vertus médicinales du bon vin.

Homère, dans Y Odyssée comme dans Y Iliade, nous a laissé de charmantes descriptions des vendanges et des danses au son de la flûte qui les accompagnaient.

La Grèce avait une foule de crus renommés. Anacréon, deux siècles après la fondation de Rome, chantait les vins délicieux d'Ionie. Les iles de l'Archipel étaient célèbres pour leurs vins. Lesbos, Chio, Thasos, Corcyre, la Crète, produisaient des vins blancs à couleur d'ambre très estimés. Virgile nous a laissé la nomenclature de quelques-uns de ces vins. « La vigne que » vendange Lesbos suspend ses grappes sur les coteaux de » Méthymne... Blanches sont les vignes à Thasos... la Pythie » produit le meilleur vin de liqueur ainsi que ce vin léger qui » enchaîne la langue et les pieds du buveur... Il est aussi des » vins rouges : le Phanaë est le roi des vins. Signalons le petit » Argos, dont les vins abondants résistent plus que les autres » à l'injure des ans ; et toi, le charme de nos festins, le plaisir » des dieux qu'on invoque, comment t'oublier, délicieux vin de » Rhodes (2) ! »

(1) Deuléron., xxiv, 21.

(2) Virgile. Géorgiq., lib. II.

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Nous allons donner quelques renseignements plus détaillés sur la vigne et le vin chez les Romains parce qu'ils s'appliquent parfaitement à l'Aquitaine romaine ; et encore parce qu'il est curieux de noter, comme connus et appliqués par nos pères dès ces époques éloignées, des procédés de culture et de vinifi- cation, encore pratiqués de nos jours, et d'autres que quelques novateurs ignorants se vantent d'avoir inventés.

Virgile, Columelle, Pline, seront nos principaux guides.

Etudions d'abord la plantation du vignoble.

« La vigne, dit Virgile, aime les coteaux exposés au soleil. » « Le sol sera propre à la vigne s'il nourrit la fougère, odieuse » au soc de la charrue (1). La vigne se reproduit plus facilement » par boutures que par semis. »

Les ceps étaient généralement plantés en quinconces : les uns végétaient sans supports ; d'autres étaient appuyés sur des échalas de lm,30 à 2m,30 de hauteur ; d'autres enfin s'enrou- laient sur des arbres élevés, peupliers, frênes, ormeaux. « L'or- »meau aime la vigne, disait Ovide, et la vigne aime à s'enlacer » à l'ormeau (2). » « Au tendre rejeton de la vigne, écrivait » Horace, on marie les hauts peupliers (3).» Les Romains connaissaient donc la vigne basse, la vigne mixte et la vigne haute.

Caton pensait que la qualité du vin était d'autant meilleure que la vigne était plus haute. Pline était d'un avis contraire ; et aussi Cinéas, le sage ambassadeur du roi Pyrrhus : « Je » ne m'étonne plus, s'écria-t-il en voyant les vignes d'Aricie,

suspendues aux ormeaux, si je trouve le vin de ce » pays si âpre, puisque sa mère est pendue à une potence si

<; levée. »

Les vignes hautes et celles demi-hautes se travaillaient à la main, et les vignes basses à la charrue. Cette charrue, l'araire romain, a été conservée et sert encore de nos jours à nos paysans.

Après avoir recommandé de planter les ceps de vigne à des distances égales, Virgile indique qu'il faut à plusieurs reprises déchausser ces ceps et ramener la terre à leurs pieds ; il faut

(1) Virgile. Géorgiq., lib. 11.

(2) Ovide. Amours, lib. II, élég. 16.

(3) Horace, ode 2, Épodes.

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faire passer et repasser entre les rangs les boeufs durs à la fatigue :

« Aut presso eœercere solum sub vomere, et ipsa » Flectere luctantes inter vinetajuvencos. »

Columelle, qui cite Virgile, dit aussi que les vignes doivent être cultivées à la charrue : « Aratro vineas culturi sint. » Il indique la nécessité d'une taille spéciale pour que les jeunes rameaux ne soient pas brisés par les bœufs ou par la charrue.

La taille avec la serpe, les lattes horizontales, les échalas, étaient choses pratiques. La greffe était employée avec succès.

Les soins de culture contre les insectes étaient usités.

Pour éviter les gelées du printemps, les cultivateurs formaient des nuages avec des fumées artificielles. « La pleine lune, dit » Pline, n'est nuisible que lorsque le temps est serein et l'air » parfaitement calme; car, avec des nuages ou du vent la gelée » ne tombe pas. Encore existe-t-il des remèdes dans ces circons- » tances. Quand tu conçois des craintes, fais brûler des sar- » ments, ou des tas de paille, ou des herbes, ou des broussailles : » la fumée sera un préservatif. »

Pline et Columelle énumèrent un grand nombre de variétés de vignes. Il est impossible de savoir si ces variétés se sont conservées jusqu'à nous et de les retrouver sous les dénomi- nations actuelles.

Les viticulteurs romains savaient faire porter à la vigne des récoltes considérables. Suétone parle d'un certain Remmius Palemon, de Vicence, dont Pline dit: « L'homme qui en ce genre » a fait le plus de bien est Remmius Palemon, grammairien » célèbre, qui, il y a vingt ans, acheta pour 600,000 sesterces » un domaine situé dans le territoire de Nomente, à dix milles » de Rome... Il vendit, chose inouïe, une récolte sur pied, » 400,000 sesterces. Tout le monde allait contempler les rai- » sins suspendus à ses vignes... Deux ans après Sénèque » acheta le domaine. »

Suétone donne le chiffre de 365 vases pour cette récolte. Le vase équivalait à peu près à notre barrique bordelaise actuelle de 228 litres. Les 365 vases auraient été payés chacun 1,097 sesterces, soit environ 195 fr. 70 de notre monnaie actuelle, valeur intrinsèque, ou 790 francs le tonneau.

On n'ignorait pas qu'une trop grande abondance nuit à la

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qualité du vin. Pline, parlant du vin de Falerne, naguère si renommé, dit qu'il avait sa réputation aux soins donnés à sa culture et à la confection du vin; mais que cette réputation tendait à se perdre , parce qu'on visait à la quantité plus qu'à la qualité (1).

Les vendanges, avec leur cortège joyeux, n'offraient rien de particulier.

Le raisin était foulé avec les pieds, et la fermentation du moût s'opérait dans des vases en poterie dont la contenance variait de 350 à 450 de nos litres.

Le vin était ensuite conservé dans des tonneaux de bois dont les douves étaient maintenues par des cercles en osier et même en fer. Les figures de la colonne Trajane nous les représentent. Pline nous apprend que c'est aux Gaulois qu'il faut attribuer l'invention de ces vases ou tonneaux faits de plusieurs pièces de bois réunies par des cercles, et qui servaient à conserver et à transporter les vins (2).

Les vins étaient aussi transportés, comme nous l'indique une peinture à fresque de Pompéi, dans des outres de peaux cousues.

Quand le vin avait acquis sa maturité en barriques, on le mettait en bouteilles, c'est-à-dire dans des amphores, vases de terre cuite, de forme allongée et conique, se terminant en pointe pour pouvoir se fixer debout dans le sol de la cave.

Avant d'être mis dans les amphores, le vin avait subi divers traitements destinés à l'améliorer ou à le conserver.

Pour corriger son acidité on employait le plâtre, la craie, les écailles d'huîtres broyées. On tempère l'âcreté du vin, disait Pline, en y jetant du plâtre (3). Les Grecs employaient la poudre de marbre, le sel et l'eau de mer. Cet usage est encore suivi dans plusieurs îles de la Grèce.

On se servait aussi de glands torréfiés, de lait, de soufre brûlé, de fer rougi au feu et plongé dans le vin.

On clarifiait les vins avec l'albumine des blancs d'œufs. Horace dit : « Il est important de clarifier et de filtrer les

(1) Pline. Hist. mit tir., lib. xiv. « Cura culturaque id colligerat. Kxolescit hoc quoque copia? potiùsquam bonilati studentium. »

(2) « Vineaeligneis vasis condunt, circulisque cingunt. » Pline, /oc. cit.. xiv, 21. '3) Pline, éd. Panckoucke, p. 256.

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vins (1).» Il recommande, pour le précieux Falerne, l'emploi des œufs de pigeon (2).

Les Romains aimaient à mélanger au vin diverses substances qui lui donnaient l'arôme ou le bouquet préféré : des .fleurs de vigne, des baies de myrte, de la myrrhe, des amandes amères, des barbes de pin, de la cardamone, de la poix, de la résine, de la térébenthine.

Ils savaient vieillir le vin et le conserver par le chauffage. Ils avaient des appareils disposés pour cet objet et qu'on appelait fu maria. La chaleur développée clans le fumarium donnait au vin la maturité recherchée, mais il fallait avoir soin que le vin fût renfermé dans des vases bien bouchés pour qu'il ne contractât pas le goût de fumée. Ces vins, dont une partie s'évaporait par l'action de la chaleur, étaient quelquefois réduits à la consistance d'un sirop ; pour les consommer il fallait les délayer avec de l'eau; pour cela les Romains usaient souvent d'eau bouillante qu'ils aimaient beaucoup à boire.

Les amateurs se plaisaient au mélange et au coupage de divers vins. « Le gourmet, dit Horace, mélange le vin de Sor- » rente à celui de Falerne (3). »

Le vin ainsi plâtré, salé, parfumé, coupé, vieilli, placé dans les amphores qui contenaient 27 litres, ou dans les urnes, dont la contenance était de moitié, reposait dans les caves jusqu'au moment d'être servi sur la table du festin.

L'exposition de la cave était choisie avec grand soin, et autant que possible au nord, loin des fours, des égouts, des fumiers, des étables et de toute mauvaise odeur. La cave et les vaisseaux vinaires étaient parfumés avec de la myrrhe et de la poix.

Dès cette époque le vin vieux était préféré au vin nouveau; « car le vieux est meilleur », disait saint Luc (4).

« Que d'autres, poussés par la soif, boivent du vin nouveau, » s'écriait Ovide ; mais à moi versez d'un vin mis en bouteilles » sous d'anciens consuls (5) ! »

(1) Horace,, lib. II, sat 4. « Vina lignes. »

(2) Horace. Odes. xi.

(3) Horace, lib. IL sat. 4.

(4) « Vêtus enim est melius. » S. Luc, c. v, 39. !o) Ovide. Art d'aimer, lib. II.

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Horace aimait les vieilles bouteilles de Massique, « du Mas- » sique qui donne l'oubli (1) ».

Le Massique, le Falerne, le Cécube, sont les plus connus par nous des diverses qualités de vins produits autrefois en Italie. « Enfant, dit Horace au jeune échanson, apporte des » coupes plus larges, et verse-nous le Cécube qui ranime le » cœur (2) ! »

Le bon vin, le vin rouge, le sang de la terre, sanguis terrœ, était très recherché non seulement pour son bon goût, mais pour ses qualités hygiéniques. « Il entretient les forces et le » sang, dit Pline ; il réjouit l'existence; il excite l'appétit, il » chasse les soucis et la tristesse ; il invite au sommeil (3). »

Quelques gourmets aimaient à boire frais et mélangeaient au vin de la neige et de la glace. C'est le voluptueux Néron qui le premier imagina de frapper le vin en entourant le vase de glace.

Ces vins, dont quelques-uns étaient un peu durs, comme l'excellent mais Apre Falerne que Ton adoucissait avec le miel du mont Hymète, avaient besoin de s'améliorer en vieil- lissant ; mais cependant il fallait les boire au moment ils étaient arrivés à maturité, et ne pas les laisser perdre leurs qualités. « Ton héritier, plus sage que toi, boira ce Cécube que » tu renfermes sous cent clés (4). »

Les riches Romains faisaient volontiers collection de grands vins. Horace nous parle d'un gourmet comptant dans ses cel- liers mille tonnes de vins de Chio et de Falerne (5). Le préteur Hortensius laissa à sa mort plus dix mille tonneaux de vin de Chio. Lucullus fit distribuer au peuple mille tonneaux de vin grec pour célébrer le succès de sa campagne en Asie. Nous pensons que l'expression tonneau, dolium, s'applique à une pièce de vin, et non à quatre, comme dans notre usage actuel.

Il arrivait quelquefois du temps des Romains que les mar- chands de vin par intérêt, les amphitryons par amour-propre, essayaient de déguiser des vins communs sous le nom de vins

(1) & Veteris pocula Massici. » Horace, 1. I, ode 1. « Oblivioso Massico. » Horace, 1. II, ode 7.

(2) Horace, ode 9. Épodes.

(3) Pline. Hist. natur., 1. XXIII.

(4) a Severi Falerni. » Horace, t. I, ode 27. Horace, 1. II, ode 15.

(5) Horace, satir. 3, lib. H.

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d'une illustre renommée. « On sert du Chio qui n'a jamais vu la » mer », disait Horace (1).

Mais les riches patriciens tenaient à honneur d'offrir à leurs convives des vins authentiques et de crus divers. César fut le premier, dit-on, qui fit servir dans ses luxueux festins quatre sortes de vins : Falerne et Mammertin, deux vins rouges d'Italie; Chio et Lesbos, deux vins blancs des îles de la Grèce.

Disons, en terminant, que les dames romaines n'avaient pas la permission de boire du vin, ainsi que le constate Pline. La sévérité des mœurs antiques sur ce point a môme atteint les plus extrêmes limites de la cruauté. Les écrivains anciens racontent qu'Egnatius Mecenius, ayant surpris sa femme buvant du vin au tonneau, la tua à coups de bâton. Fabius Pictor raconte dans ses annales qu'une dame romaine ayant ouvert le sac étaient renfermées les clés de la cave, ses parents la firent mourir de faim.

Plus tard, les mœurs s'adoucirent, et les femmes purent boire du vin ; ou du moins ne furent plus punies de mort pour en avoir bu.

Nous avons donné quelques détails sur la culture de la vigne et sur le vin chez les Romains, parce que les mêmes procédés de culture et de vinification étaient, à peu de chose près, employés dans toute la Gaule romaine comme en Italie. La tradition prétendait même que c'était aux Romains qu'était due l'introduction en Gaule de la culture de la vigne. D'autres traditions, il est vrai, étaient contraires.

Nous avons déjà dit que la vigne croissait spontanément dans le midi de la Gaule. Lorsque les Phéniciens, d'abord, les colonies grecques plus tard, furent entrés en relations avec les habitants des côtes maritimes de la Méditerranée, il est possible que ces étrangers, qui depuis longtemps faisaient du vin, aient appris aux Gaulois à tirer parti de leurs vignes sauvages, à les cultiver, à les tailler, à convertir le raisin en boisson fermentée, si ceux-ci ne le faisaient pas déjà par eux-mêmes.

Justin raconte que lorsque le Phocéen Euxène, fondateur de Marseille, y amena une colonie, le trésor public de la mère- patrie avait fourni non seulement des outils divers, mais des

(I) Horace, sat. 8, lib. II.

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graines et des plants de vignes. Des relations n'avaient pas tardé à s'établir entre Massalie, la ceinture de villes grecques placée sur les bords de la Méditerranée, et le littoral de l'Océan.

D'autre part, Ammien Marcellin rapporte la tradition que les Doriens, ayant accompagné l'Hercule antique, s'étaient établis sur les côtes de l'Océan ; c'est aux Doriens que Justin attribue la culture des vignes dans les contrées de l'Armorique situées sur le littoral de l'Océan. Ce furent les Grecs, dit-il, qui appri- rent à ces populations méridionales de la Gaule à cultiver les champs, à planter l'olivier, à tailler la vigne.

On peut supposer que cette vigne était indigène ; mais il est toutefois très probable que les Rhodiens, qui cultivaient avec succès dans leur patrie des vignobles depuis longtemps célèbres, importèrent des plants de vignes.

Indigène ou étrangère, la vigne ne tarda pas à devenir un objet de culture important, et semble l'avoir été déjà à l'époque de la conquête romaine. C'est, en effet, dès le premier siècle de l'ère chrétienne que Pline et Columelle font mention de la variété de vigne qu'ils appellent Vitis Biturica, la vigne des Bituriges (1).

La Vitis Biiurica ne serait autre, si nous adoptons l'opinion de Vinet et de Baurein (2), acceptée par plusieurs auteurs, que le cépage appelé de nos jours par les paysans Bidure, ou Vidure par le changement habituel du B en Y. C'est, selon le savant Vinet, le plant particulier du Bordelais, indigène ou résultat d'une sélection heureuse et plus que séculaire; c'est le plant auquel les graves de Bordeaux et du Médoc ont leur illustration, et dont les deux variétés, appelées franc cabernet et cabernet sauvignon par les ampélographes modernes, ont conservé le nom de grosse et petite Bidure chez nos paysans, moins oublieux d'une tradition séculairement conservée et qui rappelle le souvenir des antiques Bituriges. Les paysans ont aussi conservé à la vigne son nom latin, et l'appellent vitam.

Pline parle de l'estime des Romains pour les raisins gaulois, et pour leurs vins. Columelle place aussi la vigne des Bituriges parmi celles qui fournissaient des produits excellents. Il ajoute

(1) Pline. Hist. natur., c. xiv, 1. II. Columelle. De re rusticâ.

(2) Vinet. De l'antiquité de Bordeaux. Baurein, éd. 1876, t. IV, pag. 203.

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que les plants de la Vitis Biturica étaient très recherchés en Italie parce qu'ils étaient très robustes et qu'ils donnaient une bonne production.

Dans tout le midi de la Gaule, la vigne ne tarda pas à devenir une culture importante non seulement pour la consom- mation individuelle et locale, mais pour le commerce. Le mode de culture et les procédés de vinification étaient alors les mêmes que ceux que nous avons déjà indiqués. Comme chez tous les peuples d'origine ionienne, les Bituriges Vivisques célébraient par des fêtes l'époque de la floraison de la vigne. Ils avaient adopté la coutume grecque de saupoudrer de poussière le cep, les branches, et le raisin lui-même, pour favoriser la maturation. Ils savaient concentrer et vieillir le vin par la chaleur (1). Ils faisaient infuser dans le vin de la poix et de la résine. Ils y mêlaient diverses substances, et notamment de l'aloès pour lui donner une légère amertume qui plaisait aux consommateurs de l'époque (2) .

Nous n'avons pu trouver d'indices ni de la production du vin ni du mouvement commercial du vin en Aquitaine pendant le premier siècle de notre ère. Nous savons par Cicéron que la culture de la vigne dans les Gaules avait été, ainsi que celle de l'olivier, l'objet de rigoureuses entraves apportées par le génie fiscal des Romains. Chez toutes les nations d'au delà les Alpes, ces cultures avaient été longtemps interdites : « afin, » dit Cicéron, de conserver aux produits de l'olivier et du sol » italique une plus grande valeur (3). »

Il existait cependant des vignobles en Gaule, car le même Cicéron nous a appris que Fonteius avait établi un impôt de circulation sur les vins du Toulousain (4).

En l'année 92, l'empereur Domitien, attribuant, dit Suétone, à l'extension des vignobles l'insuffisance des récoltes de blé et les disettes qui en étaient la conséquence, défendit de planter de nouvelles vignes en Italie, et ordonna d'arracher la moitié de celles qui existaient dans les provinces d'Europe, ainsi que toutes celles des provinces d'Asie (5).

(1) Pline, XIV, c. vi.

(2) Pline, 1. I.

(3) Cicéron. De re publicd, lib. III, § 6.

(4) Cicéron. Pro Fonteio.

(5) Suétone, in Damit., lib. VIL Aurél. Victor, in Epitom.

Philostrate donne une autre cause à cette prohibition : « c'est, dit-il, que l'abondance des vins excitait plus facile- » ment à la sédition. » Montesquieu indique encore un autre motif : « Ce prince timide fit arracher les vignes dans » les Gaules, de peur que le vin y attirât les Barbares. Probus » et Julien, qui ne les redoutèrent jamais, en rétablirent la » plantation (1). »

Entre ces deux époques, de l'an 92 à l'an 282, pendant deux cents ans, il n'y aurait pas eu de vignes dans aucune partie des Gaules, si, du moins, l'édit de Domitien eût été exécuté. Un grand nombre d'historiens, s'attachant plus aux textes des lois qu'à la réalité des faits, ont pensé qu'il en a été ainsi. Nous ne partageons pas cette opinion. Il faut remarquer, en effet, que l'édit de Domitien n'ordonnait pas d'arracher la totalité des vignes, mais seulement la moitié; or, une mesure de ce genre devait nécessairement donner lieu, quelque rigoureuse que put être la surveillance, àdes privilèges, à des exemptions, à des fraudes sans nombre. L'expérience nous apprend qu'il n'en saurait être autrement. Plusieurs fois les gouvernements, dans diverses contrées et à diverses époques, nous en avons eu plusieurs exemples en France, ont essayé de détruire ou de limiter la culture de la vigne; ils n'ont jamais pu y réussir, et les édits, d'abord mal exécutés, ont fini par ne plus l'être du tout et tomber en désuétude. Au siècle dernier, et du temps même de Montesquieu, malgré la centralisation puissante de la monarchie absolue, les intendants n'ont pu tenir la main à l'exécution d'édits analogues. Il n'en fut pas autrement sous Domitien.

Les auteurs contemporains le disent d'ailleurs très nettement, et l'empereur lui-même ne tarda pas à laisser sommeiller les prohibitions de son édit. Il eut connaissance des pamphlets qui circulaient à Rome même, et des vers qui le chansonnaient : « Mange-moi jusqu'aux racines, lui faisait-on dire par la » vigne, je n'en porterai pas moins assez de raisins pour qu'on » fasse de larges libations le jour César sera immolé. » C'était la parodie des vers si connus d'Evenus, lorsque le cep parle au bouc qui le ronge. Ovide les a imités dans ses Fastes : « Rode, caper, vitem! »

(1) Montesquieu. Espr. des lois, lib. XXI, c. xv.

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Quoi qu'il en soit de l'édit contre la culture de la vigne, et de la protection qu'apportèrent à cette culture Probus et Julien, il est certain qu'au ive siècle, au temps d'Ausone, tout nous indique que la vigne couvrait déjà de vastes terrains en Aquitaine, et que le vin était une branche de commerce importante.

Il paraît vraisemblable que le commerce de ces vins avec l'Italie se faisait par Marseille dont les marchands de vin avaient des comptoirs à Rome même. Marseille achetait et vendait les vins de son propre territoire, ceux de Narbonne et de Provence, ainsi que des contrées qui bordaient la Garonne. Athénée reprochait aux vins de Marseille d'être épais et peu colorés (1). On trouvait ceux de Narbonne et de Provence trop noirs, trop corsés et dépourvus de délicatesse. Les Romains et les marchands massaliotes recherchaient les vins plus légers de la Garonne, qui rivalisaient avec les vins blancs que les Volsques Arécomiques récoltaient sur les coteaux de Béziers. Martial critique vivement les vins de Marseille, souvent mal préparés ou fraudés, qu'on expédiait à Rome, et il adresse les plus vifs reproches à un des gros marchands massaliotes du nom de Munna, qui, dit-il, n'ose plus reparaître dans la ville.

Si nous n'avons d'autre témoignage contemporain que celui d'Ausone, il suffit pour nous démontrer que la culture de la vigne s'était largement étendue dans les environs de Bordeaux, et que la réputation des vins de Burdigala était telle que les empereurs, les maîtres du inonde, négligeaient quelquefois le Falerne illustre et le Cécube de plusieurs consulats pour déguster ces nouveaux venus, plus moelleux, plus frais et plus parfumés.

Ausone cultivait cent arpents de vignes, ce qui est déjà assez considérable et peut nous faire apprécier l'étendue des autres vignobles de la contrée. Il aime à décrire ses vignes, et le tableau qu'il en a laissé est encore vrai après quinze siècles écoulés.

« Mes vignobles se penchent sur la Garonne aux eaux jau- >> nissantes. Sur les bords du fleuve, commence le coteau » chargé de pampres verts, jusqu'à la cime, les paysans » joyeux à l'ouvrage et les vignerons empressés, tantôt

(1 ) Athénée, 1. I, c. xxiv.

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» grimpent au sommet de la colline, tantôt en descendent le » versant, se renvoyant de bruyantes clameurs. Ici le voya- » geur, suivant à pied le bord de la rive; là, le batelier qui » glisse sur les eaux, lancent aux cultivateurs attardés des » chants moqueurs que répètent en écho et les rochers, et la » forêt qui frissonne à la brise, et la profonde vallée (1).»

Quant à l'excellence et à la réputation du vin, rapportons seulement qu'il parle de la gloire de ce vin admis à la table des Césars, et de l'admiration qu'il excite chez les souverains (2); et que, s'adressant à la ville de Bordeaux, il s'écrie : « 0 ma > belle patrie, terre aimée de Bacchus ! »

La gloire du vin chanté par Ausone, gloria vint, va s'obs- curcir après la chute de l'Empire romain et les invasions barbares, mais pour reparaître plus brillante avec la civili- sation moderne, et former le principal élément du commerce et de la richesse de Bordeaux.

C'est au vin de leurs coteaux que les Bordelais peuvent dire, comme autrefois Virgile évoquant Bacchus :

Hue, paier o Leneœ, tuis hic omnia Plena muneribus!

« Salut, Père de la vigne ! Ici tout est plein de tes bien- » faits ! (3) »

(1) Ausone. Mosella, v. 21.

(2) Ausone, epist. 13, ad Paulinum.

(3) Virgile. Géorgiq., lib. II.

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CHAPITRE III De la chute de l'Empire romain au XIIe siècle.

Article Ier. Le commerce bordelais jusqu'à Charlemagne.

Depuis le commencement du ve siècle jusqu'au milieu du xiie, depuis la chute de l'Empire romain jusqu'au moment l'Aquitaine est apportée en dot au prince qui va devenir le roi d'Angleterre, pendant cette longue période de temps qui embrasse près de huit cents ans, il est à peu près impossible de faire l'histoire du commerce de Bordeaux.

Le commerce n'existe qu'avec la paix et la sécurité, et pendant les siècles dont nous avons à nous occuper nous ne rencontrerons que de rares moments de tranquillité, nous aurons sous les yeux un spectacle perpétuel de guerres, de massacres, de désastres de toutes sortes. Les populations du sud-ouest de la France ne goûtèrent quelques moments de repos furtif que sous les Wisigoths et sous Charlemagne ; elles endurèrent toutes les douleurs et toutes les misères que les hommes paraissent se plaire à infliger à leurs semblables.

Nous allons esquisser rapidement les principaux traits de la situation générale des Bordelais pendant ces époques malheu- reuses. Cette étude est nécessaire pour pouvoir mesurer les progrès qui s'accompliront ensuite dans les conditions de la vie humaine dans ces contrées, progrès dont le commerce a le droit de revendiquer une large part.

Nous nous arrêterons quelques instants à l'époque qui mérite le plus notre attention, au règne de Charlemagne.

Lorsque Rome eut vaincu le monde alors connu, il restait encore en dehors de sa puissance, surtout dans le nord de l'Europe, quelques nations barbares non soumises. Déjà de nombreuses peuplades de ces nations faisaient partie des habitants de l'Empire; elles avaient été arrêtées par les armes romaines dans ce mouvement de migration qui les poussait irrésistiblement vers les contrées du Midi, mais elles avaient

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été acceptées comme auxiliaires, comme formant des corps d'armée impériaux cantonnés dans les provinces. Leurs chefs avaient reçu des dignités, des grades militaires; ils étaient fonctionnaires et généraux romains. Les empereurs eux-mêmes n'allaient plus appartenir à la race romaine, et la pourpre impériale devait bientôt s'étaler sur les épaules de chefs barbares.

La grande préoccupation des empereurs était d'empêcher les invasions nouvelles qui menaçaient de toutes parts. Us ne s'y opposaient pas seulement par les armes; ils essayaient aussi d'empêcher toutes relations de commerce avec ces étrangers, qui pussent leur inspirer le désir de pénétrer sur le territoire : « Que nul, ordonnaient les empereurs Valens et Gratien, >> n'envoie du vin, de l'huile, ou d'autres liqueurs aux barbares, » même pour en goûter (1). » « Qu'on ne leur porte point de » l'or, ajoutent Gratien, Valentinien et Théodose, et que même, » s'ils en ont, on le leur ôte avec finesse (2). » Il fut défendu, sous peine de mort, de leur fournir du fer (3).

Ces défenses, fréquemment répétées, toujours violées, indi- quent précisément l'existence du commerce défendu, et les bénéfices qu'il procurait. L'impôt des douanes, ou de l'or lustral, allait disparaître, aboli par Anastase.

D'autre part, les marchands, enrichis par le monopole, n'étaient plus cette tourbe servile et méprisée au temps de la république et des premiers empereurs; avec la fortune ils avaient conquis les honneurs et la puissance. Constantin, Julien, Théodose avaient donné et reconnu aux naviculaires le rang de chevalier romain après trois ans d'exercice. Les principaux d'entre les marchands de porcs obtenaient le titre de comte. On prenait des sénateurs parmi les poissonniers, les bateliers, les boulangers. Le père de l'empereur Pertinax était un marchand; celui de l'empereur Maxime un carrossier. Enfin l'armurier Marius, grand et vigoureux soldat, fut élu empereur par les légions gauloises.

Nous ne pouvons passer sous silence, même au point de vue commercial, un événement d'une si haute importance que celle du mouvement social produit par le christianisme. C'est vers la

(1) Cod. leg. ad Barbarie. « Quee res exportari non debeant. » (2-3) Cod. leg. de commère, et mercator.

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fin du me siècle qu'il paraît avoir été introduit en Aquitaine; un siècle plus tard, après Constance et Constantin, presque toute la population était chrétienne. Les évêques, chefs de la curie, revêtus du titre légal de défenseurs de la cité, allaient être contre les Barbares les protecteurs des habitants et les gardiens des débris de l'administration.

Les Wisigoths entrèrent dans le Bordelais en 412, et obtinrent de Constance en 419 le droit d'habiter la seconde Aquitaine.

Sans doute nous reconnaissons que ce ne fut pas une conquête, en ce sens que les Wisigoths se déclarèrent sujets et soldats de l'empire, que leurs rois se proclamaient généraux et gouverneurs au nom de l'empereur, et qu'il n'y eut ni dépos- session en masse des habitants, ni asservissement légal de ceux-ci, ni destruction de l'administration et de la législation existante; non, le flot n'a pas tout emporté (1) et pour toujours; mais la vie sociale a été brusquement suspendue, l'industrie ruinée, le commerce longtemps interrompu.

Il suffit pour s'en convaincre d'écouter la voix des auteurs contemporains.

Lorsque les Wisigoths envahirent l'Aquitaine, ils chassaient devant eux, comme un troupeau, sénateurs et matrones, maîtres et esclaves, hommes et femmes, filles et garçons. « Quand » l'Océan aurait inondé les Gaules, dit un captif qui cheminait » à pied au milieu des chariots et des ravisseurs armés, il » n'aurait point fait d'aussi horribles ravages que cette guerre. » Si l'on nous a pris nos bestiaux, nos fruits et nos grains; si » l'on a détruit nos vignes, si nos maisons à la campagne ont » été incendiées, et si le pays est désert et abandonné, tout » cela n'est que la moindre partie de nos maux. Hélas! Depuis » dix ans les Goths et les Vandales font de nous une horrible » boucherie (2). »

Salvien raconte qu'il a vu les cités, autrefois si prospères, remplies de cadavres nus et en lambeaux; les chiens et les oiseaux de proie se gorgearent de ces chairs infectes.

Les cités furent brûlées, dit saint Jérôme, les hommes

H) Pigeonneau. Histoire fin Commerce, p. 57, t. I.

(2i S. Jérôme, t. I. p. 9:>. De Provid. divina Carmen, prol., v. 27, inter S. Prosper. Paris, 1711, f ° 787.

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égorgés; les quadrupèdes, les oiseaux et les poissons eux-mêmes disparurent. Le sol se couvrit de ronces et d'épaisses forêts. Il avait vu dans les Gaules des hordes qui se nourrissaient de chair humaine; et qui, lorsqu'elles rencontraient dans les bois des troupeaux de porcs ou d'autre bétail, coupaient les mamelles des bergères et les morceaux les plus succulents des pâtres, délicieux festin pour elles.

Certes, il y avait autre chose qu'un déplacement de pouvoirs.

Nous avons pu remarquer les plaintes sur la destruction des vignes, preuve de leur importance dès cette époque. « Personne » n'ignore, dit Salvien, que le pays occupé par les Aquitains » et les Novempopulaniens ne soit comme la moelle de la » Gaule entière, comme une mamelle d'une inépuisable fécon- » dite, et même, ce qu'on préfère souvent à la fécondité, pleine » de beautés, d'agréments et de délices. Toute cette région est » en effet tellement entremêlée de vignobles, verdoyante de » prairies, parsemée de champs en culture, plantée d'arbres à » fruits, délicieusement ombragée de bouquets de bois, arrosée » de fontaines, sillonnée de rivières, chevelue de maisons, que » ses possesseurs paraissent avoir obtenu en partage une image » du Paradis, plutôt qu'une partie de la Gaule (1). »

C'est dans ce riche pays que les Wisigoths avaient apporté la désolation et la ruine : « Quand les barbares faisaient leurs » invasions, nous dit Grégoire de Tours, ils prenaient les » meubles, les vêtements, l'or et l'argent, les hommes, les » femmes, les enfants réduits en servitude ; tout ce butin était » mis en commun, et partagé entre les soldats (2). »

Au milieu de cet effroyable désordre, nul ne pouvait cultiver la terre laissée sans habitants ; seuls, quelques spéculateurs avides, Grecs ou Juifs, suivaient les soldats pour acheter à vil prix des esclaves et du butin.

La domination des Wisigoths se montra plus clémente lors- qu'ils furent officiellement, par les traités faits avec Constance et Honorius, devenus les possesseurs de la contrée. Sous la main puissante d'Euric, l'ordre fut rétabli, les vaincus purent respirer, et le temps vint calmer un peu toutes ces misères.

(1) Salvien. De gubematione Dei, lib. VII, édit. Baluze, p. 151.

(2) Greg. Turr., lib. II, c. xxvii.

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«. J'avoue, dit un contemporain, que j'ai béni la paix des Goths, » et que je suis loin de m'en repentir, car notre contrée est > pleine des heureux qu'elle a faits. »

Euric avait établi à Bordeaux le siège de sa domination qui s'étendait dans les Gaules sur la Novempopulanie et sur les deux Aquitaines, et qui, franchissant les Pyrénées, comprenait tous les pays entre la Loire et le Tage, entre les Alpes et l'Océan. Sidoine Apollinaire, évèque de Clermont, un des héros de la résistance des Arvernes contre les Wisigoths, nous a laissé le tableau de la cour du puissant et fastueux monarque en 476. Il est venu en suppliant, et il y rencontre d'autres suppliants, venus de diverses parties du monde, môme des Romains qui viennent demander à la puissante Garonne de protéger le Tibre affaibli : « defenset tenuem Garumna Tibrim (1). »

Cet état de prospérité dura près d'un siècle, le temps du règne passager des rois wisigoths. Les cultivateurs de l'Aquitaine purent en paix récolter leurs blés et leurs vins, la résine de leurs forêts, le miel et la cire de leurs abeilles, la laine de leurs trou- peaux. Les commerçants purent expédier ces produits dans le royaume, et recevoir le fer, Fétain, l'huile, les draps, et les objets de toute sorte qui s'échangeaient avec Toulouse, Arles, Narbonne, Marseille d'un côté, l'Espagne et le littoral de l'Océan de l'autre.

Mais le règne des Wisigoths allait disparaître. Ils avaient adopté l'hérésie d'Arius, tandis que les populations de l'Aqui- taine professaient le catholicisme. Le roi Euric avait cruellement persécuté le clergé et les évoques catholiques. Ceux-ci avaient acquis une grande puissance depuis l'affaiblissement et la dispa- rition de l'Empire romain ; pour la plupart issus de familles sénatoriales anciennes, ils avaient joint à l'influence religieuse la puissance administrative et politique. La domination de princes ariens était impatiemment supportée par les évêques catholiques. Cyprien, évèque de Bordeaux, assistait au concile d'Agde, présidé par saint Césaire d'Arles, et hostile aux ariens. Les évêques appelèrent à leur aide contre leurs persécuteurs le chef des Franks Saliens, Llodovigh ou Clovis, qui venait de se convertir au catholicisme. « 0 roi ! ta foi est notre victoire ! » s'écriait Avitus, l'évêque de Vienne.

(I) Sidon. Apoll., lib. VIII, ép. 10.

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Les Franks arrivèrent. Clovis détruisit l'Empire wisigoth à la bataille de Youillé, près Poitiers, en 507, et pénétra en Aquitaine.

Les expéditions de Clovis contre les Wisigoths au delà de la Loire ne furent pas, dit M. Guizot, une réelle conquête avec appropriation du sol, mais une série d'invasions dirigées sur Angoulême, sur Bordeaux, sur Toulouse, surtout en vue du butin.

Nous n'avons pas à nous occuper des luttes et des guerres entreprises pour la possession de l'Aquitaine par les rois méro- vingiens, successeurs de Clovis, combattant entre eux, contre les prétendants divers et contre les populations. L'Aquitaine acquit en 636, après sa révolte contre le roi Dagobert, une véritable indépendance lorsque Bordeaux eut été érigé en duché héréditaire. La lutte contre les Franks fut un moment inter- rompue.

Un danger commun réunit les Aquitains et les Franks, le duc Eudes et Charles Martel, contre les Sarrasins venus d'Espagne et qui ne furent arrêtés que par leur sanglante défaite à Poitiers, en l'année 732.

Les Franks recommencèrent leurs ravages en Aquitaine. Pépin, puis Charlemagne, continuèrent cette guerre commencée par Clovis. Charlemagne s'avança jusqu'à Bordeaux ; et plus tard, continuant sa route au Midi, traversa les Pyrénées et porta ses armes jusqu'aux bords de l'Èbre.

Pendant ces guerres et ces dévastations, le commerce de l'Aquitaine avait éprouvé les vicissitudes imposées par ces tristes événements. Dans ces temps troublés, le commerce n'a pas d'histoire.

L'antique administration romaine avait toutefois conservé son organisation. Le chef de la cité, l'ancien defen&or civitatis, était toujours l'évèque, dont la puissance avait encore grandi. Le comte, représentant du pouvoir politique, nommé par les rois mérovingiens, avait eu souvent à lutter contre les popula- tions ; les ducs héréditaires, au contraire, avaient promptement embrassé les intérêts et les idées des hommes qu'ils gouver- naient.

Les grandes routes existaient encore, avec leurs péages et leurs relais de poste; les impôts n'avaient pas sensiblement varié. Il existait des droits de navigation sur les fleuves et les

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rivières ; des droits sur les transports et sur les ventes de mar- chandises ; des droits d'octroi, dont les deux tiers appartenaient aux cités et un tiers au fisc; enfin diverses sortes d'impôts dont la plupart existaient déjà dans la domination romaine et existent encore aujourd'hui. Les noms seuls ont changé.

Comme autrefois, le territoire était occupé par d'immenses propriétés appartenant aux patriciens gallo-romains et aux leudes franks, ainsi qu'au fisc; elles étaient cultivées par des colons et des esclaves. L'industrie avait très probablement conservé son organisation en corporations, car, si les témoi- gnages contemporains nous manquent pour affirmer leur existence à cette époque, nous retrouverons plus tard les indus- triels et les commerçants vivant encore sous ce régime, ce qui nous fait penser que s'il a pu subir des modifications, il n'a pas du moins été brisé (1).

Les relations commerciales de Bordeaux avec l'Espagne et le littoral de l'Océan d'une part, la Provence de l'autre, ne paraissent pas avoir été interrompues, non plus que celles avec le bassin de la Garonne. Peut-être même s'étendaient-elles en diverses autres contrées de la France. Les foires, et notamment celle de Saint-Denis, fondée eu 629 par Dagobert, offraient, par l'exemption de taxes pour les marchandises qui s'y débitaient, un attrait particulier pour les commerçants.

Les marchandises objet du commerce de Bordeaux n'avaient d'ailleurs pas varié depuis la fin de l'époque romaine.

Article 2. Le commerce de Bordeaux sous Charlemagne et ses successeurs.

La puissance de l'empereur Charlemagne permit au com- merce de ses vastes États de respirer pendant quelques années.

Charlemagne, comme au temps de l'Empire romain, rétablit l'unité de territoire et de gouvernement sur la plus grande partie du centre de l'Europe. Vainqueur des Saxons au nord et des Arabes au midi, maître de la Gaule, de l'Italie et d'une partie de l'Allemagne, il reconstitua un pouvoir énergique et fort. Il rétablit pour tous les pays soumis à sa domination l'unité admi-

(1) Levasseur. Histoire des classes ouvrières, 1. 1, p. 123.

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nistrative et politique, surveillée par ses inspecteurs, les missi dominici. Il réunit deux fois par an les assemblées générales pendant lesquelles il consultait les députés sur les mesures qu'il se proposait de prendre; il édicta dans ses Capitulaires de nombreuses ordonnances qui nous permettent d'apprécier dans quelles conditions se trouvaient alors l'agriculture, l'industrie et le commerce.

Dans le capitulaire De villis, Charlemagne s'occupe des biens du domaine royal. Il prescrit l'aménagement de ses forêts, l'entretien des viviers à poissons, les soins à donner aux abeilles et aux volailles; aux brebis, aux vaches et aux chevaux; il s'occupe de la fabrication du miel, de la cire, du beurre, de l'huile, du vin, du vinaigre. Il veut qu'on lui rende compte du produit des bois, des grains et des moulins, des légumes, des troupeaux, de la laine, des peaux; du lin, du chanvre; des vignobles, du vin vieux et nouveau. Il recommande de ne pas mettre le vin dans des outres de cuir, mais de le loger dans des barriques cerclées de fer; de lui donner les soins convenables, et de le mettre en bouteilles (1).

Chacun des domaines royaux devait être pourvu d'ouvriers de diverses professions en nombre suffisant pour qu'on n'eût besoin de rien acheter à personne. Il y fallait des laboureurs, des vignerons, des forgerons, des maçons, des charpentiers, des tourneurs, des tisseurs de filets, des hommes capables de faire le cidre et le poiré, comme des tonneliers pour les barriques et pour le vin.

Cette préoccupation des grands propriétaires de produire dans leurs domaines et par leurs propres esclaves et employés tous les objets nécessaires à leur consommation, indique que le commerce n'avait pas fait de grands progrès; et que la division du travail était encore inconnue.

Les Capitulaires défendent l'achat des récoltes sur pied ; prohibent, comme l'avaient fait les lois romaines, la sortie des grains pour prévenir la disette. Ils fixent et imposent le prix des vivres; véritable essai de maximum qui, comme l'a dit

(1 ) Baluzc. Capit. De villis.

« Volumus ut bonos barridos ferro ligatos judices singuli preparatos semper habeant, et titres excorii non faciant.

» Vinum in bona mittant vascula et diligenter providere faciant. »

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M. Guizot, eut le résultat habituel et nécessaire de ces tenta tives, c'est-à-dire d'aggraver les maux auxquels elles croient porter remède.

Charlemagne prit des mesures plus utiles pour améliorer le sort des paysans, des pauvres et des esclaves ; mais il ne réussit pas dans ses ordonnances pour établir dans tous ses États l'uniformité des poids et mesures et celle des monnaies. Les variations de celles-ci clans les divers États de son vaste empire, la falsification du titre et du poids, ne cessèrent pas, et ce fut en vain que les peines les plus sévères furent édictées contre les faux-monnayeurs .

L'empereur voulut servir les grands intérêts du commerce; il établit, à toutes les frontières, des officiers chargés de protéger les relations avec les étrangers; il plaça aux embouchures des fleuves des navires armés, dans le but de défendre les naviga- teurs contre les pirates; il avait envoyé des ambassadeurs en Orient vers le calife pour nouer des relations commerciales ; il avait conçu le projet d'un canal pour joindre le Rhin au Danube, et en avait même fait faire les premiers travaux; il avait réparé les phares de Gand et de Boulogne ; enfin, il avait protégé les Juifs et les Syriens, qui, à peu près seuls, se livraient alors au commerce ; un des ambassadeurs qu'il avait envoyés au calife Haraoun-al-Reschid était le Juif Isaac.

Le règne de Charlemagne fut semblable à un moment d'éclaircie dans l'orage; mais lorsque la puissante main du vieil empereur fut glacée par la mort, les peuples de races diverses que la force avait rassemblés sous une domination commune cherchèrent à recouvrer leur indépendance.

D'autre part, comme à l'époque de la dissolution de l'Empire romain, les Sarrasins au midi, et les Normands au nord, contenus et refoulés par le terrible guerrier, reprirent leur audace.

Une nouvelle invasion des Sarrasins eut lieu en Aquitaine du vivant même de Charlemagne, sous le règne de son fils Louis, de la reine Hildegarde, dans la métairie royale de Casseneuil, sur les bords du Lot. Louis -avait été proclamé et sacré roi d'Aquitaine, dès l'âge de trois ans, par le pape Adrien, dans l'église Saint-Pierre de Rome. Les Sarrasins, mécréants, furent arrêtés par le comte de Toulouse, Guillaume au Court Nez, qui « les abattait comme le faucheur abat l'herbe des prairies ».

Le moine de Saint-Gall raconte que Charlemagne vit les

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premières voiles des Normands qui venaient piller la France. Avertis de la présence du prince, les pirates s'éloignèrent précipitamment de la côte.

Les Normands commencèrent vers l'année 830 à montrer sur les côtes du Médoc leurs longues et sveltes barques d'osier, recouvertes de peaux; pendant de longues années, ils pillèrent la Saintonge, le Médoc, le Bordelais, remontant la Dordogne jusqu'à Périgueux et la Garonne jusqu'à Agen.

Aux ravages des Normands s'étaient jointes, pour ruiner le pays, les dissensions des successeurs de Louis le Débonnaire. Les Aquitains, révoltés contre leur roi frank, Pépin, qu'ils accusaient d'avoir appelé les Normands et d'avoir embrassé le culte d'Odin, le dieu du Nord, avaient proclamé sa déchéance, et s'étaient offerts à Charles le Chauve, qui avait succédé comme empereur à Louis le Débonnaire; puis n'avaient pas tardé à se révolter contre leur nouveau souverain. Ils ne consentirent à reconnaître que pour la lorme la souveraineté du roi Louis le Bègue, et lui imposèrent leurs conditions avant de le saluer comme « Roi par la miséricorde de Dieu et par l'élection du » peuple ». Plus tard, lorsque Charles le Gros régnera sur les Franks, les Aquitains dateront leurs actes « du règne de » Jésus-Christ, en attendant un roi ».

Les Franks, les Sarrasins et les Normands avaient ruiné les cités et ravagé les champs. Dans les villes, des arbres touffus avaient poussé sur les murailles renversées; la bruyère et les landes couvraient le sol des campagnes, et l'on pouvait voyager longtemps dans ce pays naguère si beau, « sans voir la fumée » d'un toit, sans entendre aboyer un chien ». Les serfs, qui auparavant travaillaient la terre, avaient été en grand nombre tués, emmenés en esclavage, ou s'étaient réfugiés dans les bois; parmi les anciens possesseurs du sol, les nobles et les riches, beaucoup avaient, eux aussi, été détruits par le fer ou par le feu ou emmenés captifs sur les barques normandes. La terre inculte ne portait plus de nourriture ni pour les rares habitants qui existaient encore ni même pour les animaux. Une horrible famine s'ensuivit. Ceux qui avaient pu échapper au glaive et à l'esclavage mouraient en proie aux tortures de la faim, en pressant en vain dans leur bouche des poignées d'herbe qu'ils avaient arrachées à la terre stérile. Les survivants se jetaient avec avidité sur ces cadavres qu'ils se disputaient entre eux

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pour les dévorer, et s'arrachaient, semblables à des loups, des lambeaux de chair humaine. « Il semblait, dit Raoul Glaber, » qu'il était permis de manger de la chair humaine. »

Tels sont les sombres tableaux que nous retracent les contem- porains, dont nous empruntons les expressions, et qui caracté- risent le dixième siècle. Nous en avons reproduit les principales lignes pour indiquer qu'il est inutile d'y chercher les traces du commerce, car le commerce n'existait plus.

Cependant la fin du monde était prédite et attendue pour l'an 1000. On avait cru cette date annoncée par les Ecritures. Les pestes, les famines, les calamités de toutes sortes en paraissaient les présages avant-coureurs. Dans l'attente du moment fatal toute activitéavait cessé ; on ne pensaitqu'à faire pénitence età gagner la vie éternelle.

Mais, à la surprise générale, l'heure fatale avait sonné, et le monde se trouvait encore debout et vivant. Alors ce fut un immense étonnement et une allégresse inespérée, qui ne tardèrent pas à se traduire par le déchaînement de toutes les passions brutales. Le désordre était partout. Le xe siècle finit, et le xie commença dans l'oubli et le mépris de toutes les lois divines et humaines, dans l'impuissance de toute autorité civile et religieuse; personne n'obéit plus qua la force. Et la force publique elle-même s'affaiblissait en se divisant. Des débris de l'empire de Charlemagne il s'était créé un grand nombre de royaumes et de duchés indépendants ; dans chacun de ces royaumes se formèrent des seigneuries, que l'érection des fonctions et des domaines en fiefs héréditaires sous Charles le Chauve vint consacrer. Le caractère de la société nouvelle, de la société féodale, consistait dans l'affaiblissement de la puissance publique, dans l'indépendance de l'individu assez fort pour imposer sa volonté, et dans la formation d'un nombre infini de petits centres, sièges de seigneuries distinctes et isolées, à peine reliées entre elles par le lien fragile de la vassalité.

Nous n'avons pas à raconter l'histoire des comtes de Bordeaux , des ducs de Gascogne et d'Aquitaine, héritiers de Sanche Mitarra de Castille, dit Sanche le Terrible, que les Gascons avaient élu pour les gouverner, sans souci des rois de France. Le dernier de sa race, Eudes, comte de Bordeaux, et héritier par sa mère Brisca des duchés de Gascogne et d'Aquitaine, prit possession en l'année 1036 du comté de Bordeaux en l'église de Saint-Seurin.

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Il était entouré de la fleur de la noblesse d'Aquitaine, et reçut des mains de Godefroy, archevêque de Bordeaux, l'étendard bénit et l'épée consacrée.

Le comte de Poitiers, Guillaume VI, s'empara du duché de Gascogne et du comté de Bordeaux qu'il réunit en 1070 au duché d'Aquitaine.

Article 3. Tableau du commerce du X6 au XIIe siècle.

Nous allons essayer de retracer le tableau fidèle du commerce bordelais du Xe au xne siècle, sous les ducs d'Aquitaine.

A la fin du xe siècle, le duché d'Aquitaine était depuis longues années complètement indépendant de la monarchie française. Les peuples entre la Loire, l'Océan, les Pyrénées, la Méditerranée et les Alpes, souvent réunis sous les mêmes souverains, quoique formant des seigneuries distinctes sous les comtes de Poitiers, d'Anjou, de la Marche, de Provence, de Toulouse, d'Aquitaine, offraient une agglomération de popu- lations ayant à peu près les mêmes mœurs et les mêmes intérêts, et, par suite, ayant contracté entre elles certaines relations commerciales très variables suivant les événements politiques.

Dans presque tous ces grands fiefs, qui comprenaient chacun un grand nombre de fiefs moins importants dont ils étaient les suzerains, la situation agricole et commerciale était la même.

Dans les campagnes, la terre était possédée par le baron féodal ou par le monastère. La tour seigneuriale ou les sombres murailles du couvent, fortifiées comme une place de guerre, étaient les seuls refuges des paysans contre l'ennemi, le seigneur voisin, qui venait piller leurs récoltes et ravager leurs champs; le seul abri ils pussent espérer conserver leurs bestiaux et protéger leur vie elle-même.

Ils tenaient ces champs du seigneur qui leur en concédait la possession sous certaines redevances annuelles, ordinairement payables en nature : le dixain des récoltes, des corvées pour les routes, le guet et la garde du château, des transports pour les denrées du seigneur, le paiement d'une nombreuse diversité de taxes. Un bien petit nombre d'hommes libres avaient conservé leur indépendance et la liberté. Presque tous ceux

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qui n'étaient point soldats du baron ou moines de l'abbé étaient à peu près esclaves, qu'on les appelât villani, vilains, habitants des villa, ou serfs, de servus, esclave. Le seigneur avait sur eux tous les pouvoirs du propriétaire ; il leur imposait des taxes et des corvées à merci; ils ne pouvaient fuir le sol auquel ils étaient attachés, adscripti glebœ; ils étaient considérés comme des animaux de travail; ils ne pouvaient ni se marier, ni léguer leurs biens, ni témoigner en justice; nul ne pouvait s'interposer entre eux et leur seigneur, qui avait le droit de les châtier et de les vendre. Les ventes de serfs questaux, même en dehors de la vente du domaine, se rencon- trent souvent dans nos anciens documents.

Un grand nombre de ces malheureux habitaient des huttes couvertes de paille ou de roseaux, n'ayant pour sol que la terre battue; pour couche, le plus souvent, que des feuillages et de la paille; pour nourriture que le pain de seigle dont le moulin féodal avait moulu la farine, pour boisson que l'eau souvent malsaine des landes, pour vêtement que les étoffes grossières qu'ils tissaient avec la laine des troupeaux. Ils n'avaient pas besoin du commerce; ils avaient peu de chose à vendre et peu de chose à acheter. Ce sont les traits les plus sombres du tableau.

Mais il faut tenir compte des nombreux cultivateurs qui tenaient du seigneur, moyennant certaines rentes ou cens et redevances, de petits domaines, des pacages communs; qui récoltaient des céréales, du vin, du miel, de la résine; péchaient les poissons de mer et d'eau douce; élevaient des porcs, de la volaille, des moutons, et alimentaient un commerce restreint, mais qui doit toutefois être indiqué, en même temps qu'ils se livraient à quelques industries locales.

Le baron ne doit au seigneur suzerain que l'hommage et le service de guerre. Il ne lui doit aucun impôt, et c'est lui qui, en sa qualité de souverain local, chargé de tous les services publics, perçoit toutes les taxes et toutes les redevances établies pour assurer ces services, mais dont il respecte rarement la destination, et qu'il modifie et augmente à son gré. C'est lui qui enrôle ses soldats pour ses guerres privées, ou qui les loue, et lui avec eux, pour celles des seigneurs plus puissants ; lui qui rend la justice, qui doit entretenir les routes et les rivières, fournir le moulin et le four, surveiller le marché et les

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marchands, le boulanger, le boucher, le poissonnier, le vendeur de laine et le fabricant de drap.

C'est lui, disons-nous, seigneur haut-justicier, qui reçoit les péages, le butin produit par la guerre, les frais et les amendes de justice, les droits de moulin, de four, de banc au marché; la taille et les corvées, les redevances en nature. C'est lui qui est le propriétaire des terres incultes et des bois, des landes et du rivage de la mer et des rivières. C'est lui qui remplit à cette époque le rôle aujourd'hui dévolu à l'État.

Ce fier et puissant baron n'a guère plus de besoins que ses vassaux. La tour crénelée est quelquefois située sur une hauteur; souvent elle est protégée par un marais qui en rend l'accès difficile à l'ennemi. Les châteaux de Blanquefort et de Lesparre en offrent l'exemple.

Le châtelain a des armes : haches, lances, épées, poignards; mais peu de ces choses que nous considérons comme des meubles, tels que lits, sièges, tables, tableaux, tentures; habi- tuellement vêtu de peau de daim sous sa cuirasse, ou des lainages fournis par les troupeaux du fief, il n'achète guère de vêtements étrangers.

Mais à mesure que croît l'importance du fief, la dignité du seigneur, s'accroît aussi le besoin de luxe. Il faut alors des armes d'une fabrique renommée, précieuses par la qualité du métal et par leurs ornements artistiques, des chevaux de grand prix, des chiens de chasse de race; le vêtement sera de soie venue de l'Orient; il sera doublé de fourrures venues du Nord. Des tapisseries brodées ou piquées à l'aiguille garniront les murailles; les meubles de bois seront curieusement sculptés; les brocs, les hanaps, les plats d'or et d'argent embelliront la table. Les diamants, les pierres rares rehausseront la parure de la châtelaine, comme le costume d'apparat du baron.

Nous devons constater que si les grands domaines, munis des productions cultivées sur leur territoire, avaient peu besoin d'acheter au dehors des produits similaires ou analogues, l'aristocratie féodale recherchait les objets de luxe et donnait à ce commerce spécial une importance qui n'est pas à négliger.

A Bordeaux, dans la ville, se conservaient quelques-unes des traditions du commerce à l'époque romaine.

L'ancienne administration municipale de la curie paraît s'être conservée à l'époque des rois franks et des ducs d'Aqui-

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taine; et, si l'absence de documents précis nous empêche d'en fournir la preuve, nous pouvons invoquer de graves présomp- tions. En effet, longtemps après cette époque nous verrons exister le corps municipal avec les attributions principales de l'antique curie; c'est lui qui exerce certaines fonctions de police sur les bourgeois et les étrangers, ainsi que des fonc- tions judiciaires relatives aux foires et marchés, aux ventes de marchandises et à quelques autres objets.

Nous voyons alors reparaître les anciennes corporations d'arts et métiers de l'époque romaine, avec leurs règlements pour limiter le nombre de leurs membres, pour s'opposer à toute concurrence étrangère, pour monopoliser telle ou telle branche d'industrie ou de commerce.

Les Guildes, les Hanses, s'organisent du xie au xne siècle. La hanse des villes commerçantes du Nord a établi ses comp- toirs en Flandre, en Angleterre, et correspond avec la France et l'Aquitaine. A Paris, la marchandise de l'eau ou hanse pari- sienne; en Normandie, la hanse de Rouen, sont constituées et exercent une grande influence (1). Nous ne voyons rien de semblable dans le bassin de la Garonne. Les corporations dont nous retrouvons les traces ne sont autres que les anciennes corporations romaines de gens de petits métiers. On a cru voir dans lajurade une sorte de hanse des marchands de vins de Bordeaux. C'est une erreur. Mais, d'ailleurs, nous ne rencon- trerons lajurade qu'au xne siècle et nous ne nous occupons ici que du commerce antérieur à cette époque.

Nous avons déjà dit que le commerce ne s'étendait guère que sur le bassin de la Garonne; que la longueur et le prix des transports, les frais de péage, l'absence de sécurité des routes terrestres et fluviales, la propension de chaque seigneurie, de chaque fief, à suffire à ses propres besoins, réduisaient consi- dérablement les marchandises, objet du commerce.

Pour le commerce extérieur les difficultés étaient plus nom- breuses et plus grandes encore. Si les rivières et les routes étaient en butte aux pillages des riverains, aux exigences des seigneurs, la mer n'était pas plus sûre. Comme autrefois, le marin n'osait perdre la terre de vue; voguant lentement le long

(I) Chéruel. Histoire de Rouen, l v. in-8°, I8H. Ue Fréville. Mémoire sur le Commerce maritime de Rouen, i v. in-80, 1847.

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des côtes de l'Océan, il avait à craindre les pirates qui atten- daient leur proie, embusqués dans les anses du littoral; il avait à redouter les nombreuses tempêtes du golfe, et ce terrible droit de bris et de naufrages, qui, lorsque les lames avaient jeté et brisé son navire sur les plages sablonneuses de Gascogne ou sur les rochers de Bretagne, donnait aux seigneurs et aux habitants du rivage les dépouilles du naufragé.

Le commerce des objets de luxe, d'un petit volume, d'un faible poids et d'un grand prix, était, comme nous l'avons déjà dit, le commerce le plus lucratif.

Ce commerce était exercé par les Grecs syriens et surtout par les Juifs. Grégoire de Tours nous raconte un fait que nous notons parce qu'il indique l'existence de relations commer- ciales de Bordeaux avec les nations de l'Orient, relations qui avaient lieu par Narbonne. Il existait à Bordeaux un négociant syrien, nommé Euphron, qui jouissait d'une grosse fortune. La croyance populaire était qu'il la devait à la protection qu'accordait à ses affaires saint Serge, dont il possédait une relique. Quant aux Juifs, en vain, sous les Wisigoths comme sous les Mérovingiens d'Aquitaine, avaient-ils été en butte aux méfiances et aux haines populaires, aux ordonnances hostiles du clergé et des princes, à l'expulsion du territoire, ils n'en avaient pas moins réussi à s'établir dans les principales villes du midi de la France. Grégoire de Tours appelle Marseille V hébraïque. Narbonne, Agde, Toulouse, Lyon, Bordeaux avaient des colonies juives. Ils y faisaient le commerce des esclaves, des matières d'or et d'argent, des monnaies, des objets d'orfè- vrerie, des pierres précieuses, des riches étoffes et des tapis de l'Orient, des parfums, des épices. Ils. étaient colporteurs, fer- miers des péages et des impôts, prêteurs sur gages et à usures énormes sur les bijoux et les armures damasquinées des barons, les vases sacrés des évêques et des abbés .

Utiles aux seigneurs et au clergé, ils étaient protégés par ceux-ci, qui ne pouvaient se passer de leurs onéreux services. » La féodalité, dit Blanqui, troubla moins qu'on ne pense les > occupations lucratives des Juifs. Les seigneurs y mirent des » conditions sévères, mais ils eurent le bon esprit de les » respecter. Aussi au milieu de la terreur générale qui ne » cessait de régner sur toutes les routes et sur tous les » voyageurs, les Juifs, armés de sauf-conduits, parcouraient

107 -

» sans inquiétude l'Europe entière et disposaient en souverains » du commerce de la France aux xe et xie siècles (1). »

Ils trouvaient dans leurs coreligionnaires, répandus dans toutes les places de commerce du inonde, d'utiles correspon- dants.

Ils étaient souvent persécutés par les seigneurs avides et cruels, mais toujours besoigneux, toujours cherchant à emprunter, à louer ou affermer leurs péages, leurs fours, leurs moulins, leurs greffes. Souvent chassés, ils revenaient sans bruit, humbles et soumis, et reprenaient timidement leur commerce interrompu (2).

Charlemagne avait compris l'importance commerciale des Juifs; il appelait à sa cour et il protégeait un grand nombre d'entre eux. Le moine de Saint-Gall, dans sa chronique, parle du négociant juif Isaac que Charlemagne employait souvent à des missions diplomatiques, et qu'il avait envoyé en ambassade auprès du Kalife.

Sous Louis le Débonnaire, roi d'Aquitaine, les Juifs jouirent d'une grande faveur. À la fin du xie siècle, les Juifs, établis à Bordeaux, occupaient hors des murs de la ville, près de l'église de Saint-Seurin, partie d'un coteau qu'on appelait le Mont Judaïc (3).

Nous ne devons pas oublier les abbayes et les monastères qui apportèrent une aide puissante au commerce. Les moines des divers ordres religieux établis dans toutes les contrées de l'Europe, avaient entre eux des relations suivies et expédiaient d'un couvent à l'autre leurs marchandises.

Plusieurs de ces couvents étaient établis auprès des lieux consacrés par quelque tradition catholique et de saint pèleri- nage. Ces lieux de pèlerinage étaient devenus des marchés ou des foires commerciales auxquels les souverains accordaient d'avantageux privilèges par des exemptions de taxes. Chaque pèlerin était habituellement doublé d'un marchand. Les contrées placées sur le passage des pèlerins bénéficiaient des dépenses des voyageurs.

Les deux pèlerinages les plus célèbres au commencement de l'époque féodale l'étaient déjà depuis longtemps. C'était d'abord

(I) Blanqui. Hist. de l'Économ. politiq.

(2-3) Tli. Malvezin. Hist. des Juifs à Bordeaux.

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celui de Jérusalem, dont l'itinéraire depuis Bordeaux était constaté dès l'époque romaine; et ensuite le pèlerinage de Saint- Jacques de Compostelle en Espagne, dont les pèlerins très nombreux venant du nord de la France, de l'Angleterre et de la Flandre, passaient par Bordeaux.

Le pèlerinage à Jérusalem amena les croisades.

A la voix d'un moine jusqu'alors inconnu et sous l'ardente impulsion du pape Urbain IV, tous les malheurs du temps furent oubliés, la cause de ces maux venait d'être révélée et le remède était assuré : « il faut aller délivrer le tombeau du » Christ, souillé par les infidèles. Il faut apaiser la colère » céleste, et effacer par la guerre sainte tous les crimes et tous » les péchés ! »

Au sentiment religieux se joignaient d'autres mobiles. Des pèlerins, revenus de ces lointains pays d'Orient, avaient raconté leurs splendeurs et leurs richesses ; ils avaient inspiré le désir de partir pour ces contrées du soleil et de l'or, des épices et des parfums, des chevaux magnifiques, des femmes aux longs yeux noirs, d'y conquérir de riches domaines et seigneuries.

Un immense enthousiasme s'empara de l'Occident tout entier. Les barons, les chevaliers et les damoiseaux, les aventuriers de toutes sortes, les moines, les bourgeois, les serfs, les deshérités, jusqu'aux femmes et aux enfants, saisis d'une ardeur indescriptible, répétaient les paroles de Pierre l'Hermite: « Dieu le veult! Dieu le veult ! », prenaient la croix, et s'ébran- laient en foule et sans ordre pour la Terre-Sainte. « Les chemins » sont trop étroits, disait Guillaume de Malmesbury, l'espace » manque aux voyageurs. »

Le comte de Toulouse, l'illustre Raymond, qui s'était couvert de gloire en Espagne en combattant les infidèles aux côtés du Cid Campeador, le héros castillan, plaça la croix rouge sur son épaule droite, et partit avec les seigneurs de sa comté, et bon nombre d'autres d'Aquitaine et du Bordelais.

Le duc d'Aquitaine, Guillaume, renommé pour son courage, mais aussi par ses chansons de trouvère et ses amours, qui avait longtemps couru le monde pour tromper les dames, dit sa légende, trichador de clomnas, partit à son tour, et alla faire détruire, avant qu'elle fût arrivée en Palestine, une armée qui comptait moins de soldats que de jongleurs et de jeunes filles, examina puellarum.

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Les croisades allaient amener à leur suite des changements considérables dans la civilisation du monde. Les seigneurs vendaient à vil prix leurs domaines pour subvenir aux frais de leur expédition, ou ils engageaient leurs récoltes et leurs bijoux; la propriété immobilière changeait de mains. Une communauté de pensée, d'action, de voyages, de vie guerrière, de dangers, de privations, de succès, allait rapprocher les diverses classes sociales. Le serf, arraché à la glèbe par le baron et devenu son compagnon d'armes ; le serf, resté sur le domaine, mais ayant acheté son affranchissement de questalité, avaient gagné en considération et en liberté. Des relations s'établissaient non seulement entre les hommes réunis sous la même bannière, mais encore entre ceux des nations différentes qui composaient l'armée. Toutes les parties de la France, toutes les contrées de la chrétienté allaient faire connaissance entre elles, comme avec ces pays inconnus qu'il fallait traverser, avec ces Sarrasins ennemis qu'on allait combattre.

De ces relations nouvelles, de ces mouvements divers, de cette mêlée des peuples, occasionnés par les croisades, naîtra pour le commerce un heureux développement dont nous aurons plus tard à constater les progrès.

Un autre événement allait apporter une profonde modifica- tion à la situation politique et commerciale de l'Aquitaine.

Le dernier de ses ducs était mort en pèlerinage à Saint- Jacques de Compostelle. Sa fille, la belle Aliénor, était devenue l'épouse de Louis le Jeune, le fils du roi de France. Le mariage eut lieu à Bordeaux. Louis était accompagné des plus nobles chevaliers de France, et d'une puissante escorte : « Nous » dressâmes nos tentes en face de Bordeaux, dit l'abbé Suger, » l'illustre précepteur du jeune prince; nous étions séparés de » la cité par le grand fleuve, la Garonne. Nous attendîmes là, » et nous passâmes ensuite dans la ville sur des vaisseaux. Le » dimanche suivant, le jeune Louis épousa et couronna du > diadème royal la noble demoiselle Aliénor, en présence de » tous les grands de Gascogne, de Saintonge et du Poitou. »

Peu d'années après, Louis VII, devenu roi de France, qui avait pris la croix et emmené en Palestine la reine Aliénor, avec un brillant entourage de seigneurs d'Aquitaine, la ramena brusquement en France, et fit prononcer par le concile de Beaugency, sous prétexte de parenté, un divorce qui allait

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séparer de la France les belles contrées qui avaient formé la dot d'Éléonore d'Aquitaine, et occasionner trois cents ans de guerre entre l'Aquitaine et la France.

Deux mois après le divorce, Aliénor donnait sa main à Henri Plant agenet, « le beau rousseau », qui bientôt, maître de la Normandie, de l'Anjou, de la Touraine, du Poitou, de l'Aquitaine, et devenu roi d'Angleterre, était plus puissant que le roi de France.

Article 4. Monnaies.

Le système des poids et mesures et le système monétaire des Romains continuèrent à subsister bien après la fin de l'Empire; ils étaient acceptés depuis longtemps par toutes les contrées réunies sous le même gouvernement. Constantin en avait modifié et réglé les conditions.

L'Empire n'était pas tombé brusquement et d'un seul coup ; il s'était affaissé lentement et peu à peu. Les premiers chefs barbares qui occupèrent diverses parties du territoire ne s'étaient pas toujours présentés comme des conquérants et des envahisseurs. Le plus souvent, ainsi que nous l'avons déjà dit, ils occupaient le pays avec l'autorisation, peut-être forcée, de l'empereur; ils recevaient un titre et un commandement militaire qui leur était conféré par l'empereur. C'est ainsi que saint Rem y félicitait Clovis, le célèbre chef des Franks Saliens, auquel il donna le baptême, d'avoir succédé comme chef et commandant de guerre auxiliaire de l'Empire, à son père et à ses ancêtres; et qu'il l'engagea à se montrer fidèle dans la fonction qui lui avait été confiée.

Les chefs wisigoths qui occupaient l'Aquitaine avaient reçu le même caractère d'officiers, de dignitaires romains. Ils avaient pris Bordeaux, mais Honorius les avait reconnus pour ses lieutenants en Aquitaine, et Valentinien III, implorant en 451 l'aide du roi des Wisigoths Théodoric, lui faisait remarquer qu'il s'adressait à un membre de la République romaine.

La permanence de l'organisation sociale après l'occupation du sol par les Barbares est un fait dont nous avons déjà eu l'occasion de constater l'existence; le caractère de représentants

ni

du pouvoir impérial, qu'avaient les rois wisigoths, devait favoriser les habitudes commerciales des populations. Les monnaies de l'Empire continuèrent à être en usage, et c'est à l'effigie impériale que les ateliers d'Arles et de Narbonne, qui approvisionnaient la Provence et l'Aquitaine, marquaient leurs monnaies.

Sidoine Apollinaire mentionne l'atelier de Narbonne, créé après ceux d'Arles, de Trêves et de Lyon. Il y avait eu aussi sous les Romains un atelier de monnaies à Benearnum (Lescar), qui employait l'argent extrait des mines des Pyrénées.

Leblanc, dans son Traité des monnaies, parle de pièces frappées à Narbonne par les Wisigoths, avec l'inscription Witisa, Narbona, Pius.

Y a-t-il eu des monnaies frappées à Bordeaux sous la domi- nation des Wisigoths ? Nous savons que le roi Euric et son successeur Alaric en tirent fabriquer, par un décret de Gonde- baud, qui démonétisait, comme altérées, les pièces qui avaient été, de 480 à 506, frappées par ces rois à Bordeaux, à Toulouse et à Narbonne.

Cependant M. Camille Jullian pense que le monnayage bordelais ne commença qu'avec la période mérovingienne, et encore assez tardivement dans cette période.

Bordeaux se serait alors servi des monnaies frappées à Narbonne et à Toulouse.

Il existe encore quelques types de monnaies wisigothes, suivant M. Deloye (1). Elles offrent cette particularité qu'elles ne portent pas le nom de la ville, ni celui du monétaire ; que le flan est plus mince et plus large que celui des pièces romaines qui avaient précédé, * r que celui des pièces mérovingiennes qui suivirent; enfin qu'elles portent deux tètes, celle de l'em- pereur romain et celle du roi wisigoth.

C'est la première fois qu'apparaît sur la monnaie une effigie autre que celle de l'empereur. Procope, le secrétaire de Béli- saire, et homme d'État parfaitement informé, nous dit en effet que les rois barbares auraient en vain essayé de substituer leur effigie à celle de l'empereur ; une telle monnaie, diffé- rente de celle à laquelle les populations étaient habituées depuis des siècles, n'aurait pas été admise, même par leurs propres

(1) Deloye. Patria, II, v. 1 603 et s.

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sujets. Ce n'est que vers la moitié du vie siècle, après l'auto- risation donnée par Justinien en 548, que les chefs ou rois barbares établis en Gaule, fabriquèrent des monnaies d'or avec les métaux qu'ils exploitèrent, et qu'ils mirent leur propre effigie sur le statère, à la place de celle de l'empereur romain.

Les nouvelles monnaies, pour le titre et pour le poids, auraient être conformes aux prescriptions de Constantin, restées légales. La livre pesant d'or devait être taillée en 72 sous ; chaque sou en deux moitiés, ou semis ; ou bien en trois tiers, ou triens.

La livre romaine de Constantin pesait 327 de nos grammes ; chaque sou d'or, solicites, pesait 4 grammes 55 ; chaque semis 2 grammes 275 ; le triens 1 gramme 515. Dans ces condi tions, la valeur intrinsèque du sou d'or aurait été de 15 fr. 50 environ, celle du semis 7 fr. 75 et celle du triens 5 fr. 15 de notre monnaie actuelle. Suivant M. Guérard, en tenant compte du pouvoir de l'argent à cette époque comparé à son pouvoir à la nôtre, il faudrait évaluer le sou d'or à 90 francs de notre monnaie. Mais ce rapport nous parait trop faillie aujourd'hui parce que la valeur relative de l'or et de la monnaie a baissé depuis l'époque M. Guérard faisait ces calculs (1).

Les Mérovingiens, qui succédèrent aux Wisigoths, frappaient toujours le sou d'or, le semis, le triens ; mais leur monnaie ne portait plus l'effigie impériale, à laquelle ils avaient substitué la leur ; et ne contenait plus les mêmes proportions de métal précieux. Au lieu de tailler 72 sous d'or à la livre, on en tailla 80, 82, 90; la valeur s'abaissa dans les mêmes proportions (2). La seule monnaie d'argent était le denier, appelé aussi saïga. Le sou d'or comprenait 40 de ces deniers. Le sou d'argent, qui était une monnaie de compte purement nominale, valait 12 deniers. Chacun de ces deniers avait un poids réel moyen de 21 à 22 grains. Le denier valait, suivant M. Guérard, 2 fr. 25 de notre monnaie, et le sou d'argent 27 francs.

Le rapport de l'argent à l'or était de 12 à 1.

Les variations dans le poids et le titre de monnaies, qui conservaient toutefois leur appellation nominale, apportaient le plus grave préjudice aux opérations commerciales.

(1) Guérard. Polyptique d'hminon.

(2) De Pétigny. lier, numismat., '185'!, p. 113. -I854, p. 373 et ss.

113

L'altération s'étendait non seulement à la monnaie d'or, mais à la monnaie d'argent qui était celle usuelle dans les petites transactions. Le denier d'argent devait être la 240e partie du poids d'une livre d'argent, soit 1 gramme 36. Le type de ce denier mérovingien aurait été la pièce romaine appelée la siliqua, dont la valeur intrinsèque légale serait l'équivalent de quarante-neuf de nos centimes, mais qui n'en représentait plus que quarante-deux. Certains deniers avaient été réduits h ne plus avoir que 40, 30 et même 18 pour 100 d'argent.

Une des causes de cette altération des monnaies, c'est que les rois mérovingiens n'étaient plus les gardiens sévères du droit régalien de les fabriquer. Ce droit avait été concédé à des ducs et à des comtes, à des évêques, à des villes, ou usurpé par eux. Une autre cause, c'est que les membres de l'ancienne corporation des monétaires frappèrent des pièces en leur propre nom. Ce nom était devenu la seule garantie de fabrication. Ces monétaires, ou monnayeurs, étaient des officiers publics qui travaillaient non seulement pour le Trésor, mais pour les par- ticuliers possesseurs de matières d'or et d'argent.

MM. Lelewel, de Longpérier, Barthélémy et d'autres ont publié de longues listes de monétaires et de villes des monnaies ont été frappées sous les Mérovingiens.

Les pièces mérovingiennes frappées à Bordeaux sont repré- sentées dans les collections par plus de soixante échantillons de sous d'or. Nous ne parlons pas de certaines pièces portant le nom de Metulium qu'on avait d'abord attribuées au Médoc, et qui appartenaient à Melle, en Poitou.

Venuti, Lelewel, Jouannet, ont décrit plusieurs de ces pièces. Jouannet regrette qu'une centaine de pièces mérovingiennes, trouvées en 1810 dans les substructions du palais de FOmbrière, n'aient pas été sauvées du creuset de l'orfèvre. M. Camille Jullian dit que les pièces frappées à Bordeaux lui semblent trop barbares pour être placées ailleurs que dans la dernière période mérovingienne, vers la fin du vne siècle.

M. Ponton d'Amécourt a pesé plusieurs triens faisant partie de sa collection ; leur poids varie de 1 gr. 05 à 1 gr. 55.

On ne connaît que trois deniers d'argent de Bordeaux.

Toutes ces pièces portent en face le buste ou la tête avec diadème, et au revers la croix ancrée. Le nom de Bordeaux est à la face, celui du monnayeur au revers.

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Les monnaies signées du monnayeur Betto portent le nom de l'église de Bordeaux (1).

L'ancien Cabinet royal des Médailles renferme des triens bordelais qui ont été publiés par Combrouse en 1839 et 1843. Il en existe quarante-cinq. Barthélémy, Cartier, Ponton d'Amécourt,Péry, Emile Lalanne, nous font connaître dix-huit noms de monnayeurs.

La ville de Bordeaux ne possède aucun de ces types.

Bordeaux eut-il un atelier monétaire après l'époque méro vingienne? M. Camille Jullian pense que le monnayage s'in- terrompit à Bordeaux pour ne reprendre que sous Louis le Débonnaire.

Cette interruption ne nous parait pas justifiée.

Nous ne connaissons pas, il est vrai, de spécimens frappés par les premiers ducs héréditaires d'Aquitaine et de Toulouse, par Boggis et Bertrand, par le célèbre Eudes et par Hunald; mais leur successeur, le duc indépendant d'Aquitaine, qui, comme ses aïeux, continua la lutte constante commencée contre Charles Martel, contre Pépin, contre Charlemagne, et fut vaincu par ce dernier, faisait frapper à Bordeaux une monnaie dont M. de Longpérier assure qu'il existe encore quelques types (2). Il est probable que ses prédécesseurs avaient eux aussi fait faire la même fabrication dès l'époque mérovingienne, et qu'elle fut en usage même après la défaite de Waïfer et la conquête du pays par Charlemagne.

Ce qui rend probable l'existence de cette frappe féodale à la fin de l'époque mérovingienne, c'est qu'il existait .déjà, à cette époque, des monnaies ecclésiastiques à Bordeaux.

Elles étaient frappées au nom d'églises et d'abbayes par les prélats, et auraient eu pour origine, suivant Lelewel, le don ou octroi du roi; cette monnaie épiscopale ou abbatiale n'avait pas été dans le commencement fondue ou forgée au nom des évêques ou des abbés, mais au nom de leur église.

Un petit nombre de pièces mérovingiennes, dont le type ne diffère pas d'ailleurs des autres pièces de cette époque, a été signalé par M. C. Jullian; elles sont marquées, les unes au

(1) C. Jullian, p. 69.

(2) Revue numismatique, 1858, p. 231.

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nom de l'église de Bordeaux et les autres au nom de l'église Saint-Étienne.

Il est certain que le nom de l'église de Bordeaux désigne la cathédrale de cette ville, et plusieurs écrivains expliquent que la monnaie frappée au nom de l'église Saint-Étienne portait ce nom parce que, suivant une ancienne tradition, l'église Saint- Étienne, et plus tard l'église Saint-Seurin qui lui aurait succédé, aurait été l'église primitive et la première cathédrale de Bordeaux.

Quoi qu'il en soit des controverses relatives au point de savoir si cette tradition est bien ou mal fondée, ces pièces forment les premiers témoignages de l'existence d'une monnaie épiscopale frappée par l'évèque de Bordeaux à l'époque mérovingienne. Plus tard, nous verrons l'église de Bordeaux, non plus frapper elle-même, mais recevoir des ducs d'Aquitaine une large part dans les bénéfices obtenus de cette fabrication par ces ducs.

Les désordres relatifs aux monnaies, qui signalaient la fin de l'époque mérovingienne, amenèrent des réformes qui furent ordonnées par Pépin et Charlemagne. Les ordonnances de Pépin n'eurent pas d'effets en Aquitaine, alors sous la domi- nation indépendante de ses ducs; mais il en fut autrement de celles de Charlemagne après qu'il eut soumis la contrée et qu'il l'eut érigée en royaume pour son fils Louis.

L'Aquitaine était alors remplie, concurremment avec les monnaies locales, de pièces arabes, ainsi que le constate Théodulfe, l'envoyé de Charlemagne dans le midi de la Gaule.

Les réformes de Charlemagne étaient nécessitées, non seulement par l'altération et le décri des monnaies en circu- lation, mais aussi par la variation du rapport entre l'or et l'argent qui, de 1 à 12, était devenu de 1 à 15. De sorte que pour payer 1 sou d'or, pesant au poids de nos jours 4 grammes 495 d'or pur, il ne suffisait plus de 40 deniers d'argent, qui pesaient 54 grammes 40 en argent fin; mais il fallait donner 50 deniers, pesant 68 de nos grammes (1).

Charlemagne trouvait, comme étalon monétaire adopté, le grain, c'est-à-dire le poids d'un grain de blé. La livre romaine, alors encore en usage, pesait 6,144 grains, 327 de nos grammes ; Charlemagne la porta à 7,680 grains, 409 de nos grammes; si

(1) Pigeonneau. Hist. du Commerce, t. I, p. SB.

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toutefois il ne se borna pas à consacrer légalement cette augmen- tation de poids, qui était probablement déjà passée en usage.

On tailla 20 sous dans la livre d'argent, et 240 deniers, chaque sou valant 12 deniers; on lit aussi des demi-deniers. Le denier, pesant 31 à 32 grains, soit 1.70 de nos grammes, aurait en notre monnaie une valeur intrinsèque métallique de 0 fr. 387 et, en valeur réelle, suivant les calculs de M. Guérard. 3 fr. 50. Le sou de 12 deniers vaudrait donc actuellement 42 de nos francs, et la livre de 20 sous, 840 francs.

Charlemagne essaya d'établir dans son empire l'unité des monnaies et celle des poids et mesures. Ces tentatives étaient prématurées et n'aboutirent pas. Il en fut de même de celles de f.harles le Chauve en 864. Les ordonnances de ces souverains ne furent pas exécutées (1).

Les successeurs de Charlemagne, Louis le Débonnaire, Pépin, Charles le Chauve, tirent frapper des monnaies en Aquitaine. On connaît de ces princes des deniers d'argent frappés en leur nom et portant au revers le mot Aquitania ou Equitania. Gariel cite des monnaies de Louis le Débonnaire portant la marque de BURDIGALA et le nom de HLODOYICYS IMP. (2) ; des pièces problématiques ont été signalées au nom de l'empereur Lothaire (840-865) ; Charles le Chauve, par l'édit de Pistes en 845, avait fixé le nombre des ateliers monétaires. Le nom de Bordeaux n'y figure pas. Cependant le duché d'Aquitaine ou comté de Poitiers avait des ateliers monétaires à Poitiers, Niort, Saint-Jean-d'Angély et Melle. Gaston Centule, comte de Béarn, frappait des monnaies d'or, d'argent et de cuivre à Morlaas, en 940.

Nous retrouvons les monnaies féodales d'Aquitaine des ducs Sanche et Guillaume.

On sait, dit M. Jouannet, qu'au ixe siècle le comte Sanche, et après lui le père du duc Guillaume le Grand, firent don à l'évêque de Bordeaux et à son chapitre du tiers des bénéfices que la ville retirait du monnayage. Voyez, ajoute-t-il, cette charte clans le Commentaire de la coutume d'Anjou, 1. I, p. 65 (3). O'Reilly

(I ) « Incipit Rex ordinare ut in toto regno nisi unira mensurà vini et blaedi et omnium ventibilium et emptibilium. Proposuit etiam idem Rex, ut in toto regno omnes monetae ad unicam redigerenlur. » Y. Cliéruel, t. II, p. S 15.

(2) E. Gariel. Les Monnaies royales de France. Paris. 1883, p. 174.

(3) Jouannet. Statut., p. 283.

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attribue cette fondation au commencement du xie siècle (1). Tous les deux sont dans l'erreur sur divers points, notamment sur la date et sur le nom du donateur.

Les chartes originales existent aux Archives du départe- ment (2).

La première est de Sanche. Elle commence par exposer la nécessité d'apporter à l'église Saint-André les ressources dont elle a besoin : « C'est pourquoi, ajoute-t-elle,moi Sanche, prince » de Gascogne et de Bordeaux par la volonté de Dieu tout puis- » sant et par le droit héréditaire de ma famille, comteet seigneur, » ... je concède à l'église de Bordeaux dédiée au bienheureux

André apôtre, laquelle a reçu autrefois les dons des anciens » rois Charles, Louis et Pépin, savoir : la tierce partie de ma » chambre soit de la monnaie, et tous les droits de tonlieu... » Cette charte fut remise au seigneur Gotfred, vénérable évèque » de cette église. »

Cette charte n'est pas datée, mais la date est facile à établir :

Sanche devint comte de Bordeaux et duc de Gascogne en 1010.

f Ohiénard place sa mort en 1032. D'autre part, Gotfred a été

archevêque de Bordeaux de 1027 à 1047 ; c'est donc entre 1027

et 1032 qu'il faut placer la date de cet acte.

Cette charte fut confirmée peu d'années après par Bérenger, petit-fils et successeur de Sanche. Cette confirmation n'a pas de date, mais Bérenger étant devenu duc de Gascogne en 1032 et étant mort en 1036, c'est entre ces deux dates qu'il a confirmé la donation. La charte est d'ailleurs la reproduction à peu près textuelle de celle de Sanche (3) .

La donation au chapitre Saint-André ne fut donc pas faite,

(1) O'Reilly. Eut. de Bord., t. I, p. 311.

(2) Arch. du départ., série G, Chap. Saint-André, 334, carton.

» Gum divinae misericordiae largitas.... Quà propter Ego, Sancius, Vasconiae ac Burdigalensis princeps, Dei onmipotentis metu ac hereditario jure parentorum meorum cornes et dominus,... concedo Burdigalensis ecclesiae beatissimi Andreae apostoli dedicalae, quam ab antiquissimi regibus Carolo videlicetrac^Lodoico seu l'epino habitam, videlicet tertiam parlera meae kamerse seu monetae, sive omnium teloneorum... Hanc cartam in memore perpétua conservandam. Datum in manu domini Gotfredi ejusd. ecclesiae venerabilis Episc. <>

(3) « Cum divinae misericordiae largitas... Quà propter Ego, Berengerius, cornes Vasconiae ac Burdigalensis princeps... videlicet tertiam partem meae camerae seu monetae... datum in manu Godefridi, ejusd. eccles. vener. Episc. » Arch. G. 334 carton.

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comme le dit O'Reilly, par Guillaume le Grand , comte de Poitiers, au commencement du xie siècle; mais parSanche. A la fin de ce xie siècle, après la confirmation faite par Bérenger, elle fut confirmée de nouveau, et dans les mêmes termes, par Guillaume VII dit le Vieux, ixe du nom, duc d'Aquitaine depuis 1086, et qui mourut en 1127. Cet acte ayant été remis entre les mains d'Amat, archevêque de Bordeaux, qui occupa le siège de 1088 à 1 101 , c'est entre ces deux dates qu'il faut placer celle de la confirmation de la donation faite plus d'un demi- siècle auparavant (1).

« Et, dit le duc Guillaume, pour que cette concession soit » ferme, inviolable et permanente dans la succession des temps, » je l'ai confirmée de ma propre main par apposition du signe » de la croix dominicale, je l'ai corroborée par le sceau de > notre autorité, et j'ai déposé cette charte ou ordonnance sur » l'autel de Saint André. J'ai alors donné à Pierre, doyen, » et à Ayquem, archidiacre, le baiser de paix en présence » du seigneur Amat, archevêque de Bordeaux et légat du » Pape. »

C'est sur l'autel même de Saint André, le comte avait déposé l'acte, que son chapelain Bérenger imprima le sceau.

Les ducs d'Aquitaine et de Gascogne, comtes de Poitiers et .de Bordeaux, faisaient donc depuis longtemps dans leur chambre des monnaies fabriquer des pièces de métal à Melle et à Bordeaux. Il existe des types de Sanche Guillaume (984); de Bernard Guillaume (1052-1086); de Guillaume III (1086- 1127); on connaît les hardits de Guienne portant le nom de Guileumo et Guilimo en légende, et dans le champ d'un double cercle, tantôt trois croix et le croissant, tantôt quatre croix; au revers la croix pattée entourée d'un double cercle, avec la légende Burdegala. Mais de tous ces ducs qui ont porté le nom

(I) La charte de Guillaume a été publiée dans le Commentaire sur la coutume d'Anjou. Chopin, liv. I, p. 65, édit. Paris 1635, et par Hiérosme Lopès, Église de Saint-André, p. 365. L'original est aux Arch. du départ., G, 334 carton.

Il commence comme les chartes précédentes : « Cum divinse misericordiae largitas... » Il parle des bienfaits dus aux anciens rois Charles, Louis et Pépin. Il confirme à l'église : « Quidquid ei cornes Sancius et pater meus Guillelmus, ac reliqui successores comités dederunt ac concesserunt, scilicet tertiam parlera cameree seu monetœ,sive etiam omnium teloneorura et... admensain canonicorum tradimus et concedimus atque perpetuo jure donamus. »

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de Guillaume, lesquels ont fait frapper ces hardi t s d'argent et de cuivre ?

Un de ces deniers d'argent, cité par Cleirac, Venuti et Jouannet, nous donne le dernier type de la monnaie bordelaise à la fin de l'époque dont nous nous occupons, c'est-à-dire au moment le duché d'Aquitaine va devenir le patrimoine des rois anglais; à la face il porte la croix pattée au milieu d'un cercle en grenetis avec la légende Lodoicus ; au revers une croix entre les bras de laquelle sont trois anneaux et un croissant, et pour légende : Leonora. Ce sont bien les noms de Louis le Jeune et d'Éléonore; le croissant est la marque de Bordeaux.

Toutes ces monnaies accusent d'ailleurs une dégénérescence continue. Le module diminue, le flan s'appauvrit, pendant que le titre s'altère de plus en plus.

Première Époque. LE CABOTAGE

LIVRE DEUXIEME

Deuxième période. ÉPOQUE ANGLAISE

Première Époque. - LE CABOTAGE

LIVRE DEUXIÈME

Deuxième période. ÉPOQUE ANGLAISE

AVANT-PROPOS. Division du sujet.

CHAPITRE Ier. Situation générale.

Art. lor. Histoire générale de la contrée.

§1. Principaux événements.

§ ï. Nouvelles relations commerciales. Art. 2. Aspect du pays et institutions.

1 1. La campagne.

| 2. La ville. Art. 3. Libertés et prohibitions commerciales.

CHAPITRE II. Conditions auxiliaires du commence.

Art. 1er. Juridiction commerciale.

Art. 2. Monnaies.

Art. 3. Appréciation du prix des marchandises.

Art. 4. Banquiers, changeurs, courtiers, foires.

Art. 5. Budget de la ville.

CHAPITRE III. Commerce intérieur.

Art. 1er. Voies de communication par terre et par eau.

Art. 2. Articles divers du commerce intérieur.

Art. 3. Culture de la vigne et commerce du vin à l'intérieur

CHAPITRE IV. Commerce extérieur.

Art. 1er. Navigation maritime et législation maritime. Art. 2. Importations. Art. 3. Exportations.

| 1. Articles divers.

§ 2. Vins.

| 3. Les vins de Bordeaux en Angleterre.

Voir la table-sommaire à la fin du volume.

AVANT-PROPOS

DIVISION DU SUJET

Nous avons indiqué l'état des relations commerciales de Bordeaux dans cette première partie de son histoire, que nous avons appelée celle des origines. Nous abordons une seconde période pendant laquelle se développe la navigation de grand cabotage, et qui doit recevoir le nom d'époque anglaise.

Pendant trois siècles, de 1152 à 1453, le duché d'Aquitaine a appartenu à titre héréditaire aux rois d'Angleterre, descendants d'Éléonore. Pendant ce long espace de temps, les rois d'Angle- terre ont été les maîtres, non seulement de l'Aquitaine, niais d'une grande partie de la France ; à partir du règne des Edward les rois d'Angleterre prennent le titre de rois de France et revendiquent la France entière comme leur héritage.

C'est au milieu des vicissitudes de cette guerre, à peine interrompue par des trêves ou des paix de courte durée, qu'il faut étudier la marche et les progrès du commerce.

Nous diviserons notre étude en quatre chapitres :

Dans le premier, nous nous occuperons de la situation générale; nous indiquerons les principaux événements histori- ques dont l'influence a modifié les conditions du commerce; en second lieu, nous étudierons à vol d'oiseau l'aspect général de la contrée et les conditions de la vie dans les campagnes, vivent les producteurs agricoles, dans les villes habitent les commerçants ; entrés dans la cité, nous essaierons de donner un croquis de son administration, de ses édifices, de ses habi- tants ; d'en reproduire le mouvement et la vie. Nous terminerons ce chapitre par l'examen des dispositions économiques générales relatives aux libertés ou aux prohibitions du commerce.

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Dans le chapitre II, nous passerons en revue quelques condi- tions auxiliaires de la vie commerciale : en premier lieu, la juridiction; en deuxième lieu, les monnaies; en troisième lieu, l'appréciation du prix des marchandises; en quatrième lieu, les changeurs, les banquiers, les courtiers, les jaugeurs, les foires; enfin, cinquièmement, le budget de la ville.

Ces généralités connues, nous abordons, au chapitre III, le commerce intérieur. Nous nous rendons compte des voies de communication par terre et par eau, des péages et obstacles aux communications. Nous étudions quelques articles du commerce intérieur, et nous consacrons au vin notre troisième article. Il se divise en deux paragraphes traitant l'un de la culture de la vigne, l'autre de la consommation et de la vente locale du vin.

Le chapitre IV traite du commerce extérieur. Il se divise en trois articles : le premier relatif à la navigation maritime et à la législation maritime; le second aux importations, et le troisième aux exportations; ce dernier se divise en trois para- graphes, traitant l'un des marchandises diverses et les autres consacrés au vin.

Nous avons essayé de mettre dans notre travail l'ordre et la clarté.

Disons un mot des documents dont nous nous sommes servi.

Nous distinguons ces documents en deux catégories : ceux imprimés et ceux manuscrits. Les principaux documents imprimés sont : le Recueil de Thomas Rymer; le Cata- logue des Rôles gascons de Thomas Carte; le Livre des Bouillons; le Livre des Privilèges; le Livre de la Jurade.

Il est à remarquer que très souvent le même document est reproduit dans ces divers recueils.

Les Archives historiques de la Gironde nous ont aussi fourni de nombreux documents. Nous avons emprunté plusieurs de ceux publiés par M. Jules Delpit dans le Manuscrit de Wolfen- buttel et dans les Documents français qui se trouvent en Angleterre. Quant à M. Francisque Michel, il a donné dans son Histoire du Commerce et de la Navigation un nombre consi- dérable de textes copiés sur les Rôles gascons. Nous avons patiemment analysé et classé tous ces textes, mais nous n'avons fait usage que d'un très petit nombre d'entre eux. Nous en avons en effet considéré la plupart comme inutiles, parce que

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nous les avions dans les recueils de Rymer, de Carte ou des Bouillons; comme incomplets presque toujours, inexacts sou- vent, et enfin ' ne se rapportant presque jamais à une idée générale et ne mentionnant que des cas particuliers, et sans importance historique. Nous avons eu le plus grand soin, toutes les fois que nous avons employé un document nous venant de M. Michel, de citer celui-ci comme notre autorité.

Nous avons trouvé dans les bibliothèques les écrivains qui ont traité de l'histoire générale et de l'histoire locale : parmi ceux- ci nous avons consulté les Chroniques bordelaises, Elie Vinet, l'abbé Venuti, dom Devienne, l'abbé Baurein, Guilhe, Rabanis, Bernadau, Sabathier, Jouannet, Ducourneau, O'Reilly, Léo Drouyn, Delpit, Bachelier, Francisque Michel ; parmi ceux-là Blanqui, Depping, Ducange, Duesberg, Guizot, Leber, Pigeon neau, Amédée et Augustin Thierry, Schérer et d'autres encore.

Aux Archives départementales, nous avons puisé des docu- ments très nombreux et inédits dans la série C, et surtout dans la série G se trouvent les papiers et les parchemins des communautés religieuses, et notamment les comptes de l'archevêché.

PREMIÈRE ÉPOQUE

LE CABOTAGE

DEUXIÈME PÉRIODE

ÉPOQUE ANGLAISE

CHAPITRE PREMIER Situation générale.

Article premier. Histoire générale de la Contrée.

| 1er. PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS.

Les populations qui habitaient entre les Pyrénées, la Garonne et l'Océan, de race ibérique, séparées par le fleuve des popula- tions de race gauloise, avaient toujours été jalouses de leur indépendance et de leur liberté. Les Aquitains ne s'étaient pas soumis sans résistance à la domination romaine dont l'aigle enserrait l'univers alors connu ; et, même quand ils furent soumis, ils n'avaient pas abdiqué leur nationalité. Après le déchirement de l'Empire, les barbares envahisseurs n'avaient pas chassé les habitants et ne les avaient pas dépouillés du sol. Les Wisigoths n'avaient guère occupé que les domaines publics, et après leur défaite avaient abandonné le pays. Ravagée, pillée par les rois franks, lorsque les farouches guerriers germains se retiraient, emportant leur butin, l'Aquitaine appauvrie et blessée ne conservait pas sur son sol ces vainqueurs passagers, et se relevait dans sa passion d'indépendance, comme se relève l'herbe des prairies un moment foulée par les pieds de l'étranger. Rudement conquise par Pépin et Charlemagne, elle avait toute- fois formé un royaume distinct, et n'avait pas tardé, dès l'appa- rition du régime féodal, à reprendre, sous ses ducs héréditaires, une autonomie chèrement achetée.

Après le mariage de leur duchesse Aliénor avec le roi de France, les Aquitains n'avaient subi qu'à regret l'administra-

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tion des officiers royaux, et lorsqu'après le divorce, le nouvel époux de leur souveraine fut le roi d'Angleterre, ils virent avec joie s'éloigner de leurs villes et de leurs châteaux les hommes d'armes et les baillis français ; mais ils ne tardèrent pas à trouver dur de les voir remplacer par les hommes d'armes et les sénéchaux anglais, normands ou poitevins.

Les Bordelais auraient voulu n'appartenir ni au roi de France ni au roi d'Angleterre, mais à eux-mêmes, comme du temps de leurs comtes et de leurs ducs, et s'ils préféraient le roi d'Angleterre, c'est que celui-ci était plus éloigné. Quand il était aux prises avec le roi de France, qui regrettait cette belle province si impolitiquement perdue, quand il était en lutte avec ses fils et son épouse, ils s'écriaient : « Réjouissons-nous! » Réjouissons-nous! Le sceptre du roi du Nord s'éloigne de » nous. » Et, prenant parti dans les querelles d'Aliénor contre le roi étranger : « Reviens parmi nous, disaient-ils à la fille de » leurs anciens ducs; reviens, pauvre captive. Le roi du Nord » te tient emprisonnée; élève ta voix comme une trompette » retentissante : tes fils t'entendront, ils voleront vers toi, et tu » retrouveras la patrie de tes ancêtres (1). »

Cependant, les Bordelais n'avaient pas toujours eu à se plaindre de leur nouveau duc, Henri Plantagenet. Ce prince, dans une charte qui n'est pas venue jusqu'à nous, rétablit, dit Jouannet, les antiques franchises de Bordeaux et des autres villes de l'Aquitaine (2). Selon nous, il confirma l'état de choses qui datait de la domination romaine et qui s'était conservé jusqu'alors. Il reconnut à la cité le droit de se gouverner elle- même par des magistrats élus; le droit d'administrer les biens communaux, de créer des taxes et impôts, d'avoir une juri- diction indépendante, d'exercer des droits de police, de n'être assujettie à aucun subside, s'il n'était librement consenti par le peuple dans son assemblée; enfin, de se protéger elle-même par sa milice armée.

Cette charte confirma les privilèges de Bordeaux, mais elle ne les créa pas. C'est la première reconnaissance de ces droits par les rois d'Angleterre, et c'est à ce titre qu'elle fut proclamée comme la loi constitutionnelle de Bordeaux, par les successeurs

(1) Richard de Poitiers. Recueil de D. Bouquet, t. IX.

(2) Jouannet. Statist. de (a Gir., t. I, p. 196.

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d'Henri II, dont les chartes en rapportent toutes l'établissement à ce prince.

Nous sommes porté à croire que cette charte doit être à la date de décembre 1156, parce qu'à cette époque, Henri et Aliénor vinrent passer les fêtes de Noël à Bordeaux, ils reçurent les hommages du clergé, de la noblesse et des citoyens et bourgeois. L'hommage du vassal au seigneur était ordinai- rement accompagné de la reconnaissance par le seigneur des droits que pouvait avoir le vassal.

Le duc et la duchesse d'Aquitaine allaient aussi apporter des modifications importantes aux lois maritimes conservées dans les Roolles cVOléron, et tenter de prohiber le droit odieux de naufrage ou d'avarech sur toutes les côtes d'Aquitaine, comme sur celles de leurs autres possessions (1).

Mais, d'autre part, Henri II, pour soutenir ses guerres contre le comte de Toulouse, contre ses enfants et contre le roi de France Philippe-Auguste, avait besoin de soldats d'un service moins restreint que celui des seigneurs et tenanciers qui ne lui devaient le service militaire que pendant quarante jours. Henri remplaça ce service par un impôt de 3 francs par fief de chevalier (2).

Alors accoururent de toutes parts des aventuriers recherchant moins la solde, souvent mal payée, que le pillage. Les désordres de ces mercenaires, les exactions des officiers royaux, avaient causé en 1165 une révolte; les insurgés avaient tué le sénéchal du roi, le comte de Salisbury, et s'étaient offerts au roi de France : trop faibles, non secourus, ils durent se soumettre.

Le temps était d'ailleurs peu propice aux paisibles spécu- lations du commerce. Les barons aquitains tiraient volontiers l'épée et ne respiraient que l'indépendance et la guerre. Ils suivaient les conseils que donnait dans ses chants le châtelain d'Hautefort, Bertrand de Boni, le troubadour guerrier, animé de l'amour de la patrie et de l'ardeur des combats, et que Dante a placé dans l'enfer pour avoir donné des conseils de révolte au fils du roi Henri II (3).

(<) Rymer, 1226, t. I, 227.

(2) Hume. Hist. de la maison de Plantagenet, in-4°, p. 37o.

(3) « Sappi ch'io son Beltram dal Bornio, quelli

» Che al re Giovane diedi i ma' consigli. »

Dante. Inferno, xxvui.

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Richard, qui porta plus tard le surnom de Cœur-de-Lion, avait reçu l'Aquitaine du roi son père. Devenu roi d'Angleterre à la mort de celui-ci, et avant de quitter Bordeaux, il résolut de mettre un peu d'ordre et de tranquillité dans la contrée. Il réunit dans une assemblée l'archevêque, le grand sénéchal, les principales autorités, le clergé, les barons, les chevaliers et les bourgeois de Bordeaux, le 3 avril 1189; et, sur leur avis, il rendit une ordonnance qui avait pour but de réprimer les désordres, et qui porta le nom de Règlements du roi Richard.

Les barons devaient vivre en paix entre eux, et ceux qui troubleraient cette paix être punis. Les officiers du roi, s'ils se rendaient coupables d'exactions ou de cruautés, étaient menacés de la confiscation de leurs biens, et même d'être réduits en servitude. Des dispositions étaient prises pour pro- téger la personne et les biens des cultivateurs : « Quiconque » entrera dans la vigne d'autrui et y prendra un raisin paiera » cinq sous ou perdra une oreille (1). »

Richard ajouta de nouvelles et sages dispositions au recueil des lois et usages maritimes connu sous le nom de Roolles d'Oléron, dont nous venons de parler.

Peu après, Richard partait avec le roi Philippe-Auguste pour la croisade en Orient, ces deux princes entraînant avec eux la fleur de la noblesse de France et d'Aquitaine. Nous examinerons plus tard l'influence que ces croisades lointaines purent exercer sur le commerce international.

Mais la croisade contre les Albigeois, contre les Français de la Provence, eut les conséquences les plus désastreuses pour ces malheureuses contrées et pour le commerce. Attirés par l'espoir du butin, les chevaliers et les routiers du Nord et ceux du Bor- delais envahirent les possessions du comte de Toulouse. Les croisés, qui partirent de Bordeaux sous le commandement de l'archevêque, marquèrent par le sang et par le feu leur passage à travers la contrée. Avant de rejoindre Simon de Montfort à Béziers, ils ravagèrent une partie du Périgord, du Bazadais et de l'Agenais; ils détruisirent le château de Gontaut, les villes de Tonneins et de Casseneuil, massacrèrent les Juifs, et allèrent promener leur épée sanglante et leurs torches incendiaires dans le Languedoc et la Provence.

(1) Archives de Saint-Seurin. D. Devienne, p. 29.

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trouver les traces de la prospérité commerciale à cette époque de misère générale et universelle?

La guerre contre le roi de France avait recommencé. D'autre part, les paysans, ne trouvant plus leur subsistance dans les champs, dont la culture était abandonnée, se réunissaient en troupes, s'armaient tant bien que mal, et devenaient pillards à leur tour. On les appela les pastoureaux. Leycester les écrasa. « On trouverait à peine, écrivaient au roi d'Angleterre Henri III, » l'archevêque et le clergé de Bordeaux, le tiers des habitants, » le reste étant mort de faim ou de misère, ou ayant été obligé » de fuir sur un sol étranger. »

La famine désolait la contrée (1).

D'autres obstacles encore nuisaient au commerce.

Des luttes intestines divisaient la cité. Deux factions enne- mies, que les rois d'Angleterre protégeaient tour à tour, les Solers et les Colomb, se disputaient ardemment l'administration municipale.

Lorsque le roi de France Philippe le Bel eut mis dans ses mains la Guienne, du consentement du roi d'Angleterre Edouard, mais par un artifice de procureur, il essaya de se concilier les habitants par l'octroi de diverses faveurs. Il leur accorda la charte qui porte le nom de Philippine. Il reconnaissait la juridiction du maire et des jurats sur la ville, le port et la banlieue. Plus tard, il accorda aux bourgeois de Bordeaux qui ne seraient pas nobles de naissance le droit d'acquérir des fiefs nobles, de porter des armoiries et la ceinture militaire, préro- gatives de la noblesse. Il affranchit les hommes de corps et de poëste, serfs du roi, et invita les seigneurs à affranchir les serfs de leurs domaines.

Philippe restitua à Edouard, le 20 mai 1303, « ce riche pays, » le royaume de Bordeaux », et reçut à Amiens l'hommage de son vassal.

Les relations des Bordelais avec l'Angleterre pour la vente des vins et l'achat des laines avaient continué à se développer, malgré les interruptions du commerce avec les provinces françaises. Nous voyons la ville de Bordeaux envoyer au roi

(1) Walsingham. Ypodima Neustriœ. p. 58. éd. de Londres 4574 : « Famés admodùm magna invaluit in Gallià, maxime in partibus Aquitains, ilà ut homines herbas campestres, sicut animalia?, eomederint. »

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Edouard, à titre de don gratuit, mille tonneaux de vin, dont il la remercia (1321).

Il n'est pas inutile de signaler, comme n'ayant pas été sans importance pour le commerce de la Guienne, d'une part, l'élévation au souverain pontificat de l'archevêque de Bordeaux, Bertrand de Goth; de l'autre la destruction de l'ordre religieux et militaire des Templiers.

Le nouveau pape, Clément V, tenait à Avignon sa cour fastueuse, et des relations suivies ne tardèrent pas à s'établir entre cette contrée et le Bordelais.

La destruction de l'ordre des' Templiers fut au contraire fatale aux mouvements du commerce.

L'ordre du Temple, puissant et redouté des princes, établi dans les principales contrées de l'Europe, possédait d'immenses richesses. Il était à Bordeaux depuis 1159. Il faisait valoir ses capitaux par la banque et par le commerce d'Orient, et avait souvent servi de banquier aux souverains et notamment aux rois anglais. L'histoire nous le montre prêtant à Jean-sans- Terre, par son chancelier Richard de Marissis, les sommes nécessaires pour la solde des chevaliers de Guienne auxquels le prince avait mandé de venir en Angleterre avec armes et chevaux pour ses guerres. En France, les Templiers avaient servi de banquiers au roi saint Louis, à Blanche de Castille, à Alphonse de Poitiers, à Robert d'Artois, et plus tard au roi Philippe le Bel, qui leur devait des sommes considérables (1).

Établi en France, en Angleterre, comme dans les États germaniques, en Aragon, en Portugal et en Italie, l'ordre formait une sorte de hanse militaire qui exerçait une puissante action sur le commerce de toutes ces contrées. Il exportait les vins, les sels et les laines grossières du Bordelais et du Poitou, pour la Flandre et l'Angleterre. Profitant de l'immunité qui les couvrait pendant les discordes et les guerres qu'avaient entre eux les princes de la chrétienté, les Templiers prêtaient aux marchands leur pavillon neutre et respecté ; et, malgré les défenses des rois de France et d'Angleterre, leurs navires faisaient hardiment la contrebande, passant à travers les

(1) L. Delisle. « Mémoire sur les opérations financières des Templiers. » lïev. historiq., mai 1889. Revue des Questions historu/., juillet 1890. Revue des Deux-Mondes, 15 janv. 1891, eh. v; Langlois.

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vaisseaux qui essayaient de bloquer les côtes maritimes (1242) (1).

Les anciennes possessions des Templiers, confisquées après la destruction de l'ordre, furent données aux chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui devinrent plus tard les chevaliers de l'ordre de Malte. Ces chevaliers possé- daient dans le Bordelais de nombreux domaines, et dans la ville de Bordeaux elle-même, ils étaient propriétaires d'une grande quantité de -maisons. Leurs revenus étaient considérables, et ils les accroissaient encore par des opérations commerciales. A l'exemple des Templiers, nous les voyons tantôt, banquiers des rois et des princes, leur prêter des sommes considérables; tantôt, profitant des guerres qui existaient presque constam- ment entre l'Angleterre et la France, accorder aux marchands des deux pays l'abri de leur pavillon.

Ces guerres allaient prendre une nouvelle énergie après la mort de Charles le Bel. Le roi de France ne laissait pas d'héritiers mâles. La couronne était réclamée à la fois par le jeune roi d'Angleterre, Edouard, comme le plus proche parent du roi défunt par représentation de sa mère, fille de Philippe le Bel, et par Philippe de Valois, comme le plus proche parent mâle.

Jusqu'à ce moment, les hostilités qui duraient depuis déjà cent cinquante ans dans les possessions des rois d'Angleterre sur le continent, n'avaient pas paru intéresser le sentiment national des Anglais ; mais ce sentiment prit naissance quand ils considérèrent la France tout entière, de la Manche aux Pyrénées, de l'Océan à la Méditerranée, comme l'héritage légitime de leur souverain, comme une magnifique annexe aux îles Britanniques, comme un riche et splendide pays de production et de consommation à exploiter commercialement.

La cour des pairs de France ayant reconnu les droits de Philippe de Valois, cette décision amena une guerre qui dura plus de cent ans.

On sait que les Anglais, après avoir remporté de magnifiques victoires, à Crécy en 1346, à Poitiers le prince de Galles fit prisonnier le roi de France, à Azincourt; après avoir fait couronner leur roi Henri V comme roi de France, et avoir

^1) Goujet. Hist. du Commerce de Niort.

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occupé presque tout le royaume, se virent repoussés pied à pied par les Français, sous la conduite de Jeanne d'Arc; et, après avoir perdu leurs nouvelles conquêtes, furent enfin et définitivement chassés même de leurs anciennes possessions, et durent quitter la Guienne après la double prise de Bordeaux en 1451 et 1453.

L'époque la plus brillante de la domination anglaise en Guienne fut celle du Prince Noir. Edouard avait érigé la Guienne en principauté, et en avait investi son fils, le prince de Galles, à la charge de faire hommage au roi d'Angleterre et de lui donner une redevance de une once d'or (1). Le prince tenait à Bordeaux une cour fastueuse. « L'État du prince et de » Madame la princesse était si grand et si étoffe, dit Froissard, » que nul autre de prince ou de seigneur en chrétienté ne » s'accomparait au leur (2). »

Sous le règne d'Edouard 111 et du prince de Galles, la situation générale reçut d'importantes améliorations. Les relations commerciales .furent encouragées, surtout entre Bordeaux et V Angleterre; les droits sur les vins furent diminués; le port de Bordeaux fut ouvert aux vaisseaux de commerce pendant les trêves; les deux grandes foires franches de Bordeaux furent concédées; le phare de Cordouan fut construit ou reconstruit; des mesures furent prises pour réprimer les abus des péages, du droit de bris et naufrages.

Lorsque la bataille de Castillon et la mort de Talbot mirent fin à la domination anglaise en Guienne, les habitants et surtout les commerçants de Bordeaux avaient contracté avec les Anglais des relations d'affaires qui duraient depuis trois cents ans et qui leur avaient été avantageuses. Ces relations, brisées par la conquête, furent longues et difficiles à rétablir.

§ 2. Nouvelles relations commerciales.

Avant d'entrer dans les détails particuliers de l'histoire du commerce de Bordeaux lors de la période anglaise, nous devons indiquer que cette époque fut caractérisée par la naissance et le développement de nouvelles relations internationales.

(1) Cat. Rôles gascons, 1362, 454. T) Froissard, 1. I, cil. cclv.

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Durant les trois siècles pendant lesquels la Guienne obéit aux mêmes souverains que l'Angleterre, durant ces trois siècles de luttes incessantes contre la France, il s'opéra dans les popu- lations de ces contrées un mouvement continu qui les fit sortir de l'isolement les avait parquées le régime féodal, leur apprit à se connaître, les amena à échanger les produits de leur sol et de leur industrie, et apporta de profondes modifications dans leur commerce.

Des résultats analogues, mais bien plus énergiques encore, furent dus à l'immense mouvement des croisades, qui assembla les peuples catholiques de l'Europe, les fondit dans les mêmes armées, et les entraîna vers les contrées de l'Orient par les routes de terre et de mer.

Malgré d'effroyables malheurs, malgré des pertes énormes d'hommes et de capitaux, les croisades ont amené peu à peu, lentement, une évolution favorable à la civilisation et au com- merce.

Trop d'historiens ont retracé le tableau de ces migrations armées qui pendant près d'un siècle ont jeté l'Occident sur l'Orient, pour que nous ayons à le refaire. Nous nous conten- terons d'indiquer les traits principaux des changements que les croisades apportèrent dans les relations commerciales de Bordeaux avec les autres peuples, et dans la situation inté- rieure de la contrée.

A l'intérieur, le départ des croisés produisit des effets multiples. Nous en avons déjà donné quelques indications. Pour entreprendre ce long et aventureux voyage avec leurs hommes, leurs armes, leurs chevaux et l'argent nécessaire pour se procurer des vivres, les barons et les chevaliers vendaient ou engageaient aux juifs leurs bijoux et leurs terres. Un grand nombre d'entre eux ne revirent jamais la patrie; leurs domaines passèrent aux mains des créanciers, ou d'acheteurs qui acquéraient la noblesse en achetant la tour féodale. Les barons affranchissaient les serfs à prix d'argent, ou les emmenaient avec eux et les armaient; la confraternité des armes, le partage des mêmes fatigues et des mêmes périls, formaient des liens nouveaux. A Bordeaux, la puissance crois- sante de la commune, la richesse naissante des bourgeois et des marchands, amenaient une évolution sociale.

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Sur les longues routes qui conduisaient à la Terre Sainte par la Provence, par l'Italie, par l'Autriche, par la Bohême, par Constantinople; sur les navires de la hanse teutonique, ou sur ceux des Génois, des Pisans, qui partaient des ports de la Méditerranée, les guerriers chrétiens, peuples du Nord, Allemands, Flamands, Anglais, Français, Normands, Bretons, Angevins, Gascons, Provençaux, Italiens, apprirent à se connaître.

A la première croisade, les habitants des îles de l'Océan parlaient une langue que n'entendaient point les habitants du continent, même ceux de la côte. Pour montrer qu'ils étaient croisés, ils mettaient deux doigts en signe de croix (1).

Les historiens des croisades nous ont peint avec de vives couleurs l'étonnement de ces hommes différents de race, de corps, de langage, de costumes, d'armes, de mœurs, et qui se voyaient pour la première fois. Les croisés de Guienne, qui partaient avec ceux du comte de Toulouse, ne différaient pas moins des Français, disait un historien, que la poule diffère du canard (2).

Parmi les croisés de la même nation, le baron, le chevalier, les gens d'armes, sous la conduite du prince ou du roi, le prêtre, le petit bourgeois, le serf, les vieillards, les femmes, les enfants, les marchands, les juifs, les jongleurs, toute cette foule qui suivait l'armée, réunis par les mêmes besoins et les mêmes périls, animés par le même enthousiasme, se trou- vaient pour la première fois avoir des pensées et des intérêts pareils.

Un sentiment commun à tous ces peuples et à tous ces individus faisait renaître l'ancienne confraternité des premiers chrétiens. La communauté du sentiment religieux, ainsi que celle des périls dans ces expéditions guerrières, avait rapproché non seulement les chefs et les soldats de chaque nation, mais encore des peuples différant entre eux par le langage et par les mœurs. « Si un Breton, un Allemand, ou tout autre voulait- me » parler, dit Foucher de Chartres, qui se trouvait à la première » croisade, je ne savais pas lui répondre ; mais quoique divisés » par la différence des langues, nous paraissions ne faire

(1) Guibert. Biblioth. des Croisades, t. I, p. 126.

(2) Raoul de Caën. Bibl. des Croisades.

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» qu'un seul peuple, à cause de notre amour pour Dieu et de » notre charité pour le prochain (1). »

En traversant les pays étrangers, et pendant leur séjour dans la Terre Sainte, les croisés furent frappés des spectacles nouveaux qui s'offraient à leurs yeux, comme de l'aspect, de la langue, des vêtements, des mœurs des peuples avec lesquels ils se trouvaient en relations d'amis ou d'ennemis. Les seigneurs, qui avaient passé leur vie dans leur donjon isolé, étaient aussi ignorants que les vassaux et la multitude qu'ils condui- saient; pour la plupart, les prêtres qui avaient pris part à la croisade n'étaient pas plus éclairés. Tous ces pèlerins armés excitaient dans ces contrées étrangères le mémo étonnement et la même curiosité qu'ils éprouvaient de leur côté.

L'ignorance des croisés peut se mesurer par celle d'un des hommes les plus considérables, les plus lettrés et les plus instruits de son époque, de l'ami de saint Louis, le bon sire de Joinville, qui nous a laissé de si précieux mémoires sur la croisade à laquelle il prit une part active. Il croyait naïvement que le poivre, la cannelle et les autres épices venaient du paradis terrestre, et qu'on les péchait dans le Nil, elles étaient apportées par les vents (2).

Les croisés virent pour la première fois la canne à sucre à Tripoli, et la transplantèrent en Sicile dès le xne siècle. C'est de Sicile que les Espagnols la transportèrent à Madère. D'autres disent qu'ils la trouvèrent dans le royaume de Grenade, les Maures l'auraient cultivée. Un duc d'Anjou rapporta de Jérusalem la prune de Damas; d'autres croisés rapportèrent d'Ascalon les échalotes.

Une charte citée par Michaud, datée de 1204, et qui aurait

(1) Foucher de Chartres. Bibliotk. des Croisades.

(2) Joinville. Mémoires, éd. Ducange, 2e partie, p. 36.

« Quand celui fleuve entre en Egipte, il y a gens tout exprès et accoustumés, » comme vous diriez les pescheurs des rivières de ce païs-ci, qui, au soir, » jettent leurs reys au fleuve et es. rivières; et, au malin, souvent y trouvent » et prennent les espiceries, qu'on vend en les parties de par deçà bien chiere- » ment et au pois, comme cannelle, gingembre, rhubarbe, girofle, lignum aloës » et plusieurs bonnes choses; et dit-on au pais que ces choses-là viennent de » Paradis terrestre, aussi comme le vent abat es forets de ce pais, le bois sec ; •> et ce qui chiet en ce fleuve l'eau amène, et les marchans le recueillent, qui » le nous vendent au pois. »

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été reconnue fausse, mais qui n'en constate pas moins une antique tradition, attribue au marquis de Montferrat l'impor- tation du maïs, qui fut longtemps appelé blé de Turquie (1).

Plusieurs inventions utiles nous vinrent aussi des croisades. A Damas, dans plusieurs villes d'Egypte, à Tripoli, dans quelques villes de la Grèce, existaient des métiers à tisser la laine, la soie, le camelot. Le roi de Sicile Roger transporta le mûrier à Palerme, y éleva des vers à soie et y installa des filatures.

Les verreries de Tyr donnèrent aux Vénitiens le modèle de leurs fabriques de verres et de glaces.

Les moulins à vent, peut-être connus dans certaines contrées de l'Europe, ne Tétaient pas dans d'autres, qui en empruntèrent l'usage aux Musulmans.

Le mouvement de la navigation ne reçut pas une moins vive impulsion.

Les navigateurs de tous les pays se rencontrèrent dans la Méditerranée. Les navires de Lubeck, de Brème et du Dane- mark, longeant les côtes de l'Océan, entrèrent dans la Médi- terranée, la traversèrent jusqu'à ses limites à l'orient, et y rencontrèrent les Génois, les Pisans, les Vénitiens.

L'art de la navigation fit des progrès sensibles. Il fallut agrandir les vaisseaux pour transporter ces multitudes de pèlerins armés; on dut les rendre plus solides, et mieux disposer les mâts, les voiles et les agrès.

Pour ces voyagres, beaucoup plus longs que ceux accou- tumés, et visitant des contrées moins connues, les pilotes furent obligés d'étudier plus attentivement la position et la configu- ration des côtes et l'entrée des ports, afin d'éviter ces naufrages, si nombreux lors des premières croisades que les malheureux naufragés les attribuaient à la colère céleste.

On commença à se servir habituellement de la boussole.

Dans ce mouvement maritime les navires des mers du Nord prirent une large part, et rivalisèrent entre eux pour leurs relations avec les ports de l'Océan. Nous en voyons quelques-uns arriver à Bordeaux.

Dès le commencement du xme siècle plusieurs villes de la basse Allemagne s'étaient réunies pour la défense commune

(I) Michuud. Hist. des Crois., t. III, p. 631.

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de leur commerce. Après de persévérants efforts, elles parvinrent à un très haut degré de puissance et de richesse et régnèrent en souveraines sur les mers du Nord.

Elles avaient d'abord à réprimer la piraterie, et à faire abolir le droit de bris et naufrages, si funeste au commerce. Elles avaient pris leur part, pendant les croisades, du mouvement maritime de la Méditerranée. Sur l'Océan, comme sur les mers du Nord, Cologne, Brème, Lubeck, Hambourg allaient obtenir d'importants privilèges. Leur ligue prit son nom en 1360, à Cologne, du vieux mot hanse qui signifiait association. Peu d'années après, la hanse avait fait disparaître les nombreux navires des pirates du Nord; elle avait fait renaître le droit maritime et créé le commerce de la Baltique.

La hanse avait établi de nombreux comptoirs. Ceux qui intéressaient Bordeaux étaient ceux de Londres et de Bruges.

Dans ces deux entrepôts la ligue hanséatique réunissait les pelleteries, les bois, les chanvres, les goudrons du Nord; les produits des mines, de l'agriculture, de l'industrie naissante de l'Allemagne et de la Pologne ; les laines, les draps, les toiles, les fers, les vins du nord et ceux du sud-ouest de la France; les soieries, les épices de l'Italie et de l'Inde. Ces hardis négociants tenaient entre leurs mains la plus grande partie du commerce du monde alors connu. C'était par leur intermédiaire que s'effectuaient les transports entre Bordeaux, l'Angleterre et la Flandre.

Le commerce de l'Angleterre commençait à peine. Pendant près d'un siècle après la conquête le baron normand et le thane saxon, le vainqueur et le vaincu, se dressaient encore., frémis- sants de haine, en face l'un de l'autre; plus tard le Saxon, dépossédé du sol, tourna ses regards vers la mer, et s'appliqua au commerce. Les rois anglais favorisèrent ce mouvement.

Ils accordèrent de nombreuses facilités aux marchands qui leur apportaient des marchandises étrangères ou qui achetaient les leurs, aux hanséates, aux Flamands, aux Bordelais. Nous étudierons plus tard en détail les relations de Bordeaux et de l'Angleterre.

La création des républiques italiennes du moyen âge con- tribua à faciliter le développement du commerce de Bordeaux. Ce n'est pas que le mouvement des marchandises se montrât très considérable ; mais celui de l'argent avait une plus grande

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importance. Ces fiers marchands, qui ne reconnaissaient que la noblesse de laine et la noblesse de soie, n'avaient pas tardé à y ajouter celle de banque. Ils étaient devenus les banquiers de tous les rois de l'Europe. Les rois d'Angleterre, les Edouard, les Henri, le prince de Galles, pour l'Angleterre comme pour la Guienne, étaient débiteurs des Bardi, des Peruzzi, des banquiers de Florence, de Sienne, de Milan, fie Lucques. Les banquiers italiens s'étaient établis à Paris, à Rouen, à Cahors, à Bordeaux. Ils faisaient concurrence aux Juifs, on les appelait les Lombards. Ils étaient maîtres du change, et donnaient l'impulsion au commerce. Nous aurons à en reparler.

Nous parlerons aussi des luttes des commerçants bordelais avec la Cité de Londres, et de la protection que leur accordèrent les rois d'Angleterre.

Mais auparavant nous entrerons dans le pays bordelais et nous étudierons l'état des campagnes et de la ville.

Nous signalerons l'influence considérable sur le dévelop- pement du commerce de l'Aquitaine de la puissance et de l'indépendance politique de la cité de Bordeaux.

La cité, prise dans le sens de l'époque romaine, héritière, à travers les âges, des traditions antiques, comprend la région tout entière. Jalouse à l'excès de ses franchises et de ses libertés, comme les républiques italiennes, comme les villes libres de la hanse du Nord, comme Londres, la ville de Bordeaux forme, elle aussi, une sorte de république n'ayant envers le pouvoir royal que des liens purement politiques. Elle appelle à délibérer sur les affaires publiques importantes, non seulement son maire et ses jurats, mais divers conseils choisis comme eux à l'élection : le conseil des Trente, celui des Trois cents, et quel- quefois le peuple tout entier et les trois États de Guienne qui traitent avec le souverain. La ville non seulement est maîtresse de son administration, mais elle fait la paix et la guerre, lève et commande ses troupes, envoie des ambassadeurs auprès des seigneurs et des rois; à la tête de la confédération des villes, ses filleules, elle conclut des traités, elle lève des impôts, elle jouit, en un mot, de presque tous les droits de la souveraineté, et ne dépend du pouvoir des ducs d'Aquitaine rois d'Angleterre que sous des conditions très favorables, ne payant même d'impôts nouveaux que si les trois États composés des prélats, des nobles et des bourgeois, les ont consentis.

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En opposition an mouvement de progrès et de civilisation qu'offre cette époque, nous devons constater l'abus de cet état politique d'indépendance vivaient les seigneurs et les villes ; la guerre incessante ; les péages établis sur chaque rivière et sur chaque route; les marchands pillés par les seigneurs des divers partis, par les gens de guerre, routiers, brabançons, pastoureaux; les pirates attaquant les navires; les habitants des côtes maritimes provoquant les naufrages. Les princes, constamment préoccupés de suffire à leurs dépenses impro- ductives, cherchent à augmenter les anciens impôts ou à en créer de nouveaux; ils altèrent les monnaies; ils s'emparent du monopole de telle ou telle marchandise, ils prohibent ou permettent le commerce; persécutent et pillent les banquiers, cahorsins, lombards ou juifs.

C'est à cette époque que, malgré la tendance générale du commerce à multiplier les relations internationales, on voit naître des erreurs économiques et financières dont nous subissons encore en grande partie la pernicieuse influence. Les prohibitions de commerce sont fondées d'abord dans le but de s'isoler de l'ennemi, de le priver des ressources qu'il pourrait tirer de l'achat des marchandises qui lui sont nécessaires ou de la vente de celles qu'il produit; mais bientôt les prohibitions revêtent un caractère nouveau, celui de réserver aux produc- teurs nationaux le monopole de leur fabrication, ou de protéger le commerce de telle ou telle marchandise par l'augmentation de droits de douanes ou de coutumes, qui n'avaient été perçus jusque que dans un but purement fiscal, et qui devinrent un instrument de lutte commerciale et réciproque entre les nations.

Le mouvement restrictif qui commence à s'accentuer porte chaque État à s'isoler de plus en plus, engendre des ordon- nances souvent contradictoires pour la prohibition ou l'entrée de l'or et de l'argent, des grains et objets d'alimentation, des tissus, des draps, des laines, des objets manufacturés; chaque État veut se suffire à lui-même et se passer de l'ennemi, c'est- à-dire de l'étranger.

142 Article 2. Aspect du pays et institutions.

| 1er. LA CAMPAGNE.

Nous croyons intéressant pour l'histoire du commerce de ne pas nous borner à une sèche nomenclature de marchandises importées ou exportées, mais aussi de connaître la contrée qui reçoit ou qui vend ces marchandises, les hommes qui sont les auteurs et les instruments du mouvement commercial.

Nous allons donc jeter à vol d'oiseau un coup d'oeil rapide sur les campagnes du Bordelais et sur la cité elle-même.

Dans les campagnes, couvertes de bois et de landes incultes, la population était groupée par petits centres aux bords des rivières et surtout auprès de la Garonne. De nombreux cours d'eau, descendant des landes, se rendaient au fleuve en décou- pant de petites vallées séparées par des collines peu élevées. Le versant de l'Océan présentait une longue série de landes et de bruyères semées de quelques bouquets de pins maritimes. Les bords de la mer, couverts de dunes envahissantes, ne formaient qu'une plage inhospitalière, redoutable aux marins. Les eaux, privées d'écoulement, formaient au pied des dunes une suite d'étangs et de marais parallèles au rivage et s'éten- dant du nord au sud jusqu'au bassin d'Arcachon. D'autres marais étaient formés aux confluents des cours d'eau avec le fleuve.

Ces marais aux eaux stagnantes engendraient la fièvre et d'autres maladies. Et cependant c'était sur leurs bords que s'étaient formées les villes, et que se dressait la tour féodale. Les marais étaient considérés comme une excellente ceinture, comme une ligne de défense contre l'ennemi. Bordeaux, Lesparre, étaient entourées de marais. Il en était de même des châteaux de la rive gauche, Blanquefort, Bessan, l'ancienne ville de Brion à Saint-Germain, et de bien d'autres. LéoDrouyn a fait ressortir ce fait dans son magnifique ouvrage sur la Guienne anglaise.

En parcourant le pays, se trouvaient encore des traces, mal entretenues, des anciennes voies romaines, on voyait parfois

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poindre l'horizon la flèche élevée de l'église romane dépendant de quelque abhaye, ou la tour carrée du seigneur féodal. Auprès de ces lieux fortifiés et favorables à la défense, se pressaient, comme un troupeau de moutons timides auprès du chien de garde, les habitations des vilains et des serfs.

Au sommet de la hiérarchie féodale était le clergé, soumis aux ordres du Pape représentant de Dieu sur la terre, et qui cherchait à faire prévaloir sur tous les souverains sa double suprématie temporelle et spirituelle. A côté de l'Église séculière, fortement organisée avec les archevêques, les évêques et les prêtres, s'élevait l'Église régulière avec les abbés, les prieurs et les ordres militaires. Du ixe au xive siècle ces deux classes de l'Église ont rendu de grands services à l'agriculture et au commerce de la Guienne. Elles ont possédé de nombreux domaines et de grandes richesses; elles ont pris une haute et puissante part dans les affaires du temps.

Les archevêques de Bordeaux, les chapitres de Saint-André et de Saint-Seurin, les abbés et les moines de Sainte-Croix, de La Sauve, de Bonlieu, de Vertheuil, de l'Isle, les Templiers, les chevaliers de Saint- Jean, ont défriché et mis en culture les terrains qu'ils tenaient de la générosité des souverains et des grands seigneurs de la contrée, et quelquefois de celle des riches bourgeois. Ils ont contribué à adoucir l'esclavage du serf; ils ont été les instituteurs de ces populations ignorantes, les initiateurs des industries naissantes. Ils ne se sont pas contentés de protéger les hommes vivant à l'abri des murailles crénelées de l'église ou du monastère : ils ont, pour tirer parti de leurs produits agricoles, de leurs blés, de leur résine et surtout de leurs vins, qui provenaient de leurs domaines et aussi des dîmes, encouragé le commerce et l'échange. Ils ont profité de leurs relations avec les églises, les abbayes, les commanderies, des autres contrées de France et de l'étranger, surtout de l'Angleterre, pour échanger les divers produits de ces contrées.

Les hauts barons du Bordelais relevaient du roi. Les irois principaux tenaient en leur pouvoir tout le Médoc entre Arcachon et Bordeaux au sud, jusqu'à la Pointe de Grave au nord. C'étaient le sire de Lesparre, le baron de Castelnau et le baron de Blanquefort : ils jouèrent le principal rôle pendant l'époque anglaise.

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Le sire de Lesparre, le plus puissant d'entre eux, était le descendant des anciens chefs des Medulli. Il portait le titre de premier baron de Guienne, et avait autour de lui, comme un chef de clan écossais, un grand nombre de seigneurs de son lignage, qu'on appelait les chevaliers de Lesparre. Sa domi- nation et son droit souverain de justice s'étendaient depuis Soulac, dont partie appartenait aux abbés de Sainte-Croix, jusqu'à Carcans, et, de là, coupait les terres vers l'est jusqu'à Saint-Estèphe, pour remonter au nord, au Verdon.

A Pauillac commencent les domaines du sire de Castelnau. Si le sire de Lesparre est le premier baron de Guienne, celui de Castelnau est le premier bourgeois de Bordeaux. Il est aussi captai de Buch. C'est l'héritier de saint Paulin, le contemporain d'Ausone. Et lorsque Pierre de Bordeaux, baron de Castelnau et captai de Buch, a marié sa fille à Pierre de Grély, celui-ci est devenu un des plus puissants seigneurs du Bordelais. Plus tard, ses descendants ont hérité des comtes de Foix, et par leur alliance avec les d'Albret, leur postérité s'assoira avec Henri IV, fils de Jeanne d'Albret, sur le trône de Navarre et sur le trône de France.

La baronnie de Blanquefort bornait au midi la baronnie de Castelnau. Elle appartenait aux Durfort-Duras qui avaient succédé aux neveux du pape Bertrand de Goth. Elle s'étendait jusqu'à Audenge.

Les d'Albret, seigneurs de Vertheuil en Médoc et du pays des Landes, les seigneurs de Blaye, de Bourg, de Mucidan, de Castillon et de Lamarque en Médoc, de Castillon sur Dordogne, de Monferran, de Benauges, et une foule d'autres, exerçaient aussi des droits de justice.

Plusieurs parmi ces seigneurs, et non des moindres, ne dédaignaient pas les profits du commerce et principalement ceux sur les vins du Bordelais ou sur les laines et les draps d'Angleterre. On les voit surtout s'appliquer à obtenir l'exemp- tion des droits que les rois avaient établis sur les marchan- dises, et céder ensuite leur privilège à des marchands.

Mais le plus souvent les barons préféraient la guerre et même le pillage au commerce. Ils répétaient après Bertrand de Born : «. Rien ne m'est si doux que d'entendre ce cri : » En avant ! poussé de tous côtés; que d'entendre hennir » les chevaux courant sans cavalier... Barons, mettez en

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» gage châteaux et villes et cités afin que chacun soit » en guerre (1) ! »

Barons, mettez en gage : telle était la conséquence habituelle de la guerre. « Il faut ajouter à cela, dit Rabanis, l'instabilité » de leurs revenus qui ne consistaient guère qu'en redevances, » le manque d'avances et de capitaux, la cherté de l'argent et » le haut prix de tous les objets manufacturés. Riches et » pauvres en même temps, oppresseurs et victimes à la fois, » toujours obérés et toujours avides, les nobles d'alors étaient » exploités par l'usure, comme ils exploitaient eux-mêmes » leurs vassaux (2). »

En temps de guerre, et la guerre était presque à l'état constant, les barons et les aventuriers pillaient le pays ennemi, souvent le pays neutre, et quelquefois le pays ami. Le com- merce avait perdu toute sécurité.

« Nous allons enfin avoir la guerre ! » s'écriait le seigneur d'Hautefort, l'ami des princes anglais ; et il ne se réjouit pas seulement de ce que cette guerre profitera peut-être à l'indé- pendance vis-à-vis de l'Angleterre ou à la cause du prince pour lequel il va prendre les armes; il a encore un espoir moins noble, qu'avaient comme lui tous ces barons guerriers : l'espoir d'un riche butin.

Cet état de choses alla croissant pendant la guerre de Cent ans.

Il s'était formé des bandes de routiers, coureurs d'aventures, sous les ordres de bâtards de grands seigneurs ou de chevaliers sans patrimoine, qui battaient les chemins, et dont le drapeau anglais ou français, souvent changé l'un pour l'autre, n'était qu'un prétexte au pillage. Perducat d'Albret, le bâtard de Lesparre, le bâtard anglais et le bourg de Caupène son frère, le bourg de Périgord, le Bascot de Mauléon, Olim Barbe, et bien d'autres, commandaient ces bandes.

Les grandes compagnies françaises de Duguesclin n'étaient d'ailleurs pas autrement formées.

Les barons et les chevaliers du Bordelais, plus disciplinés peut-être, n'étaient pas moins avides d'argent que de gloire. Ils s'attribuaient la prise du roi Jean à la bataille de Poitiers,

(1) Raynouard. Poésies orig. des troubadours, t. IV, p. 177.

(2) Rabanis. Florimond de Lesparre.

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et ils n'avaient consenti à ce que le prince Noir l'envoyât en Angleterre que contre paiement d'une somme de cent mille florins d'or, « car Gascons sont moult convoiteux », a dit Froissard. C'est pour le butin qu'ils avaient fait la campagne d'Espagne pour don Pedro le Cruel ; et ils reprochèrent amèrement au prince de Galles de les avoir engagés dans une guerre pour un roi qui n'avait pas payé les sommes qu'il avait promises. Ils se dédommagèrent ailleurs.

Le sire de Lesparre Florimond, le captai de Buch Jean de Grailly, le sire d'Albret, celui de Castillon, le baron de Blan- quefort Gaillard de Durfort, et tous les seigneurs du Bordelais, avaient suivi le comte de Derby en Poitou, et s'étaient gorgés de butin. Plus tard, sous les ordres du prince de Galles, ils s'avancèrent dans le Midi jusque sur les bords de la Médi- terranée, et pillèrent « ce gras pays de Narbonne ». « Ils ne » faisaient compte de draps, fors d'or, d'argent et de pennes » (velours) (1). »

Froissard est le grand historien de cette époque. Il nous a raconté les faits et gestes de quelques-uns de ces hardis aventuriers.

Quels étaient ceux qui supportaient ces pillages ? C'étaient certainement ces bourgeois et marchands dont les mules et les marchandises étaient la proie des routiers. Nous parlerons de ces bourgeois et de ces marchands quand nous les visiterons dans la ville ; mais c'étaient surtout les paysans, les habitants de la campagne, obligés de fournir tout ce qu'ils avaient, le pain, la viande, le vin, les fourrages.

Étudions un moment la situation des travailleurs des champs, les vilains et les serfs.

Les bourgeois des petites villes, pour la plupart serfs d'origine, les vilains affranchis du servage et de la questalité, étaient régis par leur charte d'affranchissement.

Ces affranchissements, dus aux rois et aux seigneurs dans leurs domaines respectifs, ne stipulaient pas toujours, pour ces questaux ou pour ces petits bourgeois d'origine récente, un affranchissement complet, et souvent la charte ne donnait qu'une liberté limitée, et le seigneur n'entendait accorder que des droits individuels ; il se refusait à leur permettre la vie collective

(1) Froissard. Chroniq., t. II. p. 347.

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et leur interdisait de se constituer en commune. C'est ainsi que les habitants de Lesparre furent affranchis de questalité en 1205 par leur seigneur Sénebrun ; mais à la condition qu'ils ne pourraient pas se constituer en communauté, et n'auraient pas le droit d'avoir le sceau, symbole de cette communauté : « Ne ferran entre ets establimen ; ne ferran saget ne » communia (1). »

Il nous est resté de nombreux documents de ces affranchis- sements faits habituellement à la condition de payer au seigneur une somme fixe ou une redevance annuelle en nature ou en argent. Le xme et le xive siècle virent se multiplier ces affran- chissements qui avaient lieu d'ailleurs par paroisses ou par villages, le plus souvent par familles, et même par individu. La tradition romaine était encore si vivante dans tous les esprits, dans les campagnes comme dans les villes, que la formule par laquelle le seigneur conféraitau serf l'ingénuité déclarait celui- ci libre comme du temps des Romains.

Et cette tradition dura longtemps. Nous la trouvons encore subsistant au xve siècle. Le 19 mars 1425, noble dame Yzabeau de Saint-Symphorien, dame de Landiras et de Bessan, déclare affranchir de questalité Arnaud Bernard et Jean Bernard, père et fils, moyennant la somme de 60 guiennois d'or, et déclare que eux et leurs héritiers seront francs, libres et citoyens romains, « segun lo usât g e et la costuma de la ciutat de Roma » .

Qu'étaient ces hommes questaux qui achetaient ainsi leur liberté ?

C'étaient les représentants ou les descendants des anciens coloni de l'époque romaine, dont la condition était réglée par la loi De colonis et censitis, lib. II, c. Comme l'esclave antique, ils étaient attachés au sol du domaine, adscripti glebœ, et la loi féodale les considérait comme bêtes en grange, ou oiseaux en cage. Ils étaient transmis à l'acheteur par le vendeur à titre d'immeubles par destination, comme les bestiaux qui cultivaient les champs avec eux. Ils ne pouvaient abandonner le sol auquel ils étaient attachés, et le seigneur avait contre eux le droit do suite par application de la loi romaine (2).

(1) Rabanis. Florim. de Lesparre.

(2) Liv. I. Code De servis fugitivis. Commentaires sur les Coutumes de la ville de Bordeaux. Pierre Dupin sur Automne. Bordeaux, 1737, in-f°, p. 487.

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Ils n'avaient aucun droit. Mais en fait ils détenaient la terre qu'ils cultivaient, et le seigneur tenait pour plus avantageux pour lui de la leur laisser cultiver en leur imposant des rede- vances en nature et des redevances en argent. Ces redevances, dans le principe, étaient arbitraires et variaient avec le caprice du maître. Le questal était taillable et corvéable à merci.

Mais le droit romain qui régissait la Guienne avait pour règle que toute obligation devait se prouver; il n'admettait pas la règle du droit coutumier de certaines contrées : nulle terre sans seigneur, mais celle de nul seigneur sans titre; ce qui allait apporter un adoucissement notable à la condition des questaux en Guienne. Ils étaient nombreux; les seigneurs de Blanquefort, de Castelnau, de Lesparre, de Buch, de Benauges et autres avaient un grand nombre de questaux. La coutume de Bordeaux constate, article xcvn, que « les seigneurs jouiront » sur leurs questaux de tels droits qu'ils ont accoutumé et » qu'est contenu en leurs instruments ».

Vers le milieu du xive siècle, presque tous les questaux de Guienne reçurent des chartes d'affranchissement. Le seigneur Florimond de Lesparre dès 1344 affranchissait moyennant 3 sols de cens par feu et diverses redevances et prestations en nature les habitants de divers bourgs et villages de la sirie. Ses successeurs suivaient son exemple. En 1439, le roi d'Angle- terre, sire de Lesparre, affranchissait les derniers questaux, ceux de Carcans, moyennant quatre manœuvres par an pour chaque habitant, et les droits d'agrière sur les blés, les vins, et autres récoltes. Ces affranchissements furent consacrés après la conquête française par Amanieu d'Albret, comte d'Orval, auquel le roi de France avait concédé la sirie (1).

Le même mouvement d'affranchissement avait lieu dans les autres seigneuries du Bordelais, et dans les domaines des abbayes et des chapitres. Le chapitre de Saint-André possédait à Blanquefort des hommes questaux et taillables annuellement à la volonté du chapitre. Ces hommes ayant refusé de payer en 1338, leur église et chapelle de Brilhan furent mises en interdit. Par sentence de l'official ils furent déclarés questaux, et le 14 octobre 1349, les hommes de Brilhan reconnurent et confessèrent que eux et leurs pères avaient été de tout temps et

(1) Arch. de la Gironde. Titres de la sirie de Lesparre.

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que leurs hoirs et successeurs devaient être questaux du véné- rable chapitre de Bourdeaulx pour faire la queste et taille à la volonté cludit chapitre; ils promirent en outre de faire par chacun an et à perpétuité trois manœuvres avec bœufs, bras et leur propre corps, de payer les questes et tailles, debvoirs et servitudes; d'être humbles, obéissants et fidèles, et rendre honneur, amour et obéissance au chapitre; et ont promis lesdits hommes questaux de demeurer perpétuellement au lieu de questalité, et de ne partir point sans la volonté du chapitre; et que s'ils en partaient ont voulu être tirés par le chapitre du lieu ils se seraient transportés (1).

En 1365, nouvelle transaction par laquelle les hommes de Brilhan s'engagèrent à payer 5 sous d'exporle à muance de doyen de ladite église, et 33 livres bourdeloises de rentes à la fête de Saint-André chaque année (2).

L'obligation personnelle, qui constituait la servitude, n'exis- tait que dans l'interdiction de quitter la terre; mais cette prohibition fut remplacée clans de nombreux contrats d'affran- chissement par une clause de dommages-intérêts dont le chiffre fut fixé.

Le fugitif trouvait souvent une protection puissante, celle du roi, ou celle de la commune de Bordeaux. Par une charte du 30 avril 1206, le roi Jean-sans-Terre avait ordonné que tout serf étranger serait franc après un séjour d'un mois à Bordeaux sans avoir été inquiété (3). Le serf, devenu bourgeois du roi ou bourgeois de Bordeaux, pouvait quelquefois devenir le fonda- teur d'une famille d'abord enrichie par le commerce, plus tard puissante par ses fonctions et ses alliances, se décorant des plus beaux titres de noblesse et parvenant même à l'illus- tration par la gloire d'un de ses membres.

L'histoire de Bordeaux pourrait nous en offrir quelques exemples.

Nous en citerons un seul, celui de Michel Eyquem de Mon- taigne, dont les aïeux se trouvaient parmi les serfs de Brilhan dont nous venons de parler (4).

(1) Arch. de la Gironde. G, Chap. Saint-André, p. 380, 390 et 400.

(2) Arch. de la Gironde. G, Chap. Saint-André, p. 40.

(3) Livre des Bouillons, p. 240.

(4) Théophile Malvezin. Montaigne, son origine, sa famille.

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La condition de ces serfs n'était pas d'ailleurs aussi misérable que l'ignorance d'un grand nombre de personnes se plaît à le dire. Le serf détenait la terre, et la cultivait; il n'avait pas eu à l'acheter; il payait une sorte de fermage en nature; les journées de corvée existent encore : ce sont nos prestations pour les routes. S'il ne pouvait quitter le champ, on ne pouvait l'en chasser. S'il était taillable à merci, c'est-à- dire suivant le bon plaisir du seigneur, en est-il bien autrement du paysan contribuable de nos jours ? Il avait même des garanties contre l'arbitraire que nous n'avons pas; ainsi un acte de Pierre Dupuy, notaire royal, daté du 15 novembre 1330, entre les seigneurs de la baronnie de Castelnau, messires Jean de Grély, captai deBuch, et Pons deCastillon, d'une part, et les habitants de l'autre, stipule que aucun des habitants ne pourra être arrêté et mis en prison lorsqu'il donnera caution de se présenter devant la justice, et qu'on ne pourra pas exiger plus de 12 deniers de caution (1).

Ce qui constate d'ailleurs que la condition du serf était supportable, c'est que souvent le serf se refusait à la liberté offerte, et même que souvent aussi l'homme libre devenait serf volontairement.

L'amour de la liberté naît du sentiment de la force et de la dignité qu'engendre un certain degré de savoir et de richesse. Aussi voyons-nous, à l'époque qui nous occupe, des habitants des campagnes se refuser à la liberté, tandis que les habitants des villes la revendiquaient, même à l'aide des dernières violences. Lorsque les rois Louis X et Philippe V voulurent affranchir les serfs en 1315 et 1316, ils publièrent que dans le royaume des Francs, afin que la réalité des choses fût accor- dante au nom, ils donneraient la liberté à tous les serfs qui la requéreraient. Ceux-ci se montrèrent non seulement indifférents, mais opposés à cette mesure (2). On vit même des serfs plaider pour repousser la liberté qu'on leur offrait. Les serfs de Pont- de-Vaux obtinrent gain de cause au xive siècle contre leur seigneur qui voulait les affranchir (3).

(1) Archives de la Gironde. Inventaire de Puy-Paulin.

^2) Spicilège de d'Achéry, t. III, p. 707. Ordonn. des Rois de France, t. I, p. 585. (3) Michaux. Hist. des Croisad., t. VI, p. 319.

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Souvent aussi, avons-nous dit, des hommes libres demandaient eux-mêmes la servitude.

Il existait dans la population des campagnes une certaine quantité d'hommes libres cultivant des terres qui ne leur appartenaient pas; d'autres qui n'étaient ni tout à l'ait libres, ni tout à fait esclaves, et qui étaient désignés sous une foule de noms différents : coloni, accolœ, trïbutarii, vilani. Ces hommes, sans appui contre les forts, préféraient souvent à une liberté douteuse, et qui les laissait en proie à toutes les vexations et à toutes les misères, une servitude qui leur donnait une certaine sécurité. On les voyait se rendre au monastère voisin solliciter la faveur d'être serf de Jésus-Christ, en passant autour de leur cou la corde de la campana, de la cloche du couvent.

Voyez, au contraire, ce qui se passe dans les communes riches et indépendantes des serfs sont venus se réfugier et où, bientôt confondus avec les bourgeois, devenus bourgeois, ils ont pris les mœurs et les idées des hommes libres. Lorsque le comte de Flandre, Charles le Bon, voulut réclamer, comme lui appartenant, ceux de ses serfs qui, fuyant la servitude, s'étaient mêlés à la bourgeoisie de Bruges, il jeta l'émotion dans tout le pays, et l'un de ces serfs, devenu prévôt de Bruges, tua le comte dans la cathédrale, en présence de tout le peuple.

Quoi qu'il en soit, nous devons noter qu'il existait dans le Bordelais une classe fort nombreuse de propriétaires ruraux qui se donnaient eux-mêmes le titre de : hommes francs, hommes libres, et hommes libres du roi. Tels étaient les hommes de l'Entre-deux-Mers, de Barsac, de La Réole, de Bazas et d'autres parties du Bordelais. Dans les procès-verbaux des hommages réclamés par les rois d'Angleterre, ces hommes déclarent qu'ils sont libres de tout temps, même de celui des Sarrasins; qu'ils ne tiennent du roi que la jouissance des eaux, bois et chemins royaux, pour lesquels ils lui doivent une légère rede- vance ainsi que le service militaire. Ce ne sont pas des serfs affranchis, mais, dit M. J. Delpit, un reste de l'ancienne popu- lation romaine qui s'était maintenue libre dans les campagnes comme dans les cités (1).

Indiquons en quelques lignes le genre de vie de ces habitants de la campagne.

(I) J. Delpit. Notice s. un ms. de la bibl. de Wolfenbuttel, p. 55.

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Des miniatures du xive siècle nous représentent les maisons des paysans. Elles étaient construites, suivant les localités et les ressources du propriétaire, avec des pans de bois, des torchis, des cailloux, du sable, des moellons; couvertes de chaumes de paille de seigle, ou de roseaux. Les tuiles étaient rares; l'usage de la brique et de la pierre, abondante cependant dans le pays, était réservé aux églises, aux châteaux et aux maisons des villes. La demeure des paysans n'avait qu'un rez-de-chaussée .

Le sol de ces maisons était le terrain lui-même, parfois recouvert de paillages. Peu de fenêtres, la chambre à peu près unique prenait le plus souvent jour par la porte. Pas de vitres, alors inconnues. Il n'existait pas de cheminée, et le foyer était formé par une pierre. Le soir, l'éclairage était fourni par la torche fumeuse de résine. Le mobilier était à l'avenant. Peu d'ustensiles de cuisine : un bahut, une table, un chaudron, une poêle; un lit informe, quelquefois seulement de la paille, tel était le coucher de la famille

Les vêtements du laboureur et du campagnard étaient formés par le drap grossier, rarement teint, fourni par la laine brute du mouton des Landes, filée par les femmes aux veillées d'hiver, et tissée par le tisserand du village ou drapée par le foulon des petites fabriques locales. Souvent le surtout était fait de peaux de bique ou de mouton. Les étoffes de chanvre et de lin, alors d'un très haut prix, n'étaient pas à l'usage du menu peuple. Les paysans étaient coiffés du béret basque ou de chapeaux de paille qu'ils fabriquaient eux-mêmes. «Les menues » gens de la Guienne, dit une relation du xve siècle, attribuée » à Berry, premier héraut d'armes de Charles VII, portaient des y> souliers de bois, ou de cuir à tout le poil, par pauvreté. » Ajoutons qu'ils ne portaient ces sabots que les jours de fête, et qu'habituellement ils marchaient pieds nus.

La nourriture des paysans était assez variée ; ils récoltaient le froment, le seigle, l'avoine, le mil ; mais ils ne mangeaient guère que le seigle. Il fallait porter le blé et le seigle à moudre au moulin du seigneur, et porter la farine pour faire le pain au four du seigneur.

Les brebis, les vaches et les chèvres, celles-ci très abondantes, fournissaient leur lait, leur fromage et leur viande; on élevait des poules et des porcs.

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Les poissons des rivières et des étangs, le gibier des forêts, apportaient un surcroît à l'alimentation habituelle.

Souvent les céréales manquaient, et la famine arrivait, décimant les populations. L'histoire de ces famines revient fréquemment. On en compte vingt-six dans le xie siècle. Presque aussi fréquentes sont les épidémies.

Quant à l'industrie dans les campagnes, elle était très peu importante. Quelques fabriques de drap travaillant la laine grossière du mouton des Landes ; des tisserands tissant le chanvre que filent les femmes à la veillée ou en gardant les moutons ; des tanneurs et des mégissiers pour les cuirs et les peaux ; certaines petites usines pour les fers ; des tuileries, des briqueteries, des poteries communes, voilà le modeste bilan industriel, auquel il faut cependant ajouter les salines de Soulac, la résine et le charbon des Landes.

Le commerce ne trouvait pas grande action dans la cam- pagne. Il achetait les blés, les sels et les vins, mais il ne vendait qu'en petite quantité des objets fabriqués. Chaque grande baronnie, chaque domaine important essayait de se suffire à lui-même ; le paysan produisait ses vivres, ses vêtements, et n'achetait rien. Le seigneur n'achetait que quelques objets de luxe, les armes, les chevaux, les pierres précieuses, les tapis- series, les belles étoffes, l'orfèvrerie; mais ils lui étaient fournis par les marchands de la ville.

| 2. LA VILLE.

Nous avons, à vol d'oiseau, vu la campagne et ses habitants ; entrons maintenant dans la cité.

Nous y arrivons avec la marée qui pousse notre barque, ou anguile; nous venons de passer devant les collines de Lormont et du Cypressat; nous avons suivi la rive gauche de la Garonne, laissant à l'est un bras du fleuve qui, bordant les coteaux, les sépare des terrains bas formant au devant de Bordeaux l'île de Malhorgas ou de Matorgue. Sur la rive gauche, avant la ville, le notaire Pierre -de Madéran a fait élever une chapelle pour les religieux des Chartreux.

La Garonne baigne le pied des remparts garnis de tours. Nous longeons les murailles, laissant à notre droite l'estey des

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Anguiles, à l'embouchure du ruisseau la Devise, et nous arrivons à l'estey du Peugue la hauteur des eaux va favoriser notre débarquement. Nous voyons à l'ancre de nombreux navires venus des divers ports d'Angleterre, d'Ecosse,. d'Irlande, des villes hanséatiques, du Nord, de Flandre, de Normandie, de Bretagne, du Poitou; des anguiles de Saintonge, de Blaye et du Médoc se mêlent aux navires de Bayonne et d'Espagne. Nous sommes au mois d'octobre, la récolte en vins a été abon- dante; les affaires de la foire franche ont été actives; les navires se sont empressés de décharger les bois, les laines, les draps, les toiles, les seigles, les avoines, l'étain, les fers, les cuirs et les peaux, les poissons salés, les fromages; ils chargent activement les sels, les blés, le pastel et surtout les vins.

Nous jetons la planche de bord à terre, et nous déposons nos marchandises sur le quai, en face des chais qui communiquent avec la rue de la Rousselle, l'entrepôt le plus actif du commerce.

A notre gauche, sur une large place plantée d'arbres, voici l'assemblage imposant des tours rondes et de la grande tour carrée du palais de l'Ombrière, bâti, dit-on, par le roi wisigoth Euric. C'est l'antique demeure fortifiée des anciens ducs et des rois d'An- gleterre; c'est le siège du pouvoir ducal. Le Peugue, qui a pris son nom de pelagos, la mer, forme au sud le fossé de défense du palais, comme il formait autrefois la limite sud de la ville.

Mais depuis longtemps l'ancienne enceinte de la ville, for- tifiée par les Romains, est devenue insuffisante; une première fois, à la fin du xne siècle, de nouvelles murailles se sont élevées au sud des premières, pour englober un faubourg considérable qui s'était insensiblement formé. Cette seconde clôture, partant du ruisseau du Peugue et allant vers le sud, remontait à l'ouest jusqu'auprès de l'église Saint-André, la cathédrale, suivant la voie qui s'est appelée depuis le cours des Fossés. Une centaine d'années plus tard, la ville s'étendant encore en dehors de son enceinte, et élargissant peu à peu ses nouveaux faubourgs, dans lesquels se trouvaient placés les couvents et les monas- tères, on dut construire de nouvelles murailles pour les englober au nord et au sud.

Sur les fossés, laissant à notre gauche le clocher neuf de l'église dédiée à saint Michel, nous voyons s'élever, touchant l'église Saint-Éloi, l'hôtel de ville, siège de la municipalité bordelaise. C'est laque s'exercent les pouvoirs et la juridiction

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du maire et de la jurade. Les six tours de la maison de ville protègent la porte Saint-Éloi. Elles sont surmontées du léopard d'or du duché de Guienne. C'est ce léopard passant d'or que Richard Cœur-de-Lion réunit aux deux léopards de Normandie pour en former sa bannière aux trois léopards, qui est entrée dans les armes d'Angleterre, rappelant celles des deux pro- vinces qui devaient plus tard devenir françaises.

Dans le blason de la ville sont peints, sur champ de gueules, le château surmonté du léopard d'or, les tours et la cloche des assemblées, les ondes du fleuve, au milieu desquelles brille le croissant lunaire.

Plus au loin, à l'extrémité sud-ouest de la ville, nous remar- quons les flèches jumelles de Saint- André, attendant en vain leurs deux sœurs; mais un nouveau clocher s'élève, bâti par Pey Berlan, le populaire archevêque. De là, remontant au nord, nous laissons à gauche les ruines du palais Gallien, au milieu des vignes; nous dirigeant ensuite à l'est, nous arrivons au fleuve, après avoir rencontré le château de Puy-Paulin, appar- tenant aux Grailly, les successeurs de Pierre de Bordeaux et de saint Paulin, et le temple romain des Piliers de Tutelle. Partout la ville est entourée de murailles reliées par des tours.

Nous n'avons pas le temps d'étudier l'architectuie de ces édifices publics, de ces églises romanes ou ogivales, du palais de l'Ombrière, de l'hôtel de ville, pas plus que des hôtels des seigneurs situés dans la ville; ceux des seigneurs de Lesparre, de Duras, de Grailly, de Ségur, de Bourg, de Vertheuil, de Budos, de Canteloup, d'Arsac, de Pommiers, de Lalande ; ni ceux de ces puissants bourgeois traitant de pair avec les plus hauts barons, les Vigier, les Solers, les Monadey, les Lambert, les Cailleau, les Andron, et bien d'autres. Nous nous occupons surtout des commerçants et du quartier qu'ils habitent : de la rue de la Rousselle et de ses environs.

« Tout ce que les constructeurs de moyen âge, dit M. Léo » Drouyn (1), avaient de plus brillant, de plus varié dans leur » imagination avait été semé à foison dans cette partie de » Bordeaux. Si nous entrons dans les rues, nous apercevons » un mélange bizarre mais harmonieux de maisons de pierre » droites, d'aplomb, et de maisons de bois, coquettes et légères,

(<1) Arch. municip. de Bordeaux. Léo Drouyn. Bordeaux vers 1450.

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» s'avançant sur la rue d'étage en étage, masquant bien des » fois la vue du ciel par une galerie ou un pont en bois jetés » d'une fenêtre à l'autre; celles des angles, les cornalières, » qu'elles soient en pierre ou en bois, ont presque toujours une » tourelle en saillie, ornementée de mille manières, coiffée » d'une toiture aiguë ou couronnée de mâchicoulis et de » créneaux. Les maisons qui ne possèdent pas de tourelle la » remplacent par une niche richement sculptée et renfermant la » statuette d'un saint, et plus souvent celle de la sainte Vierge. »

M. Léo Drouyn décrit les ouvertures et les combles des maisons et leurs ornements; les ferronneries des portes, les sculptures sur pierre et sur bois, les fenêtres, les madriers et le poitrail chargés d'ornements.

Au rez-de-chaussée de ces maisons, à côté de la porte d'entrée, se trouve la boutique ou le magasin. Celui-ci n'a qu'une porte, et se prolonge en profondeur; la boutique est précédée d'un étal en bois ou en pierre et couverte par un auvent. Une potence en fer forgé, habilement travaillée, supporte l'enseigne en métal qui grince au vent, et sur laquelle est peint l'emblème de la profession du marchand.

Les marchands ont habituellement leurs magasins et leurs boutiques placés dans la ville suivant les besoins de leurs affaires, et le plus souvent ceux qui exercent le même genre de commerce sont rapprochés les uns des autres dans le même quartier, et quelquefois dans la même rue. C'est ainsi qu'autour du marché, dont les bancs sont chargés de viandes saignantes, de légumes verts, de poissons frais, d'œufs et de volailles, sont les rues du Mû, les bouchers ont leurs abattoirs ; les rues des Herbes, du Poisson Salé, rues dans lesquelles les marchandes continuent leurs étalages. La consommation des légumes, des œufs, des fromages, des- sardines et harengs est très considé- rable à raison des nombreux jours de jeûne et d'abstinence de viandes que prescrit impérieusement l'Église catholique.

Dirigeons-nous vers le centre du grand commerce bordelais, vers la rue de la Rousselle, tortueuse, étroite, mais parallèle au fleuve, ayant la bordure de ses maisons ouverte sur le quai, situation commode pour la manutention des marchandises. se trouvent les magasins des grands négociants; s'emma- gasinent les draps d'Angleterre et de Flandre, les poissons salés et les fromages venus de Hollande et de Zélande; les

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épiceries, les drogueries venues de Narbonne par la Garonne ; les pastels de Toulouse. A l'extrémité se trouve le quartier des Salinières se fait le commerce des sels; et sur le quai, un peu plus au nord, est le centre du commerce des grains.

Autour de la rue de la Rousselle se placent la rue des Argentiers, celles des Drapiers, des Bahutiers, des Épiciers, des Faures, des Allamandiers, des Peintres (deus Pinhadors), de la Fusterie, des Cordiers.

Le soleil pénètre peu dans ces rues mal alignées, peu éclairées. Le sol est non pavé, souvent fangeux; au milieu de la rue un ruisseau reçoit toutes les eaux pluviales, et sert à faciliter le passage de longs traîneaux sans roues, chargés de ballots de marchandises, de barriques do vin, tirés par de grands bœufs couleur froment. Des- pourceaux, des chiens, des volailles errent librement par la ville.

Dès le point du jour, des colporteurs de toute espèce, des petits marchands de tous métiers parcourent les rues ; chacun a son cri particulier pour annoncer sa marchandise ou son métier. Au coin des carrefours s'arrêtent un instant les garçons des taverniers, portant leur broc et leur gobelet d'étain. Ils crient : Bon vin ! Bon vin ! Ils permettent de goûter. A côté d'eux passent en tous sens les fripiers, les revendeurs de toutes sortes, les marchands d'œufs, de volailles, de légumes, de poissons frais et salés; tous les petits métiers sont représentés, jusqu'à ceux des cuisiniers ambulants qui offrent des mets à l'ail, et des barbiers-étuvistes annonçant l'ouverture des bains.

Le soir, lorsque sonne l'heure du couvre-feu, nul ne doit rester dehors sous peine d'être puni par l'amende. Les rues sont fermées par des grilles ou par des chaînes de fer.

ADMINISTRATION DE LA CITE.

Nous connaissons l'aspect général de la ville.

Il nous parait utile, au point de vue commercial, de con- naître comment cette ville était gouvernée et administrée; quelles étaient les autorités qui réglementaient le mouvement du commerce, les douanes, les impôts, l'entrée et la sortie des marchandises, la police des transports, de la navigation, la urirliction commerciale.

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Nous avons indiqué les principaux caractères de l'adminis- tration de la cité pendant la durée de l'Empire romain. La cité s'administrait elle-même par un corps municipal élu en dehors de l'action du gouvernement central ; elle, n'était sou- mise à ce pouvoir que pour les mesures d'intérêt général, notamment pour ce qui regardait l'impôt, les routes et le service militaire. Les officiers de l'Empire, gouverneurs ou préfets, n'exerçaient leurs fonctions que dans un cercle déter- miné, laissant le conseil des curiales chargé des intérêts spéciaux de la ville. On pourrait résumer à peu près cet ordre de choses en disant que le pouvoir central s'était réservé la puissance politique, et que le pouvoir local, élu par les membres de la cité, exerçait librement l'action municipale.

Quand les Barbares arrivèrent, ils ne changèrent rien à cet état de choses qui les dispensait d'une administration dont ils n'auraient su que faire, et qui leur assurait la rentrée de l'impôt. Il leur importait peu d'ailleurs que les vaincus choisissent eux-mêmes ceux qui répartiraient entre eux et qui recouvreraient les redevances, seul objet qui attirât leur attention.

Cette situation n'était pas d'ailleurs particulière à Bordeaux seulement.

Les grandes villes du midi des Gaules, celles de la Provence, du Languedoc et de l'Aquitaine, qui avaient joui sous l'Empire romain du droit de cité, continuèrent à exercer les mêmes droits, et conservèrent le même mode d'administration malgré les changements politiques. Elles restèrent sur ce point indé- pendantes des rois wisigoths et des rois franks, et ne cessèrent pas de s'administrer elles-mêmes, sous leur ancien régime municipal.

Bordeaux conserva précieusement ses anciennes traditions romaines. Un grand nombre d'autres villes se trouvèrent dans le même cas et revendiquèrent hautement cette prétention, qui d'ailleurs ne paraissait pas trouver de contradicteurs. La fran- chise de liberté comme du temps des Romains, était la formule et le type d'indépendance des communes au moyen âge. Nous avons dit que lorsqu'un seigneur affranchissait un serf, il lui donnait la liberté et les droits du citoyen romain. Il en était de même pour les villes. Lorsque, au xe siècle, l'impératrice Adélaïde, femme de l'empereur Othon Ier, voulut fonder une

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ville, elle lui accorda la liberté romaine: « Urbem decrevit fieri sub romanâ libertate (1). »

La ville de Londres, malgré la conquête de Guillaume, manifestait les mêmes prétentions. Dans un recueil annexé au Liber Costumarum,run desCartulaires conservés à Guildhall, se trouve un éloge de la ville de Londres écrit au xne siècle par William Fitz-Stephen , ami du célèbre Thomas Becket, archevêque de Canterbury, dans lequel il compare cette ville à celle de Rome. Interprète d'une tradition peut-être confuse, mais qui a été soigneusement maintenue par les écrivains anglais, il dit que les vicomtes et les aldermen sont les continuateurs des consuls, des sénateurs et des magistrats romains (2).

Aussi ne trouve-t-on pas de chartes de commune pour Londres pas plus que pour Bordeaux; celles qu'on a pu trouver ne sont que la confirmation d'un état de choses préexistant.

Ainsi il est reconnu que les chartes du 13 juillet 1235 et du 30 août 1324, relatives au maire de Bordeaux, ne sont pas des concessions primitives, mais des reconnaissances (3). Le savant auteur de la préface du Livre des Privilèges publié par la Ville, dans son Essai sur l'administration municipale de Bordeaux, s'appuyant sur un acte d'Henri III, rapporté par Rymer (4), ce prince parle des services rendus à son père et à lui par le maire et le commun conseil de Bordeaux, est porté à attribuer à Jean-sans-Terre l'établissement de la municipalité, dont les origines lui échappent.

M. H. Barckhausen reconnaît encore que si le Livre des Coutumes ne mentionne pas de maire antérieur à 1218, des documents authentiques permettent d'affirmer que c'est une lacune (5).

Nous le pensons aussi. En effet, lorsqu'en 1156 le roi Henri II se rendit à Bordeaux avec la reine Aliénor et convoqua pour la prestation du serment de foi et hommage tous les barons du duché qui prêtèrent serment entre les mains du chancelier

(1) A. Thierry. Considérations sur l'Hist. de France, c. v.

(2) Delpit. Collect. des monum. français qui se trouv. en Anglet. Introd., p. lxiii et ss. Liber Costumarum, fo 4. Stave. Description de Londres.

(3) Archiv. municip. de Bord. Livre des Privilèges, p. vin. Archiv. mun. de Bord. Livre des Bouillons, p. 241 .

(4) Rymer. Fœdera. 24 juillet 1219, t. I, 1re part., p. 155.

(5) Arch. municip. de Bord. Livre des Privilèges, p. vm et xv.

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Thomas Becket, archevêque de Canterbury, nous voyons figurer parmi ces grands vassaux, Amanieu d'Albret, Pierre de la Mothe, Bozon, comte de Périgord, et un personnage qui porte le nom et le titre de Pierre, prévôt de Bordeaux. Or, à cette époque, la fonction du maire existait, mais le nom de maire n'existait pas, ni à Londres ni à Bordeaux.

C'est pour cela que William Fitz-Stephen n'a pas parlé du maire ; mais, dit M. Delpit, dans l'opinion des Anglais du xne siècle, et jusqu'à nos jours, on croyait que la magistrature qui remplissait les fonctions de la mairie, avait été elle aussi une imitation des institutions romaines, exercée par le magis- trat appelé port-grava par les Anglo-Saxons, et même par les rois normands, jusqu'à ce que Richard Ior eut donné à ce magistrat le nom nouveau de maire (1).

On trouve souvent dans les collections de documents anglais (Rymer, Bréquigny), ajoute M. Delpit, le nom de prévôt donné à des maires. Il ne serait donc pas étonnant que Pierre, prévôt de Bordeaux en 1156, eût été le magistrat remplissant les fonctions du maire.

Quoi qu'il en soit, et sans rechercher à quelle époque le maire a reçu ce nom, question très controversée (2), mais qui n'entre pas dans notre cadre, nous constatons l'existence, pendant toute la période anglaise, de l'administration muni- cipale de Bordeaux, et nous ferons remarquer les points de ressemblance nombreux qu'offre cette municipalité bordelaise avec l'antique municipalité romaine et avec celles des villes comme Londres et Toulouse.

Nous allons indiquer les principales relations de cette muni- cipalité avec le pouvoir politique des ducs d'Aquitaine, rois d'Angleterre, et le cercle dans lequel se mouvait chacune de ces autorités.

La Guienne n'appartenait pas à l'Angleterre, et n'était soumise à aucun fonctionnaire de ce royaume. Elle formait un duché indépendant, soumis à ses ducs héréditaires, qui se trouvaient être en même temps rois d'Angleterre. C'est une situation analogue à celle qui exista plus tard quand les élec- teurs de Hanovre devinrent rois d'Angleterre.

(1-2) Voyez notamment Sansas. Orig. municip. de Bordeaux. Act. del'Acad. 1861, p. 322. Delpit. Docum. français.

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C'est une dynastie nationale et non étrangère qui régnait dans le duché. Les princes anglais venaient souvent à Bordeaux; plusieurs y firent d'assez longs séjours. Le prince de Galles y tint une cour splendide. Son fils Richard y naquit.

Le pouvoir ducal ne s'y faisait sentir qu'avec une certaine modération. Il était légalement contenu par les privilèges conférés aux Gascons, solennellement reconnus. Et si les ducs manifestent souvent l'intention de les méconnaître, les Bordelais se sont toujours montrés très jaloux de les maintenir. Les rois ne peuvent imposer de nouvelles taxes, sans avoir obtenu le consentement des trois états, du clergé, de la noblesse et des bourgeois des villes. Et lorsque les princes eux-mêmes veulent lever de nouveaux impôts, comme fit le prince de Galles, arrive la demande de répression formulée au suzerain, au roi de France, et au besoin la rébellion de ces fières populations, avec lesquelles il faut employer moins la force que la douceur, « car ainsi veulent être les Gascons menés », dit Froissard.

Le pouvoir du duc de Guienne était représenté par trois grands officiers : le sénéchal de Gascogne, le connétable de Bordeaux et le chancelier.

Au-dessus d'eux est le gouverneur, émanation directe du roi et choisi parmi les princes du sang ou les plus grands seigneurs.

Le sénéchal, en l'absence du gouverneur, représente le duc de Guienne clans les relations extérieures du duché, notamment avec le roi de France. A l'intérieur il administre ; il nomme à un grand nombre de fonctions, sauf à celles de connétable et de chancelier; il commande les troupes ; il exerce les droits de justice pour le duc ; il a auprès de lui le conseil royal de Gascogne, recruté parmi les hommes notables du pays.

Le connétable perçoit les revenus du domaine et ceux des douanes pour le roi. Les revenus du domaine comprennent les redevances féodales, peu importantes comme chiffre ; les produits de monnayage ; ceux de justice, amendes, confis- cations, droits de greffe, droits de sceaux ; les taxes sur les produits du sol, sur les blés, les moulins, les fours, les sels, la pèche, les forêts, les pacages, le jaugeage des navires; les droits sur les marchandises.

Le chancelier, nommé par le roi sur l'avis du sénéchal, du connétable et du conseil royal de Gascogne, devait être

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« suffisant homme et saige en loi écrite ». C'était le gardien du sceau ducal.

A côté de ce pouvoir ducal, s'élevait celui de la ville et du duché.

La cité, en prenant ce mot dans le sens antique, comprenait la contrée entière. Elle constituait à proprement parler une véritable république dont les rapports avec le pouvoir des rois d'Angleterre étaient déterminés par des coutumes et par des chartes soigneusement défendues. En dehors des obligations du vassal au suzerain, on peut dire qu'elle est indépendante.

Elle élit elle-même son maire et ses jurats ou officiers muni- cipaux, tout au moins dans les temps réguliers ; elle prête serment à l'ouverture de chaque nouveau règne, mais le souverain jure aussi de lui être bon et secourable souverain, et de lui conserver ses privilèges. Elle ne paie au duc de Guienne que les redevances consenties par elle dans ses assemblées populaires ou dans celles de ses trois États. Elle ne doit le service militaire que dans certains cas et dans des conditions fixées.

Il est intéressant de suivre dans le Livre des Privilèges, dans celui des Bouillons et dans celui de la Jurade, ainsi que dans les documents historiques conservés par Rymer, par les Rôles gascons, par J. Delpit, et par d'autres, la vie active et libre de la cité de Bordeaux pendant les trois siècles du règne des rois d'Angleterre, ducs de Guienne.

On voit le maire et les j urats s'occuper de l'appro visionnemen t de la ville ; de la taxe des denrées ; des droits d'entrée en ville ; des importations et exportations de marchandises, vins, sels, blés, poissons, résines, métaux, draps, pastels, merrains ; des changeurs, des courtiers, des orfèvres, des taverniers, des verriers; exercer la police sur les habitants et sur les étrangers.

Ils ont de bien plus hautes attributions que nos conseillers municipaux actuels. Ils réunissent les trois États de Guienne ou les assemblées de la ville, le Conseil des Trente, celui des Trois cents, le peuple lui-même, pour accorder ou refuser des subsides au roi.

Ils exercent les droits souverains; ils décident et perçoivent, sans l'intervention du roi, des impôts pour leurs propres besoins; ils déclarent la guerre ou négocient la paix; ils lèvent des troupes et les commandent; ils arment des navires de

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guerre; ils font des traités de paix et de d'alliance avec les principaux seigneurs de la contrée et des contrées voisines; avec les sires de Lesparre, d'Albret, de Montferrand, la dame de Mucidan, le maire et les échevins de Bayonne, les trois États des Landes, les comtes de Foix et de Béarn.

Ils ont des ambassadeurs auprès du roi d'Angleterre, des relations suivies et des traités avec les villes hanséatiques, avec les villes de Londres, Hull, Bristol, Southampton, comme aussi avec Bruges et les villes des Flandres ; ils ont formé avec les villes de Guienne, qui sont les filleules de Bordeaux, une confé- dération que celle-ci commande. Ce sont Libourne, Castillon, Saint-Émilion, Blaye, Bourg, Saint-Macaire, Rions et Cadillac.

Aussi a-t-on dit avec raison que la Guienne formait à cette époque une république autonome à peu près indépendante, et le souvenir de cette liberté, souvent agitée, mais glorieuse, est resté longtemps cher aux bourgeois de Bordeaux. Bien des fois ils la regrettèrent quand la conquête française leur eut fait perdre et leur influence politique au dehors, et la plupart de leurs franchises municipales au dedans (1).

Il y avait à Bordeaux des bourgeois, des habitants non bourgeois et des étrangers. Il existait une ligne profonde de démarcation entre le bourgeois et le simple habitant.

Il ne faut pas nous laisser tromper par des mots dont la signification change avec le temps. Il est certain que l'idée que nous nous faisons d'un bourgeois dans nos temps modernes, est loin de pouvoir s'appliquer à ces anciens bourgeois de Bordeaux. Ceux-ci étaient et se vantaient d'être les héritiers de l'antique municipe romain, les successeurs des citoyens romains : ils avaient substitué à tout ce qui était renfermé dans le mot civis Romanus, ce qu'ils comprenaient dans l'expres- sion nouvelle de civis Burdigalensis. Aussi, le 20 mars 1273, les jurats et les douze notables représentant la cité, répondaient-ils au roi d'Angleterre, qui leur demandait de lui rendre hom- mage: « Nos maisons, nos vignes, nos terres, sontallodiales... » Tous les hommes et toutes les terres sont libres de leur » nature; toute servitude est usurpée et contraire au droit » commun et ne peut être prescrite par possession : les citoyens » de Bordeaux ont toujours été libres, eux et leurs terres. »

(1) Livre de la Jurade. Introd., p. ix.

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Et l'un de ces citoyens, invité à s'expliquer sur ce point, n'invoquait d'autre argument que sa qualité de bourgeois de Bordeaux : « Pro ut civis Burdigalensis », disait Jean de Lalande (1), réponse à laquelle se réfèrent les autres bour- geois (2), et qui fut renouvelée le 15 mars 1439 par un autre Jean de Lalande (3). La propriété allodiale, le franc alleu, était bien l'ancienne propriété romaine, invoquée par les villes qui avaient eu le droit de cité romaine. Les villes de nouvelle création ne possédaient pas d'alleux. Le maire de Libourne le reconnaît dans les hommages de 1273. Les habitants de ces villes ne possédaient que des fiefs (4).

Ces bourgeois sont les égaux des plus fiers gentilshommes; ils se qualifient comme eux de chevaliers ; ils possèdent comme eux, et au même titre qu'eux, les seigneuries et les baronnies; ils fraient de pair avec les plus grands seigneurs dont ils épousent les filles ou auxquels ils donnent les leurs : ils traitent directement et en leur nom personnel avec le roi, et donnent pour caution de leurs engagements les grands barons de la contrée, ou servent eux-mêmes de caution à ces illustres personnages. Les de Bordeaux, les Solers, les Colomb, les Beguey, les Dalhan, les Mayensan, les Andron, les Monadey, les Lambert, les Rostaing, les Macanan et bien d'autres se glorifient de leur titre de bourgeois de Bordeaux; ils sont chacun civis et burgensis Burdigalensis.

Les plus grands seigneurs du pays se faisaient gloire eux aussi et tiraient profit de cette qualité de bourgeois de Bordeaux. Les Pierre de Bordeaux et leurs descendants par les femmes, les Foix-Grailly, se vantaient d'être les premiers bourgeois de Bordeaux; les barons de Lesparre, de Castillon, de Vertheuil, de la Marque, de Buclos, d'Arsac, avaient une habitation à Bordeaux, et jouissaient du titre et des prérogatives des bourgeois. Quelquefois, mais rarement, le titre de bourgeois de Bordeaux était octroyé par le roi (5). Bréquigny rapporte la nomination de bourgeois de Bordeaux faite par Edouard III en 1334 en faveur d'Amanieu de Bouglon; Rymer celles de

(1) Coûtâmes du ressort du Pari, de Bord., t. II, p. 203. J. Delpit. Notice sur le ms. de U'olf., p. 37, 39 el ss. (2-3-4) J. Delpit, loc. cit. (5) Archives municipales. Livre des Privilèges.

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Bertrand de Goth et plusieurs autres barons. Les Rôles gascons contiennent celles de Gaillard d'Arsac, de Jean de Boisset, de Bertrand d'Agés, d'Amanieu de Pys, de Gaillard de Durfort, faites par Henri VI de 1430 à 1450. Quelquefois au contraire les rois ne permettaient pas qu'un noble pût devenir bourgeois de Bordeaux sans leur autorisation (1).

Comment s'acquérait le droit de bourgeoisie ?

Il était héréditaire et se transmettait par succession. Mais aucun document n'indique à quelle époque les premiers auteurs de ces bourgeois auraient été institués. Il faut bien reconnaître que c'étaient les continuateurs de l'antique curie. Les bourgeois nouveaux étaient nommés par le maire et les jurats sous certaines conditions. Lorsque le 19 octobre 1261 le prince Edouard, fils d'Henri III, s'attribua la nomination du maire, il décida que nul ne pourrait à l'avenir devenir citoyen de Bordeaux s'il n'y tenait maison, feu et famille (2).

Le titre de bourgeois de Bordeaux ne s'accordait par le maire et les jurats qu'au postulant justifiant de deux: ans de résidence. Le défaut de résidence entraînait la perte du droit. Le nouveau bourgeois devait prêter serment devant la jurade. Son nom était inscrit sur un registre. Habituellement il était astreint au paiement d'une certaine somme à titre d'investiture (3).

La différence de nationalité n'empêchait pas la bourgeoisie. On comptait bon nombre d'Anglais, d'Écossais, de Flamands, de Français, parmi les bourgeois de Bordeaux. Le plus fameux exemple que nous en pourrions citer est celui d'Henry Le Galeis, ou Wallace, que nous fournit M. Delpit. Il était maire de Londres en 1274, et maire de Bordeaux en 1275. En 1282 il était redevenu maire de Londres et l'était encore en 1298. Ce qui ne l'empêchait pas, non plus que sa qualité de membre de la corporation des cordonniers de Londres, d'avoir en Guienne de belles seigneuries, celles de Puyguilhem, de Fonroque, de

(1) Archives municip. Livre des Bouillons, p. 377. « Si aliquis miles aut domi- cellus,... cives Burdigalenses fieri voluerint, non potuerunt cives fieri sine domini licentià speciali. »

(2) Archives municip. Livre des Bouillons, p. 377. « Nullus fieri deinceps civis Burdigalensis nisi ibidem teneat domum, focum et propriam familiam continué, sicut ut caeteri cives Burdigalenses. »

(3) Arch. munie. Livre de la Jurade, p. 337. « Plus ordenan que cascun dassi en avant entrera borguès, que pague un marc d'argent pur los obras de la vila. »

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Beaulieu, de Villefranche, de Beaumont, de la Linde, et cent sadons de terre dans la forêt de Bordeaux (1).

Si le bourgeois avait des droits et des privilèges spéciaux, comme par exemple l'exemption des droits de coutume sur les vins, privilège qui se transmettait môme aux filles et à la veuve, il était astreint au service militaire envers le roi (2) et envers la ville.

Il faut distinguer du bourgeois le simple habitant.

Les bourgeois qui avaient exercé les charges municipales prenaient le titre de citoyens, en même temps que celui de bourgeois : civis et burgensis. Les bourgeois ordinaires com- posaient le Conseil des Trente et celui des Trois cents ou ne remplissaient aucune fonction municipale, mais jouissaient de la plénitude des droits de bourgeoisie.

Les habitants non bourgeois n'avaient d'autre privilège que d'être des hommes libres. C'était ce qu'on appelait le commun peuple, les manants, du verbe latin manere, demeurer. Cepen- dant, et dans les graves circonstances, le peuple était réuni en assemblée, et donnait son avis. Tous les gens qui étaient fixés à Bordeaux, après un mois de séjour et après avoir juré fidélité au roi et à la commune, étaient libres et affranchis de toute servitude qui pouvait peser sur eux auparavant. Nous avons déjà fait connaître la charte par laquelle, le 30 avril 1206, le roi Jean-sans-Terre avait proclamé cette liberté pour Bordeaux. Il en était d'ailleurs de même dans ce qu'on appelait les villes romaines, telles que Londres. Tous les habitants étaient libres par le seul fait de l'habitation.

Parmi les bourgeois et les habitants, un grand nombre se livraient aux opérations du petit commerce en boutique ou d'une industrie locale peu importante. Ils vivaient sous le régime de la corporation, utile à cette époque et qui devait devenir plus tard un obstacle au progrès et à la liberté. Les patrons, les compagnons, les apprentis, étaient placés à Bordeaux dans des conditions analogues à celles vivaient les hommes de leur profession à Paris, à Londres et dans les principales villes. Nous ne croyons pas utile de refaire ici des études très bien faites ailleurs.

(1) Delpit. Docum. français, p. lxx.

(2) Arch. munie. Livre des Bouillons, p. 381, 499.

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Nous retracerons plus tard, et avec plus de détails, le com- merce des gros marchands de Bordeaux et nous suivrons leurs marchandises dans leurs expéditions maritimes à l'étranger. Nous n'avons pour but en ce moment que d'esquisser la physionomie générale des habitants de Bordeaux du xne au xv siècle.

Le maire, chef de la jurade, a souvent été nommé par le roi. Il exerçait en effet, comme cela a lieu encore de nos jours, outre le pouvoir purement municipal, une sorte de délégation de l'autorité royale. Le maire était considéré par le roi comme un de ses officiers ayant pour mission de veiller au maintien de ses droits et de sa domination souveraine ; aussi le pouvoir royal tendait constamment à posséder la nomination du maire. Il choisissait ordinairement un chevalier.

Nommé par le roi ou par les jurats, le maire présidait un conseil purement municipal administrant la ville de Bordeaux.

Il est nécessaire de ne pas tomber dans la confusion qu'a commise M. Pigeonneau lorsqu'il a écrit, sur la foi de Fran- cisque Michel, que la jurade bordelaise était une corporation des marchands de vins (1).

Nous ne savons s'il y a eu une corporation des marchands de vins ; nous pensons qu'il n'en existait pas, par l'excellente raison qu'à cette époque le marchand de vins était le proprié- taire lui-même qui vendait son vin directement aux consom mateurs, en le débitant ou le faisant débiter au détail par le tavernier, qui devait être lui-même bourgeois; ou au marchand étranger qui venait avec son navire faire son approvisionne- ment. On n'a d'ailleurs retrouvé aucune trace, aucun indice, d'une corporation des marchands de vins à Bordeaux, telle par exemple que celle qui existait à Lyon. Nous avons les statuts de toutes les corporations de Bordeaux: il n'en existe pas pour les marchands de vins.

La jurade était l'assemblée municipale administrant la cité de Bordeaux et le territoire qui en dépendait ; les jurats, dont le nombre et le mode d'élection ont varié, représentaient les anciens décurions ; ils étaient assistés dans certains cas de conseils électifs comme eux. Mais leur autorité, bien différente d'ailleurs de celle des chefs des corporations,

(I) Pigeonneau, p. 114 et note; p. 177, 231. 238 et ss.

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avait ce caractère qu'elle s'appliquait à toutes les questions intéressant la cité tout entière, à tous les habitants et même aux étrangers; tandis que la corporation des marchands de vins n'aurait pu exercer de juridiction que sur ses membres seuls. Tous les bourgeois de Bordeaux, quelle que fût leur profession, s'ils remplissaient d'ailleurs les conditions exigées, pouvaient faire partie de la jurade et en devenir les officiers. Le Livre des Bouillons, celui des Privilèges et celui de la Jurade, publiés par la Ville de Bordeaux, démontrent que les jurats étaient choisis parmi les hommes de loi comme parmi les marchands et les simples propriétaires ; plus tard on décida qu'il y aurait trois catégories de jurats choisis parmi les gentilhommes, les hommes de loi et les marchands. Dès le xne siècle nous voyons la jurade lever des impôts, armer des troupes et des vaisseaux de guerre, déclarer et faire la guerre, commander les milices bourgeoises, envoyer des ambassadeurs, en un mot gouverner la ville et le territoire de Bordeaux.

Ce serait donc une erreur profonde que d'assimiler la jurade de Bordeaux à la hanse parisienne ou à la ghilde de Rouen, et de dire qu'elle se recrutait exclusivement parmi les négociants en vins.

Mais il faut reconnaître qu'elle donnait tous ses soins à la protection du commerce.

Nous allons terminer ce tableau en nous occupant des étrangers qui venaient se mêler au mouvement du commerce bordelais, et nous donnerons quelques indications sur les Juifs qui y faisaient de fructueuses spéculations et sur les pèlerins qui traversaient Bordeaux en grand nombre.

Le commerce attirait à Bordeaux une grande quantité de marchands et de marins étrangers. Ils arrivaient d'Espagne, de Bayonne, des provinces françaises du Nord, de Bretagne, des Flandres, d'Angleterre, des villes hanséatiques. Ils appor- taient les marchandises qu'ils venaient troquer contre les produits du pays, surtout contre les vins. D'autres étrangers venaient aussi des contrées pyrénéennes, des pays basques et du Béarn, de ce qu'on appelait à Bordeaux le haut pays, c'est- à-dire l'Agenais, le Toulousain ; de Narbonne, de la Provence, des bords de la Méditerranée, quelques-uns d'Italie.

Ces étrangers étaient soumis, suivant les cas, à la juridiction

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du prévôt de l'Ombrière (1) et du sénéchal de Gascogne, ou à celles des maire et jurats. Ils ne pouvaient loger chez un courtier de marchandises, mais seulement dans le quartier et dans les hôtelleries désignés. En temps de guerre, on tenait sévèrement la main à ces mesures. Chaque jurât devait avoir une liste des étrangers inscrits dans sa jurade. Ceux-ci étaient tenus de rentrer avant le couvre-feu et ne pouvaient sortir le matin avant l'heure fixée. Ils ne pouvaient, à moins de 65 sols d'amende et de confiscation, porter dague ou épée dans la ville. Ils ne pouvaient, pour aller acheter des vins aux champs, s'y rendre seuls ; ils devaient être accompagnés d'un courtier ou d'un bourgeois (2).

Quelquefois de rudes querelles s'élevaient entre ces étrangers et les Bordelais. Ainsi, en 1293 se trouvait à Bordeaux un grand nombre de navires normands. Ces Normands étaient accusés de piller en mer les navires anglais et bayonnais qui transportaient dans le Nord les vins et marchandises de Bordeaux ; des plaintes avaient été portées contre eux au sénéchal. La querelle s'envenima sur le port entre les marins des deux nations, colères et brutaux, et tous les marchands normands, même ceux établis depuis longtemps à Bordeaux, furent massacrés. Il y avait en ce moment dans le port de Bordeaux environ quatre-vingts navires normands, chargeant des vins. Leurs marins arborèrent le pavillon de guerre, quittèrent la ville, et après leur sortie de rivière, au pertuis d'Antioche, rencontrèrent un navire de Bayonne venant à Bordeaux, et tuèrent les marchands de Bordeaux et les marins de Bayonne qui se trouvaient à bord.

Parmi ces marchands étrangers attirés à Bordeaux par leurs affaires, quelques-uns se faisaient recevoir bourgeois de Bordeaux et profitaient des privilèges commerciaux importants attribués à la qualité de bourgeois. Nous trouvons plusieurs exemples de personnes qui se trouvaient ainsi bourgeois de plusieurs villes, notamment de Bordeaux et de Londres. Nous avons cité celui d'Henry Le Galeis ou Legallois, qui fut tour à tour bourgeois et maire de Londres et de Bordeaux.

{]) C. Rôles gascons, p. 37 (1309-1310). Ann. 3. Edw. IL « De intendo praepo- sito Umbreriae Burdegalœ in juridictione suà et cognitione de omnibus extraneis. » (2) Livre de la Jurade, p. 37, 100, 223, 269. 305, 346.

n

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Ces étrangers habitués à Bordeaux pour leur commerce y séjournant momentanément, y trouvaient une protection efficace. Ils n'étaient point considérés comme aubains et s'ils mouraient à Bordeaux, leur héritage ne revenait pas au roi, mais à leurs héritiers naturels. Il est constaté par une transaction (1) intervenue entre Jean de Greyli, comte de Candale, et la veuve et les héritiers du riche marchand Alonzo Fernandès, natif d'Espagne et décédé à Bordeaux, que, d'après les usages et coutumes de Bordeaux, les étrangers n'étaient pas aubains. Nous devons noter le grand nombre d'étrangers qu'attirait du Nord le pèlerinage à Saint- Jacques de Compostelle en Galice. Ce pèlerinage était en très haute faveur au moyen âge. On y venait surtout de la Saintonge et du Poitou, de l'Anjou, de la Bretagne, du nord de la France et de l'Angleterre. Guillaume d'Aquitaine, le dernier duc, mourut dans l'église même de Saint-Jacques, en accomplissant son pèlerinage. Le roiLouis VII, qui avait épousé Aliénor, la fille et l'héritière de Guillaume, devint lui aussi romieu à mossegnor sainct J armes en Galice. Les grands seigneurs bretons comptèrent un grand nombre des leurs parmi ces pèlerins.

On était tellement habitué à voir circuler ces voyageurs, revêtus d'un costume à peu près uniforme, que c'est sous ce travestissement qu'Henry de Transtamare se hasarda à venir à Bordeaux visiter Duguesclin dans sa prison. Les Anglais avaient eux aussi pour saint Jacques une dévotion toute parti- culière. Le nombre de ces pieux voyageurs était considérable. Rynïer donne le chiffre de 2,460 licences de départ accordées en Angleterre pour l'année 1434. On peut juger par ce chiffre du nombre des voyageurs de toutes contrées.

Les Normands, les Anglais, les Bretons, arrivaient ordinai- rement par mer sur les navires qui venaient charger les vins. A Bordeaux ces pèlerins payaient un droit de péage (2). Ils débarquaient au pont de Bordeaux à l'embouchure du Peugue, à l'endroit qui fut plus tard appelé Pont-Neuf ou Pont Saint- Jean et auprès duquel se trouvait la chapelle des chevaliers hospitaliers de Saint- Jean.

(I) La transaction dont nous parlons est copiée de la main de l'abbé Baurein dans l'Inventaire de Puy-Paulin. E, 552. Arch. du Département. :; Arch. historiq. de la Gironde, t. VI, p. 1.

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D'autres venaient par le Médoc ; sur la route depuis Soulae jusqu'à Bordeaux, ils trouvaient les hôpitaux des chevaliers de Saint-Jean à Grayan, à Mignot, à Pellecahus près Pauillac, à Arsins, jusqu'à Bordeaux. De cette ville, ils prenaient la route des Landes pour Bayonne et Saint-Jean de Luz, d'où ils s'ache- minaient vers le lieu était situé le tombeau du saint. Depuis le prieuré de Sainct-Jacmes à Bordeaux, les maisons hospi- talières s'échelonnaient sur la route jusqu'à Compostelle.

Les pèlerins étaient, comme dans tous les pèlerinages, ceux de Jérusalem, ceux des musulmans à la Mecque, accompagnés de marchands, qui ne dédaignaient point l'occasion de faire un bénéfice. Un troubadour contemporain évaluait à trois cents pour un le bénéfice qu'ils obtenaient (1). Ils étaient souvent suivis de jongleurs et de chanteurs. La faveur attachée à ces pieux voyages était telle que des malades qui ne pouvaient se mettre en route, que des mourants dans leurs testaments, envoyaient à prix d'argent un mandataire chargé de prier et faire pénitence pour eux.

Le voyage n'était pas d'ailleurs sans dangers. C'est au retour, à La Réole, que fut assassiné le père de Gautier de Mauny, chevalier anglais (2).

Quelquefois le nombre de ces voyageurs était tel qu'il donnait ombrage aux Bordelais. En 1415, les juratsde Bordeaux firent arrêter les pèlerins du Poitou, et ne les élargirent que sur la prière des échevins de Poitiers (3).

N'oublions pas, dans le tableau que nous retraçons, la figure caractéristique du Juif. Nous avons ailleurs raconté leur histoire à Bordeaux (4).

Existait-il quelque part un droit de péage, de marché, de foire, de fouage, de coutume ou douane, une source de revenu et de bénéfice quelconque, c'est presque toujours le Juif qui en a la ferme. C'est lui qui prête au roi et au baron, à l'évêque, à l'abbé et au marchand. C'est lui qui reçoit secrètement, pendant la nuit, dans son habitation écartée et mystérieuse, le gage sordide qu'apporte le vilain, la balle de marchandises du

(1) Histoire littér. des troubadours, t. III, p. 225.

(2) Froissard. Ckroniq.

(3) Hisl. de saint Jacq. de Comp., p. 468.

(4) Théophile Malvezin. Hist. des Juifs à Bord. 1875, in- 8°.

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bourgeois embarrassé dans son commerce, les armes damas- quinées ou les titres seigneuriaux du chevalier et du baron, le calice d'or, les vases précieux de l'abbé.

Les méfiances, l'envie, la crainte, la haine, le mépris qu'ils inspirent ont fait soumettre les Juifs aux pratiques et aux ordonnances les plus bizarres et les plus humiliantes, souvent les plus cruelles. Cantonnés dans le commerce, adonnés à celui des objets précieux sous un petit volume, des pierreries, de l'or et de l'argent, habiles à correspondre avec leurs coreligion- naires établis dans tout le monde commerçant, ils sont devenus les régulateurs et les maîtres des transactions financières et commerciales. Ils ont accumulé d'immenses richesses, et se sont rendus indispensables. En vain, à diverses reprises, on aura pu les maltraiter, les dépouiller, les chasser, on éprouve bientôt le besoin de leurs services. Ils reviennent peu à peu, patiemment, sans bruit, humbles et soumis, le plus souvent rappelés par les princes mêmes qui les ont chassés.

Et, malgré l'aversion populaire dont la crédule stupidité les accuse d'immoler et de manger de petits enfants chrétiens, d'empoisonner les fontaines, de livrer les villes à l'ennemi, malgré le mépris brutal du baron, qui, lorsqu'il n'a pas besoin d'eux, les humilie et les persécute, ils tiennent dans leurs mains d'apparence sordide la puissance formidable de l'argent, et souvent sont les arbitres cachés mais réels de la paix ou de la guerre, suivant qu'ils ouvrent ou qu'ils ferment leur escar- celle aux princes anglais ou français, toujours en quête de subsides.

Le Juif n'était ni citoyen ni bourgeois. 11 était considéré comme serf de mainmorte, il appartenait au duc de Guienneou au seigneur sur les terres duquel il habitait. Souvent le seigneur le vendait à un autre maître. C'est ainsi que le prince Edouard, fils aîné du roi d'Angleterre, voulant récompenser Bernard Macoynis, bourgeois de Bordeaux, lui donna le 3 juin 1265 son Juif de Lesparre, nommé Benedict, pour en tirer tout le profit qu'il pourrait.

Un concile tenu à Bordeaux en 1214 avait pris des mesures pour réprimer les usures des Juifs.

Cependant, les hommes d'État reconnaissaient parfois l'uti- lité de ces commerçants et essayaient de les protéger. Le 23 mai 1275, le roi Edouard Ier écrivit à son connétable de

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Bordeaux pour lui dire qu'il avait appris que les Juifs, qui souffraient déjà comme les autres habitants de cette ville, de la disette du blé et du vin, étaient en outre accablés de taxes et d'impôts; il défendait de les opprimer, et interdisait de les imposer sans son autorisation.

Le 4 octobre 1281 il écrivait de nouveau au connétable de Bordeaux et au sénéchal de Gascogne : « Ayant appris que » la communauté de nos Juifs de Gascogne est écrasée sous » d'énormes impôts... La plupart d'entre eux, dit le roi, ne » pouvant supporter une pareille tyrannie, ont abandonné » leurs maisons et se sont retirés hors de notre puissance ; à » peine s'il en reste cent cinquante familles à Bordeaux. Il faut » que cet état de choses prenne fin. » Il défendit de les persé- cuter et ordonna que, lorsqu'ils auraient des procès, ils seraient jugés par des hommes de bien et instruits dans les lois.

Il avait ordonné, le 24 mai 1277, de dresser le dénombrement des Juifs de Guienne. Leur communauté, comme s'exprime le roi Edouard, obtint du roi Henri III, ainsi que celle des Juifs de Londres, et moyennant argent, le droit d'élire un rabbin. Ils habitaient les environs de l'église Saint-Seurin, au lieu qui prit d'eux le nom de Mont-Judaïc. D'abord relégués dans les faubourgs, ils avaient obtenu la permission d'habiter dans l'intérieur même de la ville, et peuplaient la rue du Petit-Judas, qui prit plus tard le nom de rue des Bahutiers. Ils y avaient un puits commun, qu'on appelait le puits des Juifs. Ils avaient un lieu de sépulture spécial, pour lequel ils payaient à l'arche- vêque une redevance annuelle de huit livres de poivre.

Ils étaient considérés à Bordeaux comme libres, en vertu du statut de 1206 de Jean-sans-ïerre; mais comme étrangers pouvant être expulsés et soumis au droit d'aubaine.

Ils furent chassés en 1305 de la Guienne, comme ils allaient l'être de France en 1306. Le roi d'Angleterre avait écrit le 12 avril 1305 au sénéchal de Gascogne : « Comme il ne nous » convient pas que les Juifs qui se trouvent sur les terres de » notre obéissance y fassent un plus long séjour, nous vous » ordonnons qu'aussitôt la présente reçue vous les chassiez tous » de notre duché, sans leur accorder aucun délai. »

Il renouvela ces ordres à plusieurs reprises, de 1313 à 1320. Il se fit attribuer les créances des Juifs sur leurs débiteurs. Et, lorsqu'ils furent en butte aux fureurs du populaire qui les

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accusait de la peste en 1320, et qu'ils furent massacrés et brûlés vifs, le roi réclama leur héritage parce qu'ils étaient aubains (1).

Cependant les Juifs paraissent être revenus à Bordeaux patiemment et sans bruit sous des noms étrangers; ils se tenaient humbles, craintifs, cachés, et se livraient, discrètement à leur commerce habituel de métaux précieux, de pierreries, de courtage et d'escompte. Leur existence n'était pas inconnue des autorités, mais tolérée par elles. Ainsi nous voyons le 10 novembre 1407 le trésorier de la ville payer dix livres au Juif Cornet de Perthus, désigné comme tel, judyu, pour salaire d'une mission que la ville lui avait confiée auprès du comte d'Armagnac (2).

Les Italiens profitèrent des persécutions contre les Juifs pour leur faire concurrence et prendre leur place dans le commerce de l'or et de la banque. Ces Italiens, venus de ces diverses républiques commerçantes, de Gênes, de Pise, de Lucques, de Florence, s'étaient répandus en Allemagne, en Angleterre, en France et en Aquitaine. On les désignait sous le nom générique de Lombards, et plus tard de Cahorsins. On les appelait aussi ultramontains.

Exempts des persécutions dirigées contre les Juifs, corres- pondants des grandes banques des villes d'Italie, ils s'établissent à Montpellier, à Cahors, à Agen, à Bordeaux, et sont liés avec leurs maisons d'Avignon, de Paris et de Londres. Dans ces villes ils n'agissent pas comme corporations ou communautés, mais seulement à titre individuel. Ils n'avaient point obtenu en Aquitaine le droit de domicile que leur avaient accordé les rois de France; et ils étaient surtout en relations avec Londres.

Nous en parlerons avec quelque détail quand nous aurons à nous occuper des banquiers et de la banque à Bordeaux.

(1) Rôles gascons. « De Judaeis de ducatii Aquitaniae ejiciendis. » (131 3-1 31 4.; « De Judaeis à partibus Vasconiae expellendis. » (1318.) « De debitis quae debantur Judaeis levandis ad opus régis. » An. 2, an. 7. Edward II. « Pro rege habendo bona Judeorum occisorum. » (1320-1321.

(2) Arch. munie. Livre de la Jurade, p. 272.

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Article 3. Libertés et prohibitions commerciales.

La puissance et la richesse de la ville de Bordeaux pendant la domination anglaise ne provenaient pas seulement des libertés politiques et administratives dont elle jouissait, mais aussi de la liberté commerciale constatée par les chartes que lui ont successivement accordées les rois d'Angleterre.

Vendre librement aux Anglais, aux Français, quand on n'était pas en guerre avec eux, ou aux habitants de la Flandre et du Nord, les vins, les sels, les pastels, qui étaient les principaux objets de leur commerce d'exportation ; acheter librement les marchandises d'outre-mer qui leur étaient utiles, les blés, les draps, les viandes et poissons salés, les fromages, l'étain, le cuivre ; ne payer que les droits d'entrée et de sortie consacrés par un long usage, tels étaient les principaux motifs qui attachaient les Bordelais au sceptre ducal des rois d'Angleterre, à une domination moins âpre et moins fiscale que l'était celle de France, qui ne leur offrait pas les mômes privilèges. « Et comment pourront subsister les pauvres gens de la » campagne et les sujets du roi, s'écriait au xive siècle un » petit marchand bordelais, interprète de l'opinion générale, » lorsqu'ils ne pourront plus vendre leurs vins ni se procurer les » marchandises d'Angleterre, ainsi qu'ils ont accoutumé (1) ? » Vendre ce que l'on produit, et acheter ce dont on a besoin, tel était le programme économique que formulait Bertrand Uzana, ce modeste marchand et bourgeois de Bordeaux, et qui résume toute la science.

Les Bordelais avaient obtenu des rois d'Angleterre la reconnaissance de plusieurs privilèges favorables à la liberté de leur commerce. L'un consistait à faire le commerce de toute espèce de marchandises non seulement avec les possessions anglaises, mais encore avec les pays étrangers, pourvu que ce ne fussent pas des pays ennemis ; l'autre consistait à n'être astreints pour le commerce à aucun impôt ou redevance envers le roi pour leurs marchandises naviguant sur la Garonne et sur la Gironde.

I BaurHn, éd. Méran, t. II, p. 98,

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Ces privilèges sont constatés par des documents remontant au commencement même de la période anglaise.

La confirmation aux habitants de l'île d'Oléron de leurs anciens privilèges faite par la duchesse Aliénor en 1194, et celle faite en 1198 par Othon de Brunswick, investi du duché d'Aquitaine par Jean-sans-Terre, indiquent que les sujets aqui- tains possédaient la liberté absolue de commerce pour leurs vins, leurs sels et autres denrées. Aliénor, redevenue duchesse d'Aquitaine après la mort de son fils Richard, confirma les anciennes libertés le 6 avril 1199 (1).

Dès les premières années du xiii6 siècle, Jean-sans-Terre accordait à tous les marchands du Poitou, du Périgord et de Gascogne, l'autorisation de faire en Angleterre le commerce des marchandises de leur pays (2). Le 29 mars 1205 il exemp- tait les Bordelais de toute maltôte et coutume, c'est-à-dire de toute redevance à payer au roi sur les marchandises tant à Bordeaux que sur la Garonne et la Gironde : « per totam Gyrondam » (3). Et il leur faisait expédier, pour eux et leurs marchandises , des lettres de protection pour toutes les possessions anglaises (4).

Henri III recommandait à son sénéchal du Poitou et à celui de Gascogne de veiller à l'exécution des lettres patentes de son père.

Cette liberté de commerce était souvent interrompue par des causes diverses. Une disette, une mauvaise récolte amenaient immédiatement la défense de sortie des céréales et des comes- tibles. Tantôt c'était le roi de France, tantôt le roi d'Angleterre, tantôt les jurats de Bordeaux eux-mêmes, qui prenaient les mesures les plus sévères pour empêcher la sortie des vivres des pays de leur possession et pour attirer chez eux les vivres des pays voisins.

La guerre, et à cette époque la guerre était l'état normal des relations des Bordelais avec leurs voisins des provinces françaises, la guerre interrompait toutes les relations commerciales, même pour les objets d'alimentation. « Nos

(1) Cleirac. Us et Coutumes de. la mer. Rymer, t. I, p. 34 et ss.

(2) Rôles gascons. Litt. pat. VI. Johan., 1. 1, p. 45

(3) Arch. munie. Livre des Bouillons, p. 156.

(4) Rôles gascons. Litt. pat. XV. Johan.

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» ennemis ne doivent pas profiter de nos vivres, disait le roi » Philippe le Bel en 1304, et il importe de leur laisser leurs » marchandises (1).»

On voulait conserver la richesse nationale en l'empêchant de passer à l'étranger ; aussi ne se bornait-on pas à prohiber l'exportation des vivres, on cherchait surtout à empêcher l'exportation de l'or, la plus éclatante condensation de la richesse.

La sortie de l'or et de l'argent était sévèrement prohibée. Les pèlerins eux-mêmes obtenaient à grand'peine l'autorisation d'emporter l'argent nécessaire aux dépenses du voyage. On essayait de concilier les besoins du commerce avec cette prohi- bition, qui empêchait le commerçant de payer en espèces les marchandises qu'il achetait à l'étranger, et de recevoir en espèces le prix de celles qu'il vendait, et on substituait à la compensation naturelle qui se serait opérée d'elle-même, une compensation artificielle; on en était arrivé à défendre de trafiquer autrement que par des échanges de marchandises.

Aussi les navires qui faisaient le commerce entre l'Angle- terre, la France et la Guienne, étaient-ils astreints à rapporter en marchandises l'équivalent en valeur de celles qu'ils y appor- taient; c'était une règle à peu près invariable, et à laquelle il n'était possible de se soustraire qu'avec une autorisation royale, rarement accordée.

Il n'est pas inutile de remarquer le peu de succès de pareilles mesures. En 1363, Edouard III prohiba l'exportation des principaux produits anglais : chevaux, fils de laine, de lin, etc.; mais dès l'année suivante, sur les plaintes de ses sujets, il permit aux marchands anglais d'exporter des draps en Guienne pour acheter des vins, et aux marchands de Guienne d'acheter des draps partout il leur plairait pour la valeur des vins qu'ils apportaient en Angleterre. Il leur permit aussi d'acheter des poissons secs dans les comtés de Cornouailles et de Devon, pour les exporter en Guienne.

Obligation était d'ailleurs imposée et maintenue à tout étranger de rapporter en produits anglais une valeur égale à celle des marchandises qu'il avait vendues en Angleterre. Et, comme sanction de cette obligation, Edouard III avait ordonné

(i) Blanqui. Hist. de l'Écon. pol., t. I, p. 215.

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qu'il fût tenu dans chaque port un registre constatant l'argent monnayé apporté par chaque étranger afin qu'il ne pût emporter une plus forte somme.

La ville de Bordeaux suivait les mômes errements. En 1414, la jurade défendit le transport hors de Bordeaux de toute espèce de monnaie. Elle rappela à cette occasion les ordon- nances des rois d'Angleterre. Elle statua que toute personne qui ferait sortir de l'or et de l'argent du pays bordelais serait punie de la confiscation du métal, moitié pour le roi, moitié pour le dénonciateur (1). En 1415, les jurats défendirent de faire venir du vin du haut pays, qui tenait alors pour les Français, à moins que les navires n'apportassent en blé, dont Bordeaux avait besoin, une valeur égale à celle du vin.

A une certaine époque, les prohibitions de commerce avec l'étranger commencèrent à être amenées par une nouvelle cause, celle de la concurrence industrielle. Quand les Anglais ne fabriquaient pas encore de draps, ils vendaient avec avantage leur laine aux Flamands, et recevaient de ceux-ci les draps façonnés et teints de diverses couleurs. Mais quand ils surent tisser et teindre leurs draps, ils ne voulurent plus acheter ceux des Flamands, et les fabricants anglais obtinrent du roi la défense de laisser entrer les draps étrangers.

Le même phénomène économique se produisait en France à la même époque. En 1305, Philippe le Bel défendit aux étrangers, et principalement en vue des Italiens, d'acheter en Languedoc des laines et des teintures ; ce qui se faisait, disait-il, au préjudice des métiers, tisserands, drapiers et foulons du pays. En 1317, Louis le Hutin défendit de transporter hors du royaume « laine, gaude, garance, pastel, chardons à foulons, » bois, et étoffes de laines non teintes, tondues ou achevées ».

Nous n'entrerons pas dans le détail des alternatives de prohi- bitions et de liberté qui eurent lieu à ces époques, tantôt pour certaines marchandises, tantôt pour d'autres, mais presque toujours pour les métaux précieux. Ces prohibitions avaient des causes diverses, l'état de guerre, l'état de disette, la fausse croyance relative à l'or ; mais nous avons aussi vu poindre la prohibition pour écarter la concurrence étrangère, nous

(1) Arch. municip. Livre de la Jurade, 95, v°.

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avons vu naître vers la fin du xme siècle le système écono- mique d'isolement national et d'exclusion de l'étranger (1).

La Guienne ne souffrait pas à cette époque de ce système, parce que la nature des marchandises qu'elle tirait de l'étranger ne faisait pas concurrence à une industrie qui n'existait pas chez elle, et que l'étranger ne récoltait pas les produits du sol qu'elle lui apportait en échange. Ses relations avec l'Espagne, la Bretagne, la Grande-Bretagne, les Flandres, le Nord, se multipliaient à l'avantage commun des contractants.

Le commerce de Bordeaux avec les possessions anglaises était d'ailleurs favorisé par les rois d'Angleterre : ceux-ci intervenaient lorsque des difficultés s'élevaient entre les marchands et les communes de Londres et de Bordeaux. Nous aurons occasion d'en parler.

Le port de Bordeaux était largement ouvert aux autres nations. En 1351, Edouard III recommandait au sénéchal de Gascogne de faire bon accueil aux marchands qui arrivaient de Bordeaux avec leurs navires et leurs marchandises. « Il » faut les recevoir avec civilité et amabilité; agir autrement, » dit le roi, ce serait obliger ces étrangers à ne plus venir » dans ce port, où, à raison des denrées qu'ils y apportent, ils » paient des droits considérables. Cette cessation de commerce » apporterait un préjudice notable à la ville et à toute la » contrée. Grave damnum et jacturam (2). »

Même pendant les hostilités avec la France, le roi tenait à ce que le commerce étranger ne fût pas interrompu. On ne cessait donc pas le commerce avec les provinces françaises du bassin de la Gironde et de la Garonne, quoique celles-ci fussent pour la plupart considérées comme ennemies, et les denrées continuaient à descendre et à remonter le fleuve; mais elles étaient assujetties au paiement de certains droits, que le roi avait abandonnés à la commune de Bordeaux (3).

Nous aurons occasion, quand nous étudierons les impor- tations, de fournir quelques détails sur les marchandises tour à tour prohibées ou permises.

(4) Blanqui. Hist. de l'Économie politique.

(2-3) «... Sed mereatores et alios cum navibus et mercadisis suis, ad eamdem civitatem confluentes amabiliter et civiliter pertraeteris. » Aroh. municip. Livre des Bouillons, 56, v°.

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CHAPITRE II Conditions auxiliaires du Commerce

Article premier. Juridiction commerciale.

Il n'existait pas de juridiction ni de législation spéciales pour les litiges commerciaux ; ils étaient soumis aux mêmes lois et décidés par les mêmes juges que les contestations civiles.

La loi romaine avait conservé son empire ; à côté d'elle, et spécialement pour les affaires maritimes, la jurisprudence avait recueilli les usages, et ce recueil, dont nous aurons occasion de parler quand nous nous occuperons de la navigation et des lois maritimes, connu sous le. nom de Rôles ou Jugements d'Ole'ron, venait compléter les lois romaines.

Quand les lois barbares étaient venues se superposer aux lois romaines, sans les détruire, elles avaient introduit dans l'ancien droit une distinction jusqu'alors inconnue et fondée sur le statut personnel. La loi n'avait plus une application territoriale et commune à tous les habitants, elle variait avec la nationalité des individus ; et, en Aquitaine, du temps des Wisigoths, ce n'étaient ni les mêmes juges qui jugeaient les Romains et les Wisigoths, ni les mêmes lois qui leur étaient appliquées. Quand il s'agissait des étrangers, la connaissance des contestations qu'ils pouvaient avoir entre eux était laissée à des juges de leur nation. Mais ces dispositions des lois wisigothes ne s'étaient pas maintenues.

Les marchands étrangers à Bordeaux étaient soumis, pour les litiges qui s'élevaient entre eux, à la juridiction du duc de Guienne, exercée par délégation de celle du sénéchal par le prévôt royal de l'Ombrière, qui représentait l'ancien pretor peregrinus des Romains.

Les fonctions du prévôt de l'Ombrière relatives aux procès des étrangers entre eux, étaient déterminées par une ordonnance du 16 mai 1378 rendue par le Conseil royal de Gascogne et proclamée par Johan de Newil, lieutenant du roi

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en Aquitaine (1). Le prévôt de l'Ombrière doit juger autant que possible les procès entre étrangers dans le délai de trois marées. L'ordonnance règle aussi les droits du prévôt sur la police du fleuve et des navires, et fixe le tarif des frais que le prévôt et le greffier doivent percevoir.

Lorsque les étrangers ont des difficultés avec les Bordelais, ils ne dépendent plus de la juridiction royale, mais de celle du maire et des jurats de Bordeaux. Ceux-ci ont tout droit de haute et basse juridiction sur les bourgeois de Bordeaux ; et lorsqu'un procès a lieu entre un bourgeois de Bordeaux et un étranger, le maire et les jurats ont seuls la haute juridiction ; quant à la basse juridiction, elle appartient au maire et aux jurats si l'étranger est demandeur, et, s'il est défendeur, au prévôt de l'Ombrière (2).

L'hôtel de justice du maire était la maison de la commune à Saint-Eloi, et son tribunal s'appelait la Cour de Saint-Eloi. La justice était rendue par le prévôt de la ville. Celui-ci est choisi parmi les jurats par le maire et les jurats. Il prête serment sur le Fort Saint-Seurin de bien et loyalement remplir son office; de rendre bonne justice à chacun des gens de la commune (3).

Le règlement des fonctions du prévôt, et qu'il exerce pour le maire, a été fait par le maire lui-même. Le 2 août 1376, Jean de Molton, maire de la ville, décide que les causes ne seront pas plaidées par avocats, ni par écritures; le demandeur exposera lui-même sa demande, et le défendeur répondra. Le jugement sera brièvement rendu, et transcrit sur le livre de la Cour.

Le prévôt ne connaîtra des procès que jusqu'à 50 livres; il exigera du demandeur la justification de sa demande, ou le refus de serment fait par le défendeur. Il ne pourra pas rendre de jugement par défaut avant la fin de l'audience. Il recevra cinq sols de la partie qui sera condamnée (4).

L'usage était établi qu'à côté du juge de la Cour de Saint-Eloi siégeaient six ou huit marchands ou bourgeois expérimentés qu'on appelait prud'hommes, et qui étaient les assesseurs du juge.

(1) Livre des Bouillons, p. 383.

(2) Livre des Bouillons, 18 juin 1314, 359.

(3) Livre des Bouillons, années 1376-1389, 510.

(4) Livre des Bouillons, p. 512.

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Une fois la sentence rendue définitivement, et sur appel s'il y avait lieu, et après trois sommations faites au débiteur, les biens de celui-ci étaient saisis, soit pour être remis en gage au créancier, soit pour être placés sous la garde du juge, et dans un certain délai ils étaient vendus publiquement. Le créancier avait encore le droit de faire emprisonner son débiteur dans les prisons municipales jusqu'à paiement : et lorsque des cautions avaient été données, ces cautions pouvaient être saisies dans leurs biens et dans leurs personnes, comme le débiteur.

Si le débiteur était un marchand étranger ayant un navire à Bordeaux, le créancier pouvait saisir le navire et les marchandises qu'il contenait. On emprisonnait le capitaine et l'équipage. Cependant la coutume de Bordeaux ne permettait pas de saisir le navire lorsqu'il était à moitié chargé par des tiers. Le roi Edouard III, par lettres du 14 novembre 1352, adressées au sénéchal et au connétable de Bordeaux, avait défendu de saisir les marchandises chargées par des tiers de bonne foi (1). Cette défense fut renouvelée par Richard II le 10 avril 1382 (2).

On ne saisissait pas seulement le navire et les marchandises du débiteur et de ses cautions, mais si le débiteur était étranger, on saisissait aussi les biens et les personnes de ses compatriotes s'il s'en trouvait à Bordeaux. Ces saisies sur des tiers constituaient le droit de représailles, dont nous aurons à parler quand nous nous occuperons de la navigation, droit qui autorisait le créancier, lorsque les biens du débiteur étaient hors de la puissance du juge, à les faire saisir et à faire saisir ceux de ses compatriotes, même à main armée, partout ils pourraient être rencontrés.

Ces pouvoirs de juridiction et d'exécution avaient été reconnus et confirmés en diverses circonstances au maire et aux jurats de Bordeaux. Nous nous bornons à indiquer les lettres patentes d'Edouard III du 20 octobre 1354, confirmées par Richard II le 10 avril 1382 (3) ; et l'arrêt de la cour des Grands Jours de Guienne du 7 juillet 1366 (4).

Quand l'étranger avait une demande à adresser à un marchand bordelais, il devait donc s'adresser au maire.

(1-2) Livre des Bouillons, p. 190.

(3-4) Livre des Bouillons, p. 193. p. 127.

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Lorsque l'étranger débiteur habitait dans sa patrie, le maire et les jurats de Bordeaux, protégeant les intérêts du créancier bordelais, s'adressaient aux maires et aux municipalités de Londres ou des autres villes, qui le plus souvent faisaient exécuter les décisions judiciaires commerciales pour lesquelles elles étaient requises.

Cette intervention de la puissance municipale avait aussi lieu lorsque la dette était reconnue dans certaines formes authentiques.

A Bordeaux, comme à Londres, existait encore une antique institution romaine qui avait pour but de donner aux contrats une puissante authenticité. Tout bourgeois, tout habitant, même tout étranger avait le droit de requérir l'enregistrement, à la mairie, de sa créance. De même que les marchands gascons faisaient enregistrera Guildhall leurs créances sur les Anglais, de même à Bordeaux les marchands anglais et flamands faisaient authentiquer leurs créances. Un des principaux effets de cet enregistrement était de conférer au créancier le droit de saisie sur le corps et sur les biens de son débiteur, et de lui assurer le puissant concours de la ville (1).

Article 2. Monnaies.

Il est à peu près impossible d'avoir une idée nette du com- merce, surtout au moyen âge, à celui qui ne possède pas de notions exactes sur cet instrument qui mesure et termine toutes ses opérations, sur la monnaie métallique.

Nous avons conservé jusqu'au commencement de notre siècle un système de monnaies dont les dénominations nous sont encore familières, et étaient connues depuis des siècles. La livre, le sou, le denier, ont été remplacés par les francs et les centimes; mais le franc pour la plupart des gens n'est autre que la livre et le sou nous est encore bien connu. Un grand nombre de personnes ne se doutent pas que ces mots de livres et de sous représentent des valeurs bien différentes suivant les diverses époques pendant lesquelles ils ont été employés ; et

(\) Delpit. Documents français.

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nous avons été souvent témoin de Pétonnement de quelques- unes d'elles en apprenant par exemple que le roi Richard Cœur- de-Lion payait 40 sous pour une barrique de vin ou 25 sous pour un cheval.

Nous n'écrivons pas pour les savants, nous considérons notre travail comme une œuvre de vulgarisation ayant pour but de porter à la connaissance du public les faits qui se rapportent au commerce de Bordeaux, et aussi l'explication de ces faits. Nous demanderons donc l'autorisation de rappeler quelques notions générales nécessaires pour comprendre et apprécier la différence qui caractérise la même dénomination, le même nom, donné à des choses dont la valeur varie suivant les époques.

Les métaux monétaires, l'or, l'argent, le cuivre, les plus usités, ont une double valeur, l'une nominale, l'autre d'échange. La valeur nominale est celle qui lui est attribuée par le gqu vernement qui fait frapper la monnaie, et qui détermine le poids, le titre et le nom de chaque pièce d'or, d'argent, de cuivre, ou de tout autre métal. La valeur d'échange résulte de ce que ces métaux étant eux-mêmes des marchandises et soumis comme tels aux lois de la hausse et de la baisse, leur rapport avec la valeur de ces marchandises est lui aussi variable, mêmequand la monnaie elle- même ne varie pas, c'est-à-dire conserve son titre et son poids.

Mais lorsque ce titre et ce poids varient, la valeur de la monnaie, quoique conservant le même nom, varie aussi, non seulement en elle-même, mais dans ses rapports avec le prix des marchandises. Ainsi, si nous donnons le nom de livre à une pièce d'argent du poids d'une livre; et que plus tard nous réduisions le poids de cette pièce d'argent de moitié, tout en lui conservant le nom de livre, il est certain que cette livre nouvelle ne vaudra réellement que la moitié de l'ancienne, et ne pourra payer que la moitié des mômes marchandises que payait la première. Il est facile de comprendre le préjudice que de pareilles différences de valeurs apportent au commerce. « Rien ne doit être si exempt de variations, a dit Montesquieu, » que ce qui est la mesure commune de tout. » « Le commerce » par lui-même, ajoute-t-il, est très incertain ; et c'est un grand » mal d'ajouter une nouvelle incertitude à celle qui est fondée » sur la nature de la chose (1). »

(1) Esprit des Lois, 1. XXII, e. m.

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La valeur d'échange des monnaies est indépendante des gouvernements; elle dépend de trois choses : du poids réel du métal ; de sa valeur actuelle en le considérant comme marchandise ; de l'abondance ou de la rareté relative des monnaies sur les diverses places de commerce en relations.

La fixation de la valeur relative des monnaies à un moment et sur une place donnés s'appelle le change.

Les trois siècles dont nous nous occupons ont été remplis par des fluctuations monétaires sans cesse renaissantes, parfois même à quelques jours l'une de l'autre, et qui ont amené non seulement pour le commerce, mais encore pour toutes les opérations de ventes, d'achats, de louages, constituant la vie d'un peuple civilisé, les catastrophes et les souffrances les plus cruelles. Ces mouvements ont été si brusques, si rapprochés, si nombreux qu'il serait non seulement difficile, mais presque impossible d'en faire l'histoire détaillée.

Et cependant nous ne pouvons comprendre et apprécier le mode d'existence et le caractère particulier du commerce, si nous négligeons d'étudier l'action de la monnaie, cet instrument commercial indispensable.

Nous désirerions ne pas nous borner à connaître la monnaie en elle-même, c'est-à-dire au point de vue du poids, du titre, de la valeur d'échange avec les autres monnaies de l'époque; nous voudrions aussi, et autant que possible, arriver à apprécier le prix et la valeur des marchandises payées par ces monnaies, et à le comparer avec le prix et la valeur des marchandises de même nature payées par nos monnaies actuelles.

Ainsi les Rôles gascons nous apprennent que le roi Henri III avait acheté à Gérard Colomb, bourgeois de Bordeaux, en 1223, une certaine quantité de vins à raison de 40 sous la barrique. Pouvons-nous calculer à quelle somme de notre monnaie actuelle revient cet achat ?

Si nous comparons le prix aux deux époques de la même quantité de métal, nous trouverons que le marc d'argent en 1225 valait 2 liv. 18 sous; et que la livre de cette époque, com- parée à notre franc d'argent, vaut en monnaie légale actuelle 18 fr. 97. Mais nous devons encore faire entrer en ligne de compte un autre élément, que Leber, et après lui tous les auteurs, ont appelé le pouvoir de V argent, c'est-à-dire la valeur commerciale de l'argent aux deux époques à comparer, valeur

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sujette à la hausse ou à la baisse suivant diverses circonstances, notamment l'abondance ou la rareté relative de l'or ou celles des marchandises qu'il paie.

Suivant Leber, le pouvoir de l'argent en 1225 aurait été de 6, comparé au nôtre, c'est-à-dire six fois plus grand. Mais Leber calculait vers 1840, et depuis cette époque la baisse des métaux s'est encore accentuée; et, selon nous, le pouvoir de l'argent doit être porté à 9. En d'autres termes, il faut un poids métallique neuf fois plus fort aujourd'hui qu'il ne fallait en 1225 pour acheter une marchandise de même nature.

Sur ces données, et en multipliant par 9 le chiffre de 18 fr. 97 que nous avons trouvé pour le prix actuel de la livre de l'an 1225 au prix du marc d'argent de 2 liv. 18 sols d'autrefois, nous voyons que le prix de 2 livres par barrique de vin payé par le roi Edouard au Bordelais Colomb, serait représenté en monnaie actuelle par 2 fois 18f,97 x 9, soit par 341 fr. 46.

C'est donc en réalité cette somme qui représente les 40 sous par barrique payés au xme siècle.

Il est bien entendu que diverses circonstances faisaient varier la valeur relative des monnaies, et que nos calculs ne peuvent être qu*approximatifs.

Nous nous proposons d'indiquer, le plus rapidement qu'il sera possible : Quelles ont été les principales monnaies frappées en Aquitaine ou en usage dans cette province pendant la domination des princes anglais ;

Quelles ont été les fluctuations si nombreuses des monnaies à cette époque et les altérations qu'elles ont subies.

Nous rechercherons enfin quels renseignements il nous a été possible d'obtenir sur la valeur comparée de l'argent et des marchandises à l'époque anglaise et à l'époque actuelle.

% Ier. PRINCIPALES MONNAIES FRAPPÉES EN AQUITAINE.

'Nous avons vu les anciens ducs d'Aquitaine faire frapper des monnaies dans l'étendue de leurs possessions. Lorsque, par le mariage d'Éléonore d'Aquitaine avec Henri Plantagenet, les ducs d'Aquitaine furent devenus les rois d'Angleterre, ceux-ci firent frapper des espèces dans les diverses villes de

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leurs possessions continentales, et principalement à Bordeaux. Il y eut donc, dans la Guienne notamment, une monnaie locale, frappée par le roi ou le duc, et qui prit le nom de guyennoise.

La ville de Bordeaux frappait aussi une monnaie municipale particulière à la province. Il nous est difficile d'indiquer exactement les attributions de la commune de Bordeaux et celles des rois anglais dans la fabrication des pièces de Bordeaux. Toutefois il paraît probable que les rois firent faire celles d'or et d'argent; et que la commune fit faire une petite partie de la basse monnaie d'argent, et toute celle de cuivre, c'est-à-dire celle qu'on appelait alba ou blanche, ou nigra, noire, deux sortes de peu de valeur, mais très usitées à cette époque.

Nous avons vu qu'en outre des rois, des grands barons et des grandes cités, c'est-à-dire des principales puissances de l'époque, le droit de monnayage était aussi exercé parla puis- sance ecclésiastique : les évèques de Melgueil, d'Albi, d'Arles, de Beau vais, et bien d'autres, avaient leurs ateliers. Les arche- vêques de Bordeaux ne paraissent pas avoir exercé ce droit en nature, et avoir jamais fait frapper une monnaie épiscopale ; du moins il n'en existe aucun type connu. Mais s'ils n'eurent pas d'atelier, leur droit n'en fut pas pour cela méconnu, et les ducs d'Aquitaine consentirent à partager avec eux les produits du monnayage. La charte de Sanche, de 1027, qui reconnaît à l'église Saint-André de Bordeaux le tiers de ces profits du souverain, fait remonter cette donation à Charlemagne et à Pépin.

Nous avons vu cet état de choses confirmé en 1036, en 1088 et en 1097, par Béranger et par Guillaume, ducs d'Aquitaine.

Il ne fut pas modifié pendant la période anglaise, malgré quelques tentatives faites par les rois d'Angleterre pour s'y soustraire. Ainsi, en 1275, Philippe le Hardi, roi de France, intervint comme seigneur suzerain. Par ses lettres patentes il rappela que le chapitre Saint-André avait droit au bénéfice du tiers de la monnaie qui se fabriquait à Bordeaux; que le roi d'Angleterre, duc de Guienne, avait fait transporter l'atelier des monnaies à Langon pour priver le chapitre de son revenu. La lettre royale estime ce revenu à 7,000 livres, et condamne les officiers du duc de Guyenne à payer les arrérages. Ces ordres furent confirmés en 1283 (1).

(1) Archiv. de la Gironde. Ghap. Saint-André, G 336.

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Les rois d'Angleterre reconnurent eux-mêmes et confir- mèrent à diverses reprises les droits de l'archevêque et du chapitre.

Une ordonnance de Richard de Havering, connétable de Bordeaux, fut rendue en 1307, pour faire payer à l'archevêque et au chapitre leur tiers sur les monnaies, évalué à 3G5 livres 7 sous 6 deniers. Pareille ordonnance fut confirmée en 1309, par le sénéchal de Gascogne (1).

En 1333, le sénéchal Olivier de Irigham et le connétable John Travers reconnurent pour le roi les droits du chapitre et de l'archevêque, et un traité, approuvé par le roi, intervint entre toutes les parties et fixa à 4,000 livres le chiffre des arrérages. Le 10 juin 1335, le roi Edouard III ordonna à Olivier de Ingham, sénéchal, et à Nicolas de Ususmaris, connétable, de commu- niquer au chapitre les comptes de la monnaie pour fixer le chiffre du prélèvement du tiers du bénéfice (2).

En 1374, le fils du roi d'Angleterre, Jean, duc de Lancastre, lieutenant du roi en Aquitaine, s'appuyant sur les chartes et Ici lies patentes, confirma les droits de l'archevêque et du chapitre (3).

Il en fut ainsi jusqu'à la fin de cette époque, en 1451, les donations précédentes furent confirmées par le roi de France Charles VII.

La monnaie royale, ou plutôt ducale, et celle de la ville sont donc les seules qui aient été frappées à Bordeaux.

Nous venons de dire que la monnaie municipale paraît n'avoir eu d'importance que pour les pièces de peu de valeur métallique ; nous devons ajouter qu'il ne nous a pas été possible de fixer l'époque à laquelle avait commencé ce monnayage. Nous inclinons toutefois à la faire remonter jusqu'aux temps après la dissolution de l'Empire romain et pendant les invasions barbares, l'antique cité, conservant et étendant les traditions de la municipalité romaine, mais n'ayant plus à tenir compte du pouvoir central dont les liens étaient dénoués, avait accentué sa vie propre et indépendante, dont les intérêts étaient souvent distincts de ceux de ses comtes et de ses ducs,

(1) Archiv. de la Gironde. Chap. Saint-André, G 337.

(2) Gat. Rôles gasc, 1334, 10 avril. Edward III. 81. Rymer, 1335, 909.

(3) Archiv. de la Gironde. Chap. Saint-André, G 337.

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comme la puissance municipale elle-même était distincte du gouvernement politique.

Bordeaux, place de commerce dont l'importance croissait de jour en jour, ne se servait pas seulement des monnaies locales ou nationales, frappées en Guienne, mais aussi des monnaies anglaises qui offraient ordinairement le même type, et qu'imposait d'ailleurs le mouvement commercial, de même que ce mouvement comprenait les espèces françaises, et celles de Flandre, d'Espagne et d'Italie.

On a essayé d'apprécier la quantité des métaux précieux employés à cette époque aux besoins de la monnaie. Nous renvoyons sur ce sujet aux ouvrages spéciaux. Nous nous bornons à faire remarquer que sur le stock d'or et d'argent alors existant, une forte proportion était employée à d'autres usages. L'orfèvrerie en faisait un grand emploi pour le service des églises s'accumulaient des vases, des lampes, des statues, des ornements d'or et d'argent, des étoffes chargées de ces métaux. Il n'en était pas fait un moindre emploi pour les bijoux, la vaisselle et les vêtements des rois et des seigneurs. La portion des métaux affectée à la monnaie était rare et souvent insuffisante. Il était difficile de réunir la quantité de pièces d'or ou d'argent nécessaire pour effectuer de gros paiements. Lorsqu'il fallut payer la rançon de Richard Cœur- de-Lion, fait prisonnier en Allemagne; celle du roi saint Louis, fait prisonnier en Egypte, ou même plus tard celle du roi de France, Jean, il fut impossible de grouper assez de pièces d'or et d'argent; et il fallut recourir à la vaisselle et aux joyaux des nobles, ainsi qu'aux ornements des églises.

Il était peu facile en Guienne de se procurer les métaux monétaires. Les rivières des Pyrénées ne contenaient dans leurs sables, mal travaillés d'ailleurs, que de petites parcelles de paillettes d'or. L'argent, mêlé au plomb et à d'autres alliages dans quelques mines des Pyrénées ou du Rouergue, était rare et mal exploité.

La monnaie ne jouait donc pas le rôle prépondérant dans le mouvement commercial, et ne servait le plus souvent que comme mesure ou instrument de compte pour faciliter l'échange. Ainsi voyons-nous dans les documents contemporains que nous avons étudiés, notamment dans les comptes de l'archevêché, et même longtemps après clans les actes des

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notaires, une quantité considérable de transactions dans les- quelles par exemple 100 aunes de drap valant tant de nobles d'or, sont vendues pour telle ou telle quantité de vins valant le même nombre de nobles d'or.

La monnaie d'or pouvait donc être considérée plutôt comme une monnaie de compte que comme de circulation réelle. Les principales de ces monnaies étaient étrangères et avaient été introduites à la suite des croisades. C'était le besant grec et le dinar arabe, à peu près du même poids (2 grammes 9032), valeur intrinsèque 10 francs or fin (1).

A l'exception de l'emploi de la monnaie d'argent courante, les forts paiements se faisaient en lingots. L'unité de poids de ces lingots n'était plus la livre de Charlemagne, mais le marc, la moitié de la livre. La livre ancienne était devenue une simple monnaie de compte, divisée en 20 sous de 12 deniers chacun.

Le marc parait avoir été usité en France vers 1075. C'est à partir du règne de Philippe Ier que son usage est devenu général. Le nom de cette mesure de pesanteur serait d'origine germanique, et il se rencontre dans les chartes saxonnes d'Angleterre dès 857 et 881.

Mais le marc, pas' plus que la livre, n'avait le même poids et par suite la même valeur d'or ou d'argent dans toutes les contrées il était adopté. Les souverains avaient échoué dans leurs diverses tentatives pour établir une seule mesure, un seul poids et une seule monnaie. Autrefois Charlemagne et Charles le Chauve n'avaient pu atteindre ce but. Plus tard en France saint Louis et Philippe le Long ne furent pas plus heureux.

En Angleterre et en Aquitaine on n'obtint pas de meilleurs résultats. L'unité des poids et mesures avait été vainement promise aux barons anglais par la Grand'Charte. Le roi Jean fut impuissant. Le 20 février 1317 le roi Edouard III essaya de nouveau, et ordonna de ne se servir dans tout le royaume que de la mesure royale (2).

Le poids du marc n'était pas le même dans les contrées qui formaient l'ancienne Gaule et qui sont aujourd'hui la France.

(1) Pigeonneau. Hist. du Commerce, t. I.

(2) Rymer. 4317, 816 : « Quod per totum regnum una mensura habeatur. »

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Les registres de la Chambre des comptes de Paris constatent ces poids différents du marc : « Au royaume souloit avoir 4 marcs, » c'est assavoir : le marc de Troyes, qui poise 14 sols 2 deniers » esterlings de pois ; le marc de Limoges, qui poise 13 sols y> 3 oboles esterlings de pois ; le marc de Tours, qui poise » 12 sols 21 deniers de pois ; le marc de La Rochelle, dit » d'Angleterre, qui poise 13 sols 4 deniers esterlings de » pois. »

En France, le marc de Paris était le même que celui de Troyes, et était devenu le type auquel on rapporte ordinairement les prix anciens. Les règles du marc de Paris le divisaient en 8 onces, Fonce en 8 drachmes; la drachme valait 3 deniers et chaque denier 24 grains ; le marc valait donc 8 onces, ou 64 drachmes, ou 192 deniers ou scrupules, ou 4,608 grains.

Le marc de Troyes. et de Paris était plus grand que le marc de La Rochelle ou marc anglais, dit Ducange, de 10 esterlings qui doivent peser 3 oboles qui valent 2 sous 6 deniers.

Ce marc anglais ou de La Rochelle était compté pour 13 sols et 4 deniers sterling. Mathieu Paris nous donne cette indication pour l'année 1235 (1 ). Rymer nous donne la même pour 1286 (2). Le roi de Norwège reçut en prêt du roi Edouard d'Angleterre 2,000 marcs nouveaux comptés en sterlings: « Très decim » solidis et quatuor denariis pro qualibet marcà computatis. » En poids actuels, le marc de Paris et celui de Troyes pesaient 244 grammes 752 ; le marc de Tours 223 grammes 39 ; le marc de Limoges 226 grammes 28; et celui de La Rochelle ou marc anglais "229 grammes 85.

Ducange expose les variations considérables du prix du marc d'or et du marc d'argent de 1306 à 1453, pendant l'époque dont nous nous occupons. Il est impossible de déduire de ces variations un prix moyen quelconque du marc d'or et du marc d'argent (3).

Dans ce lingot, marc d'or ou d'argent, poids de Paris ou poids d'Angleterre, il a été taillé, suivant les époques, une plus ou moins grande quantité de pièces monétaires. Les registres de la Chambre des comptes de Paris ont permis de suivre,

1) Mathieu Paris, anno 1235, f<> 286.

2) Rymer, anno 1286, t. II, p. 337. (3) Ducan»e. 273.

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depuis le xne siècle, les modifications de poids et de titre de la monnaie en France, et d'en dresser des tables sur lesquelles nous aurons occasion de revenir. Nous nous bornons en ce moment à donner les indications nécessaires pour avoir une idée générale de la situation monétaire de l'Aquitaine anglaise.

Nous aurons à nous occuper, pour l'appréciation de la valeur de ces monnaies, non seulement du poids, mais du titre, c'est-à-dire de la proportion de métal pur et cl alliage. Le titre de l'or fin s'estimait au karat, et celui de l'argent au denier. L'or fin se composait de 24 karats, et l'argent fin, ou argent de roi, se composait de 12 deniers, chacun de 24 grains. La valeur réelle de la monnaie variait selon le poids et le titre.

L'or et l'argent étant les deux métaux employés aux paiements, le rapport de leur valeur éprouvait dès cette époque certaines variations que nous aurons occasion de signaler.

Pendant l'époque les rois d'Angleterre étaient aussi ducs d'Aquitaine, les monnaies en usage à Bordeaux n'étaient pas seulement les monnaies locales, frappées en Guienne, mais aussi les monnaies anglaises qui y avaient cours légal, et les monnaies étrangères qu'importait un mouvement commercial toujours croissant, et principalement celles de France, de Flandre, d'Espagne et d'Italie.

Dans les possessions anglaises situées sur le territoire de notre France actuelle, on frappait des monnaies non seulement à Bordeaux, mais à Poitiers, à Limoges, à La Rochelle, à Bergerac, à Bayonne, quelquefois à Langon ou à La Réole. Nous ne nous occuperons ici que des monnaies bordelaises.

Le type de ces monnaies devait d'ailleurs être le même. Ainsi le 14 décembre 1351 Edouard III avait ordonné que toutes les pièces frappées en Gascogne fussent semblables aux pièces- frappées à Bordeaux (1). Il mandait au sénéchal de Gascogne et au connétable de Bordeaux de faire faire à Bayonne des

(4) Cat. Rôles gasc, 127. Rymer, pars I, 107. Livre des Bouillons, 151 : « Quod omnes monetae in ducatu Aquitanise sint ejusdem ponderis et alaiae sicutest moncta nostra Burdigalae. »

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monnaies semblables à celles de Bordeaux (1). Il avait permis en 1349 au comte de Lancastre de fabriquer monnaie à Bergerac, mais à condition qu'elle serait aussi forte que celle d'Aquitaine (2).

Le prince de Galles établit des ateliers à La Rochelle, en Poitou, en Limousin, en Périgord, en Quercy, en Agenais, en Bigorre, dans les Landes et à Bayonne, comme à Bordeaux.

Les souverains anglais conservaient d'ailleurs avec un soin jaloux le monopole du monnayage, qui leur rapportait de beaux bénéfices, et ne consentaient que rarement à le déléguer. Nous ne connaissons qu'une exception à ce fait, c'est la concession faite en 1376, renouvelée en 1380, pour un an, au duc de Lancastre, de faire des monnaies à Bergerac, à Dax et à Bayonne ; mais il lui était expressément défendu de les marquer aux coins d'Angleterre et de Guienne (3).

Occupons-nous de la monnaie faite à Bordeaux.

L'atelier de Bordeaux paraît avoir été commun aux deux autorités qui fabriquaient la monnaie dans cette ville, le roi et la ville.

Cet atelier, ou hôtel de monnaies, domus in quâ moneta fieri consuevit, était, au commencement du xme siècle, situé sur la place Saint-Projeit. Il y était encore en 1262, et appartenait à la ville (4). Il fut transporté en 1305 sur la place de l'Ombrière, et construit sur un terrain appartenant à la ville que le maire et les jurats concédèrent temporairement au connétable John de Havering, pour y faire une monnaie nouvelle tant pour compte du roi que pour eelui de la ville (5).

Cet hôtel ou atelier provisoire était en bois couvert de tuiles. Il existait encore en 1320, époque à laquelle Jean de Haustède, connétable de Guienne, reconnut le droit de propriété de la ville, et obtint la prolongation de la concession parce qu'on était en train de frapper des monnaies (6). Il paraît même qu'il resta fort longtemps dans le même' local, car Baurein, au

(1-2) Rymer, v. III, pars I, f<« 213, 183.

(3) Delpit. Dorant, français, 198.

(4) Livre des Bouillons, fos 368-370 : Enquête sur les propriété; de la ville.

(5) Livre des Bouillons, f" 470 : « Ad decudendum, seu fabricandum... monetani novam dicti domini régis et ducis, tune per dictum senescallum, et nos ibidem fabricandum. »

(6) Livre des Bouillons, loc. cit., 470.

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xvnie siècle, nous parle de la démolition de l'hôtel des monnaies qui était sur la place de POmbrière, et au-dessus du mur de l'ancienne enceinte delà ville (1).

L'officier chargé de l'exécution des ordres du roi relatifs aux monnaies et de la surveillance de la fabrication était le conné- table de Guienne, qui était spécialement chargé de tout ce qui regardait les finances. Le roi avait dans ce qu'on appelait hôtel, chambre ou table de la monnaie de Bordeaux, les coins sur lesquels se frappaient les pièces de métal. Il nommait souvent lui-même le gardien spécial de ces coins, ainsi que les chefs de la fabrication ou maîtres de la monnaie ; quelquefois il en laissait la nomination au connétable ou au sénéchal.

C'est ainsi que le 4 octobre 1313 le roi Edouard II nommait Pierre de la Porte, gardien des coins et de la monnaie (2).

Nous ne trouvons pas trace de la participation de la ville dans ces nominations, tandis que nous trouvons de nombreux exemples de celles faites directement par le roi, surtout à partir du xive siècle, c'est-à-dire du moment la fabrication parait avoir été le plus active. En l'année 1354, Edouard III nommait Pierre de la Cropte monétaire pour le duché d'Aquitaine; en 1357, Pierre Yernhes; en 1358 encore Pierre de la Cropte. Gérard de Mente était nommé en 1380 par Richard II (3). A la fin de l'époque anglaise, ces nominations se multiplient. Le 7 mai 1422, le roi Edouard VI nomme William Parages comme seul monétaire dans le château de POmbrière et pour la cité de Bordeaux (4). En 1437, il institue Jean Maucamps (5) pour être un des monétaires ; mais le maître en titre d'office était alors noble Jehan de la Tousche, dont l'office fut donné par le roi le 2 mars 1438 à Johan Amanieu, homme d'armes (6).

Peu après, en 1439, nous voyons Pierre Macanan, seul monétaire à Bordeaux; en 1447, Baldwing Doddyng, aussi seul monétaire; et en 1451, encore Pierre Macanan, qui fut le dernier monétaire anglais.

Ainsi la fabrication à Bordeaux s'opérait sur les coins du roi, dont la surveillance était confiée à un gardien, et par

(1) Baurein, IV, p. 420.

(2) Cat. Rôles gasc. 4313-14, 44. « De custodia cuneorum et monetae Burdegalee. »

(3) Cat. Rôles gasc, fo« 132, 438. 167.

(4-5-6) Cat. Rôles gasc, (os 204, 218, 221, 231.. 234.

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l'œuvre des maîtres ou entrepreneurs des monnaies. Les conditions de cette fabrication étaient réglées entre le roi ou ses officiers et les maîtres par des contrats synallagmatiques ou endentures qui déterminaient la quantité de pièces d'or ou d'argent qui devaient être taillées dans chaque marc pesant d'or ou d'argent, l'alliage de métal inférieur, le bénéfice du monnayeur, et la redevance qu'il avait à payer au roi. Nous aurons occasion de citer quelques-uns de ces traités.

Les maîtres de ces ateliers obtenaient ordinairement des bénéfices considérables et arrivaient à de grandes situations. L'histoire locale a conservé le nom de cette famille des Monadey ou Moneder qui parait avoir exercé pendant longtemps ces fonctions de maîtres de la monnaie, qui a compté plusieurs de ses membres parmi les maires de la ville, et qui, comme les Vigier, les Solers, les Colomb et quelques autres, figurait parmi les plus puissantes de ces familles de bourgeois qui s'alliaient aux plus nobles et aux plus hauts barons de la contrée, et marchaient de pair avec ces derniers. Les Macanan, qui closent la liste, avaient une importance presque égale à celle des Monadey, quoique plus récente.

Les ouvriers monnayeurs eux-mêmes, quoique souvent étrangers, jouissaient de tous les privilèges, avantages et exemptions d'impôts des bourgeois de Bordeaux. On leur accordait des faveurs spéciales, que les rois maintenaient avec soin. Le 24 novembre 1321, Edouard II ordonnait de les maintenir dans les libertés qu'ils avaient au duché d'Aquitaine. En 1354, Edouard III recommandait de les protéger; en 1355, il écrivait au maire et aux jurats de Bordeaux de veiller à ce que les ouvriers monétaires de cette ville jouissent de tous les droits et privilèges des bourgeois (1).

Le 6 mai 1365, il renouvelait ses recommandations.

Il en était de même pour le roi Henri VI, le 23 octobre 1423.

Nous allons indiquer quelles étaient les diverses monnaies d'or et d'argent frappées en Aquitaine sous la domination anglaise.

(I) Cat. Rôles gascons, f°s 57, 131, 153. Kymer, 1355, 295.

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MONNAIES D OR

Nous ne connaissons pas de types de monnaies d'or frappées à Bordeaux sous les premiers rois d'Angleterre, ducs de Guienne, c'est-à-dire Henri II, Richard Cœur-de-Lion et Jean- sans-Terre. Il est même probable qu'on se servait dans les transactions importantes des monnaies d'or d'Angleterre, de France et d'Espagne, ou des lingots pesés au marc, et pour les affaires ordinaires des espèces d'argent et de cuivre.

En France, Philippe-Auguste avait ramené la monnaie à deux types, celui de Paris et celui de Tours. Ces deux sortes de monnaies n'avaient pas la même valeur; pour faire 1 livre parisis, il fallait 20 sous parisis et 25 sous tournois. La monnaie de Tours avait été adoptée dans les contrées voisines de cette ville, et surtout dans celles situées au sud de la Loire. Elle était préférée à celle de Poitiers ou de Bordeaux. Une charte d'Edouard II, citée par Rymer, dit qu'il fallait 30,000 livres chipotines de Poitiers ou de Bordeaux pour faire 24,000 livres petites de Tours (1).

Aussi voyons-nous le roi Henri, de crainte que la monnaie bordelaise subisse une dépréciation, ordonner le 2 août 1228, au sénéchal de Gascogne, Henri de Trubeville, de veiller à ce qu'elle eût le même poids et le même titre que celle de Tours (2).

Quelques années plus tard, les monnayeurs de Bordeaux paraissent avoir altéré le poids et le titre des monnaies. L'existence de ces mauvaises monnaies amena des plaintes extrêmement vives adressées au roi Edouard Ier par le clergé, les nobles et les commerçants de la province. Aussi le roi ordonna-t-il à son sénéchal de Guienne de mettre un terme à ces abus (1282) ; et en 1289, il ordonna la suppression de la monnaie faible et la mise en circulation d'une monnaie plus forte (3).

A cette époque, les souverains eux-mêmes faisaient fabriquer des monnaies falsifiées, et la Guienne comme l'Angleterre en

(1) Ducange. Libra Chipotensis. Rymer, vol. III, i'° 626.

(2) Rymer, I, 192. « Mandamus vobis quod monetam Burdegalœ facialis de lege et pondère Turonensis. »

(3) Cat. des Rôl. gasc. 4282, M novembre, et I289. « De procJamatione facienda apnd Burdigalam quod veteres monetae non currebunt ultra festum Sancti Martini, ratione nova1 monelœ. »

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étaient infestées. En 1300, le 26 mars, nouvelle ordonnance du roi Edouard Ier pour empêcher le cours de ces monnaies dépréciées qu'on appelait des polardes et des croquardes, et pour ordonner qu'un denier de ces monnaies ne fût reçu que pour une obole, et deux deniers pour un sterling, jusqu'à la fête de Pâques, et qu'à partir de ce jour nulle monnaie autre que celle des sterlings du coin du roi ne pût être reçue (1).

La Guienne était alors dans les mains du roi de France Philippe le Bel, qui devait recevoir et mériter le titre de faux- monnayeur royal. Pendant les premières années de son règne, il ne s'était pas écarté du système des excellentes monnaies de saint Louis, qui avaient conquis et devaient longtemps conserver une grande et légitime réputation. Mais il ne tarda pas à chercher dans l'altération des espèces un remède au délabrement des finances. Pendant qu'il occupa la Guienne, de 1295 à 1303, Philippe y introduisit' des mauvaises monnaies de France, auxquelles il donna cours légal à Bordeaux; et il interdit celles d'Angleterre et d'Aquitaine qui avaient meilleurs titres et poids. Même après qu'il eut été obligé de restituer cette dernière province, il n'en maintenait pas moins, comme suzerain, ses prohibitions contre la monnaie des rois anglais, malgré les demandes répétées que lui adressait Edouard (2).

La monnaie d'or de saint Louis, à Vaignel ou mouton d'or, valait dix sols parisis; mais, malgré l'accord fait en 1303 par les gens des bonnes villes pour le fait des monnaies, rapporté par Ducange, et qui avait eu pour but de le ramener à cette valeur, Philippe le Bel avait, par statut de mars 1310, ordonné de forger monnaie d'or qui serait « appelée à l'aignel, comme » du temps du roi saint Louis, notre ayeul », mais qui devait avoir cours pour 16 sols parisis. Le mouton d'or ou aignel ne revint à sa véritable valeur que par l'ordonnance de Louis le Hutin du 15 janvier 1315 : « Parce que c'est notre volonté de » garder les ordonnances de Mons. saint Louis, nous avons fait » regarder en nos registres sur le fait de la monnoie de l'or, et » nous avons trouvé que il fit faire le denier d'or que l'on » appelle à l'aignel, et le fit adjuster le plus léalement qu'il » pot, et qu'il eut cours pour 10 sols parisis tant seulement. »

(I) Rymcr, v. I, pars II, 919. (2)Rymer, v 11, pais I, I •* 240, 250.

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Outre la monnaie d'or française, un autre type, d'origine italienne, était usité dans le commerce de Bordeaux. C'était le florin. Les républiques italiennes, dont les croisades avaient singulièrement favorisé le commerce, avaient de bonne heure compris que l'instrument commercial par excellence, le signe de toutes les valeurs, devait être invariable pour être respecté. Florence avait fait frapper une monnaie d'or qui portait le nom de florin. Le florin, à la taille de huit à l'once, fut bientôt adopté par toutes les nations commerçantes. C'est ce type et ce nom que les rois anglais allaient adopter pour les pièces frappées en Aquitaine.

Les mémoires adressés de Bordeaux, en 1325, à Hugues le Despenser et dont parle M. Delpit, indiquent que le numéraire d'or était rare, et que pour maintenir les bonnes dispositions des habitants pour les Anglais, il était urgent de fabriquer des espèces d'or en quantité suffisante (1). Le 3 juillet 1326, le roi Edouard en son conseil ordonna qu'il serait frappé une nouvelle monnaie en Aquitaine, dont la livre contînt 17 deniers de poids.

Ce type, frappéen 1327, prit le nom de florin d'or d'Aquitaine, et, à l'imitation de celui de Florence, portait la figure de saint Jean-Baptiste. Cette excellente monnaie, dit Y Anglo-French Coinage, pesait 65 1/2 Paris marc grains, et était au titre de 23 3/4 carats or fin et 1/4 d'alliage, soit 975 millièmes d'or fin.

Les florins de ce type furent en usage longtemps encore après qu'on eut cessé d'en frapper pour adopter une marque nouvelle et des noms nouveaux. Un important mouvement monétaire s'opérait en effet au milieu du xive siècle.

Le 2 mars 1344, le roi Edouard, de l'avis des grands et des communes du royaume d'Angleterre, ordonna qu'il serait frappé une nouvelle monnaie d'or et d'argent. Il en indiqua le titre et le poids ainsi que son rapport avec le florin qu'elle allait remplacer. Il décrivit trois types nouveaux de monnaie d'or : celui à deux léopards, courant la pièce pour 6 sols, et du poids de 2 petits florins de Florence ; un second formant la demie du premier et à un seul léopard; et un troisième valant la moitié du second et le quart du premier, et portant un heaume de chevalier (2).

(1) J. Delpit. Documents français. Introd., p. ccxl, et cxii, art. 30.

(2) Runer. 1344, 4 8 ami. Ed\\. 111; éd. 1825, t. 111, 7.

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Le 10 mars 1344, le roi mandait à Nichol de la Besche, sénéchal de Gascogne, et à Johan Wawein, connétable de Bordeaux : « Eyons ordonné que trois monoies d'or soient » faites en notre tour de Londres, savoir : une monoie à » deux léopards, corante la pièce pour 6 soldz d'esterlings, qui » sera du pois de 2 petits florins de France de bon pois, dont » 50 pièces poiseront une livre du pois et mesure de la tour de » Londres; et une autre monoie d'or avec un -léopard, » poisante la moitié de l'autre susdite monoie, corante la » pièce pour 3 soldz d'esterlings et dont 100 pièces poiseront » une livre du pois de la tour susdite; et une autre monoie » d'or ad un heaume, poisant la quarte partie de la première » monoie, corante la pièce pour dix et oyt deniers d'esterlings, » et 200 pièces poiseront une livre du pois de la tour susdite; » et vaudront chescune livre des dites monoies d'or, 15 livres » d'esterlings de toutes les pièces avant dites qui seront du » pois et d'or fin. »

Le roi mande au sénéchal et au connétable d'examiner à Bordeaux, avec le conseil du duché, s'il ne serait pas utile de fabriquer de ces monnaies en Guienne et, si cela est jugé bon, d'en faire frapper. Il envoie deux échantillons de chaque modèle.

Ces types furent frappés à Bordeaux comme à Londres. Les conditions de fabrication furent réglées par deux contrats passés par le roi avec les maîtres des monnaies. Rymer cite ces contrats, en date du 4 novembre 1346 et du 20 juin 1351. Ils sont utiles pour apprécier la valeur des nouvelles pièces d'or (1).

Nous donnons en note le texte relatif au poids et au titre de ces pièces d'or, ainsi que le bénéfice du monnayeur et la redevance due au roi .

Le roi devait en outre mettre gardiens en chaque place les monnaies seraient fabriquées; le rôle de ces gardiens surveillant la bonne fabrication des maîtres monnayeurs, et toutes les précautions prises pour le contrôle et l'essai des monnaies, contradictoirement entre les gardiens et les essayeurs, sont minutieusement formulés.

(1) L'endenture de 1346 est. relative à la monnaie dite maille. Celle de 1351 à la monnaie d'or et d'argent.

Voici un extrait de cette dernière, relatif à la monnaie d'or; le texte est tout- entier dans Rymer : 1351, 25 ami. Ed. III, 23 juin, 222 :

« Endenture entre le roi d'Angleterre et de France, d'une part, et Henri

200

On y ajoute que « le roy fera crier et défendre par tout son » royaume que nul ne porte hors du royaume monnaie d'or ou » d'argent, sauf la nouvelle monnaie d'or qui sera faite, sous » peine de perdre tout l'or et l'argent, et le corps, à la volonté » du roi, si ce n'est par spécial congé du roy ; et que nul ne » porte au royaume nulle autre monnaie fausse ou contrefaite » d'or ou d'argent de nul autre coin que du coin de notre » seigneur le roy ».

Nous indiquerons plus tard ce qui est relatif à la monnaie d'argent et à celle de billon ou monnaie noire.

Cette monnaie nouvelle qui portait le nom de noble n'était pas seulement destinée à l'Angleterre et à la Guienne. Dès

de Brisèle et Johan de Cicestre, d'autre part ; tesmoigne que le roi, par l'avis de son conseil, a constitué Henri et Johan mestres et averous de sa monoie en sa tour de Londres; lesquels ont cmpris devent le Conseil de faire la monoie de la forme que s'ensuyt :

» De faire trois manières de monoie d'or, corante la pièce pour 6 soldz et oct deniers desterlinges que sera appelé le noble d'or, et seront 40 et 5 telles pièces en la livre du pois de la tour de Londres; et une autre monoie d'or, poisant la moitié de la susdite monoie, corante la pièce par 40 denyers d'esterlinges, et seront 90 pièces en la livre du pois de la tour susdite; et une autre tierce monoie d'or, poisante la quarte partie de la première monoie, corante la pièce pour 20 denyers d'esterlinges, et seront 180 pièces en la livre dudit pois, et vaudra chescune desdiles monoies d'or 15 livres d'esterlinges.

» De toutes les pièces avant dites queux seront d'or fyn, ceslassaver de 23 carettes 3 grains et demy, desqueux monoies d'or nostre dit seigneur le roi aura de chescune livre issint faite, 7 soldz et 3 denyers; et lesdils mestres prendront pour leur ouveraigne, coignes, damaiges d'or, tailles des ferres, et amenusement du pois, et pour leur despenses et toutes autres maners des coustages, sauf les gages des gardeins et changeours et clercs, de chescune livre 2 soldz d'esterlinges et issint overont ils meins par 6 deners, mail et ferling que les autres mestres pristront devant, par cause que même les mestres pristront du roi par covenant taille 14 deners au livre; et outre, des marchands 16 deners mail et ferling par concilement, desqueux 16 deners mail et ferling le Conseil n'estoit apris et amont en tout ceo que les mestres pristeront à livre à 2 soldz 6 deners mail et ferling, dont 6 deners mail et ferling au livre tornera ore au profit des marchands, pour les exciter à porter plus d'or au billon, et les marchands auront le remanant.

» Et averont les mestres pour chescune livre d'or la sezisme partie d'une carette, que s'estend à \ mail et demy ferling à livre.

» Et s'il aveigne aucune fin que par défaute d'ascunes choses soit trouvé meyns ou eu pois ou en feblèce d'or, que 22 carettes 3 greyns et demy, et outre la sizisme partie d'une carette, quale ils averont pur remède comme dessus est dit, soit la monoie chalange et juge meyins que bone. »

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1345, des ordonnances d'Edouard avaient décidé que pour l'utilité commune des marchands d'Angleterre et de Flandres, la monnaie d'or appelée le noble, « videlicet oboli, denarii et » quadrantes vocati nobles », ait cours en Flandre comme en Angleterre. La même monnaie fut aussi frappée en Flandre au coin du roi d'Angleterre (1).

La pièce d'or frappée à Bordeaux qui portait en 1327 le nom de florin d'Aquitaine, qui fut aussi désignée en 1344 sous le nom de noble d'or et de noble à la rose, portait encore le nom de léopard, qui appartenait aussi à la monnaie d'argent, ce qui ne laisse pas que d'occasionner pour nous quelque confusion. Ainsi le trésorier de l'archevêque accuse ainsi sa recette pour l'année 1355: Il a reçu 285 livres 18 sous 4 deniers sterling ; 575 écus d'or ancien (de antiquis); 175 léopards d'or; 30 royaux d'or; 1 denier d'or appelé noble; et 24 livres 9 deniers, obole d'argent appelée léopard. Ces écus d'or anciens étaient les écus clincards du roi Philippe le Bel.

Mais bientôt le type de monnaie d'or frappé à Bordeaux prit le nom de guyennois qui s'appliquait aussi à toute la monnaie particulière à la Guienne. Nous trouvons cette dénomination dans les comptes de Richard Filongleye, trésorier du prince Noir, qui indique le guyennois sterling et le guyennois noir ; nous voyons à Oléron le guyonnais hardi ou franc guyonnais ; mais dès 1354, notamment dans les comptes de l'archevêché et dans d'autres documents, nous voyons figurer le guyennois d'or. Nous avons rencontré ce mot écrit de diverses manières par des altérations diverses : guienné, gyoneis, guiane et même diane. Le guiennois d'or portait la figure d'Edouard III en profil, armé, trois léopards à ses pieds. Au revers la croix fleurie. Le guiennois d'or pesait 72 et 73 1/2 Paris marc grains, à 23 3/4 or fin et 1/4 alliage.

C'est l'origine véritable de la guinée anglaise, désignant dans les relations commerciales, alors si fréquentes entre les deux possessions des rois anglais, la monnaie de Guienne. Ce nom de guienné a fait' croire aux étymologistes fantaisistes, et a fait répéter dans de nombreux écrits relatifs aux monnaies, que le nom de la guinée, monnaie anglaise, lui venait de ce que les premières pièces connues sous ce nom avaient été

(1) Rvrner. 13i5, f°s 59 et 64 ; 13iG f" 77.

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frappées avec l'or provenant de la côte de Guinée en Afrique. C'était une erreur. Le nom de guienné ou guinée ou gyoneis, pour cette espèce de monnaie de Guienne, se rencontre dès le milieu du xive siècle ; or les Anglais ne reçurent de l'or de Guinée que trois siècles plus tard. La découverte positive de la côte de Guinée n'eut lieu qu'en 1470 par les Portugais Santarem et Escovar, quoique des navigateurs de Dieppe et de Rouen aient pu y aborder quelques années auparavant, si l'on en croit un rapport adressé à Colbert en 1666 par le voyageur Villaud de Bellefonds ; mais ils n'y avaient pas créé d'établis- sement. C'est en 1480 que les Portugais s'y établirent. Le roi Joâo fit construire le fort San Jorge de la Mina. Les Portugais furent chassés par les Hollandais à la fin du xve siècle, et ceux-ci conservèrent longtemps cette contrée. Ils achetèrent, pour rester seuls dans la contrée, un établissement que les Brandebourgeois y avaient formé en 1682. Les Anglais et les Français ne parurent qu'au siècle suivant sur ces côtes.

Les principales monnaies d'or que fit frapper le prince de Galles en Aquitaine furent le hardit, le léopard, la chaise etlepavillon.

Le hardit était une imitation de la monnaie de Philippe le Hardi, roi de France, dont la bonne réputation l'avait fait rechercher par les commerçants d'Aquitaine, comme par ceux du midi de la France et de l'Espagne. Le hardit du prince de Galles ou hardit gyoneis était à 79 Paris marc grains, et au titre de 23 3/4 or lin et 1/4 alliage.

Le léopard, au même titre, pesait 64 1/2 Paris marc grains.

La chaise, ainsi nommée parce que le prince était représenté assis, pesait 66 1/6 Paris marc grains ; le pavillon royal pesait 101 1/4 Paris marc grains. Ces deux pièces avaient le même titre que les précédentes.

Nous nous arrêterons peu aux monnaies des successeurs du prince Noir.

Richard II affaiblit le poids du hardit d'or, qu'il réduisit à 72 3/4 ; mais il n'altéra pas son titre.

Henri V créa Vaignel ou mouton d'or, de 40 1/4 Paris marc grains et au titre de 22 or fin sur 2 d'alloy ; et le salute, au poids de 73, avec l'ancien titre de 23 3/4 sur 1/4 d'alloy.

Enfin Henri VI réduisit le poids du salute à 66 1/2, et créa Vangelot, du poids de 44 1/5 Paris marc grains; les deux pièces au titre précédent.

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Remarquons que ces noms d'écus, de moutons, d'aignels, d'angelots, étaient attribués à des monnaies d'or qui, sous la même dénomination, représentaient des poids métalliques et des alliages différents, et par conséquent des valeurs réelles différentes. Ainsi Edouard III avait fait frapper le mouton d'or, qui comme l'écu d'or pesait 83 3/4 Paris marc grains, tandis que celui d'Henri V ne pesait que 40 1/4.

Il y avait aussi des écus d'or de France et des aignels et moutons de France, ainsi que des angelots, dont la valeur n'était pas la môme que celles des monnaies anglaises ou guiennoises de même nom.

Le mouton cVor de France remontait à saint Louis; il portait l'effigie de VAgnus Dei et était appelé deniers et florins à l'aignel, au mouton.

Nous avons dit qu'Edouard III, qui prenait le titre de roi de France, en fit frapper. Au moment de la campagne qui se termina par la bataille de Poitiers, il en fixa le cours en Aquitaine du 15 juin 1354 au 15 juin 1355 à 25 sols, « mutoni » auri fteri cursu 25 solidi ». Froissard dit même qu'il en fit frapper après la bataille de Poitiers : « Item en cel an, au » mois de janvier, fit faire le roy, florins de fin or appelez » florins à l'aignel, pour ce qu'en la pile avait un aignel, et » estaient de 52 au marc ; et le roy en donnait, quand ils » furent faicts, 48 pour un marc de fin or. »

Dans les conventions intervenues à Angoulême à la date du 26 janvier 1367 entre le prince de Galles et les trois États, prélats, nobles et communes de Guienne, il fut stipulé que la monnaie d'or que le prince ferait frapper ferait valoir le marc d'or à 61 livres et le marc d'argent à 5 livres 5 sous (1).

Nous essaierons plus loin d'indiquer le rapport de ces diverses monnaies d'or.

MONNAIES D'ARGENT.

Le rapport légal de la valeur de l'or à celle de l'argent ne paraît pas avoir beaucoup varié depuis l'éclit de Pistes, en 864, qui le fixait de 1 à 12. En 1355, une ordonnance du roi de France prenait l'engagement de faire à la paix une très forte

(I) Livre des Bouillons, p. 172.

204

monnaie dans laquelle on ramènerait 1 marc d'or fin à 11 marcs d'argent. Suivant Ducange, les registres de la Chambre des comptes de Paris mentionnent en 1354 le projet de porter la valeur du marc d'or, qui ne devait valoir que 10 marcs d'argent, à celle de 14 marcs. « Ainsi s'emplira le royaume » d'argent à grand plante, et vuidera de l'or, en confondant ceux » dehors du royaume, qui par leur cautèle, engin ou soustiveté » l'ont mis dedans ledit royaume. Item dit que si, comme li » semble, que, qui aura au dit royaume 14 marcs d'argent pour » 1 marc d'or, qui ne devrait valoir que 10 marcs d'argent, » si comme autrefois a valu, l'on pourra lui laisser aller vuider » hors du royaume ledit or, quar encore y en demeurera-t-il » assez. »

Nous avons parlé du traité fait pour la monnaie d'or le 23 juin 1351 entre le roi Edouard III et les maîtres de la monnaie. Voici ce qui a rapport à la monnaie d'argent :

« Et auxint ont emprins lesd. mestres de faire trois manères » de monoie d'argent, est assaver une, corante la pièce pur » 4 deners desterlinges, qui sera appelé un gros) une autre pur » 2 deners qui sera appelé demij-gros, et la tierce pur 1 deners » qui sera appelé esterling; de Paloye et du coin du vieil » esterling, dont la taille sera de 25 soldz d'esterlings au livre » du pois de la tour (de Londres) et devent entrer la livre

» 25 soldz d'esterling par nombre Et le roi aura de chescune

» livre d'argent issint faite 14 deners par pois, desqueux » 14 deners les mestres averont pur leur averaigne, escale » et amenusement du pois, tailles de ferre et tous autres » costaiges, oct deners pur à compt de la livre. . . et averont » lesd. mestres pur remède de chescune livre d'argent 2 deners » desterlinge par nombre (1). »

Les monnaies d'argent ont eu, pendant toute la période anglaise, un poids et un titre extrêmement variables. Nous en signalons plusieurs types à la marque des souverains ou à celle de la ville.

Le denier d'argent d'Éléonore d'Aquitaine, de 1190, et celui d'Henri II, son époux, de 1154 à 1189, sont à très bas titres : 3 d'argent et 9 d'alliage. Le premier pesait 20 3/4 Paris marc grains; le second 14 1/2 seulement.

(I) Rymer. 1351, fo 222.

205

Richard Cœur-de-Lion (1189-1199) éleva un peu le titre. Son penny, du poids de 20 gr. 1/2, avait 8 argent et 4 alliage. Mais il conservait d'autres pièces à 3 d'argent et 9 d'alliage.

Sous Edouard Ier, le denier appelé au lion pèse 18 gr. 1/2 à 8 de fin et 4 aloi; mais il en fabrique une autre de même nom, du poids de 16 grains avec 4 de fin et 8 d'alliage.

Edouard III et le prince de Galles font frapper de nombreuses monnaies d'argent en Aquitaine (1327-1377).

Le denier de Bordeaux, dont un pèse 15 gr. 1/4, l'autre 16 gr. 3/4, n'a que 4 d'argent sur 8 d'alliage. Le sterling de Bordeaux, qui porte l'exergue Civitas Burdegalœ, est de meilleur titre : 10 argent sur 2 d'alliage; poids 28 grains.

D'autres deniers frappés à Bordeaux, portant à l'exergue M. B. (Moneta burdegalensis), n'ont les uns que 3, les autres que 4 d'argent sur 9 et 8 d'alliage.

D'autres encore, le sterling d'Aquitaine et celui de la muni- cipalité de Bordeaux, sont à meilleur titre, 10 argent et 2 aloy. Le premier pèse 24 1/2 ou 21 1/4 grains; le second 64 1/2. Ils portent le buste du roi, et le second la légende Civitas Burdegalœ et la croix au revers.

Le prince de Galles a fait aussi frapper de nombreuses monnaies d'or et d'argent en Aquitaine, à La Rochelle, Poitiers, Limoges, Périgueux, Cahors, Auch, Dax, Tarbes, Bayonne et Bordeaux.

Nous en donnons le relevé d'après les comptes de son trésorier publiés par M. Jules Delpit : ils vont de 1370 à 1377, sauf pour La Rochelle ils ne comprennent que les quatre premières années.

Saintonge et La Rochelle.. Bordeaux, Bazas, Landes. Poitou-Limousin

MONNAIES D'OR

MONNAIES D'ARGENT

24.723 L-St- 10s- »d 53.934 » 9 10 150.472 » 9 2

1.397 » 5 8

66.252 LSt

45.316 » 7.119 » 25.981 » 18.305 » 13.898 »

9S- 8d-

17 5

)> »

9 9

16 10

19 »

229.927 Lst 14s- 8d-

176.874 L-St- 229.927 »

12s- 8d- 14 8

406.803 L-St-

7s. 4d.

206

Les comptes de Richard Filongleye indiquant la dépense, M. Delpit en conclut que le bénéfice s'élevait à quatre fois les frais de fabrication pour le monnayage de l'or, et à trois fois pour celui de l'argent (1).

| 2. ALTÉRATION DES MONNAIES.

L'altération de la valeur des monnaies peut avoir lieu de diverses manières.

La plus vulgaire est celle que l'on a appelée tondre ou rogner la monnaie, c'est-à-dire enlever à une pièce d'or ou d'argent une partie du inétal. Une altération moins facile consiste à fabriquer des monnaies dont le poids et le titre sont inférieurs à ceux qu'elles devraient avoir. Enfin, un autre mode consiste à donner cours forcé à une monnaie pour une valeur arbitraire et supérieure à sa valeur réelle.

Le moyen âge offre de nombreux exemples de ces trois formes : les Juifs, les Lombards, les marchands, étaient accusés de tondre et rogner, quelquefois de fabriquer de fausses pièces. Les princes ne se faisaient faute de frapper de mauvaise monnaie et de lui attribuer un cours forcé. Les souverains furent les principaux perturbateurs des valeurs monétaires.

Les malversations commises par les particuliers étaient fréquentes, et leur répression constamment poursuivie, mais le plus souvent sans grand succès. Les rois anglo-normands, quoi qu'on en ait dit, n'avaient pas beaucoup d'indulgence pour les faux-monnayeurs. Dès 1132, Henri Ier les punissait de mort ou de mutilations terribles (2). Mathieu Paris dit qu'en l'an 1247 on poursuivait ces rogneurs de monnaies « quos » tonsores appellamus ». Edouard Ier, dès 1276, recommandait aux vicomtes de Londres de surveiller les Juifs et les chrétiens qui retondent les espèces; en 1279, il renouvelait ses ordres pour la répression des usures des Juifs. Le 26 mars 1300, il prohibait l'usage des mauvaises monnaies appelées polardes et croquardes; il décidait que chaque denier de ce genre courrait

(1) Delpit. Docum. franc., p. 240 et 241.

(2) Rymer. 1132, v. I, 12. « Si vero non poterit illum probare se ipso falsonnario, fiât justicia mea, scilicet de dextro pugno et de testiculis. »

207 -

pour une obole, c'est-à-dire deux pour un sterling, jusqu'à la veille de Pâques, et qu'à partir de là, il ne fût reçu d'autre monnaie que celle des sterlings marqués au coin du roi (1).

Edouard II reçut en 1317 de nombreuses plaintes de ses sujets sur les marchands étrangers qui apportaient des monnaies rognées, « monetas retondas ». Il ordonna de saisir ces pièces, de les porter au change royal, de les faire refondre, et de punir sévèrement les coupables (1). Il renouvela ces défenses en 1348 et en 1351. Il décidait que les coupables perdraient non seulement l'or et l'argent, mais le corps, c'est-à-dire la vie (2).

Ces falsifications opérées par des particuliers étaient loin d'avoir la même importance et de produire les mêmes désastres commerciaux que celles opérées par les souverains eux-mêmes devenu s fau x- m o n n ay eu r s .

A diverses époques les souverains avaient cherché, dans l'altération des monnaies, des ressources financières. Les empereurs romains avaient précédé les rois du moyen âge dans cette voie funeste. Vespasien avait porté la proportion du cuivre dans les pièces d'argent à 18 et à 19 pour cent ; Antonin à 27; Didius Julianus à 45; Caracalla à plus de 50; Héliogabale avait dépassé toute proportion, au point que lorsque Alexandre Sévère réduisit l'alliage à 66 pour cent, on l'appela le restaurateur des monnaies, « restaurator monetœ » ; sous Gallien et ses successeurs la monnaie de cuivre existait seule, car celle d'argent n'était plus que du cuivre étamé.

Le xive siècle plus qu'aucun autre eut à subir les crises commerciales qu'occasionnait à chaque instant la variation des monnaies.

Dans le marc d'or ou d'argent on taillait un nombre de pièces de plus en plus considérable; et on laissait à chacune de ces pièces le même nom de florin, d'écu, de mouton, de léopard, de guienné; de livre, de sou, de denier. Et non seulement on diminuait ainsi le poids métallique de chaque écu ou florin, mais en outre on diminuait la proportion de métal fin, or ou argent, et on augmentait celle du cuivre.

(1) Rymer, t. I, 1276, fo 539 ; 1279, fo 570; 1300, fo 919.

(2) Rymer, t. II, 1317, fo 311.

(3) Rymer, t. II, 1348, fo loi ; 1351, 222.

208

On arriva à cet excès rapporté par la tradition et par un écrivain célèbre, que pendant la captivité du roi Jean, le royaume de France était en si grande pauvreté qu'il y eut longtemps une sorte de monnaie faite d'une rondelle de cuir avec un petit clou d'argent. Si ce que dit ainsi Philippe de Commines (1) n'est constaté par aucun document monétaire, son récit n'en reste pas moins comme le témoignage d'un abus poussé aux dernières limites. Pendant cette captivité du roi Jean, le régent, qui fut plus tard Charles V, dit le Sage, recommandait prudemment aux maîtres des ateliers de faire une jolie monnaie pour qu'elle prît cours plus aisément : « Soyez curieux et vigilants, leur mandait-il le 27 juin 1360, » qu'iceux blancs deniers soient bien ouvrés, bien blanchis et » bien monnayés; par quoy ils en soient plus plaisants au » peuple. » Philippe le Bel avait été plus explicite en recommandant aux maîtres des monnaies le secret sur la fabrication. « Par le serment que vous avez fait au roi, tenez » cette chose secrète le mieux que vous pourrez. Si aucun » demande à combien les blancs sont de loy, feignez qu'ils » sont à 6 deniers . »

Les altérations dans le poids et le titre ou aloi des monnaies n'étaient pas les plus dangereuses ni les plus usitées.

D'une part une refonte générale est une opération qui entraîne des difficultés et des lenteurs; il n'était facile ni de se procurer des lingots de métal, ni de faire rentrer à l'atelier les pièces que Ton voulait affaiblir. D'autre part il était bien moins coûteux, moins lent et moins difficile, de rendre une ordonnance dont l'exécution aurait le même résultat.

Le système monétaire reposait sur le rapport légal entre les espèces réelles et la monnaie de compte, qui servait à exprimer la valeur des monnaies de métal.

Les pièces d'or ou d'argent ne portaient aucune dénomination ni aucune empreinte indicative de leur valeur de compte. Cette dernière, ou monnaie de compte, était exprimée en livres, sous et deniers : la livre valant 20 sous et le sou 12 deniers. Il suffisait d'une ordonnance du prince pour changer le rapport de la valeur réelle à la valeur de compte. Ainsi le florin valait 13 sous 6 deniers tournois ; mais une ordonnance souveraine

(1) Philippe de Commines, 1. V, ch. xvm.

209

venait décider qu'à l'avenir le florin vaudrait 25, 30, 32 sous. Le florin avait bien le même titre et le même poids.

L'abus du droit souverain, c'est-à-dire la diminution du poids et du titre de la monnaie réelle, et la fixation arbitraire du rapport entre la monnaie métallique et la monnaie de compte, entraine sur leur valeur commerciale des variations qui se traduisent parla hausse du prix nominal des denrées et marchandises, des fermages, des ventes, et de toutes les transactions civiles et commerciales, ainsi que par la baisse des paiements à effectuer pour les obligations antérieures.

Ainsi le prix nominal des marchandises augmentait en proportion de l'affaiblissement de la valeur réelle de la monnaie. Nulle ordonnance, nulle pénalité ne pouvait prévaloir contre la force des choses. Quand une pièce d'or pesant une once a été réduite au poids d'une demi-once, on n'a pu acheter avec cette moitié de poids que la moitié des marchandises que l'on achetait précédemment avec une once tout entière. « Ainsi, » dit Leber, un bœuf était vendu 4 livres lorsque 4 livres » étaient taillées dans un marc. Peu de temps après un bœuf » semblable était payé 8 livres, en une monnaie dont on » taillait 8 livres dans le marc. Le prix du bœuf n'avait pas » changé ; il valait un marc de métal, et c'est ce qu'il a été » vendu dans les deux cas, avec cette différence que dans le » premier le marc était divisé en 4 livres et dans le second » en 8 (1). »

Ce n'est pas la marchandise qui change de valeur, c'est la monnaie.

Il en était de même lorsque le prince ordonnait le haussement fictif des cours, en édictant que le florin, valant précédemment 13 sous et 6 deniers, en représenterait désormais 25 ou 30.

Outre la perturbation dans les prix des marchandises, les variations de valeur des monnaies bouleversaient les conditions des prêts, des paiements à terme, des rentes, des baux, des fermages; et dès lors personne ne pouvait être assuré de la valeur de ses créances et de ses revenus.

L'État cherchait alors des remèdes qui n'ont jamais empêché la catastrophe qu'il voulait prévenir. Il prohibait la sortie de l'or et de l'argent pour les faire affluer dans les hôtels

(1) Leber, p. 358.

210

des monnaies ; il rendait des lois somptuaires proscrivant l'emploi des métaux précieux; il fixait le prix maximum des marchandises (1).

Des documents nombreux nous donnent les variations du prix du marc d'or et du marc d'argent. Parmi eux se trouvent les registres de la Chambre des comptes de Paris. Ducange, au mot Marca stendata, donne les prix du marc d'or de 1306 à 1507; et du marc d'argent de 1288 à 1424. Leblanc les donne de 1115 à 1689. M. de Pastoret, dans le tome XX des Ordonnances des rois de France, Dupré de Saint-Maur, et d'autres écrivains, indiquent les variations du prix du marc.

Ces tables de prix ont pour base réelle les états de la Chambre des comptes de Paris ; mais elles ne s'appliquent qu'indirectement aux monnaies de Guienne. Il est certain que les rois d'Angleterre ducs de Guienne altéraient les monnaies tout autant que les rois de France; et la circulation des monnaies des deux pays entre la France et la Guienne était si constante qu'il s'était toujours établi une sorte d'équilibre, sinon de concordance, entre les types et les valeurs des deux pays.

Nous possédons dans le recueil de Rymer, dans les Rôles gascons, dans les comptes de Richard Filongleye, dans le Livre des Bouillons, dans le Livre de la Jurade, dans celui des Privilèges, et surtout dans les comptes de l'archevêché qui se trouvent aux Archives de la Gironde, des documents très intéressants pour l'histoire monétaire de Bordeaux.

Ces documents, les derniers surtout, qui commencent en 1332, indiquent les variations incessantes du cours des monnaies. Le registre des comptes de Saint-André nous a conservé la plainte humble et naïve du trésorier Jean de Crote, qui vit du jour au lendemain diminuer de 40 0/0 la valeur des espèces qu'il avait en caisse. Le duc d'Aquitaine, prince de Galles, avait fait faire une monnaie nouvelle, et la fit proclamer le 1er mai 1368. Il changea la valeur de la monnaie courant à cette époque, en sorte que le blanc d'argent qui valait 10 deniers valut alors 6 deniers de la nouvelle monnaie. « Ainsi sur mille livres que » j'avais devers" moi des revenus de l'archevêché, 400 livres

(4) A. Vitry. Journal des Kconom., 4e série, t. XII, p. 447. « Les monnaies sous Philippe le Bel. » Blanqui. Histoire de l'Économ. politique.

211

» furent perdues. En déduisant les 40 livres reçues du change, » la perte se trouve réduite à 360 livres (1). »

Ces comptes nous font connaître à des époques diverses mais rapprochées les différences de valeur attribuées au florin, à l'écu, au noble, au léopard, au gyoneis ou guiane, et autres monnaies d'or, ainsi qu'aux monnaies d'argent.

Pour donner une idée de ces variations, nous copions une note de M. Goujet, archiviste du département de la Gironde : « La livre de 1343, monnaie faible, valait, d'après ces comptes, cinq fois moins que celle de 1332 à 1336, deux fois et demie moins que celle de 1337 à 1341, une fois un tiers moins que celle de 1342. Il résulte du tableau suivant, tiré de ces comptes, que :

1343, 25

liv

» s.

payaient 5 liv

» s.

»

d.

de 1335.

» 10

»

4 »

»

»

42 »

6

»

de 1336.

» 100

»

»

»

21 »

»

»

de 1336.

» 11

»

2 »

»

4 »

13 »

y>

de 1339.

» 50

»

6 »

»

20 »

»

»

de 1337.

» 10

»

»

»

4 »

»

»

de 1341.

» 14

»

»

»

»

»

de 1340-41

» 11

»

»

»

9 »

»

»

de 1342.

» 7

»

»

»

4 »

5 »

»

de 1342.

En 1347, la valeur du florin était

En mars, 17 sous..

Le 15 avril, 22 »

La St-Jean, 24 »

La Toussaint. 27 » 4 den.

Le 10 novembre, 28 sous. » 16 novembre, 28 » 2 den. » 2 décembre, 37 » 4 » » 8 janvier, 39 » 8 »

D'autres époques furent encore plus déplorables. Il s'ensui- vait des hausses si énormes sur le prix des marchandises que Froissard dit qu'en l'année 1358 on vendait un tonnelet de harengs 30 écus d'or, et toutes choses à l'avenant. Ce n'est qu'en 1794, pendant la Révolution française, avec la dépréciation des assignats, que nous pouvons voir une situation analogue.

Il ne manquait cependant, pas de gens éclairés dont les conseils parvenaient jusqu'aux princes, et leur faisaient connaître les vérités financières et économiques que réclamait

(1) Archives de la Gironde. Comptes de l'Archevêché. Compte des dépenses tenu par Jean de Crote du 1 1 juillet 1367 au 10 juillet 1368, 174.

212

l'intérêt commercial. Nicolas Oresme, le précepteur de Charles V, le Sage, publia un traité spécial pour combattre les abus sur le fait de la monnaie (1). « Le prince n'est ni maître, ni proprié- » taire des monnaies, disait-il ; il ne doit pas les changer à » moins de nécessité ou d'utilité évidente pour l'intérêt » général. »

C'est au roi lui-même qu'étaient signalées les conséquences fâcheuses des variations des espèces et de celles tout aussi arbitraires que les ordonnances établissaient dans les rapports de l'or et de l'argent. Il faut lire, dans le mémoire adressé au roi par Oresme, les exemples du danger « de ne pas ajuster l'or » à l'argent » ; ce qui faisait, selon l'expression énergique de l'écrivain, que «tantôt l'or mangeait l'argent, et tantôt l'argent » mangeait l'or ». C'est la question du double étalon monétaire qui commençait à se poser (2).

« Vos sujets, disait au roi Nicolas Oresme, ont supporté » récemment et supportent encore, par le changement des » monnaies, des pertes auxquelles on ne saurait comparer » celles qu'ils ont faites par la guerre. En "ffet, les revenus en » argent, pour les nobles comme pour les autres, ne sont pas » augmentés, car ils reçoivent 1 seul denier au lieu de 2 ; d'un » autre côté les objets nécessaires pour se nourrir, pour se » vêtir, sont deux fois plus chers par la raison que ceux qui » exportaient du numéraire préfèrent maintenant exporter des » marchandises, qu'ils laissaient autrefois dans le royaume... » Comment donc réparer les pertes si grandes et si générales » qui ont frappé la population entière ?

» ... Ceux qui ont des rentes ont perdu d'abord le quart, » puis le tiers, puis la moitié, enfin le tout. Moi qui écris ces » choses, j'ai vu mon revenu diminuer de 500 livres depuis » qu'on acommencé à changer les monnaies. Je crois aussi, tout » bien considéré, que le roi a perdu et perd encore par cette » altération bien plus qu'il n'y gagnera jamais. Il faut que le » roi connaisse dans toute sa vérité cette calamité publique. »

La même plainte se reproduit constamment. Plus tard, écoutons encore Monstrelet parlant d'une ordonnance sur les monnaies rendue par Henri VI qui se titrait roi d'Angleterre

(1) Nicolas Oresme. Traité des monnaies, éd. Wolowski, 1861.

(2) Trésor des Chartes. J 450, 24. Boutaric, p. 308.

213

et de France, et qui était maître de Paris et de la plus grande partie du royaume : « Esquels jours aussi fut ordonné par » le Conseil royal que les flourettes, qui avoient cours pour » 4 deniers, seroient remises à 2, et l'escu d'or, qui avoit cours » pour 9 francs, fut mis à 18 sous parisis ; pour lesquelles » mutations... furent moult de gens troublés, voyant que leurs » chevances qu'ils avoient es monnaies dessus dites estoient » diminuées la huitième partie. Et pour avoir provision d'autre » monnoie nouvelle qui fust de valeur, furent forgez salus d'or » qui avoient cours pour 25 sols tournois la pièce. »

Le Journal d'un bourgeois de Paris est rempli de lamen- tations sur le prix exorbitant des vivres à cette époque. « Lors » fut la chair si chière , que un bœuf qu'on avoit vu maintes » fois donner pour huict francs ou dix tout au plus, coustoit » 50 francs, un veau 4 ou 5 francs, un mouton 60 sols ! »

Monstrelet nous a conservé la complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France : « Sostenir ne nos povons » plus. »

Ces maux d'ailleurs n'étaient pas particuliers à la Guienne et à la France ; toute l'Europe occidentale en souffrait, et faisait entendre les mêmes plaintes.

Article 3. Appréciation du prix des marchandises.

| 1. VALEUR COMPARÉE DES MONNAIES.

Nous pensons qu'il serait fort intéressant de pouvoir comparer le prix des marchandises à l'époque dont nous nous occupons avec les prix des marchandises de même nature aujourd'hui.

Le problème présente il est vrai des difficultés considérables, et que nous ne cherchons pas à nous dissimuler; il a même été déclaré insoluble; mais il n'en a pas moins préoccupé de nombreux savants. Sur cette matière « un livre suffirait à peine, » a écrit l'érudit A. Leber; il faudrait dix ans pour le faire » et peut-être n'est-il pas faisable ». Il n'en a pas moins écrit Y Essai sur V appréciation de la fortune privée au moyen âge, que nous prendrons pour un de nos guides.

L'appréciation de la valeur intrinsèque du même poids de métal monétaire à deux époques différentes, exprimée en monnaies des

214

deux époques, a tenté plusieurs écrivains. Quand les éléments en sont connus, elle peut donner des résultats satisfaisants. Ainsi il est certain que le marc d'argent actuel pèse 55 de nos francs : donc, si à une époque antérieure on a payé une mar- chandise un marc d'argent, on l'a payée avec le même poids de métal que nous donnerions pour 55 francs; et si dans ce marc on taillait autrefois dix pièces appelées livres, nous dirions que chacune de ces livres vaudrait aujourd'hui, valeur intrinsèque, dix fois moins que nos 55 francs, soit 5 fr. 50.

Mais nous avons en outre à chercher la valeur commerciale à deux époques différentes du même poids métallique, c'est-à-dire la puissance variable de l'or et de l'argent en vertu de laquelle avec le même poids d'or et d'argent on paiera suivant les circonstances une plus ou moins grande quantité des mêmes marchandises. C'est ce qu'on appelle le pouvoir de l'argent, ainsi que nous l'avons indiqué.

Plusieurs économistes, notamment Rossi, ont déclaré que cette appréciation est impossible. D'autres, Quesnay, Adam Smith, Garnier, J.- Baptiste Say, Dupré de Saint-Maur, de Pastoret, et plus près de nous Guérard, de Wailly, Clément, Leber, et bien d'autres, nous ont donné leurs calculs.

Plusieurs d'entre eux ont adopté comme élément de mesure le prix du blé. D'autres, et avec raison selon nous, ont pensé qu'il faut tenir compte du prix de tous les objets qui servent à tous les usages de la vie, non seulement celui des objets d'alimentation, de vêtements, d'ameublement, mais de tous les objets de consommation même de luxe, et de tous les salaires.

S'il s'agissait d'arriver à une certitude mathématique, de déterminer un chiffre comme lorsqu'il s'agit de connaître la mesure du méridien pour fixer la longueur du mètre, tout calcul serait impossible ou erroné; mais il suffit ici de trouver des moyennes, et nous posons ainsi la double question :

Quel est en poids d'argent la valeur actuelle de notre monnaie qui serait nécessaire pour représenter une livre, alors par exemple qu'on taillait 10 livres dans le marc nous taillons 55 francs ? C'est la valeur intrinsèque.

Quelle somme de notre monnaie faudrait-il dépenser aujourd'hui pour vivre dans les mêmes conditions générales de logement, d'alimentation, de vêtement, que vivait un homme dépensant par exemple 1,000 livres par an en 1350 ?

215

C'est le pouvoir de l'argent; et s'il faut de nos jours six fois plus de notre monnaie, nous dirons que ce pouvoir est comme 1 est à 6.

C'est cette proportion de 1 à 6 qu'a adoptée Leber dans son ouvrage devenu classique sur l'appréciation de la fortune privée au moyen âge. Mais Leber a pris pour mesure actuelle du pouvoir de l'argent les prix de la période de temps qui s'écoulait de 1820 à 1840. Depuis cette époque des faits économiques de la plus haute importance ont fait baisser la valeur de l'argent, ou, si l'on préfère, ont fait hausser le prix des denrées et des services, de telle sorte que le pouvoir de l'argent est aujourd'hui plus faible.

La découverte des mines d'or de la Californie, de l'Australie et de Cayenne, le développement considérable de la production des mines d'argent ; la facilité et la rapidité des communications dues à la création des chemins de fer et de la navigation à vapeur; l'emploi, sur une échelle jusqu'alors inconnue, des valeurs fiduciaires, l'immense accroissement de la production et de la consommation, sont les causes de ce fait incontestable.

Les discussions de la Société d'économie politique, les mercu- riales, les statistiques, les publications de la Commission des valeurs, démontrent que si les prix n'ont pas exactement doublé depuis 1840, du moins est-il certain qu'ils ont augmenté de 50 pour 100, et que l'on paie aujourd'hui 1 fr. 50 ce qui coûtait alors 1 franc. Dans ces conditions, et acceptant au surplus le mode de calcul de Leber, le pouvoir de l'argent n'est pas seule- ment aux xme, xive et xve siècles comme 1 est à 6, comparé à son pouvoir actuel, mais comme 1 est à 9.

Nous arrivons ainsi à posséder un moyen qui nous donne, non une appréciation rigoureusement exacte, mais une approxi- mation suffisante pour comparer les prix des marchandises.

Pour permettre à nos lecteurs de faire eux-mêmes les calculs nécessaires, nous avons dressé une table indiquant les prix moyens du marc d'argent, de la livre, du sou et du denier en bonne monnaie de l'époque, calculés en livres tournois, et appréciés en monnaie actuelle.

Voici la manière de s'en servir :

Toutes les monnaies d'or et d'argent, le florin, l'écu, l'aignel, le léopard, le guiennois, avaient une valeur variable, et cette valeur s'exprimait en monnaie de compte. Ainsi l'on disait : le

216

florin vaut 23 sous, 25 sous, 30 sous, suivant le poids et le titre du florin.

La monnaie de compte était invariable. C'était la livre. Mais à Bordeaux la livre de compte comprenait trois espèces de livres : la livre sterling, la livre tournois et la livre bordelaise. Chacune de ces livres de compte était divisée en 20 sous et chacun de ces sous en 12 deniers. Pour convertir ces livres l'une dans l'autre, il faut connaître leur valeur proportionnelle.

La livre sterling, le sou sterling, le denier sterling valaient 4 livres tournois, 4 sous tournois, 4 deniers tournois, c'est-à-dire

4 fois plus que la monnaie tournois; la livre sterling valait

5 livres bordelaises, ou 5 fois plus que la monnaie bordelaise. Il est donc facile de ramener à la livre tournois les valeurs

exprimées en livres, sous et deniers sterling, en multipliant cette dernière monnaie par 4 ; et les valeurs exprimées en monnaies bordelaises en retranchant un cinquième de celles-ci, livres, sous et deniers, pour avoir les livres, sous et deniers tournois.

Les comptes de Richard Filongleye sont établis, comme il l'exprime, en monnaie du pays, c'est-à-dire en livres, sous et deniers gyennois sterling dont un sterling gyennois vaut 5 deniers petitz gyennois noirs. Il « excepte l'encrue des » monnaies dudit temps pur ceo qu'ils sont de diverses allaies ».

Il reçoit aussi des livres sterling d'Angleterre, lesquelles ont sur les livres sterling gyoneis un bénéfice de change variable, car il est tantôt de 5 pour 100, tantôt de 2.50 pour 100 environ, au profit du sterling anglais.

Ces comptes nous indiquent encore les rapports entre la monnaie des gyennois sterling et les diverses monnaies étrangères, surtout françaises :

Le franc d'or qui valait 4 sous sterling gyoneis;

Le noble d'Angleterre qui valait la moitié d'une livre sterling gyoneis, et en monnaie française deux écus ou moutons (1).

(1) Delpit. Documents français, p. 175 : Reçu 17,461 1. 18 s. 8 d. sterling anglais. Avantage de ladite monnaie sur le sterling gyoneis : 434 l. 12 s. en sterlings gyoneis.

Nr 25. Dédit S. G. de Lacy : 17,947 1. 10 s. 8 d. sterling anglais. Avantage de ladite monnaie : 9561. 8 s. 9d. en sterlings gyoneis. 20,000 livres sterling anglaises. Avantage : 1,2151. 13 s. 10 d. sterling gyoneis.

22. Franc d'or pour IV s. st. gyon.

- 2tf -

Ce rapport important de la monnaie d'or de France avec la monnaie d'or de Guienne et d'Angleterre est confirmé par de nombreux documents (1).

Dans les comptes de l'archevêché nous trouvons presque toujours, lorsqu'il s'agit d'écus, de florins, d'angelots, de moutons, de léopards, leur valeur exprimée en livres sterling, tournois ou bordelaises de l'époque.

Ainsi nous lisons clans ces comptes, à l'année 1355, 40 : « Mai 1355, donné à Pierre de Lamothe, frère de l'archevêque, » 150 royaux d'or, estimés par les changeurs de Bordeaux » 237 florins d'or neuf du coin de Bordeaux qui, comptés » chacun pour 24 sterlings, font 23 livres 14 sous sterling. » Si nous voulons savoir ce que vaudrait cette somme en monnaie actuelle, nous dirons : 237 florins à 24 sterlings font 23 livres 14 sous sterling, qui donnent un chiffre 4 fois plus fort en livres, sous et deniers tournois, soit 94 livres tournois

(1) Après la bataille de Poitiers le paiement de la rançon du roi de France et de celles de plusieurs grands seigneurs faits prisonniers ; plus tard la rançon de Duguesclin, donnèrent lieu à des opérations financières qui nous indiquent les corrélations des monnaies d'or françaises avec les monnaies d'or anglaises et bordelaises.

Le noble d'Angleterre valait 2 écus d'or ou mouthons de France. Ainsi le prince de Galles, en 1357, promit de payer à Jean de Grailly, captai de Buch, et à ses compagnons les chevaliers gascons bordelais qui avaient fait prisonnier Jacques de Bourbon, la rançon de celui-ci fixée à 25,000 écus d'or vieux, en 12,500 nobles payables à Bordeaux.

Le H octobre 1360, Edouard III reconnaît que le roi de France a payé à Calais, sur sa rançon, 600,000 écus d'or dont les deux valent un noble de la monnaie d'Angleterre. Le 30 janvier 1361, Edouard III rappelle que la rançon du roi Jean était payable en florins de Florence de bon or et de bon aloi et poids et qu'il en a reçu une partie en florins d'écus, dont 2 valent 1 florin de noble de la monnaie anglaise. (Rymer, 1360, 533. Rymer, t. III, p. 2, 37. « Quod solutio illa fiât de floreins de scuto, de quibus duo valebunt unum florenum » de noble, de nostra angliae moneta?. »)

L'archevêque de Sens avait lui aussi été fait prisonnier à la bataille de Poitiers, et mis à rançon par Thomas de Beauchamps, comte de Warwick, pour 48,000 écus, valant 24,000 nobles. (Rymer, 1er avril 1362, 57.)

Le 23 octobre 1362, le roi déléguait à Johan Chandos, vicomte de Saint- Sauveur, sur la rançon du roi de France, 30,000 écus d'or, dont 2 valent 1 noble. Le jour de la Saint-Michel de la môme année, il reçoit des seigneurs etdes villes de Bourgogne, pour la même rançon, 10,000 deniers d'or ou moutons, du coin de France, dont 2 valent 1 noble. Le 3 avril 1363, il délègue au prince de Galles 60,000 écus d'or, dont 2 valent 1 noble. (Rymer, lac. cit., 70, 75.)

£18

16 sous. En nous reportant au tableau ci-après, nous trouvons que la livre tournois en 1355 valait 82 fr. 50, et le sou tournois 4 fr. 13 de notre monnaie. Donc la somme donnée au frère du pape représente la somme actuelle de 7,785 fr. 78.

"Vers 1332 nous voyons une vente de vins : 17 tonneaux à 115 sous bordelais le tonneau ; 2 tonneaux à 67 sous bordelais et 1 tonneau à 71 sous bordelais. Il faut réduire ces chiffres en monnaie tournoise, et pour cela diminuer de 1/5 le chiffre du sou bordelais pour avoir sa valeur en sous tournois. Le sou tournois de 1333 valait en monnaie actuelle 8 fr. 25, et il fallait 92 sous tournois pour équivaloir à 115 sous bordelais. 92 X 8.25 = 759 francs, prix de chacun des premiers tonneaux. Le tonneau à 67 sous serait payé aujourd'hui 446 francs, et celui à 71 sous 470 fr. 25.

Pierre de Cabarrus payait, en 1361, 2 sols bordelais pour une vigne à la Tauga, proche le Palais Gallien. Ces deux sols bordelais valaient 20 deniers de Tours et paieraient aujourd'hui 7 fr. 30.

Une paire de souliers achetée 5 sols la paire se paierait aujourd'hui 18 fr. 35.

Les journées d'hommes et de femmes, pour les vendanges de 1361, sont portées, les premières à 10 gros et les secondes à 5 gros, plus la nourriture, et il est dit : le gros vaut le douzième d'un sou. Le denier de 1361 valait 0 fr. 36; la journée d'homme serait donc payée aujourd'hui, en déduisant la différence du denier bordelais, à raison de 8 gros tournois, 2 fr. 88; et celle de la femme la moitié, 1 fr. 45 centimes.

Nous donnons le tableau des valeurs de la livre tournois comparées à celle de la monnaie actuelle, afin de pouvoir apprécier la valeur réelle des denrées et marchandises. Nous répétons qu'on n'arrivera qu'à une moyenne sujette à des écarts, quelquefois importants peut-être, mais en réalité tout aussi approximativement exacte que celle qui nous est fournie par les statistiques des douanes et celles de la Commission des valeurs sur les prix actuels.

219

TABLE A U de la valeur actuelle de la livre tournois de 1198 à 1458.

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VALEUR ACTUELLE

PRIX DU MARC

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1298

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»

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0 40

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931

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8 10

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2 85

0 24

1307

2 18

1897

»

170 65

8 55

0 71

1308

2 15

2000

»

180 »

9 »

0 75

Sept, à avril.

Avril à sept.

3 10

1571

»

141 40

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0 60

1310

3 15

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»

131 94

6 59

0 54

1312 1313

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1354

»

123 75

6 18

0 52

1314

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»

185 40

9 27

0 70

1316

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1354

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123 75

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1716

»

185 40

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0 70

1336

4 10

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»

109 98

5 50

0 55

1338 1339

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931

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Premiers mois

fin 1352

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1354 1355

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| 2. QUELQUES PRIX DE SALAIRES ET DE MARCHANDISES.

Nous donnons l'indication de quelques prix de salaires ou de marchandises qui nous paraissent se rapporter à la fin du xme siècle ou au commencement du xive. Ce tarif est celui qui est appliqué « quant bona moneda cort», quand la bonne monnaie court, quand l'esterling va pour 5 deniers bourdelois ou 4 deniers tournois.

Salaires. Les ouvriers des vignes sont payés plus cher dans le Bordelais que dans l'Entre-deux-Mers, et leurs journées sont plus fortes pendant l'été que de la Saint-Michel à la Chan- deleur. Ceux du Bordelais reçoivent pour tailler et dresser la vigne, le podador, saquador et levador, 10 deniers par jour en hiver, 12 en été. Le probayador, qui fait les provins, 14 deniers à Bordeaux, 12 deniers au dehors. Les femmes 6 deniers. Les travailleurs à la houe, fudidors, gagnent une journée d'hiver de 9 deniers et d'été de 12.

222

Les charpentiers de haute futaie et de navires gagnent : le maître 2 sous par jour, et l'apprenti, lo massip, 20 deniers. Le charpentier de barriques gagne la même journée, augmentée de 6 deniers en été. La façon d'un tonet se paie 2 sous; 12 deniers pour remettre une douelle à une barrique si elle est à terre; 18 deniers, si elle est sur le navire; 2 sous pour mettre un fond de tonneau. Le plieur de codre reçoit 3 deniers par faix de codre du haut pays et 2 deniers 1/2 de codre de Bayonne.

Les mariniers de Blaye et de Langon reçoivent 5 deniers par voyageur et 15 deniers s'il est à cheval. Ceux de Cadillac, Rions, Podensac, 3 deniers ; Langoiran, Portets, Le Tourne, 2 deniers; Beaurech, Cambes,Quinzac, 1 denier; Macau, Bourg, 4 deniers ; Lormont, 1 mailhe.

Le transport des vins du haut de la rivière, de Langon et de Saint-Macaire à Bordeaux, est réglé à 2 sous 6 deniers par tonneau ; de Sainte-Croix-du-Mont et Barsac, à 2 sous ; de Cadillac, Rions, Podensac, à 20 deniers; de Langoiran, Le Tourne, Portets, à 18 deniers, et des autres ports à 14, 12 et 10 deniers. En aval, de Macau, 2 sous 6 deniers, et des autres ports jusqu'à Lormont, 20, 16, 14 et 12 deniers.

Le gabarier qui porte le vin du port de la ville à la nau qui charge pour l'étranger reçoit 6 deniers par chaque tonneau. Les rouleurs de quai, braymantes, reçoivent 4 deniers pour rouler les vins du chai au navire, 3 deniers du quai au navire;

4 deniers du vaisseau à terre, 6 deniers du vaisseau au chai; le tout par tonneau. Les arrimeurs reçoivent 17 deniers par tonneau.

Le forgeron vend la livre de fer ouvré, serrures, clés, serpes, pour 6 deniers.

Le maréchal ferrant pour fer neuf, 7 deniers par pied de cheval, 6 deniers par pied de roussin, 4 deniers par pied d'âne; pour referrer, 2 deniers.

Les sacquiers pour porter une escarte de blé, 4 deniers ; au plus long 6 deniers.

Le loyer d'un roussin et d'un âne se paie par jour 2 sous pour le premier, 16 deniers pour le second; et en temps de vendanges, 3 sous et 2 sous.

Le loyer d'une paire de bœufs en temps de vendanges,

5 sous.

223

Habillement. Le prix de façon de robes, guonet, gaudi- chon, chaperon d'homme, simples, sans ornements, 3 sous ; si le gaudichon est fourré, 4 sous; si le guonet est boutonné, 5 sous. Le guonet ou gaudichon fourrés de velours, la cape de dame avec cordelière, 8 sous; mante simple ou manteau, 2 sous; avec collet garni de taffetas, 2 sous 6 deniers; s'il est fourré, 3 sous 6 deniers; manches garnies de boutons, 16 deniers; fourrées, 20 deniers; la soie, le taffetas et les boutons payés en sus.

Souliers de bon cuir, grands, 4 sous 6 deniers ; de cuir de vache, 3 sous 4 deniers; ordinaires, 3 sous; de femme, 20 deniers.

Marchandises. Métaux. Livre de fer ouvré, 6 deniers; non ouvré, 2 deniers; fer démarre, 2 sous; faussot, 5 sous; sarcle, 15 deniers; fourche ferrée, 2 sous; grande hache de charpentier de haute fuste; doloyre à doler; à tailler fonds. Livre d'acier, 4 deniers; serpe avec crête, 3 sous 6 deniers; sans crête, 2 sous. Livre de plomb, 3 deniers. Livre d'étain ouvré, 8 deniers. Façon pour ouvrer 1 livre, 3 deniers. Le cent de clous de gabare, 2 sous ; de gualup, 3 sous ; de fulha, 6 deniers ; de Rions, 10 deniers.

Bois. Le bois de bûches de Buch, 4 sous; d'ailleurs, 3 sous; la douzaine de fayssonnats de Dordogne, 18 deniers; d'ailleurs, 16 ; le faix de paille, 6 deniers.

La douzaine de vime menu de Bourg, 7 sous; vime gros à refendre, 6 sous; le millier de vime de comande, 3 sous; gerbe de vime branchu, 10 deniers. Pour fendre le millier de vime, 3 deniers.

La douzaine de lattes de 3 ans, 3 sous ; de carassons, 18 deniers ; de paux, 11 deniers.

Pierres. Pierre marchande de 1 pied et demi sur 1 pied, 20 sous le cent de la Saint-Michel à Notre-Dame de Mars, et 25 sous ensuite.

Sac de chaux. 18 deniers.

Poteries. Tuiles de Sadirac, 12 sous le mille à la tuilerie et 15 sous à Bordeaux ; de Courréjean, 9 sous et 12 sous ; de Langoiran, 10 sous et 15 sous Broc de terre, 6 deniers le meilleur ; petit broc , 3 deniers ; mortier de terre , 12 deniers; la douzaine de picheys de terre, 6 deniers; à eau, 3 deniers.

224

Divers. Cendres clavelées, 2 deniers; livre de résine, 3 deniers; de gemme, 3 deniers; de gemme de Born, 2 deniers et mailhe.

Cires et Chandelles. Les torches de cire auront au plus une once de suif par livre. La façon par livre de cire est de 2 deniers; le prix de la livre de cire 2 sous. Livre de chandelle avec coton, 8 deniers; sans coton, 6 deniers. Façon de a chandelle de suif, 3 sous le quintal. Chandelle de gemme, 2 deniers.

Cuirs. Peaux de bouc blanches de 36 livres poids valent 6 livres bordeloises ; de chevreau blanches de 25 livres, 70 sous bordelois. La douzaine de peaux de cordouan, 25 sous; de moutons de Navarre, 20 sous; de moutons de Saintonge, 10 sous.

Le tonneau de cuir de Bristol, 30 livres; de Cork, Waterford, Ross, Limerick, Dublin, 24 livres; de Toulouse, de Gascogne, de Périgord, de Saintonge, de Morlaas, au plus haut 20 sous l'esquinas.

Toiles, Draps. Le tisserand doit prendre pour une aune de toile 6 deniers. Que nul ne soit si hardi de gagner plus de 2 sous par livre sur le drap.

Vivres. Céréales. Boisseau de froment gros, 12 sous; d'audet, 14 sous; de seigle, 8 sous; de fèves, 8 sous; d'avoine, 7 sous; de mil, 7 sous; de panis, 7 sous.

Le fournier ou la fournière ne devront pas prendre plus de 17 deniers de l'escarte de pain à cuire; de la pâtisserie, du choine, 2 sous 8 deniers; du gâteau de fougasse, 3 sous 4 deniers.

A cette époque, le blé et le pain étaient très chers. « Assurer » à leurs administrés du pain était la douloureuse et constante » préoccupation des jurats. » (2e Livre de la Jurade, introd., p. IX.)

Le blé se vendait :

Le 29 juillet 1420 le boisseau. 28 sous.

Le 31 du même mois 30 »

Le 13 novembre 25 »

Et en novembre 1421 20 »

Ce qui représenterait, suivant nous, 44 fr. 80, 48 francs, 40 francs et 32 francs.

225

Le prix du pain était calculé sur celui du blé ; mais le mode de calculer différait du nôtre. La valeur invariable était celle de la monnaie. On achetait pour 1 sterling ou pour 2 sterlings de pain; et pour ce prix on obtenait un nombre variable d'onces.

Ainsi, le 19 mai 1421, on obtenait pour 2 sterlings le poids de 12 onces de pain blanc, cuit, de première qualité ; de 15 onces de pain ordinaire, et de 19 onces de pain bis ou barsalon ; et pour un sterling, la moitié.

Si nous calculons ces prix sur la même valeur relative en monnaie actuelle que nous avons adoptée pour le prix du blé, nous trouvons que la livre de pain blanc de 16 onces aurait coûté en notre monnaie 1 fr. 28; celle du pain ordinaire, 1 fr. 04, et celle du pain brun, 0 fr. 80.

Le 13 août 1421, le prix du pain avait augmenté. Pour 2 sterlings, on n'avait plus que 10 onces de pain blanc. 13 d'ordinaire, et 17 de barsalon; ce qui établirait le prix de la livre, en notre monnaie, à 1 fr. 54, 1 fr. 18 et 0 fr. 90.

Viandes. Un bœuf avec le cuir, 100 sous ; sans le cuir, 4 livres. Porc : le meilleur, 20 sous; le moyen, 15 sous. Le chevreau, 2 sous 6 deniers. L'agneau du Médoc, 6 deniers avec le cuir; du haut pays, 8 deniers.

La paire de chapons, 3 sous; de belles poules, 2 sous; de communes, 18 deniers ; d'oies, 1 sou.

Gibier. Lièvre, sans la peau, 2 sous; lapin, 20 deniers.

Bécasse, 4 deniers \ biganon, 5 deniers; nègre, 6 deniers ; vermeil, 12 deniers; courbageau, 13 deniers; perdrix, 10 deniers; perdrix rouge, 16 deniers; faisan, 3 sous.

Poissons. Merlus frais, 20 deniers; le meilleur salé, 10 deniers; commun, 6 deniers; hareng, 13 deniers. Congre salé, 3 sous; lamproie grosse, 5 sous; lamprodons, la douzaine, 6 deniers. Pièce de saumon, 2 sous. Autres poissons, suivant la taxe.

Sel, Épices. Sel, 3 deniers. Poivre et épices : le marchand ne doit gagner que 2 sous par livre, c'est-à-dire 10 pour 100.

Vin. Ne doit se vendre en taverne plus haut que 30 deniers.

226

Article 4. Les Changeurs, les Banquiers, les Courtiers,

les Foires.

Au milieu des fluctuations incessantes du cours des monnaies, le grand régulateur c'est le change. Le changeur au moyen âge se retrouve dans toutes les places de commerce, comme à toutes les foires. Il fréquente les foires de Beaucaire, de Cham- pagne, du Landit à Saint-Denys. Il accompagne les marchands dont il facilite les transactions.

« A Laingny, à Bar, à Provins, » Si i a marchéants de vins, » De blé, de sel et de hareng, » Et de soie, d'or et d'argent (1). »

Ces changeurs étaient Lombards, Cahorsins ou Juifs. Comme les banquiers, dont ils n'étaient souvent que des commis, ils faisaient le commerce des matières d'or et d'argent, et celui des espèces métalliques. Un grand nombre de paiements s'effectuait d'ailleurs en lingots ou marcs d'or et d'argent.

Les grands banquiers d'Italie, de Venise, de Florence, de Pise, de Lucques étaient les banquiers des princes, et aussi ceux du commerce. Quelques-uns ont été fermiers des revenus, ou de quelques branches des revenus d'Aquitaine. Pendant tout le cours du xive siècle, les documents contemporains nous montrent l'influence considérable, en Angleterre et en Guienne, des Spini, des Frescobaldi, des Bardi, des Perucci, des Alberti, appuyés par les papes. Ils prêtèrent des sommes considérables. Sismondi dit qu'Edouard III, malgré de nombreux rembourse- ments, se trouvait débiteur des Bardi de 180,000 marcs sterling, et des Peruzzi de 135,000 marcs sterling.

En 1301 c'étaient les Spini, de Florence; puis les Frescobaldi. En 1312, Emeric et Bellino Frescobaldi avaient été fermiers des recettes d'Ecosse, de Galles, d'Irlande et de Gascogne, et avaient appliqué ces recettes au paiement des emprunts qu'ils avaient consentis au roi Edouard II. Celui-ci entendait toucher les recettes entières; le roi voulut leur demander des comptes; ils

{'\)Le Dict des Marchéants. Y. Bourquelot. Mémoires présentés à l'Institut par divers savants.

227

répondirent qu'ils n'étaient justiciables que du pape, et le roi fit entre les mains du souverain pontife une véritable saisie- arrêt, priant le Pape de saisir et arrêter tous les biens des Frescobaldi, en quelques mains qu'ils pussent se trouver (1).

En 1317, Edouard II faisait ses emprunts aux Bardi et les recommandait vivement au roi de France. En 1343, Edouard III concédait aux Bardi et aux Peruzzi le commerce des laines, pour les rembourser, disait-il, des grosses sommes qu'ils lui avaient prêtées (2). En 1374, les Alberti de Florence figurent parmi les banquiers du roi.

Les rois d'Angleterre étendaient le monopole royal non seulement sur les monnaies, mais sur toute transaction relative aux matières d'or et d'argent. Ils réglaient, en outre des dispositions prises pour l'intérieur, les relations avec l'étranger par la prohibition d'entrée ou de sortie des métaux précieux. Ils se bornaient à réglementer la fabrication des objets d'orfè- vrerie et rendirent de nombreuses ordonnances sur ce sujet.

A Bordeaux la situation des orfèvres était réglée, à peu de variations près, par les décisions rapportées dans le Livre des Bouillons, et datées des 30 décembre 1357 et 6 avril 1358 (3). Le roi Edouard III avait, par ses ordonnances, édicté pour la ville de Bordeaux et le duché deGuienne des règles analogues à celles qu'il avait faites pour le commerce des orfèvres de Londres. Les objets d'or et d'argent, lingots, vaisselle ou monnaies, ne pouvaient être vendus que devant les changeurs ou en l'orfèvrerie devant les maîtres du métier, publiquement et ouvertement; les orfèvres élisaient des prud'hommes pour surveiller leur industrie; tout ouvrage d'orfèvrerie devait être de bon aloi et marqué d'un poinçon. Ce poinçon était remis par le connétable de Bordeaux et portait une tête de léopard. Sauf ce règlement, les orfèvres de Bordeaux restèrent soumis à la juridiction du maire et des jurats.

Le change était une opération d'autant plus nécessaire qu'il s'exerçait sur toutes les matières d'or et d'argent, et que d'autre part la diversité des espèces monnayées et les varia- tions de valeur de ces espèees étaient plus nombreuses et plus répétées. C'était une source de bénéfices importants; aussi

(1) Rymer, I, fJ 932; II, 190, 3I6.

(2) Rôles gasc, f°111.

(3) Livre des Bouillons, fo 122.

228

les rois s'en réservaient-ils le plus possible le monopole. Le 28 septembre 1232, le roi Henri III défendait à tous Juifs ou chrétiens qui achetaient ou vendaient des matières d'or ou d'argent de se servir d'autres changeurs que des changeurs de la Chambre royale des monnaies (3).

Nous voyons les rois d'Angleterre jouir de ce monopole à Londres pendant toute la période dont nous nous occupons. En 1335, le 21 septembre, Edouard III prohibait l'exportation de l'or et de l'argent et défendait aux Anglais de faire aucune opération de change sur les métaux et monnaies, sauf devant la table royale du change établie à Londres, ou devant celle qu'il constituait à Douvres et concédait à William de la Pôle (1).

Plus tard, en 1413, le roi Henri V concédait et affermait le monopole du change à Londres et à Calais, les deux seules places il fût permis d'acheter et vendre l'or et l'argent en lingots, bijoux ou monnaies, et était reçu l'argent des voyageurs et pèlerins auxquels il n'était permis d'importer ou d'exporter que les sommes nécessaires à leur voyage.

Il n'en était pas ainsi à Bordeaux dans les premières années de la domination des rois d'Angleterre. La vieille cité romaine faisait elle aussi frapper sa monnaie ; elle avait ses changeurs et exerçait le droit exclusif de les nommer et de les surveiller, probablement aussi d'en recevoir quelque profit. Le roi voulait avoir seul le monopole et les bénéfices du change, comme à Londres. En 1275, le connétable de Bordeaux Jean de Labère fit venir au château de l'Ombrière tous les changeurs de la ville et les jeta en prison : il en fit conduire quelques-uns à La Réole et les mit au cachot. Les changeurs furent tellement maltraités que l'un deux, Hélie Descamps, mourut de misère; quant aux autres, quoique n'étant convaincus, ni même accusés d'aucun crime, et que d'ailleurs ils offrissent bonne et suffisante caution et demandassent à être jugés, le connétable ne consentit à les relâcher qu'après leur avoir fait payer 2,000 marcs (2).

Le maire et les jurats s'empressèrent de prendre en mains la cause des changeurs et d'adresser leurs plaintes au sénéchal de Gascogne, Luc de Tany, qui obligea le connétable à restituer les

(<l) Rymer, t. I, fo 207.

(2) Rymer, v. II, pars II, fo 922.

(3) Baurein, IV, 285.

229

sommes qu'il avait extorquées. L'intervention du maire et des jurats revendiquait le droit de la ville à nommer les changeurs comme elle nommait les courtiers de vins et de marchandises. Le sénéchal, Luc de Tany, déclara que c'était sur un ordre exprès du roi qu'il avait fait arrêter les changeurs; mais comme il croyait que ces changeurs avaient été victimes d'une injustice, il demanda au roi de la réparer ; et il prit l'engagement de la reparer lui-même (1). Il ne parait pas pourtant que le sénéchal restitua à la ville le droit qu'elle réclamait, car pendant plus d'un siècle nous voyons le monopole du change exercé par les souverains ou par leurs officiers. Ainsi le prince de Galles percevait des redevances sur le change. Les comptes de son trésorier Richard Filongleye portent ces redevances, sous le nom d'eœitu cambii Burdigal.,h 522 livres sterling pour 1363 et 1364; 432 livres sterling pour 1365; 333 livres sterling pour 1366; 38 livres sterling pour 1367; et à partir de cette époque, la mention « nihil », rien (2).

Le prince avait-il restitué à la jurade bordelaise le droit de nommer les changeurs ? Cela n'est pas probable, car son fils Richard II concédait, en 1382, à Johan de la Valle, l'office de comptable et de changeur des monnaies en Aquitaine (3).

Ce n'est qu'en 1394 que le duc de Lancastre, auquel Richard, son neveu, venait d'octroyer le duché d'Aquitaine, fit au maire et aux jurats de Bordeaux, entre autres concessions, celle de la nomination des changeurs. Dans cet acte, daté du 20 mars, il est dit que de toute antiquité le maire et les jurats avaient été en possession du droit sur les changeurs, avec pouvoir de les instituer ou les déposer, suivant l'utilité publique; droit dont ils ont été dépouillés, et ils demandent à être réintégrés dans le droit de nommer et de destituer les changeurs, suivant les anciens usages, ut ab antiquo erat fieri consuetum (4).

Le duc le leur accorda, en se réservant toutefois de nommer un ou deux de ces changeurs. Le 12 mai 1401, Henri IV, roi d'Angleterre, duc de Guienne , confirma les Bordelais dans ce droit, « ainsi qu'ils l'avaient exercé autrefois ». Ils paraissent l'avoir conservé jusqu'à la fin de la domination anglaise (5).

(1) Livre des Bouillons, 416.

(2) Delpit. Documents français.

(3) Cal. Rôl. gasc, I,f°170.

(4-5) Livre des Bouillons, p. 270 et ss; p. 314.

230 -

COURTIERS ET JADGEURS DE VINS

Les courtiers exerçaient dès le xir3 siècle leur rôle d'utiles auxiliaires du commerce. Ils paraissent avoir été institués principalement pour « conduire les Anglais en graves » pour acheter des vins; mais il ne nous a pas été possible de savoir à quelle époque remonte leur institution. Nous les voyons exercer leurs fonctions officielles sur la nomination faite par le maire et par les jurats.

La durée de leur office était variable. En 1408, Gautier, de Londres, était nommé courtier pour sa vie, Pierre deus Claus, Bernicot de Montz et J. Ramon pour trois ans, Gaufrion de Sabinhac pour un an seulement. La même année, Arnaud de Bosc, Bidau de Bonegarde et Pey Baquey étaient aussi courtiers (1).

L'ordonnance des seigneurs jurats datée de 1408 portait que nul ne pouvait être courtier sans fournir caution. Les courtiers payaient à la ville une redevance de 4 francs par an (2). Cette redevance était affermée par la ville. Elle était affermée le 1er décembre 1408 à Jean Guassies. Elle le fut aussi à Jehan Espina pour la somme de 50 livres par an (3). Quelquefois la ville exemptait quelque courtier du paiement de la redevance. Elle agit ainsi avec Gautier, de Londres, qui avait rendu quelques services et qu'elle avait nommé courtier « sia corrater » por sustentar sa pobra vita » (4).

Il était délivré aux courtiers des lettres de commission scellées d'un sceau spécial par le trésorier de la ville (5). Ils devaient prêter le serment accoutumé. Ce serment indiquait leurs obligations. Le Livre des Bouillons nous les a conservées. La formule du serment porte la date de 1373 à 1379; mais elle n'est très probablement que la reproduction d'une formule précédente.

Les courtiers juraient d'être bons et loyaux pour le roi et la ville; de ne mener hors la ville par le pays nul marchand

(1) Livre de la Jurade, p. 34, 227,235, 240. (21 Livre des Bouillons, p. 542.

(3) Livre de la Jurade, p. 215.

(4) Livre de la Jurade, p. 337.

(5) Livre de la Jurade, p. 351.

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du parti ennemi, sans le congé de Monseigneur le maire; de ne mener aucun marchand pour goûter vins hors la ville si ce n'est le vin des vignes des bourgeois de la cité; et cela avec congé du maire ou de qui il appartiendra; de ne rien faire ni dire qui puisse déprécier les vins du pays et les faire vendre à vil prix, ou au rabais ; mais au contraire, de venir en aide à toutes gens du pays et spécialement aux bourgeois de la ville, et de leur faire vendre leurs vins à bon prix et au meilleur qu'il se pourra;

De ne prendre et demander pour leur courtage aucun salaire excédant la taxe et l'ordonnance de la ville, savoir 24 sous bordelais par tonneau de vin, et 2 deniers et mailhe par livre de toute autre marchandise ;

De ne prêter la main à aucun marché suspect; de ne pas aller sur le marché d'autrui, à moins d'en être requis; de mettre par écrit tous les marchés qu'ils feront et accorderont entre les parties; de rendre loyalement compte en justice des conventions qu'ils auront faites ; de dénoncer quiconque se sera ingéré dans les fonctions de courtier sans avoir prêté serment et reçu lettre de courtage ;

Enfin de payer 4 francs par an (1).

Les courtiers étaient d'ailleurs sévèrement punis s'ils se permettaient de contrevenir à l'ordonnance des jurats de 1408. Ils étaient privés de leur office et condamnés à courir la ville et au bannissement (2). Courir la ville, c'était être lié à une sorte de pilori ambulant, avec écriteau, et parcourir les rues sous l'escorte du bourreau.

Les registres de l'archevêché contiennent plusieurs mentions relatives au courtage. En 1362, il avait été fait une vente de 30 tonneaux de vin à des marchands bretons. Il fut payé aux personnes qui avaient procuré la vente un demi-léopard d'or par tonneau. Le prix du tonneau était de 11 léopards d'or.

Guillaume de Muret, courtier, qui avait procuré, à peu près à la même époque, la vente de 9 tonneaux, au même prix de 11 léopards le tonneau, reçut pour courtage 4 léopards d'or.

Pontet, courtier, qui fit vendre plus tard 21 tonneaux, reçut également son droit de courtage. Ces courtages ont varié de 4 à 4,40 pour 100 sur les prix de vente.

(!) Livre des Bouillons, p. 542. (2) Livre de la Jurade, p. 337.

232

Les fonctions du jaugeur de vins étaient différentes de celles des courtiers; elles relevaient du pouvoir royal, qui nommait les jaugeurs et affermait les redevances payées pour la jauge par les marchands. Le 16 juin 1344, le roi mandait aux Bordelais qu'il avait octroyé en fief viager à Ramon Sompter l'office de jaugeur des vins à Bordeaux et dans tout le duché. Cet officier devait, pour son salaire, recevoir 1 sterling bordelais par tonneau de deux pipes de vin, sur tous les vins exportés du duché, excepté sur ceux qui appartenaient aux bourgeois de Bordeaux, et comme tels étaient francs d'impôts, « infrà libertateburgensiumcivitatis nostrœ Burdigalœ » (1). En 1352, Thomas de Collet exerçait ces fonctions (2).

Le 26 mai 1358, le roi donna cet office à Auger de Montaut, seigneur de Mucidan, auquel il avait déjà donné à fief et affermé le droit de grande coutume sur les vins (3). Le prince de Galles confirma Auger de Montaut dans cet office, le 1er octobre 1365 (4). Nous trouvons successivement les noms de Johan de Stratton, en 1377 (5); de Henri Bowet, en 1399 (6); de Nicolas Bowet, chevalier, en 1425.

Ces grands seigneurs, parmi lesquels nous rencontrons le nom d'Henri Bowet, qui fut archevêque d'York, recevaient du roi en fief l'office de jaugeur, dont ils percevaient les salaires et dont les fonctions étaient accomplies par leurs délégués.

KO 1RES

On sait de quelle importance commerciale étaient les foires au moyen âge. Pendant leur durée les marchandises étaient exemptes d'impositions. Elles attiraient un grand concours d'acheteurs et de vendeurs.

Les Bordelais avaient demandé à jouir de ces privilèges, et avaient adressé leur requête à Edouard II en 1318. Le roi, le 16 septembre 1319, avait ordonné une enquête pour savoir si ces foires devaient être concédées aux citoyens de Bordeaux (7).

(1) Livre des Bouillons, p. 457. Cat. Rôl. gasc, fo 116.

(2) Cat. Rôl. gasc, fo 128. (3-4) Liv. des Bouillons, p. 146.

(5-6) Cat. Rôl. gasc. 1377, fo 165; 1399, fo 183.

(7) Cat. Rôl. gasc. 1 31 8-1 9, p. 53 et ss., m. 1 7 dorso. « De inf ormatione habenda super feria concedenda civibus Burdigalse. »

233

Ce ne fut qu'une vingtaine d'années plus tard, le 15 juin 1341, que les foires furent accordées.

Le roi Edouard III, roi de France et d'Angleterre et seigneur d'Irlande, manda à tous les prélats, comtes, barons, sénéchaux, connétables et officiers royaux du duché d'Aquitaine, qu'à raison des services qu'il a reçus du maire, des jurats et de la commune de Bordeaux, il accorde aux bourgeois de cette ville à perpétuité, d'avoir dans la ville deux foires chaque année, d'une durée totale de trente-deux jours; l'une commençant huit jours avant la fête de l'Ascension et finissant sept jours après; l'autre commençant huit jours avant la fête de la Saint-Martin d'hiver, et finissant sept jours après; avec tous les privilèges, libertés et affranchissements d'impôts habituels pour les foires; que pendant sept ans les marchands qui se rendraient à ces foires seraient affranchis de tous droits sur leurs marchandises; et après ce terme, qu'il ne serait prélevé au profit du roi que quatre deniers par livre sur le vendeur et autant sur l'acheteur (1).

Les deux foires de Bordeaux, aujourd'hui fixées en mars et novembre, existent encore, avec leur durée de quinze jours chacune.

Article 5. Budget de la ville au XVe siècle.

A l'époque romaine, la ville et cité de Bordeaux avait une administration municipale qui prenait à sa charge certaines dépenses d'intérêt public, et percevait, pour y faire face, certaines redevances,

Nous n'avons pas trouvé de documents qui nous permettent d'établir à cette époque le budget de la ville.

Il existe encore moins de documents pour l'époque qui suivit l'invasion des Wisigoths et des Francs, et s'étendit jusqu'aux derniers ducs d'Aquitaine.

Nous ne commençons à trouver de documents authentiques que pour la période anglaise de l'histoire de Bordeaux; ils nous ont été conservés par ce qui nous reste des registres de la jurade.

(1) Livre des Bouillons, 15 juin 1341, p. 140.

234

Les recettes de la ville étaient habituellement affermées par voie d'adjudication publique, annoncée par le cri des trompettes de la ville.

Elles comprenaient deux sortes de revenus : ceux provenant des taxes établies au profit de la ville et ceux provenant des propriétés de la ville elle-même.

Vers 1420, les taxes portaient sur les objets suivants :

Droit de 2 deniers et mailhe par livre monnaie sur l'entrée et la sortie des marchandises.

Ce droit a rapporté, pour les six mois de février à août 1414, la somme de 499 livres 8 sous 6 deniers, et pouvait être évalué à 1,000 livres par an.

Le droit sur les laines et le pastel.

Le droit de marque, de 5 sous par tonneau sur les vins du haut pays.

Le droit sur le vin vendu en taverne, soit en ville, soit aux Chartreux.

Le droit sur les grains, de 2 deniers par escarte (8 bois- seaux). Il était adjugé, en 1421, pour 100 livres par an.

6" Le droit sur la gemme et la résine.

Le droit de 20 sous sur chaque bouvier et charretier. Il était, à la même époque, affermé 100 livres de la monnaie courante à Bordeaux.

Le droit de l'aune et de la corde, ou droit des mesures du Pont Saint- Jehan. Il était affermé, en 1414, pour 50 livres par an.

Le droit du treizain du pain sur les marchands forains.

10° Le droit des encans.

Nous ne trouvons pas mentionnés les droits de marché sur le poisson, les viandes, et sur les bestiaux, qui cependant existaient probablement.

Les revenus patrimoniaux de la ville se composaient :

De ceux delà comté d'Ornon, qu'elle venait d'acheter, et qui étaient donnés à bail pour 88 livres 5 sols 5 deniers ;

De ceux de la banlieue de Bordeaux, ou prévôté du Médoc ;

De la prévôté d'Entre-deux-Mers ;

Du produit des fiefs et des immeubles urbains ;

Du produit des amendes.

235

Les dépenses étaient ordinaires ou extraordinaires.

Parmi les premières figuraient :

Celles de l'élection des jurats : convocations, repas, cérémonies ;

Les gages du maire, du sous-maire, des officiers de la ville; sergents, trompettes; médecins; ouvriers; visiteurs et mesureurs des vins, des grains, des poissons, des viandes, du pain, du merrain, etc.; des portiers de la ville;

Les livrées du maire et des jurats (le drap d'écarlate coûtait 8 livres l'aune) ; des officiers, sergents, trompettes de la Ville ;

Les salaires des auditeurs des comptes du trésorier, à 6 livres pour chacun ;

Les travaux publics: ponts, quais, murs et portes de la ville; pavages, récurages de la Devèze; voirie des quais ;

Les frais de recouvrement des taxes et ceux de justice. Le bourreau, le pendard, recevait 20 sous par semaine.

Les dépenses extraordinaires étaient surtout celles occasionnées par la guerre : l'achat de canons à 25 livres pièce, de boulets en pierre, d'armes diverses; l'achat de navires et de leurs agrès et avitaillements; l'entretien des officiers et des hommes des troupes de terre et de mer. Ces dépenses étaient couvertes par des emprunts dont le service était fait par la ville.

Les dépenses accessoires de la guerre comprenaient celles des députations envoyées au roi en Angleterre, envoyées aux villes ou aux grands seigneurs voisins, aux trois États de Guyenne réunis à Dax ; de l'envoi de nombreux messagers ; de la rançon du seigneur de Lesparre, fait prisonnier par les Français ; de présents de vins au roi et aux grands seigneurs d'Angleterre.

Les dépenses extraordinaires comprenaient aussi les frais des procès soutenus par la ville, notamment contre l'archevêque, les chapitres de Saint-André et de Saint-Seurin, l'abbé de Sainte-Croix.

Enfin, le paiement de l'achat fait par la ville de la comté d'Ornon.

Nous ne nous occupons que du budget ordinaire.

236

Nous en donnons les chiffres d'ensemble, les détails nous étant inconnus, pour quatre années de la période de 1413 à 1421. Ils sont extraits des livres de la Jurade, seuls documents conservés de l'époque dont nous nous occupons.

i

Recettes

ANNÉES

141314

1414-15

1419-20

1420-21

3931 » 5503

1572

»

29721 5115

2143

»

52431

4491

» 752

51 701 4966

» 204

Dépenses

Déficit

Excédent de recettes

Si nous ne connaissons pas les budgets postérieurs à 1420 jusqu'à la fin de la domination anglaise, nous pouvons cependant dire que ces budgets ont progressivement augmenté, d'une part en chiffres par la dépréciation croissante du titre nominal des monnaies, d'autre part en réalité par l'extension des besoins et des services municipaux.

237

CHAPITRE III Commerce intérieur.

Article premier. Voies de communication par terre et par eau.

Le mouvement commercial de Bordeaux au moyen âge peut se diviser, comme celui de nos jours, en trois branches : le commerce intérieur, le commerce étranger, et le transit.

Mais il est difficile de marquer à cette époque les lignes distinctives de chacune de ces divisions qui empiètent souvent les unes sur les autres, suivant les variations occasionnées par des causes diverses, et principalement par les changements de territoires qu'entraînaient les vicissitudes de la guerre. Nous ne pouvons indiquer qu'en termes généraux ce que pouvaient être le commerce de transit, et même le commerce intérieur et extérieur, pendant les guerres sans cesse renais- santes entre la France et l'Angleterre. La limite des possessions de chacune de ces puissances variait avec le sort des armes; un grand nombre de localités appartenaient tour à tour à l'une ou à l'autre; et ce que nous appellerions de nos jours la ligne de douanes se déplaçait constamment.

Nous appellerons donc commerce intérieur, non seulement celui qui s'opérait à Bordeaux par l'entrée et la sortie des marchandises circulant dans le Bordelais et la Guienne, ou dans les possessions anglaises, dont le cercle allait décroissant autour de Bordeaux; mais encore le mouvement effectué clans l'ensemble des provinces tour à tour anglaises et françaises du bassin de la Garonne. Nous considérons ce bassin, dont les cours d'eau aboutissent à Bordeaux, leur port naturel sur l'Océan, destiné par sa position à centraliser les produits de cette région allant à l'étranger, ainsi que ceux reçus en échange de l'étranger, comme une même contrée dont les échanges entre ses diverses localités ne constituent qu'un commerce

238

intérieur. Nous comprenons même dans ce commerce intérieur les marchandises reçues à Bordeaux de Narbonne et des ports français de la Méditerranée ou s'y rendant, parce qu'il nous serait très difficile de distinguer celles destinées à la consom- mation locale, et s'arrêtant à un point quelconque du parcours, de celles destinées à se rendre d'une mer à l'autre en transitant par Bordeaux.

Avant d'étudier les articles de ce commerce intérieur, nous devons examiner les voies de communication qui le desser- vaient.

Le commerce par les routes de terre offrait de nombreuses difficultés. Les anciennes routes romaines n'avaient pas été détruites; mais elles n'avaient pas été soigneusement entretenues. Les chemins de moindre importance n'étaient que des sentiers étroits, sans ponts, le plus souvent rudes ou défoncés; à grand'peine permettaient-ils le passage des lourdes charrettes à deux roues traînées par des bœufs. Le marchand chargeait le plus souvent ses marchandises sur des bêtes de somme, passant les rivières à gué, quand il ne trouvait pas le secours du bac. De distance en distance, un poteau armorié indiquait au voyageur qu'il passait sur le territoire d'un seigneur, d'un abbé ou d'une communauté municipale, auxquels il fallait payer le droit de péage pour lui et pour ses marchandises.

En temps de paix, les marchands avaient soin de se munir d'un sauf-conduit, que leur accordait à beaux deniers comptants le sénéchal de Gascogne ou le grand seigneur dont ils avaient à traverser les domaines ; mais ces sauf-conduits n'étaient pas toujours respectés. Tantôt ces malheureux marchands devaient payer des péages exorbitants; tantôt on les dépouillait d'une partie de leurs marchandises. Souvent ils étaient maltraités; quelquefois jetés en prison et mis à rançon. Ils avaient à se garer des bandes de pillards sans aveu qui couraient le pays et les dévalisaient.

En temps de guerre il était bien difficile d'échapper aux aventuriers de toutes sortes, à ces bâtards et coureurs d'aven- tures, tantôt Anglais, tantôt Français, détrousseurs toujours aux aguets, terrible fléau du commerce.

Et la guerre était alors l'état habituel de ces contrées d'Aquitaine.

239

« Nous allons enfin avoir la guerre! » s'écriait Bertrand de Born, le noble troubadour du château d'Hautefort, l'ami des princes anglais :

a Les bourgeois seront dans l'épouvante,

» Et par les chemins qui viennent de France,

» Nul ne passera sans être fait prisonnier :

» Voyageur, marchand ou sommier.

» Sera riche celui qui prendra à son gré (1). »

Plus d'un siècle après, pendant la guerre de Cent ans, pendant les campagnes du prince de Galles, les routes n'étaient pas plus sûres. Les barons de Gascogne et les chevaliers anglais pillaient à l'envi tout comme les hommes d'armes de France.

Froissard nous a dépeint ces hardis aventuriers : « Il n'est » temps, ébattement ni gloire en ce monde, disait Eméricot » Marcel, l'un de ces capitaines. Combien étions-nous réjouis, » quand nous chevauchions à l'aventure, et que nous pouvions » trouver dans les champs un riche prieur, un marchand, ou » une route (compagnie) de mules de Montpellier, de Limoux, » de Narbonne, de Béziers, de Toulouse ou de Carcassonne, » chargées de draps de Bruxelles ou de Moutier-Villiers, ou de » pelleteries venant de la foire au Lendit, ou d'épiceries venant » de Bruges, ou de draps de soie de Damas et d'Alexandrie. » Tout était nôtre et rançonné à notre volonté. Tous les jours » nous avions nouvel argent. Les vilains d'Auvergne et du » Limousin nous pourvoyaient, et amenaient en nostre chastel » les blés, la farine, le pain tout cuit, l'avoine pour les chevaux, » la litière, les bons vins, les bœufs, les brebis, les moutons » tout gras, les volailles et la poulaille. Nous étions gouvernés » et étoffés comme rois, et, quand nous chevauchions, tout le » pays tremblait devant nous (2). »

Le sire d'Albret, qui venait de passer au service du roi de France, ne cachait pas ses regrets : « J'avais plus d'argent, et » mes gens aussi, quand je faisais la guerre pour le roi » d'Angleterre, que je n'en ai maintenant; car, quand nous » chevauchions, nous trouvions toujours quelques riches

(1) Raynouard. Poésies origin. des Troubadours, t. IV, p. I77.

(2) Froissard. Chroniq., t. I, p. 241, 320; t. II, p. 407; t. III, p. 61.

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» marchands de Toulouse, de Condom, de La Réole ou de » Bergerac; il se passait peu de jours que nous ne fassions » quelque bonne prise. Et maintenant tout est mort (1). »

Les routes de terre n'offraient donc aucune sécurité.

La navigation sur les rivières avait moins à craindre peut- être; elle offrait, du moins à la descente, une rapidité plus satisfaisante : mais elle présentait, elle aussi, de graves difficultés.

La loi des Wisigoths avait permis aux riverains d'occuper la moitié du lit des rivières navigables et même des grands fleuves, pourvu que l'autre moitié restât libre pour les filets des pêcheurs et pour les bateaux. Mais cette moitié de rivière était généralement d'autant plus insuffisante, qu'elle était souvent obstruée par des bancs de vase ou de sable (2). Les barrages destinés à créer des chutes d'eau pour les moulins, ou pour faciliter la pêche du poisson, apportaient à la navi- gation des obstacles matériels.

Les droits de péage n'en apportaient pas de moins consi- dérables.

Ces droits existaient à l'époque romaine; mais ils avaient eu pour but de pourvoir aux dépenses de construction et d'entretien des ouvrages nécessaires à la navigation, et de ceux nécessaires à la traversée par les ponts ou par les bacs.

Les seigneurs féodaux s'emparèrent des droits de péage et en créèrent de nouveaux. Les rois les concédèrent ou les affermèrent; mais les bénéficiaires n'y cherchaient qu'une source de revenus et négligeaient leurs obligations, malgré les ordres répétés qu'ils recevaient de l'autorité royale.

Il n'existait pas sur la Garonne de société analogue à celles qui avaient été formées par les marchands fréquentant les rivières de la Seine et de la Loire. Cette dernière était fortement constituée depuis 1344.

Une marchandise transitant de la Méditerranée à l'Océan, de Leucate à Bordeaux, avait à acquitter soixante-dix fois des droits de péage (3).

(1) Froissard. Chroniq., t. II, p. 447.

(2) Lois des Wisigoths, lib. VIII, tit. IV, § 9.

(3) Pigeonneau, I, 483.

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Un droit, de quotité variable, était exigé pour passer devant, la terre du seigneur haut-justicier, et devant un grand nombre de villes. Narbonne, Carcassonne, Toulouse, Agen, Marmande, La Réole, Cadillac, sur la Garonne; Albi, Montauban, sur le Tarn; Cahors sur le Lot; Périgueux, Libourne, Bourg, sur la Dordogne, et beaucoup d'autres villes, imposaient une rede- vance sur chaque balle de marchandise, chaque barrique de vin, ou chaque hémine de sel, qui passait devant ces villes en montant ou en descendant.

Il serait trop long d'entrer dans le détail de ces péages. Nous nous bornons à indiquer, en amont de Bordeaux, ceux de La Réole, de Langon, de Cadillac, sur la Garonne ; et celui de Bourg sur la Dordogne.

Le péage de La Réole appartenait en 1308 à Pierre de Ladils. Il était estimé 1250 sols de rente (1).

Celui de Cadillac avait été concédé le 10 février 1367 par le prince de Galles à Jean de Grailly, captai de Buch. Il consistait en un impôt de 13 deniers par tonneau de vin passant devant Cadillac, pendant la vie du captai, réduit à 2 deniers et maille pour ses successeurs (2).

Le comte de Huntington, représentant le roi d'Angleterre, concéda en 1398 le péage de la Dordogne à Gaston de Foix, seigneur de Castillon-sur-Dordogne (3).

Nous pouvons considérer comme droits de péage les rede- vances exigées pour la navigation sur la Garonne, et qui étaient perçues soit par le souverain, soit par la ville de Bordeaux elle-même, sur les marchandises venant de Toulouse ou des autres contrées du haut pays. Nous en dirons quelques mots en parlant des vins de ces contrées reçus à Bordeaux.

Les droits de péage donnaient lieu à divers abus. On a signalé notamment les retards que certains receveurs mettaient avant de laisser circuler la marchandise, et les exagérations des perceptions. Ainsi, vers la fin du xme siècle, les officiers du roi d'Angleterre soulevèrent de nombreuses plaintes par leur âpreté à exiger des droits plus forts que ceux convenus, et par les sévices qu'ils exerçaient contre les commerçants. Les marchands de Toulouse, de Montauban, de Moissac, de Gaillac,

(1-2) Arch. histor. de la Gir., t. VI, 371.

(3) Arch. histor. de la Gir., t. VI, 329. Rymer. 1398, t. V, p. 82.

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de Rabastens, s'adressèrent à leur souverain le roi de France Philippe III, et intentèrent à Paris un procès contre le roi d'Angleterre en sa qualité de vassal. Edouard Ier chargea Jean de Grailly, captil de Buch, son sénéchal de Gascogne, de terminer ces contestations. Le sénéchal s'entendit avec les municipalités, et le roi ayant ratifié le traité, les droits de grande coutume auxquels les vins de ces contrées étaient assujettis furent réglés à 5 sols 6 deniers 1 obole de la monnaie bordelaise; les droits de petite coutume ou d'yssac à la moitié, et ceux de Royan à 2 deniers et 1 obole par barrique de vin.

Les droits de péage n'étaient pas seulement perçus sur la marchandise, mais aussi sur les voyageurs. Les Juifs surtout, colporteurs infatigables, étaient taxés à plus forte composition que les autres. Les anciennes coutumes de La Réole portent que tout Juif passant par la ville payait 4 deniers, et s'il avait un cheval 4 deniers en plus. Plus tard, à Cadillac, le péage pour un Juif ne montait qu'à un denier (1).

Article 2. Articles divers du commerce intérieur.

% 1. OBJETS D'ALIMENTATION.

Il ne nous est pas possible de consacrer quelques dévelop- pements aux divers articles du commerce intérieur. Ce serait d'ailleurs peu intéressant. Il est, en effet, facile de comprendre que le commerce s'exerçait sur tous les objets nécessaires aux condititions de la vie à cette époque. Il s'étendait par conséquent sur tous les objets se rapportant à l'alimentation, grains et farines, viandes et volailles, poissons, légumes, œufs, fromages, boissons; à ceux se rapportant aux vêtements, tissus divers, draps, laines, cuirs, peaux; à toutes les industries locales se servant des bois et des métaux.

* Quant aux grains, suivant les alternatives d'abondance ou de disette, de paix ou de guerre, ils donnaient lieu à des mouvements commerciaux qui constituaient plutôt des impor- tations ou des exportations en dehors du mouvement habituel

(1) Archiv. historiq., t. II, p. 239.

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de la consommation locale. Les libertés ou les prohibitions de transport des grains sont du domaine de l'économie politique.

Nous avons trouvé dans les registres des dépenses de l'arche- vêché de très nombreux renseignements sur les prix des blés à diverses époques, de 1339 à 1453.

Les mesures pour le blé variaient beaucoup avec les localités. Dans les pays appelés d'Entre-deux-Mers, de Cernés, et dans la sirie de Lesparre, on mesurait par escarte; dans le pays de Buch et d'Ornon, par conque et grande conque; à Fronsac par setter; à Bourg par carton; à Blaye par liurail et muid; à Bordeaux par boisseau.

L'escarte et la grande conque valaient 4 boisseaux, mesure de Bordeaux, soit 3 hectolitres et demi actuels. La conque valait la moitié de la grande conque .

Le froment, le seigle, l'avoine, le mil, les gesses, éprouvaient de grandes variations de prix. En 1332, l'escarte de froment se payait 23 sols bordelais; en 1339, 43 sols 9 deniers bordelais; en 1343, 4 livres bordelaises. Aux mêmes époques le seigle valait 14 sols, 26 sols, et 51 sols l'escarte.

Les boulangers faisaient du pain de diverses qualités, et étaient soumis à la taxe par les jurats.

Les viandes se vendaient sur les marchés. Les bouchers avaient leur banc, pour lequel ils payaient une redevance au seigneur, comme à Lesparre et à Castelnau, ou à la ville. Les viandes de bœuf et de vache étaient peu abondantes ; celle de mouton et surtout celle de chevreau étaient en plus grande quantité. Un grand nombre d'actes indiquent que la chair de chevreau était de l'usage le plus habituel; dans presque tous ceux de ces actes qui imposent aux vassaux l'obligation de nourrir et héberger le seigneur ou ses officiers, il est soigneu- sement stipulé qu'il aura droit à telle ou telle quantité de viande de chevreau, bouillie et rôtie, comme à telle ou telle quantité de volailles.

Le porc figure aussi comme d'un emploi fréquent, surtout à l'état de salaisons.

Les redevances en gélines ou poules se retrouvent dans un très grand nombre de baux à fief. La volaille paraissait abondante et formait un article important de consommation.

Nous trouvons, dans les comptes de l'archevêché, quelques détails sur des dîners donnés par plusieurs archevêques. Pour

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quelques-uns de ces dîners, nous n'avons pas le menu. Ainsi lorsque, le 7 juillet 1355, WT l'archevêque Pierre de la Motte invitait à dîner au palais archiépiscopal le sénéchal de Gascogne et le connétable de Bordeaux, le maire Thomas de Ros, et les deux envoyés d'Angleterre le seigneur Stefen de Corinton, chevalier, et le seigneur Wilhem, qui étaient venus pour préparer le logis du prince de Galles, et avec eux les seigneurs Gérard du Puy, archidiacre de Blaye, Bertrand de Ferrand, Bergonz de Lia, et quelques autres nobles personnages, le trésorier se borne à nous dire que compte fait avec le dépensier, outre le pain, le vin et le bois, il a payé 65 sous 19 deniers sterling.

Mais lorsque plus tard, le jour de la fête de Saint Seurin, 23 octobre, l'archevêque donne à dînera Lormont au sénéchal, au maire et à quelques autres grands, le trésorier nous donne plus de détails.

On mangea 13 perdrix, 13 grives et 12 sarcelles ou canards sauvages, plus 1 bécasse: voilà pour le gibier; 6 chapons et 14 poulets; 6 cochons de lait et 1 quartier de porc salé: voilà pour la volaille et la grosse chair. Il y avait aussi un plat de légumes essentiellement bordelais, de ceps, « ceparum ».

On ne parle pas des vins.

Ailleurs, le trésorier nous parle des confitures servies à dîner: le manus Christi confit (pâte au sucre), l'anis confit, fournis par Adhémar Carey, l'apothicaire; de poivre, de gingembre, de safran.

Le poisson ne figure pas dans ce repas, mais il est énoncé en d'autres circonstances : au mois de juillet 1354, le trésorier envoie à la Roqiïetaillade, au frère de l'archevêque, des sardines ou royans dits alecia, de la merluche de Cornouailles, des harengs.

Le poisson frais était un article important du commerce intérieur.

Les étangs du littoral fournissaient une grande quantité de poissons d'eau douce, qui se vendaient dans les localités environnantes et sur le marché de Bordeaux. Les étangs de Carcans et de Cazeaux fournissaient « nombre grand de gros brochets ». Quant aux carpes, elles étaient fort grosses, mais sentaient la vase.

Les poissons de rivière, et ceux qui vivent alternativement dans les eaux de rivières et dans celle de la mer, formaient un

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article de commerce notable. L'esturgeon, le saumon, l'alose, la sole, le muge, la dorade, la sardine, alimentaient le marché aux poissons, appelé la die. Les lamproies de Langon étaient renommées à l'égal de celles de Nantes (1).

Les préjugés populaires considéraient comme nuisibles à la santé de l'homme tous les poissons sans écailles. Une poésie contemporaine le constate :

« ... Ne usez » De gros et vieils poissons visqueux, » De douce eau ; eschevez ceux » De mer qui ont bestiaux nom : » Chiens de mer, marsouins, saumons, » Congres, turboz et leurs semblables » Qui, sans écailles, sont nuisables . » Du poisson de mer, pran (prends) soles, » Plaiz (plies), rogetz, abrics, paroles, » Et tous autres qui ont escame (2). »

Nos gourmets ne regretteraient peut-être pas beaucoup le chien de mer, le marsouin et le congre; mais ils n'accepteraient point l'exclusion prononcée contre le saumon et le turbot. Le saumon des rivières d'Aquitaine était d'ailleurs, dès le temps de Pline, préféré à tous les poissons de mer (3).

L'alose au contraire, dès le temps d'Ausone, n'était employée que pour la consommation du peuple (4). Elle ne fut estimée que plus tard, mais depuis longtemps son excellence a été reconnue.

A l'embouchure de la Gironde on récoltait ces huîtres du Médoc, célébrées par Ausone, les moules et divers autres coquillages.

La pêche fluviale et maritime était libre sur la Garonne depuis Bordeaux, sur la Gironde et sur l'Océan; mais sur les rivières et les étangs le droit de pêche appartenait au seigneur féodal qui le donnait à fief ou l'affermait. Les droits de pêche

(1) Le chapitre de Saint-Seurin de Bordeaux donna en fief en 1170 la seigneurie de Langon à la charge d'une redevance annuelle de 12 lamproies. Chroniq. bordel., anno 1170. Legrand d'Haussy. Hist. de la vie privée des Français, t. II, p. 70, 135, 136.

(2) Eustache Morel, poésies publiées par Crapelet, p. 164, 166.

(3) Pline. Hist. naturelle, liv. IX, chap. xxxn.

(4) Ausone. Mosella, v. 129.

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qu'exerçaient ces seigneurs même sur les grandes rivières, comme le Lot, le Tarn, la Garonne, la Dorclogne, même sur certaines parties de la Gironde, leur avaient été concédés par les souverains, ou résultaient d'antiques usurpations non réprimées.

Le sire de Lesparre recevait le huitain du poisson qui se péchait à Soulac, et une redevance sur celui des étangs d'Hourtin et de Carcans; une autre sur les huîtres et les moules de l'embouchure du fleuve.

Le captai de Buch recevait le huitain du poisson qui venait d'Arcachon. L'abbé de Sainte-Croix avait aussi des droits sur le poisson de Soulac.

LE SEL.

Le sel a de tout temps été employé comme condiment dans la préparation des aliments. Il était utilisé en Guienne pour les salaisons de porc; mais il ne paraît pas l'avoir été pour saler les poissons péchés dans la contrée. Les poissons salés, dont on faisait grand usage, venaient d'Angleterre ou de Flandre.

Sur la côte de l'Océan, au nord de l'embouchure, à Brouage, à Marennes; et auparavant d'avoir franchi cette embouchure, sur la rive gauche, dans les plaines basses de Soulac, se trouvaient deux centres de production de sel marin, celui de Saintonge, et celui du Médoc. Il existait aussi des marais salants à l'île d'Oléron. Dès 1199, la reine Éléonore et après elle Jean-sans-Terre accordaient aux habitants d'Oléron la liberté commerciale la plus entière pour le transport de leurs sels, comme pour celui de leurs vins (1).

Le sel était compris dans les libertés commerciales accordées aux Bordelais par Jean-sans-Terre.

Le sel marin était le produit d'une fabrication des plus simples, et pratiquée depuis les temps les plus reculés. Le climat donne assez de chaleur pour favoriser Pévaporisation à l'air libre de l'eau de mer introduite dans les bassins peu profonds se dépose le sel.

(1) Rymer. 1199.

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A côté de ces bassins, formant la saline proprement dite, se trouvaient des terrains artificiellement exhaussés avec les terres des tranchées auxquels on donnait le nom de bosses des marais salants, et qui portaient de belles cultures de céréales.

Les salins de Soulac avaient une existence fort ancienne ; ils occupaient une longue bande sur la rive gauche du fleuve. Ils paraissent compris, dès l'an 900, dans la donation faite, par le comte de Bordeaux Guillaume le Bon, au monastère de Sainte- Croix de Bordeaux. Le comte donna aux abbés le domaine appelé de Soulac, et « la chapelle de Sainte Marie, mère de Dieu, » avec les terres douces depuis la mer salée jusques aux eaux » douces, avec les dunes, les forêts de pins, les pêcheries, les » prés salés en entier, et les esclaves mâles et femelles qui s'y » trouvaient (1) ».

L'expression prés salés en entier nous paraît s'appliquer, comme celle de marais salants encore aujourd'hui usitée, et celle de terres salées, qui a aussi été employée, à l'ensemble de terres et bassins à sel, qu'on a aussi appelé bosse de marais salants. On lit en effet dans le manuscrit portant description de la terre de Lesparre, écrit sept cents ans après la donation à Sainte-Croix, renonciation des revenus de la sirie. Il est dit dans l'hommage rendu par Amanieu d'Albret, comte d'Orval, auquel Charles VII venait de donner cette seigneurie après la conquête de 1453, sous la dénomination de terres salées à Soulac : « Item a et prend mondit seigneur chacun » an les agrières des terres salées de Soulac, estans en sa » dite terre et seigneurie de Soulac, lesquelles valent une » année plus une année moins, et par communes années » peuvent valoir en sel 12 muyds de sel, apprécié le muid » 20 sols bordelois, ainsi que se vend chacun an, au lieu de » Soulac (2). »

De nombreuses énonciations contenues dans l'inventaire de Lesparre, conservé aux Archives départementales, nous apprennent que le seigneur de Lesparre percevait en nature le huitain du sel qui était récolté dans la partie qui dépendait de lui.

(1) De Marcà. Hist. du Béarn, p. 224.

(2) Sirie de Lesparre. Biblioth. Nationale, Paris. Fonds français, 5516.

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Le seigneur de Lesparre percevait en outre un droit de coutume peu élevé sur les sels d'Aunis et de Saintonge qui remontaient la Gironde (1).

Les agrières des sels de Soulac, c'est-à-dire les redevances en nature payées par les personnes qui exploitaient les salines en vertu des baux à fief consentis par les seigneurs, apparte- naient à l'abbé de Sainte-Croix et à l'archevêque de Bordeaux, qui les partageaient par moitié.

Les registres de comptes de l'Archevêché font souvent mention des sels de Soulac. Ils portent notamment, à la date de 1336, une vente de ces sels indivis entre l'archevêque et l'abbé. Il est curieux de remarquer en quelle monnaie le prix en fut payé. On reçut en paiement du drap blanc, des plumes pour lits et des harengs saurs (2).

En 1341, Johannes et Amalvin Rambaud,père et fils, fermiers du péage de Bourg et des coutumes appartenant à l'archevêque, percevaient pour le compte de celui-ci, sur 11 navires portant 21 mines 1/2 de sel, à raison de 14 sous bordelais et 9 deniers par chaque hémine ; c'était un droit de péage sur des sels étrangers (3).

Au chapitre des recettes de Soulac en 1346 se trouve mentionnée une réclamation relative au sel. Le siège archié- piscopal étant devenu vacant par la mort de l'archevêque, le connétable de Bordeaux s'était emparé au nom du roi d'une certaine quantité de sel existant à Soulac, et l'avait fait vendre par Bernard de Tauriac. Il fut convenu qu'il en restituerait le prix (4).

Les sels voyageant sur la Gironde et ses affluents jouissaient des privilèges assurés aux bourgeois de Bordeaux par Jean- sans-Terre le 29 mars 1205, renouvelés en 1295 par le roi de France Philippe le Bel, en 1331 par Edouard III, et successi- vement par les rois d'Angleterre. Ils étaient exempts de tout impôt, maltôte, péage ou coutume (5) .

(1) M. Francisque Michel a écrit que cette coutume a été payée au seigneur de Carcans en Médoc. Carcans est situé dans les landes, à quelques kilomètres de l'Océan, dont il est séparé par l'étang et par les dunes, à plus de 50 kilomètres des marais salants. Le seigneur de Carcans n'avait en cette qualité rien à démêler avec le sel, ni le péage sur le sel. L'erreur de M. F. Michel provient de ce que le seigneur de Lesparre était aussi seigneur de Carcans.

(2-3) Comptes de l'Archevêché.

(4) Comptes de l'Archevêché.

(5) Livre des Bouillons, p. 32, 156, 184.

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Mais les sels qui n'appartenaient point aux bourgeois de Bordeaux et qui remontaient le fleuve pour se répandre dans l'intérieur par les rivières ou les routes de terre, étaient fortement imposés par le roi.

Ceux qui remontaient la Gironde pour entrer dans laDordogne s'arrêtaient à Bourg, pour le péage ; ceux qui entraient en Garonne, à destination des provinces françaises, s'arrêtaient à Agen, à l'époque cette ville était soumise à la domination anglaise; depuis ils s'arrêtèrent à La Réole.

Parfois le roi, pour récompenser quelque service, accordait à un personnage l'exemption momentanée du droit sur ]e transport du sel. Ainsi en 1432, Talbot, comte de Warwick, ayant été fait prisonnier par Pothon de Xaintrailles, le roi accorda à Talbot, pour l'aider à payer sa rançon, l'exemption d'impôts pour 2,000 muids de sel, qu'il l'autorisait à prendre à Guérande, en Bretagne, pour aller le vendre il lui convien- drait (1).

Le sel devait aussi subir quelquefois certaines taxes que lui imposait la ville de Bordeaux. Pour supporter les charges causées par la campagne du duc d'Orléans, qui avait assiégé Blaye et Bourg, la ville avait chercher des recettes extra- ordinaires; elle avait, avec le concours du Conseil des Trente, porté un droit sur les sels de 10 sous par quartière, bientôt réduit à 5 sous; elle accorda à divers marchands, troublés par cet impôt inattendu , des décharges partielles. Ainsi Richard Makanan et Bénédit Espina furent affranchis du tiers du droit, pour des sels de Brouage qu'ils dirigeaient sur Cadillac (2).

Quant au commerce du sel, il était libre. En France, au contraire, l'impôt sur la marchandise elle-même, ordonné en 1280 par Philippe IV, tantôt supprimé et tantôt rétabli, fut enfin déclaré perpétuel par Charles V, et a toujours subsisté depuis cette époque. En Guienne, jusqu'à la conquête française, et même une centaine d'années après, le commerce du sel demeura libre, sauf le paiement des droits imposés aux marchands qui n'étaient pas bourgeois, et entièrement libre et exempt d'impôts pour les bourgeois de Bordeaux.

(1) Rymer. 1432, 28 mai.

(2) Livre de la Jurade.

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| 2. AUTRES ARTICLES DU COMMERCE INTÉRIEUR.

Après le commerce local des denrées alimentaires, nous pourrions étudier celui des boissons, et notamment du vin; mais, à cause de son importance, nous lui réserverons la dernière place.

Nous avons en effet peu de développements à donner sur le commerce local des bois de construction et d'ameublement; de ceux employés à la construction des navires, et enfin de ceux dont on se servait pour les barriques. Ces bois étaient désignés sous le nom de bois du pays. Les chênes, les châtaigniers et les pins maritimes servaient à ces différents usages. C'est avec le pin maritime que les vignerons se procuraient les échalas, les carrassons et les lattes pour attacher les vignes. Les osiers donnaient lieu à une importante consommation pour lier les vignes et pour les cercles de barriques, ainsi que pour la vannerie.

Les pins des Landes fournissaient la résine et le goudron.

Les moellons, la pierre à bâtir, la chaux, étaient aussi des articles importants et de provenance locale, ainsi que les tuiles et la grosse poterie.

L'industrie des tissus employait la laine des moutons des Landes, et un assez grand nombre de gens s'occupaient de tisser et de tondre les draps, de les teindre ; d'autres s'occu- paient de la vente au détail de ces étoffes, ainsi que des toiles de lin et de chanvre tissées dans le pays; de la mercerie, de tous les objets de ce genre. Les peaux et les cuirs employaient quelques ouvriers.

Les métaux ordinaires, le fer, le cuivre, l'étain, étaient travaillés par les ouvriers bordelais. Les métaux précieux servaient aux orfèvres, et nous en avons déjà parlé.

Nous donnerons quelques détails sommaires sur ces industries locales peu importantes, lorsque nous parlerons de l'exportation à laquelle quelques-unes d'entre elles donnaient lieu.

Nous n'avons pas de renseignements statistiques à donner sur ce commerce intérieur, proportionné au chiffre de la population, et augmenté par la consommation des étrangers qui venaient acheter les vins.

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Mais nous avons une observation importante à faire : c'est que dans le nombre considérable de documents que nous avons dépouillés, nous n'en avons pas trouvé se rapportant aux corporations dans la Guienne pendant toute la durée de la période anglaise. Nous voyons bien les rois, les sénéchaux, les connétables, le maire et les jurats, rendre des ordonnances, prendre des mesures d'ordre et de police concernant telle ou telle profession, les orfèvres, les changeurs, les courtiers, les taverniers, les boulangers; mais nulle part, ni dans Rymer, ni dans les Rôles gascons, ni dans les livres des Bouillons, des Privilèges, de la Jurade, nous ne rencontrons une indication relative à l'existence des corporations à cette époque.

Nous disons à cette époque, car après 1453, après la conquête française, les corporations, favorisées par Louis XI, et formées en imitation des corporations existant en France, prennent un important développement. Il n'est donc pas suffisant, pour démontrer l'existence en Guienne, pendant la période anglaise, des corporations et notamment de celle des merciers, de citer avec Francisque Michel un acte daté du 1er décembre 1520 (1).

Nous avons relevé l'erreur de M. Pigeonneau, qui sur la foi de M. F. Michel a pensé que la jurade de Bordeaux était la corporation des marchands de vins de cette ville (2). Il n'existait à Bordeaux ni de corporation des marchands de vins en gros, ni de corporation de marchands de vin au détail ou taverniers. Il n'y avait pas comme à Paris de corporation des nautes. L'abbé Baurein n'en a pas retrouvé de traces (3).

Article 3. Culture de la vigne et commerce du vin à l'intérieur.

Arrivons au commerce intérieur relatif aux vins. Nous diviserons notre travail en deux parties. Dans la première, nous traiterons de la culture de la vigne. Dans la seconde, de la consommation locale et de la vente sur le marché intérieur.

(1) Pigeonneau, t. I, p. 34I. F. Michel, t. I, p. 554.

(2) Pigeonneau, t. I. V. suprà, p. 167.

(3) Baurein, t. IV, p. 226.

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| 1. CULTURE DE LA VIGNE.

Nous avons vu qu'à l'époque romaine Bordeaux était déjà célèbre par la gloire de ses vins, servis avec honneur sur la table des empereurs. Ausone les a chantés, et nous a décrit les vignobles penchés sur les rives de la blonde Garonne. Malgré les malheurs qu'entraînèrent les invasions barbares, la culture de la vigne ne cessa pas d'être pratiquée dans nos contrées, et les auteurs contemporains nous ont à plusieurs reprises signalé les ravages et les destructions des vignobles, dans les localités que désolaient la guerre et le pillage. Mais bientôt les plantations reparaissaient ; quelques années de paix ramenaient les récoltes de vins. Les plus anciens documents nous montrent la culture de la vigne dans les diverses parties du Bordelais, et nous permettent de suivre le mouvement du commerce, déjà commencé sous la période des premiers ducs d'Aquitaine, et se développant sans cesse lorsque l'Aquitaine et l'Angleterre eurent le même souverain.

Dès le xe siècle nous possédons des documents historiques démontrant l'importance et l'étendue de la culture de la vigne dans le Bordelais.

L'ancienne coutume de La Réole, qui porte la date de 977, s'occupe avec détail des vendanges, défend de prendre des raisins dans les terrains d'autrui; règle les conditions de la vente et du fermage des vignes; les redevances en nature dues au prieur de La Réole; les époques et les conditions de transport des vins, les droits d'entrée dans la ville. Les nouvelles coutumes de La Réole (1201 à 1305) s'occupent aussi beaucoup de la vigne et du vin (1).

Nous trouvons des ventes de vignes à Bazas, en 980, à La Réole en 982 et 990 (2).

Les documents originaux du xe et du xie siècle sont il est vrai très rares; mais après cette époque, ils deviennent plus nombreux. Nous avons les règlements faits sur les vins à La Réole en 1261, qui défendaient de mêler le vin nouveau au vin

(1) Archiv. historiq. de la Gironde, t. II, p. 230 et ss.

(2) Archiv. historiq. de la Gironde, t. V, p. 4 04-108.

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vieux et réglaient la manière de crier les vins pour les vendre, « far cridar lo bin»; les règlements de Monségur, de Meilhan, de Saint-Macaire. Les Archives historiques de la Gironde, qui ont inséré ces documents, relatent aussi des ventes de vignes à la même époque à Cérons, à Sainte-Croix du Mont, à Loupiac, à Cadillac.

Autour de Bordeaux, dans la contrée qu'on appelait les. Graves, dans les palus des bords du fleuve, dans le pays d'Entre-deux-Mers, les vignobles n'étaient ni moins anciens ni moins nombreux.

Quant à la contrée qui s'étend au nord de Bordeaux, notam- ment dans les cantons de Blanquefort, de Castelnau, et dans l'arrondissement de Lesparre, qui comprennent le territoire habituellement désigné sous le nom de Médoc, elle renfermait aussi de nombreux vignobles dont l'existence est démontrée dès le xe siècle. Quelques historiens, il est vrai, ont représenté le Médoc à cette époque comme à peu près inculte et inhabité. M. Francisque Michel, entée autres, a écrit, en parlant des Rôles gascons : «On voudrait enregistrer dans les Rôles gascons » l'origine de ces vignobles fameux (du Bordelais et du Médoc). » La recherche serait vaine. Il n'y avait pas encore de vignes » dans le Médoc (1). »

Pas de vignes dans le Médoc quand finissent les Rôles gascons, en 1460!

En l'an 900, Guillaume le Bon, comte de Bordeaux, donna à l'abbaye Sainte-Croix de Bordeaux, les terres, les vignes et l'église de Saint-Hilaire du Taillan, près Blanquefort. Il lui donna aussi le lieu de Soulac. Ces donations furent confirmées par ses successeurs ; et lorsque le comte Bernard Guillaume, fils de Guillaume Sanche, confirma la donation faite le 3 août 1009 par son père, il accorda aux religieux de Soulac le droit de pacage tant dans les forêts que dans les vignobles : « tam in nemorïbus quàm in vineis (2). »

Nous avons lu, analysé, annoté, une foule de documents originaux dont M. Francisque Michel paraît avoir ignoré l'existence, et qui étaient à sa disposition comme à la nôtre, aux Archives départementales de la Gironde.

(1) Fr. Michel. Rôles gascons.

(2) De Marcà. Hist. de Béarn, p. 206-223.

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Les terriers et les registres de la série G, comprenant les papiers de l'archevêché, du chapitre Saint-André, du chapitre Saint-Seurin ; des églises Saint-Michel, Saint-Pierre ; des abbayes de Sainte-Croix, de Vertheuil, de l'Isle, de Bonlieu, et des autres communautés religieuses; les titres de la sirie de Lesparre; l'Inventaire de Puy-Paulin, pour la seigneurie de Castelnau, les terriers relatifs aux diverses seigneuries du Médoc, nous montrent pendant toute la période anglaise la culture de la vigne en Médoc.

Dans la ville même de Bordeaux, joignant au dehors ses murailles, couvrant la banlieue, et s'étendant sur toutes les paroisses du Médoc, la vigne payait la dîme aux églises et aux communautés religieuses, aux commanderies et aux chevaliers de Saint- Jean, après celles de l'ordre du Temple; elle payait la rente ou le huitain des récoltes aux seigneurs locaux. Tous ces vins, récoltés par l'église, par les barons ou par les bourgeois de Bordeaux, se vendaient aux taverniers de la ville, aux marchands bretons, anglais et flamands.

En 1354, les dîmes des vins de Saint-Estèphe et de Vertheuil donnaient des vins que l'archevêque vendait 12 florins la pipe. La dame de Castillon payait un tonneau de vin blanc; Pons de Cantemerle, à Macau, un tonneau de vin clairet; Raymond Gassies, de Malescot, payait les dîmes de Margaux.

Bien auparavant, en 1239, le sire de Lesparre, en fondant le couvent des Cordeliers de Lesparre, lui assurait une rente de deux tonneaux de vin, et une autre d'un tonneau aux Augustins de Bordeaux. Les titres de la sirie de Lesparre aux Archives de la Gironde, le manuscrit de Lesparre qui se trouve à la Bibliothèque nationale (1), nous montrent le sire de Lesparre percevant des redevances en vins de ses tenanciers de Cissac, Vertheuil, Saint-Estèphe, Saint-Sauveur, Saint-Seurin, Lesparre, Saint-Trélody, Queyrac, Civrac, Montignac, Arti- guillon; de Vensac, du Temple, de Talais, de Soulac. Il reçoit un droit sur le vin vendu à Lesparre; un autre, ou ban, sur le vin vendu à Carcans; une coutume de 2 deniers sur chaque tonneau de vin creu dans les vignes des bourgeois de Lesparre, et 6 deniers par tonneau sur le vin exporté de la sirie.

(1) Fonds français, 5546.

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Comme le sire de Lesparre, les seigneurs de Lamarque et de Castelnau recevaient de grandes quantités de vins pour les dîmes et pour les rentes seigneuriales. Le 10 septembre 1318, devant le notaire Jean Duprat, les habitants de Sainte-Hélène, de La Canau et d'une partie de Listrac prenaient l'engagement de transporter au port de Lamarque tout le vin, tout le grain et toute la paille que le seigneur levait sur cette partie de sa seigneurie.

Et cette quantité devait être considérable. Nous lisons, en effet, dans l'Inventaire des titres de Puy-Paulin aux Archives départementales, que le seigneur de Castelnau, Gaston de Foix, devait 15,000 livres au comte de Huntington , gouverneur et amiral du duché de Guienne. Ne pouvant se libérer en argent, il offrit du vin; et, le 30 septembre 1440, le comte de Huntington écrivit à messire Gaston de Foix, captai de Buch, baron de Castelnau, son cousin, pour lui dire qu'il acceptait de recevoir 500 tonneaux de vin que le baron lui offrait en paiement des 15,000 livres qu'il lui devait (1). N'attachons donc pas à l'assertion erronée de F. Michel, si souvent inexact d'ailleurs, plus d'importance qu'elle n'en mérite.

Quel était le mode de culture des vignes et la manière de faire le vin pendant l'époque anglaise dans la sénéchaussée de Bordeaux ?

Nous avons dans les documents contemporains, et surtout dans les registres des comptes de l'archevêché, des renseigne- ments suffisants pour répondre à ces questions.

Les registres de recettes et de dépenses commencent à l'année 1332, et se continuent, avec quelques lacunes, pendant plusieurs siècles, bien au delà de la réunion de la Guienne à la France.

L'archevêché possédait deux domaines dans lesquels on cultivait la vigne. L'un était situé à Lormont, avec quelques parties de vignoble en Queyries, et est demeuré jusqu'à la Révolution de 1793 en la possession des prélats de Bordeaux. Le second, connu encore de nos jours sous le nom de Pape- Clément, situé à Pessac, avait été donné aux archevêques par Clément V, le célèbre Bertrand de Goth qui avait été archevêque de Bordeaux.

(1) Archiv. de la Gironde. Invent, de Puy-Paulin.

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Dans ces domaines se rencontraient les types des deux modes de culture adoptés dans la contrée.

A Lormont, terrain accidenté et argilo-calcaire, la vigne est plantée par plates-bandes, élevée à une certaine hauteur, cultivée à main d'homme. A Pessac, terrain de landes sur fond d'alios, la vigne est plantée en rangs ou règes ; elle est basse et cultivée à la charrue tirée par des bœufs.

Nous ne connaissons pas exactement le nom des cépages cultivés à cette époque. C'étaient les représentants de l'antique vitis biturica, qui portaient le nom de bidure ou vidure, et offraient plusieurs variétés. Nous avons cité sur ce point l'opinion du savant Vinet. Quant au cépage blanc, nous n'avons aucun texte qui nous indique sa nature particulière; tout nous porte à accepter la tradition que c'était le sauvignon blanc, qui ressemble tellement à la petite bidure ou cabernet sauvignon par la feuille et par le bois, qu'il faut presque attendre la coloration des raisins pour les distinguer, ce qui présente le caractère d'une communauté d'origine.

Comme de nos jours, la taille de la vigne s'opérait en hiver, et le trésorier payait en janvier et février le salaire des vigne- rons qui avaient été employés à tailler la vigne, à la dresser, à poser les pieux ou échalas à Lormont, les carrassons et les lattes à Pessac ; celui des femmes qui avaient sorti les sarments et plié la vigne (1).

L'intendant avait eu soin de s'approvisionner en temps utile de paux, de lattes et de carrassons secs, ainsi que de gerbes de vimes pour les liens (2).

A Lormont il faisait travailler les vignes à la main avec la houe, « perfodi vineas,» du latin fodere, que les paysans ont conservé en disant encore aujourd'hui qu'il est temps de fudir, fodir ou hudir la vigne.

Mais à Pessac il en était autrement: les vignes étaient labourées avec des bœufs, et recevaient quatre façons, culture conservée encore aujourd'hui de la même manière, et chez la ! lus grande partie des paysans avec le même instrument, l'an ique araire romain.

(4) « Ad putandum vineas, ad ievandum, sacandum., ad faciendum latos et palos, ad plicandum, ad esseyrmentadum... » (2) « Quantitatem carrassonorum sicceorum. »

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Il est impossible de dénier ce fait du labourage par paires de bœufs que presque tous les écrivains ont ignoré, prétendant que ce labourage est une amélioration culturale moderne, et méconnaissant ainsi l'antique tradition romaine. Le trésorier de l'archevêque se sert toujours pour les vignes de Lormont du terme perfodire, travailler à la houe ; tandis qu'il emploie pour les vignes de Pessac l'expression arare, « pro arando » vineas », ce qui veut dire labourer avec la charrue, avec l'araire. La langue espagnole, qui a de si grandes analogies avec le gascon et avec la basse latinité, appelle encore le laboureur arador, et aradura l'espace de terre qu'une paire de bœufs peut labourer en un jour, l'ancien jugerum des Latins. Et l'intendant avait soin de faire son prix avec les bouviers : « Solvi, pro arandis vineis, facto foro bubulcis, » quatuor flor. ; payé pour labourer les vignes, prix fait » avec les bouviers, 4 florins (1). »

Il payait ensuite 2 florins et demi pour faire les cavaillons, comme nous disons encore (2). Après avoir ouvert la vigne en février, il fallait la couvrir au mois de mars ; et le régisseur payait 3 florins et demi (3). Le 25 juin il payait la troisième façon ou façon de mai (4). Enfin, la quatrième, pour couvrir les vignes (5).

Ces quatre façons s'exécutent encore aujourd'hui.

Outre ces travaux usuels, on n'oubliait pas de remplacer les pieds manquant par des provins (6) .

Voici les vendanges.

On commençait par laver et préparer les grandes cuves de bois entourées de massifs cercles de codres, en bois de châtaignier. On achetait les cercles, le vime, les douelles pour réparer les douils (dolia). On examinait le treuil et le pressoir (trolium, torcularium). On achetait les pipes, les barriques et les barils neufs, des faussets, desbastes, des bastots, de grandes

(1) 1354. Dépenses pour les vignes de Pessac.

(2) 1354. Dépenses des vignes de Pessac. « Pro faciendo les cavalhones. »

(3) « Pro coperiando, sive arando secundo dictas vineas. »

(4) « Ad esmayescandum vineas ; arari, seu cavalhonan et fodiendo los cavalhones. »

(5) « Faciendo quarto, seu coperire. » Le cavaillon (espagnol caballon, terre élevée entre deux sillons, à cheval) se termine à la pioche ou à la houe.

(6) « Propaginare vineam », provigner.

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cannes et des demyes, des desquets, des bondes, des enton- noirs (1). On lavait à grande eau tous les vaisseaux vinaires.

Dès la seconde ou la troisième semaine de septembre arrivaient les vendangeurs et les vendangeuses pour les vignes de Pessac ; pour celles de Lormont on attendait ordinairement le mois d'octobre. On leur fournissait la nourriture, du pain, de la viande, des légumes, des poissons salés.

On leur payait un salaire variable, et qu'il est très difficile d'évaluer avec quelque certitude en notre monnaie actuelle parce que les erreurs sont d'autant plus faciles à commettre, que les chiffres à étudier sont plus minimes.

Les raisins venant de la vigne étaient versés dans le treuil pour être pressés; le moût et les grappes foulées étaient ensuite mis dans les cuves s'opéraient la fermentation et la clarification du vin (2). On portait ensuite le marc au pressoir (3).

On obtenait ainsi des vins plus ou moins fins : le vin de première goutte foulé par le pied du vendangeur, et le vin pressé à la presse à bras (4).

Le vin complètement recueilli, le marc était remis dans les cuves et recevait une certaine quantité d'eau pour produire les piquettes, qu'on appelait vins lymphatés. On faisait des piquettes de première et seconde eau. Un manuscrit de l'abbaye Sainte-Croix de Bordeaux, cité par le glossaire de Carpentier, dit qu'en 1305 le cellérier avait livré au jardinier deux pipes de vin de première eau, venant du pressoir, et une demi-pipe de vin pur (5).

Ces piquettes ne se conservaient pas longtemps. En 1361, le trésorier de l'archevêque écrit : « Les vins lymphatés sont » venus à putréfaction; tout le vin lymphaté, quatre tonneaux » environ, a été répandu et jeté sur le sol. »

On obtenait ainsi diverses espèces de vins rouges qu'on appelait le vin rouge pur, le clairet, le vin de marc. Les vins blancs étaient récoltés et logés à part.

(1) Le desquet, disque : coupe de bois ronde, encore en usage pour verser ou mesurer les vins.

(2) « Ad calcandum vinum. »

(3) « In torcularium. »

(4) « Vinum de prima gult* pede pressa ; de pressovagio ; de marcho. »

(5) « Item : horticularius recepit à cellario duas pipas vini primai aquee de cubiis torculari,... et unamdimidiam vini puri. »

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On appelait clairet le vin produit par les vignes où, selon l'usage alors établi, et qui s'est conservé longtemps, les cépages rouges et les cépages blancs étaient mêlés, et dont les raisins étaient cueillis en même temps et vinifiés ensemble. Plusieurs écrivains, mais qui n'étaient point des viticulteurs, trompés par des étymologies fantaisistes, ont donné de fausses défini- tions du clairet : les uns l'ont confondu avec une boisson composée de vin blanc et de miel, mais le clairet était rouge ; d'autres ont pensé que le clairet était un vin clarifié, tiré au fin; cela n'est pas plus exact: les contemporains n'appellent pas le clairet vinum claratum, expression dont ils se servent pour les vins clarifiés, mais vinum clarum, vin clair.

Dans les nombreux états des vins nouveaux que nous ont transmis les trésoriers de l'archevêché, c'est comme vin nouveau que figure le clairet, et non comme vin ayant subi une opération. Ainsi le trésorier nous dit qu'en 1356 il avait récolté à Pessac : « 18 tonneaux et 1 pipe de vin clairet (vint ' clari) ; » 2 tonneaux de vin rouge pur et 5 pipes de vin mêlé d'eau. » A Lormont, 2 tonneaux de vin blanc, 11 tonneaux de vin » clairet, et 2 tonneaux de vin rouge pur, rubeum purum. »

Les premiers soins à donner au vin nouveau consistaient dans l'ouillage (in avellagio). On savait aussi coller le vin, vinum collatum. Enfin on avait grand soin de le tirer au fin. Ainsi « le mardi avant la Madeleine de l'année 1357, nous dit » le trésorier, nous avons fait tirer au fin, fecimus arrecari, » 13 tonneaux de vin. » Et pour cela il nous donne le détail des bondes, des faussets, des entonnoirs, des brocs, des bastots, des chandelles, et de tous les objets nécessaires ad recandum vinum.

On avait soin de se procurer des vins rouges foncés en couleur pour colorer les vins trop faibles. En 1357 on avait employé un tonneau de vin rouge pur de Pessac pour donner de la couleur aux vins clairets de graves (f° 516). C'était le vinu?n tinctum. Une charte de Philippe V, de 1320, dit : « Duo » dolia vinorum tinctorum quœ solum ad dandum colorcm » aliis vinis sunt necessaria . »

Le vin devenait alors un article du commerce intérieur et se vendait à taverne dans des conditions déterminées ; ou un article du commerce d'exportation. Nous nous en occuperons à ces deux points de vue.

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Les trésoriers des archevêques de Bordeaux nous ont donné des renseignements sur les industries accessoires de la culture de la vigne, notamment sur celle de la tonnellerie, très impor- tante parce qu'il fallait loger le vin de chaque récolte dans des barriques neuves, les futailles partant pour l'étranger et ne revenant plus.

La barrique bordelaise avait sa forme et ses dimensions particulières qui la distinguaient des barriques des pays voisins et qu'il était interdit à ceux-ci d'imiter. C'était une véritable marque de fabrique protégée par les lois, et un privilège auquel les Bordelais attachaient un grand prix.

Le bois servant à la construction des barriques était le bois de chêne appelé merrain. Les merrains employés à Bordeaux venaient principalement des contrées situées dans le haut de la Garonne, du Périgord et de l'Angoumois.

Le merrain était soumis à l'inspection de visiteurs nommés par la ville, qui faisaient serment de ne pas permettre la vente de celui qui serait défectueux. En 1046, les jurats nommèrent des inspecteurs du merrain, chargés aussi de l'inspection du codre et des vimes (1).

Les charpentiers de barriques avaient une fabrication importante. Le prix des barriques, comme de toutes choses subissait des variations diverses, même à des époques peu éloignées l'une de l'autre. Ainsi, en 1355, le trésorier de l'archevêché payait la douzaine de barriques 23 léopards d'or, et en 1361, il ne payait que 14 léopards d'or pour 3 tonneaux et 7 pipes. Le tonneau comptait pour 4 barriques et la pipe pour 2. En 1361, la journée du charpentier de barriques employé à Lormont était de 24 gros, plus du double de la journée du vigneron.

Cette même année 1361, la journée du vendangeur était payée 10 gros, et celle de la femme 5 gros, le gros valant 1 denier bordelais, et 3 gros pour un denier sterling, nous dit le trésorier. A cette époque, le denier tournois valait, de notre monnaie actuelle, 0 fr. 35, le denier bordelais 0 fr. 28. Le charpentier recevait donc 6 fr. 72, mais il n'était pas nourri; le vendangeur et la vendangeuse recevaient : le premier 2 fr. 80, la seconde 1 fr. 40; mais ils étaient nourris.

(4) Livre de la Jurade.

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2. COMMERCE DU VIN A L'INTÉRIEUR.

Bordeaux consommait une grande quantité de vins. Le vin était la boisson habituelle même des gens du peuple. Ainsi nous voyons que, dès l'époque des anciens ducs d'Aquitaine, les Rôles d'Oléron constataient l'obligation pour les maîtres de navires de fournir du vin aux matelots. Les comptes de l'archevêché nous montrent que les vignerons, les jardiniers, et beaucoup d'ouvriers des champs, recevaient pour boisson une certaine quantité de vin pur, de vin de marc et de piquette. Les actes de Rymer rappellent que les rois d'Angleterre recommandaient d'avoir soin que les marchands de vin et taverniers qui vendaient du vin aux chevaliers et aux hommes d'armes qui partaient pour faire la guerre en Gascogne, ne leur vendissent pas à un prix excessif le vin dont ils avaient besoin pendant la traversée (1). Les rois achetaient du vin pour leurs expéditions militaires.

Le vin formant l'objet du commerce local provenait d'une double origine. S'il était le produit des vignes des bourgeois de Bordeaux, ou des autres habitants de la sénéchaussée de Bordeaux, il jouissait de divers privilèges ; s'il provenait des autres parties de la Guienne, ou des provinces françaises voisines, il était assujetti à diverses taxes et à certaines conditions de vente.

Le vin des bourgeois était complètement libre de tout impôt. Il pouvait circuler librement par terre et par eau, entrer dans la ville, y être vendu en gros ou en détail. Les bourgeois seuls avaient autrefois ce privilège; mais il fut étendu à plusieurs autres personnes : à l'archevêque et aux chapitres de Saint- André et de Saint-Seurin (2) ; aux clercs fils des citoyens de Bordeaux (3) ; aux nobles et barons habitant la ville.

Les nobles et les bourgeois pouvaient vendre eux-mêmes leur vin au détail et le faire crier, ou le faire vendre par le tavernier.

(1) Rymer. 1355, fo 303.

(I) 1392, 24 janv. Livre des Bouillons, fo289. Cat. fiôl. gasc, 1380, f<> 167. (3) 1289, 2 juin. Livre des Bouillons, fo 144; 1365, 24 février, fo 152. Cat. Rôl. gasc, 25 juillet 1355.

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Nul autre vin que le vin des bourgeois, provenant de leurs propres vignes, ne pouvait être vendu depuis la fête de la Saint-Michel jusqu'à la Pentecôte, c'est-à-dire depuis la fin de septembre jusqu'au mois de juin (1).

Quant au vin qu'il était permis de vendre de la Pentecôte à la Saint-Michel, c'est-à-dire pendant le reste de Tannée, il ne pouvait l'être que par un bourgeois de Bordeaux; nul autre qu'un bourgeois n'avait le droit de tenir taverne (2).

Ce n'est qu'après la vente de tout le vin bourgeois confié au tavernier, que celui-ci pouvait mettre en vente les vins appartenant aux habitants non bourgeois de la ville et de la sénéchaussée, et les vins du haut pays.

Ces derniers, qu'on appelait vins de haut, étaient destinés soit à l'exportation, soit à la consommation locale ; dans le premier cas, ils payaient les droits de coutume ou d'exportation. Ils payaient aussi des droits à la ville. Le droit d'entrée perçu par la ville s'élevait à 13 sous 4 deniers par tonneau, lorsque le prince de Galles s'en empara en 1365, et en porta le taux à 20 sous. Sur les plaintes réitérées du maire et des jurats, le prince consentit à prescrire à son trésorier, en 1369, de reporter le droit à l'ancien taux; mais il continua à se l'attribuer (3).

Ce droit perçu sur les vins de haut, et qu'on appelait de petite coutume, ou d'yssac, confisqué par le prince de Galles, fut rendu à la ville par Henri IV, en 1442 ; il y ajouta la concession du droit de béguerieu, qu'il percevait sur le marché, pour être employé aux réparations des fortifications de la ville (4) .

Les Bordelais percevaient en outre sur les vins de haut, et après approbation royale, des droits accidentels pour des motifs temporaires. C'est ainsi qu'ils avaient été autorisés, pour la réparation des murailles de la ville, de 1340 à 1344, à percevoir sur ces vins un droit d'entrée de 2 sols petits tournois par tonneau; mais peu après, de 1354 à 1359, les habitants de Bourg, de La Réole, de Saint-Macaire, de Bergerac,

(1) 1358, 48 juin. Livre des Bouillons, 496.

(2) 4 396, 20 février. Livre des Bouillons, 268.

(3) Livre des Bouillons, 447.

(4) Gat. Rôl. gasc. 1422, 122.

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de Libourne, obtinrent des rois d'Angleterre la suppression de ces redevances (1).

Les vins de haut ne pouvaient d'ailleurs descendre à Bordeaux qu'après la Saint-Martin (2) ; et s'ils venaient des pays rebelles, c'est-à-dire des provinces devenues françaises, ils ne pouvaient descendre qu'après la Noël (3).

Les taverniers ne formaient point de corporation; mais ils devaient être agréés par les jurats. Ils prêtaient serment « qu'ils obéiront aux ordres de nos seigneurs les maire, soubs-maire et jurats ; qu'ils ne vendront en taverne aucun vin prohibé, et que, tant qu'il y aura à vendre du vin du cru des bourgeois, ils n'en vendront pas d'autre : « et tant corne y » aura deu bin deu cru deus borguès, no bendran d'autre » bin » ; de ne vendre en taverne, depuis la Saint-Michel jusqu'à la Pentecôte, que du vin de bourgeois ou d'habitant; et, de la Pentecôte à la Saint-Michel, nul vin qui ne soit de bourgeois.

Le tavernier, si un bourgeois ou un habitant a commencé sa vente au détail, ne doit commencer taverne sur lui que trois jours après.

Il doit vendre, moyennant un salaire de 15 à 20 sols par tonneau, le vin dont les bourgeois lui confient la vente. Il doit fournir tout le matériel nécessaire à la vente, mesures, brocs, cannes, canerons, etc., ainsi que le personnel pour tirer le vin, et pour le crier par la ville, « lo cridar per la bille » ; il doit rendre compte d'autant de francs par tonneau que le quarton de vin se vendra de deniers.

Il ne doit pas déprécier le vin des bourgeois ; mais au contraire il s'efforcera de vendre ce vin le mieux possible et dans le délai de trois jours pour un tonneau (4).

Il jure de ne pas vendre de vin qui ne soit bon et marchand, et de ne pas vendre de vin mélangé avec du vin altéré, pourri ou en travail, « purritz o rebullitz ». Il lui est même interdit de

(1) Cat. Rôl. gase. 1354. « Pro communitate villae de Reula, libéré vendendis vinae sua apud Burdegalam. » 26 mai, 131 ; 1355, fos 133-4, Libourne; 1358, fo 140, Bourg.

(2-3) 1273. Ordonnance d'Edouard III à Thomas de Felton, maire de Bordeaux. Livre des Bouillons, 180.

(4) Le tonneau doit être pris dans l'acception de futaille, barrique.

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mêler et couper ensemble deux espèces de vins, blanc et rouge, vieux et nouveau, de ville et de haut (1).

Le 2 août 1376, noble homme M%v Jean de Molton, chevalier, maire de Bordeaux, réglant les fonctions du prévôt de la ville, établit que ce magistrat devra vérifier les mesures du vin ; il ne pourra accorder licence de vendre de deux vins mélangés ensemble; et il doit faire punir les contrevenants. Il lui est accordé de recevoir, de ceux qui vendent le vin en le criant par la ville, un pot et un verre de vin : « un pichey et un » beyre de bin » (2).

Enfin le tavernier doit jurer de faire bonne et loyale mesure et de se gouverner bien et loyalement. Il lui était en outre sévèrement défendu d'être en même temps tavernier et marchand en gros, de même qu'au marchand en gros de tenir taverne.

Les mêmes règlements existaient d'ailleurs à peu de chose près pour la vente au détail des vins à Londres et à Paris qu'à Bordeaux.

A Londres l'ordonnance du 15 janvier 1311 portait que « nul marchaunt grossour des vyns » ne peut tenir taverne par lui ni autre et que le tavernier ne peut être marchand en gros. Le tavernier ne peut vendre qu'après avoir fait essayer son vin ; et pour cet essai, le maire et les aldermen ont élu 8 ou 12 prud'hommes loyaux « qui miels se connissent en vyns ». Le fond du tonneau doit recevoir la marque et le prix du vin ; le vin du bas de la barrique doit être versé sur du vin de moindre prix et les lies ou dégotailles ne doivent pas être mêlées à « nul boyre qui doit entrer au corps de homme » (3).

En 1342 il fut ordonné, comme précédemment, aux taverniers de ne pas mélanger leurs vins ; on défendit même de mettre dans le même cellier du vin de Gascogne avec du vin du Rhin (4). L'acheteur devait voir tirer le vin du fût.

En outre le prix du vin était taxé, ce que nous n'avons pas rencontré à Bordeaux.

En France, vers la même époque, l'ordonnance du roi Jean, qui concerne la police du royaume, et s'occupe des marchands

(1 ) Livre des Bouillons, 544.

(2) Archiv. hist., I, 146.

(3-4) Delpit. Docum. franc., p. 44; p. 69.

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de vin, des taverniers et des courtiers de Paris, défend de mêler deux vins ensemble, de donner à vins d'aucuns pays nom d'un pays autre que celui il sera crew, dit que les taverniers ne pourront refuser à ceux qui iront chercher en taverne du vin pour le boire ou pour l'emporter, de le laisser voir tirer en leur cellier (1).

Nous n'avons d'ailleurs aucun document de nature à nous éclairer sur la quantité du vin vendu en détail dans la ville de Bordeaux, ni sur sa proportion avec celle du vin exporté pour Tétranger.

(1) Ordonn. des Rois de France. Paris, 30 janvier 1330, tit. XII, art. 56 etss.

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CHAPITRE IV Commerce extérieur.

Article premier. Navigation maritime.

§ 1. l'embouchure, le fleuve; le port, les navires.

Nous avons indiqué que, dès l'époque romaine, la situation du port de Bordeaux était favorable au commerce, dont le centre était alors à Rome, parce que ce marché ou emporium se trouvait placé sur le parcours d'une de ces lignes naturelles de communication joignant la Méditerranée à l'Océan. Strabon, Ptolémée, nous ont dépeint cette heureuse situation (1).

Lorsque les Romains occupèrent les provinces du nord de la Gaule, la circulation par le bassin de la Garonne, se continuant par l'Océan vers les provinces gauloises de l'Ouest et de la Bretagne, ainsi que vers les îles Britanniques, donna naissance à un mouvement maritime qui devait prendre à l'époque dont nous nous occupons un notable développement.

Les difficultés de l'entrée et delà sortie de la Gironde étaient signalées dès ces temps reculés. Le géographe Pomponius Mêla nous a laissé de précieux détails sur le régime du fleuve : « La » Garonne, dit-il, se grossit et s'élargit en approchant de la » mer, si bien que son estuaire forme un vaste détroit ; elle » porte de très grands navires, et leur fait essuyer de véritables » tempêtes, surtout quand le vent souffle à l'opposite de son » cours. A son embouchure est l'île d'Anthros que les habitants » du pays croient être portée sur les eaux, et s'élever avec elles » au temps de la crue. Cette fausse opinion tient à ce que les » rivages, qui paraissent la dominer en temps ordinaire, se » trouvent couverts pendant les hautes eaux. »

Ausone, comme Mêla, comparait la Gironde à la mer.

(1) Strabon, IV, i, 4 ; IV, n, 2. Ptolémée, II, vu.

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Le nom de Gironde était bien celui que portait dès cette époque le vaste estuaire du fleuve. C'est le nom que lui donne le préfet romain Symmaque dans une lettre à Ausone (1).

Cette île d'Anthros, ce massif rocheux de Cordouan, qui disparaissait à haute mer et flottait à nouveau quand la mer se retirait, paraissait former, dès cette époque reculée, un îlot séparé du continent. Une tradition constante, et même l'opinion de quelques géographes et de quelques géologues, est qu'à une époque antérieure et dont il est difficile de déterminer la date, les rochers de Cordouan se joignaient à ceux de Saint-Nicolas et de Barbe-Grise dont ils étaient le prolongement vers le nord, et formaient la pointe septentrionale du Médoc.

Les eaux de la Gironde auraient eu alors leur débouché dans l'Océan en longeant la côte du Médoc de Barbe-Grise à Cordouan à l'ouest, et celle de Saintonge jusqu'à la couche de Bonne- Anse au nord-ouest. Plus tard la mer se serait ouvert un passage entre Cordouan et Saint-Nicolas, et la passe du Sud aurait pris naissance, isolant les roches de Cordouan, rongeant et délais- sant tour à tour le nouveau rivage de la péninsule, et gagnant toujours sur les terres.

L'Océan, gonflé par la marée, entre dans la Gironde par les deux passes creusées au nord et au sud de Cordouan, et jette ses flots le long des falaises crayeuses de la Saintonge qu'il ronge à la base. Sur la rive gauche, il rencontrait plusieurs petites baies occupant les intervalles de légères collines parallèles au fleuve et entrait dans ces baies s'adoucissait la violence de sa vitesse, et des ports avaient été établis.

L'une de ces baies commençait au sud du rocher de Barbe- Grise et se dirigeait à l'ouest. Son emplacement est encore marqué par la dépression du sol et par le ruisseau qui longe le pied des dunes. Là, à la hauteur de la route qui bifurque à gauche pour entrer dans la forêt, était le port de Soulac, abordaient les navires anglais. Un peu plus loin, à l'ouest, se trouvaient la ville et le monastère que ne séparaient pas de la baie le rideau des dunes qui existent aujourd'hui. A l'ouest encore s'étendait une large bande de terrains qui séparait la

(1) Symmaque, epist. ix, lxxxvii.

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ville de l'Océan, et qui ont été depuis en majeure partie enlevés par la mer, et ce qui en reste a été recouvert par les sables qui ont enseveli l'antique église. Le port de Soulac n'a jamais été sur l'Océan, il était sur la Gironde (1).

Plus au sud, les eaux de la mer entraient entre les collines de Saint-Seurin de Cadourne et de Saint-Estèphe; elles péné- traient à l'ouest dans la vallée à plusieurs kilomètres entre les terres, et occupaient les marais actuels de Vertheuil et de Saint- Germain. Sur le bord de la baie, à l'extrémité ouest, s'élevait une ville romaine dont il existe encore de nombreux vestiges, et dont la situation avait la plus grande analogie avec celle de Soulac. Elle avait un port s'arrêtaient des navires, dont on retrouve parfois des débris, ainsi que ceux des anneaux de fer on les attachait. Là, sur l'emplacement de cette ancienne ville qu'on appelle ville de Brion, se trouvait probablement l'antique Metullium, que les savants cherchent encore. M. Léo Drouyn, dans sa Guienne militaire, a parfaitement décrit cette intéres- sante ville de Brion, qui n'est pas seulement curieuse comme ville romaine, mais aussi comme station préhistorique de la plus haute importance.

A leur entrée dans la Gironde, les navigateurs du moyen âge étaient-ils guidés la nuit par un de ces feux dont l'utilité était connue dès la plus haute antiquité? Il y a plus de vingt siècles, le pharos, érigé par Ptolémée Philadelphe, éclairait les écueils d'Alexandrie. Il devait donner son nom à tous les appareils du même genre.

A l'entrée du [Pirée, port d'Athènes, il y avait une tour à fanaux. Les Romains connaissaient les tours à feu. A Boulogne, il existait un phare, construit très probablement par les Romains, et que Charlemagne fit restaurer en 810, en ordonnant que le feu, pendant la nuit, fût constamment entretenu.

Sur le rocher de Cordouan, qui sépare les passes à l'embou- chure de la Gironde, il existait un phare à l'époque du prince Noir, vers 1360. Le prince fit élever une tour, une chapelle et d'autres constructions en pierres de taille. Il établit un gardien avec mission d'entretenir le feu, et lui affecta pour sa dépense une redevance sur les navires passant devant la tour. Ce

(1) Manès. «Élud. sur le port de Bord. » Mém. de l' Acad.de B., 1869, p. 4 8.

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phare remplaçait-il un autre phare plus ancien ? Cela est probable.

Quoi qu'il en soit, le 8 août 1409, le roi d'Angleterre Henri IV donnait une ordonnance dans laquelle il disait : « Sachez que » comme notre très cher oncle Edouard, de bonne mémoire, » alors prince de Galles, a fait fonder et construire dans la » grande mer, au-dessus de l'entrée de la Gironde, une tour » et une chapelle de la bienheureuse Marie, et certains autres » édifices, avec des pierres et des matériaux portés à grands » frais de Bordeaux, afin de conduire et garder les navires » des périls des roches et des sables; que, cependant, depuis » cette époque, par la force des vents et de la mer, les » constructions et même les roches ont été détruites et » emportées, et que le roi est informé que tout l'établissement » est en péril de disparaître, le roi ordonne de les mettre en » bon état. » Le roi ordonna, en outre, que Gotfrid, de Lesparre, qui occupait en ce moment Notre-Dame de Cordouan, et qui recevait 2 gros sterling de monnaie d'Aquitaine pour chaque tonneau de vin que portaient les navires passant devant la tour, vu l'insuffisance de cette somme, recevrait à l'avenir le double; et que ces 4 gros par tonneau lui seraient payés par le connétable de Bordeaux (1).

Jusqu'à cette époque, d'ailleurs, la navigation maritime ne s'éloignait guère des côtes, et autant que possible, n'avait lieu que pendant le jour. Selon l'expression d'un vieil auteur, les navigateurs « n'avaient pas de moyens pour addresser leur » route sur une chose si vague et si spacieuse comme la mer, » il n'y a ni trace ni chemin ».

Mais ce moyen allait être trouvé, et la boussole allait permettre de connaître la direction des navires. Les Arabes avaient-ils emprunté la boussole aux Chinois? Toujours est-il que dès l'an 1100 de notre ère, Vincent de Beauvais, dans son Miroir de la Nature, désignait par deux mots arabes les deux pôles de l'aiguille aimantée.

Les Basques, ces hardis navigateurs, voisins des Bordelais, paraissent avoir fait usage commun de la boussole dès la fin du xne siècle. Les Catalans s'en servaient aussi dans la Méditerranée.

(1) Rymer. \ 409, IV, i, 156.

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Le plus ancien document que nous connaissions sur l'emploi de la boussole par les peuples chrétiens est pris d'un poème satirique de Guillot de Provins :

« Quant la mer est obscure et brune, » l'on ne voit estoile ne lune, » Dont font à l'aiguille allumer; » Plus n'ont-ils garde d'esgarer : » Contre l'estoile va la pointe. »

La boussole était alors de construction grossière. C'était « un très subtil instrument, formé d'un rond de papier, avec » certaines lignes marquées, signifiant les vents, et d'une » aiguille de fer, qui par la seule naturelle vertu que certaine » pierre lui donne, montre de son propre mouvement, sans » que nul la touche, est l'orient, l'occident, le septentrion » et le midi; et ne les enseigne pas seulement à un endroit, » mais pareillement en tous les lieux du monde, et si sûrement » que par elle sont addressés tous ceux qui naviguent (1). »

Au lieu de placer l'aiguille sur un rond de papier, d'autres marins la posaient sur une mince feuille de liège surnageant dans un vase plein d'eau. Mais les oscillations de l'eau sur un navire, et l'absence d'une graduation suffisante, laissaient la boussole bien imparfaite, quand, vers l'an 1300, Jehan Gioja d'Amalfi imagina de fixer l'aiguille sur un pivot, et de tracer autour d'elle un cercle gradué portant l'indication des points cardinaux.

C'est avec cette boussole imparfaite, et dont on ne soupçonnait même pas alors les variations, que les marins allaient de Bayonne et de Bordeaux en Bretagne, aux îles Anglaises, en Zélande, que la hanse teutonique envoyait ses navires de la Baltique dans le golfe de Gascogne. Plus tard, et seulement au xve siècle, les marins ajoutèrent à leur boussole un instrument tout aussi primitif, qu'ils appelaient Y arbalète, et qui était destiné à mesurer la hauteur du soleil.

Les navires eux-mêmes, souvent mal joints, non pontés et ouverts aux lames; mal pontés dans tous les cas, et mal gréés, portant de faibles mâts et une voilure souvent dangereuse, n'en bravaient pas moins les orages du golfe, et les rigueurs de la Manche et des mers du Nord.

(1) P. de Molina. Art de naviguer, 1517.

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En remontant le fleuve, de l'embouchure au port de Bordeaux, nous ne trouvons pas de traces de l'existence de balises ou bouées destinées à guider le marin dans le trajet. Les navires n'avaient d'ailleurs qu'un faible tirant d'eau.

Nous arrivons à Bordeaux.

Comme presque tous les ports de France sur l'Océan, le port se trouve à une assez grande distance de l'embouchure, cent kilomètres environ. Cette distance offrait alors un avantage important, une protection contre les pirateries et les guerres maritimes si fréquentes à cette époque, tout en profitant des facilités de navigation à la descente et à la remonte apportées par les eaux descendantes et remontantes.

Le port de Bordeaux, dit Delurbe dans sa Chronique, a été autrefois désigné sous le nom de port de la Lune, à cause de sa forme en croissant. Le voyageur Tavernier a dit, en parlant des ports les plus célèbres connus de son temps, que trois seulement pouvaient entrer en concurrence pour la beauté de leur situation et leur forme en arc-en-ciel : Constantinople, Goa et Bordeaux.

La corde de l'arc était autrefois formée par un bras du fleuve qui coulait au pied des coteaux, de la rive droite. Les terrains peu élevés qui se trouvaient entre ce bras du fleuve et la masse des eaux du bras gauche passant devant la ville, portaient le nom d'île de Martogue. Cette île, entre Lormont et Bordeaux, ancien banc d'alluvions fluviatiles, existait encore au xive siècle, et se trouve mentionnée dans les terriers de l'archevêché (1). Cet ancien bras droit du fleuve s'est peu à peu chargé d'alluvions, a été comblé, et la masse des eaux a été rejetée sur le bras gauche qui est resté seul.

La rade semi-circulaire de Bordeaux offrait deux points principaux d'atterrissement, deux ports de chargement et de déchargement : l'un à l'embouchure de la petite rivière du Peugue, l'autre à celle du ruisseau de la Devèze. Le premier s'appelait aussi le port du Pont Saint-Jean ou des Pèlerins. Le second, connu sous le nom de port Saint-Pierre ou des Anguiles, était probablement situé sur l'emplacement de l'ancienne porte Navigère qui donnait autrefois entrée dans le vieux port romain.

[1) « Insula de Martogas, qua est inter Burdigalam et Laureum Montem.

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Les navires trouvaient abri dans le chenal de chacun de ces ports, ouvert il est vrai aux eaux du fleuve, et soumis aux variations des marées. Tout autour, des magasins, des chais, des échoppes, des hangars, permettaient non seulement de recevoir les marchandises à charger ou à décharger, mais même d'abriter les navires eux-mêmes pendant l'hivernage. C'est ce que représentait très bien, disait l'ancien archiviste delà Ville de Bordeaux, M. d'Etcheverry,cité par M. Manès, une ancienne gravure appartenant aux archives de la Mairie de Bordeaux, et qui dessine l'estey du Pont Saint-Jean, ainsi que les échoppes, les hangars et les navires.

La faveur accordée au commerce était telle que les marchands dont les maisons étaient contiguës aux murailles de la ville bordant la rivière obtenaient la permission d'avoir un passage et une ouverture dans cette muraille pour communiquer avec la rive. Presque tous les négociants de la rue de la Rousselle avaient cette autorisation. Edouard Ier l'avait accordée dès 1288 à Arnaud Monadey (1) ; nous pourrions en citer de nombreux exemples, même jusqu'au xvie siècle nous voyons la famille des Eyquem de Montaigne jouir de ce privilège (2).

Au devant des principaux mouillages du port se trouvaient les quais, ou cales inclinées en talus, recouvertes, en partie du moins, de cailloux et de graviers placés pour soutenir et affer- mir les terres, et permettre le roulage des marchandises sur un terrain plus ferme que celui des vases accumulées sur la rive. Aussi l'ensemble et les' parties de ces quais recevaient le nom de la grave, quais de la Grave.

En rivière, au nord, stationnaient, les navires à l'ancrage en chargement ou déchargement; près de la porte du Calhau, étaient ceux qui hivernaient. A la suite, et devant le Pont Saint- Jean, étaient les bateaux chargés de blés, de poissons salés, d'oranges ; ceux chargés de sel se trouvaient (3) aux quais des Salinières; enfin, au vieux quai de la Grave, vis-à-vis des chantiers de constructions maritimes, venaient s'échouer les navires qui avaient à subir des réparations.

(4) Cat. Rôl. gasc. 4288-89, 47. < Pro Arnaldo Monetario, habendo domum inter portam Rocellam et mare seu fluvium Girundae. »

(2) T. Malvezin. Montaigne, son origine, sa famille. Note sur la maison d'habitation de Michel de Montaigne.

(3) Léo Drouyn. Bordeaux vers 1450. Introd.

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Les navires pouvaient librement s'approcher du bord pour charger et décharger à la planche. Cependant il était d'usage d'en demander l'autorisation au prévôt de l'Ombrière, qui fixait la place.

Tout navire qui n'était pas à la planche pour charger ou décharger devait se tenir en rivière à 65 brasses du bord, pour que les bateaux pussent facilement passer entre eux et la terre. Le prévôt de l'Ombrière punissait les contrevenants.

Les maîtres des navires devaient encore s'adresser au prévôt pour déposer les pierres ou le sable qui leur servaient de lest. Celui-ci leur fixait le lieu devait se faire le dépôt, de manière à ce qu'il ne fût pas occasionné de dommage à la navigation de la « mar ». Si le navire se permettait de jeter son lest dans le chenal ou dans la rade, il devait payer 65 sols d'amende, sur la poursuite du prévôt (1).

Il était au clerc du prévôt 6 deniers pour l'autorisation de décharger à quai et à la planche, et autant pour celle du délestage (2).

Ces règlements avaient été confirmés par ordonnance du Conseil royal de Guienne, le 16 mai 1378, et promulgués par Johande Newill, lieutenant du roi Richard II (3).

Le prévôt de l'Ombrière représentait la juridiction royale. Il avait été prétendu par le maire et les jurats de Bordeaux qu'ils avaient une juridiction de police sur tous les étrangers tant sur le fleuve que dans la ville ; mais le roi Edouard Ier avait mandé le 23 septembre 1309 à son sénéchal de Gascogne que le prévôt de l'Ombrière avait juridiction à Bordeaux sur tous les étrangers, tant sur eau que sur terre ; et de mettre ordre à ce que le maire et les jurats, malgré les défenses que le roi leur avait faites, ne se permissent pas de le troubler dans l'exercice de cette j u r idiction (4) .

Le maire et les jurats, par transaction du 18 juin 1314, reconnurent que le fleuve était le domaine du roi devant la ville comme dans la banlieue, et qu'il en avait la garde. Cependant le roi accorda à la ville, pour les cas d'évidente nécessité, et pour l'utilité de la ville et de la contrée, l'autorisation pour le maire, les jurats et le Conseil de ville, de faire des règlements, sous l'approbation du roi et de son sénéchal.

(1-2-3) Livre des Bouillons, p. 490 et ss. ; p. 389. (4) Rymer. 1309, f°93.

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La plus grande partie des navires qui faisaient le service maritime du port de Bordeaux étaient étrangers. Bordeaux ne possédait guère que des bateaux de rivière, destinés pour la plupart à la navigation fluviale d'amont et transportant les marchandises sur la Garonne, le Lot et le Tarn. C'étaient les tilloles, les couralins, les coureaux, les hoquebots, les chalands, les barges, les anguiles.

Sur la Gironde, les bateaux plus grands se nommaient des baleiniers, mais nous verrons que peu d'entre eux pouvaient tenir la mer.

Lorsque, en 1243, le roi Henri III eut besoin de quelques navires pour les envoyer dans la Dordogne, il s'adressa à l'abbé de Sainte-Croix qui lui envoya de Macau quatre chaloupes ; lorsque, au mois d'août suivant, ce prince se trouvant encore en Guienne voulut se rendre en Bretagne, il ne s'adressa pas, pour avoir des navires, aux Bordelais, mais aux Basques. Il écrivit au maire et aux jurats de Bayonne de lui faire équiper deux bonnes galères, montées par de braves marins, et de lui procurer quatre des meilleurs pilotes de la ville, versés dans la connaissance des temps et des routes de mer. Il prescrivit de lui envoyer ces deux navires à l'embouchure de la Gironde, à la Pointe de Graves.

Bayonne avait de tout temps armé de nombreux navires; ils faisaient la grande pêche sur les côtes de l'Océan, et transpor- taient souvent dans le Nord les vins de Bordeaux.

Les Hanséates et les Flamands avaient précédé les navires anglais à Bordeaux. Les marins de Lubeck, de Wisby et de quelques autres villes de la Baltique, ainsi que ceux de la Hollande, de la Zélande et de la Flandre, étaient, aux xie et xne siècles, en possession de presque tout le commerce maritime de l'Angleterre. La Hanse avait obtenu à Londres d'importants privilèges; elle y avait des établissements fixes.

Les Flamands, dont l'industrie était alors beaucoup plus avancée que celle des Anglais, venaient chercher chez ceux-ci les matières premières pour leurs fabriques de draps renommées. Ils achetaient la laine dans tous les pays qui la produisaient; et pour obtenir les laines anglaises, ils les troquaient contre les vins qu'ils venaient chercher en Gascogne, et qu'ils payaient avec leurs draps.

275 -

Mais bientôt les Anglais commencèrent à fabriquer les draps et à armer des navires; ils vinrent eux-mêmes à Bordeaux vendre leurs draps et acheter des vins.

Il ne paraît pas que Bordeaux armât alors un grand nombre de navires. M. Michel nous a donné une assez longue analyse d'un registre tenu en 1308 par John Mordaunt, connétable de Bordeaux, et conservé aux Archives de Londres. Ce registre mentionne par leur nom et par leur port d'attache tous les navires qui chargèrent des vins cette année-là dans le port de Bordeaux. Il indique un très grand nombre de navires des divers ports anglais, des navires moins nombreux de Normandie, de Bretagne, de Saintonge, de Bayonne; mais il n'en figure pas un seul de Bordeaux (1).

Nous aurons occasion de constater jusqu'au xvnr3 siècle le petit nombre des navires de Bordeaux faisant le commerce maritime. Pour en être convaincu, quant aux premières années du xve siècle, il suffit de lire les registres des délibérations de la Jura de.

Les jurats constatent que les navires anglais venus pour charger des vins sont encore, le 5 novembre 1406, retenus dans le port par la crainte d'être capturés par les Français. Ceux-ci font le siège de Blaye et ont des navires armés devant cette ville. Le maire et les jurats, réunis au sénéchal et aux conseillers du Conseil royal de Gascogne, font venir les marchands anglais et les maîtres des navires d'Angleterre; et après délibération, le sénéchal ordonne à ces marins d'attendre pour partir qu'il leur soit donné du renfort.

La ville veut armer une flottille pour envoyer des renforts à Blaye et à Bourg : elle achète quatre navires baleiniers ; elle loue une galiote et achète des anguiles. De ces baleiniers, deux au moins sont achetés à des étrangers et appartiennent, l'un au port de Londres, l'autre à celui de Royan. Mais quand il s'agit d'envoyer un messager en Angleterre pour faire connaître la situation du pays et réclamer des secours, on ne peut l'envoyer sur un des navires de Bordeaux, le Jorge, le Miqueu, Y Aigle, le Léon, qui appartiennent à la ville, parce que l'on est au mois de novembre et que la saison ne leur permet pas d'accomplir le voyage. Le messager partira sur

(1) F. Michel. Hùt. du Commerce et de la Navigation à Bordeaux.

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l'un des navires anglais qui sont dans le port, et qui se préparent au départ (1).

Les jurats traitent avec Richard Esmer, maître d'un navire de Londres, pour l'envoyer avec leurs navires à la défense de Bourg et de Blaye (2). Ils louent une galiote à Bernardon de Corn et à Bernard de Saint- Avid. Ils achètent à Roger Cau une anguile, la Tropeyta (3), pour la somme de 10 livres. Ils engagent des marins de Talmont, des maîtres de navires d'Angleterre et de Bayonne; des marins anglais, bayonnais et quelques-uns de la ville, pour leurs baleiniers le Léon, l'Aigle et le Miqueu (4).

Ils font réparer, armer et avitailler leur flottille. Ils avaient acheté à Bernard Pelletan et à Bernard Debans le baleinier le Jorge, de Talmont, pour la somme de 32 livres. Le capitaine du Jorge resta Bernard Pelletan. Il reçut des avirons, une ancre, des cordages et des vivres.

Le Jorge avait vingt-cinq hommes d'équipage. Ces marins recevaient 5 sols de paie par homme et par jour. Il portait vingt-cinq hommes de renfort pour la garnison de Blaye. Ces cinquante hommes reçurent chacun par jour trois pains, et pour tous et par jour, un quart de pipe de cidre, un quartier de chair, une livre de chandelle; plus un baril de harengs blancs et du sel.

Il en fut de même pour le Léon, le Miqueu et le Flayn (5).

Le salaire de quelques-uns de ces marins était de 8 esterlings par jour (6).

Le tonnage des navires qui opéraient les transports entre Bordeaux et l'Angleterre était habituellement de 30 à 40 ton- neaux. Ce tonnage est expressément indiqué dans divers ordres donnés par les rois, lorsqu'ils avaient des troupes à faire passer en Guienne, et qu'ils faisaient arrêter par l'amiral les navires se disposant à partir pour aller aux vins à Bordeaux (7). Ce n'est qu'en 1360 que nous voyons quelques navires de 100 tonneaux. Nous en parlerons ailleurs à propos des charge- ments de vins.

(1) Livre de la Jurade, p. 136 : « En aquestas naus d'Anglaterra qui sont assi, que tantost seront prestas, car dobte es en lo baleney ne porra anar, atendut le temps de l'ibern. »

(2-3-4-5-6) Livre de la Jurade, p. 210, 34, 127, 125, 131, 136, 139.

(7) Rymer. 1345, f"s 65, 57, 68; 1352, 238.

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Ces navires ne partaient pas isolés, mais en flottes et à des époques déterminées.

Si les routes de terre étaient peu sûres, la mer offrait encore plus de dangers. Pendant les guerres incessantes du moyen âge, la Guienne se trouvait mêlée aux hostilités contre la France, la Bretagne, les Flandres, l'Ecosse, l'Espagne. A ces ennemis déclarés, se joignaient des pirates de toutes nations : français, bretons, normands, flamands, anglais, qui, embusqués dans les nombreux petits ports de la côte, attendaient et pillaient les navires isolés.

Pour se prémunir contre ces pirates ou ces ennemis, les marins devaient obéir aux ordres du roi. En 1301, le roi recommandait aux gardiens des cinq ports, de prévenir les capitaines de navires qui vont en Gascogne « pro vinis » quœrendis », de ne partir qu'en flotte pour se garer des ennemis (1).

En temps de guerre, la flotte naviguait sous la protection des vaisseaux armés par le roi, et sous la conduite de l'amiral . Le roi avait institué deux amiraux : l'un pour la protection des navires allant et venant à l'est et au nord de l'embouchure de la Tamise; l'autre, pour la protection de cette partie de la mer située à l'ouest et au sud de la Tamise, et par laquelle les navires se rendaient en Normandie, en Bretagne, en Saintonge, à Bordeaux et à Bayonne.

En 1345, le comte d'Arundel était amiral de la flotte d'Occi- dent (2). En 1347, Jean de Montgomery le remplaça. En 1355 et 1356, ce furent Jean de Beauchamps et Guy de Brian (3). La marine royale d'Angleterre commençait à se constituer.

Les avertissements ne manquaient pas aux navigateurs. Une charte d'Edouard III, du 6 novembre 1336, nous apprend qu'au mépris des ordres de ce prince plusieurs navires anglais étaient partis isolément des ports anglais pour la Gascogne, et qu'ils avaient été pris par les Flamands ou par les Français. Il ordonna d'organiser en convoi les navires pour aller en Gascogne porter des marchandises et charger des vins. Ils devaient naviguer de conserve sous la protection des vaisseaux du roi. En 1350, le roi Edouard faisait proclamer à Londres que

(1-2-3) Rymer. 1301, 936; - 1345, P 34 ; 1347, 109; 1355, 296 ; 1356, fo 309.

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les vaisseaux se préparant à aller en Gascogne se rendissent à Plymouth, pour partir de là, accompagnés par la flotte qui allait porter à Bordeaux le sénéchal et le connétable (1).

Le 14 mars 1352, le capitaine Thomas Cok était préposé par le roi à la conduite des navires marchands (2).

Le 18 août 1353, le roi Edouard, à raison des Français et des pirates qui se tenaient sur mer, ordonnait que les navires voulant aller en Gascogne pour la saison des vendanges, se réunissent au port de Londres, pour en partir sous la protection de Robert de Ledredde (3) .

Les mêmes recommandations étaient faites par Richard II en 1384; par Henri IV en 1404.

Toutes indiquent que les navires partent ensemble dans le même but, « pro vinis quœrendis », et à la même époque, celle des vendanges. Il y avait une autre époque de voyage, au printemps, qu'un ordre d'Edouard du 1er février 1354 appelle la saison de Reyk. Le roi, s'adressant au sénéchal et au connétable de Bordeaux, et statuant sur l'avis des prélats, comtes, barons, et des communes d'Angleterre, pour la vente et l'achat des vins en Gascogne, défend à tout marchand anglais et à son serviteur, de se rendre à Bordeaux pour acheter des vins avant le temps des vendanges ou la saison de Reyk, c'est-à-dire avant l'époque et la saison habituelle du passage pour les vins (4).

La protection de la marine royale ne paraît avoir été donnée aux navires marchands que pour les voyages de ces deux saisons de l'année. Cette marine elle-même se constituait à peine comme force permanente. Même à cette époque, lorsque le roi avait à faire des expéditions maritimes, il ne se procurait guère des navires et des matelots qu'en réquisitionnant ceux du commerce.

Aussi, bien avant la naissance de la marine royale, les navigateurs avaient-ils l'habitude de se réunir pour se défendre contre les ennemis et les pirates. C'est pour la répression de la piraterie que s'était formée, vers le milieu du xme siècle, la

(4) Delpit. Docum. franc., p. 76, clix.

(2) Cat. Rôl. gasc. 4 352, p. 428.

(3) Delpit, loc. cit., p. 77, clxv; Cat. Rôl. gasc. 1356, 426.

(4) R y-mer. 4354, 272 : « Antè tempus vendemiarum vel seisonam de Reyk, videlicet antequam commune passagium pro vinis, ibidem tempore et seisona. »

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célèbre confédération des villes du Nord. Lubeck et Hambourg en avaient pris l'initiative dès 1241.

Les marins de Bayonne, de La Rochelle, le petit nombre de ceux de Bordeaux, et ceux des navires anglais et flamands qui faisaient la navigation maritime de Bordeaux, groupaient ensemble leurs vaisseaux, et formaient une flotte dont chaque navire devait concourir à la défense commune. Cette pratique était ancienne. Pardessus cite un acte de société remontant à 1213, entre les marins de Bayonne, pour mettre en commun le fret de leurs navires et se garantir mutuellement secours et défense contre les pirates (1).

Cette sorte d'assurance mutuelle contre les risques de guerre ou des pirates se formait par acte devant notaire et avait une sanction judiciaire.

En 1341, une flotte ainsi formée partit d'Angleterre pour Bordeaux. À l'embouchure de la Gironde elle fut rencontrée par des pirates qui attaquèrent un navire de Bayonne. Celui-ci, abandonné des navires de conserve, qui avaient pris la fuite, fut capturé. Son propriétaire, Pèlegrin Daguerre, porta plainte au sénéchal, au maire et aux jurats de Bordeaux. Ceux-ci reçurent ordre du roi de faire rendre justice à Daguerre, suivant les fors et coutumes de Bordeaux (2).

On jugeait de même en Angleterre. En 1415, une flotte de navires anglais s'était formée à Bordeaux pour porter des vins. Selon « l'ancien custume de tout temps usée », les principaux marchands et maîtres de navires, après avoir élu leurs amiraux pour la durée du voyage et pour l'intérêt commun, jurèrent devant le connétable de Bordeaux que nul ne se séparerait de ses amiraux avant l'arrivée au port. Des pirates espagnols attaquèrent et capturèrent, malgré sa résistance, un des amiraux, le Christofre, de Hull, chargé de 65 tonneaux de vin. Les autres navires prirent la fuite. Sur la plainte adressée au Parlement, les autres navires du convoi furent déclarés responsables du dommage, chacun proportionnellement à la valeur du navire et de la cargaison (3) .

(1) Pardessus. Collect. des lois marit., t. IV.

(2) Cat. Rôl. gasc. 1341, m. 19.

(3) Fr. Michel. Hist. du Comm., p. 56.

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DROITS DE NAVIGATION.

La navigation était soumise au paiement de taxes diverses au profit du roi et de la ville de Bordeaux, en outre de celles perçues sur les marchandises.

Nous avons parlé des droits relatifs à l'amarrage et au délestage. Il était, en outre, perçu un droit de quillage pour tout navire entrant pour la première fois dans le port, et pour tout navire qui échouait pour se faire radouber ou réparer. Le chiffre de ce droit nous est donné par les comptes de Bernard Angevin, connétable de Bordeaux : il s'élevait en 1425 à 4 sous sterling guyennois, valant 16 sols tournois.

Les comptes de Bernard Angevin font aussi mention du droit appelé de la branche de cyprès qui se payait au moment du départ entre les mains du connétable. Tout capitaine d'un navire chargé de vins était tenu de prendre au château de FOmbrière, avant son départ, une branche de cyprès fraîche- ment coupée, dont le seigneur du Cypressat petite seigneurie en face de la ville, devait fournir au connétable suffisante provision. Ce droit était ancien. Il était affermé dès 1282; en 1450, il l'était pour 10 livres par an. Le maître du navire payait 18 ardits, dont 6 revenait au roi ou au connétable, et 12 au sire du Cypressat.

Le navire devait encore acquitter un droit de sortie qui s'appelait la coutume de Royan, et qui devait son origine aux dépenses nécessaires pour la garde de l'embouchure de la Gironde contre l'ennemi ou contre les pirates. Les navires devaient autrefois s'arrêter à Royan, pour payer le droit. Plus tard, pour leur éviter des retards dans leur traversée, et pour mieux assurer la perception, le droit fut perçu à Bordeaux par le connétable.

Les navires payaient encore le droit de la tour de Cordouan, représentant les dépenses faites pour l'entretien du feu de la tour. Ce feu, brûlant au sommet de la tour sur une plate-forme en pierre, entretenu par le bois des pins maritimes que fournissaient abondamment les forêts voisines, était confié à des ermites depuis l'époque le prince de Galles avait fait construire la tour et la chapelle. Le prince accordait au gardien 2 gros sterling ou leur valeur en monnaie guiennoise, sur tout

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navire chargé de vins. Nous avons dit qu'une charte de 1409 du roi d'Angleterre Henri IV accorda à Geoffroy de Lesparre, ermite de Cordouan, et à ses successeurs, 2 autres gros sterling. Ce droit était payé à Bordeaux entre les mains du connétable, qui était chargé de payer Termite.

FRET.

Nous avons rencontré peu de documents relatifs au prix du fret de Bordeaux en Angleterre ou en Flandre. Nous savons que le prix du fret de Bordeaux était payable après l'arrivée à Londres; qu'il avait un privilège sur la marchandise, même lorsqu'elle avait été déposée par les chargeurs dans un magasin de la ville; nous connaissons, par les documents recueillis par M. Delpit, le prix du fret d'un seul navire, dont nous ignorons le tonnage; mais nous trouvons quelques renseignements dans l'Histoire du Commerce de F. Michel, renseignements qu'il a lui-même empruntés à sir Harris Nicolas dans son Histoire de la Marine anglaise.

Le fret de Londres à Bordeaux, au commencement du xive siècle, aurait été environ de 8 schellings, et le retour de 8 sous par tonneau. Vers 1320, le fret de Bordeaux pour Waterford, Dublin, Drogheda, Chester, se serait élevé à 14, 15, 16 et 18 schellings, deux pipes comptant pour un tonneau, payable vingt-un jours ouvrables après l'arrivée du navire.

En 1380, le fret est le même, 18 schellings de Bordeaux pour Chester; il est de 22 sols d'esterlings d'Angleterre.

Le prix du fret était d'ailleurs très variable. En 1410, il était pour Drogheda de 10 schellings le tonneau; de 13, 18, 20 et 20 schell. 10 deniers pour Chester et Dublin. Ces prix représenteraient environ de 60 à 75 francs de notre monnaie actuelle (1).

(1) Voy. Harris Nicolas. Hist. de la Marine angL, ch. ix, 1. 1, p. 225etss.— Fr. Michel. Hist. du Connu., t. I, p. 97 et ss. ; p. 123 et ss.

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§ 2. LÉGISLATION" MARITIME.

Nous pouvons étudier la législation maritime à trois points de vue : à celui du droit international qui comprend le droit de l»ris el de naufrage et celui de représailles; à celui du droit public national, qui constituait le droit de réquisition maritime par le roi ; et, enfin, au point de vue du droit maritime privé.

Droit de bris et de naufrage.

Dans les premiers âges de l'humanité, et plus tard, après la chute de la civilisation romaine et les invasions barbares, les populations des côtes maritimes regardaient l'étranger comme un ennemi, et Je naufragé comme un butin. Cette longue côte déserte de l'Océan, qui s'étend de l'embouchure de la Gironde jusqu'à l'Espagne, bordée par les dunes, constamment battue par la mer qui vient en écumant se plaindre et mourir sur ses larges plages de sable, est perfide aux navires que poussent les tempêtes du golfe. Il y a quelques siècles, quand un malheureux navire était jeté par les vents d'ouest sur ces sables sans profondeur il allait se 1 iriser, les sauvages habitants de la lande accouraient joyeux pour s'emparer des épaves que la mer leur apportait.

C'était le terrible droit de wareck, le droit de bris et de naufrage. Sur les côtes de Bretagne, le seigneur féodal s'écriait, en parlant des roches de la baie qui portail le nom sinistre de baie des Trépassés, que c'étaient les plus riches perles de sa couronne ducale.

Et souvent, lorsqu'un navire était en vue des côtes, et qu'étaient tombées les ombres de la nuit, <\<^ falots menteurs, attachés aux cornes d'une vache, attiraient dans le piège les matelots trompés. Trop souvent les naufragés, portés, vivant encore, par le flot, recevaient la mort par ces paysans féroces qui pillaient les débris du navire.

Dans le inonde entier, sur toutes les côtes maritimes, ces faits barbares se sont passés, et ont été considérés comme

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l'expression d*un droit naturel. Dès le commencement de la domination anglaise, les souverains s'efforcèrent d'en adoucir les effets, et de protéger la vie des naufragés. L'article 25 des Rooles d'Oléron décide que les seigneurs coupables de ce crime seraient liés à un poteau dans leur propre maison, et brûlés avec elle (1). Henri III, par lettres patentes du 26 mai 1236, de l'avis d'un grand nombre de hauts personnages, parmi lesquels figurait Henri de Trubeville, sénéchal de Gascogne, ordonna que lorsqu'un navire viendrait à faire naufrage sur les côtes anglaises, poitevines ou gasconnes, si un homme arrivait à terre vivant, nul ne pourrait piller les biens et les marchandises que contenait le navire; et que dans le cas aucun homme vivant n'eût échappé au naufrage, mais qu'un animal du navire eût survécu, les marchandises et épaves devaient être confiées par le bailli à quatre hommes de bien, et pendant trois mois pourraient être réclamées par les véritables propriétaires. A l'expiration de ce terme, elles étaient la propriété du roi ou de tout autre qui aurait le droit de varech. Il en était de même, sans attendre ce terme, si nul homme ou nul animal n'avait survécu (2).

Le droit de varech, d'avarech, de wrech, était exercé par le roi, par le seigneur féodal qui l'avait obtenu par concession royale ou par possession immémoriale, et par les habitants.

La coutume de la petite ville de Mimizan, située sur la côte, entre Arcachon et Bayonne, nous a conservé le mode de partage du butin. Les habitants avaient le debvoir et Vusage d'explorer la côte, depuis La Teste de Buch, du lever du soleil à la chute du jour. Si cette recherche faisait découvrir un objet de quelque valeur déposé par les flots sur la plage, le tiers appartenait au seigneur et le reste au- sauveteur, à moins que l'objet ne fût réclamé par un sujet du roi. Si l'épave est un trousseau de draps qui soit lié en pièce entière, celui qui

(1) Cleirac. Rooles d'Oléron. Pardessus, I, 346. Hautefeuille. Hist. du Droit maritime, 112.

(2) Rymer, nouv. édit., t. I, pars I, 227, anno 1236, 20e Henri III. Dans la première édition de Rymer, t. I, pars I, 12, cette ordonnance est portée à la date de 1174. Elle était attribuée par erreur à la 20e année du règne d'Henri II,

-au lieu de sa date véritable, 20e année du règne d'Henri III. La présence à cet acte du sénéchal Henri de Trubeville et des autres témoins a permis de restituer à ce document sa date véritable.

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l'a trouvé a droit de prendre l'étoffe d'une robe du meilleur drap; le surplus est au roi; mais si la pièce de drap est déjà entamée, elle appartient tout entière à celui qui l'a trouvée. Il en est de môme de tout drap que l'on peut employer à faire un vêtement, et de tout vêtement déjà fait et cousu.

Par chaque barrique de vin le découvreur a 5 sols, ou le fust à son choix. Mais il a en outre le droit de boire raisonnablement et suffisamment à sa soif.

Quant aux épaves, bois et fers, du navire naufragé : « si nef, » ou bateau, ou aguet », ou tout autre vaisseau se rompait et touchait à la côte, « la fuste (le bois) et les ferratures sont de » celuy qui en pourra avoir >.

Sur toute la côte maritime de Guienne, ce droit d'épaves s'exerçait non seulement sur les débris du navire et sur les marchandises naufragées, mais sur tout objet que la mer jetait, comme elle faisait du varech, sur la plage : parmi ces objets se trouvaient souvent des baleines, de gros poissons et un objet précieux, l'ambre gris. La baleine et l'ambre gris appartenaient au roi ou au seigneur; mais l'esturgeon, le marsouin, ou tout autre poisson, étaient la propriété du trouveur.

Un mot sur ces épaves. Nous n'avons pas trouvé de docu- ments se rapportant à l'ambre gris à cette époque : il en existe plusieurs relatifs aux baleines.

L'existence des baleines dans le golfe de Gascogne, aux temps dont nous nous occupons, paraît parfaitement établie, et la pèche en remonte à une époque très reculée. Dès le vne siècle, les hardis pêcheurs basques de Bayonne se livraient à la pêche de la baleine et des autres cétacés qui fréquentaient, le golfe. Peut-être quelques marins bordelais les imitaient-ils, mais rien ne vient l'affirmer. Cependant, depuis longtemps, l'huile de baleine, qui s'employait comme huile à brûler, formait un des articles du commerce de Bordeaux.

Plusieurs écrivains racontent, d'après la biographie de saint Philibert, premier abbé de Jumièges, et qui fonda plus tard l'abbaye de Noirmoutiers, que des navires apportaient en Normandie de l'huile de baleine chargée à Bordeaux, dès l'année 677 (1).

(4) Acla S. Beuedicti, II, p. 824 et ss.

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Le nom de baleine était d'ailleurs appliqué, à cette époque, non seulement à la baleine franche, mais encore aux cachalots, épaular Js, souffleurs et marsouins, en un mot à tous poissons de grande taille à lard ou à couenne (1).

La baleine, portant encore au flanc le harpon du pêcheur, échouait quelquefois sur la plage de l'Océan, et devenait l'objet du droit de varech.

Nous trouvons, à l'époque anglaise, ce droit de bris, de naufrage et d'épaves, exercé sur toute l'étendue des côtes, depuis Soulac jusqu'en Espagne.

A Soulac, les religieux de l'abbaye Sainte-Croix de Bordeaux le possédaient sur toute la côte du Prieuré (2).

Les sires de Lesparre, de Soulac à Carcans, prétendaient l'avoir exercé dès l'époque des anciens ducs d'Aquitaine, et en obtinrent à diverses reprises la confirmation par les rois d'Angleterre.

La première de ces confirmations ou concessions aurait été faite par Jean-sans-Terre. Elle était invoquée en 1291 en faveur d'Ayquem Guilhem, seigneur de Lesparre, par son tuteur le seigneur de Mirambeau, à propos d'une baleine échouée avec le harpon qu'elle portait. Le roi, se trouvant à Bordeaux, manda à son sénéchal, Maurice de Créon, qu'il confirmait la concession (3).

Nouvelle confirmation fut faite au sire de Lesparre Senebrun, par le roi Edouard III, le 13 avril 1353 (4). Mais quelques années auparavant, le 11 février 1341, le roi avait mandé à son lieutenant et à son sénéchal qu'au mépris des privilèges de la ville de Bayonne, le sire de Lesparre et d'autres seigneurs du littoral, celui d'Albret et le captai de Buch, retenaient les marchandises appartenant à des marchands de Bayonne que l'intempérie de la mer jetait sur la côte, et enjoignait de faire respecter les droits de ces marchands (5), sujets du roi.

(I ) V. Noël. Hist. des Pêches, I, 1 22. Delarue. Annales de Caen, II, 208. E. de F réville. Mém. sur le Commerce maritime de, Rouen, p. 165 et ss.

(2) Archiv. départem. Série G. État des droits du prieuré Soulac.

(3) Rymer. 1 291 , 1, 87. Arch. de la Gironde . Titres de la sirie de Lesparre.

(4) Cat. Rôles gasc. 1353, 129.'— Arch. de la Gironde. Titres de la sirie de Lesparre.

5 Rymer, t. II, pars IV. p. 92.

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Les seigneurs de Castelnau, qui étaient aussi captaux de Buch, jouissaient du droit de bris sur toute la côte depuis Carcans jusqu'à Lège comme seigneurs de Castelnau, et depuis le bassin d'Arcachon jusqu'en face de Sanguinet, comme captaux de Buch (1).

La seigneurie de Lège, qui appartenait au Chapitre Saint- André de Bordeaux, avait le même droit sur la côte. En 1331, Edouard III mandait que la donation faite au Chapitre Saint- André par ses prédécesseurs du droit de varech et de naufrage au lieu de Lège en Buch était préjudiciable au roi (2).

Au pays de Born, le seigneur d'Uzar ou Uza exerçait aussi le droit de varech. Cette seigneurie avait appartenu à l'un des plus notables bourgeois de Bordeaux, Arnaud Raymond de Solers. Elle comprenait la côte de la mer devant Saint- Julien et Biscarosse. Le roi revendiqua ce droit de naufrage, de baleine et d'épaves, après la mort de Raymond de Solers, contre Yolande de Solers, dame de Belin, sa fille, et transigea avec elle en 1358 (3).

La même année 1358, le 24 mars, Edouard III déclarait que les droits de naufrage, de baleine et autres sur la côte de Biscarosse et de Saint-Julien appartenaient à Guillaume Sans de Pomiers et à son épouse comme étant soigneurs haut- justiciers du château d'Uzar (4).

Jusqu'à la frontière d'Espagne s'exerçait le terrible droit. Nous avons parlé de la coutume de Mimizan. La ville de Bayonne avait reçu la concession royale, consignée dans ses chartes. La dernière confirmation est du 4 décembre 1431 (5). Mais cependant nous voyons en 1405, en 1415, en 1441, les rois d'Angleterre constituer en faveur de diverses personnes des rentes payables par le connétable de Bordeaux sur le revenu de ces épaves (6).

Ce droit de bris s'exerça sur les eûtes maritimes pendant toute la durée de la domination anglaise. Les seigneurs haut- justiciers prétendirent l'exercer même sur les côtes fluviales et sur celles des rivières navigables. Ils ne réussirent pas. Les

(1) Arch. de la Gironde. Invent, de Puy-Paulin.

(2) Arch. de la Gironde. Chap. Saint-André. Cat. Rôles gasc. 1331, p. 76. (3-4-5-6) Rymer. 1315, f°s 265-267; 1358, 65, ; 1358, fo 140;

1431. fo 212; 1441. fo 222.

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rois anglais s'opposèrent vigoureusement à ces empiétements. Le 12 octobre 1357, Edouard III défendit sévèrement aux comtes, vicomtes, barons, et aux autres nobles de Guienne, de prendre aucun objet naufragé, sous prétexte de droit de côte, dans les eaux de la Gironde, de la. Dordogne, de la Garonne, del'Isleetdu Tarn (1).

Le droit de naufrage ne s'appliquait pas seulement aux marchandises et aux épaves jetées à la côte, mais aux naufragés eux-mêmes. Nous nous bornons à en citer trois mémorables exemples. Harold, iils de Godwin, allant en Normandie en 1 065, fut jeté par la tempête sur la terre de Guy, comte de Pontbieu, qui le mit en prison et le vendit A Guillaume, duc de Normandie. Celui-ci ne le mit en liberté qu'après lui avoir fait jurer de l'aider à conquérir le royaume d'Angleterre, ("est ce même Harold qui fut tué par les soldats de Guillaume le Conquérant, à la bataille d'Hastings.

Pareille infortune arriva à un descendant de Guillaume. Richard Cœur-de-Lion, duc d'Aquitaine, en revenant de la croisade, lit naufrage sur les côtes de l'Adriatique ; il fut saisi par le duc d'Autriche, qui le vendit à l'empereur Henri YI ; celui-ci lui imposa une énorme rançon.

Près de deux siècles après, en 1406, le jeune fils de Robert, roi d'Ecosse, se rendant en France, en pleine paix entre l'Ecosse et l'Angleterre, eut l'imprudence, fatigué par la mer, de vouloir se reposer sur la côte d'Angleterre. Il fut fait prisonnier par Henri IY, roi d'Angleterre, qui le garda pendant dix-huit ans, et lui fit payer après ce temps une rançon de 40,000 marcs.

Droit de représailles.

Le droit de représailles était encore plus funeste au commerce que le droit de bris et de naufrage, parce qu'il se pratiquait plus souvent.

Les représailles n'étaient dans le principe que de véritables guerres privées qui s'exerçaient sur mer de même que sur terre. Les gens de mer étaient aussi indépendants que les barons féodaux.

(I) Rymer. -1357, 280.

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Chaque bâtiment marchand était armé ; les associations de maîtres de navires qui formaient leurs bâtiments eu flottes, sous la conduite d'un chef ou amiral nommé par eux pour le voyage, afin de se prêter un mutuel secours contre les attaques des pirates, ne se bornèrent pas toujours à la défense, mais cherchèrent à se venger des pirateries qu'elles avaient pu souffrir dans quelque voyage précédent; et, se trouvant en force, s'emparèrent des navires de l'offenseur, et même de ceux de ses compatriotes. Ceux-ci armaient à leur tour et exerçaient eux aussi des représailles. De d'interminables hostilités (1).

Il ne paraît pas que dans la rudesse de ces guerres privées aucun des combattants prit conseil que de lui-même et fût astreint à demander une autorisation à un souverain ou à un pouvoir public quelconque (2).

Les représailles ne s'exerçaient pas seulement à l'occasion dos pertes essuyées par suite de pirateries maritimes, elles avaient lieu également comme moyen d'exécution employé pour obtenir le paiement d'une dette. Lorsqu'un Bordelais avait été reconnu créancier d'un étranger, il portait plainte aux jurats de Bordeaux, et obtenait l'autorisation, si le navire ou les marchandises de l'étranger se trouvaient à Bordeaux, de les faire saisir. Mais si ce navire ou ces marchandises se trouvaient à Londres, le plaignant, avec le concours du maire et des jurats, s'adressait aux magistrats anglais. Si ceux-ci ne lui faisaient pas rendre justice, il pouvait alors obtenir des magistrats de Bordeaux, l'autorisation non seulement de s'emparer, par voie de représailles, du navire ou des marchandises de son débiteur partout il les trouverait, mais encore des navires et des marchandises de tout compa- triote de son débiteur.

Les rois s'efforcèrent de réglementer ce droit de représailles et d'en diminuer les abus.

Dès le commencement du xme siècle, les traités de 1228 et de 1235 entre la France et l'Angleterre décidaient que le droit de représailles ne pourrait être exercé qu'après un délai de deux mois passé sans que le plaignant eût obtenu satisfaction (3).

{]) Hauteieuille. Hist. du Droit maritime, p. 127. 2 Wheaton. Hist. du Droit des gens. '1853, Leipsick, p. 76, 83. (3) Hautefeuille. p. 128. 4 29 et ss.

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On établit en France et en Angleterre une sorte de tribunal mixte, composé de prud'hommes des deux nations, et qu'on appela les Conservateurs de la paix. Nul ne pouvait armer contre son ennemi personnel ou son débiteur, avant d'avoir soumis ses griefs à ce tribunal. Mais ces conventions, qui n'étaient appuyées d'aucune sanction pénale, restèrent souvent sans efficacité (1).

Au commencement du siècle suivant, les souverains se réservèrent le droit d'autoriser les représailles. En 1305 le roi d'Angleterre accueillait la demande d'un nommé Bernard contre les sujets du roi de Portugal (2). Dans une ordonnance de 1313 de Philippe le Bel, se rapportant à un traité avec le roi d'Aragon, il est dit que la demande amiable de restitution doit être faite avant l'obtention des lettres de marque. De son côté le roi Edouard III se plaignait au roi d'Aragon de ce que celui- ci avait accordé des lettres à Bérenger de la Torre, pillé par un corsaire anglais, alors que le souverain anglais avait toujours été prêt à rendre j ustice (3).

Un acte du Parlement d'Angleterre de 1353 constate que le roi a le droit d'accorder des lettres de marque ; mais il stipule que les biens d'un marchand étranger ne seront pas saisis poul- ies crimes ou les dettes d'un de ses compatriotes (4).

C'est surtout pour obtenir paiement de dettes que les marchands de Bordeaux s'adressaient au roi d'Angleterre et à ses officiers. Nous trouvons cependant quelques cas la piraterie motive leur demande.

Ainsi le Catalogue des Rôles gascons nous apprend qu'en 1320 des marchands de Bordeaux obtinrent du roi Edouard II, par le motif qu'ils avaient subi des dommages de la part de certains Flamands, l'autorisation de faire saisir à Southampton des navires appartenant à d'autres Flamands.

A la même époque un marchand de Bordeaux, se prétendant créancier d'un marchand de Dunwich, au pays de Suffblk, avait obtenu du sénéchal de Bordeaux la saisie de navires d'autres marchands de Dunwich qui se trouvaient à Bordeaux;

(I) llautefeuille, p. 128, 129 et ss. (2-3; Wheaton, p. 81, 82.

(4) tlautefeuille, p. 130. Wheaton, p. 81. Martens. Prises et reprises. ch. I. 8 4.

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mais le roi défendit au sénéchal de molester les bourgeois de Dunwich qui venaient à Bordeaux pour faire le commerce 1 ) .

Cette défense d'exercer des représailles n'était probablement motivée que parce que toutes parties étaient les sujets du roi d'Angleterre. Lorsque ceux-ci réclamaient des représailles contre des étrangers, elles étaient presque toujours accordées. Nous venons de citer les Flamands; il en était de même pour les Espagnols et les Français. En 1343, des pirates espagnols ayant pillé un navire de Bayonne, chargé de vins à Bordeaux pour l'Angleterre, Edouard III ordonna au sénéchal de faire saisir les navires et les biens de tous les Espagnols qui se trouvaient alors à Bordeaux (2).

En 1346, le sénéchal de Gascogne fit saisir tous les navires normands se trouvant à Bordeaux, par représailles pour fait de piraterie d'un corsaire de Dieppe qui avait pris à Bordeaux un navire anglais allant en Flandre. En 1352, il s'agissait d'un pirate breton, et le sénéchal faisait saisir les navires et mar- chandises des marchands de Saint-Malo alors à Bordeaux (3).

Les commerçants se plaignaient vivement de ces représailles qui ne leur laissaient aucune sécurité puisqu'ils étaient constamment exposés à la ruine pour le fait d'autrui. Le roi, craignant que les marchands étrangers ne vinssent plus à Bordeaux, ordonna le 14 novembre 1352 au sénéchal de Gascogne et au connétable de Bordeaux de ne plus saisir que le navire du débiteur, et non les marchandises chargées de bonne foi par des tiers étrangers au litige. Défense expresse fut faite de saisir et arrêter les marchandises, sauf pour le service du roi; et il fut recommandé au sénéchal comme au connétable de traiter avec amabilité et civilité les marchands et tous autres se rendant à Bordeaux avec navires et marchandises, afin que les étrangers fussent volontiers attirés à fréquenter cette ville (4). Ces recommandations furent renouvelées le 10 avril 1382 par le roi Richard II (5).

(1) Cat. Rôl. gasc. 1320-21, f°56. « Denonmolestan.domercatoresdeDonevicj<'o oecasione debiti, in veniendo ad eivitatem Burdegalœ causa negoeiandi. »

(2) Rôl. gasc. ann. 16 Edward III.

(3) Fr. Michel. Hist. du Comm. et de la Naoig. à Bordeaux.

(4-5) Livre des Bouillons, f0s 1 90-1 91 . « Sed mercatores et alios cum navibus et mercandisissuisad eamdem eivitatem confluentes, amabiliter et civiliter pertracteris ut libenliores animos exindè altrahant dicta? civitatis limina frequentandi. »

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Dans le siècle suivant l'usage des représailles fui beaucoup restreint. Les conditions pour l'obtention des lettres de marque par les particuliers devinrent plus sévères ; la peine de mort fut portée par deux actes du Parlement de 1414 et de 1416 contre tout sujet anglais qui, sans lettre de marque, attaquerait les sujets d'une nation étrangère en rompant la paix ou la trêve (1). Les traités de paix entre la France et l'Angleterre en 1440, renouvelés en 1468, tendent à la restriction et à l'abolition des représailles. En 1446, on exigea de tout navire sortant des ports une caution pour répondre des dommages qu'il pouvait causer aux bâtiments nationaux ou amis (2).

Réquisitions maritimes.

Le droit royal de prise ou de réquisition exercé sur les navires et les marins était une lourde éventualité qui pesai! sur le commerce.

Ce droit s'exerçait en temps de guerre et en temps de paix.

En temps de guerre, le roi s'emparait des navires soit pour les armer contre l'ennemi, soit pour le transport des troupes ; en temps de paix il s'en servait pour le passage de ses officiers et pour ses autres services. Il n'existait pas de marine de guerre.

Lorsque le roi avait besoin de navires, il s'en emparait, sans souci des pertes qu'il faisait subir aux propriétaires et aux chargeurs. Il prenait même les navires chargés et prêts à mettre à la voile et faisait mettre à terre leur chargement.

Au xme siècle nous en trouvons de nombreux exemples. En 1207, Jean-sans-Terre fit ramasser tous les navires qu'il trouva dans les ports ou à proximité des côtes, et les fit conduire avec leur chargement en Angleterre En 1224, 1225, 1227, nous voyons arrêter quelques navires seulement; mais en 1242, 1253, 1264, la réquisition s'étend sur tous les navires se trouvant dans le port de Bordeaux (3).

Dans le siècle suivant les réquisitions sont très nombreuses. Nous n'en citerons que quelques-unes.

En 1339 Edouard III donna l'ordre d'arrêter dans le port de

i Hautefeuille, p. 130.

2-3 Rvmer. f58 96. 118, 406, 407.

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Londres tous les navires grands ou petits qui seraient jugés propres au transport des troupes (1). C'est avec des navires ainsi réquisitionnés qu'était composée la flotte anglaise qui fut victorieuse à la bataille de l'Écluse en 1340.

Il en fut de même de la flotte qui arriva devant Calais le 3 septembre 1346, pour aider au siège, et qui était composée de 737 bâtiments. Bréquigny fait remarquer que le plus grand de tous ne portait que 51 hommes, et que la plupart n'étaient que de simples barques dont quelques-unes ne portaient que 6 hommes (2).

En 1344 le roi avait fait arrêter, pour son passage en Gascogne, les navires qui des ports anglais se préparaient à aller aux vins à Bordeaux. Puis il les fit arrêter pour le passage du sénéchal d'Aquitaine Radulph, baron de Stafford; pour ceux de Hugo de Courtenay, comte de Devon ; du comte de Derby, lieutenant du roi en Aquitaine; pour le passage de soldats. Ces navires se rendaient à Bordeaux et à Bayonne; ils étaient du port de 30 à 40 tonneaux (3).

En 1355 c'est pour le passage du prince de Galles que sont réquisitionnés les navires de Bayonne se trouvant en Angleterre (4).

Froissard nous dit qu'en 1371 le roi d'Angleterre fit arrêter les navires de ses sujets allant en Gascogne, pour le passage de sir Thomas Felton, sénéchal de Gascogne. Plus tard Richard II, aux approches des vendanges de 1381, et Henri VI en 1441, firent également réquisitionner les navires allant aux vins, pour le passage de grands personnages.

Législation maritime commerciale.

La loi maritime en usage à Bordeaux du xieau xve siècle était formulée dans un recueil d'anciens usages qui porte le nom de Rôles ou Rooles on Jugements dfOléron que nous avons déjà eu occasion de mentionner. Ce fort ancien document constate les usages du commerce qui s'exerçait depuis l'Espagne, Bayonne

(1) Delpit. Docutn. franc. Introd., p. ccxiv.

(2) Bréquigny. Mém. de l'Ac. des Inscript., vol. XXXVII, p. 537. 3) Rymer. 1344 et ss., fos 32, 37, 57, 65, 68.

(4) Rymer. 1355. 309. Cat. Rôl. çasc. 1355.

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et Bordeaux jusqu'en Bretagne, en Normandie, et aussi en Irlande, en Angleterre et en Ecosse.

On présume que ce recueil a été publié vers 1150, par Éléonore d'Aquitaine, et qu'il l'aurait été dans l'île d'Oléron, qui faisait alors un commerce assez important, en faveur duquel Éléonore, et plus tard Jean-sans-Terre, ont donné par leurs chartes de nombreuses concessions. C'est une pièce française et native de Gascogne, dit Cleirac; mais la Gascogne n'était pas alors la France. Selden et Black stone ont essayé en vain d'attribué)- aux Roolles d'Oléron une origine anglaise, sous le prétexte que Richard Cœur-de-Lion y aurait ajouté quelques dispositions (1).

Ce n'était pas une loi, aucune autorité légale n'était attachée à ses décisions, mais leur sagesse les avait fait adopter par toutes les nations et les villes maritimes du Nord. Le texte primitif se composait de 25 articles ; Jean-sans-Terre et Richard Coeur-de-Lion en ajoutèrent 10 (2).

Pardessus et Cleirac nous en ont conservé les textes ainsi que d'excellents commentaires (3).

Ces lois ou usages passèrent avec quelques légères variantes de l'Océan dans les mers du Nord. La Flandre leur donna le nom de Lois de Westcapelle, ou de Jugements de Damme. Dans la Baltique elles prirent le nom de Lois de Wisbuy; et plus tard la Hollande en lit les Coutumes d'Amsterdam, oVEnkuysen et de Staveren (4).

C'est que toutes les lois maritimes se ressemblent. Si le droit civil peut varier sous l'influence du climat, des moeurs, de la religion, de la forme du gouvernement, les lois maritimes ne varient guère parce qu'elles sont l'expression de besoins qui sont les mêmes. Les navigateurs, sur l'Océan ou sur la Méditerranée, ont le môme genre de travail et de vie, et sont soumis aux mêmes éventualités. C'est ainsi qu'existe la plus grande ressemblance entre les lois maritimes adoptées sur l'Océan et dont le type se trouve dans les Rôles d'Oléron, et les usages adoptés sur les côtes de la Méditerranée, à Marseille et

(1) Selden. De dominio maris, c. xxiv, p. 428. Blackstone. Lois crimi- nelles, c. lui, t. II, p. 224.

(2) Hautefeuille, p. 151. Azuni. Syst. unir, de Dr. maritime, p. 245 et ss.

(3) Pardessus. Collect. des Lois marit. Cleirac. Us et coutumes de la mer.

(4) Haulefeuille, p. 152; p. 144 et ss.

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à Barcelone. Le Consulat de la Me/-, dont les principales dispositions ont été codiiiées sous Colbert, et transmises à notre Code de commerce, n'est lui-même que l'écho des anciennes lois de Trani et d'Amalfi, dont le texte est perdu, mais qui elles-mêmes conservaient la tradition des codes romains et de l'antique loi de Rhodes.

Les Rôles d'Oléron s'occupent des droits et des devoirs des maîtres de navire ou patrons, du pilote, des matelots; des accidents de mer, et de la responsabilité des marins; du jet des marchandises à la mer, des avaries qu'elles subissent soit en cours de voyage, soit au chargement et au déchargement; du fret; des intérêts divers des patrons et des matelots; du naufrage.

Mais nous ne trouvons ni dans les Rôles d'Oléron, ni dans le Consulat de la Mer, la trace de deux opérations importantes du commerce : le contrat à la grosse aventure, et l'assurance.

Le prêt à la grosse porte en germe le contrat d'assurance. Il était parfaitement connu des Romains, et pratiqué par eux. Comment se fait-il que la tradition ne s'en soit pas conservée en Aquitaine, ou du moins que les documents de cette époque ne nous en révèlent pas l'existence ? C'est que le contrat à la grosse, qui permettait au prêteur de faire un gros bénéfice si le navire arrivait à bon port, fut englobé dans la proscription que l'Église catholique portait contre le prêt à intérêt; et la décrétale de Grégoire IX, datée de 1227 et promulguée en 1234, le proscrivait absolument.

Nous le verrons cependant très usité à la fin du xve siècle et dans le xvie; il est possible que si nous avions les actes des notaires à l'époque anglaise, comme nous avons ceux de leurs successeurs, nous trouverions quelques traces de prêts à la grosse.

Quant aux assurances, nous n'en trouvons aucune indication ni dans les recueils des Rôles d'Oléron ou du Consulat de la Mer, ni dans d'autres documents. Nous rencontrons il est vrai certaines conventions : celles de naviguer en flotte pour la défense commune, et de participer proportionnellement à la valeur du navire et de la cargaison à la perte que fait subir l'ennemi ou le pirate, peuvent être considérées comme voisines du contrat d'assurance proprement dit. Et en combinant ces

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conventions de garanties mutuelles d'une part, et les résultats du prêt à la grosse, on était bien près d'arriver à l'assurance proprement dite.

Quoi qu'il en soit, ce contrat qui, dit-on, prit naissance en Italie, et dont le plus ancien document législatif se retrouve dans l'ordonnance de Barcelone de 1435, ne nous est révélé en Guienne par aucun vestige avant 1453, fin de la période de temps dont nous nous occupons.

Article 2. Importations

Le mouvement du commerce international se traduit par le double courant de l'importation et de l'exportation, et lorsque l'importation n'a lieu qu'en vue d'une exportation pour un pays étranger, cela constitue le transit.

Il nous serait difficile, à l'époque que nous étudions, de déterminer d'une manière très précise quelles marchandises donnaient lieu au transit, et, d'autre part, quelles étaient les marchandises étrangères qui venaient du bassin de la Garonne et s'exportaient par Bordeaux, ou qui étaient destinées à la consommation locale, la ligne de douanes entre la Guienne et les provinces françaises variant avec les vicissitudes de la guerre.

Les relations de Bordeaux avec la Méditerranée par Toulouse et Narbonne avaient une plus grande importance d'importation e1 de transit vers l'Océan, que d'exportation et de transit vers la Méditerranée.

De ce bassin de la Garonne Bordeaux recevait des blés et des vins, et après avoir gardé ce qui était nécessaire à sa consommation, exportait l'excédent, quelquefois des blés, habituellement des vins.

D'autres objets d'alimentation, quelques produits du sol comme bois ou matériaux de construction, bois merrains, fers, venaient aussi des provinces françaises. Parmi les produits du sol qui donnaient lieu à transit, nous ne trouvons guère que le pastel du Languedoc.

Les épices, le sucre, le poivre, le gingembre, étaient importés de Marseille, de Narbonne. de Béziers.

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Des draps français venaient du Languedoc, de Toulouse, de Carcassonne, de Béziers, de Narbonne:; Avignon, ville papale les Italiens avaient établi leurs comptoirs de banque et de marchandises, faisait un commerce considérable de draperies et de toiles. Depuis le pontificat de Clément V, les relations de Bordeaux avec Avignon avaient pris un grand développement.

Les étoffes de soie et les tissus d'Orient, venant d'Avignon, de Marseille, de Montpellier, de Narbonne, étaient aussi au nombre des articles d'importation à Bordeaux, et quelquefois de transit. Une lettre du roi d'Angleterre Henri III, du 7 septembre 1231, chargeait Gaillard Colomb, bourgeois et marchand de Bordeaux, d'acheter pour ce prince, à Montpellier, des étoffes de soie, de l'écarlate et du gingembre (1).

Nous avons parlé plus haut des péages qui grevaient les communications.

Nous avons aussi donné quelques renseignements sur le commerce du bassin de la Garonne, que nous avons considéré comme commerce intérieur, parce qu'il offre ce caractère particulier que, malgré l'état de guerre presque constant qui a existé entre l'Angleterre et la France, il parait avoir été rarement interrompu.

Les provinces de la Bretagne, qui formaient alors un duché indépendant, celles de Normandie, reconquises par la France, fournissaient à Bordeaux des grains, des toiles, du cidre.

Les principales importations venaient d'Angleterre : et quant à celles qui étaient tirées d'Irlande ou d'Ecosse, de Flandre et du Nord, il nous est impossible, quand il s'agit de marchandises communes à ces diverses contrées, de bien faire la part de chaque pays, parce que les navires flamands chargeaient souvent un supplément de fret à Londres pour Bordeaux, et apportaient des draps flamands et des draps anglais, des harengs de Flandre, et des poissons secs de Cornouailles.

Nous allons cependant donner quelques indications sur les principaux articles d'importation.

(-1) Champollion. Lettres des Rois, etc., t. I, p. 39.

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Objets d'alimentation : Grains, viandes salées, poissons salés, beurres, fromages, boissons.

Nous avons déjà indiqué que Bordeaux recevait des grains venant des parties françaises du bassin de la Garonne, et que ce commerce subissait peu d'interruption, même pendant la guerre. Les Bordelais prétendaient que la guerre ne pouvait empêcher ni le commerce, ni la navigation, que la Garonne devait être constamment libre et ouverte à tous : « Que la » ribeyra sia à tots uberta (1). >

Il en était de même pour les blés de la Saintonge et du Périgord, provinces devenues françaises.

Mais ces prétentions à la liberté du commerce n'étaient pas toujours admises par les souverains, soit en cas de guerre, soit en cas de disette. « Nos ennemis ne doivent pas profiter de nos » vivres, disait le roi Philippe le Bel, et il importe de leur » laisser leurs marchandises. > En conséquence, il prohibait l'exportation des vivres.

Les rois anglais étaient plus tolérants pour les Gascons. Le 14 novembre 1351, Edouard III déclarait que les habitants de Bordeaux ne seraient soumis à aucune nouvelle taxe pour leurs blés et pour leurs vins sur la Garonne, à la condition qu'ils n'en porteraient pas à l'ennemi (2) ; mais peu après, il les autorisait à recevoir les blés descendant la Garonne, c'est-à-dire des provinces françaises (3).

En 1401, le duc de Lancastre autorisait l'importation des grains et des vins des provinces rebelles, dans la proportion d'un tiers du chargement en blé, et deux tiers en vin. La même année le roi Henri IV confirmait cette décision (4) .

Le Livre de la Jurade nous parle des blés du haut pays, dit pays rebelle, arrivant avec les vins. Ces blés n'étaient pas reçus s'ils ne se trouvaient sur le navire dans la proportion d'un tonneau de blé sur deux tonneaux de vin. Il en était ainsi de 1406 à 1409, par ordonnance du sénéchal rendue sur la

(1) Livre de la Jurade, p. 397.

(2-3) Livre des Bouillons, 135. Gat. Rôl. gasc, 127. 4 Livre des Bouillons, f"« 30 ->: 31 0.

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demande du maire et des jurats. En 1415, la proportion était modifiée; elle comprenait moitié blé, moitié vin (1).

Le même livre indique l'importation des blés de Saintonge, de Bergerac, du Fleix, de la Linde et d'autres localités du Périgord. Comme le haut pays, la Saintonge et le Périgord étaient devenus français et ennemis (2).

Les grands fournisseurs de blés étaient les navires anglais.

L'exportation des grains d'Angleterre et d'Irlande avait été défendue à plusieurs reprises des ports d'Angleterre par les rois anglais; mais ces défenses ne s'appliquaient pas à la Guienne. La prohibition faite en 1324, à raison de la guerre avec la France, d'exporter des blés d'Angleterre, ne concernait pas leur transport en Aquitaine.

La défense d'exportation ne s'appliquait à la Gascogne qu'en cas de disette de grains en Angleterre, notamment le 23 décembre 1343. Mais le 23 octobre 1346 elle était levée pour Bordeaux.

Et toutes les fois que la pénurie des récoltes dans cette contrée nécessitait l'importation des blés étrangers, cette importation était autorisée. Ainsi en 1359 cette exportation d'Angleterre était permise pour Bordeaux et La Rochelle, en 1387 pour Bordeaux.

En 1392, les Bordelais s'étant plaints que les marchands anglais qui portaient du blé à Bordeaux n'y achetaient plus de vins, mais allaient en acheter de moins chers à La Rochelle, le roi Richard II ordonna qu'à l'avenir les marchands anglais seraient tenus de fournir caution de ne porter leur blé qu'à Bordeaux, et de revenir en Angleterre soit avec des marchandises bordelaises, soit avec l'argent, prix de leurs grains (3).

En 1406 et 1407 la ville fit elle-même de grands achats de blés qui faisaient défaut dans la contrée. Ils avaient été apportés par des navires anglais mouillés devant Bordeaux. Ils furent achetés à Hélias Bocher, Harry Bian, Richard Essmer, Wilhem Saubatze et autres, tous qualifiés Anglais, marchands et maîtres de navires. Le prix de ces blés était de 12 francs bordelais le tonneau (4) .

(1-2) Livre de la Jurade, p. 332, 387, 396, 397, 399.

(3) Cat. Rôl. gasc, I, 178. Livre des Bouillons, p. 112.

(4) Livre de la Jurade, p. 157.

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Les grains et les farines importés étaient pesés au poids public de la ville. Ils étaient déposés dans des magasins spéciaux ou dans ceux delà ville. Richard Cédet était en 1408 le gardien de ces derniers chais, dans lesquels se faisaient des ventes publiques de ces marchandises (1).

Au printemps de 1408, le prix des céréales avait baissé par suite de nombreux arrivages. Puisque le prix du blé, dirent les jurats, est venu par la miséricorde de Dieu meilleur marché que d'habitude, ils ordonnèrent que le pain blanc fût du poids de 16 onces, le pain brun de 20 onces, et le barsalon de 24 onces (2). On voit que, dans le système alors adopté, ce n'était pas le prix qui augmentait ou diminuait pour le même poids, mais le poids qui variait, le prix restant le même.

Le blé, à l'exception de toutes les marchandises, était exempt de tout droit d'entrée. Il en était d'ailleurs de même de toutes les marchandises anglaises, qui ne payaient aucun droit. «Nous » voulons, disaient les jurats, que les Anglais aient la franchise » pour tout ce qu'ils nous portent d'Angleterre (3). »

Nous n'avons pas de renseignements statistiques nous permettant d'apprécier la quantité des grains, variable d'aillé urs avec les circonstances, qui pouvait être importée à Bordeaux.

Nous ferons remarquer que cette importation, comme celle des autres vivres et victuailles, était fort ancienne. Car en 1377, Richard II, confirmant aux marchands de Guienne le droit de chargera Londres dans leurs navires diverses marchandises, et renouvelant la confirmation en 1388, mande aux Bordelais que le Parlement tenu à Westminster a confirmé deux statuts de son trisaïeul le roi Edouard Ier, rendus en 1281 et 1297, permettant aux marchands de Bordeaux de transporter, acheter et vendre librement dans tout le royaume, savoir : blés, vins, avoines, chairs, poissons et tous autres vivres et victuailles; de même que laynes, draps, mercerie, peaux, cuirs et autres marchandises.

Nous n'avons pas de renseignements sur les chairs, ou viandes salées, pas plus que sur les beurres et les fromages. Nous constatons seulement que l'archevêché achetait des fromages en Angleterre.

(1-2-3) Livre de la Jurade, p. 135, 316, 379, 227, 356; p. 295; p.257 : « Que los Angles sia franx de tôt so que porteran d'Anglaterra. »

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Les indications sont plus nombreuses pour les poissons secs ou salés.

Ces poissons, surtout les harengs, étaient importés à Bordeaux par les navires flamands et anglais. Ces navires apportaient non seulement le poisson de Zélande, d'Anvers, d'Ecosse, d'Angleterre, d'Irlande, de Bretagne, mais encore celui qu'ils se procuraient en Norwège.

Le poisson salé était un objet d'échange important au moyen âge, époque les jours de jeûne et de nourriture maigre étaient nombreux, et pendant lesquels l'abstinence de viande était rigoureusement observée.

Les documents contemporains mentionnent que souvent les cargaisons de harengs envoyées d'Angleterre en Guienne, provenaient d'échanges faits avec des marchands de Norwège et des Pays-Bas pour des blés, de l'orge ou de la bière.

Les harengs, les morues, le stockflsh, étaient troqués à Bordeaux contre des vins. La règle générale du commerce de cette époque était le troc, marchandise contre marchandise. Ainsi Edouard III, qui en 1363 avait prohibé la sortie de diverses marchandises anglaises, avait dès l'année suivante levé ces prohibitions, et notamment permis la sortie des poissons secs des comtés de Cornouailles et de Devon pour les troquer en Guienne contre des vins.

Les chargeurs, à leur retour en Angleterre, devaient justifier de l'accomplissement de cette condition par un certificat du maire de Bordeaux, du connétable et du sénéchal.

Les nobles anglais ne dédaignaient pas plus d'envoyer vendre à Bordeaux des poissons salés que les nobles gascons de vendre leur vin en Angleterre. Ce commerce devait être lucratif, car il avait tenté le prince Noir lui-même, cette fleur de chevalerie, ce prince fastueux et prodigue, obligé de chercher tous les moyens de suffire à ses dépenses. Les comptes de son trésorier, Richard Filongleye, nous montrent le fier duc d'Aquitaine, faisant à Bordeaux le commerce de la morue, du stockflsh et du hareng, et nous donne le chiffre de ses bénéfices sur cet article, qui n'était pas le seul de son commerce (1).

(1) La recette du prince porte aux articles 39, 44 et 46 les sommes de 2601 U32'l sterling, 2311 \ 3s 40*1 sterling et 2281 \$b\a sterling pour stockfische, pesshon salé et harangsore. Il spéculait aussi sur les harnais et les chevaux

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Nous trouvons en effet dans le même document que le prince recevait par Jes mains de Hugues Le Berton, trésorier de son hôtel, « en prix de victuailles achetées en Angleterre et envoyées > en Aquitaine », une première somme de 5551 15s 6d sterling anglais, et une seconde de 2,533' 19s sterling.

Nous trouvons à diverses reprises dans les comptes de l'archevêché des achats de poissons salés. En 1385 on achetait dix milliers de harengs rouges pour le carême au prix de 75 sols le millier (1); à peu près à la même époque on achetait des merluches de Cornouailles qu'on échangeait contre du vin.

La ville de Bordeaux achetait elle-même des harengs et d'autres poissons salés à des marchands anglais pour avitailler les navires qu'elle armait à l'époque elle avait à défendre les villes de Blaye et de Bourg, assiégées par les Français. Elle le payait à Toni Doscor et à Jouffre Barger, marchands anglais, à raison de 9 francs la barrique de harengs blancs (2).

De Bordeaux ces poissons se répandaient clans l'intérieur et remontaient jusqu'à Poitiers vers le nord et Toulouse vers le sud.

L'ensemble des objets d'alimentation importés à Bordeaux atteignait donc un chiffre important, mais que nous ne pouvons préciser.

Il en est de même pour les boissons.

Nous avons déjà parlé des vins au chapitre du commerce intérieur, et de ceux qu'on importait pour la consommation locale. Malgré l'habitude générale de boire du vin qu'avaient toutes les classes de la population, les paysans et les ouvriers, pas plus qu'aujourd'hui, ne pouvaient le faire tous les jours. Nous avons cité les piquettes, ou vins lymphatés, qui formaient la boisson journalière du peuple. On apportait aussi de Normandie du cidre et du poiré, qu'on appelait pomada et poyreau, parce qu'ils venaient de la pomme et de la poire.

Le livre des comptes de l'archevêché, le Livre de la Jurade, mentionnent de nombreux achats de cidre pour les domestiques,

d'Angleterre vendus à Bordeaux : « En prix de chivals achatez en Angleterre et envoyez vers les parties d'Aquitaine, 7721 13s 4d sterling anglois. » Voy. Delpit. Documents français, p. 176, ccxxiv.

1) Comptes de l'Archevêché. Archiv. départ. Série G, ann.1385.

2) Livre, de la Jurade, p. 139, 157, 160.

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les vignerons et les marins. La ville en achetait jusqu'à cent tonneaux à la fois pour les marins de sa flottille. Elle le payait aux marchands de Bayonne qui l'apportaient de Normandie à raison de 5 francs bordelais la pipe de deux barriques, et donnait deux pipes de cidre pour huit jours aux cinquante hommes, marins et soldats, qui montaient un de ses navires (1).

Métaux : Or, argent, cuivre, fer, plomb, étain.

Les ateliers des monnaies avaient une grande importance en Guienne, et consommaient une assez forte quantité de métaux précieux. Les comptes du prince Noir nous font voir qu'il fut frappé à cette époque pour 230,000 livres sterling de monnaie d'or, et 177,000 livres sterling de monnaie d'argent.

D'où provenaient ces métaux, ainsi que ceux employés pour l'orfèvrerie qui était en honneur à Bordeaux?

Nous n'avons pas de documents qui puissent nous renseigner exactement sur ce point.

On faisait la recherche des paillettes d'or dans le lit des rivières des Pyrénées, dans l'Ariège près de Pamiers, dans le Salât près de Saint-Girons, et dans la Garonne en amont de Toulouse, après la jonction des deux rivières précédentes. C'était principalement dans les anses de ces rivières, et 'dans les endroits le cours d'eau perd de sa vitesse, que les orpailleurs faisaient leurs recherches. Les petites rivières de la Cèze et du Gardon, qui se jettent dans le Rhône au-dessus d'Avignon, fournissaient aussi quelques paillettes. Ces dépôts, peu riches, donnaient des fragments de métal, ordinairement de forme lenticulaire, et dont le volume atteignait quelquefois 4 millimètres et demi dans l'Ariège, et ne dépassait pas 3 millimètres dans la Cèze et le Gardon.

L'or pouvait aussi venir du Piémont par Narbonne et Lyon, des sables du Rhin et de la montagne du Harz en Allemagne par la Flandre ou l'Angleterre.

Quant à l'argent, il provenait des mines de plomb argentifère des Pyrénées, et quelque peu de celles du Rouergue. Nous

(1) Livre de la Jurade, p. 139.

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voyons le prince Noir percevoir une redevance peu importante sur les mines de Villefranche (1).

A cette époque les souverains, obéissant à une préoccupation générale, prohibaient sévèrement l'exportation des métaux précieux. Il en était ainsi en France d'après une ordonnance royale en date du 28 juillet 1303. L'exportation d'Angleterre était aussi prohibée, et cette prohibition des matières en lingots ou à l'état de monnaies, était souvent renouvelée. Quelquefois, comme en 1314, quelques circonstances particulières obligèrent le roi à permettre aux marchands d'emporter les monnaies nécessaires à payer leurs achats à l'étranger, et encore ce ne fut pas sans restrictions (2).

Le 24 septembre 1335 la prohibition fut renouvelée (3). En 1344, il fut fait défense non seulement aux marchands, mais même aux pèlerins, d'emporter or, argent, vaisselle d'or et d'argent (4). Et si quelquefois l'autorisation était accordée à quelque puissaut personnage, cette autorisation même était la preuve de la prohibition générale. Ainsi le 10 juillet 1432, Gaston de Foix, comte de Longueville et captai de Buch, obtenait la licence de transporter dans le duché d'Aquitaine de la vaisselle d'argent qu'il avait achetée à Londres (5).

De plus hauts personnages n'avaient pas eu besoin d'autori- sation. Ainsi en 1372 le duc de Lancastre avait fait porter de Londres à Bordeaux 1,050 marcs d'or. Ce transport fut confié à William d'Ardène qui l'effectua en traversant la France à dos de sommiers et avec l'aide de deux valets. La durée de son voyage fut de cent quarante-sept jours (6).

En traitant des monnaies, nous avons parlé de ce qui concernait les orfèvres de Bordeaux. Nous remarquerons que les règlements qui leur étaient imposés étaient à peu près les mêmes que ceux qui régissaient les orfèvres de Londres.

Le fer importé à Bordeaux venait du Périgord, des Landes et d'Espagne. Parmi les industries du fer qui s'exerçaient à Bordeaux, nous signalerons celle des armes et des armures qui

(1-2) Delpit. Docum. franc, p. 140, 164; Introd. p. ccxxxvn, et texte n°s 326, 327.

[3-4) Rymer. 1335, 922 ; 1344, fo 4, v. III.

(5) Cat. Rôl. gasc. 1432, fo 215.

(6) Delpit. Docum. franc, p. 187, 246.

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donnaient lieu à un certain mouvement d'exportation, et que nous mentionnerons à cette occasion.

Lecuivre, leplomb, Yétain, étaient très employés. Les Livres de la Juracle à Bordeaux, des documents concernant les taxes perçues à Libourne, à Blaye, nous indiquent leur importance, mais sont à peu près muets sur leur provenance.

Un document du 24 août 1275 réglant- entre Jean de Labère, connétable de Bordeaux, et la famille Andron de Lansac, le péage du port de Fozéra, qui allait être la ville de Libourne, fixait à trois deniers par quintal le droit d'entrée pour le cuivre, Fétain et le plomb (1).

La coutume de Blaye fixait ce droit pour le fer, l'étain et le cuivre à 10 deniers par millier; il était dit que tout marchand venant d'Espagne avec sa marchandise était exempt de taxes pour un an (2).

Le cuivre, l'étain, le plomb, qui venaient à Bordeaux dès l'époque romaine, étaient affranchis de toute taxe d'entrée. Une ordonnance d'Edouard III en date du 5 avril 1348 constate que ces métaux étaient librement importés en Guienne.

Cependant, près de cent ans après, l'étape de Calais ayant été fixée comme obligatoire pour toutes les exportations d'Angleterre en France, laines, cuirs, peaux, étains, plombs, le connétable et la Compagnie des étapes de Calais se plaignirent au roi Henri V que nonobstant ces dispositions, certains marchands des îles Normandes, de Bretagne et de Guienne, achetaient en Cornouailles de l'étain brut, sans passer au retour par Calais. Henri V rendit en 1414 une ordonnance qui prescrivait l'étape de Calais (3).

L'emploi de l'étain dans la vie domestique était considérable. C'est en étain que se fabriquait presque toute la vaisselle de ménage, brocs, pots, bassins, pintes, canettes, plats, assiettes. Les potiers d'étain exerçaient une industrie presque artistique, très recherchée et très lucrative.

Les riches mines de Cornouailles et du Devonshire, qui fournissaient à la Guienne l'étain, lui fournissaient aussi du cuivre.

(1) Guinodie. Hist. de Libourne, t. II, p. 391.

(2) Archiv. historiq. de la Gironde, t. XII, p. 217.

(3) Fr. Michel, t. I, p. 256.

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Mais Bordeaux recevait aussi des cuivres du Nord. Depuis le xiie siècle des navigateurs de la Baltique et des villes hanséatiques avaient commencé à porter dans l'Europe occidentale, par petites quantités il est vrai, les cuivres des mines de Falhun en Dalécarlie et de Drontheim en Norwège. Le plus souvent ces cuivres étaient achetés par les Hollandais et les Flamands qui les transportaient ensuite en Guienne. Les Flamands portaient aussi des cuivres de Hanselsberg dans le Hanovre, et enfin une partie des cuivres anglais à destination de Bordeaux.

Objets manufacturés ou propres a l'industrie : Laines, cuirs, peaux; draps , toiles . mercerie.

Les statuts d'Edouard Ier de 1281 et 1297, confirmés par arrêt du Parlement en 1377 et publiés par le roi Richard II, et dont nous avons déjà parlé, accordaient aux marchands de Guienne le droit d'acheter en Angleterre, et de charger sur leurs navires, non seulement les blés, vins, avoines, chairs, poissons et autres victuailles; mais les laines, cuirs, peaux, draps et d'autres marchandises.

Bordeaux, qui n'a jamais été une ville industrielle, ne demandait guère de laines à l'étranger. Elle n'avait, comme fabriques de draps, que de très petits ateliers locaux utilisant la laine des moutons du pays. De même elle ne recevait pas de fils de chanvre ou de lin de l'étranger, ses tisserands se bornant à l'usage des textiles de la contrée. Mais Bordeaux importait en grande quantité les étoffes de laine et de fil.

Les Anglais au xme siècle fabriquaient peu de draps ; ils vendaient leurs laines à l'étranger, quelque peu aux Italiens, beaucoup aux Flamands. Les laines vendues aux Italiens passaient quelquefois par Bordeaux. On a conservé des lettres de la maison Gherardi établie à Londres en 1286, constatant d'importants achats de laines faits par ces Italiens à diverses abbayes anglaises (1). Ces laines remontaient la Garonne jusqu'à Narbonne et à Montpellier, les navires de Pise et de Gênes venaient les prendre.

(1) Duesbers:. Histoire de la Navigat., p. 407.

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A cette époque les Templiers avaient obtenu depuis 1213 le privilège du transport des laines d'Angleterre à l'étranger; et ils en usèrent jusqu'à l'extinction de l'ordre en 1309 (1). En 1341 Edouard III accorda le monopole de l'exportation des laines aux banquiers italiens les Bardi et les Perucci, en récompense et pour les couvrir des prêts énormes qu'ils avaient faits au roi (2).

L'Angleterre, à l'époque dont nous parlons, vendait ses laines aux Flamands, qui achetaient la laine partout ils en trouvaient, et vendaient les draps aux Anglais. La marine anglaise avant le xive siècle n'était pas plus développée que son industrie, et tous les transports se faisaient par les navires de la hanse teutonique qui étaient alors les rouliers des mers du Nord et de l'Océan.

Le comptoir de la hanse à Bruges était devenu l'entrepôt universel du commerce du Nord et de l'Occident. Il avait conquis sur ce marché le monopole de la vente du poisson salé, des grains, de la toile, de la bière, des métaux bruts et ouvrés et particulièrement de l'or et de l'argent extraits des mines de la Bohême et de la Hongrie. A Londres les Hanséates avaient obtenu sous les trois premiers Edouard, pour leur comptoir qui existait depuis 1203, les plus précieux avantages. De 1300 à 1350 ils obtinrent presque constamment le privilège, même à l'exclusion des Anglais, d'exporter les principaux produits, tels que la laine, les peaux et l'étain. Comme nous venons de le dire, la plus grande partie de ces laines étaient achetées par la Hollande et la Flandre, dont les fabriques de draps avaient atteint le plus haut degré de prospérité (3).

Mais lorsque l'industrie anglaise eut commencé à fabriquer ses draps et lorsque sa marine eut pris un certain développe- ment, des rivalités industrielles ne tardèrent pas à s'élever entre l'Angleterre et la Flandre, et à plusieurs reprises les rois anglais défendirent à leurs sujets de commercer avec les Flamands. Ils restreignirent d'abord le commerce des laines, des cuirs et des peaux. Le 12 août 1318, Edouard III prohiba l'exportation des laines, cuirs, peaux, et celle des draps. Le

(1) Rymer. 1213, foi 15.

(2) Cat. Rôl. gasc. 1341, 26 novembre, fo 111.

(3) Guillaumin. Dict. du Comm., Hanse, 20.

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30 avril 1327, il autorisa cette exportation, mais seulement par quelques ports déterminés : Newcastle, York, Lincoln, Londres, Dublin, Cork (1). En 1336, l'exportation des laines fut défendue. Cette défense fut renouvelée le 10 février 1345 et le 21 novembre 1347 (2).

Pour Bordeaux, l'importation des draps était beaucoup plus importante que celle des laines. C'était le grand article d'échange contre les vins ; aussi était-il le plus souvent affranchi des obstacles apportés à l'importation des laines.

Des difficultés s'élevaient fréquemment entre les marchands anglais et leurs acheteurs gascons, soit à Londres, soit à Bordeaux.

Les marchands à Londres avaient la prétention, lorsqu'ils vendaient des marchandises au poids, d'avoir le droit de faire pencher la balance en leur faveur. Les marchands étrangers avaient obtenu du roi, en 1304, une charte par laquelle le gardien de la balance publique devait, avant de peser les marchandises, montrer d'abord que les bassins étaient parfai- tement en équilibre, et ensuite éloigner les mains de la balance pour ne pas faire pencher injustement l'un ou l'autre bassin. Les marchands de Londres réclamèrent énergiquement, prétendant que de tout temps ils avaient eu le privilège de faire pencher la balance du côté qui doit être favorisé, c'est-à- dire au profit du vendeur (3).

Ils élevaient une prétention analogue pour le mesurage des draps. Ce mesurage fut réglé à Londres en 1373 par le Parlement tenu à Northampton ; il le fut à Bordeaux par le duc de Lancastre vers la même époque. Les Anglais préten- daient que la mesure en usage à Bordeaux était plus longue que celle d'Angleterre. On mesurait alors les draps avec une corde graduée, mesure sujette à variations. Il fut décidé que le duc ferait venir de Londres une mesure dûment certifiée (4).

L'introduction des draps anglais n'empêchait pas celle des draps flamands, bien plus anciennement usitée. Froissard parle d'une flotte espagnole chargée au port de l'Écluse, de

(1-2) Rymer. 1327, 705; 1336, 943; 1345, 29; 1347, 41.

(3) Delpit. Docum. franc., p. ccxxxv, introd., n0& 85 et 86.

(4) Livre des Bouillons, 374.

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draps, de toiles et d'autres marchandises achetées en Flandre à destination de Bordeaux.

Les livres de comptes de l'archevêché nous donnent quelques renseignements sur ces draps et ces toiles d'Angleterre, d'Irlande et de Flandre, importés à Bordeaux.

En 1355, le trésorier achetait pour les neveux du pape des draps de Colcester, des draps de Galles et des toiles de Bretagne, et en 1357, des toiles de lin d'Angleterre. Il payait deux pièces un quart de drap d'écarlate pour faire une cotte hardie, une capuce et des chausses à Pierre de la Mothe, frère du pape, plus une demi-pièce de blanquet pour doubler la capuce, le tout 17 léopards d'or. Du drap d'or pour un jupon à Pierre de la Mothe était payé 4 léopards d'or. Du drap d'Irlande pour faire des cottes hardies à Pierre et Gaillard de la Mothe, neveux de l'archevêque, 17 florins. Il achetait aussi du drap de Frise.

Il achetait 44 aunes 3/4 de panne de lin d'Angleterre pour faire des linceuls de lit.

Plus tard, en 1382, le trésorier achetait du drap rouge et du drap mesclat pour l'épouse de Bertrand de Roquers, frère de l'archevêque; et, pour les funérailles de l'archevêque, du drap de Galles pour faire des vêtements de deuil à Jean de Roquers, neveu de Monseigneur, à Hugon, médecin, et à quelques autres; un manteau d'Irlande pour le neveu. Nous voyons aussi payer 28 livres pour 4 aunes d'écarlate, des toiles de Flandre pour les vêtements de l'archevêque, des étoffes d'Irlande pour couvertures de lit, six manteaux d'Irlande pour le neveu de l'archevêque et sa suite.

Outre les draps et les toiles, Bordeaux importait encore un grand nombre de ces articles qu'on appelait mercerie, du nom générique de merœ, marchandise. C'étaient des bas, des gants, des bourses, des ceintures, des capes et manteaux. Nous trouvons l'achat par le trésorier de l'archevêque d'une ceinture doublée de rouge et de gris de Londres; de registres; de papier à raison de 10 sous pour deux mains de papier, et une autre fois de 4 livres 10 sous pour dix-huit mains.

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Article 3. Exportations

Parmi les exportations de Bordeaux pendant la période anglaise, une seule a de l'importance, celle des vins, à laquelle nous consacrons un article spécial. Les autres produits de l'agriculture ou de l'industrie de la Guienne ne donnaient lieu qu'à des affaires restreintes et souvent interrompues.

Nous allons cependant les passer rapidement en revue.

Parmi les produits alimentaires, nous citerons les grains, le miel, le sel.

La législation économique sur les grains a toujours été variable chez tous les peuples de l'Europe. D'une part, les rois et les populations ont toujours poursuivi un double but, celui de s'assurer un approvisionnement suffisant en empêchant les blés de sortir, et, en cas de disette, celui de faciliter leur entrée; d'autre part, en temps de guerre, on voulait empêcher l'ennemi de profiter de nos vivres, comme disait en 1304 le roi Philippe le Bel.

L'histoire de la législation sur les grains ne présente qu'une série alternative de prohibitions à l'entrée ou à la sortie.

Les disettes étant beaucoup plus fréquentes que les années d'abondance, la règle la plus générale était la prohibition d'exporter. Les jurats y tenaient rigoureusement la main. Les exportations n'étaient qu'exceptionnelles, et il nous est impossible d'en déterminer l'importance.

Le miel était le sucre de cette époque, et Bordeaux chargeait celui des Landes et de Narbonne, mais en petite quantité, pour les Flamands et les Hanséates. Le miel avait quelques usages médicinaux et culinaires; son plus grand emploi était la fabrication de l'hydromel, liqueur favorite des peuples du Nord et dont on faisait grande consommation en Pologne, en Suède, en Norwège et en Russie.

Le sel, assujetti à des impôts en France, était d'un commerce libre pour la Guienne. Nous avons déjà parlé, comme donnant lieu au commerce intérieur, des sels qui venant de Brouage ou de Soulac remontaient la Garonne.

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L'exportation de ces sels se faisait aussi par Bordeaux pour l'Angleterre et pour la Flandre, qui les utilisaient pour les salaisons de viandes et de poissons. Mais cette exportation n'eut jamais l'importance de celle faite par La Rochelle des sels de la Saintonge et de l'Aunis.

Le commerce des résines, brais et goudrons, existait dès l'époque la plus reculée. Ausone en a fait mention. Le nom tVarkanson, donné au brai sec ou colophane, était donné aussi au petit port des landes que nous appelons aujourd'hui Arcachon. Il est probable que les navires anglais principalement chargeaient quelques approvisionnements de résine à Bordeaux, malgré la concurrence que cette marchandise avait à subir des résines du Nord.

La résine était entreposée à Bordeaux dans des magasins désignés par les jurats. Elle payait à la ville un droit de sortie de 12 deniers par livre. Des marchands bretons essayèrent en vain de s'y soustraire (1).

Ces droits de sortie étaient affermés. En 1407, le fermier était un Anglais du nom de Lamford ; il payait 10 livres par an ; ce qui implique le peu d'importance de cette exportation (2).

Bordeaux exportait pour l'Angleterre et surtout pour la Flandre une matière tinctoriale, la guède, redon ou pastel, qui servait à la teinture des étoffes et surtout des laines. Le pastel était cultivé dans les environs de Toulouse, dans la province de Lauraguais.

Les provinces du nord de la France recevaient dès le xine siècle les pastels du Languedoc. Leur entrepôt principal était en Picardie, à Amiens; de là, le pastel se répandait en Hollande, en Flandre, et par Calais en Angleterre. Mais ce mouvement s'opérait par Narbonne et le Rhône et non par Bordeaux (3), ou du moins Bordeaux n'en obtenait-il qu'une faible partie.

Le commerce d'exportation du pastel se trouvait d'ailleurs lié avec celui des draps du Languedoc, et les fabricants de cette contrée demandaient la prohibition de porter à leurs concurrents du Nord la matière nécessaire à ceux-ci pour teindre leurs étoffes.

(1-2) Livre de la Jurade, p. 4, 27, 340, 358, 299; p. 209. (3) Célestin Port. Hist . du Commerce de Narbonne, p. 61 .

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Les laines et le pastel ne pouvaient sortir des provinces françaises. Cette prohibition avait été obtenue en 1303 du roi Philippe le Bel, par les députés des fabricants de draps de Languedoc qui se plaignaient de la concurrence que leur faisaient surtout les draps de Flandre. La défense d'introduire en France des draps étrangers accompagnait la défense d'exportation des matières premières propres à cette fabrication, c'est-à-dire des laines et des teintures (1). Mais douze ans après, en 1315, une nouvelle ordonnance royale vint lever cette prohibition.

Cette liberté ne dura pas longtemps. Les députés des fabriques de Carcassonne, de Bézierset de Narbonne portèrent au roi leurs plaintes contre la concurrence étrangère, et réclamèrent le maintien des anciennes prohibitions. Le roi Philippe le Long, le 24 février 1318, remit en vigueur les défenses d'exporter les laines, la gaude, la guède, la garance, c'est-à-dire toutes les matières servant à fabriquer ou à teindre les étoffes, et, en outre, les draps eux-mêmes. Ces défenses furent renouvelées en 1333 et en 1349.

Les producteurs de laine et ceux de pastel se plaignirent à leur tour de ne pouvoir plus vendre leurs récoltes ; les marchands de draps de Narbonne se plaignaient aussi de ne pouvoir plus écouler leurs marchandises. Ils obtinrent gain de cause dans ce conflit avec les fabricants de draps ; et la liberté du commerce des guèdes et des laines fut rétablie en 1359; mais elle fut assujettie au paiement d'un droit de sortie (2).

Nous trouvons cependant quelques traces d'arrivée à Bordeaux de pastels du Languedoc venant par la Garonne; car, en 1345, le comte de Derby avait accordé à La Réole un droit de péage sur les marchandises qui descendaient la rivière, et notamment un droit de 20 deniers sur chaque pipe de pastel (3).

Les registres de la Jurade mentionnent en 1404 l'importation du pastel à Bordeaux. Il fut permis à Jean de Treulon et à Jean Carreyre, malgré la guerre qui existait entre la France et la Guienne, de décharger des coraux (bateaux) français venant d'amont, et chargés de guaydes (4).

(1) Ordonn. des Rois de France, t. I, p. 423.

(2) Célest. Port. Hist. du Commerce de Narbonne, p. 67.

(3) Archiv. historiq., t. I, p. 302 et ss.

(4) Livre de la Jurade, p. 120.

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M. Francisque Michel a fait remarquer à bon droit que ce commerce n'avait pas une grande importance, car les comptes de Bernard Angevin, connétable de Bordeaux en 1427, ne portent l'exportation des guèdes pour un semestre qu'à 13 tonneaux, ayant donné, à raison de 2 deniers noirs par tonneau, une recette de 2 sous 2 deniers noirs (1).

Le commerce du pastel prendra un développement plus considérable au xvie siècle lorsque l'industrie des étoffes demandera une plus grande quantité de matières tinctoriales, et que Bordeaux pourra les exporter plus librement.

Bordeaux n'exportait pas de fer. Son industrie exploitait quelques-uns des nombreux gisements du sol des Landes, et recevait des fers du Périgord très anciennement connus. Mais ces fers, ainsi que quelques faibles parties venues d'Espagne, alimentaient la consommation locale, et ne donnaient pas lieu à exportation.

Ces fers servaient cependant à fabriquer des armes pour lesquelles l'industrie bordelaise avait acquis une grande renommée, mais dont l'exportation ne devait pas être consi- dérable.

Cette renommée était ancienne. Le roman de Gérard de Roussillon parle d'un guerrier qui portait « lance et écu de » Bordel » (2).

Les chroniques de messire Jehan Froissard nous parlent souvent des armes faites à Bordeaux. Les épées avaient le taillant « si aspre et si dur que plus ne pouvait ». Il nous montre le chevalier Berkeley combattant avec une épée de Bordeaux « bonne et légère et roide assez ». Les chevaliers anglais et français qui prirent part au célèbre combat des Trente, étaient armés d'épées de Bordeaux « courtes, raides et aiguës » (3).

Ces épées coûtaient fort cher : un écuyer anglais en avait une « qui moult chier lui cousta », dit la chronique de Bertrand Duguesclin (4).

(1) F. Michel, t. I, p. 299.

(2) « Lance porte et escu qui est de Bordel. » (Gérard de Roussillon. p. 345.)

(3) Froissard. Clironiq., 1. II, ch. x. 1377.

(4) Clironiq. rimée de B. Duguesclin. Guvelier. Vie du vaillant Bertrand Duguesclin, t. I, p. 222. « Un écuyer y vint qui le comte lança d'un espoil de Bordiaux qui moult chier li cousta. »

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En 1385, l'archevêque de Bordeaux fit don au seigneur de Limeuil d'une épée qu'il paya 4 liv. 7 s. 6 deniers, somme qui serait représentée aujourd'hui par celle de 320 fr. 50 (1).

VINS.

Le vin a toujours formé la plus importante branche du commerce de Bordeaux. C'est le véritable produit d'échange contre les marchandises étrangères. Il nécessite un nombreux cortège d'industries accessoires, et emploie un personnel considérable.

La culture de la vigne, plus exigeante que presque toutes les autres, demande et occupe des terrassiers, des laboureurs, des vignerons, des femmes; elle paie, sur la môme étendue de terrain, des salaires plus élevés et nourrit une population plus dense que ne peut faire la culture du blé. Elle se contente de terrains moins fertiles.

La fabrication des vins, les soins qu'ils nécessitent, entraînent un mouvement commercial important. Il faut des bois merrains pour construire les barriques; des cercles de bois ou de fer, des osiers pour les tonneaux; des voitures, des navires, pour les transports; des courtiers et des marchands pour acheter, des banquiers pour payer.

Tous ces cultivateurs, ces travailleurs, qui vivent par les bénéfices et les salaires produits par la culture et la vente du vin, deviennent à leur tour consommateurs des produits achetés en échange; et c'est ainsi que se crée le double courant du commerce.

Nous avons déjà, en étudiant le commerce de Bordeaux à l'intérieur, donné les détails les plus précis sur la culture de la vigne en Aquitaine; sur la consommation locale des vins de Bordeaux. Nous avons suivi le vigneron, le vendangeur dans leurs cultures et dans leur récolte; le tavernier dans sa buvette; nous allons maintenant nous occuper du commerce avec l'étranger; nous suivrons le marchand dans ses ventes, le marin dans son navire, le Bordelais dans son comptoir de Flandre ou d'Angleterre.

(1) Comptes de l'Archevêché. Archiv. départem.

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Le port de Bordeaux, admirablement placé près de l'Océan, sur un fleuve dont les affluents navigables traversent de riches contrées fleurit la culture de la vigne, avait commencé même avant l'époque anglaise non seulement à exporter les vins provenant du Bordelais, mais encore une grande quantité de ceux récoltés dans ces riches provinces que desservent le Tarn, le Lot, la Garonne et la Dordogne. On distinguait il est vrai ces vins au point de vue commercial de ceux de la sénéchaussée de Bordeaux ou des bourgeois de Bordeaux ; ils ne recevaient pas les mêmes privilèges ou exemptions d'impôts; mais ils n'en faisaient pas moins partie du mouvement d'exportation.

Ce mouvement s'étendait en éventail sur l'Océan, depuis l'Espagne et le Portugal il était peu prononcé, sur les côtes de France, notamment celles de Bretagne et de Normandie, sur les villes de Flandre et des Pays-Bas; enfin et surtout sur le groupe des îles anglaises.

Les contrées dont nous venons de parler, situées au nord, sur l'Océan, récoltaient peu de vin et en consommaient de grandes quantités; mais cependant dans quelques-unes la vigne était cultivée, et d'autres trouvaient dans leur voisinage des vignobles plus rapprochés que ceux de Bordeaux.

Sur ces marchés étrangers les vins propres à Bordeaux avaient à lutter non seulement contre les vins du bassin de la Garonne qui arrivaient avec eux; mais avec les vins d'Espagne, de La Rochelle et du Poitou; avec ceux de la Touraine et de l'Anjou, de la Bourgogne et de la Champagne; plus au nord, avec ceux de la Moselle et du Rhin; et encore avec les vins de Bretagne, de Normandie et d'Angleterre, peu abondants, il est vrai, et de mauvaise qualité, mais qui existaient toutefois, et desservaient dans ces contrées une partie de la consommation locale.

Paris, déjà grand consommateur de vins, recevait ceux du centre et surtout ceux de la Bourgogne et de la Champagne, venant par la Loire, la Seine et la Marne. Quelques vins de Gascogne, mais peu, lui arrivaient par Rouen. Autour de Paris se trouvaient de nombreux vignobles, dont Suresnes et Argenteuil conservent encore la tradition.

En Bretagne, dont le duc était indépendant et traitait de pair avec le roi de France et le roi d'Angleterre, il existait aussi quelques vignobles, peu importants d'ailleurs et dont les

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raisins mûrissaient difficilement. Les monastères surtout se livraient à cette culture dont quelques traces se sont même conservées jusqu'à nos jours. Ainsi en 1848, les documents statistiques officiels comptaient encore 800 hectares de vignes cadastrées dans cette ancienne province.

A la même époque il en existait près de 2,000 hectares en Normandie.

Il est de tradition, assure-t-on, que les vignes qui existaient autrefois dans cette province auraient été arrachées par les Anglais au xm° siècle pour favoriser la production des vins dans la Guienne; cette tradition ne repose sur aucun fondement historique. Et si le fait eût été exact, dès que la Normandie fut devenue province française, la culture de la vigne y eût reparu. Les vignes de Normandie disparurent peu à peu parce que le climat n'était pas favorable, parce que les récoltes étaient précaires, que le raisin mûrissait mal, et que lorsque la Normandie put prendre les vins dont elle avait besoin, soit en Guienne, soit dans la Touraine, l'Anjou, la Saintonge, elle trouva plus avantageux de renoncer à une culture ingrate, et de s'adonner à la propagation du pommier dont le cidre lui donnait des récoltes plus régulières.

Un fait analogue et produit par la même cause se remarque en Angleterre.

Lors de la conquête par Guillaume, l'Angleterre comptait un assez grand nombre de vignobles dont l'existence nous est attestée par des documents historiques. Le Domesday Book, le livre de la conquête, démontre que presque tous les monastères du sud de l'Angleterre possédaient des vignobles. La profession de vigneron, vinitor, était classée parmi les professions usuelles dès l'an 1196. Le célèbre William de Malmesbury parle d'une vigne existant dans son abbaye et qui aurait été plantée par un moine grec dès le xie siècle. Il est certain que les abbés de Malmesbury possédaient encore des vignes un siècle plus tard.

Mais, si quelques couvents, quelques grands seigneurs même, cultivaient quelques rares et petits vignobles avant la réunion de la Guienne à l'Angleterre, ils les négligèrent et les laissèrent disparaître lorsque les relations commerciales mieux établies, les transports moins difficiles et moins coûteux, permirent, au lieu d'une boisson précaire et en outre acide et peu agréable, d'obtenir les vins de Gascogne. L'ingrate culture

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de la vigne dans le Nord s'éteignit peu à peu. Le peuple se rejeta sur la bière; les rois, les abbés, les riches seigneurs, les opulents marchands recherchèrent les vins du Rhin, d'Espagne, de France et d'Aquitaine.

Ce mouvement d'exportation des vins de Bordeaux avait commencé même avant la réunion de l'Aquitaine à l'Angleterre.

On sait que la rédaction des Rooles d'Oléron, c'est-à-dire des coutumes qui régissaient depuis longtemps déjà les relations maritimes des peuples placés sur les bords de l'Océan à l'ouest de l'Europe, eut lieu à une époque antérieure au mariage d'Éléonore d'Aquitaine avec Henri Plantagenet. Ces Rôles indiquent que déjà, sous les anciens ducs d'Aquitaine, le commerce par mer des vins de Bordeaux avait pris une impor- tance considérable pour l'époque. Ils parlent, comme lieux de destination, de la Bretagne, de la Normandie et de l'Ecosse. S'ils n'indiquent pas nominalement les îles Britanniques, ils paraissent cependant les comprendre dans les expressions générales dont ils se servent.

L'article premier parle d'une nef qui « départ du pays d'où » elle est, et vient à Bordeaux ou à Rouen, ou en un autre » pays, et est de frétée pour aller en Ecosse ou autre pays » étranger ».

L'article IV parle d'une nef qui part, chargée, de Bordeaux. L'article VII, d'une nef chargée de vins qui part de Bordeaux pour aller à Caen, ou en un autre lieu. L'article IX, d'une nef chargée à Bordeaux pour mener les vins. L'article XIV, de deux nefs chargées de vins et dont le choc occasionne des avaries. L'article XVI, d'une nef arrivée avec sa charge à Bordeaux. L'article XVII, des mariniers de Bretagne, qui doivent avoir du vin à chaque repas, et de ceux de Normandie, qui doivent avoir du vin dès que la nef est au port de Bordeaux; mais à l'aller à Bordeaux, ils n'ont que de l'eau (1).

La Bretagne, la Normandie, la Flandre, les îles Britan- niques étaient les quatre contrées s'exportaient les vins de Bordeaux.

Nous allons indiquer rapidement les principales circonstances relatives à ces divers pays, et nous insisterons surtout sur les relations avec l'Angleterre.

(1) Pardessus. Cleirac. Us et Coutumes de la mer.

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Le commerce avec la Bretagne était sujet à de nombreuses vicissitudes, suivant que l'Angleterre était en paix ou en guerre avec le duché. En temps de paix, les navires de Nantes, de Saint-Malo, d'Audierne, et de tous les petits ports bretons, venaient charger des vins à Bordeaux et y porter des blés, des seigles et des avoines. En temps de guerre, ils allaient s'approvisionner en Anjou et en Touraine, à La Rochelle, lorsque ces contrées cessèrent d'appartenir aux Anglais.

Peu de navires de Bordeaux portaient des vins en Bretagne; ces transports se faisaient et par les navires bretons et par 'quelques navires basques, flamands et anglais, qui desservaient toute la côte.

En temps de guerre, et la guerre existait souvent entre le duc de Bretagne et le roi d'Angleterre; souvent même en pleine paix, les rudes marins bretons des ports de Vannes, de Redon, de Morlaix, et surtout ceux de Saint-Malo, corsaires redoutés, embusqués derrière leurs falaises, couraient sus aux bateaux chargés de vins et les pillaient. A vrai dire, les actes de piraterie étaient peut-être aussi fréquents que les chargements pacifiques de marchandises de la part des vaisseaux bretons. Ceux-ci furent pendant le moyen âge les plus dangereux ennemis du commerce maritime de La Rochelle et de Bordeaux.

Les navires anglais et basques, qui dans leurs traversées entre Bordeaux et le Nord étaient obligés de passer devant ces repaires de bandits, ne voyageaient guère, comme nous le disons ailleurs, qu'en flottes assez nombreuses et assez bien armées pour se défendre, ou sous la protection des vaisseaux du roi; tout navigateur isolé offrait une proie facile à ces écumeurs de mer. Si les rochers de Léon, venaient souvent se briser les navires poussés par la tempête, formaient au dire d'un des princes bretons les plus belles perles de sa couronne féodale, les canaux faisaient route les navires de commerce n'offraient pas des lieux moins avantageux pour le pillage.

C'est en vain que les rois d'Angleterre ordonnaient des représailles contre les navires des paisibles marchands de Bretagne qui se trouvaient dans les ports d'Angleterre el d'Aquitaine. Ces représailles, dont les Rôles gascons, le recueil de Rymer et d'autres documents, nous ont conservé le souvenir, nous indiquent la continuité des actes de piraterie, mais ne portaient pas remède aux maux du commerce.

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Les pirateries des Bretons ne cessèrent même pas complè- tement après que les Bordelais et la commune de Bordeaux eurent pris l'engagement de payer un tribut au duc de Bretagne, et reconnu le droit de péage qu'il exigeait pour passer devant ses côtes abruptes. Nous ne savons guère à quelle époque ce droit fut établi ; ce qui est certain, c'est que lorsque Edouard III occupa la Bretagne et la tint dans sa main, il se substitua aux ducs de Bretagne pour la perception du droit qu'il confirma en 1344, en 1348 et en 1360, ainsi que le constatent Rymer et le Catalogue des Rôles gascons.

La Normandie, ainsi que nous l'avons indiqué, avait autre- fois quelques vignes, principalement auprès des monastères : mais elle entretenait avec Bordeaux d'antiques relations de commerce, et y envoyait ses navires charger des vins. Les Rôles d'Oléron nous parlent de Rouen, de Caen et des marins normands. En 1177, une flotte chargée à Bordeaux pour la Normandie de vins de Gascogne fut détruite par la tempête. Ce fait d'une flotte indique des relations considérables et habituelles.

Partie de ces vins, arrivés à Rouen, remontait la Seine et se dirigeait sur Paris. Mais lorsque Philippe- Auguste se fut emparé de la Normandie en 1204, il défendit la circulation des vins d'Anjou et de Gascogne sur la Seine, et porta un coup terrible au commerce de ces vins qui venaient de Bordeaux et de Nantes à Rouen. Le marché de Paris, déjà fort important, i\\\ alors fermé aux vins venant de la mer, et la Normandie ne reçut plus les vins de Bordeaux que pour sa consommation particulière.

M. de Fréville, dans son Histoire du commerce de Rouen, nous cite Pierre de Cadillac et un autre marchand de Bordeaux débarquant, en 1227, des vins à Honfleur, et en 1265 des marchands de vin bordelais établis à Caen. Il parle de convois de navires normands qui, venant de Bordeaux chargés de vins, furent à diverses époques coulés bas ou pillés et pris par les vaisseaux anglais, probablement aussi par des pirates bretons (1).

(1) Recueil des Historiens de France, t. XIII, p. 321; Ordonnances des Rois de France, t. XI, p. 317. E. de Fréville. Mémoire sur le Commerce marit. de . Rouen, t. I, p. 108; t. II, p. 307. Pièces justif., 13. p. IS.

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En résumé, nous pouvons signaler l'existence d'un mouve- ment d'exportation des vins de Bordeaux en Normandie; mais nous manquons de renseignements détaillés.

Voyons les Pays-Bas :

Les Flandres, comme on disait alors, c'est-à-dire la Flandre actuellement française, la Belgique, la Zélande, la Hollande, étaient habituellement en relations avec Bordeaux pour les vins.

Non seulement les Flamands venaient sur leurs vaisseaux charger des vins à Bordeaux pour leur propre consommation, mais ils chargeaient aussi pour l'Angleterre et pour l'Ecosse ils allaient les vendre ou les troquer contre d'autres mar- chandises. Quant à ceux qu'ils déchargeaient dans leurs ports, ils les vendaient en partie aux villes du Nord de la Ligue hanséatique, soit qu'ils en opérassent eux-mêmes le transport, soit que celui-ci fût effectué par les navires de Lubeck, de Brème ou des autres villes de la hanse.

Ils avaient eux-mêmes possédé quelques vignobles peu importants; il en est fait mention dans quelques auteurs; mais ils préféraient les bénéfices du fret et du négoce en transportant et en spéculant sur les vins de Bordeaux, comme sur ceux du Rhin.

Dès 1202, nous voyons l'exportation des vins de Bordeaux pour les Flandres parfaitement dessinée. Marguerite, comtesse de Flandres et de Haynaut, accordait aux marchands de Gascogne, ainsi qu'aux marchands de La Rochelle, de Saint- Jean d'Angély, de Niort et du Poitou, toute protection pour eux et leurs marchandises venant à Gra vélines, avec liberté d'aller, venir et commercer par tout le pays. Elle régla parti- culièrement le commerce des vins, qui devaient être loyaux et marchands et non mélangés. Il était défendu « d'adjoster vin » blanc avec vermeil ». Le jaugeur des vins recevait 2 deniers par tonneau; le courtier percevait 12 deniers par tonneau de vin qu'il faisait vendre; il ne pouvait avoir d'associé, ni acheter ou vendre pour son compte, ni loger chez lui et héberger ni les vendeurs ni les acheteurs (1).

A peu près à la même époque, Savary de Mauléon, qui a été sénéchal de Gascogne, était envoyé à Damme ou Amsteldainme

(I ) Goujet. Hist. du Commerce de Niort.

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par Philippe-Auguste, et y trouvait grand nombre de navires anglais et flamands chargés de vins de Gascogne, c'est-à-dire de Bordeaux, et de vins de La Rochelle.

Les marchands de Gravelines, de Bruges, de Gand, d'Ypres, chargeaient des vins à Bordeaux pour leurs propres ports et pour ceux de l'Angleterre et de l'Ecosse; quelquefois, au contraire, ils allaient chercher dans les ports anglais les vins que les navires de Southampton, Sandwich, Bristol, Londres, y avaient apportés, et les conduisaient dans les contrées du Nord. Même en temps d'hostilités, de très grandes tolérances étaient apportées à ce commerce.

Cependant, en temps de guerre, les Flamands couraient sus aux navires anglais ou basques chargés de vins, et leurs corsaires écumaient la mer de la Manche aux atterrages des ports anglais.

Les marchands bordelais fréquentaient les foires de Flandre, de Zélande, du Hainaut, du Brabani et de Hollande. Plusieurs étaient établis dans les ports de commerce de ces contrées. Il s'y faisait, d'ailleurs, une grande consommation de vins, ainsi que l'atteste Froissard. En 1382, dans l'armée de Philippe d'Artewelde, le célèbre brasseur de bière, il y avait des tavernes et cabarets « aussi bien et aussi plantureusement comme à » Bruges et à Bruxelles; et vins du Rhin, de Poitou, de France, » garnaches, malvoisies, et autres vins estrangiers à bon » marché (1) ».

Citons à l'appui de la réputation en Hollande des vins de Gascogne et de Bordeaux, car ils étaient connus sous ces deux dénominations, l'achat fait, en 1408, par Jehan Heerman de Meus Pinensz, de trente-deux pièces de vin. au prix de 12 nobles anglais chaque, pour les caves du comte (2).

En résumé, malgré les alternatives de paix et de guerre, les Pays-Bas achetèrent et transportèrent de grandes quantités de vins de Bordeaux pendant le moyen âge. L'importance de ces relations est d'ailleurs démontrée par une ordonnance du roi Henri VI rendue en 1443, nommant des commissaires pour régler les relations de commerce et les conditions du trafic des marchandises entre les États du roi d'Angleterre et la Hollande,

(1) Froissard. Chroniq., livre II, ch. clviii.

(2) F. Michel, p. 149.

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la Zélande et la Frise. Le roi notifiait cette ordonnance au sénéchal, au maire et à la commune de Bordeaux, à raison de l'intérêt qu'elle avait pour la Guienne (1).

Mentionnons enfin l' Espagne comme une des contrées s'exportaient quelques vins ; mais en assez petite quantité. Edouard III avait accordé au xive siècle à l'Espagne et au Portugal le droit de commercer librement avec l'Angleterre et avec la Guienne, en payant les droits et coutumes ordinaires. La permission de commerce donnée le 13 avril 1332 à tous les étrangers pour le duché d'Aquitaine comprenait notamment les Espagnols, Portugais, Navarrais et Catalans, comme les Toulousains, les Provençaux, les Italiens et les Flamands (2). Elle confirmait des lettres de 1324 par lesquelles Edouard II avait autorisé les nobles, les marchands et les sujets du roi d'Espagne à venir dans le duché d'Aquitaine, avec leurs biens et marchandises, pour y trafiquer (3).

L'Espagne produisait aussi des vins et faisait concurrence à Bordeaux sur les marchés d'Angleterre et de Flandre. Elle nous vendait des épiceries, des soieries, des draps communs, des cuirs, des chevaux, des armes ; elle achetait des blés, mais ne consommait guère de nos vins.

Le grand débouché, avec la Flandre, mais plus important encore, c'est le groupe des îles Britanniques.

Article 3. Les vins de Bordeaux en Angleterre.

JOURNAL D'UN MARCHAND DE VINS BORDELAIS.

Nous allons vendre nos vins à Londres.

Nous partons en 1362. Le prince de Galles, Edward, fils aine du roi d'Angleterre, le laineux prince Noir, vient d'être nommé par son père prince d'Aquitaine. C'est le vainqueur de Crécy et de Poitiers, qui tenait déjà à Bordeaux une cour fastueuse. Le luxe va grandir encore. Nous achèterons avec le

(\) Gat. Rôles gasc. 1 143-44, 22" ann. Henri VI, m. 8.

(2) Rymer. 1332, 886.

(3) Cat. Rôles gasc. 1324, m. 15, n1-1 33, 66.

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prix de nos vins des draps de Galles et de Lincoln, des draps d'écarlate et des draps d'or; des chevaux, des objets de luxe. Nous partons avec Bernard de Lahens, qui va vendre ses vins de Guitignan, en Médoc ; avec Jean de Cabarrus qui outre ses vins de Mérignac a ceux qu'il a récoltés à la Tauga, auprès du Palais Gallien ; avec Guilhem de Bosco, Nolot du Corau, Johan de Toscanan, Bertrand du Cailhau, Pierre Vigier de la Rousselle, avec le drapier Jean de Porte de la rue Saint-Paul, et le marchand Pierre de Fraissinet qui a souvent vendu en Angleterre les vins de M%r de la Mothe, archevêque de Bordeaux. Nous sommes tous bourgeois de Bordeaux et nous jouissons des privilèges attachés à cette qualité.

Nous emportons des vins bourgeois et des vins du haut pays.

Ces derniers ont payé les droits de coutume ; mais nos vins bourgeois sont francs.

Nous espérons vendre ces vins à Londres aux mêmes prix que nous avons obtenus l'année précédente de nos vins de 1361 , dont le prix sera augmenté du fret, des droits et du bénéfice légitime.

Nous avons vendu nos vins de ville, récoltés à Pessac, pour le prix de 15 léopards d'or par tonneau, et nos vins de haut pays, 11 léopards d'or. Sur ce prix nous avons déduit nos frais de transport au navire, et le courtage payé à ceux qui nous ont procuré la vente, les courtiers Poncet et Pierre de Muret.

Les bouviers, les routeurs de quai, les bateliers, les arrimeurs, nous ont coûté pour chacun de ces offices 6 sterlings par tonneau, le sterling valant 4 deniers tournois (1).

Nous avons payé pour courtage un demi-léopard d'or par tonneau, soit 3.33 pour cent.

Au départ, nous allons dans les bureaux du connétable pour obtenir l'autorisation nécessaire au voyage. Nous acquittons les droits de coutume pour les vins de haut; mais les vins de ville sont exempts des droits de petite comme de grande coutume. Le commis du connétable nous raconte que cet affranchissement de droits sur les vins provenant des vignes des bourgeois de Bordeaux remonte fort loin.

(I) En 1361 le denier tournois valait, en valeur actuelle, 0 fr. 40 ; le sterling 1 fr. 60 ; le léopard d'or valait 32 sterlings ou 51 fr. 20 actuels. Le prix des vins de ville (Pessac) était donc de 768 francs le tonneau, et celui des vins de haut 563 fr. 20. Les frais de transport à bord s'élevaient à 51 fr. 20 actuels par tonneau.

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Éléonore de Guienne, par lettres datées du 1er juillet 1189, avait accordé ce privilège aux marchands de vins de Bordeaux vendant leurs vins en Angleterre (1). C'était d'ailleurs le même privilège qu'elle reconnaissait aux Aquitains, et notamment aux habitants de File d'Oléron, pour leurs vins, leurs sels et leurs autres marchandises, en 1199; et que confirmait la même année son fils, Jean-sans-Terre, en reconnaissant que ce privi- lège existait auparavant, du temps du roi Henri Ier, fils de Guillaume (2). Jean-sans-Terre, dans une de ses ordonnances, sanctionnait aussi un règlement de Richard Cœur-de-Lion, sur la circulation des vins sur la Gironde, affranchissant de droits les vins des vignes des bourgeois de Bordeaux (3).

Il déclarait lui-même, le 22 mars 1205, les Bordelais exempts de tous impôts et de toute maltôte pour leurs vins et leurs autres marchandises, tant à Bordeaux que sur la Gironde (4). Il accordait d'ailleurs, à la même époque, à tous les marchands de Gascogne, de Saintonge et du Périgord, l'autorisation de faire en Angleterre et dans toutes les possessions anglaises le commerce des marchandises de leur pays.

Cette exemption de l'impôt douanier appelé la grande coutume a été maintenue par tous les souverains anglais. Les registres la connétablie de Bordeaux rétablissent. Edouard III, notamment, a rendu de nombreuses ordonnances à ce sujet. Il serait trop long de les mentionner toutes. Il recommandait, le 28 septembre 1329, au sénéchal de Gascogne et au connétable de Bordeaux, de laisser jouir paisiblement les Bordelais de leurs anciens usages et privilèges. Il renouvelait cet ordre le 28 mai 1331 ; et peu de jours après, le 8 juin, il confirmait la charte de Jean-sans-Terre affranchissant les Bordelais de tout droit et de tout impôt sur leurs marchand ises tant à Bordeaux que sur la Gironde. Le 25 juin 1358, le roi Edouard III confirmait au maire et aux jurais de Bordeaux l'antique liberté du commerce : « libertas mercadisandi », en ne payant que les anciennes coutumes (5).

(1-2) Delpit. Docum. franc. Inlrod., p. clxxii. R\mer. 1199, f0' 75. 70.

(3-4) Livre des Bouillons, p. 156.

(5) Nos marchands do 1362 n'avaient donc pas à payer de droit de coutume pour leurs vins de bourgeois de Bordeaux. Ce privilège, confirmé le 10 août I3S2 par Richard II, continua à subsister pendant toute la domination anglaise el même longtemps après.

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Le registre du connétable pour les voyageurs de 1362 se borne donc à énumérer nos vins bourgeois ou vins de ville. Sur ce registre se trouvaient portés les vins récoltés hors de la sénéchaussée ou vins de haut (pays), sur lesquels nous eûmes à payer les droits de grande et de petite coutume.

Sur ces registres ne figurait pas un seul navire de Bordeaux; presque tous étaient anglais, flamands, bretons ou normands. Les ports anglais de destination étaient Londres, Sandwich, Teignmouth, Southampton, Warham, Darmouth, Chester, Bristol, Sidmouth, Leith, Exmouth, Winchelsea, Plymouth, Lynn.

Ces navires ont un tonnage de 30 à 40 tonneaux chacun.

Nous avions affrété pour nos vins le navire la Gràce-de-Dieu, de Lynn, à destination de Londres. La charte-partie avait été dressée par Me Arnold de Cambes, notaire public du duché d'Aquitaine. Elle stipulait un fret de 20 schellings par tonneau, deux pipes comptant pour un tonneau, payable vingt-un jours ouvrables après l'arrivée du navire.

Le connétable nous délivre enfin nos papiers, en percevant le droit de sortie qui s'appelait la coutume de Royan, et qui est le prix de l'escorte que le roi doit nous donner pour protéger notre voyage. Il nous remet la branche de cyprès qui nous coûte 18 ardits dont 6 reviennent au roi ou à son connétable et 12 au seigneur du Cypressat, qui a fourni la branche. Nous la plantons au sommet du mât à côté de la flamme ondoyante.

L'ancre est levée; le vent gonfle les voiles et nous partons tous ensemble ou à peu près, en flotte, au nombre de près de trente navires, sous la protection de deux vaisseaux de guerre choisis par l'amiral de l'Ouest. Sans cette escorte les navires de commerce ne pourraient obtenir du connétable pas plus que du maire et des jurats l'autorisation de partir isolément, au risque de devenr la proie des pirates français, bretons ou flamands.

Arrivés à l'embouchure de la Gironde, nous laissons à gauche le rocher de Cordouan, presque en entier submergé par les flots à chaque marée. Sur sa partie la plus élevée se trouvent quelques constructions, une chapelle dédiée à Notre-Dame, une tour habitée par un ermite chargé d'entretenir chaque nuit un feu destiné à guider les navires entrant ou sortant du fleuve. On raconte que ce feu existe depuis un temps immémorial, mais

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que ce service maritime était souvent interrompu. Le prince de Galles va faire reconstruire en pierres de taille la tour et la chapelle; il accorde à Termite chargé d'entretenir le feu de branches de pin sur la plate-forme de pierre, une redevance de 2 gros sterling par navire chargé de vins passant devant la tour.

Nous naviguons laissant porter au large de la côte bretonne, et après dix jours de traversée nous entrons dans la Tamise. Plusieurs des navires de notre flotte nous ont quittés pour aller en Irlande ou dans les ports de l'Ouest ; d'autres ont continué leur route vers le nord-est. Dans le fleuve, quelques lieues avant Londres, des barques nous accostent et nous demandent des renseignements sur la qualité et sur le prix de nos vins. Mais il nous est sévèrement défendu de vendre nos marchan- dises avant qu'elles aient été débarquées. Les règlements de 1309 et de 1311 sont formels. Le 15 janvier 1311, le roi Edouard II a ordonné que nul, sauf son propre bouteiller, n'aille à la rencontre des vins venant à Londres, soit par terre, soit par eau, pour les acheter; les vins ne peuvent être vendus avant d'être entrés dans les celliers de la ville. Et après que les vins auront été rentrés, ils ne pourront être montrés ni mis en vente, si ce n'est à de grands seigneurs ou autres bonnes gens pour leur usage particulier, qu'après trois jours de repos (1).

Le bouteiller du roi est le seul qui ait le droit de goûter et d'acheter avant et pendant ces trois jours : et le roi lui recom- mande que « riens n'achiète fors que à nostre oeps », de n'acheter que pour le roi et pour nul autre. Ce privilège était dérivé du droit de butlerage, ou prisage. Cet ancien droit, mentionné dans le grand rôle de l'Échiquier à la huitième année du règne de Richard Cœur-de-Lion, consistait dans le droit pour le roi de faire prendre par son bouteiller (butler) deux barriques de vin sur tout navire abordant en Angleterre et qui en portait au moins trente. Ce droit est aussi exercé à Londres par le chambellan, et dans les autres ports du royaume par des officiers nommés « captores. vinorum régis ». Le roi ne doit exercer ce droit qu'à la charge de payer la valeur du vin ; mais nous craignons que ce paiement se fasse longtemps attendre.

(1) Delpit. Docum. français, xcix, p. 44.

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et peut-être môme qu'il n'ait jamais lieu, cas qui n'est pas rare; nous craignons encore que les officiers royaux n'estiment qu'à des prix dérisoires la valeur de notre vin soumis au prisage.

L'exercice de ce droit a donné lieu à bien des abus. Les marchands bordelais se sont plaints à diverses reprises. Et ces marchands n'étaient pas tous des gens obscurs et impuissants; c'étaient aussi les plus nobles seigneurs de la Guienne en tête desquels figuraient l'archevêque de Bordeaux, les seigneurs de Lesparre, de Blanquefort. le captai de Buch et presque tous les barons bordelais qui avaient accoutumé d'envoyer vendre leurs vins en Angleterre ; c'étaient encore ces riches et puissants bourgeois, les Colomb, les Andron, les Solers, les Vigier, à qui le roi devait de très fortes sommes; c'était enfin notre commune de Bordeaux à laquelle le roi empruntait parfois quelques milliers de marcs. Mathieu Paris nous a fait connaître l'énergie de ces plaintes.

Ce droit n'existe plus depuis le 2 août 1302. Ce jour-là, le roi Edouard Ier a adressé de Westminster à tous les archevêques, évoques, abbés, prieurs, comtes, barons, vicomtes, magistrats, baillis de son royaume, des lettres contenant les conventions faites par lui avec les marchands de vins du duché d'Aquitaine sur les libertés qu'ils doivent avoir au royaume d'Angleterre; et le maire et les jurats de Bordeaux conservent ce titre clans leurs archives (1).

Le roi a renoncé à son antique droit de prise de deux tonneaux de vin, « de duobus doliis vint », qu'il prenait, sur chaque navire chargé, savoir un en avant du mât et un à l'arrière.

Il a également réglé les conditions dans lesquelles nous allons nous trouver à Londres, sauf les modifications qui ont été apportées par ses successeurs jusqu'à ce jour (1362).

Nous, marchands de vins de Guienne, pouvons importer et vendre librement nos vins dans tous les lieux qui dépendent de la couronne d'Angleterre, mais ne pouvons les faire sortir du royaume qu'avec une permission spéciale.

(1) Livre des Bouillons, 160. Cet acte a été confirmé le 4 2 juin '1388 par Richard II (Livre des Bouillons, fos 4 98, 202, 332), et par Henri IV le 11 février U04 (Livre des Bouillons, 338).

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Le roi, s'il lui convient d'acheter de nos vins, ne pourra le faire qu'à la condition d'en payer le prix comptant d'après la valeur courante, ou de gré à gré, mais jamais sur l'estimation des officiers royaux.

Nous pouvons séjourner, avec nos marchandises, tout le temps que nous le voudrons, à Londres et dans les autres villes. Les difficultés que la commune de Londres nous avait autrefois suscitées pour faire déclarer que les privilèges que nous ont octroyés de temps immémorial les rois d'Angleterre, étaient contraires aux privilèges de la commune de Londres, ont été aplanies ou assoupies. Dès le 18 janvier 1289, Edouard Ier avait donné mandat au comte de Cornouailles, son lieutenant général en Angleterre, d'assembler le Conseil pour avoir son avis sur ces questions (1). La commune de Londres nous refusait le droit de demeurer plus de quarante jours dans la ville, d'y avoir un domicile et d'habiter dans les magasins sont déposées nos marchandises .

Nonobstant les conventions de 1302, la ville de Londres a maintenu longtemps ses exigences, malgré les ordres formels du roi renouvelés en 1309 au profit des marchands de Gascogne. Ces querelles avaient été si violentes que les Gascons avaient résisté par les armes aux exigences de la ville, qui leur avait imposé une taxe de 2 deniers par tonneau. Edouard II, le 9 mai 1309, a maintenu les libertés qui nous ont été accordées comme Gascons (2). Le 24 juin 1310, il a ordonné de punir les gens qui avaient attaqué, blessé et tué les marchands (3). Le 6 juillet 1310, il a ordonné au maire et aux vicomtes de Londres de nous protéger (4).

Depuis cette époque, nous avons toute liberté de séjour et de parcours.

Quant à la vente de nos vins, elle a été souvent réglementée, et souvent aussi les prix de nos vins ont été taxés.

A l'arrivée des navires chargés des vins nouveaux après les vendanges, les vins de l'année précédente qui se trouvent encore chez les marchands sont dégustés par des experts pris moitié parmi les marchands de vins du duché d'Aquitaine établis à Londres, moitié parmi les prud'hommes de Londres;

(4-2-3-4) Delpit. Documents français, xxxm. p. 9 ; lxxxix. p. 42 : xc, p. 43 ; xci, p. 43.

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et, suivant l'usage, les vins altérés doivent être répandus (1). Cela a été confirmé en 1331 (2).

Arrivés à Londres, nous avons débarqué et mis en magasin nos marchandises, après avoir payé la coutume ou douane.

Nos vins ont été jaugés, selon l'usage, par le jaugeur public. Nous avons payé un denier par tonneau, dont l'acheteur nous remboursera la moitié, c'est-à-dire une obole (3). Chaque tonneau a été marqué de sa jauge à chaque bout, et les vendeurs et acheteurs se tiendront compte réciproquement du plus ou moins de contenance des futailles.

Après quelques jours, nous avons vendu la plus grande partie de nos vins à trois sortes de personnes, à quelques grands seigneurs dont les bouteillers sont venus les agréer, à des marchands en gros, et enfin à des taverniers.

Nous nous sommes conformés aux lettres patentes du roi Edouard III, datées du 1er février 1354, et adressées au sénéchal de Gascogne et au connétable de Bordeaux, de l'avis des prélats, comtes, barons et des communes d'Angleterre, par lesquelles il est ordonné de ne pas vendre les vins conduits en Angleterre du duché d'Aquitaine pour plus forte somme que le prix commun, sous peine de forfaiture de la vie et des membres (4).

Les marchés que nous avons passés ont été conclus par la remise du denier à Dieu.

Nous avons accordé à nos acheteurs jusqu'à la Saint-Michel pour nous payer; et, après avoir fait constater leur engage- ment par un notaire, nous nous sommes transportés à Guildhall, la maison commune de Londres, et nous avons fait enregistrer notre créance, afin d'obtenir le droit de contrainte par corps contre nos débiteurs (5).

Enfin, si nous avons des procès, les enquêtes seront faites moitié par des négociants bordelais, moitié par des prud'hommes de Londres (6).

(1)13 août 1302. Edward Ier. Livre des Bouillons, f°s 160 et ss.

(2) Rymer. 18 novembre 1331, fo 828 : « Quod nullus sibi audacia assumât vina vendere nisi pro rationali pretio... Omnia vina quae corrupta fuerint effundantur et dolia frangantur. »

(3) 13 août 1302, loc. cit.

(4) Rymer. 1354, 1er février, 272.

(5) Delpit. Docum. franc. Intr.

(6) Livre des Bouillons. fos 160 et ss

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Nous avons alors procédé à l'achat des draps, des harengs, des merluches, de l'étain, que nous vendrons à notre retour à Bordeaux; mais ayant perdu le sceau dont nous nous servons habituellement, nous avons fait crier par les trompettes de la ville que désormais nous ne serions plus obligés par ce sceau (1).

Nous laissons à Londres quelques vins que nous avons confiés à des taverniers pour les vendre à notre compte. Ils devront se conformer aux règlements spéciaux et aux prix fixés par ordonnances royales.

Nul marchand en gros ne peut être tavernier, et nul tavernier ne peut vendre en gros. Le tavernier ne peut vendre son vin en détail qu'après l'avoir fait déguster par les essayeurs assermentés auprès du maire et des aldermen. Ces essayeurs marqueront le prix du vin suivant trois types à des prix conformes à la taxe. La marque sera inscrite au bout devant de la barrique afin que chaque acheteur puisse voir le prix marqué. Il doit aussi voir tirer de la barrique le vin qu'il achète. Le fond et la lie ne doivent pas être vendus (2).

C'est un antique usage en Angleterre de taxer le prix des vins.

Le roi Jean-sans-Terre, en 1199, avait décidé que nulle barrique de vin de Poitou ne pourrait être vendue à Londres plus de 20 schellings; de vin d'Anjou, plus de 24, et de vin français, plus de 25.

Au détail, le prix du setier du vin de Poitou était fixé à 4 deniers; le setier de vin blanc, à 6 deniers. Les marchands s'étaient plaints de ne pouvoir vendre à des prix si peu élevés, et bientôt le roi les autorisa à vendre le setier de vin rouge à 6 deniers et celui de vin blanc à 8 (3).

Un siècle plus tard, en 1290, le gallon de vin avait été taxé à 3 deniers.

L'ordonnance du 15 janvier 1311 taxait le gallon du meilleur vin à 5 deniers, du meilleur après à 4, et du reste à 3 deniers. La taxe n'était que pour l'année. Chaque vin devait avoir son

(\) Delpit, loc. cit.

(2) Delpit. Docum. franc. Ordonnance d'Edward II, H--15 janv. 1311, 45, 94.

(3) Fr. Michel, t. I, p. 39.

ai

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prix, et être sans mélange d'autre vin. En 1320, la taxe était revenue au prix de 1290, 3 deniers, malgré les vives plaintes des taverniers.

Il est, d'ailleurs, expressément défendu de couper ou mêler les vins, non seulement le blanc au vermeil, mais le vieux au nouveau. Ces mélanges sont sévèrement réprimés.

Le 2 novembre 1352, le roi Edouard a mandé au maire et aux vicomtes de Londres de faire proclamer que plusieurs marchands de vin, tant en gros qu'en taverne, se permettaient de mêler les vins vieux avec les nouveaux, et de vendre ces vins ainsi mélangés comme vins nouveaux, à la grande trom- perie et danger manifeste pour le roi et le peuple. Il a fait défense de vendre à l'avenir ces vins mélangés (1).

Le 5 décembre 1354, une nouvelle ordonnance a fixé le prix du vin au détail à 6 deniers pour les ports au nord de Londres, à 5 deniers pour ceux à l'ouest. Cette ordonnance a été modifiée par celle du 30 janvier 1355 qui ajoutait à ces prix, pour les villes de l'intérieur, le prix du transport depuis le port de mer, fixé à 1 obole jusqu'à vingt-cinq milles, et à 1 denier au delà de cette distance.

Le 1er mars 1356, l'ordonnance portait les mêmes prix: 6 deniers le gallon à Londres, 5 dans les ports de mer, 1 obole de transport par vingt-cinq milles.

Ainsi finit le voyage de Bordeaux à Londres en 1362, que nous venons de reconstituer à l'exemple des juges d'instruction; nous avons, comme ceux-ci, invoqué des témoignages. C'est dans les Archives de la Gironde, dans la série G, Comptes de l'archevêché, que nous avons pris les noms et les chiffres pour Bordeaux ; dans Rymer, et un peu dans les Rôles gascons de Thomas Carte, dans le Livre des Bouillons, dans celui des Privilèges et dans celui de la Jurade, dans les documents français publiés par M. Jules Delpit, que nous avons rassemblé les autres éléments de notre récit. Nous ne nous sommes servi que de peu des documents cités par Francisque Michel; et nous en avons emprunté quelques-uns à la Société des Archives historiques.

Le prince de Galles, devenu prince d'Aquitaine, ne se montra pas moins favorable que l'avait été son père aux marchands

(1) Rymer. 4352, 249.

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de vins de Bordeaux. Ceux-ci jouissaient du droit que leur accordait, le 16 novembre 1364, une ordonnance du roi de France Charles V ; ils pouvaient librement acheter dans les provinces soumises à la France les vins et marchandises qu'ils expédiaient ensuite en Angleterre (1). Les prélats, nobles et communes, formant les trois Etats delà principauté d'Aquitaine, obtenaient du prince de Galles, le 26 janvier 1367, la déclaration de la liberté du commerce, notamment pour l'exportation du vin et du miel (2) .

Quelque temps après, les Bordelais s'étant plaints au prince de Galles de ce que l'impôt de 13 sous 4 deniers, qu'ils payaient autrefois à l'entrée des vins achetés par eux en dehors de la ville, avait été depuis cinq ans élevé à 20 sous par tonneau; le prince, qui était alors à Angoulème, ordonna à son trésorier, le 28 janvier 1369, de revenir aux anciens droits (3).

Quant aux vins achetés dans les provinces devenues fran- çaises et que le roi qualifiait de pays rebelles, ils ne pouvaient être admis à Bordeaux qu'après la Noël, suivant l'antique usage dont Edouard III recommandait l'observation, le 15 mars 1373, à son sénéchal Thomas Felton, et à Robert de Wicfort, connétable du château de Bordeaux (4).

La situation générale que nous avons indiquée pour les relations entre Bordeaux et l'Angleterre n'éprouva pas de modifications sensibles j usqu'en 1 453, époque prit fin la domination anglaise.

Richard II, à Bordeaux, se montra très bien disposé pour ses compatriotes. Il leur accorda, le 28 septembre 1379, le droit, lorsqu'ils revenaient de Flandres ou s'y rendaient et relâchaient dans les ports d'Angleterre, de n'être soumis au paiement des droits d'entrée dans ces ports, sur leurs marchan- dises, que lorsqu'elles seraient vendues ou échangées, eussent- elles même été débarquées (5).

Il mandait aux Bordelais, le 13 juin 1388, qu'il avait fait confirmer par le dernier Parlement, tenu à Westminster, deux statuts de son trisaïeul, Edouard Ier, en date l'un de l'année 1281, l'autre de l'année 1297, permettant aux marchands de Bordeaux de porter et vendre leurs marchandises librement dans toute l'étendue du royaume (6).

(1) Delpit. Domm. franc., p. -123, -196.

(2) Livre des Bouillons.

(3-4-5-6) Livre des Bouillons, p. 147, 180, 207, 200.

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Il accueillit les plaintes des marchands bordelais sur ce que les marchands anglais qui portaient des blés à Bordeaux, après les avoir vendus, allaient avec le prix acheter des vins à La Rochelle qui appartenait alors aux Français, au lieu de les acheter à Bordeaux. Il ordonna que ces marchands seraient tenus, sous caution, de ne porter leurs blés qu'à Bordeaux, et de revenir en Angleterre, soit avec des marchandises bordelaises, soit avec l'argent qu'ils auraient reçu pour prix de leur blé (1).

Le 26 mars 1382, Richard confirma aux Bordelais tous les privilèges que lui et ses prédécesseurs leur avaient concédés, ou dont ils jouissaient depuis un temps immémorial (2). Le

10 avril suivant, il confirmait spécialement ceux accordés par Edouard III (3). Le 12 juin 1388, il confirmait à nouveau les conventions passées en 1302 entre le roi Edouard Ier et les marchands de vins de Guienne (4).

Après lui, Jean, duc de Guienne et de Lancastre, proclama de nouveau tous les droits des Bordelais (5). Une nouvelle reconnaissance de ces privilèges eut lieu par Henri IV le

11 février 1401, et notamment de la convention passée en 1302 (6). Henri V suivit cet exemple le 22 mars 1420 (7) et le 4 juillet 1424 (8); Henri VI en 1441 (9).

Le mouvement commercial entre Bordeaux et l'Angleterre pour l'exploitation des vins n'avait pas lieu seulement avec Londres, mais avec un grand nombre d'autres ports anglais, de ports d'Irlande, soumis au même roi, et de ports d'Ecosse, étrangers à l'Angleterre.

De nombreux documents nous indiquent comme ports de destination Londres, Southampton, Teymouth, Washam, Leith, Darmouth, Chester, Bristol, Sidinouth, Exmouth, Wenchelsea, Lime, Okeley, Plimouth, Harwick, York, Porsmouth, Lynn, Greenwich, Yarmouth, Douvres, Exeter, Hull sur l'Humber. Il est inutile d'indiquer que tous ces ports étaient loin d'avoir la même importance.

En Irlande, Dublin et Cork étaient en relations suivies avec Bordeaux.

(1) 4 juillet 4392. Livre des Bouillons, 212. (2-3-4) Livre des Bouillons, p. 219 ; p. 182 ; p. 202, 232. (5-6) Livre des Bouillons, 4 septembre 1391, 293; 24 juillet 1392, f<>302; f°s 324, 328.

(7-8-9) Cat. Rôl. gasc. 1420, fo 203 ; —1424, fo 207 ; 1441, 222.

- 333

V Ecosse, formant alors un royaume non seulement séparé, mais encore souvent ennemi de l'Angleterre, n'avait avec Bordeaux, du moins directement, que des relations alternatives, suivant qu'elle était en état de paix ou de guerre avec sa voisine du sud. Ces relations n'étaient cependant pas complète- ment interrompues, même pendant la guerre ; elles se continuaient par l'intermédiaire d'une nation neutre, la Flandre, qui se chargeait d'approvisionner l'Ecosse.

Les Écossais ne se bornaient pas à boire l'aie et l'usquebau, ils faisaient grande consommation des vins de Gascogne. Dans l'antique ballade écossaise du bon sir Patrick Spence, « le » meilleur marin qui eût jamais navigué sur la mer », on parle de ces vins . Lorsque le vieux marin périt par ordre du roi qui l'obligea de mettre à la voile au plus fort de la tempête, et qu'il se coucha au fond des flots par cinquante brasses de fond, à Abendoor, avec les lords écossais, ses compagnons, la ballade nous montre le roi, au moment il donna l'ordre fatal, tenant table dans la ville de Dumferling, et buvant joyeusement le vin couleur de pourpre :

« The king sit in Dumferlin town , » Drinking the blude-rey wine. »

4.

APPRECIATION DES QUANTITES DE VINS EXPORTEES A DIVERSES EPOQUES.

Quelque intéressants que puissent être les documents relatifs au commerce des vins de Bordeaux avec les îles Britanniques, nous manquons de ceux qui nous seraient nécessaires pour connaître les quantités de vins exportées pendant les trois siècles du mouvement commercial que nous étudions.

Pendant le xme siècle nous voyons de nombreux achats de vins faits par les souverains anglais. Le roi Jean- sans-Terre avait acheté aux Bordelais des quantités considérables de vins. Il devait à sa mort, pour cet objet, à divers marchands et à la commune de Bordeaux, la somme de 1,080 marcs d'argent.

Nous connaissons les prix de quelques-uns de ces achats et le nom des vendeurs. En 1203, le roi payait 18 schellings la barrique; en 1213, 1 liv. 8 schellings.

334

Henri III ne paya qu'un dividende sur les dettes de son père. La commune de Bordeaux ne reçut que 600 marcs. Il acheta de grandes quantités de vins pour sa maison, et quelquefois aussi pour les revendre à bénéfice. Il avait soin, dans ce dernier cas, d'envoyer l'ordre à tous les baillis et officiers en Angleterre, de ne pas permettre qu'aucun vin fût mis en vente avant que le sien fût entièrement vendu. Il achetait à Londres vers 1222 à raison de 38 à 40 sous la barrique; en 1225, il ne payait plus que 35 et 36 sous; en 1243, il payait 270 livres pour 302 barriques. A la même époque, il devait à l'archevêque de Bordeaux pour achat de vins, la somme de 1,110 marcs 11 sous 4 deniers. Il achetait à l'archevêque, aux seigneurs du Bordelais, aux riches bourgeois, parmi lesquels nous notons les noms de Rostang de Solers, Gérard Colomb, Jean du Soley, Guilhem Colomb, Arnaud Cailhau, Guilhem Chiquet. Il devait à ce dernier 1,200 livres sterling, environ 800,000 francs, valeur en notre monnaie actuelle (1).

Le commencement du xive siècle vit grandir le mouvement commercial. Mais les documents statistiques nous font encore défaut pour en préciser l'importance. Le règne des Edouard fut avantageux au commerce. Edouard Ier achetait en 1300 la quantité de 1,411 barriques à Arnaud Cailhau pour 4,393 liv. 17 schellings. Il concluait les conventions de 1302 qui ont fait loi jusqu'en 1453. Son successeur Edouard II chargeait le sénéchal de Gascogne et le connétable de Bordeaux de lui expédier 1,000 tonneaux de vin pour les fêtes de son couron- nement (2). Ces mille tonneaux devaient être payés par les Frescobaldi, alors receveurs du duché d'Aquitaine.

M. Francisque Michel a eu entre les mains un document qui aurait pu nous donner des renseignements précieux, le registre du connétable de Bordeaux, John Moraunt(3). Mais M. Michel a négligé, ce qui lui eût été si facile, de faire deux additions, l'une du nombre de ces navires, l'autre de la quantité des vins chargés, en distinguant, ainsi que l'avait fait le connétable, le vin bourgeois et le vin de haut pays.

(4) Francisque Michel donne de longs détails sur ces achats. Jules Delpit indique les noms d'un grand nombre de marchands qui firent enregistrer leurs créances à Guildhall ; mais la quantité et le prix des vins ne sont pas mentionnés.

(2) Cat. Rôl. gasc. 1309; 4310, 20 octobre, 37.

(3) Francisque Michel, t. I, p. 172 et ss.

- 335

Cette négligence est profondément regrettable; mais elle est habituelle à M. Michel. Il ne nous a pas donné davantage le chiffre du registre de la douane de Hull qui renferme le détail de tous les vins de Gascogne arrivés dans ce port en 1444.

Nous n'avons, pour baser une appréciation de la quantité des vins exportés en Angleterre à ces époques, que trois documents fort incomplets ; le premier est renonciation faite par Bréquigny d'un registre de la douane de Bordeaux à la date de 1350; l'autre, une indication donnée par Froissard sur l'année 1372; le dernier est fourni par les comptes de l'archevêché.

Nous regrettons, avec M. Delpit, que Bréquigny n'ait pas cru devoir transcrire, ou tout au moins analyser fidèlement un document qui n'était propre, selon lui, « qu'à satisfaire » une vaine curiosité », et qui aurait, en effet, satisfait la nôtre. Voici le texte de Bréquigny : « En dépouillant un gros registre » de la douane de Bordeaux en 1350, je vis qu'il était sorti de » ce port, dans le cours d'un an, 141 navires, chargés de 13,429 » tonneaux de vin ayant produit de droits 5,104 livres 16 sous » monnaie bordelaise (1). »

Avant d'étudier ce document nous devons rappeler que Froissard, en 1372, nous parle d'une flotte de 200 navires allant aux vins à Bordeaux.

Froissard n'avait pas l'intention de fournir un renseignement parfaitement exact, et ces 200 voiles allant chercher des vins pourraient parfaitement se réduire à 140 ou 150 navires, revenant chargés. Le document cité par Bréquigny est plus digne de confiance. Nous n'avons trouvé pour cette époque, disons-nous, qu'un seul autre document, qui figure dans les comptes de l'archevêché.

L'archevêque de Bordeaux recevait du connétable, avec le tiers du produit net du monnayage, le tiers de la petite coutume, fixée à 2 deniers par tonneau, et le tiers de la grande coutume, fixée au même taux. En 1341 son trésorier recevait d'Amalvin et Jean Rambaud, ses fermiers, qui avaient perçu ces redevances au château de l'Ombrière, la tierce partie de 2 deniers par tonneau sur 690 tonneaux, d'une part; et la tierce partie de 2 deniers sur 2,658 tonneaux 1 pipe de vin, d'autre part (2).

(1) Mèm. de l'Acad. des Inscript, et Belles-Lettres, vol. XXXVII, p. 350.

(2) Comptes de l'Archevêché. Arch. départ., série G. 1341 1

336

Le chiffre du trésorier de l'archevêque n'est pas d'accord avec celui de la citation faite par Bréquigny, et nous sommes porté à croire que Bréquigny a commis une erreur relative à l'expression tonneau.

Le mot tonneau avait une double acception : tantôt il signifiait un vaisseau vinaire, un fût, une barrique. Ainsi dans l'ordon- nance d'Edouard II du 15 janvier 1311, il est dit que « chescun » tonel » sera marqué à un bout et à l'autre de la marque du jaugeage; tantôt il signifiait le tonneau de mer, mesure idéale représentant 2 pipes ou 4 barriques. Dans le premier cas, si le chiffre donné par Bréquigny s'applique à la futaille, à la barrique, il est d'accord avec celui de l'archevêché.

En effet, 13,429 barriques représentent en tonneaux de mer 3,357 tonneaux, chiffre à peu près égal à celui de l'archevêché : 690 + 2,658 = 3,348 tonneaux. L'archevêché parle bien de tonneaux de mer, car il ajoute : « et 1 pipe ».

En outre, si les tonneaux de Bréquigny sont des tonneaux de mer, le chiffre de 13,429 tonneaux nous paraît trop élevé pour 141 navires de cette époque. Les navires de commerce étaient de petites dimensions. Pour porter la quantité de tonneaux indiquée, les 141 navires auraient être chargés réellement de 95 tonneaux chacun, et avoir un tonnage bien supérieur. Mais "il n'en était pas ainsi : Bréquigny lui-même nous dit que la flotte anglaise arrivant devant Calais, le 3 septembre 1346, pour aider au siège, était composée de 737 bâtiments. « Je » remarquerai, ajoute-t-il, que ces bâtiments n'étaient que de » simples barques : il y en avait qui ne portaient que 6 hommes ; » le plus grand de tous n'en portait que 51 (1). »

Le tonnage des navires marchands qui fréquentaient alors le port de Bordeaux paraît avoir été habituellement, et cela jusqu'au xve siècle, tout au plus de 30 à 40 tonneaux. Rymer nous apprend, en effet, qu'en 1345 le roi Edouard, voulant envoyer des troupes à Bordeaux, donna l'ordre au comte d'Arundel, amiral de la flotte d'Occident, de faire retenir tous les navires de 30 tonneaux et au delà et de les faire conduire à Portsmouth. Il donnait le même ordre pour les navires se disposant à aller à Bayonne (2).

(1) Mém. de l'Acad. des Inscript, et Belles-Lettres, t. XXXVII, p. 537.

(2) Rymer. 1345, f°s 57, 65, 68.

337

Des ordres semblables furent donnés le 4 janvier 1352. Cette fois il s'agit de navires de 40 tonneaux, « naves de quadragintei » dolia » (1). Le Livre de la Jurade n'indique pas de navires d'un plus fort tonnage. C'est en 1360 que nous trouvons pour la première fois mention de navires de 100 tonneaux, « naves » portagii centum doliorum ». Mais il devait en exister bien peu, car le roi ordonne de saisir, pour les armer en guerre, tous les navires, grands et petits, « parvas et magnas ».

En supposant à ces navires de 30 à 40 tonneaux de jauge un chargement effectif de 25 tonneaux de quatre barriques, nous arrivons au total de 3,525 tonneaux, qui concorde avec celui de l'archevêché, et avec le chiffre rectifié de Bréquigny.

Nous pouvons encore chercher un renseignement dans les comptes du trésorier du prince de Galles. Le chiffre de recette de la coutume des vins à Bordeaux, indiqué par Bréquigny, était, pour 1350, de 5,104 livres 16 sous monnaie bordelaise. Les chiffres indiqués par Richard Filongleye, concordant avec celui de Bréquigny, sont :

Pour 4364... à Bordeaux, 4,885! -12s 14dsterl. gyon. Libourne, 386M2s

» 1365... » 5,900 » » » » 883 14

» 1366... » 4,764 9 10 » » 620 »

» 1367... » 4,724 46 10 » » 698 18

Nous concluons en évaluant à 3 ou 4,000 tonneaux de mer, soit de 12 à 16,000 fûts l'exportation moyenne pour l'Angleterre, l'Irlande et l'Ecosse. Nous ajoutons 5,000 tonneaux environ pour les Flandres, la Hollande et le Nord, qui prenaient un peu plus que les îles Britanniques; et un chiffre sensiblement égal pour la Bretagne, la Normandie et la Picardie.

Nous arrivons ainsi au total de 14,000 à 15,000 tonneaux, que nous donnons comme moyenne annuelle de l'exportation des vins de Bordeaux dans la première moitié du xve siècle.

FIN DU PREMIER VOLUME.

(1) Rymer. 1360.

TABLE SOMMAIRE DU PREMIER VOLUME

LIVRE PREMIER

AVANT-PROPOS

Pages

Étendue du sujet. Origine du commerce. Son influence sur la civilisation. Ses vicissitudes. Plan de l'ouvrage. Division du sujet. Epoques du commerce et de la navigation : le cabotage, le long cours, la vapeur. Subdivisions : Les trois périodes du cabotage : les origines; la domination anglaise; la Guienne française jusqu'à la naissance du commerce avec l'Amérique. Les trois périodes du long cours aux xvne, xvme et xixe siècles. La période actuelle et la vapeur. Ordre suivi pour l'étude de chaque période.

Indication des documents étudiés. Rapport de la Commission d'examen.

Remerciements aux personnes qui m'ont aidé dans mes recherches 7

Première Époque : LE CABOTAGE

Première Période : LES ORIGINES

CHAPITRE PREMIER. L'Aquitaine avant la conquête romaine. Article 4er. Description générale du pays.

Le bassin de la Garonne et ses affluents. Les vallées et les landes. Premiers vestiges du séjour de l'homme dans ces contrées. Premiers rudiments du commerce. Les Ibères; les Phéniciens; les Carthaginois. Les colonies grecques

Article 2. L'Aquitaine avant l'arrivée des Romains.

Occupation de la contrée par les Aquitains. Lente formation de l'emporium de Rordeaux. Relations avec la Méditerranée. Absence du mouvement maritime sur l'Océan. Situation favorable du port de Rordeaux décrite par Strabou. Détails sur quelques marchandises d'importation et d'exportation

Article 3. Rurdigala et les Rituriges Iosques.

Les Bituriges Iosques ou Vivisques étaient Aquitains et non Gaulois. Textes de Jules César et de Strabon. Opinions de divers historiens sur l'origine des Bituriges du Bordelais. Réfutation. Les Rituriges du Rordelais ne sont pas venus du Berry après la conquête de Jules César. Ils ne sont pas venus du Berry 600 ans auparavant. Les Bituriges Vivisques et les Medulli étaient de même race. Caractères qui distinguaient l'Aquitain du Gaulois

•>\

28

34

340

Pages

CHAPITRE II. Époque Romaine.

Article 1er. Bordeaux au IVe siècle. Aspect général de la cité.

Influence de la civilisation romaine. Description de la cité par Ausone et saint Paulin. Administration. Le Bordelais l'ait partie de la seconde Aquitaine. Gouvernement central. Les diverses classes de la population : les patriciens, les curiales. Les impôts et le régime fiscal. Mépris des Romains pour le commerce et le travail. Le commerce dévolu aux esclaves. Ateliers de l'État. Formation des corporations. Les négociants et les marchands. Les étrangers. Les Juifs. Les Grecs. Les capitalistes romains. Diverses institutions relatives au commerce. Les patentes, les péages, les douanes, les octrois 41

Article 2. Les Monnaies.

Rôle important de la monnaie. Les premières monnaies. Les monnaies d'or de Macédoine introduites dans le midi de la Gaule. Elles sont en usage à Bordeaux au ive siècle. Ausone. Imitation des monnaies grecques par les Gaulois. Falsifi- cations. Monnaies attribuées aux Aquitains. Le croissant lunaire et la fleur de lotus. Les monnaies romaines en Gaule et en Aquitaine ; leur valeur métallique ; leurs altérations. Édit de Dioclétien. Appréciation sur la valeur de l'argent au ive siècle 59

Article 3. Institutions auxiliaires du commerce.

Les banquiers et changeurs. Le prêt à la grosse; la lettre de change; les lois

commerciales. Voies de communication par terre : routes de Bordeaux à Lyon ; à Narbonne,

Marseille et l'Italie ; à Toulouse, à Bayonne, à Nantes ; routes moins importantes.

Navigation fluviale. Navigation maritime. Le port de Bordeaux 69

Article 4. Commerce du bassin de la Garonne.

Produits du sol ; marchandises de transit ; industrie locale. Situation générale ... 73

Article 5. De la vigne et du vin à l'époque romaine.

Origine de la vigne en Aquitaine. Elle existait avant l'apparition de l'homme sur la terre. L'homme des temps préhistoriques mangeait des raisins. Savait-il faire le vin? Antiquité du vin; les vendanges et le vin dans l'ancienne Egypte, 4000 ans avant Jésus-Christ. Les vins d'Egypte, de la Palestine, de la Grèce.

La vigne et le vin chez les Romains. Plantation des vignes; culture à la charrue; taille ; greffe ; fumées artificielles contre la gelée. Variétés des cépages de vignes. Quantité des récoltes. Tonneaux et amphores. Soins donnés aux vins : plâtrage, clarification, mélanges et bouquets ; vieillissement par la chaleur ; coupages ; caves; vins vieux. Glace. Gourmets. Falsifications. Prohibition pour les femmes de boire du vin.

La vigne et le vin à Bordeaux. Les Phéniciens, les Grecs, les Doriens apprennent aux Aquitains l'art de tailler la vigne. Antiquité du cépage appelé vidure ou bidure. Obstacles apportés par les Romains à la culture de la vigne dans le midi des Gaules. Impôt sur les vins. Édit de Dioclétien ordonnant d'arracher la moitié des vignes. Il n'a pas été mis à exécution. Erreur de divers historiens sur ce point. Importance de la culture de la vigne à Bordeaux au iv« siècle. Commerce des vins de Marseille et de Narbonne avec l'Italie. Grande réputation des vins de Bordeaux dès cette époque 75

341

CHAPITRE III. Le Commerce de Bordeaux de la chute de l'Empire Romain jusqu'au XII9 siècle.

Article 1er. Le Commerce jusqu'à Charlemagne.

Décadence de l'Empire Romain. Prohibitions de commerce avec les barbares. Impor- tance prise par les commerçants. Arrivée des Wisigoths en Aquitaine ; ravages qu'ils commettent. Leurs rois, après la conquête, rétablissent l'ordre. Les évêques catholiques appellent les Franks. Conquêtes et invasions de Clovis; leur carac- tère. Les Mérovingiens. Luttes nationales contre leur domination. Invasions des Sarrasins. Luttes des ducs d'Aquitaine contre les Franks.

État de l'Aquitaine au moment de la conquête par Charlemagne. Administration ; routes ; péages; impôts; corporations. Peu de variations dans l'état du commerce de Bordeaux 94

Article 2. Administration de Charlemagne et de ses successeurs.

Les Capitulaires. Lois économiques. Tentatives pour l'unité des poids et mesures ; réforme des monnaies ; protection de la navigation ; tentatives de commerce avec l'Orient; projets de canaux; phares. Les commerçants étrangers: Syriens, Juifs.

Invasions des Sarrasins et des Normands; ravages des Normands.

Dissensions des successeurs de Louis le Débonnaire. Naissance de la féodalité. La

fin du monde prédite pour l'an 1000. Désordres. Les comtes de Bordeaux 97

Article 3. Tableau du commerce de Bordeaux du Xe au XIIe siècle.

Situation dans les campagnes ; le paysan, le serf, le seigneur, l'abbé. Le commerce dans la ville. Persistance probable des corporations. La Jurade de Bordeaux. Le commerce dans le bassin de la Garonne. Le commerce extérieur et maritime. Les négociants étrangers. Abbayes et monastères. Les pèlerinages ; les croisades.

Mariage de l'héritière des ducs d'Aquitaine avec le roi de France. Divorce d'Aliénor

et de Louis 1 02

Article 4. Monnaies.

Continuation du système des poids et mesures et des monnaies des Romains. Perma- nence de l'organisation sociale. Les rois barbares ont le caractère de lieute- nants de l'empereur. Les rois wisigoths font frapper des monnaies; types de ces monnaies. Elles ne sont pas conformes au type légal de Constantin. La livre de Constantin, le sou d'or, le semis, le triens. Monnaies des Mérovingiens d'Aquitaine. Rapport de l'or et de l'argent. Altérations des monnaies.

Monnaies seigneuriales. Les monétaires. Pièces mérovingiennes frappées à Bordeaux.

Réformes de Pépin et de Charlemagne. Monnaies de Waïfer; monnaies arabes; monnaies de Charlemagne, de Louis le Débonnaire et de leurs successeurs, frap- pées en Aquitaine. Ateliers monétaires d'après l'édit de Pistes.

Monnaies des comtes de Béarn ; des comtes de Bordeaux. Concession par Sanche, comte de Bordeaux, au chapitre de l'église Saint-André, du tiers du bénéfice du monnayage. Date de cette concession. Monnaies des comtes de Bordeaux, de Léonore d'Aquitaine et du roi de France 440

342

LIVRE DEUXIÈME

Page»

Deuxième Période ; ÉPOQUE ANGLAISE

AVANT-PROPOS. Division du sujet 123

CHAPITRE PREMIER. Situation générale. Article 1er. Histoire générale de la contrée.

Amour des Aquitains pour l'indépendance ; luttes contre le roi d'Angleterre et contre le roi de France. Faveurs accordées aux Bordelais par les Plantagenets ; charte de 1156. État de désordre de l'Aquitaine, défavorable au commerce. Règlements du roi Richard.

Les croisades en Orient : les Albigeois; les Pastoureaux.

Luttes intestines de la cité : Philippe le Bel, Bertrand de Goth, les Templiers.

Prétentions des rois anglais au trône de France. Philippe de Valois.

Relations commerciales de Bordeaux avec l'Angleterre sous Edouard III et le prince de Galles. Continuation des guerres avec la France.

Influence favorable des croisades sur le commerce. Ignorance des croisés.

Agriculture et industrie de l'Orient : le sucre, le maïs, les étoffes, les verreries, les moulins à vent.

Progrès de la navigation et du commerce. La hanse. Les républiques italiennes;

naissance du commerce anglais; ses relations avec Bordeaux 127

Article 2. Aspect du pays et ses institutions.

\ 1. LA CAMPAGNE.

Aspect général de la contrée. Les habitants : le clergé, le seigneur, l'homme libre, le vilain, le serf. Affranchissement du serf: serfs refusant la liberté, hommes libres demandant la servitude. Habitation, vêtement, nourriture. Industrie. Produits du sol 142

\ 2. LA VILLE : ASPECT PHYSIQUE.

Entrée dans la ville par la Garonne : l'île de Matorque, le port, les navires, les quais, le palais de l'Ombrière, le Peugue. Agrandissements de la ville. La Maison de ville et Saint-Éloi. Le blason de Bordeaux : le léopard de Guienne réuni par Richard Cœur-de-Lion aux deux léopards de Normandie. Saint-André. Le palais Gallien. Puy-Paulin. Piliers de Tutelle. Habitations. Architecture. Rues commer- çantes ; rue de la Rousselle. Mouvement de la rue pendant le jour. Couvre-feu. . 153

LA VILLE I INSTITUTIONS.

Persistance à Bordeaux des traditions municipales romaines.

Relations de la Jurade de Bordeaux avec le duc de Guienne. Le pouvoir du duc et

les privilèges des bourgeois de Bordeaux. Le sénéchal, le connétable, le chancelier,

le Conseil royal de Gascogne. Le maire et les jurats; les Trente, les Trois Cents, l'assemblée du peuple; les trois

États du duché. Indépendance de la cité ; son action au dedans et au dehors. Les bourgeois; les habitants: les étrangers; les pèlerins; les juifs 157

343

Article 3. Libertés et prohibitions commerciales .

Libertés de commerce entre la Guienne et l'Angleterre, reconnues par Aliénor d'Aquitaine, Richard Cœur-de-Lion, Jean-sans-Terre, Henri III.

Restrictions du commerce avec la France en temps de guerre. Philippe le Bel : vivres; or et argent.

Prohibition d'exportation des produits anglais en 1363; prohibition par les jurats de Bordeaux de la sortie des métaux précieux.

Prohibitions amenées par la concurrence industrielle entre la France et l'Angle- terre : laines, draps, matières tinctoriales. La Guienne souffre peu de cet état de choses. Son commerce avec l'Angleterre n'est pas atteint ; son commerce avec la France subsiste même en temps de guerre 175

CHAPITRE II. Conditions auxiliaires du commerce.

Article 1 er. Juridiction commerciale.

Juridiction du prévôt royal de l'Ombrière sur les étrangers; juridiction du maire et du prévôt de la ville sur les Bordelais et sur les procès entre Bordelais et étran- gers. Procédure. Voies d'exécution des jugements : saisies par corps et sur biens. Étrangers. Cautions. Droits de représailles.

Intervention de la municipalité. Enregistrement des créances à l'hôtel de ville ... 180

Article 2. Monnaies.

Valeur nominale et valeur d'échange des monnaies. Variations de la valeur d'échange. Utilité de connaître l'action commerciale de la monnaie. Utilité d'apprécier la valeur comparée à diverses époques ^ 83

\ 1. PRINCIPALES MONNAIES FRAPPÉES EN AQUITAINE PENDANT LA PÉRIODE ANGLAISE.

Monnaies ducales, municipales. Absence de monnaies épiscopales. Confirmation à l'archevêque et au chapitre de Saint-André du tiers du bénéfice sur le monnayage. Origine de la monnaie municipale ; monnaies étrangères.

Stock des métaux précieux. Substitution du poids du marc à celui delà livre. Divers poids du marc en France. Variations considérables du prix du marc d'or et du marc d'argent. Monnaies en usage à Bordeaux ; unité du type des monnaies frappées en Guienne ; hôtel des monnaies à Bordeaux, commun au duc et à la ville ; officiers royaux de la monnaie; maîtres et ouvriers

186

Monnaies d'or.

Monnaie de France de Philippe-Auguste : Monnaies de Bordeaux sur le type de Tours. Falsification des monnaies. Philippe le Bel à Bordeaux.

Monnaie à l'aignel de saint Louis. Le florin de Florence. Nécessité de frapper des monnaies d'or à Bordeaux en 1326. Florin d'or d'Aquitaine. Nouvelle monnaie d'or en 1344. Le léopard, le noble, le guiennois. Véritable origine de la dénomi- nation de guinée.

Principales monnaies d'or que fit frapper le prince de Galles en Guienne ; monnaies d'or frappées par ses successeurs

196

Monnaies d'argent.

Rapport de l'or à l'argent. Endenture de 1351 pour la fabrication de la monnaie d'argent. Monnaies d'Éléonore, de Richard Cœur-de-Lion, d'Edouard I«r. Deniers et sterlings de Bordeaux; monnaies municipales. Statistique des monnaies d'or et d'argent frappées en Aquitaine par le prince de Galles ^U3

-*■ 344

Pages § 2. ALTÉRATION DES MONNAIES.

Divers modes d'altération des monnaies. Monnaies rognées; pénalités. Altération du poids et du titre par les souverains. Fixation arbilraire par les souverains de la valeur de compte des monnaies. Augmentation du prix nominal des marchan- dises; perturbations commerciales. Tables des variations du prix du marc d'or et du marc d'argent. Variations incessantes du cours des monnaies.

Les véritables principes en matière de monnaies : Oresme. Plaintes sur les varia

tions des monnaies : Monstrelet 206

Article 3. Appréciation du prix des marchandises.

§ 1. VALEUR COMPARÉE DES MONNAIES.

Difficultés du problème. Opinion des économistes. Possibilité d'une approximation non mathématique, mais suffisante. Valeur intrinsèque. Pouvoir de l'argent : le coefficient donné par Leber est aujourd'hui trop faible.

Tableaux de réduction de la livre, du sou et du denier tournois en monnaie actuelle. Moyen de se servir de ces tableaux : rapport de la livre tournois avec la monnaie bordelaise et avec la monnaie anglaise. Rapport de ces monnaies avec les monnaies françaises de la même époque. Quelques applications 213

\ 2. QUELQUES PRIX DE SALAIRES ET DE MARCHANDISES.

Salaires : Ouvriers des vignes, charpentiers, tonneliers, mariniers, gabariers, forgerons, maréchal ferrant, sacquiers, etc. Habillement. Marchandises : Métaux, bois, pierres, chaii^, poteries, cires, chandelles, cuirs, toiles, draps. Vivres : Céréales, pain, viande, gibier, poisson, sel, épices 221

Article 4. Les Changeurs, les Banquiers, les Courtiers, les Foires.

Utilité de l'office de changeur. Les banquiers italiens : les Spini, les Frescobaldi, les

Bardi, les Perucci, les Alberti. Monopole royal pour le change et pour la vente des matières d'or et d'argent. Les

changeurs de la ville. En 1275 ils sont saisis et emprisonnés par le sénéchal.

Intervention du maire et des jurats qui revendiquent le droit de nomination des

changeurs. Le prince de Galles perçoit des droits sur le change. Le duc de

Lancastre restitue à la ville le droit de nommer les changeurs 226

Les courtiers sont nommés par le maire et les jurats. Ils fournissent caution et

paient une taxe. Serment; fonctions ; salaires ; pénalités. Jaugeurs de vins; nommés parle roi; office, salaires; noms de plusieurs grands

seigneurs qui reçoivent en fief l'office de jaugeur de vins 230

Foires : Enquête pour la création des foires en 1318; institution de deux foires par

an le 15 juin 1841 232

Article 5. Budget de la ville au XVe siècle.

Recettes et dépenses de 1413 à 1421 233

CHAPITRE III. Commerce intérieur.

Article 1 er. Voies de communication par terre et par eau.

Difficultés des communications par les routes de terre ; absence de sécurité en temps de guerre. Difficultés pour la navigation des rivières. Nombreux droits de péage. Droits perçus par le roi 237

345

Tages

Article 2. Articles divers du commerce intérieur.

g 1. OBJETS D'ALIMENTATION.

Grains, pain, viande, volaille; dîners donnés par l'archevêque. Poissons d'ean

douce; poissons de mer ; poissons préférés; huîtres; droit de pacte 2'\'±

Sel. Liberté de ce commerce. Les salins de Souîac ; leur ancienneté ; l'abbé de Sainte- Croix; l'archevêque. Circulation dos sels dans le bassin de la Garonne; taxes sur le sel 2i(>

g 2. AUTRES ARTICLES DU COMMERCE INTÉRIEUR.

Bois et merrains. Pierres, tissus, métaux. Absence de documents relatifs aux

corporations 250

Article 3. Culture de la vigne et commerce du vin à l'intérieur.

\ 1. CULTURE DE LA VIGNE.

Etendue de la culture de la vigne dans le Bordelais, dès la fin du xe siècle. Erreur de M. F. Michel disant qu'il n'existait pas de vignes en Médoc pendant l'époque anglaise. Nombreux vignobles en Médoc. Gaston de Foix et le comte de Huntington.

Mode de culture des vignes d'après les comptes de l'archevêché. Vignes de l'arche- vêque à Lormont et à Pessac; deux modes différents de culture : celle à bras et celle, à la charrue. Cépages; façons diverses; taille; provignage; vendanges; salaires.

Vinification : Foulage, marcs, piquettes. Diverses espèces de vin : Clairet, vins rouges, vins blancs. Soins donnés aux vins : clarification, ouillages, coupages.

Barriques ; merrains ; tonneliers 251

% 2. COMMERCE DU VIN A L'INTÉRIEUR.

Bordeaux consommait une grande quantité de vins. Usage du vin pour les expé- ditions militaires. Privilèges des vins des bourgeois de Bordeaux. Défense pour les vins étrangers d'entrer en ville avant des époques déterminées. Vins de haut. Coutume d'yssac; autres taxes; époques d'entrée en ville des vins de haut.

Les taverniers : doivent être bourgeois ; leurs obligations relatives aux vins des bourgeois. Bèglements à Londres, à Paris et à Bordeaux; taxe des vins vendus à taverne 261

CHAPITRE IV. Commerce extérieur. Article 1er. Navigation maritime et législation maritime.

§ \. L'EMBOUCHURE, LE FLEUVE, LE PORT, LES NAVIRES.

Situation favorable du port de Bordeaux. Difficultés de l'entrée et de la sortie de

la Gironde. Les passes ; l'île d'Anthros. Soulac. La ville de Brion. Le phare de

Cordouan. Progrès de la navigation : la boussole, l'arbalète. Arrivée au port de Bordeaux. L'île de Martogue ; le port, les magasins, les quais,

le mouillage. Juridiction du prévôt de l'Ombrière; juridiction du maire et des

jurats. Petit nombre des navires de Bordeaux; leur peu d'aptitude à tenir la mer; flottille de

la ville; armement, avitaillement, salaires.

22

346

Pages

Tonnage des navires de commerce ; navigation en temps de guerre. Précautions contre les ennemis et contre les pirates. Les navires partent en flotte; protection donnée par le roi; amiraux de la flotte d'Occident. Ancienneté de la réunion en flotte ; elle constituait une assurance mutuelle 2oo

Droits de navigation : Amarrage, quillage, délestage; droits de la branche de cyprès, de la coutume de Royan, de Cordouan.

Fret 280

§ 2. LÉGISLATION MARITIME.

1. Droit de bris et de naufrage.

Antiquité des concessions de ce droit faites par les souverains aux seigneurs féodaux et des usurpations de ceux-ci. Restrictions apportées par les Rôles d'Oléron, et par Henri III en 1236. La coutume de Mimizan. Les haleines. Le droit de varech est exercé sur toute la côte de l'Océan de Soulac à Rayonne. Les seigneurs essaient de l'appliquer aux fleuves et rivières. Ce droit est appliqué aux étrangers qui abordent sur les côtes 28,4

-'. Droit de représailles. Ce droit représente la guerre privée sur mer. Il s'exerçait contre l'ennemi et les pirates, et aussi pour obtenir le paiement d'une dette. Les souverains se réservent d'accorder des lettres de représailles ; elles s'accordaient même contre des tiers. État du droit public sur ce point au xive siècle. Plaintes du commerce. Restrictions apportées à ce droit par les rois de France et d'Angleterre 287

No 3. Réquisitions maritimes. Droit royal de requérir les navires marchands pour les armer en guerre, pour les

transports de troupes ou de fonctionnaires ~->^

4. Législation maritime commerciale.

Les Rôles d'Oléron publiés vers 1150. Leur influence sur le commerce de l'Océan et des mers du Nord. Les lois maritimes se ressemblent parce qu'elles répondent aux mêmes besoins. Ces lois ne parlent ni du prêt à la grosse, ni du contrat d'assurances 2J2

Article 2. Importations.

g 1. CONDITIONS GÉNÉRALES DE L 'IMPORTATION.

Relations de Rordeaux avec les provinces françaises du bassin de la Garonne; avec la Rretagne et la Normandie; avec les iles anglaises et les Flandres. Les impor- tations se faisaient par navires étrangers au port de Rordeaux 295

1. Articles divers d'importation. Objets d'alimentation : Grains, viandes salées,

poissons salés, beurres, fromages, boissons 297

2. Métaux : Or, argent, cuivre, fer, plomb, étain ->02

3. Objets manufacturés ou propres à l'industrie : Laines, cuirs, peaux, draps,

toiles, mercerie 300

Article 3. Exportations.

\ 1. OBJETS DIVERS.

Grains, miel, sel, résines, brais, pastel, laines, armes 309

§ 2. VINS.

Importance du commerce du vin et situation favorable de Bordeaux pour l'expor- tation par l'Océan des vins du bassin de la Garonne. Existence de vignobles en Bretagne, en Normandie, en Angleterre. Origine du commerce des vins de Bordeaux, constatée par les Rôles d'Oléron. Exportations en Bretagne.

347

Page*

Pirateries des Bretons. Tribut au duc de Bretagne. Le roi Edouard III se substitue

au duc de Bretagne pour la perception de la taxe. Exportations en Normandie. Exportations dans les Pays-Bas. Les Flamands chargeaient aussi pour le Nord, pour l'Angleterre et pour l'Ecosse.

Ce mouvement commercial est constaté dès 1202. Les corsaires flamands. Les

Bordelais aux foires de Flandres. Le camp d'Artewelde. Exportations peu importantes en Espagne 313

§ 3. LES VINS DE BORDEAUX EN ANGLETERRE. JOURNAL D'UN MARCHAND DE VINS BORDELAIS.

But de l'opération commerciale : vendre des vins à Londres, et y acheter des draps.

Noms des chargeurs : Bernard de Lahens, Jean de Cabarrus, Guilhem de Bosco,

et autres bourgeois de Bordeaux. Nature des vins exportés : vins bourgeois et vins du haut pays. Prix des vins de graves vendus à Bordeaux ; bordereau de vente. Paiement des courtiers; frais de chargement; paiement des droits sur les vins de

haut. Les vins de ville sont francs de droits: origine de cette franchise. Elle

existait déjà en 1189. Elle a été maintenue par tous les souverains anglais. Le registre du connétable. Destination et nationalité des navires qui partent avec

nous. Charte-partie; fret; prix; coutume de Boyan; branche de cyprès. Départ en flotte ; protection des vaisseaux du roi. Le phare de Cordouan; l'ermite. Le prince de Galles. Arrivée dans la Tamise. Bèglements relatifs à la vente de nos vins : le droit de

butlerage est aboli. Conditions réglées par le roi Edouard I»r en 1302 avec les

marchands de vins bordelais à Londres. Prétentions et exigences de la commune

de Londres. Intervention des rois d'Angleterre favorable aux marchands de

Bordeaux. Dégustation et expertise des vins vieux. Jaugeage des vins nouveaux. Droits.

Marque de jauge. Vente de partie de nos vins en gros et partie aux taverniers. Règlements sur la

vente en gros. Conclusion du marché. Terme pour le paiement. Enregistrement

à Guildhall; contrainte par corps. Expertises. Achat de marchandises anglaises ; perte de notre sceau. Vins confiés à des taverniers pour la vente ; conditions auxquelles ces derniers sont

assujettis. Examen des vins. Taxe des prix. Fin du voyage. Documents dont nous

nous sommes servi 321

Faveurs accordées par le prince de Galles au commerce de Bordeaux. Confirmations par Richard II, par le duc de Lancastre, les rois Henri IV, Henri V,

Henri VI. Commerce de Bordeaux avec divers ports d' Angleterre et d'Irlande. Commerce avec l'Ecosse.

§ 4. APPRÉCIATION DES QUANTITÉS DE VINS EXPORTÉES A DIVERSES ÉPOQUES.

Nombreux achats de vins faits par les souverains anglais, Jean-sans-Terre, Henri III. Quelques prix et noms de quelques vendeurs.

Achats d'Edouard 1er et d'Edouard II. Registres du connétable de Bordeaux de 1308 et de la douane de Hull en 1444. Regret de ce que M. Francisque Michel ait négligé de donner le nombre des navires et la quantité des vins chargés. Indi- cation donnée par Bréquigny pour l'année 1350; par Froissard pour l'année 1372. Indication donnée par le registre des recettes de l'archevêché.

Examen de ces documents. Comptes du trésorier du prince de Galles.

Résumé de l'exportation des vins «•"«

FIN

Bordeaux. Imprimerie Nouvelle A. Bellier et C'«, 16, rue Cabirol.

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HC Malvezin, Théophile 278 Histoire du commerce

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